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LE QUATTROCENTO
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PHILIPPE MONNIER
LE QUATTROCENTO
ESSAI SUR
L'HISTOIRE LITTÉRAIRE DU XV^ SIÈCLE ITALIEN
TOME SECOND
PARIS
tIBRAIRie ACADEMIQUt OIDICR
PERRIN ET C'% LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DKS GRANDS-AUGUSTINS, 35
1901
Tous (iroilR résenrés
LE QUATTROCENTO
LIVRE TROISIÈME
LE GREC
CHAPITRE I
DIFFUSION DU GREC EN ITALIE
I. Le grec à Florence. — Florence, Athènes de l'Italie. — Ignorance du
grec au moyen âge. — Manuel Chrysoloras, premier maître grec de
rilalie nouvelle. — Départ des Italiens pour la Grèce : Guarino,
Aurispa, Filelfo. — Florence à l'œuvre. — Le Concile d'union.
il. Le grec en Italie. — l^rogrès accomplis. — Le grec s'installe dans la
ville des papes. — Chaires, maîtres et livres. — Nécessité pour un
esprit orné de connaître le grec. — L'Académie d'Aide Manuce.
III. lixode des Grecs en Italie. — Les personnages illustres : Chryso-
loras. Pléthon, Argyropoulos, Lascaris, llessarion. — La foule des
subalternes. — Leurs misères, leurs emplois et leurs services. —
Prise de Constantinople par le Turc. — Ce que la Grèce, chassée de
Hyzance, trouva en Italie, — Mépris des savants italiens pour les
Grecs.
A rélule du lalin, Tllalie joignit rétutle du groc.
Qu'on se ligure une république d'intelligence, d'élé-
gance et de travail, riclic d'églises claires el de sociétés
actives, bruissante de métiers, tourmentée de laclions,
peuplée de poètes, de lettrés, d'érudits, d'artistes,
d'artisans. Le ciel limpide semble sourire; 1- paysage
s'encadre d'arbres sveltes ; riiorizon s'enloiir.' dv? col-
lines calmes et sèches, qui le; fermant d.> gràc^' et de
précision. Dès qu'on entre, il vous semble, comme aux-
H. 1
2 r.i-: QrATTR()Ci:.\To
aiiihassadeurs tie roiiipeiOLn- Sigisniond, ciiirer dans
un autre monde ; on marche dans la lumioïc et dans
l'agilité ; les rues sont pavées, les façons charmantes,
la politesse exquise. »< C'est là, dit Pétrarque, que jail-
lissent les nobles sources du gi'nie et que les doux ros-
signols font leurs nids»; «les esprits, ajoute /Eneas-
Sylvius, y naissent très sagaces, comme il convient a
des hommes tout adonnés au commerce » ; « les hommes,
chante Verino, y osent avec bonheur tout ce qu'ils
veulent. » Le peuple est ingénieux, subtil, discret;
d'une ironie aiguisée, d'un sens affiné, d'un geste sobre;
il marche sans hâte; il s'exprime avec une urbanité et
une poésie naturelles; il se montre si nativement
patricien qu'avec deux aunes de drap rouge le vieux
Cosnie de Médicis se charge de le faire gentilhomme ;
si jalousement démocrate qu'il dénonce les riches comme
au temps d'Aristophane; si j)olitiquement éduqué qu'un
cardeur de laine sans alphabet en peut diriger les des-
tinées; si inquiet de nouveautés qu'il change de cons-
titution comme un malade de coté. La vie publique est
intense; « l'avarice de gloire », commune; la critique,
impitoyable; l'intérêt, général ; l'esprit, toujours en éveil
et en mouvement: c'est Florence. Alors on comprendra
comment Florence devait être la première cité d'Italie
k accueillir le grec. Elle l'accueillit, parce qu'elle était
de toutes la plus cultivée. File l'accueillit encore, parce
qu'elle était de toutes la plus attique.
Le grec n'avait jamais complètement disparu de
l'Italie'. Durant le moyen âge, certaines provinces
méridionales, anciennescolonies helléniques, lepurlent
toujours; quelques marchands, eu affaires dans le
Levant, remploient peul-èlre; deux ou trois moines
1, Sur rhetlcniHiiieitilien en général, voir: Iliiniphred Hody, De GrtecLs
illunlrUiuH. l^ondres. iT»2. — i^liristiiin Hci-rner, De doclis hoitiinibus
grwcin litlurarujn i/rwcatiiin in llaliti inxluuraturiOus, Leip8i|i(, 1750. —
Cramer. Pe tirmcin meiliiœvi Hludiis, StniiHund, 1848 cl IS.'i;!. —
K. L<;KraMd, Ifthliof/raphie hi;llénii/iie, l'tiris, 1885, 2 vol. — C.-N. Siillias,
bocuinenlH ini'dits reiali/ii à l'hinloiie de la Grèce au moyen ùye, l'aris,
i888 (loin. Vil).
DiFFi:si;)-N DL Giu;c K.N ITAl.li: 3
s'on souviennent, à l'exemple du frère mineur Angelo
tia Cingoli, qui, au xiv' siècle, avait reçu «la langue
grecque en don spécial de Dieu». Cependant il s'agis-
sait là d'une langue surtout parlée, non écrite, réservée
au commerce et à lEglise, apprise empiriquement ou
reçue en grâce, mais que personne ne se chargeait
d'enseigner et qu'ignoraient les humanistes.
Au début du (Juatlrocento, les copistes, lorsqu'ils
rencontraient une citation grecque, écrivaient encore en
marge du texte : (jrœcum est, non lefjitur. Pétrarque
possédait un Homère qu'il était incapable de lire :
(( Mon Homère, avoue-l-il, gîl muet à côté de moi, je
suis sourd auprès de lui, mais cependant je jouis de sa
vue et souvent je l'embrasse '. » Boccace s'imaginait que
le nom d'Achille vient de l'alpha privatif et du mot
yiAcç, fourrage : celui qui a grandi sans manger*.
Donato degli Albanzani, commentant la cinquième
E(jlo(jue de Pétrarque, reconnaissait dans le berger
Apitius la personnification des Orsini^. C'est alors que
Florence apprend qu'un Grec illustre. Manuel Chryso-
loras, est de passage à Venise, où il traite d'affaires
d'Etat pour le compte de son souverain, l'empereur
Paléologue. Deux patriciens de Florence, lîoberto
de' Rossi et Jacopo da Scarperia vont le relancer aus-
sitôt; Jacopo da Scarperia, retournant avec lui à
Constantinople, ne le perd plus d'une semelle; tous
les Florentins s'emploient a l'appeler, depuis Salutati,
qui agit auprès de la République, jusqu'à Niccoli, qui
stimule le zèle des savants et jusiju'à Pallas Strozzi et
Antonio Corbinelli, qui olTrent leur bourse. Tant et si
bien que, cédant à des sollicitations si unanimement
1. « Homerus luus apud me mutus, imo vero ego apud illuni surdiis
sum. Gaudeo tamen vel aspeclu solo et siepe illum aniplexus ac sus-
pirans dico : 0 magne vir quam cupide te audirem ! » Pétrarque, Ëpisl.
fum., XVllI, 2.
2. Sur les études de Boccace, voir A. Ilortis, Sludi sulle opère latine
del Boccaccio, 'Iriesle, 1S79.
3. « Apitius idesl ilomus Ursinorura, nam apitiosiis idestcaivus sine
criuibus et ipsc Lrsus animal sine cauda est; sic Apitius pro ipsa domo
Ursina accipitur. »
4 LE QUATTROCENTO
empressées. Manuel consent à enseigner publiquement
le grec à Florence aux appointements de cent cin-
quante florins d'or l'an.
Il y arriva au mois de janvier 1397.
Un fait considérable s'accomplit. Manuel Ghrysolo-
ras ne ressemble point à ce malheureux Barlaam qui,
autour de 1339, avait donné des leçons à Pétrarque; il
ne ressemble point à ce rude Léonce Pilate que Boccace
avait appelé à Florence et logé dans sa maison, si
fermé, si ignare (|ue Pétrarque, jouant avec les mots,
pouvait dire : «Ce Lion n'est qu'un gros bœuf! » Ce
n'est point une cervelle obtuse, ime barbe pouilleuse,
un Calabrais grossier, à rire bestialement des admi-
rables saillies d'un Térence. Manuel Chrysoloras est un
Grec véritable. Il est de Byzance; il est noble; il est
érudit; outre le grec, il connaît le latin; il est grave,
doux, religieux et prudent ; il semble né à la vertu et
à la gloire; il possède une doctrine extrême et la science
des grandes choses ; c'est un maître. C'est le premier
maître grec qui, renouant la tradition, se soit assis de
nouveau sur une chaire d Italie '.
On va donc connaître les lettres grecques que, depuis
sept cents ans, personne n'a possédées en Italie'^. On va
lire Platon, Homère, Déuiosihène dans le texte. On va
s'abreuver à ces sources jaillissantes « d'où l'on croit
qu'est sorti tout ce que le Lalium possède d'érudition
et dedoctrine». I^e grec, c'est plus de lumière, plus de
sagesse, plus de beauté; c'est plus d'éloquence cl de
poésie; c'est le modèle pur, c'est l'origine splendide
de toute grâce, de toute pensée, de toute érudition;
c'est la quintessence du latin. Quel profit, quel sur-
1. '< Qiiisenim prœslantiurem Maniicle viruiii, aiit vidissc aiit legisse
memintt, qui tv\ virttilciii, a<l (tloriaiii sine alla diibitalionc natiis
eral?... » dit fiiiarino. — Decciiiln'io prcU-rid « (|iie pour sa connais-
sance (lc!i leUrcs, il ne semblait pai un liuinnic, mais b.cn quelque
ange ».
2. « SeptinKnnliH Jam anni» nemo per Ituliam gni'caH lillcras Innuit,
et tamcn ilortrina» oinncii ab ii» ettnn confltemiir. » Lf.onaiidu Diium,
CominenlariuM reruin siiu Ifinjiure ijeslarum.
DIFFUSION DL' (illEC EN ITALIE 5
croît (le renomm<^o, quelle joie et quelle émulation!
Un frémissement s'empare de la Florence intellec-
tuelle qui se met à l'étude avec une sorte de volupté.
Le vieux chancelier Coluccio Salutati, tel Gaton qui à
soixante ans avait abordé « la discipline argolique », en
oublie son âge, la mort récente de sa femme, le souci
des aiïaires publiques ; il se sent réchauffé à l'idée de
connaître ces éludes, ravi à l'espérance d'admirer ces
principes. « S'il est permis, écrit-il à Jacopo da Scar-
peria, de formuler l'espoir qu'aussi tardivement je
puisse balbutier les lettres grecques, oh ! combien mon
ineptie coûtera de patience à toi et à Ghrysoloras! De
quel éclat de rire ne vous ferai-je pas partir chaque
jour'. » Leonardo Bruni abandonne incontinent les
études juridicjues où il était plongé : « Hé ! quoi,
réfléchit-il, dès qu'il le serait permis de connaître
Platon, Homère, Démoslhène, et tous les autres poètes,
philosophes et orateurs dont on raconte tant de mer-
veilles, et de parler avec eux, et de t'imprégner de
leur discipline admirable... tu négligerais celte occa-
sion qui t'est divinement offerte'! » Pallas Strozzi fait
venir de (irèce « des livres inlinis, tous à ses frais ».
Le patriciat, l'Eglise, le commerce, la jeunesse imberbe
et la vieillesse chenue s'asseyent péle-méle sous la
chaire de l'illustre Byzantin. Roberlo de' Rossi, Jacopo
da Scarperia, Antonio Corbinelli, Leonardo Guslini
rivalisent de zèle ; Niccolô Niccoli brille au premier
rang; Filippo di ser LTgoliuo laisse sa boutique de
notaire ; Ambrogio Traversari sort de son couvent des
Angioli ; Pierpaolo Vergerio, déjà connu, accourt de
Venise. On sent un élan admirable, un enthousiasme
1. j< Ego, si spes mihi concipienda fiierit, ut vel sero possim çriBci»
liltens balbulire, oh, quanto tibi, quantoque etiam Manueli patientiae
labore stabunt ineptiib me*? » Coluccio Salltati, Episl.
2. « Tu, cum tibi liceat llomerum, IMatoneni, Deinosthenem, ca^te-
rosque poetas et piiilosophos et oralores. de quibus tanta ac tam mira-
biiia circuiiiferuutur, intueri atque una colioqui, ac eorum inirabili
disciplina iiiibui, le ipsuni deseres atque destitues? Tu occasioneiii
hanc divinitus tibi oblatani pritteruiittes?... » Leo.naudo Brlm, Commen-
tarius.
6 LE QUATTROCENTO
juvénile, ot que si Manuel Chrysoloras ne resta que
irois ans à Florence, puisque à la fin du mois de mar^
1400, rappelé par son empereur ou ellVayé de la peste,
il en était déjà parti, les germes féconds, riches do la
moisson prochaine, sont scmésf Aussi bien, Guarino
comparait-il ce sage de Byzance à un rayon de soleil
apparu dans les ténèbres et aurait-il voulu que l'Italie
reconnaissante dressât des arcs de triomphe sur son
chemin'.
Mais ritalie ne se contenta pas d'attendre : elle alla
chercher. Sa gloire éternelle est d'avoir hâté de toutes
ses forces, par tous les moyens, cette hardie conquête
d'un vieux monde. Il ne suffisait plus à sa fièvre d'érudi-
tion de guetter les occasions heureuses et de demeurer
inerte jusqu'à ce qu'un hasard propice lui rapportât de
l'Orient, où le soleil se lève, quelque étincelle ou
quelque rayon. Il lui fallait partir elle-même, recueillir
là-bas, sur les lieux, sur le champ, ces trésors de
sagesse et de beauté dont elle avait été trop longtemps
frustrée et qui restaient à la merci du moindre
accident, d'un incendie, d'une révolution, d'un coup
de main du Turc. On peut sourire de la jactance
des humanistes d'Italie : il convient encore de ne pas
oublier leur merveilleuse ferveur. Dans leur impatience
de savoir, ils n'hésitèrent |)oint à affronter l'inconnu,
la pauvreté, l'exil'^; à courir les aventures des longs
voyages, des longs séjours de l'autre côté de la mer;
eux, savants, h se remettre à l'école; eux, pénétrés
jusqu'à la fatuité de leur imj)ortance, à se soumettre
aux plus viles besognes : tout cela pour dérober au
vieil empire (jui s'écroulait quel([ue manuscrit (ju'ils
rapportaient tendrement serré sur leur cœur. Aussi
bien, les noms des Ciriaco, des Angiolo, des Tortello,
1. Vcdpasijino dit: « Pu tfinlo il frutlo clic* sc;,'iiitii délia vciiiil.i di
ManiKîllo rlu; iiifiru! al pn-scnlc di si (■(»lp)iii> dl friiUi dclln vciuil.i di
Maniiflio in lliiliii. » 17//,', i). 21'! — Cf. Ki.avio IJioniki, Operti, i>. :t4(i.
2. i+;n(;n«-Sylviiis rlil : « Sniii»» l-filiiKiniiii snlis vidori doclus poleriit,
nisi pcr tcnipiiA (ioriHlaiilinopoli stluduisiiel. n Opi-ra, p. lUu.
DIFFUSION D»' OIIFC EN ITALIF 7
dos Tifornate, des Guarino, des Aurispa, des Fileifo
(loi vont-ils (Hro signalés à rolornelle reconnaissance des
lo Lires.
Guarino passa cinq ans h Byzance, de 1403 îi 1408,
où on même temps (pril oxpôdie les alTaires commer-
ciales de son patron, Paolo Zane, il apprend le grec
dans la maison de Miinnel Chrysoloras, qui l'a pris avec
lui; c'est Manuel lui-même, plus tard le neveu de
Manuel, Ghrysococcas, qui le lui enseignent; au milieu
de la ville grandiose, qu'il appelle « sa bienfaisante
nourrice », belle d'églises, de palais, de cirques, d'aque-
ducs, do colonnes, d'obélisques, il se réfugie dans son
petit cabinet de travail, à l'ombre des cyprès, et parfois
pour se distraire de la lecture, il se promène dans lo
jardin suspendu qui lui est attenant'. A Byzance où
il est on séjour do li21 à 142:^, Aurispa vend ses babits
pour aclieter des livres : <( Pour des livres, écrit-il, j'ai
déployé toute industrie, donné tout argent et souvent
des babits. Car je me rappelle qu'à Byzance, j'ai donné
des babits à ces Grecs pour en recevoir des manuscrits,
chose de latiuolle je n'éprouve ni bonté, ni cbagrin-. »
A Byzance, où de 1420 à 1427 il a passé sept années
de sa jeunesse, les plus belles de sa vie, Fileifo suit la
discipline de Jean C^brysoloras d'abord, de Ghrysococcas
ensuite, sert lo Paléologue en des commissions et des
ambassades, épouse la 11 lie de son maître Ghrysoloras,
Théodora, achète des livres, adopte de cet Orient qui
est presque devenu son pays les mœurs, la pompe, la
morgue, jusqu'à la longue barbe.
Lors(iuo, riches de leur fraîche science, pressés de
choses à dire, détonteiLrs de manuscrits précieux, ces
italiens reviennent dans leur pays, l'Italie se les arrache.
Florence les garde. En lilO, sur l'initiative de Niccolô
1. « Oiunia te narrante reeenseo, écrit-il à Chrysoloras..., tuas
ciipressos, et aliquamlo studioli mei diversorinn» hortnm pensilem. »
2. « Eu:o onineni iminslriain, onine argentnni, vesliinenta siepe pro
libris deili. Nam niemini Gonstantinopoli Grifculis islis vestinienta
• ledisse., ut codices acciperem ; oujus rei nec pudet, nec pœnitet. » Voir
Traveusaiu, Epistolw, éd. Melius, p. 1020 et sq.
8 I.E QUATTROCENTO
Niccoli, elle am-le Guarino. devenu blanc dans l'exil,
«joyeux, sain et sauf, quoique pauvre'» ; en 1425, elle
accueille Aurispa; eu 1429, elle accueille Filelfo. La
munilicence privée, l'or péniblement g;agnc dans les
comptoirs et dans les banques, l'argent public dérobé
aux guerres et aux entreprises nationales est employé
à subvenir à ces nominations qu'on désigne sous le nom
de condotta. Guarino loge chez Antonio Corbiuelli,
Aurispa loge chez les Strozzi, Guarino commence à
enseigner aux frais du patriciat. Aurispa apporte trois
cents livres. Filelfo explique Homère, Thucydide,
Xénophon; qu'importe, s'il est fat, se pavane dans les
rues, fait montre de ses richesses, de ses connaissances,
de ses esclaves? Il sait le grec. Alors, les plus belles
dames lui cèdent le pas dans la rue, les vieillards se
découvrent, Cosme de Médicis le visite, deux ou trois
cents auditeurs l'écoutent, venus de France, d'Espagne,
d'Allemagne, de Chypre; la république avait donné
cent cinquante florins à Chrysoloras, elle lui en accorde
trois cents.
Sans doute qu'il est difficile de retenir longtemps ces
célébrités qui sont de requête et d'humeur voyageuses .
Chyrsoloras n'était demeuré que trois ans k Florence î
pareillement Guarino n'y reste que quatre ans, Aurispa
que deux, Filelfo que cinq. C'est assez pour qu'enl'espace
de quarante ans le grec ait été révélé à Florence. De
1397 où arriva Chrysoloras jusqu'à 1434 où partit Filelfo,
le zèle érudit a pu se ralentir, il ne s'est jamais éteint
complètement. Un travail sourd s'est accompli au fond
des intelligences. La lleuren bouton va s'épanouir. Désor-
mais, Florence n'a plus besoin de maîtres étrangers,
|)uisqu'à leur tour ses élèves sont devenus des maîlres.
Elle possèdeune grammaire, les /sVo/r//i«/^/ de (Chrysoloras
qui viennent de paraîlreà Milan; elle possède deslivres,
— « sans livre que peut-on faire? » demandait le libraire
1. « LnitiiM et sospes venin, sed paiiper. » II. Sabbadini, La Scuola e
gli $luUi di (Juarino, Cutatio, 18'J0, p. 13.
LIFFLSIO.N DU GIIEC EN ITALIE 9
Vespasiano ; — elle possède dos phalanges de copistes qui
prGj)agenl ces trésors et des phalanges d'éruditsqui les
traduisent en hilin'. Et durant ces quarante premières
années d'assimilation laborieuse, ce qu'elle avait accu-
mulé pôle-mêle, ce qu'elle avait compris, ce qu'elle
avait réussi à aimer, un spectacle étrangement instructif
nous le montre : la fai^on dont elle accueillit le Concile
d'union qui en 1439 se réunit dans ses murs.
Premier concile u'cuménique depuis celui tenu
en 8()9, ce Concile qu'on avait convoqué pour apaiser les
querelles dogmatiques des deux Eglises, avait siégé à
Ferrare l'année précédente. La peste l'en chassa. Il se
transporta à Florence où son inlluence va être décisive
pour les destinées intellectuelles de la cité.
C'est le 16 février 1 i39 que l'empereur Jean Paléo-
logue lit son entrée solennelle à Florence. Il était accom-
pagné de sa cour, de son clergé, de ses écoles. Il déve-
loppait un brillant cortège, qui ajoutait à la joie d'une
ville en fête, — c'était un dimanche, — la pompe d'un
apparat splendide, l'éclat des pierreries, la magnilicence
de costumes superbes, où, à côté de la robe grise des
moines et de la tunique noire des prêtres séculiers, se
détachaient les chapeaux de soie rouge et de fourrure
des apocrisiaires du prince de Valachie, la chape bleue
eties pectorals garnis de reliques des patriarches et, |)lus
magniliques encore, le pallium d'or et la robe pourpre que
traînait l'empereur-. Il y avait là Pléthon, octogénaire
tranquille et sage; son élève Bessarion, fraîchement
nommé archevêque de Nicée, Scolarios, Marc d'Ephèse,
1. Jacopo (la Scarperia traduit la Cosmographie de Ptolémée ; lloberto
de" Rossi, des IVaj^menls d'Arislute ; l'allas Strozzi, des fragments de
Plutarque et de l^laton. Ambrogio Traversari traduit Basile, Ghrysos-
toine, les )7esde Diogène Laërce, l'œuvre entière de Denys d'Aréopage.
A"apito Cenci traduit Aristide ; Vergerio, Arrien ; Filclfu, Lysias et la
Riiélorique d'Aristote. Leonardo Bruni, le plus empressé de tous, tra-
duit le Discours sur la littérature païenne de Basile, les Harangues de
Démosthéne, les Vies de Plutaniue ; il traduit VEtliique et la Politique
d'Aristote; il traduit le l'hédon, le Gorgias, le Criton, V Apologie et les
Lettres de Platon.
2. Henri Vast, Le Cardinal Bessarion, Paris, 1818, p. 62 et 75.
<0 LE QUATTROCENTO
Antoine (riI/Taclrv-^, Isidore de Russie; toute la théo-
logie et lonio la doctrine; toute l'intelligence et tous
les livres. l)..ns les rues de Florence ébahie qui regarde,
c'est la Grèce qui passe, la Grèce vivante, la Grèce dans
ce qu'elle o. Ire de plus haut, de plus riche, de plus pur.
Et pour que ces Grecs, réprouvés depuis Photius comme
des schisniatiques endurcis, fussent accueillis au son des
trompettes, royalement hospités par la Curie, le patri-
ciat et les Médicis, fcstoyés par le peuple, salués dans
leur langue par Leonardo Bruni, il fallait que quelque
chose se fût passé, il fallaitque la pensée se fût exhaussée
et élargie. Ce ne sont plus des étrangers, des renégats,
des impies qu'on accueille, ce sont les descendants
vé.i tables des Platon, des Aristote, des Homère, des
Démosthène, des Thucydide. A Sainte-Marie-Xouvelle
se dressent deux tiônes érigés à la même hauteur :
l'un est destiné au pape de Rome, Eugène IV; l'autre à
l'empereur d'Orient, Jean Paléologue.
Pour la première fois dans le monde moderne, les
deux g.mies d'Orient et d'Occident prennent contact.
Du 16f.'vrier li-39au 6 juillet que dure le Concile, les
deux vieilles civilisations de l'Hellade et de l'Italie, qui
avaient illuminé le monde, se retrouvent; elles se
repoussent, s'attaquent, se circonviennent, se saisissent
et se pénètrent. Car il ne faut pas qu'on s'y trompe,
au-dessus des questions dogmatiques du Filioque et de la
supréniali<' de l'Eglise romaine, di'battues à Sainte-
Marie-Nouvelle avec toute la subtilité qui convient, la
guerre est di'clarée entre les- deux races, les deux âmes,
les deux cultures. C'i'st à qui dans cette joute des intel-
ligences se montrera le plus armé et le plus vaillant.
Déj.'i, alors (|ue le Coiu'ilc était réuni à Ferrare, un
médecin siennois, nomnn' Ugo Ren/.i, avait oll'erl aux
Grecs, invités à dîner dans sa maison, de soutenir
contre eux l'oiiinion d'Aiistote cm de Platon à leur
choix; le combaL s'engagea devant le vieux maripiis
Niccolô d'Esté qui écoute, et Ugo Benzi y témoigne d'une.
DIFFLSION DU GRKC EN ITALIE 11
telle (loclrine et d'une telle virtuosité <( qu'il apparut
manifeste, écrit yEneas-Sylvius, que les Latins, qui
avaient jadis surpassé les Grecs par les arts de la guerre
et la ^^loirc des armes, les surpassaient encore à notre
époque |)cir les lettres et l'érudition* ». La dispute ainsi
engagée se poursuit. Chaque jour, à Florence comme
h Ferrure, les opinions se choquent et les forces se
mesurent. Des idées s'échangent. Des sympathies se
nouent. D'aimuhles réunions privées alternent avec les
séances oflicicdles, où l'on se repose de tant de dogma-
tique autour des tahles somptueuses, dans le silence
des hauts palais, dans l'atmosphère sereine de la
science'.
Gémiste Pléthon, austère figure de législateur, de
l)r(>plièle et de sage, riche d'une pensée haute et ample,
y triomphe. « Comhien s'étonnaient les Latins, écrit
Hieronymos, de la sagesse, de la vertu, de la force de
discours de cet homme ! Plus brillant que le soleil, il
resplendissait parmi eux. Les uns l'exaltaient comme
le maître et hienlaileur des hommes; les autres le
nommaient Socrate et Platon •'. » A son tour, Pléthon
trouve à qui parler dans cette Italie affinée, toute de
sang et de nerfs; le camaldule Traversari, l'humaniste
Bruni, le bibliomane Aurispa, le pédagogue Guarino,
le médecin Benzi, le cardinal Cesarini lui paraissent
des esprits d'avanl-garde, j)r(q)res à hiUer la Renais-
sance qu'il prévoit. « J'ai lié commerce avec eux,
répond-il gravement à Scolarios, et je sais ce que
vaut leur sagesse''. » Grâce à ce contact journalier des
deux peuples, l'union peut se faire.
Elle fut proclamée le 6 juillet 1439, dans le dôme de
1. « Palaiu faclum est Lalinos honiines qui jaiu prideni bellicis
artibus et aniiopum gloria Gra'cos superaverant, letate nostra eliam
litteris et oiiinium (loctrinariim geaere anteire. » Europa, cti. 52.
2. C'est ainsi que Syropoulos nous rappelle les beaux repas qu'of-
fraient, à Kerrare, le pape, le cardinal Cesarini, Isidore de Russie.
3. « ... llàXtcova ô'ot 8à xa't i!a)y.pàTr|V (ovôfxal^ov. » Alexandre, Trailé
des lois, Paris, 1858, app. p. 377.
t. « 'Ilfjiî;; 5s y.a'i èvîT-jyoïAîv xal o'.'a t;; âartv a-jTtov y; <7o:pix ëyvwfiEv. »
Gass, Gennudius und Ple'lho, Breslau, 1844, 2 vol., II, p 56.
12' LE QUATTROCENTO
Florence, en une cérémonie auguste où le Pape et
TEmpereur étaient présents, les deux clergés, les digni-
taires, les gentilshommes, la foule.
Le pape célébra la messe, des engagements mutuels
furent jurés solennellement et lecture fut donnée du
décret d'union, qu'Ambrogio Traversari avait de sa
propre main colligé dans les doux langues.
F'iorence eut raison de donner à cette cérémonie toute
la pompe et toute la majesté dont elle était capable. Une
union plus valide que l'accord éphémère de deux théo-
logies venait d'être faite : l'accord de deux esprits.
L'entente des deux Eglises dura autant que les intérêts
politiques qui l'avaient commandée; au contraire, au
mariage de la Grèce avec l'Italie était promis un
brillant avenir.
II
De Florence qui fut la première ville à accueillir le
grec classique, le grec se répandit dans toute l'Italie.
Il est malaisé de suivre, à travers la Péninsule agitée
et durant le siècle agité, ce mouvement de dillusion
qui n'obéit à aucune règle et dont l'arrivée de Chryso-
loras à Florence, la réunion du Concile d'union à
Ferrare, la prise de Gonstantinople par le Turc marquent
quelques moments. Cependant deux ou trois faits et
deux ou trois dates sont signiiicalifs.
Avant 1390, il n'y avait aucun Italien érudit qui
connût le grec: en 1476, Milan imprime le premier
livre gr.îc qu'ait possédé le monde, une grammaire
grecque et une grammaire grecque destinée à une
jeune fille. Pétrarque possédait un Homère (|u'il iw;
pouvait pas lire; en liHH, |)araîl l'édition priiiceps de
V Iliade et VOih/ssrc. En 14213, à Venise, deux patri-
ciens uccueilliMit rem|)ereur Paléologue dans su langue.
En 1449, àV^'nisc, Lauro Ouirini expli([ue dans la rue
FEthiquc d'Arislotc. En 1450, à Himini, Sigismond Mala-
DIFFUSION DU GREC EN ITALIE 13
lesta colloque dans son église la dépouille de Gémistc
Pléthon, qu'il a fait rechercher en Orient. En 1478,
à Manloue, Demetrios Moschos dédie au marquis de
Gonzague sa comédie grecque de Neera. A la môme
époque, Ermolao Barharo lit u la lueur des premiers
rayons du soleil les Idylles de Théocrite à la jeunesse
dorée réunie dans son palais; Ercole Strozzi de Ferrare
entreprend de chauler en grec la Guerre des Géants^ et
le pore d'Ercole Strozzi, Tito-Vespasiano, exalte en
hexamètres la princesse Blanche, qui compose des vers
grecs ^
Acclimaté par les maîtres d'Orient ou par les maîtres
d'Italie, le grec a pénétré dans chaque province, on
peut dire dans chaque l|niversité et chaque cour. Et ce
n'est pas une des moindres surprises de cette époque
si fertile en surprises que de voir Uome, citadelle de
la culture latine, ouvrir toute grande sa hihliothèquc
vaticaiie aux heautés dangereuses d'une pensée pro-
fane ou schismatique. Car c'est hien la Grèce entière,
classée, étiquetée, mise à la portée de chacun dans
un latin clair et dans des manuscrits splendides que
le pape humaniste Nicolas V rèvc d'aligner dans son
palais. Impatient, nerveux, hilieux, distribuant l'ou-
vrage, réparlissant les journées, il met en quelque sorte
la Grèce en coupe de traduclion réglée. H partage
Aristote enlre Trapezuntios, Gaza, Tifernate ; donne
Thucydide et Hérodote à Valla ; Diodore à Poggio;
Appien à Decemhrio ; Théophraste à Gaza; IHoîémée à
Traj)ezuntios ; Epictète à Perotti, Homère à Marsuppini.
«Tu nous as ordonné, lui dit Valla, à nous qui parlons
les deux langues, de mettre autant que possible la
Grèce à tes pieds, c'est-à-dire de traduire des livres
grecs en latin. » Le roi de Naples, Alphonse, partage
celle passion, u S'il y avait eu, écrit Vespasiano, un
1. ♦ Sive lied faciles uumeris iiicludere versus,
Libéra sou peJibus coiiipouere verba sdIuIIs,
Sive quid ijisa ])aras (jrajie uon inscia lingu.t. »
14 LK QUATTROCENTO
autre pape Nicolas et un autre roi Alphonse, il ne
restait chez les Grecs aucun livre qui ne fût traduit. »
Federigo di Montefellro, prince d'Urbin, achète tout
ce qu'il peut acheter : Arislote, Platon, Homère, So-
phocle, Pindare, Mènandre, les Vies de Plutarque, la
Cosmographie de Ptoléméc, Hérodote, Pausanias, Thu-
cydide, Polyhe, DémosLhcne, E;chinii, Plotin, Hippo-.
crate, Galien, Xénophon, tous les docteurs et tous les
pères. Avecles livres, ont fait venir les gens. L'un des
premiers, Pallas Slrozzi, exilé à Manloue, entretient
deux Grecs, Jean Argyropoalos et Andronic Callistos,
qui, pour le consoler de ses chagrins, lui lisent Platon
et Aristote : lorsqu'il se promène dans les rues, il
marche llanqué des deux savants, « et il n'y avait per-
sonne, ni petit, ni grand, qui ne lui tirât son bonnet».
Un des derniers, le prince Alberto Pio deCarpi, héberge
le Grec Marc Musuros à qui il adonné la jouissance d'un
Poclere : « Ce petit bien, écrit le Cretois, suffit à tout ce qui
m'est nécessaire en blé, en vin, en huile, en fromage
et par sa belle position m'offre une tranquillité par-
faite ^ » A Bologne, le cardinal Bessarion tient une sorte
de cour érudite et d'académie mondaine, où Italiens
et Grecs se réunissent dans le luxe de belles salles, de
beaux livres, de divins banquets. Guarino enseigne le
grec à Ferrare. Vittorino l'enseigne à Mantoue. Filelfo
l'enseigne à Milan. Demetrios Ghalcondylas l'enseigne
à Padoue, Théodore Gaza à Naples, Constantin Las-
caris à Messine.
Le grec est le complément obligé de toute éducation
soignée'-. H n'est plus seulement considéré comme une
parure de l'esprit, mais pour les latinistes comme une
1. « IIp^ç « vàp Ttîaav ûndipx*( tûv àvaYxafwv çopàv èntTy,8ïtov Stà
Tii T-?,c 0(<7e(i>( evç'jc;, iftoy Te, |Spoji''o\>Te -/.al D.afou xai TupbtvTo;. » Fir-
ptnin-Didot, Aide Munuce, Paris, ÏHlô p. .'iOiJ.
2. Il est aussi une occusinti de double giiin pour les humanistes.
« Lniirentiiis Valla, raconte l'ontano, cuin ab eo qua'sissct Nicolau»
Quintus PontiTex Maxiinus cur senex jain et in latinis lilteris corisu-
inatns tarito studio griLM-.as disceret : ut diipliccui, iiii|uit, abs lo, l'oii-
tifex, mcrcedem accipiani. » Po.fTAXo, De l'rincipe.
DIFFUSION 1J[ C.r'.KC EN IIALIE 15
iiéct'ssilé sci(Mitifîqiie. <( Sans l^ grec, aflirmo Guariiio,
on 110 peut (îuiiiiailre le latin. » <« S'il n'y avait pas eu
de letlres grec(ines, ajoute Codro Urceo, les Latins
n'auraient aucune érudition'. » « Ceux qui ne se sont
pas imbus des diseijdincs grcccjucs, dit Filotico, errent
dans les ténèbres comme des aveugles'. » « Un poète
qui ignore le grec, prétend Basini, n'est pas un vrai
poète '^ » « S'il est beau, assure Carleromacbos, de se
dislinguer quand on écrit sa propre langue, il est
encore plus remarquable d'écrire dans ufle langue
étrangère, surtout dans la langue grecque. » Aussi
bien, les uns et les autres tâchent d'écrire dans cette
langue givcque, ([ui au dire de Conslanlin Lascaris, est
plus cultivée en Italie qu'en son pays ''. Celle-ci n'est pas
seulement enseignée aux jeunes gens, mais encore
aux jeunes filles : à huit ans, la i)etite Gecilia Gon-
sague sait déjà lire et écrire le grec; Ippolita Sforza,
reine de Naples, emporte dans sa corbeille d'épousée
les Ecaiifj'des en grec ; Battista Sforza, princesse d'Urbin
s'amuse avec l'humaniste Filetico de la mauvaise pro-
nonciation grecque d'un de sci familiers; tellement
qu'on peut assurer que, dès la seconde moitié du
XV* siècle, il n'est pas d'esprit honnête qui ne sache le
grec ou ne désire le savoir.
(( A noire époque, écrit Aide Manuce, on peut voir
beaucoup de Gâtons, c'est-à-dire de vieillards, qui dans
leur vieillesse apprennent le grec. Car des petits
adolescents et des jeunes hommes qui s'y adonnent
1. « Nisi litteniî grtecnB essent, Latiai nihil eruiiitionis haberent. »
CoDKo Uhi:eu, 0/jera, p. 92.
•2. « Per tenebras pi-ofecto vagantur, tamquam cieci, qui crfecis non
suiit disciplinis iiubuti. » Pecci, Conlribulo alla storia tleç/li umanisli
nel Lazio, p. 483.
3. « Quis ferat indocli temeraria iurgia vulgi,
Diiiu piitat Ausonios Gru?cis sine posse poetas
Aiiibus e niedio deducere verlice Musas
Parnassi?... »
Anecdota letlerana, Rome, 1713, p. 405.
4. « Kai [xâXXov Â(5yoî aùtôiv àv 'IraXta 7\ âv 'EXXâSt âyâveio StaTicTuve-
•/îï; ô'jTrjyat; xoj yévou;. » Iriarte, Regiae bibliolhecœ matrilensis codi-
cen Grœci," Madrid, 1769, 2 vol., 1, p. 186.
16 LE QUATTROCENTO
lo nombro est presque aussi considérable que le
nombre de ceux qui s'adonnent au latin '. » Les
grands seigneurs se montrent curieux de lettres
grecques; traduire une vie de Plutarque, un traité
d'Aristotc, un dialogue de Platon, est une occupation
patricienne; et, tandis que jadis les copistes laissaient
en blanc les passages grecs, aujourd'hui il est réputé
galant d'émailler sou discours ou sa lettre de citations
helléniques. On échange des correspondances en grec,
on compose des épigrammes en grec, on prononce
des discours en grec. En 1500, Aide Manuce cl ses amis
fondent à Venise une académie savante, où il est
défendu '< de converser entre soi autrement qu'on
langue grecque ». « Que si quelqu'un s'exprime dilTérem-
meat parmi nous, est-il écrit, soit à dessein, soit par
inadvertance, il paiera comme amende une petite pièce
d'argent. H n'est établi aucune amende pour les solé-
cismes, à moins toutefois qu'ils ne soient commis à
dessein et de propos délibéré-. » Regardons qui eu fait
partie : on y trouve, outre les professionnels, un pro-
curateur de Saint-Marc, trois sénateurs, deux cardinaux,
trois médecins, un architecte, des nobles, des bourgeois,
des étrangers.
III
Dans cette pénétration de la Grèce par l'Italie, les
Grecs de Byzance, de Sparte, d'Athènes, du continent
pélasgique et des îles, ont joué un rôle qui, s'il est
moins prépondérant qu'on ne s'est plu à le dire, ne
doit point cependant être négligé.
i. « Noslris vero leinpnribiis mullos licel videre Calones, hoc est,
leriCH iii seiKictute gni*cc ciisrerc. Nain adolosciMilulonini et jiiveniiiiii,
gruicii incuiiibcntiuiii, jnin tiiiitiis est tiiitiicriis, (|iiiirit(is coriiiii est
latinJB. » Ai.DK Maxick, Préface île l'Or/funon tl'Arislule, éd. de li'Jj.
"2. « Kr Tt; îk aAA«i>; StaXiyotro f,iv juv i) iÇitî'TÔi;... ^/jixi/i jctîw à^yj^ilio-t
ev, inoTTAii iv fjyr^ toCto icoimv. iloÀotxtTiiov Si |Ar, xi:t(/<o ï.',[x:a. ei \>.r,
«0'' nt, ir:(r?)2«0<i)v i$a|i.xpToi xxt Zi\>:o. u Firmin-Uidot, op. c, ]>. VM'i.
DIFFL'SION DL' GREC EN ITALIE 17
La )'a[)i(le déchéance de l'empire d'Orient, la Renais-
sarice contemporaine de l'Ilalie, l'Union accomplie des
<leiix églises orthodoxe et catholique, la prise de Cons-
tant inople par le Turc furent autant de raisons qui pous-
sèrent les Grecs à passer l'eau et à venir tenter dans la
Péninsule une fortune qu'ils espéraient brillante.
Quelques-uns de ces émigrés sont illustres; ils sont
nobles; savants; ils sont dignitaires de l'Eglise ou de
ri'jnpire; ce sontenx que l'Ilalie conserve. On a vu avec
<|uel enthousiasme elle salua l'arrivée de Chrysoloras
qui s'est converti au catholicisme, a snivi le Concile
de Constance, y est mort et y fut solennellement enterré.
Georges Trape/nntios de Crète, (ju'on trouve dès 1420
à Venise, Théodore Gaza de Salonique, qu'on trouve
dès 1435 à Pise, convertis comme Manuel, sont employés
par la Curie et fournissent des carrières remarquées;
Argyroponlos, que Pallas Strozzi appelle à Padoue, reçoit
la bourgeoisie d'honneur de Florence ; Gémiste Pléthon,
qu'amène le Concile d'Union, re«joit une sépulture
glorieuse à Rimini. DemetriosChalcondylas d'Athènes,
qui choisit comme parrain de sa fille le prince Pic de
la Mirandole, touche à Padoue quatre cents florins d'or
de traitement annuel. Constantin Lascaris, que Ron-
nino Mombrizio traduit en vers latins, se voit disputé
par les Aragons et les Sforza. Et, plus en évidence
qu'eux tous, Ressarion, né en 1403 à Trébizonde, reçu
en 1423 dans l'ordre de Saint-Rasile, élève de Pléthon,
rompu aux finesses de la théologie et de la politique,
amené au Concile de Florence par Gémiste, créé arche-
vêque deNicéc par l'empereur, fait cardinal par le pape,
est un prélat de haute marque et un érudit de haute
culture que son intelligence fine et souple, sa connais-
sance des affaires de l'Eglise, sa richesse, sa bibliothèque,
son activité, mettent aux premières places de Pllalie
quattrocentiste. Ayant été un des premiers à abjurer,
sachant le latin, causant, ouvert, tout à fait italianisé,
il est resté Grec par sa tournure- d'esprit, sa culture
11. 2
18 LE QUATTROCENTO
philosophique et la longue barbe qu'il a voulu garder
et qui lui coûta peut-être, à la mort de Nicolas Y, le
trône apostolique. Tel quel, il sert de trait d'union entre
les deux pays, rapproche les deux dogmes et les deux
sciences, présente les deux peuples l'un à l'autre dans
les salles de son palais, travaille à maintenir le décret
d'union, propage l'idée d'une croisade contre le Turc et
meurt à Ravenne en 1472.
Mais, à côté de cette élite intellectuelle, il faut placer
la foule innombrable des Grecs dont nous ne savons ni
le nom, ni la vie, qui végètent dans la misère et l'ano-
nymat, véritable prolétariat de cette immigration con-
sidérable; calligraphes, scribes, copistes, proies, don-
neurs de leçons, coureurs de cachets, maîtres d'école.
Ceux-là, qui font profondément pitié, sont bien les
relliquias Danaiim, au gré de la vague et du vent, qu'a
dits le poète. Ils ne savent quoi faire ui où aller. Dans
leur pays ils sont la proie du Turc; en Italie, ils sont
la proie du mépris. Ils ignorent l'italien; ils ignorent
le latin; toutes les places sont pourvues; leur science
est dépassée, et ils errent de ville en ville, de cour en
cour, à la recherche d'un travail, d'une aumône, d'un
morceau de pain'. En vain le cardinal Bessarion
épouse-t-il leurs intérêts et se montre-t-il leur provi-
dence'*, leur nombre est si considérable et leur misère
si évidente qu'une noble dame de liyzance, Anne Nota-
ras, elle-même réfugiée en Italie et iiancée de Cons-
tantin Dragasès, songe à réunir toutes ces épaves dans
un château de la campagne siennoise, Monte-Acuto, où
UiS uns et les autres auraient formé une colonie et se
seraient gouvernés d'après leurs lois-'. Il faut entendre
1. < Sunt enim larriinal)ilis pars Constantinopoli naiifragii, (|ui se et
suoH ab ipsis Turcis rediiiicrc cupiciites coguntiir uicndicure (|uum
oiiserriine. j> Fii.klko, h'p. XII.
2. « Miscrntijs (Jru;coruiii cnlainitatctu, iniiltn niitiiinoriuii inilia aureo-
rum pro rcdimendis cantivis expendit; piiellns imiltas aerc propriu dote
facta nuptiii collocat. hiopcs et vaietudinurios cuntiauo juvat... » 1*la-
ii!«A, l'anem/ricUH in iSessarionem.
3. Voir lacté paitsé le 22 juillet 1472 entre la Ht^publique de Sienne
«t Anae Notaras, dan» Gaye, Cartegyio, etc., |). 247.
DIFFUSION DU GREC EiN ITALIE 19
leurs quérimonies et suivre leurs odyssées. L'un d'eux,
copiste anonyme, signe mélancoliquement le « Persé-
cuté des Erynnies » ; Michel Apostolios, dont les
enfants vont de porte en porte mendier le vin, l'huile,
les souliers, s'intitule «le Roi des Gueux ^n; tous
mènent une vie itinérante d'hommes inquiets, ne
trouvant jamais leur place, ne faisant jamais leur
siège. On rencontre Trapezuntios tour à tour à Vicence,
à Venise, à Rome; Gaza à Pavie, à Mantoue, à Ferrare,
a Rome, à Naples; Ghalcondylas à Padoue, à Florence,
à Milan; Constantin Lascaris à Milan, à Naples, à
Messine. D'aucuns partent : Andronic Callistos va en
France, Jean Lascaris va en France, Constantin Las-
caris rentre en Grèce, et, comme un orage l'a rejeté sur
les côtes de Messine, il y songe tristement aux amertumes
de sa destinée et à la condition misérable de ses com-
patriotes au milieu des Italiens : mieux vaudrait se
trouver parmi les carrières de Philoxène ! « C'est grâce
à l'avarice des princes, écrit-il, que Théodore Gaza, ce
savant accompli, a été contraint d'aller mourir obscu-
rément dans l'exil de Policastro en Calabre. C'est par
suite de cette môme avarice qu'Andronic Callistos a dû
chercher un asile dans les lies Britanniques, où il est
mort sans amis ; que le savant Francoulios s'est éteint
je ne sais où en Italie; que Demelrios s'est vu obligé
de retourner dans sa patrie et de subir le joug des
Barbares. Je passe sous silence mon savant maître
Argyropoulos, pauvre en pleine Rome et vendant ses
livres pour se procurer le pain quotidien. L'esprit
obsédé par de pareilles pensées, je suis assis, contem-
plant cette mer aux sombres abîmes, Charybde et
Scylla et ce dangereux port de Messine, souffrant de
rester, pleurant de ne pouvoir partir, ne sachant ce
que je dois faire, ni vers quels lieux me diriger'! »
1. « BaffiXs'Jî Tôiv xrjSe Tztvt\-:u>v. »
2. « 'Il [jiàv YàpiwvTvpavvclûvTtov çetSwXt'a ©sdSwpov è; axpov it(i(TY)C «xo-
spt'a; èXïiXaxôxa è; KaXaèpiav àuriXaere xai èv IIoXuxâpTiw àSôÇo); 6avetv
Tivâyxaffev, 'Avôpôvixov Se xbv KâXXKjTOv è; xà; BoETxavixà; vTJaovî, OTtou
20 LE QUATTROCENTO
Tous CCS Grecs, petits cl grands, illustres ou incon-
nus, s'emploient comme ils peuvent. Ils apportent des
livres qu'ils brocantent. Ils copient. Lorsqu'ils savent
le latin, ils traduisent. Ils se mettent au service des
imprimeries : Demelrios de Crète imprime le premier
la grammaire de Lascaris, Gaza donne Aulu-Gelle,
Chalcondylas Homère, Zacharie Callergi le Grand éty-
mologique ; Aide Manuce entretient non seulement des
savants grecs, Musuros, Apostolios, Decadios, mais des
typographes grecs. Us enseignent, soit dans des mai-
sons privées, soit dans des chaires publiques : Trape-
zuntios, Gaza, Argyropoulos, Chalcondylas professent.
Quelquefois, raronienl, ils sont poètes, en latin comme
Michel MaruUe ou Manilius Rhalla, ou bien en grec
comme Demelrios Moschos, à qui nous devons
des élégies, des épigrammes, un poème, VEnlève-
rnent d'IléU-nc, une comédie, NceraK Ils composent
des grammaires : Manuel Chrysoloras donne ses Ero-
teihata; Théodore Gaza, ses Introdnctivœ grconmatices
libri quatuor ; Constantin Lascaris, son Abrégé des huit
parties du discours. Ce sont là autant de services véri-
tables qu'il convient de rjconnaîlre, qu'il convient de
ne pas exagérer.
Car, si les Grecs ont contribué à l'essor de l'hellé-
nisme au sein de l'Italie, ils n'ont point créé un mou-
vement initié avant eux, auxquels ils ne firent que
prêter leur industrie, qu'ils n'élaient pas de taille et
d'humeur à produire; et Constantinople n'aurait pas
été prise par le Turc, que l'Italie aurait sans doute
eO.Mv 'é(>r,(Ao; -riOvr,'.:, Wpavy.ov/.Kiv Sî. à'vSpx aofov, o\ja oiS'ÔTtou rf,;
IraXta;, Ar,(i.Y,Tpio/ Se à; ttjV Tra-rp'Sa iirxvri/îtv [iapôipot; SùvXeJovta. Ila-
ùxt.tiizu) ?i Tov «joçôv i\i.o'j y.aOr,YV,Tr,v 'IioàwrjV tôv 'ApY-jp&Tto;j).ov iv \i vr,
I*o>|iT, TtîviiAîvov -/.ai /aO'é/.iT:y,v Ti; éavTOj [i;^),o-j; à7roôioô(ji.svov... llzv:à
çpoj?à Y.x'. |xeTaii.î(iopf(i);i.fva' TaOra xai ta TOiaCra t./îiroÀMV y.x.r,;jat
"ipniv In'i ry.'tonx itovTov xa; rr,'/ Tr,y ç'i/.rv i^/.j)."/.r, / xai .\ v ■ tv xai T'c
iTttxtvîw'.TaTov TOJTov TtopOîX'jv, à/.Y'ôv uïv T<i) |iiv:iv, Sax" ',u)i 5: •:u) air, r.'j-
vaiOatTt/.fjTai, dTtopmv 2'oti ttoiï-v )rpr, y', ojroi ff,: "tit. » Iriarlc, liet/iœ Ui-
bliot/ieriK M itrUensis Cuilices f/rwci, Matlriil, 17(1 1. I. p. 2i)l.
i. Sei'lra, lioml.lie toi Djimlrioi Match n VJii Licdd'imoii, pub. par
A. EUiMen, lluuuvrc, lHÔ'J.
DIFFISIO.X DU GREC EN ITALIE 21
accompli la nirmo doslinée. Bien avant cette calamité,
dont on a voulu l'aire une date littéraire, l'Italie,
inquiète de savoir, s'était mise à l'œuvre avec une
curiosité et une énergie qui lui laissent le principal
mérite de la conquête intellectuelle de l'Orient; elle est
partie d'elle-même, elle a recueilli des livres, elle a
appelé des maîtres, elle a créé des chaires, elle a
produit des savants. C'est' en 1453 que Constanli-
nople a été prise : or Trapezuntios est en Italie dès
1420; Gaza dès 1435; Pléthon dès 1438; Argyro-
poulos dès 1441 ; Ghalcondylas dès 1447. En 1423,
deux patriciens de Venise saluent l'empereur Paléo-
logue eu grec ; en 1439, Tltalien Leonardo Bruni salue
l'empereur Paléologue en grec; en li39, l'Italien Am-
brogio Traversari rédige le décret d'union en grec.
Leonardo Bruni a fait venir une riche collection
de livres de Chypre et d'ailleurs. En 1417, Nic-
colù Niccoli a acheté à Aurispa un manuscrit qui
cantient Thucydide, sept tragédies de Sophocle, dix
d'Eschyle, l'Argonautique d'Apollonius '. Pallas Strozzi
possède la Co^mofjrdphie de Ptolémée, les Vies de
Plutarque, les Dialogues de Platon, la Politique d'Aris-
tote. Aurispa possède l'œuvre historique de Procope,
VAi't de chevaucher de Xénophon, quasiment tout
Démosthène, tout Platon, Diodore, Strabon, Lucien,
Cassius. Guarino possède tout au inonde^. Et Federigo
di Monlefeltro, propriétaire « de livres grecs infinis de
dillérents auteurs », n'attend pas qu'on lui apporte:
il l'ait chercher lui-même. Aussi bien, ce qu'il y a
1. Lorsqu'Aurispa meurt, Bartolommeo Brunacci s'émerveille de son
tiTsor de livres. Il ocrit, entre autres, au marquis de Mantoue : « Nihii
enim tam antiquum, nihil tam novum. niliil denique tain manifestum,
taniqiie occultum inveniri apud Gnecos nostros jam diulissime potuit
qiiod hic non sit, imo pleraque etiani reperies, qua; incopnita omnibus
ubicumque sunt. » Giorn. stor. lell. it., 16, p. 149. — Cf. Travehsari,
Episiolm, p. 1020 et sq.
2. Ari.stote, Diogène, Laërce, Plutarque, Homère, Isocrate, Pindare
avec les scolies, Lucien, Eurinide, Escnyne, Platon, Démosthène, tout
Xénophon, Hérodote, Esope, Plotin, huit comédies d'Aristophane. —
H. Omont, Les Manusct-ils grecs de Guarino de Vérone, Revue des
Bibliothèques, Paris, 1892.
22 LE QUATTROCENTO
de significatif dans cet échange de l'Orient et de
l'Occident, ce n'est pas ce que les Grecs, chassés par
la prise de Constantinople, ont apporté en Italie, c'est
ce qu'ils y ont trouvé.
En face de la Grèce déchue, mendiant le pain et les
alliances, mal au fait de la culture latine et de son
propre passé, l'Italie nouvelle, au cerveau rapide et
aux yeux ouverts, grandie, active, centre d'un mouve-
ment intense qui se propage en ondes larges par le
monde, a le droit de lever la tête. Elle le fait sans
pitié. Car, en définitive, en dépit de quelques admira-
tions clairsemées, de quelques hommages affectueux
d'élèves à maîtres et de patrons à serviteurs, c'est d'un
suprême sentiment de mépris que sont animés les
humanistes savants et cossus d'Italie envers ces
pauvres réfugiés mal en point'. Ils ne sont pas orateurs
et éloquents; ils sont, — lorsqu'ils sont, — théologiens
et sophistes. Us ne goûtent pas Cicéron a l'exemple
d'Argyropoulos, qui s'avise de montrer que Cicéron est
un âne et qu'il ignore non seulement la philosophie,
mais le grec. Le souci de la perfection artistique et de
la forme littéraire les atteint h peine. Ils ne sont point
poètes. « Tu ne trouveras pas, dit Politien, depuis six
cents ans, un poème fait par les Grecs qu'on puisse hon-
nêtement lire^. )) (( Quoi qu'il en soit, ajoute Filelfo, je
ne vois j)ersonne chez les Grecs qui se délecte de vers-^ »
Venise ne rencontre pas un volume de vers dans
les neuf cents manuscrits que Bessarion lui a légués,
et Aurispa peut emporter de Constantinople tous les
ouvrages profanes qu'il lui plaît''. Ils ne se souviennent
1. « Si vero Gripcorum nnturam, mores, vitani. nerfuliam, desidiam,
avaritiam expendas. digni inihi onini supplicio viuenlur. » Poooio, De
mùerin condiliouis hujnanri', p. 89.
2. « Non enim poeina rcpcriliir ulliiin cilra sexconfos annos a Gmecis
condiluni qnod patienter h'fins. » I'oi.hik.n, Kpi.it. V. 1.
3. « rirnn(jiie rc» habetur, mine iiuiid Gra-cos n(Miiincm video qui
veriibiiM delertetur. » Fii.klko, Kpisl. XIV.
4. « Kl kI Gni'conim nonniilli nialevoli me Bwpissime accusarant
quod Lrbcm iiinm libri» cxpoliasseni sacris, çfcnlibbus enim non lann
«randc crinien videiiatur. » V(tir Thavehsahi, hpislulœ, p. 1027.
DIFFUSION DU GREC EN ITALIE 23
d'avoir ('té grands que par une habitude do souplesse
et de subtilité gardée dans le domaine de la spéculation.
Byzance n'est plus Athènes, et quoi qu'un Guarino ou
un yEneas-Sylvius puissent penser de sa culture si
curieuse, on mesure surtout la distance qui la sépare
de l'Attique. Si l'on ne veut plus, comme Pétrarque,
encore croyant, que cet empire, siège d'erreurs, soit
ruiné, on sourit, on rit surtout de ces Grœcttli esurientes
de ces fallaces atque inerti Grœcnli qui encombrent la
Péninsule.
On ne se lasse pas de dauber leurs habits, leurs che-
veux, leurs barbes, leur inertie, leur ignorance. « Moi,
dit Lapo (la Gastiglionchio à Florence, je ne peux
jamais regarder ces hommes sans me mettre à
rire... Ils sont entr'eux si dissemblables d'habits,
de modes, de corps, de ligures et de tout, si ridicules
à voir, qu'il n'est personne de si chagrin et de
si sévère qu'il ne puisse s'empêcher de rire en les
voyant*. » Niccolô Niccoli, d'humeur moins aimable,
les appelle simplement « barbes pouilleuses »>. A Rome,
devant eux, Leonardo Bruni met son doigt dans su
bouche. « Moi, je me ferme la bouche avec le doigt,
et je ne sais où me tourner. J'ai vraiment peur que,
comme un jour les Ghald(^ens de Rome, les Grecs ne
soient aujourd'hui expulsés de la Gurie pour toutes
leurs inepties -. » A Naples, c'est le nez que Pontano se
bouche : Ho$ ventris crepitibus shniles^ dicebat Anto-
nius; nnres tantum offendere, cœtera ventiim esse si qui-
dem ventosos esse ac piUridos'-^. « 11 y a certains jeunes
gens, ajoute t-il, qui, parce qu'ils viennent de Grèce,
ne sachant d'ailhyurs ni grec, ni latin, sont des plus
1. « Ego hujusmodi homines nunquam sine risu aspicio... Omnes
inter se habitu, cultii, forma ipsa corporis et figura, rebusque omnibus
dissimiles, plerosque aspectu ita ridicules, ut nemo sit adeo severus
et trislis qui risu m aspiciens contineret. » Lapo da Castiolioxchio, De
Ciiriœ ronianœ comodis.
2. « ... Ego digito compesco labellum, et quo me vertam nescio. Vereor
enim ne ut olim Chaldsi ex urbe romana, ita nunc Grœci ob has inep-
tias e curia pellantur. » Bruni, Epist., 1, 15.
.3. Pontano, Opéra, p. 1203.
2i LE QUATTROCENTO
glorieux. Mais ote-leur leur barbe ef. leur bonuel, ils
n'auront plus rien de grec. Ils foulent aux pieds le
discours grec et latin. Dès qu'ils sont avec des Grecs^
ils se taisent, mais avec des Latins, c'est admirable de
voir combien ils se fâchent à la grecque et entrent en
fureur à propos de tout*. » « Ce que les disciplines
grecques comptent de savants, conclut-il, vit chez
nous en Italie-. » Politien leur reproche leur jactance,
leur suffisance, leur enflure. « Cette nation, affirme-t-il^
s'imagine que nous possédons les bagatelles de la litté-
rature, elle la moisson: nous les rognures, elle le corps;
nous les coquilles, elle le fruit^. » «J'ai entendu, dit-il
encore, tout ce que la faim a envoyé chez nous de
l'Athènes ignorante ; c'est une race bonne pour les
oreilles de Midas^. »
Et de fait il y avait trop de distance entre le carac-
tère italien ouvert, joyeux et tin et cette race dégéné-
rée, au sang pftle, qui promenait dans les rues des cités
actives sa pompe de colifichet et sa morgue taciturne.
L'Italie eut vite fait le tour de ces intelligences trop
souvent figées, lentes à comprendre, rétives à s'assi-
miler la langue, le tour, l'esprit du pays qui leur don-
nait asile. Et lorsqu'elle en eut exprimé le suc, elle
jeta loin les gousses.
1. «Esse autem nostrateis quosdam adolescentes, cosque nuper e
Grecia rediisse, qui cum nec Gm'ce sciant, nec Latine, esse tamen glo-
riosisbinios, qiiibiis se harbain, pilleolumque adenieris, nihil omnina
Gra'cuin habeant. >
2. « Quiquid eninti doctorum habent griecœ disciplina; in Italia nobis-
cum viclitat. »
3. <i Nos cnini ((uisquiiias tenere litterarum, se frnf^em ; nos pi'a>-
segniina, se corpus: nos putaniina se nucliMiin crédit. »
4. « Quosquos fanics opicis ad nos cmisit Atbcnis
llos audi : gens est auribus apta Midir. »
l'ilUTlP.N.
CHAPITRE II
LA r.OlR DE LALRKNT DK MÉDICIS
I. Florence, capitale de l'hellénisme italien et centre d'un nouveau
moment de culture.
II. Laurent de Médicis. dit le Magnifique. — Complexité de son carac-
tère. — Sa position et sa politique. — Son esprit. — Sa volonté. —
Son charme.
III. La Florence de Laurent. - Les Médicis : le palais, la ramille, les
enfants. — Familiers du palais. — Charme et cordialité de la vie quo-
tidienne : les soirées, les villégiatures, les jeux. — Les éléments dra-
matiques étoutfés parla joie. — Les fêtes : le carnaval, le Calendi-
^nfif/did, la San-diocaïuii ; joutes, bals et entrées triomphales — L'art
et i.i beauté. — Les poètes et les savants. — Désinvolture et grâce
de la science. — Florence, nouvelle Athènes.
IV. La poésie contemporaine. — En dehors de Florence : Tito-Yespa-
siano Strozzi, Hattisia Spagnoli, .lacopo Sannazaro. - A Florence :
Naldo Naldi, (Iristoforo Landino, Miihel Marulle, Cantali/.io, Crinito,
Hraccesi, Scala, Verino. — Caractères de la poésie latine de la fin du
Quattrocento : elle est lyrique et courtisane. — La poésie de Poli-
tien. — Comment et pourquoi le moment n'est pas favorable à une véri-
table poésie.
V. L'érudition contemporaine. — A Florence : Polilien, Landino, Scala,
Fonte. Hucellai, Crinito. — Au dehors de Florence : Domizio Calde-
rini, Paolo Cortese, Girolamo Donato, Krmolao Harbaro, Codro L'rceo,
Filipuo Beroaido, Merula. — L'imprimerie et son inlluence sur la science
— Editions princeps. — Premiers monuments scientifiques.
I
Si la culture hélloniquo envahit l'Italie entière, c'est à
Florence que cette culture porta ses fruits les meilleurs.
C'est à Florence que se réunit rAcadémie platoni-
cienne ; c'est à Florence que paraît en 1470 la traduc-
tion de Y Iliade de Politien, à Florence que paraît
en 1477 la traduction de Platon de Marsile, à Florence
que paraît en 1488 l'édition princeps d'Homère de Chal-
condylas. Pendant quinze ans, le Grec Jean Argyropou-
los y verse « la sagesse de sa bouche d'or » ; And rouie
Gallistos, Demetrios Chalcondylas, Jean Lascaris suc-
cèdent à Argyropoulosavec le Toscan Politien. « A Flo-
rence, écrit Ugolino Verino, tout ce qu'il y a de savant
s'est réfugié après le naufrage de la Grèce comme en
26 LE QUATTROCENTO
un port certain'. » «A Florence, écrit Cristoforo Lan-
dino, la force de l'esprit et de la science est si grande,
il y a sur le même point tant d'opinions variées, dis-
putées avec une telle subtilité qu'il semble qu'entre ses
lares magnifiques aient émigré l'Académie, le Lycée, le
Portique '... » « A Florence, écrit Politien, les enfants
de la première noblesse parlant l'idiome attique si pure-
ment, si aisément, si promptement qu'on ne croirait
point Athènes détruite et occupée par les barbares,
mais qu'Athènes a émigré à Florence avec son sol et
son bagage et que Florence l'a complètement et totale-
ment absorbée -^ »
Ainsi hellénisée, Florence est le centre d'un nouveau
moment dans l'histoire de la culture italienne, où la
science a fait un pas, la poésie accompli une étape et
où l'esprit semble marcher dans une autre direction. Le
latin est toujours honoré sans doute, et il nous con-
viendra d'examiner ici son service et son œuvre; mais
désormais, dans les études, au-dessus du latin, comme
préoccupation dominante de l'érudition et forme supé-
rieure de la culture, règne le grec.
Cette Florence est la Florence de Laurent de Médicis.
II
Le 3 décembre 1469, Pierre le Goutteux, qui pour
queh|ues années seulement avait succédé à Gosmc de
Médicis, était mort.
1. « Ex totius GracciiB naufragio hue velut ad portuin tutum doctis-
sinius qiiisque einersit. »
2. « Tanta erat optimorum ingeniorutn atque eruditonim vis, totquo
eadem de re, tamqiie vari.i'. opiniones, lanla denique subtililate dispu-
tatm, ut intra ina/^'niflcos ilUis Inrcs, non modo Acudciniain, I^yceiiinque
ac postrcinuin l'orlicum, ipsain Allienis migrasse, sed omacm Pari-
sienscm scholam iiluc convcnisse putares. » liandini, Spécimen litlera-
turw. ftorenliniE, Florence, 1748, 2 vol., I, p. :i'.).
3. « l'rim.'i; tio|>ilitatis piicri ila siiiccrc atlico serinone, ita facile
expcdilc loqimnliir, iil non dck-la; jam Athena; alque a barbaris occti-
pauu, »ed ipsui siia sponlc ciim proprlir avulsa* solo, ciimqiiu omni,
lit Hic dicerim, sua siipcilectilo, in Klorentiam urbcm immigrasse, at(|uc
■e toiu» pcnilusque infundisse videantur. » I'ouitien, Opéra, Lyon, io;{3,
3 vol., III, p. 64.
LA COUR DE LAURENT DE MÉDICIS 27
(( Le second jour de sa mort, écrit Laurent de Médi-
cis, quoique moi, Laurent, je fusse très jeune et de
vingt et un ans d'âge seulement, les principaux de la
cité et de rp]tat vinrent à la maison s'affliger du malheur
et m'exhorter à prendre le souci de la cité et de l'Etat,
comme l'avaient fait mon aïeul et mon père, laquelle
chose, pour être contraire à mon âge et de grande charge
et danger, j'acceptai mal volontiers, et seulement pour
la conservation de nos biens, parce qu'à Florence on
peut mal vivre riche sans l'Elat'. » •
La scène change. Quelque chose de hardi et de bril-
lant vient d'apparaître. Ce n'est plus un vieillard pru-
dent et ce n'est plus un inlirme reclus qui tiennent en
main la chose publique. C'est un adolescent volon-
taire et joyeux. Et autour de lui, le monde a son
âge-
Les vieux humanistes, les vieux grammairiens, les
vieux peintres, qui, pendant un demi-siècle, avaient
rempli l'Italie de leur œuvre, sont morts. Poggio est
mort. Valla est mort. Guarino est mort. Donatello,
Ohiberti, Brunelleschi, Fra Lippi, Fra Angelico sont
morts. Et l'austère Sant-Antonino est mort qui, parmi
les rues bordées de loggias et de fête, allait renversant
les échiquiers et les cornets des joueurs. Place à la
jeunesse ! Place à la joie ! Place à une érudition qui
n'est plus qu'un jeu, à un art qui n'est plus qu'un
sourire, h une pensée qui ressemble à une volupté!
Une génération nouvelle s'est levée. Une heure d'aurore
et de printemps resplendit. Et depuis un an Florence et
l'Italie sont en paix,
Laurent est jeune. La destinée voudra qu'il le reste
1. « 11 secundo di dopo la sua morte, quant unqiie io Lorenzo fossi
molto giovine e di età a anni 21., vennono a noi a casa i principali délia
città e dello stalo a dolersi del caso, e conforlamii, che io pigliassi la
cura délia città e dello stato, corne avevano fatto l'avolo e il padre
mio, le quali cose per essere contre la niia età, e di gran carico e peri-
colo, mal volentien accettai, e solo per conserva degli amici e sostanze
nostre, perché a Firenze si pu6 mal viver ricco senza Io stato. » Angelo
Fabroni, Luurentii Medicis vita, Pise, 1184, 2 vol., t. I, Docum., p. 42.
28 LE QUATTROCENTO
jusqu'à la fin, peiulant sa courte vie humaine, durant
sa longue carrière historique. Car, en définilivo, n'est-
ce pas une impression d'irrésistible et triomphante
jeunesse qui demeure attachée à l'apparition de ce
prince, couronné des Heurs de la poésie, à qui une
suite de poètes, de lettrés, d'artistes adolescents fait
escorte, qui couvre Florence d'un manteau de heauté,
qu'on appela le Magnifique, et qui ayant tout senti,
tout connu, tout voulu, meurt en pleine gloire avant
ses quarante-quatre ans accomplis?
De la nuit des siècles, sa figure ressort ceinte de
lumière. Il suffit qu'en l'évoque pour qu'on la voie. Il
j)asse à cheval paimi les champs d'oliviers et de roses
de Toscane, entouré de ses chiens, de ses veneurs et
de ses favoris; il se dresse au détour d'une allée de
Careggi la main posée sur l'épaule de Pic de la Mirau-
dole ; il rêve sous les étoiles aux mystères de l'amour
et de la mort devant une fleur de Glizia tournée du
cùté du soleil disparu ; ou il penche son front pensif
sur un débris antique ; ou il sourit à u: e petite chanson
de villandla; ou il rythme du doigt la musique d'un
cmito carnascialesco. Et quoiqu'il fasse, quoiqu'il dise,
ou qu'il apparaisse, il unit selon son ami le platonicien
Marsile ces trois grâces de clarté, de joie et de Verdeur
que chanta Orphée, à savoir : clarté d'esprit, joie de
volonté, verdeur de corps'.
Peu de personnalités ont paru aussi éiiigmatiques.
Aucune n'a été plus disculée. Aucune n'est demeurée
mieux vivante. De cette époque d'hécatombes que fut
son temps, Laurent de Médicis, tour à tour haï et
porté au pavois par quatre cents ans de passions et de
recherches, subsiste. Bien mieux, il incarne. On dit
le siècle du Magnifique comme on dit le siècle de
Léon X.
1. « Tre» illns gralinH... qu.i' nh Orplieo (li>s(-ri))iintur, scilicet splcn-
(iorotr:, lii'titiiiin, viriditatcm ; .splcndoroiii, ini|uiiiii, iiicnlis, lii>liliaiii
Vdlrinlnlis, viriditiiteiii curporis et fortunui. Aspirant jniii ex alto lui;
(iratiu; Laurcntio. » Fici.'i, O/iera, I, p. 622.
LA COUR DK LAUIŒNT DK MÉDICIS 29
l^]l de fait il semble accueillir et accorder en son unie
décevanle les mille aspects et les mille contrastes de
cette Florence ouverte, impressionnable et mobile,
placé (' au centre du Quattrocento.
C'est un prince luxueux et fastueux comme un roi
soleil de Tavenir ; et, du même coup, c'est un bourgeois
de vertus prudhommescjues comme ses aïeux les mar-
chands. C'est un philosophe qui se complaît aux pures
extases des dialectiques platoniciennes; et, du môme
coup, c'est un diplomate dont la main régit les fils
subtils de la politique contemporaine. C'est un chrétien
qui chante en chevauchant sous le soleil des litanies
d'église; et, du même coup, c'est le païen «merveil-
leusement enclin aux choses de Vénus »> que nous a
dépeint INIaciiiavel '. C'est un poète, initié, dirait-on, à
la moindre nuance de l'émotion la plus pr.3cieuse, et
c'est aussi le tyran cruel qui commande le sac de Vol-
terre, dérobe la d(U des filles orphelines, ordonne des
supplices et des pendaisons. Le passé, l'avenir et le
présent; toutes les inlluences et toutes les cultures,
tous les germes et tous les dépôts, toutes les traditions
et tous les pressentiments se rencontrent, s'amalgament,
se combinent dans cette personnalité partagée.
Tandis que Cosme n'était qu'un commerçant judi-
cieux, Laurent a reçu une éducation royale. Il sait le
latin. 11 sait le grec. Il connaît les philosophies et les
histoires. Il a voyagé, assoupli son corps aux joutes et
aux escrimes, |)rati(|ué le gymnase, fréquent;' l'Aca-
démie ; et cependant on se tromj)erait de vouloir consi-
dérer le Médicis comme une plante rare, grandie dans
la serre chaude de l'école ou de la cour. Si le chanoine
Gentile dei Becchi, le grec Agyropoulos, le poète Lan-
dino, le platonicien Ficin ont cultivé cette jeune ûme
de leurs mains savantes, ni les uns ni les autres n'ont
d. A Rome, un cercle de monsignori l'accuse « d'andare di notte spia-
cevoiegiando a femiue e facendo legereze che facevono vergognare. »
bel Lungo, Florenlla, Florence, 1891, p. 212.
30 LE QUATTROCENTO
réussi à la dévier de ses origines. Et à admettre que
Laurent soit le lils exclusif de quelqu'un, à coup sûr il
le serait de sa mère, la vieille Lucrezia ïornabuoni, qui
fabriquait dans l'idiome local des sonnets facétieux et
des laudes dévotes.
Comme Lucrezia, Laurent est du côté du peuple.
Sa nature est robuste et plébéienne. Elle va sponta-
nément aux humbles, au popolo minuto^ à la gent de
la campagne et de la rue dont il aime les façons, dont
il connaît les histoires, dont il garde l'alacrité, l'esprit
en saillies, la longue songerie silencieuse, dont il pra-
tique la foi d'habitude, dont il possède l'escient et
dont il partage le goût pour les farces et le vin. Qu'on
regarde ce corps, rude, fruste, aux ossatures mas-
sives, au profil presque bestial, équarri à coups de
serpe * : c'est celui d'un paysan, mais d'un de ces pay-
sans de Toscane, dont le proverbe dit qu'ils ont « les
souliers gros et les cervelles fines ». l-lt ce que Laurent
était de tempérament, de race et d'instinct, il prétendit
le rester, moins peut-être par politique que par véri-
table sympathie.
Alors que sa place serait marquée chez les princes,
il fait sa société ordinaire du pauvre compagnon Luigi
l'ulci, qui lui dit : « Tu es notre coco! » Et alors que la
langue patricienne est le latin, et qu'il possède le latin
jusque dans ses élégances, il écrit en italien, et non
seulement ses lettres et ses papiers domesti(iues, mais
encore ses poésies. Le beau langage, les belles manières,
les belles le<;ons n'ont point altéré ni appauvri cette
riche santé de carrefour. Pareillement l'humanisme
n'a pas réussi à confisquer ce génie souple, vivace et
univ(;rsel. Autant et plus (jue par les livres, Laurent a
été formé par la vie. « Prends garde d'être homme et
non gan;on"^! »> lui répétait son père comme averti de
1. Dans In iiiédaillc dn Fiorciilirio. Dans le portrait dn Vasari. Dor-
nléronurnl, KIorcncc a uxhuniù «en n-sles à la chapelle de Saint-I^aiirenl.
Le crâne, au faeieii hriitai, rénond liien aux porlraits de i'ép(>(|ue.
i. « Fu'coiilu d'e«8crc veccliiu inuunzi ul leuipu, chè cusi ricbiede il
LA COUR DE LAUIŒM" DK MKDICIS 31
sa mort prématurée. Laurent a suivi le conseil. A seize
ans, il a impressionné la cour du roi d'Anjou par son
joli habit taillé ù la française et par son naturel réflé-
chi. A dix-huit ans, il a déjoué sur la roule de Garejj^gi,
par sa seule présence d'esprit, la conjuration de Uioti-
salvi Neroni ourdie contre son père, il a composé des
vers dans le goiit de Pétrarque. 11 a remporté dans une
joute publique un casque ouvr(' par Pollajuolo.il a été
mandé ambassadeur à Pise, à Rome, à Milan. Il s'est
marié, ou plulùt « on l'a marié » avec Glarice Ursini.
Aussi bien, lorsque les grands de Florence vinrent à
son palais lui apporter ce qu'ils appelaient « l'iillat », ils
trouvèrent à qui parler. Ccl adolescent sérieux, curieux
et judicieux n'était plus un gar«jon. Et comment il
accueillit, développa et coniirma celle puissance ter-
rible (|ui lui était olVerte, sans doute consolidée par la
sage administration du vieux Cosmeel une suite d'évé-
nements heureux, mais encore instable, sujette aux
coups de bascule de la forti::u', la proie d<i jalousies
ou de rancunes, il faut, pour le comprendre, suivre
cette foule en délire qui, le jour de la conjuration des
Pazzi, se masse sous son palais et l'acclame en un seul
cri ' .
Evidemment, Laurent est prince. « Ledit Laurent de
Pierre de Cosme de Médicis, écrit un contemporain,
s'était fait chef de ladite cité et tyran, plus que s'il en
avait été signore à la baguette, et toujours il menait
avec lui, lorsqu'il allait dehors, dix estaliers, avec
l'épée et en cape, et un de ces dits estaliers, qui s'appe-
lait Salvalaglio, allait devant avec l'épée comme escorte,
et il était citoyen de Pistoieet homme de belle vie
bisogno. » « E per dire con iina paroia, a te bisogna far conto essere
huomo e non garzone. » Fabroni, op. c, doc, p. 52.
1 Voir, parmi tant de récits contemporains de la Conjuration des
Pazzi, celui de Poiitien. De Conjuvatione pacliana.
•1. « Detto Lorenzo di Piero di Cosimo de'Medici s'era fatto capo di
detti Ciltà, e tiranno, più che se fussi slato Signore a bacchetta, e sem-
pre menava seco quando andava fuori 10 staffieri, colle spade e in
cappa, e imo che si chiamava Salvalaglio di detti staffieri andava
innanzi colla spada per iscorta, ed era cittadino prstolese, e uomo di
32 I E OL'ATTHOCENTO
Lorsqu'il voyage, les magisUals des villes qu'il tra-
verse apportent à son cortège l'hommage de discours,
de fruits et de vins. Les seigneurs, les monarques, les
papes le traitent en égal ou en m ai Ire. Le roi de
France, Louis XI, l'appelle « mon cher cousin » et reçoit
ses ambassadeurs tète découverte. Le sultan de Turquie
lui renvoie de Constantinople le conjuré Randini, C'est
dans son palais que sont logés les hôtes de marque, en
son nom que sont conclues les alliances, à ses frais que
sont payées les fêles splendides qui embellissent Flo-
rence, tellement que les armes de la cité ne sciuiblent
plus ce Marzocco, dont le rugissement effrayait le
monde, mais ces palle légères de l'écusson des Médi-
cis, à qui la France a donné ses lys. Ln même temps,
Tunique souci de ce puissant est de dissimuler sa
puissance. Ainsi que son grand'père Cosme, il n'exerce
aucime charge ofhcielle. 11 ne possède aucune autorité
légale. Il est vêtu comme le premier citoyen venu, en
hiver, d'un capuce violet; en été, du simple lucco^\ il
cède le pas, dans la rue aux vieillards; il se dérobe
devant les honneurs et les bravos. Sa maison, si magni-
lique soil-elle, n'est pas la plus ample de Florence; il
y vit tout simplement, étonnant le lils du pape, Frances-
chetlo (^ibo, qui esl son geiulre, par la modicité de ses
menus et de son train. 11 défend à ses lilles de porter
certaines étoiles précieuses que d'autres bourgeoises,
moins hu|)pées. arborent constamment. Il signe « Lau-
rent, citoyen de Florence ». Et il mande à son fils
IMerre à Home : « Comporte-toi gravement et honnête-
ment et avec iiumanité avec les autres, (jui sont tes
égaux, le gardant de les précéder s'ils ont plus d'âge
que toi, parce que pour être mon fils tu n'es pourtant
bella vitu. » Cambi, l)elizie det/li eruditl luscaiii, Florence, 1780, XXI.
p. 65.
1. « Dello Lorerizo andavii il verno in miintcllo o. (•appuccio pagho-
oazzo, cunic ^U allrt cittailini. e (piandu era con citladiiii di pin tempo
di lui, senipre dava loro la niano ritla, e s'erano pin di dn(>, nieltova
in mezzo clii aveva più teuipo ; e la statu andava in lucchu conie gli
altri. n IL.
LA COUn DE LAURKNÏ DK MÉDICIS 33
rien autre que citoyen de Florence, comme ils le sont
enx tous'. » La conscience de sa force semble lui
manquer. Jamais il ne se repose de l'accablante fatigue
d'ôtre toujours dispos, toujours empressé, toujours
aimable envers chacun. Jamais il ne prolile des situa-
tions acquises comme s'il les avait toutes à conquérir.
Jamais, en dépit de ses richesses, de ses alliances et de
ses eshiliers, il ne se considère comme arrivé. Il arrive
chaque jour. En quoi, d'ailleurs, il ni' fail que conti-
nuer la tradition de sa famille.
Confondre si bien les intéièts d'une dvFiastie et les
inlcrèls d'une république qu'on ne sache plus où l'une
commence et l'autre finit, ni si l'on est Médicis ou
Florentin ; emmêler lesdeniers de l'un avec les deniers
de l'autre, de sorte (ju'on ignore qui paie et qui est
payé; n'accepter aucune charge publi(|ue, mais faire
de chaque homme public sa créature et de chaque orga-
uisme d'Ftat sa création; empêcher que les uns
s'élèvent, que les autres s'abaissent, maintenir ceux-ci
et ceux-là au même niveau et se les lier tous par des
bienfaits; conserver au dehors ce sage équilibre du
dedans, s'a|)j)uyer sur Milan et sur Naples, qui sont
monarchies, plutôt que sur Venise et sur Home, qui
sont ré|)ubliques ; garder to'.itefois des intelligences
dans lu (Àirie, altir;M' chez soi ses personnages et y
pousser les siens; enlin accomplir cela sans le dire,
sans le sembler surtout ; élre, sans paraître; telles, en
deux mots, les grandes lignes de la politique' des
Médicis, (|ue Laurt'nt amena à son apogée, à laquelle
il n'ajouta rien, se contentant de lui apj)ortcr le tribut
personnel d'un esprit clair, d'une volonté joyeuse et
du charme le plus exquis, le plus séduisant, le plus
adorable qui fût au mon le.
« () Laurent, lui disait son favori Pulilieu, (oui ce
1 « Porlali irravciiienle e cnsliiiifcilainentp. e con iiiiritiilù verso glî
îiliri pari tui)i. ^fiiirilandoli di inni précéder loro se fossiim di piii e'tà
di le. |)t)ii-.liè. per essore iiiii> (i^liuolo, non sei per.) altro chc"! ciUddiao
di l-ire.i/,0 chii.) so.iu aujor lorc > Fabroai, <\t. c , duc, p. ■ï)'\.
II. 3
34 Li: QUATTROCENTO
que la nature et la fortune possèdent, elles te Ton!
donné, mais ta prudence dépasse leurs présents'.»
Politien avait raison. Cet homme, qu'on appela iina
bilancia di scnno, est avant tout un homme d'escient,
dont rien ne peut obscurcir l'œil sagace, l'esprit nel,
le jugement rélléchi et ami des sentences : pas même
sa sensibilité qui réside dans sa tôle et qui le
laisse autant égoïste qu'il convient. Admirable con-
naisseur d'hommes et admirable donneur de conseils,
chacun le consulte, et non seulement les diplomates,
mais les petites gens qui lui contient leurs menues
afl'aires et se trouvent bien de son avis. Il a mis de
l'ordre dans ses idées, de l'ordre dans ses aifaires,
de l'ordre dans sa vie qu'il a disposée selon les normes
d'une bonne hygiène physique et d'une bonne hygiène
morale- et qui représente moins une grâce de sa nature
heureuse qu'une conquête de sa volonté. Car il veut.
Un matin, comme, avec Marsile, il disputait de la
félicité suprême sous les chênes d'une villa, et que le
platonicien la voulait reconnaître dans un acte de
l'intelligence, Laurent la prétendit découvrir dans un
acte de la volonté-^. Tout l'homme est là. Il veut et il
agit. Il a reçu en profusion de la vie à sang rouge de
peuple jeune : il la dépense en souriant et sans comp-
ter. Personne n'a vécu aussi pleinement, aussi intensé-
ment que ce prince, qui n'atteignit pas la cinquantaine;
personne ne fut plus heureux de la vie, n'y trouva
autant de goût, parce qu'il n'y mit autant de sel. Tout
1. « Quidnuid habent Nnlura tibi et Fortuna dederunt,
Seu taincn bu-c siiperas uiunera consilio. »
2. Voir radmirable b;ltre (iii'il (icvM à son fils Jean, qui, à 1 ïigc de
quatorze ans, vient d'ôtn^ nounué cardinal. « Gioie c seta in pocbe cose
stanno bcnea'pari vostri, più presto qiialche ti^\\\.\\iir/.a. di cose unliolie
e belli libri... Una re^ola so|)ra l'altri; vi conlorto ad usarc cou tutta
la 8ollecilu<line vostra, e i|uesla è di levarvi ogni uiatlina di buona
iiora. nerchù oltra al conferir nutlto alla sanità, si pensa e espedisce
lutte le faccende del (,Morno... Un'allra cosa ancora 6 sounuanusnte
DccoHHaria a un pan; vostro, rioè pensarc seuipru e niassimc in «piesti
principii, la «era dinanzi lutlo (jucllo chu uvele da farc il giorno
seKUcnte... » Fabroni, ojt. c, doc, p. 30U.
3. i'"icjN, Opéra, l, p. 062.
LA COUR DE LAUKENT DE MÉDICIS 35
Tintéresse; tout lui semble attrayant, facile, digne de
prix et d'attention, son cheval Moreno, qu'il nourrit de
sa main comme les destinées de Fitalie qu'il s'amuse à
régir. Il dessine une fagade pour Sainte-Marie-de-la-
Fleur et compose un sonnet d'une industrie savante;
dialectise av1?c Pic et joue avec ses enfants; rivalise de
strambolit avec un paysan et rédige une lettre diploma-
tique, dételle sorte qu'il n'y a pas pour lui de grandes
et de petites allaires, mais une alfaire, celle qu'il fait.
Et à cet liomme, agile et droit sous le fardeau d'un
monde, qu'on a vu le même jour au conseil, à l'acadé-
mie, à l'église, à cheval, qui a reçu des clients, rimé
des vers, écouté des ambassadeurs, chassé des perdrix,
lu des philosophes, collectionné des antiques, son fils
Pierre peut donner de minutieuses nouvelles de sa villa
de Poggio a Gaiano, l'instruire du détail des prés qu'on
n'a pu faucher, du four qu'on n'a pu finir, des veaux,
des vers à soie, des poules d'Inde, du renard qui a
mangé deux paons, des saules du marais qui ont bien
pris, des six formes de fromage qu'on a faites '.
Qu'on ajoute à ces qualités heureuses une séduction
inlinie, le don, l'attrait d'un prestige qui touche à la
fascination; une causerie qui uassaisonnée du sel de
la mer où naquit Vénus- » éparpille en se jouant toutes
les étincelles et tous les traits; une personnalité si bien-
faisante qu'elle fait plaisir à voir aux hommes comme la
santé, et qu'à son approche les obstacles tombent, les
fronts s'éclairent, les chagrins s'envolent, et l'on com-
prendra l'omnipotence de celui que Marsile appelait le
Fils du soleil.
Dans une enceinte évidemment circonscrite, absolu-
ment maître de soi et des autres, Laurent se meut
avec une élégance incomparable. Ses facultés, qui ont
1. Voir la lettre de Pierre à Laurent dans les Vvose voUjari e poésie
latine e grec/te de Politien, éd. Del Lungo, p. 3()8.
2. « Acer illi sernio et gravis, et cuui res po.stulat, salibus scatens,
sed ex illo mari collectis in quo Venus est orla... » PoLniK\, Epist
in, G. '
36 LE QÏ^ATTROCEMO
leurs bornes, se réfrènent et se développent les unes par les
autres : elles sont si justes parce qu'elles sont autant.
Chaque discipline sertde contrepoids à l'autre discipline
comme chaque occupation repose de l'autre occupation.
Et toutes croissant en harmonie, aucune ne tombe dans
l'excès, La vie sauva Laurent de l'humanisme. L'hu-
manisme à son tour le guérit de la spéculation. Il n'au-
rait pas tellement aimé la nature si son esprit n'avait
été encombré de telles aiïaires. Et son rêve se serait
perdu dans les quintessences d'Alexandrie, si la réalité
vivante ne l'avait rappelé chaque jour à sa loi. L'anti-
quité classique lui fait mieux priserla spontanéité popu-
laire, et le peuple bruyant le reconduit aux silences
de son cabinet. Son souci de la forme l'incline par con-
traste à l'examen de la vie intérieure, et peut-êtrequ'il
n'aurait pas saccagé Volterre, ni pendu Jacopo Sal-
viati, s'il n'avait vidé sa tendresse en des poésies et des
sylves d'amour.
C'est ainsi que, dans cette organisation si complète,
— une des plus équilibrées et curythmées qui fût au
monde, — tout agit et réagit, se tient et se soutient sans
que rien ne détonne ou dépasse.
Voyons sa cour,
III
Au Quattrocento, où une co.ir s'appelait encore une
« famille », les Médicis sont une famille : une famille
de naturel, de bonhomies de simplicité, « une famille
de joi«' », dira Ariostc.
Aucun litre, aucune éliquelle, aucun rang; rien de
ce qui hérisse et de ce qui attriste les cours féodales.
La maison n'est point gardée par des sentinelles,
défendue par des protocoles et des ponls-levis ; c'est
une maison bourgeoise, ouverte au coin de «hîux rues,
faisant suite à d'autres maisons, l'inlre (|ui veut : dans
le corlile, le manteau sur l'épaule, Laurent donne
LA COUR DK I.ALHENT Dli MKDICIS 37
audience ; riuimble Tribaido de'Rossi étant venu < au
nom de Dieu et de la Vierge Marie et de saint Tho-
mas » lui montrer un échantillon de minerai qu'il a
trouvé, Laurent l'accompagne jusqu'à San-Xiccolô,
au-delà de la rue du Cocomero, parmi les marchands de
cierges'.
11 y a là <( dans les chambres » la mère de Laurent,
la vieille Lucrezia Tornabuoni, un peu recluse, s'occu-
pant de ses pigeons et du linge. Il y a là la femme de
Laurent, la baronne romaine Clarice Orsini, qu'il épousa
ou plutôt « qui lui fut donnée- » en 1469: « Ullc beau-
coup plus que commune, de grandeur convenable, et
blanche ». 11 y a là ses enfants : Pierre qui lui succé-
dera et sera chassé de Florence, Jean qui deviendra le
pape Léon X, Julien qui deviendra le duc de Nemours,
et les lilles dont il ne connaît pas l'âge au juste,
Lucrezia, Luigia, Maddalena, Contessina. « Nous nous
adonnons aux lettres, lui écrit le pelit Pierre âgé de
sept ans. Jean possède déjà les syllabes. Moi j'en suis
arrivé à ce point du discours que ta Magnilicence peut
juger, car pour le grec, sous la discipline de Martino, je
conserve plus que je n'augmente ce que je sais. A Julien,
il suffit de rire. Ma sœur Lucrezia coud, chante, rit.
Ma sœur Maddalena s'est blessée la tôte contre le mur
sans danger pourtant. Luigia exprime beaucoup de
choses. Contessina remplit la maison de ses cris^. »
1. « Dove nel nome di Dio e délia Verf,nne Maria e di Santomaso
sempre, iu andai dopo desinare a chasa Lorenzo de' Medici e niostrami
a Ser Piero, iiii disse nonvi partite che vi vole parlare. Lorenzo si mise
el inantello e vene f,'iii nelachorte e dava udienza... e chôme ebe date
udienza a parecchi mi cliiamù e abelagio per la via cho lui solo inolti
drieto andamo parlando insino di là da Sanicholù de la via del (;hocho-
niero tra'cieraiuoli. » ïhibai-oo db' llossi, Delizie deyli erudili toscani,
XXIII, Florence, 1786.
2. « lo Lorenzo tolsi per moglie la Clarice figliuola del signore Jacopo
Orsini, ovvero mi fu data di Dicembre 1468. » Fabroni, op. c, p. 40.
3. « Vacamiis litteris. Joannes tenet jani syllabas : ego hoc orationis
quod Magnilicentia tua legit; nam j^rtcca, adjutore Martino, servo
magis quam augcam in pru'sentia. Juliano sutis est ridere ; soror
Lucretia suit, cantat, legit; Magdalena olTendit ad murum caput,
absque periculo tamen ; Luisia exprimit jam multa; Contessina replet
totam clomum clamoribus. Omnes alii ita suo salis faciunt officio... »
38 LE QUATTROCENTO
Lorsque ces enfants sont à la canipag:ne, c'est le poète
Politien qui les garde et leur invente des divertisse-
ments : « Nous avons tant d'eau et une eau si conti-
nuelle que nous ne pouvons pas sortir de la maison et
que nous avons changé la chasse en jeu de paume pour
que les enfants n'abandonnent point l'exercice. Nous
jouons ordinairement, ou bien rdcuelle de soupe, ou
bien la sauce au raisin ou la viande, c'est-à-dire que
qui perd n'en mange point'. » Au retour de la bande
joyeuse, le chapelain Matteo Franco se porte à sa ren-
contre « avec la maman » : « Aux environs de la Ger-
tosa, nous rencontrâmes le paradis rempli d'anges, de
fôte et de joie, c'est-à-dire Messer Jean, Julien et Jules
en croupe, avec leur suite, et aussitôt qu'ils virent la
maman, ils se jetèrent de cheval à terre, qui de lui-
même, qui par la main d'aulrui ; et tous coururent, et
on les mit au cou de Madonna Clarice, avec tant d'allé-
gresses et de baisers et de gloire que je ne pourrai le
dire avec cent lettres*. »
Florence n'est plus l'austère cité de la commune, ni
la ville rugueuse du vieux Gosme; groupée autour de
la coupole de Brunellcschi, qui élève calmement sa
masse hardie vers le ciel, fondée et murée, elle n'a
plus qu'à s'embellir. Les Baldovinelti, les Pérugin, les
Roselli, les Lippi, les Botticelli colorent ses parois
sombres, et Ghirlandaio voudrait couvrir de peintures
ses remparts; les délia Robbia y jettent la clarté de
leurs faïences ; les Maïano, les Verrocchio, les Mine
Lellere d'un bambino fiorentino. pub. par I. del Lungo, Florence, 1887,
lett. IV.
1. « Abbinmo tnnla acqua e si continua, che non possiamo uscire di
casa, et abhiamo mutaln la cnccia nel giiioco di pal la, perché e fan-
ciulli non iascino lesercizio. Giuchiamo comuncmenle o la scodclla o
il savore o la carne, cioè che chi perde non ne mangi. » Politien, éd.
del l^ungo, p. 67.
2. « Hincontrammo il paradiso picno d'ngnoli di fcsla e di letizia,
cioé McHser (Jiovnnni, l'iero, «Jiuliano c (liiilio iii groppa, con loro cir-
curnfercnze. K subitr) comc viddcro la inniimin, si giltorono a lorra del
cavallo, chi da se c chi pcr le nxiii d'altri ; v tiilli ('orsoiio e fiiron iiicssi
in collo a madonna CJarice, cfiri lanla allcgro/za c'Iiaci o glorin che non
ve lo poterci dire con ccnto leltere. » l«id<)ro del Lungo, Florenlia,
uomim e cône del Quallrocenlo, Florence, 1897, p. 424.
LA C01:R de LAURKNT de MÉDICIS 39
(lii Fiesole y ajustent leurs marbres finement fouillés.
De nouvelles familles, qui forment comme des dynas-
ties de talent et de savoir, se sont levées : les Miche-
lozzi, les l*ulci, les Dihbiena, les Benivieni. L'orfèvre
Bernard© Gennini, aidé de ses deux fils, imprime Vir-
gile en des caractères qu'il a fondus lui-même et dont
il a deviné le secret, car « rien n'est ardu au génie
florentin'». Le mathématicien Paolo Toscanelli, «qui
passe par la terre l'esprit dans le ciel étoile », met Chris-
tophe G(domb sur le chemin de l'Amérique. Marsile
Ficin rend Platon à l'univers de la pensée. Pic de la
Mirandole scrute les arcanes de l'Orient mystique.
Leone-Battista Alberli excelle dans chaque domaine.
Tous sont plus ou moins de la famille, et Laurent les
groupe en rond autour de sa jeunesse.
Il fait d'un Michelozzi son chancelier, d'un autre
Michelozzi son pourvoyeur de livres en Grèce, du
[)()èle italien Malteo Franco son chapelain, du théolo-
gien j)latonicien Marsile Ficin son ami; il prend dans
sa maison les quatre frères Bibbiena, fils d'une pauvre
paysanne du Casentino ; il défend |le prince Pic de
la Mirandole contre le pape Innocent VIII ; il défend
le pauvre marchand Luigi Pulci contre ses créanciers;
à Bolticelli, à Lippi, à Baldovinetti, à Signorelli,
à Verrocchio, aux Pollajuolo, il adresse des com-
mandes ; à Giulianoda San Gallo, il ordonne un cou-
vent; <\ Michel-Ange il fait donner « une bonne chambre
chez lui, lui offrant toutes les commodités qu'il désirait,
et, soit à table, soit ailleurs, ne le traitant pas autre-
ment qu'en fils 2» ; et lorsqu'en 1470 on lui parle d'un
garçon de seize ans, laid et subtil, ([ue la misère a
1. « Bernardius Henninius aurifex omnium judicio pr;i'stantissimus,et
Dominicus ejiis filius, egregiii' indolis adolescens. expressis ante calibe
caracleribus ac deinde lusis literis voliimen hoc priiuum impressenmt...
Florenlinis inf,'eniis nil ardui est. » Inscription sur le commentaire de
Servius à Virgile, imprimé par l'orfèvre tlorentin Cennini en 1471.
2. « Una buona caméra in casa, dandogli lutte quelle comodità
ch'egli desiderava, ne altrimenti trattandolo, si in altro, si nella sua
mensa che da figliuolo. » Gosdivi, Vita di Michelangiolo, ch. viii.
40 LE QUATTROCENTO
arraché aux lettres, dont le manteau montre la corde et
dont les doigts de pied passent par les souliers, mais qui,
dans une petite maison obscure de Via Saturno Oltrarno,
traduit \ Iliade en hexamètres si candides qu'ils font
oublier Toriginal, aussitôt il le recueille. C'est Angelo
degli Ambrogini qui, né à Montepulciano en 1454-,
orphelin de son père qu'il a perdu à i'àge de dix. ans,
venu tenter la fortune à Florence, sans soutien, sans
argent, sans relations, ne serait jamais devenu le
Politien, c'est-à-dire la voix élégante de ce moment de
grâce, sans l'appui du Médicis.
Il faut une fortune pour ce mécénat qui s'étend
au-delà de la maison de Via Larga, abritant dès 1470
plus de cinquante personnes ^ à tout un peuple de
clients et d'amis. Laurent la prodigue -en souriant. De
1434 à 1471. les Médicis ont dépensé 663.755 florins
d'or rien qu'aux choses d'art. « Cet argent me paraît
bien colloque, écrit Laurent, et j'en suis bien content '•. »
Entre ce monde de poètes, d'érudits, de princes, on
ne saurait rêver des mœurs plus domestiques, des
relations plus cordiales, un ton, un train de vie plus
familier. Lorsque Politien est en colère, il monte se
dégonfler dans la chambre de Monna Lucrezia^. Le
Piovano Arlotto est là, qui conte des facéties, et arrive
Agoslino Giego annonçant que le pauvre cordonnier
est venu pour sou argent^. Via Larga, la porte est
ouverte et la table est servie. Qui entre s'assied. Après
dîner, Luigi Pulci débite un chant de sou Morgante ; ou
Matteo Franco et Luigi Pulci se décochent des épi-
grammes, ou Laurent propose le thème d'un sonnet de
métaphysique amoureuse sur les peines de Fortune et
d'Amour, et Pandolfo Collenuccio, Ange Politien,
1. Cf. Del Lungo, Florentin, p. 208.
2. « E paionrri ben collocuti, e sonne luollo ben contcnto. » Fdbroni,
op. C, p. il.
3. « Non trovo qui la min Mndoniui Liicrc/ia in camcra, colla qtiulc
io posai HTogarnii. r> I'olitikn, ('m1. del Lungo, p. (iK.
i. Le facette del Piovano Arlotto, Florence, 1884, p. 146.
LA coin DE I.ALRKNT DE MÉDICIS 41
Girolamo Benivieni rivalisent avec lui de trouvailles
et de subtilités. On improvise des vers. On impro-
vise des musiques. Squarcialupi et le Cardiere touchent
des instruments. Tous chantent en chœur, même Lau-
rent, qui a la voix fausse. A tout coup, la famille
joyeuse part en voyage, pour la campagne, pour les
villes d'eaux, pour les villas qui lleurissent entre les
oliviers, les cyprès et les roses, et s'appellent Fiesole,
Careggi, Poggio a Caiano, Cafaggiuolo. On chasse, on
pèche, on joue à la paume, on danse sur le pré, ou bien,
étendu à l'ombre des peupliers, on discute de quelque
argutie de philosophie platonicienne. « l*arlis hier de
Florence, écrit Politien, Jious arrivâmes juscju'à San-
Miniato en chantant tout le long du chemin et parfois
en raisonnant de quelque chose sacrée pour ne point
oublier le carême. A Lastra nous bûmes du ZappolinOy
qui me parut bien meilleur qu'on ne l'avait dit chez
nous. Laurent triomphe et fait lriom})her toute la
compagnie. Hier je comptai vingt-six chevaux de la
bande qui était avec lui. Le soir, arrivés à San-Miniato,
nous commençâmes à lire un peu de Saint-Augustin,
mais la leçon se résolut linalement en musique et
à aviser et dégrossir un certain petit danseur qui
est là'. »
Ln 1488, on envoie le petit Pierre aux noces du
prince de Milan : on lui a fait un bel habit avec son
emblème, un brandon enflammé, et sa devise latine :
Iii viridi feneras crttrit //(nnnia /nr(/i(//as : « L'habit de
notre Pierre avec la branche, mande l'ambassadeur
Stefano, a été tenu pour une chose admirable, et, selon
mon jugement, il a éclipsé tous les autres. Aujour-
d'hui, CCS Messieurs ont mandé après lui, cl il l'ont
1. « Partit! ieri di costi venimnio insino a San Miniato, tulta via
cantando, e tal yolta ragionando di qiialclie cosa sacra, per non dimen-
ticare la quaresima. Alla Lastra beccaino el Zappolino, che a me riusci
inolto inigiiore non s'era ragionalo costà. Loreiizo triunfa e fa triun-
fare la compagnia : chè ieri annoverai, délia brigata era con Lorenzo.
ventisei cavaili... » Politien, éd. del Lungo, p. il.
42 LE OUATTnOCFNïO
voulu voir ot examiner de près, et en eiïet chacun en
est resté émerveillé'. » En 1471, Laurent fait emplette
d'antiquités : « En 1471, j'ai été à Rome pour le cou-
ronnement de Sixte IV, et j'en rapportai les deux têtes
antiques de l'image d'Auguste et d'Agrippa que me
donna ledit pape, et de plus j'en lapportai notre
écuelle de chalcédoine taillée, avec beaucoup d'autres
camées et médailles qu'on acheta alors, et parmi tant
d'autres la chalcédoine-'. » En 1487, le sultan envoie
au Médicis une girafe : « Le jour du 18 novembre 1487,
consigne Landucci, l'ambassadeur du Sulta i présenta
à la Signorie la girafe, le lion et les autres bêtes... Il
y eut ce matin une grande aflïuence sur la place pour
voir telle chose. La ringhlera était ornée de fauteuils
et de tapis, et tous les principaux citoyens y étaient
assis"^. » En 1487, la girafe meurt : c'était un samedi,
nous apprend Tribaldo de' Rossi. Telle la vie.
Elle est si tranquille que les événements de drame
qui l'atteignent paraissent un anachronisme. Le sac
de Volterre que Laurent ordonne en 1472; la conjura-
tion des Pazzi qui éclate en 1478 à l'église; Julien
qui tombe dans une man» rouge ; les centaines de cons-
pirateurs qu'on traque, qu'on arrête, qu'cm pend aux
fenêtres; la foule qui se rue après leurs chausses; les
gamins qui déterrent Jacopo dei Pazzi et tirent le
cadavre puant en chantant par les rues ' ; tout ce spec-
1. « La veste del nosiro Picro roi l>roncone v suta toniila rosa atlmi-
randa. cl secondo il judicioinio ha abbatluto oi,'ni altra. llof,'{,'i, ((iiesti
signori hanno mandato ner epsa, et l'haniio volulo vedere, cl luolto
bene exaniinare, et in cltetto oynuiio ne sta niaravigliato. » Kabnmi,
op. c.
•2. « Fui cictto Anibasciatore a llmna per rincoronazione di Papa
Sisto, e di .pii portai le due teste di inarnio anliche délie iinniafrini
d'Augusto e d'A;,'rippa, le quali nii doim delto l'apa Sisto, e yiMx poilai
la scudcila nostra di calcedonio inla>;liata con molli altri caninu'i clic
si rornrxrarnno allora, fra le altre il calcedonio. » l'jibroni. ih.. p. m.
3. * K a di 18 novembre 1487. cl sopradellit ainbasciadorc del soldano
nresenlo alla nostra Signoria la sopnidclla ^'iralla, c liono e l'altre
beslic... fu per qncsl/i matlina, in pia/zi un ^'randc jxipolo n. vcdrre
talc cosa. Kra narata la ringhiera colle spullierc <• tappcii, c a sedcro
tutti i principali citladini. » Li ca Landucci, Diario Fiureniitio, p. .■;'_'.
4. Lt'CA Lamdl'cci, ib., p. 21.
LA COUR DE LAURENT DE MÉDICIS 43
lacle de })!is.sioii déchaînée, de férocité sauvage, de
crime, de meurtre et de sang semble non avenu.
Laurent n'est pas le tyran cruel dont on n'est plus à
compter les excès, les tortures et les rapines; qui vole
la dot des filles, qui en 1480 dresse sur le gros sel
les pieds d'un ermite déchaussés au feu', qui en 1487
exécute Oaldovinelli, Frescohaldi, Bandini sur un soup-
(;on2; il reste l'ouvrage de Dieu qu'a chanté Marsile.
L'horreur se recule et s'atténue devanl les splendeurs
de lumière et de joie.
Les fôtes sont si continuelles qu'on a pu dire du
Magnifique qu' «il n'avait rien d'autre en tète que de
réduire les hommes au plaisir ». Pendant le carnaval,
des chars de masques, d'allégories et de triomphes
parcourent la ville qui résonne comme une immense
chanson. Au premier mai, les villanclle arrivent une
branche de verdure à la main, qu'elles portent comme
une enseigne ileurie du printemps, et vêtues de robes
blanches, elles dansent sur la place de Santa-Triuita.
A laSan-Giovanni, qui est la tète patronale de Florence,
Florence ne se connaît plus. Des processions s'orga-
nisent; on court \g paiio ; on porte au saint des cierges
historiés, des parements de velours, de vair, des étoiles
de soie ou de taffetas rayés de soie. « Les rues où l'on
passe, écrit Goro Dati dès le début du siècle, sont toutes
ornées aux murs et aux bancs de tapisseries, de fau-
teuils, de banquettes couvertes de taiîetas, et partout,
c'est rempli de jeunes femmes et de jeunes filles vôtues
de soie et ornées de bijoux, de pierres précieuses et de
perles... et par toute la cité, on fait ce jour noces et
grands festins, avec tant de fifres, de musiques, de
chansons, de danses, et de fêtes, et de joies, et d'orne-
1. «Si disse che lo dissolorono e piedi, e poi gli davano el fiioco
tenendolo co'piedi ne'ceppi. per modo che gocciolavano e piedi el
grasso ; poi lo rizzavano e facevalo andare sopra el sale grosso.» Luca
Landlcci, ib., p. 36.
2. « A di 8 di Giugno 1481, Lorenzo de' Medici fe impiccare tre citta-
dini, che dice el volevano aniazzare. » Allegretti, Diario Senese, Mura-
tori, Rerum, XXlll, p. 808.
44 LE QUATTROCENTO
ment qu'il semble que cette terre soit le pnradis' .» A
tout bout de champ, pour un mariage, pour un anni-
versaire, sous un prétexte quelconque et sans prétexte,
des courses, où les chevaux s'élancent sur une piste de
fleurs, remplissent la ville d'acclamations ; des repré-
sentations sacrées ou profanes sont ordonnées ; des
joutes et des tournois sont proclamés. Les jeunes gens
qui y participent, avec leurs emblèmes, leurs devises et
leurs armures, montent des chevaux caparaçonnés de
velours blancs, d'or broché, de pourpre, de brocart
couleur de violettes. A la joute de 1468, Laurent
apparaît lui-môme au front de douze adolescents, dont la
veste de soie changeante est d'une si délicate broderie
qu'elle fait dire au poète qu'il semble que le ciel s'y
mire : << Eix partie de roses fraîches sur la branche, en
partie il n'est resté que les tiges, et les feuilles en
sont tombées à la brise'-. » En 1471, Galeazzo Maria de
Milan et sa jeune femme Bona de Savoie entrent à
Florence : ils sont accompagnés de cinq cents hommes
d'infanterie, de cinquante laquais à pied vôtus de soie
et de velours, de deux mille gentilshommes et domes-
tiques de suite, de cinq cents couples de chiens et
d'un nombre infini de faucons; en chantant sur le
chemin, les jeunes Florentines se portent à la rencontre
du couple princier; trois représentations sont ordon-
nées dans trois églises; et, quoi qu'étant en carême^
toute la cour rompt le jeûne. En 1473, c'est le tour
d'Eleonora d'Aragon. En 1488, c'est le tour d'Isabelle
d'Aragon. En 1491, Laurent représente le triomphe de
1. « Le slrade, dovc passano. sono tulle adornc aile niura c al sotlerc
rii capolctli, spallicre e bancali, i (|iiali sono coperli di zendndi, e por
luUo é picno di donne giovani, e fanciiille veslile di sela, e ornate dî
gioie, e di piètre prcziose, e di perle. . e pcr tulla la Ciltà si la (jticldi
nozzc, c fffan conviti con tanli pillcrri, siioiii, e canti, e baili, festc, e
lelizia, e oruamento, clie nare cfie (piella terra sia il Paradiso. » Goro
JJati, hturia di Firenze, Horence, 1735, p. 8G et sq.
2. « Vj parle rose freHchc in su uno ranio
K parle son riniasi sol gli stecchi
E Koa lo foglie gii'i cascatc al rc/.zo. »
Llioi PiLci, Gioalra.
LA COUK DE LAURENT DE MÉDICIS 45
Paul-Emilc revenant de Macédoine, et les sommes qu'il
prélève pour celte réjouissance publique sont si consi-
dérables (jue, « pendant beaucoup cl beaucoup d'années,
ies citoyens ne payèrent i)lus aucun impôt».
A riiorizon, le ciel semble sourire. Un perpétuel
dimanclie se continue, et à ce bonheur dissous dans
Tair, qu'expire et respire la jeunesse des poilrines,
il faut ajouter l'art qui enchante celte existence, car
nous sommes dans un coin de laHomed'Augusle ou de
rAthènes de Périclès, où toute manifestation de vie se
traduit et se réduit en monument de beauté.
La victoire llorenline (rAnj:;hiari n'est plus une
!)alaille, c'est un carton de Léonai-d. La joute llorenline
•de 147.") n'est plus une joute: c'est une épopée de Poli-
lien. Simonella Caltaneo n'est plus une lille génoise,
mariée à un marchand de Florence, enlevée à la lleiir
de l'âge : grâce à Pollajuolo qui en peint l'image, à
Politicn qui la chante dans ses ^)7^//JS<";à Botlicelli, qui
fa déilie dans sa Pr'unavera, et à Laurent, qui la pleure
dans ses sonnets, elle devienl d'vant l'histoire « La
bella Simonelta ' ». Des cliars j)opulaires traînent
<lans l'orgie du carnaval de gi'osses chansons ; aftinées
par un prince, ces chansons se haussent jusqu'au rang
«l'un g Mivc liltéraire. Les arcs de triomphe, les ligura-
tions ambulantes, les tableaux vivants des fêtes se trans-
forment en chefs-d'œuvre d'Aiidrea del Sarlo, du Cro-
naca, de Gramicci. C'est Polilien qui compose les petits
thèmes latins des enfants des Médicis -', et c'est Michel-
Ange qui s'amuse avec laneige tombée dans la cour à leur
bàlir un homme de neige. Et, (jue si Laurent conclut la
paix avec Naples, que la bourgeoise (iiovanna Torna-
buoni mette au monde deux jumeaux, qu'un garçon de
dix-huit ans, Michèle Verino, succombe à un excès de
co:iti:)(;nce ou qu'une jeune lille de seize ans, Albiera
1. A. Nori, Iji helbt. Siitionella. (îiorn. Storico délia letteratura ila-
Ji.uia. \. 1:51. - A. WarliiiiK. i^ondro liotticellis IJe/jurl der Venus und
Fruit lin;!, Ilaiiihurg et Lf^ipzij.', IS'.i.'L
1. Lalini (U'Ilali a l'ie/v de Medici. Poi.mikn, r.d del Liin,:,u>. p. 17.
46 LE QUATTROCKISTO
degli Albizzi, succombe à un accès de fièvre quarte, ces
diverses conjoncUires s'appellent des élégies, des bas-
reliefs, des toiles peintes, des vers latins.
La beauté est partout. Qu'est-ce que cette maison de
Via Larga, d'une arcbilecture à la fois si élégante et si
robuste, remplie de trésors qui émerveillent l'étranger?
Un palais, une bibliothèque, un musée? Tout cela
ensemble : c'est lademeuredesMédicis, Los nymphes de
Fiesole,jadisévoquéesparBoccace,dansentsurles gazons
de Botticelli et dans les églogues des poètes. Au fond
des âmes, sourient de tendres paysages du Céphise et
brillent de purs profils de camées. De délicats apo-
logues peuplent les rues elles chemins de blanches
mylhologies *. Marbres émus et candides; bronzes
maigres et précis ; femmes au long cou et au front
bombé d'intelligence ; adolescents chastes et beaux;
amitiés charmantes; fêtes olympiennes de l'esprit ;
bruit de dactyles; clarté de fresques; et le Christ
qu'on adore porte, au lieu de couronne d'épines, une
guirlande lleurie cueillie par Marsile au bord de
rilyssus !
Voici, nous assistons à ce spectacle unique d'une
République dirigée par un poète. Et ce poète chante.
« 0 violettes, chante-t-il, belles violettes fraîches et
pourprées, violettes qu'une main candide a choisies,
quelle pluie, quel ciel limpide voulut vous produire.
Heurs si exquises que la nature n'en fit jamais de
telles'? » Et autour de Laurent ((ui chante de la
sorte, sa vieille mère chante, ses jeunes amis chantent;
en italien, en latin, en grec, tous chantent : les cha-
noines de l'église, les st;crélaires de la République,
les nK'nibrcs de l'Académie platonicienne, les maîtres
1, Voir en particulier ceux de Marsile Ficin et de ses amis. Mahsii.e
FiC!.-», Ojierit, Haie, \7>H), 2 vol., 1, p. 8i7.
2. « Helle frcschc e purj)uree viole
V.\\c ijuelln c'xndidissnua uiaii colse,
(^ual pio^giu o quai puru aer prudur vulse
Taiilu più vaghi (ior cho far non suuleV »
LA COUK DE I.ALKE.NT DE MÉUICIS 47
du Sludio, les fonctionnaires de TEtal, les diplomates,
les adolescents, les enfants. Heureuse époque, où tout
ce qui compte, pour complei-, doit être initié à la
vie supérieure de l'esprit, depuis le podestat qu'on
accueille jusqu'au condottiere qu'on emploie, depuis
l'ambassadeur qu'on envoie à l'étranger jusqu'à celui
qu'on en reçoit, Pandolfo CoUenuccio qui laisse la
forteresse du Bargello pour improviser des sonnets
amoureux avec Laurent, le capitaine Federigo di Mon-
tefeltro qui ne demande pour sa part de butin de Vol-
terre qu'un livre bébreu, l'ambassadeur Acciajuoli qui
traduit Aristole, l'ambassadeur Barbaro qui corrige les
textes de Pline! Et un chancelier de Laurent n'est pas
qu'un bureaucrate, asservi aux tristes besognes des
écritures, c'est un esprit gracieux, disert, orné ;
capable comme Pietro Bibbiena de composer une élé-
gie latine contre l'ennemi vénitien; de s'associer aux
dialectiques platoniciennes comme Niccolô Michelozzi;
de fêter en latin son maître et sa maîtresse comme
Jacopo Bianchelli; de jouer le personnage d'Orphée
dans une mythologie représentée à Mantoue comme
Baccio Ugolino; et de composer cette mythologie à
l'âge de dix-huit ans comme Ange Politien.
Le latin, de vertu qu'il était, est devenu une grâce.
On en met partout, jusque sur la Bible, que Verino tra-
duit eu hexamètres, lU nilor eloquii pcuiter cuni lacté
bibalur, aux margelles des fontaines, aux cadres des
fresques, aux frontons des tombeaux, au chevet des
lits, au ilanc des vases, au chaton des bagues, à la
garde des épées, et « toutes les parois de Florence sont
oblitérées par moi, dit Politien, comme parune limace,
d'arguments et de titres variés* ». Les promenades, les
causeries, les festivités se réjouissent d'épigrammes
1. « Naiu si quis kreve dictum quod in gladii capulo» vel in anuli
legalur emblemale, si quis versuni lecto aut cubiculo, si quis insigne
aliquod non argento dixerini sed fictilibus otnnino suis desiderat, ilico
ad Polilianuni cursitat ; omnesque jam parieles a me, quasi a limace,
videas oblitos argumentis variis et titulis. » I^olitien, Episl., Il, 13.
48 LE QLATTROCE?<TO
latines inip ovisées ; dans les repas, elles saluent
rentrée des services de viandes, de poissons, de fruits;
<;t la langue qu'elles emploient n'est plus la langue
solennelle de naguère, c'est la langue lUiide de la bonne
compagnie et des ris. Tout à l'heure, Laurent chantait
des violettes en italien ; le latin de Politien reprend
le thème en se jouant : « 0 violetîes, délicates violettes.
petit présent de mon aimée, doux gage d'amour auquel
tant d'amour reste attaché, quelle terre vous engendra?
Quel zéphir, quelle brise légère parfuma de son par-
fum vos pétales embaumés?... 0 violettes, trop heu-
reuses violettes qu'elle cueillit de sa main, de sa main
qui, hélas ! me ravit à moi-même, qu'elle porta de ses
doigts roses à sa bouche gracieuse d'où Amour dirige;
contre moi ses dards pointus, c'est peut-être d'elle-
même, violettes, que cette grùce vous est venue...
Regarde comme cette lleur est charmante dans sa blan-
cheur lactée ! Regarde comme cette autre rougit en
ses feuilles incarnat! Telle, la couleur de ma maîtresse
lorsqu'une douce pudeur empourpre ses jou(îs, et, alors
(juel le suave odeur s'exhale au loin de ses lèvres! Or voici
<|u'en vous, violettes, est restée cette odeur. 0 violettes
h(Mireuses, ma vie, ma joie, asile de mon unie, souflle
<le mon àme, qu'au moins à vous je prenne de délicieux
baisers*! « Il semble que l'inspiration naissa en latin.
1. « Molles o viola', veneris nmnnsciilfi noslra*,
• Dulcc (|uibus tciiiti pif^nus ;imoris iiicsl,
Quii' vds (|iiii' gciuiil leiiiisV Qin nectaro odoras
Sparseninl zephyri mollis el aiirii coiims ?...
Felices niiiiiiiin viola', (jiias carpscrit illa
Dcxter.'i (|iia' iiiiscriiin me iiiilii stiliri|uiii !
Qiias rosfis di^'ilis forinoso adtintvorit ori
lllt uinie iii nu; s|ii(-.iila liin|uc( aiiior!
Forsitan et vohis lia-c illiiic f^ralia voiiil...
Aspicc lactcolo lilaiidiltir ni illa colore.
Aspico piirpiirels ut nibct ha-c foliis :
Hic rojor (;^t d)iiriina>. rosco ciiiii dulcc |)iidoi'u
l'iriKil lacleolas piirpiiia f^'iala gcaas
Oiiatii diilceiii laliris. cpiaiii lah; spiral iidorciii I
Km viola-, in vohis ille reiiiaiiHil odor.
(I rortiiiiata' viola-, inoa vila, nieiinupie
De'iliiiiii, o aniiiii porlus et aura iiici,
.\ vobi» »allcni, viola*, ^rala oscilla, carpam. . «
il'oi.niK.N, (!'(l. I»el Liiiigo, p. •J.'l,'].)
LA COUK DE LAUR1:NT DE MÉDICIS 40
T.c laliii, ([iii ose tout dire, le menu d'un repas comme
chez Ermolao IJarbaro', le mécanisme d'une horloge
comme chez Politien-, est d(;venu si hardi qu'il aborde
tous h^s genres et s'approprie; toutes les beautés, avec
Crisloforo Landino, qui reproduit en latin la sextine
de Pétrarque; avec Amerigo Gorsini, qui traduit en
latin les sonnets de Pétrarque ; avec Ugoiino Verino,
qui raconte en latin uii Trionfo de poète on une Sloria
de chante-histoires. Et le Grec Michel Marulle imite en
latin les thèmes du carrefour! Et Politien transpose en
latin les arguments des poètes alla hure hia !
L'éi'udition n'est plus qu'un jeu propre à divertir les
enfants. A sept ans, le petit Pierre de Médicis cite Vir-
gile à son père qui lui a envoyé un cheval : « Père
magnifique, je ne pourrai jamais te raconter combien me
fut agréable et combien m'a incité à l'étude des lettres
l'arrivée de ce petit cheval; que si je voulais le louer,
ante diem clauso componet vespe?' OlijmpoK » A onze ans,
le petit Orsini chante ses propres vers et dicte en môme
temps cinq lettres à cinq copistes, A onze ans, Michèle
Verino correspond en latin avec son père; à dix-sept
ans, il compose des distiques qu'on traduira dans toutes
les langues; à quinze ans, Pellegrino degli Agli rivalise
avec Michèle Verino ; à douze ans, le fils du théologien
Gianozzo Manetti est versé dans le latin, le grec et
l'hébreu; à quinze ans, Politien est capable d'épi-
grammes latines, à dix-sept ans d'épigrammes grecques,
à vingt-six ans il gravit la chaire des Filelfo et des
Guariuo; à vingt-trois ans. Pic de la Mirandole s'offre
à soutenir à Uome, devant toute l'Europe assemblée,
neuf cents thèses embrassant la somme des connais-
sances humaines. Jamais on ne porta plus lourd bagage
1. Politien, EpisL, XII, 41.
2. PouriEN, il)., IV, 8.
3. « Non possem narrare tibi, niapnifice pater. quam niihi gratus
fuerit, quamque ad studia litterarum me incitavit ipsius equuli a'tiven-
tus. Quem quidein si laudare velim, Anle diem claiiso componet vesper
Olympe. » Leltere d'un bainbino fiorenlino, op. c, iet. VU.
50 LE QUATTROCENTO
avec une aisance plus légère, un sourire plus heureux.
La science se penche sur des manuscrits qui semhlent
une fête, ornés qu'ils sont d'arabesques, de figurines,
d'onciales fleuries, de petits paysages d'azur; elle
s'étend sur l'herbe sous les sapins des Camaldules ;
elle distrait les longueurs des longs chemins. C'est à
cheval, en pleine campagne, que Politien récite à Lau-
rent qui s'en « délecte » les curiosités grammaticales
de ses MisceilaneaK Les étudiants représentent en
un divertissement public les Ménechmes de Plante.
Alessandra Scala, lille du chancelier de la République,
débite en grec les tragédies de Sophocle dans les salons.
Bartolommeo délia Fonte, traversant les Alpes, se con-
sole de la neige qui les couvre en composant des dis-
tiques ensoleillés.
Les savants ne sont plus des solitaires, des maniaques,
de gros enfants à filles et à, farces ; ils secouent la pous-
sière de leurs bouquins, entrent au salon, prennent
des manières, font servir leurs connaissances au plaisir.
L'Université n'est plus un temple austère, rempli d'un
silence religieux, où l'on entre chapeau bas, avec com-
ponction, d'un air grave ; c'est un vestibule du palais,
une dépendance de la cour, animée, enjouée, rieuse. On
passe de l'un à l'autre sans effort. L'un et l'autre se
complètent et travaillent au môme idéal. Jadis, comme
Carlo Marsuppini inaugurait un cours devant un
nombre infini d'hommes doctes, « il lit, raconte Ves-
pasiano, grande montre de mémoire, en ce sens qu'il
n'y a pas écrivain grec ou latin que Messer Carlo n'ait
cité en celte matinée, et ce fut tenu par chacun pour
chose merveilleuse' »> : aujourd'hui, à la même place,
dans une môme circonstance, Politien introduisant des
\. V. Cuni tibi uuperioribiis dicbus, Lauronti Mediccs, noslm hii'c Mis-
cellanea inter cqiiit/induni recilarenius, (lelcctatiis arbitror novitate
ipsa rcrum, et varietalo non illei»ida loclionis, horlari cœpisti nos... »
FouriK.x, J'rt'face des Miscellnnea, I, p. 481.
2. « Fccc gran pruova di meniuria, pcn^bù non cbbeno i Greci ne i
Latiui Hcrillorc ij^niino cho Mes»er Carlo non allej^asse qtiella niattina.
Fu tenula du tutti co»a inoravigliosa. » Vesi'asia.no, Vile, j). 440.
LA COUR DE LAURKNT DE MÉDICIS 5i
leçons sur les Priora d'Aristote s'amuse. Il parle des
sorcières dont sa grand'mère l'edrayait, des sorcières
qui mangent les enfants qui pleurent, des sorcières qui
aujourd'hui se réunissent à Fiesole autour de Fon-
telucente où les commères puisent l'eau ; elles ont des
yeux postiches qu'elles enlèvent et remettent comme
les vieux leurs besicles ; elles ont des dents pos-
tiches qu'elles enlèvent et remettent comme les femmes
leurs frisons; elles se promènent parmi les marche's,
les places, les carrefours, les ruelles, les églises, les
bains, les boutiques, scrutant, fouillant du regard
chaque chose; l'autre jour, des sorcières ont vu Poli-
tien, elles l'ont toisé curieusement comme font les gens
d'un objet qu'ils veulent acheter, elles l'ont reconnu :
« C'est Politien, se sont-elles écriées, c'est tout ce qu'il
y a de plus Politien, c'est ce faiseur de contes qui veut
se donner pour philosophe'. » On dirait, pour le train,
le début d'une nouvelle : c'est le début d'une leçon. Et,
ayant à inaugurer une lecture de Gt'orgiques^ Politien,
au lieu de disputer, de disserter, de discourir, se meta
chanter; il chante aux étudiants la vie rustique, il chante
ses joies, ses travaux, ses paysages ; il chante le printemps,
les hôtes, les fleurs : « La vieille terre au visage joyeux dé-
veloppe un nouveau germe ; elle orne ses tempes de toutes
les pierreries. La rose pudique teinte sa poitrine du sang
d'Idalie ; la noire violette qu'une seule couleur ne con-
tente pas, blanchit et rougit et porte au front la pâleur
des amants ; les lys plus candides que la neige tombent
comme ils sont nés... Ici, les fleurs de Salamine ins-
crivent leur nom; ici baie le pavot cher à Cérès, le
pavot empli de sommeil; ici le narcisse tend ses lèvres
à lui-môme ; ici, la brise nourrit les crocus de Cilicie,
et parmi l'air léger épand d'un souffle leur parfum
connu des théâtres. Déjà le souci des marais cligne ses
yeux rouges comme la braise, et le mélilo n'est pas loin.
1. « Politianus est; ipsissimus est; nucator ille scilicet,
r«i)cnte philosophas prodiit. » Uel Luayo, FÏoreniia, p. 133.
52 LE QUATTKOCENTO
La moisson revêt sa robe de pourpre de Tyr. Le gazon
secoue son or vivant. Telle plante s'elTorce de vaincre
en éclat le cristal et telle autre l'azur. Sur les collines,
parmi les vallées ombreuses, le long des fleuves silen-
cieux, les herbes palpitantes se déploient, verdissent ; tout
rit, tout regorge, tout resplendit a la lumière aimée'. »
Qu'on compare cette désinvolture à l'application du
début du siècle, on se rendra compte du chemin par-
couru. L'Italie commence à recueillir les fruits de son
effort laborieux. Après les longues veilles d'hiver, le
printemps se met à sourire. El si, au début du siècle,
Leonardo Bruni se désolait d'être né dans une époque
découronnée, aujourd'hui les meilleurs esprits de Flo-
rence, conscients du moment unique, en portent la
légitime fierté. « Que celui qui a de l'esprit, dit Matteo
Palmieri, soit reconnaissant à Dieu d'être né en ces
temps qui lleurissent de plus d'excellents génies qu'il
n'y en a eu depuis mille ans'-. » «Je dois remercier
Dieu, écrit Giovanni Hucellai, qui m'a donné l'être à
l'âge présent, Age que ceux qui s'y entendent peuvent
regarder comme le plus grand qu'ait eu notre cité 3. »
1. « .\lma novum tellus vulfu nilidissiina germen
Fiindit, et ouinigeiiis ornât siui lempora geiaiiiis :
Idalio piidibiinda sinus rosa sangnine tiiigit;
Nigra non uiio vicda est contenta colore,
Albet eniin riibcl et pallorem ducif aniantnm ;
Ut siint orla cadunt. nive candidiorn, ligustra...
Ilic salaniinnci scrit)nnt sua noiiiina llorcs ;
liic gratiun Ccreri pleninn(|ne sopore pnpaver
Oscilat ; hic inhiat sibiuiet Narcissus ; at illic
Corycios alit aura crocus, notuinipie theatris,
Aéra per teneruu). Ilalu dispergit odorcni :
Ncc jani nanuiieola* corinivent luniiiia calthiB,
Ncc nielilolos abest ; Tyriiiiii scges illa ruborem
Induit, hic vivo cespes'sc jactat in aiiro :
llii- niveos, ha' cyaneos siiperare lapillos
f'.ontendnnl herbii-, vcrnantfpie inic.intia late
(jraniina per tuuiiilos, pcrque unil)rireras convalles,
Perque airmis taciti ripas, atipic uninia rident,
Oinnia luxuriant, et aniica lucc coriiscaiit. »
(l'oiJïiBN, éd. Del Lungo, p. .'113 et sq,)
2. « Riconoscft dn Dio rhi ha in/j^egno l'essere nalo in (piesti tcmpi i
quaii piii fioriscono d'cccellenli arti d'ingegn<i clie ail ri tcujpi sicno slali
già sono mille anni passali. » Matthi» I'ai.vikhi, \'ilii rirUc, p. id.
3. « Ancora debbo ringra/iure Dio che mu dalo l'essere neHelù prc'
LA COCK DE LAUKENT DE MÉDIGIS 63
« Il me plaît de me glorifier, ajoute Alamanno Rinuc-
ciiii, croire né dans ce siècle qui a produit en toute
espèce d'arls et de disciplines d'iimombrables hommes
si parfaits que je les veux comparer avec les Anciens *. »
Et Marsile Ficin s'écrie : « Ce siècle est un siècle d'or,
lui qui a remis en lumière les disciplines libérales
presque éteintes, la grammaire, la poésie, l'éloquence,
la peinture, l'architecture, la sculpture, la musique,
Ta't de chanter sur l'antique lyre d'Orphée; et tout
cela à Florence-. »
Tout cela à Florence. Car Florence, ainsi animée,
riche de ferveur, de fraîcheur et de joie, brille d'une
lumière incomparable. Comme le dit le poète milanais
Cornazzano, elle est « la fleur de l'Italie^»; elle est
l'initiatrice suprême ^ la capitale élue, l'Athènes d'une
Grèce qui semble ressuscitée, et dont il nous appartient
maintenant d'examiner l'œuvre de poésie et d'éru-
dition.
IV
Les années ont coulé. La poésie latine n'est plus ce
qu'elle était au début du Quattrocento. Elle a quitté
son attitude héroïque et sa prétention au grandiose,
pour se réduire au format plus modeste qu'avaient
sente, la quale si tiene per li intendenti ch'ella sia stata e sia la più
grande eta che mai avesse la nostra città. » Marcolli, Un mercante
Fiurentino, p. 47.
1. « Mihi vero gloriari intenlum libet, quod hac a'tate nasci conti-
gerit, quu; viros pmne innunierabiles tulit lia variis artium et discipli-
naruni generibus excellentes, ut putem etiam cutii veteribus compa-
randos. » Voss, Monumenla ad A. liinuccini vilaiti, p. 4i.
2. « Hoc eniiu seciihini tamquam aureum, libérales disciplinas ferme
jani exlinctas reduxit in lucem, grammaticam, poesim, oratoriam, pic-
turam, sculpturam, architecturani, musicam. antiquum ad Orptiicam
lyram carminum cantuin. Idque Florentiie. » Ficin, Opéra, p. 944.
3. « Flos tamen ItaliiB sola vocanda est
Et sibi conveniens unica nomen habet. »
4. Le maître du Pérugin lui enseigne que c'est à Florence que
viennent les hommes « parfaits en tous les arts », parce que la critique
y est très répandue, que pour y vivre il faut se montrer ingénieux et
aue son atmosphère engendre dans toutes les professions « une cupidité
e gloire et d'honneur ». Vasari, Vie de Pérugin.
54 LE QUATTROCENTO
adopté les Beccadelli, les Marrasio et quelquefois le
délicat poète de Ylsottœiis, Basinio Basini. Nous en
avons tini, ou presque, avec les inspirations à la
Filelfo, avec les Sforziade, les Cosniiade, les Feltriade^
les Hespéride, les Polidoréide, et tout ce train d'épopée
magniloquente qui remplissait le vide de sa sonorité ^
Allégée par l'influence du grec, dont le règne est,
comme nous l'avons dit, désormais avenu, elle s'est
faite plus brève, plus rapide, plus légère, et, au lieu
d'emboucher la trompette épique, elle répand des
fleurs et des sourires. Ce sont des choses plus tran-
quilles et moins outrées, rarement un beau poème,
plus généralement des églogues, des odes, des élégies,
des épigrammes, que composent les poètes d'aujour-
d'hui; à Mantoue, Battista Spagnoli, qu'Erasme place
à côté de Virgile; à Ferrare, Tiio-Vespasiano Strozzi,
qui marie la candeur de Virgile à la mélancolie de
Pétrarque; h Naples, Jacopo Sannazaro, qui met aux
lèvres des pécheurs de Mergelline la langue des Méli-
bée et des Tifyre. Le vieux gentilhomme Tito-Vespa-
siano Strozzi (1425-1505), contemporain de Pontano,
chante dans son Eroticon sa maîtresse Anzia, son petit
garçon Hercule, les princes, les princesses de Ferrare
et les événements gros et menus de cette maison des
Este, dont il est le chantre officiel et l'interprète élégant.
Le doux et pieux carmélite de Mantoue, Battista Spa-
gnoli (1448-1516), tache de doter de la beauté antique
l'évangélisme candide qui l'émeut; son poème Par-
thenice dit les saintes femmes; son poème De sacris
diebus fait se rencontrer, à la porte de Marie, Mercure
avec l'ange Gabriel ; dans ses St/lves, dans ses Eglogues,
il chante les (îonzague, la campagne de Mantoue, les
i. Tito Vcspasiano Strozzi, qui a entrepris une Itorseiile, ne raccom-
plit point. Mario Filelfo ne trouve point d'éditeurs pour ses poèmes
éniqueH. Igolino Verino non plus. — Sur cette poésie, voir : Voih;1, Die
SKiederheU'btnui des Klassiscnen AUerlhunis, II, liv. VII, eh. m. —
Itorinaki, Dnn Epos iler lieruiiamnce, Viertcljahrschrift fur Kultur uad
Littcrutu dtr HeiiaisHancc, I, p, 187.
LA COLR DE LAURENT DE MÉDICIS 55
paysans. Si Jacopo Saniiazaro (1458-1530) reste vingt
ans à tisser d'un fil d'or et d'argent l'histoire de la
sainte Vierge dans son poème De partu Virghiis, il
communique plus immédiatement son génie suave
dans ses Eglogues de pêcheura^ ses Elégies^ ses Epi-
grammes, qui naissent au jour le jour et disent Naples,
les paysages et les rois de Naples, la villa de Mergel-
lino du poète, son amie Cassandra, ses amis. A Flo-
rence, le vieux maître Gristoforo Landino, avant d'en-
seigner l'éloquence au Studio, a composé trois livres
d'élégies Xandra. Son collègue au Studio, le maître de
poétique Naldo Naldi, compose aussi trois livres d'élé-
gies, outre un poème sur la prise de Volterre, intitulé
Volaterrats. Le soldat grec Michel Marulle, amoureux
et mari de la belle Alessandra Scala, écrit ses beaux
Hymni naturales, où il personnifie en deités antiques
les forces de la nature et se rappelle Pontano dont il
fut l'élève, et nous rappelle Lucrèce ^ Eglogues et
poèmes du chancelier de la République, Bartolommeo
Scala; élégies du commissaire de la République, Ales-
sandro Braccesi ; épigrammes du grammairien Canta-
lizio et du maître d'éloquence Pietro Grinito ; épi-
grammes de tous 2; distiques du jeune Michèle Verino ;
et le i)ère de Michèle, le notaire Ugolino Verino, à
côté de la Bible qu'il met en hexamètres, élabore de
son mieux un Paradisiis où il chante le vieux Gosme,
une Cariiade où il chante l'empereur Gharlemagne
et un panégyrique de la ville de Florence, De illustra-
tione Urbis Florenti-e ; et Bartolommeo délia Fonte
chante les amours et les armes du roi de Hongrie,
Mathias Gorvin.
Le cycle poétique, où se meut tout ce monde, est à
peu près le môme ; et ce qu'on disait de Naldo Naldi :
1. Hymni el epif/rammata Marulli, dans C. N. Sathas, Documents
inëdils ]ioiir servir à l'/iistoire de la Grèce au moyen âge. Paris, 1888,
vu, p. 173. — Sur Marulle, voir Scai.ige[\, Poelices libri VII.
2. On en trouvera un recueil suffisant dans Carmina illuslrium poe-
larum itulorian, Florence, 1719-1726, 9 vol.
56 LE QUATTUOCENTO
(( Qu'il loue son amie ou qu'il célèbre le Médicis, Naldo,
ravi d'un double amour, chante pareillement ' » — pour-
rait être répété de la pléiade des poètes contemporains
de Naples, de Ferrare et de Florence, dont la lyre a
surtout deux cordes, l'une pour la maîtresse et l'autre
pour le patron. Leur inspiration est ou amoureuse ou
courtisane ; quand, à l'exemple de Landino, de Naldi,
de Braccesi, de MaruUe, de Verino, ils n'adressent pas
de tendres élégies à une Xandra, à une xVlba, à une
Flora, à une Neera ou à une Flammetla, ils encadrent
de la grâce obligée du latin la vie des Gonzague, des
Este, des Aragons ou des Médicis. A Florence, en parti-
culier,''la poésie semble éclose à l'ombre de ce Laurier
symbolique, qui personnifiait la figure de Laurent; elle
exhale le parfum d'iris, qui est la plante de la famille;
elle brille de l'éclat des bagues de diamants, qui sont
l'emblème de la famille ; et qu'elle dise Cosme ou Lucre-
ziaTornabuoni, ou la guerre de Volterre, ou la réouver-
ture de l'Université de Pise, ou les jardins de Careggi,
ou les métairies de Poggio a Gaiano, moins encore, un
geste, un sourire, un soupir du Magnifique, elle appa-
raît estampillée aux armes des Médicis. Elle porte à
son fronton l'écusson aux six palle'. Un homme en
donne la mesure : Politien.
Polilien n'est plus l'adolescent ingénieux et rapide
qu'au début de l'avènement de Laurent, les Médicis
sauvèrent de la misère. Grandi dans l'atmosphère déli-
cate de la maison de Via Larga, au milieu de l'opu-
lence, de l'intelligence et de la beauté, il est devenu
d'Angelo dcgli Anibrogini, le Politien, c'est-à-dire un
gros personnage, chanoine, ambassadeur, professeur,
confident du Magnifique, propriétaire à Fiesole. H a
composé une œuvre poétique considérable, (jui l'a mis
1, « Dura célébrât Medicem Nnidiis, diiiii liunlal aiiiicani
Et pariter geinino raplus aniore canit... »
(I»ui.iTiK.N, éd. Del Liin^o. p. 122.)
2. Sur c-ftle poésie de la cour des Médicis, voir Fabroiii, (lui, dans son
ouvrage »ur Laurent, en donne de Irè» nombreux éclianlillons.
LA COUll Di: LAUHK.NT Di: MÉDICIS 57
on vodello an premier plan. Le tavcrnier, l'oiselcnr, le
jjonlunger, le colporlenr se pressent devanl ses pas; le
charcutier et le maître-coq le graissent de leurs doigts,
l'un le tire par la manche, l'autre le baise, l'autre le
salue'. ('Tous les savants, lui écrit Phosphore,
t'admirent toi unique et conviennent que tu dépasses
haut la main ceux qui ont écrit depuis six cents ans-. »
« Mes six cents élèves sont témoins, lui écrit Beroaido,
cette chaire où chaque jour j'enseigne est témoin que
je me suis fait le héraut et la trompette de ton érudi-
tion singulière-'. » « Si ton Mécène ne me sauve pas,
le supplie Cantalizio, je vends mes livres et je me
mets à faire le valet, l'usurier, le fournier». >• Tout ce
qui brille dans les lettres, et non seulement h Flo-
rence, mais à Venise, à Rome, à Milan, à Ferrare, à
Xai)les, s'incline devant lui, l'accable de compliments
et d'hommages. Et que si, à peu près seul de son
espèce, Sannazaro lui décoche deuxépigrammes cruelles,
Politien peut en sourire. Avant Sannazaro, dont la
gloire appartient surtout au siècle à venir, et après
Pontano, qui représente une époque déjà dépassée,
il est, au-delà de Florence, l'illustration éblouissante
et jeune du dernier quart du Quattrocento.
Non que par un coup de génie il arrache le siècle à
ses destinées littéraires. 11 ne fait que les résumer et
les incarner. Elevé dans la cour du Magnifique, où la
poésie s'est faite médicéenne, il n'élargit point son
horizon. Il réduirait plutôt le cycle admis, l'amincis-
1. < Gaiipo, auceps, lanius, pistor, cocus, institor urgent,
llinc me ungit lactu fartor, al inde corus. »
(PoLiTiEN, éd. Del Lungo, p. 123.)
2. « Onines docti te unuai admirantur. et fatent te omnes, qui
se.vcenlis abhinc anais scripserunt, facile superare, hoc est te illos,
non iilos te. » Politikn, Epist. 1, 13.
3. « Testes sunt scholaslici sexcenti, testis est pulpitum illud, ex quo
quotidie proliteiiiur, me identideiu esse prœconum et buccinatorem tuae
singuiaris eriiditionis. » Ib., VI, 2.
•4- « At nos vendere fas crit libellos,
Et conducere bnsta, lustra, furnos,
Mit'cenas nisi me tuus reservet. »
[Carmina Uluslrium poetai'ian, III, p. 130.)
58 LE QUATTROCENTO
sant jusqu'à la seule personnalité du prince et jusqu'à
la taille de répigramme. Courtisan avec une grâce,
une câlinerie et une impudeur qu'il apprit en bas-àge,
il dit le chien espagnol de Laurent, le cheval barbe de
Laurent, la maîtresse de Laurent, les pleurs que Flo-
rence verse sur l'absence de Laurent. A le croire, la
Florence qui précéda Laurent n'était qu'un tronçon
informe*; Laurent n'a pas seulement créé Florence, il
l'éduque et l'embellit; Laurent exhale plus qu'une
odeur mortelle, il sent le c'\e\~; par sa langue, par son
<»sprit, par son âme, Laurent rend le ciel aux hommes.
Laurent a édifié une fontaine : épigramme; Laurent a
construit un tombeau au peintre Lippi : épigramme;
le soleil darde et Laurent a cueilli un rameau de
chône-vert pour se garer le front ; aussitôt, dressé sur
ses pieds, Politien improvise : « Combien tu as raison
de ceindre tes tempes du chêne qui porte les glands,
Laurent, salut du citoyen, Laurent, salut du peuple^! »
Nous retrouvons apointie l'inspiration des autres. Mais,
tandis que les autres n'apparaissent hélas! trop sou-
vent que des versificateurs prolixes, Politien est un
artiste incomparable; tandis que chez les autres, trop
souvent, la ferveur est trahie par le talent, chez Poli-
tien le talent est l'égal du désir; et, tandis que le
vieux Varchi inscrivait impatienté en marge des élé-
gies de Naldo Naldi : NIhil insidslor hoc Naldo et ojus,
cacatii)nibiis, l'âpre Scaligcr met en télé de l'élégie
pour Albiera de Politien : Elcgia pro epicedio valde
hona cHt^ ingeniosa, plena, numerosa^ candida, argutd^
efficax.
On dirait que le vieux Ponlano l'a pris sur ses
1. « Ante erat informis, Lfiurcns, tua pniria trunciis »
(l'oi.iriKX, (mI. Del Liingo, p. 117.)
2. « Nie inorlalc snpis, Laiirens, aod pcctorc ru;lutii,
Sed cœluin lingiia, iiicnlc iiiiiiiio(|iiu rofers. »
{Ib., p. 131.)
3. « Qimtn benc glandifera cingin liia lompora (pierru,
Qui civem serva» non mudo, sed popiiliiin. »
(M., p. m.)
LA COUR DE LAURENT DE MÉDICIS 59
genoux et lui a chanté la ninne-nanna en latin, tant le
latin semble chez lui une langue maternelle, reçue
avec la lumière du jour et respirée avec le souffle du
vent. Il s'est domestiqué avec le latin en reprenant la
traduction de V Iliade que Carlo Marsuppini avait lais-
sée interrompue et dont il accomplit quelques chants
en hexamètres si lluides que Marsile Ficin se demande
où est l'original; et il nettoie ce latin au contact de la
Grèce, que de honne heure il s'est assimilée et qui lui
enseigna la touche Une, l'acuité de la llèche ailée,
l'exactitude de la forme sobre, concise et polie. Il met
des arêtes légères à la matière amorphe, redresse d'un
pouce savant la glaise informe, éclaircit, allège, anime
la masse lourde et flasque. Comme l'abeille, il a l'aile
et l'aiguillon. H a de l'audace et de l'esprit. Là où l'on
tremble, il ose; là où l'on marche, il gambade; là où
l'on énumère, l'on s'applique, l'on ratiocine, il chante.
Son talent maigre et souple se faulile dans chaque coin,
s'embusque à chaque trou, recherche les obstacles
pour le plaisir juvénile de les vaincre. Sans doute que
sa veine est mesurée et que son inspiration est fugi-
tive ; sans doute que ses plus longues œuvres se décom-
posent en autant de pièces de rapport, en morceaux
délicats et brillants de mosaïque : son instrument est
tout petit, c'est la flûte de roseau de quelque satyre
adolescent sous la feuillée, mais l'instrument est bien
joint par la cire, bien ajusté, bien d'accord, et Politien
connaît toute la subtilité de ses ressources infinies.
Un peuplier brûlé au carnaval a reverdi devant la
maison de Via Larga : « Faut-il s'étonner, flùte-t-il, que
le peuplier, qui se dresse devant le palais Médicis et dont
la foule ivre avait approché de trop près des flambeaux
rapides quandon célébrait Bacchus, ait poussé des feuilles
neuves? Laurent est le rival d'Hercule par les armes,
et Laurent adoucit les dieux de l'Ilalie par son art. C'est
pourquoi Hercule déploie des ombrages devant le jeune
homme, afin qu'il enguirlande son front d'une guirlande
60 LE <JU ATTROCENTO
heureuse ; c'est pourquoi lorsqu'avec raide d'Apollon il
module quelque chaut, le laurier ceint sa chevelure.
Hé bien ! le front couronné d'une double guirlande, que
Laurent montre ce qu'il vaut à la guerre, que Laurent
montre ce qu'il vaut au forum* ! » Une jeune fille joue
avec delà neige : « Jeune fille, tu es la neige môme, et
tu joues avec de la neige; joue, mais avant que n'en
meure l'éclat, fais que ta rigueur succombe ^1 » Le poète
n'a point tenu sa promesse àGaleotlo Manfredi, seigneur
de Faenza : «Tu demandes pourquoi ton poète n'a point
tenu les promesses qu'il teiil? 11 est poète •^. » Albiera
degli Albizzi estmorle; de la tombe, elle parle à Sigis-
mondo délia Stufa son fiancé : « Ne gémis pas de ce
que je t'ai été ravie dans ma tendre jeunesse; alors qu'il
est doux de vivre, il est doux de mourir'* ! » Et quel por-
trait adorable il laisse de la jeune Florentine, morte à
quinze ans d'une fièvre pernicieuse : « Un éclat candide
était répandu sur la douceur de son sang, tels de blancs
lys mêlés aux roses rouges. Gomme une étoile qui brille,
rayonnait la joie de ses yeux, où bien souvent Amour
ralluma son flambeau. Chaque fois qu'elle dénouait
et épandait ses cheveux, elle semblait Diane qui à la
1. < Quod récidiva novas difl'undit verlice frondes
QufB Medicam surgit populus ante doniuni,
Cul quondam, ojjygio lièrent cuin sacra Lyajo,
Admovit rapidas ebria turba faces,
Quid niirum? llerculeis nani cum Laurentius armis
.'Kiiiulus, ausonios leniperet arle lares,
Ipse suas juveni Tirynthius explicat unibras,
liuplicet ut meriluni lii'ta corona caput.
Sic quoniam dextru iiiudulatur Apolline carmen,
Ante suas lauri cirrumiere comas.
.Nunc igitur, duplici crines lambentc corona,
Se uello ostendet, seque valere toga. »
(l'oi.iTiE.N, éd. Del Lungo, p. 114.)
2. « Nix ipsa es, virgo, et nive ludis. Lude, sed ante
Quani ncreat candor, fac rigor ut pereat. »
(/6., p. 143.)
3. « Cur proniissa tibi tuus pocta
Nouduui pruîstitcrit rogas".' Poêla est. »
(76., p. 126.)
4. « Quod tibi, vir, tcncra sutn rapla Albiera Juvcnta,
Nec eeme, cum dulcerc est viverc, dulcc uiori est. »
(/6., p. 146.)
LA COUR DK LAURENT DK MÉDICIS 61
chasse fait trembler les botes ; mais elle semblait Vénus,
si elle les réunissait avec le peigne de Gythère en une
tresse d'or blond. Et les petits Amours furlifs la faisaient
toujours belle, et la Grâce aux mains caressantes, et
l'Honneur, et la Modestie au front jeune et blanc'...»
L'image d'une vieille femme, telle qu'en aurait tracé
un poète hurchiellcsco, sert ailleurs de repoussoir :
« Catarrheusejlétrie, empestée, cadavérique; son front
est ridé, son poil rare et blanc; les paupières sont épi-
lées, les sourcils glabres, les lèvres liquides, les yeux
rougis ; il ne lui reste que deux dents noires; elle a des
oreilles exsangues et llasques. des narines d'oii coule la
morve, un rictus que mouille la salive; son haleine
empoisonne'. » De paysans, qui passent la veillée dans
une métairie toscane, F*olilieu fait un petit tableau de
genre : « Le foyer brille; à l'entour du foyer, le simple
voisinage s'est réuni ; ils sont tous là, lesjeunes hommes,
l'austère mère de famille, le rude laboureur avec les
enfants, avec la fille ainée. Ils veillent ensemble en
riant ; ensemble ils écoutent les premières heures de la
nuit qu'ils cueillent comme un fruit ; et le bon vin chasse
les soucis. Entr'eux,ils s'amusent; tantôt retentit gaie-
1. « Candor erat iliilci sullusus sariffiiine, qualeiu
Alba l'erunt rubris lilia mixla rosis.
Utnitiduni lirti radiabant sidiis ocelli,
Si'pe Aiiior accensas rettuiit inde faces.
Solverat ellusos quoties sine lege capiilos,
Infosta est trepidis visa Diana l'eris ;
Sive iterum adduotos fulviim collegit in aurum,
Compta cytheriaco est pectine visa Venus.
Usque illain parvi furtiin componere Amores
Sunt soliti, et facili Gratia blanda manu,
Atque honor et teneri jani cana modestia vultus... »
(/6., p. 240.)
2. « ... Gravedinosam, vietam, oientem, rancidaui,
Gadavcrosani, fronte ruf,'osa, coma
Cana atque rara, depilatis palpebris,
Glabro supercilio, iabeilis delluentibus,
Oculis rubentibus, eenis lachryniantibus,
Edentulanujue (ni duo nigri et sordidi
Dentés supersint), auriculis exsanguibus
Flaccisque, mucco naribus stiliantibus,
Rictu saliva undante, tetro anlielitu... »
(/6., p. 272.)
62 LE QUATTROCENTO
ment la cornemuse à la poche gonflée; tantôtils chantent
des chansons; à l'envi ils chantentdes chansons ; tantôt
d'une baguette rebondissante ils jouent du tambour et
battent des cymbales; et ils dansent dans la joie, et ils
frappent l'airain, et le souple chalumeau au bout de
corne retentit, et les cris s'élèvent à l'unisson, et les
éclats de rire montent'. » Voici le portrait d'un coq :
« Au sommet de la tête, la crête aiguë rougeoie ; au
sommet de la tète, son aigrette resplendit dans une
palpitation légère, et cette splendeur se répand le long
de son cou doré et de ses épaules qu'elle recouvre
d'honneur et de beauté ; sa barbepassedu rouge au blanc
■et s'accroche à sa poitrine comme un ornement bar-
bare : le bec dresse sa pointe crochue ; les yeux
gris, fièrement, jettent des flammes; les pattes, héris-
sées de poils, se roidissent, très courtes, la jointure
et l'ergot à peine distants ; les traces qu'il imprime sur
le sable sont armées de grifles ; les plumes de ses ailes
saillantes se déploient dans l'espace; et les pointes de
sa queue fendue et recourbée comme une faux s'élancent
vers le ciel '-. »
1, « ... CoUucetque focus ; coeunt vicinia simplex
Una otnnes, juvenesque probi malcrque severa
Conjuge cum duro et pueris et virgine grandi,
Convigilîiiilque hilares, et prima; teiupora noctis
Decerpunt, molli curas abigente lyœo.
Miituaquc inter se liidunl : timi tibia folle
Lascivuiu sonat intlato; tum carmina caiitunt,
Carmina certalim cantant; tum tenta reçusse
Tynipana supplodunt baculo, et cava cymbala puisant,
Et la'ti saltanl, et tundunt uribus a>ra,
Et grave consi)irat cornu tuba ilexilis unco :
Conclaniantque altum unanimes, tolluntipic cachinnos. »
{lô., p. 322.)
2. « ... Vertice purpurat alto
Fastigatus ape.x ; dulci(|ue errore corusciu
Splendescunt cervice jubtu, perque aurea c<dla
Perque humeros it pulcher fionos ; palea ampla dccenler
Albicat ex rutilo. atque torosa in pectora peiidct
Harbarum in morem ; stat adnnca cuspide ruslrum,
Exiguum spatii rostrum ; I1agrant(|uc tremendum
Havi oculi ; nivcas(|ue caput latc explicat aureis;
Crura pilis liirsuta rigcnt, juncturaque nodo
Vix di.stantc sodct ; (Juriis vustigiu mucro
Aruiat; in iiumeusum pinniuquu hirlicpic luccrti
LA COUR DK LAURENT DE MÉDICIS 63-
Avec les mots latins, que Barzizza pesait, que Bruni
flairait, il joue. Politien joue avec les mots. Marsile
Ficin a écouté la messe, Domizio Calderini a oublié d'y
aller: Atidil Marsilius missam; missam facis illam, tu^
Domiti. Qui est le plus croyant? C'est Domizio, dit
Politien, quanto aiuHre mimis est bona qiiam facerc. En
lalin il dit ce qu'on veut, et non seulement le méca-
nisme d'une horloge, comme nous avons vu, mais des-
jambons appendus dans la cheminée, des champignons
secs, un chapeau de cardinal, un mortier de guerre, le
Borgo Ognissanti de Florence. Dante avait écrit : Amor
chc a imllo amato amar perdona, joliment Politien tra-
duit : Cri'de milù, pretiuin est solus amoris amor. 11 est
agile, adroit, discret. Il est retenu et contenu. Rien
chez lui n'est livré au hasard. Tout est agencé, dominé
par une main prompte et exercée. La ligne est pure comme
aux silhouettes ornant les flancs des vases étrusques ;
l'impression évidente et circonscrite comme en une
petite sculpture de camée ; la couleur limpide, égale-
ment distribuée, de qualité fine et forte ; et cela par-
tout, toujours, dans toute son œuvre, dans les quatre
SylvesA'xMiQ, invention si ingénieuse, la Manto^ le Rus-
ticus, V Ambra, la Nutricia, avec lesquelles il inaugure
ses graves leçons ' ; dans le Prologue qu'il écrit en 1488
pour la représentation des Ménechmes ; dans ses tra-
ductions de V Iliade et de VAntfioloyie ; dans les élégies,,
les odes, les épigrammes malicieuses et les hymnes
sacrés qu'il écrit au fur et à mesure des événements et
Protenti excurrunt, duplieique horrentia vallo
Falcatd! ad cœlum toUuntur acumina caudœ. »
(/6., p. 324.)
1. La Manlo (1482), qui introduit une lecture des Bucoliques de Vir-
f,^ile, penche la fille de Tirésias sur le berceau de Virgile, dont elle prédit
les destinées et raconte l'œuvre. Le Huslicus (1483), qui introduit une
lecture des Géorgiqiies d'Hésiode et de Virgile, e.xalte, comme nous
l'avons vu, la vie champêtre. L'Ambra (1485), qui introduit une lecture
de ï Iliade et de V Odyssée, et prend son nom à la villa de Poggio a
Caiano, où elle fut composée, exalte Homère. Dans la Nulricia{{'kM),
Politien s'acquitte d'une dette : il paie des gages à la Poésie, qui fut sa
nourrice, en énumérant la foule de ses serviteurs.
64 LE QLATTROCEM'O
qui prêtent à ces événements un éclat neuf. Les mots
sont triés avec soin ; les épithètes choisies avec art ;
personne n'a possédé encore à un degré si exquis celte
élégance sobre, cette précision minutieuse, cette grâce
tout attique. C'est du joli ouvrage, de l'ouvrage pré-
cieux, brillant, frotté à la pierre ponce. Ilélas! ce
n'est presque que cela. Car, on doit le dire, si Politien
est le plus pur artiste du Quattrocento, ce n'est point
un poète; ouvrier impeccable, il a fait ce miracle
d'accoupler des vers jusqu'à sa mort, à peu près com-
plètement dénué d'idées et de sentiments.
C'est ici que les premières atteintes de la néfaste
discipline mentale et sociale qu'accepta l'Italie se font
douloureusement sentir. Nous nous en sommes déjà
aperçus chez Pontano, dont la poésie est surtout une
magnificence verbale; nous nous en apercevons davan-
tage chez Politien et chez la pléiade des poètes qui
l'entoure. L'heure de l'éclosion a sonné, et cette éclo-
sion est marquée d'une stérilité précoce. Le fruit n'est
pas encore mûr, et déjà un ver ronge la pomme verte. 11
semble que le génie ait l'âge de la jeunesse, mais
anémié par une trop grande lecture, appauvri dans
l'atmosphère raréliée de la bibliothèque et de la cour,
il porte au front la lassitude distinguée du vieillard.
En réaliti», en cette Italie agonisante, que menace
déjà l'expédition du roi de France, Charles VIII, au sein
de cette Florence raffinée, scei)tique et égoïste de Lau-
rent, à quel sentiment véritable et vivant retremj)er
et rehausser son aspiration? (Comment connaîlre un de
ces souffles généreux et primordiaux qui font les héros
comme ils font les j)oètes? Lenlciiient la vie s'est
retirée du peuple pour s'amasser sur le prince. Il n'y a
que le prince qui soit, comme il n'y a dans l'Ame popu-
laire que la dévotion au j)rince qui vaille. Les deuils
publics s'appell(;nt la mort d'une favorite ou l'enterre-
ment d'une jolie lille ; les joies j)ul)liques s'a|)pellent
une eutn-e triomphale ou un speclacle bien réussi; on
LA COLR DE LALHENT DE MÉDICIS 65
a mis une liorloge à Saintc-Marie-Nouvelle ; le musi-
cien Squarcialupi a défimté ; une joute est ordonnée à
Santa-Groce; on représente une comédie de Plante.
Alors, à la suite des autres, comme les autres, Politien
dit l'horloge, écrit l'épitaphe du musicien, pleure la
jolie fille, célèbre l'entrée triomphale, prologue la
comédie en hexamètres, comme tout à l'heure il
magnifiera la joute en octaves. Et il apporte à chacun
de ces menus faits le service inditFérent d'un talent
toujours dispos et toujours égal. Au demeurant, la
matière lui manque. Il ne sait pas quoi dire de son
chef, il n'a rien à dire. 11 ne chante point mû par la
nécessité infrangible de l'être intérieur, il chante par
occasion. Il lui faut un thème. Qu'on lui donne un
canevas où poser sa broderie précieuse, un motif propre
à développer sa rhétorique charmante, peu importe le
texte ou le prétexte, ce qu'on voudra, du grec h tra-
duire, des bas-reliefs à illustrer, des devises à porter
sur sa mancbe, on sera content de son industrie
savante ^ De lui-môme il ne peut rien, son cœur est
vide. 11 conlinue jusqu'il la fin « cet exercice de style »,
où le cardinal Jacopo Ammanati réduisait tout le
mérite de sa traduction d'adolescent de V Iliade''.
Nous sommes dans une civilisation désormais trop
avancée pour qu'elle engendre une véritable poésie.
Elle voudrait, naître qu'avec le servilisme en cour, et
l'abdication de toute conscience morale et politique,
l'érudition l'étranglerait au germe. Politien, et autour
de lui tous ces latinistes, irréparablement séparés du
p;mple, de la nature, de la vie, gardent dans la
mémoire trop d'exemples et de réminiscences littéraires,
1. Voir la lellre où il ollre ses services au roi de Ilon<rrie. Il lui pro-
pose, entre autres choses, irillustrer ses peintures : « Et ista ergo
possuinus. te jubente, non erubescenilis illuslrare carminibus. »
Episl. X, 1.
2. « Censeo tamen, lui écrivait-il, operam inchoatam non deserendain,
hocque exercendi styli studiuui colendum assiduo, a veleribus quidem
laudatum et ad coiupienduui pectus maxime necessarium. » Politiex,
Ëpisl. VIII, 7.
II. 5
I
66 LE QUATTROCENTO
connaissent par cœnr trop de maîtres grecs et latins,
restent trop saturés de leçons pour apporter k la repré-
sentation des choses la virginité d'àme qu'il faudrait.
Leur lourd bagage, tel un lest encombrant, surcharge
et retient le char de colombes. Ce que nous avons dit
de l'humanisme et de la déformation livresque qu'il
impose se vérifie cruellement dans cette poésie latine
de la fin du siècle, oîi tous, depuis Sannazaro qui
pourra se vanter « de n'avoir jamais fait chose non
observée chez les bons auteurs' », jusqu'à Politien,.
dont la «bibliothèque monte jusqu'à son toit », ne
savent rien voir, rien connaître, rien éprouver direc-
tement. Certainement que Politien est au fait de la
vie champêtre; il l'a menée; il possède une villa à
Fiesole et pratique les paysans qu'il interroge, écoute
et dont il a retenu, comme nous le verrons plus tard,
les chansons. Dans son Rmticiis qui célèbre cette vie
champêtre, il ne semble point s'en souvenir. Il décrit
la grue, l'hirondelle, la cigale, à lui familières, d'après
Hésiode. Le « vilain cochon » est emprunté à Pline, le
désespoir de la vache qui a perdu son veau à Lucrèce.
Sans doute que son portrait du coq, que nous rappor-
tions tout à l'heure, est mieux enlevé, plus vivant que
celui de Varron; le significatif est qu'au lieu de regar-
der dans son poulailler il ait été chercher dans le De
re ruslica de Varron. S'il raconte par le menu les
astrologies et les superstitions campagnardes, il suit
Pline mot à mot. C'est l'automne : « Le paysan tenant
à sa main gauche un panier de semences les répand
de sa droite économe, mais pour que les oiseaux avides
ne pillent point les grains jetés, ni ne ravissent au
ciel cette proie, un petit gan^on, portant un mince sar-
cloir, l'accompagne et recouvre de terre la récolte'^. »
1. < Non credo aver fatto cosa che non l'abbia osservata in buoni
autori n, écrit-il k Tebaldco.
2. « Tum plénum farris lœva «ervante canistrum,
Seinina diiiponsat parca cercalia dcxtra :
Quu5 ne jaclu aviau; populentur graaa vulucres
LA COUR DE LAUftENÏ DE MÉDICIS 67
(Cf. Hésiode, "Epya -/.al -qyr-pai, V, 565-567.) C'est l'hiver :
<c La nuit, près de la lampe, le paysan tisse d'un jonc
souple, ou un panier, ou une claie de branches vertes,
ou des corbeilles d'osier; il fend du bois et les chênes
de la vallée, il raccommode ses tonneaux cassés, il
chasse la rouille de ses outils'. » (Cf. Vïme, Naiiirée histo-
riaruin, XVIII, 26.) Properce diï piniis amata, Politien
pinus amala. Pline dit inorus sapiens^ Politien, monts
sapiens, Yïr^We dit gelidâ^pruinâs, PoViiiengelidaspriiinœ.
Claudien termine un vers par cette chute: et gbebas fe-
ciindo rore marital, l'altérant à peine Politien répète : et
glebas fecundia roribus implet. Il trouve chez Columelle :
flameola caltha... conniventeis ocalos violaria solcunt...
lumina calthœ, il en i^\i,nec jam flammeolee connivent
lumina calthœ. Virgile a dit : et cum frumenta in viridi
stipula lactentia turgent, et Lucrèce a d\\, favonius geni-
ta/is, l'hexamètre devient : et genitalibus awis Pervia
turgescunt lactentis hordea cid?}us~. Pas un tableau,
pas une image, pas une épithète qui n'ait son origine
savante. L'émotion n'est plus humaine, elle est litté-
raire. L'art ne consiste plus dans la vivacité du senti-
ment de la nature et dans la fidèle traduction de ce
sentiment ; s'inspirant non plus des arbres, mais des
livres, il est dans l'élégante adaptation des poètes qui
ont chanté la nature. Ce n'est plus de la poésie : c'est
de l'érudition.
Mu/la et remota lectio, multa illum formavit
opéra, avait dit Politien d'un de ses ouvrages. Il
aurait pu le dire, à côté de ses sylves qui sont surtout
Et predam sublime ferant, it pone minutus
Sarcula parva tenens puer, et fruf^ein obruit arvo. »
(Politien, éd. Uel Lungo, p. 310.)
1. « Nocte autem ad lychnos aut junco texit acuto
Fiscellain. aut crates virgis, aut virnine qualos
Rusticus, iiifinditque faces et robora valli,
Dolia quassa novat, ferrainentisque repellit
Scabritiein, tritaque docet splendescere cote. »
(7ô., p. 312.)
2. Voir les Commentaires au Huslicus de Nicolas Beraud (Bâle, 1518)
et d'Isidoro Del Lungo, dans l'édition citée.
68 LE QUATTROCENTO
des textes à commentaires, de toute sa poésie latine.
Aussi bien, au moins en latin et dans l'histoire de
l'humanisme, l'apport véritable de ce moment de cul-
ture est, moins qu'un apport de poésie, un apport d'éru-
dition.
Politien n'est pas un poète, c'est avant tout un érudit
ou, comme il s'en vante, un grammairien. H professe
depuis 1480 l'éloquence grecque et latine au Studio,
où ses maîtres d'hier s'assoient parmi ses disciples
d'aujourd'hui et oii il introduit ses leçons substantielles,
non que par des sylves et des poèmes, mais par des
prœlectiones en prose qui embrassent une singulière
somme de connaissances : la Prœlectio in Hot?ieri(m
fait d'Homère le père de toute science ; la Prœlectio in
Persium traite de l'origine et du caractère de la satire ;
la Prœlectio in Suctonium tisse l'éloge de l'histoire et
ébauche une vie de Suétone; la Prxlcctio in Stativm^
qui défend les auteurs de la décadence, revendique la
liberté d'un style puisé à toutes les sources et non à
Cicéron seulement, formé au moyen « d'un exercice con-
tinu, d'une lecture immense et d'une érudition pro-
fonde' » ; dans le Panrpistnnon il dessine un vaste pro-
jet de classification des sciences, et dans la Lamia, dont
nous rapportâmes le début, il montre le lien étroit qui
unit la grammaire et la philosophie. II émende les
textes, les élucide, les explique à l'aide des monnaies
i. Cr. la lettre que Politien adresse h Paolo Cortese. où il reprend
la question et, avant Krasnie, attaque le cicéronianistue : « Mihi certe
quicuinque tantiiin coinponunt ex niiilatione similes esse vcl psitaro,
vel pirti' videnlur, prftferenlilius quii- nec iulellifîunt... Non expriniis
(inquit aliquis) Ciceioneui. Quiii luui? Non cniiii siun Cicero, me tanien
(ut opinor) expriino. Sunt r^uiilcni pni'terea, uii l'aulc, qui styliun (|uasi
paneni fruiilillatim niendicant, nec ex die soluui vivnnt, scd et in
dicin .. Judicare quoqiic do doclis inipudenler aiidentes, hoc est de
iliia quorum «tvluwi recondita eruditio, nuiltiplex lectio, longissiuius
UMU8 diii quasi fcrtiientavil. » Politikn, Efjist. VI II, li>.
LA COUR DE LAUHEiNT DE MÉDICIS 69
et (les inscriptions de la riche galerie Médicis, met à
profit ses voyages à Rome, à Vérone, à Venise pour
s'en procurer de nouveaux. Marsile Ficin l'appelle
« l'Hercule qui tue les monstres des textes antiques ». 11
traduit les prosateurs grecs en latin, et particuliè-
rement les Histoires d'Hérodien qu'en 1487 il dédie au
pape Innocent Vlll. Il commente le précieux manus-
crit des Pandectes que possède Florence et qu'il attri-
bue encore àTribonien^ 11 se joue dans ses douze livres
de Leilres d'abord, ensuite dans la centaine d'observa-
tions grammaticales qui composent ses Miscellanea
parues en 1489, des plus ardues questions d'orthogra-
phié, d'archéologie, de philologie. Lorsqu'il élève la
voix, c'est pour des affaires d'érudition et contre des
érudits, contre Domizio Calderini qu'il malmène,
quoique mort depuis douze ans, dans ses Miscellanea^
contre Giorgio Merula qui prétendait que ces mômes
Miscellanea l'avaient volé, contre Bartolommeo Scala
qui met au féminin culex. Politien avait tort, dans
sa sylve de la Nutricia^ de payer des gages de nourrice
à la Poésie ; il a été plutôt nourri par la science, où il
s'est jeté à corps perdu « comme les chiens dans le
Nil ». Et autour de lui, à Florence d'abord, dans le
reste de l'Italie ensuite, ceux qui prévalent sont des
savants.
A Florence, c'est le vieux maître Gristoforo Landino
(1424-150ir), qui, né dans le Casentino, a trouvé à Flo-
rence l'appui des Médicis et la faveur d'Eugène IV, et
qui, depuis 1 i58, enseigne la poétique et la réthorique
au Studio. Ses élégies de Xandra n'ont été qu'un épi-
sode de jeunesse. Autour de son autorité, se groupe
toute la jeunesse savante que, de Politien à Marsile
et de Marsile à Laurent de Médicis, il a formée aux
belles lettres de ses mains augustes. «0 précepteur
1. Brencmann, Hhloria pamleclarum, Utrecht, 1722. — Bandiai,
Ragionamento sopra le coUazioni délie Florentine Pandette, Livourne,
1762. — Buonamici, Il Poliziano giureconsulto, Pise, 1863.
70 LE QUATTROCENTO
vénérable, s'écrie Ugolino Verino, quel poème pour-
rait embrasser tes louanges? Toute la jeunesse de Sylla
a bu à ta source la liqueur d'Eonie '. » On peut dire de
lui « qu'il parle le latin comme un enfant de Rome et
le grec comme un enfant d'Athènes ». Il commente Vir-
gile, Horace, les classiques, et laisse une œuvre consi-
dérable, en partie inédite comme ses traités De l'âme
et De la vraie noblesse^ en partie imprimée comme ses
Dialogues des Camaldules et ses précieux commentaires
à Dante et aux poêles latins. Aux historiens Benedelto
Accolti (1415-1464) etDonato Acciajuoli (1428-1478) qui,
dans les loisirs d'une existence adonnée à la chose
publique, ont trouvé le moyen d'écrire, le premier une
Histoire des Croisades et le second une Histoii^e de Char-
lemagne, succède le chancelier de la République Bar-
tolommeo Scala, dont l'œuvre reste, en dépit de ses
Eglogites, ses Apologues^ son Poème delà Ctiltivatioii des
arbres^ une Histoire de Florence qui devait comprendre
vingt-cinq livres et dont cinq seulement furent accom-
plis. Bartolommeo délia Fonte (1445-1513) et Bernardo
Rucellai (1449-1514) laissent des mémoires de leurs
temps, Fonle, dans ses riches Annales, Rucellai dans son
De bello itaiico et dans son son De bellopisano, qu'Erasme
jugeait l'ouvrage d'un autre Salluste. Tous deux re-
cueillent des antiquités, à l'exemple de Fra Giocondo de
Vérone, qui mande à Laurent de Médicis une collection
d'inscriptions « uniqueau monde ». Bernardo Rucellai
élève dans son livre intitulé/)*? Urbe Romana un précieux
monument d'archéologie. Bartolommeo délia Fonte est
maître d'éloquence au Studio. Naldo Naldi est maître
de poétique au Studio. Lorenzo Lippi est maître de
belles-lellres de l'Université de Pise, qu'en 1472 Lau-
rent de Médicis a reconstituée et qui, sous le patronat
\. € Quo, F.andine. tuas pcrrurram carminé landes,
Pnfreplor vencrandc? Tiio de fonte lirpiore»
Ebiiiil AonioH munis Syllana jiivcntiis... »
(U. Vkbi.no, De UluKtraliune tirhia Florenlim, p. 96)
LA COUR DE LAUBENT DE MÉbICIS Tl
des P.idolfi, des Rinuccini, des Acciajuoli, prend la tête
d'un brillant mouvement. L'élève et le successeur de
Polilien au Studio, Pietro Crinito, donne vingt-cinq
livres de miscellanées érudites De honesta disciplina,
des Vies de poètes latins, De poetit^ latinis et dans ses
Lettres, demeurées inédites, raisonne de tout au monde,
des dieux, des villes, des familles romaines, des ma-
gistratures romaines, de l'origine et signification des
verbes, des sortilèges, des théorèmes sacrés, des hiéro-
glyphes '.
A Rome, où en 1486 le jeune comte de la Mirandole
s'offre de défendre neuf cents thèses embrassant tout le
éavoir humain, Domizio Galderini (1448-1478) trouve
dans l'espace d'une vie de trente années le loisir de
professer à la Sapienzia, de publier des classiques, de
commenter Ovide, Perse, Suétone, Silius Italiens, Ci-
céron, en même temps qu'il traduit Pausanias, corrige
les tables géographiques de Ptolémée et témoigne d'un
esprit excellent dans les mathématiques, la jurispru-
dence, la philosophie platonicienne; à côté de Domizio
Calderini, Paolo Gortese (1465-1518) s'occupe de théo-
logie dans son Compendium, de la fonction du cardi-
nal dans son De Cardi/talatu, du. style des latinistes qui
l'ont précédé dans son De hominibus dovtis. A Venise,
Girolamo Donato et Ermolao Barbaro passent à bon
droit aux yeux de Politien pour les esprits les plus
solides et les plus sagaces du moment. A Bologne, où
Codro IJrceo, à qui Politien soumettait sesépigrarames
grecques, est porté en terre en 1500, sur les épaules de
ses disciples en larmes, Filippo Beroaldo, qui se dis-
tingue dans la jurisprudence, la philosophie, la
médecine, retient chaque jour autour de sa chaire
d' 'loquence une foule de six cents auditeurs. A
Milan, Merula brille dans toute sa gloire.
L'érudition que sert et que propage tout ce monde
1. Fabricius, Bibliolheca lalina medix et infimae aetatis. Florence,
1858, 3 vol., I, p. 402.
72 LE QUATTROCENTO
s'est épurée, précisée, débarrassée en partie du fatras de
rhétorique qui l'embarrassait jadis. Elle a bénéficié de
l'exemple qu'a donné Lorenzo Valla. Elle bénéficie sur-
tout de l'invention de l'imprimerie, qui, introduite en
1465 à Subiaco, près de Rome, par les deux moines
allemands Schweinheim et Pannartz, n'a pas tardé à
envahir toute l'Italie, oii, en même temps qu'elle répand
la science, elle la révolutionne. Elle crée une nouvelle
industrie littéraire qui peu à peu détrône les anciennes
et donne aux âmes érudites avec une autre attitude une
autre occupation. Grâce à l'imprimerie, les vieuxhuma-
nistes, tels que nous les avons connus, loquaces, sonores,
tenant boutique d'immortalité et ornant chaque endroit
de leur présence, disparaissant plus rapidement de
l'horizon intellectuel. Ils cessent de remplir l'office de
poètes, d'orateurs et de sages pour remplir l'office de
protes; ils ne sont plus employés par des maisons prin-
cières, ils s)nt employés par des maisons d'édition.
Leur affaire principale est désormais de fournir un
public, qui chaque jour se fait plus grand, « de livres
en forme », comme ils disent, c'est-à-dire de textes
imprimés, clairs, nets, corrects, qu'ils doivent corriger
en un espace de temps très restreint, de manière à
satisfaire les nombreux imprimeurs qui les emploient
et de manière à soutenir la concurrence qui s'établit.
A Rome, à Venise, à Bologne, à Milan, à Florence,
tous sont plus ou moins occupés à cette besogne ', et
c'est à leur diligence, à leur émulation joyeuse, h leur
préparation savante que l'Italie doit d'être la patrie des
1. Schweinheim et Pannartz occupent Gianandrea Bussi; Uldrich
Hahn occupe Gianantonio (^ainpano. Poniponio Leto édite Salluste,
Coluinelle, Varron, Pompée Fcstus, Nonnus Marceilius; Battista Gua-
rini commente Lucain, (îatulle, les lettres de Ciccron ; Giorgio Merula
publie les auteurs de la chose rustique, les Comédies de IMaute, les
satires de Juvcnal, les Kpigrnnimes cic Martial, les Poésies d'Ausone,
les Déclamations de Quintiiicn ; Doniizio Galdcrini illustre Martial,
Juvénal, Vircile, Staco, Properce; Marcantonio Sabellico annote Pline
le vieux, Valèrc Maxime, Horace, Justin, Flore; Kranccsco Putcolano
.donne les grammairiens; Filippo Bcroaldo, un des plus occupés par
cette besogne, donne tout uu monde.
LA COUR DE LAURENT DE MÉDICI8 73
(éditions princeps d'à peu près tous les classiques de
l'antiquité. En 1469 paraît à Rome Virgile, Tite-Live,
C(';sar, Lucain, Apulée, qu'édite Gianandrea Bussi ; la
môme année, et toujours à Rome, paraît Suétone et
Quintilien, qu'édite Campano, et Yarron, et Nonus
Marcellus, qu'édite Leto. A Bologne, en 1471, paraît
l'Ovide de Francesco Puteolano; à Venise, en 1472,
paraît, avec l'Ausone do Grogorio Tifernate, le Martial et
le Plante de Giorgio Merula; en 1475, paraît à Romele
Stace de Domizio Calderini. A Venise, Aide Manuce,
que nous retrouverons ailleurs, rêve de publier tout ce
qui a été écrit dans les quatre disciplines latine, hellé-
nique, hébraïque et chaldaïque.
Désormais l'espritcritique, dont nous avons examiné les
pénibles débuts, constitue l'outil intellectuel par excel-
lence. A l'école d'érudition, qu'on appela «impression-
niste^», a succédé l'école scientifique. Les qualités de
rigueur, de précision, d'exactitude sont de jour en
jour plus courantes et plus essentielles. On s'attarde de
moins en moins aux développements brillants et aux
bagatelles de la porte pour courir sus aux faits qu'on
discute d'une manière sèche et serrée ; on ne se paie
plus de mots; on n'accumule plus de phrases; on
s'asservit à la règle d'une bonne méthode. Et à cet égard
les Miscellanea de Politien otfrent toute la valeur d'un
modèle et montrent la nouvelle direction des esprits.
Si de temps à autre, cédant à sa nature d'artiste. Poli-
tien se plaît à conter avec sa sobre élégance une déli-
cate fable antique, il ne confond plus ce qui ne veut
pas être confondu; il ne surcharge pas d'une éloquence
hors de propos la recherche purement philologique ; il
substitue au commentaire, qui trop souvent encore
accumulait sa redondance autour du point à élucider,
une critique froide, nue, aride. Il se montre incisif et
minutieux; il procède directement, avec clarté et net-
teté ; et, soit qu'il condamne une interprétation ad-
1. V. Rossi, Il Quattrocento, p. 51.
'4 LE QUATTROCENTO
mise, soit qu'il on fournisse une autre, soit qu'il
explique un détail de mœurs ou d'histoire, il lui arrive
souvent de prononcer le jugement définitif.
Dans tous les domaines naissent des œuvres qui
commencent à marquer et dont l'avenir scientifique
devra tenir compte. C'est l'époque oii se composent ou
s'impriment les beaux monuments de philologie du
siècle, et non seulement les MisccUanea de Polilien
qui voient le jour en 1489, mais les Elegantiœ de Valla
dont la première édition date de 1471, les Cornucopiœ
dePerotti, les Quœstiones pluutinœ de Meriila, les Casti-
gationes plinianœ jtrimœ et secundse de Barbaro. La
critique littéraire jette ses premiers fondements, en
latin dans le dialogue De hominilms doclis de Paolo Cor-
tese, oii le jeune cicéronien examine l'œuvre des lati-
nistes, qui depuis Dante l'ont précédé, avec une auto-
rité dont nous avons souvent rapporté le témoignage;
en italien, dans la délicate lettre que Laurent de
Médicis adresse dans sa jeunesse au prince Federigo
d'Aragon, ovi le poète adolescent analyse avec justesse
et avec grâce la poésie des vieux auteurs d'Italie. La
sylve de la Nutricia de Polilien, qui énumère toute la
série des poètes du monde, depuis les siècles fabuleux
de la Grèce jusqu'aux poètes de la décadence et jusqu'à
Laurent le Magnifique ; les cinq livres De poetis la/mis
de Pietro Crinito, qui racontent les vies des poètes
de Livius Andronicus à Sidoine Apolinaire, offrent
comme une ébauche d'histoire littéraire. Histoire litté-
raire, critique littéraire, philologie, archéologie, par-
tout la science triomphe. Et celte science va se hausser
jusqu'au domaine supérieur de la pensée et recevoir
un caractère divin dans l'Académie platonicienne de
Florence.
GHAPITIŒ III
l'académir platonicienne
les hommes
I. L'Aristole du moyen âpe. — Gémiste Pléthon et la dispute des Grecs
sur la préexcellence de Platon et d'Aristote. — Platon et l'opinion de
l'Italie ériidite. — Platon est la beauté. —Naissance de 1 Académie
platonicienne.
II. L Académie platonicienne. — Son caractère. — Son maître. —
Marsile Ficin • sa vie et son influence. — Auditeurs, amis et familiers
de Marsile Ficin.— Chanoines, prélats, orateurs, savants, grammai-
riens et poètes. — Patriciens. — Girolamo Benivieni et Pic de la
Mirandole.
III. La vie des platoniciens de Florence. — Visites, causeries, dialec-
tiques, correspondances, promenades, villéf,'iatures, fêtes et banquets.
— Politien, Marsile Ficin et Pic de la Mirandoleà Fiesole. — L'Amitié
amoureuse : échange de tleurs, de vers et de madrigaux. — Qualité
platonique de cette tendresse. — La beauté adorable. —Le christia-
nisme des platoniciens. — Leur conversion à Dieu et leurs sympathies
f»our Savonarole. — Leurs préoccupations supérieures. — Leur zèle,
eur esprit et leur bel esprit.
I
La grande œuvre do rAcadémie platonicienne est
d'avoir renversé Aristote.
Pour comprendre l'importance d'une telle révolution,
qui marque une des dates les plus considérables de l'his-
toire des idées, il faut se rappeler de quelle autorité abso-
lue Aristote jouissait dans les écoles et la pensée du
moyen âge, qu'à lui seul, dès le ix' siècle environ, il
incarne, résume et domine. Aristote n'est pas seule-
ment, pour nous servir des paroles de Dante, «. le maître
de ceux qui savent, » il est le précurseur du Christ
dans la nature, comme saint Jean est le précurseur du
Christ dans la grâce. Il est la science, la vérité, la raison.
Saint Thomas, voulant réconcilier la foi avec la raison,
s'est borné à réconcilier la foi avec Aristote. L'Eglise a
76 LE QUATTROCENTO
adopté Arislote dont elle a fait le Docto?' evaiigelicits;
toute opinion se réclame d'Aristote; on hausse les
épaules devant qui n'a pas lu Arislote, et, à l'époque oii
nous sommes arrivés, les maîtres d'Italie font jurer à
leurs élèves de ne point contredire Arislote'.
C'est en face de ce colosse, armé de toutes pièces,
dressé sur le formidable piédestal de la Somme tho-
miste, que l'Académie de Florence ose redresser Platon.
Grâce à l'Académie de Florence, l'étoile de Platon,
éteinte avec la fin de l'école d'Alexandrie et la mort
des Boëce et des Scott Origène,se relève à l'horizon, et
désormais l'humanité pensante sera partagée en deux
camps, sera ou aristotélicienne ou platonicienne, jus-
qu'à ce que Bacon et Descartes, initiant la méthode
expérimentale, rejettent, avec les deux disciplines, le
principe d'autorité.
A elle seule, l'Italie, qui s'était désaccoutumée de la
spéculation, n'aurait point opéré cette dépolarisation de
la pensée. C'est ici que l'influence des Grecs intervient.
Erudits médiocres, pauvres orateurs et poètes nuls,
on a vu que les Grecs sont des philosophes subtils. C'est
un philosophe que ce Gémiste Pléthon,que le Concile
d'union amène a Florence en 1439; c'est un philosophe
« le prince delà sagesse», que ce Jean Argyropoulos
que le Studio de Florence appelle en 1456 ; ce sont des
philosophes que ces Gennadios, ces Bessarion, ces Gaza,
ces Apostolios, ces Trapezuntios, qui viennent, passent,
discutent, enseignent, injurient et syllogiscnt en Ita-
lie. Grecs, ils ont gardé l'habitude déjouer et de jongler
avec les idées pures. Ils se meuvent avec aisance
dans le domaine de la spéculation. Ils sont préoc-
cupés de hautes questions de psychologie, de morale,
de mt'tupliysique, de logique et de dogmatique. Et ils
révèlent à l'Italie, avec une autre langue et un autre
esprit, une autre sphère d'activité intellectuelle.
L'un d'eux surtout laissa une trace inell'açable :
1. Valla, Opéra, p. 64S.
l'académie platonicienne. LES HOMMES 77
Gémiste Pléthon. Octogénaire, riche de toutes les ver-
tus, beau de cette beauté supérieure des législateurs
et des sages qui, selon lui, conduisent les peuples à la
vérité, ce vieillard, qui a exercé dans le Péloponèse les
plus hautes fonctions, qui a publié un recueil de Lotv,
où il s'est révélé le dernier des grands néoplatoniciens,
et que le Paléologue a mis de son conseil royal, malgré
les opinions païennes qu'il professe, resplendit à Flo-
rence, « comme le soleil ». Il est animé d'une ferveur
mystique. Il est secoué d'un frisson sacré. Sa pensée
s'exprime en paroles amples et calmes. Il dit la splen-
deur magnifique de l'ancienne Grèce, sa patrie, qui le
fait pleurer sur la Grèce d'aujourd'hui ; il dit la triple
révolution, religieuse, morale et économique, qu'il a
rêvée, les trois degrés d'essences, idées, dieux et homme,
qu'il a conçus, le Dieu hyper-ouranien qu'il adore. Il
dit le bonheur qu'il place dans la contemplation de ce
qui est très pur et de ce qui est très bon. Il prophétise
une nouvelle religion qui ne sera « ni de Christ, ni de
Mahomet, mais ne différant point essentiellement du
paganisme». Et tout rempli de ces principes divins,
s'élevant jusqu'au ciel sur l'aile légère des idées, face à
face, corps à corps, il attaque Aristote. Il attaque la
métaphysique d'Aristote, qui met le particulier avant le
général ; il attaque la théologie d'Aristote, qui, au Dieu
créateur de Platon, substitue un dieu inactif; il attaque
la psychologie d'Aristote, qui n'ose affirmer réso-
lument l'immortaliti' de l'âme ; il attaque la morale
d'Aristote, qui fait résider la vertu non dans le bien,
mais dans un juste milieu entre le mal et le bien;^
et comme Cosme de Médicis, attentif à la hardiesse de
ces idées, l'a prié de les écrire, en 1489, à Florence, il
publie son opuscule : ïhp\ wv 'AptirTC-sAY;; izplç llXaTwva sia-
fépsTat'. Aussi bien les uns et les autres peuveut-ilsdis-
1. F. Schultze, Ge.ichichle lier Philosophie der He naissance, I, Geor-
gios Gemistos Plelhon und seine reroniiatorischen Bestrebuntien. léna
187i. , . fe 1 1
]
78 LE QLATTROCEMO
Guler, rédarguer, ergoter, aboyer et crier à perdre de.
vue; Gennadios, rentré chez lui, prendre la plume pour
défendre l'orthodoxie menacée; Gaza, composer son
opuscule sur le libre arbitre: Ilepi ixcuaiou '/,x\ àxcuaiou ;
Gaza, disserter sur la conscience et l'inconscience de la
nature : "0 -,i y; (fCai; 'iJoo/.z.ùt-oci; Trapezuntios, reprendre
la question de Gaza: El yj çûciç ^z\jXzù=t:<xi ] Trapezuntios
couvrir Platon d'anathèmes et de gros mots dans sa
Comparatio Plato/iis et Aristotelis ; Michel Apostolios
répondre à Gaza, et Andronic Callistos répondre à
Michel Apostolios ^ l'impression laissée par cet homme
que Florence aurait béatifié et dont Sigismond Malatesla
va rechercher la dépouille en Orient demeure resplen-
dissante : « J'ai confuté Arislote, écrivait-il, afin que per-
sonne, ne le tenant pour sage sur tous les points et ne
se mettant à le suivre, ne se remplisse, sans le savoir,
des principes qui conduisent à l'irréligion-. » Voici le
point fixe : Aristote n'est pas la colonne de l'Eglise que
ceux d'Occident, trompés par Averroès, avaient dressée.
Et lorsqu'en 1469 le cardinal Bessarion clôt par son
livre. In calumniatorem P lai o?iis, cette controverse, qui a
duré trente ans, s'il reconnaît loyalement la vertu
d'Aristole, qu'il appelle un bienfaiteur de l'humanité,
à l'exemple de son maître Pléthon, chez qui il saluait
l'âme réincarnée du divin penseur de l'Académie, il se
déclare résolument platonicien.
Une telle querelle, qui n'avait eu que les Grecs pour
partenaires, ne devait point échapper à l'Italie.
L'humanisme italien, déjà si curieusement informé,
est là aux portes, qui écoute, qui regarde, qui suit les
1. Sur la querelle de Plnton et d'Aristole, voir L. Stein, Der humanisl
Gaza ala philosoph. Arch. fiir Geschiclite der Philosophie, II. I8S9. —
A. Gaspary, Zur ('Jironolof/ie des Slreitex der Griechen ilber Plato und
Aristoleles im XV lahrhunderte, ib., III, 1890.
2. « Aià Jt) TaÛTa nâvta xal r,\i.tî(: (xâXtorra tov àvSpa 7rpcir|Yixe6«
IXiy/ii'f, ïva (xr^ tic 'Aitp6r, 7iEi6<i|ievo(, ûirTiep xal tûv npô; è.(ncépav ol
noXXol, xal co; navra «to^iô aùtû irpoTZYUv â|xa xal tûv è( à^t6xr\-:oi
avToi 9epow<Tfa)v îoÇwv XâOr) àvaiiXr)(TOel«, àXV et8ù>î aJToy TOÎîffviyYP^f'!**''
T^y^va |iév ta |io/Or)pà èYxaTajit|jiiY|Aîva, oOx 6\iy* 6à xal ta XP1<"^) ^*
XprJTcà lî) TftÛTa avaXt^^l^vof fuXâTTT) x'x |j.oxOr|pà. »
l'aCADÉMIK PLATOMClE>NE. LES HOMMES 7^
passes, qui note les coups, qui s'addextre, qui s'initie,
qui profite et qui apprend. Secrètement, dès le début du
Quattrocento, il pactise pour Platon, que Leonardo Bruni
est entrain de lui traduire. Aristote a perdu, auprès de
l'opinion érudite, quelquechose do sa faveur souveraine.
Pétrarque n'accordait déjà plus à Aristote que la seconde
place dans son Trionfo délia fama. Cino Rinuccini peut
se plaindre de l'abandon où on laisse Aristote, « qui,
dans les choses naturelles qui ont besoin de démons-
trations et de preuves, reste le maître ». Leonardo
Bruni doit défendre Aristote contre ceux qui l'accusent
de manquer d'éloquence. Poggio Bracciolini, qui étudie
Aristote en Angleterre, sans grand profit, lui attribue
la rusticité de son style. Aristote, du moins l'Aristote
qu'on connaît, celui de saint Thomas et des Arabes,
si souillé « qu'il ne serait pas davantage reconnu dans
ses livres que les chiens ne reconnurent Actéon changé
en cerf », c'est le moyen âge, c'est la barbarie delà sco-
lastique, c'est le pédantisme sec, inélégant et stérile de
la pauvre science traditionnelle. « 0 dieux bons, s'écrie
en 1400 Niccolô Niccoli, qui s'indigne de la misère
des faiseurs de syllogismes, qu'est-ce là que cette race?
Rien que leur nom me fait horreur : Farabrich, Ruser,
Occam et d'autres du même genre. A la vérité, ces noms
me paraissent tirés delà cohorte de Rhadamante '. »
Au contraire, Platon, que n'a maculé aucun commen-
taire, d'autant plus grand qu'il est plus inconnu,
est l'antiquité pure et splendide. C'est, à en croire
Cicéron, l'éloquence même : « Si Jupiter avait voulu
parler aux hommes avec une langue humaine, il n'en
aurait point choisi d'autre que celle de Platon. » Platon
excelle, « par une certaine élégance divine et homérique,
et faconde de parler ». Platon, selon Pétrarque, est le
philosophe des princes 2, tandis qu'Aristote n'est que
1. « At quae gentes, Dii boni? Quorum etiam nornina perhorresco ;
Farabrich, Buser, Occam, allique ejusmodi ; qui omnes mihi videntur
a Rhadamantis cohorte traxisse cognomina. »
2. « At si quseratur uter sit laudatior, incunctanter expediam, inter
80 LE QUATTROCENTO
le philosophe du vulgaire. « Chez Platon, écrit Leo-
nardo Bruni, il y a beaucoup d'urbanité, un grand art
de la dialectique, et de la subtilité, et de nombreuses
sentences divines rapportées en une incroyable abon-
dance pour le plaisir des assistants. Son éloquence
est d'une facilité extrême, remplie de cette merveille que
les Grecs appellent x^?^- Rien qui sente la sueur. Rien
de violent. Les choses y sont dites comme par un homme
qui a en sa puissance les mots et leurs lois'. » Platon
est la vérité, corroborée de l'autorité d'un saint Augustin,
qui put dire qu' « à peu de choses près les platoniciens
sont chrétiens » ; et pour l'Italie, éprise d'une belle langue
et d'une belle forme, qui voit dans la Grèce une éco-
nomie supérieure à l'antiquité latine, Platon est plus
encore, Platon est la beauté.
Alors, arrive Gémiste Pléthon, qui, d'une parole fer-
vente, dispute, à F'iorence, « des mystères platoniques ».
Alors, arrive Jean Argyropoulos, qui, «non sans une
grande admiration des auditeurs », découvre h Florence
« les opinions de Platon et toutes ces disciplines ar-
canes et cachées'. » Alors éclate entre les érudits de la
Grèce la querelle de la primauté d'Aristote ou de Platon.
Elle emploie des termes inédits, agite des questions
inconnues, ouvre un horizon supérieur et fermé. 11 s'agit
de savoir si l'homme est libre ou ne l'est pas; si la nature
agit avec dessein ou sans dessein ; si elle est incons-
ciente du but où elle tend, ou si elle offre une essence
divine qui travaille par raison souveraine; si la rédexion
hos rcTerre, quantiun c^n arbitror, quod inter liiios, quoruin altcniin
principes proccresque, alterum universa plebs laudut. » Pkthauqik,
Opéra, Baie, 1.'m4, p. 1161.
1. « Est in illo plurima urbanitas, summaqiie disputandi ratio, ac
subtilitns, uberrimiK divininquc sententifK dispulantiuiii iiiirifica jociin-
ditate, et incrcdibili dicendi copia refenintur. In Orationo vcro suiiiiiia
racilitas, et rniilla atqne adiniranda, ut Gra-ci diciint yip'-;- N'iiiiii ost
insndulionis, ni(tliil violcnti ; oninia sic dicta siint r|uasi ab hoiniiic <|iii
verba atqiie eoruin leges habeat in potcstatc... » Leomaiiuu iiiuM.
EpiHl. 1.8.
2. « IMatonis npininncs atque arcanas illas et reconditas disciplinas
nporuit non sine riia^na aiidienliutn admirationc. » Voss, Monuineulu
tiil A. Itinnrrini vilain..., Florence, 1791, p. Gl. — (If. Zippcl, Ver la
(nogritfi'i deU'.ir/firopnlo, (îiorn. slor. délia lelt. ilal., 18'J6, p. 'J2,
I
l'académie platonicienne. LES HOMMES 81
osL immanente à la nature ou si elle appartient en propre
à l'esprit divin qui gouverne la nature; si le dogme
de la Trinité est contenu ou n'est pas contenu dans
Aristote. Les grandes disciplines de l'humanité entrent
en cause, sont discutées dans leurs principes. Hé!
qu'importent les diphtongues, les orthographies, Sci-
pion, César! C'est du christianisme, du platonisme, de
l'aristotélisme qu'il s'agit. Laissons une bonne fois les
pures fadaises pour les nobles problèmes, les hautes
idées, les intérêts suprêmes d'un univers transcendan-
tal. Un champ infini se révèle. La dignité de la méta-
physique apparaît.
Et, sous cette influence venue de l'Etranger, l'Aca-
démie platonicienne de Florence voit le jour.
II
Si l'on veut se représenter l'Académie platonicienne,
il faut se départir des idées modernes qu'on attache à
ce genre d'institution ^
L'Académie de Florence n'est point une compagnie
officielle, régulièrement établie, jouissant d'une auto-
rité reconnue, exerçant une activité ordonnée, soumise
à la discipline d'un règlement ; elle ne possède point
de siège social, ni de rôle de membres, ni de statuts;
ou, du moins, aucun document de l'époque n'en fait
mention. Plus qu'une école, c'est une doctrine, et plus
qu'une Eglise, c'est une religion, une même attitude
de pensée, un môme état d'âme, une ferveur ardenteet
pure groupant en un culte pareil tous les fidèles de
1. Sur rAcadémie platonicienne, voir: K. Sieveking, Die Gescliichte
der platonischen Akndemie zu Florenz, Hambourg, 1844, — F. Pucci-
notti, Di Marsilio Ficino e délia academia plalonica fiorentina nel
secolo XV (estratti dalla Storia délia Medicina), Prato, 1865. — H. Hett-
ner, Das Wiederauflehen des Platonismus (Italienische Studien),
Brunswick, 187!>. — Luigi Ferri, VAccademia plalonica e le sue vicende,
Nuova Antologia, Rome, 1891. — 11. Uochols, Der IHalonismus der
Renaissnncezeif, Zeitschrift fur Kirchengeschichte, Gotha. 1892. —
G. Uzielli, Académie plaloniche in Firenze, Giornale di erudizione,
Florence, 1896 et années suivantes.
II. 6
82 LE QUATTROCENTO
Platon, «non réunis par le commerce et la cohabita-
tion, mais assemblés parla communion des disciplines
libérales • ». Un homme en est le centre, l'esprit, la
vie, Marsile Ficin.
ISé à Figline, le 29 octobre 1433, d'un père médecin
qui s'appelait Diotifeci et qu'on surnommait Ficino ;
destiné à la médecine qu'il s'en va apprendre à
Bologne ; arraché à ces études par Gosme de Médicis
qui, sous l'influence de Pléthon, a rêvé « une certaine
académie» et l'a désigné, lui, encore enfant, à « une
aussi grande œuvre -^ », Marsile a six ans lorsque
le Concile d'union se réunit à Florence, vingt-trois ans
lorsque le Grec Argyropoulosy vient enseigner, trente-
six ans lorsque le Grec Bessarion écrit sa défense de
Platon. A vingt-trois ans, il a porté à Cosme, comme
premier essai de son industrie, ses Institutiones plato-
nicœ, coUigées sur des versions alexandrincs ; à vingt-
trois ans, il a, «comme exercice de mémoire », com-
pulsé et comparé les doctrines de Platon, d'Aristote,
de Zenon, d'Epicure dans le traité du De Voluptate ; il
a traduit les Lois de Platon, la Théogonie d'Hésiode,
les Hymnei de Procul, d'Orphée, d'Homère, et il s'est
mis à sa traduction de Mercure Trismégiste; en 1477,
parait sa traduction de Platon, en 1485, sa traduction
de Plotin, en 1485, ses commentaires de Plotin; entre
temps et tout du long, ses traductions de l'ensemble des
néo-platoniciens qu'on possède : Psellus, lamblique, De-
nys d'Aréopage, Procul, Porphyre, Alcinous, Pseusippe.
1. « Non ex quovis commertio vei contubernio confluentium, scd in
ipsa duntaxat liberalium disciplinaruin communione convenentium. »
PiciN, Ep. XI, p. y:n;.
2. « Magnus Cosnius, qiio tenipore Concilium inler Gra>cos nique
Lalinos sub Eugenio Pontiflce Florentia; tractabatur, Philosophuin
Griccuni, nomino Gemislum, cognoinine Plethonem, quasi Plalonein
altcruiii de mysteris Piatonis dispulantcni fréquenter audivit : et cujus
ore fervent! sic afflatus est protinus, sic aniniatus, ut inde acadeniiam
quanidaiu alla inenle conceperit, liane ojjporluno primo teinpore
pariturii». Dcinde duiu conceptuin laiituin Miif^niis illc Medices (|uo-
daiiimodo parturircl, me cleclissimi Mcdici sui Ficini Mliiun adliuc
puerum lanlo operi deslinavit : ad hoc ipaum educavit in dies. » Ficin,
Opéra, p. 1534.
l'académie platonicienne. LES HOMMES 83
Une telle calture fait de Marsile un homme nouveau.
Les préoccupations qui l'assiègent ne sont plus les
préoccupations de rhétorique et de grammaire qui dé-
frayaient la meilleure activité de l'érudition. Il plane
en dehors, au-dessus de pareilles affaires, dans une
région supérieure, où les suprêmes intérêts se débattent
sous le regard de l'infini. Où est la vérité entre tous
ces systèmes qui l'effleurent, entre toutes ces sagesses
qui le sollicitent, entre toutes ces idées qu'il remue,
rejette, reprend et qui le remplissent de « doutes et de
questions • »? Qui croire? Qui adorer? Est-ce l'effet de
Saturne, sous l'influence duquel il naquit, que cet
accès de fièvre quarte qui le tourmente ? Ou faut-il y
voir plutôt un salutaire avertissement de Dieu? Quels
livres parmi les innombrables qu'il absorba, traduisit,
commenta, propres à le consoler et à le guérir? Et, un
jour qu'il souffrait d'une violente brûlure et cuisson
d'urine, il s'est tourné vers Dieu et la Vierge Marie, les
priant de le soulager, et, comme ils l'ont incontinent
exaucé, de ce moment, n'hésitant plus, il s'est fait
chrétien.
Aussi bien, Marsile Ficin n'est pas humaniste, n'est
pas orateur, n'est pas professeur'; il est théologien,
non, H vrai dire, de ces théologiens barbares, héritiers
de la pauvre science d'école, qui discutent à perte de
vue de l'orthodoxie des monts-de-piété et de la divinité
du sang que le Christ répandit sur la croix, mais théo-
logien gracieux, mais théologien lettré, mais théologien
platonique. Sa science est la science de Dieu. Sa poésie
est la poésie de Dieu. Et sa vie, animée d'un amour
religieux, et d'une religion amoureuse^, est une vie
d'âme. Pauvre, et s'en consolant par le mot d'Aristote,
1. « Siquidern superbior illa Philosophia moiestissiinis nos qusestio-
nibus implicat. » Epist. V, 184.
2. Les Libri delîo Studio, conservés à Florence, ne font aucune
mention de Marsile Ficin. Voir Isidoro del Lungo, Florenlia, p. 129.
3. « Mitto ad te amorem quem promiseram. Mitto etiam religionem,
ut agnoscas et aiuorem meum religiosum esse et religionem amato-
riam. » Epist. I, 632.
LE QDATTROCENTO
qui prétend que la fortune est rarement du côte de
l'esprit; célibataire, et ne comptant comme enfants que
des livres •, il ne connaît d'autres aventures que ses
pensées, ni d'autres passions que les crises qu'il tra-
verse et les doutes qui l'assaillent. 11 s'est garé des
affaires, des multitudes, du peuple ((semblable à la
poulpe, animal sans tête et à beaucoup de pieds^». 11
vit à la campagne, dans la villa du Popolo de Saint-
Pierre que Cosme lui a donnée, près de Platon, aux
pieds de Dieu. Complètement adonné à la philosophie,
qui est, selon Platon, une ascension des choses qui
naissent, passent et meurent aux choses qui sont, il ne
lui semble vivre que lorsqu'il pense ou écrit de ques-
tions divines. A chaque heure, il s'efforce d'apprendre
quelque chose de nouveau, autant pour obéir à Solon
que pour se conformer à la nature qui, nous ayant
donné beaucoup d'instruments pour apprendre, les
yeux, les oreilles, les mains, le nez, le goût, ne nous
donna que la parole pour enseigner. 11 travaille cons-
tamment, pareil non à Dieu qui se reposa le septième
jour, mais au ciel qui ne se repose jamais et trouve son
repos dans le mouvement. Ses joies s'appellent une
dialectique amoureuse poursuivie à l'ombre d'un peu-
plier, le commerce d'hommes sages, le reçu d'une
lettre philosopbique. Encore que l'ennemi des princes,
(( chez qui habitent les mensonges, les simulations, les
dissimulations, les mauvaises paroles et les llalte-
ries-' », il cultive les Médicis, famille illustre et sage,
qu'il peut comprendre sous une seule race, (( la race
héroïque^». 11 reçoit ses amis présents; il écrit à ses
amis absents des épîtres poétiques et divines qu'on
1. « Ego, ut 8cis, nulles unquain genui liberos, nisi libros. » Ep. VII,
858.
2. « Quid picbs? Polypus quidam, id est, animal multipes sine
capite. » Ephl. I. 032.
.1. « Apud principe» autein non veritas habitat, sed mnndacia, simii-
lationes, (liHsitnulationcs. obtrcctaliones, adulalionos. » Epiai. V, p. 7!»3.
4. « L'na Medircs omnes commimi laudo complectar, genus tieroï-
cuin. » Epiât. XI, Wfi.
l'acadé3iii-: platonicienne. — les hommes 85
pourra facilement reconnaître à ce fait qu'il y intro-
duit toujours quelque sentence, ou morale, ou natu-
relle, ou théologique' ; et quand il est triste, en proie à
un accès de cette nostalgie éternelle qui s'est assise à
son chevet et l'a courbé dans l'à-quoi-bon des desti-
nées, il s'assied à cette ombre de Dieu qui est le soleil,
ou bien il saisit sa lyre, cette lyre qui, selon Mercure
Trismégiste, fut donnée aux hommes pour dompter le
corps, tempérer l'âme et louer Dieu, et il en joue. Et
enfin, le 3 octobre 1499, il accomplit cette existeace
humaine, qu'Euripide appelait bien le songe d'une
ombre.
Ce petit homme, qui va au (lanc d'un homme ordi-
naire, un peu bègue, aux longues mains, à la santé
chétive, mélancolique, pensif et doux'-', est le centre
d'un mouvement puissant dont les ondes agrandies se
propagent par le monde. Sorte d'initié, légataire et
détenteur d'une sagesse aussi mystérieuse que suprême,
il illumine les esprits d'une nouvelle lumière et groupe
les forces selon un nouvel ellort. Soit dans sa maison,
qu'il orna de gracieuses maximes, telles que : u N'estime
point l'argent,... n'appête point les dignités,... fuis les
négoces,... évite l'excès », et où il entr'ouvre les jeunes
âmes selon la discipline socratique ; soit dans l'immense
correspondance qu'il entretient en France, en Alle-
magne, jusqu'en Hongrie, avec un public de rois, de
ducs, de prélats, de savants et de sages, il ne se lasse
point de répandre la bonne nouvelle. Il dit : « La beauté
du corps ne consiste point dans l'ombre matérielle,
mais dans la lumière et la forme, non dans la masse
ténébreuse du coi'ps, mais dans une lucide proportion,
non dans la paresseuse lourdeur de cette chair, mais
1. « Sed facile hoc signo scripta nostra discernes ab alienis, in epis-
tolis meis sententia quœdain seniper pro ingenii viribus, aut moralis,
aut naluralis est, aut theologica. » Epist. 1, p. 618.
2. € Stalura fuit admodum brevi, gracili corpore, et aliquantum in
utrisque huuieris gibboso ; lingua parumper haisitante, atque in pro-
latu dumtaxat littene S balbutiente... » Giovanni Cohsi, Marsili Ficini
Vita, Pise, 1772, p. 47.
86 LE QUATTROCENTO
dans le nombre et la mesure^ » Il dit : « Ecoute-moi,
je veux t' apprendre en peu de paroles et sans aucun
salaire, l'éloquence, la musique et la géométrie. Per-
suade-toi de ce qui est honnête, et tu seras parfait ora-
teur ; tempère les mouvements de ton âme et tu sauras
la musique; mesure tes forces et tu seras un vrai
géomètre-. » Et il dit : « Comme l'oreille remplie d'air
entend l'air, comme l'air rempli de lumière voit la
lumière, c'est Dieu qui, dans l'âme, voit Dieu. »!
Il n'a point de disciples : qui est-il pour enseigner
aux autres? Il n'a que des amis, des familiers, de
chers compagnons d'idées, de rêve et d'étude, qu'il
exhorte, prêche, suscite et avertit de son doigt levé;
et s'il les comprend en deux catégories, ceux avec qui
il disserte et ceux qui se contentent de l'écouter lire,
tous ont du talent, tous ont des mœurs, tous sont
platoniciens.
La plupart d'entre eux, qu'il énumère à « son ami
unique » Martin Preninger, chancelier de l'évêque de
Constance 3, nous sont inconnus. Nous ne savons pas
qui est Antonio Serafico, Michèle Mercati, Domenico
Galletli, Francesco Bandini, Sebastiano Salvini, Bene-
detto Bigliotti, Antonio Calderini. Ces hommes sont
nés et ils sont morts : ils n'ont vécu qu'une heure, ne
valant pas par eux-mêmes, mais par les idées qu'ils
portaient. D'autres nous sont familiers : ce sont les
poètes, les grammairiens, les érudits que nous avons
vus groupés autour de Laurent, maintenant placés sous
un autre jour; le vieux maître Cristoforo Landino, le
poète Naldo Naldi, Loronzo Lippi, Amerigo ('orsini, le
bibliothécaire de la Vaticane, Bartolommco Platina, le
1. « Pulchritudo corporis non in umbra materise, sed in luco et gratia
fornoH'-, non in lenebrosa mole, sed in lucida qtiudnm proportions, non
in pigro incptorjuc pondère, sed in convenienli niiincro et mensiira. »
Eptsl. I, 6:il.
2. « Kgo le et (gratis, et paiiris, oratoriaiii, et nuisicain geoiiietriaiiKiiio
docct)o. Tibi ipHi qtiod lioneslum est persuade, tempera iiinliis imiini,
vini tiiam aclionesqne nictirc. » Epiai. I, 04 1.
3. Epiai. XI, p. y36.
l'académie platonicienne. — LES HOMMES 87
grec Demetrios Chalcondylas. Tous appartiennent aux
mondes les plus divers, aux classes sociales les plus
éloignées, pauvres ou riches, jeunes ou vieux, Italiens
ou étrangers.
Fanio est prêtre; Vespucci, dominicain de Saint-
Marc ; Alduino, chanoine de Dôme; Bosso, chanoine de
Fiesole ; Agli, évoque de Fiesole ; Cherubino Quarquaglia
de San-Gemignano, est grammairien ; Lorenzo Buonin-
coiitri est astrologue, auteur d'œuvres scientifiques et
poétiques où il explique les révolutions des astres en
vers latins; Pietro-Leone est le médecin de Laurent;
Baccio Ugolino et Niccolô Michelozzisont les chanceliers
de Laurent; Francesco de Diacceto est le continuateur
de l'œuvre de Marsile au xvf siècle ; Benedetto Accolti
est chancelier de la République; Bernardo Nunzio, ora-
teur ; Leone-Battista Alberti, architecte; et Girolamo
Benivieni ('1453-1542), que Politiendit cher à Phœbus,
qui rappelle Homère à Pic de la Mirandole, est poète.
La famille platonicienne se recrute encore dans le
monde du patriciat, qui entremêle au commerce des
allaires publiques le commerce des idées pures. Ce
sont les Pazzi, les Soderini, lesGuicciardini, les Valori,
les Albizzi, les Ricasoli. Girolamo de' Rossi achète h
Laurent un buste de Platon retrouvé sur les bords de
l'Ilyssus; Amerigo Benci achète à Marsile les dialogues
du maître ; Tommaso Benci traduit du latin le Pimandre,
que Marsile a traduit du grec; Giovanni Corsi écrit la
vie de Marsile, et Giovanni Gavalcanti est son ami
joyeux et clair. Alamanno Rinuccini (1426-1504) est
prieur, membre du collège des Dix, auteur de ser-
mons, de rOraison funèbre de Matteo Palmieri, de la
Vie latine de Gianozzo Manetti, traducteur de Plutarque,
de Lucien, d'Apollonius de Thyane. Donato Acciajuoli
(1428-1478) est magistrat, goiifalonnier, ambassadeur
en France, à Rome, à Milan : si beau que Florence
garde son image dans un monument public, si illustre
que c'est Politien qui dicte son épitaphe, si aimé que
88 LE QUATTROCENTO
Cristoforo Landino éclate en pleurs en prononrant son
oraison funèbre. Bernardo Rucellai, que nous avons
déjà rencontré, également gonfalonnier, officier de
l'Université de Pise, ambassadeur, écrit une œuvre latine
dune telle éiégance qu'Erasme, qui l'a connu à Venise,
l'appelle, comme on a vu, un autre Salluste. Cependant,
de cette foule appliquée, un homme se détache en
relief, marqué de traits de grâce, de lumière et de
beauté : Pic de la Mirandole.
Jean Pic est prince, seigneur de la Mirandole, comte
de Concordia, apparenté par sa mère aux Boïardo de
Scandiano, par ses frères, par ses sœurs, aux Pio de
Garpi, aux Ordelafli de Forli, aux Gonzague de Man-
toue, aux Este de Ferrare. Il est beau, svelte, blond,
avec quelque chose de divin répandu sur son visage. La
fortune lui a tout donné, môme la modestie. Il ne se
targue, ni ne se gonfle. Politien l'appelle un héros; ses
contemporains, un phénix ; Machiavel, un homme
quasi divin.
Né dans le bourg féodal de la Mirandola, le 25 février
1463, l'année même où Marsile commençait à traduire
Plotin, nommé à dix ans notaire apostolique de par l'in-
fluence de sa mère, Giulia Boiardo, qui l'aurait voulu car-
dinal, ilaétudiéà Bologne, à Ferrare, àPavie, à Padoue,à
Florence, à Paris, dont il parle « la langue parisienne ».
A Ferrare, ûgéde seize ans, sachant le grec et le latin,
connaissant le droit et l'art des rythmes, doué d'une
telle mémoire qu'il répète sur-le-champ et à rebours
la poésie qu'il vient d'entendre, et pourvu d'une telle
décision qu'il ose disputer publiquementavecLeonardo
Nogarola, l'adolescent en soutane a déjà produit une
impression éblouissante. A Paris, contre la vieille Sor-
bonnescolaslique, il a conçu le dessein un peu étrange,
détonnant comme un anachronisme dans l'histoire
de riiunianisnie italien, de ses !)0<) thèses à soutenir en
public'. Le projet était beau de hardiesse juvénile :
1. CepentJant un autre Italien, le fllii de Francesco Filciro, Gian Maria,
l'académie platonicienne. LES HOMMES 89
embrasser la pensée universelle dans ses mille faces,
ses mille reilets, ses mille conlacts, la saisir dans ses
sources et ses développements, la montrer dans son jeu
d'actions et de réactions, et faire cela à Rome, la capi-
tale de la pensée, et cela devant les docteurs, les sages,
les maîtres de l'Europe, auxquels il offrait le voyage!
Auparavant Pic se serait levé et il aurait prononcé un
discours sur la Dignité de i homme ; il aurait dit, comme
Mercure Trismégiste, que l'homme est un grand miracle;
il aurait dit que Dieu n'a donnéà riiommc ni un siège
déterminé, ni une face particulière, ni aucun bien spécial,
afin que l'homme acquit et possédât à son désir le siège,
la face et le bien qu'il souhaite ; il aurait dit que Dieu n'a
créé l'homme ni céleste, ni terrestre, ni mortel, ni
immortel, afin que l'homme devînt l'artisan et le mode-
leur de sa propre forme et qu'il pût, selon sou arbitre
et son choix, ou dégénérer dans les êtres inférieurs et
brutaux, ou renaître dans les ôtres divins ' ; et il
aurait montré, autant par son éloquence, que par sa
jeunesse, son érudition et sa beauté, l'exemple vivant
de cet bomme deux fois né ! Les thèses portées, du
nombre de 700 qu'elles devaient avoir originairement,
au nombre de 900 «car, si notre science des nombres est
exacte, ce chiffre est le symbole de l'âme qui, ébranlée
par les Muses, retourne à elle-même ' <> ont été expédiées
à Rome, soumises à un collège de savants apostoliques et
avait, en 1460, devant le doge et la signorie de Venise, répondu sur-le-
champ à trente-deux questions à lui posées. Voir G. Favre, Vie de Jean
Marins Philelphe, p. 88. — Cf. F. Gabotto, Alli délia socielà ligure di
sloria palria, XXJV, p. 80.
1. « Nec certani sedeni, nec propriam facem, nec munus ullum pecu-
liare tibi dediuius, o Adam, ut quam sedem, quam faciem. qute niunera
tute optaveris. ea pro voto, pro sententia tua habeas et possideas...
Médium te mundi posui ut circumspiceres inde commodius quiquid est
in uiundo. Nec te ca-lestem. ne(|ue teirenum, neque mortaleui fecimus,
ut tui ipsius quasi arbitrarius honorarius(|ue plastes et fictor in quam
malueris tute rormam eifingas. Poteris in inferiora quse sunt bruta
degenerare, poteris in superiora qu.e sunt divina ex tui animi sententia
regeuerari. > Pic de la Mihandole, Opéra, De hominis celsitudine et
dignitate.
,. 2. « Est enim (si vera est nostra de numeris doctrina) symbolum
anima; in se ipsam a-slro Musarum percitœ recurrentis. » L. Dorez,
Giorn. slor. délia lett. ilul., XXV, 332.
90 LE QUATTROCENTO
publiées en 1486. Si ce n'est que, dans le monde du Vatican,
des objections n'ont pas tardé à se faire jour contre « ce
mage, impie, nouvel hérésiarque », qui, à peine âgé de
vingt-quatre ans, en veut savoir» plus qu'il n'en faut »,
dispute avec des savants réputés de sciences incon-
nues, se montre coupable d'ostentation et de vanité. Et,
instruit de ces bruits, le pape Innocent VIII a suspecté
d'une certaine hérésie les thèses du jeune homme
« enveloppées de vocables nouveaux et insolites » ; il a
convoqué une commission qui en a jugé plusieurs erro-
nées, fausses et dangereuses; il a enjoint à un tribu-
nal inquisitorial d'arrêter et d'incarcérer ceux qui
devaient y souscrire; tellement qu'en dépit d'une
Apologie dépêchée dans la fièvre de vingt nuits et dont
la publication défendue n'a fait qu'irriter les esprits,
Pic a dû fuir de Rome. Il s'est réfugié en France où,
aux premiers jours de 1488, il est arrêté en Dauphiné
et jeté en prison par le seigneur Bresse. C'est du
donjon de Vincennes, où il subit une captivité de
quelques semaines, que Pic arriva à Florence^
A Florence, Pic était chez lui. Il y était déjà venu,
au commencement de 1484 ou à la fin de 1483, et, lors
de ce premier séjour, sa jeune âme avait reconnu dans
cette ville, qui s'élançait à Dieu sur l'aile des idées,
la patrie élue de ses rêves. Auprès de Politien, qui
admirait « ses vers patriciens », à côté du pieux Marsile
qui lui avait révélé Platon, en compagnie du tendre
Benivieni qui semblait fait de son essence, il avait
respiré un air tonique, joui d'ime liberté charmante,
noué des amitiés précieuses. « Sois heureux, sois
Florentin!» lui écrivait Marsile. Battu parla vie, il
écouta ce conseil, et revint à Florence, comme l'oiseau
retourne à son nid.
Florence accueille ce relaps, qui, sous un déguise-
1. Léon Uorez et Louis Tliuasnc, Pic de la Mimndole en France,
Paris, 1897.
2. « Esto felix, Plorentinui estol » Epist. VIII, 889.
l'académie platonicienne. LES HOMMES 91
Tïicnt, avait dû passer la frontièro, avec un sourire.
Laurent le défend auprès d'Innocent VIII, accepte
la dédicace de son Apologie et, avant de mourir, veut
reposer son regard sur son visage de jeune dieu ; les
érudits, les poètes, les sages, se réunissent autour de sa
beauté; en 1489, la Signorie lui donne la bourgeoisie
d'honneur. Arrivé au port, Pic reprend ses chères
études orientales : l'hébreu auquel il s'adonne avec
une telle ferveur qu'au bout d'un mois il peut écrire
une lettre sans faute* ; le chaldéen; l'arabe; jusqu'à la
Kabbale que des maîtres appelés de loin, payés à prix
d'or, enveloppés de mystère, lui enseignent à mi-voix,
portes closes, verrous tirés. En dehors de son Hepta-
plus et de son traité De Ente et Uno^ qui paraissent en
1489, il travaille à son livre Contre V Astrologie et à sa
Concordance de Platon et d'Aristote^ qui devait être le
grand œuvre de sa pensée et de sa vie. « Je lui donne
tout le matin, et je réserve l'après-midi aux amis, à la
santé, quelquefois aux poètes et aux orateurs, et lorsque
l'occasion s'en présente, aux œuvres plus légères. Quant
à la nuit, elle est répartie entre le sommeil et les
Saintes Ecritures^. » Il est fervent, attendri, scrupuleu-
sement religieux. « Le comte de la Mirandole, mande
Laurent de Médicis, s'est établi chez nous où il vit
saintement et comme un religieux. Et il a fait et il fait
continuellement des œuvres de théologie très dignes. Il
commente les Psaimies. Il écrit d'autres choses théolo-
giques et dignes. Il dit l'office ordinaire des prêtres, il
observe les jeûnes et une très grande continence. Il vit
sans pompe et grande cour. Il n'use que du nécessaire,
et à moi il me semble un exemple aux autres hommes^. »
1. « In qiia possum nondum quidem cura laude, sed citra culpam,
epistolam dictare. » Pic de la Miuandole, Opéra, epist., 20.
2. « Do ilii justum niatutinum, posl meridianas horas amicis, vale-
tudini, interdum poetis et oratoribus et si quœ sunt studia operae
leviori ; noctem sibi cum sonino sacne littera» partiuntur. » Pic de la
MiRANr)OLK, Opéra, epist., 5.
3. « il conte délia Mirandola s'è fermo qui con noi dove vive molto
santamente e corne uno religioso e ha fatto e fa continuamente dignis-
92 LE QUATTROCENTO
Tantôt à Florence même, tantôt clans sa villa de Quar-
ceto près de Fiesole, il préfère « aux faveurs de la
Curie, aux affaires de l'Etat et aux palais des rois, sa
cellule, ses études, les rayons de sa bibliothèque et la
paix de son âme ^ ». Lorsque cette àme est triste, il la
guérit de quelqu'une des douze sentences qu'il a com-
posées et qu'il tient à sa disposition : Vita sommts et
itmhra... .Sternum j^rœmwin, alterna pœna... Crux
Cliristi... Mors instans et improvisa. Et il meurt le
14 novembre 1494, le jour même oii le roi Charles VIII
faisait son entrée à Florence. Alors on le revêtit d'un
bonnet rouge, on l'habilla d'une toge blanche et on le
coucha dans une tombe du couvent de Saint-Marc. Il
n'avait pas encore trente-deux ans.
ni
La vie de ces hommes si divers, que ne réglemente
aucun code, que ne légifère aucune oflicialité, est char-
mante. Une tendre causerie, une lettre suave, une
longue promenade le long des chemins bordés de roses
de Fiesole, un banquet servi dans quelque salle de
palais ou de villa accueillante, tels les actes de l'Aca-
démie platonicienne. Nous ne savons pas ses registres
et ses lois, nous savons ses voluptés et ses fêtes.
Lorsque le vieux Cosme taille sa vigne dans sa villa
de Careggi, il appelle à lui le jeune Marsile, qui lui lit
du Platon et lui touche de la lyre'^ ; et c'est sur une
lecture de Platon qu'il rend l'âme, en prononça^nt des
«ime opère in teologia : comenta i Paahni, scribe alcune altre cose
degne teologiohe. iJice l'orficio ordiiiario de' preli, osserva il digiuno e
grandissirna coiilinentia; vive sanza molto fainiglia o pompa; sola-
nienlc si serve a nécessita, e a me pare uno exeniplo degli altri uomini. »
Fabroni, op. c , p. 2'Jl.
i. « (!eliiilani meam, mea sludia, meorum librorum allactamenla,
iiicain aniriii pacem. re^iis aiilis, publicis ncf^oliis, vcstris aucupiis,
curiii! favitribiis antepono. » l'ic dk i.a Miiiamiole, Opéra, cpist., 36.
2. « Conliili heri me in aj^riim (Miaregium, non agri, sed animi colendi
f:ralia, Veni ad nos, Marsili, quamprimum. Ker lecum IMalonis nostri
ibrum de Suuimo bono... Vale et veni non absque orphica lyra. »
Fici:». KpUt. 1, 608,
L ACADÉMIE PLATONICIENNE. LES HOMMES l3
paroles de Xénocrate. Sous les mêmes arbres de
Careggi, Laur<mt et Marsile disputent de la félicité
suprême, et leur dispute est si aimable qu'ils en veulent
consigner le souvenir, Marsile dans un petit traité en
prose que nous trouvons dans ses lettres, Laurent dans
un petit poème en vulgaire, qui s'appelle ÏAllerca-
zione^. Pic de la Mirandole et Ange Politien s'en vont
de compagnie visiter à Fiesole le chanoine Matteo
Bosso, et le propos de cet homme aux saintes mœurs,
les ravit à ce point qu'au retour, se trouvant seuls, ils
n'ont plus rien à se dire-.
C'est l'été ; le soleil rend la ville insupportable ; le
vieux Cristoforo Landino s'est réfugié dans la fraîcheur
sylvestre des Camaldules ; une compagnie montée de
Florence vient le rejoindre, Laurent et Julien de Médi-
cis, Rinuccini, Parenti, Canigiani, Arduini, et Leone
Battista Alberti ; alors, tous ensemble, autour d'une
fontaine, dans l'aménité des montagnes et l'odeur des
sapins, sacrifient à la volupté de Tàme, en discutant de
la vie active, de la vie contemplative, du souverain
bien, des vérités platoniciennes, des symboles chré-
tiens; chaque matin, Mariotto dit la messe de meilleure
heure afin que la journée soit plus longue 3.
Les platoniciens sont encore amis des banquets,
« nourriture de l'àme, argument d'amour, condiment
d'amitié ^ » ; le ciel qui offre la Voie lactée, la Tasse
de Bacchus. l'Ecrevisse, les Poissons, les Oiseaux, ne
semble-t-il point se commander les banquets? Xéno-
pbon, Varron, Justin, Apulée, Macrobe ont loué le ban-
quet. Jésus rompit le pain, et Platon lui-môme mourut
1. Fir.iN, Episl. I, p. f)62.
2. « Ci ha colla sua cortesia, dit Politien, e co" suoi soavi ragiona-
menli rapiti per modo che partendo da lui, e restando presso clie soli
io e il Pico, cio che prima appena mai accadeva, sembrava che non
fossimo più capaci di trattenerci insieme l'un l'altro. > G. Tiral)oschi,
Storia délia letleratura ilaliana, Modène, 1772-1781, 12 vol., VI, p. 329.
3. CiusTOFORO Landino, Camaldulensium disputationum opus, Paris,
1511.
4. « Ingenii pabulum, amoris et magniricentia- argumentum, esca
benivolentiœ, amicitiae condimentum. » Ficin, Episl. 111, 739.
94 LE QUATTROCENTO
couché dans un banquet, à Tàge de 81 ans, nombre
parfait, puisqu'on l'obtient en multipliant 9 par 9,
Aussi bien l'usage perdu depuis Plotin et Porphyre de
célébrer cette mort, survenue le 7 novembre, est repris,
A Florence, le festin d'un magnifique apparat est servi
chez Francesco Bandini, « homme excellent pour l'esprit
et la splendeur' » ; avant le repas, entre les invités qui
s'appellent, entr'autres, liindaccio Ricasoli, Giovanni
Cavalcanti, Marsile Ficin, le propos roule déjà sur la
nature de l'âme; «car rien n'importe davantage à
l'homme que de savoir ce qu'est l'àme, ainsi qu'il
appert de l'oracle d'Apollon rendu à Delphes : Connais-
toi toi-même-». A Careggi, dans la villa de Laurent,,
autour des calices antiques et au pied du buste du
maître grec, le discours aborde le Sympoaion avec une
telle ardeur qu'on résout aussitôt de le commenter.
Les convives sont au nombre de neuf, comme les
Muses : Marsile et son père, Carlo et Gristoforo Marsup-
pini, Landino, Aglio, Xunzio, Tommaso Benci et Gio-
vanni Cavalcanti, si beau de corps et d'âme qu'on peut
bien l'appeler le « Prince du festin ». Cavalcanti commente
les discours de Phèdre et de Pausanias ; Landino, celui
d'Aristophane ; Carlo Marsuppini celui d'Agathon ; Tom-
maso Benci, celui de Socrate; Cristoforo Marsuppini,
celui d'Alcibiade-^
Princes, gonfalonniers, prieurs, marchands, artistes,
tous sont unis par une douce familiarité, qui efface
les différences d'âge, de condition, de profession, de
position, faites pour les séparer sur la terre. Ils se
cultivent, se recherchent, se sourient. Marsile, Pic^
Politien, possèdent autour d(î Fiesolede petites maisons
voisines, où ils aiment se retrouver et disputer des
1. « L'rbana(FM(ilonis nalalitia) vero Florcntia^ smiiptii recio celehravit
PranciscuH Uandinus, vir ingenio niagniriccntia((uc cxcelïeas. » Ficin,
Epiât. I, 6;n.
2. « Nihil cnim magis ad homineiii pertinet quam qu<£ de anima
disptitaritur... » //>.
3. In ninviviuin Platonis de aniore coaiinentarium. Ficin, Opéra, II,
p. 1321.
l'aCADÉMII^ platonicienne. LES HOMMES 95
nobles sujets qui constituent le fondement de la vie.
« Quelles délices ! mon Ficin, écrit Politien à Marsile,
ne crois-tu pas que je ressente quand je le vois, toi et
mon Pic aussi bien unis par les sentiments que par les
goûts,... et que je réfléchis que je ne vous suis pas
moins cher que chacun de vous l'est aux deux autres.
Nous sommes un en ceci que nous cultivons la science
de toutes nos forces, non émus par le gain, mais
sollicités par l'amour... Pic de la xMirandole s'est voué
à la science ecclésiastique et combat les sept ennemis
de l'Eglise ; en plus il est l'intermédiaire entre ton
Platon qui est toujours ton Platon et Aristote qui fut
jadis mon Aristote. Toi, tu revêts excellemment d'habits
latins Platon et tous les vieux platoniciens, et tu les
enrichis de commentaires féconds. Moi qui ne suis
qu'un catéchumène dans votre philosophie, j'ai choisi
les lettres qui, si elles ont moins d'autorité, n'ont
pas moins de charme ^ » Une telle amitié accueille des
éléments de poésie, de tendresse et d'amour qui donnent
à ces relations une nuance charmante. Gavalcanti
envoie à Marsile des tourterelles, comme à une jeune
fille ; lorsque Laurent le Magnifique n'a point reçu de
lettre de Marsile, ce silence lui pèse au point qu'il
ne se fie plus à personne '"; Pic de la Mirandole n'est
jamais rassasié de Marsile, « car il a faim et soif de Mar-
sile, ainsi que, de la joie de sa vie et du plaisir de son
1. « Quanta me voluptate, quantoque putas affici gaudio, Marsile
Ficine, cum te Picumque ineum sic esse concordes video, non modo ut
idem velitis invita, sed et idem sentiatis in studiis? Quanta rursus ubi
me vobis non minus esse cliaruni perspicio quam vos estis uter
utrique? Quid quod omnes in hoc incumbimus, tu recta studia
pro virili inuemus? ac non uiio praemio, sed operis amore soliicitati...
Etenim Picus ipse Miranduia sacras omnes litteras enarrat, adversus
ecclesiiE septem hostes directa fronte decertat, inter Aristotelem
jam meum, Piatonemque semper tuum, caduceator incedit. Tu
Piatonem, quamquam et alios veteres, sed Platonem ipsum maxime,
filatonicosque omnes, et latine loqui dices, et uberriinis eommentariis
ociipletas. Mihi vero (quamdiu catechumenos in philosophia vestra
sumj varietas ista cerle litterarum cessit, qua> non mmus habent jucu»-
ditatis eliam si minus auctoritatis. » Politien, Eiiist. X, 14.
2. « Ut nemo supersit cui fidem deinceps adhibere posse videar. »
FiciN, Epist. 1, 623.
96 LE QUATTROCENTO
esprit^ », Marsile écrit à Bembo : « Mon Bernardo, je
pensais m'aimer tellement que je n'aurais pu maimer
davantage; mais je fus heureusement trompé dans
cette opinion, parce qu'ayant su que tu m'aimais
ardemment, j'ai commencé à m'aimer plus ardemment
moi-même', » Politien est épris du regard de Laurent;
il échange avec l'aimé des lys et des corbeilles de
roses, et, lorsqu'il rentend la voix, revoit le visage de
Buoninsegni, son cœur tressaille « comme celui de
l'époux gravissant la couche de la vierge promise'^»,
Giovanni Gavalcanti et Marsile Ficin sont à ce point
confondus qu'ils n'ont plus qu'une seule âme et signent
de leurs deux noms les mêmes lettres, Benivieni
appelle Pic de la Mirandole son Signore ; il lui adresse
de tendres sonnets pétrarquesques ; il pleure la mort
d'un de ses familiers ; sous le couvert du berger
Thyrsis, il lui envoie des déclarations : « Je brûle quand
le ciel blanchit aux collines ses épaules et je brûle quand
le soleil se couche : car soleil et amour jamais ne se
fatiguent. J'ai pleuré d'une ombre jusqu'à l'autre
ombre; j'ai pleuré d'un jour jusqu'à l'autre jour; et
c'est de pleurs éternels que mon triste cœur alourdit
mes yeux. Peut-être que quelquefois tu mires ton
image dans une claire fontaine, et que, superbe comme
Narcisse, tu te ris à toi-même et que tu me méprises;
malheureux que je suis : ah ! c'est trop de confiance
en ta beauté splendide! Déjà nues au soleil se dressent
les épines que je voyais, hier, ornées de blanches
fleurs'', » Pic de la Mirandole donne son argent à
1. «Te solalium meœ vitœ, tneie mentis delitias, inslitutorem monun,
disciplinjp inagistrum, et esurio semper et sitio. » Ficin, Epist. VIII, 889.
2 « Opinabar, Bernarde, me sic amare Marsilitim, ut magis eum
aliquanifo airiare non possem... Sed lieri niea ha-c me fœliciter nimiuin
fefeliit opinio. Tune cnim primum ardentius quain consueverain amare
cœpi. quum primum certissime agnovi abs te ardenter amari. » Ficin,
Eptsl. 1, 6o2.
3. « ... "OfTffOV ipa<TTY|{
IlapOtv^oio ç^r,; yX^^Kipciv Hyjrt^ etdavaPaivwv. »
(Poi.mR.ic. éd. Dnl Lnngo, p, 180.)
4. « lo ardo quando cl ciel le .<palle iinbiaricha
Agli altri poggi, e quando ci sol le sgombra,
l'académie platonicienne. LES HOMMES 97
Benivieni pour qu'il le distribue aux pauvres ; il entoure
d'un commentaire subtil la Canzone iV Amore de Beni-
vieni ; il célèbre la naissance de Benivieni en vers
exaltés : « Florence, ceins tes cheveux des guirlandes
du printemps... Que tes carrefours soient jonchés du
coste d'Achemène, que par les routes embaumées les
lys soient répandus ! Les Benivieni nous ont donné qui
rappelle le vieillard étrusque M » Et Girolamo Beni-
vieni et Pic reposent dans le môme tombeau.
Plus que de l'amitié, c'estdel'amour; mais cet amx)ur
n'offre rien d'impur ; c'est une manifestation de l'amour
suprême, « nœud perpétuel et lien du monde, soutien
immobile de ses parties, base solide et fixe de l'univers » ;
c'est un commerce tout spirituel, ressemblant sur la
terre à ce que sont au ciel les associations des étoiles heu-
reuses. Le « démon vénérien » qui rassemble ces amants
est celui de la Vénus céleste ou esprit angélique;la
fureur erotique qui les anime est celle de la pure Beauté,
inclinant l'âme à la philosophie et aux offices de la
justice et de la piété ; la beauté qu'ils adorent est seule-
ment cette perfection extérieure qui naît de la perfection
intérieure, et que Marsile appelle « latleur de la bonté »,
« la splendeur du visage divin ». Ils croient s'aimer
eux-mêmes; à la vérité, ils aiment Dieu. Et ils s'aiment
en Dieu et en Platon; car, pour s'aimer véritablement, il
faut cultiver Dieu, et, dans l'histoire de chaque amitié,
trois personnes sont présentes.
Che amor corne il siio corso non si stanca.
Piansi (iall'iina già infino ali'altra ouibia
E dali' un sole alTallro, onde d'elerni
Pianti ei cor inesto le mie liici ingombra.
Forse quallior nel chiaro fonte cerni
L'iniagin tua, a te superbo arridi
Conie Narcisso e nie niisero sperni.
Ilainiù ! clie troppo in tua beltà ti fidi,
Già nude al sol si stan l'iiride spine
Che pur mo in bianche spoglie ornate vidi. »
(GiKOL.vMO Dkmvieni, Opei'a, Florence, laI9, p. 78.)
1. « Cinge coronatos vernanli flore capillos,
(lonveniunt litulo llorida certa tuo.
Undique Acheinenio sparganlur compila costo
Et per odoratas lilia niulta vias !
II. 7.
98 LK yUAT'tROCKNTO
Une même ardeur de perfection morale, une commune
aspiration au bien, un besoin identique de détachement,
d'élévalion enflamme ces chrétiens, d'autant plus véri-
tables que, la plupart du temps, ils sont arrivés au
christianisme par une conversion.
Marsile Ficin, ayant connu par un miracle la toute-
puissance de la Vierge Marie, brûle son commentaire à
Lucrèce, ne livre point ses traductions profanes « pour
ne point inciter le monde au premier culte des dieux»,
prêche sur les Epîtres de Paul, la Multiplication des
pains, les Pèlerins d'Emmaûs, traduit àMadonna Glarice
un petit psautier, a des visions, croit aux visions,
et « de païen s'est fait soldat de Christ* ». Pic de laMiran-
dole, qui, au temps de l'adolescence, se montrait cupide
de gloire, et enflammé damour frivole, et ému « aux
carcfcses des femmes- » et enlevait à Arezzo une jeune
femme sur son cheval et la défendait, Tépée à la main^
dans une bataille où dix-huit de ses gens sont tués, brûle
ses vers d'amour terrestre, se repent et se métamorphose ;
ilcommenle V Oraison dominicale , inlerprèteles PsainneSy
donne ses biens aux pauvres, se macère et se flagelle. « De
mes yeux je l'ai souvent vu se donner ladiscipline-^», écrit
son neveu, et à ce neveu. Pic recommande la lecture de la
Bible : (( Aucune chose n'est plus agréable à Dieu, rien
n'est pour toi plus profitable que de lire jour et nuit les
Saintes Ecritures ; il y a en elles une certaine force céleste,
vive, efficace, qui, animée d'un pouvoir merveilleux,
convertit l'âme du lecteur à l'amour divin''. » Girolamo
En stirps in nostrns Bonivennia protulit auras
Iletruscuni docto qui gerat ora sencm... »
1. CoBsi, op. c. p. 34. « Ex Pagono, Chrisli miles factus. » Ibid. p. 7S
et sq.
2. « Et gloria^ cupidus, et nmore vnrio succensus muliebrisque ille-
cebrit conimotus fuerut. » Jounnis l'icl Mlrainliila' vila, écrite par Jean-
François, son neveu, dons Pic de i.a Mihaxikh.k. Opéra.
3. « Meisque oculis »u'pies flnfjeilmn vidi. » I!j.
4. « Mhil Deo gratius, niliil tibi iitilinii facere potes quoni bi non
cessaveris iitteras sncrns noctutna veisiire mnnu versnre diurna. Lalet
enim in illis cœiestis vis qnudani viva et etficax quœ iegenlis aninium
in divinuin omoreni niitabiii (|iiadam potestate transformât. » l'ic ub la
\!mA«i)OLF., Opéra, epiht. I.
l'académie PLATOJNICIENNE. LES HOMMES Ô9
Beuivieni pleure la mort de Feo Belcari, envoie des
provisions de pommes aux religieuses des couvents,
compose des laudes, traduit des psaumes ; il faut toute
la sollicitude de ses amis pour lui arracher une à une
ses œuvres profanes, et particulièrement sa Canzone
d\imorc. Michèle Yerino meurt à dix-huit ans pour avoir
voulu rester chasle : « OPaul, mande-l-il à son ami, les
médecins m'ont promis la santé par le c...; que la certi-
tude de mon salut et de ma vie ne me soit pas d'un tel
prix* ! » Donato Acciajuoli reste vierge jusqu'à son
mariage : « Je veux dire ici, écrit Vespasiano, une chose
qui paraîtra merveilleuse. Donato, lorsqu'il prit femme,
n'avait connu aucune femme auparavant, et ça je le sais
comme une chose absolument certaine, et il avait passé
trente-deux ans'-. » « Nous sommes, charité à cette
époque le notaire Ugolino Yerino, uue race élue, nous
sommes une bouture sainte, et nous croyons qu'il est
défendu d'écrire de choses lascives-'. » Et lorsque Savo-
narole commence à lever sa voix de tonnerre, il trouve
dans ce cercle érudit qui, selon le Vénitien Donato, cons-
pirait u contre l'ignorance, le vice et les souillures tenaces
de l'àme'» » des bonnes volontés disposées à le suivre.
Marsile Ficin, quitte à se rétracter plus tard, regarde
Savonarole comme un envoyé de Dieu destiné à prophé-
tiser les ruines imminentes; Pic de la Mirandole, qui
a entendu le frère de Ferrare au chapitre de Reggio et
qui a poussé Laurent de Médicis à l'appeler à Florence,
veut quitter le monde, prendre l'habit des Dominicains
1. « Promiltunt medici coïtu, mihi. Paule, salutem :
Non tanli vitui sit milii cerla salas. »
(Lazzari, Ugolino e Michèle Veri/io, Turin, 18"J7, p. 117.)
•2. « Una cosa iliro io qui, che parrà maravigliosa. Donato quando
menu donna, mai aveva conosciulo igimna donna innanzi a lei ; e
questo so io per cosa certissima... e erano passati anni trentadue. »
P. 339.
3. « Nos sumus electœ gentes, nos sancta propago,
Scribere lascive credimus esse nel'as. »
(Lazzari, op. c, p. 89.)
4. « In qua prœclara simul optlmarum arlium, morumque precia,
conlra pertinacissimas animi sordes, vitium atque insciliara conspira-
verunt. » Politie.n, Episl. II, 12.
100 LE QIATTKOCENTO
de Saint-Marc, prêcher le Christ par les terres : « Le
crucifix à le main, s'écrie-t-il, les pieds nus, courant
l'univers, j'irai prêcher le Christ par les châteaux et par
les villes'. » Giovanni Nesi, dans son Oraciilumdenovo
ScPCiilo, introduit l'ombre de Pic qui exalte et magnifie « le
Socrale de Ferrare». Et c'est Girolamo Benivieni qui
compose la chanson que les enfants de Flore; ce, vêtus
de robes blanches, couronnés d'olivier, entonnent en
procession, le dimanche des Rameaux de 1496; c'est lui
qui compose la laude, au rythme de laquelle on bnile
les images profanes, les livres impurs, les ornements
mondains, le mardi-gras du carnaval de 1497; et c'est
lui qui compose cette recette qui donne la joie de devenir
fou pour Jésus : « Au moins trois onces d'espérance,
trois de foi et six d'amour, deux de larmes, et mets le
tout au feu de la peur'-. »
Religieux, fervents, pieusement et tendrement
exaltés, ces hommes ne se préoccupent plus des ques-
tions puériles qui agitent le siècle. Que leur importe
l'éloquence, la grammaire, l'érudition? « C'est une
chose élégante, dit l'un deux, que l'éloquence, et, nous
l'avouon , une chose charmante et délicieuse; mais elle
n'est ni belle, ni décente chez un philosophe^. » «Nous
avons vécu dans la gloire, écrit Pic de la Mirandole à
Ermolao Barbaro, et nous y vivrons dans l'avenir, non
dans les écoles des grammairiens, mais dans les assem-
blées des philosophes, dans les réunions des sages, où
l'on ne dispute pas de la mère d'Andromaque, des fils
de Niobé etd'aulres inanités, mais des raisons des choses
1. « Cnicifixo munitus, exertis nudalisque pedihiis, orbem peraprnns,
per caslella, per urbes. Chrislum pra-dicabo. » Pic de la Mihanuui.e,
Opéra.
2. « To tre' once almen di speme,
Tre di fcde c sei d'ainore,
lUie di pianto o poni insicine
Tulto al foco dei tiiiioro. »
(Mknivif.m, Opère, p. liC.)
'A. « K»t devins res (fatcmur hoc) facundia, plcna illecebru! et volup-
tati», «cd in phiiosopho nei; décora, nec grata. » Pic de la Mihandoi.e,
Opira, epist., 4.
l'académie platonicienne. LES HOMMES 101
divines et humaines; et à les rechercher, les méditer, les
débrouiller, nous sommes devenus si subtils, aigus et
pénétrants que nous semblons parfois peut-être angois-
sés et moroses, si tant est qu'on puisse être morose
et plus curieux que de raison en recherchant la
vérité ' . » Marsiie Ficin qui, s'il est poète, est en quelque
sorte poète malgré lui et s'en excuse par la fréquenta-
tion des anciens et l'habitude de la lyre, assure que «la
vérité n'a pas besoin du fard des paroles, ni delafoçce
des machines humaines ~. » « Vouloir orner d'une robe
terrestre, ajoute-t-il, celui qui est revêtu du divin
soleil de la céleste vérité, je pense que ce n'est rien
d'autre que d'entourer la pure lumière d'une grosse
obscurité de nuages. » Et selon Girolamo Benivieni, la
poésie est de peu d'utilité à l'homme, même lorsqu'elle
est grave et honnête.
Pour eux, placés en dehors « des chambres remplies
d'or et de faussetés », au-dessus de cette Florence de mar-
chands et de banquiers, les nombres qui valent ne
sont point les arithmétiques vulgaires du marché, mais
celte science des proportions à laquelle Pythagore
attribuait l'univers et qui faisait dire à Platon que
l'homme est le plus sage des animaux, puisqu'il sait
compter. Les accidents qui les touchent ne sont point
les accidents de la fortune, mais les purs phénomènes
de la contemplation. La beauté qui les éblouit n'est pas
celle des formes, des couleurs et des lignes, mais le
ravissant spectacle de l'infini. Ils vivent dans une
région supérieure. Ils se rencontrent et s'unissent au
sommet de cette colline mystique de Fiesole, dont on
1. « Viximus célèbres, o Ilermolae, et posthac vivemiis, non in scolis
grammaticorum et paidagogiis, sed in philosopliorum coronis, in con-
ventibus sapientiuni, ubi non de matre Andromaclies, non de Niobes
flliis atque id genus levibiis nugis, sed de humanarum divinaruinque
rerum rationibus agitur et disputatur. In quibus ineditandis, inquirendis
et enùtandis ita subtiles, acuti, acres fuimus ut anxii quandoque
nimium et morosi fuisse forte videamur, si modo esse morosus quis-
quam, aut curiosus ninuo plus in indaganda veritate potest. » Ib.
2. « Neque veritatem ipsain verborura fuco, neque vim divinam
humanis machinis indigere. » Ficin, De chiHst. relig., p. 9,
102 LE OL'ATTROCENTO
a voulu faire leur patrie, qui ressemble à la fois à la
Tour d'Ephèse, d'où Heraclite pleura sur l'humanité
douloureuse, et au jardin des Oliviers, d'où Jésus-Christ
lui pardonna.
Encore que grave, réfléchie et mélancolique, leur
humeur n'est point vilaine; s'ils souffrent, c'est qu'ils
se sentent exilés de leur patrie qui est le ciel, et que,
comme l'a dit Solon, la tristesse est la compagne des
sciences ; mais ils ne portent nulle haine dans leur
cœur, si ce n'est de détester Aristippe de Cyrène qui
attribua des obscénités à Platon. Unissant Mercure et
Jupiter, et préférant Lycurgue à Carnéade, ou autant
dire le bien vivre au bien parler, sachant que la langue
est à l'esprit ce que l'esprit est à Dieu, et que ce n'est
pas la langue qui parle, mais l'esprit, ils vivent bien,
et n'entendant point leurs paroles, ils frémissent aussi
inconscients que des lyres'. Ils se reconnaissent à ces
trois signes manifestes de l'âme sublime, de la religion
et de l'éloquence de l'esprit, qui sont les marques du
vrai platonicien; et ils s'estiment divins, puisqu'ils
savent les défauts de ce monde et qu'il leur est donné
d'en imaginer un meilleur. Ils assignent le but suprême
de la vie à la contemplation qui impartit la paix à
l'âme, comme le soleil impartit la lumière au ciel. Et
ils s'efforcent d'atteindre à Dieu, qui est unité stable et
stabilité unique, et répand ses bienfaits et verse sa
lumière et ses pluies indifféremment sur les bons et les
méchants.
Platon ! Platon ! Platon l ce mot revient constamment
sur leurs lèvres. Cosme de Médicis meurt sur une lec-
ture d'un dialogue de Platon. Laurent de Médicis
assure que, « sans la discipline platonicienne, personne
ne peut être ni bon citoyen, ni bon chrétien ». Marsile
Ficin prêche Platon h l'église degli Angeli. Et ce mot
de Platon acquiert dans leur bouche toute l'impor-
1. « De virtiilc lomiontcH lyrm instar sonum proprium non audivi-
Dius. » Ficin, Epinl. 1, 6il.
l'aCADÉ?.IIE platonicienne. LES HOMMES 103
tance, tout le mystère et toute la beauté de celui du
Christ sur les lèvres de saint Paul.
C'est ainsi quMls suivent de concert les routes des
chemins et les routes de la vie, disputant gracieuse-
ment de quelle partie du ciel les âmes sont descendues
dans les corps, ou du style poétique dans les aphorismes
d'Hippocrate, ou fie savoir pourquoi les dieux ont repré-
senté la sagesse, qui est la plus grande des vertus par
Mercure, qui est le plus petit des dieux.
Selon eux, l'amour vulgaire naît d'une espèce de
vapeur ou fascination du regard ; et il ne leur est
d'aucun doute que cette opinion de Chrysippe, qui fait
de l'àme un point brillant de la qualité, ne soit erronée.
Ils élaborent des apologues. Ils élucubrent d'aimables
fictions poétiques et secrètes. Ils emploient des façons
ingénieuses et détournées de s'exprimer. Ils se livrent
à des jeux de mots remplis de philosophie, qui éclairent
leur sagesse d'un sourire.
Cependant, autour d'eux, le soleil resplendit, les roses
sont fleuries, les oliviers de paix verdoient dans les
champs, tout est parfum, lumière, beauté : à cette splen-
deur, ils reconnaissent l'ouvrage de Dieu qui créa le
monde, non iivecson intelligence, maisavecson amour.
Et, pour lui rendre grâce, dans les nuits étoilées où
cheminent au ciel les astres qui contiennent nos des-
tinées, iMarsile saisit sa lyre et exhale son i\me mélan-
colique dans une musique qui est une prière.
CHAPITRE IV
l'académie platonicienne. LA PENSÉE
I. La pensée de l'Académie platonicienne est la pensée de Marsile Ficin
développée par Pic de la Mirandole. — Qualité de cette pensée. —
Marsile Ficin, placé entre la théologie et riiumanisme.
IL Le De Christiana religione. — i^a Tlieoloçiia platonica. — Comment
Marsile réconcilie Jésus et Platon. — Platon, serviteur de Dieu et pro-
phète chrétien.
III. L'œuvre de Pic de la Mirandole. — L'aristotélisme italien et laris-
totélisme de Pic— Pic réconcilie Aristote avec le Platon chrétien de
Marsile. — Pic unit et accorde toutes les philosophies et toutes les
religions. — Jésus s'est révélé de tout temps.
IV. Méthode de l'Académie platonicienne. — La symbolique. — Il libro
deli Amore de Marsile. — Les Dispulaliones camaldulenses de Landino.
— L'Heptaplt/s de Pic.
V. L'œuvre de l'Académie platonicienne a échoué. — Sa puérilité et son
syncrétisme. — Beauté de son efl'ort de pensée. — L'équilibre des
facultés mentales commence à se rompre. — Idées nouvelles et géné-
reuses. — La science sacrée religion. — Rapprochement de Dieu :
l'Académie platonicienne et la Réforme.
I
La pensée de l'Académie platonicienne est la pensée
même de Marsile Ficin, que Pic de la Mirandole com-
plète et conduit jusqu'à ses extrêmes conséquences,
dont il n'altère ni la méthode ni le sens. Cette pensée,
qui ne se suffit ni ne s'impose, n'est pas une pensée
originale; elle reste en tutelle, s'appuie, se réclame
avec une constance, une déférence et une humilité
presque touchante. Néanmoins c'est déjà une pensée,
et si l'on réfléchit que, depuis Pétrarque, on ne pensait
guère,et que Gennadios pourrait dire, avec plus de raison
que n'aurait cru Pléthon, « les Italiens s'entendent à
la philosophie comme moi à danser », on comprendra
le progrès'.
1. F. Fiorentlno, Il Risorgimento filosofico nel Qualtroceiilo, Naples,
1885.
l'aCADÉMIK PLATOMCIKNNE. I.A PENSÉE 105
Marsile Ficin ne sp tourmente plus du bien dire. Il
écrit dans un latin gros, compact, sans air et sans
grince. Au lieu d'enchaîner des phrases, il enchaîne des
conséquences, préoccupé jusqu'à l'angoisse de l'absolu
de la vérité et animé du noble désir d'accorder les
actes de sa vie spirituelle à la rigueur de principes
librement reconnus.
Ainsi qu'on l'a vu, sa position est particulière. Grandi
sous l'égide qu'on lui imposa de Platon, c'est-à-dire dans
l'intimité d'un génie qui ne s'arrête pas au simple
examen du sensible et agite les plus hauts problèmes de
l'humanité, Marsile a été amené à briser avec l'indiffé-
rence doctrinaire de son siècle pour descendre au fond
de sa conscience et prendre positionvis-à-vis du dogme.
Il a passé par dix années de doutes, d'angoisses et de
soullrances, que ni l'amitié, ni la musique, ni même Pla-
ton ne pouvaient guérir. De cette crise il est sorti chrétien.
A l'âge de quarante-deux ans, il s'est converti. En même
temps il a lu trop de livres, absorbé trop de latin, trop de
grec, appris trop de leçons, sondé trop de problèmes,
conquis trop de science pour renoncer au siècle et
s'adonner à une foi, pure sans doute, mais dont « les
perles très précieuses sont maniées par des ignorants et
foulées aux pieds par des pourceaux ^ » Il a trop vécu
dans l'atmosphère saturée de beauté et d'intelligence
des Médicis, pour qu'exilé dans la tristesse d'un cou-
vent, il retourne à la pauvre science d'école et s'associe
à l'œuvre des théologiens barbares, et des docteurs en
droit canon, dont le proverbe disait gran canonista^gran
asinista. Il ne peut pas faillir à la glorieuse mission que
rêva pour lui le vieux Gosme. Il ne peut pas renier le
cercle érudit de Via Larga, où il a grandi et où il est
aimé. Il ne peut pas trahir la cause de l'antiquité
splendide. D'un côté il voit des poètes exquis, des
1. « Marfraritae autem religionis preciosissimse saepe tractantur ab
ignorantibus, atque ab his tanquatn suibus conculcantur. » Ficin,
Opéra, p. 1.
106 LE QUATTROCENTO
lettrés suaves, qu'émeuvent les impérissables modèles
antiques, mais que ne tourmentent point les divines
questions et dont rindilTcroncc ne témoigne qu'une
adhésion extérieure à l'Eglise ; et d'un autre côté, il voit
des frères prêcheurs, des docteurs en droit canon, des
maîtres de Sorboune, qui possèdent la religion, mais
qui, esprits encroûtés et figés, demeurent insensibles a
la pure lumière de la Grèce. Lui-même dans ranarchie
intellectuelle du moment, sillonné de courants d'idées
opposées à en être ennemis, resté indécis et anxieux.
Alors, guidé par l'exemple des Grecs, enhardi par
les platoniciens d'Alexandrie, il rêve de concilier. Il
compose une petite théologie laïque à l'usage des
honnêtes gens. Assurant que « la philosophie antique
n'est rien autre qu'une savante religion ' », il met au ser-
vice du christianisme tout ce qu'il a accumulé de science
et de beauté. 11 rendra la foi savante et l'humanisme
pieux; l'antiquité sacrée et la sainteté érudite; la phi-
losophie religieuse et la religion philosophique. Il con-
firme la Bible parl'autorité des anciens, et il sanctifie les
anciens aumoyendes Saintes Ecritures. De ce platonisme
-d'où il est parti il fait une théologie, et de ce Jésus où
il est arrivé, il fait un platonicien.
D'ailleurs, ici et là rigoureusement orthodoxe, car
dans toutes les choses qui ont été traitées par moi
ici ou ailleurs, écrit-il en tête de ses ouvrages, je ne veux
rien avancer qui n'ait été approuvé par l'Eglise"^ ».
II
La pensée de Marsile Ficin se trouve enfermée, à
côté de ses lettres, dans les deux seules œuvres per-
sonnelles qu'il ait composées: le De Cliristiana re/ir/ione
et la Theolofjia j)lalonic(i.
1. « Qiiamobrem tota priscorum Philosopliia nihil est aliud <|uam
docta rcligio. * P. 8o4.
2. « In omnibus, (|iin; aiit hir, mit nlibi n nie tractantur, tantum
4ul serlum esse volo, quantum ab Ecclcsia coinprobatur. »
l'aCADI^MŒ platonicienne. LA PENSÉE 107
Dans le De Chrisliana religione, qui est le premier en
date de ses ouvrages, Marsile Ficin se propose de
« délivrer la religion d'une ignorance exécrable ' ».
Selon lui, la religion chrétienne se prouve par l'auto-
rité : celle des Sibylles, celle des Prophètes et celle
des païens qui, comme on peut le voir de l'oracle
d'Apollon et de la réponse d'H 'Cate, ont reconnu la
bonne raison du christianisme. La religion chrétienne
se prouve encore par les miracles, dont le principal est
Tapparilion des apôtres, qui ont conquis le monde en
prêchant la pauvreté, l'humilité, l'oubli des injures, et
qui, en étant des illettn's, emploient un style remar-
quable de profondeur et de majesté. « Que peut-on
trouver, dis-le moi, de plus majestueux que les lettres
de Pierre, de plus vén('rable que l'épître de Jacques et
de Judas? Que penserons-nous de l'Apocalypse de Jean,
qui a un visage céleste et autant de sacrements que de
paroles? Et de ses lettres où, sans fard, sans ornement
de paroles, se trouve la suavité d'un très doux breu-
vage? Son Evangile semble écrit non de main d'homme,
mais de la main de Dieu, et, l'ayant lu, Ameliiis plato-
nicien jura par Jupiter que ce barbare avait compris ce
dont Platon et Heraclite avaient disputé, sur la raison
divine, le principe et la disposition des choses'^. » La
religion chrétienne se prouve enfin par elle-même. Elle
est sainte. Elle n'a trompé personne. Elle ne dérive
point des astres, mais de Dieu. Elle impartit le bonheur
par la foi, l'espérance et la charité. Elle a mis tin aux
1. « 0 viri cœlestis patriic cives, incolaeque terrîe, liberemus obsecro
quandoque philosophiam, sacrum Dei niunus, ab impietate si possu-
mus, possumus autem, si voiutnus, religionem sanctam pro viribus
ab execrahili inscitia redimamus » P. 1.
2. « Quid Pétri epistolis auj,fustius, quid venerabilius epistola Jacobi
alqiie Judœ? Quid de Joannis Apocalypsi dicemus? qui liber cœleslem
Êrefcrt faciein, totque habet sacramenta, quot verba. Quid de hujus
pistoiis? quibus inest absque verborum fuco nectarea dulcedo, sen-
susque divinus. Evangelium ejus videtur Dei maaibus scriptum esse,
non hominis, quod cum legeret Auielius platonicus, per Jovem juravit
virurn illuin Barbarum, id est Jud;euin. breviter comprehendisse, ause
de ratione divina, principio, dispositioneque rerum Plato et Ileraclius
■disputaverunt. » P. 71.
108 LE QUATTROCENTO
exploits abominables des Massagètes et des Caspiens.
Elle contient en elle-même son explication et son sens.
Dieu, au sommet de toute vie, avait d'abord engendré
une conception parfaite de lui-même et en lui-même,
conception qu'Orphée nomme Pallas, que Platon nomme
Verbe, que Mercure Trismègiste nomme fils de Dieu,
conception éternelle, toujours auprès de Dieu et Dieu
même, par qui Dieu se parle et par qui les siècles
furent créés. Mais les hommes mis au monde pour
imiter la vertu de Dieu faillirent par leur propre faute.
Dieu dut donc les créer de nouveau. Il les créa par le
Verbe. Grâce au Verbe, il unit une certaine âme ration-
nelle d'homme à un délicat fœtus qu'avait conçu une
vierge fécondée par le Saint-Esprit, et du coup le Verbe
devint humain; il devint Christ, composé d'une âme et
d'un Dieu, comme l'homme est composé d'une âme et
d'un corps. C'était à Dieu à refaire, puisque Dieu seul
avait fait. Il avait fait par le Verbe insensible, il devait
refaire par le Verbe devenu sensible. L'homme ne pou-
vait être relevé que par Dieu : Christ est Dieu, il agit.
Mais seul l'homme pouvait expier (;t souffrir. Christ
est homme, il pâtit. Les hommes avaient péché par la
volupté ; il leur fallait expier par la douleur. L'huma-
nité avait péché une seule fois et en un seul homme ;
elle devait être rachetée une seule fois et en un seul
homme. Le supplice devait être infini pour laver la
faute infinie. Christ est donc logiquement nécessaire
au rachat du péché. Il est rationnellement compris
dans la Genèse. Il est le terme et l'explication de la
loi. Son avènement n'apporte pas seulement le salut, il
explique les Saintes Ecritures en donnant des yeux
pour fouiller leurs arcanes, et il explique les mystères
de Platon, (|ue Platon prévoyait bien ne devoir se mani-
fester aux hommes qu'après des siècles d'obscurités et
d'errements. Si Numénius et Philon commencèrent
les premiers à en découvrir le sens subtil, c'est qu'ils
connaissaient l'œuvre des apôtres et des disciples, et
l'aCADIÎIMIE PLATONICIKNNE. LA PENSÉE 109
qu'ils employèrent la divine lumière de la loi chré-
tienne à interpréter les livres du divin Platon. « J'ai
certainement trouvé, écrit Marsile, que Numéniiis,
Philon, Plotin, Jamblique, Procul, ont puisé leurs prin-
cipaux mystères dans Jean, Paul, Hiérotée, Denys
d'Aréopage, parce que ce que les platoniciens disent
de resj)rit divin, des anges et d'autres choses de théo-
logie, ils le prirent à eux'. »
La Theolocjia platonica est comme le vaste corollaire
du De Christiana rei'ujione. Après avoir fait la 'religion
philosophique, Marsile va faire la philosophie reli-
gieuse. « Mon dessein, explique-t-il dans sa préface, est
d'arriver à ce que les esprits pervers de beaucoup de
gens, qui cèdent mal volontiers à l'autorité de la loi
divine, acquiescent au moins aux raisons platoniciennes,
dans les suffrages qu'elles apportent à la religion, et
d'arriver à ce que tous les impies qui séparent l'étude
de la philosophie de la sainte religion reconnaissent
que leur aberration n'est autre que celle de celui qui
se séparerait du fruit de la sagesse par amour de la
sagesse'. » Il ajoute : « Je voudrais que les malheu-
reux qui croient seulement à ce que leurs corps sentent
et qui préfèrent aux choses vraies les ombres de ces
choses, avertis par la raison platonique, contemph'ut
les vérités qui sont au-dessus des sens 3. » La Theolo-
gia ptatonica est donc, au sens large, un commentaire
théologique de la doctrine de F*laton. Au sens étroit,
1. « Ego certe reperi pr;t'ci;)ua Niimenii, Philonis, Plotini. Jamblici,
Proculi mysteria, ab Joanne, Paulo, llierotheo, Dyonisio Areopagila
accepta fuisse. (Juic(|ui(l eniin île mente tlivina, anj^elisque et ca-teris
ad theolof,'iaiii spectatilituis magnificu.u dixeie, iiianifesle ab illis usur-
paveriint. » P. 2a.
2. « Ut et pcrversa inultonun ingénia, quae soli divina' legis aucto-
ritati haiid facile cednnt, Platonicis salteni ralionibiis religioni adniodum
sutl'ragantibus acquiesçant, et <|uicumque Philosophia-. studium impie
nimium a sancta religione sejungunt agnoscant aliqnandn se non aliter
aberrare, quam si quis vel amore sapientiae a sapientiiB ipsius honore,
vel in intelligenliam veram a recta voluntate disjunxerit. » P. 1%.
3. « Deniqiie ut qui ea soluni cogitant, quœ circa curnora sentiuntur,
rerum(]ue ipsarum umbras rébus veris infeliciter praferunt, piatonica
tandem ratione commonili, et pra'ter scnsum sublimia conteniplentur
et res ipsas umbris féliciter anteponant. » Ih.
no LE QUATTROCENTO
elle est une théorie de l'immortalité de Fàme.
l/homme, selon le dogme et selon Platon, s'il n'avait
pas une autre vie devant les yeux, serait la plus mal-
heureuse des bctes, à cause de l'inquiétude de son
esprit et de la faiblesse de son corps ; heureusement
qu'il possède une àme et que cette âme est immortelle.
Au-dessus de la masse corporelle, qui n'a d'aulre qua-
lité que d'être étendue et d'être aflectée, qui n'agit pas,
mais est soumise aux passions, Marsile reconnaît une
certaine qualité et vertu qui est la forme divine unie à
la matière. Les cyniques et les stoïciens ne savaient
aller au delà, Marsile s'élève davantage. Il découvre
au-dessus de cette forme qui, s'unissant à la matière,
devient, de simple divisible, d'activé sujette à la passion,
d'agile inepte, un degré supérieur, immortel et véri-
dique, qui n'appartient pas au corps, mais lui distribue
ses qualités : la troisième essence, l'âme rationnelle.
L'âme rationnelle, en partie mobile, en partie immobile,
mobile quant à son acte, immobile quant à sa vertu,
laisse, par sa double qualité, supposer une qualité
simple. Puisqu'au-dessus du mouvement, il y a le repos,
au-dessus de l'âme il y aura les anges, qui sont ces
recteurs intellectuels immobiles dont a parlé Zoroastre,
êtres sans corps, purs esprits, innombrables parce que,
l'univers étant disposé pour le bien, le mieux doit
dépasser en (juantité témoins bon. Enlin, au-dessus du
nombre, il y a l'unité et, au-dessus des anges, il y a
Dieu. Ainsi que le veulent les pythagoriciens, le corps
est la multitude, la qualité, la multitude et l'unité,
l'âme, l'unité et la multitude, l'ange, l'unité multitude,
Dieu l'unité. Dieu est la simplicité parfaite, la puissance
infinie, le plus grand parce que le plus simple. Prin-
cipe de tout, on ne peut rien concevoir au-dessus de lui.
II n'a ni maître ni égal ; il n'y a pas, comme l'assurent
les Manichéens, un Dieu du mal l't un Dieu du bien, car
le Dieu du mal serait privé du bien el ne saurait être
Dieu. Dieu est éternel, universel, présent au monde,
l'académie platonicienne. — LA PENSÉE lit
comme Tàme est présente au corps. H est dans tout,
parce que tout est dans lui; il fait tout et il conserve
tout, agissant puisqu'il est bonté, agissant toujours
puisqu'il est bonté souveraine, agissant dans tout, puis-
qu'il n'est pas déterminé quant à l'espèce. Etant le
pUis éloigné de la matière, il est celui qui comprend
le plus et le mieux ; son intelligence saisit non seule-
msnt les genres et les espèces, mais les individus et
l'infini. Il veut : s'il ne voulait pas, il ne prendrait pas
de plaisir, et si le plaisir n'était pas en Dieu, il ne serait
nulle part ; il veut d'une volonté qui est à la fois libre
et nécessaire, qui est à. la fois providence et amour.
Dieu se plaît, et, se plaisant, il aime le monde, qui est
merveilleusement beau.
Entre ce Dieu qui est acte pur et la matière qui est
pure passion, l'âme sert d'intermédiaire. Elle est, comme
disent les platoniciens, la troisième essence, parce
qu'elle est au milieu de tout et troisième de tout côté:
au-dessus de ce qui est dans le temps, au-dessous de ce
qui est hors le temps, mobile et immobile, divisible et
indivisible, aspirant aux choses supérieures, descen-
dant aux choses inférieures, attachée à Dieu et pro-
duisant la connaissance, attachée au corps et produi-
sant la vie. Ce n'est pas l'ange qui incline vers Dieu,
ce n'est pas la qualité qui incline vers le corps, c'est
Tàme qui unit ces degrés. Cette âme rationnelle com-
prend trois degrés : l'âme du monde, l'âme des douze
sphères, l'âme des êtres contenus dans ces douze
sphères. 11 y a donc trois sortes d'âmes distinctes ; le
feu, la terre, l'air, l'eau auront chacun leur âme
propre, différente de l'âme des animaux qu'ils con-
tiennent ; de ces âmes, les unes seront rationnelles (les
Néréides dans l'eau), les autres ne seront pas ration-
nelles (les poissons dans l'eau fangeuse).
Ayant établi et défini de la sorte l'âme rationnelle,
Marsile Ficin prouve son immortalité par des « raisons
communes », des « argumentations particulières » et des
112 LE QUATTROCENTO
« signes ». L'âme n'est pas le corps, ou la forme dans
le corps, ou quelque point de telle forme ; elle est la
forme tout entière dans une partie du corps ; ce n'est
pas le corps qui sent, c'est l'âme ; ce n'est pas le corps
qui comprend, c'est l'âme; l'âme répugne au corps;
plus elle s'en détache, mieux elle se comporte et plus
elle est heureuse ; elle n'est pas un habitant de la terre,
elle n'est qu'un hôte de la terre, le citoyen d'une patrie
céleste à laquelle elle doit s'efforcer de retourner; étant
le dernier degré de l'ordre intelligible, elle est incor-
ruptible, comme la matière, qui est le dernier degré de
l'ordre corporel ; percevant les espèces absolues et les
notions éternelles, elle est éternelle ; créée par Dieu,
elle a été créée sans intermédiaire et non par le moyen
de parents, comme le veut Panœtius. Et ce sont là les
« argumentations particulières». Les signes sont ceux
de la fantaisie, de la raison, des arts et des miracles.
La fantaisie témoigne dans ses effets qui sont l'appétit,
la crainte, la volupté et la douleur, combien les mouve-
ments de l'âme échappent au corps; la raison, dont
les affections sont si extraordinaires chez les philo-
sophes, les prêtres, les poètes, les présages et les pro-
phètes, arrivant à se libérer de leurs corps, confirme
le môme témoignage ; l'excellence si parfaite de nos
arts et de nos gouvernements rivalise avec l'œuvre de
Dieu; l'âme vouée à Dieu fait des miracles. L'âme
s'efforce d'atteindre les douze perfections de Dieu; elle
veut être le premier bien et la première vérité; elle
désire tout accomplir et tout surpasser, être partout et
toujours, posséder les quatre vertus divines de pré-
voyance, de force, de justice, de tempérance, jouir de
l'opulence et de la volonté, se cultiver elle-même et cul-
tiver Dieu; et, ayant ce désir, elle a la possibilité de le
réaliser, elle peut être à son gré végétative, sensuelle,
humaine, héronjiic, (l('monia(jue ou divine.
Lnlin Maisile combat les opinions erronées d'Aver-
roès et d'autres sectes perverses, qui se demandent s'il
L ACADIÎMIK PLATONICIENNE. LA PENSÉE 113
n'y a pas iiiuîsprit unique chez tous les hommes, pour-
quoi l'âme divine se joint au corps ignohle, pourquoi
elle s'y sent troublée et s'en sépare à regret, quel est
l'état de l'âme avant sa réunion au corps et après sa
séparation. Il y a autant d'esprits que d'âmes et autant
d'âmes que de corps ; l'âme, quoique divine, se réunit à
l'infirmité du corps, afin de connaître les formes parti-
culières, de les concilier avec les universelles, de réflé-
chir en Dieu le rayon divin oblitéré par le sensible et
de vivre plus heureuse dans un monde plus orné; si
elle est troublée dans le corps, c'est que, plus angoissés,
nous sommes plus divins; si elle s'en sépare à regret,
ce qui n'arrive pas chez les philosophes, elle ne soufîre
que dans une de ses parties. Et Marsile ayant examiné
la création du monde et des âmes, par où l'âme des-
cend dans le corps, ])ar où elle s'en échappe, l'état de
l'âme pure, l'état de l'âme impure, la résurrection des
€orps, conclut que Platon ne contrevient en rien à la
doctrine commune aux Hébreux, aux chrétiens et aux
Arabes, qui veut que le monde ait commencé, que les
anges aient été créés dès le commencement, que les
âmes des hommes soient créées chaque jour. « C'est
jusque-là, dit-il, que nous a conduits la voie hypothé-
tique de la philosophie ; cependant, comme, sur les ques-
tions divines, la conjecture humaine se trompe très
souvent et très fort, nous pensons qu'il est beaucoup
plus sur de nous en remettre, avec une humilité obéis-
sante, à la direction plus sainte des chrétiens'. » La
dernière phrase de la Theologia platonica est une prière.
Son dernier mot est Amen.
Le christianisme, dans l'état de développement où il
parvenait à Marsile, représentait une œuvre achevée
un ensemble établi et accompli de doctrines et de sys-
tèmes, auquel trois civilisations avaient prêté tour à
1. « Hue nos ferme conjecturalis philosopliorum ducit via. Sed quo-
niam huniaiia conjectio circa divina sa-pe imiltuuique fallitur, nuilto
satius tutius((ue censeiuus, nos sanctioribus apud Christianos ducibus
obedienti huniilitate comniittere. » P. 424.
II.
S
114 LE QUATTROCENTO
tour leur génie : l'Orient qui lui prêta son génie con-
templatif, la Grèce qui lui prêta son génie philoso-
phique, Rome qui lui prêta son génie politique. La
Grèce avait principalement coopéré à la constitution du
dogme ; elle ne lui avait pas donné que sa forme de
pensée, ses distinctions, ses définitions, ses démons-
trations, son langage ; elle lui avait donné, en outre de
presque toute sa théologie, des éléments importants de
cosmologie, de psychologie, de morale. L'origine des
âmes, leur chute, le salut universel, le mal considéré
comme expiation, la perfection assignée comme terme
aux migrations des âmes, le dogme de la Trinité, sont
autant d'idées grecques, pythagoriciennes, platoni-
ciennes^. C'est en face de ces idées, dont il trouve les
premiers linéaments chez Platon, qu'il voit expliquées,
développées et commentées par les Pères d'Alexandrie,
que Marsile se place.
Il ne veut retenir de l'idéalisme subjectif de Platon
que ces trois points ancrés dans son esprit et servant
d'axe à tout son système, que Dieu pourvoit à toute
chose, que l'âme est immortelle, qu'il y a des
récompenses et des peines ; mais, au lieu d'y reconnaître
un apport historique et naturel, la contribution de la
Grèce à l'établissement du dogme chrétien, Marsile en
fait une sorte de révélation anticipée. Platon n'est pas
le metteur en œuvre très adroit des doctrines orientales
que lui révéla Pythagore : il est une espèce de messie ;
de môme que les néo-platoniciens, qui travaillèrent, à la
suite de Platon, à combler l'abîme ouvert entre la
matière et le Dieu transcendental d'Orient, ne sont que
par exception, « ces impies, qui armèrent leur langue
contre la religion chrétienne, en partie par une arro-
gance sotte, en partie pour complaire à leurs peuples; »
ils sont des apôtres. S'inspirant des Justin, des Origène,
des Clément, de Philon qui cherche à concilier la Genèse
\. Voir E. Vacherot, Hisloire critique de l'école d'Alexandrie, Paris,
1846-1851, 3 vol.
l'académie platonicienne. LA PENSÉE 115
et le Tùnée, deNuménius, qui veut que toute la théologie
soit enfermée dans les dialogues de Platon, Marsile
demeure prosterné devant tant d'analogies et de con-
cordances qui lui paraissent d'origine surnaturelle.
Et ayant arraché Platon à l'histoire, à tout ce qui l'ex-
plique et le permet, il entoure son visage d'une auréole K
Platon est un précurseur. Platon est un apôtre. FMaton
est Dieu et ses mystères sont divins. «Notre Platon,
s'écrie-t-il, avec des raisons pythagoriques et socra-
tiques, suit la loi de Moïse et prédit la loi du Christ! »
« Notre Platon n'est rien autre qu'un Moïse qui parle
la langue attique ! » Et s'il n'alluma point, comme le
prétend la légende, un cierge devant son image, il fait
plus; il le prêche dans l'église des Angeli de Florence:
«... Au milieu de cette église, nous voulons exposer
la philosophie religieuse de notre Platon. Nous voulons
contempler la vérité divine dans ce séjour des Anges.
Entrons-y, très chers frères, avec un esprit pur^... »
I
III
A l'œuvre de Marsile Ficin s'ajoute l'œuvre de Pic
de la Mirandole. La tâche de Marsile avait été de récon-
cilier Platon et Jésus ; la tùche de Pic sera de réconci-
lier, avec Platon et Jésus, Aristote d'abord, et au-delà
d'Aristote, toutes les philosophies.
L'Italie savante, en dépit de son culte pour celui
qu'elle dénommait « le prince des philosophes », n'avait
point abandonné Aristote qui, rétabli dans sa pureté
antique, lui représente un maître au môme titre que
Platon.
1. Passirn. Voir en particulier toute la lettre où Marsile explique à
Braccio Martello l'accord de Moïse et Platon. « Quamobrem qui te,
optime Bracci, ad academiam vocant, non tam ad platonicam disci-
plinam quaiu ad legem mosaïcam exhortantur. » Ep., p. 866.
2. « Nos igitur antiquorum sapientum vestigia pro viribus obser-
vantes religiosam Platonis nostri Philosophiam in hac média prose-
quemur ecclesia. In his sedibus Angelorum divinam contemplabimur
veritateni. Verum, o dilectissimi fralres, candidis omnino mentibus
bas sedes ingrediamur... » P. 886.
116 LE QUATTROCENTO
On a vu que, dès le début du Quattrocento, Leonardo
Bruni traduit VEÛiique, la Politique, VEconomiqite
d'Aristote ; que Pallas Slrozzi emploie ses loisirs d'exilé
à lire et pénétrer Aristote ; que le pape humaniste
Nicolas V commet aux Grecs Trapezunlios et Gaza la
traduction d'Aristote, que Lauro Quirino explique Aris-
tote sur la place publique de Venise. Ermolao Barbaro
dépense sa vie d'érudit à propager Aristote : « Bestoz
bien persuadés, dit-il aux jeunes gens qu'il réunit dans
son palais, qu'il n'y aura pas pour vous de volupté
plus grande que d'avoir Aristote si familier que vous le
puissiez lire sans consulter ses commentateurs'.» Dans
l'asile môme du platonisme, à Florence, Argyropoulos,
pourtant gagné à Platon, enseigne publiquement
Aristote; Politien lit en chaire Y Ethique, VOrganon,
les Anahjtica priora et les Analytica posterio7'a d'Aris-
tote; Marsilc Ficin considère Aristote comme un che-
min à Platon : « Ceux-là se trompent complètement qui
pensent que la discipline péripatétique et la discipline
platonique sont contraires, parce que le chemin ne peut
pas être contraire à son but'-. » La guerre n'est déclarée
qu'à l'Aristote du moyen âge ; et, ici encore, malgré
les coups que lui portent un Leonardo Bruni, un
Lorenzo Valla, un Ermolao Barbaro, cet Aristote n'est
pas complètement di'trôné ; il persiste quand môme;
il continue dansle Nord de l'Italie, à Bologne, à Ferrare,
àVenise, àPadoue,(le grouperdesfervenlsoudesadoptes ;
et à Padoue, Nicoletto Vernia de Cliieti enseigne depuis
1465 l'Aristote d'Averroès^.
Aussi bien Pic de la .Miriin(!ole,né dansle Norddel'lla-
lie, étudiant d»' l't rrarc et de Padoue, étudianlde Paris, a
1. n llliid i)cr«uasissiiniim haltclolo. niillam voliis tiiiijorcin voliip-
tateiii fuliiriiiii qnaiii l'iiiii iln r.'iiiiiliiLrciii h:il)cliitis Arisloleleiii. ut
librus nu» leg«rc coiiliiiotihT «;l iiioUeiisc vulculis, expositorilnis non
consultm. » I'oi.itikn, 0//e;v/, I. i(ii.
2. « Krrjuit omnino i|ui Pcriptileticain disciplinam Platonicœ contra-
riam arbitranlur. Via si (|iii(Jcni leriiiino contraria cssc non potcst. »
Ep. XII. '.>;i2.
3. Voir E. Ilcnan, Averroèa et l'averruisine, Paris. ISGO.
l'académie platonicienne. LA PENSÉE 117
reçu une première cullure fortement scolastique. Il a
passé six ans de sa jeunesse, u et tant de veilles qu'il aurait
peut-ôtre pu employer h se faire unnom dansles bonnes
lettres*,» avec saint Thomas, avec Jean Scott, avec
Albert le Grand, avec Averroès. Au début, au moins, il
est plus que péripatéticien, il est averroïste*. Et lors-
qu'arrivé à vingt ans à Florence, Marsile lui a com-
muniqué sa ferveur contagieuse pour celui qu'il appe-
lait « notre Platon », Marsile n'est point arrivé à faire
trahir à l'adolescent le maître de sa jeunesse. « Si je me
suis éloigné d'Aristote pour me rapprocher de l'Aca-
démie, écrit-il àErmolao Barbaro, je l'ai fait non comme
un transfuge, mais comme un explorateur-^ » Néanmoins
Platon lui a été révélé, et il ne pourra plus désormais
('chapper au prestige de celte sagesse radieuse.
Alors à cet esprit hardi, impatient de grandes entre-
prises, inquiet de nobles conquêtes, une œuvre sublime
se dévoile, impérieuse comme un devoir : réconcilier
Aristote, cet Aristole dont il a été nourri, chez lequel
il a grandi, qui a initié son âme adolescente à la vie
supérieure de la pensée, avec le Platon de Marsile;
étayer l'édifice de Marsile d'une nouvelle colonne, et
laquelle ! ramener l'édifice de Marsile au dessein
préétabli d'une architecture souveraine ; et audacieuse-
ment, joyeusement, avec la belle confiance de la jeu-
nesse, il écrit au sommet de ses thèses personnelles :
« U n'y a pas de question naturelle et divine où Aris-
tote et Platon ne tombent d'accord sur le sens et la
chose, quoiqu'ils semblent différer par les paroles^ »
1. « Tantas vigilias, quibus potuerim in bonis lilteris fortasse non
nihil esse. » Pic de la Mihandole, Epist. 4.
2. Dans une lettre qu'on peut fixer à l'année 1482, Marsile lui écrit :
« Magna quidem voluptate me alïecerunt élégantes litterœ tuœ, quod
te plane jaui eloquenteni nostro judicio prœstat, uiajori vero quod
Penpateticuni quoque evasisse significant, maxima denique quod pro-
cul dubio Platonicum pollicentur. » P. 858.
3. « Diverti nuper ab Aristotele in Academiam, sed non transfuga,
ut inquit ille, veruin explorator. » Pic de la Mikandole, Opéra, epist. 22.
4. « NuUuui est qutiîsitum naturale aut divinuni in quo Aristoteles et
Plato sensu et re non conveniant, quanivis verbis dissenlire videantur. »
Pic DE la MinANDOLE, Opei'd, Conclusiones, p. 134.
118 LE QUATTROCENTO
Telle la première idée de Pic, et telle l'idée de toute
sa vie, car cet accord qu'il s'est proposé, « qui avait été
admis par beaucoup, qui n'avait été suffisamment démon-
tré par personne, ni par Boèce. chez les Latins, ni par
Simplicius chez les Grecs, ni par saint Augustin, ni
par Jean le Grammairien, » il en fait la tâche principale
de son œuvre'. 11 lui destine un gros livre, la Concordia
Platonis et Aristotelis, que lamort l'empêche d'accomplir.
Et il la parachève dans son esprit par un accord encore
plus vaste. Car, lancé dans cette voie, cédantaux impul-
sions de son génie mystique et aux transports d'un
cœur illuminé, ilnepeut pluss'arrôter, et il faudra qu'au-
tour de Platon, d'Aristote et de Jésus unis en un faisceau
central, il groupe, il ramène toutes les philosophies,
toutes les religions et tous les «'Ailtes, de manière qu'il
n'y ait plus des sagesses humaines, mais une sagesse
divine et que l'histoire de l'intelligence se réduise à
l'histoire de la révélation. Son titre féodal de comte de
la Concordia semblait le prédestiner à cette œuvre :
« Il n'est pas seulement comte de la Concorde, s'écrie
Marsile en un de ces jeux de mots qu'il aimait, il en
est duc [dux], puisqu'il réconcilie les Juifs avec les
chrétiens, les péripatéticiens avec les platoniciens, les
Grecs avec les Latins. »
Marsile, soit qu'il l'ait pressentie lui-môme, soit qu'il
l'ait consentie à son jeune ami, admettait l'idée. « Une
philosophie pieuse, écrit-il, naquit chez les Perses sous
Zoroastre et chez les Egyptiens sous Mercure; ensuite
elle fut nourrie chez les Thraces sous Orphée et sous
Aglaophème; peu après elle se développa chez les
Grecsetchez les Italiens sous Pythagore ; enfin eliefut
formulée chez les Athéniens par le divin Platon, dont
les voiles furent soulevés par Plotin qui, le premier et
le seul, comprit divinement les secrets des anciens'. »
i. « PropoBilimus primo Platonis Aris((itclisr|ue concordiam a multis
anle hm-, crcditam, a tuMiiin»; salis probaluiii. » Ih. ApoioKÏ», P- ^i-
îi. « Fuctuin cit ut pia quu;dam Philosophiu quondain et apud Persai
l'académie platonicienne. LA PENSÉE 119
Mais Marsile n'était pas de taille à démontrer une
vérité aussi transcendentale, lui qui ne connaissait
l'Orient qu'à travers Platon et les néo-platoniciens.
Au contraire, Pic de la Mirandole est un véritable
orientaliste. Continuant la tradition que le vieux
Gianozzo Manetti avait initiée à Florence et mettant h
profit l'industrie des Juifs chassés de Sicile, qui, en 1482,
lui ont apporté des leçons et des écritures mysté-
rieuses. Pic de la Mirandole a appris avec les Mithri-
date, les Elia delMedigo, les Alemanno, non seulement
l'hébreu, mais les éléments de l'arabe et du chal-
daïque^ Il a lu tout ce qu'on pouvait lire, dévorant
les volumes à la journée et les convertissant, selon le
mot de Marsile, « non en cendres, mais en lumière^ ».
Les questions dialectiques, morales, physiques, méta-
physiques, théologiques, magiques, kabbalistiques lui
sont familières. Albert le Grand, saint Thomas, saint
Maron, Henri de Gand, Egidio Romano, Averroôs, Avi-
cenne, Alfarabius, Isaac de Narbonne, Aburamon,
Moïse, Mahomet, Avempaten, Théophraste, Ammonius,
Simplicius, Alexandre d'Aphrodisias, Thémiste, Plotin,
Porphyre, Jamblique, Mercure, pour citer son ordre,
ont peuplé sa jeunesse. Tous les âges et toutes les cul-
tures, tous les docteurs, tous les prophètes et tous les
mages sollicitèrent sa curiosité. Il s'est plongé dans la
science des nombres. Il s'est plongé dans la Kabbale,
sub Zoroastre et apud ^gj'ptios sub Mercurio nasceretur, utrobique
sibiseniet consona. >futriretur deinde apud Thraces sub Orpheo atque
Aglaophemo. Adolesceret quoque mox Pythagora apud Graecos et Italos.
Tandem vero a divo Platone comsummaretur Athenis... Plotinus taa-
dem his Theologiam velaminibus enudavit primusque et solus. » FiciN,
Epist., p. 871.
1. Sur les maîtres hébreux de Pic de la Mirandole, voir J. Perles,
Revue des études juives, XII, 244. — M. Schwab, Annales de philosophie
chrétienne, XVI, 336. — Ragnisco, AUi e Memorie delVAc. di Padova,
VII, 293.
2. « Non contentus ego, prœter communes doctrinas, multa de Mer-
curii Trimegisti prisca theologia, multa de Chaldœorum, de PythagoraB
disciplinis, multa de secretioribus HebruBorum addidisse mysteriis ;
plurima quoque per nos inventa et meditata de naturalibus et diviais
rébus disputanda proposuimus. » Pic de la Mirandole, Opéra, Apo-
logia, p. 14.
120 LE QUATTROCENTO
qui lai fut révélée avant qu'il eût atteint l'âge fatal de
quarante ans, qui permettait de l'aborder. Il s'est plongé
dans la magie, non dans la fausse magie des démons,
mais dans la magie véritable de Pythagore, d'Empé-
docle, de Démocrite, de Platon, de Plotin, d'Alchin-
dus, de Roger Bacon, de Guillaume de Paris, qui est
la consommation de la philosophie naturelle, que
Zoroastre appelle la science du divin, que les rois
Perses enseignent à leurs enfants, qu'Homère dissi-
mule sous les fables de l'ingénieux Ulysse^ Il lui
appartient donc, ainsi préparé par son érudition et son
génie, de mettre à exécution la synthèse qu'a peut-ôlre
entrevue Marsile. Et il s'y essaie dans ses neuf cents
conclusions ou thèses, qu'à l'âge de vingt-quatre ans
il veut proclamer devant le monde et qu'il n'aurait
fait qu'illustrer et compléter sa vie durant, si la mort
ne l'avait arraché, sept ans plus tard, à sa table de
travail-.
Tout s'accorde, se concilie, se joint et se soutient.
L'arithmétique, la magie, la Kabbale affirment Christ
aussi bien que les mystères de Platon et les récits des
Evangiles^. Et comme, par l'arithmétique, Pic de la
Mirandole avait établi l'existence de Dieu, la cause des
causes, le siège du bonheur et l'opinion la plus véri-
dique entre celle d'Arryen, de Sabellius, d'Eucliph et
de Rome, sur le dogme de la Trinité, dans la Kabbale^
il trouve, avec ce même dogme, l'incarnation du
Verbe, la divinité du Messie, le péché originel, le
rachat, la chute des démons, l'ordre des anges, la
Jérusalem céleste, le Purgatoire et l'Enfer*. Jésus y
apparaît comme celui qui unit toutes les choses dans
1. « Altéra magia nihil est nliud, cum bene exploratur, quani natu-
ralis philosophiui absoliita (-(msuniatio. » Apologia, p. 15.
2. Loncluatones iiongenlue in omni f/enere scienliarum. Quatre cents
de cea thèses «ont selon la doctrine (i'auttui ; cinq cents relèvent do sa
doctrine perRonnelle.
3. Quti-<*li(ineR ad qiia» pollicctiir se per numéros responsuruin. —
Conclusionfs magirm numéro XXXVI sccundum opinioncm propriam.
— Conchmiones cabalit>tica! necundum opinionem propriam.
4. Apologia, p. 1.').
l'académie platonicienne. — LA PENSÉE 121
le Père, et par qui tout est fait, et de qui tout devient,,
et en qui tout sabbatise. La Kabbale, qui prouve l'inu-
tilité de la circoncision, renferme le secret des cinquante
portes de l'intelligence, de la millième génération et
du règne de tous les siècles. Elle fournit des raisons,
de croire aux incrédules : « Non seulement ceux qui
nient la Sainte Trinité, mais ceux qui la conçoivent
d'une manière diverse de l'Eglise, peuvent être mani-
festement rédargués par les principes de la Kabbale '. »
Elle convainc les Juifs contre eux-mêmes : « Les eiïets
qui ont accompagné la mort du Christ devraient per-
suader à chaque kabbaliste que Jésus de Nazareth est le
vrai Messie-. » Les balbutiements obscurs des origines
fabuleuses, les traditions orales que les âges se sont
transmises à l'oreille, les longues méditations pour-
suivies au désert sous les lentes de poil de chameau,
les initiations supérieures, les révélations des Tabor
et des Sinaï, les sagesses qui, le long de l'humanité en
marche, se sont succédées, des porteurs de turbans aux
porteurs de bonnets carrés, s'appellent, se répondent,,
s'accouplent, se marient, et par voies ouvertes ou
cachéos, à leur insu ou sciemment, aboutissent au même
but et concluent à la môme vérité. Et cette vérité est
Jésus. Jésus s'est révélé de tout temps, comme la Pal-
las d'Orphée, l'Esprit paternel de Zoroastre, le Fils de
Dieu de Mercure, la Sagesse de Pythagore, la Sphère
intelligible de Parménide, le Verbe de Platon. Emporté
dans un élan de ferveur mystique, Pic de la Mirandole
plane au sommet de l'Univers de l'intelligence qu'il sai-
sit d'un seul regard et, pour ainsi parler, à vol d'oiseau.
Il assiste de haut et de loin à l'histoire des idées, aux
liaisons étroites d'où elles naissent, aux emprunts cons-
tants dont elles vivent. Il s'est élevé à cette hauteur,
1. « Non solutn qui negant Trinitateiu, sed qui alio modo earn ponunt
quam ponat catholica ecclesia redargui possunt manifeste si admit-
tantur principia Cabala;. »
2. « Effectus qui sunt sequuti post mortem Christi debent convincere
quemlibet Cabalistam, quou Jésus Nazarenus fuit verus Messias. »
122 LE QUATTROCENTO
OÙ tous les contrastes s'atténuent, où tous les dispa-
rates se fondent, où toutes les divergences dispa-
raissent et où l'on ne voit plus que les harmonies, les
analogies, les identités. Et, ému de tant de voix qui
s'unissent, de tant de couleurs qui se marient, de cette
symphonie éternelle et universelle qui monte du chœur
de l'humanité, dans l'extase de la cime et l'épouvante
du buisson ardent, lui-même tombe à genoux.
IV
La pensée de l'Académie platonicienne est donc une
pensée de synthèse. Sa méthode consiste dans l'emploi
érigé en système d'une herméneutique sabtile.
Il n'y a là rien d'inédit. La pratique du symbolisme
était d'un usage courant dans l'école d'Alexandrie, où
nous voyons entre autres Origène donner une explication
toute symbolique de l'Ecriture. Des œuvres des Pères
grecs, elle avait passé dans les écrits dos docteurs latins
et dans l'enseignement de la théologie italienne, dont
elle constitue une véritable méthode ^ La quadruple
interprélation littérale, allégorique, tropologique et
anagogique, si nettement exposée par saint Augustin,
était admise par chacun.
Littera gesla docet, quid credas Allegoria,
Moralis quid agas, que tendas Anagogia,
enseignaient les vers de l'école. Dante était demeuré
fidèle à ces principes; Savonarole les appliquait tou-
jours^; et, comme nous l'avons vu, les humanistes les
1. Léon Dorez, Giornale storico délia letteratura italiana, Turin,
1899, p. :n9.
2. Savonarole Houniet à une quintuple interprétation chaque passage
de l'Ecriture. Voir les notes marginales de sa Bible de 1492. Il disait
encore : « Diclis qua; aperta crediiuus, cuni interjecta aliqua inveniuius,
qua-ri quibusdain slitiiuiis pungiuiur ut ad aliqua altioraintclligendum
vigilcniUH : et tune obscurius pcriala sentiainus ea etiam quai aperta
pulaviniuH. » l'anquale Villari, La sloria di Girolumo Savonarola^ Flo-
rence, 1887, 2 vol., I, p. 131.
l'académie platonicienne. LA PENSÉE 123
avaient introduits ou plutôt conservés dans l'interpréta-
tion de l'antiquité profane. Nourris des Pères d'Alexan-
drie, des docteurs du moyen âg^e, de l'humanisme con-
temporain, les néo-platoniciens de Florence ne font donc
qu'employer un système universellement adopté autour
d'eux. A tant d'exemples qui les y poussent. Pic de
la Mirandole joint l'autorité suprême de la Kabbale qui
reconnaît trois modes d'interprétation : la themurah^ la
notaricon et la g&matria.
C'est ainsi que, selon eux, les temples de la sagesse
sont gardés par des Sphinx ^ Tout procède, tout a
constamment procédé par voie de symboles, d'allégories,
de figures, d'images, de signes. Aucune révélation qui
ne soit ésotérique. Aucune doctrine qui ne soit hermé-
tique. Aucune poésie qui no soit mystérieuse. Il n'y a
point de sens vulgaire et littéral. Rien n'est dit propre-
ment et directement. Les vérités splendides demeurent
occultes et secrètes, enfouies qu'elles sont derrière des
écorces rugueuses et des masques grossiers. « Celui qui
voit seulement les choses dans leur superficie, prétend
Marsile, ne voit que des ombres et des rêves ^ » ; et pour
consoler Verino de la mort de son fils, il lui écrit :
« Tout n'est que fiction dans ce bas monde. Les morts
et les naissances sont feintes ». Selon Pic de la Miran-
dole, les conducteurs de peuples, comme les fondateurs
de systèmes et les révélateurs de beauté, se sont plies
au précepte de Pythagore qui a dit : « Tu éviteras les
voies populaires, tu iras par des routes peu connues. »
Moïse apparaît si rude et si gauche, parce qu'il obéit à
ce principe, qui veut qu'on parle des choses divines à
mots couverts : la tourbe d'Israël, faite de tailleurs, de
cuisiniers, de bouchers, de pâtres, d'esclaves et de
servantes, n'aurait pu supporter le fardeau d'une
1. « Aeofyptiorum templis insculptae sphynges hoc admonebant ut
mystica dogiiiata per enigmatum nodos a profana multitudine inviolata
custodirentur. » Pic. oe la Mikandole, Opet'a, Apologia, p. 14.
2. « Qui superficiem aspicit umbras tantum videt et somnia. » FiciN,
Epist. 1, p. 660.
124 LE OLATTROCENTO
sagesse aussi grandiose *. Platon recouvre sa pensée
tliéologique d'une telle enveloppe d'énigmes, de fables,
d'images mathématiques, de significations obscures et
lointaines qu'il avoue dans ses lettres que personne ne
l'entendra'. Aristote dissimule sous l'apparence de la
spéculation la divine philosophie que les anciens poètes
avaient cachée sous des fables, et il l'obscurcit comme
à plaisir par la brièveté de son style. Jésus n'a point écrit,
il n'a fait que prêcher, et en prêchant aux foules il a usé
de paraboles, d'images, d'allégories; ce n'est qu'à ses
disciples, comme nous l'apprend Origène, qu'il révéla ses
mystères, et ces mêmes disciples, comme nous l'apprend
Denys l'Aréopagite, durent s'engager formellement à
n'en rien confier à l'Ecriture, mais à les transmettre
oralement, de la bouche à la bouche. Mathieu n'a
dévoilé que ce qui regarde l'humanité de Christ.
Jean a commencé par garder le silence. Paul a refusé
aux Corinthiens la nourriture spirituelle. Denys l'Aréo-
pagite l'a engagé à poursuivre dans ce dessein. Sou-
lever ces voiles! percer ces enveloppes! lever ces
masques! forcer les secrets, les énigmes et les sphinx!
Et lorsque Pythagore enseigne : « Tu n'urineras pas
contre le soleil et tu ne tailleras point tes ongles au
milieu des sacrifices », comprendre que cotte sentence
signifie : « Après avoir rejeté le flot surabondant de
nos appétences et de nos voluptés et avoir taillé, comme
des rognures d'ongles, les proéminences aiguës de notre
colère et les aiguillons de notre àme, commençons à
assister aux mystères sacrés de Dacchus dont le soleil
est h bon droit appelé le père et le chef, et tournons-y
notre contemplation-'! » C'est dans ce sens que Marsile
1. « Turba omnis israelitica, sartores, coci, maceliarii, opiliuneSr
•ervi, ancillu;. » Pic, lleptaplus, Proemiiim.
2. « l'Iuto noster ita in volucris cnigmatiim fabularuin velamine,
matliciiifiti<-i.s iiiwiKinibus et subuscuris recedenliuin scnsuiiin indiciis
Hua dof<iiiata occiiltavit, ul el ipso dixerit ia epislolis nciniiieiii ex liis
(jufe «cripserit Hiiaiii sententiaiii de divinis aperte intellectiiruiu. » Ib,
'A. « Scd poBlqiiaiii pcr tiioralein et siipcrniieiitiiiin voluplalutn thixas
cminxcrimus, appetentiua et uiiguiuiu pi-uesegtuiua quasi aculus iroî
l'académie platonicienne, LA PENSÉE i25
Ficin compose son Livra cf Amour ou commentaire au
banquet de Platon ; que Gristoforo Landino compose ses
Disputalions des Camaldule^ ; et que Pic de la Miran-
dole compose son Heptaplus. Il rêvait plus : une Théo-
logie poétique où il aurait montré que les poètes pro-
fanes ne sont rien d'autre que de savants théologiens ^
Le Livre d'Amour de Marsile soumet le Sijmposion de
Platon à la torture d'une telle exégèse que la pensée
lumineuse du maître de l'Académie y devient mécon-
naissable. Socrate meurt sous les coups qu'on lui porte
pour découvrir l'image du Dieu que, comme un Pan,
il cachait dans son cœur^. Selon les neuf platoniciens
réunis à diner dans la villa de Garoggi, les interlocuteurs
du dialogue de Platon, — Phèdre, Pausanias, Eryxi-
maque, Aristophane, Agathon, Socrate et Alcibiade, — se
concilient, se complètent et apportent chacun des
témoignages égaux de valeur, Ouand Phèdre dit que
l'Amour est né du Chaos, cela signifie, d'après Gio-
vanni Gavalcanti, qu'au temps où les âmes des anges
n'avaient pas été conçues par la raison divine, le Chaos,
ou monde sans forme, était animé d'un grand désir pour
la forme. Los deux Vénus ouranienne et terrestre, que
distingue Pausanias, représentent à Giovanni Gavalcanti
Tune la fille de Dieu, née sans mère parce que, par
mère, les physiciens entendent la matière, l'autre la
fille de la matière et la vertu de lYime; la Vénus oura-
nienne inspire lacontemplation de la beauté de l'âme;
la Vénus terrestre inspire le désir d'engendrer une telle
beauté. Dans l'apologue d'Aristophane, Gristoforo Lan-
dino découvre le péché originel. Selon Gristoforo Lan-
dino, l'homme primitif d'Aristophane indique Tàme, qui
proininentias et aniinorum aciileo resecueriraus, tum demum sacris, id
est, de quibiis uientioneiu fecimus Bachi mysteriis interesse et ciijus
paler ac dux sol merito sol dicitur, nostru3 contemplationi vocare inci-
piainus. »
1. « Ilomerus quem ut omnes alias sapientias ita hanc quoque sub
suis Ulixis erroribus dissimulasse, in poetica nostra theologia ali-
quando probabimus. » Apologia, p. 15.
2. In conviviuui Platonis de amore commentarium. Ficin, Opéra, II,
p. 1321.
126 LE QUATTROCENTO
avait reçu à l'origine deux lumières, l'une à elle propre^
l'autre venant de Dieu; pour avoir cru se suffire à elle-
même, l'àme fut privée de la lumière de Dieu, et
mourut dans le corps; mais, en vertu du reste de
lumière qu'elle contient encore, elle désire retournera
son premier état, se réintégrer et s'accomplir. La beauté
et la bonté, qu'Agathon attribue à l'Amour, le plus
heureux des dieux, sont pour Carlo Marsuppini une
seule et même chose, la splendeur du visage divin
qu'illumine le monde en se réfléchissant dans trois
miroirs, l'ange, l'àme et le monde. Enfin, pour Tom-
maso Benci, le démon de Diotime devientl'ange de Denys
l'Aréopagite. Le démon Amour est né dans le jardin de
Jupiter, qui est la fécondité de l'esprit évangélique, de
Poros,qui est la raison de Dieu, et de Penia, qui est le
principe de la privation; de par sa mère. Amour est
sans maison (la maison de la pensée humaine est l'àme),
il dort à la porte (les yeux et les oreilles sont la porte
de l'âme), il gît sur la route (la beauté du corps est la
route de la beauté de l'âme); de par son père Amour, est
astucieux, sagace, industrieux, prudent, philosophe,
civil, audacieux, véhément, éloquent, sophiste et mage.
La dialectique de la femme de Mantinée se transforme en
ascension du corps à l'âme, de l'âme à l'ange, de l'ange
à Dieu. Dieu est la lin suprême. En l'aimant, nous
aimons les corps ombres de Dieu, les âmes ressem-
blances de Dieu, les anges images de Dieu,
Dans les Disjmlafiones caynaldiilenses de Gristoforo
Landino, Leone-Batlista Alberti commente, selon une
méthode semblable, les six premiers livres de VEnéide
de Virgile ^ Les voyages qui amèneront Enée jusque
dans l'Italie, qui représente la vraie sagesse, symbolisent
l'ascension graduelle du terrestre à la contemplation de
la pure divinité, (^'est la Vénus ouranienne qui conduit
Enée aspirant à la beauté divine, tandis que c'est la
Vénus lernîstre (|ui conduit Paris obéissant encore aux
1. I.AMiiMO, Cumaldulensium dispululumein opus, l'uris, loll.
l'académie platonicienne. LA PENSÉE 127
impulsions basses. Pârismeurt àTroie, soitdans la jeu-
nesse dominée parles sens. La lutte d'Anchise et d'Enée
représente le combat engagé entre la sensualité et l'âme.
La Thrace, où s'arrête Enée, est la cupidité. Junon est
l'ambition ennemie ; Didon, la vie active ; le voyage à
Garthage, la diversion de la vie contemplative à la vie
active; et la descente aux enfers veut enseigner que
l'esprit doit connaître les vices et s'en purifier avant
d'atteindre à Dieu •.
Dans VHeplap/us, de sepliformi sex dierum geneseos
enarratione, Pic de la Mirandole interprète sept fois,
dans un sens toujours diiïérent, le récit de la Genèse^.
Les ténèbres veulent dire la privation; la lumière, la
forme ; les eaux et la terre, la substance première ;
l'esprit de Dieu, la force et la cause efficiente. A cette
herméneutique courante, il joint l'herméneutique supé-
rieure que les kabbalistes appelaient notaricon; ainsi,
avec le premier mot de la Bible , In jmnci/no , Pic découvre
la raison de la création du monde et des choses, car
si, prenant une à une chacune des lettres de ces deux
mots, Inprincipio, on les met à la tôle d'autres mots
hébreux, on aura la phrase : Pater in filio et per
filium principium et finem siue qiiietem creavit^ caputy
ignem^ et fiindamentum magni hominis, fœdere bono.
De cette façon Pic trouve dans la Genèse toute l'histoire
de l'humanité, les différentes puissances de l'homme,
la venue du Messie, la fondation de l'Eglise. La Genèse
contient les secrets de la nature entière ; chaque ouvrage
de la nature est un ouvrage de l'intelligence, de sorte
que l'histoire de la nature est une histoire de l'esprit
divin. Les trois parties du tabernacle de Moïse corres-
pondent aux trois mondes : le Portique au monde des
1. Cf. BoccACE, Genealogia deorum, XI V, 10. — Filelfo, Epistolae,
p. 2.
2. «Vide quanti laboris... ut non uno dumtaxat, sed septemplici
sensu a capite semper novum opus exorsi perpetuœ et impromiscuaj
exposilionis ordine totam hanc mundi creationem. » Pic de la Miran-
dole, lleplaplus, Proemium.
i28 LE QUATTROCENTO
éléments, le saint lieu au monde céleste, le très saint
lieu au monde angélique : les sept branches du chan-
delier signifient les sept planètes. L'homme est le
quatrième monde, lien du terrestre et du céleste : il
est corps, c'est-à-dire terre; il est âme, c'est-à-dire
ciel, il est à la fois corps et àme, soit esprit, c'est-à-dire
lumière.
La pensée de l'Académie platonicienne, élaborant des
œuvres de ce caractère, était condamni^e h n'avoir pas
de lendemain.
Son herméneutique échoue dans la puérilité, comme
l'ontologie métaphysique qu'elle dessine se résout dans
un syncrétisme incohérent ^ . Les quelques œuvres qu'elle
a laissées — les traités et les lettres de Marsile, les
thèses et les fragments de Pic, les Disputes des Canial-
dulesâù Landino, la Canzone d'atnore de Benivieni, le
Libro dellWmore de Marsile, \ Altercazione de Laurent
sontoubliées : d'aucunes mômessont demeurées inédiles,
comme le Livre sur tâme de Landino et le poème en ter-
zines de Nesi. Elles n'ont enrichi d'aucun apport l'hu-
manité. Elles n'ont avancé d'aucun pas la science. Elles
n'ont rien initié, ni dans une philosophie que les Alexan-
drins avaient fondée, ni dans une méthode qui apparte-
nait au domaine courant. La Theologia platonica, qui de
meure le monument et le br('viaire, représente moins
qu'un système ordonné, un amas et, s'il faut tout dire,
un ramassis.
Néanmoins, en dépit du résultat, il faut reconnaître
l'effort, et cet effort est d'une ferveur admirable. S'il est
l. Voir, par exemple, chez Marsile. la conipriniison du procès de
Socrutc (!l ne la [)assion de .lésus : « Mitto in prii'scntiarn trif,niita iiiim-
iriorutn |)retiiiiii de Socrate factum, et ipsius Socratis vaticinia, vindic-
tam rpioqiie divinitus p(»»l ejiis neccm subito consecutinn lotioueni,
vespcri paulo antc ohituiu iustitiilaui a Surrale exliorlalioncni(|ue cjus
ad pietaleiii lnira cn'iia-. Quid (|n<t(l in eadoni iiora do calice al(|uc
\>i:\ifi\\{V\i>i\v et in ohilij ipso de ijallo (il nicntio? » Kkin, Epist., p. 808.
l'académie platonicienne. LA PENSÉE 129
vrai que toute contradiction ne se résout que dans un
principe supérieur, Tâme s'élève d'autant. Pour la
première fois depuis Pétrarque, nous voyons des érudits
qui s'appliquent à penser et qui sacrifient à cette nou-
vellediscipîine leurpaix intérieure. Chez eux l'équilibre
des forces mentales commence à se rompre; la santé
de l'esprit reçoit ses premières atteintes. Marsile est
un inquiet qui se palpe, se cherche et se regarde au
miroir pour se trouver, voudrait savoir ce qu'il ignore
et ne veut plus connaître ce qu'il sait, irrésistiblement
dégoûté des paroles qu'il a dites, des livres qu'il a com-
posés'. Pic a pareillement besoin de s'éviter lui-môme ;
des remords le travaillent; des incertitudes le poignent;
son écriture s'est gâtée et sa paix s'est perdue. Kt La\i-
rent peut, dans SOS S'y /w.sr/'awow;*, peindrel'àged'or « où
aucun doute ne fatiguait la pensée et où, sans confusion,
l'on entendait la vérité'^ ». « Le talent, chante-t-il, était
alors égal au désir, et l'envie à la force de l'intelligence ;
l'homme se contentait de connaître la part de Dieu
qu'il peut comprendre; et la vaine présomption de notre
esprit pervers ne doit pas monter plus haut, ni recher-
cher d'un soin superflu les causes que la nature nous
cache. Aujourd'hui notre esprit mortel présume qu'il
y a un bien caché auquel il aspire; une subtilité vul-
gaire aiguillonne notre désir humain et ne sait plus
comment le retenir ; c'est pourquoi notre désir s'irrite,
c'est pourquoi notre désir se plaint que l'esprit a trop
de lumière en supposant ce bien; et, s'il ne le voit pas,
il se plaint du peu qu'il voit, et il voit qu'il ne voit pas,
et il demande d'être aveugle ou de voir tout à fait-^. »
1. « Forte et qiiod scio nolim, et quod nescio volo. » Ep., p. 751
« Quantum ab initio studioruui nieorum mea mihi verba scriptaque
placebant omnia, tantum... mea mihi omnia displicent. » P. 766.
2. « Non dubbio alcun, non fatica ha il pensiero ;
Senza confusïone intende il vero. »
(Lai RENT DE Médicis, Opère, Silva IL)
3. « Lo inçegno era agguagliato col desio,
La voglia colla forza dello intendere :
Stavan contenti a conoscer di Uio
La parte che ne puote l'uom comprendere :
IL »
430 LE QIATTKOCKNTO
Mais ce malaise moral provient d'une noble origine; il
est le supplice de F^rométliée, u l'inquiétude née du
trop savoir' ».
Aussi faut-il admirer dans ce siècle pratique, à
visées courtes, à intérêts immédiats, ce grand souffle
d'idéalisme transcendantal, qui s'élève d'un vol aussi
pénible que courageux au-dessus du monde des phé-
nomènes. Et la conception que se lait l'Académie dun
univers graduel, harmonieux, symphoniqne, procédant
par degrés successifs, par ordonnances symétriques,
par séries évolutives; la part de toute-puissance et de
toute beauté qu'elle accorde à l'àme humaine, seule
réalité; l'identilicalion qu'elle essaie de cette âme avec
l'homme, œuvre de Dieu, reflet de Dieu, centre, lien,
noyau de l'univers, possibilité suprême; le rôle qu'elle
donne h l'amour ; la place qu'elle réserve au bien ; le
culte, passionné et panthéiste, qu'elle professe pour la
divinité, sont de vastes idées, aussi généreuses qu'im-
prévues, dans l'Italie des tyranneaux. Depuis trop long-
temps les esprits n'étaient plus préoccupés de « ques-
tions divines»; les platoniciens de Florence en sont
agités jusqu'à la sainte déraison.
Regardons ces hommes qui, sur la colline idéale oii
tout converge et s'associe, dans la région supérieure
où toute contradiction humaine se résout, ont franchi
le seuil de l'arche trois fois sainte. Ils savent ce qui
n'a jamais été révélé ; ils détiennent le secret de la loi
universelle ; ils ont été élus par une grâce à l'explication
Ne la presunzïon del vano e rio
Nostro intelletto dee più alto ascendere;
Né ricercar con tanta inutil cura
Le cause che nasconde a rioi natura.
« Oggi il niortal ingegno ])ur présume
Ensere un ben ocrulto &1 quale aspira :
Move l'uiiian disio il basso acume,
Né Irova ove feniiarlo : onde s'adira
E duoisi che la mente ha troppo lume,
Quel ben presupponendo : e se noi mira,
Si duol del pono, e vedo che non vedc;
Ester cieco o 'l'Teder perfetto chicde. » Ib.
1. « Dal taper troppo nasce inquietudine. » Ib.
l'aCADKMIK platonicienne. LA PENSÉE 131
du monde; plus que des (Tudils, ce sont des prêtres.
Lii science, devenue religion, les a investis d'un carac-
tère sacré. Leurs gestes ressemblent à des rites, leurs
cérémonies à des sacrifices, les envolées de leur âme
mystique à des cantiques et des prières. Ils sont les
ofliciants de « celte même et unique religion ayant
une seule âme, un seul esprit cl un seul culte' », dont
G 'iiiiste Pli'lhon avait annoncé à Trapezuntios la pro-
chaine échéance. Avant Savonarole, avant Luther, dans
leur sphère, par leurs moyens, ils ont tenté de toutes
leurs forces éperdues un rapprochement avec Dieu. Ils
se sont arrachf'S et ils ont voulu arracher avec eux le
monde de la pensée à la prison de la terre et aux men-
songes du corps. 11 ont sacrifié leur joie et leur santé
à proclamer une réalité supérieure et à s'élancer d'un
bond à sa poursuite dans le séjour de réternelle beauté.
Ils ont répandu un flot d'adoration sur les œuvres de
l'inlelligence. Ils ont reconnu, dès les origines des races,
comme une sourde végétation de Dieu. Ils ont mis
l'encens et la myrrhe aux mains des Sibylles, des
pylh )nisses et des prophètes. Ils ont proslerné les dieux
de l'Olympe et les sphinx des vieux temples aux pieds
du Crucifié. Et si, parla science qu'ils firent divine, ils
ne purent imposer le Christ à la pensée, d'autres, peut-
être permis par leur échec, viendront qui, parla cons-
cience, l'imposeront à la conscience.
i. « Audivi ego ipsum Florentiœ — venit eniin ad concilium cum
Graecis — asserenteni unam eamdemqiie religionem uno aninio, una
mente, una pra>dicatione, universum orbem paucis post annis esse
suscepturum. »
CHAPITRE V
l'hellénisme italien
Ses œuvres: les lettres, les discours, les épigrammes. — Les traduc-
tions. — Les éditions : Aide Manuce. — Déclin des études grecques
au jvi* siècle. — Les grands hellénistes du xvi' siècle ne sont plus
Italiens. — Influence de Ihellénisme italien sur l'Europe savante.
On a vu le goiit du grec naître à Florence, envahir
rilalie, atteindre à Florence son maximum de bonheur,
occuper des chaires, susciter une culture, réunir l'Aca-
démie platonicienne. Il est temps de se demander ce
qu'il est resté d'une passion aussi fervente et d'un
mouvement aussi général.
Tout d'abord, il en reste des œuvres. Des lettres de
Filelfo aux épigrammes de Politien, nous possédons
toute une petite littérature grecque d'Italie, qui pour
n'être pas très considérable, remplirait quand môme un
volume. Inédite ou publiée, éparse dans les œuvres
latines contemporaines, composée de discours pronon-
cés en des occasions solennelles, de lettres échangées
entre savants, d'inscriptions, d'épigraphes, d'épitaphes,
de madrigaux et de légèretés, elle est le témoignage
valide de la facilité avec laquelle l'Italie s'assimila la
langue et le génie de l'Attique.
De cette littérature un peu mince, les Epigrammes
grecques de Politien, publiées en 1496 par le Florentin
Zanobi Acciajuoli, quehfues jours avant que Zanobi
entrât dans le couvent de Savonarole, représentent sans
contredit le fruit le plus charmant. Encore enfant, au
milieu des promenades et des repas, Politien impro-
vise en grec ; il joue et il s'amuse, n'importe comment,
de n'importe quoi ; il plaisante à propos de mouche-
L HELLÉNISME ITALIEN 133
rons, chante Vénus Anadyomène, félicite V^arino Favo-
rino pour son Thésaurus Cornucopiœ^ blâme Pic de la
Mirandole qui brûla ses vers d'amour; il décrit un
orgue, met une inscription sur un manuscrit du prince
d'Urbin ou sur le cortile des Ciampolini de Rome,
célèbre au hasard de l'occurrence Argyropoulos, Gaza,
Chalcondylas, Buoninsegni, Toscanelli, un jeune homme
blond, une bouche sale, un vieux prêtre. Alessandra
Scala, fille du chancelier de la République, a récité
dans une compagnie VElech'e de Sophocle : aussitôt
Politien part : « J'ai trouvé, j'ai trouvé celle que j'ai
toujours cherchée, celle que je priais d'amour et dont
je rêvais, la vierge immortelle dont le génie n'appar-
tient pas à l'art, mais à la simple nature, la vierge
insigne dans l'un et l'autre idiome, excellente dans les
chœurs, excellente sur la lyre ^ » Et sur le même ton,
dans le même mètre, Alessandra Scala répond à Poli-
tien : « Rien de plus éclatant que la louange d'un
sage. De quelle gloire m'a comblée ton éloge ! Les char-
latans sont nombreux, mais les devins sont rares. Tu
m'as trouvée, dis-tu : non, tu ne m'as pas trouvée, tune
m'as pas trouvée môme en rêve. Le divin poète l'a bien
dit : un dieu nous pousse vers ce qui nous ressemble.
Rien de plus dissemblable de toi qu'Alessandra. Toi tu
répands autant de flots que le Danube. En plusieurs
langues, dans la grecque, dans la romaine, dans la
lydienne, ta gloire repousse les ténèbres. Les astres,
la nature, les nombres, les lois, les médecins t'appellent
Alcide, t'attirent tour à tour. Mais mes écrits de jeune
fille, mes amusettes comme on dit, Bocchoris les
comparerait aux fleurs et à la rosée 2. »
1. « EÛpT)^' E'jpYJx'^V 6ÎX0V, T^V êÇl^TEOV OLtÛ,
"IIv r^TOuv Tov k'pwÔ', rjv xal oveipoTtôXouv
Ilapâivixv, T,ç xâ>,Xo; àx-^parov, r,; ôye y.ôujioî
Oùy. etï) xéyyr.i; iW à.<ft\o\/i çÛo-e<i>î'
IlapôevtxYiv, yXwTTTjTtv èTr'â[jL(poTépY)<Tt xo(Ji(ô(Tav,
"EÇoj^ov ev Te j^opot;, à'So/ov ëv te X-joy;. »
(Politien, éd. Del L'ungo, p. 200.)
2. « O-JSÈv àp' r)v aîvoto irap' £|Ji?po''^î àvSpb; àjAEtvov,
Kâx aéOsv aivo; âiJioi y'o^o^ àetpe xXÉo;.
134 LE QUATTROCENTO
A côté de pièces semblables, l'hellénisme italien a
laissé des traductions K
Ces innombrables traductions, qui constituèrent une
des branches principales de l'activité des humanistes,
furent sévèrement jugées par la forte critique du
xYi*" siècle et par la philologie allemande contempo-
raine : on n'est plus à en compter les erreurs, à en rele-
ver les incorrections, à en souligner les bévues ; les
passages difliciles sont suprimés; des périodes entières,
inventées de toutes pièces, sont intercalées dans le
texte; jamais la physionomie individuelle de l'écrivain
n'est respectée; un flot continu de magniloquence uni-
forme la submerge et la noie. Mais ce dont Tàge
moderne fait un tort à l'humanisme italien, l'huma-
nisme italien le revendiquait précisément comme un
mérite, persuadé qu'il était que le grec, maître du latin,
n'était en quelque sorte que du latin supérieur. Selon
l'opinion courante, Homère devait avoir chanté avec
plus d'élégance, Thucydide raconté avec plus de brio,
Démosthène péroré avec plus d'ampleur, Platon phi-
losophé avec plus de charme, Aristole disputé avec plus
de vigueur que les auteurs latins. Le monde lettré
recherchait dans le grec la beauté, une beauté latine
idéale, et cette beauté représentait la condition néces-
saire, en même temps que la condition suffisante de ses
travaux. C'est ainsi qu'au début de l'hellénisme, Coluc-
cio Salutati pense que le jeune Loschin'a pas besoin de
IIo).>.oi Ôpto^iiAot, TtaCpotôÉ ■zt |xivTi£{ ttiiv.
Hu?î; ; i'p' oOy evpe;, oJS'ovap f,vTfaTa;.
^•f, yàtû 6 Oeïo; aoiôô;' riyei Oeô; èç tôv ojaoiov
OCJev 'AÀïîivôpY) ffo-3 8'àvo(xotoTepov
'Li; Tj y'fjnoîix Aavouôio;, â* ÇiJç^.y |A£aov f||iap
Ka-IiOi; in cfi-ot.ir^'i , aÎTià pÉeOpa yiet;.
•frwva:; 5'év iCt.v.r.am <7^-t toi /.aso; y,sp' èXaTrpet
'K>.>.â3c, 'l'omaïx'^, 'Kgpaïxr,, A\;5tr,.
"A-irpa, ç'jTi;, <i'àpi(i[xol, 7toiT||iaTa, xii'pSi;, latpol
'iV),xe!?-/iv v.x'/.iti n' àvTt|X£Oï)./«i|Aîva.
Tà|X3e iï Ttapûïvtxf,; «iTtouîxTixaTa, Trat'yvia ça^f,
H4y.yopi; èÇttirot, à'vOia xal 8p<4toc <o;. »
[Ib., p. 201.)
I. Dorinto <;r.ivino, .S'fl</7io d'una Slorin dei volffarizzamenli (t'opère
fjieclie iiel aiuolo AT, N/ipicH, IK'JO.
r. IIKLLÉMSMf'; ITALIEN 135
connaître le grec pour traduire Homère : il n'a qu'à se
servir de la version littérale du calabrais Léonce Pilate,
qu'il rendra plus harmonieuse en coupant d'exclama-
tions et d'interjections les périodes trop longues, en
retranchant ici, en ajoutant ailleurs et en donnant à
tout l'ensemble nn bel ordre et une belle façon.
Ce qui importe, n'est pas la fidéliti^, mais la forme;
le point essentiel demeure dans le style, et pourvu que
le style réponde aux conditions d.; nombre et d'élégance
exigées, on s'inquiète peu des vérités doat il est le
véhicule. « Il faut souvent, écrit Valla, mettre de coté
le caractère grec pour en imagiaer un nouveau; il faut
inventer des ligures; il faut obéir au nombre'. » Et
ceci nous explique comment Poggio peut réduire la
Cy/o/j^V/iV' de Xénophon de huit livres en six, comment
Bruni, oubliant d'en citer les auteurs, nous donne les
Commentaires dp F/iistoirf grecque de Xénophon, les
Coniinentaires de In première guerre punique de Polybe,
la Guerre contre le^ Gotlis de Procope, comme autant
d'ouvrages personnels, et comment il arrive à Trapezun-
tios de corriger dans le texte les idées qui lui semblent
déplaisantes.
Imbus de pareilles idées, les humanistes d'Italie ont
néanmoins rendu service à la cause de la civilisation
en répandant au loin, sous une forme accessible et sé-
duisante, la pensée grecque oubliée. Si l'on rétléchit
aux difficultés presque insurmontables qui semblaient
empêcher leur tâche, à l'absence des lexiques, à la
rareté des textes, au mauvais état de conservation de
ces textes; si l'on se rappelle, en outre, qu'aucune
besogne pr.'paratoire n'avait été accomplie, qu'on ne
possédait d'Homère qu'une version comme celle de
1. « Est enim relinquoiidiis cliar.acter ipseGriT>ciis,excogitandusnovu8,
parieiidii- lii,'ura!, numeris omniiio serviondum. » Valla, Opuscula tria,
m. p. 138. — Diijfi Chrysolor.ts prohibait la traduction littérale, comme
nous l'apprend A^japilci Ceiici : « Ferebat Manuel, homo sine ulla dubi-
tationc divinus, conversioneni in latinum ad verbum minime valere,
nam non modo absurdam esse asseverabat, veruia etiam grœcam
liiiguam omnino pervertere. » Gravino, p. 39.
136 LE QUATTROCENTO
Léonce Pilate, et d'Aristote qu'une exégèse comme celle
de la scolastique, on saura gré à l'effort tenace de ces
premiers hellénistes qui, à force de patience, donnèrent
à l'humanité, sinon une notion parfaite, du moins une
première notion, de la culture de la Grèce. Et à tout
prendre, la traduction deVIliade, de Politien, les traduc-
tions de Platon et de Plotin de Marsile sont des œuvres.
Enfin, l'hellénisme italien a laissé des éditions.
Gomme nous l'avons dit, c'est Milan qui imprima,
en 1476, le premier livre grec, la grammaire de Cons-
tantin Lascaris. « J'ai trouvé, dit Démétrius de Crète,
qui en fondit et en grava les caractères, le moyen
d'imprimer aussi des livres grecs, ce qui était fort
difficile, en raison de la composition si variée et si nom-
breuse des lettres employées en grec et de l'attention
toute particulière qu'il faut apporter aux caractères
portant des accents. » En 1480, paraissent, à Milan, Esope
et Théocrite ; en 1486, paraît, à Milan, la Batrachomio-
macliie; en 1488, paraît, à Florence, Homère; en 1493,
paraît, à Milan, Isocrate; en 1494, paraît, à Florence,
V Anthologie ; en 1496, paraît, à Florence, Lucien.
Un nom reste attaché à cette noble entreprise, celui
d'Aide Manuce. « Je ne saurais, écrit Niccolo Lconiceno,
assez louer Aide Manuce le Romain, dont le génie est
aussi remarquable que le savoir et qui, par son indus-
trie et son travail, s'occupe d'imprimer en volumes
innombrables toute la sagesse des Grecs, leur gram-
maire, leur poésie, leur éloquence, jusqu'à leur méde-
cine 2. » Sobre, pauvre, érudit, cet imprimeur, qui a
\. « ... iiônif TToXXà |i.àv TÔ Xo^tirtifô, TtXerora Se t^ mlpa 6ia«ovi^(T«;,
[i^'/.ii evpov w<rr' ï'x*'^ ''"' P('6Xou; 'K),AT)vtxâc èvfjTtfrxrat, xaV» te tt)v tmv
YpapipidtTtov TAJVÔTiXïiv 7ro).AT|V xal 7totxt).y,v irap' "IO.),r,iT(v ojuav xal toÙ; twv
7tpoa<i>6i(î)v rjTvouc irepirr^v ti xal o-jx ô'iAyy]^ 6e6|Jievov oxé4'£i»); ëj(0VTa. »
Firmin-Didot, Alde-Mmiuce, p. 37.
'2. « Qiio circa, iiiinqiiam satis laiidari possct Aldus Maniitius Roma-
nus, vir non minore ingenio «jiiam doctrina, qui sua industria atqiie
iabore omnein Gruicoruni sanienliam, ffrumiuatiraui, jioelicain, ora-
toriani, phiiosophiarn, et inedicinaiii eliaui innuuicrosis vuluniinibus
curât iiiipriinenda. » .Niccoi.o Lkoniceno, Lihellus de epidemia, Venise,
14'J7, préface.
L HELLÉNISME ITALIEN 137
transformé en Académie ses ateliers, ne recule devant
aucune fatigue, ni aucune dépense « pour déterrer,
selon les paroles d'Erasme, ce qui est enseveli, suppléer
à ce qui manque, corriger ce qui est fautif ». Il emploie
les premiers artistes comme les premiers érudits, se
montre soucieux du moindre détail, d'érudition comme
de typographie, s'inquiète d'un accent fautif, comme
de l'encre, du papier, de la reliure de ses livres; fidèle à
sa devise, Fcstina lente, qu'illustre la vignette fameuse
de l'Ancre et du Dauphin, il ne se repose jamais. « Je
suis ti'availlé, avoue-t-il, et quasiment oppressé par les
fatigues et pourtant il me plaît d'être opprimé, il me
plaît de vivre malheureux; je veux souffrir mes mal-
heurs avec patience, pourvu qu'ils soient utiles aux
autres, et tant que j'aurai un souflïe de vie, je ne
m'arrêterai point dans mon dessein jusqu'à ce qu'il
m'arrive de le voir accomplie » Grâce à cette activité
infatigable, et qui, d'ailleurs, procède un peu à tâtons,
Aristote voit le jour en 1495, Hésiode, en 1496, Jam-
blique et les néo-platoniciens, en 1497, Aristophane
en 1498, les épistoliers grecs en 1499, Thucydide,
Sophocle, Hérodote, en 1502, les Helléniques de Xéno-
phon, en 1503, Euripide et Démosthènes, en 1504, les
Opuscules àe Plutarque, en 1509, Platon, en 1513, Pin-
dare, en 1514 2. Si la mort ne l'avait arrêté en 1515,
Aide aurait imprimé tout ce qu'on possédait, non seule-
ment en grec, mais en latin, en hébreu, en chaldaïque.
« Je promets ceci aux studieux, écrit Erasme dans ses
Adages, qu'ils auront en entier et corrigé tout ce qu'il
y a de bons auteurs dans les quatre langues latine,
grecque, hébraïque et chaldaïque 3. » Or, au moment
1. « ... Excrucier ac pêne opprimai- laboribus, et juvet opprimi, juvet
esse miserum..., sed ferain aequo animo mea damna dum prosim ; nec,
si vixero, ab incœptis nuaquam de.sistani, donec quod semel statutiim
mihi est, perfecero. » Ed. de Dioscoride et de Nicandre, Venise, 1499,
préface.
'2. Firniin-Didot, Aide Mannce, Paris, 1875.
3. « lilud poUiceor studiosis ut quicquid est bonorum auctorum in
quatuor linguis, latina, grteca, hebraica, chaldaïca... et plénum habeant
et emendatum. »
138 LE QL'ATTROCKNTO
OÙ Veniso fournit l'Europe Je ces éditions, anssi pré-
cieuses, a-t-oa pti (lire, que des mannscrits, aux accents
mobiles, aux caractères nets, aux ligatures cliarmantes,
l'Allemagne en est encore à imprimer laidement et
petitement, à Ert'urt, à Wittemberg, à Tubingue, des
grammaires et des orlhographies pour les débutants.
C'est donc Tltalie qui a pourvu le monde de l'inl-d-
ligence de la pensée grecque, et non contente de lui
donner la malière, elle lui a l'ourni les instruments
pour la pénétror. A la grammaire grecque de Constantin
Lascaris, parueen 1476, s' a^ouienilQs Ero/cniata da Chvy-
soloras (1485), la grammaire grecque de Gaza (1496),
le dictionnaire grec de Craston (^1497), la grammaire
grecque de liolzani (1498), la grammaire grecque
d'Aide (1515). « Turc, s'écrie Politien, dans un senti-
ment de lierté légitime, qu'as-tu à insulter? Tu perds
les volumes de la Grèce; eux les reproduisent. Allons,
hydre, continue ton œuvre ; taille les cous^ »
C'est ici, cependant, qu'il faut borner l'œuvre de
l'hellénisme italien. Ce mouvement , initié avec une
telle passion par le Quattrocento, n'a pas de lende-
main. Il semble qu'après avoir fondé l'Académie aldine
de Venise et l'Académie grecque, qui dans queb|ues
années va être instituée par Léon X, il ait accompli sa
carrière. D('sormais, il se ralentit, puis s'arrôte. L'art
remplace l'érudition, et lorsqu? l'é'rudition subsiste,
elle n'est plus grec([ue, mais latine. Le latin représen-
tait trop la langue nationale, celle profondément ins-
crite aux moelles de la race et aux entrailles du sol,
pour supporter une inlidélilé' de bien longue durée.
L'Italie latine resta latine'^.
A la suite de Pcmiponio Lelo, (jui dès le (Juattro-
l, <. Turce, quiti insultas? Tu gra-rn voliiiiiiim perdis,
lii pariiuit. Ilyilras riiiiic a),'c, colla seca. »
'2. Ceci est rl'antaiit |>liis curieux c|uc la finesse hellénique s'adaptait
mieux que la gravité romaine ù l'esprit italien du xiv* sièele. On tra-
duirait presipie mot à mot en grec un chronii|ui>ur pcqxilaire diflicilo
à réduire au latin clusiiique.
L IIEI.LKMS.ME ITAI.IKN 139
{•('iilo refuse d'apprendre le grec pour ne point gâter
son style, et en dépit des déclamations enllammoes
d'un Bembo ou d'un Carleromachos, nous assistons
au xvi" siècle à un df'clin très évident des études
grecques'.
De brillants esprils, comme l'Ariosle et Maciiiavel,
peuvent ignorer le grec. Raphaël a beau peindre VEcnle
d'Athènes, Michel- Ange composer ses rimes jdatoni-
ciennes, il y a plus de (jrrcité dans une médaille de
Pisanello, dans un marbre de Donatello, dans une
mythologie de Botticelli que dans toute l'œuvre des
Kiiphaél et des Michel-Ange, surtout fidèle à ce génie
romain dont le pape iEneas-Sylvius disait qu'il était
« plus grave- ». L'Académie platonicienne, qui, après
lit mort de Marsile, se groupe dans les jardins de Ber-
nardo Hucdlai, s'occupe de questions de langue, de
poésie, de politique; elle ne s'occupe plus de philoso-
phie''. Francesco de Diaccelo, l'élève et le successeur de
Marsile, est un inconnu.
Sans doute que tout n'est pas fini. Un zèle ([ui lut
aussi contagieux ne disparaît pas du jour au lendemain.
L'i'cole grecque, que le pape Léon X ouvre sur le Qui-
rinal et dont il confie la direclion à Jean Lascaris,
comme l'imprimerie grecque que le Siennois Agostino
Chigi fonde dans son palais du Traustévère et dont il
confie la destinée à Zacharie Calliergi, suffiraient à
1. « Onapropter, écrit le comte Liulovico Nogaroia. non possiun
complures nostr.i; «ptatis pru'st.intissiinos homincs eosdemque Italos
non incusaie, (|iii ciun giaîcani et latinani habeamus linguani, (piaî
quidein noslr<u propii;ec|ue sunt, iis taiiien posltial)itis, in etrusco ser-
nione tolani a-luteni inutiliter conterunt. » J.l'dovic.o Nooahula, Epist.
super l'iris iliustr. t/enere Italis qui (jraece scripseruiit, Venise, loîiS.
■2. « Gravior ronianus honio quani grtecus. »
3. Sa tentative religieuse est, d'ailleurs, condamnée par l'Eglise.
Adriaiio da (^orneto, dans son livre Sulla vera filoso/ia, paru à Bologne
en i:;07, s'élève violemment contre les tendances de l'Académie plato-
nicienne : « 11 manque à tous les philosophes, dit-il, l'exemple de l'hu-
milité divine, donné par Christ au temps le plus propice. Je ne demande
pas ce que disent les philosophes, je demande ce qu'ils font... Platon,
Arislote, les épicuriens comme les stoïciens, sont tous condamnés au
diable et à l'enfer; les philosophes sont les patriarches des hérétiques. »
15. Gebhardt, Adrian von Cornelo, Ureslau, 188i), p.;j4 et sq.
140 LE QUATTROCENTO
montrer que rhellénisme compte toujours des fidèles.
Les Dialogues des Asolani de Pietro Bembo et du Corti-
giano de Baldassare Castiglione se souviennent fidèle-
ment du Symposion de Platon et du Livre d'Amour de
Marsile.Les tragédies de Trissin et de Rucellai s'inspirent
des modèles d'Euripide. Francesco Patrizzi est un noble
platonicien. Les Jean Lascaris, les Marc Musuros, les
Urbain Bolzani, les Scipione Garteromachos, les Varino
Favorino sont à l'œuvre. Néanmoins les grands hellé-
nistes du xvi' siècle ne sont plus des Italiens, ce sont
des étrangers.
Jean Reuchlin est de Pforzheim, Didier Erasme est
de Rotterdam, Guillaume Budé et Henri Estienne sont
de Paris; Scaliger, qui est de Padoue, va planter sa
dynastie au dehors.
Il reste que les uns et les autres ne seraient point
nés à l'érudition grecque sans l'Italie, qui les permit,
en les fournissant de livres, de maîtres et de leçons.
Quand ils n'y ont point vécu ou passé, ils en subissent
l'influence. Reuchlin se perfectionne dans la Florence
du Magnifique et dans la Bologne de Godro Urceo* ;
Erasme prend à Turin son grade de docteur et recueille
à Venise les matériaux de ses Adages'^ : « Je n'y appor-
tais rien, dit-il, qu'une matière confuse et indigeste. »
Budé, qui, dans ses voyages diplomatiques, fréquente
les bibliothèques et les lettrés, met à large contribution
le Thésaurus Cornucopiœ de Varino Favorino ; Henri
Estienne, qui vient k plusieurs reprises s'approvi-
sionner en Italie de connaissances et de manuscrits,
emprunte au T/irsaurus Cornucopiw de Varino Favo-
rino le titre de son Thésaurus liiujuœ gnecse comme il
emprunte au Dictionnaire grec du môme auteur une
boniM' partie de son livre. On n'en finirait point si l'on
voulait citer tous ceux qui sont venus cherclier le grec
i. C. Mnlfij^ola, ItMa viUi e délie opère di A. Urceo dello Codro,
Boloffne, 1«78. p. 107.
2. P. de Noihuc, Erasme en Italie, Paris, 1898.
i
l'hellénisme italien 141
dans l'Italie pour le porter ensuite dans leur pays,
depuis le hongrois Giano Pannonio, élève de Vittorino,
jusqu'à l'anglais Thomas Linacer, élève de Chalcon-
dylas et fondateur de la première chaire de littérature
grecque à l'Université d'Oxford : ils s'appellent William
Grocyn, Conrad Muth, Sigismond Thurz, Robert Fle-
ming, Tissard. Et quand ce ne sont pas les étrangers
qui arrivent, ce sont les Italiens qui partent. Le pre-
mier maître de grec que compta la France est un Ita-
lien : Gregorio Tifernate.
Aussi bien, l'hellénisme italien, qui alla quérir en
Orient les livres, les traduisit et les imprima; qui
opposa Platon à Aristote et qui servit de maître d'école
à l'Europe, avait rempli sa tâche. Il était digne de
mourir.
LIVRE QUATRIEME
L'ITALIEN
CHAPITRE I
LE PEUPLE. SA POESIE
I. Le peuple. — Sa langue, ses personnages, ses jeux. — Son caractère
el son esprit.
II. Ses chansons. — Rôle des chansons dans la vie contemporaine. —
Diversité de ces chansons quant à leur provenance, leur sentiment,
leur musique, leur coupe métrique et leur degré de culture. — Chan-
sons d'amour et de passion. — Chansons obscènes. — Conlrasli,
lamenti, cacce, canti caniascialeschi et laudi
11. Ses histoires. — L'octave et le chante-histoires. — Matière des
histoires : l'histoire universelle, l'antiquité profane et sacrée, les cycles
chevaleresques, la légende et la gazette. — Répertoire d'un chante-
histoires. — Histoires de la matière de France : leurs succès en
Italie. — Orlando, Carlone, Rinaldo, ceux de Chiaramonte et ceux de
Maganza. — Intérêt supérieur des histoires : l'édification, les aven-
tures et les coups. — Sur la Piazza cli San-Marlino. — La fortune
des histoires. — Le succès, la culture et la condition des chante-
histoires.
1
Cependant, au-dessous des princes, au-dessous des
érudits, des lettrés, des poètes, des philosophes, qui
nous ont retenus jusqu'à présent, il y a le peuple, la
racaille, la valetaille, la plèbe, la tourbe, la foule,
l'infâme, l'ignoble, le fou; le bon peuple, le petit
peuple, le menu peuple, le peuple modeste, humble,
laborieux, joyeux, superstitieux, religieux, peinant,
grouillant et vivant.
Il est composé de ceux qui ne savent ni lire, ni écrire,
Ll^ PKLPLi:. SA POÉSIE 143
de ceux (jui savent à peine lire et écrire, de ceux qui
signent d'une croix ou se signent devant les croix, de
ceux qui plantent la vigne, sèment le blé, teignent
l'étoile, cuisent la colle, équarrissent la pierre, scient
les poutres, conduisent les chars, d'artisans, de paysans,
de gueux, de moines, de commères, de meuniers, de
muletiers, de crieurs d'orviétan, de tondeurs de draps,
de cardeurs de laine, de passeurs de gué, de marchands
de poules, et des i'ourniers et cordonniers pour qui,
selon ce que Leonardo Bruni faisait dire à Niccoli, le
poète Dante avait écrit.
Lui ne s'intéresse pas aiixquestions doctes. Il n'entend
rien aux doctrines, dialectiques, humanités, grammaires,
orthographes, leçons, textes et livres «bons h enve-
lopper les épices et la morue ^ ». 11 n'entend rien à ceux
qui mènent si grande dispute sur l'âme, par oii l'âme
entre, d'oii l'àme sort, qui lui rompent la tête et lui
paraissent avoir «étudié dessus un grand melon ''^». Il
n'entend rien a ceux qui parlent en bits et en basse :
« Rave! dit quelqu'un dans Santa-Orsola, ne faisons
plus entre nous en bus et en basse'^ ! » Lui ne parle pas
chaldaïque, hébraïque, grec, latin ; il parle, comme
Dieu le lui accorda, en vulgaire; il parle une langue
pittoresque, colorée, savoureuse, riche de proverbes, de
sentences, d'images, de locutions, d'expression et d'inven-
tion. Quand il est heureux, il dit : w II tombe des
caresses. » Quand il est hésitant, il dit : « Je suis posé
sur des ailes. » II dit : « Selon les pays, selon les ha-
bits. ))Il dit: «Corps bien rempli, âmeconsolée.» Il dit:
« Le cochon n'est pas bien parmi les roses. » Et pour
courir, il dit : « Prendre la route à travers ses jambes. »
1. « Et libri voi, e testi, e la dottrina
Sono da'nvolger spezie e la tonnina. »
2. « Golor che fan si gran disputazione
Dell'anima, ond'ella entri ed ondella esca,
0 corne il nocciol si sta nella pesca,
Hanno studiato in su un gran mellone. »
3. « Deh I non facciam fra noi più in bus e in basse. »
144 LE QUATTROCENTO
Il est resté fidèle à Dante, dont quelque maître instruit
lui explique la Comédie à l'église, à Dante qui parle son
idiome, à Dante qui imagine avec son imagination, à
Dante qui le remplit d'extase, de lumière, d'horreur,
de frisson et de plaisir. Il possède des chansons, des
histoires, des proverbes, des légendes, des facéties, des
nouvelles, des prières et des recettes. Il connaît qui
est Orlando, qui est Isotta, qui est Orfeo, qui est
Ginevra degli Amieri, quiestlePiovano Arlotto, qui est
Brunelleschi, qui est Sant-Uliva et qui est Josaphat.
Toute la semaine, il besogne dur, courbé sur la terre,
sur l'établi et le devoir; parfois, avant l'ouvrage, il va
entendre le frère prêcheur sur la place; parfois, après
l'ouvrage, il va entendre le cantambanco sur la place;
le dimanche, la place est à lui. Il y va « jouer, s'escri-
mer, lancer des pierres, et des pieux, et des verges, et
lever poids de terre, et à la paume, et au pied, et à la
face, et au toit, et aux osselets, et aux billes, et aux
triomphes, et aux dés, et aux fers, et aux plombs, et
aux noisettes, et à la toupie, et aux noix, et à tous les
passe-temps qu'il faut à un grand peuple ^ ». Il garde
la santé robuste, l'humeur exubérante, le surplus de
vie de celui qui travailleavecles bras. Quand il joue à la
pugna, sur la place de Sienne, il crie : « Tournez là-bas !
Avancez ! Par là-bas ! Par là-bas ! Venez ici ! A qui le tour !
A moi ! A moi ! Tape! Réussi! Gomme ça! Sur la mâ-
choire! Aux côtés! Plus en bas! Par la pointe! Ah!
Ah! bien joué! bien joué'-^. » « Pour ôter un clou,
enseigne-t-il, ou quelque fer que ce soit entré dans le
1. « E biRordare, e saltare, e schermire, e lanciare piètre, e pâli, e
verghe, e levare pesi di terra, e alla palla, al piè, e alla faccia, e al
tetto, e alli aliossi, e aile pallotole, e ai trionli, ea znre, e a tavole, e
a saltare, e a soriKlio, e a ferri, e aile chiose, e a fiinliiii, e a noccioli,
e alla trottola, e aile nori, e a ogrii altra cosa che biso<,'na a un gran-
dissirno popolo passare lo tempo. » Fragment de la chronique inédite
de Bkneoktto Dei donné par Mancini, Ki/« «/i A. -0. .l/fter/t, Florence,
1882, p. 2TJ.
2, « Voltatc qui : ecco costoro, fateveli innanzi. VielA, vielà, date
coHli. nhi la fa? io, ed io. D/igli ; ah, ah, buona fu! Orcosi: alla
mascella, al tianco. UJigli basso. DI ponta. Ah, ah, ah, buon gioco.. »
(Seumim, Sovelle, p. iO'.'i.)
1
LE PEll'Li;. — SA POESIE 143
pied ou ailleurs de cheval, bète ou homme, fais-lui
trois l'ois le signe de la croix; et puis dis trois A/Zf^v
nosler et trois Ave maria; et puis dis ces paroles : Doux
clou et doux bois, doux poids qui soutiens; et dis-les
trois fois; et quand tu le tireras, il viendra; et puis
mets sous terre un tel clou ou quelque fer quecesoit'.»
Lorsqu'un monstre est né quelque part, il lésait : « Le
12 avril 1489, on sut comment à Venise était né un
monstre de cette sorte : la bouche fendue le long du nez,
et un œil par le nez, et un autre derrière l'oreille, et
le visage tout fendu, comme si on l'avait coupé au cou-
teau ; et devant il avait à la tôte une corne qui était la
nature; il vécut de trois à quatre jours; ils lui cou-
pèrent cette corne et soudain il mourut. On dit que les
parties basses était d'une étrange manière : il avaitune
queue d'animal^. » Il s'intéresse atout ce qui arrive, à
tout ce qui se passe, aux ambassades, aux entrées triom-
phales, auxnocesprincières, aux bals, aux enterrements,
aux maisons qu'on bàtil, aux églises qu'on dore, aux
fresques qu'on peint, aux batailles, aux alliances, aux
paix, aux disettes, aux miracles, aux supplices, aux
exécutions, aux ouragans, aux incendies, aux pestes,
aux tremblements de terre, au prix du pain, à la
neige, aux bolides, à la vie. Et lorsqu'il sait écrire, de
ses gros doigts appliqués, il consigne ces choses dans
un livre péniblement et pieusement compulsé <( au nom
de tous les saints et saintes de la cour céleste du Pa-
radis '. Il habite de petites maisons. Il surnomme le
garçon de TOsleria Dormi (Tu dors) et le patron de
1. « A traro uno chiovo o alfro ferro, ch'entrasse in piede, o allrove,
a chavallo o bestie o huoino. fagli el sengno délia Croce Ire volte. E
poi di Ire palernostri e tre aveuiaria, e poi di' qiieste parole : Dolcie
chiovo e dolcie lengao, dolcie peso che sostenne. E dille tre volte, et
uscirà fiiora, coine il tirerai: e sotlerra melti taie chiovo, o ferro che
sia. » (Matteo Panzaxo, Archiv. slor. il., Florence 1889, p. 171.)
2. « E a di 12 d'Aprile 1489, ci fu corne a Vinegia era nato uno mos-
truo di questa qualilà: la bocca fessa per lungo del naso, e un.
occhio dal naso e uno dirieto ail' orecchio, e l'esso tutto il viso..
Dicono che le parti da basso essere di strana maniera. » iLandicci,
p. 57.)
H. 10
J46
LE QUATTROCENTO
rOsteria Veleno (Poison). Il aime un bon coup de
Trebbiano. Il aime aux vêpres une belle rappresentazione
sacra oii il y a des ingegni. Son âme est fraîche. Son
cœur est vivant. Son œil est aigu. Ses bras sont robustes.
11 fait encore sa prière. Il garde la tradition. Il repré-
sente le passé. Qu'importe que les seigneurs elles ora-
teurs l'aient abandonné dans sa crasse et son fumier :
ils ne l'ont point empêché d'exister, d'aimer, de pleu-
rer, de souffrir, de travailler, de chanter, d'être la
masse et le nombre qui remplit la campagne et la rue,
la boutique et l'église. Et c'est du peuple que nous
avons à nous occuper maintenant.
II
Tout d'abord le peuple a des chansons.
Qu'il aime, qu'il pleure, qu'il joue, qu'il moque, qu'il
rie, qu'il prie, il traduit son amour, son chagrin, son
jeu, sa raillerie, sa gaieté, sa piété par des chansons^
Sa poésie est une poésie de chansons comme la poésie
de la vieille Italie est une poésie de chansons, ainsi que
l'indique le nom de ses pièces, qui s'appellent sonetti,
ballate, canzoni et qui, à l'origine, étaient toutes chan-
tées. La chanson est faite pour s'accorder aux conditions
de la vie contemporaine, lente et pareille, sans nerfs et
sans hâtes, riche de silences et de vides, que no distrait
point, n'envahit point, ne cahote point l'imprimé, le
journal, la vapeur. La chanson accompagne, scande,
berce, console, réjouit la longue vie, et la vie résonne
d'une perpétuelle chanson.
On chante par les chemins des campagnes et par les
rues des cités, sur les places des villes etsur les pelouses
1. Sur la poésie populaire, voir Hubicri, Sloria délia poesia popo-
lare italinna, Florence, 1877. — A. D'Ancona, l.a poesia popolare
italiana, Livouriie, 1888. — Severino Ferrari, llUilioleca di lelleralura
popolare ilalianu, FlorRiice. 1882-1883,2 vol. — T. Casini ; Nolizie e
documenti per la nloria délia poesia italiana nei secoli XtU e XIV. —
Vue anlicni repertorii poelici, Propugnalore, Hologne 1889, p. 197.
lf: peuple. — SA poésie 147
des villas, dans les champs, dans les échoppes, à l'église ;
on chante en dansant sous les loggias, en tournant la
ronde sur les prés, en taillant la vigne, en cueillant l'es
olives, en coupant les épis, en menant les mules, en
coloriant, en murant, en tissant, en cardant, en
remuant les bras ; on chante durant les longues stations
derrière la vitre, durant les interminables voyages sur
les routes, pour égayer l'ouvrage, pour raccourcir le
chemin, lorsqu'on est seul, lorsqu'on est deux, lorsqu'on
est foule. On chante dans les fêtes, dans les noces,
dans les bals, dans les banquets, dans les cortèges, dans
les réunions etdatisles processions. Lorsque les gamins
de Florence emboîtent le pas derrière le pape Martin V^,
ils chantent. Lorsque les gamins de Florence déterrent
le cadavre pourri de Jacopo de Pazzi et le traînent par
les rues, ils chantent'. Lorsque Sienne a brûlé une
porte à Florence, elle chante. Lorque Sienne danse en
riionneur de la fille de Francesco Sforza, ellechante^.
Dans le carnaval florentin qui roule ses mascarades,
ses triomphes et ses chars, la foule qui peuple ces chars,
les ramoneurs et les quincailliers, les moines, les men-
diants, les nourrices, les gardes du feu, les soldats
d'aventure, et les écrivains publics, et les muletiers,
et les marchands de vieux fers, d'onguônts, de parfums,
d'herbes, de balais, d'aiguilles, et les vieux maris, les
nonnes, les médecins, les étudiants, tous chantent. Et,
si un souffle de pénitence se lève quelque paît et pousse
devant soi, n'importe où, une foule hagarde, éplorée,
criant merci, la religion chante. Et lorsqu'au calen-
diniaggio les petites paysannes arrivent de la campagne
en portant leur rameau fleuri du printemps, elles
chantent. On chante pour s'oublier, pour s'exprimer,
pour se répandre, pour tuer le temps, pour chasser
l'ennui, pour rythmer le plaisir, pour marcher, pour
1. Landucci, Diario, p. 21,
2. « E ballavano a una canzone che dice : Non voglio esser più
Moiiica... » (Alleghetti, Diario, p. 172.)
148 LE QUATÏllOCE.NTO
danser, pour rire ; on chante pour chauler. « Toujours
danses et rigaudons pour la joie, pour le plaisir de cha-
cun! Qu'ils soient vieux, qu'ils soient jeunes, il n'y en
a point de diiïérent. Nous sommes cent et nous sommes
un, d'une seule àme, d'un même vouloir. Pour s'éjouir
que chacun crie, et meure qui ne veut chanter ' ! »
D'où, dans la mémoire et sur les lèvres du peuple
du Quattrocento, une provision considérable de chan-
sons.
Ces chansons sont de tout ordre, de tout sentiment,
de toute provenance, de tout degré de culture. Elles
ont tous les mètres et toutes les formes, toutes les
façons, tous les accents et toutes les voix. Longues ou
courtes, belles ou laides, sentimentales ou facétieuses,
religieuses ou obscènes, amoureuses ou bachiques.
Elles sont encore anonymes ou signées, populaires ou
savantes, étrangères ou indigènes, rustiques ou cita-
dines; elles sont vieilles ou nouvelles; et elles sont
lyriques, erotiques, satiriques, politiques, descriptives,
narratives. Elles viennent de très loin, de par-delà la
montagne, de par-delà la mer, de Sicile, de Naples, de
Venise, comme elles viennent d'on ne sait d'où. Elles
datent du temps du roi Manfred, comme elles datent
d'un petit fait contemporain. Elles ont Dante ou Sac-
chetti pour auteurs, comme elles ont pour auteurs le
premier venu, un rustre, un ignoré; peut-être un
gamin de la rue; peut-être un berger de Pistoie; peut-
être un vannier ambulant. Les unes sont à peine équar-
ries, toutes rudimoiitaires, jetées sur deux rimes d'un
mouvement primitif; et d'autres décèlent, dans leur
organisme délicat, dans leur structure précieuse, le
i, « Seinpre dnnzc c rigolelli
(Ion dileUo e gioi' ciascuno !
Vecchi coinc giovenclli
Non 6 (liiïerente alcunu.
Siaino conto e «iaino uno
In un' anima e volore.
Ciascun grida pcr godere,
Ë muoia uhi non viiul canlarc ! «
(Fha.nco Bacche;ti.)
LE PEUPLE. SA POÉSIE 149
travail subtil d'un maîlre ouvrier. Les unes affichent
des sonliments d'une tendresse et d'une culture exquises
et d'autres partent comme un cri ou comme un blas-
phème. D'aucunes sentent le fumier, d'autres sentent
le jasmin. Celles-ci se traînent sur une mélopée lente;
d'autres s'élancent sur un refrain allègre. Si l'on prend
garde à la forme niétri(iue, il y a les strambotti, les
rispetti, les scrventt'si, les sonctti, les hallute, les canzoni;
si l'on prend garde au genre, il y a les canzoni a ballo^
les canzoni a canto, les harzellette, {as frottole, les laiidi^
les lamenfi, les caccn, les conlrasti, les canti carnascia-
leschi; si l'on prend garde à l'origine, il y a les ciciliane,
les napoletane, les (jiustiniane. S'envolant sur l'aile
légère de la musique et s'ancrant dans les mémoires
neuves et vierges par la solide cheville de la rime, elles
ont été de pays en pays; elles se sont partout répan-
dues au hasard des voyages, des séjours et des événe-
ments ; elles se sont transmises de génération h géné-
ration et de contrée à contrée, exprimant le sentiment
éternel etuniverscl du peuple. Et quelles qu'elles soient,
d'où qu'elles vieiment, où qu'elles aillent, elles appar-
tiennent au peuple qui les répète, les estropie ou les
invente, car les chansons sont comme la monnaie, qui
est moins à celui qui la frappe qu'à celui qui l'emploie
et la répand.
Le peuple aime une belle fille, haute en couleur,
forte en santé u plus blanche que lait de mammelle,
plus rouge que sang de dragon », portant un joli cotil-
lon « couleur de l'air », sentant « doux comme le mus-
cat », marchant « suave à la façon d'un paon ». Et il
lui chante son amour. Il lui chante : « Gomme il te
sied bien ce cotillon, ainsi qu'au camp le beau pavil-
lon ! Tu es plus blanchC' que lait de mammelle, tu es
plus rouge que sang de dragon ! Quand tu te mets à la
fenêtre, chacun dit : le soleil est levé ! Et le soleil se
lève et la lune se pose (dis le bonsoir à ce garçon!) Et
le soleil se lève et la lune se pose (dis le bonsoir à cette
IbO LE QUATTROCENTO
rose'.) » Il la compare à ce qu'il y a de plus beau, de
plus fin, à une rose, — « 0 rose cueillie sur la verte
branche, tu fus plantée en un jardin d'amour- !» — à
un lys, à un œillet, à une étoile, à Jésus. Il ne sait
quoi inventer pour la magnifier et l'attendrir. Il se
presse la tète des deux mains pour en faire jaillir les
idées, les images, les similitudes, les antithèses, les
révérences, les locutions. Il répète indéfiniment les
mêmes choses. Il jette pêle-mêle et en tas, sans lien,
sans suite, ses imaginations, ses sensations ou ses cris.
Il se pose à genoux sur la route, baise la terre où elle
est passée, « baise la terre et embrasse le terrain ». Il vou-
drait faire d'or la toile qu'elle tisse, d'argent la navette
qu'elle y lance, de cristal l'escabeau où elle s'assied^.
Lorsqu'on la porta baptiser à Rome, le pape demanda
en grâce d'être le parrain ; à qui peut lui parler, le
pape donne quarante ans d'indulgence; à qui touche sa
robe, le pape en donne cent soixante ; qui la baise sur
la face s'en va tout droit au paradis.
Bien appris et distingué, le peuple aime aussi
quelque « polie et belle demoiselle », d'essence plus
fine, d'éducation plus relevée, vraiment insengniata,
jolie comme un joli faucon, jolie comme « Isotta la
blonde », comme « Morgane la fée », comme « la belle
Hélène », comme « Gassandra demoiselle délicate », et
il lui chante son sentiment galant. 11 lui chante :
1. « Quanto ti sta ben auello giiamello,
Quanto nel chanipo lo bel padifîlione.
Tu se' più biancha che laite di niamello,
Tu sei più rossa che sangue di dragone
Quando ti Tai a quel finestrello
Ognuno dice : egli è levato il sole :
El sol si licva e la luna si pone;
Da' la buona sera a quel garzime.
El sol si lieva e la luna ai posa
E dalle buona sera quolla roxa. »
(Ferrari, p. 83.)
2. « 0 rosa colta nel verde ramello
Pianlatta fusti in un giardin d'amore. »
(Ferrari, p. 81).
3. « Se io potessi far, fam-iulla bolla,
La tcla che tu tessl farel d'oro... » (Ferrari, p. 8.1.)
1
LE PEUPLE. — SA POÉSIE 151
« Charmante Madonna, donne-moi maintenant la
grâce de plaire que tu as M » Il lui chante: « Visage
de joie, blanc et coloré, au milieu de mon cœur tu
m'as blessé 2! » Il lui chante : « Combien de temps que
je ne t'ai plus vue, ni n'ai baisé ton visage poli! Alors
toi, tu disais : Que fais-tu, âme mienne? Baise-moi un
peu et rends-moi ce service. Et moi, pauvret, alors je
te baisais, et toi tu m'embrassais avec un si doux rire,
que de mourir j'aurais été content, tant était doux ce
doux embrassement^. »
Tel amoureux traduit à sa façon le Ca?'pe diem du
poète : « Tu crois toujours demeurer en jeunesse, et tu
ne penses pas vieillir, et le temps s'en va avec ta
beauté, et ça ne peut manquer^. » Tel autre se console
en rêvant : « Cette nuit j'ai rôvé (ah ! si la chose arrive!)
Cette nuit j'ai rôvé (ah! si c'était arrivé!) J'ai rôvé que
j'étais parmi les roses blanches et rouges, que j'étais
dans les bras de ma mie. 0 songe vain qui trompe le
monde ! J'ai serré les bras et je n'ai rien trouvé. 0
songe vain que le monde trompas! J'ai serré les bras
et n'ai trouvé que draps ^. » Très vite, survient la colère.
1. « Dolzé Madonna, dammi omai,
La grazia del piazer laquai tu hai. »
2. « Viso gioioso biancho e colorito, (Ferrari, p. 106.)
Nel mezzo del mio chuor tu mai ferito ».
3. v< Iloi dapoi che nonti vidi mai (Ferrari, p. 108.)
Ne non baciai il tuo pulito viso
Che tu dicesti : anima niia che fai?
Baciami un tratto e fammi sto servisio,
Et io meschino allora ti baciai,
Tu mi abbraciasti con si dolce riso
Che di morir saria stato conteato
Tanto era dolze quello abrazamento. »
4. « Tu credi sempre star in giovinezza (Ferrari, p. 103.)
E non pensi invecchiare,
E il tempo se ne va con tua bellezza
E ciù non puù mancare. »
5. « Stanotte mi sogniai quello che sia,
Stanotte mi sogniai quello che fosse.
Ch'io ero tra le braccia délia dama mia
Ch'io ero tra le rose blanche e rosse,
0 sonno vano che inghanni la gente !
Strinsi le braccia e non trovai niente.
0 sonno vano che la gente inghanni,
Strinsi le braccia emi trovai frapanni. » (Ferrari, p. 86.)
15-2
LE QUATTROCENTO
0:i envoie à la fosse aux lions la cruelle qui résiste; on
l'envoie au diable « pour qu'il lui rompe deux côtes
et les autres membres avec » ; on la couvre d'impréca-
tions, d'anathèmes, d'injures. « Maudit soit le point,
le mois, l'anni'e! Où dans ce monde lu fus créée! Soit
maudite la nourrice qui te prit, Quand avec ce beau
corps tu naquis' ! » Ou encore : « Toute la nuit tu dors
sur la paille! Tu n'as pas une cliemise de quoi le chan-
ger! » Ou encore : « Tu es plus noire qu'une mûre de
maquis! Quand tu te laves, tu trompes l'eau! »
Parfois la passion flambe : « Regarde mes lèvres
rouges, Que j'ai mari qui ne les connaît pas-^ ! » D'autre
fois, le rire s'allume; las d'implorer, fatigué de l'adora-
tion courte au cœur des hommes, l'amour prend sa
revanche de l'extase dans la parodie et dans la saleté.
^ Vous ôles plus propre que les balayures, plus relui-
sante qu'une burette à huile^ ! » Et voici les chansons
obscènes, paillardes, aux doubles sens et aux équi-
voques: lamentations de filles en mal de mari, lamen-
tations de filles mal mariées,, confessions intimes de
nonnains, invectives contre les vieilles, fastes de belles
nuits, chicanes de belles-sœurs.
Dans un contrasta^ le dialogue s'établit entre la mère
et la fille : « — 0 ma mère, donne-moi mari! — 0 ma
fille, dis-moi pourquoi'*? » Dans un lamento, un mari
se plaint de sa femme qui avant d'ôtre mariée disait
toujours amen, qui maintenant veut une robe à tout
prix. Dans un autre laiiwnto, une femme se plaint de
son mari, «petit vieux qui ne peut rien ». Ailleurs,
1. « Sia malcdetto l'anno, il piinto cl inese
Che in questo niondo lu fusfi criata,
Si'i iiinledetla lu halia rlie ti prese
Qimrulo di quel bd corpo fusti nala. » (Ferrari, p. 82.}
2. « Hi^uardatiii le labbremic rosse
Chaggio niarito chcuonle conoscie. » (Ferrari, p. 12.)
'i. « Siole più nella che non ù il palume.
E riluciente più chuna slungniata. » (Ferrari, p. r»9.)
4. « Madré inia, daiiuni inarito.
Figlia mia, (linuiii il perché. »
LE PEUPLE. — SA POÉSIE 15 3
une femme se ronsole avec deux frocards, à qui elle
sert de la galaiiline de chapons, deux plais couverts,
une couple de faisans, beaucoup de grives, une Iourte
garnie de sucre, des poires au vin : « Uein! de ça, vous
n'en avez pas au couvent ' ! » Ailleurs, un garçon a
surpris une fille endormie, et c'est la petite chanson :
« — Par où es-lu entré, ô chien renégat? — Je suis
entré par la porte, ù ma vie! — Hé bien, puisque tu y
es, restes-y... Et après que nous eûmes joué tout notre
jeu, je pris mes habits et voulais m'habiller, et elle
nie dit : Demeure encore un peu, tu ne sais pas si tu
pourras y revenir-! »
Les cacce contrefont le peuple qui chante-'; on fait
les gestes, on joue la scène de ceux qui vont h la
chasse, de ceux qui vont à la pêche, de ceux qui vont
à Tincendio, des filles qui vont aux lleurs ou se faire
poser chez le meunier: « — 0 meunier, ô meunier, —
Pèse-moi celle-ci! — Pèse encore l'autre! — Celle-là
pèse cent — Et celle-ci bien deux cent. — Toi, tu es une
grasse. — Que le ciel te fracasse! — Toi, tu es une
atTautie. — Que ta coque puisse crever! - Allons!
filles, filles, — Rentrons à la maison'*. » Le canti car-
1. « ...Poi vennc su di chuciiia.
I duo piatel bcnserrati,
Tre cliîippDiii addormentali
R (\i\G fagiani con tordi assai.
Poi disse : Di quesli mai
Nel chonuento avete a pelarc... »
2. « Onde ci entrasli, o cane rinegato? (Ferrari, p. 346.)
Entraici dalla porta, o vita mia...
Or poi cho ci sei entralo falto sia,
Spof,'liati i<,'nu(lo et cliorquamili al lato.
Poi ch'avein latto tutto nosfro giocho,
Tolsi li panni et voleanii vestire;
Ed ella disse : staci un altro poco»
(>he non sai i giorni clie ci puoi traasire. » (Ferrari, p. 73.)
3. Cacce in rima dei secoli XIV e XV, pub. par Giosue Carducci,
Bologne. 1896.
4. « 0 niugnaioj o mugnaio,
Pesami costei. »
« Pesa anclie lei ».
« Questa pesa cento,
E quella ben dugento. *
154 LE QUATTROCENTO
nascialeschi ^ qui cclosent au carnaval de Florence',
introduisent sur des chars les gensde métier, qui parés de
leurs costumes et de leurs attributs professionnels,
miment leur rôle, poussent leurs cris : Visùn, visim,
visim^ Chi vuol spazzar cammin! crient les ramoneurs.
Trinche, trinche lutte Voi\ Le fa chocce di falor !
chantent les soudards d'Allemagne. « Sommes nour-
rices du Casentin, à la recherche d'un bambin! »
chantent les nourrices du Casentin. Et à côté de ces
chansons de joie, le peuple chante des chansons de
pénitence, le peuple chante des laudes.
C'est ainsi que le peuple sait une quantité de chan-
sons. Comme Dioneo, qui dans la cinquième journée de
Décatnéron expose à la reine son répertoire, il sait
Monna Aldruda^ levate la coda Che buone novelle vi~
reco, et il sait l'adorable ballade de Dante Per una ghir-
landetta CKio vidi, mi farà Sospirar ogni fiore. Il sait
la chanson du Nicchio et il sait la jolie chanson du
Primo de Sacchetti. 11 sait Fatevi aWuscio Madonna
dolciata. Il sait Oramai che fora sono. Il sait 0 canzo-
netta mia. Il sait Donna Lomharda et il sait Misericor-
dia, eterno Dio. Et sous le soleil de la rase campagne,
et dans les belles nuits de lune silencieuses, il chante,
à plein gosier, à plein cœur, de toute sa voix, de toute
sa force, tandis que dans leurs chambres hautes, les
humanistes, se bouchant les oreilles, lisent leur grec
cl leur latin.
« Tu se' iina grassa
Clie ti vcjjna fracassa! »...
« O fanriiillc, o Tanciullc,
A casa ritorniano... » (Carducci, p. 2«.)
1. 1 Tulli f Irionfi, ciirri, mime lie ml e o canli cnrnuscialescin aiidali
per Firenze al tempo tli Lorenzo il Maynifico finu alianno ISIi'J, repub.
par O. (jliierrini, Milan, 1883.
LE PEUPLE. SA POÉSIE 155
III
Et comme le peuple a des chansons il a des his-
toires'.
Il a une quantité d'histoires. Il a presqu'autant d'his-
toires que de chansons. Les aventures, les amours, les
guerres, les batailles, les duels, les pays, les jardins,
les prouesses, les exploits, les rois, les barons, les fées,
les dames, les bêtes, il n'y a pas à dire, c'est de belles
choses. Ça repose et ça détend ; ça distrait et ça con-
sole; ça instruit et ça occupe. Le peuple goûte les his-
toires qui l'arrachent au présent et le transportent dans
une vie meilleure.
Gomme les chansons, les histoires du peuple sont
rimées; comme les chansons, les histoires du peuple
sont chantées ; seulement au lieu de présenter tous les
mètres et toutes les formes, elles n'adoptent qu'une
coupe unique, l'octave ; et au lieu d'être chantées par le
peuple, elles sont chantées devant le peuple par un
professionnel, maître instruit, au courant des choses,
ayant consulté les papiers, qu'on nomme cantastorie^
carUafavole ^ canlambanco ^ cantnre^ canterino. Quand les
histoires sont courtes, on les dit /iore/e//«? ; quand elles
sont longues, on les dit storie; et alors on les divise
aussi en cantari.
Ces histoires sont de toute origine, de toute prove-
nance et de toute sorte. Elles puisent leur bien oij
qu'elles le trouvent, dans la fable comme dans la vie,
1. Sur les storie en général, voir Ugo Foscolo, Sui poemi narrativi e
rommizeschi italiani, Florence, 1859. — Valentin Schmidt, Ueber die
italienischen Heldençiedichle ans dem Sageii Kreis Karls des Grossen,
Berlin, 1820. — Giulio Ferrario, Sloria ed analisi degli anlichi romanzi
di Cavalleria, Milan, 1828. — Panizzi, Essay on tlie vomantic narralive
Poetry of Ihe Ilalians, Londres, 1830. — llanke, Zur Geschichte der
Italienischen Poésie, Berlin, 1837. — Gaston Paris, Histoire poétique
de Charlemagne, Paris, 1865. — Melzi et Tosi, Bibliografia dei romanzi
di cavalleria. Milan, 1865. — Pic Rajna, Le Fonti dell Orlando furioso
Florence, 1876.
lîiG LE QUAITROCENTO
dans la légende comme dans la chronique, dans le rêve
comme dans la réalité, dans tous les poèmes, dans tous
les contes, dans tous les romans. L'antiquité sacnîe et
l'antiquité profane, les cycles chevaleresque et les récits
d'Orient, les lastes du passé et la gazette contempo-
raine ; le Vieux Testament^ le Nouveau Testament, la
Léfjende dorée; Y Iliade d'Homère eXY Enéide de Virgile;
les Héroides d'Ovide, les Commentaires de Gé ar ; la
Thébaïde de Stace, V Alexandre du pseudo-Callisthènes ;
la matière de France ot la matière <le Bretagne, autant
de sources à histoires, autant de sujets à histoires,
autant d'histoires. L'histoire, universelle, s'émiette, se
réduit, ?e transforme en hisloires, qui courent, circulent,
vont, viennent, se fcroisent, se frottent et s'emmêlent.
A la fin du xiv" siècle ou au commencement du
xv% un cantantbanco détaille dans un cantare son
catalogue d'histoires': ce qu'il sait d'histoires! Il se
biiigne dans les histoires ! 11 a la poitrine remplie d'his-
toires. Les histoires le sollicitent comme les Heurs au
printemps. Il ne sait par oij commencer ses histoires.
Il en sait, « sur l'origine joyeuse de notre foi ». Sur le
r)élugc et l'Arche, sur Abraham, sur Joseph vendu par
ses frères, sur le roi David, sur Nabuc Dinasor, sur
toute la vie de notre Christ « et les faits heureux, et la
mui-t, et la résurrection de notre Christ qui nous a
sauvés ». Ce n'est là que des bagatelles. Il connaît
82 caiitari sur riiisloire de Troie, 80 canlari sur l'his-
toire de Thèbes, 27 cantari sur les gestes de Thésée,
1.106 cantari sur l'histoire de Rome. Les histoires de
Home sont bien certainement la (leur de clKupie can-
tare, (( parce que tout le bien et tout le mal d'Italie,
tout ce que l'Ilalio a de sagesse el de valeur, c'est Homo
qui le lui donna'*». Voici les deux frères allaités par
1. l'io Hnjrm. Canlare dei L'anluri, Zeilschrift fur nuiHin. IMiiloloL'ic,
Ilallc, 1808 (p. 220, p. 410),
2. « liiiperoccliè ogni l.vue e ogni iiieslo
CIm; llalin ha di snino c (ii viilorc
J{oi]iu gliel diè. » {CanUire dei Canlari, p. 433).
LE PELl'LE. SA POÉSIE liJT
la louvd, voici xXiima qui ordonna la loi; voici Tarqnin
le Superbe el ce qu'on en lit ; voici les sénateurs, les
tribuns de la plèbe el les dictateurs ; voici les consuls,
les centurions jusqu'à Octavien; et voici Camille. Oh!
Camille! « Les faits magnifiques de Camille, les vertus
et l'audace de Scipion, chacun devrait dire : Ah! dis-les,
dis-les!» Et après Camille, César, Pompée, Octavien
Auguste qui fit convertir le fer des couteaux en 1er de
charrue ; et il chantera de cha([ue empereur grec et
latin, et aussi de Constantin. Il sait encore le beau traité
de Messer Lancelot et de Messer Tristan, tes enchante-
ments de Merlin, la liste des ciievaliers errants seconda
le cai'le^ 400 canlari de la vieille table, et le roi
Arthur, et Breobis, et Breus, et le Graal. Il sait la chro-
nique détailh'e de ce qui est écrit des paladins, l'entre-
prise mortelle d'Espagne, toutes les histoires .Y6'/'/>o/<<?.s7'.
11 chanterait un mois d'Aliscante. Il connaît par cœur
les dix chants d'Alexandre, magnamine et puissant,
sans compter Darius et Cyrus, et les fortunes française
€t latine, et des novelette sans fin. « Vous avez entendu
comme je peux chanter de la Bible et des Troyens,
d'Albe, de Rome, et de toutes leurs aflaires, d'Alexandre,
des Grecs, des ïhébains, et de chaque histoire des pala-
dins et des infidèles... Choisissez maintenant celle ([ui
vous plaît le mieux '. »
En dépit d'une aussi grande diversité, toutes ces his-
toires se ressemblent. Peu importe leur origine, leur
date, leur genre, leur qualité et leur véracité. Elles sont
écrites dans la coupe légère, ailée et ténue de l'octave,
qui les réduit au môme format, les dresse sur un môme
plan, les recule dans un môme passé, leur prôte la môme
voix et les anime du même geste, rapide, gracieux,
souple, qui se noue, se dénoue, se renoue, gambade et
court avec prestesse et clarté. Fiesole et Troie, Albe et
Paris, Jérusalem. Home,Thèbes, la Bretagne, l'Espagne,
l'Afrique, l'Irlande, le Négropont sont des pays, avec
1. « Chiedete oiuai la quai pi» vi diletta. » (/i., p. 437.)
158 LE QUATTROCENTO
des tours, avec des palais, avec des routes, avec des
grottes, avec des collines, avec de petits viaducs. Le
roi David et le roi Arthur, l'empereur Gharlemagne et
l'empereur César, Enée, Hector, Alexandre, Roland,
Tristan, Thésée, Lancelot, Renaud sont des princes ou
plutôt des barons, qui couchent dans des lits d'or, qui
possèdent des chiens braques et lévriers, qui touchent
des instruments, qui portent les mômes armes damas-
quinées et ciselées, qui revêtent les mêmes robes claires
et précieuses. Les chronologies se confondent. Les
origines s'identifient. Nous ne sommes, pas à un lieu
déterminé, à une époque fixe, à quelque point précis
de la terre et de l'histoire ; nous sommes par-delà le
moment et par-delà la montagne, dans l'éloignement
magnifique, merveilleux et pareil. L'important n'est
pas où ces choses se sont passées, quand elles se sont
passées; l'important est qu'elles se soient passées. Et
elles se sont passées. Ce ne sont pas des billevesées :
ce sont des réalités, ce sont des fait>i. Nous avons les
faits d'Enée, les faits de César, les faits d'Alexandre le
grand, les faits de Thésée, les faits de Camille.
Cependant, de toutes ces histoires les plus belles et
les plus sympathiques sont à n'en pas douter les his-
toires des paladins et des infidèles. C'est Rinaldo d'i
Monlalhano. C'est Uggieri il Danese. C'est la Spagna in
rima. CaiVAsproînonle. C'est V Innamoramento di Carlo ^
et Fieraôraccia e Ulivieri, et Ancroia^. Et ce sont ces
rifacinicnti innombrables de la matière de France, qui
passa l;i frontière au moment même où elle naquit,
descendit le long des fleuves, se répandit sur les places
\. V. Pio Raina, Rinaldo da Montalbano, Propugnatore, Bologne,
1870, p. 2l.'(. — l'io Uftjna, L(i;/eri il Danese nellaleUertitiini romanzesca
de(/li llulifini, Kuiiiania, Paris, 1872, p. il'tl'>. — Libru chiamtilo lu Spa-
f/na, Venise, 162."i, clsiirro poème, Pio Raina, La rolla di liuncisralle
nella leUeratura cavalleresca iUdiuna, Propiignalore, Bologne, 1871,
p, '.i'.i'.i. — A. Thomas, Notice sur deux manuscrits de. la Spiiffmi en
vers, Rr>Miania, Paris, 1881;, p. 207, — 0. Oslcrha^'c, UoImw die Spai)na
xHloriata, Prograriirri, Berlin, 188.'). — El canlin-f di Fierafiracciti e UU-
vieri, piij». par . Stengel, Ausgabcn und Altiianill ans deui Gebiete
dcr roni. Piiil, Marburg, 1881.
LE PEUPLE. SA POÉSIE 139
par la bouche des Ghdlari chanteurs, garda sur les
bords du Pô sa langue d'oïl et sa strophe monoiime,
adopta l'italien et l'octave sur les bords de l'Arno, créa
à Venise une langue particulière le franco- vénitien ' et se
montra dans toute l'Italie d'une fécondité touchant à la
prolification-.
La matière de France est pour le peuple la matière
par excellence; la matière de France conte de l'erape-
pereur Charlemagne qui refit le sacré empire romain,
gloire de l'Italie; la matière de France conte de preux
et de paladins qui appartiennent à l'Italie, puisqu'ils
appartiennent à la chrétienté; et la matière de France,
plus qu'aucune autre, est remplie de grandes et géné-
reuses histoires de mêlées, de défaites, de triomphes,
de duels, de prouesses, d'aventures et de beaux coups.
Tout de suite, le peuple l'adopte et la fait sienne, la
déforme et la démarque, l'adapte à son esprit, à son
climat, à son format, se l'accommode et se l'approprie
et lui demeure fidèle à jamais. Les héros de la geste
française deviennent ses personnages familiers, les
hôtes assidus de son cerveau et de son rêve, des com-
pagnons rapprochés, voisins, immédiats, dont on con-
naît les généalogies et les gestes, les muscles et les
armures, l'humeur et la façon, dont on s'entretient,
qu'on cite, qu'on raconte, qui font désormais partie du
patrimoine intellectuel et de la légende domestique.
Roland s'appelle Orlando; il est né à Sutri ou bien
il est sorti armé des ruines étrusques de Fiesole ; il
laisse un fer de son cheval contre le portail de San-
Slefano, à Florence; il fend d'un coup de son épée
une île de l'Istrie; le pape l'envoie défendre la foi;
Sutri montre la grotte d'Orlando; Pérouse le Pavillon
d'Orlando; Pavie le Rocher d'Orlando; Osimo le Borgo
1. Sur ce phénomène d'une langue exclusivement littéraire, v. A.Gas-
pary, Storia delta letteratura italiana (trad. Zingarelli), Turin, 1887,
p. 96.
2. Ferd. Castets, Recherches sur les npports des chansons de geste-
el de Vépopée chevaleresque italienne, Paris, 1887.
160 LE OLATTKUCE.NTO
de Roucevaux; Corceaiio a dans ses armes commu-
nales, les armes d'Orlando', Quant à Fempereur Char-
lemagne à la barbe fleurie, il s'appelle Carlo, Carlone,
le roi Charles, le gros Charles, un peu court, un peu
simple, à qui l'on en fait accroire, homme à des-
cendre de cheval pour lancer des pierres contre un
arbre où Malagigi a accroché son bâton, homme prôl à
renier le Christ si on le délivre de l'insupportable
Renaud. Renaud s'appelle Rinaldo, à qui l'on attribue
une place de premier rang : beau baron, courageux,
hardi, prompt aux coups, insolent, railleur, et gamin.
Et autour des protagonistes, il y a les bons et les
méchants; il y a ceux de Chiaramonle et de Maganza.
Ceux de Chiaramonle sont tous bons, tous loyaux, tous
parents; ceux de Maganza sont tous traîtres, tous félons,
et tous parents; et ceux de Chiaramonle et de Maganza
se jouent les tours les plus pendables.
Un de Chiaramonle, fort comme toul, fleur de vertu,
héros de courage, est difl^amé par ceux de Maganza
auprès de Carlo, roi de France. Carlo croit ceux de
Maganza et exile celui de Chiaramonle. Alors celui
de Chiaramonle s'en va par la Paganie, qui est le
pays des Païens. Il donne, en champ clos ou en
rase campagne, des coups d'épée furibonds, lutte
avec des bôles ou avec des géants, fauche des forôls,
déroute des armées, abal des villes, conquiert des
territoires; et il est sympathique. Mais quelqu'un
le reconnaît et le dénonce comme chrétien au roi de
Paganie. On l'enferme au fond d'une tour. Une fille de
roi, ou bien une fille d'emj)ereur, ou bien une fille de
sultan, le délivre, à moins que ce ne soit ses cousins
(|ui le délivrent. Il convertit et il épouse la fille du roi.
Alors il recommence : il donne, en champ clos ou en
rase campagne, des coups d'épée furibonds, lulte avec
des botes ou avec des géants, fauche des forôts, déroute
1. A. D'Ancona Tvadizioni carolinr/ie in Ilalhi. Hendiconli dell'Acca-
demin dei Lincei, Hoiiic, 1889.
LE PEUPLE. — SA POÉSIE 161
des armées, abat des villes, conquiert des territoires et
arrive à Paris, où le roi Carlo est assiégé par les infidèles
et regrette sa bonne lame. Et il délivre Paris, sauve la
chrétienté, reçoit tous les honneurs et tous les biens,
et l'histoire est finie. Mais ceux de Maganza peuvent le
diffamer de nouveau, le roi Carlo croire de nouveau
ceux de Maganza, lui retourner de nouveau en Paganie,
et l'histoire peut recommencer de nouveau ^
Une histoire ainsi conçue est extraordinairement
intéressante. Elle est très édifiante aussi. On y voit
l'impiété raclée et le christianisme victorieux. On y voit
d'immenses collisions de croyants et d'infidèles où les
croyants triomphent, des conversions en bloc, des bap-
têmes de peuples et de rois. On y voit surtout des coups
d'épée, des corps percés de part en part, des hommes
fendus en deux d'une seule botte, crâne, ventre, cheval.
On se crache au visage, on se tire la barbe, on n'a peur
de rien ; on en vient tout de suite aux invectives et
aux mains ; on se cogne, on se poche, on se bosse, on
se cosse, on s'écharpe, on s'enfonce, on s'abîme, on
s'estourbit et on s'assomme; atouts et claques, calottes,
tapes, gilles et mornifles, horions et nions, frottées,
fessées, rincées, rossées, mêlées, raclées et giroflées;
coups portés, coups parés, coups fourrés, coups secs,
coups au morion, coups de revers, de travers, de
pointe, d'estoc, de taille, coups sur coups, coups pour
coups. Et il y a des banquets servis dans des salles
royales, des tournois aux chevaux caparaçonnés et
empanachés, des cérémonies augustes et splendides, où
les hommes et les choses, les habits et les meubles, les
armes et les plats sont tout en or. II y a des destriers
qui franchissent les lleuvesd'un seul élan, des monstres
à gueule de lion et à corps de serpent tout en braise, des
géants qui mangent de la chair humaine. II y a des
pays étranges, des îles lointaines, des endroits impos-
1. Pio Raina, Hicerclie intorno ai Reali di Francia, Bolorae, 1872,
p. 265.
II. U
i62 LE QL" ATTROCENÏO
siblos OÙ les g:('ns niarclient sur la tête et ont un seul
œil sur la poitrine. Il y a des naufrages, des tenipôtes^
des palais enchantés, des armesensorcelées, des musiques,
descarrousels,desjeuxd'écliecs, des jardins de printemps^
des grottes, des voleurs, des pavillons brodés et des
blondes filles de roi. Tout ça est vrai, véritable, arrivé.
11 n'y a pas moyen d'en douter. Oq vous produit les
sources. On vous cite les témoignages. On vous donne
les preuves. On vous indique les noms. On vous fournit
les mesures. Et quand les auteurs sont en désaccord,
on vous ledit. Il faudrait être fou à lier pour mettre en
suspicion de pareilles choses si bien établies et recon-
nues, qui sont écrites, qui sont selon la vérité, et selon
la carie. Le peuple y croit. Il ne branle pas. Il ne
bronche pas. Muet, sérieux et recueilli, les yeux
agrandis, il écoute, et par sa bouche ouverte, la salive
coule.
C'est sur la place publique, — à Florence sur la place de
San-Martino, — un jour de fête ou bien un simple jour,
après l'ouvrage. Il y a là des corroyeurs, des tanneurs,,
des àniers, des marchands de poules, des valets et des
garçons ; il y a des teinturiers aux mains violettes, des
forgerons frottés de suie, des fripiers, des revendeurs,
des paysans et des maçons; il y a des bouchers, des
épiciers, des faiseurs de clous, des faiseurs de clefs, des
faiseurs d'armures; tout le peuple menu, toute la
bona fjciih!^ point de femme* ; et à l'ombre, contre le mur,
l'estrade est dressée. Des odeurs de cuir montent, de
graisse, d'huile, d'oignon, de sueur et de fumier, des
dialogues s'engagent, des lazzis partent. Soudain le
silence s'établit. Le chante-histoires vient de gravir son
estrade.
Il a craché par terre pour s'assurer la voix. Il s'est
essuyé la bouche du revers de sa manche. Il com-
mence. Comme il est chrétien, et non Sarrasin, Turc,
1. l'io Majnft, / liinaldi o canlastorie di Nupoli, Niiova Antologia,
Kumc, 1K18.
LE PEUPM:. — SA POÉSIE 163
chien d'iulidèle ou renégat, qu'il a des principes et du
catéchisme, il invoque d'abord, selon l'honnôteté,
Dieu le Père, la Vierge Marie, le Seigneur Jésus pour
qu'ils «guident sa langue'»; des fois, quand il est
érudit, il invoque Apollon'. Et ensuite, comme il
a des nuini^»res, qu'il possède des usages, qu'il sait ce
qu'on doit au monde, il complimente le bel audi-
toire de charretiers, muletiers et tanneurs accourus pour
l'entendre ; il s'incline « devant cette auguste assem-
blée )» ; il l'honore et la révère; il se sent superbe de
parler à de tels seigneurs, à « des auditeurs si singu-
liers et si dignes )^ « J'ai dans cette rue. j'ai à cet endroit
une assemblée si haute et si heureuse, chante l'Altis-
simo, que, plus que moi, elle rendrait supei-be un cail-
lou''. » Voilà qui s'appelle se conduire! Voilà comment
on se comporte dans la société, quand on a de la poli-
tesse et de l'instruclion! Et ayant rempli ces deux
devoirs imprescriptibles de civilité à Dieu et de civi-
lité au public, le chante-histoires entre dans son argu-
ment. 11 chante sur une lente mélopée qui traîne,
s'allonge et se balance. Il s'accompagne ou on l'accom-
pagne du violon ou du luth, fhtula seu ceraniella^
viola sei( chitarra. Il presse ou ralentit la cadence selon
que l'action se d 'i)èche ou se c ilme. 11 est triste quand
il convient d'être triste, alerte, diMuré, rapide quand il
convient d'ôtre gai. Tour ;i tour, il murmure, susurre,
gémit, rit, larmoie, module, gronde, crie, chante,
meugle et tonne. Ses yeux sortent de leur orbite. Sa
voix remplit l'espace. Ses gestes embrassent la place.
1. « Glorioso signore, Mdio superno.
Ghe cielo, teir.i, luar guida et conduce...
Et per ciù, padre mio, guida e conduce
La îingua niia accio cli'io dica il corne
Di Troya fu abassato il suo grau nouie. »
2. « Suona per nie, ApoUo, una fiata
l'ii'i dolcemento che sonassi mai... »
;> « ... Ho in quesla strada, in questo pa.sso
Udienza si magna e .si felioe
Ghe faria non che me superbo un sasso. »
164 LE Ql ATTROCENTO
îl frappe l'air de son archet comme le chevalier frap-
pait le félon de son épée, vibrant, frissonnant, envolé;
et soudain, au moment le plus pathétique, quand il
n'y a plus qu'une attente dans la foule qui l'entoure,
à l'endroit exact où la bataille se livre, où le duel
s'engage, où le héros va mourir, brusquement il casse
son récit qu'il renvoie à la fois prochaine, au lieu dit,
au jour dit', et le chapeau à la main il fait le tour de
l'assemblée.
Pendant deux heures, pendant trois heures, l'assem-
blée n'a pas bronché. Elle n'est plus dans une place
étroite, entre des murailles sombres, auprès d'échoppes
ignobles. Elle est par les pays et par les îles. Elle est
avec les bannières déployées et les charmantes donzelles
qui s'en vont alla vcrziira. Elle est dans la tourmente,
dans la mêlée ou dans l'azur. Elle est soulevée de sen-
timents magnifiques et surhumains. Elle retrousse ses
manches et se tâle les bras. Elle se signe. Elle rabaisse
son chapeau, elle le relève. Elle frémit, tremble, se
lève, semble prête. Elle halète. Elle tire la langue.
Elle pleure. Elle sanglotte. Elle ne peut se consoler de
la mort d'Orlando, qui était seul à défendre les chré-
tiens. Elle donne tout son argent au chante-histoires
pour qu'il ne fasse pas mourir Hector la fois pro-
chaiue -. Elle a oublié ses tracas, ses soucis, ses maux.
Elle a quitté ses bardes, ses sabots, le train grossier
de sa vie. Elle a« chassé sa mélancolie ». Elle a aimé,
rêvé, souffert avec son âme neuve, son imagination
vierge, son sentiment frais. Elle a vécu.
Aussi bien de telles émotions sont très rechercln'cs,
1. « A rilornar iiicrcodi vi esoHo
Ch'npnnlo snrà il {giorno d' Ojfni santi. »
2. « Hriitio simplox nddicbfil c|iif'iiipiam ex ejiiamodi cnntoribiis. qui
iii flnc Hcrtrioni» nd nlliricnddin aiidioiitiaiti predixit se postridio iiior-
tem llectorif» roritatnnim lli<- nostcr, aritcrpiniii canlor aliircl, prelio
rerlemit ne tatii cilo Ueclorciii. virum hello iili|ein iiilerliccrcl. Ille
fiiortciii nostcro die disliilit. Aller vcro sa-piiis prcliiiiii dédit serpicn-
lihii<* diemis |)ro vi|a' dilatione. Kt ciiiii periinia- defiiissent. tandem
niortein cju« intilto fletu ac dolore narravit. » (l'odoio, FaccUif.)
LE PEUPLE. SA POÉSIE 165
et non seulement par le pelil peuple, mais par tout ce
qui, dans une sociéti^ plus haut placée, a gardé une
oreille et une habitude populaires. Pérouse entretient
des canterini, dont l'ofiice est de réjouir au moyen
de cantilènes et d'acco^-ds, cantileriis et pidsationibus ,
resj)rit des prieurs contristés par le soin de la chose
publique'. Florence accueille, nourrit et enferme dans
son palais public des araldi'-^ dont la mission est de
raconter aux maj^istrats à table les beaux exemples
contagieux d'héroïsme antique : l'un d'eux s'étant avisé
« de tenir deux jours une femme dans sa chambre,
oublieux de la majesté et religion de l'endroit », est
cassé aux gages-^ Les cours italiennes, et plus parti-
culièrement celles du nord, où les traditions féodales
subsistent, ramassent les chante-histoires dans la rue,
les introduisent dans leurs palais et leur commettent
d'égayer leurs festins, de récréer leurs veillées, de
célébrer leurs hôtes; en 1433, Niccolù Gieco, canlerino
de Pérouse, entonne à Pérouse la louange de l'empe-
reur Sigismond de passage'*; en 1459, Antonio diGuido,
araldo de Florence, entonne la louange de Francesco
Sforza en séjour à Gareggi '^'^ lorsque les Ludovic le
More, les ducs de Bari, les Ascanio Protonotario
mangent à Schifanoia, ils sont divertis par les chante-
histoires en demeure à Ferrare.
Les chante-histoires ne sont plus \esgiullan d'autre-
fois. Si la plupart du temps ils sont pauvres, souvent
aveugles, réduits par l'inlirmité à la carrière, et qu'ils
mènent toujours une existence nomade, courant de
foire en foire, de cité en cité, la saison tinie, chiusa la
stagione^ ils rentrent dans leurs maisons. Ils ont une
1. A D"Ancona, / canterini deWantico coinune di Perugia. Varietà
storiche e letterarie, Milan, 1S8.J, p. 39.
2. G. Zippel, / suonaluri délia ^ignoria di Firenze, Trente, 1892.
3. Flamnii. La lirica toscana del Rinascimenlo anleriore ai tempi di
Lorenzo 11 Magnifico, Turin, 1891, p. 200.
4. Fiamini, ib.
5. Buser, Die Beziehungen der Mediceer zur Frankreichy Leipzig, 1879,
p. 347.
166 LE QUATTROCENTO
maison. Ils ontde l'instruction. Us possèdent des papiers.
Ils savent lire. On les attristerai l en lesassimilant aux vul-
gaires faiseurs de tours de passe-passe; ils sont gracieux;
ils sont hommes à fournir un renseignement, parfois à
composer, tout comme un autre, un hommage princier,
une belle laude, un capitolo bizarre, un sonnet facétieux.
Dans le livre de l'un d'eux, on trouve les Beautés d'une
femme, les Beautés d'un homme, la Description du prin-
temps, les invocations faites à san Martino, sonetfi, capi-
toli^ et stramhoUiK Us ont la mémoire remplie, farcie,
gonflée d'histoires; plus ils en connaissent, plus ils
sont de requête dans les places et les compagnies.
Quelquefois et le plus ordinairement, ces histoires
sont d'autrui, et alors ils les apprennent par cœur*
en s'aidant de recettes habiles qui sont les secrets du
métier. D'autre fois ces histoires sont d'eux-mêmes;
ils les inventent ou mieux les improvisent, là, sur
place, devant les assistants, au fur et à mesure, et
alors ils sont illustres. Ils s'appellent Antonio di
Guido, Niccolô Cieco d'Arezzo, Francesco Cieco de
Ferrare, Cristoforo Fiorentino qu'on nomma l'Altissimo.
Ils sont connus de tous, du peuple, de la ôona (jente^
du public descampagnes et desrues, comme des doctes,
des dames, des princes et des prélats. Antonio di
Guido est pareillement pleuré par Luca Landucci-,
chanté par Polilien, admiré par Michèle Verino.
« Sais-tu, Fabiano,dit i*olilien, ce qui distingue Anto-
nio d'Orj)hée? Orphée attirait les bêles, Antonio attire
les hommes^. » « J'ai entendu un jour, ajoute Michèle
Verino, Antonio di Guido chanter sur la place de San-
1. Opère deirAllisnij/in, poêla fiorentino, nelle qitali descrice le
ISe.llezze d'iina donna, le l'ellezze d un liuomo, La deserillion di l'rima-
vrra. Le invncalioni faite in san Martino, Sonelli Capiloli Stramhotli,
Florence, l')T2.
2. <i K a di dclto, mori un maestro Antonio di (îuido, cnntatore
iinprovisd, inolto vaienlc iiomo. In qiiella arle passo igiiuno ; pcri> si
nolu qui, j> (I.ANDi'fxi, p. 51.)
3. « Tusrus ah olhrysio, Kiiltianf, Aiilonius Orphco
Hoc diircrl : lioin'ines liic Iraliil. iilc fi-rns. »
(^PouriKN, ("-d. (ici l.iingo, p. 121.)
LE PEUPLE. SA POÉSIE 167
Marlino les guerres d'Orlando avec tant d'éloquence
qu'il me semblait entendre Pétrarque '. » Poggio écoute
Niccolô Cieco d'Arezzo : « Dieux excellents! quel public
réunissait Niccolo Cieco lorsqu'aux jours de fête il
chantait de l'estrade en rimes étrusques, soit les his-
toires sacrées, soit les annales antiques"^. » Gristoforo
Fiorentino reçoit le laurier du poète. Francesco Cieco,
qui tait les délices de la cour d'Urbin, compose une
œuvre qui appartient presque à la littérature, le Mam-
hriano. Andréa di Barberino est si docte qu'il écrit en
prose un nombre infini d'histoires, riches de généalo-
gies et très exactes. Mais que si la renommée des
chante-histoires dépasse souvent les enceintes de la rue,
les chante-histoires n'en restent pas moins de souche,
d'esprit et de culture toute populaire.
Ils sont les romanciers attitrés du petit peuple qui
n'a que leurs récits pour le charmer.
1. Cite par Rossi, Il Qiiallrocento, p. 288.
2. « Dii boni, quam audienliain Nicolaus cœcus habebat, cum festis
diebus hetruscis nuineris, aut sacras hislorias, aut annales reruui anti-
quaruin, e suf,'f(estu decantaret ! Qui dttctoriim hominum, qui Florentiîe
tuncerant, coucursus ad eum liebat! -> (Pocgio, De cœcitale et malis
aliis coi'poris.)
CHAPITRE II
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX
I. Le rôle de la religion dans la vie contemporaine. — La religion,
Eoésie, beauté et ornement de la vie. — Eglises, tableaux, confréries,
ospices, fêtes, pèlerinages et miracles. — Princes pratiquants. —
Humanisme chrétien. — Braves gens. — Saints et Bienheureux. —
Le libraire Vespasiano et ses Vite. — Mouvements de foi. — Restes
d'ascétisme. — La crainte et la présence de Dieu dans les écritures
domestiques. — Que le peuple est resté le plus religieux de tous et
comment la littérature religieuse quattrocentiste est de souche popu-
laire.
IL Les laudes. — Toutes les laudes qu'on sait. — Laudes héroïques de
1260. — Autres laudes. — Laudes artisteiiient ouvrées du xv" siècle.
— Quand on les chante. — Sur quel air on les chante.
IIL Les Frères prêcheurs. — Gomment ils sont les oracles, les célébrités
et les savants du pauvre monde. — Leurs miracles et leur sainteté.
— Leur existence nomade. — Leurs sermons en plein vent. — Les
réconciliations qu'ils opèrent et les « bruciamenti di vanità » qu'ils
ordonnent. — Le plus grand prêcheur du Quattrocento : San-Bernar-
dino da Siena. — Gloire, éloquence, sagesse, morale et foi de Fra
Bernardino.
IV. Les «rappresentazioni sacre». — La scène, les acteurs et le «festaiuolo».
— Intérêt des « rappresentazioni ». — Trucs, intermèdes et supplices. —
Les histoires. — Profit moral et profit savant de ces histoires. —
Comment elles font pleurer. — Gomment elles font rire. — Person-
nages contemporains : évèques, moines, mendiants, médecins, com-
mères, nourrices, hôteliers, paysans. — Les auteurs des « rappresen-
tazioni », leur auditoire et leur succès.
V. La foi quattrocentiste telle qu'elle résulte de la littérature.
I
C'est ainsi que le peuple chante et écoute. Il faut le
regarder quand il prie^
Car il prie, ingénument, dévotement, les mains
jointes. Le christianisme, qui venait de susciter une
floraison de piété si puissante, n'a pas disparu des cons-
1. Sur le Hontiment religieux italien, voir J. Burckhnrdt, La Civili-
talion en Italie au temps de la Henaissance (Irad. Schmitt), Paris, 1885,
2 vol. il, p. 187. — L. Paslor, Storin dei papi (Irad. Benetti), Trente,
1896, 3 vol. Il I, p. 1. — K. Gcbhart, L'Italie mystique, Paris, 1890.
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 169
ciences contemporaines et continue à envelopper la vie,
à border la vie, qui s'écoule entre des sonneries de
cloches, des parfums d'encens, des flammes de cierges,
des reposoirs fleuris, des litanies, des processions, des
fêles. Sans la religion, on ne comprendrait point cette
époque ni cette contrée, qui restent tout enchaînées au
cercle religieux. La religion tient la place prépondé-
rante. Elle fait partie de l'habitude des yeux, des
oreilles, de l'imagination, du goût. Elle constitue, plus
qu'une civilisation, une nécessité sociale. Les Italiens
ont besoin de sa poésie comme ils ont besoin de leur
beau climat. Il leur faut ses images, ses pompes, ses
cérémonies augustes ou domestiques, sa diversion, sa
compagnie, sa beauté; il leur faut ses légendes d'or
et d'azur, ses scènes d'amour ou de drame, ses pra-
tiques familières et reposantes, les longues stations
quotidiennes dans l'église fraîche, le chapelet qui coule
entre les doigts, le tableau du maître-autel qui sourit;
il leur faut, pour les consoler, les charmer et les
éblouir, la vision présente du paradis de lumière avec
des gazons semés de fleurs blanches et rouges, des
escaliers de jaspe et d'améthyste, des roses d'anges, des
auréoles d'or, des tuniques étoilées, des diadèmes étin-
celants. Jésus, Marie, les barons et les saints de la cour
céleste sont, autant qu'Orlando ou qu'Hercule, les
hôtes assidus des consciences; leurs noms jaillissent
spontanément des lèvres avec le juron ou l'exclamation
heureuse; on les connaît, on les cite, on les voit, on les
aime; et le poète anonyme de tout à l'heure, voulant
comparer sa bonne amie à quelque chose de très beau,
la comparait à Jésus.
Plus qu'un devoir, la foi est un plaisir, une chose
gracieuse et fleurie. Ainsi que l'amour, elle est un
ornement de la vie. Celui qui s'en prive est un triste,
c'est-à-dire un méchant, qui étonne et détonne', et
1. Les athées déclarés sont excessivement rares au Quattrocento,
même chez des canailles comme Everso d'Anguillara ou Sigismond
ITO LE QrATTROCENTO
qu'on se montre au doigt, comme jadis les gens do
Florence se montraient dans la rue Guido Gavalcanti,
« qui cherchait des raisons pour prouver que Dieu
n'existe pas». Au demeurant, le cœur est trop imagi-
natif, trop poète, pour imiter son exemple.
Dans ce siècle, par ailleurs si voluptueux et curieux,
les rues sont garnies d'églises, do chapelles, d'oratoires.
Un art, ému de la ferveur la plus alïectueuse, se répand
contre les vitraux et les murs en ofîusions et on prières :
madones blondes, annonciateurs porteurs de lys, vieux
bergers qui prient, rois mages agenouillés, et petits
enfants Jésus, si roses, si potelés, si malicieux que les
femmes attendries, unissant les mains, s'écrient : « Oh !
mon Dieu! » Une charité empressée s'ingénie à créer
chaque jour des confréries d'un évangélisme tout pratique
et militant', qui visitent les pauvres, pansent les ma-
lades, ensevelissent les morts, secourent les prisonniers;
et pour les déshérités de ce bas monde, de nobles
demeures s'édifient, monts-de-piété, hôpitaux, hospices,
qui ne sont point seulement d'admirables entreprises
d'assistance cités par Luther, mais des monuments de
grâce, où la Beauté met son sourire et les Délia Robbia
leurs faïences'. Les cloches des campaniles rythment
toujours les journées de labeur. Le soir, à VAcc Maria,
dans l'église paroissiale ou devant, les confréries d'arti-
Malalesla qui s?ardent des formes, prient Dieu, bâtissent des hôpitaux.
Si, au (lire de S'cspasiano, — et l'aveu dut lui en coi'iter, — Carlo Marsup-
pini refuse à son lit de mort rextrùnie-onction, celte altitude jure
avec tout ce que nous savons du reste de sa vie. Voir (I. Zip[)cl,
Carlo Mdi'suppini d'Arezzo, notizic hiof^rafiche, Trente, 18i)7.
i. Kn I41.";, nait à Venise la Confrérie de S. l{occo ; en l'til, uait à
Florence la confrérie des IJuonuouiini di S. Marlino, qui existe toujours;
en 144S, nait à Home la confrérie de l'Addolorata, (|ui, pareillcinont,
existe toujours. Kn IIGO, Torqucuiada fonde à Home la confrérie de
l'Annunziata; les confréries rouiaincs de S. Ilernurdo, de S. Lucia, de
riaimacoiata, de S. Aujbrogio, de la Misericordia, du SS. Sacramento,
datent du Quattrocento.
2. Au Quattrocento, Florence compte à elle seule 35 hôpitaux. Voir
Passerini. Storin ihu/li alnhilimenli di heiiifirenzn di Firenze, Florence,
18.'),'J. — Harfîiacrhii Sloria di-f/l'isliliili di hiuipficonza, di islnizione (î
ediicdzione in l'isloiit e snu circondarii), l-'iorcuce, 188.'1, 4 vol. —
Pinzi, au Dsiiizi uiedioevali e t'os/n'dtilif f/randi' di Vilcrho, IS'J.'J. —
L'hôpital majeur cl le lo/arct du .Milan datent du Quattrocento.
LK PEUPLE. SON SKM I.M K.NT llEl.l!iIEUX Kl
sans se réunissent et, tête découverte, elles entonnent des
laudes. La nuit, à l'iieure du couvre- feu, le petit monde
s'agenouille au pied de son lit devant une naïve estampe
de sainteté'. Les Pâqu! s de la Nativité, les Pâques des
roses, la Fête-Dieu, les fêtes patronales, sont des dates
sacrées qu'on observe, qu'on attend, dont on se réjouit,
qui remplissent les rnes des cités et les routes des cam-
pagnes et qui se célèbrent avec un faste magnifique
de costumes, dcgonfanons, de cantiques, de figurations
et de rejirésenlations opulentes. A tout coup, de pieux
pèlerinages s'aclieminent à Rome, à Assise, à Loreto,
jusqu'en Terre sainte'. Et il s'accomplit encore des
miracles témoignant que Dieu n'a pas retiré sa faveur
à son penple; prodiges, visions, guérisons subites,
apparitions de la Vierge, apparitions de fontaines; et
les roses qui se mettent à fleurir en plein biver sur la
tombe d'Ainbrogio Traversari ; et un rat qui saute à la
tête d'un mauvais lils, « et malgré tous les médecins et
médecines, on ne put jamais lui enlever ce rat-' » ; et un
petit rameau d'olivier qui, dans une viottola toscane,
s'accrocbe à une robe étoib'e de la Madone miraculeuse
que Florence, désolée par la guerre, a été chercber à
l'imprunelael qu'on ne peut arracher par aucun moyen
de percbe, ni roseau; alors on dit : « C'est bon signe,
c'est un miracle, c'est la Vierge qui porte l'olivier de
paix h Florence '*. »
Les princes, si élégants et si dissolus qu'ils soient,
n'auraient garde de faillir aux pratiques ordonnées^; ils
1. F. Lippmann, Der italienisclie llolzschnill in XV luhihitndert,
Berlin, 1885.
2. Entr'autres récits de pèlerinages, voir Del viagc/io in Terra sanla
fatto e descrillo tla ser Mariano du Slena nel secolo X\\ Florence,
iS-2-2.
3. F. Torraca, Roberto da Lecce, p. 189.
\. « Questo è buono pronosUco, ella porta l'ulivo a Firenze. » (Lax-
Dicci, IJiario, p. 109.)
5. Philippe-Mario Visconti murmure constamment des prières.
Alphonse d'Arai^'on suit les processions dans la rue. Laurent de Médi-
cis compose dos laudes et une rappresentazione sacra. Hercule
d'Esté sert à m.(n;.'er aux indigents et leur lave les pieds. Cécile
Gonzague veut « prendre pour époux le Rédempteur ».
172 LE QUATTROCENTO
vont h l'église où souvent les attendent leurs assassins;
ils suivent les processions, font des pèlerinages, accom-
plissent les sept œuvres demiséricorde, disent les prières,
achètent et lisent les livres dévots; et, si le vieux Gosme
de Médicis, que Botticelli a figuré en roi mage accroupi
devant l'Enfant Jésus, accepte la dédicace obscène de^
V HermaphroditKs de Beccadelli, on peut trouver, enl502,|
dans la bibliothèque privée d'une Lucrèce Borgia, à
côté d'autres livres profanes, un bréviaire, un psautier,
les Lettres de sainte Catherine, un Nouveau Testament,^
en italien, une Légende des saints en italien, une Vie
de Jésus en espagnole La fille du Sforza reste chaque
nuit cinq ou six heures en oraison et se donne jus-
qu'au sang d'une discipline « faite de petites étoiles de
fer » « Et, un jour, écrit le prédicateur populaire Fra
Michèle de Milan, lui parlant à elle, je lui dis: « Ah!
enfant, ne fais pas comme ça ! » Et elle me répondit :
«Ne me dites pas ça. Père, pour l'amour de Dieu-! »
Les érudits et les poètes, qui cherchent Jésus dans
Virgile et s'élancent à Dieu sur les ailes de Platon, ne
rompent jamais, dans leurs pires aberrations et leurs
audaces les plus téméraires, avec le dogme ; avant de
dévoiler le latin au pelil gamin qu'on leur confie, dévo-
tement ils lui font réciter VAve'^^ comme les marchands
de Pérouse écoutent la messe avant de délibérer de
leurs all'aires de banque dans la salle du Gambio; et le
latin qu'ils adorent ne s'applique pas seulement à l'an-
tiquité profane, il impartit sa beauté aux pieuses
légendes, aux claires paraboles, aux saints personnages
1. Gregorovius, Lucrezia horgia, Stultgnrd. 1876, p. 310.
2. « Chè ho purlato in alla (igliuola del Diica di Milnno : ho la gen-
tile fanciiilla... E stava in orazione cinque o sei orc sempre ginoc-
chioni, e faceva la disciplina per ispazio di (|uindici pater nostcr. Lei
avcva la sua disciplina falta a stelluzze di Icrro e (piando j'aiioprava
lutta l'insanguinava... Et un giorno parlando io con essa lei, gli dissi :
Deh ! figliuola, non fare a cotesto modo. E Ici nii ripose : Non nii dite
cotcsto, l'iidr»'. p«;r l'amoro di Dio. » {Cinque /irediche di fra kichete
(la Milano, piiU. par M. da Civezza. l'rato, 1881, p. 47.)
.'{. « Dn littcras. A. h. c. d. e. f. g h. i. k. I. ni. n. o. p. q. r. s. t. u.
X. y. z. I)a Halutalioneni il(;atii* virginis. Ave Maria gratia plena... »
(Niccoto Pkhotti, liudiineiita grammatices, Venise, U'JÎI, p. 1.)
LE PEUPLK. SON SlvNTI.MKNT RELIGIEUX 113
de la vérité. Toute une partie de rhumanisme, et non
la moins intéressante, est chrétienne^.
Sans doute que l'époque aijonde en criminels de
haute marque, en assassins et en brigands supérieurs ;
on peut leur opposer autant de braves gens demeurés
entiers, intacts, indemnes : figures à la Plutarque, sta-
tues de saints, consciences rigides, âmes candides et
doucement épanouies. L'esprit se repose et se console
à pénétrer l'enceinte blanche qu'ils habitent, où la fer-
veur des anciens âges, préservée comme une rose gran-
die dans un cloître, continue à répandre son parfum.
C'est le marchand de Florence Feo Belcari, qui n'écrit
que de choses pieuses, dans une langue si pure et si
tranquille qu'elle semble colorée à la lumière du grand
siècle. C'est le dominicain Corradino de Bologne, qui
meurt en soignant les pestiférés ; c'est le patricien
Lorenzo Giustinian de Venise, qui vit chez les pauvres
besoigneux; c'est le grand-amiral Carlo Zeno de Venise,
qui a sauvé la patrie, reçu quarante blessures et qu'on
met en prison. Et ce sont tous ces saints, saintes, bien-
heureux, — religieux, humanistes, poètes, patriciens,
princesses, — naissant à toutes les heures, appartenant à
tons les mondes, qui fleurissent ce moment sec et bril-
lant de ravissements adorables, de célestes élévations,
de rêves attendris, d'actes de dévouement, de sacrifice,
d'affection fidèle'-. Et plus suave et plus ému qu'eux
1. Sans vouloir parler do Filelfo et de son poème en vulgaire de
La vila del santissiino Joliunni Ihtptisla, on peut citer MaHeo Vegio, qui,
dans son Z>e rébus rnemorabilihus BasilicaeS. /'e/»/, accomplit un premier
monument d'archéologie chrétienne, fait l'éloge de la vie claustrale dans
son De perseverantia religionis dédié en li48 à ses sœurs religieuses et
chante la vie du saint abbé Antonio dans le poème de VAntoidade dédié
au pape Eugène IV. Bonino Mombri/.io met en hexamètres le récit de la
Passion, et Ugolino Verino, le Vieux et le Nouveau Testament. Politien
compose des llijmni in Divam Virginem. Pontano consacre quatorze
« laudes divin;B » h Jésus, à Marie, à saint Jean-Baptiste, <à saint Domi-
nique, à saint Augustin, ù saint Benoît. Et bien avant que Sannazar eût
conçu son radieux poème. De par lu virt/inis, Domenico di Giovanni
avait dédié, en t iOQ. à Pierre le Goutleu.x son Theotocon, seu île vitaet
obilu sacral.issiiiue V. Mavioe.
2. Ludwig Paslor donne la liste des saints et bienheureux du Quat-
trocentro. Op. c. p. 58. — Voir les Acta Sanctorum des Boïlandistes.
174 LE (iLATTROCENTO
tous, c'est le naïf imagier de Sainl-Marc, c'est le bien-
heureux Fra Angelico de Fiesole. Pauvre et cher petit
moine! Là-bas, dans son couvent, oii il peint comme
d'autres prient, dans l'ombre et la modestie agréables
au Seigneur, il écouk^ toute une existence de tendresse.
« Quand on lui demandait quelque ouvrage, il répon-
dait avec une bonté d'àme singulière qu'on allât
demander au prieur, et que, si le prieur voulait bien,
lui ne manquerait pas. » Par honnêteté , il ne consent
jamais à représenter des figures nues; il ne veut repré-
senter que des saints; avant de prendre ses i)inceaux,
il toQibe à genoux et dit sa prière; lorsqu'il met le
Cbrist en croix ses yeux s'inondent de larmes, el « il
avait pour habitude de ne jamais retoucher ou refondre
ses peintures, mais de les laisser comme elles étaient
venues pour la première fois, croyant qu'elles étaient
telles par la volonté de Dieu * ».
Naïvement, purement, le libraire Vespasiano, de Flo-
rence, recueille tous les exemples de charité, de chas-
teté, de piété, des prélats, princes, érudits dont il raconte
les vies, de telle sorte que son livre ingénu semble un
traité d'édification. Il y est contéd'Antonino-, l'archevêque
de Florence devenu cardinal et canonisé dans la suite,
grande figure de théologien, de savant, d'ascète, dont
les jtorlraits contemporains nous ont transmis l'expres-
. sioa de spiritualité aiguë : ce prince de l'Eglise vit en
pauvre frère, s'habille d'une simple robe de bure qu'il
s'enlève des épaules dans la rue pour en revêtir un
plu> pauvre que lui ; il ne dépense pas le tiers de son
revenu et distribue le reste en aumônes; il habite, à
côté de Fra Angelico, une humble cellule du couvent de
Saint-Marc, n'ayant pour tout mobilier qu'un lit monacal
recouvert de dra|) de l*erpignan et un fauteuil de vieux
bois; il ne possède en propn? qu'un petit mulet, encore
ce mulet ne lui apj)arlient-il pas, puisque c'est le
i, Vabaiii, Vie-t/e Fra Angelico de Fiesoli'.
2. Vi'.si'AMA.'^o, Vite, p. ilO.
LE l'EUPLK. SON SK.M IME.NT RKLKIIKLX 175
cliapilre de Sainte-Marie-Nouvelle qui le lui a prêté;
et, à sa moii, il se souvient qu'on le lui rende; à la
nouvelle que le pape lui expédie de Home le chapeau,
il se sauve dans les bois de Gorneto, s'y cache derrière
les arbres, et lorsque le courrier pontilicai l'a rejoint,
au lieu de lui donner le j)Ourhoire qu'il demande,
il lui répond : « Pour une nouvelle si mauvaise
qu'on n'en saurait imaginer une pire, je n'ai point
d'argent, je n'ai que ce que je porte sur le dos ^ » Et
cependant, fait de la sorte, arrachant les dés et les
échiquiers aux joueurs, forçant d'un regard à l'église
les élégantes à se taire, lorsque rigide et grave, il
passe par les rues de Florence, le monde tombe à genoux,
« et sans chevaux, et sans habits, et sans valets, et
sans ornements dans sa maison, il fut plus estimé et
respecté que s'il fût allé avec la pompe de la plupart
des prélats-. » Il y est conté de l'ambassadeur, gonfalon-
nier et platonicien, Donato Acciajuoli, qui se marie
vierge, qui aime et craint Dieu, « par-dessus toute
chose », qu'on ne vit jamais toucher, embrasser et
prendre dans ses bras ses enfants, « seulement pour
conserver l'autorité et la continence avec ses (ils-^ ». Il
y est conté d'Agnolo Pandollini, le riche marchand, qui va
chercher les passants sur la route pour les asseoir à la
lable de sa somptueuse villa de Signa. Le pédagogue
Villorino da Feltre dit le Benedicite avant de prendre
ses aliments. L'astronome Paolo Toscanelli dort sur une
planche à côté de sa table de travail, ne mange que
des légumes, se trouble pour une parole déshonnôte^.
L'hébraïste Gianozzo Manetti a coutume de dire que notre
1. « L'arcivescovo gli disse : per una cattiva novella, che non la
poteva avère peggio di qiiesta, danari questo niio compagno e io non
abbiamo; salve le cappe che lu vedi non abbianio altro. » (/6., p. 172.)
2. « E sanza cavalli e sanza vestiraenti e sanza famigli e sanza orna-
mento ignuno in casa, era più istimato e più riverito, che s'egli fusse
andalo con le pompe, conçue vanno i più de' prelati. » (/6., p. 174.)
3. « Solo per conservare la continenza e Tautorità con li hgliuoli,
acciocchè l'avessino in riverenza e riputazione. » {Ib., p. H.'iO.)
4. « E quando udiva uno che dicesse una parola non onesla. tutto si
cambiava nol viso. » (/6 , p. 507.)
176
LE QUATTROCENTO
foi ne doit pas s'appeler foi, mais certitude, « parce
que toutes les choses écrites et approuvées par l'Eglise
sont ausssi vraies qu'il est vrai qu'un triangle est un
triangle' ». Maffeo Yegio abandonne tous ses biens
aux pauvres. Agnolo Acciajuoli se relève chaque nuit
deux heures pour prier. Alessandra de' Bardi, la veuve
sombre, roide et austère d'un des plus grands banquiers
de Florence, ne lit que la Bible, des homélies, les doc-
teurs et commentateurs de l'Eglise ; « et tout le temps
qui lui restait, elle l'employait à de louables exercices,
et elle était très compatissante envers les pauvres
besoigneux, et en tous endroits elle secourait les reli-
gieuses, les religieux et beaucoup de pauvres honteux- ».
On dira que Vespasiano prête à chacun ses sentiments et
accorde à tous la piété de son.àme débordante; le signi-
ficatif est qu'au milieu du monde des lettres latines, une
telle pureté ait pu s'épanouir.
Si la foi s'est mitigée et éclaircie, elle plonge encore
de puissantes racines dans le passé. Devant les guerres,
les fléaux, les disettes, qui sèment l'horreur et l'épou-
vante, les croûtes d'indifférence ont vite fait de tomber.
De grands frissons s'emparent des foules, et les jettent
éperdues par les chemins. En 1400, au moment môme où
le siècle s'ouvre, l'Italie est sillonnée de bandes de péni— ,
tenls'\ qui, les pieds nus, vôtus de blanc, une croix 1
rougeau capuce, vontdevilleen ville, couchant parterre,
jeûnant, se frappant de la discipline, chantant des lita-î
nies, criant miséricorde ; ils sont quatre mille à Pistoie,
quarante mille à Florence; à Venise, a Rome, on ne les'
1. « Perché tulte !c cose délia detta religione, che sono iscritte e
apnrovatc dalla Chicsa, sono cosi vere, coine egli è vero chc un trian-
golo sia triangolo. » (M., p. 445.)
2. « K lullo il leinpo che le avanzava, consiimava in quesli l.uidabili
esercizi, e era pietusissima in verso i poveri bisognosi ; e in tutti i
luoghi, religiosi e religiose, e molti poveri vergognosi soccorreva nelloj
loro necessitii. » (Ib., p. .'i5<i.) f
'.i. Sur le rnouveincnt dit des IHanohi, voir Skrcamhi, Crotiache,'
Rome, 18!)2, .'I vol. II. n i>'.)(l ; Lai'o Ma7./,ki, Lellere di un nolaro a un
mercanle Uel secolo Xiy, Florence, 1881. p. 3;j8; Fiui'Po Uinuccini,
liicordi Slorici, Florence, 1840, p. XLIV.
LE PEl PLK. SON SENTIMENT RELIGIEUX 177
compte plus ; hommes, femmes, enfants, une armée
dressée par une poussée de foi, qui marche; à leur pas-
sage, de merveilleuses réconciliations s'opèrent : on
dépose les iiiimitiés et les armes; on s'emhrasse et on
pleure. Va\ 1457, Bologne, sous le coup de tremble-
ments de terre, se donne la discipline et crie miséricorde :
« pendant huit jours presque tous s'ahstinrentde viande,
les bouchers ne faisaient plus d'affaires, les jeûnes
étaient continus, les courtisanes n'admettaient personne
dans leur lit^ ». En 1496, Sienne, ayant vu une pluie
de sang, se lève comme un seul homme : « Tous allaient
à l'autel de Notre-Dame-du-Dôme, et ils y offraient un
cierge, et qui rachetait un prisonnier, et qui mariait
une tille pauvre, et ils faisaient chanter une messe
solennelle au dit autel, et tous faisaient de même, qui de
jour, qui de nuit, se frappant, les pieds nus, et toujours
chantant litanies et autres bonnes oraisons, afin que
Dieunous libère de nos tribulations'. » A Ferrare, c'est
le duc Hercule qui prend la tôte de mouvements sem-
blables : « Le duc Hercule, pour raisons à lui connues,
et paicc qu'il est toujours bon d'être bien avec Dieu, a
ordonné et édicté en ce jour de faire des processions par
Ferrare,chaque trois jours, avec tout leclergé de Ferrare,
et environ quatre mille enfants d'au plus douze ans,
tous vêtus de robes blanches, avec chacun une petite
banderole à la main, sur laquelle un Jésus était peint -^ »
1. « Per octo dies a carnibus fere omnes abstinebant ; beccarii
carnes non vendebant; jejunia continiiabantur; merelrices ad con-
cubita niiUiini adniittebant. » [Annules Bunonienses, Muratori, Rerum
XXI 11, p. S!JO.)
2. « E tutti andavano aU'altare di Nostra Donoa di Duomo; e olfe-
rivano un cero; e chiriscuoteva prigioni ; echi maritava una fanciulla;
e facevano cantare una messa solenne al detto altare. E siraile fecero
lutte le Compagnie di Siena, chi di di e chi di notte, battendosi, e
scalzi, e seinpre cantando letanie, e altre buone orazioni, acciochè Dio
ci liberassi dalle tribulazioni » (Ali.k(iuetti, Diario, p. Soti.)
3. « Il duca llercole de Este di Ferrara .. per buono rispetto a lui
noto,e perché senipre è buono astarebene con Iddio, ordinù e dette in
decto présente giorno principio a fare processione per Ferrara ogni
terzo giorno con tutto il clero di Ferrara, e con circa quattro milia o
più putti (la dodici anni in zozo, vestiti tutti di camise blanche con
una bandirola in mano per cadauno, suso laquale era dipinto uno
Jesù. » [Diario Ferraresse, p. 386.)
II. 12
178 LE QUATTROCENTO
Au jubilé de Rome, en 1450, les routes d'Italie sont si
noires de foule qu'on compare les bandes de pèlerins à
des essaims de fourmis ^ Le 7 août 1487, le conseil de
Sienne décide que la ville soit « donnée et dédiée à Notre-
Dame* ». Quelques années plus tard, la Florence de
Savonarole élira pour prince le Seigneur Jésus.
Le moyen âge n'est pas fini. Le sombre ascétisme
de la Commune aux vertus rugueuses et frustes n'est
pas mort. Des paroles d'un enseignement farouche
s'élèvent encore, exaltant « la sainte tristesse », pro-
testant contre « la chair fétide », s'indignant du cou-
rant de volupté et de joie qui emporte les esprits.
« Que le père, écrit Giovanni Dominici dans sa Rego/a
claustrale, ne montre jamais un visage joyeux à ses
filles, afin qu'elles ne s'éprennent point de la face
virile '^ ! » « Si tu ouvres les oreilles au mal qu'on dit
d'autrui, écrit Antonino, si tu écoutes, et Canzoni, et
Strambotti, et Ballate, et chansons, et musiques pour
le plaisir de la sensualité ; si tu cherches une vaine
délectation dans le manger et le boire; et si, par mur-
mure, détractation, susurrement, malédiction, moque-
rie, excuse, tu parles mal du prochain, malheur^ ! »
« Homme, écrit Feo Belcari, rappelle-toi que tu n'es
qu'excrément, puanteur et ordure; réveille-toi de ce
sommeil de mort, arrache aux yeux de ton esprit celte
chassie empestée d'une réputation vaine et maudite,
abaisse ton col dur, incline ton esprit h la vérité de
l'Ecriture Sainte, et tu trouveras que tous les saints,
plus ils ont été sages, savants, honorés, plus ils ont
1. Sur ce jubilé, voir le Memuriule di Paolo dello Maslro, pub. par
M. Péloez, p. o8.
2. ALi.EdRKTTi, Diafio, p. Si.'J.
3. « Il padre non inostri iiiui liclo volto allc suc (i^Iiuole feniinc,
accio chc non s'innaniorino délia virile faccia. » {Hegola del li. Giov.
Dominici, Florence, 18t»0, p. 144.)
4. « Se arai unertc l'orecclii»; a udir maie d'altri, canzone e ballata e
«Iranibolti. canti c .suoni, per j)iacore solo délia scimualilà; st; arai
cercatu i diletti HU|>crf1ui in i)i(in|^iarc c bore...; se arai piirlato iiialc
d'altri pcr niorniorazionc, dcslruziouc, susurrazione, nialudizioue, irri-
iii(*nc, sensazionc... mai per le. » {Lettere di Sont' Antonino, Florence,
i8.VJ, p. i3«.)
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 179
accompli d'œuvres vertueuses, plus ils ont joui de
prérogatives, plus ils se sont tenus pour vils et oblige's
envers Dieu '. »
Il suflit de parcourir les écritures intimes contem-
poraines, les correspondances domestiques, les livres
de raison des marchands, tout remplis de prières, de
nobles attitudes, de calmes résignations, d'exhortations
pieuses, pour voir la place que le Ciel occupe toujours
sur la terre. La prière du marchand Giovanni Rucellai
commence en ces termes : « Je remercie le Seigneur
Dieu de ce qu'il m'ait créé un être raisonnable dans
un pays où règne la vraie foi chrétienne.,.'-» Celle du
marchand Giovanni Morelli débute comme suit : « Très
douce mère, tabernacle odoriférant de Dieu, fuis-moi,
je le prie, participer à ta douleur et k ton aflliction... -^ »
«Je dis que les sages, écrit le môme Morelli à son
(ils, qui connaissent Dieu, s'emploient bien et s'aident
mieux encore, ont sur tous Tavantage; et Dieu veut
que tu t'aides et qu'avec ta fatigue, tu te perfectionnes,
et si tu veux, tu entendras ce jugement clairement
expliqué par Paul^. » «De bien faire, écrit pareille-
ment Alessandra Macinghi h son fils, on n'en a que du
bien de Dieu et du monde; c'est pourquoi je t'exhorte
à avoir crainte de Dieu et à faire bien... Qu'il en soit
1. « Coriosci che non se'altro che puzzo, sterco e feccia... Destati
adun(|ii(; lia questo mortale sonno, levati dagli occhi délia mente
qiiesia peslifera feccia di tanta vana e maledetta reputazione. Arrendi
coteslo luo durissimo collo, inchina lo intelletto alla verità délia sacra
scritlura, e troverai tutti i santi, quanto più sono stali savii, quanto
più scienziati, quanto più oiiorati, quanto più virluosi, quanto migliori
cose haiino operalo, e quanto più prérogative lianno avute, tanto si
sono reputati più vili, e più obËligati a Dio. y {Letlere di Feo Delcari,
Florence, \S-2'6, p. 22, p. 26.)
2. ; lo ringrazio il signore Iddio ch'egli mi ha creato un essere
ragioiievole e immorlale in un pdese dove régna la vera fede cris-
tiana. » \(i. Marcotti, Un mercante Fiorentino e la sua famiglia nel
secolo AT, Florence, 1881.),
3. « Madré dolcissima, odorifero tabernacolo del Figliuolo di Dio,
famnii, ti prego, partecipe del luo dolore e délia tua aftlizione... » {C7-o-
noca dt Giocanni Morelli, Florence, 1718, p. 342.)
4. « L)ico che i savi hanno vantaggio, che conoscono Iddio e aope-
rano bcne o aiutansimeglio ; e Dio vuole che tu t'aiiiti, e colla tua
fatica venga a perfe/.ione; e questo giudicio si vede cbiaro e manifusto
in Pagolo, se verrai intendere. » (i6., p. 237.)
1 80 LE QllATTKOCENTO
comme il plaît à Dieu ! » Le l""" janvier 1403, le mai-
chand Goro Dati délibère on toute honnôleté « de ne
jamais tenir boutique en aucun jour de fôle solennelle
et recommandée par la sainte Église, » et encore
<( d'observer perpétuellement chastetc» le vendredi (ce
qui s'entend le vendredi avec la nuit suivante), » et
s'il y tombait par négligence ou par oubli « qu'il soit
tenu et doive donner aux pauvres de Dieu vingt sous
pour chaque fois, et dire vingt fois le Pater noster et
VAve Maria^ ». Et un siècle après, comme la maison
d'un autre marchand de Florence, Luca Landucci, a
brûlé, qu'il a perdu dans ce désastre deux cent cin-
quante ducats d'or, et qu'il est demeuré, ses fils et lui,
en chemise, pieusement il écrit : «Je prie Dieu qu'il
me pardonne mes péchés et qu'il m'envoie toutes les
choses qui sont pour sa gloire : que le nom de Dieu
soit toujours loué par toutes les créatures'-! » Lorsque
le noble Pallas Slrozzi, qui a été éprouvé par l'adver-
sité, comme l'or est éprouvé par le feu, perd son lils
bien aimé Bartolomnieo, il ne pleure pas, ne récrimine
pas, il accepte; et à ceux qui viennent en son palais le
consoler, il répond : « Il est inutile de parler davan-
tage de Barlolommco : il faut que ce qui a plu au
Dieu tout-puissant me plaise aussi à moi 3. » La veuve
Alessandra Macinghi n'a conservé près d'elle qu'un
petit garçon, le dernier de ses fils, le cadet, le benja-
min, Matteino; arraché par le commerce, il part
comme les autres, muni de ses bénédictions, approvi-
sionné d'un petit trousseau confectionné de ses mains,
et meurt à l'Etranger. Sous ce coup imprévu, la vieille
1. « Ancora pcr mcinoria délia Passione dcl nostro si^'iiore Jpsi'i-
Cri.sto... qiiesto di tnedesimo propongo neirunirno iiiio pcrpclual-
mcntc osscrvare castità nel di ciel Vencrdi (olic s'inlende \\ Noiierdi
con la sua nolte scguentc) c guardanni da ogni alto di carnale dilello.
E noBlro Signore ne me dia lu gra/.ia ; c se caso inlervenisse chc io vi
cadcssi, per non avcdermcnc o per non ricordarnicne, subito il di
8egnt;nte io sia lenulo a dare a' povcri di Dio soldi vcnli pcr ogni volln,
e diro X.\ volte il l'aternoster e Aveuiaria. » (Goho Uati, // lihro
i?crelo, Bologne, 1869.)
2. Li cA La.mu f:<:i, Dinrio. p. 283.
3. Veufawako, Vile, p. 21(5.
I
LE PEIPLi:. SON SENTIMENT RELWIELX 181
femme rOste del)oiit : « Je loue et je remercie Notre-
Seigneur de cet ("vdnement qui est sa volont»^, car je
sais certaine que Dieu a vu que c'était le salut de son
âme; et j'en vois la preuve dans ce que tu m'écris
qu'il s'accorda si bien h cette dure et âpre mort; et bien
que j'aie éprouvé dans mon cœur un deuil tel que je
n'en ai jamais ressenti de pareil, j'ai pris confort de
telle peine de deux choses, la première qu'il était près
de toi, car je suis certaine que médecins et médecines
et tout ce qui a été possible de faire pour son salut a
été fait, et qu'on n'a rien laissé en arrière pour lui
maintenir la vie, et cela ne lui a servi à rien, car telle
était la volonté de Dieu que cela fût ainsi ; l'autre chose
dont j'ai pris apaisement est de la grâce et des armes que
Notre-Seigneur lui donna au moment de la mort, de
se déclarer coupable, de demander la confession, la
communion et l'extrème-onction ; et j'ai appris qu'il fit
tout cela avec dévotion ; et tout cela est signe que Dieu
lui a préparé une bonne place*. »
Dans une époque qui produit de tels caractères, la
religion est vivante. Mais si, parmi les hautes sphères
de la société, sa leçon est combattue par d'autres leçons ;
si, avec la croyance à la joie, l'instinct heureux, la litté-
rature profane, une autre conception de la vie est
révélée à ce monde d'artistes et de mécènes ; si les
lèvres savantes et les esprits choisis se déshabituent de
1. « Lodo e ringrazio Nostro Si^more di tutto quello ch'è sua
volontà ; che son certa Iddio ha veduto chc ora era la sainte dell'anima
sua; e la sporieuza ne veggo per quanto tu u)i scrivi, che cosi bene
s'accordasse a questa aspra e dura morte... E bene ch'io abbia sentito
tal doglia nel cuore uiio. che mai la senti'tale, ho preso conforto di tal
pona di due cose La prima, che egli era presso a di te; che son certa
che uiedici e medicine e tutto quello è stato possibile di fare per la
salule sua. con quegli rimedi si sono potuti fare, si sono fatti, e
che nuUa s'è lasciato indrieto per mantenergli la vita : e nulla gli è
giovalo : ché era volontà di Dio che cosi fussi. L'altra, di che ho preso
quiète, si é délia grazia e dell'arme che Nostro Signore gli diè a quel
puuto délia morte, di rendersi in colpa, di chiedere la coufessione e
conuuiioue e la stremaunzione :e tutto intendo che fece con divozione;
cho sono segni tutti da sperare che Iddio gli abbia apparecchiato buon
luogo. » (Ali SSA.NDKA MAC.ixdHi NF.Gi.i SiROzzi, Letteic d'unu gentildonna
/iorenlina, pub. par Gesare Guasti, Florence, 1877, p. 178.)
182
LE QUATTROCENTO
la simplesse de Vave, de manière que Pannonio peut
écrire, « que personne n'est à la fois religieux et poète- »,
et qu'Erasme peut remarquer « combien, surtouten Italie,
les bonnes lettres écartent du christianisme ceux qui ont
vieilli dans leur sein ~» ; si ^Eneas-Sylvius hésite à prendre
les ordres, parce qu' « il craint la continence » : si Gam-
pano se désole d'être nommé évêque, à cause des jeux,
ébats et amours 3, dont il sera privé, et si Domizio
Calderini, se rendant h la messe, ose dire : Eamus ad
popnlarem errorem; si l'indifférence, le scepticisme, une
ironie discrète et détachée deviennent, chaque jour plus,
chaque jour mieux, l'attitude des intelligences patri-
ciennes, le petit peuple, le menu peuple n'est pas atteint,
ou à peine, par ce mouvement nouveau. Lui que l'huma-
nisme a laissé à son idiotie et abandonné à sa tourbe, est
demeuré identique et fidèle. Son âme sent toujours la
rosée ; son esprit reste fleuri comme un bouquet d'autel;
il est vierge comme un matin. Aucune pensée étran-
gère ne le travaille; aucune discipline voluptueuse n'a
remplacé son vieux catéchisme. Il appartient à la con-
frérie du quartier et du métier; il porte des cierges
d'un sou à la Madone; il trempe dans un bénitier de
faïence le brin d'olivier bénit ; il se signe devant les
croix de la route ; il prête foi aux histoires de l'aïeule ;
il garde une fraîcheur et une ferveur incomparables.
Et c'est dans ce terreau solide et épargné que pousse
encore, au Quattrocento, toute une littérature religieuse.
II
C'est ainsi que, parmi la foule des chansons profanes,
qui habitent sa mémoire, le peuple compte des laudes.
Comme nous l'avons vu, après l'ouvrage, à la cloche
1. « Neino religiosus et poeta est. »
2. « Novi cnim quantum absunt a chriptiancsiiiio qui in bonis lit-
teri» velut aputl scopulos sireneos consenescunt, prœsertim apud
Italos. T> ..ut
3. « Taceo ludos, joco», aniorcs, aliaquc laxanienta animi, quibus et
difûcilc eut abHtioere, quando in bis sis.educalus... »
LE PEUPLE. SON SENTLMENT RELIGIEUX 183
tranquille de ÏAve Marie, les confréries d'artisans se
massent dans l'église paroissiale ou devant l'église
paroissiale, et recueillies sous l'image de la Madone,
elles chantent des laudes. En Ombrie, le jour du jeudi
saint, le jour du vendredi saint, d'autres jours, la voix
de la foule s'élève à l'église et elle interrompt la litur-
gie de l'officiant de laudes dialoguées qui illustrent cette
liturgie^ On entonne des laudes dans les processions
fleuries qui se déroulent sous le ciel, dans les fêtes
religieuses, dans les heures de bonté, de piété ou d'effort.
Au siècle précédent, le bienheureux Golombini, de
Sienne, chantait pour le plaisir, sur la place, la laude
Diletto Jesù C?'isto chi ben t'ama; au siècle qui nous
occupe, lorsque Antonio Bembo meurt à Pistoie, les
frères qui l'assistent chantent la laude Amor di caritade,
Perché m hai si ferito? Et lorsque sœur Ursula meurt à
compiles, au couvent de Santa Brigida, « elle appela ses
chères compagnes et les pria de lui chanter une laude,
et elles firent ainsi; et parce qu'elle était déjà beaucoup
atténuée, elles voulurent voir si elle prenait encore
garde aux paroles, et elles omirent une stance, mais
sœur Ursula les corrigea et leurrappela la stance ^ ».
Aussi bien le peuple sait par cœur une quantité de
laudes^, dont il n'a souvent retenu quelle premier cou-
1. Sur ces laudes dramatiques, qui s'accompagnaient d'une certaine
mise en scène, de telle sorte qu'on a voulu y chercher l'origine du
théâtre italien, voir E. Monaci, Appunli ver la sloria ciel teatro ita-
liano. Uffizj drinninaiici dei Disciplinati delVUmbria. (Rivista di filol.
romanza, 1, 1874, p. 23:j ; il, 1875, p. 29.)
2. « Chiamù le sue care compagne, e pregoUe le cantassino una Iode
€t cosi fecero ; et perché era già molto attenuata, volsono provare, se
intendeva aile parole, e lasciorno una stanza, ed essa le corresse,
e rammentù loro la stanza, che avevano lasciata. » [Leltere di Feo
Belcari, p. 13.)
3. Parmi les principaux recueils de laudes, on peut citer : Laude
spirituali di Feo Belcari, di Lorenzo de' Medici, di Francesco d'Albizzo,
di Caslellario Castellani e d'altri compresse nelle quattro piU, anticht
raccoUe, Florence, 18G3. — Laudi spiriluali del Bianco da Siena,
Lucques, 1851. — Laudi di una campagnia fiorentiiia del secola XIV,
Florence, 1870. — Laudi cortonesi del secolo À7//, pub. par G. Mazzoni,
Bologne, 1891. — Et pour les autres recueils, voir Giornale storico délia
lelleruiura italiana^ VII, 153 sq. etpassim. — M. Feist adonné les capo-
versi des recueils les plus intéressants.
i8i LE QIATTROCEXTO
plol et qu'il traduit toujours dans sou dialecte. Provi-
sion fraîche, provision candide, trésor de pureté et de
blancheur qui le console, rémeut et le rachète.
11 sait les vieilles laudes héroïques que les (( flagellanti, »
ou « hattuti, » ou « verberati, » ou « scoputori », chantaient
en 1260, alors que lesang d'Italie coulait « comme l'eau »,
et que ceux de Pérouse s'étaient levés, et qu'ils étaient
partis pour l'Allemagne et le pays des Scythes, et qu'ils
se frappaient, et qu'ils pleuraient, et qu'ils criaient, et
qu'ils composaient, en dehors des hymnes savantes
d église, en dehors du latin, de belles laudes selon leur
misère et leur cœur. 11 sait les laudes que chantaient
en 1399, les Bianchi d'Italie, quand ils s'en allaient dans
leurs robes blanches, au gré de la Providence, à travers
les sanglots et les miracles; à Gênes, les images de la
Vierge jetaient des rayons; à Sarzana, un vieil orme
se mettait à reverdir; à Vezzano, un malheureux, qui
avait levé le bras pour maudire, restait le bras levé. Il
sait les laudes de Jacopone daTodi, du Bianco da Siena^
dlJgo Punziera de Prato; les laudes du Duecento et du
Trecento, les laudes qui ne sont de personne, nées I
comme ça, d'une foule en marche, d'un moment com-
mun de prière; les laudes que lui fabriquent ajournée
faite quelque médecin, quelque notaire, quelque />oy)o-
lano ou quelque canterino instruit; et les jolies laudes
savantes, polies, bien faites, qui vont comme des hal-
lalc^ que signent Leonardo Gustinian à Venise, Cas-
tellanoCastellani à Pise, Giovanni Pellegrini à Ferrare,
Giovanni Domiuici, Feo Belcari, Francesco d'Albizzo,
Bcrnardo Giambullari, la mère du Maguilique et le
Magnitique lui-même, à Florence.
Ou lie [)eul pas toujours rire, écouter des histoires,
niiiiigcr des chajjons, faire l'amour; il y a Jésus; « au
milieu de l'hiver, écrivait Antonino à Monua Dada, à
la unit noin;, dans un lieu très froid, na<|nit .lésiis au
niomb', nu, vêtu ensuite par S4i mère de (|U('lques
pauvres petits habits, mis dans l'étable, aliii (|u"au
lA'l PEUPLE. SON" SENTIMENT REIJGIEUX 185
souille do l'àne et du bœuf, il fût quoique peu
réchauflé; il n'y avait là ni lumière, ni nulle femme,
iichauller l'eau, à allumer le feu, comme on le peint
par fable... le petit enfant naquit en pleurant, parce
qu'il commençait à sentir la peine du froid plus Apre-
nicnt qu'aucun autre petit enfant; et pourtant il était
vi'uu liabiler près de nous pour montrer que les plai-
sirs sensuels, les délices du corps, les aises, les pompes
du monde ne sont pas la route du ciel, mais plutôt la
porte de l'enfer' ». Il est bien de chanter Jésus; et dou-
cement, pieusement, avec une tendresse adorable, on
chante Jésus et Marie.
« Quand parfois il dormait un peu le jour, et que
loi, tu voulais réveiller le paradis, Marie, tu allais
tout doucement, si doucement qu'il ne t'entendait pas,
et lu posais ta bouche sur son visage, et puis, avec un
rire maternel, tu disais : Ne dors plus, cela te ferait du
mal'... »
L'heure est triste ; le crépuscule tombe ; chaque jour,
« on fait une journée vers la mort » ; il sied de penser
un peu à l'autre monde et de gagner là-haut sa place
dans le paradis de lumière; par politesse, par contri-
tion, par honnêteté, on chante quelque complainte
gracieuse en l'honneur d'un saint, d'une sainte, de
1. « Nel mezzo del verno, nella mezzanotte, in luogo freddissimo
nasce Gesù in terra, fj-nudo, coperto poi dalla madré con poclii e pove-
rclli pannicelli : pusto nel |)resepio, accioclio dal fiato deU'asino e bue
fusse laiito u (|uanto riscaklato. Nun ci fu quivi nù lomeria, ne altra
femniina a scaldare acqua, o accendere fuoco, corne per favola si
dipigne, ma non secondo la verità evangelica. Nacque piangendo il
fanciullino... perché comiuinciava a sentire la pena del l'reddo e più
acerbumente clie ncssiino altro fanciullino : e pero era venuto ad abi-
tare con noi, per dichiarare. che i diletli sensuali. le delizie del corpo,
gii agi, le pompe del mondo, le ricchezze non sono la via del cielo, ma
più tosto dello inferno. » (Sast-Antonino, Leilere, p. 73.)
-■ « Quando talora un poco el di dormia,
E tu destar volendo il Paradiso,
Pian piano andavi, che non ti sentia,
E poi ponevi il viso al santo viso :
Poi gli dicevi con materno riso :
Non dormir più, che ti sarebbe rio. ...
Quando tu ti sentivi chiamar Mamma,
Corne non ti morivi di dolcezza ?... »
186 LE QUATTROCENTO
saint François, de sainte Catherine, du Beato Golombini,
de santa Verdiana, de la Beata Villana, qui jette ses
habits au milieu de l'hiver, tant son cœur est enllammé,
de Niccolô da Bari, qui refuse de téter sa nourrice le
vendredi, tant son âme d'enfant est bénie ; on chante
l'Oraison dominicale, le Credo, le Sermon sur la mon-
tagne, la Nativité, la Passion ; et, pendant une heure, et
pendant deux heures, sans se lasser jamais, on chante
la même parole : « Aime Jésus... x\ime Jésus... Aime
Jésus. »
Un orage a éclaté, la foudre est tombée, la lune s'est
obscurcie; un miracle s'est produit; un tremblement
de terre a renversé la corniche de l'église ; la disette
règne, la peste sévit, la guerre s'approche: « Tu ver-
ras, s'écrie le prédicateur, tes petits enfants tomber
morts de faim sur la terre ; tu verras tes filles qu'on
t'a arrachées souillées devant tes yeux, et tu ne pourras
dire une parole ; pareillement tu te verras arracher ta
propre femme, et on la violera, et on la déshonorera,
et tu devras rester tranquille ; et tu verras tes petits
enfants qu'on prendra par les pieds et qu'on jettera la
tête contre le mur; tu verras ta mère prise et elle sera
éventrée devant toi ; et ainsi tes frères ; parfois il naîtra
des discordes entre eux, et l'un tuera l'autre ; quant à
ceux qui resteront, ils verront ces choses, et la mort
fuira d'eux, et enfm ils seront pris et menés au loin
prisonniers ^ » Frémissant d'horreur, dans la conster-
nation et l'épouvante, on se prosterne, on s'agenouille,
on lève les yeux, on tend les bras, on crie incessam-
ment à Dieu, à Jésus, à Marie, qui seuls peuvent gué-
rir, qui seuls peuvent sauver. Il ne s'agit plus, pour se
prés(Tver de la contagion, de se tenir le « bec au frais »,
selon la recette si tristement bouffonne; il s'agit de
se repentir, de se confesser, de déplorer sa fragilité,
inconstance et malice, de pleurer la tête basse et le
\. Le prediche voh/ari di San lieniardino da Siena, publiées par
Luciano itanchi, Sienne, 1880, 3 vol. III, p. 104.
LE PEUPLK. SON SENTIMENT RELIGIEUX 187
regard en terre, de pleurer et de souffrir. Ah ! folle
inconstance, perfide aveuglement ! Où est la joie, où
est la vie, oii est le clair soleil qui caressait avec sa
mélodie? La mort est la vie. La vraie lumière sont les
ténèbres. Dieu, tu es le commencement et le milieu, tu
es la lin véritable, tu es éternellement sans principe,
tu es seul sans milieu, tu es seul sans fin... Bénies
soient les épaules de Marie, bénis soient ses seins,
bénis soient ses baisers, b('nié soit sa langue... Louange,
louange au divin feu, louange, louange à sa splen-
deur! louange, louange, fête et jeu, louange, louange
à l'amour!
Quelqu'un entonne : <( Tu vois l'Italie en guerre — et
la grande disette. — Dieu envoie la peste — et répand
son jugement. — Voici les nourritures — de ta vie
aveugle et perdue — et du peu de foi que tu as. » Et
tous reprennent en chœur : « Hélas! hélas! hélas! »
Quelqu'un entonne : « Astrologues et prophètes, —
hommes sages et savants, — prédicateurs de tête, —
t'ont prédit tes tourments. — Tu requiers airs et mu-
sique — parce que, folle âme, tu es dans le vice, — en
toi vertu n'est pas. » Et tous reprennent en chœur :
« Hélas! hélas! hélas * ! » Et les laudes montent qui
disent la contrition, la repentance, la mansuétude et de
s'abîmer dans le ciel et dans l'amour. Elles coulent
comme des larmes. Elles hoquettent comme des san-
glots. Elles partent comme des cris. Elles bégaient
1. « Vedi ritalia in guerra
E la carestia grande,
La peste Dio disserra.
E'I suo giudizio spande.
Quesle son le vivande
Délia tua vita — cieca e smarrita.
Per la tua poca fe' — omè, ouiè, oniè.
Astrologi e profeti,
Uomini dotti e santi,
Predicator discreti
T'han predetti e tuoi pianti.
Tu cerclii suoni e canti,
Perché se', stolta, — ne' vizi involta;
In te virtù non è, — omè, omè, omè. »
188 LE QUATTROCENTO
comme des aveux. Elles se répètent indéfiniment comme
des prières.
C'est ainsi que, devant un danger qui le menace
ou qui Tassaille, le pauvre peuple chante des laudes
dévotes, comme il chantait des chansons d'amour pro-
fane dans la caresse heureuse du soleil. Il chante la
Vierge ^larie, comme il chantait sa bonne amie. Il
chante l'Etoile de Bethléem comme il chantait le mai
nouveau. Il chante les petites vierges de Jésus comme
il chantait les Pastorelle montaninp. Il chante l'Ange
de Dieu comme il chantait la Galantiiia morosina. Sur
le pieux exemple des disciples de saint François, qui
s'intitulaient GiiiUari di Dio, il chante l'un et l'autre!
sur le môme air, avec la même musique et des paroles»^
à peine altérées. Pace non trovo e vivo sempre in guerra
sert a un mot près de début commun à un sonnet de
Pétrarque et à une laude de Francesco d'Albizzo. La
chanson de Lisabetta de Messine, dans Boccace, Chi
(ji((U'(/a raltrui cose fa villania devient la laude de Fco
Belcari Chi non cercaJesù con mente pia. LaCajizo/ie/ta
jnia de Giuslinian se transforme en Dolce preghiera
mia ; Oramai che fora sono devient Oramai sono ink--
ctà; lamo alla caccia devient lamo a Maria et En susa
in su r/K/'l monte chiara vi sorge la fontanella devient
In su quelTalto monte v'è la fontana che traboccliella^.*.
L'accent, l'allure, Tinlonation, tout est gardé. 11 n'y-
a que cette différence que, tandis qu'ici le peuple s'aban- j
donne aux doux instincts de la terre, là il élève sa souf-^
France misérable vers le ciel.
El comme le peuple a des laudes mêlées à ses
chansons, à côté des chante-histoires il a des frères
prêcheurs.
I. Voir I)"Anconn. La poeaiu popolare italiana, op. c., p. 8i. —
lliihieri, Slorin ilelln pnfmti popolare italiana, op. c. (). l.'Ji. — Hmkcl-
n\am\,Jaln'burh f. roui, und etig. Lilt , IX, 1**2.
LE PEUPLE. — SON SENTIMENT RELIGIEUX 189
III
Ames fraiches ; cœurs simples; paroles familières;
voix tonnantes et consciences indignées ; bonhomies
souriantes et enseignements domestiques ; vertus can-
dides, extases épanouies, et dans leurs robes de bui'e,
si pures physionomies de santé, de clarté, de rondeur!
Les humanistes peuvent couvrir de quolibets leur
ignorance ; mais, pour le peuj)le que n'atteignent pas
les himianistos, ils sont l'intelligence, la science, l'élo-
quence. Ils détiennent toute autorité et toute beauté.
Ils représentent la vie supérieure de l'esprit. Ce sont
des hommes remplis de doctrine qui, quoique sachant
le latin, quoiqu'écrivant de beaux et gros livres en
latin, ne redoutent pas d'employer le vulgaire', et il
semble « qu'il leur sorte de la bouche des pommes,
des lys et des violettes pour embellir la vérité- », Et
ce sont de saints hommes, promis au Paradis, promis
h la Légende, qui, de leur vivant, accomplissent des
miracles. Quand Giovanni da Capistrano se signe et
que des milliers d'inlirmes sont du coup guéris I Quand
Bernardino jette son manteau sur le lac et, au nez du
passeur, traverse le lac sur son manteau! Quand Jacopo
Berloni meurt, et que les cloches se mettent d'elles-
mêmes à sonner, « et tantôt il apparaissait sur un
fleuve, et tantôt sur une montagne, et quelqu'un par-
lait à une femme, et c'était la Vierge"^ ».
1. Nous avons des œuvres latines de Fra Bernardino da Siena, de
Fra Bernardino de' BuHti,de Fra Alberto da Sarteano.de Fra Michèle da
Milano, de Paolo Attavanti, et dune intinité d'autres. Cependant ils
prêchaient en vulgaire, comme en font foi les innomhra.h\es prediche,
recueillies directement de leurs bouches, et que les bibliothèques
d'Italie, particulièrement celles de Florence, conservent manuscrites.
Leurs œuvres latines ne représentent le plus ordinairement que des
sommes ou des canevas de sermons.
2. T«AVKltSAHI, EpistoliB, p. 384.
3. « (Juando appariva in un fmme et quando in un monte... E chi
parlava a una donna, ch'era la Vergine. » L.xnolcci, Uiario, p. 44. —
190 LE QUATTROCENTO
Bionveillaiils, familiers, accessibles, ils sont les ora-
teurs et les célébrités du pauvre monde; ils sont rem-
plis d'aménité et de tendresse pour le pauvre monde,
dont ils parlent la langue, qu'ils voudraient presser
sur leur cœur, qu'ils confessent, qu'ils conseillent,
qu'ils consolent, qu'ils illuminent et qu'ils écoutent,
et le pauvre monde vient à eux leur confier ingénue-
ment « comment la poule est morte et mille autres-
nouvelles » '. Ils vont de pays en pays, de ville en ville,.
de bourgade en bourgade, ranimant les zèles, répandant
la semence, réveillant la foule, et quand ils parlent la
foule se rue à eux, se frotte contre eux, se bat pour
leur toucher les mains, la robe, la mule, leur tend
ses enfants à baiser, tellement qu'il faut, pour les pro-
téger, les hallebardes. Ils prêchent dans l'église, puis-
lorsque l'église n'est plus assez grande, ils prêchent
sur la place; ils prêchent en plein vent sous l'air du
ciel ; ils prêchent sans fatigue durant des trois ou quatre
heures d'aflilée ; ils prêchent devant des auditoires de
dix, vingt, trente mille personnes, qui ont retenu leur
place dès la nuit; et ils prêchent si bien, avec tant de
magnificence et de terreur, qu'il n'y a pas à dire, il
faut qu'on pleure. Alors on pleure « très cordiale-
ment » et il semble que « l'air se fende en deux tant
on pleure ».
A leur |)arole enflammée, un vent de ferveur, de
pénitence et de foi secoue les âmes. De belles proces-
sions s'organisent ; d'héroïques résolutions sont signées ;
de merveilleuses conversions éclatent subitement au
jour. Les pires ennemis se réconcilient par-devant ,]
notaire et s'embrassent sur la joue; les républiques
promulguent des édits sonipluaires ; de grands bûcher»
s'allument, où Ton jette pêle-mêle les livres profanes,
F^e» Dinrii conteruporains sont tous remplis des miracles des prédica-
teur». (Voir pur cxcriipl».', Annuh's Hononii'Hses MiiTiilori, Reruin, p. 918.)
i. « Et in clic modo gii 6 morla lu gnllina o «lire novellc. » (I". Tor-
raca, Hoherlu ila Lecce, Sludi di storiu ietteraria napolotana, Livoume,
1884, |). l'JO.)
LE PKUPLE. SON' SENTIMENT RELIGIEUX 191
les illiages malhonnêtes, les ornements mondains et
où llambent, en des feux de sainte joie, « les cheveux
morts, les cartes, les dés, les échiquiers, les masques
et autres jeux ' ». Le mal est fini. La grâce du ciel lim-
pide est redescendue sur la terre. L'humanité, repentie
et rappropriée, initie une ère nouvelle de concorde, de
bonne amitié, de bon vouloir. « El il nous semblait,
écrit le chroniqueur de Viterbo,ôtre tous saints, ayant
bonne dévotion -. »
Ils sont innombrables. Ils appartiennent à tous les
ordres et à tous les pays. Ils mènent la même vie
nomade et prêchent, en se servant des mêmes moyens
et en s'empruntant souvent les mêmes images, la
môme parole éternelle. Ils s'appellent Fra Alberto da
Sarteano, Fra Antonio da Rimini, Fra Giovanni da
Pralo, Fra Giovanni daCapistrano, Fra Roberto da Lecce,
Fra Marianno daGenazzano, Fra Michèle da Milano, Fra
Jacopo délia Marca, Fra Antonio da Bilonto ou Fra
Antonio da Vercelli, Fra Bernard ino da Feltre ou Fra
Bernardino de' Busli ^. Mais h^ plus charmant d'eux
tous est Fra Bernardino de Siena.
Bernardino degli Albizeschi, dont les croisés d'Hu-
nyade portent l'image sur leurs étendards, dont les
maisons privées gravent sur leur porte le monogramme
du Christ qu'il a l'ait son monogramme, dont les
communes édictent leurs décrets à son nom, est en
même temps le plus célèbre. 11 est Vicaire général de
la Stricte observance. Il est le maître des éloquences
les plus fameuses : Giovanni da Gapistrano, Roberto da
Lecce, Bernardino da Feltre, Jacopo délia Marca. Pin-
turicchio peint, contre les murs de l'église de Santa-
Maria in Araceli, ses miracles; Matfeo Vegio et Barto-
l. Allegretti, Diario, p. 823.
ti. « Ci pareva essere tutti sanli avcndo buon/i devozione. » [Cro-
nache e stalull délia Gif là di Viterbo. Florence, 1872, p. tj3.)
3. A ceux-ci qui sont franciscains, on peut ajouter le servite Paolo
Attavanti que nous avons vu dans l'Académie pLatonicienne, le domi-
nicain G abriele Barletta réputé poursagaité, Taugustin Aurélien JJran-
dolini Lippi, latiniste distingué qui prêchait en latin.
i92 l.E QUATTROCENTO
lommeo Fazio racontent sa vie en lalin ; Poggio, Filelfo,
jEneas-Sylvius, Guarino, Pontano, Sabollico entonnent
en chœur ses louanges, qui remplissent les laudes con-
temporaines. De telle sorte qu'il n'y eut personne de
plus illustre, qui passât pour plus religieux, qu'on
révérât davantage dans tout le siècle, que ce frère prê-
cheur, qui était né à Massa, dans la province de Sienne,
on 1380, qui mourut î\ Aquila, dans les Abruzzes,
en 144 i, qui refusa trois fois le chapeau, qui allait
avec un petit âne oii il mettait dessus ses livres, dont
la plus belle affaire était un sablier enfermé dans un
étui de cuir, et qui était rond, jovial, actif, malicieux,
pittoresque et enjoué.
Presque toute sa vie, il prêcha. Il ne fit guère que
€ela : prêcher; ne voulant ni confesser, ni gouverner,
ni paraître, et gardant la « délectation » de son état.
Jamais il n'est si bien que dans une chaire, sous le
ciel, devant une foule qu'il exhorte pendant des heures.
De prêcher, ça le nourrit : il pèse une livre de plus
après chaque prêche. Le temps est bon, ni vent, ni
pluie, ni soleil, ni chaleur, c'est un joli temps pour
prêcher. «Oh! s'écrie-t-il, quelle allégresse j'éprouve
en moi-même à prêcher'! » Ainsi, en belle santé et en
belle humeur, il va avec son petit àne et sa grosse
réputation, court d'un pays à un autre, traverse tour
il tour Milan, Venise, Pérouse, Ferrare, Bologne, Flo-
rence, Orvieto, Vollerre, Rome, Sienne, Padoue ; et à
Sienne, où il s'arrête aux mois d'août et septembre 1427,
un citoyen de l'endroit, appelé Benedetto, tondeur de
ilrap de son métier, « homme ayant femme et enfants
*;i plus de vertus que d'alfaires », recueille mot à mot
ses prédications'-.
C'est le malin, avant l'ouvrage, sur la place du
1. « Quanta Ictizia ho io tnlvulta ia me iiiedesimo ncl iiiio prcili-
core I »
2. Le prediche vulf/ari di San-Hernartlino ilu Siena dette nelLa jtiuzza.
/tel Cftinno l'anno li87, ora primaiiionte cditc da Luciano Bunchi.j
biconc, 1880, 3 vul.
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 193
Campo, entre la tour du Mangia et la Fonte Gaia, et
Fra Bernardino parle d'abondance. Il parle comme ça
vient, comme (}a sort, à la grâce de Dieu, en toute sim-
plicité et en toute rondeur, grosso modo et per figuram
quamdam, dit un humaniste, ennemi qu'il se déclare
de l'apparat, de la mise en scène, et des jeux d'orgue
et des chants d'église, qui sont des chichirichi. Il oublie
chemin faisant ce qu'il veut dire. Il interrompt une
histoire pour en commencer une autre. Il va à hue et
à dia, selon sa disposition et l'occasion ; il conte le
Meunier, son Fils et VA ne, le Loup et le Renard, des
apologues, des exemples. 11 aime les jeux de mots.
Il n'est pas opposé au calembour. Il a beaucoup de
talent. Il s'entend à contrefaire les animaux. Il sait
faire la mouche qui fait w.s, us, us, et il sait faire la
grenouille: «Sais-tu comment fait la grenouille? La
grenouille fait qua, rjua, çitaK » Il est copieux en
gestes, en mimiques et en grimaces.
(( Dés que tu entends un de ceux-là qui parlent
mal du monde, bouche-toi le nez, fais comme ça et
dis : oh ! il pue^ ! » Ou bien : « As-tu vu quand un est
en colère avec un autre? Sais-tu comment il le montre?
Il le montre avec le groin, comme ça, vois-tu. » Ou
bien : « As-tu jamais ouï dire comment se lient le
petit dans le ventre de sa mère? Il se tient comme ça
et il se retourne comme ça-^ » Ou bien : u A soixante
ans, l'homme commence à devenir tout petit et replié;
il commence à avoir les yeux éraillés; il va le chef
courbé vers la terre; il devient sourd; il ne voit plus
bien la lumière; il devient édenlé; il arrive à septante
1. « Sai corne fa la ranocchia ? La ranochia fa : qua, qua, qua. »
{1, p. m.)
2. « Quando voi udite niuno che dica maie di persone, subito vi
turate il naso e dite : 0 elli ci pute. » (1, p. 154.)
3. « liai tu veduto quando uno è turljato con un altro? Sai corne
«lli se li dimostra ? Elli se li dimostra col grugho, vedi, cosi. »
(1, p. 350.)
« liai tu niai inteso corne sta il fanciullo nel ventre délia madré?
Elli sta cosi, e volge cosi. » (11, p. 426.)
II. 13
194 LE QUATTROCEINTO
OU à huitanle ; et il commence à trembler, et à branler
le chef, et il fait ainsi. »
Il emploie le langage que chacun emploie, les
termes qu'on connaît, les similitudes qu'on pratique.
Il compare la volonté humaine à une casserole qu'il
faut couvrir « pour que n'y entre point la mouche du
péché. » Il compare la pénitence à une lime qui fourbit
l'âme comme la lime fourbit une épée ou une vieille
croix. 11 connaît les manières, les procédés, les habi-
tudes, les endroits, les gens te et les enfants, les arbres,
les bêles, les oiseaux et toutes choses » qu'il aime en
bon disciple de saint François, pour l'amour de Dieu,
parce qu'elles sont de Dieu. Il connaît comment on
fabrique une cuirasse, comment on sèvre un enfant,
comment on fauche, comment on entoure un poirier
d'épines contre les gamins, comment, au temps du blé
ou du raisin, on construit un épouvantait : « Sur le
champ de blé, on prend un sac et on le remplit de
paille pour que n'y aillent pas les corneilles; et sur
ce sac, en met une courge qui semble la tète d'un
homme, et on lui fait des bras, et on lui met une
arbalète dans les mains tendues qu'elle parait vouloir
tirer sur les corneilles; alors les corneilles, se croyant
déjà mortes, se tiennent en garde et à l'écart, puis
elles s'approchent, puis elles se sauventau moindre bruit,
jus(ju'à ce que, enhardies et accoutumées, elles se
perchent sur l'arbalète et p... sur la courge ^ » On sent
l'homme qui a de l'expérience, des notions, qui s'est
môle aux alfaires. Cependant, de temps à autre, l'hor-
loge sonne ; alors Fra Bernardino s'arrête pendant
qu'elle bat ses coups ; ou bien la pluie tombe, et le
prêche est renvoyé à la fois suivante ; ou bien un chien
1. « In Hnl campo dcl grano, elli pigliano uno saco c ciupicitlo di
paj,'liii perché non vi vadano le coriKiccliie. E su questo siico si pttne
iinri zuiuNi, clic paid la tt-sla iliin iioiiid. <; fasscii lo hraccia o pon^çolij
uno balcHlro in niano, l<'S(i clii' par che vit^li baleslrare a le corna- 1
chif... F. non ha ()aura ili iiiilla; o cosi ussicurata, gli va in su! cupo e^
pisciali in capo. » (II, p. 2'J6.)
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 195
arrive et dérange les gens, et il le fait chasser. Une
femme appuyée contre une autre s'est endormie, il la
réveille. Il n'a pas peur d'interpeller celui-ci, celle-là,
les uns et les autres. « Ah ! je vois une femme qui, si
elle regardait vers moi, ne regarderait pas où elle
regarde : attention, que diable^ ! » Ou bien : « Ohé! de
la fontaine, vous qui faites le marché, allez le faire
ailleurs ! Est-ce que vous ne m'entendez pas, vous, de la
fontaine 2! » Et encore : « 0 femmes, quelle vergogne
que le matin, quand je dis la messe, vous faites un
bruit tel que je crois entendre un tas d'oies tant vous
criez! Une dit : Giovanna l L'autre appelle: Caterina !
L'autre : Francesca ! Oh! la belle dévotion que vous
avez à entendre la messe ! Quant à moi, ça me semble
un charivari sans aucune dévotion et révérence^! »
Quelquefois on lui répond : « Femme, va vite, va cher-
cher ton mari... va l'appeler, te dis-je ! — Mais, je l'ai
appelé ! — Je te dis, va, appelle-le. — Et si je perds
ma place? — Non, tu ne la perdras pas. Va. Et puis,
il y a assez de place. — Mais, je ne pourrai jamais sor-
tir... — Je te dis : va et appelle-le... — Ah ! enfin ^! »
Avec un pareil homme, il n'y a pas moyen de
s'ennuyer. Il vous prend, vous oblige, tant il est
séduisant, sympathique, affectueux, dévotieux. Il faut
l'entendre quand il dit les béatitudes célestes, quand
il dit les ravissements du paradis, quand il dit les
séries d'anges, et Marie qu'il aimait comme sa dame
1. « Dah ! io ci veggo una donna, che se ella guardasse a me non
guarderebbe dove ellaguarda; attend! a me, dico ! » (II, p. 49.)
2.« 0 dalla fonte, che state a far il mercato, andateio a fare allrove !
Non odite, o voi délia fonte ! » (II, p. 270.)
3. « 0 donne, o che vergogna è egli la vostra, che la mattina, nientre
che io dico la messa, voi fate unromore taie, che bene mi pare udire
uno monte d'oche, tanto gridate ! L'unadice: Giovanna! L'altrachiama :
Caterina! L'altra : Francesca ! Oh ! la bella divozione che voi avete a
udire la messa! Quanto ch'è a me, mi pare una confusione senza
niuna divozione e riverenza. » (11, p. 49.)
4. « Donna, va'tosto, va'e chiama il tuo marito. — Va' a chiamarlo,
dico. — Oli, io, l'ho chiamato ! — Io ti dico: va', chiamalo — 0 s'io
perdessi il lato y — Nol perdarai, no. E' c'è lato assai. — Oh! io non
potrei iiscir fuore ! — Io ti dico : va' chiamalo : bene hai fatto. » (II,
p. 240.)
106 LE (jUATTROCENTO
et qu'adolescent il avait ds'jà choisie pour épouse, et
l'rançois qu'il servait comme personne, et comment
rVançois bouclait sa cape avec un brin de genêt, et
comment il était semblable h la laine : « La laine veut
avoir trois choses : d'abord elle veut être blanche, en-
suite elle veutêtre souple, enfin elle veut être pure ; ces
I rois choses nous les remarquons chez François ^ » La foi
coule de son âme affable et souriante, comme d'une
écluse ouverte. « Comme au temps du printemps, dit-
il, la terre est enveloppée de fleurs et de choses odo-
rantes, ainsi dans tous les temps, Marie est enveloppée
d'anges, d'apôtres, de martyrs, de confesseurs; tous se
tiennent autour d'elle, lui donnant des chants et des
l)arfums très suaves... Et tu la verras monter dans sa
gloire, et elle est conviée par tous les esprits bienheu-
reux avec tant de jubilation, des chants si doux, une
fiHe si grande que rien que d'y penser, c'est déjà une
allégresse... Tous les anges l'environnent, tous les .^
archanges, tous les trônes, toutes les dominations,
toutes les vertus, toutes les puissances, tous les princes,
tous les chérubins, tous les séraphins, tous les apôtres,
tous les patriarches, prophètes, vierges, martyrs, tous
ientourejit, jubilant, dansant, lui faisant cercle-. »
Son cœur est débordant de pitié, de tendresse, d'une
sympathie universelle et pressante : «Ah! mes frères
et mes pères, aimez-vous ensemble; ah! aimez-vous et
rembrassez-vous ensemble ; et si une chose a été mal
faite dans le passé, pour l'amour de Dieu pardonnez
les injures; n'ayez plus de haine entre vous, afin que
vous ne soyez pas haïs par Dieu ; aimez-vous ensemble,
et montrez-vous-le l'un l'autre avec les mots, avec le
cœur, avec les actes, comme Christ le montra à qui
l'avait offensé^.» «0 ma cité de Sienne, dit-il, ô
i. « Lfi Innn vuol aver tre cose, primn vuole esser bianca, secondo
vuole CHsen- riiorbida, e terzo viiolt* essere pura : questc Irc cose pos-
sianio denolure in Francesco. » (111, p. i'6\.j
2. I. at.
3. III, 1«9.
I
LE PEUPLE. SON SEMLMEM RELIGIEUX l<j7
citoyens, ô femmes, ô mes enfants, n'attendez pas,
n'attendez pas, convertissez-vous à Dieu'.» Il dit
encore : « Je m'en irai, et quand je m'en irai de vous,
j'emporterai un cœur tout gonllé de chagrin et de sou-
pirs-. » Et il dit : « Oh! si vous pouviez voir mon
cœur, je vous parle si tendrement et avec tant
d'amour'M» Et il faut savoir tous les bons conseils
qu'il donne et le profit qu'on retire de l'avoir écouta.
Au lieu de cette grande pourriture qui désole le
monde, Fra Bernardino rOve une famille bien unie,
bien voulante, animée d'intentions pures, travaillant,
aimant et priant. Selon lui, rien n'est plus beau que
d'avoir une belle femme, grande, bonne, sage, tempérée,
« et qu'elle vous fasse beaucoup d'enfants». L'homme
seul, sans une femme, qui veille au grenier, à l'huile,
à la viande salée, qui descend à la cave voir si aucun
cercle ne s'estrompu au tonneau, en proie à uneservanl<'
voleuse ou indifférente, est un malheureux, quand il
n'est pas un réprouvé . « Sais-tu comment va sa maison ?
Oh ! je veux le le dire, moi, parce que je le sais. S'il
est riche et a du blé, les moineaux le mangent et les
rats. S'il a de l'huile, parce qu'il n'y prend point garde,
l'huile se verse; lorsque les vases se cassent et qu'il
s'en est répandu, il met dessus un peu de terre, et
c'est fait. Et du vin? Il va au tonneau, prend le vin et
ne j)ense à rien autre ; des fois, le tonneau est sens dessus
dessous, et le vin s'écoule. Au lit, sais-lu comment ii
est à dormir? Il dort dans un fossé, et comme il a mis
le drap, jamais il ne l'enlève, sinon quand il est
déchiré. Pareillement dans la chambre où il mange; il
y a par terre des cosses de melon, des os, des débris de
salade, il laisse tout par terre sans jamais le balayer.
La table, sais-lu comment elle est servie? Ainsi qu'il a
mis la napj)e, jamais il ne l'enlève, sinon quand elle
1. I, ;!;ii.
2. III,8i.
3. 111, 94.
198 LE QUAITROCEXTO
est pourrie. Il nettoie un peu les plats, et le chien les
lèche et les lave. Et les pots sont tout gras : Va, regarde,
comme sont les pots ! Sais-tu comment il vit? Comme
une bête. Je dis qu'on ne sera jamais bien à être seul
de cette façon *. »
Fra Bernardino est pour qu'on occupe les filles à la
maison. « Y a-t-il à balayer à la maison? — Oui. —
Oui. Fais lui balayer. Y a-t-il h relaver des écuelles?
Fais-les-lui relaver. Y a-t-il à éplucher? Fais-lui
éplucher. Y a-t-il à faire la lessive? Fais-la-lui couler
dans la maison. — Mais il y a la servante! — Qu'il
y ait la servante. Laisse faire à elle, non par besoin
que ce soit elle qui le fasse, mais pour lui donner
de l'exercice. Fais-lui garder les enfants, laver les
langes, et tout. Si tu ne l'habitues pas à tout faire,
elle deviendra un bon petit morceau de chair. Ne lui
laisse pas ses aises, je te dis. Tant que tu la maintien-
dras en haleine, elle ne restera pas à la fenêtre, et elle
n'aura pas l'esprit tantôt aune chose, tantôt à une autre.
Qu'elle fasse ce qu'il faut pour la maison : trois choses
en résultent : primo, il en résulte le plaisant ; seconde,
il en résulte l'honnête; et tertio, il en résulte l'utile'. »
1. « Sai corne sta la casa? Oh! io le'I vo dire perché io il so. Se
egli è ricco e ha del grano, le pàssare sel mangiano, e' topi... Se egli
ha l'olio, perché non vi procura, egli si versa; quando si rompono i
coppi e se n'è versato, egli vi pone su una poca di terra, ed è fatto.
ET vino? ûnaltnente giogne alla botte, attegne il vino e non pensa più
là: talvolta la botte inostrarà dal lato dietro, e il vino se ne va. Sinule,
romparassi uno cerchio o due, e egli il lassa andare... A letto, sai
corne sta a dormire ? Egli dorme in una fossa, e corne egli ha messo
il lenzuolo nel letto, mai non nel cava se non si rompe. Smiilmentc ne
la sala dove egli m.angia, quine in terra so'bucciche di poponi, ossia,
nettatura d'insalata ; ogni cosa lassa ine in terra senza mai appcna
spazzarvi. La tavola sai corne sta? Che in tal ponto vi pone su la
tovaglia, che mai non se ne leva, se non fracida. E'taglieri li forbe un
poco poco ; e'I can li lecca e li leva. E'pignatti tutti onti : va, mira
corne stanno ! Sai come egli vive? Corne una bcstia. » (II, p. 118.)
2. « Evi a spazare in casa? — Si. — Si? fa spazare a ici. hvi a
lavare le scudelle ? falle lavare a lei. Evi a cèrnarc? fa' cérnarc, fa' cér-
nare a lei. Evi a fare la bucata? fa' Tare a lei dentro in casa. — Oh!
egli ci é la fanlo! — Ella si sia : fa' fare a lei, non per bisogno che vi
ma che clla facci, ma per darle cscrcizio, falle governare i fanciuUlini, ,
lavare le pezzc o ogni cosa: se tu non l'avezzi a fare ogni cosa, clla
«livcntar/i un buon pezzetto di carne. Non la tencre in agio, ti dico.
Se tu la terrai in cscrcizio, non starà a le fincslre, non le vagillarà il
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 199
Il s'élève contre les marchands, qui sont âpres, au
gain, durs au pauvre monde, menteurs, parjures, faus-
saires, syllogistes et intrigants. Il ne veut pas qu'on
pratique le commerce le dimanche et les jours fériés,
qu'on vende h terme, qu'on blasphème en vendant,
qu'on trafique à l'église, qu'on délaisse sa jeune femme,
pour aller chercher fortune en pays étrange. Il déjoue
la ruse de celui qui rend vilement sa monnaie à une
vieille pour en escamoter une part: « Tiens, tiens, tiens,
une, deux, trois, cinq, sept, huit, dix, treize, quatorze,
dix-sept, dix-neuf et vingtM » Il enjoint au drapier de
ne point trop tirer sur l'aune, à un chacun de ne point
profiter de l'ignorance de l'acheteur. « Tu vas vendre ta
marchandise sur la place, et vient un étranger qui
demande : qu'est-ce que tu veux deçà? — J'en veux
trente sous. — Et au citoyen, tu ne la vends que pour
vingt sous^. »
Emu de pitié, soulevéde compassion, il recommande
la charité : <( Tu n'entends pas les cris du pauvre monde ;
sais-tu pourquoi? Parce que, pour toi, il ne fait pas trop
froid; tu te remplis le corps de bien boire, de bien
manger, et beaucoup d'habits sur ton dos, et souvent
au feu : tu ne penses pas plus loin; corps bien rempli,
ame consolée*. » 11 enseigne comme l'on doit pratiquer
l'aumône, porter aux pauvres quelque petite chose cuite,
quelque petit vêtement quand on les voit nus, avoir
j)itié, prendre miséricorde : « Et combien de choses
avez-vous mandées là-bas à ces pauvres prisonniers,
hein, ô femmes? J'ai appris qu'à peu près deux cami-
capo ora 0. una cosa e ora a un'altra... Tre cose ne segiiitano... prima
n'esce il dilottevole ; sicondo, n'esce l'onesto, e terzo, n'esce l'utile. »
(II, p. 43JJ.),
1. « Tù tù tô tô, uno, due, tre, cinque, sette, otto. dieci, tredici,
quattordici, dicessette, dicennove e vinti. » (III, p. 238.)
2. « Vai a vendere la tua mercanzia in su la strada, e vienti uno
forestiero a domandare : — Ghe vuoi tu di questo ? — Vuône trenta
soldi ; — E al cittadino non la vendi se non vinti soldi. » (III, p. 245.)
3. « ïu non le senti già tu le grida ! Sai perché? Perché a te non fa
freddo ; tu t'empi il corpo del mangiar bene, ber bene, e di panni assai
in dosso, e spesso al fuoco. Tu non pensi più là : corpo satoUo, anima
consolata. » (III, p. 196.)
200 LE QUATTROCENTO
soles, et deux paires de caleçons, et une paire de vieux
bas troués ont été envoyées pourtant. Je crois que vous
mourrez dans vos affaires'! » Et il prêche contre le
luxe, la parure, les hauts talons, les manches larges
« à vôtir plusieurs pauvres », contre la pompe et la toi-
lette, qui constituent neuf offenses à Dieu, à savoir de
vanité, de variété, de suavité, de préciosité, d'iniquité,
de superffuité, de curiosité, de malignité et de damno-
sité. 11 dit : « Qui prendrait une de ces jupes et la tor-
drait, il en verrait sortir du sang des créatures*^! » Il
dit : « A celle-ci la bouche empoisonne grâce aux
onguents : qui se soufre ; qui se salit avec une chose,
qui, avec une autre : combien en est-il qui aient les
dents gâtées pour tellement se lisser! )>Mais les femmes
perverses trouvent des subterfuges : « Ces femmes disent
que je leur ai permis les talons hauts de deux doigts; et
c'est vrai ; mais certaines prétendent qu'elles ont com-
pris deux doigts en longueur. Je n'ai pas dit ainsi,
j'ai dit et je dis deux doigts en largeur ^ » Et il proche
contre « le péché abominable ». Et il prêche la paix, l'ou-
bli des injures, la concorde entre les partis, les ligues,
les factions, les divisions et les consorteries.
11 tonne, il fulmine, il fait peur. 11 menace avec frère
Bâton, avec la guerre, avec la pesîe, avec la disette,
avec les lléaux. Il dit les châtiments épouvantables qui se
préparent, l'enfer atroce, tout ce qui arrivera, tout ce qui
ne peut manquer d'arriver, si on ne se réduit pas incon-
tinent à une vie plus seyante, |)lus propre, plus jolie. El
l'on pleure. Encore que le Dieu de Uernarilino ne se réviMe
pas sous une face trop terrible, mais, que humain,
1. « K ((liante camicie avete mandate qua giù a quelli povaretti
prigioni, eh, o donne ?... lo pur sento che presso a due caniiciuola e
due paia di iiiutandce un paio di calsaccie rotto l'ô stato luandato. Ma
credoini che infine voi morrete ne la vostra robba. »(III, p. 19G.)
2. « ('An pigliuHse una di quelle rionpe e premossela e torcessela, ne
vedresti uscire sangue di créature. » (lil, 19t.)
3. « Dicono qucste donne rh'io le conocdotti che ellono portassoro lo
pinncllc due riita aile, e fu vero; ma aicune dicono che tianno intoso
due dita per lungo. .Non dissi cusi io : io dissi e dico duc dita \)cr
largo. » (1, p. 336.)
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 201
doucement paternel, il pardonne; c'est « le bon Dieu ».
« Il ne veut pas frapper avec la verge, comme fait le
maître d'école. Sais-tu comment il fait? Il fait propre-
ment comme fait la mère au petit enfant qui ne se
comporte pas comme il doit; elle lui dit : « Si je me
lève... ah ! si je me lève ! » Et elle menace l'enfant et elle
fait semblant. Ainsi fait Dieu'. » « Certaines fois, con-
fesse le bon frère, considérant que, pour le monde, on
laisse Dieu, je ris en moi-môme-*. » Heureux, malicieux,
bien portant, toujours d'une humeur excellente, Fra
Bernardino, qui vit en gaieti', proscrit l'exagération,
l'outrance, les méchants et tristes excès des grosses
rigueurs. Ne pactisant pas plus pour la divine igno-
rance que pour la divine pauvreté-^, appelant les visions
des bêtises, il sait que la croix suscite aussi des folies.
Sa foi est claire, mesurée, tempérée. « Tempère le
luth » ! répète-t-il souvent. Elle ne présente rien de
rogue, de hargneux, de sévère. Elle ne prétend pas à
l'impossible et qu'on fasse ce qu'on pense ne pouvoir
faire''. Si on a de la peine à jeûner, hé! qu'on rompe
le jrniie. Si on ne saurait aller pieds nus, hé! qu'on
s'habille plus chaudement. Scciindiim tempiis et loca :
il faut distinguer entre les temps et les lieux. Luî-môme
ne se risquerait pas à marcher sur les eaux en dépit du
miracle qu'on lui attribue. « Ignores-tu pourtant que
saint Pierre allait sur l'eau comme on va sur la terre?
Ah! ouichte, moi je ne m'y risquerais point ^. » Et sous
1. « Non viiol far col bastone, corne fa il maestro alla scuola. Sai
come fa ? Elli fa propio corne fa la madré al fanciullo, quando elli non
fa asiio modo, clie elia gli dice: s'io mi ci levo... Oii ! s'io mi ci levo!...
E minaccia il (igliiiolo... » (1, p. 357.)
2. « Cotali volte, io rido da me a me, considerando che psr lo mondo
si lassa Iddio. » (III, p. 474.)
3. Ce qui le centriste dans le luxe de la parure, c'est aussi qu'elle
constitue un capital improductif. — Sur la culture de Fra Bernardino,
voir les renseignements que donne Mehus, Vita Amôrog. Ca7nald.,
p. 38 'k
4. « Adunque non voler fare quello che tu puoi pensare che non
potresti fare. » (II, ji. 353.)
3. « Non sai tu cne elli andô su per l'acqua come si va in su per la
terra? Non mi ci mettarei gii'i io. » (H, p. 353.)
202 LE QUATTROCENTO
les amorces trompeuses de la vocation qui l'attirèrent
un jour, il a su démêler l'œuvre du diable : « Un jour,
raconte-t-il, il me vint la volonté de vouloir vivre
comme un ange, non comme un homme. — Ah ! que
Dieu vous bénisse, écoutez un peu pourvoir! — Il me
vint une idée de vouloir vivre d'eau et d'herbes. Et je
pensai m'en aller dans un bois. Et je commençai à
me dire en moi-même : « Qu'est-ce que tu feras dans
un bois? Qu'est-ce que tu mangeras? » Je répondais
ainsi en mon pour dedans, et je disais : « Très bien, et
qu'est-ce que faisaient les saints Pères? Je mangerai
de l'herbe quand j'aurai faim, et quand j'aurai soif
je boirai de l'eau. » Et c'est ainsi que je délibérai de
faire; et pour vivre selon Dieu, je délibérai encore
d'acheter une Bible pour lire et une peau pour me la
mettre dessus. Et j'achetai la Bible etj'allai pour acheter
un cuir de chamelle, pour que l'eau ne passât pas au
travers, pour que la Bible ne se mouillât point. Et avec
ma pensée, j'allais cherchant oii je pourrais bien me
nicher, et je délibérai d'aller voir jusqu'à Massa. Et
comme j'étais par la vallée de Boccheggiano, j'allais
regardant tantôt cette colline, tantôt cette autre, tantôt
cette autre. Et je disais en moi-même : «Oh! là, on
sera bien... Oh! là, on sera encore mieux! » En conclu-
sion, n'allant pas jusqu'au fond de la chose, je retournai
à Sienne et je délibérai de commencer à essayer la vie
que je voulais mener. Et j'allai là-bas, hors la porte
Fallonica, et je commençai à cueillir une salade de
laiterons et d'autres hcrbeltes, et je n'avais ni pain, ni
sel, ni huile. Pour celte première fois, je commençai
à la laver et à la racler, et puis une autre fois nous ne
ferons (jue la racler sans la laver autrement, et quand
nous serons mieux habitués, nous ne la raclerons plus,
et à la fin (h's fins, nous la mangerons sans la cueillir.
Et au nom de Jésus, je commençai avec un morceau
de laiteron, et, me l'étant mis on bouche, je com-
mençai à le mâcher. Mâche, mâche que te mâche, il
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 203
ne [pouvait descendre. Alors, ne pouvant l'avaler, je
dis : « Allons, commençons à boire une gorgée d'eau. »
Rave! L'eau ne descendait pas, et le laiteron me restait
dans la bouche. Bref, je bus plusieurs gorgées d'eau
avec un morceau de laiteron, et je ne pus jamais l'avaler.
Sais-tu ce que je veux dire? Je veux dire qu'avec un
morceau de laiteron, j'ai repoussé toute tentation ^ »
Ainsi Fra Bernardino, l'an 1427, sur la place de
Sienne.
Lorsqu'il mourut, il semblait encore rire, ridenti
sîmi/is dit un contemporain, et six ans après sa mort,
en 1450, au Jubilé de Rome, le pape Nicolas V cano-
nisa en grande pompe ce petit frère prêcheur, qu'on
aimait si fort, qui «chantait si clair», qui riait si
bien, qui exprima la foi gracieuse de son âge et ne
voulut pas se faire ermite pour des laiterons trop amers.
IV
Si la laude est une complainte ou un cri, et si le
prêche est une émotion ou une leçon, la sacra rap-
presentazione est une fête '. On l'appelle sacra rappre-
sentazione, ou vangeh, oupassione, ou storia, ou /esta.
Et on y va comme au théâtre.
C'est à Florence, qui l'a inventée, un dimanche,
quelque jour de fête patronale, quelque jour de gala
singulier, après vêpres •^.
1. II, p. 351.
2. Sur les sacre rappresentazioni, voir D'Ancona. Origini del leatro
italiaiio, Turin, 1891, -2 vol. — W. Greizenach, Geschich/e des neueren
Ih'amas, Halle, 1893. — Colomb de Balines, Bibliografia délie cniUche
rappresentazioni ilaliane sacre e profane net secoli XV et XVI, Flo-
rence, 18.j2. — Sacre rappresentazioni dei secoli XIV, XV e XVI, pub.
et ilhist. par A. D'Ancona, Florence, 1872, 3 vol.
3. Selon toute vraisemblance, la sacra rappresentazione est le
résultat de deux genres accouplés, celui de la laude dialoguée, telle que
nous la trouvons en Onibrie, et celui de la scène religieuse, figurée et
mimée, telle que nous la trouvons, dérivant du Mystère latin du
moyen âge, dans les processions et les fêtes d'église de la Renais-
sance. Quelqu'un eut l'idée de mettre dans la bouche des person-
nages muets les paroles des laudes, et un nouveau genre littéraire
204 LE QUATTKOCENTO
La scène est dressée dans une église, dans un cloître,,
dans un réfectoire de couvent, et quelquefois en plein
air, sous le ciel, dans un champ. Les acteurs sont de
jeunes garçons, appartenant à des Compagnies de doc-
trine telles que celles de San-Francesco, du Geppo, du
Freccione, qui ont été éduqués par le festa'molo qui
leur a appris à bien dire, à bien citer, à faire les gestes,
à se tenir, qui leur montre et qui leur souffle. Alors le
peuple qui est de loisir et qui n'a rien à payer, le
peuple qui a travaillé dur toute la semaine vient voir au
lieu d'aller jouer sur la place ; c'est à voir.
11 y a des trucs ou ingegni. Brunelleschi en personne
les fabrique.
On y voit, « en haut, un ciel rempli de figures qui
bougent et une infinité de lumières se couvrir et se
découvrir comme en un éclair' ». On y voit le Christ,
emporté de dessus une montagne « très bien faite, en
bois, par une nue remplie d'anges '. » On y voit « les
anges qui viennent pour l'àme de sainte Cécile et qui
la portent au cieL^ ». On y voit « un temple plein de
colonnes et, sur chaque colonne, une idole d'or ou
d'argent'* » et la bouche de l'enfer, et des coups de
foudre qui cassent tout, et une grande amande qui
s'ouvre, et des serpents, et des dragons qui marchent.
Sans compter les chansons, les musiques, les baïKjuets,
les joutes, les cortèges, les chasses, les batailles, tous
les intermèdes. Dans Santa Margherita, il yen a un
fut créé. Il a surtout Henri à Florence dans la seconde moitié du
Quatlrocento. — Sur les prcniirres formes de la sacra rnpixesentti-
zione, voir V. de Uartholoinifis, l)i un codice sane.se di sacre r.ip/nr-
senluzioni, Lincei, Rome, 18'J0, p. :illi ; (Jna rappresenlaziune ineililu
dell'fipp/irizionc ad Eminaus. Ih , I8'.»"2. p. 76!) ; Di ulcune uiUiche
rnpprexenlnzioni ilaliane, Sliidi di fil. romanza, VI, ISD.'t, p. 161.
1. « In alto im cielo pieno di (ij^ure vive muoversi, c una inlinità di
lunii quasi in un haleno sc,o|)rirsi e ricoprirsi.» (Vasahi, Vilti di liru-
nelleschi, éd. Milane.si, II, |). 'M").)
i. « Crislo levato di sopra un monte, Itenissimo fatlo di lcf,'nauu', da
una nuvola piena d'Angcli. » (Vasahi, ViLa del Cecca, il>. III, 1117.)
.'i. « Il cielo s'aprc e gli Angeli vengono per l'anima, c portonla in
Cielo. »
4. < Un tenipio pieno di colonne, in su o^mi colunna un idolo o
d'oro 0 d'arii^culu. »
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 205
qui danse la îiwrcscn avec les sonnailles. Dans Santa
Cristina, « quelques jeunes filles s'en vont chantant une
belle chanson ». Dans Abramo e Isac , « ils font un bal
on chantant une laude ». Dans San liossore^ « on fait
le banquet, et on danse et on chante et on joue ».
Dans Santa UHva, c les cavaliers et jouteurs font le
tournoi avec trompettes et allégresse ». Dans Eu.stachio,
il y a « un char triomphal sur lequel monte Eustachio,
et il est tiré par deux chevaux, et devant il y a la mu-
sique, et les trésors gagnés, et les prisonniers liés»,
et dans Judith, « les Assyriens font une grande charge
contre ceux de la cité avec arcs et flèches et arquebuses,
et les Hébreux se défendent virilement et, la bataille
finie, cbacun retourne à son pavillon', »
Il y aies supplices. On écartèle, (m tenaille, on roue,
on verse du plomb fondu, on brûle les gens sur le
gril, onleur arrache les seins, on leurarrache la langue.
Le bourreau casse les dents à Sanla Appollonia, frappe
San Lorenzo de balles plombées, de fouets, de scorpions,
enlève avec des fers la peau à Sanla-Gristina et en
jette un morceau à la face de son père. Santa Giuliana
est conduite à une roue garnie de rasoirs, Santa Dorotea
osl lacérée avec des crocs pointus. San Ignazio a le
cœur arraché de sa poitrine. Le sang gicle ; les chevalets
sont dressés ; les cordes sont graissées ; les charboris
sont allumés. Il y a enfin les histoires.
Ce ne sont pas des histoires de brossées et de paladins,
des histoires d'OrlandoeUle Rinaldo, mais desaintes his-
toires, de belles histoires qui édifient et font du bien et
qu'on ne sauraittropentendre, comme, parexemple, l'his-
toire â\i/jra/ia?net ïsaac, l'histoire à" Abraham et A(jar et
V\i\^io\TQ;([G Joseph, fils de Jacob ^Vhhlo'iYQ àaV Enfant pro-
digue ;ovl bien les histoires de la Heine Esther, de Tobie,
de San/, de Barlaam et Josaphat, du Roi superbe, rem-
placé quand il est en guerre par un ange ; toutes les his-
toires des évangiles ; celles de grands saints et de grandes
1. D'Ancona, Orir/ini del tealro, I, oi'6.
206 LE QUATTROCENTO
saintes, très belles histoires; et les histoires de pauvres de-
moiselles cruellementaccusées, persécutées, martyrisées ;
de Madonaa Guglielma, qui est calomniée par son beau-
frère et qui, au désert, reçoit de la Vierge Marie le don
de guérir; de Madonna Stella, qui est calomniée par sa
belle-mère et se sauve dans un bois ; de Madonna Uliva,
qui possède des mains « comme on n'en trouve point ^ »,
et qui est aimée par son pèreTempereur à cause de ses
belles mains, et qui se coupe elle-même ses deux mains,
et qui est rencontrée dans une forêt parle roi de Bretagne,
et qui est assaillie par un baron félon, et qui est cour-
tisée par le prêtre au couvent, et qui est jetée à la mer
dans une caisse, et qui est épousée parle roi de Gastille,
et qui est condamnée à être brûlée vive par la méchante
mère du roi, et qui est derechef jetée à la mer dans
Uiifi caisse avec son enfant, et qui arrive au bord du
Tibre chez deux vieilles, et qui, douze ans après, est
retrouvée par le roi de Gastille venu en pèlerinage à
Rome.
De telles histoires sont communes, familières, domes-
tiques. On les a vues peintes dans les églises. On les a
vues mimées sur des chars. On les a entendues chan-
tées dans des laudes. Seulement cette fois elles ne sont
pas que peintes, que mimées, que chantées : elles sont
représentées au naturel. 11 n'y a pas à regarder ou à
écouter : il y a à regarder et h écouter à la fois. Los
gens vont, viennent, bougent, se meuvent, marchent,
s'assoient, font les gestes, portent d3 vrais habits, de
vraies armes, de vraies couronnes ; ils voyagent, prient,
se convertissent, se battent, ont des cafants; ils airaiint,
détestent, dorment, mangent, boivent; et ce qu'ils font,
ils le disent ; ils disent au fur et h mesure tout ce qu'ils
font; ils disent tout, expliquent tout, commentent tout,
accompagnant chacun de leurs actes par une parole ; ou
1. « E dolle belle se ne Irova assai.
Ma non hunno le luan corne tu hai. »
(S. H., II, p. 253.)
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 207
plutôt ils le chantent ; car les sacre rappresentazioni sont
écrites en octaves qui veulent ôtre chantées. Et rien
n'est plus merveilleusement beau.
Tout d'abord, de pareilles histoires représentées au
naturel, on retire « un bon fruit ». On s'y éduque, on s'y
édilie et on s'y rapproprie. On est à l'église, et d'avoir
assisté à une sao'a rappresentazione, c'est aussi salu-
taire, aussi méritoire et aussi charmant que d'avoir
chanté une laude ou d'avoir écouté un sermon.
Les personnages qu'on vous montre sont gracieux,
honnêtes, civils, bien parlants, bien voulants, remplis
de doctrine et de foi, propres à servir de modèle et
d'exemple. Santa-Uliva est dans sa chambre, parmi
ses femmes, à répartir l'ouvrage et à chanter dévote-
ment une jolie laude, quand son père vient la trouver.
Santa-Barbara, enfermée dans une tour qui n'a qi .
deux fenêtres, y perce une troisième fenêtre, tant elle
se révèle jalousement observatrice de la Très Sainte
Trinité. Santa-Margherita païenne, au prêtre qui lui
offre sans autre le baptême, ne demande pas : « Quoi,
qu'est-ce, pourquoi? » elle s'écrie: « Je me consume,
il me semble qu'il y a mille ans à attendre, ne tarde
plus, accorde-moi ce don ' ; » et lorsque les flammes
du martyre l'enveloppent, elle dit : « Maintenant je
deviens de condition meilleure, comme l'or qui, au feu,
se montre plus parfait- », ce qui est très joli. Si Dieu
ordonne à Abraham de sacrifier son fils, Abraham
saute immédiatement de son lit sans ratiociner davan-
tage ; et quand l'Ange montre aux bergers de Judée
l'étoile de Bethléem, les bergers prennent à peine le
temps de manger un morceau au préalable, histoire
de se garnir l'estomac; ils partent incontinent; ils
1. « lo me ne struggo, e parmi già mille anni,
Non ditferir, concedimi tal dono. »
(S. R.,II, p. 125.)
2. « Divento or di miglior condizïone
Si come l'oro al fuoco è più perfetto. »
(S. R., II, p. 137.)
^08 LE QUATTROCENTO
emportent de beaux présents pour le petit Jésus, qui
six pommes, qui trois fromages ; et Joseph leur dit :
« Je vous remercie autant que je peux d'avoir apporté
autant de fromages ; mais il eut suffi d'en apporter
deux seulement ; l'autre vous l'eussiez gardé pour
vous'. » Voilà comment on parle, comment on agit,
quand on a de la religion et de l'usage.
Les uns et les autres chantent des laudes; les uns
et les autres entonnent des Te Detmi; les prêtres en
surplis administrent le Saint-Sacrement ; les prédica-
teurs, qui s'appellent Jésus, Timothée, Origène,
montent en chaire et prononcent des sermons aussi
véritables, aussi profitables que ceux entendus sur la
place ; des cantiques s'envolent, des prières s'élancent,
des fumées d'ostensoir s'élèvent. On croirait assister
aux saints offices; on y assiste.
En même temps on s'y instruit; car les choses vous
sont expliquées. Gomment, par exemple, admettre la
Trinité une et triple tout à la fois ? Saint Sylvestre le
démontre en faisant trois plis à son manteau 2. Ou
Ijien, pourquoi est-ce que Dieu a ressuscité Jésus le
troisième jour et non déjà le second jour? Parce que,
dévoile San Rossore, si Dieu avait ressuscité Jésus le
deuxième jour, les Juifs n'auraient pas cru au miracle
et auraient dit que Jésus n'était qu'endormi. A ceux
qui sont délicats, fréquentent dans les livres et récusent
les écritures des très grands prophètes, le prêtre de
Santa-Apollonia, aussi docte que Messer Marsile, cite,
en faveur du Christ, Orphée, Hésiode, Antisthènes,
Chrysippe, Zenon, Anaximène, Arleante, Cicéron,
Arislote, Platon, Pythagore. « En Dieu règne bonté
1. « lo vi ringrazio quanto posso piue
Di lanto cacio ch'avete arrecato :
Hastuva 80I0 arrecarcene due,
L'altro per voi avessi riscrbato. »
(S. II., I, p. liin.)
2. « Che tre personne sic un Dio solo c dcgno
Trc picghe in un sol panno ne dan uegno. »
1
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 209
sans aucun vice, selon le témoignage de Platon^ », dit
Santa-Barbara. « Déjà ces choses, dit Santa-Marghe-
rita, Socrate les avait entendues, et Platon, et Aristote
d'esprit élevé'. » Il sied d'être juste, doux, miséricord,
de faire l'aumône, d'assister les malades, de visiter
les prisonniers ; ces vertus trouvent leur récompense,
comme on peut le voir de ce que l'ange disait à Tobie.
Il lui dit:
Quand tu priais Dieu avec des larmes,
Je portais tes larmes devant la face de Dieu :
Tant daumônes que tu as données pour rameur de Dieu,
Que tu as données d'une affection pure,
Les malades, les prisonniers que tu as visités,
Les morts que tu as ensevelis avec amour,
Voilà les raisons pour lesquelles je suis venu
T'aider toi et ton enfant-^.
On recueille de tendres paroles, de pieux enseigne-
ments, de fortes et héroïques résolutions.
« Crois-tu vraiment en un seul Dieu, seul et trois,
comme tu l'as dit? — Je crois. — Et en Jésus-Christ,
vrai Fils du Père éternel et de Marie? — Je crois. —
Qui fut conçu d'elle et naquit d'elle sans douleur et
par vertu divine? — Je crois. — Qui fut crucifié, qui
est mort, qui est ressuscité? — Tout mon cœur croit
et se fortifie dans la foi^. »
1. « In Dio re^na bontà senza alcun vizio,
Seconde il testitnonio di Platone. »
(S. R., H, p. 79.)
2. « Già intesse çjuesto Socrate e Platone
E Aristotile d'ingegno elevato. »
(S. R., II, p. 131.)
3. « Quando al Signore con lagrime oravi,
lo le portavo innanzi al siio cospetto :
Le limosine tante che tu davl
Per amor del Signer con puro atfetto,
Gli infermi e jncarcerati visitavi
E sepellivi e morti con diletto,
Sono stato cagion ch'io son venuto
A dare a te e al tuo figliuol aiuto. »
(S. R., I, p. 127.)
4. « Gredi tu veramente in un Dio solo
E tre persone corne hai detto ? — Credo.
II. 14
210 LE QUATTROCENTO
Au pied de la croix, devant le Fils mort, Marie se
désole :
O mon doux fils qui t'a tué ?
Chère espérance, ô mon Père, ô mon Dieu,
Asile et port de mes justes pensées,
Douce espérance, amour sur tout amour,
Au moins si je t'avais porté quelque confort !
A son père, ils ont bien laissé Isaac^
Dans la Disputa^ Marie exhorte ses fils bien-aimcs :
Fils bien-aimés qui croyez sur la terre
Trouver mon fils, le Dieu compatissant,
Ne restez point en cette rude terre.
Car Jésus n'est point avec le méchant.
Qui l'y veut voir bien lourdement se trompe.
Et comme un fou il meurt dans le désir.
Qui le veut aille au temple, entre dedans.
Car votre vie est comme feuille au vent 2.
Marie-Madeleine convertie pleure toutes les larmes
de ses yeux :
Faites mes yeux de larmes une rivière
Pour pleurer qui j'ai si fort offensé.
Sans prendre garde à la claire lumière,
Pleurez le temps que j'ai mal dépensé,
Et in Cristo Jesù, vero figliuolo
Del Padre eterno e di Maria ? — Credo.
(S. R., Il, p. 83.)
« 0 doice figliuol mio, chi mi t'h« morto ?
Gnitn speranza, o mio padre e Signore,
De' niia giusti pensicr salute e porto,
iJolce speranza, .sopra ogni aitro amorc.
Almen t'avesse io dato alcun conl'orto...
(S. R., I, p. 325.)
a Figliuo' diletti ! Clie cerrate in terra,
Trovar il ligliol mio, pieloso Iddio,
Non vi fcniiate in qut-sta rozza terra
(îhé Jesù non istà col mundo rio.
LE PEUPLE. SON SENTLME.NT RELIGIEUX 2H
Pleurez tous les plaisirs, les vilaines manières,
Pleurez le bien que j'ai mal entendu,
0 doux Jésus, ô Jésus, ô pitié.
Pour l'âme à qui plus repos ne se trouv e .
Ces douces choses, ces claires choses, que les anges,
les saints, les rois descendus du paradis, viennent
dire, chassent du co!ur l'obstination mauvaise;, fondent
le cœur, l'enveloppent d'un baume de tendresse. De
candides émotions envahissent l'âme; de ravissantes
larmes montent aux yeux ; un flot de pureté couvre et
noie les habitudes vulgaires, les expressions ignobles,
les goûts grossiers et sarcasliques. On pleure, et quand
on a assez pleuré, on rit, car dan ; les sacre rappresen-
tazioni, il y a aufvsi de quoi rire.
11 n'y a pas que les saintes figures d'anges,
d'archanges, de patriarches, de vierges, de martyrs,
de dames, de demoiselles, il y a les autres, et, à côté
du ciel, la terre se montre. Il y a les marchands lourds
d'écus et gros d'importance, les évoques fourbes et
simoniaques, les soldats à la bouche remplie de gou-
lots et de jurons, les bourreaux aux manches joyeuse-
ment relevées, les détrousseurs de grands chemins,
les postiers et coureurs, les taverniers, les astrologues,
les juges, les médecins, les notaires, la canaille, la
racaille, la fripouille et les moines.
Les moines sont, à la vérité, des hypocrites, des pail-
lards et des gloutons; si on peadait tous les voleurs,
Chi vel crede trovar, fortemente erra
E conie stolto morrà nel disio.
Al tempio, chi lo vuol, venghi oggi drento.
Ghè il viver vostro è corne foglia al vento.
(S. R., l,p. 240.)
1. « Occhi niia fate di lacrime un fiuuic
Per pianger quello ch'io iio tanlo oH'eso,
Non risguardando il vero e chiaro lume :
Piangete il tempo ch'io ho uiale speso,
Piangete ogni piacere e van costume,
Piangete il bene ch'io ho mal inleso :
0 dolce Jesù mio, pietà ti muova
Deiralma che nïun riposo trova. »
(S. R., 1, p. 278 )
2i2 LE QUATTROCENTO
il n'y aurait plus de moines ; et ce qu'ils savent le
mieux trouver, c'est le fond d'une écuelle^ Les gueux,
béquillards et claquedents, geignent, pleurent, disent
des litanies, tendent la main, et la monnaie jetée par
le passant, se ruent sur la monnaie et chantent en
chœur la divine paresse. Les garnements de la rue ou
de la campagne s'accroupissent par terre, blasphèment,
insultent et jouent aux cartes. Les médecins sont appe-
lés au chevet de Lazare ; ils arrivent les doigts chargés
de bagues, parlent en bus et en basse, ne voient rien à
la maladie de leur client et l'envoient m extremis le
plus gaillardement du monde. Les nourrices compa-
raissent devant Hérode : « — Gomment s'appelle ce
poupon ? — Il s'appelle Abraham. — Le mien Petit
Samuel. — Oh ! Monusmelia, le vôtre est si rogneux, ne
l'approchez pas de ces poupons. — C'est un peu de
croûte de lait. — Oui, de la croûte de lait, de la lèpre!
Regarde le mien s'il est candide, et blanc, et rose, et
blond, et il vaut cent florins! — Bien qu'il soit beau,
il me semble un vilain petit rat, et il a le visage fait
comme un singe-. » Dans le temple de Jérusalem, avant
que Jésus monte prêcher, deux commères se disputent
une place : « Monna Francesca, ça c'est ma place, vous me
l'accaparez trop souvent! — Regardez la menteuse! Xwv
a-t-elle un caquet! Reste tranquille. Tu sais bien que
ce n'est pas la place. On dirait vraiment qu'elle l'a
achetée, celte place. Chaque matin, c'est à recommen-
cer ce commerce. Allez, allez à vos affaires. Que le
1. « Ognun ritrova alla scodella il fondo. »
(S. R., p. 426.)
2. « — Conie ha nome queslo bambolino?
— Ha nome Abrom. — E'i mio Samuellino.
— O Monusmelia, el vostro é si rofjnosol
Non l'accoslalc a qucsti banibolini.
— Etfli è un po' rli lattime. — Anzi 6 lebbroso.
E debbe essor fornilo a' peilcf^rini.
Giiarda se'l mio 6 candlcJo e biaiicosol
E biancoe i)i<indo, e val tcnlo fiorini.
— Heiichè d^li è bcllo, é pare un Ifipaccino
Ed ha un viso conie un bcrtuccino. »
(S. R., I, p. 201.)
LE PEUPLE. — SON SENTIMENT RELIGIEUX 213
prédicateur ne vous trouve pas par ici ^ » Ailleurs,
deux voisines se prennent de dispute pour une poule :
« C'est pourtant un peu fort que je ne puisse jamais
goûter un œuf de ma poule et que cette voisine me
les vole toujours ! Elle est tellement habituée à voler
qu'elle mérite d'être appelée la reine des voleurs ! —
Vous dites des mensonges, MonnaMinoccia, parce qu'elle
ne fait point d'œufs, votre poule. Ne voyez-vous pas
qu'elle couve toujours et qu'elle est devenue poule
couveuse? Si vous n'avez rien à faire, occupez-vous à
décrasser votre figure! — Oui, oui, on sait de quels
vieux péchés tu es remplie. Ne te rappelles-tu pas,
quand je peignais le lin, que tu m'en as volé quatre ou
cinq quenouillées! — Tu dois avoir trop hu-. » Au
coin de la rue, se dresse l'osteria, avec son enseigne,
son bruit de vaisselles, le fumet odorant de ses sauces;
l'hôtesse y trône ; le garçon répond au sobriquet de
Dormi, tu dors ; et l'hôte, le bonnet à la main, s'empresse
devant l'Enfant prodigue et ses compagnons : « J'ai à
vous donner bouilli, chapons engraissés, fastueux et par-
faits ; puis du saucisson avec du veau ; tourtes con-
1. « — Mona Francesca, cotesto è il mio lato ;
Voi pur me lo togliete spesso spesso.
— Guarda, bugianla; tanto avestù fiato 1
Sta' cheta, tu sai ben che non è desso.
Par proprio che tu l'abbi comperato ;
Ogni niattina c'è che far con esso,
Tirate via pel vostro migliore,
Che non vi truovi qui il predicatore. »
(S. R., I, p. 272.)
2. « — L'è pur gran cosa délia mia gallina
Non possi mai im uovo sol gustare,
Chè me la ruba questa mia vicina !
Ella si è tanto avezzata a rubare
Che mérita de' iadri esser regina!...
— Voi dite la bugia, monna Minoccia,
Perché la non fa uova ; non vedete
Checova sempre e diventata è chioccia !...
— So che sei piena de' tuoi vizi vecchi,
Sai ben che quando pettinavo il lino
Me ne rubasti cinque o sei peniiecchi.
— Tu debb'aver beuto troppo vino. »
(S. R., II, p. 340.)
214 . LE QUATTROCENTO
ditionnëes ; et bons ragoûts ; poulets rôtis pour tout vous
dire; plats qui, au goût, sont nets et fins; pigeons
et grives; et tourterelles; et faisans; vin âpre; vin
tondo; plusieurs trebhiani^. » Au moment de régler les
comptes, le ton change : « — Allons, les mains aux
poches, allons, vite, baillez là. J'ai pas de temps à
perdre. Regardez s'ils paraissent fatigués du chemin ! Ils
ne peuvent plus trouver leurs bourses. — Tiens, voici
trois carlins! — Il y en a trop qui manquent. — Hé
bien, si tu ne les veux pas, laisse-les, — Il n'y a pas
besoin de se lever de chaise!... » L'hôtesse intervient
en faveur des chalands : « — Voyons, laisse-les aller,
fais-leur plaisir. — Je crois bien t'avoir dit mille
fois de te tenir tranquille, malheureuse folache! — Et
moi, je veux parler et parler à ton bonnet, eussè-je la
langue coupée. — Prends garde que je ne te prenne par
le toupet et ne te fasse parler plus doucement. — Oui,
essaie un peu. — Voilà qui est essayé! — Va-t-en,
làche-moi, b... de misérable^. » A la campagne, autour
d'un pot de vin, deux /a^/on, deux métayers raisonnent
1. « Per dirvi el vero, io ho per darvi : lesso,
Capponi ispanti, istiati e perfetti;
E salsicciuol con la vitella appresso,
Con torte vantaggiate e buon gua/zetti;
Pollastri arrosto, a dichiararvi espresso,
Cibi che al guslo sian puliti e netti :
Pippioni e tordi e tortole e fagiani,
Via tondi e bruschi. e divers! trebbiani. >
iS. R., 1, p. 369.)
2. « Chi di vol paga? orsù. le mani ai fianchi ;
Presto, su, date qiia: ho altro a fare.
Vedi se pajon del cnmmino stanchi,
Che non posson le borse ritrovare 1
— Eccoti trc carlin. — Troppo mi manchi.
— E se tu non gli vuoi, lasciali stare.
— Non bisogna levarsi da sedere.
— Orsù lasciagli andar, fa' lor piacere.
— Credo di averti mille volte detto
Che tu sia cheta, pazza sciagurata.
— Io vo' dire, e vo' dire a tiio dispetto
Se benc avcssi la lingua tagiiata.
— Guarda ch'io non li pigli pel ciufelto
E ti Tacci parlar piii moderata.
— Ombè, provali un p<»' 1 — Decco provato.
— Orsù lasciatni star, brutto sciaurato. »
(S. H ,111, p. 257.)
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 215
de leurs patrons, des exigences de leurs patrons, des
tours à jouer à leurs patrons;
— Randello, j'ai un patron maudit
Qui mieux que vin la futaille mesure !
— Au diable, as-tu vraiment si peu d'esprit
Que de trouver une excuse te dure !
Dis-lui : Cet an, le grain est tout petit :
Voyez plutôt comme Técorce est dure !
D'une chanson, il te faut le payer.
Dis-lui : j'ai faim, je voudrais bien dîner'.
Sur le champ fauché, le blé coupé a pris feu. Il
brûle. Les massaie, les ménagères, accourues, s'ar-
rachent les cheveux:
Mallieur à moi! Adieu le tablier,
La jupe neuve et les petits souliers!
Tout brûle, épis, outils, grange, aire et ferme.
— Oui, va, laboure, au sarcloir, au râteau !
Rt de deux ans, il faut payer le terme ?
Et pour Nanni, comment payer l'impôt 2?
Tous ceux qu'on voit, qu'on pratique, qu'on connaît,
qui remplissent la rue ou la campagne, qui habitent le
palais ou l'échoppe, qui fréquentent le cabaret ou
l'église, se dressent les uns après les autres. Ils gardent
leurs jurons, leurs chansons et leurs façons; ils font
1. « Randello, io ho un oste maledetto
Che non clie il vin, le bi;^onc« misura...
— 0 diavolo, hai tu si poco intelietto
Che a trovar una scusa al)bi paura ?
Digli : in quest' anno il granello è ristretto:
Vedete corn' egli ha la buccia dura;
E perché un conto in paganiento prenda
Digli : io ho famé, io vo'ire a merenda. />
(S. Il, II, p. 398.)
2, « — 0 tapinata a me ! Ecco il grembiale
E le scarpette e la gonnella nuova!
Egli arde i'aja e le biche et le pale!...
— Or va e zappa e logora el sarchiello!
E di dua anni il fitto s'ha pagare !
Et corne pagherà Nanni el balzello? »
(S. U., I, p. 83.)
216 LE QUATTROCENTO
comme on a l'habitude de faire; ils portent les robes,
les chausses, les casques, les couronnes, les costumes
mi-partie que porte le monde; ils tirent de l'arc, de
l'arquebuse et des bombardes; ils sont gourmands de
vernaccia ou de malvoisie; ils usent la monnaie cou-
rante de ducats, de florins, de holognini et de carlini ;
ils savent ce qu'est le Bargello, comment on joue au
tarot, 011 sont les fameuses auberges du Buco et du
Panico. Pharaon cite Mercure, Mars, Jupiter; les astro-
logues de Santa-Barbara connaissent les tables du roi
Alphonse ; Nabuchodonosor fait venir à lui Donatello
qui est après la chaire de Prato et lui commande sa
statue en or. Dans Panl^ on voit le Podestat et un che-
valier de l'Eperon d'or. Dans Sant- Antonio, il est parlé
du monastère des Murate, du barbier Ricci, du frère
du libraire Vespasiano. Dans Santa-Cecilia. les gar-
çons empêchent l'épouse de passer en lui faisant un
serraglio.
Aussi bien le peuple adore les sacre rappresentazioni.
Il ne sait pas qui lésa écrites, comme il ne sait pas qui
a écrit les laudes qu'il chante. Ceux-là mêmes qui les ont
élaborées, — bourgeois pieux, femmes dévotes, poètes
d'occasion, amateurs, canterini ou inconnus, — Feo Bel-
cari et Castellano Castellani, Bernardo Pulci et Anto-
nia Pulci, le héraut Antonio et le patricien Tommaso
Benci, Laurent de Pier Francesco, qui est unMédicis, et
Laurent de Médicis lui-même, n'y attribuent pas d'autre
importance, allant jusqu'à s'emprunter des scènes
entières, demeurant fidèles à l'anonymat du genre et ne
cherchant point à le marquer d'aucune personnalité
artisti(jue. H ne s'agit |)oint, pour eux, de faire œuvre
d'art, il s'agit de faire œuvre pie; et pour le peuple,
il ne s'agit point de venir applaudir un (aient, il s'agit
de venir recueillir c un bon fruit». Et le peuple y
recueille un bon fruit.
Dès qu'une sami rappresentazione est annoncef'
quelque part, il s'y rend avec exactitude et en foule, de
LE PEUPLE. SON SENTIMENT RELIGIEUX 217
longues heures d'avance, et, en attendant le début du
spectacle, avant que l'Ange soit venu expliquer en
quelques paroles faciles et compréhensibles l'argument
et la morale de l'argument, il passe le temps comme
il peul, à rire, à causer, à se jeter des pommes, à se
^ monter sur les épaules par plaisanterie. Mais, dès que
l'Ange apparaît, religieusement il se tait.
Il s'intéresse à l'ingéniosité des machineries. Il frémit
d'hoireur à l'épouvante terrible des supplices. Il se
récrée aux jolis intermèdes, où il y a des Nymphes, des
sirènes, des danseurs, des chanteurs et Cupidon. Il se
réjouit aux belles images vivantes, aussi pures, aussi
délicatement colorées, que les Nativités, les Annoncia-
tions, les Adorations qu'on voit peintes dans les églises.
Il se remplit les yeux, les oreilles, la mémoire, l'esprit,
le cœur, de nobles leçons, de pures formes, de tendres
exemples, de souvenirs de piété, de bonté, de ferveur
consolante. Tout à la fois au théâtre et à l'église, il
s'édifie et se divertit du même coup; il prend un plaisir
en accomplissant un exercice pieux ; il se délecte en
travaillant à son salut.
De telle sorte qu'à Florence, qui inventa le genre de
ce spectacle dévot et de ce divertissement sacré et qui
lui donna son développement le plus magnifique ^ il
n'y avait presque pas de fête solennelle sans l'apport
obligé d'une rappresentazione sacra.
C'est ainsi que la foi du peuple, qui s'exhale en
laudes de pureté, qui, à l'église, se complaît aux beaux
spectacles, qui, sur la place, éclate en sanglots devant
la prédication du frère, inspire, en dehors du grec et
du latin, toute une littérature de tendresse.
1. Sur les rappresenlazionisacreGTxàéhov?, de Florence, voir D'Ancona,
Origini, 1, 277; de Bartholommiins, Studi di fil. romanza, VI, 1893,
p. 293; Torraca, Studi di storia letteraria napoletana, Livourne, 1884,
p. 24.
218 LE QUATTROCENTO
Sans doute qu'à examiner ses humbles produits, on
s'aperçoit que cette foi s'est adoucie et éclaircie. Elle
s'est départie de la flamme sombre et du zèle farouche
d'autrefois. Elle n'est plus l'arbre noueux et rugueux
qui incrustait dans les entrailles du sol ses racines
puissantes et profondes. Elle est devenue une floraison
lumineuse et souple, chargée de rosée et de corolles,
éclose au soleil indulgent du bon Dieu.
Mais cette floraison est aussi vivace que charmante.
Elle répand sa grâce et son parfum sur toute la vie du
pauvre peuple. Et elle va s'épanouir pleinement dans
la langue des images et des formes, qui est la mani-
festation suprême, la manifestation la plus spontanée
et la plus pure, de l'esprit populaire italien.
CHAPITRE III
LE PEUPLE. SON SENTIMENT ARTISTIQUE
1. Tempérament artiste du peuple italien. — Développement de ses
facultés visuelles. — 11 pense par imafjes. — Son langage naturel est
l'allégorie. — Le luxe, la loi et les fêles sont des plaisirs des yeux.
— La vie pittoresque. — Attention du peuple pour les formes colorées.
— Ses qualités picturales.— Son souci de la beauté. —Ses véritables
interprètes sont les maitres-imagiers.
il. Les artisans quattrocentistes. — Leur condition populaire. — Leur
origine. — Leur éducation empirique. — Leurs Besognes et leurs
préoccupations techniques. — Leur paie. — Leurs prétentions à être
bien nourris. — Leur fantaisie et insouciance des réalités de la vie.—
Leur vie à laboutique. — Leur belle humeur. — Leur pauvreté.
m. L'œuvre des artisans quattrocentistes.— La langue decette œuvre
est le vulgaire. — Gomment elle s'inspire de l'antiquité. — Comment
elle copie la nature. — Son réalisme et ses histoires. — Sujet et
style de ces histoires. — Leurs épisodes, leurs anecdotes et leurs
iacéties. — Leur dévotion. — Leur souche populaire et leur corré-
lation avec la littérature populaire. — L'art, témoignage du peuple.
— L'art, propriété du peuple. — Intérêt passionné du peuple pour
les arts ou dessin. — Le peuple, client des artisans.
I
Car le peuple est artiste, si Ton attribue a ce mot
artiste l'acception un peu spéciale, qui prosuppose le
sens et le goût des formes colore'es et l'intelligence du
monde extérieur.
Pour qu'il comprenne, il faut, il a toujours fallu,
qu'il voie. Chez lui, ce qui vit, ce sont les yeux, et ce
sont ses yeux qu'il s'agit d'atteindre, pour atteindre
son esprit, tellement que les Républiques et l'Eglise lui
parlent autant par tableaux que par ordonnances, ency-
cliques ou sermons'. Il ne pense point par idées, il
1. Bologne peint contre les murs de son hôtel de ville les supplices
qu'elle intlige. En 1288, Florence ordonne que le podestat fasse peindre
le failli contre le mur do sou palais dans le mois qui suit sa condam-
nation. il<i (jiiod videri jjossi/ pulam et juibbllcf. Vu l't78, après la con-
juration des Pazzi, on ne se coulentc pas de pendre les traîtres, on les
220 LE QUATTROCENTO
pense par images, ou, du moins, il ne pense pas, il
imagine. Pour lui, l'idée nue, sèche, abstraite, rc^duite
à la pauvreté de signes et de formules, ne veut rien
dire, reste muette, tant qu'elle n'a pas été traduite et
réalisée en quelque œuvre de beauté. Sa langue natu-
relle n'est point, comme ailleurs, le symbole qui découvre
sous l'enveloppe matérielle le contenu idéal, mais l'allé-
gorie qui habille d'une forme concrète l'abstraction.
La mort lui représente un crâne, un squelette, le
cadavre fétide et marbré, qui pourrit dans le cercueil.
Dieu le père est un noble vieillard à barbe blanche.
L'Esprit-Saint est une colombe.
Son âme plastique a besoin de matérialiser tout ce
qui l'effleure, et se répand comme elle se satisfait, au
dehors. Le luxe est un luxe d'apparat : celui de l'habit,
de l'équipage, de la façade du palais. La foi est l'adora-
tion apportée à des êtres circonscrits, réels, évidents,
qu'on voit, qu'on reconnaît, qu'on baise, d'essence
divine, puisqu'ils sont de beauté divine. Les fêtes
qu'on donne au peuple ou qu'il se donne sont des
plaisirs des yeux. Observons ces cavalcades, ces mas-
carades, ces parades, ces entrées triomphales, ces éta-
lages pompeux et éloquents, qui déploient, au sourire
du ciel et de la lumière, la magnilicence de formes,
de coiUeurs et de groupes animés; qui déroulent les
chants de triomphe sous les arcs de triomphe, exultent
en apparitions splendides de costumes, de figures, de
personnages, d'animaux, de drapeaux, d'armes, de
bijoux, et sur des jonchées de fleurs, entre des statues
gigantesques, parmi l'éclat des brocarts, des damas et
des élofles accrochées aux murailles, développent au
soleil les scènes de l'histoire sacrée ou de l'histoire
profane : on dirait de vastes fresques ambulantes. Et
les rappresentazioni sacre, coupées d'intermèdes, man-
peint. El Andréa del Casln^no, chargé de cet ouvrage, s'en acquitte si
incrvnilleusemcnt bien qu'on l'appelle Andréa des Pendus, Andréa
de>/l' hnpicculi.
LE PEUPLE. SON SENTLAIENT ARTISTIQUE 221
gées (le didascalies, se transforment insensiblement
en tableaux vivants^.
Le peuple vit au milieu d'images ; images vraies et
images peintes; images contre les murs des églises;
images contre les murs des hôtels de ville ; imagescontre
les murs des palais, des remparts, des cimetières. Paradis,
supplices, jugements derniers, triomphes de la mort et
chars do la mort; figurations profanes et représenta-
tions sacrées ; joutes, luttes, tournois, bals et banquets
en plein air; cérémonies, cortèges, processions ; etlavie
quotidienne, elle-môme, avec la variété de ses toilettes,
l'élégance de ses parures, le bariolage éclatant de ses
habits, que Leone-BattistaAlberti appelle « des peintures
faites à l'aiguille », est, à elle seule, un spectacle. Le
peuple se plaît à regarder. Une de ses distractions favo-
rites est de se mettre à la fenêtre ou de s'arrêter dans
la rue pour regarder.
Naturellement, spontanément, il sait voir. Il est
peintre. 11 peint comme l'oiseau chante; tous les poètes,
qui, depuis Dante, exprimèrent le génie de sa race,
sont de merveilleux voyants; de ses lèvres ouvertes, il
jaillit avec les mots autant d'expressions pittoresques,
d'images colorées, de comparaisons plastiques, de simili-
tudes faisant tableau -. Et que si, au moment qui nous
occupe, dans leur latin amorphe, les humanistes ont
galvaudé à plaisir ces précieuses qualités nationales de
couleur et de vie, le peuple les a gardées. 11 suffit
de parcourir ses humbles écritures, semées de silhouettes,
de profils, de portraits, de descriptions minutieuses et
menues, pour s'en convaincre.
1. il faut savoir dans quels détails entrent ces didascalies qui
règlent la minutie des intermèdes: « P'ate uscire un uomo con vesta
insino a' piedi di tela rozza, con maschera comoda, e barba o bianca o
mischiata, e Iji capo un cappel bianco coperto di ellera ,o rnortella
senza flori, e la vesta da mezzo in su sia con monli di cotone, cioè
bambagia in due tila, et da mezzo in giù pulito; abbia questo mcdesimo
un cinto pur déliera e un bastone in niano senza altro, e scalzo... »
(R. S. III, 27u.) Aussi bien au siècle suivant, la rappresenluzio ne sacra
échoue dans l'opéra, et le genre meurt.
2. C'est ce qui donne encore aujourd'hui un charme si puissant à son
langage.
222 LE QUATTROCENTO
Pour lui, l'univers extérieur existe. 11 s'arrête de
lui-même à des détails et des puérilités qui sentent
Tatelier, qui témoignent d'une attention et d'une dili-
gence professionnelles et qui échappent à celui qui vit
dans l'intérieur de sa maison ou de son idée. La nuance
des cheveux d'une fille, le coloris de son visage, le
contour de ses joues, le profil de sa gorge, la forme de
ses mains et de ses doigts, moins encore, la convexité et
l'éclat de ses ongles, sont pour lui de grosses affaires '.
Les capes de soie, les manteaux de damas cramoisi
brochés d'or, les chausses mi-partie rouge, mi-partie
couleur fleur de pêcher, les chapeaux de castor gris,
les capuces violets, les cottes bleues, vertes, écarlates,
le divertissent et l'intéressent au premier chef 2. Il est
sensible au guillochage d'un bouton doré « si finement
travaillé qu'on l'aurait dit en fil » ; à la broderie d'une
manche « représentant un bras sorti d'un petit nuage,
et il jetait des fleurs dessus la manche, et ainsi des
fleurs étaient semées avec des petits rameaux de perles
1. Lucreza Tornabuoni ne prend garde qu'à celles-là dans le portrait
au'elle trace à son mari, Pierre de Médicis, de leur bru future, Clarice
rsini, qui épousera Laurent le Magnifique. « È di recipiente grandezza,
e ha si uoice maniera, non pero si gentile conie le nostre, ma è di gran
modestia. e da ridulla presto a' nostri costumi. Il capo non lia biondo,
Eercliè non se n'hadi qua; pendono i suoicapegli in rosso,e n'haassai.
,a faccia del vise pende un po' tondetta, ma non mi dispiace. La
gola è isvelta confaciantemente, ma mi pare un po'sotiietta. Il petto non
potemmo vedere, perché usano ire tulte turatc, ma mostra di buona
qualità. La mano ha lunga e isvelta. E tutto raccolto, giudicliiamo la
fanciulla assai piii che communale. » Tre lellere di. Liicrezia Torna-
buoni, pub. par Guasti, Florence, iS.'i'J. = Cf. les portraits de fiancées
possibles qu Alessandra Macinghi envoie de Florence à son fils Filippo.
(Lellere di una f/enlildonna /îorenlina, Florence, 1877, p. 450, 459,
464, etc.) r= Le marchand Giovanni Morelli de P'iorence, fait le portrait
suivant d'une sœur qu'il a perdue : « Questa fu di grandezza comune,
di beilissimo peio, bianca e bionda. molto bene futla délia persona,
e tanto gentile che cascava di vezzi, c fra l'allro adornezze di siioi
membri, ella aveva le mani come d'avorio, tanto bene fatte, che
pareano dipinlc per le mani di Giotto ; elt'erano distese e morbide di
carne, le dite lunghe e tonde come candele, l'unghia d'esse lunghc e
bene colme. veniiiglie c chiare; e con quelle bellezze rispondeano le
virtù, perché di sua mano ella sapea fare cio ch'ella voleva. » (La cro-
nicu (Il (j. Morelli, Florence, 1718, p 246.)
2. I^eii Diarii sont remplis de détails de toilettes, de modes, d'ajiisto-
mentx. Vespasiano, dans ses Vile, nous donne cunslamtiient la couleur
et la forme des habits des personnages qu'il raconte.
LE PEUPLE. SON SENTIMENT ARTISTIQUE 225
sur la manche gauche' »; à la couleur d'une attache;
à la frisure d'une plume; à la découpure d'une petite
étoile, piquée contre la voûte de l'église ou nouée à la
discipline dont se frappe la fille du Sforza. Et chez un
ôtre, une chose ou un sentiment, ce qui le préoccupe,
ce n'est pas sa vérité, son utilité, sa richesse, c'est sa
hcauté. La beauté constitue son critère suprême. Bello,
f)f'//issimo, ces mots reviennent constamment dans sa
bouche. Un animal est beau. Un vieillard est beau. Un
canon est beau. Une locution, une farce, une fraude
sont belles. Pour la beauté, le paysan enguirlande la
nuque puissante de ses bœufs blancs de franges de
laine rouge et pour la beauté il place une tomate au-
dessus d'un sac de blé.
Aussi bien l'expression supérieure d'un peuple ainsi
conformé ne sera pas la poésie, mais la peinture; et il
trouvera ses interprètes véritables, les plus directs, les
plus hauts et les plus grands, non chez les chante-his-
toires, mais chez les maîtres -imagiers.
II
Et de fait, ces merveilleux artistes du Quattrocento,
qui découvrirent la science de l'anatomie, les secrets
du clair-obscur, les lois de la perspective aérienne,
les lois de la perspective linéaire, qui eurent la grâce
ingénue, la simplicité candide, l'émotion fervente, qui
exprimèrent une des formes de beauté la plus vivante
et la plus charmante qui soit au monde, sortent du
1. Ce détail est emprunté au Diario du vinalliere Bartoloiumeo del
Corazza: « E tutti i giovani délia brij^ata che furno li si vestirono
d'una divisa, cioè di panno di colore di (iore di pesco, vestiti pocho di
sotto af^inocchio; con maniche a gozzi; la manica manca ricamata di
perle ; cioè un braccio chusciva d'una nuvoletta ; e gittava liori su
pella manica e cosi erano seminati fiori, con ramoscelli di perle su per
la manica manca; le caize del medesiino panno, salvo che la manca
era mezza rozza, drentovi recamato un ramo di fiori di perle. » Le
Diario de Corazza est tout fait de descriptions de cet ordre. (Voir
Archiv. slor. ilal, Florence, 1804, p. 233.)
224 LE QUATTROCENTO
peuple, appartiennent au peuple, s'adressent au peuple.
Peuple par leur origine, par leur condition, par leur
éducation, par leur humeur, par leur paie, ils ont tout
du peuple. Pauvres petits artisans à mains calleuses et
à âme fraîche, accomplissant des chefs-d'œuvre sans le
savoir!
Ils sont les fils de simples gens sans fortune et sans
prétention, de paysans, de manœuvres, d'équarrisseurs
de pierre, Paolo Uccello d'un barbier, Filippo Lippi
d'un boucher, les PoUajuolo d'un marchand de poules.
Ils savent au plus juste lire, écrire et compter; leur
écriture, dont nous avons gardé de précieux échantil-
lons, est celle d'ouvriers qui froncent le sourcil en pre-
nant la plume '. Au sortir de l'école, où ils sont restés
jusqu'à sept ans, huit ans, neuf ans au plus tard-, on
leur a fait un petit trousseau, on les a pris par la main
et on les a conduits dans la boutique d'un maestro, qui
leur enseigne VatHe et qui leur sert à la fois de patron,
de maître et de père spirituel. Ils font les commissions,
balaient par terre, allument le feu, poussent le souf-
flet, dégrossissent la pierre, gâchent le mortier, posentles
premières teintes, expédient les, petits ornements; en
s'aidant, ils apprennent : l'ouvrage montre. Pendant un
an, ils ont d'abord étudié « à bien user le dessin sur
tablettes'^ » ; pendant six ans, ils ont ensuite étudié à
trier les couleurs et les gypses, à cuire les colles, à
pétrir les pâtes, à se rendre experts dans la préparation
des panneaux, les rehausser, les polir, mettre l'or et
1. Milanesi et Pini, La scritlwa di arlisli italiani riprodolla con la
foloorafia e corredala d'illustrazioni. Sec. XIV-XVII, Florence, 1813,
3 vol.
2. Hercule de Ferrare se met au métier à dix-huit ans, ce qui, selon
Vnsari, est trop tard.
3. « l'riiiia stiidiare un anno a usare il discfrno délia tavolella ; poi
«tare con maestro a bottcf^a; ot stare e inconiminciare a Iriarc de'
colori ; e impnrare a cuocere dcllc c<dle, e triarc de'pcssi; e pi(,'li«re la
pralica dellingcssare le ancone, e rilevarie e raderle; meltere d'oro :
granare hcne; per tempo di sei aiini. E poi imi)raticare a colurire, ad
ornarc di mordenti, fare drappi d'oro. usaro di lavorare di iimro. per
altri Hci anni, Heinpro dise^iiaiido, non ahhandonando mai, ne in di di
fesla, né in di di lavorare. »(// libro dell'arte di Cennino Cennini, Flo-
rence, 18S9, p. 68.)
LE PEUPLE. — SON SENTIMENT ARTISTIQUE 225
bien faire le greno ; ils ont enfin employé six autres
années, — et cela en dessinant toujours et en n'aban-
donnant jamais le travail, ni jour ouvrable, ni jour
férié, — à connaître la couleur, à orner de mordants, à
faire les draperies d'or, à travailler sur mur. Et l'ensei-
gnement qu'ils ont reçu est tout professionnel; au lieu
de théories, on leur fournit des recettes, et au lieu de
les endoctriner, on leur montre.
On leur montre à teindre et brunir une feuille de
chevreau, à distinguer le rouge minium du rouge
cinabre, à faire de la colle de fromage, de l'huile bonne
et parfaite cuite au soleil, des pinceaux de soies ou de
vair qui ne se gercent point; on leur montre comment
on découpe les étoiles, et comment il ne faut employer
que de l'or fin et des couleurs de premier choix ; et on
leur montre comment on colorie un visage de vieux, ou
un habit vert changeant, ou un manteau azur de la
Madone, ou un homme mort, ou une eau ou fleuve avec
ou sans poissons, sur mur ou sur bois^. D'apprentis,
discepoli^ ils deviennent compagnons, ragazzi;de com-
pagnons, ils deviennent maîtres, maestri ; ils resteront
toute leur vie artisans. En italien, arte signifie métier;
et leur nom d'artiste vaut tout justement celui d'un
artista di seta ou d'un artista di Calimala.
Sans orgueil ni préjugé, ne travaillant pas pour la
gloire, mais travaillant pour vivre, ils n'éprouvent
aucune honte à accepter la besogne la plus infime. Les
orfèvres et sculpteurs les plus illustres font des cimiers
de casque, des cloches, des boutons, des boules de lai-
tonpourles lits, des chandeliers, des larges, des pierres
d'autel, des cheminées, des éviers, des margelles de
fontaine, des degrés d'escalier, deschapitaux de colonne,
des reliquaires pour les images saintes'-'. Les peintres
colorient des coffres, des étendards de confréries, des
1. Cennino Cennixi, /a., passim.
2. « Eziandio i più eccellenti pittori in cosi fattilavori si esercitavano
senza vergoj^marsi. » (Vasahi, Le opère di Giorrjio Vasari, éd. Gaetano
Milanesi, Florence, 1878, 9 vol.)
II 15
220 LE QUATTROCENTO
écussons de familles, des cadres, des plateaux d'accou-
chée {(/eschi da parto), des dossiers de fauteuil, des
chevets do lit. Giovanni Santi, père de Raphaël, dore
des candélabres en bois; Ghiriandajo enlumine les
paniers des commères. Donatello met la main à toutes
les choses « sans prendre garde à ce qu'elles fussent
viles ou de prix* ». 11 n'y en a point comme Antonio
PoUajuolo « pour attacher les bijoux et travailler au
feu les émaux d'argent^ » ; Botticelli fut un des pre-
miers « à trouver à travailler les étendards et autres
étoiles, de manière à ce que les couleurs ne déteignent
pas-' »; et les questions de pâtes et d'enduits demeurent,
pour ces gens, des affaires principales. C'est ainsi que,
lorsqu'on mure la coupole de Sainte-Marie-de-la-Fleur,
l'architecte Brunelleschi s'inquiète du plus infime détail,
des bois, des pierres, des briques; u et on n'y mettait
pas une petite pierre ou une brique qu'il ne voulût la
voir, et si elles étaient bonnes, et si elles étaient bien
cuites et bien nettes; la diligence qu'il mettait à la
chaux était merveilleuse, et il allait en personne aux
fours, se préoccupant des pierres, se préoccupant de la
cuisson, et du mélange de la chaux et du sable, et de
tout ce qu'il fallait'*».
Les humanistes ignorent ces petites gens; ce sont
d'ignobles gâcheurs de couleur et de gypse, dont le
service et l'œuvre ne méritent aucime considération.
A une époque quia vu tleurir Donatello, Ghiberti, Bru-
l. « A lutte le cosc mise le mani senza guardare che elle fossero o
vili 0 (li prenio. » ^Vasaki, II, p. i2ij.)
i. « Per legare le gioic e lavorare a fuoco smalti d'argento. »
(Vasaiu. III, p -m.)
.'{. « I)i lavorare gli stendanli ed altre drapperie di conimesso, perché
i l'olori non istinguno e niostrino du ogiii banda il colore del drappo. »
(Va»ahi. m, p. :{2.{.)
i. « K non vi si rnctieva una pircola pictra, né un matlone a suo
tempo, che non gli volesse vedere, e se l'ernno buono. e se l'erano
ben cotte e ben nette... ; la diligcnlia che e' meltcva nella calcina era
maravigliosa c andava aile Tornaci in persona rispelto aile piètre di
esse, e rispetto al cuocerc che parova d'ogiii cosa maestro, cosi e
luesiugli dclle rené con la calcina, e di quello che bisognava. » (Ales-
sandro Chiappelli, Uella vilu di F. brunelleschi allribuita ii Anlotiio
ilancUi, Arch. slur. il. Florence, 1896, p. 263.)
LK Pi:i PLE. ?0N SKMIMENT AKTISTIQLE 227
nellesclii, Delhi Quercia, Bartolommeo Fazio peut se
plaindre de la pénurie de sculpteurs excellents i. En
vain iMasaccio et Lippi et Uccello el Piero délia Francesca
sont-ils au travail, il leur préfère un peintre étranger,
le Flamand Jean van Eyck '-. Pontano cite également
Jean van Eyck, et, sans y altaclicu- plus d'importance,
(iiotto, Gentile da Fabriano, Donatello. Maireo Vegio
ne s'arrête pas davantage à la peinture,' « parce que, à
l'heure qu'il est, ell(i ne compte guère parmi les arts
liJM'raux'^ ». Et, au début du siècle suivant, Castiglione
devra s'excuser d'exiger du paifait homme de cour de
savoir peindre et dessiner, « laquelle partie semble
peut-être aujourd'hui mécanique, et peu convenable
aux gentilshommes '» ». Pour le beau monde les artistes
sont de simples artisans^.
On les traite domestiquement et familièrement. On
les tutoie. On les appelle par le nom de leur village, ou
parla profession de leur père, ou par leur sobriquet, ou
par leur petit nom. Cosmede Médicis, lorsqu'il emploie
Fra Filippo Lippi, qu'il connaît de coraplexion amou-
reuse, l'enferme à double tour pour qu'il n'aille pas
courir aj)rès les femmes; Pie II fait manger son archi-
tecte à la table des charretiers et des porteurs d'eau;
Nicolas V confond dans un môme registre les comptes
de ses peintres et de ses charrons, de ses sculpteurs et
de ses paveurs, de ses orfèvres et de ses maçons. Le
plus ordinairement on les paie au mois : Gentile da
Fabriano qui, en 1427, travaille à Saint-Jean-dc-Latran,
1. « Ex sculptoribus paucos in lanta raultitudine claros haberaus. »
2. « Joannes Gallicus nostri sa>culi PLcloruin priuceps. »
3. « Quoil ad figurativaiu vero pertinel non luultum instamus, quod
nec miiltiun nunc inler libérales arles habealur. » (Maffeo Vegio,
Bibliottieca veterum patruin, Lyon, 1077, XXVI, p. 660.)
t. « Non vi maravigliate, s'io desidero quesla parte, la quale oggidi
forse pare nieccanica e poco conveniente a genliUioino. > (Gastiglionk,
// cortegiaiio. = « Voi avetc uiessa la pittura infra l'arti nieccaniche »,
dit Léonard de Vinci.
îj. Ce nest qiia la lin du siècle, et alors que la condition des artistes
s'auiéliore. que l'humanisme italien prend garde à leurs œuvres. Encore
que ce qu'en disent Battista Mantovano, l'alinieri, Verino, Sannazar
soit fort peu de chose. Le seul artiste, vraiment familier aux érudits,
est Leone-Battista Alberti, qui est lui-même un érudit.
228 LE QUATTROCENTO
reçoit vingt-cinq florins le mois; Fra Angelico, qui tra-
vaille pour le pape Nicolas V, reçoit seize ducats le
mois, Bernardo Rossellino quinze ducats, Bcnozzo Gozzoli
sept ducats'. Quelquefois on les paie au mètre : Fran-
cesco Cossa est payé dix bolognini le pied pour les
fresques qu'il peint, en 1470, au palais de Schifanoia,
à Ferrare^.
Et que si Cossa se fâche, le plus ordinairement ils
se laissent faire. Encore que se sentant au cœur « l'excel-
lence de talents rares ^), prétendant que leur génie
relève « des formes célestes et non des baudets de
louage », ils élèvent certaines prétentions : par exemple,
il ne faut pas qu'on les bouscule, qu'on les presse,
qu'on leur mesure le manger et le boire. Filippo Lippi
ne peut se sentir enfermé de la sorte dans une chambre,
et il saute par la fenêtre. Andréa del Gastagno court
jusqu'au Canto dei Pazzi après un gamin qui a heurté
son échelle alors qu'il peignait au Dôme de Florence.
Graffione, talonné par Laurent de Médicis, qui lui
promet une grosse somme, répond : '< Hé! Laurent, ce
n'est pas l'argent qui fait les maîtres, mais bien les
maîtres qui font l'argent 3. » Nanni Grosso ne veut
point d'autre pont pour son échafaudage que la porte
de la cave, de manière que la cave reste ouverte.
Davide Ghirlandajo se révolte contre l'abbé de Passi-
gnano qui lui sert à son frère Domenico et à lui des
choses à manger répugnantes, si bien qu'il jette la
soupe à la tôte du frère servant et qu'il le bàtonne avec
la miche du pain. Et comme l'abbé de San-Miniato ne
nourrissait Paolo Uccello que de fromage, Paolo Uccello
se sauve et, chaque fois qu'il rencontre une soutane,
prend les jambes à son cou. « Vous m'avez ruiné do
lelle façon, avoue-t-il à ceux qui l'arn'^lent, que non
1. Eugène Miintz, l.es Avis à la cour des l'apes, liibliothëque îles
écolen rranftaise» d'Athènes et de Home, Paris, iS78-1882.
2. A. Venluri, L'arte a Ferraro nel periodo di Uorso d'Esté, Kivisla
storica italiana, Turin, 188.'*, p. (i.O.)
3. «( Kli I Lorcnzo, i dunari nun fanno i macstri ma i niaestri fanno i
danari. » (Vasahi.)
LE PEUPLE. SON SENTIMENT ARTISTIQUE 229
seulement je me sauve de vous, mais encore je ne peux
passer devant les menuisiers. Et la cause de tout a été
le peu de discrétion de votre abbé, qui, entre tourtes et
soupes faites toujours avec du fromage m'a mis dans le
corps tant de fromage que j'ai peur, étant tout fromage,
d'être employé comme colle'. » Ce sont là des mœurs
de badigeonneurs et de plâtriers. Sont-ils autre chose?
Il y a cette différence que d'aussi humbles ouvriers
de beauté sont travaillés par ce qu'ils appellent leur
«fantaisie»; ce qui les rend d'humeur sophistique et
étrange. On les sent d'autre pays que le commun des
mortels; bizarres, lunatiques, distraits, absents et
incohérents. Fra Angelico, prié une fois à diner chez
le pape, refuse d'y manger du lard, n'ayant pas l'au-
torisation de son prieur. Brunelleschi, ayant appris
qu'on a trouvé une belle chose antique à Gortone, part
incontinent pour Gortone, en sabots comme il est.
Botticelli, ayant rôvé qu'il a pris femme, se rhabille en
sursaut et se promène un jour et une nuit sans arriver
à se ravoir de ce cauchemar'-. Nanni Grosso, sur son
lit de mort, refuse le grossier crucifix qu'on lui offre
à baiser et prétend n'en baiser qu'un beau : un de Dona-
tello. Luca Signorelli se montre si préoccupé des formes
du corps humain que, lorsqu'on lui apporte le cadavre
de son fils, au lieu de le pleurer, il s'empresse de le
dévêtir et se met à le peindre. Masaccio, perclus de
dettes, laisse courir ses débiteurs. Ghiberti ne sait pas
l'âge qu'il a au juste. Paolo Uccello se plonge dans les
1. « Voi mi avete rovinato in modo, che non solo fiiggo da voi, ma
non posso anco praticare ne passare dove siano legniaiuoli ; e di
tutto è stato causa la poca discrezione dell' abate vostro, il quaie, fra
torte e minestre faite sempre col cacio, rai ha messo in corpo tanto
formaggio, che io ho paura, essendo già tutto cacio, di non essere
messo m opéra per mastice. » (Vasahi, JI, p. 207.)
2. « Et essendo esso una volta da Ms. Tomaso Soderini stretto a
pigliar moglie gli rispose : Vi voglio dire quello che non è troppo
notte cassate che m'intervenne, che sognavo havere tolto moglie, e
tanto dolore ne presi, che io mi destai, e per non mi radormentare,
per non Io risognare più mi levai et andai tutta notte per Firenze a
spasso come un pazzo. » (Gornelio de Fabriczy, // codice dell'anonimo
Gaddiano, Arch. stor. it. Florence, 1893, p. 83.)
230 LE QUATTROCENTO
éludes de perspective au point qu'il y passe les nuits et
n'entend plus sa femme qui l'appelle'. Et le Pérugin,
jaloux de la belle tournure de sa femme, l'arrange et la
pare de ses mains. Dans ces traits, que nous prodigue
Vasari, on reconnaît la divine présence du génie.
A cela près, si l'on veut se faire d'eux une juste
image, il faut les évoquer non dans un atelier splen-
dide, mais dans une boutique crasseuse, où ils vivent
au milieu de leurs outils et de leurs garçons, entre les
baquets et les fioles.
Ils sont vôtus « au hasard », c'est-à-dire à la diable;
en bourgeron, en tablier, en sabots; et à Dello, que
l'Espagne a sacré chevalier et qui ne travaille qu'en
tablier d'or, ils font le fiche. Donatello, qui oublie de
porter un beau manteau rouge que lui a donné Cosme
de Médicis-, garde son argent dans une corbeille pen-
due à la solive, « et chaque ouvrier et ami y prend ce
dont il a besoin ». Botticelli, ennuyé du voisinage d'un
tisserand, dont le métier ébranle sa boutique, va cher-
cher une pierre, la pose en équilibre instable sur le
mur mitoyen, et le tisserand, menacé devoir ses châssis
s'écrouler, entre en composition. 11 arrive au Pérugin
découcher dans une caisse de sa boutique. Luca délia
Robbia, pour se tenir la nuit les pieds au chaud, les
enfonce dans un pannier de copeaux. Après le travail,
Andréa del Castagno et Domenico Veneziano vont faire
des sérénades aux filles. Au milieu de la journée, la
femnie envoie un peu de vin et de pain qu'ils expé-
dient sur le pouce, et la femme mange à la maison "\
Ils se fn-quenlent, se critiquent, appartiennent à de3|j
1. « La sua moglie soleva dire, che lutta la nolte Paolo stava nello]
«criltoio per Irovare i lerniini délia prospettiva e che quando clla 1<J
chinmavaa donnire, cgli le diceva : Oh che doice cosa è questa proSr
petliva ! » (Vasahi, II, p. 217.) *
2. « Portolli una voila o dua, di poi li ripuose, e non gli voile ppf^
tare pin, perché dico che gli pareva cssere delicato. » (Vespapiano, Vil9a
p. llVâ.) i
'■i. <i La donna mandava un piccolo vasetto di vino con qualclio con^
diincnlo di pane ; desinavono e niaschi in bottoga, la donna in casa; t
scifdvere non noscevano le rcinniine il vino. » (Ai.iikiiti, Oy>t"re volgarQ
I I, p. :j4.)
L1-: PEUPLE. SON SENTIMENT ARTISTIQUE 2.11
confn'Tios ou à des compagnios communes. A Flo-
rence, nous les trouvons, le dimanche, chez Tommaso
Pecori, en train de raisonner des choses de leur art. Ils
ont l'humeur gaie et solide. Ils se font des tours et des
farces. Brunelleschi, ayant invité Donatelloà déjeuner,
passe au marché avec lui, luiremplit son tablierd'œufs,
de noix, de fromages et l'envoie à sa boutique, où il a
exposé au bon jour un crucilix de bois de tilleul qu'il a
fait en cachette, le beau crucifix que Donatello Fa défié
défaire, « et Donatello s'étant arrêté pour le considérer
le trouva si parfaitement achevé que, vaincu et tout
rempli de stupeur, comme hors de lui, ilouvril les mains
qui tenaient le tablier, et les œufs, le fromage et toutes
les autres choses étant tombées, tout se renversa et se
cassa ». Ils se divertissent à persuader au menuisier
Manetto, « personne très plaisante comme le sont géné-
ralement les gras, et qui avaitplutôtunpeude simplicité,
mais qui n'était pourtant pas tellement simple que sa
simplicité fût comprise d'autres que d'hommes subtils »,
qu'il n'est plus, lui, Manetto, le grasso legnaiuolo^ mais
un autre, Matteo'. Ils lui disent tous Matteo. Ils le
le saluent, comme s'il était Matteo. Ils le font arrélerpar
les créanciers de Matteo. Giovanni Rucellai, qui ignore
Matteo, ne reconnaît pas Manetto dans sa prison. Telle-
lement que le pauvre Manetto Unit par croire (juil a
perdu sa personnalité. « Mainlenant je puis être certain
que je ne suis plus le Grasso. Oh! si Giovanni Rucellai,
qui ne m'a point perdu de vue, ne m'a pas reconnu, lui
(jui vient h. chaque heure dans ma boutique et n'est
pourtant pas sans cervelle! Je ne suis plus certainement
le Grasso et je suisdevenu Matteo. Que maudites soient
ma forUine et ma disgrâce; car, si l'on découvre cette
alVaire, je serai tenu pour fou, elles gamins me cour-
ront par derrière- ! »
l. Novella del Grasso legnaiuolo, dans Opérette istoriche di Antonio
Manelli, [)iibliéi's par Gaetano Milanesi, Florence, 1887.
i. « O^'i^imai possio essere certo ch'io non sono più el Grasso; oh!
ovanni Rucellai non mi levoniaiocchiod'addosso; e'non mi conosce,
G
232 LE QDATTROCEKTO
Et enfin, en dépit de leurs chefs-d'œuvre et de leur
gloire, ils sont pauvres. Selon Vasari, Filippo Lippi, qui
n'a pas de quoi se payer une paire de bas ', naît « pauvre
petit enfant » ; Niccolô di Piero est « pauvre com-
pagnon » ; Paolo Ucceilo « est plus pauvre que fameux».
Masaccio nous apprend qu'il paie six sous d'impôt'.
Niccolô dell'Arca manque du strict nécessaire^. Et leurs
« dénonciations de biens » au fisc ne sont que de
longues jérémiades de miséreux. « Je me trouve vieux et
sans affaires, écrit Paolo Ucceilo, et je ne peux pas tra-
vailler, et la femme malade*. » « Moi susdit, déclare
Andréa Cavalcanti, je n'ai jamais eu et je n'ai encore
aucun bien dans ce monde^. » « Pour les impôts levés
à l'occasion des guerres, ajoute Domenico del Goro, je
suis resté non seulement pauvre, mais mendiant, et 1res
vieux d'années, — huitante-quatre ou environ, — et avec
la femme malade, et encore moi peu sain, et encore
réduit à tel point que je peux faire peu de chose. Et je ne
vois la faconde pouvoirentretenirmadite femme malade
et moi''. » « En réponse d'une que je vous ai envoyée^
écrit Fra Filippo Lippi au Médicis, j'en ai reçu une de
vous, et j'ai peiné treize jours à l'avoir et j'en ai beau-
coup de dommage. Vous me dites en conclusion que
vous ne pouvez prendre ni le tableau, ni aucun parti,.
che è a ogni ora in bottega ; e non è perù smeniorato ! io non sono
più el Grasso di certo e sono diventato Matteo ! che maladetta sia la
mia fortuna e la inia disgrazia ! Giiè se si scopre questo fatto, io sono
vituperato e saro tenuto pazzo e correrannomi dietro e fanciulli. »
{Ofj. cil., p. 17.)
1. « Vego clie non mi potrei fare uno paio di chalze.» (Gaye, Carleg-
gio inedilo d'artisli dei secoli XIV, XV e XVl, Florence, 1839, 3 voLI,
p. 141.)
2. < Abbiamo dextimo soldi sei. » (Gaye, I, p. 115.)
3. « Necessariis plerunique indigebat. » (Ann. bon. Muratori, Herum,
XXIll.p. 912.)
4. « Truvoiiii veccliio e senza inviatnento, e non posso acercilare,
e la donna infcrtna. » (Gaye, 1, 147.)
a. « io Ropradetio non ebbi mai, né ho alchuna suatanza al niondo. »
(Gaye, I, 143.)
il. « El si per le gravezze porlato per cagione dele guerre, e pcr 11
piccioli guadogni, so rirnasto no lanto povuro, ma mendico et vechis-
«imo d'anni ottanta qualro o circa, e cola donna inferma et ancora io-
poco sano... » (Gaye, 11, p. 15ti.)
LE PELPLE. — SON SENTIMENT ARTISTIQUE 233
et que je vous le conserve, et puis vous ne pouvez plus
me donner un sou. Moi j'ai éprouvé de ça grande
douleur à plusieurs égards, et l'un de ces égards est
celui-ci, qu'il est clair qu'un des plus pauvres frères
qu'il y ait à Florence, c'est moi. Et Dieu m'a laissé
avec six petites filles à marier, et infirmes et inutiles,
et le peu, qui est beaucoup pour elles, c'est moi. Si je
pouvais me faire donner dans votre maison un peu du
blé et du vin que vous me vendez, ce me serait une
grande joie. Mettez-le à mon compte, je vous en prie,
et vous en charge avec les larmes aux yi^ux. Car, si
je m'en vais, je le laisse à ces pauvres enfants'. »
m
De gens de cette condition et de cette qualité, il ne
peut sortir une œuvre savante, un art académique, lit-
téraire, érudit, exigeant une culture, une préparation,
une initiation qu'ils n'ont guère; où Tauraient-ils prise?
Les histoires de l'Ecriture Sainte, quelques fragments
de vieux poètes, quelques débris de l'antiquité, voilà
tout leur pauvre et charmant bagage. Ceux-là mêmes
qui passent pour doctes n'en font guère accroire aux
professionnels, comme Brunelleschi, qui peut bien dis-
cuter, avec l'astronome PaoloToscanelli, de questions de
hautes mathématiques, mais qui le fait empiriquement
et « avec la nature de l'expérience pratique » ; comme
Ghiberti qui, s'avisant de composer des commentaires,
sait cependant (< mieux dessiner, travailler au ciseau et
couler en bronze que tisser des histoires- », comme
1. « Ed è chiaro essere uno de più poveri frati, che sia in Firenze,
sono io. Ed ami lusciato Dio con sei nipote fanciulie da mariti, e
infermi e disutiii, e quello poco è assai dibene ulloro sono io... Seppo-
tessi l'ariui dare a casa voslra un poco di grano e di vino, ctie mi ven-
dete, mi sarà grande letizia, pouedolo a niio chonto. Io vene gravo
cholle lagrime aliiocchi, che s'io mi parto Io lasci a questi poveri fan-
ciulii... »(Gaye, 1, 141.)
2. « Sapea meglio disegnare scarpellare e gettare di bronzo che tes-
sere storie. » (Vasahi. il, p. 247.)
234 LE QUATTROCKNTO
Mantegna qui, rimant des sonnets, « monte au Parnasse
d'un pied lioîteux' ». Ce ne sont pas des liumanistcs,
ou, du moins, ils ne le deviendront que plus lard. Ils
ignorent la logique, le rylhme et le nombre du dis-
cours. Ils ne pratiquent pas IN'doquence. Ils n'alieignent
pas l'abstraction. Ils manquent de tenue et de dignité.
Ils parlent en vulgaire 2.
Sans doute qu'ils connaissent Tanliquitc et qu'ils
s'en inspirent, mais ils connaissent cette antiquité, en
quelque sorte traditionnelle, que le peuple d'Italie a
toujours connue, non l'autre, celle des humanistes,
celle retrouvée aujourd'hui, celle qui était périssable,
puisqu'elle s'était perdue. De tout temps, en tout lieu,
ils l'ont étudiée, au chapiteau d'une colonne, sur le bas-
relief d'un sarcophage, au fronton d'une pierre m illiaire,
comme ils ont étudié, d'ailleurs, le dessin de la ronce
qui mord ce marbre, le lézard qui s'y chauffe, la bète
à bon Dieu qui s'y pose. Ils n'ont point distrait la
colonne du paysage qui l'encadre, ni fait de l'antiquité
partie intégrale de leur vision. Si Drunelleschi prétend
que c'est à Rome seulement qu'on apprend à murer,
ses palais maigres et fms, la coupole à tranches qu'il
édifie, sont aussi bien la continuation de la tradition
médioèvale que l'initiation d'un art nouveau. Ghiborli,
penché, comme lui, sur les débris antiques, ne met
point à l'encadrement de ses portes du Baptistère les
palmelles, les fleurons, les bucrAnes qu'il remarque
aux frises romaines, mais les détails indigènes recueil-
lis dans la flore et la faune locales: le lys, le l>ouquet
1. VA8AR1, III, p. 3«:t.
2. Léonard de Vinci, lui-même poète et écrivain, ne se compte pas
parmi les lettrés. Il raille les humanistes qui s'en vont : s(/on/i(iti e
pomposi, veslili e oriiati, non délie loro, ma délie nUriii falic/ie, el (|ui
ne sont pas inventeurs, mu Irombelli e lecilalori délie (illnii opère.
Lui ne sait pas écrire. « Si> beno clie per non essere io Icttcrato. die
alcuno [trcsunluoso gii parrà raf^ionevolmcntc polcrmi Itiasicnarc,
coirallcgarc io essere omo sanza letterc. Gcntc stolta ! ♦ Kl encore:
« Uiranno, clie per non avère ii» leltero. non potere hen dire (|uello di
che voj^li.» traltare. » Léonard ndhcil p.is à l'autorité, mais À
l'expérience. In quitle fn niiieslrti di clii hen srrixse. (Iamswwu) oa Vi.nci,
Fiiiinnienli lellei'ui'i e /tlonofici, pub. par L. Solmi, Klorcnce, IS!i'.i.-
LE PEUPLE. SON SENTLMENT ARTISTIQUE 235
(I'('pis, récurouil, la caille. Donalollo prend bien à
iEnfant à raie le redressement de telle honcle de
clievenx; au surplus, il copie tellement quellement la
laideur charmante des gamins de Florence. Masolino,
iMasaccio, Paolo IJccello, Andréa del Castagno n'ont
eni|)runt<' à ranti(|uilc que les architectures qu'on voit
dans hnirs fresques. Les Délia Robbia ne lui ont rien
emprimte du tout.
Se laissant aller à leur fantaisie et n'obéissant qu'à
1 Mir humeur, ils peignent ce qu'ils voient, ce qu'ils ont
toujours vu, ce qui les entoure et constitue l'horizon
domestique et familier de leur pays, d'où ils ne
sont guères sortis ^ Attentif et copieux, ils peignent
neuves, ponts, rochers, herbes, fruits, roules, champs,
cil('s et autres choses inlinies ; et, pour obéir à Leone-
Ballista Alberti, ils accumulent à plaisir les figures dans
f'urs fresques, y introduisant « des vieux, des jeunes,
des enfants, des femmes, des filles, des mioches, des
poulets, des caniches, des petits oiseaux, des chevaux,
des brebis, des édifices, des provinces^ », car, « en
peinture, l'abondance et variété plait ». Ils peignent
directement, lidèlement, avec le plus d'exactitude qu'ils
peuvent, avec les couleurs les plus fines (ju'ils pos-
sèdent, s'appliquant à livrer du joli ouvrage. Leur
maître est la nature, et ils s'elforcent « d'être les imi-
tateurs de toutes les minuties que la nature sait faire »,
et, à l'exemple de Baldovinetti, ils observent de colorer
« d'une couleur l'endroit des feuilles et d'une autre
couleur le revers, comme fait la nature, ni plus, ni
moins -^ ». « Prends garde, disait Gennino Cennini, que
L Leur ignorance est touchante. C'est ainsi que Paolo Uccelio vou-
lant représenter sur la voûte des Peruzzi un laméléon, comme habitant
de lair « dont il vit et dont il prend la couleur >, n'ayant jamais vu de
caméléon, peint un chameau ouvrant la bouche et engloutissant de
l'air. (Vasaiu, 11, p. 21.".)
2. «... Sieno permisti vecchi, giovani, fanciulle, donne, fanciuUini,
po[li,catellini. uccellini. cavalli, pécore, edifici, province, e tutte simili
cose. s> (Lkonk-I{.\ttist.\ Ai-hkhti, Délia piltura, Op. vol., IV, p. .-iS.)
3. « ... Fecc d'un colore verde il ritto délie foglie, e d'un altro il
rovescio, corne fa la natura, ne più, né meno. » (Vas.\hi," H, p. 396.)
236 LE QUATTROCENTO
le guide le plus parfait et meilleur timon que lu puisses
avoir, c'est la porte triomphale de portraicturer d'après
nature. Et la nature dépasse tous les autres exemples,
et fie-toi toujours à la nature d'un cœur hardi, et spé-
cialement lorsque tu commences à avoir quelque sen-
timent du dessin. Et continuant, ne manque pas de
dessiner chaque jour quelque chose d'après nature, car
si peu que ce soit, ce sera déjà beaucoup, et tu en reti-
reras un bon fruit '. » Ce conseil, qui date de la fin du
siècle précédent, vaut encore, et le chevalier Bernin
n'est pas venu, qui devait assurer que c'est perdre les
jeunes hommes que de les faire peindre d'après nature,
« laquelle est presque toujours faible et mesquine ^ ».
Les histoires qu'ils content ne sont plus scolastiques
et ne sont pas encore spéciales; ce sont les histoires
communes, les histoires anciennes que le monde sait
par cœur, celles de la Bible, celles de la Légende dorée,
celles des saints patronymiques et locaux, rarement
celles, d'ailleurs toutes populaires, des Gesta Roma-
norum. Masaccio conte, à l'église du Carminé de Flo-
rence, y Histoire de saint Pierre; Benozzo Gozzoli conte,
au Palais des Médicis de Via Larga, l'Histoire des rois
mages; Domenico Ghirlandajo conte à l'église de
Sainte-Marie-Nouvelle les Histoii^es de la Vierge Marie
et de saint Jean-Baptiste. A Prato, à Pise, à Arezzo, à
San-Gemignano, à Rome, nous trouvons les histoires
de saint Etienne, du Deutéronome, de la Sainte-Croix,
de Santa-Fina, de San-Bernardino, dites par Filippo
Lippi, Benozzo Gozzoli, Piero délia Francesca, Dome-
nico Ghirlandajo, le Piuturicchio. Dans les récits cou-
rants et quasiment consacrés depuis (îiotto, de la Créa-
1, « Attendi che la più perfelta guida che possi avère e mifçliore
tiinone, si 6 la trionTal porta dcl ritrarrc di nalurale. E questo iivanza
tuUi gii altri essenipi; e sotto questo con ardito cuore sempre ti (ida,
e spczialiiiente conic incoiiiinci ad avère qiiaicho scntimcnlo riel dise-
gnarc. Continuando ogni di non inaiiclii disegnarc qualche cosa, ctiè
non sarà si poco che non sia assai ; c faratti ecreilente pro. » (Cbnnino
Cenni.m, p. 17.';
1. M. de <;hanl(;l()ii, Journal de voynfjf: du cavalier licrnin en
France (Gazette des Beaux-Arts, XXI, 38:<).
LE PEUPLE. SON SENTIMENT ARTISTIQUE 237
tion, du Déluge, de la Nativité, de l'Adoration, de la
Passion, ils introduisent leurs costumes, leurs usten-
siles, leurs paysages. On y voit des rabots, des sabliers,
des coffres peints, des chaudrons, des gourdes, des
brocs, des bâts de mulets, des fiaschi, des coussins h.
taie brodée. « Si tu étais en mer, demandait jadis
Sacchetti, qu'aimerais-tu mieux avoir sur toi, l'Evan-
gile de saint Marc ou une ceinture de vessies? Tous
s'accordèrent qu'ils préféreraient plutôt la vessie. »
Dans le déluge, que Paolo Uccello peint à Sainte-Marie-
Nouvelle, on voit la vessie. On y voit les usages en
cours, les habitudes familières, les scènes de mœurs et
les groupes de la vie quotidienne; et on y voit la foule
de marchands cossus, de bourgeois notables, de demoi-
selles huppées, de paysans, de condottières, de gueux,
de nourrices, de princes qui peuplent la rue, la cam-
pagne, le palais. Pour composer une Nativité^ sans
tant d'embarras ni d'affaires, ils prennent leur enfant,
le déshabillent, le couchent sur une belle étoffe et le
copient; ce sera l'Enfant Jésus; et la Vierge Marie sera
leur femme ou leur bonne amie dans ses habits des
dimanches, avec le voile ou la cornette, et sa robe
bleue, sa robe rouge, sa robe verte, échancrée sur le
devant et bordée d'une ruche. Pour peindre une dame,
ils observent la bourgeoise élégante, qui, accompagnée
de ses femmes, son mouchoir et son livre à la main,
passe dans la rue en robe de brocart. Pour peindre un
roi, ils observent le manteau, le surcot et la couronne,
les éperons et le glaive de l'empereur de passage.
Pour peindre un pays, qu'il soit l'Egypte, la Palestine
ou la Grèce, ils peignent leur pays avec des tours et
les drapeaux qui sont sur ces tours, avec des girouettes,
avec des montagnes bleues, avec des fleuves, avec des
arbres grêles, avec des petits ponts et des petits hommes,
et des ânes minuscules qui vont par les chemins. Pin-
turicchio représente Ulysse en joli béret à rubans flot-
tants. Bezozzo ligure Orphée en chausses, Hercule en
238 LE QLATTKOCENTO
chemise, Hélène en corset. Le Pérugin, ayant à repré-
senter dans la salle du Cambio de sa ville natale, la
Prudence, la Justice, la Tempérance, les illustre d'après
la leçon de l'humaniste Maturanzio de personnages
antiques. Sous la Prudence, il colloque Fabius,
Socrate, Numa; sous la Justice, Camille, Léonidas,
Coclès; soûs la Tempérance, Scipion, Périclès, Gincin-
natus. Observons les ligures qu'une érudition impré-
vue dicta à la bonne volonté de l'artiste; à peine
altérées, ce sont celles que le Pérugin a recueillies
dans la vie contemporaine et qu'ailleurs il a placées
dans ses tableaux d'église, les vieillards qu'il a vus
entrer au conseil, les adolescents qu'il a vus joîiler sur
la place.
Comme leur littérature est de la rue, l'esprit de ces
gens est l'esprit de la rue. Ils en gardent la bonhomie
souriante, la badauderie amusée, la verve crue et jail-
lissante, le réalisme étroit et brutal. Us racontent des
saillies, se divertissent à des facéties et à des bons
mots, tellement que, dans le sujet le plus grave, le plus
digne, ils ne peuvent se retenir de céder à leur besoin
naturel de rire et de folâtrer ; ils abondent en histo-
riettes, se répandent en anecdotes, déversent leur
humeur robuste en épisodes accessoires, plaisants,
touchants et inutiles. Les enfants Jésus roses et blonds
dont ils ont inondé l'Italie, pour divins qu'ils soient,
font des pieds de ne/, jouent de petites musiques avec
leurs doigts et leurs lèvres, frottent leurs pieds candides
contre les longues barbes soyeuses des rois mages';
Benozzo Gozzoli, représentant les femmes épouvantées
qui s'enfuient devant la nudité de Noë, en imagine une
qui se couvre le visage de ses mains, mais regarde
entre ses doigts écartés'-'; un élève des Pollajuolo
montre Tobie et Haj)lia('l en marche; ils s'avancent
joyeusement dans la lumière et dans la foi; sauf quel»'
1. V. Filippo Lipi)i, Gerililo du Fabriano, Lorenzo di Credi, c:c.
•i. An Caiiipu Siinlu du i'isc.
LK PKL'PLK. SON SENTIMENT ARTISTKjl !•: 239
caniche brun do Tcbic, ennuyé d'unsi lon^^ voyage, ne peut
pas les suivre et se traîne parmi les cailloux'; et c'est
dans les coins, à propos de tout et à propos de rien, des
servantes, des paysannes, des profils de commères
ex[)erles en couches, des enfants qui se poussent, des
chiens qui aboient, des chats qui courent après des
peh^les de lil. Ils sont copieux, abandonnés, spontanés
et faciles. Us disent loul. Ils prennent garde à tout.
Ils ignorent le sentiment du relatif, et leur intérêt
méconnaît la perspective. Ce sont des gens pointil-
leux, minutieux, attachés à des vétilles, ressemblant à
ce Lapo Mazzei de Florence, à qui son ami Dalini
reprochait de s'inquiéter jusqu'à la boucle du sou-
lier de la fille servant l'esclave de la maison. Une
pierre, une pointe d'herbe, une bestiole, la broderie
d'une manche, l'orfèvrerie d'un éperon, le grain d'un
rosaire, la ganse d'un chapeau, ne sont point pour
eux des quantités négligeables. Ils traitent ces détails
avec autant d'application, de conscience et d'importance
que le reste.
Et, comme ils ont la littérature et l'esprit de la rue,
ils gardent l'âme de la rue. Ils sont tendres, naïfs et
dévotieux ; aucune aventure n'a troublé leur foi can-
dide, jolie et mesurée ; les mystères sacrés qu'ils
racontent contre les murs de l'église au service de
laquelle ils travaillent, les touchent encore de leur
grâce. Qu'importe qu'ils aient tenté de rares excursions
du coté de l'antiquité profane, puisqu'ils y conservent
un clair esprit de sainteté? Leur talent ressemble à de
la vertu. Leurs vierges comme leurs Vénus, leurs
Grâces comme leurs Saintes femmes, leursangescomme
leurs dieux, sont le produit d'un même évangélisme.
Ici et là, môme émotion intérieure, môme sincérité
adorable, môme ignorance ou négligence de l'ellet,
même scrupule, même conscience, même adoration, et
cette amitié des choses, celte sympathie avec le monde
1. A l'Académie des Beaux-Arls de Florence.
240 LE QUATTROCENTO
créé, cette bienveillance de poverelli que le siècle
éprouve encore pour la nature qui est l'œuvre de Dieu,
de telle sorte qu'il y a plus de piété véritable dans
une mythologie quattrocentiste que dans le tableau de
religion d'un Vénitien ou d'un Bolonais.
C'est ainsi que leur œuvre, strictement populaire,
au lieu d'être colloquée à côté des antiquités savantes,
veut être comparée à l'art ingénu du popolino. Si l'on
cherche dans les tirades latines contemporaines l'expli-
cation de ces fresques, on risquerait de ne point les
entendre. Pour connaître leur inspiration, il faut se
rappeler les pauvres choses du peuple, ses petites chan-
sons d'amour ou de piété, ses laudes, ses prêches, ses
storie, ses rappi'esentazioni , avec qui elles sont en
accord et en sympathie, dont elles gardent l'accent, à
qui elles servent d'images et dont elles demeurent la
vivante illustration.
Aussi bien cet art du peuple nous dit le peuple
autant que la littérature populaire, ses qualités et ses
vertus, la somme de ses intérêts, toutes les faces de
son esprit et toutes les nuances de son iTime. Il est sa
manifestation la plus parfaite, celle où il a réalisé
entièrement son génie et l'a dressé à la face de l'éter-
nité. Mais il est plus encore ; il est sa propriété.
Il lui appartient à un double titre, parce qu'il est de lui
et parce qu'il est pour lui. Si, dans leur superbe, les
humanistes dédaignent les histoires peintes en dialecte
et ignorent le tendre ellort de beauté des faiseurs
d'étendards et de grosseries, le peuple leur témoigne
un intérêt passionné. Il va directement à ces pages
claires et faciles, qui parlent sa langue, expriment son
esprit, colorent les imaginations dont sa têle est rem-
plie. H s'y reconnaît, s'y éduque, s'y amuse, s'y édilie
et s'y instruit. Qu'importe qu'on ne lui ait pas appris
à lire et qu'il n(^ possède pas de livres? II sait voir et
on lui donne des images. Ces images lui tiennent lieu
de livres. « Les figures représentées dans les églises,
\A: l'KLl'Li:. SON SENTIMENT AU TISTIOLK 2*1
dit Savonarole, sont les livres des enfanls et des
femmes'. >. Elles mettent à sa portée et content dans
son idiome les leçons ét<'rnelles de la Bible, les para-
boles des Ev<angiles, les gestes de quelques héros de la
chronique, de la légende ou de la foi ; elles signalent
à son ])('ché les tortures de Tenter et les allres du juge-
ment dernier; elles promettent à sa rectitude les joies
du paradis. Pieusement, honnêtement, il s'agenouille
devant elles, dit ses prières, égrène son chapelet, par-
tage Fémotion tranquille qui a dicté ces narrations
accessibles ; et, en outre, comme les bons peintres
ont pris plaisir à les bien peindre, pareillement il
prend plaisir à les bien regarder. Il rit aux saillies,
s'intéresse aux anecdotes, apprécie le fini du travail,
admire les qualités de la marchandise ; il reconnaît
saint Christophe h sa grande taille, saint Roch à sa
plaie et à son roquet, saint Laurent à son gril ; il saisit
les ressemblances des portraits, les types de son entou-
rage et de son cercle fixés sur la muraille; et, lorsque
les jeunes gens voient passer une fille dans les rues,
ils disent: « Voici Marie, voici Madeleine'-! » il est
connaisseur et entendu; il critique et il loue; c'est à
lui qiL'on s'adresse et c'est lui qui applaudit.
Comme Cimabue avait terminé sa Madone, ce fut,
dit la légende, dans son quartier une telle joie,
ime telle explosion d'enthousiasme et d'allégresse que
le quartier de Cimabue en prit le nom de Borgo Alle-
(jro ; deux siècles après, lorsque Ghirlandajo eut décou-
vert ses fresques du Chœur de Sainte-Marie-Nouvelle,
tout Florence éclate en bravos. Rien ne se mure, ne se
colore, ne se sculpte, que le peuple ne s'y intéresse :
une ville entière se passionne pour un projet de coupole
1. G. Gruyer. I.es illustrations de Jérôme Savonarole el les paroles
(le Savonarole sur l'art, Paris, 1880.
2. <i E li giinani vanno poi dicendo a (|uesta donna ed a quell'altia .-
costei è la Maddalena. qnello è San Giovanni, ecco la Vcrgine ; perché
voi dipingete le loro ligure nelle chiese, e qnesto è in gran dispregio
délie cose divine. » (Savonahole, l'rediche sopra Amos e Zaccaria.)
H. 16
242 LE QUATTROCENTO
OU pour un projet de façade. S'il ne s'inquiète guère
de la publication d'un dialogue latin ou de l'entrée en
fonctions d'un maître d'éloquence, il note le jour pré-
cis où l'on commence telle peinture et où telle peinture
est finie, les huit mille huitante-quatre étoiles qu'on
fixe à la voûte d'azur de l'église •, les ornements de
mosaïque dont on revêt la paroi du Baptistère. Il sait
les travaux en cours, les entreprises en exécution, les
embellissements qu'on rêve, les palais dont on jette les
fondements. Et un matin du mois d'août 1489, comme
on jetait à Florence les fondements du palais Strozzi,
le petit Tribaldo de' Rossi accourt, ouvre tout grands
ses yeux, lance dans les tranchées un vieux sou à lys
en souvenir, et, non satisfait, mande après son fils
Guarnieri et sa fille Francesca. « Et la Tita notre ser-
vante, qui était venue à la boutique pour la viande,
car c'était le jeudi, alla les chercher, et la Nannina, ma
femme me les envoya tous les deux habillés ; et je les
menai aux fondations susdites ; et je pris Guarnieri
à mon cou ; et il regardait en bas ; et, comme il avait
un bouquet de petites roses de Damas à la main, je le
lui fis jeter dedans ; je lui dis : est-ce que tu t'en sou-
viendras, toi? 11 dit : Oui. Ils étaient avec la Tita ser-
vante, et Guarnieri avait justement ce jour-là quatre
ans et deux jours, et la Nannina lui avait fait depuis
peu une petite veste neuve de taffetas changeant verte
et jaune. Que ce soit toujours au nom de Dieu -'. »
1. « A coDsolazione di chi avesse caro di sapcrlo, e non d'altri, fo
noto, conie nel Duomo e chiesa cattedrale di hiena, e per ornamento
di cisa, cioè nelle voile, e an'hi, oitre agli azurri, c belli fiegi di variati
colori, sono state messe nelle dette volte ottomiia oltâutaquattro
stelle. » (Alleuhetti, Diario, p 857 )
2. « Chando per loro la Tita noslra serva cliera veniita a bottegha
fier la carne, che fii in (iiovedf niattina, e la Nannina inia donna nie
i tnandù tutti 2 detti iigliuoli rivestili, c munali a detli fondanionti, e
preui Guarnieri in collo, e guatava cholagiù, e un niazzo di roselline di
aamascho cliaveva in niano veli fcce gittarc denlro, dissi : richordera-
tene, tu? Disse di si; insiuinc chola Tila serva nostra erano, e (Juar-
nieri aveva appiinlo dctto di anni 4 e 2 dl, e avcvali falto di pochi di la
Nannina una ghabanella di taiïetà changiante vcrde e giala nuova.
Sentpre sia al nome di Dio. j>
LE PKUPLE. SON SENTIMENT ARTISTIQUE 243
Les peintres, les orfèvres, les sculpteurs, les archi-
tectes sortis du peuple, restés du peuple, sont les
génies du peuple, qui se les montre du doigt, et en
tire gloire. Brunelleschi, — ou plutôt Pippo, comme on
rappelait plus simplement, — figure dans les Reali di
Francia de l'Ait issimo où on le voit bâtir sa coupole.
« l^t j'oserais dire que le Seigneur d'en haut le créa seu-
lement pour livrer cet ouvrage'. » Donatello est intro-
duit dans la sacra rappresentazione de Nabtichodonosor^
appelé par le roi de Ninive qui a dépêché en sa bou-
tique de Florence son propre sénéchal : « — Mon maître,
je le fais assavoir que tu te présentes à notre roi! —
Qu'est-ce que ça veut dire? Je n'ai pas une minute de
repos. J'ai à livrer la chaire de Prato. — Et il le faut
tout de suite! — Je ne veux pas m'y refuser, mais
j'ai à faire la Dovizia du Marché qu'on doit poser
sur la colonne, et pour le quart d'heure je ne peux
pas prendre plus de travail'. » En 1458, l'épicier
Luca Landucci énumére les hommes de Florence qui à
son jugement, sont « nobles et excellents » ; nous n'y
voyons pas Poggio qui était alors chancelier de la
République, ni Landino nommé cette année même
professeur au Studio, ni Ficin qui a déjà composé ses
hisli lu lions platoniques, ni Argyropoulos qui brille
dans toute sa gloire d'helléniste; mais Gosme de Médi-
cis, l'archevêque Antonino, le prêcheur Lapacci, le
1. « C'have inodelli e ingegni tanto vari
Ch'a pena contemplarli si potea,
E ardirô di dir che Dio di sopra
Soi lo créasse per fornir quelVopra. »
2. « Maestro mio, io ti fo a sapere
Ciie al nostro re tu sia appresentato.
— Io fui niosso testé, che vuol e dire ?
Io ho fornire il Pergamo di Prato.
— E' bisogna testé. — Non vo' disdire.
E ho a fare la Dovizia di Mercato
Laquai sulla colonna sha a porre
E ora più lavorio non posso torre. »
0. In Mercato Vecchio, sopra una colonna di granito, è di mano di
Donato una Dovizia di maciguo forte, tutta isolata; tanto ben fatta, che
dagli artofici e da tutti gli nomini intendenti è lodata sommaraente. »
(Vasari, II, p. 400.)
24i LE QUATTROCENTO
chante-histoires Antonio di Gnido, et des peintres, et
des sculpteurs. « Donatello, sculpteur, qui lit la sépul-
ture de Messer Leonardo d'Arezzo à Santa-Croce; et
Desiderio, sculpteur, qui fit la sépulture de Messer Carlo
d'Arezzo, aussi à Santa-Croce ; ensuite apparut Rosellino,
homme très petit, mais grand en sculpture, il fit celle
sépulture du cardinal qui est à San-Miniato à main
gauche; maîlre Andreino des Pendus, peintre; maître
Domenico de Venise montait; maître Antonio et Piero,
son frère, qui s'appelaient del Pollajuolo, orfèvres,
sculpteurs et peintres; maître Mariano, qui enseignait
l'arithmétique; Calandro, maître à enseigner l'arithmé-
tique, et homme très bon et instruit, qui fut mon
maître ^ » Pour Luca Landucci, comme d'ailleurs pour
nous, Leonardo Bruni et Carlo Marsuppini ne sont
connus que par leurs tombes 2.
Enfin et surtout le peuple est le client des artistes.
Curieux de beauté, en voulant toujours et partout, à
l'image dévote clouée contre son mur, au bénitier de
faïence appendu au chevet de son lit, au couvercle de
sa lampe, au panneau de son coffre, au manche de son
couteau, il porte seshumbles ustensiles chez les humbles
maestri. C'est pour un savetier que le Pérugin peint
telle de ses madon(»s ; c'est pour les commères de la
rue que le Ghirlandajo orne et décore des j)auiers; et
c'est pour les confréries et corporations de bouchers,
i. «Donatello scultore, che fece la sepollura di messer Lionardo
d'Arezzo in Santa Croce ; e Disidero iscultore che fece la sepollura di
messer' Carlo dArezzo pure in Santa Croce. Di poi venne su cl liossel-
lino, un uomo nifdto piccolino. ma grande in iscoltura ; fcco quella
sepoltura dol Cardinalt; che è a SanMiniato, in (piella cappella a niano
nianra .. ; maestro Andreino dcgllnpiccati, piltore ; maestro Douienicd
ela Vinegia, pittore vcniva su; maestro Antonio c Piero suo frati'lln
che si chiamava del Pollaiiiolo. orali, scultori e pittori ; maestro Mari.iiin
ehc'nsegnava l'abaco ; Calandro maestro d'insegnare labaco e uouio
molto buono e costumato, che fu mio maestro. » (La.ndlcci, Diario,
p. 3.)
2. A peu près à la mrme époque où écrit Landucci, Fliivio Itiondo
compose son lliiUn iUusIralu. Parmi les illustres KIorcntius, il compte
tout d'abord (>>sme, connue Ltmducci, mais aussitôt après, Pallas Strozzi,
Angiolo Acciajuoli, Anilrea Kincchi, Gianozzo Manelti, etc. (Opcru,
p. 3o:'..)
LE PEUPLE. SON SENTLMEM' ARTISTIQUE 245
do lisscraiids, do forgorons, do cardours do laine, que
les uns ot les autres accomplissent leurs œuvres les
meilleures.
Ainsi le peuple, avec ses imagos et ses chansons,
les histoires qu'on lui conte, les rappresen/azioni qu'on
lui joue, les proches qu'on lui fait, et tel que cet art,
cette poésie, cette éloquence nous le montre ; laborieux,
joyeux, pieux; d'une foi claire et mesurée ; d'un cœur
fidèle et fleuri ; infiniment poète, essentiellement
artiste; allant comme il peut à sa destinée ; existant
quand même en dépit dos doctes; remplissant sa tâche
de son mieux; mais seul, sans maître, sans idéal,
séparé par un abîme de l'élite pensante de la nation.
Cependant, entre lui et cotte élite, il y avait les
bourgeois.
CHAPITRE IV
LB8 BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN
I. Les bourgeois. — Leur position intermédiaire entre les doctes et le
peuple. — Leur caractère, leur doctrine et leur condition. — Leur
souci de la chose publique : les lamenti. — Leur soin de la religion.
— Leur fidélité à Dante. — Leurs livres de raison. — Leurs divertis-
sements littéraires. — Leur goût de l'histoire : les chroniques. —
Leur grâce. — Leurs talents de société.
IL L'œuvre littéraire des bourgeois. — Comment ils continuent, copient
et galvaudent Dante, Pétrarque, Boccace et les petits genres du Tre-
cento. — Burchiello et la poésie alla burchia. — Putréfaction de la
littérature de l'âge précédent. — Banqueroute de l'idéal. — Triomphe
du gros rire. — Protestation des bourgeois contre l'humanisme :
invectives de Domenico da Prato et de Gino Rinuccini. — L'usage
vivant de la langue écrite maintenu par les bourgeois. — Le latin a
accompli son œuvre et l'italien risque de tomber au rang de langue
alittéraire. — Retour à l'italien.
IlL Leone-Battista Alberti. — Son éducation et son œuvre d'humaniste.
— Son éducation par la vie : famille, amours, gymnastiques, maladies
et pauvreté. — Son excellence et sa curiosité infinies. — Son goût de
la Beauté. — Ses relations dans tous les mondes. — S'adressant à
tous, il écrit dans la langue de tous. — Ses dialogues et leur morale.
— La défense de l'italien — V Academia coronaria.
IV. Comment la tentative de Leone-Battista est assurée du lendemain.
— Raisons qui militent en faveur du retour à l'italien. — Les femmes
et le rôle de l'amour. — Premiers successeurs de Leone-Battista. —
Matteo Palmieri et sa Vila civile. — Cristoforo Landino et ses leçons
sur Pétrarque au Studio. — Laurent de Médicis et son plaidoyer pour
la langue toscane. — Fortune de Dante réhabilité dans ses charges
par la Signorie de Florence. — L'Académie platonicienne et le vul-
gaire. — ÔEuvres latines contemporaines traauites en vulgaire. — Le
bel italien. — Idée qu'on s'en fait et modèles qu'on lui propose. —
Le style de V Hypnerotomachia Poliphili.
V. La Renaissance.
I
Les bourgeois, très nombreux dans ce qui subsiste
en Italie de républiques marchandes, et plus spéciale-
mcîfit k Plorence, forment une classe intermédiaire,
flottante et mal définie, dont les couches élevées
atteignent jusqu'au bel esprit des humanistes, dont les
étages inférieurs confinent à la simplesse de la rue.
LES BOL'RGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 247
L'épicier Matteo Palmieri, mêlé à tout le mouvement
érudit de son époque, l'ami et le commensal d'hommes
savants, l'auteur d'œuvres écrites en latin, est quasi-
ment un humaniste, sauf qu'il tient boutique, au
Canto délie Rondini, de drogues et d'épices. Au con-
traire le petit artisan Tribaldo de' Rossi a beau con-
naître l'alphabet et rédiger ses mémoires, par ses
attaches et son esprit, il est peuple.
Sachant lire, compter, raisonner; s'entendant aux
questions et aux affaires; ayant souvent reçu l'an-
cienne culture scolastique du Trivhan et du Quadri-
viimi; connaissant parfois un peu de beau latin, les
bourgeois se distinguent du peuple qui est ignare;
ne faisant point profession de cette culture et n'écri-
vant guère en latin, ils se distinguent des érudits.
Prudents, sentencieux, économes; facilement mora-
listes, volontiers facétieux, grands louangeurs du
temps passé, plus développés par la pratique des
choses que par le commerce des livres, ce sont préci-
sément ces hommes qu'a définis l'un d'eux, «sans
science acquise, mais selon l'usage de la nature,
experts et sages, à qui il appartient de composer
chants de bataille, chansons, musiques propres à
délecter les hommes simples et matériels, et parfois
de noter quelques-unes des choses qui apparaissent
dans les pays, autant qu'ils le peuvent comprendre^ ».
Il faut rechercher leurs origines spirituelles chez les
petits trecentistes de l'Age précédent; chez Antonio
Pucci qui est sonneur de cloches; chez Ser Cambi qui
est marchand d'épices ; chez Ser Giovanni qui s'intitule
le premier des barbagimmi; chez Franco Sacchetti qui
se dit uomo discolo e grosso, oui, Sacchetti qui prétend
que la justice est morte, Sacchetti qui attaque les moines,
1. « Uoniini senza scienzia acquisitata, ma secondo l'uso délia natura
expert! e savi, sta di coniponere canti di bactaglie, canzoni, suoni e
altre cose, a dare dilecto alli homini simplici e materiali, e alcuna volta
di notare alcune cose che appaiono in ne' paesi, segondo quelle che
puù comprendere. » (Sercambi, Croniche.)
248 LE QUATTROCENTO
Sacchetli qui flétrit les tyrans, Sacclu !ti qui se plaint
des impôts, Sacchetti qui pleure la foi perdue, Sacchetti
qui polémise, conte, chante, rit, plc-ire, et qui est
d'ailleurs marchand, citoyen et magishat, donne assez
exactement leur mesure, s'il est permis d'assigner un
format à cette classe.
Ils sont marchands de drap, marchands de soie,
changeurs, hanquiers, épiciers, appartenant au peuple
gras, si ce n'est toujours par la position, au moins
par la disposition ; ils sont jhges, notaires, greffiers,
juristes, scrihes, magistrats; ils sont capitaines du
peuple, ambassadeurs, podestats, gonfalonniers de jus-
tice ; et ils sont parfois chanoines, prieurs et vicaires.
Ils ne chantent pas comme le peuple : ils écrivent.
Ils n'écoutent pas : ils lisent'. Ils n'improvisent pas :
ils réfléchissent. Ils narrent, ils disputent, ils dis-
sertent, ils raisonnent, ils conseillent, ils regrettent, et
ils prêchent surtout beaucoup. Ils ont de l'escient, du
jugement, du bon sens, de l'assiette et de la raison.
Ils sont assis sur leur office comme sur un banc. Us
sont graves et pondérés. Ce n'est pas à eux (juil fau-
drait faire prendre des vessies pour des lanternes, ni
tâcher de conter que midi est à quatorze heures.
Ils savent parfaitement frauder le fisc, cacher leurs
revenus, exagérer devant les officiers de l'impôt leurs
charges domestiques. On se tromperait encore d'exiger
de leur vertu des atlitudes aussi héroïques que témé-
raires, et qu'ils aillent s'Uttirer quelque ennui en se
m«'ltant entre les jambes des gouvernants. « Dans les
faits d'itllat, dit Neri Gapponi, je conclus que vous le
teniez pour qui le tient, et chargez-vous en peu, et
1 . Les Hlorie que goûtent les bourgeois ne sont point celles chantijes
et riim'-cs par le canlamlmnco devant le peuple, il en a d'autres, à lui
plus pfirticiiliérement dcslinùes, écrites en prose, qui se lisent et i|iii sont
plus «('•rieuses. C'est ainsi (|uc lltalie possède, à côté do sa lilliniture
romanes(|uc en vers, une très vaste littérature en prose parallèle.
Andréa di Harheriuo, qui (lorissait autour de l'an 1400. et à qui l'on
doit, entre autre», les doux histoires de Cuerrino il Meschino et dos
Heiili <li Franciu, y fut excellent.
LKS BouKr.r:ois kt le rtCToUR a l italien 249
donnez votro faveur à qui gouverne'...» «Tiens tou-
jours, ajoule Morolli, pour celui ([ui lient et possède le
Palais et la Signorie, et suis leurs volontés, et obéis à
leurs commandements, et garde-loi de rien blâmer,
ni de dire mal de leurs entreprises et alïaires, mt^me
quand elles sont mauvaises-. » Ils s'intéressent aux
choses de leur pays. Ils savent, ce qu'ignorent les
humanistes, quel est le gouvernement le meilleur, de
celui d'un ou de plusieurs, ou de celui de peu ou de
beaucoup. Ils ont des théories d'Etat et des principes
de politique. Et s'ils ne défendent plus la commune
les armes à la main, oflice désormais réservé aux sol-
dats mercenaires, ils la conseillent toujours de leur
avis.
Le bien de la cité, l'honneur de la cité les intéresse
au môme chef que leur honneur personnel. Ils appar-
tiennent à une ligue ou à unefaclion. Ils sont travaillés
de soucis et de griefs publics. En 1420, à Florence,
Niccolo Uzzano s'en va subrepticement afficher sur le
palais de la Signorie certaines terzines si virulentes
contre les hommes au pouvoir, qu'on promet cent
florins d'or à qui en découvrira l'auteur. Ils composent
des libelles, des factums, des pamphlets, des déclara-
tions patriotiques. Dans les désastres publics englobant
toute une communauté, ils élaborent de longues com-
plaintes qui sont dites Lainenti, où par leur bouche
éplorée se lamente à la première personne la cité
déconfite ou le prince vaincu •^ Nous axons doi /(tmenti
de Constantiiiople aux mains des Turcs, de Pise aux
mains de Florence, de Volterre aux mains du Magni-
iique, de Gônes qui appelle au secours, de Rome qui
1. « Ne' fatti dello Stato. conchiudo che voi tegnate con chi lo tiene;
e pigliatene poco, e date fuvnre a chi repge, perché e' si conviene avère
maggiore. » (Muratori, Herun,, XVIII, UoO.)
1. « Tieni seinpre con clii tieue e posslede il palagio e la signoria, e
loro volontà e coiumandainenti obbedisci, e segiiita, e guardati di non
biasiiJiare. né dire maie di loro iniprese e faccende, eziandio che siano
cillive. » (MonELLi, Cronaclie, p. 276.)
3. Lamenli slorici ilei si-culi XI V, AT e A'1'7, raccoiti e ordinati a cura
di A. Medin e L. Frati, Bologne, 1887-88-90, 3 vol.
250 LE QUATTROCENTO
pleure la déchéance de son église; nous avons des
lamenti sur les disgrâces des comtes de Poppi, de
Galeazzo Sforza, de Julien de Médicis, du roi de
Naples. Ces choses, qui affectent la forme de sirventesi^
de ha/iate, de canzoni ou de simples octaves, s'écrivent,
s'envoient, s'affichent, se chantent sur la place; si ça
ne console pas toujours, ça soulage du moins un peu.
« Au temps, dit Gaugello, citoyen de la ville de Pergola,
où l'on découvrit ce traité, que certains méchants
devaient donner une porte à S. Ghismondo pour ruiner
cette terre, et ils furent châtiés avec justice, et caetera, et
moi étant à Urbin, et passant un jour à Pian di Gher-
cato, j'entendis une voix de ces boutiquiers qui disait :
Ces traîtres de la Pergola ! Cette parole me blessa d'une
telle injure qu'en moins de trois heures je composai
cette petite fantaisie, laquelle fut lue en ces boutiques
de Pian di Chercato, et après chacun se tint coi*. »
Et, comme ils ont du patriotisme, ils ont de la reli-
gion; ce sont eux qui, le plus souvent, fabriquent les
laudes dévotes et les rappresentazione sacre, à défaut
des humanistes qui ne sauraient s'abaisser à cette
besogne et du peuple qui ne saurait s'y élever. Ils
commentent la Comédie de Dante dans les églises; à
Florence, Giovanni Gherardo da Prato succède dans
cet office à Fil ippo Villani. et Antonio d'Arezzo succèdeà
Giovanni Gherardo : « Le 16 janvier 1428, noteCorazza,
maître Antonio d'Arezzo commença à exposer Dante à
l'église de San-Slefano a Ponte. Et parce qu'il y avait
peu de place, il la dit ensuite à l'église Sainte-Marie-
de-la-F'leur. »
Quehjuefois ils sont pauvres, perclus de dettes, mis
1. « AI leinpo che fo discoperlo qucllo Iractato che cerli ealtivi dove-
vano dare una porta al S. Gismondo per guastare qiiesta terra e qiielll
furono casti^ali ciun juslitia, etc., et io essendo in L'rbino e passando
un di per Pian di Chercato, sentii una voce di quelle boctighe rlie dixc :
quelii traditori de la Pergola. Qiiella pnroia mi punsc con tunianta
injuria che suhito in niauro di tre hore io conipusc nuesta pichula
fantasia, la quclla fo lecta in qnelli; boctighe di Pian (le Chercato et
ciaHCuno stectc puoi quetu. » {Lamenti^ oj). c, IV, p. 14i.)
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 251
pour leurs dettes en prison; et alors ils profitent de
ce r^pit pour composer des vers ou des histoires, à
l'exemple de Jacopo da Montepulciano, de Giovanni
Cavalcanti ou du barbier Burchiello. D'autres fois ils
sont riches, puissamment cossus, possédant des champs
au soleil, des graines au grenier, du linge dans les
coffres. Ils ont de l'ordre. Ils gardent un livre, le livre,
oii par besoin de clarté et de commodité mentales, ils
inscrivent les affaires, de leur vie spirituelle, comme
dans un tiroir ils enferment les objets de leur vie com-
merciale. Qu'on ouvre le livre ou le tiroir, on trouvera
en place ce dont on a besoin. Ils y inscrivent d'abord
les événements qui les louchent de près, leurs dépenses
occasionnelles, la naissance de leurs enfants, la dot et
la mort de leurs femmes, les rendements de leurs
terres, le nombre de leurs arbres fruitiers, leurs con-
trats, leurs voyages ; et comment ils étaient habillés
dans tel déplacement; et qu'ils se sont commandé un
bonnet de fourrure de tel prix; et que leur femme a
perdu un petit couteau au bal donné sur la place pu-
blique de Sienne. Ils y copient les écritures bonnes h
garder, telles que : recettes de pommades et d'eaux, for-
mules incantatoires, fragments d'anciennes chroniques,
strambotti^ sonnets, ballades, chansons de poètes fameux,
un petit traité de géographie, le Symbole de saint
Athanase, la Prière des sept allégresses en vers, la
Prière des sept allégresses en prose. Ils y consignent
les événements de la rue, de la cité ou du monde, et
non seulement les fêtes, noces, entrées triomphales,
bals, tournois, naissances d'enfants monstres, comètes,
pestilences, exécutions capitales, processions, ouragans,
tremblements de terre, mais les batailles, les édits de
paix, les promulgations de guerre, les détails d'ambas-
sades, les élections de prieurs, les ordonnances de
princes, les mouvements de la place. Ce sont leurs
livres de raison, leurs Diarii, lihri di ricordi, libri
secreti, memorie, zibaldoni, « salades de plusieurs
252 LE QUAT'HIOCENTO
horbes » comme dit du sien le marchand Giovanni
Rucellui.
Très actifs, détestant la paresse qui est une honte,
pour fuir le sommeil et s'occuper dans les heures
vides, ils s'amusent à écrire. Ils traduisent quelque
chose du latin, composent des traités utiles, racontent
des vies ou des histoires.
Giovanni Gherardi da Prato élabore son Trallato
d\ina angelica cosa mostrata per itna divofissima visione
et son petit roman du Paradiso degli Alherti ; le mar-
chand Feo Delcari de Florence translate du latin les
pieuses légendes d u Prato sjjîrihiale, la l 'ita diFra Egidio,
l'ami de saint François, la Vita del Beato Colonibini,
fondateur de l'ordre des Gesuati, qu'il enrichit de
chiiïres, de dates, d'informations puisées « dans les
papiers de notaires publics » ; sur la fin de sa longue
cairicre, et dans sa solitude champêtre de l'Antella, le
libraire Vespasiano di Histicci se divertit à coucher par
écrit un Trattato contro ail' ingratitudine, un Tratlato
délia vila e conversazione dei Cristiani. un Libro délie
lodi et commendazione délie donne illttstri, et, bien
qu'une pareille occupation soit « étrangère à sa profes-
sion », dans ses fameuses Vite, il « fait mémoire de
tous les hommes doctes qu'il a connus dans celte époque
par le moyen d'un bref commentaire* ». Encore que
leur esprit, nourri de chiiïres et de faits, garde les deux
pieds sur terre et ne soit point pour se perdre dans les
nues, C(ît esprit n'est point l'ennemi de la poésie. Ils
sont hommes à priser l'iugéniositédélicate d'une inven-
tion, liclion ou vision amoureuse; et ils ne se montrent
pas si rustiques qu'ils ne soient capables tout comme
un autre d'y aller de leur sonetto candato. Mais (jue
s'ils s'essoufllent (juclquefois après les allégories d'un
autre monde, ils préfèrent rester dans celui-ci, et y
1. v Ucne clic siii alieno <l(.-lla iiiia profcssiono, tio falto iiieinoriH di
tutti k'i iioiiiini che ho cononciuli in questu ctà, pcr via d'un brève
romenlario. » (Vkhcahuro, p. 5.)
Li:s i!OLRGr:ois et le iietolr a l italien 253
nicltre joliment en vers, soit une nouvelle de Boc-
cace, soit une chronique de pays, oi^i il nV a rien à
inventer. Antonio da San-Miniato rime le siège de
Piombino. Niccolù Ciminello rime la guerre d'Aquila.
<joro Dati rime l'œuvre géographique de La Sfera, où il
est parlé des ciels, des terres, des continents ; et Pietro
de Moiitalcino, en un livre d'autant plus beau qu'il
porte un titre latin, Dcuisdttttio/irvirtitttnn etdc irgbnine
sanllafis, rime des principes de morale et d'hygiène.
L'histoire, dont on peut tirer mieux que de la poésie
<( un bon fruit » les intéresse au premier chef. Ils ont
la mémoire remplie d'événements, de souvenirs,
d'exemples et de faits historiques, qu'ils citent volon-
tiers dans leur prudence, et que, pourne point oublier,
ils couchent facilement par écrit. C'est ainsi que Pietro
Minerbetli, trois fois prieur de Florence, gonfalonnier
de justice, cavalier de l'Eperon d'or, était jadis homme
à dire précisément, « en quel an, en quel mois, en
quel jour avaient été faites ces o[)érations et ces choses,
desquelles on parlait et raisonnait »; mais avec l'âge sa
mémoire s'est si ad'aiblie que « moi, avoue-t-il, des choses
que j'entends qu'elles se fontetse pratiquenten quelque
lieu, c'est à peine si je les garde un an dans mon esprit...
et cela très souvent m'excite à colère... et c'est pour
cela que j'ai pris à cœur de faire quelque mémoire
pour moi seul des choses que j'entendrai qu'elles se
font en beaucoup de pays* ». Pour des raisons sem-
blables, les uns et les autres élèvent souvent leur
modestes diarii jusqu'à la hauteur ou jusqu'à la pré-
tention d'annales et de chroniques.
Giovanni Sercambi, épicier et magistrat de Lucques,
raconte, '< pour ne point rester oisif », les trois histoires
1. « Ma oggi è tanto indebilitata la memoria che io délie cose ch'io
odo si fanno, o adoperano in alcun luogo, appena un anno le tango a
mente... e queslo ispesse volte mi move a ira... e per questo mi sono
posto in cuore di fare aUimo ricordo per me solo di quelle cose che
udirù si facciano in molli luoghi. /> (Pietho Mineubetti, Cronica, Tartini,
Reruin, Florence, 1748-1770, 2 vol.. Il, p. 80.)
2o4 LE QUATTROCENTO
de Liicqucs libre, de Liicques gibeline, de Lucques libé-
rée, travail qu'il commence en Tannée 1368, qu'il pousse
jusqu'à sa mort en 1424, et qui, depuis l'année 1400,.
n'est plus qu'un monceau de choses jetées pêle-mêle.
Goro Dati, de Florence, consul de l'Art de la soie et
prieur, « pour fuir l'oisiveté et le sommeil à l'heure du
midi, » raconte à un de ses familiers « par ordre, chaque
jour un morceau », « l'histoire de la longue et grande
guerre d'Italie qui fut en ces jours entre le tyran de
Lombardie duc de Milan et la magnifique commune de
Florence * ». Neri Capponi de Florence compose le Co)n-
mentario deiracqtmto di Pisa, et Giovanni Cavalcanti de
Florence, enfermé injustementpour dettes « dans les hon-
teuses et fétides prisons qui, par leur vocable, sont appe-
lées lesStinche », réduit à discourir contre son gré «avec
des personnes de condition abominable et perverse»,
« pour oublier les perverses et si méchantes gens et
leurs conversations » et « pour réfrigérer ses passions et
leur donner de l'espace » décide « d'écrire les divisions de
nos citoyens, et d'où procéda l'exil de Cosme de Médicis, et
puis son retour, et ce qui s'ensuivit de cet exil mal fait- ».
Pietro Minerbetti suit l'histoire de Florence de 1385 à
1409, et Domenico Buoninsegni, la conduit de 1410 à
1460. Bernardino Corio étudie l'histoire de Milan depuis
ses origines jusqu'à la fuite du Sforza à Innsbruck, et
MarinoSanudo détaille la vie des doges de Venise jusqu'à
Antonio Barbarigo. Et que si ces chroniques visent plu»
ou moins au beau style, d'autres sont plus domestiques
et familières.
Stefauo Infessura, notaire, préteur à Orbe, maître de
1. « Dilibero di racconture oyni di un pezzo per ordinc, la sloria délia
lun^a e grande guerrn d'Italia, che fu a questi nostri di tra il liranno
di Loriilmrdia diica di Milano e il magnifico couiunc di Fircn/e. »
((joHo l)ATi, Sloria di Firenzf, Florence, n^ii, p. 1.)
2. « ... l'er rifrigerare e dare liiogo aile mie passioni, e da quelle
farini lontnno (juunlo era j os.sibile, per ohbliare le perverse e si nial-
vngc gcnti, e le loro conversiizioni, elcssi di scriverc dclla divisione di
nostri citladini ; c dunde procedelle il cacciauiento di Cosiuio; e poi
de! 8UO rilornarc ; e quello che sei(ui di questo mal Tatto cacciauiento. »
(fjiovA.ii.Hi Cavau;aati, Isturiv florentine, Floreme, 1828, 2 vol., I, p. 2.)
LES BOURGEOIS ET LE RETOUK A l' ITALIEN 255
droit à Rome, secrétaire du Conseil de sa commune,
écrit la chronique romaine de l'an 1244 aux dernières
années du Quattrocento. Giovanni Pietro Gagnola, châ-
telain de la Rocca di Sartirana raconte en milanais à
Ludovic le More « pour fuir la paresse et prendre
(|uelque récréation dedans les murs », « les désolations
qui ont été faites à cette Ilalie par gents barhares et
extérieures depuis l'incarnation de Notre Seigneur
Jésus-Christ' » ; et il faut citer les chroniques d'Orvieto
de Niccolù délia Tuccia, les chroniques de Forli de
Leone Gobelli, les chroniques de Pistoie de Luca Domi-
nici, les chroniques de Gubbio de Guernieri Berni, les
chroniques de Brescia de Gristoforo da Soldo, les chro-
niques de Venise de Piero Malipiero, les chroniques de
Rome de Paolo di Petroni, les chroniques de Naples
des Ramo, les chroniques de Florence des Rinuccini.
Ces œuvres, indilï'éremment écrites en vulgaire ou
dans le latin des procédures, remontant parfois au
déluge et s'aidant alors de chroniques plus anciennes,
constituent une sorte de trésor domestique. Elles sont
élaborées par le père et transmises au (ils, à qui il
arrive de les tenir au courant. Elles représentent des
façons de mémento^ de répertoires, d'une consultation
utile aux familles qui les possèdent. « Quoique, dit à
ses lils Giovanni Morelli des siennes, elles soient écrites
grossement et matériellement, je pense que vous y
trouverez dedans bon fruit, et cela ne se fait point pour
lire à plaisir, ni pour montrer à aucune personne, car
appartenant à autre qu'à vous, on s'en moquerait-. »
Non que le goût de l'histoire, le soin de l'Etat, le
<ull<^ de la religion, le souci du commerce et de leur
profession les absoi'be tout entiers. Ils ont l'esprit bien
1. « Le desolazioni a questanostra Italia state faite du giente barbara
f externe da poy la incarnazione del N.-S. J.-C. »
2. « E comechè grossamente e material mente iscritte, nondimeno
penso che vi Iroverete entro buon frutto, e questo non si fa per leggere
a dilctto, ne per mostrare ad alcuna persona, che non appertenendosi
ad altri che a voi, se ne sarebbe fatto betfe. » (Mohelli, Cronache,.
p. 2415.)
256 LE OIATTROCENTO
fait. Ils lénioig^iient, surtout au temps de la jeunesse,
d'une liumeur jolie. Ils ont des armes, des armoiries et
des devises d'amour. Us sont hommes à paraître dans
un bal, à figurer dans un tournoi, à tenir leur place
dans une réunion. Ils connaissent de gracieuses mvlho-
logies. Ils touchent facilement du luth. Ils improvisent
quelquefois des chansons. Ils sont empressés envers les
dames. Ils s'etTorcent de disserter de courtoisie et de
gentillesse. S'appliquant à être de requête auprès des
compagnies aimables, ils possèdent plus d'un tour dans
leur gibecière et plus d'une ressource dans leur esj)rit.
Pour chasser l'ennui des longs voyages, égayer les
veillées monotones, tenir en temps de peste son esprit
dispos comme il sied, ils racontent des histoires. Ils
mettent par écrit les farces qui se sont accomplies dans
leur époque, quelquefois sous leurs yeux : celle de
Brunelleschi et des artisans de Florence au Grasso
legnaiuolo ; celle de Messer Giovanni, grand farceur
de Florence, à Buonaccorso di Lapo Giovanni ; celle du
notaire Tinucci, du cavalier du palais Antonio et du
fils de Messer Guccio di Nobili au pauvre Âlfano dit
le Bianco : en li28, ne s'étaient-ils pas avisé de lui
faire accroire qu'il avait été nommé podestat à Norcia,
si bien que le simple homme démissionna de son
emploi, vendit ses allaires et partit aussitôt'? Ils ont
voyagé, couru le monde, assisté à des aventures,
recueilli des notices et des nouvelles, dont ils font |)ro-
vision, qu'ils envoient poliment comme hommages,
présents, remèdes aux maladies et consolations aux cha-
grins. Leur uK'moire est meublée de bon*^ tours, de bons
mots, de n'-ponses comiques, de fourberies boull'onnes,
constituant un véritable trésor de société. Et, lorsqu'ils
se rappellent de compagnie quelque piraterie du Piovano
\. Voir la nouvelle du (îrasso legnaiuolo, àann Manetti, Opérette isto-
ric/ie, Florence, I8HT — La nouvelle de Buonaccorso di Lapo. dans
licirghini, Af/t/iitn(e ni Sovelllrio, II, p. 115. — La nouvelle de Hianco
Alfani, ib., p. 211. — La science n'est point d'accord sur l'attriliuUon
■ilc ccH nouvelles.
1
LES 150URGE01S ET LE RETOUR A L ITALIEN 257
Arlotto OU qu'avec des gestes appropriés, Piero Vene-
ziaiio, « homme gai, plaisant, universel et de talent
merveilleux » leur narre sa fameuse histoire de Madonna
Lisetta Levaldini, ils rient à se décrocher la mâchoire
et se tapent sur les cuisses.
II
L'œuvre écrite de gens pareils n'appartient pas à
riiistoire de la litt('ralure, elle appartient à l'histoire
des mœurs.
Ecrivant en italien, — puisqu'on déiinitive, c'est en
italien qu'on achète, qu'on vend, qu'on vote, qu'on fait
l'amour, qu'on rôve la nuit, — ils n'écrivent point pour
le public et la gloire, ils écrivent pour leur pi'opre
commodité.
Une bourgeoise qui, de ses doigts piqués par l'ai-
guille, prend une plume, afin d'envoyer des nouvelles à
ses fils exilés; un ambassadeur qui adresse à sa com-
mune ou a son prince une relation secrète ; un mar-
chand qui, pour l'utilité de sa famille, consigne dans un
livre les faits de sa maison ou de sa cité ; un citoyen
qui dégonlle sa bile dans un factum politique ; un com-
père qui collectionne des facéties joyeuses, ne sont
point des auteurs; et les papiers publics et privés, les
rapports, les ?ne?nenlo, les libelles, les correspon-
dances, les livres de raison et les documents d'archives
ne constituent guère des œuvres d'art. Néanmoins,
comme les bourgeois sont avant tout « honnête homme »,
c'est-à-dire qu'ils jouissent d'une certaine culture, qu'ils
possèdent une petite librairie, qu'ils gardent des goûts
intellectuels, il leur arrive parfois, à côté de leur
mélier et de leur office, de s'essayer, par divertissement
et par passe-temps, à quelque belle composition qui
leur fera honneur. Lorsqu'on a la pratique et la reli-
gion des vieux poètes, des vieux conteurs, des vieux
il n
258 LE QUATTROCENTO
chroniqueurs, il n'en faut pas beaucoup pour qu'on
s'efforce à ses moments perdus, d'imiter leur manière.
C'est ainsi que, pour se distraire et par occasion, les
bourgeois du Quattrocento ont continué les vieux genres
littéraires d'Italie qu'ils ont empoché de sombrer dans
l'oubli. Il était impossible au surplus que la voix d'un
Dante, d'un Pétrarque, d'unBoccace s'éteignît sans pro-
longer d'écho.
Aussi bien, à la suite du poète Dante, quelques-uns
accomplissent des voyages d'outre-tombe et s'efforcent
d'être élus à des visions sublimes ou charmantes. Après
Fazio degli Uberti, à qui il avait suffi, dans son Ditta-
mondo, de dépeindre toutes les terres connues et in-
connues, l'évêque Federigo Frezzi de Foligno décrit
dans son Quadriregio les quatre règnes que l'homme
doit traverser pour atteindre de l'erreur à la vérité.
L'épicier Matteo Palmieri,de Florence, imagine, dans sa
Città di vila, qu'il monte avec la sibylle de Gumes jus-
qu'aux Champs Elysées. Marino Jonata de Campobasso,
en son Giardino ou Pnineto^ syllogise avec la Mort en
enfer et au paradis. Tommaso Sardi parvient, dans son
Anima peregnna,']\is(\\ik la face de l'Eglise triomphante.
Gentile Fallamonica, de Gênes, se laisse guider par le
soleil, et Francesco Berlinghieri, de Florence, se laisse
guider par Ptolémée'. Plus plaisamment, StefanoFini-
guerra de Florence, homme très facétieux et surnommé
Lo Za, invente, dans la Buca di Monferralo et dans le
Gagna, deux cortèges de gens de rien, « réduits à peu »,
« aussi riches qu'en songe », qui s'en vont, les uns
chercher un trésor dans une grotte, les autres habiter
une île où l'on ne paie pas d'impôts, et décrit, dans le
Studio d' A t eue ^ une foule qui part pour Athènes rifare
lo studio fermé à Florence : aulant de poules mouillées,
oies et non coqs, semblant toujours à'\\\i je ne sais pas,
la tôle plus vide qu'un brochet, notaires, maîtres de
i. Geot/raphia di Francesco lierlinf/hieri, Florçtice, 1480 (?).
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 259
loi, médecins, « qui ne trouveraient le pouls à un cam-
panile sonnant à toute volée^ ». Et comme à la place
de Virgile et de Béatrice, c'était Pietro Vettori et Ser
Gigi qui avaient servi de guide au Za, c'est Leonardo
Bruni qui sert de guide à Gambino d'Arezzo, qui se
heurte, dans sa cité, à une bande d'idoines.
D'autres s'inspirent des Trionfi de Pétrarque et de
VAmorofia visione de Boccace, qui sont eux-mêmes des
inspirations de la Commedia ^. Jacopo da Montepul-
ciano, enfermé dans les Stinche de Florence, compose
une Fimerodia qui, selon son étymologie, signifie « fa-
meux chant d'amour ». Gleofe de' Gabrielli célèbre le pas-
sage de Borso d'Esté à Gubbio en un triunfo ; en un autre
trionfo, le peintre Giovanni Santi, père ^de Baphaël,
exalte la cour de Fedorigo di Montefeltro, à Urbin ; et
dans le Trionfo délie virtù, le notaire florenlin Forese,
guidé par l'Intelligence, magnifie le marchand Gosme
de Médicis'*. Pestellino, orfèvre de son état, sur les
traces an Filostrato, chante ses voyages, ses aventures,
ses amours, et comment il guidait sa Dame en petit
bateau. Dedans un joli bois apparaissent à Jacopo Ser-
minocci, marchand de Sienne, sept nymphes chasse-
resses et six garçons qui disputent de treize questions
d'amour. A Domenico da Prato, notaire de Florence,
sa propre Dame apparaît deux fois, une première fois
dans un pré où elle joue, avec d'autres dames, au jeu
du pomo [Il porno del bel fioretto), une autre fois sous
la forme d'une biche, puis d'un rossignol, puis d'une
infidèle à son amour (// Rimolat'mo). Sept Dames ou
autant dire sept Vertus guident Giovanni Gherardi da
Prato de la forêt d'erreur jusqu'à la montagne théolo-
1. « ... Costui è si perfetto isrnemorato
Che se tochasse il poiso a un campanile
Sonando a festa non l'haria trovato. »
{La Buca di Monlefevnilo... poemetti satirici di Stefano di Tommaso
Finiguerri, pub. par L. Frati, Bologne, 1884, p. 215.)
2. F. Flamiiii, La lirica loscana del Rinascimento anteriore ai tempi
di Lorenzo il Maçffdfico, Pise, 1891.
3. F. Xovati, // trionfo di Cosimo de' Medici, Ancona, 1883.
•260 LE QUATTROCENTO
gique et poétique du Parnasse et de la vertu, où il
avise, à côté des excellents poètes Dante, Pétrarque,
Boccace, Zanobi da Strada, les peintres Giotto, Gaddi,
Orcagna. Ovide prend par la main Messer Piero del
Giocolode Pordenone et, le conduisant dans les règnes
d'Amour et d'Infortune, l'amène jusqu'à la présence
de sa Dame couronnée d'olivier, qui cède la place à
Boèco.
Et tous ceux de Florence, et Marco Piacentini de
Venise, et Domizio Broccardo de Padoue, courtisent
leurs Dames en de mélancoliques sonnets, à la façon
suave du poète Pétrarque, qu'à peine mort Zenone
Zenoni a magnifié en une Vision de treize chapitres :
Cino Rinuccini, le jurisconsulte Buonnaccorso da Monte-
magno, le chanoine Uosello Roselii, le lecteur endroit
Francesco Accolti, le héraut de la Signorie Antonio di
Meglio, le notaire Domenico da Prato. En 1409, le
juriste et orateur romain, Giusto de' Conti, s'est épris
merveilleusementd'unejeune fille, peut-être religieuse,
à laquelle il n'a pas le droit de prétendre et dont il
chante, en un canzonière intitulé la Bella Mano, la
belle main qu'elle avait.
Gentile Sermini de Sienne, Masuccio Guardati de
Naples, Sabbadino degli Arienti de Bologne, ont, à
l'instar des conteurs Boccace, Sacchetti, Ser Giovanni
et autres novellieri, l'imagination remplie de nouvelles
plaisantes, divertissantes, gracieuses, narratrices ou
lamentables. Celles de Sermini, qui lleurissait auloiu*
de 1424, à Sienne, sont écrites sur des paperasses et
chiiïons qui remplissent ses colTres et armoires; pou|
complaire à un ami très cher, il s'amuse à les recucillil
dans un livre : « Et comme celui qui veut envoyer un<
petite salade à son ami prend le panier et le couteau, cl
s'en va chercher par tout le jardin, et les herbes qu'il
trouve, il les jette comme il les trouve, pôle-môle, danl
le panier, i)areillement il m'est arrivé de faire; anssi
ceci me semble devoir s'appeler, à bcndioil, non livre,
LES BOURGEOIS ET LE REïOLR A L ITALIEN "261
mais panier de salade, et c'est le nom que je lui
donne'. »
Ser Cambi, Marino Sanudo, Bernardino Corio
s'ellorcont d'imiter les Villani. D'autres imitent les Rus-
tico di Filippo, les Pieraccio Tedaldi, les Franco Sac-
chetti, et Antonio Pucci, qui disait en sonnets la mala-
die d'une poule, la recette d'une sauce, la maladresse
d'un barbier. Le banquier Francesco Alberti fait un
sonnet sur un nez tordu; Giovanni da Prato j^ausse la
coupole de Brunelleschi; Antonio Bonciani invective
un chanteur de place; Antonio di Meglio et Giovanni
Barberino échangent en sonnets des remèdes propres à
guérir leur disposition à la mollesse. Et comme au siècle
précédent ileurissait déjà la poésie burchiellesque, qui
embrasse deux ou trois cycles ténus, qui chante le
manteau en loques, la maison branlante, la haridelle
boiteuse, une mauvaise nuit, un méchant repas, et dont
une des principales sources de comique consiste à
amonceler des choses qui n'ont que voir ensemble, à
entasser des objets pris à hue et à dia, et du persil, et
des trulFes, et des anguilles de San-Salvi, et du hoche-
pot d'Allemand, et des hommes chauves, et un bœuf, et
un àne qui vole, et une fève frite à l'huile, et des
archets, et des peignes, et des Heurs de mauve... (« Voilà
qui est bon à engraisser la barbe aux noisetiers >')>) ; le
1. « E si corne colliii che una sua insalatella vnole a iino siio arnicn
mandare, preso il paneriizzo e '1 colteliino, l'orlicello suo tiitlo ricerca.
e coiue i'erbe trova, cosi ael paneretto le meUe senza alcuuo assort i-
nienlo iiiescolatamente ; non altraiiiente a me é convennto di fare. Pero
adunque mi pare che questo meritamente non iibro, ma imo paneretto
d'insalatelia si dehbi chiamare, e pero questo nome li pongo. > {Le
uovelle di Gentile Sermini da Siena, Livourne, 187 i, p. 3.)
2. « Prezzemoii, Tartufi, e Pancaciiioli,
Anguille da Legnaia e da San Saivi,
Lasagne di Tedeschi, uomini calvi,
E râpe, e pastinache, e fusajuoli,
E un Bue, et un Asino che voli,
E lava con che l'olio fritto insaivi
E arcolai, e pettini, e fior malvi,
Son biioni a ingrassar barbe a'Nocciuoli. »
{Sonelli del liurc/iiellu, del lielUncioni e d'ultri poeti fioretilini alla
burchiu, Londres, 1737, p. 4'J.}
262 LE QUATTROCENTO
barbier Burchiello, qui a donné son nom au genre ou,
ce qui revient au même, à qui le genre a donné son
nom, triomphe dans cet ordre de facéties.
Né en 1404, à Florence, fils d'un charpentier, s'appe-
lant en réalité Domenico di Giovanni et tenant boutique
de barbier dans le quartier de Caiimala, c'est un esprit
bizarre, mordant]et facétieux, tellement que son échoppe
est aussi bien une officine de bel esprit et un coin de
fronde qu'une boutique de barbier. Burchiello a des
lettres, de la religion, une opinion politique; il est
pour les Albizzi contre les Médicis tant et si bien qu'au
retour de Cosme, en 1433, il est exilé de sa patrie ; il
court l'Italie, séjourne à Sienne, séjourne à Venise,
revient à Florence, et meurt à Rome, en 1448. Mais
les tristes conjonctures d'une existence aussi nomade
et d'une condition aussi diverse ne lui sont que pré-
texte à railleries, moqueries et bouffonneries. Empri-
sonné à Sienne, peut-être à la suite de quelque expé-
dition amoureuse, pour avoir rossé un enfant et volé
de nuit, à la faveur d'une échelle, deux bonnets qui
séchaient valons et communis existhnationis decem
sollidonmi, il reste à l'ombre plusieurs mois, «der-
rière le réseau d'une grille », « se faisant jour avec les
mains », la cervelle pleine de fantaisie, rimant des
sonnets à l'aide d'une plume qu'on lui porte dans une
gousse et à l'aide d'encre qu'il se fait servir au lieu
de vin. Il s'amuse de tout et de tous, tant il a le cœur
jovial et l'esprit dispos. Il rit de son dénumeiit, de
ses privations, de son manteau troué comme une
écumoire, de sa maison ouverte à tous les vents, des
puces, punaises, rats, souris, moustiques, qui couchent
dans son lit, de ses chemises brodées de taches, de son
petit bien qui lui rapporte une Ihuir de sureau l'an. Il
est mahidc; il meugle (h; douleur à sa femme; ses
genoux tombent sur ses talons; une grenouille coasse
dans son ventre : il rit(iuan(I même. D'ailleurs la |)lupart
de ses souffrances sont physiques; sa vie intérieure est
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 263
réduite à la vie de son ventre; la fumée qui s'élève au
bout de son horizon est la fumée d'un ragoût : « Toutes
leurs viandes ont un goût de bouilli! » dit-il, avec un
soupir, de Venise. Et parlant argot, vivant des menus
accidents de la rue, procédant par allusions aux humbles
faits contemporains, son imagination abonde en inven-
tions truculentes, en propos de haute graisse, où le
harnais de gueule et les histoires de digestion tiennent
la place d'honneur : querelles d'alcôve avec sa femme,
recettes de cuisine, receltes de drogues, propositions
d'énigmes et de charades, tableaux de genre, natures
mortes, trognes d'ivrognes, profils de haridelles, cor-
beilles de fruits, amas de proverbes, et chapelets de
sonnets grotesques, paillards, énormes, ventrus, dévots
et bouffons, propres à divertir les bourgeois dans leurs
accès d'humeur chagrine.
Toute cette littérature n'est pas la continuation de
celle duTrecento, mais sadégénérescence. Elle est lourde,
épaisse, longue, lente, d'une pauvreté et d'une vacuité
de misérable. Elle se traîne a ras la terre après les
beaux modèles qu'elle réduit, galvaude et confond.
Gomme l'humanisme, elle n'existe pas d'une existence
à elle, mais d'une existence factice de reflet et d'écho.
Elle ne vit pas, elle survit. Elle ne crée pas, elle copie.
Elle no tire que l'intérêt médiocre de montrer comment
un organisme, qui fut vivant, s'altère, s'atrophie, se
décompose, et quelle efflorescence de pourriture naît
sur le chef-d'œuvre. Tout décline, diminue, s'alfaisse et
retombe à la fois; l'inspiration et l'expression; le cœur,
l'esprit avec la main. L'àme du passé, qui avait nourri
de sa puissante sève un Dante, un Pétrarque, un Boc-
cace, est en pleine décadence. La source est tarie; les
« maisons du Parnasse sont vidées » ; à la poésie suc-
cède la parodie, à la tendresse la manière, au sourire le
gros rire. Et dans cette banqueroute des grands efforts
et des grands rôves, dans cette faillite de la beauté,
dans cette débâcle du génie, un seul genre progresse et
264 LE QUATTROCENTO
se développe, la poésie burchiellesqiie, qui est elle-
même une fleur de décrépitude, le résultat d'une longue
décadence, du genre gnomique au genre moral, du
genre moral au genre facétieux, du genre facétieux au
genre burlesque et du genre burlesque au genre bouf-
fon'. Il semble qu'avec ces bourgois cauteleux, pru-
dents, courts d'haleine, qui. artistiquement parlant,
n'existent que lorsqu'ils rient, le ciel prenne sa
revanche de la terre, la matière de l'idéal, la carica-
ture de l'extase. Ne pouvant être Pétrarque, ils se
contentent d'être Burchiello. Incapables de s'envoler
au paradis, ils se traînent dans la petite trivialité de la
rue. Ne sachant plus parler la langue aulique, ils
adoptent la langue verte.
D'ailleurs, qu'auraient-ils pu faire d'autre etde mieux,
eux qui ne considéraient la littérature que comme une
distraction et qui ne lui consacraient que les rognures
de leurs heures? Leur métier n'est point de conter
finement ou de chanter avec grâce, mais de compulser
des minutes, de vendre de l'étoffe, de plaider des causes,
de raser des barbes et de gagner de l'argent; ce ne
sont pas des artistes, ce sont des amateurs. Les artistes
de profession ont passé à l'ennemi; ceux qui auraient
pu et qui auraient dû marcher dans le sillon si glorieu-
sement ouvert l'ont abandonné pour en tracer un autre;
au liou de ramasser et de transformer les vieux genres
nationaux, ils se sont mis à écrire ea latin, trahissant
la cause de « cette langue italique en laquelle Dante
écrivit, plus authentique et digne de louange que tout
leur grec et leur latin- ».
Les bourgeois ont bien essayé de protester contre cette
défection. Dès le début du siècle, ils se sont acharnés
contre « ces bilingues, ces traîtres, ces faussaires, ces im-
puissants, ces infclmes, ces inutiles », qu'ils ont couverts
1. Salomone Morpurgo, lUvista crilicu, Florence, I. li.
2. 'i O nrlori/i et fftma eccelsa délia italica lingual Certo esso yolgare.
nel qiinle icriHHc Dante, é piu auteiilico e dcgno di laude, che il latino
e il greco che cssi ànno. »
LKS BOURGEOIS ET LE RETOUR A l'iTALIEN 265
d'anathèmcs. Ils sont, disent les bourgeois, gens à courir
une journée entière après une dérivation de vocable; ils
disputent par les places à grands cris sur le nombre
de diphthongues qu'avaient les anciens, et pourquoi
aujourd'hui on n'en a plus que deux, et quelle est la
meilleure grammaire, et qu'on ne doit pas abandonner
l'anapeste de quatre brèves. L'un dit : « Je suis bon
connaisseur d'un livre » ; je réponds : « oui, s'il est bien
relié, et un libraire et un bedeau en peuvent faire
autant. » L'autre n'estimera une lettre belle que si elle
est bien diphtonguée. L'autre ne consentira à lire un
livre que s'il est écrit de lettres antiques. Ils méprisent
Dante qui n'a pas connu beaucoup « d'oeuvres faites et
grecques et latines». Hé! qu'esl-il besoin de tant d'af-
faires, et de poésie, et de philosophie, et de théologie en
tant de langues, et de nombre d'années, et de noms de
princes, ou monarchies, ou cités, et de chroniques, et
de semblables commémorations? N'est-ce pas confondre
les esprits encore mal solides des adolescents et jeunes
auditeurs que de dire : « Qui sera Homère et Virgile en
poésie? qui Aristarque et Priscien en grammaire? Qui
Parménide en rhétorique?» A la vérité, môme d'un
proverbe rustique, on peut tirer un bon fruit. Eux
n'ont pas seulement la libre fantaisie de composer un
sonnet; qu'ils cessent, dès lors, de déprécier chez les
autres ce qu'ils ne peuvent pas accomplir eux-mêmes,
d'autant plus qu'ils n'entendent rien à l'économie
domestique, qu'ils méprisent le mariage, qu'ils vivent
follement sans se soucier de ce qu'est le bienfait des
enfants, qu'ils ignorent quel est le Gouvernement le
meilleur, qu'ils ne conseillent pas la République de
leur avis et qu'ils oublient que plus le bien est commun
plus il est divine
1. « Nascondendonii mi riposo per non udire le vane e sciocche dis-
putazioni d'una bri^ata di garulli, che per parère litteralissimi apresso
ai vulgo gridano a piazza quanti dittongiii avevano ^'li anliclii, e percliè
oggi non se ne usano se non due, e quai grauunalica sia migliore, o
queila dei tempo del comico Terenzio o dell'eroico Virgilio ripulita; e
266 LE QUATTROCENTO
Mais cette protestation, partie avant que rhiimanisme
eût accompli son expérience, n"a pas été écoutée et ne
pouvait pas être entendue. Et alors les bourgeois,
laissés à eux-mêmes, sans personne qui les guidât et
les conseillât, ont suivi leur route solitaire et tâché
d'imiter les seuls modèles qui restaient, les beaux
modèles du passé. Cependant, agissant de la sorte, ils
ont rendu un service considérable aux lettres italiennes,
puisqu'ils ont conservé l'usage vivant de la langue
écrite et empêché l'héritage national de tomber en
complète déshérence. Grâce à eux, on sait encore tant
bien que mal fabriquer un sonnet, raconter une histoire,
concevoir un poème ; toute habitude artistique n'est pas
perdue; et le vulgaire, toujours écrit, tient encore une
place dans la littérature.
Sauf qu'au moment où nous sommes parvenus, les
choses ne pouvaient plus durer de la sorte.
D'un côté, le latin, poussé au point extrême par Pon-
tano et par Politien, n'a plus rien à apprendre ou à
exprimer; il a accompli sa tâche; les textes susceptibles
d'être immédiatement recueillis ont été recueillis,
publiés, répandus par l'imprimerie; on a surpris les
règles de la grammaire et de la syntaxe; on les a for-
mulées et on les a appliquées dans des œuvres char-
mantes. Quels nouveaux filons découvrir et quels
modèles, non encore atteints, proposer à son génie? Les
auanti piedi usano gli antichi nel versificare, e perché oggi non s'usa
1 anapeste di quattro brievi. »
«... L'altro (lira: io sono ottimo cognoscitore d'un libro ; rispondo :
si forse, se esso ë ben legato, e questo sa fare un bidello o uno car-
tolaio. »
« Dice esRere nociuto alla fantasia di Dante il non aver vedute moite
opère fatte. c ureche, e latine... »
« Et che à (fi bisogno poesia, o filosofia, o teologia di tante linj^'ue, o
délie loro menzofjne, o di numéro d'anni, o di nomi di ^)riiicipali o
imperii, o monarchie o di citladi, o di chroniche. o di simili comme-
morazioni ? »
« Delli provcrbii rusticani si true spesse volte biion frulto... f>
« ... Non si millantino adiinquc essi bilingui, se non anno (chc certo
non l'anno) libéra fantasia purdun scmotto comporre, e non disprcgino
quelle che essi non sanno lare... » (Invectives de (^ino Hinuccini et do
Domenico da Prato. dans Wessclofsky, l'nnidisu ilef/li Alberli, I, 2",
p. .303, sq. ; p. 3:{0, sq.)
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A l'iTALIEN 267
humanistes, au bout de leur rouleau, restent sans
ouvrage.
D'un autre côté, l'italien, abandonné aux faiseurs de
comptes, s'est appauvri, afTauti, alourdi ; il est devenu
trivial, grossier et épais ; il est déchu de ses traditions
glorieuses; il est tombé, et tombe de plus en plus, à
mesure qu'on avance, au rang d'une langue alittéraire,
bonne pour le commerce et la rue, mais que ne relève
plus le bel usage, que ne consacre plus aucun chef-
d'œuvre. Il lui faut ou être renouvelé par l'art ou mourir.
Il sera renouvelé par l'art sur l'exemple d'un homme
de génie, qui échappe aux cadres, aux étiquettes et
aux définitions : Leone-Battista Alberti.
III
Leone-Battista Alberti, né à Gênes en 1407, mort à
Rome en 1472, est d'abord un humaniste.
Il a appris le latin à Padoue avec Gasparino de Barzizza
et le grec à Bologne avec Francesco Filelfo. Il a com-
posé dans sa jeunesse une comédie latine, un opuscule
sur les inconvénients et les avantages des lettres, une
centaine d'apologues, un recueil de règles oratoires,
des lettres qu'il attribue à Epiménide, des dialogues
qu'il imite de Lucien ; il a composé des Satires, le
Pontifex^ le Mormis, le De re uxoria^ de petites
plaisanteries comme la Musca, le Passer, le Canis,
et une histoire de la conjuration de Stefano Por-
cari. De Conjiiratione PorcariaK Dès l'année 1432,
il est nommé abbréviateur apostolique, et jusqu'à l'an-
née 1 i64 il vivra dans le cercle de lettrés qu'entretient
la Curie. Lapo da Gastiglionchio admire son talent si
digne de louange qu' « on ne peut le comparer à aucun
1. Philodoxeos, De comodis litleramin alque incomodis, Apologi,
Ti-ivia, Epislolœ seplem Epiminedis Dio(/eiiis inscriplœ. Intercœnales.
On trouvera le texte ou la traduction de ces œuvres dans les Opère
volyari (éd. Bonucci), les Opuscoli morali (éd. liurtoli), les Opéra 'mé-
dita (éd. Mancini).
268 LE QUATTROCENTO
autre » ; Sabellico lui accorde un style latin tel qu'à sa
connaissance « il n'en fut peut-être accordé à personne. »
Politien se demande « s'il est plus propre à la poésie ou
à l'éloquence et si son discours est plus grave ou plus
charmant')^. Panormita lui dédie un poème, Filelfo
une élégie, Guarino une traduction de Lucien. AUotli
lui otTre d'écrire la vie d'Ambrogio Traversari ; Landino
l'introduit au premier rang de ses Disjmlations des
Canialdules ; Ficin le nomme dans la liste de ses fami-
liers. A lui, les lettres semblent « des gemmes fleuries »,
et aucun accord de voix ne lui parait « si suave » qu'on le
puisse comparer, pour le nombre et l'élégance, à un vers
d'Homère ou de Virgile; il écrit la naissance de ses
neveux aux pages de garde de son édition du Brutiis ; il
pense que, « sans les lettres, personne ne peut se réputer
gentil, que rarement on peut se dire heureux et qu'au-
cune famille n'a le droit de se proclamer ferme et com-
plète - ». A ces traits, on sont l'altitude du professionnel.
En même temps Leone-Battista Alberti a vu trop de
pays, il a été mêlé à trop de choses, il possède un
esprit trop universel, trop agité, pour limiter son génie
au cercle étroit de l'érudition.
Il appartient a une famille florentine, riche et con-
sidérable, qui compte dans son sein plusieurs lettrés,
mais qui compte aussi « de ces hommes non châtiés
par les lettres, mais faits érudits par l'usage et les
années», ((peut-être plus capables dans beaucoup de
choses, avec leur pratique, que les érudits avec leurs
subtilités et règles de malice^». (( Tu sais, lui dit son
1. « Dubitarc possis utruni ad oratoriani rnagis, an ad pooticen fac-
tus, utriim gravior illi scriuo fueril, an mbanior. » l'olilien ajoute :
< Nullui (|iiippe \n\tu: boinineni latucrunt (|iianilibct reinoUc littcrtt>,
quauilibcl rucondilii! discipliiiic. » (I'oi-itikx, Episl. X, 7.)
2. « Senza le lellcre si pu6 ripulare essere in niiino vera j^'entilezza,
Ken/.a le (|uali tuto si puù stiinarc in aictino essere felicc vita, senza le
quali nfjn bcne si puu pensare conipiuta e ferma alciina lainiKli"- »
{Opère vnlt/t/ri tli L. II. Alheiii, Florence, 1843, ."i vol., Il, p. lOi.)
3. « Lornini non gasti;;ali délie leltere, ma falli cniditi dail'iiso o
daf{li anni... possianio in bene moite rose con la nustra pratica, forse
pin che a voi altri litterati non è lecito colle voslro sottighezze e regolo
di inaliziu. » {Op. vuly., Il, p. 305.)
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A l' ITALIEN 269
aïoiil Loonardo, que je ne sais pas de lettres et que
je me suis ingénié dans la vie à connaître les choses
plus avec l'expérience qu'avec le dire d'autrui'.» Il
n'appartient à cette famille qu'à demi, puisqu'il est de
naissance illégitime; il lui échappe tout à fait par sa
volonté décidée d'aller sa voie et de ne point s'adon-
ner au commerce; de telle sorte qu'enfant naturel et
pauvre, il se rapproche par sa condition des couches
sociales inférieures. Sa position à la Curie le montre
clairement. 11 n'y est pas secrétaire apostolique, mais
simplement abbrévialeur.
Plus que les humanistes Barzizza et Filelfo, c'est
lui qui a fait son éducation. 11 a dressé son âme comme
une colonne, qui, «si elle est inclinée, ne supporte pas
même son propre poids, mais qui, si elle est debout,
soutient de lourdes masses'^»; il a habitué son esprit
<( à savoir ce qu'il sait, à pouvoir ce qu'il peut, à avoir
ce qu'il a »; il a travaillé son corps, aidé, à l'àgc de
quinze ans, un médecin à lui curer son genou, appris
à son palais à supporter le goût intolérable de l'ail et
du miel; il a fouaillé, malnient', dompté la bêle rebelle,
de façon que lui, né maladif et chétif, enrhumé pour
un coup de vent ou de soleil, affronte tête nue la
neige ou l'ardeur du Midi, franchit d'un saut un homme
debout, jette une monnaie jusqu'à la voûte de la cou-
pole de Rrunelleschi, monte les chevaux les plus fou-
gueux, grimpe les montagnes les plus ardues, trans-
perce d'une flèche les cuirasses les mieux trempées,
court, joute, manie les armes et touche les instru-
ments de musique comme personne -^ Né en exil,
orphelin dés l'âge de quatorze ans, persécuté et frustré
1. « ïu sai, Lionardo, che io non so lettere. lo nii sono in vita inge-
gnato conoscere le cose, più colla pniova che col dire di altrui. » {Op.
volg., II, p. 23:j.)
2. « ... In se stessa offirmata, ella non solo si sostenta, ma ed ancora
sopra vi regge ogni grave peso : e questa medesinia colonna, declinando
■da quella reltiUidine, pel suo in se insito carco ed innata gravezza,
ruina. » (Op vulq., 1, p. 18.)
3. Oper. volf/.,'\, p. 26, oT, 58; II, p. Ti, 108; III, p. 8, 72, etc.
270 LE QUATTROCENTO
par les siens, devenu malade pour sa trop grande
application au travail et contraint, à l'âge de vingt-
quatre ans, d'interrompre ses études, il a connu tout ce
qui forme, trempe, durcit le caractère : Texil, le deuil,
la misère, la maladie.
Il a étudié le droit canonique à Bologne, voyagé,
parcouru la France et l'Allemagne, suivi pendant
trente-deux ans les vicissitudes de la Curie. Il a été
amoureux ; il a pratiqué les femmes et en a souffert ;
il a composé pour elles des chansons, des ballades, des
sextines, des églogues, des sonnets; et il a déversé sa
rancune dans de petits traités et dialogues d'amour.
Sa curiosité est infinie, développée dans tous les
sens, dirigée dans tous les domaines, attirée par tout
ce qui est subtil, ingénieux, rare, noble et beau. Un
endroit discret planté de myrtes, un ruisseau qui se
cache sous les chevelures des petites herbes , un vieil-
lard sain, intègre et entier, une œuvre humaine
accomplie avec élégance, un quadrupède do forme
excellente, un oiseau h qui le ciel a réparti la grâce,
remplissent son âme de paix. Il s'intéresse aussi bien
aux races, performances, croisements, élevages et con-
ditions des chevaux [De Eqito animante) qu'à la mission
du juge, qu'à la théorie de la peine et qu'à la régéné-
ration du coupable [De Jiire)\ aux problèmes et devi-
nettes mathématiques [Liidi matematici) qu'aux secrets
de la toilette féminine [Amiria) ou qu'aux secrets des
écritures chiffrées {De componendis ctfris)\ aux ques-
tions de statique {De motions ponderis) qu'aux ques-
tions de nautique {Navis); à la forme graphique des
lettres n et v {De litteris atqne cœter'is principiis gram-
maticce) qu'à la perspective, qu'à la peinture, qu'à la
sculpture, qu'aux cinq ordres architectoniques, qu'à
l'architiîcture, qu'il appelle « une part de vie », et dont
il raisonne en des œuvres essentielles. On ne sait pas
où il n'a pas jeté sa sonde et où il n'a pas laissé sa
trace. « Dis-moi, écrit un lecteur contemporain à la
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 271
marge d'un de ses manuscrits, quelle chose a ignoré
cet homme ^? »
Estimant que l'être humain, tel le vaisseau, est cre'é
« pour sillonner les vastes espaces » et « tendre tou-
jours par l'exercice à quelque louange et fruit de
gloire'-», il lui faut toujours travailler et produire.
Au printemps, il lui arrive de pleurer « devant les
rameaux chargés de pétales et d'espoirs », car il pense
à l'œuvre incessante de la nature et à l'exemple qu'elle
donne » à la famille humaine». Son zèle est infati-
gable et sa prétention à la perfection universelle abso-
lue, voulant exceller dans chaque domaine, et qu'aucun
soupi^on « de chose non belle » n'effleure sa réputation.
Pour se distraire, remplir ses insomnies et dissiper
ses chagrins, il s'emploie, la nuit, «à quelque digne
affaire » ou « à quelque rare et ardue investigation » ;
il apprend par cœur un poème, dicte une prose latine,
développe un argument, construit en esprit « une ma-
chine inouïe pour mouvoir, porter, arrêter et établir
de très grandes choses », édifie en pensée un édifice,
où il dispose « plusieurs ordres de colonnes avec des
chapiteaux variés et des bases inusitées-' ». Et comme
il s'est signalé dans toutes les branches de l'activité
humaine, il fréquente toutes les classes sociales. 11
n'est pas que l'ami d'humanistes et de princes tels que
Pierre et Laurent de Médicis, Giovanni Francesco et
Lodovico Gonzague, SigismondMalatesta, Lionel d'Esté,
Federigo di Montefeltro, qu'il sert tour à tour de son
industrie, il est le camarade des Masaccio, des Dona-
1. « Diiiimi : che cosa ignoro mai quest'uomo? » (Mancini, ViUt, p. 418.)
2. « Quasi corne la nave non per marcirsi in porto, ma per solcare
lunghe vie in mare e sempre tenderemo collo esercitarsi a qualche laude
e frutto di gloria. » {Op. voir/., 1, p. 49.)
3. « Soglio darmi ad imp'arare a mente qualche poema o qualche
ottima prosa, soglio darmi a commentare qualche esornazione, ad
amplificare qualche argomentazione. Soglio massime la notte, quando
i miei stimoli d'animo mi tengono sollecito e desto, investigare e cos-
truire in mente qualche inaudita raacchina da muovere e portare, da
fermare e statuire cose grandissime e inestimabili... » (Op. voln., I.
p. 127.) ^ ' >
272 LE QUATTROCENTO
tello, des Ghiberti, des Luca délia Robbia, des Brunel-
leschi, à qui il dédie son Traité de la Peinture ; il pra-
tique à Florence, dans la boutique du barbier Burchiello
avec lequel il échange des sonnets; il s'attarde dans les
échoppes de forgerons, d'architectes, d'armateurs, de
simples cordonniers, vis-à-vis desquels il feint l'igno-
rance, afin de leur surprendre leurs secrets et « ce
qu'ils pourraient garder de rare et de caché dans leur
art* ».
Il est capable de peindre ou de mouler en cire un
Hercule, une Nymphe, un Faune '-. Il a construit, ou
fourni des plans pour construire, l'église de San-Fran-
€esco à Rimini, l'église de San-Sebastiano à Mantoiie,
l'église de Sant' Andréa à Mantoue, le Palais, la Loge
et la chapelle Rucellai a Florence, la façade de Santa-
iMaria-Novella et la Rotonde de la Santissima-Nunziata à
Florence. Il a inventé un instrument de géodésie, des
pendulesportatives, un hygromètre, la chambreobscure,
des jeux merveilleux de miroirs. II a trouvé le réticule
qui sert aux peintres. Il a fourni des receltes et des
théories aux artistes II a dressé un panorama de
Rome. Il a découvert le moyen de retirer une cons-
truction navale antique, enfouie au fond du lac Nemi.
De telle sorte que Gristoforo Landino s'écrie dans son
enthousiasme : « Où mettrai-je Battista Alberti et dans
quelle génération d'artistes peut-il être colloque^?» Et
(jiie Politien ajoute : « Aucune littérature, aucune dis-
cipline ne lui est cachée. 11 a tellement fouillé les
débris antiques qu'il a surpris et remis en usage le
style architectural des anciens. II a imaginé non seulc-
1. « A fabris, ab archilcctis, a naviculariis, ab ipsis sutoiibus sisci-
tabatur si qiiid narn Torte rarum sua in arte et reconditum quasi pecu-
liare scrvarcnt, »> [Oji. voli/., I, p. G.)
2. « lo non potrei dipinKere nù (infçere di cera un Ercole, un l^uuio,
una Ninfa, perché non sono esercitato in quesli artilicii ; potrobbo
queslo forse qui Batlisla, quale se ne diletta e scrissene. » {Op. volg., I,
p. 20; IV, p. 4«i.)
3. « Dove lascio Hallisla o in che generatione di dotti lo
riponf^o?.,. etc. » (Chihtokoho Landino, Apologia, dans Corazzini, Mis-
cellanea, Florence, 1833.)
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A l'iTALIEN 273
ment des machines, des trucs, des automates infinis,
mais des plans d'édifices admirables. Ajoute qu'il passe
pour peintre et sculpteur excellent, et qu'il est versé si
complètement dans tant de domaines qu'il vaut mieux
se taire que d'en parler trop peu^. »
Un esprit d'une telle envergure dépasse l'humanisme
aussi bien et plus encore qu'^Eneas-Sylvius. Il a trop
de choses à dire, trop d'aptitudes à essayer, trop de
curiosités à satisfaire, trop de connaissances à mettre
au jour et trop d'activités à mettre en œuvre pour se
restreindre aux formules d'un genre et aux intérêts
d'une caste. Son génie multiforme s'adresse à « la
famille humaine » tout entière, aux princes, aux
femmes, aux bourgeois, aux artisans, aux physiciens,
aux juristes, aux peintres, aux architectes, comme aux
orateurs, aux poètes et aux doctes. Il n'écrit pas en
latin; il écrit dans la langue de tous; il écrit en vul-
gaire.
Et de fait, c'est en vulgaire que le plus gros de
l'œuvre de Leone-Battista Albert i est écrite. Son œuvre
latine se borne aux quelques petites choses, qu'il a com-
posées dans sa jeunesse, pour s'essayer et montrer sa
bravoure ; mais dès qu'il est arrivé à l'âge d'homme et
qu'il est assez lui-même pour échapper à l'exemple, il
emploie l'italien, n'usant du latin, dans quelques-uns
de ses traités techniques — le De re œdificaloria^ le
De efpio animante, le De jure, et les autres — que
comme langue scolaire. C'est en vulgaire qu'il écrit son
Traité de Peinture, son Traité de la Statue, son Traité
de la Perspective et ses deux opuscules des Cinq Ordres
architectoniques et des Jeux mathématiques; c'est en
vulgaire qu'il écrit ses boutades contre les femmes, ses
1. « Ita perscrutatus antiquitatis vestigia est, ut ouineni veterum
architectandi rationeni, et deprehenderit, et in exemplum revocaverit :
sic ut non solum machinas, et pegmata, automataque perniulta, sed
formas quoque iedificiorum admirabiles excogitaverit; optnnus pra-terea
et pictor, et statuarius est liabitus, cum tainen intérim ita examussim
teneret omnia ut vix pauci singula: quare ego de illo... tacere satius
puto quam pauca diccre. » (Polit., Ep. X, 7.)
11. 18
274 LE QUATTROCENTO
lettres, ses vers, ses petits dialogues des choses de
l'amour; c'est en vulgaire qu'il écrit son dialogue du
Teogenio (1434), son dialogue de la Famiglia (1437-
1441), son dialogue de la Tranquillità deU «mmo (1442)^
son dialogue De Iciarchxa (1470). Et c'est dans ces
dialogues qu'il livre son véritable apport littéraire.
S'appliquant « à dire des choses utiles avec éloquence
et avec ordre, à y introduire des exemples, aies revêtir
d'autorité • », Alberti y dispute des nobles sujets chers
au citoyen et au père de famille, de la bonne économie
morale et de la bonne économie domestique, du gouver-
nement de la maison et du gouvernement de l'Etat, de
la paix de l'àme et de l'inutilité de la douleur, du
mépris des faux biens, de la pauvreté, de la vertu, de la
perversité des femmes. 11 y formule l'idéal d'eurythmie
intérieure et d'équilibre mental qui constitue toute
l'éthique de son siècle réconcilié avec la terre. Des
doctrines des autres, il construit une mosaïque bril-
lante, noblement agencée et clairement lisible « pour
l'avantage et la commodité de ses lecteurs 2», Et de
même qu'au lieu de former seulement son expérience
dans le témoignage des antiques, ce qu'aurait fait un
humaniste, il met à profit les leçons multiples que lui
donna la vie, sa pratique des affaires, sa connaissance
des hommes, son ardeur passionnée pour le spectacle
et l'enseignement de la nature; de même, au lieu de
restreindre sa leçon au commerce de la sagesse bour-
geoise de ses contemporains et de ses proches, il trouve,
pour la confirmer ou la combattre, chez Cicéron, chez
Plutarquc, chez Quintilien, chez Xénophon, une
richesse d'idées, une profusion d'exemples, une beauté
et une grandeur d'attitudes qui illustreront et magnifie-
ront ses propres connaissances. De telle sorte qu'il est
utile à tous, qu'il est lisible pour tous et que, dans ses
1. « Bene mi sono certo ingegnato dire cosc utili, quali, dirle con
ploqiienzin, con ordinc, inlcrserirvi esenipli, adducervi aulorità, orntillc
di parole. .. » ()}>. volij.. Il, p. 331.)
z. Oper. vol'j., I, p. y3.
LES BOURGEOIS ET LE KETOUR A l'iTALIEN 275
dialogues, riches de nombre et de doctrine, gardant
l'allure, procédant par périodes liées, obéissant aux
règles d'une distribution réfléchie et rationnelle, Leone-
Battista Alberti fonde la prose didactique italienne, qui
n'existait plus depuis le Conviviodc Dante Alighieri, en
même temps qu'il initie d'un geste puissant le retour à
l'italien.
Ceci ne se passe qu'à un moment où l'italien paraît à
l'opinion lettrée unanime une langue faubourienne, qu'on
doit réserver au divertissement de la plèbe et aux vul-
garités du trafic, un savant, un érudil, un latiniste, qui
a écrit en latin, qui a pu donner son œuvre latine comme
l'œuvre antique d'un Lépide, d'un Epiménide, d'un
Lucien, et qui n'aurait qu'à poursuivre pour mériter
l'applaudissement des Beccadelli, des Filelfo et des
Guarino, ose en face de tous employer le vulgaire.
« J'écris pour les érudits et non pour la foule », disait
Politien, qui en tirait gloire. « Ce que j'écris, répond
l.eone-Batlista Alberti, je ne l'écris pas pour moi, je
l'écris pour l'humanité ^ » On ne pensait que pour un
petit clan de privilégiés, d'initiés et de spécialistes :
Leone-Battista Alberti pense pour la foule « de ses con-
citoyens, qui ne sont pas très lettrés ». On ne se préoc-
cupait que de la gloire, que de la louange et de l'appré-
ciation des doctes : Leone-Battista Alberti s'inquiète
« de l'amour de ses proches et du profit des igno-
rants- ». On prétendait que vulgariser la science, c'était
« amoindrir la déité » et « pécher de profanation » :
Leone-Baltista préfère «être utile à beaucoup que plaire
à quelques-uns ». Il sort la lumière du boisseau et la
dresse sur le chandelier. 11 descend de la tour d'ivoire,
se promène parmi les hommes et leur révèle la bonne
parole. Et, au lieu de rougir de son acte, d'implorer des
circonstances atténuantes et de baisser le front devant
i. « Quae scribimus, ea non nobis, sed humanitati scribimus. » [Opéra
ineditu, p 293 )
2. « Scripsit prieterea et affinium suorum gratia, ut linguœ latinae
ignaris prodesset, patrio sermone... » {Op. volg., 1, p. xciv.)
276 LE QUATTROCENTO
ceux qui l'accusent « d'offenser la majesté littéraire^ »,
il se targue de son bon droit.
Sans broncher, sans faiblir, ouvertement et calme-
ment, il prend à haute voix la défense de « la langue
toscane d'aujourd'hui». «Et quel sera ce téméraire,
écrit-il, qui me persécute et me blâme, si j'écris de
façon à ce qu'il m'entende? Au contraire, les hommes
prudents me loueront peut-être, si, en écrivant de façon
à ce que chacun m'entende, j'aime mieux aider à beau-
coup que plaire à quelques-uns, car on sait combien
les lettrés sont rares à ce jour. Et ceci me serait très
agréable que qui sait me blâmer sût, en parlant, se faire
applaudir. J'avoue bien que cette antique langue latine
est très copieuse et ornée. Mais je ne vois pas, non
plus, pourquoi il faut tellement haïr notre langue tos-
cane d'aujourd'hui, de façon à ce que tout ce qui y est
écrit, quoique excellent, nous déplaise... Et je sens
ceci, c'est que, qui serait plus savant que moi et tel
que beaucoup veulent être réputés, celui-là trouverait,
dans notre langue commune d'aujourd'hui, autant
d'ornements que dans celle qu'ils prônent tant eux-
mêmes et désirent si fort chez les autres. Je ne peux
pas souffrir que beaucoup jugent mauvais ce qu'ils
emploient pourtant, et louent ce qu'ils ne comprennent
pas, ni ne se soucient d'entendre... Et si c'est vrai ce
qu'ils disent que cette antique langue sut jouir auprès
de toutes les races d'une grande autorité, parce que
beaucoup de savants l'employèrent, il en ira certaine-
ment de même de la nôtre, si les savants la veulent
travailler et polir avec tout leur soin et dans toutes
leurs veilles... Et moi, je n'attends d'autre récompense
que celle de la volonté que j'ai eue et ([ui me meut à
mettre tout mon talent, toute mon œuvre et toute mon
industrie au service des gens de notre pays 2. »
1. « Dicono che io olFcsi la iimcslà litlorarift non scrivcndo nialeria
i»l eloqiienle in lingua piiilosto latina. » {Oper, vuhj., III, p. 1(10.)
2. « E chi HaWi qiiellu tcmcrariu chc piin; ini |)erso<j'iiili biasiiiiariilo,
cbe io «crivu in modo che i'uuiiio m'inleuda'.' l'iù toslo forsc i |iru-
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 277
Et comme s'il n'avait pas suffi à cet homme de génie,
qui n'était en cela qu'un liomme de bon sens, de reven-
diquer le vulgaire, de le prêcher par la parole, de le
proclamer par l'exemple, il prétend lui donner une
sanction quasi-officielle.
En 1441, alors que la Curie est réunie à Florence
et que la cause de l'érudition triomphe dans les meil-
leurs esprits, il imagine, sous le prétexte de distraire
les Ames de la guerre de la République et de Philippe-
Marie Visconti, une sorte de tournoi poétique, dont le
thème sera Délia Vera Amicizia^ le prix une couronne
(le laurier en argent, et les juges ceux auxquels on se
sérail le moins attendu, les secrétaires apostoliques
<[ui s'appellent Poggio, Loschi, Rustici, Fiocchi,
Biondo, Marsuppini, Aurispa, Trapezunlios.
Dans l'après-midi du 22 octobre, la signorie et l'ar-
chevêque de Florence, l'orateur vénitien, les officiers
du Studio, les prélats de la Curie, la foule du peuple
se réunissent dans l'église de Sainte-Marie-de-la-Fleur
et viennent écouter ces bourgeois à qui, après un
demi-siècle, gain de cause est enfin donné. L'officier
pontifical Francesco Alberti, le chanoine Antonio
Agli, le marchand Mariotto Davanzati, le héraut de la
Signorie Anselmo Calderoni, le jurisconsulte Rene-
detto Accolti, le notaire Leonardo Dati, le mathéma-
denti mi loderanuo, se io scrivendo in modo che lui non m'intenda, prima
cerco giovare a itioiti che piacere a pochi, chè sai quanto siano pochis-
simi a questi di i litterati. E molto qui a me piacerebbe se chi mi sa
biasimare, ancoraaltrettanlo sapessedicendo farsiiodare. Ben confesso
quell'anlica latina iingua essere copiosa molto e ornatissima. Ma non
pero vef,'f40 in ciie sia la nostra oggi toscana tanto da averla in odio,
che in essanualunque benchè ottiniacosa scritta cidispiaccia... E sento
io questo ; clil fosse più di me dotto, o talc quale molti vogliono esser
reputati, costui in questa oggi comune troverebbe non meno ornamenti
che in qiiella, quale essi tanto prepongono, e tanto in altri desiderano.
Ne posso io patire che a molli dispiaccia quello che pure usano, e pur
lodino quello che non intendono, ne in so curano d'intendere .. E sia
quanto dicono quella antiqua apprcsso di tutte le genti piena d'autorità,
solo perché in essa molti dotti scrissero, simile certa sarà la nostra se
i dotli la vorranno molto con suo studio e vigilie essere elimata e
pulita... Io non aspetto desser commendato se non délia volontà, quai
me muove a quanto in me sia ingegno opéra ed industria, porgermi
utile ai nostri... » {Oper. volg., II, p. 221.)
1
278 LE rUATTROCENTO
ticien Michole del Gigante, prennent leur revanche.
Et ils produisent des capitoli si parfaits, dos canzoni
si excellentes, des stances si savoureuses, des scènes
si ingénieuses et des imitations d'hexamètres et d'odes
saphiques si appropriées que les secrétaires aposto-
liques, embarrassés de distinguer aucun de ces génies,
donnèrent la couronne d'argent à l'église môme de
Sainte-Marie-de-la-Fleur.
Cette cérémonie, connue sous le nom à'Âccadcînia
coronaria^ marque une date^ Ce fut Leonc-Battista
Alberti qui la signa.
IV
Désormais l'élan est donné : il n'y a plus qu'à suivre.
Trop de raisons de justice et de bon sens militent
en faveur de l'italien pour que l'odieux divorce de la
langue parlée et de la langue écrite se prolonge davan-
tage. Toutes les circonstances s'accordent à assurer un
lendemain à la noble initiative d'Alberti : l'épuisement
de l'humanisme, l'adhésion de la masse, la faveur des
bourgeois, la sympathie des cours septentrionales, qui,
moins cultivées, étaient demeurées fidèles au vulgaire,
et l'assentiment des femmes, qui ne trouvaient point
leur compte à être ci'lébréos en latin. Que pouvait, en
effet, importer à toutes ces filles d'Italie, aux Ursa de
Beccadelli, aux Angelina de Marrasio, aux Stella de
Ponlano, aux Xandra de Landino, aux Cassandra de
Stro/zi, d'être chantées dans des odes ou des élégies
renouvelées d'Horace ou de Tibulle? Outre qu'elles
ne les comprenaient guère, l'hommage qu'on leur por-
tait était moins un hommage h leur beauté (|u'un
hommage ji rénidilioii. Pour trouver le chemin de
leur Cd'ur, il fallait i)rendre d'abord le chemin de leur
\. Voir Lkonk-IUttista Ai.hkhti, Opei'e vitlf/., I, p. c.xt.vii. Cf. (|. Mnii-
cini, Un niioto ilncumenlo aiil certaine coronarw tli Flvenze, Anli. stor.
ital., Klortniu, 1892, p. 320.
I
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A l'iTALIEN 279
oreille. C'est, suivant ses paroles, lorsqu'il admirait
«dans une fruitière teigneuse des façons très nobles
et dignes d'un empire », que Leone-Battista Alberli
s'était avisé, pour la première fois, d'écrire en italien;
et c'est, pareillement, pour être entendus de leurs
amoureuses réelles ou fictives, que Laurent de iMédi-
cis à Florence, Matteo Boïardo à Ferrare, Jacopo San-
nazaro à Naples, rimeront leurs vers italiens.
Si donc, au moment où Leone-Battista proclamait
son Accademia coronaHa,ceu\ qui employaient le vul-
gaire étaient aussi rares, d'après le jugement de Gris-
toforo Landino, « que les portes de Florence », grâce à
l'exemple et à Tautorité du grand latiniste, grâce sur-
tout aux circonstances inscrites dans l'ordre naturel
<les choses, leur nombre va s'accroissant chaque jour,
et un mouvement très marqué s'accentue en faveur de
ce que Niccolô Luna appelait « le très suave et doux
idiome de notre patrie' ».
Un des premiers à marcher sur les traces de Leone-
Battista Alberti est son contemporain Matteo Palmieri
(1406-1470j. Comme Leone-Battista, Matteo Palmieri
est humaniste. Sozomeno de Pistoie, le compagnon de
Poggio dans ses fouilles savantes, lui a appris à aimer
les livres anciens ; Carlo Marsuppini lui révéla, au Studio
de Florence, le beau latin; il a composé selon l'élégance
antique l'Oraison funèbre de son maître, la Vie du grand
sénéchal Niccolô Acciajuoli, Tllistoire de la guerre de
Pise de 1406. Du même coup il est épicier au Canto
délie Bondini, mathi'maticien, citoyen de Florence,
exerçant des charges de citoyen en vue, mêlé à la poli-
tique et aux affaires, ambassadeur à Pérouse, capitaine
à Livourne, gonfalonnier de Compagnie, Buonomino,
prieur; il est pauvre : « Et bien que nous soyons sans
enfants, écrit-il, nous avons des neveux et beaucoup
de bouches à la maison et de très grandes dépenses à
1. « Questo soavissimo e dolcisshno nostro idioma palrio. » (Mancini,
Vila di L. B. A., p. 230.)
280 LE QUATTROCENTO
supporter^»; il est bourgeois, et collige, comme un
bourgeois, en un gros latin entremêlé de vulgaire, une
histoire florentine et une Chronique de son temps. Fait
de la sorte, il est homme à comprendre l'initiative
de Leone-Battista et à la seconder immédiatement, s'il
ne l'a peut-être précédée. C'est en 1434 que Leone-Bat-
tista a rédigé son premier dialogue qui compte, le Theo-
genio; c'est en 1430 que Matteo Palmieri place la scène
de son dialogue vulgaire de la Vita civile. Agnolo Pan-
dolfini, Luigi Guicciardini, Franco Sacchetti, réunis
dans une villa du Mugello, y raisonnent de l'éducation
à donner aux enfants, des trois vertus de courage, de
tempérance et de prudence, de la guerre et de la paix,
de Ja justice, du bien public, et, en général, de la façon
dont Fhonnête homme doit se comporter dans la famille,
dans la société, dans l'Etat. Et que si, dans ce dialogue,
Matteo Palmieri met à la portée du vulgaire les idées
qu'il a recueillies chez Cicéron, Quintilien et Plutarque,
dans son poème de la Ciltà di vita., inspiré par deux
visions qu'il a eues en 1451 et 1455, il se sert du
mètre et de l'architecture de la Divine comédie pour
révéler au peuple les théories subtiles sur les âmes de
l'Académie platonicienne.
Crisloforo Landino qui, à l'âge de dix-sept ans, a
déclamé à Y Accademia coronaria les terzines de Fran-
cesco Alberti « avec gravité et modestie et des gestes
merveilleusement appropriés à la matière et aux temps')),
va plus loin. En 1460, il s'avise de lire et commenter
pul)li(iu<MU('nt, dans le Studio de Florence, le canzonière
de iNUrarquc;. Pétranjue au Studio! Le poète vulgaire,
le fabricant de sonnels, le parleur en dialecte, |)renant
rang, prenant date, dans la littérature classique! Iiltudié
à côté d'Ilonière et de Virgile! (Commenté en la nuiison
1. " K Ik'II siniiio s.iri/a (ij^liiioli, al)J)ifttii() nipoti c moite boichc in
casa V. porliiiiiiu sjics.-i i;ri(iiilissiiii;i >,
2. * l'ii iiiui iii(iravif,'riii cdu (iiiiiiitn fîPivitft. e con quanta nioticstiii lo
projtosi! (' CDU ^(•M'i (icliiali Hocdiido lu iiiatcria c i tciiipi. » (Manuscrit
oiileuiporain, rilé par Muncini, lilu di !.. H. A., p. MÎ.)
LES lîOURGEOIS ET LE RETOUR A l'iTALIEN 281
savante des Ghrysoloras, des Filelfo, des Guarino, des
Marsiippiiii !
« Il y a peut-être, déclare Gristoforo Landino, quelques
excellents citoyens qui croiront et qui sans doute croient
déjà que mon entreprise de vouloir lire le poème de
François Pétrarque dans un gymnase si célèbre et dans
un si noble institut, où beaucoup de docteurs et en si
grand nombre se retrouvent, est plutôt digne de repré-
hension que d'éloge, estimant que le temps peut être
plus utilement employé à l'investigation des lettres
latines et grecques, et poussés, je p;^nse, à une opinion
semblable par leur doute que la langue toscane ne soit
ni abondante, ni ornée comme les autres ^ » Qu'im-
porte à Landino? Ils se trompent. Et le platonicien,
et rhelléniste, et le latiniste leur cite en faveur de sa
thèse Boccace, Leonardo Dati, Buonaccorso da Monte-
magno, Matteo Palmieri, Leone-Baltista Alberli, « qui
s'est ingénié à transmettre au vulgaire toute l'élégance
et l'industrie, toute la composition et la dignité qu'on
trouve chez les Latins'. » Il ne faut pas attribuer
la grossièreté et l'imperfection du vulgaire à la nature
de cette langue, mais à la négligence de celui qui
l'emploie. Par sa nature. et par son abondanee native,
le vulgaire est élégant etbeau. S'il est resté quelque peu
en arrière, «ce n'est pour rien d'autre que pour la
disette dont il a souffert d'écrivains excellents'^». On
peut le restaurer, et il sied de le remettre en honneur.
Landino l'assure; Alberti et Palmieri le prouvent; et
1. « Saranno per avventura alcuni. prestantissimi Cittadini, i quali
persuadcranno, o di j,^ià sino ad ora l'anno persuaso, questa iiiia inipresa
di volere ia si celeberrirno Ginnasio e nubilitaln Studio, in lanto numéro,
dove molli dotti si ritrovauo, leggere il poema di Francesco Petrarcha,
essere più tosto di riprensione, che di laude degna, stimandosi l'orse,
che questo medesimo tempo più utilmente nella investigazione, o délie
latine, o délie greche lettere. spender si potesse... » (G. Landino, Ont-
zioiie, pub. par Corazzini, Miscellanea, p. 12").)
2. « Altendete con quanta industria etogiii eloquenzia. composizione
e degnità che apresso ai Lalini si truova sia ingiegnato a noi trasfe-
rire. » {Ih , p. 128.)
3. « Per niante altro essere rimasto indrieto se non per carestia di
dotti scriptori. » {Ib., p. 128.)
282 LE QUATTROCENTO
de telles idées, neuves comme l'avenir, se fraient un
chemin dans les générations qui montent.
Grandi au milieu d'elles, un enfant les fait siennes :
Laurent de JVIédicis, qui leur prête Fappuide son talent
jeune et qui leur donne la suprématie de sa position
exceptionnelle. Non seulement lui, qui est rompu au
grec et au latin, qui est le nourrisson des muses
antiques, qui a été élevé dans une bibliothèque el un
musée, écrit et versifie en italien, mais il le fait en pleine
connaissance de cause, plaidant son bon droit avec
une finesse gracieuse et une autorité délicate. Selon lui,
l'italien ofire les qualités de toute langue digne et par-
faite; premièrement d'ôtre abondante et copieuse et
propre à bien exprimer les concepts de l'esprit; deuxiè-
mement , de posséder la douceur et l'harmon ie ; troisième-
ment, de garder écrites « des choses subtiles et graves
et nécessaires à la vie humaine». Les hommes ont plus
manqué à la langue vulgaire qu'elle n'a manqué aux
hommes'. Adolescente, on peut prévoir l'âge de sa
maturité. Imparfaite, elle s'orne, s'embellit, s'accom-
plit chaque jour. Qui sait si elle n'attend pas de nou-
veaux chefs-d'œuvres? « Etpeut-ôtre qu'en cette langue
seront encore écrites des choses subtiles et iinporlantos
et dignes d'être lues^. » « Qu'il n'y ait donc, dit Laurent,
personne pour me reprendre si j'écris en cette langue
dans laquelle je suis né et j'ai été nourri^! » Et que si
Laurent de Médicis, élève de CristoforoLandino, et de (jua-
rante ans plus jeune que Malteo Palmieri et que Leonc-
Battista Alberli, n'eut pas le mérite, comme on l'a pré-
tendu, d'initier un uiouvement commencé avant lui,
il reste qu'il en reconnut la validité d'emblée, (ju'il
1. « E pero concludereino pin presto esscr uiiiiiciili alla linf^iia uoiuini
che l'esercitino, che la linf,'uu agli uoniini e alla matoria. » l'oesie di
Loienzv de Medici, éd. Cardiicci, Florcnêe, IS.i'.t, p. 17 et sq.
2. « E forse saranno ancoru scrittc in quesla linjj-iia cose sotlili cd
Jini)ortanti e dcgne d'esser letle, massiuic pefcho in .sino a ora si puo
dire l'adolcBccn/ia di quesla lingua, perche ognora più si fa eleganle e
gcnliie. »
3. « E pcr queste medesiuie ragioni nessnno mi i)mi riprendere s'io
ho Bcritto in quella lingua uella quai son nato c nulrito. >
i
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L UFALIEN 283
l'aida « de toutes ses forces et de tout son esprit de bon
citoyen » et que l'exemple qu'il donna venait de si haut,
emportait une telle autorité et consacrait si dtHinitive-
ment la révolution déclarée qu'il n'y a plus désormais
opposition qui compte.
De ce jour le latin a vécu. 11 ne disparaîtra pas tout
d'un coup, sans doute; il gardera au siècle suivant, des
partisans et des maîtres; mais l'époque de son règne
exclusif est accomplie. En face du latin se dresse une
langue vivante, neuve comme une chose oubliée, recom-
mandée, employée par des hommes excellents, qui s'en-
richira de toutes les dépouilles du latin et prospé-
rera dans la mesure môme où le latin va tomber en
oubli.
Dante, qu'au commencement du siècle Niccolô Nic-
coli, dans le dialogue de Bruni, abandonnait aux four-
niers et gens de cette sorte, et qui, durant tout le
Quattrocento, n'avait joui que d'une fortune de souche
populaire, est remis sur un trône de gloire. En 1481,
Sandro Botticelli l'illustre de son crayon pointu, Cristo-
foro Landino le commente au Studio, Niccolù délia
Magna l'imprime, Bernardo Bembo restaure son tom-
beau de Bavenne, et la Signorie de Florence, levant le
ban d'exil qui pesait sur sa mémoire, l'habilite à toutes
les charges et couronne son eftigie au temple de
San-Giovanni. Ugolino Verino, qui assimile Dante à
Virgile et à Homère, assure que, pour la doctrine,
Dante a dépassé l'un et l'autre ' ; Girolamo Benivieni
entonne un cantique en l'honneur de la Comédie « par
Dante divinement composée ' » ; et Marsile Ficiu dépeint
en une lettre d'enthousiasme la joie de Florence qui
1. « Quos Florentinus longe supereminet onines
Gloria Miisarum Dantes ; nec cedit Ilomero ;
Par quoque Virgilio : doctrina vlncit ulruinque. »
{De illust. urb. Flor., I, p. 88.)
2. Canlico di Jeronimo Benivieni cilladino Fiorenlino in lande dello
eccellenlissimo poêla Dnnie Alir/hieri e délia sec/uente Commedia da lui
divinamenle composld, Florence, Giunta, 1306. '
284 LE QUATTROCENTO
a retrouvé son poète : « Florence, s'écrie-t-il, triste
jadis, aujourd'hui joyeuse, se réjouit avec son Dante
Alighieri, ressuscité après deux siècles, rendu à sa
patrie, finalement couronné. Oh ! combien plus beau,
dit-elle, combien plus heureux, je t'accueille à celle
heure, mon doux fils! ton visage autrefois mortel est
devenu immortel et divin. La nuit de ta Florence s'est
transformée en jour. La douleur de tes Florentins s'est
convertie en allégresse. Vous tous, citoyens très heu-
reux, exultez et réjouissez-vous'. »
L'Académie platonicienne qui pense avec Platon que
« plus un bien est communicable et commun, plus il
est divin- », fait honneur à cette vérité qu'avaient en
vain répétée les adversaires des premiers humanistes.
Marsile Ficin compose en italien certains de ses traités;
Pic de la Mirandole et Laurent de Médicis platonisent
en sonnets vulgaires imités de Pétrarque ; Girolamo
Benivieni expose en un subtile canzoïie d'amore les
idées chères à l'école; Tommaso Benci donne en langue
florentine le Pimandre de Mercure Trismégiste.
Il y a cent ans, on pensait que rien de digne ne pou-
vait être écrit en vulgaire et, pour sauver Dante et Boc-
cacede l'oubli, ColuccioSalutati et Pétrarque s'avisaient
de les traduire en latin; aujourd'huion accompli l un tra-
vail inverse. Marsile Ficin traduit en italien l&Monarchia
latine de Dante; Jacopo Poggio traduit en italien les
Histoires latines de Poggio Bracciolini son père; Donato
Acciajuoli traduit en italien les Histoires latines de Leo-
nardo Bruni; Cristoforo Landino traduit en italien la
Sforziadr latine de Giovanni Simonelta; Andréa Canibini
traduit en italien les Histoires latines de Flavio Biondo;
Alessandro Braccesi traduit en italien la Nouvelle
1. « Florentia jamdlu mnesta sed tandem laeta Danti suo Alifîhierio,
poBt duo ferme S!i;ciilfi, juin redivivo et in patriain restilulo ac denique
coronalo conjçnitnlaliir... » (I-'icin. Ep. VI, p. 8'i0.)
2. « Si rinpondc, dit Laurent de Médicis, aic.iina cosa non cssere
manco deK'i'i per esserc j)iii «•oiniino; anzi si prova ogni bcne esserc
tanto migiioru quanto 6 più coiuunicabile cd univursalo. »
LES BOURGEOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 285
latine d'iEneas-Sylvius; c'est-à-dire que la fin du siècle
s'occupe à défaire l'ouvrage du commencement du
siècle. Et ceux-là mêmes qui s'obstinent à parler en latin
trouvent imme'diatement des traducteurs : Cambini
donne en vulgaire les Disjmlationes camaldulenses de
Landino, Pietro Parenti le discours de Niccolô Accia-
juoli au pape Sixte IV, Carlo Alberti VAmiria et les
Efehie de Leone-Batlista Alberti.
Evidemment que l'italien qu'écrivent ces premiers
pénitents n'est pas d'une pureté limpide. Outre qu'ils
ont trop perdu l'habitude de la langue écrite, ils par-
tagent le préjugé qu'ils y doivent introduire leur latin.
« Personne, avance Cristoforo Landino, ne peut devenir
excellent dans la langue toscane, s'il ne s'est pénétré,
au préalable, des lettres latines ^ » Le vulgaire d'au-
jourd'hui est aussi déparé de latinismes que le latin du
commencement du siècle Tétait d'italianismes-. Il faut
que la phrase soit longue et magnifique, chargée d'in-
cidentes, développée selon les lois classiques du rythme
el du nombre. Il faut qu'elle n'accueille que des mots
nobles, qu'elle vise à une éloquence continue, qu'elle
naisse, se balance et retombe avec grandeur et majesté.
Et que, si Matteo Palmieri imite de son mieux la froi-
deur, la régularité, la correction des anciens, Leone-
Battista Alberti n'hésite pas à emprunter au latin ses
constructions et ses syntaxes, ses formes et ses parti-
cularités grammaticales, jusqu'à ses locutions et ses
mots. Et un moine de Venise, Francesco Coloima, dans
son roman de V Hypiieroiomachia^ composé en 1467,
arrive à un véritable charabia. Il ose écrire des phrases
de cette teneur : Phœbo in quel hora manando^ che
la fronte di Matida Leucothea candidava fora già daW
oceano onde, le vohtbili rote sospese non dimostrava , ma
1. « Niuno potrà essere, non che éloquente, ma pure tollerabile dici-
tore nella nostra lingua, se prima non ara vera et perfetta cognizione
délie lettere latine. » [Op. c p. 130.)
2. « Ilisogna ogni di de' latini vocaboli, non sforzando la natura, deri-
vare e condurre nel nostro idioma. » (C. Laxuino, op. c, p. 131.)
286 LK QUATTROCENTO
scdiilo cum gli mi volcucri cahalli, Pyroo ■prima e Eou,
alquanto apparemlo, ad dipingere le lycophe quadrige
délia figliola di vermig liante rose velocissimo insequen-
tila non dimorava.
Cependant il serait malséant de sourire d'une aussi
touchante et naturelle aberration. Il n'était guèreloisible
à ces premiers transfuges du latin, encore plies sous le
poidsd'un joug désormais séculaire, d'agir autrement. Et
malgré leur gaucherie, leur pédantisme et leur encom-
brement, ils émerveillent les premiers grammairiens
de la langue italienne qu'à la fin du siècle Bernardo
Rucellai réunissait dans ses jardins. « Ces savants, écrit
Gelli, ne pouvaient s'empêcher de s'émerveiller des
quelques lettrés qui, peu d'années avant leur époque,
avaient composé dans cette langue italienne en vers et
en prose sans aucune observation. »
V
C'est ainsi que l'humanisme vint à déchoir et que le
latin fut supplanté par le vulgaire.
)( L'art retourne à la langue, et en môme temps qu'à
la langue, à la matière nationale, auxquelles il apporte
tout ce qu'il a conquis durant un siècle d'érudition labo-
rieuse, et auxquelles il emprunte, comme le vieil Antée
au contact de la terre, une vigueur nouvelle.
Deux esprits sont en présence, l'esprit antique et
l'esprit populaire ; d'un cô!é l'empirisme, et, de l'autre,
la théori(; ; d'un côté, l'invention, et de l'autre, le
modèle; d'un côté, la verve jaillissante, lacouleur crue,
le geste débraillé, et, de l'autre, la tenue, la dignité,
la correction et l'éloqucnc»' ; ici la matière énorme et
diirorme, pittoresque et grosse, grouillante et vivante,
et là l'idée pun-, la forme délicate et choisie, la pro-
position «îxacte, la composition savante, l'équilibre, la
mesure et le rythme. Ces deux esprits, après s'être
LEH BOLRGKOIS ET LE RETOUR A L ITALIEN 287
séparés et avoir manqué, chacun pour son comple de
se perdre, se retrouvent. Ils se reconnaissent, se sai-
sissent et s'embrassent. Ils se complètent et s'unissent.
lis se parfont et se marient.
De leurs noces fécondes sortira la Renaissance, qu'il
nous faut étudier à Florence, à Ferrare et à Naples.
K
CHAPITRE V
LA RENAISSANCE A FLORENCE
I. Florence et le retour de l'érudition à la poésie populaire. — Les
Médicis et le milieu bourgeois. — Lucrezia Tornabuoni. — Matteo
Franco, Uernardo Giambullari, Alessandro Hraccesi, Tomniaso Baldi-
notti, Francesco Cei, Bernardo Bellincioni. — Leur imagination gra-
cieuse, dévotieuse ou bouflbnne. — Laurent de Médicis se rallie à
cette littérature.
II. La poésie de Laurent de Médicis. — Ses laudes. — Ses canlicaitias-
cialeschi. — Sa liappresenfazione di San Giovanni e Paolo. — Sa
Caccia al f'alcone. — Ses Beoni. — Ses sonnets burchelliesques. —
Son canzoniére. — Après la poésie écrite, Laurent retourne à la
Eoésie orale.
L'influence populaire. — Venise et les canzonette de Leonardo
Giustinian. — Laurent de Médicis et sa bande devant le peuple. —
La Seiicia di Borberino de Laurent. — La Beca di Dicoinano de
Luigi Pulci. — Les 7'ispelliàe Luigi Pulci, deBaccio Ugolino, d'Ange
Pdlitien. — Les ballale de Laurent et de Politien.
IV. Le Morgante de Luigi Pulci. — Luigi Pulci : sa vie, sa culture et
son humeur. — Sa Storia. — L'argument. — Les situations. — Les
personnages. — Morgante, Margutle et Astarotte. — Conunent Luigi
Pulci contrefait les chante-histoires. — Comment il domine son
sujet. — Comment il rend 1 esprit du peuple à la matière du peuple.
— Florentinismes, idiotismes, o/s/fccï, crudité, pittoresque et langue
du Morgante. — Son comique. — Son émotion.
V. La Henaissance florentine. — Les mythologies du Carnaval. —
VOrleo de Politien. — Les poèmes antiques de Laurent : le Corinlo,
les Amori di Marie e Venere,les Silve. — La Gioslra de Politien.
I
Florence, qui avait adopté la première le latin et en
avait absorbé la plus forte dose, est également la pre-
mière dans Tordre des temps à retourner au vulgaire.
C'est de Florence qu'est originaire Leone-BattistaAlberti;
c'est ù Florence que vit Mallco Palmiori; c'est à Flo-
rence que se réunit YAcudcmia coronaria ; c'est h
Florence que Pétrarque prend rang dans la littérature
classique, et c'«'sl à Florence <|ue s'éveille, dans le der-
nier quart du (Juattrocento, une curiosité très atten-
tive pour la littérature populaire.
LA RENAISSANCE A FLORENCE 289
Il semblerait que cette ville, qui a amassé tant de
grec et de latin, appris tant de nobles leçons, recueilli
un si lourd bagage, soit fatiguée de son long effort
laborieux. Gomme un savant, qui demeura trop long-
temps cloîtré dans sa bibliothèque, va regarder par
les chemins les fleurs et les abeilles, et commet parfois
quelque gaminerie, Florence éprouve le besoin de se
rafraîchir, de se reposer, de se détendre au contact de
la nature et de la simplicité. D'où chez elle, à côté de
son mouvement érudit, un autre mouvement parallèle
qui l'incline à cueillir les fleurs des haies sauvages.
Les mêmes esprits qui se distinguèrent h l'Académie
ou au Studio prennent plaisir à un canlare de malotru
ou à un rispetlo de garçon. Ceux-là mômes, qui expo-
sèrent des théories subtiles ou des commentaires pré-
cieux, trouvent comme une revanche dans la pratique
des genres les plus humbles. Et, de môme que Florence
avait donné une Theologio platotiica, des Mhcellanea et
la première édition grecque d'Homère, elle produit un
Mor gante Maggiore, une Nencia di Barber ino et des
rispetti de paysans.
Elle était préparée à cette destinée par la place que
tenait chez elle, et dans le palais des Médicis, la litté-
rature bourgeoise.
/ Ainsi qu'on l'a vu, en effet, les Médicis ne sont pas
des princes, mais des bourgeois, ne voulant paraître
que des bourgeois, en relations d'affaires ou d'amitié
avec de simples gens. Les lettres savantes et l'art du
palais, s'ils ont lustré leur surface, n'ont point altéré
leur nature, ni confisqué leur existence. Leur clientèle
ne se compose pas que d'humanistes, mais d'hommes
d'I^tat, de maîtres de loi, de marchands, de paysans,
d'artisans. Dans leur demeure, il n'y a pas que des
manuscrits et des marbres, mais des coffres remplis de
toile, de vieux et bons meubles de famille, des provi-
sions d'huile et de blé, du vin, du marzolino, du finoc-
c/iio, les choses et les produits du pays, comme dans
II- 19
290 LE QLATTROCKNTO
leur iime, il n'y a pas que des modèles érudils, mais
des tableaux d'autel, des locutions paysannes, des
traditions anciennes, les goûts et les grâces, les plis
et les tournures du passé. Et autour d'eux, rattachés
à eux. sous leur influence, fleurissent, à côté des beaux
esprits latinisants, hellénisants, platonisants, des
esprits cordiaux, indigènes, domestiques, sans préten-
tions et sans compliments, qui conservent dans leurs
imaginations gracieuses, dévotieuses ou boufl'onnes la
verve locale et l'accent du terroir.
A leur tête, il faut placer la mère du Magnilique en
personne, la veuve Lucrezia Tornabuoni,que nous avons
déjà rencontrée, qui compte quarante-cinq ans lorsque
son jeune fils parvient aux afl'aires et qui reste douze
ans près de lui, dans la maison de Via Larga, dont, bien
mieux que sa bru Clarice, difficile et ignare, elle re-
présenti' l'élément féminin, en même temps qu'elle en
est la doyenne et l'aïeule. Femme d'escient et d'expé-
rience, cœur pieux, tète forte, elle se complaît, au milieu
de ses occupations ménagères, à rimer quelque his-
toire dévote ou quelque sonnet burchiellesque. Et
jamais on ne doit oublier celte silhouette de bourgeoise
qui tient les clefs et nourrit des pigeons, si l'on veut
se faire une image fidèle du cercle des Médicis.
C'est le bon et gros Matteo Franco, si rond d'allures^
si bizarre d'esprit, un des hommes les plus plaisants
qui soient au monde, qu'ils ont arraché à sa cure de
campagne pour en faire le chapelain de la maison et
un chanoine au Dôme d'abord, puis le supérieur de
l'hôpital de Pise. C'est le joyeux compère Bernardo
Giambullari, père de rhistorien cinquecentiste. C'est
le nr)taire Alessandro Hraccesi, chancelier de la Répu-
bli({ue. C'est Tommaso lialdinolli, d(; Pistoie. C'est Fran-
cesco Cei, de Florence. C'est Bernardo Dcllincioni. Et
parmi lant d'autres gens de goût, écrivains d'occasion,
dib'lliinltîs de lettres, ([ui goûtent les vers sdruccioii,
pratiquent les bislicci, lisent la Morale di Vecchiezza di|j
LA RKNAISSAiNCK A FLOKKNCi: 291
vieux Pucci et font, tant bien que mal, leur partie dans
le concert, ce sont les trois frères Pulci, Luca Pulci,
Liiij;i Pulci, Bernardo Pulci, marchands de leur état,
poètes par tempérament et apparentés à des poètes,
vraiment esprits gracieux, et lettrés, et bien faits, et
(y lit l'un, Luigi Pulci, atteindra la gloire.
I Tout ce monde, de souche essentiellement bour-
geoise, reste fidèle au genre de littérature que pra-
tiquent les bourgeois, le marquant à peine d'une cul-
ture un peu plus fine et se ressentant à peine de la
délicatesse du voisinage savant. Chacun, pour honorer
la compagnie et se faire honneur à lui-môme, obéissant
à sa fantaisie et mettant à profit ses loisirs, lui apporte
quelque composition de son cru. Et, par eux, l'italien
littéraire est toujours cultivé chez les Médicis. j
Bernardo Pulci traduit en terzines les Eglogufs de
Virgile qu'il envoie à Laurent « comme scolastiques et
très humbles primeurs de son talent ». Luigi Pulci
décrit en octaves la Joule de Santa-Groce, oii Laurent
a combattu, en 1469, pour sa Dame Lucrezia Donati et
remporté « un pelit casque tout garni d'argent avec un
Mars pour cimier». Luca Pulci commence \aSloria du
Giriffo Galvaneo, que plus tard, à l'instigation de Lau-
rent, Bernardo Giambullari conduira à bon terme, où
il est dit de Girilïo et du Povero Avveduto. proprement
élevés au pays môme dans le Mugello, et l'on y voit
comment Girifl'o se fit ermite, et comment le Povero
Avveduto combattit Luigi, fils de Garlo Magno. Ala-
nianno Donati et Alessandro Braccesi accommodent de
leur mieux en vulgaire la nouvelle latine d'iï]neas-
Sylvius. Et à Bernardo Giambullari, on doit la Storia
di San Zanobi, le Tractato dei DiavoU coi monaci, la
Conterizione di Monna Comtanza e di Biagio. Quand ils
fsonl gracieux, ils pétrarquisent : Bernardo Pulci, Ales-
sandro Braccesi, Erancesco Gei qui célèbre une Ginori
sous le nom délicat de Glizia, Tommaso Baldinotti qui
se meurt d'amour pour une Panfila. Luca Pulci fait
292 LE QLATTROCENTO
mieux ; il imagine ni plus ni moins qu'un petit roman
en octaves dans le goût du Ninfale Ficsolano de Boc-
cace, qu'il intitule Driadeo (rAmore, et qui conte la
nymphe Lora poursuivie dans le Mugello par le satyre
Severe, la triste ténacité de Severe, la métamorphose
de Severe en licorne et celle de Lora en rivière. Car
Luca Pulci est un homme savant; il connaît les choses;
il sait aussi hien qu'un autre qui est Egiste, Clytem-
nestre, Polyphème, Galatée, Ulysse, Gircé, et s'inspi-
rant cette fois des Héroïdes d'Ovide, il fait s'adresser à
tout ce monde des Pistole en terzines, auxquelles par
galanterie il veut joindre une Pistola de Lucrezia Donati
à son ami Laurent de Médicisyils riment des laudes ;
ils élaborent des rappi'esentazioni sacre, ils accom-
plissent quelque poème dévot, parce qu'ils se montrent
très respectueux de la sainte religion. Plus ordinaire-
ment ils se montrent hilares, enjoués, réjouis, aimant
rire et riant le plus joyeusement du monde. Pour rire,
Luigi Pulci décrit en une petite nouvelle en prose les
façons grotesques d'un de Sienne s'acquittant de ses
devoirs de civilité envers le pape Pie II. Pour rire,
Bernardo Giambullari et Alessandro Braccesi ajustent
des chansons destinées aux masques du Carnaval. Et
pour rire tous fabriquent à qui mieux mieux des son-
nets burchiellesques; plaintes bouffonnes, silhouettes
ventrues, requêtes d'argent, caricatures gaillardes et
paillardes, goguenardises, bizarreries, calembredaines,
coq-à-l'ùne, bisticci, et descriptions comiques de ceux
des autres villes. Dans le genre, on doit reconnaître
que Luigi Pulci, Matteo Franco et Bernardo Bellincioni
sont excellents; ils rivalisent de trouvailles, se fâchent,
s'injurient, s'emportent, vont leur train; à qui dira la
plus grosse, à qui la colère arrachera la plus forte; et
les autres, réunis, informés, rient de ce beau tournoi,
dans les villégiatures et les fins de repas.
. On voit cette littérature diverse, fruit d'états d'îlmc
divcFb, sonnets burchiellesques ou pétrar(|uesquos,
LA RENAISSANCE A FLORENCE 293
laudes pieuses et chansons de carnaval, poèmes mytho-
logiques et dévots, nouvelles en prose et nouvelles en
vers, histoires, romans, représentations d'église, tout
au monde. Sans doute qu'elle n'est pas de qualité très
fine, qu'elle manque de cohésion et de tenue, qu'elle
apparaît plus une création de hasard qu'une œuvre
ordonnée et groupée; mais elle est franche, spontanée,
naturelle comme le vin et l'huile du pays, reposante
commes les vieilles choses, fidèle et facile comme la
tradition; elle sent le cyprès, l'olive et le cierge; elle
a un goût de malvoisie et de fmocchio; elle a poussé
au soleil qui éclairait les hons poètes d'autrefois. Et
pour lui donner, avec plus d'assurance, une impulsion
et une direction nouvelles, pour lui conquérir une
faveur suprême, pour y rattacher les doctes méprisants,
Laurent de Médicis s'y rallie.
fc.' Laurent qui jouit d'un crédit de prince et qu'on ne
pourrait qu'applaudir; Laurent qui a reçu l'éducation
d'un savant et pourrait écrire en latin; et Laurent
qui étant le fils de la bonne Tornabuoni, l'ami du vieil
Alberli et du vieux Palmieri, l'élève du maître Cris-
toforo Landino ; qui ayant pratiqué les anciens poètes du
dolce stil nuovo dont à l'âge de dix-sept ans, il raisonne
déjà dans les rues de Pise avec le prince don Federigo
d'Aragon; qui, s'étant nourri de Guittone d'Arezzo, de
Guinicelli de Bologne, du « délicat » Guido Gavalcanti,
et de Dante, « qui colora doucement la belle forme de
notre idiome », et de Gino da Pistoia, « qui commença
le premier à s'écarter en chaque domaine de la gros-
sièreté du passé », et de Pétrarque u dont il vaut mieux
ne rien dire que peu parler », écrit ses vers en italien.
294 LE QUATTROCENTO
II
Car, ainsi qu'on l'a vu, le Modicis est un poète'.
C'est même la grâce souveraine qui reste attachée à
celte figure d'homme d'Etat que la couronne de laurier,
cher à Phœbus, qui l'enguirlande. Toute sa vie, et
depuis sa plus tendre jeunesse, il chanta, et rien ne
put le distraire de ce soin, ni les graves aflaires, ni les
mille affaires, ni les soucis, ni rien.
Evidemment que les éloges (jue lui prodigua son
époque nous apparaissent excessifs et se justifient plus
par la position du Mécène que par le talent de l'écri-
vain ; nous avons peine, par exemple, à souscrire au
jugement d'un Pic de la Mirandolo, qui tenait ses vers
pour supérieurs à ceux d'un Dante et d'un P('trarque^;
Laurent n'a pas une de ces personnalités puissantes,
conscientes de leurs forces et d'elles-mêmes, qui
s'affirment durant toute une «euvre et dont on reconnaît
tout de suite la signature; il remplit moins une desti-
née qu'il n'accomplit un exercice; il obéit plus aux
règles des genres qu'il ne transforme ces genres ou
ne les marque; du moins s'est-il essayé dans tous ceux
qu'on pratiquait autour de lui, les a-t-il abordés sans
parti-pris et dans un esprit d'extrême obligeance, et
a-t-il témoigné, à passer de l'un à l'autre et j\ se distin-
guer également dans chacun, de cette souplesse, de celte
aisance, de celte idonéité universelle et heureuse, qui
fut le charme de son génie multiple.
Autour de lui, on rime des laudes; pieusement, dévo-
1. f,a meilleure édition des œuvres de Laurent «le Médicis est relie
de .Molini, Opère ili Lorenzo de' Medici, detio il Maonifico, Florence,
1825, 4 volumes. — Nous nous servons iri de celle de Cardurci. plus
accessible et contenant tout l'essentiel, l'oesie di Lorenzo de' Medici,
Florence, ISr/J.
2. « Snnt apud vos duo pni'cipue celebrati poetin llorentina' lingua',
Franriscus l'elrarclia et Dantes Ali^'erius : de r|niluis illud in univcr-
Huin siru pra-fatus, e»se ex erudilis.(|ui res in Francisco, vorba in Duulo
desidcrcnl. In le, qui meiitem liahcal cl aurcs neulrum dcsidcratunim,
in quo non sil videre an res orationc an verha sentenliis inagis illus-
trcntur... » (Pic de la Mmundolk, lijiislolii', III.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 295
temont, il rime dos laudes : « Dur, combion dur est le
cœur, qui ne suit pas son SauviMir...' » Ou bien : « Je
suis cet ingrat misérable, ce pécheur qui a tant
erré...- » Ou bien : « Que chacun le chante Marie, cha-
cun te chante doucement...'' » Autour de lui on com-
pose des canti carnascialeschi ; gaillardement, le rire
aux lèvres, il compose des canll carnat^cialcschi. Pour
les marchands de pain d'épices, les cardeurs de laine,
les fileuses d'or, les cordonniers et les gens de bou-
tique, il agence des hallate si gaies, si neuves, si alertes,
qu'on ne sait pas (c si, ii force de varier non seulement
le chant, mais les inventions et façons de composer les
paroles », il n'a pas créé le genre tout à fait. Il l'ait se
répondre en chants alternés les jeunes filles et les
cigales, les jeunes femmes et les vieux maris. Les jeunes
femmes crient : « Allez au diable! allez, allez, vieux
maris fous et étiolés''!... » et les vieux maris ré-
pondent : (( 0 trompettes sans vergogne, nous vous
avons si bien nourries M... » Les marchands de pain
d'épices disent : « Pains d'épices, oh! petits pains ! En
voulez-vous? Nos pains sont lins''!... » Les marchands
de gaufres crient : « Nous sommes jeunes, maîtres
parfaits, femmes, en la gautfre qui vous plaît...'» Et
1 . « Ben sarà duro core
Quel che non segue Gesù salvatore. »
2. « lo son quel misero ingrato
Peccator, c'ho tanto errato. »
3. « Giascun laudi te, Maria :
Ciascun canti in gran dolcezza. »
i. « Dell andale col malanno,
Vecchi pazzi rimljanibiti ! »
5. « 0 troinbette svergognate
Noi v'abbiam si bea tenute ! »
fi. « Berricuocoli, donne, e confortini !
Se ne voleté, i noslri son de'fini. »
"7. « Giovani siain, maestri molto buoni,
Donne, coniudirete, a far cialdoni. »
(P. 449.)
(P. k"A.)
(P. 4;n.)
(P. 427.)
(P. 428.)
(P. 429.)
(P. 432.)
296 LE QUATTROCENTO
les équivoques paillardes s'envolent au ciel avec les
saillies. Autour de lui on élabore des rappresentazioni
sacre; subitement redevenu grave, il élabore une belle
7'appresentazione sacra, la Rappresentazione di san Gio-
vanni e Paolo, plus belle qu'aucune autre, puisqu'elle
exhibe un banquet, deux supplices, deux conversions,
deux morts, deux batailles, trois apparitions, qu'il y a
une harangue militaire, plusieurs harangues poli-
tiques et qu'au lieu de raconter une seule histoire,
elle en raconte trois ou quatre, les martyres de Gio-
vanni et Paolo, eunuques de Gostanza, la conversion
de Gallicano, fils de Gostantino, l'abdication de Gos-
tantino, la mort de ses iils et l'avènement de Julien
l'Apostat. Autour de lui, on chante des cacce; dans un
accès de verve, il imagine son petit poème en octaves
de la Caccia al falcone, rapide, heureux, savoureux,
piquant comme un coup de trehbiano, où sont pris sur
le vif et saisis au vol les mille accidents d'une battue
dans la campagne toscane, ses épisodes, ses accessoires,
les noms des chiens, les dialogues des chasseurs, le
bruit des cris, des siftlets et des appels, les querelles
entre les fauconniers, et la bonne faim, et le retour, et
les récits qui s'ensuivent. Autour de lui, on se com-
plaît à détailler quelque cortège burlesque dans la
manière de la Divine Comédie; rivalisant avec le Za ou
Gambino d'Arezzo, il compose son poème des Beoîii,
où Bartolino et ser Nastagio lui décrivent une mer-
veilleuse théorie d'ivrognes, à laquelle il se heurte sur
la route de Faenza, un jour qu'il revenait de sa villa
du Poggio ; trognes rubicondes, nez spongieux, bouches
ouvertes, panses gonflées, soifs énormes; le prieur de
Fiesole, qui a fait du boire son paradis; le prieur de
Stia, qui court après sa soif perdue; Adovardo, qui se
ronge les ongles pour avoir soif; et celui qui expédie
une V(!iidange avec sonnez; et celui qui, après boire,
épanche un bief de moulin, et celui qui n'a retenu de
ses éludes en théologie que la parole du Ghrist, silio ;
LA RENAISSANCE A FLORENCE 297
et le dernier venu de la bande est le Piovano Arlolto,
qui ne s'agenouille pas devant le sacrement s'il n'y a
bon vin dans le calice, parce qu'il ne croit pas que « Dieu
y soit dedans ^ ». Autour de lui on rime des sonnets bur-
chiellesques ; il rime des sonnets burchiellesques. Au-
tour de lui, enfin, on rime des sonnets pétrarquesques,
et il rime des sonnets pétrarquesques.
C'est par là sans doute qu'il a débuté et c'est là qu'il
exprime, mieux que dans ses petits poèmesd'occasion,
qui durent le temps d'un oremus ou d'un éclat de rire,
quelques-unes des qualités les plus charmantes de son
âme virgilienneet de son éducation ralTmée. Adolescent,
presqu'enfant, avec tout le sérieux elle rôve d'élégance
de la jeunesse, il a courtisé la tille d'un marchand
florentin, Lucrezia Donati, et rimé pour elle, peut-être
aussi pour d'autres, de délicats sonnets ; devenu homme,
aux environs de la trentième année, il s'est avisé de
réunir ces feuilles éparses, de les constituer en un can-
zonière organique et réfléchi, et de les illustrer par un
commentaire, ainsi que Dante en avait agi dans sa
Vita nuova.
Selon sa fiction charmante et l'éternelle vérité qui
veut que la mort et l'amour soient deux frères, son
amour a pris naissance auprès de la tombe de la bella
Simonetta, l'amie de son frère Julien, que, par une
radieuse journée d'avril 147(5, Florence a portée en
terre'-' ; et sur le visage de la jeune femme la mort
semblait belle. Et, à quelques jours de là, Laurent, pro-
menant un soir sa mélancolie dans la campagne tos-
1. <( Costui non s'inginocchia al Sacramento
Quando si lieva, se non v'é buon vino,
Perché non crede Dio vi venga drento. »
(P. 327.)
Le lendemain d'un jour où ils avaient beaucoup bu, le Piovan Arlotto
et un de ses amis se réveillent :
« 11 primo di un certo armario apriro,
Pensando loro una ftnestra aprire ;
E scur vedendo, al letto rifuggiro. » [Ib.)
2. Narra la cagione dalla quale fu mosso a scrivere i priini quatlro
sonetli, e quesli dichiara. Alcune prose di Lorenzo de' Medici, ib., p. 34.
298 LE QUATTROCENTO
€ano, a remarqué au ciel une claire étoile et sur le pré
une fleur de tournesol inclinée vers le soleil disparu.
Il pense que cette tleur pourrait être poétiquement com-
parée à un amant courbé par le deuil et tourné vers sa
maîtresse, et que cette étoile a sans doute accueilli les
beaux yeux de la morte ; et de ces deux gracieuses
images il a fait aussitôt deux sonnets'. Alors, mû par
cet appétit de beauté, qui, d'après Platon, est le moyen
de trouver la perfectiondes choses, s'étant mis à recher-
cher avec l'esprit « s'il n'y avait pas dans notre cité
une autre femme, digne de tant d'honneur, amour et
louange» pour laquelle ce serait une fortune de chan-
ter, il rencontre dans une fête une Dame, de beauté
si extrême et de façons si accomplies qu'il se prend à
l'aimer incontinent. De l'amour général qui l'enflam-
mait pour Simonetia, il est donc arrivé à l'amour par-
ticulier qui l'enflamme pour Liicre/ia, et dans son
canzonière, qui n'est que l'histoire d'une tendresse inté-
rieure où les aventures s'appellent des états d'âme, cet
amour particulier se sublimise jusqu'à l'amour divin.
Le front dans la main, le coude au genou-, ni vivant
ni mort, le poète, qui ne connaît plus les pensées viles
et communes, qui a été touché par la grâce, assiste à
sa douleur et bénit son agonie. Il veut dormir pour
oublier. Il gravit une colline aiin démontrera sa peine
l'endroit lointain où habite sa Dame. 11 porte sur son
cœur la violette dont elle lui ht présent. Il lui envoie un
cheval nommé Ermellino. Il lui cueille une fleur syl-
vestre. Il célèbre le chêne qui lui averse son ombre, le
ruisseau qui la mira, sa pâleur, ses larmes, ses yeux,
sa main, qu'il effleure à peine, et quand il l'effleure il
1. « 0 chiara Stella, clie co'raggi tuoi... »
Kt
« Qiiando il sol fçiii (iaU'orizzonte scende... »
2. « lo stu sospcsd so|)ra un duro snss(i,
E To col bniccio alla giiancia sostegno ;
E iiieco pcnso c ricontamlo vcgno
Mio camtnino amoroso a passo a passo... »
(P. 147.)
LA RENAISSANCE A FLOItENCE 299
se sent privé dévie et attend une si douce mort que, d'y
penser, il en vit. Il la place au milieu de celte cam-
pagne qu'il connaît, qu'il pratique, où il a des villas
et des métairies. Il l'évoque de préférence dans un décor
cliampôtre, les pieds sur les herbes, près d'eaux cou-
rantes, entre les vertes frondaisons. Il l'enveloppe
d'images heureuses prises à la vie des champs. Ses
cheveux épars sur sa robe blanche sont comme la
lumière d'Apollon qui caresse une cime de neige. Ses
larmes coulent sur ses joues comme un clair ruisseau
sur un pré de fleurs blanches et rouges. Le rayon
d'amour qui émane de ses yeux est le rayon de soleil
qui pénètre au printemps dans la maison des abeilles :
« (^elle-ci sort, celle-là revient chargée d'un butin
odorant et beau. Celle-là, s'il arrive qu'elle en voie
une paresseuse au travail, la sollicite et la presse.
Une autre pique le lâche bourdon qui veut jouir pour
rien de la fatigue d'autrui. Ainsi de fleurs diverses, de
feuilles et d'herbe, elles font le miel qu'elles conservent
ensuite pour la saison où le monde n'a plus de violettes
et de roses'. » Doucement, suavement, des choses pures
s'envohîut d»^ ses lèvres. <( Plus doux sommeil el repos
plus tranquilhî — n'a jamais clos des yeux si beaux,
jamais'... > ; ou bien : « 0 claires eaux, j'entends votre
murmure, — qui ditlenomde ma Dame seulement-^... »
\. « Quai esce fuor, quai torna
Garca di bel la ed odorata preda,
Quai sollecila c sirigne
S'avvien ch'alcuna oziosa ali'opra veda;
Altra il vil luco spigne,
Ch'in vau l'altrui fatica goder vuole ;
(;osi di vari lior di frondé e d'erba
Saggia e parca fa il uiel, quai di poi serve
Quando if mondo non ha rose e viole. »
(P. 148.)
2. « Più dolce sonno o placida quiète
Giammai chiuse occhi, o più begli occhi mai...»
(P. 123.)
3. « Ghiar'acque, io sente il vostro mormorio,
Ghe sol délia mia donna il nome dice... »
(P. 115.)
300 LE QUATTROCENTO
et encore : «Comme une lampe à l'heure matinale ^.. u
Il se réfugie et se blottit dans l'épaisseur du fourré : « Je
fuis les beaux rayons de mon ardent soleil 2... » Que lui
importent les pompes, les places, les temples, les grands
monuments, les délices, les trésors? « Un petit pré vert
tout rempli de fleurs belles, — un ruisselet baignant
l'herbe à l'entour, — un oisillon se lamentant d'amour,
— calment bien mieux nos soutlrances rebelles 3... »
Il s'attarde aux subtilités d'une métaphysique amou-
reuse. Son cœur syllogise volontiers avec sa pensée et
son amour, qui a fréquenté l'Académie, et se montre
docteur platonique minutieux. Et dans son canzonière
essentiellement littéraire/exploitant des thèmes litté-
raires, vivant de situations littéraires et acquises à la
littérature depuis Pétrarque '% d'ailleurs d'une industrie
si délicate et d'une intelligence si tendre, il entremêle
les mille éléments qui ontabordé sa culture : la mélan-
colie de Vaucluse, la quintessence de Marsile, la dou-
ceur des poètes du nouveau style, l'éclat des mytho-
logies savantes, la grâce des façons chevaleresques
toutes choses auxquelles il joint le sentiment très vif
et très profond qu'il avait de la nature.
f/L C'est ainsi que ce prince et ce savant réhabilite les
genres bourgeois par le seul fait qu'il les traite. Désor-
mais, qui hésitera à suivre un tel exemple? Marchands
et savants, érudits et ignares, tous rivalisentdans la voie
nouvelle. Et lui, heureux, facih», avec sa désinvolture pa-
1. « Corne lucerna all'ora maltutina,
Quando inanca l'uinor che'I foco tiene... » (P. 95.)
2. « Fuggo i bci raggi del mio ardente sole... » (P. 98.)
3. « Cerchi chi viiol le pompe e pli nltri onori
Le piazze i tcmpii e gli edifizi magni,
Le delizie, il tesor ..
Un verde praticel pien di bei fiori,
Un rivolo che l'erba intorno bagni,
Un aiigcllctto che d'anior si Ingn
Acqueta rnolto tiieglio i nostri urdori. » (P. 119.)
4. Il y a véritablement un écart trop considérable entre l'homme
aain et actif, que nous avons étudié, et le poète qui va « sospirando
una nebbia di martiri ».
LA RENAISSANCE A FLORENCE 301
tricienneet son aisance souveraine, ne s'arrête pas en si
beau chemin. A côté de rilalien écrit, il s'inspire de ^y
l'italien parlé. Et comme il a été aux bourgeois, il va au
peuple ei aux paysans, à ce peuple dont l'humanisme
n'avait jamais fini de sourire, à ces paysans honnis,
proscrits, tournés en ridicule par tous, à qui Malïeo
Vegio prêtait non une apparence humaine, mais de
bœufs 1, et dont la satire constituait une sorte de
comique national.
Et tous ensemble, Laurent en tête, vont recueillir,
par les champs et par les rues, les rispetli des amou-
reux.
III
Florence avait été précédée dans cette tentative par
une tentative analogue accomplie à Venise dés le début
du siècle.
Lconardo Giustinian, né en 1388, mort en 1443, que
nous avons rencontré parmi les latinistes, est grand
de Venise, comme Laurent est bourgeois de Florence.
Comme Laurent, il est l'ami des humanistes, élève de
Guarino, correspondant de Niccoli, de Traversari, de
Filelfo, traducteur de Plutarque, sachant le grec à
saluer le Paléologue dans sa langue ; il est aussi ciloyen
de cette Sérénissime qui pense « qu'aux lettres sans
la vie il faut préférer la vie sans les lettres », avoga-
dore de la République, gouverneur du Frioul, soldat
contre le Visconti, sage du conseil et procurateur de
Saint-Marc.
Pour se reposer de charges aussi lourdes, Leonardo
Giustinian aime à se promener sur le rivage fleuri,
pêcher dans une barque, musiquer sur le luth,llàneren
1. « Non hominuni species vestra, bovum magis est. »
On trouvera non seulement chez les humanistes comme Matleo Vegio
et Battista Mantovano, mais chez les novellieri, comme Sermini, et même
chez les poètes alla bv^-chia, à peine sortis du peuple, de nombreux
témoignages du dédain où étaient tenus les paysans. — Voir D. Mer-
lini {Suf/gio di ricerche sulla salira conlro il villano, Turin, 1894).
302 LE QLATTROCKN'IO
gondole, qu'il lient pour le genre de véhicule « le plus
suave et le mieux accommodé à nos études». « Est-ce
que je lis toujours? écrit-il à Guarino, pas le moins du
monde; je m'arrache violemment des livres, et le souci
de la bonne santé, qui m'est extrême, interrompt chez
moi non la satiété mais le zèle de la lecture '. » Le long
des berges, parmi les Calli étroits, au cœur de la lagune,
les garçons chantent les filles. Leonardo Giustinian
les écoule, retient les airs, note les paroles, et pour se
divertir 2, comme passe-temps de grand seigneur,
comme piquant contraste à la gravité de ses études, il
se plaît à les imiter.
D'où ces c«;iso/i^//^ légères, nées à l'air de la musique,
portées sur l'air de la musique, atmmbotti, hallate,
ca/izoniy fragments de scène, bouts de dialogue, choses
ailées et légères, signées du nom de Giustinian et
qu'on chante encore aujourd'hui.
Quelquefois on y peut découvrir comme le hl ténu
d'une petite histoire. Un garçon passant par une rue a
remarqué une fille ; il y repasse si souvent, se montre si
courtois qu'il est remarqué à son tour ; la hlle trompe
la vigilance de sa mère, s'accoude à la fenêtre quand
il paraît, et lui, radieux, emporte son sourire, quel-
quefois son fichu. L'intrigue est nouée et en reste là si
l'on veut. Plus souvent un rendez-vous est pris. C'est
nuit close; personne ne traverse le quartier désert; le
garçon s'annonce en toussant, en crachant par terre, en
lançant un caillou contre la fenêtre, et la conversation
s'engage par couplets alternés : lui dans la rue, le nez
en l'air, le dos au froid, elle à son balcon, agaçante
et décevante. Se se. liant certaine, elle laisse le galant
se morfondre durant des nuits, durant des semaines.
i. « Quid ergo? Scm|)er ne le;<o? Minime certe. Me ipsiim nnmqiic
O'triler rolnctautein e libris iliveilo, cl rulio vnletudinis, (juii' iiiiiii pluri-
miini liahendii f.'sl, non sfilietiiteiii. sod Icctionis ^'iisttun iiilcniiinpil
liiiiii... /; (U. Sabhadini, Hvyli sliidi vulguri di L. (iiiisliniun, p. ;tt)i.)
2. 'c Lcvia profecfo siint f,'(;nera i|)sa diccndi et u nobis iuler gni-
viorcii uccupationes studia mislra non taiu oxorcendi aiit illustrandi
(|uaiij ingcnii laxandi causa iucondile jactalu. » [Ib., p. .31U.}
LA RENAISSANCE A FLOKENCE 305
« (JuelqLiefois lu tiens ta main sous la joue avec tant de
pitié ; puis tu prends un enfant dans tes bras; quelque-
fois tu le baises, doucement, et puis gracieuse, tu me
regardes et tu ris; avec les voisines, tuaflectes seulement
de parler pour que je t'écoute, et moi, comprenant bien
ton beau manège, je me ris souvent, caria sotte voisine
t'écoute de bonne foi et ne s'aperçoit pas de ce que tu
veux (lire; quelquefois tu viens le soir à ton balcon,
quand lu m'entends passer ; je te dis doucement mes
raisons, tu écoutes mes plaintes ; mais lu ne consens
jamais, voleuse, à me donner réponse'. »
Lorsque la coquette persévère dans safroideur, l'amou-
reux s'adresse à la voisine, la supplie d'intervenir en sa
faveur, et, si la voisine n'y consent point, brusquement
il tourne contre elle ses batteries; la voi.sine, d'autant
plus vite gagnée qu'elle esl jalouse, se laisse attendrir,
indique l'église où elle fréquente, ou bien dit: «Viens
mard i ! »
L'amourette peut aller jusqu'au bout : la dame qui
a joué l'amoureux esl jouée à son tour. Une telle cons-
tance, de si jolies cliansons, le froid qu'il fait, sont
autant de raisons qu'on lui donne ou qu'elle se donne
pour abdiquer sa résistance, et un jour, ôtant ses
socques, sur la pointe des pieds, elle ouvre l'iiuis de sa
porte. Si le garçon n'a pas su profiter de la bonne
aubaine, il se prend la tôle à deux mains le lendemain :
« 0 fou, ô babouin ; maintenant je m'aperçois de ma
1. « Talora tieni la uiano solto la golta
Tanto pietosauienle,
Poi prend! un puto in brazo qualche volta
E basil dolcemcnte,
E poi vczosamente
Tu nie riguardi e ridi
Clie tu ni'alzidi — e struzi di dolceza.
« Con le vesine niostri di parlare
Solo percli'io t'ascolti,
Ed io senlendo el tun bel motezare,
Hiflouie spesse voile,
Che le vesine stolle
T'ascolta a pura fede
E non s'avede — quel che tu vol dire. »
(L. GitSTiNiAN, Pop.sip, pub. par H. Wiese, Bologne, 1883.)
304 LE QUATTKOCENTO
sottise, moi qui n'ai pas su jouir d'un si joli morceau!
Ah ! j'ai été bien sot de prendre garde à l'olTenser.
Demain, il me faudra accomplir cette affaire', »
Tout cela vif, preste, pimpant, chantant; écrit dans
cette langue adroite de Venise, qui rit et qui court, et
où les s s'adoucissent en r- ; conçu dans un esprit de
gaieté et de grâce où la passion devient la passionnette,
où les sentiments, comme les termes, s'atténuent jus-
qu'aux diminutifs ; répétant indéfiniment les mêmes
choses, amoncelant aux pieds de l'adorée toutes les plus
belles images, toutes les plus douces comparaisons,
toutes les plus magnifiques métaphores ; l'appelant
«perle charmante », u fleur jolie», « rose jolie », «douce
rose », « miroir de grâce », si ce n'est « hérétique» ou
« sale juive ; » petites caresses, petites plaintes, petites
invectives, compliments, madrigaux, recueillis et à
peine transformés par Leonardo Giustinian.
Giustinian a remarqué que le sentiment populaire
ne raisonne jamais, qu'il tourne autour de quelques
affections rudimentaires et identiques, qu'il passe sans
transition de la caresse à l'injure, qu'il ignore aussi
bien l'art des nuances que l'art des ménagements,
qu'il est tout sens, tout appétit, toute couleur, et il
en a respecté la santé et la crudité singulières. Ou plu-
tôt Giustinian n'a rien remarqué du tout ; son expé-
rience savante du grec et du latin est de date trop
récente pour qu'elle lui serve à quelque chose ; ce n'est
pas un artiste éduqué pîir l'antiquité, c'est un citoyen
de Venise, môle au peuple de Venise, chaulant si en
accord avec le peuple de Venise que le peuple se recon-
naît dans ces légers couplets, les fredonne, les répand,
1. « O mato, o ba))ion,
Pur ino ni'avedo del mio gran difecto
Chc un si zentil l)ochon
(îalder non l'Iio suputo al mio dileto!
lo fiiy bcn mal discrelo
(jiiardare al .suo disdegno ;
Doriian io convcgno
Coinpir slu tal lavore. »
{lu., p. 45.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 305
en inonde Tltalie, où chacun les adopte et où le lati-
niste Andréa Ginliani les admire. « Et, écrit Giusti-
nian à Ginliani, j'éprouve plus de plaisir à te les
entendre louer qu'à les voir quotidiennement sur les
lèvres de presque tout le peuple'. »
Mais que si l'exemple de Giustinian, qui n'eut guère
d'imitateurs et de successeurs, reste un accident aussi
charmant qu'isolé de l'histoire du premier humanisme,
à Florence, dans le dernier quart du Quattrocento, les
choses se passent dilTéremment.
Ils sont là ti'ois ou quatre poètes, Ugolino Baccio,
Bernardo Giambullari, Angelo Politien, Alessandro
Braccesi, Tommaso Baldinotti, le pauvre Luigi Pulci,
bien en verve, bien en joie, formant une gracieuse
escorte à la jeunesse de Laurent, h qui Laurent insuffle
son entrain et sa curiosité. Ils savent le latin. Ils ont
derrière eux près d'un siècle d'etTort érudit. Ils ont
écouté ou professé au Studio des leçons précieuses. Ils
se sont adonnés à l'Académie à des dialectiques subtiles.
Et ils ont appris par cu'ur tant de doctrines, tant de textes,
tant de chansons savantes que leur érudition éprouve
-comme une surprise attendrie des pauvres chansons
qu'ils entendent parla vie, le long des rues où ils flânent
aux nuils d'étoiles, le long des routes de campagne où
ils chevauchent aux matins de soleil, quand ils chassent
au faucon, (juand ils pèchent, ([uand ils voyagent,
quand ils se rendent à la villa, quand ils habitent à la
villa. Un doigt sur les lèvres, ils écoutent monter d'un
champ de blé, d'un bouquet d'oliviers, d'une croupe de
colline, dune terrasse de métairie, d'une fenêtre de
village, les rispetti qui éclosentau soleil. Ils recueillent
les ballate, les frottole, les maggiolate^ qui renaissent,
chaque printemps, avec les feuilles, qui sont sauvages
et naturelles comme les feuilles. Ils s'arrêtent, ils
s'attardent à cette poésie toute populaire et rustique
1. « Ut plus te uno probante voluptatis percipiam, quam quod ea
populus ferme oinnis m ore verset quotidie. » [W. Sabbadini, p. 371.)
H. 20
306 LE QUATTROCENTO
qui leur paraît d'autant plus savoureuse qu'elle est
moins apprêtée, d'autant plus rare qu'elle est moins
artificielle, d'autant plus inédite qu'ils s'en sont écartés
davantage. Et eux cultivés, civilisés, fatigués diT'bëï
esprit, plongent et rafraîchissent leur front pùli sur
les livres dans cette gerbe de fleurs des champs.
« Nous sommes tous joyeux, écrit Politien à Laurent,
et nous faisons bonne chère, et nous becquetons sur la
route quelque ballade et chanson de mai, qui m'ont
semblé remplies de plus de fantaisie, ici à Acqua-
pendente, à la romanesca, vel nota ipsa vel argumenta ' . »
Toute la Renaissance n'est-elle pas dans ce cortège de
joie et dans cette sympathie imprévue d'artistes nourris
de Virgile, de Théocrite et de Platon, pour un pauvre,
pour un humble, pour un vulgaire petit refrain cam-
pagnard ?
Les garçons de la campagne chantent les filles u au
cotillon couleur de l'air ». En souriant, Laurent de
Médicis les imite ; il écrit son petit poème de la Nencia
di Barberino où est introduit le paysan Vallera. « Je
brûle d'amour, dit Vallera, et il me faut chanter pour
une Dame qui me ronge le cœur... Pour la beauté, elle
n'a pas sa pareille ; avec les yeux, elle jette des flam-
beaux d'amour; j'ai été par cités et châteaux, et jamais
je n'en ai trouvé une si belle '-. » Nencia a deux yeux
que ça semble une fête ; elle a le nez si bien fait qu'on
le dirait percé à la vrille ; au milieu de sa bouche, de
ses joues, de l'enfilée de ses dents, elle est comme une
rose; elle est semblable à Diane; elle est semblable à
1. « Siamo tutti allegri, e facciamo biiona cera, e becchiaino per
lutta la via di (|imlche rappresaglia, e canznn di Calen di M.iggio, cho
mi sono parule più fantasliche qui in Accpiapendente, alla Huuianesca
vel nota ipsa, vel argumento. » (Poutien, éd. Del Lungo, p. 75.)
2. « Ardo d'ainore, e conviemuii cantare
IN,T una dauia clie ini .stiuggc il core...
Ella non tr«va di Ix-ilezzii parc;
Con gli occhi ^etla liaccole d'ainore :
lo sono stato m città e castelia
Ë mai non vidi gnuna tanlo bclla. »
{Poenie di Lorenzo, p. 236.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 307
Morgane; elle est plus blanche que fleur de farine. Pas
une comme Nencia pour tisser les paniers et faire les
chapeaux ; lorsque Nencia va à la messe, elle met une
belle robe. Si Nencia veut, Vailera à la ville, lui
achètera un sou d'aiguilles, du fard dans un cornet, une
attache de soie bleue ; c'est pour l'avoir vue cueillir
une salade au mois d'avril que Vailera s'en est épris;
il laimo comme un petit papillon aime la lumière.
Nencia est plus blanche que fleur de rave; elle est plus
luisante que gobelet ; elle a sept bagues dans une petite
boîte ^ b]ile a les dents plus blanches que celles d'un
chien ; elle semble plus douce que la malvoisie ; elle fait
de plus belles révérences qu'aucune dame de Florence 2.
Elle a une fossette au milieu de son menton, qui embellit
toute sa ligure-'. Ah! si Vailera se montrait avec un
mouchoir de soie! Ah! s'il se faisait raser! Oui, les
gens lui promettent monts et merveilles ; qu'elle essaie
seulement de leur demander des petits souliers'»!
Les garçons de la campagne emmêlent leurs effu-
sions de pointes comiques; ils gaussent eux-mômes
leur sentimentalisme ; il leur arrive de terminer par
le simulacre d'un renvoi leurs plus pures métamophoses.
En riant, Luigi Pulci les imite. Et comme Laurent de
Médicis a écrit sa Nencia di Baibcr'mo, Luigi Pulci écrit
sa Beca di Dicomano. Beca est une fleur, sauf qu'elle
boîte, qu'elle a la lèvre poilue, qu'elle a une tache
dans l'œil ; Beca est blanche comme la lessive ; Beca
est divertissante comme le marché ; Beca est vigoureuse
comme l'empereur. Vailera portait à Nencia de la
1. « E porta bene in dito setle anella. »
2. « Ella fa le più belle riverenze
Che gnuua ciltadina di Firenze. »
3. « Ell'ha un buco nel mezzo del inento
Che hmbellisce lutta sua figura. »
4. « lo so che molta gente ti promette,
Fanne la prova d'un pa' di scarpette. »
(P. 249 )
(P. 243.)
(P. 240.)
(P. 244.)
308 LE QUATTROCENTO
fraxinello, un nid d'oiseaux, des baies de houx. Nuto
offre à Beca de lui cueillir une salade de ranipon ou de
lui couper un balai à la forêt; Nencia était suave
comme un miel; Beca est douce comme c... d'abcillo.
Des rispefti montent de partout, de la ville, de la
campagne, des nuits étoilées, de la terre fleurie ; par
gaité, les uns et les autres se prennent à composer des
rispeffi^ et c'est entre eux chevauchant sur les routes, se
reposant sous les arbres, dans les loisirs des villégia-
tures et des déplacements, une lutte jolie d'inventions
et d'improvisations, un tournoi proclamé de petites
chansons brèves, une rivalité heureuse, d'où Poli-
tien, qui a écrit les Violœ^ qui a traduit Homère,
qui a rivalisé avec TibuUe et Ânacréon, sort vain-
queur,
Politien est rongé par l'amour, comme le fer par la
rouille. Il se tourne dans son lit sans dormir. Il ne lui
reste plus au cœur goutte de chanson'. Son cœur
meugle. Il invective celle qui le repaît de fanfreluches
et de paroles, qui le paie de vessies et de vents, qui
laisse passer le temps qui passe, qui a pris son cœur et
de dédain l'a jeté par terre. Il lui crie: «Méchante
Juive! » Il lui crie : « Secoure-moi, parDieu! »Et il luidit:
"Tu es belle, charmante, jeunette, exquise, charmante
plus que Heur au rameau. » Il lui dit que, lorsqu'elle
chante, le soleil s'arrête pour l'écouter. Il lui dit qu'à
ses paroles les anges descendent par bandes du ciel 2; il
lui dit qu'Italie peut se dire terre glorieuse et fameuse
de nicher une pareille femme. Il lui dit « qu'avec ses
vers il lui fera un tel honneur que tout le monde en
\. « Non tu e rimaso d.il cantar pit'i ^'occiola :
L'omor mi rode corne el ferro ruggin«. »
l'Poi.iTiEx, l.e Stanze, iOrfeo e le rime, Florence, 18(»;{, éti. (^arducci,
p. m.)
2. • « Qimnd' l|i()lilii ride onestii c pura
E'pir cho si spalniiclii cl puradiso.
(ïli anKioli, al canlo stio, snnza dimoro,
Scendun tutti del cielo a coro u coro. »
(M., p. 2:i2.)
LA RI:NAISSANCE a FLORENCE 309
enloiulra des nouvelles -», et il lui dit qu'elle veut le faire
mourir :
Si lu me vois avec mes yeux fermés
Par Amour qui vers la mort m'aiguillonne,
Toute chagrine en tes confus pensers
Diras : « Pour moi son âme l'abandonne ! »
Et si quelqu'un accuse ton péché,
11 n'en sera point qui te le pardonne,
Et lu iras pleurer sur chaque bord,
En regreltanl Ion péché et ma mort ' .
Le résultat le plus charmant de ce retour au peuple,
de cette prise de contact avec la nature et avec la terre,
est la résurrection de la ballata, qui était née au plein
air de la campagne toscane, qui avait été maniée par
les vieux poètes du doux style, qui s'était appauvrie
dans les mains des bourgeois contemporains : Laurent
de Médicis et Politien lui donnent une nouvelle vie.
Les ballate de Laurent, musiciuées par Squarcialupi,
tour à tour malicieuses, voluptueuses, dissolues, sont
de petites choses à Heur d'àme et à Heur de peau : cris
de victoire, cris de colère, piques d'amoureux, courtes
imprécations, regrets de vieille, badinages galants, et
surtout exhortations à la danse, à la joie, à la fête, à
cueillir l'heure brève, à ne pas laisser s'enfuir le
moment: « Ce n'est pas une honte d'aimer — Celui qui
brigue de servir », ou encore : « Il faut vivre et mourir
allègre — Pendant que nous sommes en jeunesse' », ou
encore : « Oh ! que de choses la jeunesse méprise ! —
1. « Quando lu lui vedrai questi occhi chiusi
Da amore ch'a tult'ora al fin ini sprona,
Tutta atlannata da pensiei- confusi
Dirai : — Per me questa aima s"al)bandona ; —
E, se arai chi'l tuo peccalu accusi,
Nessuno troverai che tel perdona :
Cosi andrai piangeudo in oyui lato
Dolente di me'morte e tuo peccato. >
(M., p. 271.)
2. « Allegro si vuoi vivere e morire
Montre che in giovinezza abbiamo a stare. »
{Poésie di Lorenzo de' Medici, p. 298.)
310 LE QUATTROCENTO
Oh! combien belles sont les fleurs au printemps! —
Mais quand paraît la vieillesse inutile — Et qu'on n'es-
père plus rien que le malheur, — Celui qui se consume
et qui attend l'instant — Connaît le jour perdu quand
c'est déjà le soir *. »
Les ballate de Politien, toute grâce et toute sève,
échappent aux classifications ; elles se prêtent à tous les
genres, s'ajustent à toutes les voix. Il y a la ballata du
curé : un voleur a soustrait au curé son petit cochon et
est allé raconter au curé son larcin à confesse, de telle
sorte que le curé soufîre d'un mal qu'il ne peut avaler:
« Femmes, femmes, point ne savez — Que j'ai le mal
qu'eut le curé^ ». Il y a la ballata du calendimaggio :
« Soit bienvenu le mai — Et son enseigne fleurie —
Bienvenu le printemps — Qui veut que l'homme
s'éprenne. — Et soyez bienvenues, vous donzelles, qui par
bandes — Avec vos amoureux, — De roses et de fleurs,
— Vous faites belles en mai '^. » Il y a la ballata de la
vieille femme : « Une vieille me courtise, — Flasque et
sèche jusqu'à l'os — Son échine n'a pas de viande —
Pour ôter la faim à un petit ver'*. » Il y a celle qui
commence : « Qui ne sait comment est fait le paradis, —
Qu'il regarde aux yeux mon Hyppolite fixement ^ » ; et il
y a celle qui commence : « Je suis, dame, un cochonnet
!. « 0 quante cose in gioventù si sprezza!
Quanto son belli i fiori in primavera!
Ma quando vien la disutil vecchiezza
E che altro che mal piii non si spera,
Conosce il perso di quando è già sera
Quel che'l tempo aspettando pur si strugge. »
{Ib., p. 397.)
2. « Donne mie, voi non sapete
Ch'i'ho el mal ch'avea quel prête. »
(PouTiBN, éd. Carducci, p. 301.)
3. « Ben venga maggio
E'I gonfalon selvaggio.,. »
{Ib., p. 295.)
4. « Una vecchia mi vagheggia
Viza e secca in sino all'osso... »
{Ib., p. 315.)
5. « Chi non sa corne è fatto el paradiso
Guardi Ipolita niia aegli occtii fiso. »
{Ib., p. 288.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 311
— Qui remue aussi la queue'. » Politien sourit, rit,
pleure, jette des anathèmes ou des compliments ; il se
désole sur le cours de sa vie qui s'enfuit, donne des
conseils d 'alcôve aux commères, poursuit des doubles
sens ; et ayant vu dans un pré un oiseau aux ailes d'or,
aux plumes de rubis, au bec de cristal, dont la voix
énamoure l'univers, il veut le prendre; mais l'oiseau
lui échappe, et pour le saisir, au lieu d'user de lacs et
de filets, il s'avise de chanter à son tour : « Et c'est la
raison pourquoi je chante-!» La perle de son écrin,
qui est pout-ôtre la perle du genre, est la hallata des
roses. Une jeune fille se trouve, un beau matin de la mi-
mai, dedans un vert jardin ; partout des fleurs, et bleues,
et jaunes, et blanches, et des fleurs nouvelles parmi
l'herbe; elle les cueille afin d'orner sa tête blonde, afin
d'enguirlander ses jolis cheveux ; mais, comme le coin
de son tablier est déjà rempli, elle aperçoit les roses :
« Jamais je ne pourrai vous dire combien ces roses étaient
belles, l'une éclatant à peine de son bouton, l'autre un
peu passée, l'autre toute neuve. Amour me dit: Va,
cueille celle que tu vois plus fleurie sur l'épine.
Lorsque la rose est ouverte et fleuronne,
Qu'elle est plus belle et fait le plus envie,
Alors il faut la tisser en couronne,
Avant que sa beauté ne soit enfuie ;
Qu'on cueille donc pendant qu'elle est fleurie
La rose belle, la rose du jardin !
Je me trouvai, filles, un beau matin
De la mi-mai dedans un vert jardin^.
1. « l'son, dama, el porcellino
Che dimena pur la coda. »
„ (76., p. 310.)
2- « E questo è la cagion per ch'io pur canto
Che questo vago augel cantando alletto. »
(/6., p. 283.)
3- « Quando la rosa ogni suo' foglia spande
Quando è più bella, quando è più gradita ;
Allora è buona a metter in ghirlande,
Prima che sua bellezza sia fuetrita :
312 LE QUATTROCENTO
C'est ainsi que la bande joyeuse de Laurent de Medi-
cis se divertit au soleil.
Sans y attacher plus d'importance, pour s'amuser,
pour rire, ces fins lettrés rivalisent avec le peuple. Et
comme ils lui empruntent ses chansons, ils lui em-
pruntent ses histoii'es.
C'est ici que va se distinguer un des esprits les plus
fantasques et les plus l)izarres du moment : Luigi
Pulci.
IV
Dans la cour des Laurent, des Marsile, des Politien^
des Mirandole. Luigi Pulci occupe une position par-
ticulière.
Il appartient à cette famille des Pulci que nous avon^;
vue parmi les clients des Médicis, bourgeois lettrés,
poètes d'occasion, jadis marchands cossus, et mainte-
nant tombés en di'confiture. « Nous n'avons, peuvent-
ils déclarer le 21 mars 1458, ni maisons, ni allaires,
ni argent de banque, ni boutiques, ni richesse, ni rien
à recevoir de personne, mais à donner, oui bien^ »
II est né, en 1432, à Florence et a écoulé une vie
si travaillée d'aventures, de revers et d'infortunes, qu'il
peut bien dire » qu'il commença à mourir le jour oh
il naquit ~ ». Tôt exilé pour ses dettes, ayant sur les bras
une (juantité d'enfants, et non seulement les siens,
mais ceux de son frère Luca, arrêté par ses créauciers
et mort en prison, c'est une sorte de bohème, de
nomade, d'iri'égulier de la vie, acceptant pour subsister
toutes les besognes, exerçant un vague commerce de
Sicchè, ffinciiille, inentre é |)iii (iorita
(>)gliiin la l)olla rosii del fîinrdino.
l'ini truvai, Tanciulle, un bel niatlino
I)i mez'/.o maggio in un verde giardiuo. »
(//>., p. 280.)
1. « Non abl)iam(i casa in Firenz.e, ne niasserilie, ni- duniiri di nionlo,
né botteghe, nù aitre sustanlic, ne avère nul la ila persuno, ma daro
si. » (G. Voipi, l.uitfl l'idci. studio biof.'ra(ic(), p. 1.)
2. Quel di ch'io venni <'il niondo
A niorir coniinciai. »
L\ KKNAISSANCK A FLORENCE 313
briques et de draps, acoquiué la plupart du temps ù la
campagne, dans un moulin qu'il possède au Mugello,
où le lise se montre moins rapace, et servant qui le
veut employer, les bourgeois, les riches, Laurent de
Mf'dicis et Robeito de Sanseverino qui l'entretient dès
1472. Il passe par tous les <'tals comme il court tous
les chemins ; on le rencontre tour à tour à Gamerino,
à \a|)les, àiMilan, à Bologne, à Venise; il est toujours
errant, toujours au dépourvu, jamais assis dans une
charge et une certitude; et un soir de novembre 1484,
la mort le recueille à Padoue. En même temps il a plus
d<' culture que les autres; il a surtout plus de talent,
un des talents les plus clairs, les plus pittoresques et
les j)lus llorentins qui soient au monde; et il a, pour le
mettre en vedette, la faveur précieuse de Laurent, dont
il est l'aîné, le camarade et le compagnon. C'est môme
une des choses les plus chai'mantes de l'époque que
cette camaraderie sans compliments et sans étiquettes,
qui unit d\iii lien étroit le prince avec le pauvre diable.
Luigi Pulci, ou plutôt Gigi, est pour Laurent « le
cinquièmes élément » ; « il est, dit Matteo Franco, la
tripe de vos pallc^ » ; Laurent le veut toujours à son
côté, l'assiste de son conseil et de son argent, le rap-
pelle d'exil, le marie, lui oiïre une pièce de fromage
ou un liasque de vin blanc, lui commet de menues
adaires, le protège contre les autres et contre lui-
môme. El de son côté Gigi témoigne à Laurent un
amour aussi profond qu'ingénu. Il lui dit: « Le ciel
ne m'a laissé que toi -\ » Il lui dit : « Sans toi, je me
sens tout perdu, seulet el ailligé^» II lui dit: « Que
puis-je faire sans toi? Me donner aux trois cent mille
diables'? » Et il lui dit : « Je suis né comme les lièvres
1. « L'animella délie voslre palle. »
2. « Nei bosclii, o dove io sia, non m"à lasciato il ciel allro che te. »
{Letlere cli Luuji l'ulci, Lacques, 188(1, p. 33.)
3. « ïutto soletto, smarrito e afilitto. »
i. « Clie (lebbo adunque fare? Damii al Irecenlo mila diaboii ? »
{II)., p. 30.)
314 LE QDATTROCENTO
et les plus infortunés animaux, pour devoir être la
proie des autres, et pour devoir beaucoup t'aimer, et
être peu avec toi '. »
Fait de la sorte, misérable et par sa misère devenu
de condition subalterne, lettré, mais sans exagération,
lisant le latin et s'exorçant à la métrique latine, mais
ignorant le grec, Luigi Pulci risquerait fort d'être
méprisé et évincé du beau monde dont il est l'égal par
le talent, s'il s'imaginait suivre ses traces et lutter de
culture élégante avec lui. Alors, pour s'y tenir et s'y
maintenir, il s'avise de prendre pour ainsi dire le contre-
pied de l'opinion courante.
Au lieu de perdre haleine à suivre ceux qui ont
pénétré l'intimité sublime de Platon et d'Aristote,
Pulci les gausse et prétend qu'ils a ont étudié dessus
un gros melon ». On parle latin; Pulci parle argot.
Politien écrit à Pic : Angeliis Politianus Pico Mirandulœ
suo saliUem pliiriniam dicit ; Pulci écrit à Beiiedetto
Dei : Al mio caro Benedetto Dei salamalec. On appelle
Laurent le Magnifique, un Laurier, un Phénix, un lils
d'Apollon ; Pulci lui dit : « Tu es le coco de notre roi% »
Pulci se montre boufTon dans la mesure môme où les
autres se montrent érudits; aussi gros qu'on est fin,
aussi plaisant qu'on est grave; et comme il a reçu
de la nature un esprit comique, plantureux, savou-
reux, riche d'une veine jaillissante et d'une verve
colorée, il se sert de ce talent comme d'une ressource.
Pauvre, il se rend impayable. Il excuse sa présence
dans les compagnies savantes par des saillies, des
facéties, des bons traits. Il noue « comme bouquets de
1. « lo nacqiii cotnc le Icprc e allri nniinali più sventurati, per dovcr
«ssere preda agli altri, e per dovcrc moll(» aiiiarti, e poco essere teco. »
{/6.. p. ;{5.)
Ailleurs, Pulci écrit à Laurent : « Tu se' un buon ^arzone et se' pure
il niio Lauro, o vo^ii lu o no. Parc che sia Ira noi cicrta conrorniità
che viene dalle slelle, et fa ch'io l'ami lanlo et cli'io mi conlidi ancora
tu ami me mollo. » (/A., p. î)ti.}
2. « Se' in huon luo^o con noi di qua, c sopra lulto, il cucco dei
•ignore He noulro. > {Ib., p. 88.)
LA REKAISSANCE A FLORENCE 315
cerises en mai* », des chapelets de sonnets drolatiques.
Il se prend de gueule en vers avec le ctiapelain Matteo
Franco et avec le chancelier Bartolommeo Scala, « aux
belles révérences ». Il offre à Laurent de Médicis,
contre son blé et son vin, des quolibets, des carica-
tures et des farces : u Si tu ne m'écris pas, lui dit-il,
plus de vers, plus de cianghcrini^\ » Il rachète sa
misère et sa douleur par des drôleries et des calembre-
daines. Il sait le mot cru qui repose, l'image trucu-
lente qui détend, la grosse obscénité qui ramène du
ciel fatigant au ras de terre facile. Et à force de bonne
humeur, de joyeusetés, d'inventions énormes à secouer
la panse, il se fait bienvenir, rechercher, adorer d'une
société qui, autrement, l'auraittenuà distance. Etc'est
à ce gros fils, jovial et bouffon, amuseur de carrière et si
triste de nature, qui a lu Virgile et fréquenté les Pla-
toniciens, qui a célébré en octaves la Joute de 1468, d'où
Laurent est sorti vainqueur, rivalisé avec Laurent
d'inventions paysannes, composé toutes sortes de son-
nets, de chapitres, de complaintes, à la fois peuple,
bourgeois et lettré, que la vieille Luorezia Tornabuoni
demanda un jour de lui rimer quelque histoire, comme
son frère Luca avait rimé celle du Ciriffo Calvaneo.
Pour complaire à la bonne patronne, mère de son
« coco», Luigi Pulci, facile et jovial, ne s'avise pas
d'aller chercher midi à quatorze heures; il descend
simplement dans la rue, où il ramasse un vieux
cantare^ le Cantare (fOrlando^ qu'il arrange à ses
heures, sans se fatiguer outre mesure, surtout sans
y changer grand chose; au bout de dix années,
comme il a déjà aligné vingt-trois chants, il se repose;
il se repose pendant douze années ; et, en 1482, d'un
1. « Se tu ci fossi, io farei mazzi di sonetti come di ciriege in questo
calendimaggio. » (76., p. 25.)
2. « Se non lo fai, mai versi, mai più ciangherini, mai più saremo
compagnuzzi. » (76., p. 30.)
3. Orlando, Die Vorlage zu Pulci's .Morgante, publié par F, Hubscher,
Marburg, 1880.
316 LE QUATTROCENTO
seul coup, il ajoute cinq derniers chants tires d'un
antre cantare de la rue, la Spagna in rima. C'est
ainsi que le Morganlf, qui dura plus de vingt ans dans
la fantaisie de son auteur, qui comprend vingt-huit
chants et qui parut le 7 février 1483, est le résullat de
deux caiilari mis bout à bout, le Cantare dOr/ando et
le Cantare de la Spagna in ritna^.
Nous restons dans les histoires de ceux de Chiara-
monte et de ceux de Maganza. dans les histoires de
preux, de paladins, d'infidèles et de géants, dans les
belles histoires chères au peuple.
Orlando, desservi par Gano auprès de Carlo Magno,
s'exile et va courir la Paganie, où il accomplit une
quantité de prouesses, dont la première est de délivrer
l'abbé Chiaramonte de trois géants qui jetaient des
pierres contre son couvent, d'en convertir un, nommé
Morgante, de le prendre comme écuyerà son service et
de lui donner ce bon conseil : « Morgante, quand tu peux
aller sur la route plate, ne cherche jamais ni montée
ni descente-. » Mais, tandis qu'Orlando va à sa desti-
née, son absence se fait cruellement sentir à Paris, et
Rinaido, Ulivieri et Dodone, habillés d'un costume vert
à bandes rouges, se mettent à sa recherche. Ils
délivrent à leur tour l'abbé, défont Brunoro, tuent un
dragon, convertissent un royaume, luttent contre un
géant, finissent par retrouver Orlando, et tous
ensemble vont délivrer Paris, assiégé par le roi Ermi-
nionc. Carlo Magno, conseillé par Gano, exile Rinaido,
prétend supplicier Astolfo et Ricciardetto, et se montre
si grossement ingénu que lîinaldo le détrône et
qu'Orlando part j)Our la Perse, i'^n Perse, Orlando, qui
a sauvé le roi Amostante et qui a été traîtreusement
1. I*i(» Kajnn, La maleria (Ici Miirijanle in un iguoto poemn tlel
seculo XV, Propiifjnalore, llo o<^ne, 1X69. — La rolla di lloncisvalle nrllu
lelleratura cavalleresca iluluinn. l'rtipuffiialdrc, Holoj^'iic, 1811.
2. « Quandu tu puui, .Mur^untc, ir pcr lu piana
Non ccrcar mai iiè l'crta, nù la sccsa. »
{Moryanle, I, 41.)
1
LA RENAISSANCE A FLORENCE 317
emprisonné par lui, est délivré par Hinaldo, accouru à
son secours; alors Orlando continue, sauve des villes,
converlit des peuples, secourt des tilles abandonnées,
inspire de l'amour aux princesses, tue des géants et
des bètes, livre des duels merveilleux, attaque les sul-
tans, assiège Bahylone, jusqu'à ce qu'il délivre Paris
assiégé par le roi Calavrione, qu'il meure à Roncevaux
où la perfidie de Gano l'envoie, que (lano soit suppli-
cié et que Carlo Magno rende finalement le dernier
soupir à Aix-la-Chapelle.
Nous sommes en Paganie, en Sorie, dans le Levant,
dans le Ponent, en Egypte, en Danemarck, dans des
pays et des endroits impossibles. Nous assistons à des
rossées, à des fessées, à des miracles. On voit quantité
de choses extraordinaires : on y voit un diable qui sort
d'un tombeau, un dragon au cuir vert et jaune, une
vipère qui veut chaque malin deux filles pour son
dîner; on y voit un géant velu, noir comme un cor-
beau, appuyé sur un bâton do sorbier: il a une tête
d'ours, des oreilles d'âne, une langue en écailles et un
seul œil sur la poitrine ; et on y voit un grand cheval
avec des dents et des ailes. Il y a des batailles qui
laissent derrière elles « deux bras de sang haut », des
banquets où l'on sert à manger < autre chose que des
glands»; des fêtes avec tant de strnmbotti, romanzi
et ballale que tous les canterini en deviennent rauques '.
Il y a des prières, des visions du paradis, des tableaux
d'église et le merveilleux pavillon de Luciana, tout
brodé de bètes et d'oiseaux'^. Il y a des conseils, des
explications, de jolies fables; celles du Loup et du
Renard, du Coq et du Renard, de la Petite Fourmi et
de la Tête de cheval. Des sermons sont prêches comme
dans les prêches ; des conversions s'opèrent sur un
mot, comme dans les rappresentazioni sacre; Gano est
1. « Tanti strambotti, romanzi e ballate
Che tutti 1 canterin son fatti rochi. »
(XII, 36.)
2. XIV, 44-80.
318 LE QUATTROCENTO
brûlé et écartelé devant vos yeux. Tous ceux qu'on
connaît, qu'on aime, dont on sait les prouesses et les
généalogies, sont là; tous, Carlo Magno'. le bon
vieux, le gros vieux, le pauvre vieux, à qui l'on a
pourtant révérence, parce qu'il est vieux, en regrettant
cependant qu'il soit si tombé en enfance^ ; Orlando,
gros corbeau de clocber, brave, fort et sage, n'étant
point fait pour courtiser les femmes, et n'ayant pas
besoin de celui d'Arpinum, de Quintilien, de Démos-
thène, ni de personne « pour lui enseigner doctrine; »
Rinaldo à qui Ulivieri dit : Tu sei pei' le ciancie, aussi
gamin, écervelé, bravache, vigoureux et sympathique
que jamais ; Ulivieri, Bicciardelto, Astolfo, Dodone ;
les autres; et Gano qui semble plus lidèle qu'un patr?"^
noster, mais qu'Astolfo ne croirait pas, quand il serait
le credo. Et il y a encore tous les rois et tous les barons
de Paganie. le Vecchio délia montagna, le nécromant
Malagigi, l'évoque Turpino.
Les filles de roi ou de sultan regardent aux fenêtres,
montent de blancs palefrois, font le coup de lance ou
d'épée. Meridiana porte une robe à la païenne, fleurie
de blanc et de rouge comme son visage de grenade et
de lait, des rubis et des gemmes sur la poitrine, une
escari>oucle sur la tète; Florinetta qui, « comme jeune
fille s'en allait seulelte pour le grand désir d'une petite
guirlande'')), est happée dans le bois, où elle cueille
des Heurs et écoute le rossignol, liée à un arbre, gardée
par un lion et nourrie de serpents par deux géants ;
Antea'' a des pieds j)ctits et blancs, une main longue
et candide, des rires suaves h écarquiller dix paradis;
pour les cheveux, elle semble Danaé, Vénus pour le
1. G. Tancredi, La fiqura ili Carlo Magno nel Mort/anle maqgiore.
Naples, 1891.
2. « Perché se' vecchio, io t'ho pur roverenzia
E increscemi tu sia si riiiihiuiibitu. »
(Xm, 23.)
3. <i Coiiic raïK'iulIa iii'anilavo solcita
l'er tfrari vaL'he/za duna urillaiidelta. »
(XIX, 9.)
4. XV, 98 p. et sq.
LA RENAISSANCE A FLORENCE 319
visage, Pallas pour la gorge, Rachel pour la robe;
pour sa force, son habileté clans la chasse, la voltige
et la guerre, elle semble Mars. Elle aime Rinaldo et se
mesure en combat singulier avec les lames les plus
vantées. Ulivieri aime tour à tour Forisenna et Meri-
diana. Rinaldo, qui se délecte « un peu » des femmes,
courlise Meridiana, Chiarolla, Luciana, Anlea; et
Orlando ne se montre point insensible à Chiarella.
Morgante, qui a donné son nom au poème de Pulci,
es! unc(dosse énorme, immense et fabuleux. Il a déniché
dans un couvent un battant de cloche dont il s'escrime
comme d'une arme, et il va devant lui, criant, meu-
glaut, cassant tout, broyant les heaumes, éventrant les
cuirasses, jonchant la terre de boudins, d'intestins, de
trij)ailles, piétinant les poumons et les foies. 11 boit
comme un trou, il mange comme un ogre, engloutis-
sant jusqu'à un buflle, jusqu'il un chameau, jusqu'à un
éléphant, et il se cure les dents avec un sapin. Son
premier exploit est d'effondrer deux cochons. Il croit
au Christ, puisque le chrétien Orlando tape si fort; il
croit à tout ce qu'on lui dit, surtout hilare lorsqu'il
cogne ou lorsqu'il balfre. Il enfonce un cheval sous son.
poids, et l'ayant chargé sur ses épaules, il fait deux
gambades devant Orlando pour lui montrer qu'il n'a
pas la goutte au pied. Il sert de màt à un vaisseau
désemparé dans une tempête. Il renverse d'un coup
d'é|)auh' une muraille de cité et, un jour qu'à lui seul
il a jeté bas une baleine, une écrevisse le mord à la
jambe, et il en meurt.
Le compagnon préféré de Morgante est Margutte',
qui est aussi un géant, mais un géant qui ne s'est
point souvenu de grandir, de sorte qu'il est un géant
nain. Margutte a septante-sept péchés mortels sur
la conscience : « pense alors combien de véniels ! » et
1. On a beaucoup discuté sur le personnage de Margutte et son ori-
gine. Voir T. Aliievi, Anulectica, Il lipo di Margiille, Pinerole, 1890. —
H. Trufli, Di una prohabile fonte del Margutte, Giorn. Stur. Turin, 1893,
XII, 200. — T. Trigona, Margutte nel Morgante maggiore, Sassari, 189o.
320 LE QUATTROCENTO
il s'en targiio. Il est né entre la potence et le carcan,
comme Jésus est né entre le Bœuf et FAne. Il ne croit
ni à Dieu, ni à diable, ni plus au bleu qu'au noir,
mais au cbapou, au bouilli, au rôti, au beurre, à la
<;ervoise, au moût quand il en a, et principalement
au bon vin'. Il a commencé par être détrousseur de
grands chemins; mais, par goût de repos, il ne vole
plus qu'en cachette, laissant partout la trace de son
passage comme une limace, n'ayant jamais bien dis-
tingué le tien du mien, attendu qu'au début « chaque
chose est de Dieu », Il vole au jeu, dans les églises,
dans les poulaillers, n'importe oi^i. Quand il y a cinq
femmes réunies quelque part, il en met six à mal %
Il change de foi et de loi, d'amis et de pays selon ce
qu'il voit et ce qu'il trouve. Les sacrements et les
jurons lui tombent de la bouche comme les ligues
mûres'. Il est menteur, glouton, ruflian, ribaud, faus-
saire, joueur, toute crasse et toute vermine; cependant
il n'est point traître; alors, tandis que Gano est haïs-
sable, Margutte est sympathique ^
Morgante l'ayant trouvé dans son chemin, le prend
avec lui pour se divertir, et tous deux s'en vont de
compagnie par le monde, faisant la belle paire de la
force physique et de la fourberie. Lorsque Morgante
voit un danger, il fonce dessus avec son battant, casse
tout et paie souvent les j)ots cassés; au contraire,
1. « lo non credo pii'i al nero ciraH'nzzurro,
Ma ncl cappone, o Icsso, o vuogli arrosto,
E credo alciina volta ancho nel burro ;
Nella cervof,Ma, e (piando io n'ho, nel mosfo...
Ma sopra tiitto nel buon vino ho fedc. >
(XVIII, lio.)
2. « S'io uso fra le donne per sciagura
S'elle «on cinqiie, io ne corrompe sei. »
(XVIII, 131.)
Tl. « 1 sacranicnti fais! e gli spergiuri
Mi silriicciolan gii'i prn|tri() per la bocca
Coine i fichi sauipicr que' ben inutiiri. »
(XVIll, i:i8.)
4. < Snlvo che queslo alla fine udirai
Che tradimento igniin non feci mai. »
(XVIII, 1V2.)
LA RENAISSANCE A FLOIŒNCE 321
Margutic biaise, finasse, tourne autour et ressort tou-
jours victorieux et indemne. Petit, chaussé d'énormes
éperons, fermant son petit œil et écoutant, il accom-
plit des exploits suprêmes. Il dépouille un cabaretier,
dont il s'est fait l'ami, de tous ses ustensiles, qu'il
emporte sur une chamelle, et il met le feu à sa mai-
son. Un géant l'attaque; il se jette sur ses mains,
laboure le ventre du colosse avec ses éperons et, piéti-
nant son cadavre, il semble un poulet sur une meule.
S'il n'y a point d'eau ou de feu, de quoi boire ou de
quoi manger, son industrie aux aguets a tôt fait de se
procurer ces choses. Pasun comme lui pour la cuisine.
Et im jour, de voir un singe qui s'essaie ses chausses, il
meurt de lire. Morgante en eut beaucoup de chagrin.
Quant h Astarotle que le nécromant Malagigi évoque
pour avoir des nouvelles de Rinaldo, c'est un diable,
mais un diable serviable, courtois et théologien ^ 11 a
fréquenté l'Académie platonicienne, lu toute l'œuvre
de Marsile, écouté l'astronome Lorenzo Buonincontri
commenter V Astronomicon de Manilius-. Il a des opi-
nions sur l'essence de Dieu, la trinité, le libre arbitre,
la chute et l'éternelle damnation des anges. Il explique
à Rinaldo, dans le cheval duquel il est entré et qu'il
ramène d'Egypte, qu'il y a bien plus d'oiseaux et de
bêtes dans la création que sur le pavillon de Luciana;
en passant (îibraltar, il lui découvre qu'au-delà les
colonnes d'Hercule, il y a des cités et des pays et une
race, appelée Antipode \ qui adore le soleil, Jupiter et
Mars'*; chaque religion est, selon lui, agréable à Dieu,
1. XXV, p. 118 et sq.
2. 15. Sanvisenti, L'Asfarofte viar/ylatore nel Pulci ed un suo prohu-
bile fou/ e,hih. tlelle scuole it. Pise, 1898, VIII, -2. — Cf. P. Hajna, Has-
sefinu bi//lio(/raflca delld lel te ratura iialiana, Pise, 18!)'J, Vil, 1.
3. G. Volpi, Gli anlipodi nel Morganle, Hassegna nazionale, Flo-
rence, 1891.
4. « Anlipodi appellata ù qiiella pente.
Adora il sole e Juppiter e Marte;
E plante e animal corne voi hanno,
E spesso insieme gran battaglie fanno. »
(XXV, 231.)
II. 21
322 LE QUATTROCENTO
pourvu qu'elle soit sincère ; mais seule la foi chré-
tienne est véritable, et les Juifs et les Mahométans
sont damnés; il pense encore que c'est une folie de
vouloir juger du ciel alors qu'on est sur la terre, et ne
tâche même pas de concilier le libre arbitre avec la
prescience de Dieu. Et rendant nombre de services à
Rinaldo, le faisant invisible, lui servant des dîners
exquis, il montre que jusque dans l'enfer, on trouve
« gentillesse, amitié et courtoisie ».
C'est ainsi que Pulci s'abaisse jusqu'à la condition
des chante-histoires, à qui il emprunte non seulement
la matière, le mètre et jusqu'aux rimes, mais le train,
l'allure, la fantaisie et le tour. Gomme les chante-his-
toires, il procède par sauts et par bonds, mène de front
plusieurs aventures, en lâche une pour courir à une
autre; comme les chante-histoires, il casse net son
récit au plus bel endroit; et, comme les chante-his-
toires, il initie et il clôt chacun de ses chants par une
invocation pieuse, au Père, au Fils, au Saint-Esprit,
au Saint-Pélican, à la Vierge pure avant et après Tac-
couchement, au souverain Jupiter crucifié pour nous :
son cantare, qui débute comme l'évangile de saint
Jean, se termine par une prière à la Mère glorieuse'.
Mais, tandis que les chante-histoires, pauvres diables
mal en point et mal en bourse, quand ils gravissaient
leur estrade, s'essuyaient la bouche et devenaient
sérieux, que leur thème était en quelque sorte suj)é-
rieur à leur condition, qu'ils le respectaient comme
une chose auguste et que, pour se huciier jusqu'à sa
sublimité, ils prétendaient à la correction, à la gravité,
h la dignité, s'appliquaient î\ être comme il faut, et par
conséquent n'étaient plus eux-mômes, Luigi Pulci
rest(; lui-même.
Il se montre tel qu'il est, avec sa foi dévotieuse ou
goguenarde, sa verve bouffonne, son imagination obèse,
1. « Salve ref^ina, niadrc Kiorïosa,
Vita e spcranza, si dolce e soavc... »
LA RENAISSANCE A FLORENCE 323
sa gaillardise pesante, ses bons mots, son esprit dépe-
naillé, ses facéties, ses proverbes, ses locutions, ses
jurons, ses images, ses bislicci, tout cet esprit peuple
qu'il avait hérité du peuple et que, par un coup d'audace,
il rend à la matière du peuple.
La magnificence de son argument ne lui inspire
aucune révérence superflue; elle ne le retient ni ne
Fempéche; là où les autres se montraient gourmés, se
défendant de cracher et d'éructer en public selon leur
habitude, lui ne se gône nullement pour le faire. Bien
mieux : ce qui échappe aux autres dans leur ignorance
des belles-lettres et du beau monde, on dirait qu'il le
recherche à plaisir. Il accumule les coq-à-l'âne, les
llorentinismes, les idiotismes, les anachronismes par
malice, introduisant dans son propos avec les façons
contemporaines les personnages contemporains, le Pio-
vano Arlotto, le marchand Benedetto Dei, le sbire ou
i'exacteur Fallalbacchio; il parle de fegateili, de père
guaste^ de la Befania, du lac de Fucecchio ; il n'a pas
pour un liard de sérieux, de tenue, de révérence. Son
langage se complaît à aller ramasser dans la rue les
expressions les plus terre à terre, les images les plus
prosaïques, les comparaisons les plus triviales. Pour
dire « lacilement » il dit « avec peu de vin » ; pour dire
« en un clin d'oeil » il dit « en une sucée »; pour dire
« dormir à la belle étoile, dormir au froid » il dit « faire
avec ses oreilles des sifflets à la bise' ». Los tours de
Saragosse s'écroulent « comme des gousses de poireau » ;
Ricciardetto spicca i capi corne iina pannocchia dipanico
0 di miglio o di saggina; à quelqu'un quia peur, il cido
gli faceva lappe lappe. Avec l'expression populaire, il
garde l'accent populaire ; il prononce Minosse, Joseffe,
hacche, comme le petit peuple de Florence; il dit salvinn
me facche ; se tu devient stu, arriva devient «myoe. Au
moment le plus pathétique, le plus éploré, le plus
1. « Far degli orecchi zufoli a rovaio. »
(XVIII, 161.)
324 LE QUATTROCENTO
douloureux, quand les larmes coulent et que de grands
frissons passent, il n'y a pas, il faut que son quolibet
parte, comme s'il devait racheter son émotion par une
culbute : Roncevaux jonche le sol de tant de cervelles
« qu'elles mettent la zizanie parmi les corneilles • ; » ce-
lui qui a la tripaille la moins trouée paraît « une rùpe à
fromage ou un gril à cuire les tranches de viande » ; les
diables, posés comme des éperviers sur un campanile,
anxieux d'aller réjouir Lucifer en lui amenant tant de
monde, se crêpent le chignon ; et au Paradis, la barbe de
saint Pierre dégoutte de sueur, tant le pauvre vieux trans-
pire à ouvrir la porte aux âmes que lui portent les anges.
Les héros de la Geste française, si purs, si nobles, si
hauts, ne l'accablent point autrement de leur prestige :
pour leur parler et leurs façons, ils semblent parfois
des garçons de la rue qui se cognent, qui s'injurient,
qui savent des ese?npi, qui ont du catéchisme, de
« vieilles peurs », de solides appétits et de beaux
muscles. Sans doute que Charlemagne est un homme
divin, connaissant le latin et le grec, ayant réorganisé
le Studio de Paris; au demeurant, il meugle de rage
et se montre si benêt qu'Ulivieri lui crie : « Il faudrait
t'en donner tant sur le c... qu'il devînt rouge-»!
Orlando s'esclaffe de rire aux bonnes histoires ; Ulivieri
taille la courge iï tous ceux qu'il rencontre. Brunoro
ne veut pas qu'on l'embête quand il est à table. Rinaldo,
quand le vin coule par la bonde du tonneau, porte-
rait le Sinaï sur ses épaules; il ne boit jamais « eau de
fossé ou de lleuve-' »; il prétend mourir saoïil. Un jour
1. « E' si vedea cader tante cervella
Che le cornacchie faran tallerugia ;
Clii aveva men forate le budella
Pareva il corpo conie una grattugia
0 da far le bruciate la padella. »
«... A te si vorre' dare
Tanta in sul cul che diventassi rosso.
« E di bore acqua di fossato o ruiino,
Quando c/ilvalco, non è iiiio costume,
(XXVII, 85.)
(XXIV, 50.)
(X, 77.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 325
un bouffon lui tire son écuelle ; furieux, il lui dit : « Je
m'en vais te la faire jaillir, ta soupe, espèce de méchant
fou cl non bouffon^ ! » Et il lui applique un gnion sur
la tète. Balsamino, à qui Orlando a tranché la main,
ne pourra plus jouer à la morra. Turpin enfile les Sar-
razins comme des patenôtres et fait des sauts comme
un chat. Florinetta rit de si bon cœur d'une farce de
Margutte qu'il semble que les dents lui tombent deux
à deux de la bouche. Dès qu'Ulivieri a expliqué, à la
païenne Meridiana qu'il aime, le mystère de la Trinité
|)ar la comparaison d'une chandelle, il rompt le carême
et più e jriù voile qucsta danza mena. Ulivieri crie à
Rinaldo : « Tu as parfois moins de cerveau qu'une
oie ! » Rinaldo crie à Vergante : « Luxurieux, cochon,
éhonté, poltron, crétin, idoine, fesse-mathieu, bon
pour Otre à l'auge avec le cochon-! » Les uns et les
autres se tapent, se tuent, s'estourbissent'^ On dira qu'on
retrouve ces altitudes, ces images, ces expressions chez
les chante-histoires, et cela est vrai. Mais chez les
chante-histoires, tout ce côté plébéien, faubourien, est
involontaire : chez Pulci, il est voulu.
Et racontant ces énormités à la bande joyeuse de
Laurent, au palais de Via Larga, à la table des Médicis,
Luigi Pulci se divertit et divertit selon son ofiice et
selon son humeur. Il rit d'imiter un humble chante-
histoires de San-Martino, comme tout à l'heure, sur
la route, il riait d'imiter un pauvre paysan de Dicomano.
1. « ... lo ti farù schizzar la micca;
Tu se' pazzo inalvagio e non buU'one !
Ed una pesca nel capo gli appicca. »
2. « Adultère, sfacciato, reo, ribaido,
Crudo tiranno, iniquo e scelerato,
Nato di trislo e di superchio caldo...
Lussurïoso, porco, svergo/^nato,
Poltron, gaglioiïo, poitronîere e vile,
Degno di star col ciacco nel porcile. »
'à. « Punte, rovesci, tondi, stramazzoni,
Mandirilti, travers! con fendenti,
Certi stramazzi, certi sergozzoni... »
(XXII, 43 )
(XIV, 7.)
(VII, 34.)
326 LE QUATTROCENTO
11 rit de parler à des savants, à des poètes, à des
raffinés comme à un public de faiseurs de clous et de
batteurs d'empeignes. 11 rit d'entretenir le noble
Marsile, qui s'élève à Dieu sur les ailes de l'intelli-
gence et de l'amour, de hochepot, d'andouilles, de
rognons, de tripes, de lasagne, de vin poiré, du migliaccio
qui ne veut pas être brûlé, mais bien cuit, de la tourte
qui est la mère et de la tourtelette qui est la fille, des
fegatelli, qui peuvent être un, deux et trois. Il rit de
citer à Politien, qui collige les Miscellanea, ses textes
d'Arnaldo, de Turpino, d'Alfamemnone, de soulever
des doutes, d'opposer des restrictions, de fournir des
mesures, d'indiquer qu'à Roncevaux les chrétiens
étaient 20.600 contre 600.000, car « celui qui écrit his-
toire ou comédie, il convient qu'il se rapporte à l'écri-
ture^ ». Il rit de raconter aux Pic de la Mirandole,
aux Acciajuoli, aux Rucellai, aux Médicis, à tous ces
mécènes illustres et princiers, comment les grands
seigneurs se comportent, leurs politesses, leurs dis-
cours, leurs lits en or, de leur montrer Marcobaldo qui
joue aux échecs pour son plaisir dans une tente de
cuir de serpent « ainsi qu'il est des grands seigneurs
coutume 2», de leur montrer Corbante faisant à
Rinaldo les honneurs de son royaume : « Ainsi que tu
vois, le pays est fourni d'un beau jardin, grotte ou
désert^. » Et dans le noble recueillement du palais de
Via Larga, où le buste de Platon apporté de l'Ilyssus
penche sa douce gravité, il rit de voir s'épanouir ses ima-
ginations rubicondes, ses inventions pansues, ses termes
gras, ses mots crus, son esprit faubourien. Et autour
de lui les autres rient, tous : les Médicis qui sont les
1. « Colui che scrivc istoria o commedia
Gonvien che alla scrittura si rapport!. »
(XXVII.llS.)
2. « Siccome egli ë de' gran signor costume. »
(XII, 44.)
3. « Corne tu vedi, la terra è condolla
D'un bel giarJino, spclonca o diserlo. »
(IV, 53.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 327
amis et les protecteurs des humbles; Lucrozia, qui a
commandé le poème; Laurent, qui aurait pu l'accom-
plir; Politien, qui en aconseillé l'exécution; jusqu'à Mar-
sile, qui accepte la dédicace de sonnets burchiellesques.
Les uns et les autres qui fréquentent le peuple
recherchent le peuple, imitent le peuple, sont bons con-
naisseurs de son langage, de son humeur, de ses façons.
A chaque détail bien saisi, à chaque expression bien
trouvée, ils battent des mains; ils s'écrient : « C'est ça,
ah ! comme c'est ça ! » Et en môme temps celte cordialité,
celte simplicité les reposent des gymnastiques trop
savantes el des analyses trop poussées. Ces vieilles his-
toires du doux passé leur représentent la tradition et le
pays, la petite enfance, tout ce qu'il y a de bon, de cher
dans la vie; elles s'adressent à cette partie de l'àme qui
uechange jamais. Leurs ancêtres y croyaient; eux-mêmes
petits-enfants y crurent; ils y croient encore. Luigi
Pulci, nonobstant sa goguenardise, croit à ses héros;
il s'émeut avec eux, pleure avec eux; poète, il se laisse
prendre bon gré mal gré au charme de ses fantaisies
heureuses. H n'est pas que bouffon; il est élégiaque,
lyrique, sentimental. Il s'attendrit avec la délicate
Florinetla, abandonnée dans un bois, et avec le pauvre
Manfredonio délaissé par Meridiana; il touche en plu-
sieurs endroits à une véritable grandeur tragique, qui,
pour s'exprimer dans le parler souvent trivial de la
rue, n'en est pas moins très haute. On sent les larmes
qui coulent, lorsqu'il raconte le supplice d'Astolfo,
injustement condamné par l'empereur, qui monte à la
potence, pur, blanc, aussi bafoué, aussi fouaillé que le
Christ au Golgotha. Et lorsqu'Orlando, fatigué de
vaincre à Roncevaux, s'assied près d'une fontaine et se
prend à pleurer, qu'il reçoit la visite de l'ange Gabriel
et qu'agenouillé devant son épée fichée en terre il fait
sa prière d'enfant, et qu'il se confesse h Turpin, et
qu'il meurt avec un sourire, le souffle candide de l'épo-
pée primitive semble passer dans l'air.
328 LE QUATTROCENTO
V
Cependant ce qui nous frappe dans le Morgante de
Luigi Pulci ce n'est pas combien cette œuvre de lettré
se distingue des œuvres de la rue, c'est combien elle leur
ressemble ^
Sans doute que les cantari des chante-histoires
étaient des œuvres anonymes, tandis que le Morgante
est une œuvre signée; qu'une personnalité vigoureuse
s'y manifeste à chaque page; que Pulci, au moyen
de touches légères, d'adroits coups de pouce, de petits
éclats, taille une forme à la matière épaisse de la Piazza
San-Martino; qu'il sait mettre l'accent et le point, qu'il
connaît l'art suprême du sacrifice, que son poème, qui
marche plus rondement et gaillardement que les inter-
minables storie du populaire, saute à pieds joints par
dessus les énumérations oiseuses, les minuties inutiles,
les détails encombrants; que les personnages, dont les
dialogues ne sont plus racontés, mais parlés, s'expriment
à la j)remière personne comme dans les rappresentazioni
sacre ; qu'une place plus large est réservée à la mytho-
logie et à l'amour; que de jolies descriptions de filles,
de paysages, de sentiments, se souviennent lidèlemenl
des vieux poètes, un peu de Pétrarque, beaucoup de
Dante; que les deux figures du nain Margutte et du
diable Astarotte, représentant la fourberie diploma-
tique et la philosophie platonicienne, sont deux créa-
tions originales cueillies dans la réalité de la Florence
des Médicis. Sans doute.
Mais en définitive, dans ce poème, touffu comme une
imagination médioévale, mettant en scène et en œuvre
tellement quellcmcnt les situations et les personnages
de la ru(;, s'astreigiumt à suivre pas à pas, souvent
1. « I*o8iiinmo dire senza litubanzH che Topera sun rassorni^lia di
f:rnn Um^ti. pii'i aU'Ancntiac al Hovo che alllnnuiuorato o al Furioso. »
l'io Hajn»i, l.n Holln di lioncisvalle, op. c.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 32»
rime à rime, une pauvre et vieille Sloria durant des
milliers de vers, où retrouver les traces de la culture
supérieure qui entoure LuigiPulci? Où, dans cette masse
entassée, ce sens délicat de la proportion, ce goût de
la mesure, ce culle d'une beauté plus noble que l'élude
de l'antiquité avait révélé au moment? Où ce trésor
de connaissances qu'un siècle de labeur érudit avait
accumulé pour la science? Et où, pour demander le
moins, ce concept plus juste de l'histoire que l'huma-
nisme semblait avoir établi? C'est en vain que Biondo,
pour illustrer le moyen âge, a écrit ses Décades; que
l'ambassadeur Acciajuoli a publié, dès 1461, une His-
toire érudite de Charlemagiie et le notaire Verino conçu
et exécuté sa Carliade^ le Charlemagne du Morgante
n'est pas celui de la réalité historique, il est celui de
l'imagination populaire, et le Morgante lui-même n'est
qu'une floraison supérieure de la Piazza.
Et ce qui est vrai an Morgante est également vrai, en
général, de cette poésie italienne d'érudits florentins,
vrai de la rappresentazione sacra de Laurent, vrai des
laudes, vrai des sonnets burchiellesques, vrai des son-
nets pétrarquesques, vrai des chansons du carnavdl,
vrai des strambotti, vrai des risjjetti, vrai des ballate,
vrai de toutes ces choses gaillardes ou exquises, dévo-
tieuses ou boufl'onnes, qui ressemblent si bien à leurs
modèles que souvent elles se confondent avec eux, et
qui continuent si bien le passé que; souvent on les lui
attribue. Même geste, môme accent, même mythologie
et môme érudition, môme art et môme manière. A
l'endroit précis où, depuis cent ans, se sont arrêtés
Pétrarque, Boccace et Sacchetti, on reprend l'ouvrage '.
1. On a pu attribuer à Boccace des nouvelles quattrocentistes, à
Jacopone da Todi des laudes du Ciirdinal Douiinici ou de Feo Helcari
à Sacchetti des hallale de Politien. D'ailleurs, entre tous ces poètes de
Florence qui vivent côte à côte, traitent les mêmes thèmes et se
prêtent leurs inspirations, il est très difficile de faire la part de chacun.
Ce qui est de l'un pourrait aussi bien être de l'autre. On n'est point
arrivé, par exemple, à déterminer d'une façon définitive la paternité des
dillérentes œuvres des trois frères Pulci.
330 LE QUATTROCENTO
Et pourtant, depuis lors, toute une antiquité nou-
velle a été acquise et conquise, au prix de quels travaux,
de quels voyages, de quelles lentes et longues fatigues
à la chandelle ! Elle est là, présente et vivante, peu-
plant les têtes, les imaginations et les mémoires. Nue
et blanche, elle se dresse dans l'air vif comme une
Vénus ou comme une Diane qu'on vient de retrouver.
Oh ! son peuple charmant de dieux, de héros et de
nymphes ! Oh ! ses paysages tranquilles ! Oh ! ses
calmes épithèles! El ses fables^ et ses mythes, et ses
légendes claires, et son Parnasse, et son Olympe, et son
doux royaume de Cythôre ! Hébès et Phébès, marchant
d'un pas de déesse dans le printemps ! Adolescents
au front ceint de roses ! Joueurs de flûtes dans les
myrtes ! Chars de colombes envolés dans l'azur ! Et les
grâces d'Anacréon, et les bergers de Théocrite, et les
formes harmonieuses et souples des Tibulle, des Pro-
perce, des Ovide, et les beaux modèles, et la simplicité
magnifique et parfaite ! Tout ce monde limpide, can-
dide, heureux, dont les voiles viennent d'être arrachés
seulement et qui luit au soleil, n'a pas encore été exploité,
ou à peine. xMors il envahit la poésie italienne, et c'est
la Renaissance.
C'est la Renaissance qui colore d'une nuance si déli-
catement platonicienne les allégories de Renivieni, les
églogues de Renivieni et les laudes de Laurent.
C'est la Renaissance qui, d'un bond folâtre, s'élance
sur les chars du carnaval du Magnifique, où elle trans-
forme la procession grotesque d'autrefois en un Trionfo
de déités et de grâces ; non, plus de sordides marchands
de savates ou de gaufres, plus de ramoneurs au visage
de suie, plus de nourrices dépoitraillées; mais Racchus
et Ariane, mais Silène sur son âne, mais les Nymphes,
les Satyres, les Faunes, et les Nymphes dansent, et les
femmes sourient, et, au lieu (ré(juivoques obscènes et
de gestes débraillés, de fines et claires chansons.
« Femmes, jeunes amants, vive Racchus et vive Amour!
LA RENAISSANCE A FLORENCE 331
Que chacun chante et joue et danse! Que le cœur flambe
de douceur! Plus de peine, plus de chagrin! Il faut
que ce qui doit être, arrive ! Qui veut être gai, le soit!
De demain, point de certitude! » Etla n^^re^a entonnée
en chœur : « Quelle est belle la jeunesse, elle qui s'en-
fuit pourtant! Plus de peine, plus de chagrin : il faut
que ce qui doit être, arriveM »
C'est la Renaissance qui dans VOrfeo de Politien,
monte sur le tréteau de la vieille l'appresejitazionc
d'église et la métamorphose en un divertissement pro-
fane de sourire, de clarté et de beauté. Même canevas
ingénu, môme histoire dialoguée, même scène coupée
en compartiments, figurant l'un la montagne de Poésie,
l'autre les profondeurs de l'Averne. Seulement, dés que
le rideau s'cnlr'ouvre, on s'aperçoit d'un autre monde.
Au lieu d'un ange. Mercure fait l'Annonciation; à
l'enfer des diableries a succédé le royaume équilibré
de Pluton ; à quelque vierge ou martyre, Orphée à la
douce lyre et la robe blanche d'Eurydice ; à la légende
dorée, l'idylle virgilienne ou syracusaine; le tréteau
n'est plus dressé dans une cathédrale, mais dans une
salle de palais décorée d'armoiries peintes, et le but
n'est plus de catéchiser le bon peuple, mais de char-
mer, réjouir et divertir la noble compagnie réunie à
Manloue, en 1471, pour fêter les noces heureuses de
Gian-Galeazzo Sforza et de Bona di Savoia. Cela n'est
rien, un humble intermède de spectacle de cour, une
frôle et fugitive fantaisie, inventée et rimée en deux
1. « Donne e giovanetti amanti,
Viva IJacco e viva Amore!
Ciascun suoni, balli e canti!
Arda di dolcezza il core !
Non fatica, non dolore !
Quel c'ha esser, convien sia.
Chi vuol esser lieto, sia :
Di doman non ce certezza.
Quant'è bella giovinezza
Che si fugge tuttavia!
Chi vuol esser lieto. sia :
Di doman non c'é certezza. »
{l'oenie di Lorenzo de' Medici, p. 423.)
332 LE QUATTROCENTO
jours, par Politien adolescent, prêté par les Médicis
aux Gonzague ; deux ou trois personnages en font
l'affaire : les bergers Aristée et Mopsus, Orphée et
Eurydice, Proserpine et Pluton, les Bacchantes;
quelques fragments d'idylle, deux ou trois jolies chan-
sons mises bout à bout en fournissent le texte ; et pour-
tant dans cette bluette ténue, improvisation d'un jour
pour un jour, tient toute l'idée du théâtre moderne.
Qu'en est-il maintenant des pauvres enluminures de
catéchisme, élaborées dans les sacristies et ânonnées
par des compagnies de dotlrina ? L'odeur du cierge a
disparu. Au lieu du latin des oremus, debout dans les
fleurs du Parnasse, Orphée chante sur sa lyre une élé-
gante ode saphique au cardinal de Mantoue, qui applau-
dit : 0 meos longiun modu'ata litsus, Quos amor pri-
mum dociiit jiivenlam... Au lieu de longs, lourds,
compendieux commentaires de textes sacrés, Orphée,
agenouillé devant Pluton et Proserpine, transpose
Ovide en se jouant : « La vigne délicate et la grappe
encore verte, — Vous l'avez coupée d'une faux cruelle. —
Qui est celui qui moissonne le blé en herbe — Et ne peut
attendre qu'il soit mûr? — Donc, rendez-moi mon espé-
rance. — Ce n'est pas un cadeau, c'est un prêt que j'im-
plore, — Je vous en prie par les eaux troubles des marais
du Styx etd'Achéron, — Par le chaos d'où tout le monde
est né, — Et par l'ardeur sonore du Phlégéthon, — Par
le fruit qui sut te plaire, ù reine, — Jadis avant de laisser
nos contrées'... ») Et au lieu des laudes pleureuses, des
1. « Or la tenera vila e l'uva acerba
Ta^'liate avete con la faice dura.
Chi è che niieta la seincnla iu erba
K non aspctti ch'ella sia niatiira?
Dunque rendctc a me la inia speranza :
h) non ve'l chiegf^io in don; qncsta è preslanza.
lo ve ne pricgo per le torbide ac(|ue
Hella palude stigia e d'Aclicronle,
l'fl Caos onde tuUo el inondo nacque
K ncl sonante ardor di Flegeluntc,
l'cl pome che a le già, re;<lnn, piac(|iie,
Quando lasciasti pria nostro orizonte. y
(l'OMTJKN, éd. Carducci, p. 101.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 333
longues et interminables litanies, indéfiniment psalmo-
diées, éclate comme une fanfare le chœur ivre des
Bacchantes : « Que chacun, Bacchus, te suive : Bac-
c'hus, Bacchus, évohé ! — Qui veut boire, qui veut boire,
vienne boire, vienne ici ! Vous entonnez à merveille,
mais je veux boire aussi, moi; il est du vin pour nous
deux, je veux boire la première ! — Que chacun, Bacchus^
tesuive: Bacchus, Bacchus, évohé! — J'ai déjà vidé ma
corne, donne un peu le fiasque ici; la montagne tourne,
tourne, le cerveau bat la campagne; courez tous de
ci, de là, comme on le voit faire à moi ! — Que chacun,
Bacchus, te suive: Bacchus, Bacchus, évohé'! » C'est
la Renaissance.
La Renaissance ouvre de nouveaux horizons, crée de
nouveaux genres, inspire de nouvelles formes.
« Mars, si obscures encore te paraissent les heures,
viens à mon doux hospice : je t'attends. Vulcain n'est
pas là qui trouble notre amour. — Viens, je t'invite nue
au milieu du lit. Ne tarde pas, car le temps passe et
vole. Jai couvert mou sein de tleurs vermeilles. —
Viens, Mars, ah! viens, je suis seule, viens^... » Qui
1. « Ognun segua, Bacco, te!
Bacco, Bacco, eu oè !
Chi vuol bever, chi vuol bevere
Vegna a bever, vegna qui.
Voi iaibottate corne pevere.
lo vo bever ancor rni.
Gli è del vino ancor per ti.
Lassa bever prima a nie.
Ognun segua, Bacco, te.
lo ho voto già il mio corno
Dammi'un po"l bottazzo in qua.
Questo monte gira intorno,
El cervello a spasso va.
Ognun corra in qua e in là
Corne vede fare a me ;
Ognun segua, Bacco, te. »
2. « Marte, se oscure ancor ti paion l'ore.
Vienne al mio dolce ospizio ; ch'io taspetto ;
Vulcan non v'é che ci disturbi amore.
Vien, ch'io l'invito nuda in mezzo il letto :
Non indugiar, ch'ei tempo passa e vola :
Coperto m'ho di fior vermigli il petto.
Vienne, Marte, vien via, vien ch'io son sola.
334 LE QUATTROCENTO
parle de la sorte en terzines si enflammées qu'elles
semblent accueillir toute la chaude sensualité de Pon-
tano? C'est Vénus, dans le poème des Amori di Marte c di
Venereo^Q le Magnifique a laissé inachevé. Et dans les
Selve^ dont il invente le genre, et qu'il appelle de la sorte
parce qu'elles sont comme une forêt sans issue oii erre
sa fantaisie à l'aventure, et dont tous lescinquecentistes
adopteront la forme souple, il déploie, dans les molles
volutes des octaves, toutes les grâces nouvelles de son
esprit charmant. Il décrit comment sa Dame lui est
apparue dans une pluie de fleurs et des rondes de
jeunes filles. Il décrit la chaîne d'amour, de clémence
et de bonté dont elle le lia. Il décrit la Jalousie, il
décrit l'Espérance, il décrit le Souvenir, il décrit l'Age
d'or, il décrit tout au monde. Et il décrit le Printemps:
« Tu verras Flore que tu n'avais plus vue — Errer dans
son royaume avec ses nymphes. — Zéphyr, son cher
amant, l'a prise entre ses bras — Et ensemble ils folâtrent
tous deux... — Tu entendras par les vallées vertes et
ombreuses — Des cors et des pipeaux faits d'une écorce
— De saule ou de châtaignier ; et tu verras les danses —
A l'ombre des ormeaux, quand le soleil resplendit. —
Comme un arbuste délicatement grcfl'é — S'émerveille
quand il se voit ensuite — Verdoyer de fleurs neuves,
— Et nourrir et mûrir des fruits qui ne sont pas les
siens, — La brume froide aura telle surprise — Quand
si belle se montrera à nous — La terre vêtue de sa
robe neuve, — Et elle se dira â elle-même : Me voici
redevenue petite fille M »
Toglietc e lumi ; el inio mai non lo spengo :
Non sia chi piii mi parli unu paroia. »
{Poésie di Lorenzo de' Meiici, p. 254.)
1. « Vedrai ne' regni suoi non più veduta
Gir Flora errando con le ninTe sue :
Il caro amante in braccio l'ha lenuta,
Zefiro; c insieme scherzan tutti edue...
« Sentirai per l'ombrose e verdi valii
Corni c za.iinogne Tatte d'una scor/a
Di salcio o ai castagne : e vedrai balli
Degli oimi ail'ombra, quaadu il sol più srorza.
LA RENAISSANCE A FLORENCE 335
Jadis le paysan Vallera implorait la Nencia de Bar-
berino « au cœur plus dur qu'un gobelet». Aujourd'hui
Laurent invoque le berger Gorinto quand il supplie
Galatée ; Gorinto, qui compose des vers harmonieux;
Corinto, qui émule de Diane, se mesure avec les tau-
reaux et les ours ; Gorinto, qui possède du lait frais, et
des fraises rouges et belles, et des abeilles au miel plus
doux que l'ambroisie. A l'aube, il a vu dans le soleil
levant un verger de roses ; les roses étaient fleuries ;
mais les roses ont passé : « L'automne arrive ; et alors
qu'ils sont mûrs, — on cueille les doux fruits. Puis le
beau temps passé, — De (leurs, de feuilles, de fruits,
tout se dépouille. — Gueiile la rose, ô nymphe, alors
qu'il est beau temps '. »
Jadis le brave Luca Pulci s'escrimait de son mieux
à contrefaire le Ninfale fiesolano dans son Driadeo
d'amore^ où d'un geste appliqué, soufllant fort, il accu-
mulait une érudition sentant l'huile rance. Aujourd'hui
Laurent sourit et joue de composer son clair petit
poème de XAmhra^ allégorisant sa villa du Poggio,que
Giuliano da San Gallo lui a construite au confluent de
l'Arno et de l'Ombrone. Oh ! l'ingénieuse et toute
délicate fantaisie! La nymphe Ambra et le h berger
alpin» Lauro s'aiment sans retour. Mais un jour qu'Am-
bra se baignait dans Ombrone, fils d'Apennin, le dieu
du fleuve, couronné de sapin et de frône, l'a aperçue.
Il la poursuit. Elle se sauve, délacée, agile, si légère
qu'elle ne courbe pas les épis oij posent ses pieds nus.
« Corne arboscel inserto gentilmente
Si maraviglia, quando vede poi
Novi lior nove frondi in se virente
Nutrire e maturar pomi non suoi :
Tal maraviglia ara la bruma algente,
Quando si bella mostrerassi a noi
La terra del novo abito vestita,
Fra se dicendo : — Or son io rimbambita. »
[Poésie di Lorenzo dé' Medici, p, 184-185.)
2. « Vien poi l'autunno, e inaturi si cogliono
I doici pomi ; e passato il bel tempo,
Di flor di frutti e fronde al fin si spogliono.
Cogli la rosa, o ninfa, or ch'é il bel tempo. »
{Ib., p. 233.)
336 LE QUATTROCENTO
Elle va disparaître. Alors Ombrone, désespéré, implore
Arno qui gonfle ses eaux et fonce sur elle. Elle va suc-
comber. Alors, tremblante, elle supplie Diane de la
garder à Lauro. Et Diane, touchée, la métamorphose
en rocher, et c'est de ce jour qu'Ombronc baigne de
larmes les pieds de l'immobile Ambra.
Jadis enfin, Luigi Pulci avait chanté en un poème
long, lourd, pénible, chargé d'énumérations oiseuses
la Joute que Laurent de Médicis avait courue en 1409.
Aujourd'hui six ans ont passé. C'est Julien de Médicis
qui entre dans le tournoi et c'est Politien que le chante ;
Politien qui a vingt ans ; Politien qui se divertit à
traduire Homère; Politien dont la fantaisie est toute
brillantée de ces mots dorés de Lucrèce, donton fait du
miel ; Politien qui, lui aussi et à sa manière, a volontà
di dire ; et ayant vu ces vingt-deux jeunes hommes,
reluisants de pierreries et de fines armures, entrer len-
tement dans le champ clos, chacun monté sur un che-
val de race, chacun portant son emblème et sa devise,
chacun flanqué d'un cortège de pages, de tambours, de
trompettes, et à leur suite Julien de Médicis dans ses
longs cheveux bouclés ; et ayant assisté à la lutte de ces
jeunesses qui se défient, au contraste de ces couleurs
qui se répondent, à la mêlée resplendissante des bi-
joux, des costumes, des enseignes, au pied de la vieille
église dominicaine de Santa-Groce, à Pair libre de Flo-
rence, devant le peuple qui acclame, les femmes qui
sourient et la bella Simonetta qui rougit, il a inter-
rompu sa traduction d'Homère et s'est mis à l'ouvrage.
H en résulte ces fameuses stances de la Giostra, où
tout l'esprit de la Henaissance est enclos, dont on a
voulu faire le joyau littéraire de l'époque, et sur les-
quelles il convient de nous arrêter.
Le sujet des Stances n'est rien. Julien, baron toscan,
fils de l'étrusque Léda, ne connaît pas l'amour. A lutter
avec le vent sur son cheval, h sauter comme un léo-
pard, à lancer le disque, h jeter le trait, couronné de
LA RENAISSANCE A FLORENCE 337
pin OU de frêne, il n'aime que Diane et les chastes
Muses, il méprise la femme, «jeune serpent caché sous
les fleurs qui arrache au cœur la pensée mâle ». « Qu'il
est plus doux et qu'il est plus certain, — Poursuivre en
chasse les botes qui s'enfuient, — Parmi les bois an-
tiques, hors des fossés, des murs, — Et épier leur gîte
et suivre leur piste! — Voir la vallée, la colline, l'air
limpide, — L'herbe et les fleurs, l'eau vive, claire et
froide, — Ecouter les oiseaux gazouiller, résonner
l'onde, — Et doux au vent murmurer le feuillage' ! »
Un jour, à la pointe du jour, ayant fait brider son che-
val, il part pour la forêt, à la tête d'une compagnie
choisie. Dans le bruit joyeux de la chasse, il galope
libre et vierge, le front ceint d'un rameau de verdure,
les cheveux couverts de poussière, le corps baigné de
sueur. Soudain une biche à la robe candide se présente
fi son regard. C'est Cupidon qui, froissé de la superbe
de Julien, impatient de tout mépris, a tissé d'air léger
celte apparence charmante. A bride abattue l'Hippolyte
toscan s'élance à sa poursuite, va l'atteindre, lorsqu'au
milieu d'une clairière verte elle s'évanouit et le cède à
une nymphe voilée de blanc. Simonetta, la bella Simo-
nettrt, qui naquit en Ligurie dans le giron de Vénus et
fait sous ses pieds l'herbe blanche, l'herbe rose, vient
d'apparaître. Assise sous la verdure, elle a cessé de
tisser sa guirlande. Peureuse, elle a levé la têle. Ayant
saisi de sa main blanche le coin de sa jupe, elle s'est
dressée, le giron plein de fleurs. Elle a souri. Elle a
parlé d'une voix de perle et de violette. Elle a marché
dans un geste de grâce amoureuse. Et lorsqu'elle a
disparu dans l'ondoiement de sa robe angélique, Julien
1. « Quanto è piu dolce, qiianlo è più sicuro
Seguir le fere fuggitive in caccia
Fra boschi antichi fuor di fossa o muro
E spiar lor covil per lunga traccia !
Veder la valle e'I colle e l'aer puro,
L'erbe e fior, l'acqua viva chiara e ghiaccia!
Udir li aiigei svernar, riinbombar l'onde,
E dolce al vento niormorar le fronde ! »
(I, n.)
II. •)-2
.{38 LE QUATTROCENTO
se répand en pleurs comme la bruine devant le soleil.
En vain les jeunes hommes de son escorte l'appellent-
ils du cor par la forêt, Julien demeure seul dans la
nuit qui couvre les choses de son manteau d'étoiles.
Julien est le prisonnier de Gupidon : « Maintenant où
sont, Julien, les sentences graves, les paroles magni-
fiques, les préceptes, — Dont tu molestais les amants
misérables? — Pourquoi aussi n'es-tu plus réjoui de
chasser? — Voici qu'une femme tient en sa main les
clés — De chacune de tes envies •... » Ayant de la sorte
accompli sa belle vengeance, Gupidon renionte au ciel;
il arrive au royaume de sa mère, où, dans un printemps
éternel, près d'un ruisseau aux cailloux duquel les pe-
tits amours aiguisent leurs flèches, s'élève un palais de
pierres fines et d'or fin, entouré de toutes les fleurs et
de tous les arbres, regardant les sept cornes du Nil,
éclairé du premier rougeoiment de l'aurore. Un jour
pur et tranquille y pénètre à travers les murs de saphir
d'Orient ; le pavé est décoré de peintures en pierres ;
les portes sont ornées de bas-reliefs encadrés de guir-
landes de roses, de myrtes et d'oiseaux; sur un lit, éten-
dus, Vénus et Mars s'y reposent de leur récente étreinte,
et un nuage de roses pleut sur eux. Gupidon essoufllé,
s'étant jeté au cou de sa mère, lui raconte la défaite de
Julien. A ce discours, Vénus brille d'une splendeur
d'aurore; elle veut que Julien s'arme pour remplir le
monde de sa gloire et « pour que quelqu'un, chaulant
les airmes du fort Achille, renouvelle en son style les
temps antiques ». Et par l'inlermédiaire de Pasitée,
elle envoie à Julien un songe belliqueux propre à rani-
mer son ardeur. Julien se réveille et proclame un lour-
1, « U'son or, lulio, le sentenzie ^ravi,
Le parole inagnifiche e preceUi,
Con elle i niiscri amaiiti inoleslavi ?
Perché pur di cuci'iar non ti dilelti ?
Or ecco ch'una donna in iiian le chiavi
D'ogni tua voglia e tulli in se rislretti
Tien, miserello... »
(I, 38.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 339
noi. «Avec vous, s'rcrie-t-il, je m'en vais, Amour,
Minerve et Gloire, — Car votre feu m'enflamme tout
le cœur ; — De vous j'espère remporter la victoire, —
Tout brûlé que je suis de votre éclat. — Aidez-moi de
façon que chaque souvenir — Puisse se marquer de
mon empreinte éternelle — Et rende humble celle qui
me méprise. — C'est votre enseigne qu'au camp je
veux porter!.» A ce point, brusquement interrompu,
s'arrête le poème de Politien.
C'est ainsi que ce poème, qui s'appelle la Joute, ne
parle pas de joute, soit que la mort imprévue du
prince Julien assassiné au dôme en 1478, ait interrompu
le poète, soit plutôt que cet artiste de la petite chose
ait, au bout de 171 octaves, épuisé sa provision verbale.
Et d'ailleurs peu im[)orte : nous l'avons vu, le sujet n'a
jamais été pour Politien qu'une occasion d'ouvrage
habile. Ici encore, dans cette idylle délicate qui aurait
voulu être vme épopée, Politien a obéi à son talent.
Il a travaillé, ciselé, serti des gemmes précieuses qu'il
a réunies par le fil invisible d'un collier et qu'il a sus-
pendues au cou du Médicis. Il a créé avec esprit des
motifs où épancher sa veine et montrer sa braverie. Et
il a fini.
Aussi bien l'intérêt de cet échantillon d'adresse reste
partagé en autant de pièces détachées et séparables :
dans la description du royaume de Vénus, dans la
peinture de l'Age d'or, dans le tableau du Printemps,
dans le récit de la chasse de Julien ; moins encore
dans le détail du pavé ou des portes du palais de
Cythôre. Les claires mythologies, les jolis paysages,
les menus bas reliefs, tous les animaux, tous les arbres,
1. « Gon voi me'n vengo, Amor, Minerva e Gloria,
Chè'l vostro foco tutto'l cor m'avvampa :
Da voi spero acquistar l'alta vittoria,
Chè tutto acceso son di vostra lainpa :
Datemi alla si, che ogni memoria
Segnar si possa di mia cterna stampa,
E facci umil colei ch'or mi disdegna :
Gh'i portera di ^oi nel canipo insegna. »
(II, 46.)
340 LE QUATTROCENTO
toutes les fleurs de la création; et au milieu de cette
fraîche évocation, Simonetta, la divine Simonetta au
visage de troènes et de roses, à la robe blanche, au regard
do joie céleste, qui fait germer la terre sous ses pieds,
qui arrête la brise à ses paroles, que chaque petit oiseau
salue dans sonlatin, que Beauté et Délicatesse montrent
au doigt et avec qui Gentillesse s'en va sous forme hu-
maine : voilà l'argument des stances. Politien veut lout
y mettre et lout y dire : les fleurs, qui comptent trois
strophes, la nuit, qui en compte une, les poissons, qui en
comptent une, avec le crépuscule en six vers, le sanglier
en quatre, le serpent en deux. Il semble qu'auparavant
rien n'ait été décrit. L'univers est vierge. Le premier
soleil se lève sur la terre. Et Politien regarde.
Il ne fait guère que regarder; car, en italien, comme
en latin et comme en grec, dans toute sa poésie et
jusque dans sa ballate des roses qui voudrait être un
sentiment et qui n'est qu'un tableau, Politien reste
peintre. Seul le monde extérieur le sollicite. Il excelle
à fixer d'une pointe aiguë et sèche une image mobile,
une pose d'animal, un mouvement de draperie, un
geste de branchage; il voit le lierre « qui chemine à
genoux les pieds tors », la robe d'Europe, « qui ondoie et
fait retour en arrière », le sanglier qui « aiguise ses
larges défenses, serre ses grifles, rugit et gratte, et,
pour armer sa vigueur, il frotte contre lesécorces dures
son cuir calleux * ». Il sait, comme Ghiberti et Giotto,
emprisonner l'infini d'une scène de nature en un petit
compartiment chantourné : « Sur son àne. Silène, de
boire toujours avide, — Avec des veines grosses,
noires, humectées de moût, — Semble ivre, sommeil-
lant et enceint. — lia les yeux rouges, gonflés et fu-
meux de vin. — Son i)etit Ane peureux, les nymi)hes
1. « Picn di snnguignn schiiiiim il cignal bolle,
Le larphe ztinnc arrolii o'I fiiiTo serra ;
Ë ruj/f^liia e raspa, e pcr ariuar sue for/c
Freutt il culloso cuoio a dure scorze. »
(I, 86.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 341
hardies, — L'aiguillonnent du thyrse; et lui de ses
mains enflées, — S'accroche aux crins, et pendant qu'elles
l'aident, — Il retombe sur l'encolure, et les satyres le
dressent*. » L'impression est si catégorique que le
peintre n'a qu'à prendre son pinceau et copier. Voici
l'apparition de Simonetta: « Elle est candide et sa robe
est candide — Mais aussi peinte de roses, de fleurs et
d'herbes ; — Les cheveux annelés de sa tête dorée —
Descendent sur le front humblement fier. — Autour,
toute la forêt lui sourit — Et, tant qu'elle peut, calme
ses peines. — Dans son geste, elle est d'une mansué-
tude royale — Et pourtant du regard elle arnite les
tempt'^tes -. » On dirait le Prm/em/;^ deBotticelli. Voici
la naissance de Vénus : « Tu jurerais que de l'onde
est sortie — La déesse pressant ses cheveux d'une
main ; — De l'autre, elle a recouvert la douce pomme,
— Et marque le sol de son pied sacré et divin ; — Le
sable s'est revêtu de fleurs et d'herbes. — Puis avec
des manières charmantes et heureuses, — Elle est
accueillie dans le giron de trois nymphes — Et par
elles enveloppée d'un manteau étoile'^. » On dirait la
1. « Sovra l'asin, Silen, di ber sempre avido,
Gon vene grosse nere e di mosto utnide
Marcido sembra sonnacchioso e gravido :
Le luci ha di vin rosse enfiate e luinide :
L'ardite ninfe l'asinel suo pavido
Pungon col tirso, e lui con le man tumide
A' crin s'appigiia; e raentre si l'aïzano,
Casca nel colle, e i satiri lo rizano. »
« Candida c ella, e candida la vesta,
Ma pur di rose e (iordipinta e d'erba;
Lo inanellato crin dell'aurea testa
Sceiide in la fronte umilmente superba.
Ridegli attorno tutta la foresta,
E quanto pu6 sue cure disacerba.
Nell'atto regalniente è mansueta;
E pur col ciglio le tempeste acqueta. »
« Giurar potresti che dell'onde uscisse
La dea premendo con la destra il crino,
Con Taltra il dolre porno ricoprisse ;
E stampata dal piè sacro e divino,
D'erbe e di fior la rena si vestisse ;
Poi con semblante lieto e peregrino
(T, 112.)
(1, 43.)
342 LE QUATTROCENTO
Vernis de Botticelli. Et sans doute que Raphaël, quand
il peignit su Galatée à la Farnésine, se souvenait de
cette stance de Politien : « Deux beaux dauphins tirent
un char. — Dessus est Galatée qui tient la bride; —
Et eux nageant respirent de concert; — A l'entour
s'ébroue un troupeau plus lascif. — L'un crache
l'onde salée; d'autres s'enroulent; — Celui-ci paraît
rire et jouer par amour. — La belle nymphe, avec
ses sœurs fidèles, — D'une si grosse chanson, gra-
cieuse rit*. »
Tout cela est net, catégorique, évident, dun dessin
clair, d'une couleur bien liée, agencé et relevé avec une
adresse tout aimable. L'octave, si diffuse chez Boccace,
et brisée dans la rappi^esentazione ^ et âpre et inégale
encore dans les Silve du Magnifique, s'assouplit,
s'allonge, se recueille, s'accorde et s'ajuste et devion
l'instrument léger et sonore que l'Arioste et le Tasse von
porter à leurs lèvres. Et au bruit de ses accords savants
la Renaissance s'ouvre une route triomphale.
Non seulement l'antiquité donne à ce petit poème, à
la fois laudatif, lyrique et didactique, sa conception
générale, empruntée aux délicates versifications de
l'Age d'argent, mais son détail avec ses épithèles, mais
ses épisodes avec ses personnages. La figure de
Julien ressemble à l'Hippolyte d'Euripide et au Narcisse
d'Ovide; la chasse de Julien se rappelle lâchasse de
Didon ; le palais de Vénus est bâti de matériaux arra-
chés au De niiptiis Honorii et MarLv de Claudien. Le
modèle antique soutient l'inspiration indigène qu'il
D.ille tre ninfe in grembo fusse accolta
E di stellato vestiniento involta. »
« Due formosi ilclfiiii un carro tirono :
Sovra esso e Tinlatea clie'l fren corrcgge ;
K (\w\ notando pariaicnlc spirono :
lluolasi allorno niù lasciva gre^'ge.
Oual le salse otinc spiitn, c (|uai s'aggirono
Quai par chc por aiinir gunxrhi c vanegge.
La hr-lla ninf'a con le suore fUie
Di si rozo canlar vezosa ride. »
(1,101.)
(1,118.)
LA RENAISSANCE A FLORENCE 343
harmonise, équilibre et accomplit; il lui impartit sa
^râce fine et son sourire tranquille; il la marque d'un
caractère d'éternité. En môme temps, cette œuvre d'élé-
gance et de sobriété n'est pas une servile copie de l'anti-
quité. Elle se ressouvient par endroits de la rudesse
vigoureuse de la commune; elle garde la spontanéité et la
crudité des choses locales ; elle prolonge l'accent familier
du terroir. Politienne connaît pas qu'Homère, Euripide,
Virgile, Ovide et Stace; il connaît Dante et Pétrarque,
il connait les vieux poètes du doux style, il connaît les
chansons de la rue. Glaudien et Guido Gavalcanti ! Ana-
créon et un berger de Pistoie! Et tout ce qu'il connaît,
il le met en u-uvre. Il harmonise les mille éléments de
culture que s'assimila son génie studieux et curieux,
les broie, les mélange, les amalgame en son petit creu-
set doré et les fond en un précieux métal de Corinthe,
dont la nouveauté etl'éclat sont pour charmer le monde.
Son petit temple inachevé paraît attique ; il ressemble
à une de ces façades adorables dont les Grecs migra-
teurs semaient leurs colonies; seulement la claire
lumière de Toscane joue autour; il s'encadre de cyprès
et de collines bleues; par l'intervalle des colonnes on
voit fuir vers l'horizon la ligne argentée et sinueuse de
l'Arno ; en sorte que, quoiqu'il en ait, il reste toscan.
11 conserve je ne sais quelle grâce fine et maigre, quel
contour sec, quel profil précis et fort qui le rapproche
des monuments d'art contemporains et autochtones,
des bronzes de Verrocchio, des palais de Brunelleschi,
des mylhologies de Botticelli.
Et comme ces choses, il porte à son fronton l'écusson
des Médicis, qui aimaient cette forme de beauté et l'ai-
dèrent à naître dans le monde.
CHAPITRE YI
LA RENAISSANCE A FERRARE
I. Les cours septentrionales italiennes : Mantoue, Urbin. Alilan. —
Ferrare, possession des Este, ducs et condottières. — La chevalerie
et les mœurs chevaleresques. — Les femmes et leur influence. —
Fêtes, divertissements et spectacles. — Le luxe. — La force phy-
sique. — La race campagnarde.
II. L'humanisme à Ferrare. — La langue de Ferrare n'est pas le latin,
mais l'italien. — Les poètes, iiovellieri et chante-histoires : Francesco
Cieco, Niccolo da Correggio, le Pistoia, Antonio Tebaldeo, Xiccolô
Lelio Cosmico, Antonio Cornazzano. Sabbadino degli Arienti, Jacopo
Caviceo, Pandolfo Gollenuccio. — La littérature dans les banquets,
les spectacles et la vie. — Valeur de cette littérature. — Caractère
de cette littérature.
in. La Renaissance à Ferrare. — Le comte Matteo-Maria Boïardo de
Scandiano. — Sa vie, sa culture et sa fonction de gentilhomme.
— Ses divertissements littéraires. — Son canzonière. — Son Orlando
innamorulo. — Différences du Morganle de Pulci et de Y Orlando de
Bo'iardo. — La matière de France et la matière de Bretagne accou-
plées. — L'amour. — Argument du poème. — Son allure et sa grâce.
— Ses personnages originaux. — Orlando et Angélique. — Ses
éléments divers. — Sa couleur unique. — VOrlando innamorato,
poème de la belle vie seigneuriale.
I
Dans le Nord de l'Italie ; à Mantoue, ctiez les Gon-
zague, autour de la bonne marquise Isabelle ; à Urbin,
chez les Montefeltro, dans le palais construit par le
duc Federigo; à Milan, chez les Sl'orza, où brillent les
Gaspare Visconti, les Bernardo Bellincioni, les Baldas-
sare Taccoue, les Léonard de Vinci, les choses se passent
autrement.
Pour bien faire, il faudrait étudier séparément cha-
cune de ces signories, étroitement unies par les modes,
les sympathies et les alliances, mais gardant chacune
sa physionomie et son accent; examiner le théâtre de
Mant(»u«' fondé par !\)litien, la cour dTrbin déjà prête
à écouter le Casliglione, l'Académie de Milan groupée
autour «le Ludovic le More. Bornons-nous à l*'errare,
LA KENAISSANCE A FERRARE 345
la plus splendide de toutes, apparentée avec toutes et
où, dès 1474, l'Arioste est né'.
Ferrare est une cour féodale et militaire, où le s
Este, qui portaient le titre de marquis, qui maintenant
portent le titre de ducs, rognent en souverains aijsolus :
Nicolas jusqu'en 14il, Lionel jusqu'en 1450, Borso
jusqu'en 1471, Hercule jusqu'en 1507.
Le palais ressemble à une forteresse", la ville à une
citadelle, la vie à un perpétuel qui-vive. De père en
fils, les Este sont soldats, et tandis que Laurent de
Médicis avouait qu'en fait d'armes et de coups il n'était
guère remarquable [non molto streiiuo)"^, son contem-
porain Hercule d'Esté est un condottiere, vivant comme
un condottiere, indifféremment à la solde des Aragons
et des Angevins, ferraillant pour Venise et contre Venise,
boitant d'un coup d'espingarde qu'il a reçu à la clavi-
cule du pied droit, dans une bataille où trois chevaux
crevèrent sous lui. Et tandis que les Médicis étaient
des bourgeois qui dissimulaient leur puissance sous
une grande modestie, les Este sont des princes qui
étalent leur puissance au grand jour.
Borso d'Esté n'apparaît que vêtu de brocart et de
soie, porte jusqu'à la campagne des colliers do soixante-
dix mille ducats l'un», fait ériger sa propre statue sur
la place, fait peindre ^ses propres gestes contre les
parois du palais de Schifanoja, où il est représenté
écoutant ses sujets, assistant à des courses, recevant
des ambassadeurs, acceptant l'hommage d'un panier
de cerises, récompensant son bouffon. En 1452, à la
tête de trois gentilshommes qui portent les étendards
de sa maison etde quatre centscavaliers qui portent des
bannières blanches, il s'agenouille devant l'empereur
4. Sur Ferrare, à côte des ouvrages cités ci-dessous, voir A. Frizzi,
Memorie ppr la storiu di Ferrara, Ferrare, 1847, 5 vol.
2. L. iN. (^ittadella, Ucaslello di Ferrara, Ferrare, 1875.
3. « Beuchè in aruii e di colpi non fossi niolto strenuo... »
4. « Questo sif,'nore senipre lu campnf,'na cavalcava vestito di panne
d'oro e di seta: per la terra porlava collane di settanta inillia ducati
luna. » {Diario ferrarese, Muratori, Rerum, t. XXiV, p. 233
346
LE QUATTROCENTO
Frédéric III de passage, qui le revêt d'un manteau
rouge fourré de vair, le coitîe du bonnet ducal, larme
de l'épée nue, le titre duc de Ferrare, de Modène, de
Reggio, comte dePolissene enRovigo. Et autour, massé
sur la place, le peuple crie d'une seule voix : Diica,
Diica!^ En 1471, lorsqu'Herculc d'Esté l'ait son entrée
à Ferrare, la baguette d'or à la main, il est vôtu, « à
la ducale », du manteau de brocart cramoisi, du collier
chargé de pierreries, du bonnet constellé de diamants :
descendu de cheval, il entre àTéglise sous un baldaquin
de satin noir. Lorsqu'un Este part en voyage, il emporte
avec lui un équipage princier : 175 mules à ses cou-
leurs pour le gros bagage. 75 mules aux clocbetles
d'argent et aux manteaux de velours cramoisi pour sa
garde-robe, 500 cavaliers en brocart d'or, 80 veneurs
tenant chacun quatre chiens en laisse, les trompettes,
les fifres, les estaliers, les écuyers en brocart d'argent,
et la suite^.
Les Este battent monnaie, publient des bans,
appliquent la torture, donnent audience, rendent jus-
tice, conduisent la guerre. 11 faut qu'on les serve et
qu'on les respecte. Qui dans le huis-clos de sa maison
clabaude contre eux, ou refuse de coudre une veste à un
de leurs pages, ou dit d'une de leurs entreprises « que
Dieu même n'aurait pu la tenter», paie l'amende^.
Il faut qu'on les nourrisse. Les premiers jours de
l'année, les Este à cheval vont «chercher leur aven-
ture », c'est-à-dire demander leurs étrennes; le 5 jan-
vier 1 i-73, Hercule d'Esté reçoit 823 chapons, 276 formes
de fromage, 103 perdrix, 82 langues salées, 02 sau-
cisses, 5i veaux, 291 boîtes de bonbons, des oies, des
\. iJiario ferrarese, ih., p. 200.
2 « In primo p/isso ill'i iniilli ron le sue coperle di panno alla
divinn binnco, rosso e vende, et allri 75 con la f,'iifir(la robba di sua
persona, ronerli 'di velludo crcuiesino cou le (iriiii a recami ddro, H
quali T.'i inuili havevnno cauiftanazzi d'urgonto al collo...» (A. Cappiiili,
Nolizie di V. (.'aleffini Alli e Meuioric pir le prov. uiod. c parmciisi,
Mod/îtie, 18()'., p. :{0(i.)
3. A. Venturi, L'Arle a Ferrara nel periodo di Dorao d'Esle^ Turiu, 1886.
LA RENAISSANCE A FKRRARE 347
agneaux, dos épices, de la cire, du vin'. La hiérarchie
est ligoureuse, Téliquelte stricte. Aux tables d'honneur,
on boit dans des coupes d'argent à pied; aux autres
tables, dans des coupes d'argent sans pied. Lorsqu'avant
le repas, les Este trempent leurs doigts dans des bas-
sins d'eau de rose, la sociétd se découvre. Lorqu'ils
éternuent, la société se découvre encore.
La chevalerie, qui n'est ailleurs qu'un souvenir litté-
raire et galant, est ici une réalité vivante. Il y a un
ordre chevaleresque, celui de l'I'lperon d'or, des jeux
d'amour, des questions d'honneur, un champ clos, Via
del Praisolo, réservé aux duellistes; des carrousels, des
lêtes et des joutes d'armes, où l'on y va de tout son
cœur, de toute sa force. « Le 18 mai 1466, raconte le
Diario Ferraresc, le très illustre duc Borso fil faire une
belle joule sur la place de Ferrare, qui dura trois jours;
et il fit un château jusqu'au palais d(» la Ragione, et les
cavaliers y arrivaient un à un, armés, la lance à la
cuisse ; et lorsqu'ils arrivaient à la barrière, ils deman-
daient qu'elle leur fût ouverte; et un capitaine répon-
dait de ne point entrer, mais qu'il fallait combattre
corps à corps avec un vaillant cavalier; et lui répondait
qu'il voulait passer, et combattre, et voir s'il était
homme si vaillanl... Et ça dura trois jours-. » Le
6 juin 1476, le duc Hercule fait assavoir, «à ceux
qui désireraient s'employer par vertu et par force,
d'aller au delîi pour remporter le prix de leur valeur,
et qu'ils seront bien vus et caressés ^ » En 149i, le comte
Niccolô da Correggio sort vainqueur d'un tournoi procla-
mé h la Défense du Dieu Amour. Guido Vaino da Imola
tue le cheval d'Aldobrandino Pialtese. Galeozzo da San-
Severino armé d'une lance, « grosse comme un homme
à la cuisse », casse la tète à un seigneur de Mirandole.
1. Diario fevrarese, Tp. 2^3.
2. Diario f'errarese, p. 208.
;i. « Si fa noto, a chi desiderasse operarsi per virtude o eagliardia
andare là oUre per liportarse el premio de la valorosità sua. che sarano
bene veduti e accarezzati. »
348 LE QUATTROCENTO
Les livres de France et de Bretagne entretiennent
cette noble passion. La bibliothèque ducale abonde en
romans de chevalerie qui, comme les registres du
palais nous l'apprennent, sont fort de requête : Tris-
tan^ Lancelot^ Saint-Graal^ Merlin^ Meliaduse. Bianca
d'Esté détient le Gothofred de Boion; le comte Lodo-
vico da Gano lit Galeot/i le Brun; Borso d'Esté, pour
son compte, achète ia Spagna, VAspromonte^ le Mes-
chino^ commande d'orner de miniatures Tristan et
Lancelot, ordonne de traduire en italien le Maine tto
che traita délie storie di FraticiaK Isabelle d'Esté prie
son mandataire à Venise de lui acheter des livres «qui
contiennent batailles, histoires et fables, aussi bien de
modernes et d'antiques, et principalement des pala-
dins de France ». En 1491, sur une barque qui les
emporte, Galeazzo Visconti et elle disputent pendant la
traversée des mérites respectifs d'Orlando et de Ri-
naldo^. Selon Michèle Savonarole, «les hommes se
complaisent moins aux vêpres qu'à écouter chanter de
roman •^)). Les femmes portent à leur manche des
devises empruntées à des phrases de roman. Les
princes font remonter leurs origines jusqu'aux paladins
de la Tabhi ronde. Les noms de la matière française
ou bretonne sont courants : Rinaldo, Ginevra, Melia-
duse, Tristano, Isotta.
Pour le chevalier, le bourgeois elle peuple n'existent
pas. Le peuple estle vilain, taillable, corvéable, sujet à
la dîme, celui qu'on pressure, celui qu'on taxe d'impôts
arbitraires, celui qu'on oblige à célébrer l'anniversaire
ducal, comme il célèbre la Fête-Dieu, qu'on arrache à
i. Pio Rnjna, Picordi di codici posseduti dar/li Eslensi nel eco o XV.
HoiTJfini.'i, l'/iris, 187;}, p. 49 et sq. — A. Venliiri, L'AvIe a Ferrarn nel
periodo di Horso d'Esté. — « Che contengaiio batalie, historié e fabule,
cossi di moderni comme de antichi, c massiine de li paladini di
Kranza...» (Luzio et Hciiier. l'recutldrid'lsubclln d'Esté, AncAiie, 1887.)
2. Liizio et Henier, Délie relazioii'i d'Isubellii d'Esté Gonzaf/a cou
Ludovic/) e lienlrice ^sforz/i, Milan. 1890.
3. « Più che ai vespri ^li iiomini si cotnpiacevano a sentir cantare
di romanzo. » (A. Venturi, L'Arte a Feiraranel periodo di Uorso d'Esté,
Turin, 188G.)
LA RENAISSANCE A FERRARE 349
la lene, à ses récoltes pour l'employer dans les parcs
et dans les jardins à des travaux de pure fantaisie,
dont il ignore le but, et qui accepte, tête baissée, cœur
soumis ^ « Nous sommes, conf'esse-t-il à Borso d'Esté,
les chiens et les brutes de Son Excellence -. » Il n'y a
que le palais, et ce qui se rattache au palais qui
compte, les maîtres d'armes et d'écurie, les officiers de
bouche, les sénéchaux, les écuyers, les pages, les
veueurs, les nains, les bouffons, les musiciens, et dans
cette foule brillante et chamarrée, les princes, les ducs,
les demi-ducs, les marquis, les gentilshommes, les
cavaliers, les seigneurs de tours et de terres \
Joignons-y les femmes, moins reléguées qu'autre
part^, faibles, fines, délicates, partout présentes, in-
tervenant partout, et mêlant aux jeux, aux joutes, aux
chasses, aux courses, aux spectacles, à la vie, leur
sourire et leur parure. Elles sont la tendresse du
sombre palais bâti en château-fort. Elles sont la grâce
et la douceur. Elles sont l'élément aussi charmant que
nécessaire de l'existence. Déjà le vieux Niccolô d'Esté
a « plus de huit cents donzelles à son plaisir"")). Rinaldo,
abbé-commandeur de la Pomposa, ne se contente pas
de mille femmes. En 1472, plus de cinq cents nobles
se portent à la rencontre de Madonna Riccarda, mère
du duc Hercule. En 1473, le duc Hercule donne tin
bal à cent-soixante-six jeunes filles à marier pour célé-
brer ses noces avec M""" Eleonora d'Aragon, d'où naî-
tront ces deux incomparables princesses de la Renais-
sance, Béatrice d'Esté et Isabelle d'Esté, « la belle et
1. « CaBi e scherani fli Sua Eccellenza. » (A. Venturi, L'Arlea Ferrara
nel periudo di Borso cl'EsIe, Turin, 188().)
2. Diario ferrarese, p. 229, 291.
3. A Ferrare, il faut toujours avoir le chapeau à la main, si bien que
la barrette de Pandolfo Collenuccio s'en plaint à son maître.
4. A Florence, par exemple, les femmes ne jouent aucun rôle officiel
dans le palais des Médicis. Lucrezia est trop vieille, et Clarice est de
trop méchante humeur.
5. Jusqu'aux moines qui s'en mêlent et font des grâces aux religieuses
d'en face, si bien que la duchesse fait boucher leurs fenêtres. «Ils
allèrent s'en plaindre au duc, qui leur répondit qu'il ne voulait pas con-
tredire Madame. » [Diario ferrarese, p. 283.)
350 LE QUATTKOCENTO
magnanime Isabelle, amie des œuvres illustres et des
belles études. »
Pour complaire à ce monde délicat, les rudes chas-
seurs et les rudes soldats, taillés en force, élevés à la
guerre, sentant l'écurie et la sueur, assouplissent
leurs gros muscles, brossent leurs grosses manières,
nippent leur esprit de latin, relèvent leur joyeuse et
sanguine santé d'une pointe de mélancolie, se parent
de tristesse comme d'une plume*, se tempèrent, se
mitigent, s'affinent et s'initient à l'art du salon, qui
vent qu'un gentilhomme soit capable d'accompagner
une princesse en voyage, de conseiller une femme sur
sa toilette, d'apprécier l'industrie savante d'un sonnet
d'amour. Quand ils auront mené une compagnie à
l'ennemi, renversé un adversaire dans une joute, éven-
tré d'un coup d'épieu un sanglier, ils n'auront pas tout
fait. Ils auront été vigoureux; il leur appartient d'être
désinvoltes, courtois, suaves, bien appris et bien
disants. Dans le passé sourit le souvenir de Lionel, le
prince charmant, et dans le présent brille l'exemple
du noble comte de Gorreggio, celui qu'Isabelle appelle
« le plus accompli, et en rimes et en courtoisies érudit
cavalier et baron, que dans ces temps, on retrouve en
Italie ' », et à qui chacun s'ell'orce de ressembler.
La vie est splendide. Le Caroccio de Ferrare, décoré
par les Sperandio, les Baroncelli, les Gastellani, d'ar-
moiries, de chevaux et d'amours, n'est plus un char de
guerre : c'est un char de triomphe. Les palais, les vil-
las, les jardins, les parcs d'animaux sauvages se
nomment des De/izle. I^es mascarades, les bals, les
banquets, les tournois, les spectacles s'appellent des
1. F^e marquis de Mnntoue écrit au poète Niccolô da Gorreggio,
en 1491 : « Il mo trotte par l'esprit d'avoir quelque di;,'ne fiction à porter
au collier ou au chapeau, avec qiit'hpie beau motto tpii tt'uioi''ncrait
que ceci est fait pour tHre, nous, le plus malheureux et infcirtuné
homme du uiondc... » (Henier, Cunzonieretlo adespoto di Niccolô da
Corret/fiii». Turin 18S)2.)
2. « \\ più atlilato e de rime e cortesie erudilo cavalière et barone
che ne li teuipi suoi si ritrovansc in Itaiia. > (Ileuier, iô )
LA KENAISSAKCK A FKKRARK 3ol
Corlexie. Il semble que la vie ne soil faite que de Cor-
tcsie et de Dclizie.
Lentement, le navire doré du Bucintoro descend le
Pô aux rives vertes, et. debout sur les rives, des jeunes
filles, de blanc vêtues, agitent des rameaux d'olivier;
des fontaines d'abondance versent le vin et le lait; des
chars, éclatant de dorures et de tapisseries, chargés de
vases, de statues, de colonnes, promènent des mytholo-
gies et des allégories vivantes parmi les rues tendues
d'étotTes, sous les arcs de verdure, dans des bruits de
musique et de cloches; adolescents, donzelles, nymphes,
faunes, dieux de l'Olympe, géants, animaux, chiens
braques, chiens lévriers, toute une procession de beauté
([ui défile ; et sur les armes, les emblèmes, les attri-
buts, les costumes chamarrés, les devises llottantes,
les bannières déployées, les femmes aux fenêtres jettent
des roses, les enfants cachés dans les arcs jettent des
roses, et, de l'architrave des églises, des amours jettent
des roses, du serpolet, et « autres gentillesses d'herbe ».
Dans les banquets qui groupent autour de hanaps d'or
un peuple vôtu de soie, des séries de douze services
sont introduites par des messagers de l'Olympe, Herato,
Hyménée, Persée, Orphée, Hébé, Silène, Aréthuse ;
quatre-vingts paons, servis dans leurs plumes, dressés
sur leurs pattes, lancent des tlammes de leurs becs; les
plats montés copient les antiques; des parfums de
Chypre ou de Naples s'élèvent des cassolettes'. Dans
les intermèdes des spectacles, on voit « un paradis avec
des étoiles », « une barque au naturel avec dix per-
sonnes dedans, et les rames, et les voiles », deux cent
quatre-vingt-dix-sept comédiens et figurants, qui défilent,
habillés de satin neuf, de soie neuve, représentant des
Grecs, des esclaves, des patrons, des marchands, des
femmes, des paysans, des pages, des nymphes, des
boutfons, des parasites. Un fou et l'escorte de ce fou
1. G. Perticari, Délie nozze di Coslanza Sforza celebrule in Pesaro
Vanno 1475, Fesaro, 1894.
3b2 LE QUATTROCENTO
entrent en lutte avec la Fortune. Les chasseurs, tenant
au poing des oiseaux sauvages, combattent avec un
ours. Apollon chante sur sa lyre, entouré des neuf
Muses. Des jeunes hommes et des jeunes femmes, égre-
nant des barzellette^ tournent la ronde sur le pré. Un
ballet est dansé par un fou, un tambour, deux jolies
demoiselles, deux vieillards et dix garçons bien vêtus i.
Dehors, les montagnes allument des feux de joie et les
boutiques restent closes pendant dix jours.
Le luxe est inouï. Luxe de costume, de toilette et de
joyaux-; luxe d'animaux, luxe d'armes, luxe de jar-
dins, luxe d'ameublement. Des chambres tendues de
Flandre; des lits recouverts de drap d'or; des manus-
crits recouverts de satin blanc semé de perles; des
cartes à jouer enluminées par Mantegna et agrémen-
tées au dos de précieux sonnets inédits; de l'or, de
l'ivoire, du brocart, des plumes, des fleurs; et des
pierreries partout, au collier, au chapeau, au chapelet,
aux chausses, aux brides des chevaux, aux laisses des
chiens, aux reliures des livres, jusqu'aux balais dont les
camériers chassent sous la table les détritus des repas'.
En même temps, en dépit de son apprêt, ce beau
monde goûte d'une âme simple des plaisirs d'enfant.
Il apprécie la force physique, s'intéresse aux exploits
de la matière, se complaît au spectacle des muscles au
travail. 11 lui faut courir, chasser, chevaucher, remuer
ses membres, humer l'air du ciel, sentir aux oreilles
le bruit du vent, dépenser le surplus de vie.
La fête patronale de San-Giorgio est célébrée par des
1. Luzio-Renier, Commedie classiche in Ferrara, Giorn. slor. Turin,
1888, p. 184.
i. « Kt ciertaiiiente, illiistrissinia mia sif,mora, è cosa suniptuosissima
lo appararsi dellu donne in questa patria, tal clie orrnai el veslire vei-
ludo c brocadi è nuila, se non é uno so|)ra iailro tafçiialo, stracialo,
listato e traversalo, et per ogni inoda e forma trassiuato. » [Ib.)
'6. L.-A. Gandini, S(t(/f/io ueqli n.si e dellr ci>s/u»itnize délia corle di
Ferrara, Uolognc, 18!)i. — Via;/;/!, cdiudli, htirddiure e stalle dr<)li
Ehlinisi nid (Juallrocunlu, Bologne, IS'Jl. — Isa/jella, lleatrire e Alpmso
d'Hall' infanti, Modéne, iH'Mt. — G. (lainpori. Le curie du ijiuoco dipinle
per gli Lslensinel seculo AI', Mantuue, 1883.
LA RENAISSANCE A FERRARE 353
coursos d'ânes, de chevaux, de bœufs, de chiens et de
femmes. Une ordonnance ducale est conçue en ces
termes : « Le très illustre et très excellent Seigneur
notifie à toute personne de tout quartier de Ferrare
que, s'il lui plaît d'envoyer ses filles de douze ans et
au dessus courir le palio demain avec d'autres tilles de
bien et honnêtes, Sa Seigneurie fera donner à la pre-
mière \q palio et aux quinze suivantes de Tétode neuve
pour un cotillon^ » Les habits sont pelés parles arçons
des selles; les souliers s'éculent par douzaines; les
gentilshommes en consument quatre-vingls paires par
an; la petite Isabelle, à un an et demi, en a déjà usé
trente-deux paires. Dans la chambre d'Hercule, âgé de
onze ans, on trouve « des éperons raccommodés, des
sonnailles, des lacs d'épervier, des gants de chamois,
des souliers pour jouer à la paume'-'». A trois ans, le
duc Alphonse possède deux chevaux, l'un noir et
l'autre bai. A un an, la petite Isabelle est assise sur une
selle spéciale, /ac/« per portare laputtina a cavallo per
la terra. Niccolô a tant de chevaux que le foin de Fer-
rare n'y peut suffire; Borso en tient sept cents dans ses
écuries; on ne compte plus ceux d'Hercule, et c'est à
Lionel que Leone-Battista Alberti dédie son traité De
equo animante.
Si les sentiments sont suaves, les appétits sont
énormes; aux noces du prince Alphonse, on mange
45.101 livres de viande. Si l'apparence est splendide,
le fond demeure rural et grossier. La cour qui couche
dans des draps rongés par les hôtes, achète du linge
d'occasion, paie dix livres sa blanchisseuse pour une
année-*, n'accorde à ses pages aux aiguillettes de soie
{. « Lo III"'° et Ex. S. nosfro fa notificare a qualiinque persona di
qiialuiique borpo délia città di Ferrara che si li piaxe de inandare le
soe piite de aiini XII in suxo a correr el palio doinane insieme cuin
altre pute lioneste e da bene, la sua Stgnoria farà donare alla prima
el palio e a le altre 15 prime... pif,'nolato iiuovo per une guarnello. »
2. « Speroiù recunzadi, sonao;!!. zeli da sparviero. guanti da camoscia,
scarpe da zugare la palla. » (Gandini, Sagr/io der/li usi, op. c.)
3. « Andriola lavandara de liavere a di xviij de dixembre lire diexe
II 23
3j4 le ulattrocemo
cramoisie qu'un peigne en bois, une brosse et un seau
de cuivre pour tout instrument de toilette. Au début
du siècle, un escalier mène des salons aux écuries et
à la chambre des farines. Lorsqu'un bote de marque
est annoncé, la crasse est telle que l'on doit acheter
quatre éponges pour nettoyer le palais.
Les passions sont sauvages, les crimes constants,
les férocités quotidiennes. Il reste du sang aux doigts
chargés de bagues; les sous-sols du palais, où l'on syl-
logise d'amour, regorgent de prisonniers; à tout coup,
on applique la torture : on supplicie, on crève les
yeux, on écartèle; les chevaux fouettés par les gamins
déchiquètent la victime humaine, et les quatre moi-
gnons sanglants, dressés sur les quatre portes, restent
à pourrir au soleil.
On sent la race campagnarde, fraiche, forte, riche de
chair et de muscles, moins décrottée du moyen âge
qu'autre part, proche la nature et le passé, admirable-
ment ingénue, nullement compliquée, et goûtant deî
concert, dans les belles salles, les beaux jardins et'
les vastes horizons, la joie naturelle d'exister.
H
Lue telle société ne parle pas latin. Le latin est la]
langue des solitudes laborieuses ou des académies
érudites, non des nobles compagnies de cavaliers et de
dames réunies pour leur plaisir.
Kvidemment que le latin est une grâce bien portée, 1
et qu'il sied aux margelles des fontaines, aux manches
des habits, aux e.xergues des médailles de Sperandio'.
Depuis que le vieux Guarino a fondé son école et quelei
prince Lionel a donné l'exemple délicat de composer^
de rnan-li. pcr sim tnercctJc de liavore facto biancho più pani cli lino^
zoc! If^nzoji ed «lire cosc do la Kx*. del N. S. in tutu (|uesto anno. »
1. Sur la ciiitiire de Ferrare, voir G. Carducci, Lu (/iovenlk di LodQ;\
vico Arioslo, Uoloffnc, 1891.
LA RENAISSANCE A FERRARE 355
des (lisliqiu's, les poMes latins sont aussi nombreux à
Ferrare, dit Bartolommeo Prignani, (jue « les grenouilles
de ses marais'»; et autour du vieux Tito Vespasiano
Strozzi, dont nous avons salué le talent, Krcole Strozzi,
Fino Vïm, Francesco Ariosto, Malatesta Ariosto, Lodo-
vico Pittori, Lodovico Carbone, Gaspare Tribraco, Otta-
viano de Fano s'acquittent de roffice obligé de parer
do latin la vie de la cour. L'Université est garnie de
maîtres réputés en grec et en latin, propres à attirer
les jeunes gens àFerraro, et à témoigner que le duché
n'est pas un Etat de sauvages^. La Bibliothèque contient
un Dion Cassius que ne possède pas Laurent le Magni-
fique et qu'il est beau de lui refuser : a Nous vous
dirons, lui ré|)ond Hercule d'Fste, que quasi chaque
jour nous le lisons et pi'enons grand plaisir de telle
lecture '. » Pandolfo Gollenuccio, Niccolù Leoniceno.,
BattistaGuarini sont des latinistes excellents. Mais, s'il
y a une tradition savante, C(;lte tradition n'a pas con-
fisqué la culture ''.
Déjà le successeur immédiat du prince Lionel
n'entend pas le latin. « La fortune, ennemie de tout
homme vertueux, écrit à Borso d'Esté Carlo da San-
Sorzo, n'a pas voulu ajouter à tes autres ornements
l'ornement des lettres^. » Si, dans sa garde-robe,
plongée en un tel désordre, che ne veneria compassion
al diavolo, Hercule d'Esté garde, parmi ses bréviaires,
ses romans, ses livres de médecine pour chevaux.,
1. «... Tôt Ferrara vales
Quoi ranas telliis ferrariensis habet. »
2. Sur rUniversité de Ferrare, voir F. Borsetti, Hisloria almi Ferrariae
Gi/mnasii, Ferrare, 173.").
3. « Ve (liroino che nui quasi ogni die il legemo e çigliamo piacere
assai de laie lectione. » (Luzio-Renier, Coltura e relazioni letteraried'Isa-
bella (fEsle, Giorn. stor. Turin, 189!).)
4. Lodovico Carbone peut se plaindre du mépris où sont tenus les
humanistes :
« Nunc et pecudes doctos homines conteninunt ! »
3. « La fortuna niniica de ogni virtuoso huomo non ha voluto a U
aUri tuoi singulari ornamenti adjungere fornamento délie lettere. »
(Coiif/iura coittro il tluca Borso d'Esté. Atli e Meui. per le prov. mod-
e parm. Parme, 1864, p. 377.)
356 LE QUATTROCENTO
quelques auteurs anciens, ces auteurs, à commencer
par le fameux Dion Cassius, sont traduits'. Lcone-
Battista Alberii adresse à Ferrare ses premiers essais
de restauration de l'italien. Pandolfo Collenuccio doit,
à Ferrare, employer l'italien pour écrire ses dialogues
et son Compendio délia storia del Regno di Napoli, alors
que la dignité de la matière réclame le latin, la dif/nità
délia materia pare che lo richieda. Et c'est à Ferrare
qu'un podestat requis d'envoyer quelque part un acci-
pitreni bene ligatum in sacculo, au lieu d'un épcrvier,
mande à l'endroit dit un archiprêtre dans un sac"^. « Le
dialecte ferrarais, écrivait Polismagna, n'a pas moins
d'élégance que tout aulre parler italien. » Il ajoutait :
(' Je sais que tu es Ferrarais, et moi je suis Ferrarais,
et Ferrare nous a élevés, produits et vus grandir, et
pour cette raison, je ne saurais appliquer ma langue à
rien aulre qu'à l'idiome ferrarais -^ » Aussi bien, Fer-
rare ne retourne pas à l'italien comme Florence, mais
le garde, et ne retient de l'humanisme qu'une dévotion
plus grande pour la toute puissance, toute majesté et
toute nécessité des lettres.
Si se tenir droit en selle, conduire une meute, s'es-
crimer de l'espadon, courir sus au sanglier ou à
l'ennemi constituent la première des affaires, les lettres
ne sont pas superflues. Elles font partie de cet héritage de
bienséance qu'un gentilhomme accompli doit posséder.
-Elles sont agrément, ornement et gentillesse. Elles
sont courtoisie et jolie chose. Elles sont souhaitables
et désirables comme un mors de pierreries ou un hanap
d'argent ciselé avec enfants et couronne. La bonne
tenue, la renommée, la gloire de la maison réclament
1. Pour Ferrare, Niccolô Leoniceno, traduit Procope; Niccolô da
Loni^o, Arricn, Oiodore et Biondo ; Flavio lUondo, Anitnianu.s Marcel-
linu» ; I>(»dovico (laibonc. Oiiosaiidre Strate^icus, etc., el<-.
2. A. Solerti, At. e Mem. per le prov. di Honiagna, x, 191.
3. " lo scio che tu sei Ferrarese; et io Ferrarese ; et Fcrrara. inclita
città de Italia ne ha produoti. alcvati e arresciuti, e perù non sajuvii io
adriciare la linjfua se non al Ferrare.se idioina. » (A. Venliiri. L'Arte a
Ferrare net j/criodo di Horsu U'Jîsle, Turin, 188(i.)
LA RENAISSANCE A FERRAKE 357
leur luxe obligé. II en faut aux festivités heureuses qui
épantlout des octaves parmi les roses, aux cortèges de
Nymphes chasseresses qui ofl'renlaux hôtes des rimes
avec des pièces de gibier, aux réunions triomphales
qui honorent les visiteurs illustres de harangues magni-
logucs et de mythologies apprêtées ; il en faut pour les
banquets dont les services sont introduits par des dieux
de l'Olympe et les intervalles charmés par des histoires;
pour les tournois dont les exploits de force sont par-
fois préfacés par une dispute de poésie; pour les
estrades dressées le long des processions, où des scènes
dramatiques se jouent ou se miment; il en faut dans
les spectacles de gala, oii quelque fable ou comédie
sert d'occasion aux intermèdes, ballets, musiques,
danses, pantomimes et machinerie ingénieuses. Et Fer-
rare entretient des poètes, des novellie?'i, des canta-
storir, comme elle entretient des peintres, des musi-
ciens, des brodeurs, des tapissiers, des mimes et des
bouffons.
Bizarre petit groupe littéraire que celui-ci, allant du
noble comte de Correggio (1450-1508), beau, riche,
gracieux, arbitre de toute élégance et maître de toute
vénusté, au pauvre domestique Antonio Cammelli
(1440-1510), relégué avec les estaiiers et les esclaves à
l'oflice, où il mange sur une nappe trouée <( du pain qui
a des poils et de la vache qui semble du cuir», et cela
en passant par le chante-histoires Francesco Cieco, qui,
quoi([u'aveugle et portant son infirmité inscrite sur son
front, et n'apercevant, « ni lumière, ni horloge, ni
étoile », et contraint par la pauvreté, qui lui enlève « la
hardiesse et le talent*, » a mendicart' le sue spese^
n'en est pas moins le premier des chante-histoires.
Bardes nomades, latinistes en rupture de ban, grands
seigneurs dilettante, fonctionnaires lettrés, subalternes
de talent, serviteurs de cour propres à tous les offices;
1. « Da un canto ho povertà ch'ognor mi sprona
E elle lui toi l'ardir, l'ingegno e i'arte. »
3S8 LE QUATTROCENTO
et poètes lauréats, poètes chevaliers, poètes « avec les
éperons », ilonl, à Milan, le Belliricioni peut sourire.
Pandolfo Collenuccio de Pesaro (1444-1504) ; Jacopo
Gaviceo de Parme (1443-1511); Sabbadino degli Aricnli
de Bologne {f 1510); Antonio Goruazzano de Plaisance
{■jr 1500); Niccolo Lelio Cosmico de Padoue (f 1500 1.
Et Antonio Tèbaldeo de Ferrare (1463-1537).
Comme ils viennent de tous les pays, ils apparliennont
à tous les mondes. Gaviceo est un prêtre qui a mené
l'existence la plus romanesque. Collenuccio est un
magistrat qui a été chargé de tontes les ambassades.
Et Cammelli, qu'on dit le Pistoiade sa ville de Pisloie,
est un esprit burlesque à cheval sur une haridelle de
misère. Cosmico et Tèbaldeo ont servi dans les cours :
Gornazzano chez les Golleoni et les Sforze; Arienti
chez le Benlivoglio. Et comme ils appartiennent à tous
les mondes, ils remplissent à Ferrare tous les emplois;
Gaviceo celui de vicaire général, Collenuccio celui de
capitaine ducal et de maître de philosophie et mathé-
matique à l'Université, Cammelli celui de capitaine de
porte à Reggio, Gornazzano celui de camérier, Arienti
celui de factotum, Cosmico et Tèbaldeo celui de pré-
cepteurs des princes. Us savent le beau latin comme
Collenuccio, ou ils savent tout juste leur rudiment
comme les chante-histoires nomades qu'on récompense
d'un habit de drap vert ou d'un manteau d'agneau avec
les chausses. Ils sont î\ demeure ou /le passage, ils sont
de toute condition, de toute origine et de toute culture.
Mais une lâche unique leur incombe : celle de distraire,
divertir et honorei- la belle compagnie de la cour.
On est à table. Voici sept heures, voici liuit heures
qu'on est à table, assis en quehju'un de ces gigan-
tesques repas (ju'il est d'usage d'onVir aux hôtes illustres.
Les bateleurs, les mimes, les runamliules ont accompli
leurs tours d'adresse ou de grâce. Les maîtres de cha-
pelle ont exécuté leurs musifjnes les plus choisies. Les
boii(To!!s s<'soiil ae(|iiillés de (|iiel(jii(; farce iin|)iiyable,
LA RENAISSANCE A FERRA RE 359
comme de s'aviser de courir sur les nappes en renver-
sant les écuelles. Ci^pendant il y a encore à manger.
Alors un chante-histoires se lève. Il « dit en rimes ».
Il « chante en fête ». Et Francesco Gieco régale l'as-
sistance de quelque chapitre de son Mambrinno. Magni-
fique histoire, remplie de doctrine, de talent et de
novellette charmantes ! On y voit comment Mambriano,
roi de Bythinic, déclare la guerre à Rinaldo, comment
Hinaldo est enchaîné dans Tile de Montefaggio par la
magicienne Carrandina, comment Hinaldo assiège Mon-
talbano, puis se soumet à Carlomagno, j)uis épouse
Carrandina. On y voit les singulières prouesses d'Or-
lando et d'Astolfo, partis en Afrique à la recherche de
Rinaldo. On y voit comment ils tuent le roi Meante,
comment ils se battent avec les Garamanti, comment
ils assistent renchanteresse Fulvia. Et c'est le pèleri-
nage d'Orlando à San-Giacomo di Compostella, et les
enchantements de la fée Uriella, et lés ruses de Mala-
gigi, et le jeune Ivonetto, fils de Hinaldo, et le vieux
Pinamonte, amoureux de Bradamante, et toutes ces
choses intéressantes! Soudain le silence s'est fait. On
écoute bouche bée. Et l'épisode fini, on est prêt à
attaquer un nouveau quartier de venaison ou une
nouvelle sucrerie.
Le théâtre est préparé. Dans un jardin de villa, ou
dans un cortile de palais, ou dans quelque vaste et
belle salle à ce aménagée, parée de branches de ver-
dures, tendue d'étotTes claires, rehaussée d'armoiries
peintes, la scène se dresse. Cinq mille spectateurs s'y
massent en une assemblée somptueuse. Pour les diver-
tir, les comédies de Plante et de Térence sont de saison.
Alors Pandolfo Collenuccio traduit Y Amphijtrion ; Bat-
tista Guarini traduit VAidularia et les Mènechmes ;
Cornazzano, le Cfuridius^ Girolamo Berardi, la Casina
et la Moa/eUaria; d'autres, le Tri/n/mmus, le Pemi/us,
VEunitqueK Et, quand on ne sait plus quoi traduire,
i. Kn I'i87, pour les noces de Lucrezia d'Esté, on représente Amp/uj-
360 LE QUATTROCENTO
on invente et tire des vieilles fables, des nouvelles
d'autrefois et même des livres saints, quelque galante
représentation. Ferrare reprend à Mantoue la 7^^«ô;//rtû('0;'-
feo de Politien, qu'elle amplifie, divise en cinq actes et
intitule Orphei Tragedia. En 1487, le comte Correggio,
s'inspirant d'Ovide et du joli récit de Géphale et de
Procris, élabore son « histoire, ou fable, ou comédie,
ou tragédie de Gefalo », qui enseignera aux femmes « à
n'être point jalouses de leurs maris ». Gracieuse fantai-
sie, faite de canzoni, d'octaves et de terzines, divisée en
cinq actes et ornée d'un prologue, se passant sur un
chemin, dans une maison et dans un coin de bois, et
exposant la fidélité de Gefalo à sa femme Procris, la
jalousie, la mort, la résurrection de Gefalo, le tout entre-
mêlé de ballets de nymphes, de chœurs de danses, de
l'idylle amoureuse de deux bergers, d'un dialogue co-
mique entre une servante et un faune, de pas grotesques
et de musiques suaves. En 1491, un inconnu tire de la
Novella de Leonora de Hardi e d'Ippolita de' Buondel-
monti, qui court les rues de Florence, une représenta-
tion dramatique. En 1499, le Pistoia adresse à Isabelle
d'Esté sa tragédie en terzines de P«/i/?/a, qu'il emprunte
à la nouvelle de Boccace de Guiscardo et Ghismonda,
sauf que ïancrède s'appelle Démétrius, Ghismonda
Panfila, Guiscardo Filostrato, que le prologue est pro-
noncé par Sénéque, qu'il y a des discours, des lamen-
tations et de l'éloquence. Et, en 15U4, PandolloGollenuc-
cio trouve dans la Bible matière à la Comédie de Jacob
et de Josef, dont la représentation dure deux jours et
qui montre une grande doctrine. Ges spectacles érudits
trion ; en 1491, pour les noces d'Alphonse d'Rste, les Ménechmes,
VAnrtria, Ainnhi/trion ; en 1493, pour le séjour de Béatrice d'Esté et de
Ludovic le More, les Ménechmes ; en 1499, VliiniiK/ui', le Trinummus,
le Penulus; en 1501, les ('nplifs, le Mercatur, VAsinnria, Y Eunuque ;
en l.'J02, pour les noces d'Alphonse d'Kste et de Lucrèce lJorf,'iii, on
représente, en «-inq iours, cinq comédies de Piaule ; VEpidicus, le
Hacchide.1, le Miles oluriosun, ÏAsinfiriti et la CassiTia. — Voir Luzio-
Renier, Commedie cla-tsic/ie in Ferrarti, on. c. — V. Russi, Commedie
cloMsir/te in Gnzzuolo, Giorn. stor. Turin, 1889, p. 310. — D'Ancona, Le
origini del tealro ilaliano, op. c. II, p 136.
LA RENAISSANCE A FERRARE 361
sont d'autant mieux venus qu'ils sont encadrés ou qu'ils
encadrent des divertissements, des intermèdes, des pan-
tomimes et des concerts. Et les poètes sont bons pour
les imaginer.
Non que les poètes n'aient aussi à intervenir dans
le train ordinaire de la vie. L'illustre famille des Este,
qu'on n'aura jamais assez honorée, — et le notaire
Ugo Caleflini, a rimé la chronique de sa maison, et
Arienti a chanté ses noces, et Cornazzano a placé le
vieux duc Borso au sommet d'une galerie de person-
nages illustres ([ui va de Noé et Charlcmagne à Mithri-
date et Virgile, — est réunie pour le plaisir dans une
salle de villa ou de palais. On a joué aux échecs ou au
tarot. On a lu à haute voix un chapitre de roman de
chevalerie ou une scène de comédie ancienne.
M"" Eléonora a touché de la harpe; s'accompagnant
de la viole, le duc a chanté avec son chapelain un
motet ou une chanson française ; avant que Vave sonne
à l'église voisine et que la compagnie tombe à genoux,
quelques instants demeurent libres. Alors, pour char-
mer et remplir ces loisirs, pour chasser l'ennui maus-
sade et tenir le sourire en éveil, les beaux esprits
s'ingénient.
Et ce sont les tendres suavités qu'apportent aux
dames les poètes à éperons : Niccolo Lelio Cosmico,qui
leur chante des ca7izonette ; Anionio Tebaldeo, qui leur
improvise des madrigaux ; le comte de Correggio sur-
tout, dont le canzonière n'est proprement composé que
« pour le luth de la marquise». Car les dames veulent
être singulièrement courtisées. Sabbadino degli Arienti
et le moine Filippo Foresti de Bergame le savaient bien,
eux qui écrivirent les biographies des plus fameuses
d'entre elles. Et Cornazzano est homme à dédier à des
princesses un traité de la danse ou un traité sur la
façon de gouverner et régner.
Et ce sont les délicates nouvelles, les aventures char-
mantes, les contps heureux et amoureux, qui reposent
362 LE QUATTROCENTO
dos longues histoires de France et de Bretagne. Telles
les Porrettane do Sabbadino degli Arienti et tel le
Peregrino de Jacopo Gaviceo.
Voici, dans les « nouvelles narratrices» des Porret-
tane, que Sabbadino a dédidcs, en it78, à Hercule d'Esté,
« duc invincible de Ferrare, son compère, seigneur
et bienfaiteur pieux », il s'agit précisément « d'une
très noble et gracieuse compagnie d'hommes et de
dames »,qui, pour fuir la peste, s'est réunie aux bains
de la Porretla dans l'Apennin et passe les chaudes
après-midi d'été à se conter des histoires. Le décor est
suave : « un petit pré revôtu d'berbes odorantes et
<reint de feuillagesetd'arbustesombreux », d'une paisible
colline des rives du Reno. La société est choisie :
princes, gentilshommes, maîtres d'humanité, nourris-
sons des muses, et gracieuses dames, étendus en
groupes resplendissants sur les tapis de Chypre qu'ont
disposés les valets. Et le propos est à l'avenant : il est
de « plaisants et âpres cas d'amour, et autres événe-
ments, aussi bien arrivés dans les temps modernes
que dans les temps antiques^ ». Chacun, à tour de rôle,
dit ce qu'il sait, une aventure comique comme celle de
Giovanni Meldina se soulageant dans les bottes de son
barbier, un conte de nourrice comme celui du petit
Bentivoglio, une histoire de moine faiseur d'oreilles,
ou une belle histoire très triste d'amants fidèles et
malheureux. La question est posée de savoir qui se
monira seigneur plus magnanime, de Philippe-iMarie
Visconti pardonnant à Alphonse d'Aragon ou d'Octa-
vien panlonnaut \\ Ilérode. Un théologien platonique
y déliuit la nalurcî de l'àme, si subtile que nos savants la
dénommèrent <?Ay)/*/7, c'est-à-dire» vent^ en grec aneiuo^.
El après chaque récit, dont ou a tiré aimablement la
moralité, on danse, on chante, on s'abiiiidoiine à de
<' doux parlements», tellement qn'aulour les poissons
\. « l'iaccvoli e a«pri casi d'ainore, e altri adveniiiienti cosi noi modenii
eiiipi rotiK; negli antichi aveniili. n
I
LA RENAISSANCE A FKRRARE 363
sautent tlu Rcno comme pour venir se repaître d'aussi
ffracicux discours K
Et voici, dans son petit roman de Peregrino, Caviceo
décrit les aventures, voyages, vicissitudes, errements
et prisons de Percgrino, jeune cavalier de Modène, et
ses amours avec une jeune dame de Ferrare, dont le
nom, Gonevera, signifie exactement « mère, génératrice
de toute chose humaine créée». Quoi de ])lus seyant,
de mieux imaginé et de mieux propre à divertir que
cette histoire galante? 11 faut voir Genevera, lorsque,
sous l'image de la Madone, elle prie à l'église, ou que,
•dans son palais, elle distribue les aumônes, ou qu'au
bord d'un tleuve elle assiste à une poche avec ses gra-
cieuses compagnes, ou qu elle veille son frère tué en
-duel, ou qu'elle chante sur le monocorde la délicate
canzone : Vedo quel sole che iVogni tempo luce ! Et les
pèlerinages à travers le Levant, je Ponent de Peregrino
avec Achate ! Et sa descente aux enfers avec le moine
Anselme! Et sa visite aux Champs-Elysées où, parmi
les myrtes et autour de l'autel désert du dieu Amour,
errent les ombres augustes des vieux marquis de Fer-
rare ! Et la reconnaissance des deux amants à lia-
venne ! Et leurs noces triomphales! Et leur mort pré-
maturée, si agréablement triste !
Et avec les sonnets, les madrigaux, les nouvelles
•d'amour, ce sont les facéties : celles des boulfons et des
histrions, et celle d'Antonio (^.ammelli, dit le Pistoia,
qui apporte de son pays la poésie burchiellesque dans
le duché. Pauvre lamélique, laid comme un homme
qui n'a pas d'argent, haut de deux doigts sur jambes,
aussi droit que vigne enroulée au rameau, regardant
avec un de ses pieds août et, avec l'autre, septembre,
le visage tout coloré par la nuit ! Néanmoins, et encore
que, sans abri, il soit plus malheureux que les pots de
chambre qui ont uu couvercle, il plaisante, ilimant
par jeu — Faccio cose da giuoco ! avoue-t-il — il met
1. «Gomese fussono venutiacibarsidellasciaavità dclgraliosoparlare.»!
364 LE QUATTROCENTO
en sonnets comiques sa misère, grimace sa plainte, tire
la langue pour amuser. Il montre ses souliers troués,
son manteau en loques, sa maison branlante, son lit
vermoulu, son cheval repu de rosée. Il parodie la poésie
paysanne, querelle les juges, les usuriers, les mangia-
popoli; décrit les femmes d'Italie, de vieilles rosses,
des trognes d'ivrognes, le « mal français » dont il
mourra et dont il brosse des tableaux risibles. Il se
moque des bouffons de Mantoue, injurie les poètes ses
rivaux, se déchaîne contre un capitaine de Ferrare. Et
quelquefois, n'en pouvant plus, il pleure pour de bon à
gros sanglots ^ Alors on s'imagine les rires!
Telle la littérature de Ferrare, éclose entre les sou-
rires des femmes, les musiques des violes et les myrtes
des jardins.
Si on l'examine au point de vue littéraire, il faut
avouer qu'elle est de qualité inférieure. Elle n'offre
d'autre intérêt que celui de la matière qu'on gâche
avant de réussir le chef-d'œuvre ; elle est chaotique et
hybride, comme le groupe d'occasion dont elle émane;
elle pille adroite et à gauche les biens les plus divers
dont elle n'arrive pas à faire un trésor; elle juxtapose
plus qu'elle n'accorde les éléments chevaleresque, bour-
1. « Codro non senti mai si gran tormento,
0 vero Erisilon, quanto sent'io
D'estrenia povertà, car signor mio,
Che appena d'esser nato io son contento.
Nemico ali'oro ed in odio alTargento,
Che nialedetto sia il niio destin rio,
Jove Apollo Cailiope e Clio
Lor foraa lor potere e lor momento 1
Chi compra spade o roba milanese :
Ed io spenilo di di corne di notte,
E seconde l'entrata fo le spese.
In caniara in cucina od aile botte
Consunio il tempo, ed alla fin del mese
Avanzo nulla, ed lie le scarpe rotle.
(]hi giiioca cotnpra o fotte,
Erl io rnho visto a tanlo cstremo ci'ulere
Che non mi trovo pur dinar per radere. »
Rime di Antonio Cammelli, pub. par A. Cappelli et S. Ferrari,
Livourne, 1884, p. 18.
LA RENAISSANCE A FERRARE 365
geois et classique, dont elle tire une maigre vie d'aven-
ture et d'emprunt ; elle ne crée pas, elle répète ; elle
ne sait pas digérer la lourde antiquité de maître d'école
qu'elle étale à tout propos comme hors de propos, et
plus on en met, plus c'est beau. En vain Francesco Cieco
fait-il descendre, au début de ses chants et au milieu de
ses combats, les belles divinités de l'Olympe ; et le Pis-
toia et le comte de Gorreggio prétendent-ils aux trois
unités dans leurs pièces qui ont des chœurs ; etPandolfo
Collenucciovise-t-ilà l'éloquence, et JaccopoGaviceoa-t-il
lu l'/s'/im/*?, la Renaissance n'est pas accomplie. Tout au
plus s'essaie-t-elle a devenir. Et ni le roman du Mani-
briano, qui en dépit de quelques épisodes heureux, de
deux ou trois facéties amusantes et d'un personnage,
Astolfo, vivementdessiné, reste un fouillis ; ni les traduc-
tions de Comédies latines, qui diluent en une masse d'oc-
taves l'esprit rapide et brillantdes Plante et dcsTérence ;
ni la Comédie de Jacob et Joseph de CoUenuccio, qui vou-
draitêtre littéraire; ni la fable de Cefalode Correggio, qui
a le tort de venir dix-sept ans après la fable d'Orfeo de
Politien ; ni le Porrettane^ qui {miianiXa Dècaméron ;m le
Peregî'ino, qui imite le Filocopo ; ni les canzonières,
qui imitent Pétrarque, ne sont des œuvres personnelles,
originales, douées d'une existence propre. Seul le Pis-
toia, qui imite Burchiello, le ferait-il oublier et annon-
cerait-il le Berni. Mais le Pistoia est le pauvre diable
qu'on laisse à la cuisine.
Et pourtant cette littérature, dans son état de devenir,
encore informe, encore en germe, a son geste. Elle a sa
nuance et son accent. Elle indique une tendance et
revendique une forme d'esprit. Manifestation de la
belle vie vécue ensemble dans les richesses et dans la
paix, elle porte à son front un air de fête. Elle montre
une robe de gala. Elle marche au milieu'des hommages,
des orillammes et des bruits d'instruments ; et, loin
des réalités trop méchantes, des solitudes trop moroses,
et des efforts trop laborieux, elle sourit. Elle ne conçoit
366 LE QUATTROCENTO
l'art que comme art d'agrément; elle transforme le
talent en talent de société, et elle destine l'érudition à
décorer des chars de triomphe et à enrichir le pro-
gramme des spectacles. Elle ne sollicite pas le goût,
comme elle ne s'adresse pas à la culture, elle sert les
loisirs d'un peuple vêtu de brocarts et de bijoux, qui
n'a que faire des archéologies, théologies, grammaires,
morales, histoires et leçons, mais qui, réuni dans la joie
et pour la joie, demande à ôtre amusé. Elle Famuse.
Elle lui verse un plaisir sain, simple et puéril, qui ne
présente rien de trop littéraire et de trop savant ; elle
ne l'intéresse point par la forme, mais par l'histoire;
elle lui procure une distraction qui vaut les autres dis-
tractions prises en commun. Ainsi faile, orale, mon-
daine et romanesque, elle est une fleur de luxe, une
créature de joie, une source de jeu.
Alors vienne quelqu'un qui, conscient de cet esprit,
le dresse jusqu'à l'œuvre d'art, Ferrare aura trouvé son
expression littéraire.
Au Quattrocento, elle la trouva chez Boïardo.
III
Matteo-Maria Boïardo n'est pas un cuistre, un pédant,,
un homme de lettres : c'est un gentilhomme.
il est né en 143i- à Scandiano, fief de Ferrare, châ-
teau et place forte, qui a une tour carrée d'où l'on voit
le paysage et l'ennemi, des loggias, des pêcheries, et que
Venise accuse de receler des faux monnayeurs ; il est
né d'une ancienne famille féodale qui compte plusieurs
assassins et forbans; les siens veulent l'iunpoisonner;
et son oncle maternel est le délicat poète latin Tilo-
Vespasiano Slrozzi.
Sans doute (in'cnfant on lui a appris le latin, les
humanités, les mythologies, et lui-même a laissé
des compositions de bon élùve qui en l'ont [)reuve; ou
I
LA RENAISSANCE A FKliUAHI:; 367
lui a surtout appris à porter son nom, à tenir son rang,
à se conduire dans le monde. Et si, en liOU, on eût
demandé à ce jeune gentilhomme bien en santé, qui
venait de i)erdre son oncle Feltrino, qui, depuis neuf ans,
avait perdu son père Giovanni, par conséquent, chef de
sa famille et maître de son destin, ce qu'il était, il
aurait répondu avec lierté qu'il était comte deScandiano,
et cela eût suffi. Il fait partie de la suite des Este, et,
comme tel, se porte à la rencontre de l'empereur Fré-
déric 111 en 1469, accompagne Borso à Rome en 1471,
va chercher la fiancée d'Hercule à Naples en 1473;
suzerain de Scandiano, de ïorricella,de Gesso,d'Arceto,.
il a des hommes à conduire, des droits à percevoir,
des biens à exploiter; il est seigneur et vit en seigneur.
Aussi bien n'est-ce pas dans une bibliothèque qu'il
convient d'évoquer sa silhouette de haute mine, mais à
cheval, comme il s'est présenté à la cour du Pape, à la
tôte de six de ses sujets vôtus d'écarlate. 11 sait que les
armes sont le premier honneur de l'homme, et « qu'il ne
convient pas à yeiililczza de rester tout le jour sur des
livres à penser ^ »>. En même temps il sait que celui
qui écoule sa vie dans les écuries et les chenils, sans
doctrine et sans lecture, est un rustre « pire qu'une
pierre, qu'un bœuf, qu'une poutre-' ». Matteo-Maria
Boïardo, trop courtois pour être un érudit, est trop
gentilhomme pour ôtre un illettré.
Ferrare, dont son fief de Scandiano relève, et où lui-
même a fait de nombreux séjours, lui représente
le monde. Ses bastions, ses palais, son théâtre, sa
bibliothèque, ses jardins ferment l'horizon de sa vue et
déterminent le format de son esprit. Il ne vit que pour
la cour. L'histoire de sa vie se confond avec l'histoire
1. « Né mi par che convennfa a gentilezza
Star tutto il giorno ne' libri a pensare. »
{Orlando innainorato, 1, XVIII, 43.)
2. « Ed é siniile a un bove, a un sasso, a un legno,
Chi non pensa a l'eterno creatore;
Ne ben si puù pensar, senza dottrina. . . »
(/o., 44.)
368 LE QUATTROCENTO
de la cour. Ses lettres privées, faites de rapports et de
comptes-rendus, ressemblent à des papiers publics '
En 1481, il est nommé capitaine ducal de Modène.
en 1487, il est nommé gouverneur de Reggio; et au
nom du très magnifique duc Hercule, son maître, il
rend la justice, prélève les impôts, applique la torture,
témoignant d'une conscience rectiligne, se comportant
<( en homme véridique et amateur de paix ». Mais il ne
doit pas seulement servir la cour dans les affaires, il la
doit servir dans le plaisir; il n'a pas que l'obligation
d'être utile, il a l'obligation d'être gracieux; et c'est
pour l'agrément de Ferrare qu'à ses heures perdues il
écrit, rime et chante, comme, tout à l'heure, c'était
pour la bonne économie de Ferrare qu'il accommodait
des litiges et expédiait des procès. Il exalte et magni-
fie les Este en des poèmes latins, en des églogues latines,
en une chronique qu'il donne pour la traduction de
y Istoria impériale du Ferrarais Ricobaldo'; il décrit,
sous le voile de l'allégorie, les faits de la guerre de
Venise et de Ferrare en cinq Eglogues rimées en ter-
zines; il inscrit d'autres terzines sur les cartes de
tarot de la cour^; pour la bibliothèque de la cour, qui
aime les classiques vulgarisés, il traduit du latin
Y Ane dor d'Apulée et les Vies de Cornélius Nepos, il
traduit du grec, quoique, fort vraisemblablement, il
l'ignore, les Histoires d'Hérodote, la Cijropédie de
Xénophon, Y Ane de Lucien'*; pour le théâtre de la
cour, il arrange en cinq actes et traduit en terzines
le Timon de Lucien ; et, pour la distraction de la cour,
il racontera, « en chantant », la belle histoire de son
Orlando innamorato. L'œuvre de l'homme et l'œuvre
de l'écrivain se rejoignent; elles constituent toutes
deux le service d'un loyal sujet.
1. Leltere édite e ineUUa, dans Sludi su Malleo Maria lioiardo,
Bologne, 1894, p. :»47.
2. (;. Antolini, Mnlteo Maria lioiardo alorico, Studi, p. 309.
n. H. Henier, Tarocihi di Malien Maria Boiardo, Sluai, p. 229.
4. G. Tiucani, Malleo Maria lioiardo '^-adullore, Sludi, p. 261.
LA RENAISSANCE A FERRA RK 369
Une seule aventure a traversé sa vie : l'amour. On a
dit qu'il élait né à Scandiano, en 14-34. Nous n'en
sommes pas surs. Nous savons positivement, au con-
traire, qu'il tomba amoureux à Reggio, le 4 avril 1469.
Ce jour-là, le jeune comte a connu une jeune liile
de dix-huit ans, nommée Antonia Gaprara, dans la
splendeur d'une fête. « Amour pleuvait de tous les
cieux sur la terre et réjouissait les âmes charmantes...
et l'on voyait les jeunes hommes hardis, sans mépris
et sans guerre, jouter en tous lieux. Et l'on voyait les
femmes en fête, en allégresse, en jeu, en rondes gra-
cieuses et douces chansons. Rien que des amants
allègres, une société jolie, un festoiement heureux.
Jamais auparavant cette belle cité ne fut aussi lleurie,
et plus jamais, que je croie, elle ne le sera autant'. «
Jouant « à un jeu » avec Antonia Gaprara, il en est
tombé incontinent amoureux, et de cet amour véri-
table et aident est né un canzonière ; car, si c'est la
poésie qui a rendu Laurent de Médicis amoureux, c'est
l'amour (jui a rendu Matleo-Maria Boïardo poète '-.
D'abord heureux et superbe, exultant du triomphe,
dans l'épanouissement du bonheur; puis délaissé et
délaissé pour un autre, et alors tordu de désespoir,
prompt aux iniprc-cations, supplicié aux épines de la
jalousie ; enlin résigné, éprouvant cette douceur Irislc
d'aimer qui ne vous aime, et trouvant la consolation
finale dans l'immense pitié de Dieu, tel justement le
1. «■ Piovea da tutti e cieli Amore in terra
E ralegrava l'anime gentili
Spirando in ogni parte dolcie foco
E i giovanetti arditi e i cor virili,
Sanza aicun sdegno e sanza alcuna guerra
Armegiar si vedean per ogni loco ;
Le donne in lesta, in alegreza, in gioco,
In danze peregrine, in dolci canti ;
Per liitlu leti amanti
Zente lezadre, e festegiar giocondo.
Non sarà più (ciie io creda) e non fu avanti
Fiorita tanto questa aima cittade. »
(P. 207.)
2. Le poésie voli/ari e lutine di Matleo Maria Bolanlo, publiées par
A. Solerti, Bologne, 18"J4.
II. 24
370 LE QUATTROCENTO
jeune gentilhomme dans les trois étapes de sa passion
et dans les trois livres de son canzonière. C'est un
amour du temps qui s'exprime dans un livre du temps
et s'inspire sans doute de Pétrarque. Mais il y a plus.
Antonia n'est pas seulement la Laure de Vaucluse et la
Lesbie de Catulle, elle est avant tout elle, c'est-à-dire
une jeune fille un peu coquette, qui aima être aimée,
sourit une minute et fit pleurer deux ans. La passion
du poète va au-delà des réminiscences d'école. Elle se
passe au profond d'un cœur, dans l'intimité drama-
tique d'une conscience. Du jour oià la barque, qui porte
la vie heureuse de l'amant, « passe, d'ivoire et d'or et
de coraux ourdie'» jusqu'à l'époque lamentable où,
mûr pour le suicide, il tombe à genoux devant le Roi
des étoiles et lui demande pardon en pleurant, c'est
tout le développement saignant et poignant d'un senti-
ment vécu qu'il nous donne; et que si, imitant l'exemple
d'Antonia Caprara, Malteo Maria Boïardo se maria en
1471 avec ïaddea Gonzaga des comtes de Novellara et
en eut six enfants, il gardera toute sa vie le souvenir
ému de cet épisode de jeunesse, qui lui inspire cinq
charmantes Eglogues en vulgaire ■ et l'aide à créer
Angélique.
Taillé de la sorte, poli par le commerce des antiques,
créé poète par l'amour, brave gentilhomme et hardi
cavalier, le comte Matteo-Maria pouvait s'attaquer à
son œuvre maîtresse : VOrlando innamorato.
11 est probable que Pulci et Boïardo se sont ignorés;
ils se seraient connus que leurs poèmes n'auraient pas
différé : ils sont placés aux antipodes. Pulci, s'adressant à
une cour lettrée à l'excès, lui donne un plaisir de litté'-
rature ; Boïardo, s'adressant à une cour chevaleresque
lui raconte une histoire qui lui plaît. Chez Pulci,
1. « De avorio e d'oro e de corali ë ordita
La navicella chc mia vita porta. »
(l>. 23.)
2. (1. Mazzoni. Af Ecloqlu' valfjari e il Timnne tli Matteo Maria lioiardo,
Htiifii, p. 221.
LA RENAISSANCE A FEKBARE 371
c'est la forme qui importe; chez Boïardo, c'est le
fond.
Les héros de Boïardo sont ceux-là mômes de Pulci :
Orlando, Rinaldo, Astoifo, Ulivieri, Turpino, Carlo-
magno ; seulement, au lieu de se comporter comme des
garçons de Florence, ils agissent comme des seigneurs
de Ferrare. On aurait contrislé les Pio de Garpi, les
Sforza de Pesaro, les Niccolô de Gorreggio, les Gonzaga
de Novellara, les Pico de Mirandola, en allant ramasser
à leur intention les expressions triviales de la rue, et
ils n'auraient pas compris l'opportunité, ni le sel, d'un
tel divertissement. Pour eux, le peuple est lepopolaccio,
où se recrutent des vauriens comme Brunello, un des
rares personnages populaires que Boïardo nous signale,
les cheveux courts, parlant argot, homme assez triste
pour montrer à Marfisa son séant'; pour eux. il n'y
a que les gentilshommes qui comptent, et tous les héros
de Boïardo sont gentilshommes, ils savent saluer,
danser, combattre, finement discourir d'armes et de
guerre; ils ont oublié les grosses façons des ancêtres
qui leur faisaient se tirer la barbe, se cracher au visage,
se casser des échiquiers sur la tôle, se flanquer des
gnions ; ils ne commettraient jamais certains gestes
contraires au code de l'honneur; ils ne se déguiseraient
pas, comme le Rinaldo de Pulci, pour aller tuer une
, femme à la faveur de ce masque. Si, dans leurs colères,
ils emploient des expressions crues, c'est que Bianca-
Maria Boïardo disait elle-même à son frère Feltrino, qui
négligeait ses filles : « Dieu vous pardonne, elles ne
seront pas les premières à devenir p..., » et s'ils se
montrent rudes, c'est que Ferrare est encore toute
campagnarde. Au demeurant, ils cherchent à paraître
bien appris dans leur langage, dans leurs altitudes,
1. « E per mostrar di lei più poca cura
La giuppa sopra al capo ne voltava
E poi s'alzava (intendetemi bene)
Mostrando il nudo sotto de le rené. »
(H, XI, 4.)
372 LE QUATTROCENTO
jusque dans leur mort, évitant de mourir comme le
sauvage qui succombe « sans savoir proférer de paroles,
en n'émettant qu'une voix terrible et obscure' ». Ils
sont loyaux, courtois, aimables, afTables, diserts. Et ils
sont amoureux.
Ceci ne se trouvait pas chez Pulci. C'est que Pulci
parlait à une cour d'hommes, tandis que Boïardo
s'adresse à une cour de princesses, de dames, de demoi-
selles, qu'il eût été malséant de n'entretenir que de rossées
et de prouesses de muscles. L'eût-il voulu que Boïardo
n'aurait su s'y résoudre, lui qui gardait dans son ima-
gination la silhouette blonde d'AntoniaCaprara, lui qui
n'était no à la vie qu'en naissant à l'amour, lui qui
avait choisi pour devise le mot de Virgile,. 4;»o;' omnia
vinclt, et lui que l'amour avait sacré poète. Dans la
salle môme du palais do Sciiifanoja, où il récite ses
cantiques, les Cosmè Tura, los Francesco dcl Cossa ont
représenté contre los murs dos scènes d'amour, des
jeunes hommes et des jeunes femmes qui s'enlacent,
des compagnies qui s'en vont sous l'escorte du dieu
Amour, des oiseaux, des lapins, des bôtcs qui font
l'amour. Autour de lui tout parle d'amour, et Boïardo
parle d'amour. Seulement, comme la matière de France
dont il était parti, pour belle qu'elle fût, tenait ses
portes closes à l'amour-, et qu'au contraire la matière de
Bretagne, qui avait pénétré l'Italie au xii" siècle, trouvé
une faveur singulière dans les cours gibelines^, particu-
lièrement rempli la bibliothèque ducale de ses romans,
en était toute émue, Boïaido introduit la matière de
Bretagne dans la matière de France et, selon son expres-
sion, «plante un verger d'amour et de batailles».
1. « E non snpca parole proferire,
Mft fftcea voce terribile e scura. »
(I. X.Xm, 18.)
2, « l'errlic fenne a<l Aiiior rliiiise le porte
K soi si deUe aile i)allaiili(> santé. »
(II, XVIII. 2.)
•S. Pio Rajna, OU eroi brelloni nelVnnomualica italiana i/el secolo XII,
Romania, Pari», 1888, p. 161. — A (iraT. Appunliper la sloria tlel ciclo
bretlime in Hnlin, fJiorn. slor. Turin, 188.'!, p. 30.
I
LA RENAISSANCE A FEKHAHE 373
Sans doute que les deux cycles arrachés à leur ori-
gine, transplantés à l'Etranger, n'avaient pas tardé à se
pénétrer l'un l'autre; qu'une storia delà rue s'appelle
VInnamoramento di Carlo; que le Cantare d'Or/ando,
dont s'est inspiré Pulci, contient des récits de filles
attachées à des arbres, de châteaux enchantés, de
prouesses de cavalieri erraiiti^ que le Morgante de
Pulci met en scène une quantité d'amoureuses et nous
montre Orlando faisant une déclaration àAntea:» Je
te donne pour toujours les clefs de ma vie. — C'est toi
qui détiens mon cœur et mon àme, — Je veux que mon
amour se fasse éternel. — Tu es celle qui m'apporta —
L'olivier et la palme, et me tira de l'enfer' ». Mais la
conciliation, réduite à des épisodes qui n'altéraient pas
la marche générale du récit, n'était que partielle ;
Boïardo la rend en quelque sorte organique. Il scelle
entre le cycle de Charlemagne et le cycle d'Arthur une
alliance profonde. Il marie les deux poésies, les deux
civilisations, les deux âmes, le Nord elle Midi, la con-
science coUeclive et l'esprit singulier, le principe social
et le principe individuel, l'armée et l'aventure, la rusti-
cité quasi sauvage du paladin-soldat absorbé dans le
rang et la iine courtoisie du chevalier errant qui va à
sa destinée. Ses personnages, qui sont les anciens
champions de l'idée nationale, voient, à leurs rudes
vertus d'obéissance et de force, s'ajouter d'autres vertus
qui les compliquent et les contrecarrent. Leur cœur
rugueux s'est ouvert à un nouvel idéal de chevalerie et
Aq (ji'nlilczza,{\m les entraîne aux folles équipées et les
emporte loin du rang. Ils ont un intérêt à eux, plus
pressant et plus immédiat, aussi absolu que celui de la
foi et de la patrie. Orlando, quand la guerre fait rage
1. « lo ti dono le chi.ivi in seinpiterno
Délia mia vita, e tien tu il core e l'aima,
io vo'che il nostro anior si facci eterno,
Tu se' colei che l'ulivo e la i)alnia
M'arrechi, e che rai cavi deirinferno. »
{Morgante, XV, 69.)
374 LE QUATTROCENTO
et que l'empereur est en danger, se soucie comme
d'une paille de la France; bien mieux, il souhaite «que
les saintes bannières aux Ijs d'or, et Charles, et son
monde, soient abattus ' », pour que lui-même puisse
conquérir Angélique. Christ et Charles n'expliquent
plus à eux seuls les mêlées furieuses de deux peuples;
c'est pour s'emparer de Baïardo et de Durindana que
Gradasso amène cinq cent mille chevaliers du fond des
Indes ; pour égaler Alexandre, moins que pour « agran-
dir la loi de Mahomet», qu'Agramante traverse la
mer. La lutte des croyants et des infidèles reste le
cadre du poème, non plus son idée déterminante. Le
monde n'est plus partagé en bons et en méchants, ceux
de Chiaramonte et ceux de Maganza. Partout on trouve
de la valeur. Si les chrétiens comptent Orlando, Rinaldo,
Griffonne, Aquilante et les autres, les Sarrasins leur
opposent, Brandimarte et Ferraguto en tête, des « rayons
de puissance » qui les égalent : Chrétiens et Sarrasins
se ressemblent; comme on Ta dit, «ils vivent sous une
même loi : la Chevalerie ». Et c'est l'amour qui leur a
donné cette loi -.
Seul Amour a pu opérer ce miracle de faire de preux
de Charlemagne des chevaliers errants, de donner des
manières fines à ces soldats, de distraire des entre-
prises nationales ces héros. Amour est le plus grand
maître, et Amour est despote absolu. C'est Amour « qui
a trouvé les rimes et les vers, les musiques, les chan-
sons et toute mélodie 3 ». C'est Amour « qui a réuni en
douce compagnie les races étranges et les peuples dis-
1. « A pregar Iddio divotamente
Che le santé bandiere a gigli d'oro
Siano abbatlutc e Carlo e la sua génie. »
(II. XXX, 6i.)
2. Pio Rajna, Fonli deliOrlando furioso, Florence, 1876, p. 19-28.
— L'Orlando innamnralo di Malleo Maria Hoiardo, Studi, p. 117.
3. « Aiiior primo trovo le rime e' versi,
I siinni, i canli cd ogni melodia;
E genti islrane e popoli dispcrsi
Cungiunse Aiiiore in dolce cornpagnia. »
(II, IV, 2.)
LA RENAISSANCE A FERRARE 375
perses' ». C'est Amour « qui infuse aux tigres une àme
pieuse et fait les hommes dieux». « Jeunes et vieux
s'en vont à sa danse, la basse plèbe comme le seigneur
altier. L'amour n'a pas de remède, et la mort n'en a pas.
Il prend un chacun, tout le monde et de toute sorte*. »
Et grâce à l'Amour, les deux matières de France et de
Bretagne, les deux cycles de Charles et d'Arthur se
pénètrent, s'étreignent et se confondent. Leurs noces
seront fécondes : il en sortira Angélique.
Le poème s'ouvre par la description d'une cour
royale. Nous sommes à Paris, à la Pàque des roses.
Charlemagne est assis sur un trône d'or à la Table
ronde; autour de lui, ses paladins et ses preux, et par
quartiers de noblesse, les rois, les ducs, les marquis,
les barons ; étendus à leur façon sur des tapis, les Sar-
rasins ; et, parmi ces groupes aimables, qui boivent de
compagnie en des calices précieux et raisonnent à mi-
voix de belles choses, on distingue déjà quelques
femmes, Gallerana, Aida, Clarice, ArmcUina. Soudain,
entre quatre géants et flanquée de son frère Argalia,
apparaît Angélique, si blonde, si claire, si délicieuse-
ment jolie qu'incontinent les uns et les autres en
tombent amoureux. Namo au poil blanc, Rinaldo qui
devient rouge comme braise, Ferraguto qui, tantôt sur
un pied, tantôt sur l'autre, se gratte la tête et « ne
retrouve plus lieu », et le plus frappé au cœur est
Orlando. Les conditions qu'aux chevaliers pose la
donzelle, que Malagigi a soudain reconnue pour magi-
cienne et fille du roi Galafrone, sont de cet ordre : qui
se mesurera en champ clos avec son frère Argalia et le
jettera bas des arçons aura pour récompense son
1. « Amore è c|uel che dona la vittoria
E dona ardire al cavalier armato. »
(II, XVIII, 3.)
2. « Gioveni e vecchi vanno alla sua danza,
La bassa plèbe col signore altiero :
Non ha rimedio amor e non la morte;
Ciascun prende ogni gente, e d'ogni sorte. »
(I, XXVIII, 2.)
3T6 LE QUATTROCENTO
amour. Aussitôt tous veulent se battre, de manière
qu'on est obligé de tirer au sort l'ordre des jouteurs :
Aslolfo sort le premier, Ferraguto le i^econd, et Orlando
n'arrive, hélas! que le trentième. Argalia,qui possède
une lance d'or enchantée, n'a nulle peine à démonter du
coup Astolfo et Ferraguto; seulement, comme Ferra-
guto a été lui-même rendu invulnérable de par un
charme, la lutte entre ces deux chevaliers pourrait
durer jusqu'à l'éternité, si Angélique ne disparaissait
du tournoi aussi soudainement qu'elle est apparue. Là-
bas, vers la forêt des Ardennes, galopant sur son pale-
froi léger, elle est partie, laissant le désert derrière
elle. Astolfo s'élance à sa poursuite, Ranaldo, Orlando...
Dès lors il devient impossible de suivre au pas ce
poème de fantaisie qui se coupe, s'interrompt, s'épar-
pille en anecdotes et épisodes, se ramifie en vingt récits
croisés, ne s'embarrasse d'aucun obstacle, va, vient,
recommence et court on ne sait h quel but d'une allure
preste, gaie et jolie. Nous sommes au pays des lies
lointaines, du Fleuve du rire, du Palais de joie, dans
cet Orient inlini et fabuleux qui hantait l'imagination
de la vieille Europe et pour lequel appareillaient les^
caravelles de Colomb. Les paysages succèdent aux
paysages; matins de lleurs, vergers de printemps, fon-
taines enchantées, précipices, grottes, clairières, mon-
tagnes, marines et tempêtes « où le ciel et la mer ont
une couleur de mort » ; architectures d'or, <le rubis, de
topazes, de diamants, de béryls, de saphir oriental ;
forteresses dressées sur des éminences; forêts merveil-
leuses; routes inconnues; villes inquiétantes; jardins
de paradis; demeures de volupté. Et dans ce milieu
inlini se presse une population inlinie: chevaliers, rois,
baions, empereurs, viragos, mages, nécromants^
géants, ermites, fées, damoiseaux, damoiselles, écuyers,
ama/ones, nymj)hes, naïades, nains, chiens, chevaux,
baleines, éléphants et leslrigons. Et entre ce monde
inouï il se noue des aventures inouïes, de voyages, de
LA RENAISSANCE A FERRA RE 377
coiiîl)als, de batailles, de duels, de prisons, d'enchante-
ments, de fête et d'amour. Les chevaliers galopent au
clair de lune, avec une lille, en croupe sur leur cheval,
qui leur raconte des histoires. Des brigands gueltent
en embuscade. Des princesses sont attachées nues à des
branches. Des compagnies de joie s'avancent dans un
bruit de musique et de vers. Des bêtes se lèvent à la
gueule flamboyante; dragons, chimères, serpents, uni-
cornes, taureaux, crocodiles. Kt il y a des philtres
d'amour, des breuvages d'oubli, des herbes ensorcel-
leuses, des fontaines de Merlin, des épées qui trauchent
des montagnes, des cuirasses qui émoussenl le diamant,
des cors dont la sonnerie suscite des tremblements de
terre. Et il y a des fêles, des joutes, des tournois, des
banquets, des chasses. Que n'y a-t-il pas dans ce poème
exubérant ?
Cependant, pour la première fois, cette foule n'est
pas une cohue. Il y règne un bel ordre, une lumière
égale, uniformément répandue. Rien ne se confond;
tout se succède et obéit à un plan. On s'aperçoit d'em-
blée combien le comte de Scandiano s'élève de cent
coudées au-dessus des chante-histoires que le pauvre
Pulci s'amusait à contrefaire et qui recevaient à Ferrare
un habit vert. Les chante-histoires, cédant à leur hu-
meur et à leur public, accumulant au hasard leurs ima-
ginations, qui s'accrochaient comme elles pouvaient,
ne savaient guère où ils allaient; Boïardo sait où il va;
il tient en main les mille hls de son poème ; il donne
k. toutes les aventures, qu'il accueille et coordonne, la
place voulue, l'attitude voulue, la belle harmonie de
son àme de gentilhomme chevalier. Si, comme les
chante-histoires, il mène plusieurs récits de Iront et
qu'il en interrompe un pour en reprendre un autre,
ces interruptions, faites toujours à l'endroit opportun,
ne sont plus des moyens de délier les bourses, elles
deviennent des procédés d'un art délicate Et tandis
1. V. Rossi, H Quallrocenlo, op. c, p. 326.
378 LE QUATTROCENTO
que les chante-histoires, au début de leurs chants,
bredouillaient une prière à Marie ou à Apollon, Boïardo
ne pense qu'à son roman et qu'à son auditoire; il
salue gracieusement les cavaliers estimés et les dames
charmantes qui « honorent la cour et la courtoi-
sie » ; il adresse des compliments choisis à « la belle
baronie », au milieu de laquelle il se sent plus fortuné
qu'Arion dont la douce voix attirait les dauphins de
Sicile; il décrit des paysages de printemps; il dit la
jeune fille qu'il vit chanter au milieu des roses, sur
une colline, près de la mer, « qui tremblait toute de
splendeur^ », ets'il évoque quelqu'un, c'est la déité de
sa jeunesse, c'est Antonia Gaprara : « Lumière de mes
yeux, esprit de mon cœur, pour qui je chantais unej
fois si doucement les rimes délicates et de beaux vers]
d'amour, que ton aide m'inspire en cette histoire pré-l
sente " I »
Son poème, divisé en chants de bonne longueur et de\
longueur pareille, n'est un plus fouillis. Son imagination'
n'est pas empêtrée. Sa vision reste claire et fine/
L'obscurité de la rue s'est dissipée, comme la vapeuri
des landes bretonnes s'est évanouie. Chaque trait'
comme chaque épisode, chaque détail comme chaque'
aventure, une arme, une broderie, une figure, un pay-
sage, apparaît d'une netteté parfaite et d'une précision'
admirable. L'amour qui domine le poème et en remplit
chaque page n'a rien d'alambiqué, de pétrarquesque,
de platonicien; c'est l'instinct jeune et sain qui couche
Brandimarle et Fiordelisa au bord du pré. «J'en de-'
mande pardon, s'écrie le poète; mais je crois qu'uni
1. « Già mi trovai, di inaggio una mattina,
Entro un bel prato adorno di bei fiore
Sopra ad un culle a lato a la marina
Che lutta treuiolava di spiendore. »
(II, XIX, 1.)
2. « Luce degli occhi niiei, spirto del core,
Per cul cantar solea si dolcemente
Riiuf Icggiadro e bei vcrsi d'amore,
Spirami aiulo alla sturia présente. »
(II, IV, 1.)
LA RENAISSANCE A FERRARE 379
beau baiser à bouche ouverte conquiert chaque âme
par sa douceur ' ». Régnant en souverain absolu ; impla-
cable, ardent, pareil ; plongeant les uns et les autres dans
les mômes crises aiguës, il s'explique par des philtres ;
si, à la seule apparition d'Angélique, la cour entière
s'énamoure, c'est qu'Angélique est magicienne, si elle-
même s'éprend de Hanaldo, c'est qu'elle a bu au Fleuve
d'amour, si Ranaldo lui résiste, c'est qu'il a bu à la
Fontaine d'oubli. L'infini du mystère, encastré dans
le format de l'octave limpide et rapide, s'est réduit,
allégé, clarifié. Nous sommes près de terre, dans une
réalité concrète et brillante qui discipline la fantaisie,
pondère l'illusion, fixe l'apparence. Le sens est immé-
diat, parfois allégorique, jamais symbolique. Cela court,
glisse, d'une cadence facile, dans la lumière et dans la
certitude. Boïardo chante la gigantesque épopée française
et la profonde âme bretonne sur une flûte d'argent.
VOriando innamorato n'est pas un roman de carac-
tères, c'est un roman d'aventures, car seules les aven-
tures distraient. Cependant quelques-uns de ses per-
sonnages émergent de la foule et sont fixés dans leur
silhouette mentale.
Si Boïardo, respectueux en cela de la tradition, a con-
servé aux héros de l'épopée française la couleur que
l'Italie leur avait prêtée, si son Carlomagno allonge
de << grandes bâtonnades », si son Astolfo se montre
l'adolescent hardi, vantard et pour rien désarçonné
qu'on connaît, si son Ranaldo demeure l'antique che-
valier à la vieille mode, haïssant la femme et ignorant
qu'il est beau, l'imagination du poète s'est donné plus
libre carrière dans le camp des Sarrasins, où les types
étaient moins consacrés par la sympathie italienne et où
naissent autant de créations originales.
C'est la figure exquise de Brandimarte, le chevalier
1. « ... Ed io faccio la sciisa
E credo, che un bel baccio a bocca aperta
Per la dolcezza ogni anima converta. »
(III, VII, 29.)
380 LE QUATTROCENTO
accompli, et c'est celle du roi do Tarlarie Agricane,
qui, laissant la doctrine au prêtre et au docteur, ne
pense qu'à chasser, chevaucher et combattre. C'est
Ruggero, le tendre amoureux, descendant d'Hector et
d'Alexandre, et fondateur de la maison d'Esté, et c'est
Marfisa, la guerrière robuste et belle, qui fait le coup
de lance et ignore l'amour. C'est Sacripante, qui devien-
dra notre Sacripant, haut et bien membru, merveil-
leux de sa personne, avisé à la guerre, « mais tenant
dans les périls la vie pour une chose chère », et c'est
Rodomonte, roi de Sarza, qui deviendra notre Rodo-
mont, lançant des poignées d'insolences aux rois et
dieux qu'oseraient à peine défier les plus braves. Enfin,
il faut parler d'Orlando et d'Angélique : Orlando, dont
le poète altère complètement la nature, et Angélique
qu'il invente de toutes pièces.
Orlando, tel qu'il parvenait à Boïardo, était une
ligure chaste et rude, le chevalier sans peur et sans
reproche, pure comme une Heur, sali de poussière et
de sang, insensible à l'amour. L'amour est jeu de
femmes et d'enfants; il est amusetle et faiblesse; il
est folie et péché. Le brave ne s'agenouille pas devant
un jupon, il s'agenouille devant son épée fichée en
terre comme une croix. Il a autre chose à faire qu'use
morfondre en des prostrations amoureuses ; il a à enfour-
clier son cheval, à partir pour la sainte cause, à tuer des
dragons et des diables, et à mourir la boucbe au cor
au pas de Ronccvaux. Ainsi le Roland de la légende,
ainsi, encore, le Roland de Pulci, qui, en dépit de ses
velléités galantes, reste «un gros corbeaude clocher».
Roïardo — cl toute la Renaissance est dans ce dessein
— fait d'Orlando un amoureux. Seulement, et voici le
talent, ce n'est qu'un clerc en amour. 11 n'a pas pu se
transformer du jour au Icndc^main en damerel. Il se
montre « amant grossier et rude ». Il a les sourcils
broussailleux, loucbe d'un œil*, ronfle en dormanl, se
1. <i K (l'un (Jegli occhi ul(|uunlo utnilunava. » (II, III, o:i.)
LA RENAISSANCE A FERRARE 381
ronge l(;s ongles a avec les dents». 11 sent la sueur.
Lorsqu'(^lant nu Angélique le lave de ses mains tines,
il ne sait quoi dire, a honte et baisse les yeux'. Lors-
qu'il tient Angélique dans ses bras, il n'ose en profiter
de peur de la mettre en colère. Il est un peu simple, ne
sait quoi répondre aux énigmes enfantines d'un géant,
croit tout ce qu'on lui dit. Origilla lui ayantassuré que
d'une roche on voit l'enfer et le paradis, il laisse son
cheval, monte sur la roche, et Origilla s'enfuit sur son
cheval. La passion qu'il nourrit pour Angélique est une
passion brutale. Il est pris dans sa chair de mâle, tor-
turé dans son désir de vierge; il lui faut cette femme;
pour l'avoir, il se taille un chemin à travers les arbres
et à travers les corps ; et quand il l'a, il demeure inex-
pert, les bras ballants, n'osant plus, de telle sorte que
Turpino l'estime expressément «un babouin" ».
Quant à Angélique, elle est la femme de la Renais-
sance ou plutôt la femme tout simplement. Elle a dix-
huit ans. Elle vient de naître à la littérature comme à
la vie, et elle porte au front la double jeunesse de son
âge et de son temps. Hier les hommes Tasservissaient
encore aux besognes sorviles ; aujourd'hui, c'est elle
qui commande aux hommes, les traîne à son char de
triomphe, leur impose sa loi de caprice. Que lui im-
portent les armures de fer et les poings qui s'abattent
comme des masses? Elle sourit. Elle est exquise.
Blonde, line, rose, à galoper dans la forêt des Ardennes,
les tresses dénouées au. vent, «l'étoile matinale, lys <le
jardin, rose de verger. » Elle a son idée et nous la
communi(iue : elle ne veut (|ue d'un blond. Elle est
coc^uette, câline, caressante, suivant (|i:i la fuit, fuyant qui
1. « Stavasi il conte quieto e vergo^Mioso
Mentre la dama iatorno il maneggiava. »
(I, XXV, 39.)
2. « Cotanto amava lui quella dori/.ella
Che di fada turbare avea paura;
Turpiii che mai non mente, di ragione
in cotai atto il cliiama un babbïone. »
(II, XIX, oO.)
382 LE QUATTROCENTO
la suit, s'amusant des adorations qu'elle soulève, égre-
nant son rire dans le silence admiratif où elle passe. Se&
amoureux qui souffrent, qui pleurent, ne sont qu'un
hochet à ses doigts cruels et malicieux; quand ils l'ont
servie, elle les rejette, et pour se défaire d'Orlando,
elle l'envoie chez la fée Morgana, c'est-à-dire à la mort.
Et elle serait odieuse, si elle n'était, elle aussi, une vic-
time de la loi damour. Ayant bu au Fleuve d'amour,
elle a aperçu Ranaldo couché dans un pré et, aussitôt
subjuguée, elle a effeuillé des lys et des roses d'épine
sur le visage de l'endormi; mais Ranaldo, qui a bu à la
Fontaine d'oubli, la repousse, et, en dépit de ses rebuf-
fades, elle continue à l'aimer. « Le seul mal que tu
puisses me faire, lui dit-elle, est de me mépriser, mais
tu ne peux pas empocher que je t'aime. » Dédaignée
autant qu'elle dédaigne, pleurant autant qu'elle fait
pleurer, souffrant autant qu'elle fait souffrir, elle est
notre pauvre sœur humaine en douleur et en passion.
Boïardo qui avait trop pâti des femmes, n'aimait guère
les femmes, « mobiles comme feuille au vent, enjô-
leuses, simulatrices, ouvrières de fraudes et de men-
songes», ressemblant à l'Origilla dont il nous a tracé
la silhouette, « dame d'extrême beauté et remplie de
caresses, qui tenait les larmes à son commandement,
ainsi qu'une eau do fontaine et faisait voir aux hommes
des violettes en plein hiver' ». Mais Boïardo avait connu
Antonia Caprara, et si, pour tout le mal qu'elle lui
avait fait, il pouvait dire comme Orlando : « Que mau-
dit soit à jamais celui qui se he à quelque femme que ce
soit! » en souvenir de la joie qu'elle lui avait donnée,
il pouvait ajouter comme le paladin de France : « Pour
1. « Era la Dama d'estrenia beltate,
Maliziusa e di lusiii^lic piena,
La lagrime teiieva apparecchiate
Sempre a sua posla, conic acqua di vena.
Pronicssa non fe mai con vcritale,
Mostrnndo a cliiaschediin faccia sercna;
E se in un ^'ioinii avcssc niilh* ainanti
Tutti li bctla con dolci seiiibianli. »
(I, XXIX, 45.)
LA RENAISSANCE A FERRA RE 383
elle seule et pour sa bonté, les autres sont toutes dignes
d'être aimées'. »
Pour lier sa gerbe, bariob-e comme une floraison de
Ferrare,^ Boïardo a cueilli des (leurs de toute sorte.
« .l'ai cueilli au verger, écrit-il dans un de ses exordes,
diverses fleurs ; et bleues, et jaunes, et candides, et ver-
meilles ; j'ai fait d'herbettes jolies une mixture; œillets
et lys, violettes et roses; que celui qui se soucie de
parfum s'avance et qu'il saisisse ce qui lui plaît le
mieux-. » Et de fait, le roman de Boïardo est la mixture
de matières infinies. Boïardo prend son bien où il le
trouve, dans la geste carolingienne, qui lui donne le
tronc de son histoire, dans le cycle breton qui lui en
donne le feuillage et les fleurs, dans l'antiquité du
moyen âge français, dans l'antiquité de l'humanisme
italien, dans les nouvelles de toute provenance et de
toute date qui circulaient par la Pc-ninsule. Polyphème,
Méduse, Narcisse, alternent leurs mythes avec les mythes
du monde chevaleresque ; l'épisode de Manodante, père
du beau Ziliante, enchaîné par Morgana et sauvé par
Orlando, et se donnant pour Brandimarte, dérive direc-
tement des Captifs de Plante; l'exquise nouvelle de
Tisbina, d'iroldo et de Prasildo, que Fiordelisa raconte
à Banaldo pour lui abréger le chemin, trouve son origine
dans la nouvelle de Dianora et d'Ansaldo de Boccace;
et à la vérité, ainsi qu'on l'a vu, les chante-histoires de
Ferrare, les novelUcri de Ferrare, les comédiographes
de Ferrare, n'agissaient pas diversement. Mais, taudis
que chez eux le résultat était misérable, qu'ils aboutis-
saient à une œuvre chaotique et décousue, la mixture
1. « Ghe per lei sola e per la sua bontale
L'altre son degne d'esser lutte amate. »
(II, m, 47.)
2. « Colti ho divers! fiori a la venlura
Azurri e gialli e candidi e veriuigli :
Fatta ho di vaghe erbelte una uiistura,
Garofani e viole e rose e gigli :
Traggasi avanti chi d'odore na cura
E ciô che più gli place quel si pigli. »
(111. V, i.)
384
LE QUATTROCENTO
de Boïardo est si bien fondue qu'on n'en voit plus les
jointures et les rapports. Jamais il ne copie. Il repense
tont à nouveau, s'assimile tous ses emprunts, brise les
matériaux qu'on lui livre, les déforme, les transforme,
les reforme, les accommode à son goût et à son idée et
<?n bâtit un monument battant neuf, d'ordre composite,
mais de style harmonieux. Que lui importe de faire de 1
Méduse une magicienne et de rendre la fée Silvanetta
éprise de Narcisse, lui qui a fait de Roland un amou-
reux? Gentilhomme hardi, il n'a cure des exactitudes,
bonnes pour les cuistres. Aucun livre, aucun texte,
aucun auditoire n'est pour gêner, pour limiter son
aisance heureuse et sa fierté un peu dédaigneuse de
€omte de Scandiano, pas môme la matière française,
pas même la matière bretonne.
Sans doute qu'il croit à la chevalerie, qu'il la signale-^
comme une vertu, qu'il la proclame comme un exemplCj^
cela ne l'empêche pas, dans sa bonne humeur et dans^
son bon sens, de sourire parfois et même de rire des
chevaliers ses héros. Il plaisante, s'amuse, amuse; il
égaie l'horreur d'une situation trop tendue par un mot]
drôle, repose d'un sentiment trop sublime par une
remarque terre à terre. Teodoro et Brandimarte ont
épousé les deux belles dames Doristella et Fiordelisa:
à tout prendre, il ne sait pas s'ils « les trouvèrent
pucelles' ». Cn preux franchit un fleuve d'un seul saut:
il est juste de dire qu'il se recula un peu pour prendre
son élan. Marfisa donne à Orlando un coup de gantelet
si terrible (jue le sang lui sort parla bouche et par les
oreilles: cela lui semble exagéré. Orlando est si vigou-
reux qu'il porte, d'Auglanle à Brava, une colonne sur
l'épaule : c'est dans le livre deTurpin. Une baleine est
longue de deux milhîs, un «'léphant a des jambes aussi
grosses que le corps d'un homme à la ceinture : du
1. « Che Fionlelisa Bmmiiniarlo prese,
E Tcodor si prese Doristellii :
.Non so s'alcun trovn lu snii pulcella. »
(II, XXVII, :i2.)
LA RENAISSANCE A FERRARE 385
moins Tiirpin l'assure; le poète n a pas mesuré. C'est
ainsi que, ne se laissant dominer par rien, il domine
toute chose et qu'à force d'indépendance, d'aisance,
de joyeuse et gaillarde liberté, il maîtrise son sujet,
le subordonne et le contraint à une môme couleur et à
une môme tenue. Non pas qu'il soit artiste; outre qu'il
écrit dans la langue de Ferrare, qui n'est pas mûre et
que Florence n'a pas polie, il a la main rude; il ne
sait rien accomplir et finir; on ne trouverait pas dans
tout son poème un morceau de bravoure, un passage
plus particulièrement soigné, qu'on puisse détacher et
montrer au monde comme échantillon de son ouvrage;
il est mieux qu'artiste, il est poète, le plus grand poète
dont puisse se vanter le Quattrocento. Il a l'imagina-
tion la plus jeune, la plus fraîche, la plus riche qui
soit au monde. Sa fantaisie est tellement remplie
d'aventures et de figures, qu'ayant tant de choses à dire,
elle ne s'inquiète plus de la façon de les dire. Il entre
dans son argument de tout son cœur, avec sa belle
verve, sa belle fougue, sa bonhomie souveraine qui
prend de haut les choses, qu'aucune puérilité n'intimide,
qu'aucune difficulté ne rebute, et, comme un joyeux
poulain, il s'ébroue sur l'herbe neuve sans s'inquiéter
d'y piétiner les fleurs.
Son poème est le poème de la Renaissance signo-
rile : il faudrait pour l'illustrer le Benozzo Gozzoli de
la chapelle des Médicis, comme il faudra, tout à l'heure,
le Véronèse pour illustrer l'Arioste. On sent que
Boïardo a vécu dans une cour ducale, qu'il a chassé,
festoyé, banqueté tout du long avec les Este. II a les
yeux éblouis de cette existence seigneuriale et facile,
dont il a recueilli les riches détails, les nobles atti-
tudes, les groupements harmonieux dans un décor de
luxe. Ses j)alais opulents ressemblent à ceux qu'Her-
cule d'Esté faisait construire. Leurs murs sont déco-
rés de belles mythologies, comme celles que le théâtre
de la cour mettait en scène; on y voit peints Circé et
H. 25
386
LE QUATTROCENTO
les compagnons d'Ulysse, Ariane et Thésée, les entre-
prises de quatre princes d'Esté. Dans les loggias
ouvertes, des compagnies « fleuries » se récréent et dis-
courent : v< Le roi Adriano et Grifone le Hardi sont
dans la loggia à raisonner d'amour ; Aquilante et Chia-
rïone chantent, l'un en soprano, l'autre en ténor; Bran-
dimarte, fait la basse ; mais le roi Balano, rempli de
valeur, reste avec Antifor di Albarosia, et ils conti-
nuent à conter d'armes et de guerre'. » Le roi Agra-
mante ouvre une chasse ; les dames s'y joignent à
cheval, l'arc en main, si belles et si parées que les
chasseurs tournent bride pour les voir. Ranaldo mange
sous une treille de roses, près d'une fontaine, sur une
nappe blanche et di^ drap d'or. Seule en ses jardins de
Paradis, Falerina, vêtue de blanc et couronnée d'or, se
mire au fil d'une épée. Morgana, dans une solitude
enchantée, peigne le jeune Ziliante et le baise avec dou-
ceur. Alcina pèche les poissons avec la seule amorce de
ses paroles-. Une fée, pour habiller Mandricardo sortant
du bain, nue elle-même, défait sa coiffure et l'emporte
dans la forêt blonde de ses cheveux. Ranaldo est con-
quis par les trois Grâces qui le frappent de lys, le lient
de guirlandes, le traînent sur l'herbe, si bien que sa
valeur indomptable se voit assujettie « par de lagentnue
avec des lys et des roses et des feuilles de fleur>^ ».
On dirait que la laideur et la misère n'existent pas;
nous sommes dans un monde de distinction et de
<f II re Adriano e l'ardito Grifone
Stan nella loggia a ragionar di amore ;
Aquilante canlava e Chiarïone,
I/un dice sopra, l'altro di tenore,
Hrandiniarte fa contra alla canzone,
Ma il re Halano ch'è pien di valore,
Stassi con Antifor di Albarossia :
D'arme e di guerre dicon tutta via. »
« E non avea ne rete, né altro ingegno
Sol le parole clie a l'acqua gettava. »
« Da gente ignuda ù vinto il suo valore,
Con giglie rose e con foglie di flore. »
(1, XIV, 42.)
(Il, XIII.)
(11, XV, 57.)
LA RENAISSANCE A FERRARE 387
richesse où la magnificence des gestes répond à la
magnificence du décor ; bals à la lumière des torches
blanches, destriers recouverts de soie blanche, adoles-
cents souples comme des lys, camps du drap d'or,
rondachcs de guerre, rondaches de parement, belles
armes, belles orfèvreries, belles étoffes, animaux de
prix, brides chargées de pierreries, laisses délicates,
cimiers splendides, enseignes éclatantes. Luigi Pulci
décrivait d'un mot ces merveilles. Matteo Maria Boïardo
s'y complaît et s'y arrête avec la connaissance du gen-
tilhomme. Et tandis que Pulci se plaçait sous l'égide
de la Vierge Marie, c'est la fée Morgana, regina délie
cose adorne, qui triomphe dans l'inspiration de Boïardo.
Son poème de luxe répond à un sentiment de luxe.
11 est inutile et il est beau. Il ne donne pas h penser;
il n'apprend rien et ne chagrine jamais. Il n'accueille
aucune aventure trop tragique ; les dangers n'y durent
jamais longtemps; les événements y finissent toujours
bien; il n'y meurt que des géants et que des monstres.
Il faut une imagination oisive et légère pour accepter
ces récits de joie, si mal d'accord avec la gravité et le
deuil éternel de la vie, si mal d'accord avec la réalité
douloureuse et angoissante du moment. Il faut oublier.
11 faut être heureux. Il faut enfermer son souci dans
une caisse et en perdre la clef, u Je demande que
chacun pose son ennui dans une caisse, et qu'il ferme
dedans tout chagrin et toute pensée lourde, et puis,
qu'il en perde la clef. » L'art n'a plus qu'un but, non
d'instruire, non d'élever, non de prolonger la vie,
mais de distraire de la vie.
On ne sait quand, ni comment, l'idée de son Orlando
vint à Boïardo. En 1 482, au moment où éclata la guerre
de Venise et de Ferrare, les deux premiers livres en
1. « Onde io chieggio a voi che siete intorno
Che ciascun ponga ogni sua nuja in cassa,
Ed ogni affanno ed ogni pensier grave
Dentro vi chiuda, e poi peida la chiave »
Ui, XXXI, 1.)
388 LE QUATTROCENTO
étaient achevés, et, sitôt la campagne terminée, le sol-
dat reprit son récit interrompu, auquel il travailla jus-
qu'à sa mort. Il lui fallait, pour produire, la joie
d'une vie bien comprise et de facultés bien pon-
dérées, la paix de Tâme et dos circonstances, le prin-
temps des jardins, le sourire heureux de la nature et
des hommes'.
Mais soudain les roules ont frémi d'un roulement
de bombardes; le pillage et la ruine s'approchent; voici
s'avancer les Français de Charles VIII, «déplorables,
malhonnêtes et mal réglés ». Adieu, songe beau et
doux qui berçait le rêve loin des tristesses de l'heure !
Adieu, courtoisies généreuses, noblesses chimériques,
réelles seulement dans le pays des fées! Adieu, claires
et brillantes fantaisies, qui naissaient au soleil parmi
le parfum des fleurs! Adieu, belles contrées plantées
de myrtes, de marbres et de songes! Et belles dames,
et joutes charmantes, et gracieux propos, et grande
bonté, et grande loyauté des cavaliers antiques ! La
plume d'or tombe des mains du poète, qui meurt de
chagrin, le 20 décembre 1494.
« Pendant que je chante, ù Dieu rédempteur, — Je
vois l'Italie toute en flamme et en feu, — Par la grande
valeur de ces Gaulois, — Qui viennent changer je ne
sais quel endroit en désert ^.. » Ainsi les dernières et
si tristes paroles du. beau poème de joie.
Trois inconnus s'imaginèrent de terminer VOrlando
Innamorato, resté en suspens au neuvième chant du
troisième livre. Le Berni voulut le corriger. Un seul,
Ludovico Ariosto, devait l'accomplir.
« Tra fresche erbette e tra suavi odori
Deffli arboscelli a verde rivestiti
Cantando componea gli antichi onori. »
« Mentre ch'io canto, o Dio redentore,
Vedo rilalia lutta a fiamma e foco,
Per quesli (ialli clic cnii graii valore
Vengun pcr discrlar aun su chc loco.
(HI, m, 1.)
(III, IX, 26.
CHAPITRE VII
LA RENAISSANCE A NAPLES
I. Naples, monarchie absolue. — Les Aragons, la regqia et la cour. —
La noblesse de la cour. — La vie fastueuse et théâtrale. — L'influence
de la mégalomanie espagnole.
IL Les écrivains napolitains. — Leur qualité et leur office de courti-
sans — Le peuple n'existe pas. — Pourquoi. — il est la valetaille et
il parle dialecte. — Nécessité pour Naples d'employer l'italien. —
Employant lilalien, elle emploie une langue livresque et étrangère. —
Elle introduit dans l'italien la discipline de l'Immanisme.
III. Le mauvais goût. — La nature et VArcadin de Sannazaro. — Le
pétrarquisme et la préciosité. — Les concelti : Cariteo, Tebaldeo et
Serafino dell'Aquila. — L'éloquence : exemples chez Sannazaro, Cari-
teo et Masuccio. — Naples initie le seicentisme. — Comment l'œuvre
littéraire du Quattrocento est accomplie.
I
Dans l'histoire de la Renaissance quatlrocenliste,
Naples arrive à l'extrômc fin : Sannazaro, qui la com-
mande, meurt en 1530. En outre, Naples initie le mau-
vais goût. Deux raisons qui permettront de nous arrêter
chez elle moins qu'ailleurs.
Si Florence est une république bourgeoise et si Fer-
rare est une cour féodale, Naples est une monarchie
absolue '.
Depuis qu'Alphonse le Magnanime y a pénétré en
triomphateur romain, par une brèche de quarante
aunes faite au mur, ce sont les Aragons d'Espagne qui
y régnent ~. Les Aragons chassés de Naples, d'autres
i. Sur la cour de Naples, voir : Cron'ua anonima (1434-1490),
Naples, 1780. — Diario anonimo (1193-1487), Naples, 1780. — Diario ano-
nimo (1-2661478), Muratori, Rerum, XXI, p. 1029. — In.nocexzo Landulfo.
Cronica (1434-1501), Naples, 1780. — Leostello da Volterra, Effemeridi
délie cose faite pel Duca di Calabria (1184-1491), Naples, 1883. — Notar-
GiACOMo, Cronica, Naples, 1845. — Raimo junior et se.nior, Anniles,
Muratori, Rerum, XXI II, p. 219.
2. Alphonse d'abord; puis le bâtard d'Alphonse, Ferrante ; puis le flls
de Ferrante, Alphonse II; puis le fils d'Alphonse II, Ferrandino: puis
l'oncle de Ferrandino, Federigo.
390 LE QUATTROCENTO
rois succéderont aux Aragons comme eux-mêmes avaient
succédé à d'autres rois. Le sentiment monarchique est
le sentiment orgueilleux et jaloux des consciences du
Midi.
Il n'y a plus sur les roches de la campagne des cita-
delles dressées comme des menaces, et dans ces cita-
delles des barons casqués et bottés, maîtres de leurs
tours, perchés sur leurs droits, ignares, bruts et sau-
vages. Avec les barons par deux fois refoulés^, ligottés
dans des cages de fer, ignominieusement exécutés sur
la place publique, le principe féodal est mort. On a
rabattu le hippo del superbo. On a crevé le gonfiate
nasche de insolenti. 11 n'y a plus qu'une Reggia,
temple de justice, centre de culture, « oii se lève l'éten-
dard d'une seule foi comme fulgure la divinité d'un seul
dieu ». Et dans ce palais royal, il n'y a plus que le
roi.
Ferrante, qui gouverne maintenant, est roi absolu.
C'est une sorte de roi-soleil. Crediamo, dit Maio, ti/i Dio
in gloria, e un sol in ciel vidimo, e tm re sopra la terra
nostra adoremo'^. Toute foi et toute loi, toute divinité,
toute splendeur, toute existence procèdent du monarque.
Lorsque le monarque revient d'exil, le peuple s'écrie :
« Voici le Messie ! » Devant l'approbation du monarque,
la critique tombe. Ce n'est pas, comme jadis, le poète
qui donne l'immortalité au prince, c'est le prince qui
donne l'immortalité au poète ^. Pontano écrit un traité
sur le Prince; Pior-Jacopo Jennaro, un traité sur le
Régime des princes ; Giijniano Maio, un traité sur la
1. En 1465 et en 1486, voir C. Porzio, La congiura de' baroni,
Lucques, 1816.
2. D. Lojacono, L'Opéra inedita De Maiestate di Giuniano Maio e il
concello del principe negli scrillori délia corle aragonese di Napoli,
Naples, 1890.
3. Carileo chante ainsi :
« Ku'l canto mio di \\e d'alto intelletto.
Ful^on nci versi miei lor nonii, ond'io
Spero lai parte havcr di lor fulfçoro
Crie sarà sempitcrno ii viver iiiio. »
Caritbo, Le fl'mc, pub. par E. Percopo, Naples, 1892, 2 vol.
LA RENAISSANCE A NAPLES 391
Majesté des princes; Diomede Carafa, un Mémorial sur
le Devoir des princes.
Autour du monarque, pour l'encadrer et réverbérer
sa lumière, s'incline une cour somptueuse. Dans les
actes et les fastes de la vie napolitaine, nous ne rencon-
trons que grands noms : Caracciolo, Sansevcrino, Ava-
los, Carafa, Francavilla, Pescara, del Balzo. Ils sont
princes de Tarente, princes de Salerne, princes de Bisi-
gnano ; ils sont ducs de Sessa, d'Amalfi, d'Atri; mar-
quis de Galena et de Cotrone, comtes de Fondi, de
Palena, de Policastro. Les del Balzo prétendent des-
cendre en ligne directe du mage Balthazar*; quand un
d'Avalos meurt, les pleurs de Naples font la Méditer-
ranée plus profonde ; la nature et le ciel se dérangent
pour les servir. Ils sont grands dignitaires, grands
maîtres, grands justiciers, grands sénéchaux, grands
amiraux. Ils sont drapés, lustrés, brodés, chamarrés,
dorés sur toutes les coutures. Naître à la vie, c est
naître à la cour. Etre patriote, c'est être loyaliste. Exis-
ter, c'est être courtisan.
Tout est plus grand, plus ample, plus sonore qu'autre
part. Il faut relire les petits traités latins de Pontano,
De Liheralitate, De Beneficentia^ De Magràficentia^ De
Splendo/'fi, De Conviventia, pour savoir à quel diapason
le ton est monté et quel idéal de faste est courant'^.
Les Aragons gardent leur vin dans des tonneaux d'ar-
1. Et l'honneur n'est pas pour les del Balzo, mais pour les rois mages,
à qui Jésus dtjvoile qu'ils seront de la sorte apparentés aux Aragons de
Naples par les femmes. Voir la l'asca de Gariteo.Ed. Percopo.
2. Selon Pontano, il convient dans les banquets de déployer un be
apparat de domestiques, de charger d'or les bull'ets et les tables, de
recouvrir le sol de tapis et de fleurs. Les jeunes filles, les valets, les
maîtres de cérémonies, parés de bijoux et d'habits précieux, doivent se
n)ouvoir au moindre signe, la quantité des mets rivaliser avec leur
excellence, le plaisir de la bouche rivaliser avec celui des yeux ; que
les vins généreux du pays alternent avec les vins étrangers et écument
dans des vases d'or; qu'il y ait des défilés interminables de plats
fumants, remplis d'aliments toujours nouveaux, toujours variés, appor-
tés au son des (lûtes et des trompettes. Le luxe, l'apparat magnifique et
opulent ne commande pas seulement le train du palais, l'équipage des
écuries, la tenue des jardins, des viviers, des volières, des parcs d'ani-
maux, mais les sentiments. La libéralité, la générosité, la charité elle-
même, ne sont plus que de beaux gestes.
392
LE QUATTROCEiNTO
gent, habillent leurs milices de soie et d'or, s'agenouillent
devant des tableaux de sainteté éblouissants comme des
châsses. Ils donnent à banqueter à trente mille per-
sonnes à la fois, consacrent deux cent mille ducats à
une fête, dix-sept mille ducats aux funérailles d'une
de leurs princesses ^ Coûte que coûte il faut éblouir,
frapper l'imagination par le grandiose, surprendre ot
prendre par le gigantesque et le colossal. L'énorme
tient lieu de grandeur et la somptuosité de beauté.
Ailleurs, des chevaux suffisent pour traîner un char de
triomphe; à Naples, on y veut quatre éléphants'-. Les
salles sont hautes comme des églises, les jardins vastes
comme des forets, les sentiments continuellement juchés
sur des échasses. Nulle intimité, aucune retraite, rien
de ce qui repose, rien pour se reposer de l'apparat magni-
fique, de la cérémonie continue, de la représentation et.
de l'officialité perpétuelles. La vie s'accomplit face au
public, en rythme et en pompe, dans le décor et pour
le décor. Le geste est héroïque, le style auguste, l'âme
naturellement dressée à l'attitude et à la pose. Chamar-
rures et panaches, draperies solennelles, discours
magniloques. Et partout, en tout, dans les architectures,
les fêtes, les deuils, dans les idées comme dans les
usages, dans les balustres et dans les mots, la façade,
la parade, l'éloquence, la figuration, la mise en scène,
ce qu'on appellera tout k l'heure la teatralità.
On sent l'influence de la vieille Espagne mégalo-
mane.
Il
Dans une société ainsi comprise, il n'y a, comme
littérature digne de ce nom, que celle des gens bien mis.
\. Il Lo serenissimo Hr- d'Arngone spese piii di (iurali ducmilo iiiilla
pfT farli OMore pcr si faite» inodo, c.Ik! li Tedesclii davaiii) a iiian^'iare li
confetti alli cavalli. » ([{aimo, <»/). c, p. 'j:iV!.)
2. Dari.s une pièce de Sanna/.ani, \i\ Ti-'uinfo délia fuma, représentée,
en Wi'l, h l'occasion de la prise de (ircnade. Kllc a été fuibliée par
F. Torraca, Studi di «toria lelteraria napolelana, Livourne, 188i, p. ii.'i.
LA RENAISSANCE A NAPLES 393
Et de fait, tous les écrivains de Naples sont de beaux
personnages, depuis le tendr(i et doux Jacopo Sanna-
zaro, gentilhomme pieux, platonicien suave, soldat
fidèle, magistrat et officier de la maison du duc de Ca-
labrie, jusqu'à l'humble conteur Masuccio qui s'inti-
tule « nobile salernitano ». Gariteo, l'Espagnol arrivé de
Barcelone en 1168, est « bon gentilhomme », en même
temps qu' « esprit gracieux et rare », se délectant, nous
dit Summonte, « de parler poétiquement et en courti-
san, en lesquelles deux facultés il était comme chacun
sait si éminent et singulier ^ ». Cola di Monforte porte
le titre de comte de Campobasso. Pietro-Jacopo Jennaro
porte le titre de seigneur délie Fratte. Gianantonio
Petrucci, fils du grand secrétaire Antonello Petrucci,
porte le titre de comte de Carinola et de comte de F^o-
licastro. On ne trouverait point ici de bohèmes pitto-
resques et dépenaillés comme un Luigi Piilci ou un
Antonio Gammelli, ni de pauvre chante-histoires à de-
meure, comme un Francesco Cieco. Dès qu'un esprit,
témoignant de la qualité, sort de la rue, on l'introduit
dans queh|ue grande maison. Masuccio entre aux gages
du prince Uoberto Sanseverino. Serafino dell' Aquila fait
son apprentissage de page chez le comte de Potenza ;
du palais des Potenza, il passera à Rome, à Naples,
à Urbin, à Mantoue, à Milan, et de nouveau à
Rome, au service des Ascanio Sforza, des Ferran-
dino d'Aragon, des Elisabeth Gonzague , des Isabelle
d'Esté, des Béatrice d'Esté, des César Borgia-. La
cour attire à elle et entraîne dans son orbite tous ceux
qui, dans les lettres, valent ou comptent. Elle leur donne
la lumière et le pain, les comble d'honneurs ou de
charges, en fait des scribes ou des grands trésoriers.
1. « Si dilectava parlare poeticamente, o vero da Corlesano; in le
quali doe facollà ipso era (come ciascuno sa) cosi eminente e singo-
lare. »
2. Sur la plupart des écrivains de la cour de Naples, voir, dans
y.irchiiùo sloricu napoletano, la série de très riches notices que leur a
consacrées E. Percopo, an. 1893 et sq.
394 LE QUATTROCENTO
Elle les anime d'une vie en quelque sorte dynastique,
les façonne selon les mêmes plis, met du galon à leur
style et à leur habit, les introduit à l'Académie qui leur
apprendra le latin, les initie aux belles manières et au
beau langage. Tous, petits ou grands, sent courtisans,
élèves en cet art délicat des Espagnols que Castiglione
devait appeler maestri di cortiffianeriaK
Le peuple ne compte pas. Sans doute qu'il existe
aussi bien qu'ailleurs, et même — nous l'avons vu — plus
qu'ailleurs. Sans doute qu'il chante à perdre haleine
dans toute la frénésie de sa folle gaieté ou de sa chaude
passion-. Sans doute encore que le latin a pu s'inspi-
rer de ses chansons, de ses histoires, de ses humbles
et pauvres petits genres, que Pontano et Sannazaro
ont été ramasser dans la rue. C'est que le latin est une
pure élégance qui impartit la beauté à tout ce qu'il
touche. 11 traduit, et en traduisant, il ennoblit. En
dehors du latin, la littérature du peuple ne saurait
compter.
Outre que le peuple est la valetaille, et qu'il ferait
une figure au moins curieuse dans une salle du Cas-
tello Capuana ou dans une allée du jardin de Poggio
reale, le peuple parle dialecte; et le fait du dialecte
lui dénie toute existence littéraire, comme le fait de la
monarchie lui dénie toute existence sociale. Il parle
dialecte, c'est-à-dire une langue débraillée, aux gestes
canaille, à l'accent voyou, aux métaphores grotesques,
1. Le premier livre de Corligianeria que nous possédions est celui
d'un Napolitain, Diomede Carafa. — Voir les extraits qu'en a donnés
M. IJarbi : Libro tlelli precelli o vero insiruzione delli Corlesani, Her-
game, 1897 (pernozzc;. — Cf. T. Persico, Viomede Carafa, Naples, 1899.
2. « Facean scupare innante innante
La casa de le amante inullo bene.
Alla partenza, chêne le lassavano
De fructe che costavniio dinare.
Alcnno, che sparnn^^niare non volea,
Aile volte spargea dr li conliclti.
Quisti erano delictti inzoecherati !
Cantavano le calate a vuce sana,
Li strainbotti gaytane con le pippe. »
(F. Torraca, Diacussioni e ncerche lellerarie, Livourne, 1888, p. li:!.)
LA RENAISSANCE A NAPLES 395
aux expressions, nous dit Ponlano, « sordides et ridi-
cules'», sans orthographe reconnue comme sans gram-
maire établie, sans dignité comme sans chef-d'œuvre,
que n'a consacré aucune Divine Comédie et qui n'a
acquis ses droits d'entrée dans nul salon. On la fuit et
la prohibe comme une mauvaise odeur. Le moyen,
pour des esprits bien nés, frottés de musc et portant
des gants, de s'arrêter bien longuement à des chansons
de cet ordre :
Lo to'coyro che ey spilato
E usalo da sperume
Tu sei tanto refutato
Che non vale per stallone^?
L'opportunité, pour des hauts personnages galonnés
et cousus d'or, de se commettre dans la crasse et la
puanteur du Basso Porto, pour en rapporter au Palais,
avec des locutions poissardes, delà vermine et un relent
d'ail? Et quel contraste ferait cette langue et cet
esprit de gargote avec les grandes salles à colon-
nades et à dorures, parmi les nobles compagnies
obéissant à l'étiquette, au sein des augustes assemblées
où règne l'éloquence, la tenue, la majesté? Gela ferait
rire, et de fait si, en vertu de la bonhomie, de la faci-
lité de relations du Quattrocento, Cariteo, Francesco
Galeota, Pietro Jacopo di Jennaro imitent les Strani-
^o//^ populaires '^; si Pietro Antonio Caracciolo intro-
duit à la cour des Farse Cavaioie^ où daubant ceux de
1. « Plebeia verba sordida sunt et ridicula. » (Pontano.)
2. F. Torraca, Rimalori napolelani del secolo decimoquinto, Discus-
sion! e ricerche letterarie, Livourne, 1888, p. 160.
3. Il est curieux de voir ce que devient le stramhotlo dans la cour
napolitaine. Détourné de son sens, il est employé à résoudre, devant
une société galante qui applaudit, des cas de métaphysique amoureuse.
Francesco Galeota et le baron de la Favarotta disputent en strambotti
de qui naquit le premier. Jalousie ou Amour. Francesco Galeota et
Pier-Antonio Caracciolo s'informent par strambotli de l'état respectif de
leur cœur. Cariteo introduit l'élégie dans le slrambotto Chez Seraflno
deU'Aquila le strambotto devient la miette sucrée et jolie. — Sur ces
essais de poésie populaire, voir F. Torracca, Rimatori napolelani del
secolo decimoquinlo, p. 119.
396 LE QUATTROCENTO
la Gava, « gens de grosse pâte », il met en scène des
personnages et des saillies cueillies dans la réalité ^ ; si
Jacopo Sannazaro compose ses Gliomnieyn^ où il accu-
mule pêle-mêle les propos, locutions, receltes, supers-
titions, « sentences et sottises de l'antique parler napo-
litain avec digressions très ridicules^ », Sannazaro et
les autres s'amusent. Le peuple sert de divertissement
burlesque; il remplit l'office de polichinelle et de bouf-
fon de cour; il vaut comme intermède comique; mais
une fois que, par ses grimaces ou ses calembredaines, il
aura reposé du pompeux et du suave, son rôle sera
terminé et son existence accomplie.
A Naples, on ne peut lui accorder d'aulre réalité. On
ne peut partir de lui comme à Ferrare ou revenir à lui
comme à Florence. On ne peut se retremper et se
rafraîchir dans la source vive de la pratique et de
l'usage. La terre, au contact de laquelle le vieil Antée
prenait des forces neuves, salirait les genoux de ces
beaux courtisans; la verve jaillissante de la rue, où
avaient bu à longs traits un Boiardo, un Pulci, un Poli-
tien, est ici une eau fangeuse; le peuple sera ce qu'on
voudra, le maître éternel, le poète immorlellemont
jeune et véritable, celui dont les leçons sont les plus
pures et les meilleures ; on ne peut y prendre garde : il
parle patois.
Or, pour Naples comme pour le reste de l'Italie, c'est
une nécessité inéluctable d'arborer l'italien.
Toutes les raisons qui militent en faveur de Titalien
sont valables dans celte ville, où, après Ponluno, le
latin a tout dit, comme après Polilien. H s'y ajoute l'in-
térêt suprême de la dynastie, qui commande aux Ara-
\. Un iiiarii'-, une mariée, une vieille, un nol.-iire, le pi'ètre nvoc le
diacre et un troisiéinf;. l'n uiuladf, trois iMédicins, un ^'iinon ol une
sorcière. Ln paysan, doux Cavaioli et un Ksp.ijU'iud. — !■'. Torrucn, Le
farse cavuiule, Studi di storia letteraria napolelana, Livourne, 1884,
p. 8:j.
Cf. l'A. Le f/irse riapolelrme del Quattrocento, p. 26.1. Voir ce que la
ffirsfi (h'vicfit ilic/ Sannazaro.
2. K Torrai-a, /-/' lUitmiiiieri di J. San7iazaro, CAorn slor délia Iclt.
jtul. Turin, I88i, p. 'iO'J.
1
LA RENAISSANCE A NAPLES 397
gons de se rallier à ritalien pour faire oublier leur
origine étrangère et eiïaeer l'injure de leur usurpation.
Enfin, Florence, la cité savante par excellence, celle
qui brille entre toutes, celle qui possède la suprématie
incontestée de la culture et de la poésie, a donné
l'exemple de retourner à l'italien. Elle y est retournée
à la suite do son prince, ce merveilleux et magnifique
Laurent, qui, encore adolescent, disputait de poésie vul-
gaire dans les rues de Pise avec l'infant don F'ederigo
d'Aragon; qui lui envoyait, l'année suivante, un recueil
de tous les vieux poètes toscans qu'il avait pu réimir * ;
qui, venu lui-même h Naples, entretenait sans doute
la cour de rimes et de sonnets, et lui montrait des
échantillons de son savoir. Naples adopte donc l'ita-
lien^; mais, adoptant l'italien, — il faut noter le fait, —
elle adopte une langue étrangère.
Elle adopte une langue qui lui est aussi lointaine,
aussi peu domestique, aussi peu familière que le latin,
non recueillie comme un héritage, mais demandant
d'être étudiée comme une leçon, qui ne chante point
sur des lèvres, mais qui est enfermée dans des livres,
qui s'impose de par l'autorité extérieure de textes qui
font loi, qui ofTre des difficultés qu'il faut apprendre et
des beautés qu'il faut atteindre et que le premier devoir
est de ne jamais trahir. Aussi bien, en face de l'ita-
1. « Essencio nel passait) anno nell'antica pisana città, venisti a
ragionar di (|U('lli clie nella loscana lingua poeticauierite avessino
scritto; e non mi tenue punto la tua Signoria il tuo iodubile desiderio
nascoso;cioeraclie per mia opra tutti questi scrittori si fussino insieme
in un medesinio volume racculti. Per la quai cosa, essendo io corne
in tutte le altre cose cosi in questo ancora desideroso... alla tua ones-
tissima volontà, non sanza grandissima fatica fatti rittrovare gli antichi
esemplari, e di quelli alcune cose nien rozze eleggendo, tutti in questo
présente volumine ho raccolto : il quale mando alla tua Signoria, desi-
deroso assai ch'essa la mia opra, quai ch'ella si sia, gradisca...» (Lâc-
hent DE Méiiicis, Poésie, éd. Carducci, p. 28.)
2. C'est en italien que le roi Ferrante rédige ses très remarquables
lettres diplomatiques, que Jonata compose son poème d'J?/ Giardeno,
que Masuccio conte son Novellino, que fra Roberto prêche son Quare-
shiuiie, que N'iccolo dcl Tuppo traduit Esope, et Albino, Plutarque, que
P. A Caracciolo compose ses farse cavaiole, que Giuniano Maio com-
pulse son traité De maiesfate, que Galateo écrit son Ësposizione del
Pater nosler et que Diomede Garafa élabore ses Memoriaii.
398 LE QUATTROCETNO
lien les beaux esprits de Naples sont dans la môme posture
que les humanistes en face du latin. Et ils introduisent
dans l'italien la néfaste tradition de l'humanisme.
Ils ne disent pas, ils répètent. Ils ne créent pas, ils
copient. Ils n'inventent pas, ils imitent ; et cela ils le
font tous, depuis le grand Sannazaro qui se vante,
comme d'un titre de gloire « de n'avoir jamais fait chose
qu'il n'ait observée chez les bons auteurs ^ » jusqu'au
pauvre Perleoni, scribe de la chancellerie royale, qui
s'intitule « l'humble disciple et très dévot imitateur
des poètes vulgaires-». Us imitent Dante comme on
pourrait imiter Homère ; ils pastichent Boccace, comme
d'autres ont pastiché Ovide; ils s'inspirent de Pétrarque
comme tout à l'heure ils s'inspiraient de Cicéron. Tout
ce que nous avons dit de l'humanisme, et de sa défor-
mation livresque, et de sa discipline littéraire, se
reproduit ici cruellement. Entre la vie et la représen-
tation de cette vie, s'interpose toujours l'écriture. Pas
un geste spontané, pas un cri jailli du cœur, pas un
mot immédiat, original et sincère. On ne saurait rien
voir, rien sentir, rien comprendre directement; il faut
toujours le modèle. Modèles grecs, modèles latins,
modèles toscans, modèles de toute sorte et de toute pro-
venance, qu'on sert ensemble, qu'on respecte ensemble,
qu'on accouple ensemble, en leur empruntant tout au
monde, et avec le thème l'accent, et avec l'inspiration
la forme, et avec la matière l'épithète ^. Sans doule que
les plus grands esprits de la Renaissance n'agissaient
pas différemment, et il serait facile de montrer combien
VOrlando de Boïardo et la Giostra de Politien sont
des œuvres d'emprunt, du moins Boïardo et Politien
avaient, pour les animer, les vivifier et les empêcher
1. « Non credo aver Tatto cosa chc non l'nbbia osservata in buoni
auteri. »
2. « lliiriiile (iiscinolo et imitutore ficvotissiino de vul/jnri poeti. »
3. Pou importe la source d'où l'on lire son inspiration. Cari
emprunte ù Lucrèce les élo^^es nue celui-ci adressait à Kpicure, po
célébrer la Vierge Marie. (Voir, E. Percopo, op. c, I, p. CIA'I.)
Cariteo
ur
LA RENAISSANCE A NAPLES 399
de sombrer dans le style, le peuple, c'est-à-dire la
nature et la vie. A Naples, monarchie et académie,
la nature et la vie sont étouffées par la convention.
Il ne s'agit pas de se prolonger, de se continuer,
de se traduire : il s'agit d'obéir à des règles fixes et
à des beautés patentées. Il ne s'agit pas d'être fidèle
à soi-même ; il s'agit d'être fidèle à ïita/ianità, où
toute grâce, toute noblessii, toute pureté est contenue.
Il ne s'agit pas de faire des choses sincères, il s'agit de
faire des choses exquises; il s'agit d'aller ramasser
dans tous les livres, tous les textes, toutes les leçons,
que l'érudition italienne et latine accumula dans la
bibliothèque royale, les inspirations les plus suaves, de
les coordonner avec agrément et de les adapter à la vie
conventionnelle de la cour, à la pompe des hautes
salles, aux chamarrures des uniformes brodés, aux
éventails de plume des dames du palais. Aussi bien que
nous importent ces besognes de style, auxquelles San-
narazo consacra de son aveu trente-huit ans de sa vie ?
Toute cette vaine élucubratlon littéraire, œuvre de
copie, sans racines dans la substance humaine, con-
damnée à s'astreindre, faute de matière, aux purs
ravaudages de la forme, n'offre d'intérêt que par le
« seicentisnie » qu'elle initie et que par le geste monar-
chique qu'elle inaugure.
III
Evidemment qu'il y a une nature à Naples, et
laquelle ! Ischia, Procida, Gastellamare, Sorrente,
Amalfi, la mer, le golfe et les îles, toutes les blancheurs
et toutes les splendeurs! Mais, au lieu de descendre sur
la plage et de se laisser éblouir par cette magie, Sanna-
zaro s'enferme dans son cabinet et se bloque derrière
les livres 1. Autour de lui, il a tous les livres, depuis
^. F. Torraca, La maleria delV Avcadia ciel Sannazaro, Gittà di Cas-
tello, 1888.
400 LE QUATTROCENTO
les Idylles de Théocrite jusqu'à VAmeto de Boccace et
depuis les Eglor/ues de Virgile jusqu'aux Eglogiies de
Boiardo ; il a tous les livres qu'on peut avoir: il a Pon-
tano comme il a Pétrarque; il a Homère comme il a Giusto
deiConti, Ovide comme Luca Pulci, Nemesianus et Cal-
purnius comme Jacopo Fiorino di Boninsegni; ilaSlace,
Lucain, Anacréon, Catulle, Tibulle, Méléagre, Âusone,
Longus, Séncque, Perse, Pline, Pausanias, Apulée,
Claudien, Lactance; et il a les Evangiles. Et, avec tous
ces livres, dont il est imbu, gorgé et saturé, Sannazaro
élabore son Arcadia^, c'est-à-dire une nature léchée,
soignée, pomponnée, émondée, sablée, sarclée et ràtis-
séo comme un parc de jardin royal et propre à satisfaire
le rêve champêtre d'un monde de cour-. Hélas ! oui, il
trouve les haies de jasmins et de roses, les romarins et
myrtes taillés en formes de tours, le lierre et l'osier
qui s'entrelacent pour figurer un navire. Il trouve les
bergers mélodieux et suaves, aux attitudes nobles et
aux expressions choisies, qui chantent sur le luth,
improvisent des vers, tirent de l'arc, joutent, boivent
dans des coupes décorées parMantegna, soignent leurs
façons, leur sourire et leur cave. Il trouve les bergères
attifées en Nymphes. Il trouve les brebis qui ne font
jamais de crottin. Il trouve le bosquet et le bocage. Et
il trouve le langage doux, uni, melliflue, sans aspérités
et saillies, tout sucre, tout lait et toutes (leurs. <( Aus-
sitôt que la belle Aurore eut chassé les étoiles noc-
turnes et que le coq crête eut salué de son chant le
jour prochain, indiquant l'heure où les bœufs accouplés
ont coutume de retourner à la fatigue habituelle, un
des pasteurs, s'étant levé avant tous les autres, alla
réveiller la compagnie de son cor rau(|ue aux sons
duquel chacun, laissant son lit paresseux, se prépara,
avec l'aube blanchissante, à de nouveaux plaisirs; et
1. Sanxazaho, Àrcadia, con note ed introduzione di M. Schcrillo,
Turin, 18«8.
2. Comparer VA'cntlia avec lu description du Popf^io renie diins le
poème français contemporain du Vev<iier iChonneur.
LA RENAISSANCE A NAPLES 401
ayant chassé du bercail les troupeaux empressés, et
nous étant mis en route avec eux, qui, pas à pas, réveil-
laient de leurs clochettes les oiseaux somnolents par
les forêts silencieuses, nous nous en allions pensifs,
cherchant où nous aurions pu tout le jour pâturer et
demeurer pour le plaisir de chacun ^ »
Evidemment qu'on aime à Naples. On aime avec
cette fougue passionnée, cette ardeur sombre, cette sen-
sualité lourde et païenne que conseille l'astre qui brûle.
La littérature ne s'en souvient pas. Elle imite Pétrarque,
le poète élégant, aux sentiments bien appris, aux états
d'âme bien portés, à la mélancolie de qualité patri-
cienne. « Notre Pétrarque ! » dira Francesco Galeota,
comme on disait jadis : «Notre Gicéron ! » Et nous
avons le prétrarquisme qui vaut toutjustementle cicé-
ronianisme. Oh! ces Garmosina, ces Cassandra, ces
Virbia, ces Bianca, ces Diana, ces Béatrice, que tous
exaltent à l'unisson, toutes divines, toutes blondes,
toutes cruelles, toutes irréelles et toutes pareilles!
Cheveux d'or et dents de nacre, seins de neige et lèvres
de rose, teint de lys, cous d'ivoire ! Oh ! ces galants
morfondus, qui continuellement se repaissent de vent
et de fumée, tremblent, hésitent, supplient, geignent,
plaignent, brûlent, meurent, ressuscitent, remeurent et
chantent, sur le même ton, la même antienne de la
main de leur Dame, du gant de leur Dame, du collier
de leur Dame, du voile de leur Dame et du miracle qui
unit chez leur Dame Cruauté et Amour. Et ce sont les
sublimités platoniques, les extases célestes, les pâmoi-
sons spirituelles, les langueurs mouillées, les proster-
1. « Ne più tostola bella Aurora caccio le notturne stelle, e'I cristato
gallo col suo canto salutù il vicino giorno, significando l'ora che gli
accoppiati buoi sogliono alla fatica usata ritornare, ch'un de' pastori
prima di tutti levatosi ando col rauco corno tutta la brigata destando;
al suono del quale ciascuno lasciando il pigro letto, si apparecchiù con
la biancheggiante Alba alli novi piaceri, e cacciati dalle mandrt li
volenterosi greggi, e postine con essi in via, li quali di passo con le loro
campane per le tacite selve risvegliavano i sonacchiosi uccelli; anda-
vamo pensosi itnniaginando ove con diletto di ciascuno avessimo como-
damente potuto il giorno pascere e diuiorare. »
II. 26
402 LE QUATTROCENTO
nations, les agenouillements, les nostalgies, les rêves,.
les émois, sans oublier les soliludes champêtres et les
cheveux coupés en quatre du sentiment. Et ce sont les
soupirs qui dévorent comme un vent. Et ce sont les
larmes qui tombent comme une pluie. Et ce sont les
fers, les chaînes, les cages, les rets, les filets, les ban-
deaux, les (lambeaux, les glaces, tout l'attirail de
Cupidon, tout le magasin de Gythère, tout l'arsenal de
Paphos, auquel il faut ajouter les rayons, les étoiles et
les soleils. Partout l'étrange maladie avait sévi; nous
avons vu combien de princes, de beaux-esprits, de juris-
consultes et de notaires en furent atteints, et que Lau-
rent de Médicis lui-même, si clair, si joyeux, si heu-
reusement équilibré pourtant, ne fut pas épargné; à
Naples, elle fait d'effrayants ravages.
Tous pétrarquisent, le prince Ferrandino et le scribe
Perleoni, le noble Sannazaro et l'Espagnol Gariteo,
Petrucci, Galeota, Garacciolo, Tebaldeo de Ferrare,
Serafmo dell' Aquila'. Tous imitent Pétrarque, àl'envi,
à qui mieux mieux, à journée faite, et comme on n'imite
jamais l'inimitable, ce qu'ils retiennent de Pétrarque,
ce n'est pas son esprit, mais son bel-esprit, non son
génie, mais sa manière, qui va devenir le manié-
risme'.
Gariteo aime une Dame qu'il appelle Luna. Properce
n'avait-il point baptisé sa maîtresse Gynthia? Et ce
nom de Luna lui est occasion de calembours infinis.
Luna n'est pas lune, mais soleil clair et vivant. Le
visage de Luna est le soleil de sa lune. Si Luna venait
1. A côté du canzonière de Sannazaro, nous avons un canzonière de
Gariteo (pub. par E. Fercopo, Naples, 1892), un canzonière de .lennaro
(put), par N. Barone, Naples, 1883), un canzonière de Petrucci (pub. par
J. Le Uoultre et V. Schultze, Uolo{,'ne, 1879), un canzonière de Serafino
deirAf|uiia(pub. par M. Menf,'hini, Holo^^ne, 1894). Nous avons le canzo-
nière de Perleoni, qui fut iuipriuié à iMilan en 1 192, et nous avons le
recueil de [)oétes napolitains, que réunit, en 14(18, le comte de Popoli,
(l. CanteliMo : lUtiutlori napolelani ciel Quattrocento, pub. par M. Man-
dulari, Caserte, ISS'î.
2. A. lJ'Anc(»na. Del seirentismo nella poesin cortiginna delsecoloXV.
Studi sullu pocsia popolare dei priini secoli, Milan, 1891, p. 151.
1
LA RENAISSANCE A NAPLES 403
à mourir, il y aurait au ciel deux soleils et deux lunes.
Luna est partie pour l'Espagne : les yeux du poète
appareillent à sa suite. Ils embarquent sur la nef de la
Hardiesse et de l'Espérance. Ils ont pour voile le Désir,
pour pilote l'Amour, pour vent les Soupirs qui poussent
le bateau sur la mer de Souci. Un nuage de Dédain
fond sur l'embarcation. L'Espérance et la Hardiesse
meurent dans le naufrage. Seuls les yeux du poète
cachés par le pilote Amour en réchappent et ils con-
tinuent à brûler.
Tebaldeo, élève de Cariteo, renchérit sur son maître.
Sa Dame, dansant dans un bal, se prend à saigner du
nez : c'est Amour qui l'a frappée. Mais Amour, étant
aveugle, s'est trompé; au lieu de frapper le cœur qu'il
visait, il a touché le nez. Sa Dame se promène un jour
qu'il neige ; chacun s'émerveille qu'en môme temps la
neige tombe et le soleil luise. Cependant sa Dame est
plus blanche que la neige ; alors, de jalousie, la neige
se convertit en glace. La maison de sa Dame vient à
brûler : le poète se garderait bien d'aller aider à
éteindre l'incendie, car étant feu lui-même, il augmen-
terait le désastre. C'est ainsi que les gens accourus au
secours, enflammés par les yeux de sa Dame, com-
mencent à prendre feu, tellement qu'ils doivent em-
ployer l'eau à s'éteindre eux les premiers.
Serafino dell' Aquila, élève de Cariteo et de Tebaldeo,
est comme une luciole, grâce au feu dont il brûle, et
peut servir do fanal au pèlerin perdu. Il est soupir, et
peut servir de vent au navire en panne. Il est larmes,
et peut approvisionner d'eau une place assiégée.
L'éventail de plumes de sa Dame est fait des ailes de
Gupidon. La pierrerie que sa Dame porte au doigt est
une fleur pétrifiée par son regard. La dent qui manque
à sa Dame est une fenêtre ouverte par Amour : Amour,
logé dans la bouche de sa Dame, arracha cette dent
pour guetter l'ennemi par ce pertuis et lui décocher son
trait à coup sûr. Serafino est tellement enflammé que
404 LE QUATTROCENTO
ses habits brûlent, que ses soupirs rôtissent les oiseaux
du ciel, qu'il marche dans une enveloppe de fumée.
Jetant bas ses habits, il se précipite nu dans la mer ;
la mer s'enflamme et met le feu aux rochers qu'elle
bat. Il avale de la neige ; cette neige elle-même se con-
vertit en feu dans son ventre. Il garde dans son cœur,
percé comme une pelote, trois choses, à savoir : de la
braise, l'image de sa Dame, l'or des traits de Gupidon :
tout l'essentiel pour frapper autant de médailles à
l'effigie de sa Dame qu'il voudra
11 faut entendre ces grâces mignardes, ces joliesses
prétentieuses, ces afféteries de salon : « Vos yeux,
chante Serafino, crient à mon cœur : « Alerte, Alerte ! »
Car ses défenses sont courtes, courtes. « Sus ! Sus ! Au
pillage! Au pillage! Qu'il meure! Qu'il meure! Qu'il
brûle! Qu'il brûle!... » Mais moi, doucement, douce-
ment, je dis alors, alors : « 0 mort, ô mort, viens t'en,
viens t'en, accours, accours ! » Tantôt bien haut, bien
haut, tantôt muet, muet, je crie: « Au secours, au
secours! De l'eau, de l'eau! Au feuM >/
Et avec la pastorale et la préciosité sévit l'éloquence.
Les poètes courtisans de Naples vont chercher dans
le latin le style oratoire, le style togé, drapé, solennel,
officiel, public, qu'appellent les cérémonies augustes
et les salles U colonnes, et, dans la prose et la poésie
italiennes, ils introduisent sa sonorité magniloque, son
attitude de pompe, son bruit de buccin et de triompbe.
Sannazaro dédie à la noble dame Cassandra Mar-
chese soncanzonnière en ces termes : « Non autrement
qu'après grave tempête, le nocher pâle et travaillé,
découvrant de loin la terre, s'efforce de tout son zèle
1, « Gridrin voslri occlii a inio cor: — fora fora
Chè le (lifese sue son corte, corte.
Su su, a sacco a sacco, inora niera,
Arda arda, al freddo, al Treddo, forte forte !
lo pian pian dico dico allorii allora :
Vieti viciii, accorri accorri, o morte n»orte.
Or grido ^rido, alto alto, or niuto nmto,
Acqua, acqua, al fuoco al fuocu, aiuto aiuto I »
LA RENAISSANCE A NAPLES 405
d'y aborder pour son salut et d'y recueillir le mieux
qu'il peut les fragments de sa barque brisée, j'ai pensé
ô rare et au-dessus de toute autre valeureuse Dame,
après tant d'accidents grîTice au ciel esquivés, t'adresser
à toi comme à un port très désiré, les épaves de mon
naufrage, estimant ne pouvoir les garer en aucun lieu
mieux à propos que dans ton très chaste giron, où de
tout temps les Muses sacrées avec la savante Pallas
demeurent heureusement et avec plaisir ^ » Et l'humble
conteur Masuccio, rivalisant avec Sannazaro, appor-
tant à la cour son Novellino, comme le rustre offrait
de l'eau à Xerxès, en initie la troisième partie comme
suit : « Ayant fini mon voyage maritime accompagné
de raisonnements aimables et caressants, et ma barque
nautique étant conduite à terre, et ses voiles étant
ployées, et les salutations étant recueillies, et les rames
et le gouvernail étant mis en lieu sûr, et ayant rendu
selon nos forces à Eole et à Neptune les grâces qui leur
sont dues, et ayant abandonné complètement les délec-
tables rivages, il me semble qu'il est grand temps
désormais de mettre en partie à etfet ma longue délibé-
ration, et cheminant par des sentiers âpres et ombreux,
de continuer jusqu'à la fin cette troisième partie de
mon Novellino avec un parler moins fier et acerbe que
la première-. »
1. « Non altrimenti che dopo grave tempesta pallido e travagliato
nocchiere da lunge scoprendo la terra, a nuella con ogni studio per suc
scanipo si sforza di venire ; e, come inigliore puo, i frainmenti racco-
gliere del rotto legno; ho pensato io, o rara, e sopra le aitre valorosa
Donna, dopo tante fortune (mercè del Gielo) passate. a te, come a porto
desideratissimo, le tavole indirizzare del luio naul'ragio ; stiniando in
niun loco potere più comodaniente salvarle che ne! tuo castissimo
grembo, nel quale d'ogni tempo le sacre Muse, con la dotta Pallade
lelicemente, e con diletto dimorano. » (Sannazako, Le lUtne.)
2. « Finito il mio maritimo viaggio di vezzosi e piacevoli ragiona-
menti accompagnato, el nautile legno a terra subdutto, e le sue vêle
niegate, e i saluti raccolti, remi e temone riposti in assetto, e a Eolo e a
Nettuno quelle débite grazie rendute che di esprimere mi sono state
concasse, lasciati dal tutto H dileltevoli liti, mi pare ornai assai dovuta
cosa la mia lunga deliberatione, in parle ad etl'etto mandare; e cammi-
nando per aspri e ombrosi sentieri, questa terza parte del mio Novellino
con meno fiero ed acerbo parlare che la prima insino a la fine conti-
nuare. » (Masuccio, Novellino, p, 237.)
4C6
LE QUATTROCENTO
Pour célébrer la Nativité de laVicrge, Gariteo, ins-
piré de Claudicn, adresse au Soleil cette prière: « Soleil,
maintenant plus clair et rempli d'allégresse que jamais,
illustre le monde, aujourd'hui que l'humanité fut si
glorieusement ornée du bien divin, aujourd'hui que se
célèbre l'anniversaire annuel de la Nativité de cette
déesse de pudeur, qui était créée avant que le monde
fût, âme immaculée, à qui le Seigneur qui régit l'uni-
vers a dit : « Toi seule me plut sans seconde, épouse
par moi élue, vierge éternelle ! » dans le corps intègre,
intact et pur de laquelle fut jadis fondé le temple et la
maison du Rédempteur du monde * ! >>
Le prince porte l'ordre de l'Ermellino sur son man-
teau rouge. C'est l'argument d'un sonnet : « L'habit,
Monseigneur, qui voile d'un feu sacré ton angélique et
divine poitrine, et cette légère et candide hermine qui en-
veloppe de son noble emblème ton beau cou, symbolisent
les vertus de cette intacte plante sacrée, qui te montre
au ciel son chemin, où, poursuivant ta royale destinée,
tu n'as à craindre nulle oiïense mondaine des mortels '2. »
Ferdinand le Catholique a pris Grenade aux Maures.
Voici comme on félicite sa sœur Jeanne d'Aragon :
1. « Sol cliiaro or più che mai pien cli letizia
Lustra il inondo ; or che fu con lantu gloria
Del ben divino umanitade ornata;
Or che del di natale anriua inemoria
Si fa di quella Dea di pudicizia
Che, pria che '1 secol tusse, era creata :
Quell aima immaculata
A cui disse il Signer che il ciel governa :
— Tu scia mi piacesti senza exemple,
Sposa eletta per me, vergine eterna! —
Nel cui sincero corpo, intatto e nmndo,
Fu già fundato il templo,
Ë la naagion del redemptor del mundo. »
(OiuTEO, Le Rime.)
2, « La veste, signor mio, che'n foco accesa
Vêla il tuo petto angclico, e divino,
Con quel leggiadro e candido prmcilino
Ch'ai tuo bel cullo avvolge l'alla imi)n;sa.
Son le virtii <li (jnella sucra illcsa
Planta ch'al cielo ti uioalra il suo cammino;
Ncl quai seguendo il tuo real destiiio
Non abbi a temer mai mondana ollesa. »
(San.nazaho, Le IHme.)
LA RENAISSANCE A NAPLES 407
« Mais lorsque tu entendras ton frère chanter, dis-
moi, dis-moi, pourras-tu, haute reine, réfréner tellement
ton âme divine et sacrée qu'elle ne répande alors ten-
drement une ou deux petites larmes, et que, soupirant
avec ferveur d'un amour fraternel, regardant joyeuse-
ment vers Castille, elle u'indique point au loin de la
main à ta chère fille ce pays où il y eut d'âpres offenses,
■des fatigues, des efforts, et, à la faveur des étoiles amies,
la belle victoire de Ion frère bien-aimé^. » Et comme
les barons ourdissent contre le roi une de ces lointaines
et sourdes conspirations qu'il faudra couper avec la
hache du bourreau, Sannazaro s'imagine les arrêter par
le moyen d'une similitude : « De môme que le juste et
sublime moleur,qui voit tout et, de sa loi éternelle, tem-
père les choses humaines et divines, régit là-haut et
gouverne le soleil qui siège seul et supérieur parmi les
âmes lumineuses et élevées, de môme il désigne ici-
bas qui doit tenir les rênes en ses mains. Aussi d'une
âme déchargée de soupçon et de mépris, d'un cœur
rempli d'aménité et de douceur, retournez à votre pre-
mière condition'! »
1. « Ma tu quando cantare l'udirai
Dimi, diini, potrai, Alla Regina
Frenar la tua divina e sacra mente,
Che pur teneramente allor non H:ette
Una o due lachryuiette, e cou lervore
Gon un fruterno aaiore sospirando
E allegra niirando in ver Gastiglia
Alla tua cara figiia con la uiano
Non niostri da lontano quel paese
Ove fur le aspre olFese e le fatiche
E con le stelle amiche il vincer belle
Del tuo amato fratello... »
(Sannazaro, Il trionfo délia fuma.)
2. « L'alto e giusto Motor che tutto vede
E con eterna legge
Tempra le umane e le divine cose,
Siccome ei sol la su governa e regge
R solo in alto sede
Fra quelle anime elette e luminose,
Cosî qua giù propose
Chi de' mortali avesse in mano il freno :
Chè mal senza rettor si guida barca.
Perù con lalma scarca
408 LE QDATTROCENTO
C'est ainsi qu'en dépit de tant de choses charmantes
et dignes d'intérêt, au moment même oii la Renaissance
esta peine éclose et oii la Giostra de Politien garde dans
ses vives arêtes je ne sais quel ressouvenir de la rude
et robuste Commune, Naples, dont l'âme s'est liquéfiée
au soleil de la monarchie, développe le germe de la
décadence.
Désormais le cercle est bouclé, et l'œuvre du Quattro-
cento est accomplie. Toutes les voies littéraires que
suivra le siècle à venir sont ouvertes. A Machiavel, à
Guichardin, au Castiglione, Leone-Battista Albert! a
donné la prose, et les princes, les politiques, les cour-
tisans ont donné la matière. A l'Arioste, Politien a
donné la forme et Boïardo le fond. Au chevalier Marin,
Naples a donné le mauvais goût.
Houlettes et pastorales, madrigaux et dithyrambes,
festons et astragales ; ornements, préciosités, mièvre-
ries, concetli; le geste grandiose et la miette mignarde,
l'enjolivure et la boursoufflure,les afféteries maniérées,
tortillées, chiffonnées, et les métaphores à panaches, les
hyperboles dressées sur leur cothurne, la sonorité con-
tinue; toutes ces efflorescences du vide qui s'enfle ou
se brode, se tuméfie ou se ravaude, se pavane ou se pom-
ponne ; toute cette littérature de monarchie qui va s'ac-
croître, prospérer, infester les cours d'Espagne, d'An-
gleterre, de France : tout cela est né.
Il faudra la Révolution pour le détruire.
Di sospetto e di sdegni, e col cor pieno
D'un placer dolce ameno,
Al voslro s ta to primo
Ititurnate... »
(Sannazaho, Le Rime.)
LIVRE CINQUIÈME
CONCLUSION
JÉRÔME SAVON AROLE ET l'eXPÉDITION DE CHARLES VIII
Si Ton compare la fin du Quattrocento à ses débuts,
les progrès sont évidents.
La culture, jadis confisquée par l'Eglise, s'est faite
laïque et mondaine ; l'antiquité s'est opposée à lascolas-
tique ; Platon a été dressé à côté d'Aristote ; et le retour
à l'italien marque, aussi bien que le déclin de l'Aca-
démie platonicienne, le prochain abandon de toute disci-
pline d'autorité 1.
La méthode critique, initiée par les humanistes, a
jeté les bases du principe du libre examen qui, s'il n'est
encore définitivement obéi, accomplit son chemin silen-
cieux dans les intelligences. La méthode expérimentale
est pour ainsi dire universellement proclamée. Et déjà, à
côté de ces hommes de « discrezione » qui, durant tout le
siècle l'appliquèrent constamment dans leur vie, d'excel-
lents esprits sont nés qui vont lui soumettre leur raison-,
A l'école du modèle antique, l'art s'est épuré; il a
pris des leçons de composition, de tenue et de théorie;
il a conçu un nouvel idéal de beauté, exigeant la forme
limpide, l'harmonie logique, la proportion divine; et
cela, non seulement dans la poésie, mais dans les arts
1. «. Prends garde, dit Leone-Battista Alberti, que la Toi illimitée en un
seul homme ne te mette et ne retienne dans Terreur. »
2. « L'expérience, dit Savonaroie, est la maîtresse de la vie. » « L'expé-
rience, dit Giuniano Maio, est chose certainement plus utile que la
science, car la science sait très bien dire, mais l'expérience sait beau-
coup mieux faire. » « Fuis, dit Léonard de Vinci, les préceptes de ces
spéculateurs, dontles raisons ne sont point confirmées par l'expérience. »
Et encore : « La nature est remplie de raisons infinies qui ne furent
jamais mises en expérience. »
410 LE QUATTROCENTO
du dessin, où, aux naïfs empiristes d'une fois, com-
mencent à succéder des hommes, qui comme Bramante,
Raphaël et Michel-Ange, savent se hausser jusqu'à la
réalité de l'idée. Et Leone-Battista a pu enseigner à
Léonard de Vinci « qu'il sied à une storia de mettre en
scène peu de personnages, comme à la bouche d'un
prince de prononcer peu de paroles. »
L'éducation, la condition de la femme, la législation
pénale, l'assistance publique se voient renouvelées et
améliorées. Des idées, neuves jusqu'à sembler des idées
d'aujourd'hui, circulent dans l'air. L'imprimerie s'est
répandue. Christophe Colomb a découvert l'Amérique.
Les sciences pures comptent des initiateurs hardis et
puissants, comme le géomètre Luca Paccioli , l'astronome
Paolo Toscanelli, le peintre Léonard de Vinci' ; elle les
recrutent jusque dans les lettres, où Pontano et Pic de
la Mirandole, par exemple, pressentent quelques-unes
des théories les plus modernes-. La science politique
a été fondée expérimentalement par les princes. La
science militaire a été fondée expérimentalement par
les condottières. La Signorie, substituant à l'agglomé-
rat de la commune médioévale l'unité de la tyrannie, a
inauguré le fonctionnement de l'état moderne. Avant,
jadis, nous nous sentions dans un régime dont la for-
mation intellectuelle apparlenait au passé; aujourd'hui
nous nous sentons dans un régime dont la formation
intellectuelle est la nôtre. Et si l'on réfléchit que c'est
l'Italie à elle seule, livrée à ses propres forces, sans
influences étrangères et collaborations du dehors, qui
a accompli ce pas décisif, on comprend de quelle
lumière elle resplendit. Elle se dresse, au centre d'une
1 . L'art ne constitue qu'une étaije, la nreniière, du développement de
Léonard de Vinci. (Lrojiakdo da Vinci, Frammenli letlerari e filosofici,
pub. par K. Solini. Florence, 1899.
2. M. L^'on Dorez j)rctend que, dans son Adversi/s Aslroloqinm diviiia-
Iricem, Pic de la .Viiranilole « s'est avancé jusqu'au bord de la science
moderne ». (iiorn. stor. délia lett. it. Turin, 181>'J, p. ii'JS. — Le pncuie
des Mfiléoiea de Pontano lui assure, selon M. (i. lionito, une petite place
parmi le» précurseurs de la géologie et de la paléontologie modernes.
(G. liufflto, Un poeta délia tneleorologia, Naples, 18'J9.)
JÉRÔME SAVONAROLE ET i/eXPÉDITION DE CHARLES VIII 411
Europe encore barbare, comme un fanal. Elle est l'ini-
tiatrice intellecluelle par excellence, la patrie de l'esprit
et de la beauté, la roule de l'avenir et du progrès. On
vient chez elle chercher des leçons et des exemples, se
débrouiller le cerveau et s'affiner le goût, prendre con-
tact et prendre langue. Un stage dans ses villes d'élé-
gance et d'érudition s'impose désormais à l'honnête
liomme.
Du même coup elle est frappée à mort. Elle est pro-
fondément atteinte aux sources mêmes de la vie. Elle
est déchue de la hauteur souveraine oij l'avait portée
le rêve gigantesque et titanique de l'âge précédent.
Elle s'est appauvrie dans la mesure môme où elle s'est
civilisée. Elle a perdu les rudes et solides vertus qui
l'asseyaient sur une base de croyance, de civisme et
d'amour. Jadis, héroïque, robuste et primitive, elle
pouvait concevoir une Dwine comédie; aujourd'hui,
courtisane, voluptueuse et trop savante, elle n'élucubre
plus que les Stances d'un Politien. La foi le cède à la
culture, la matière à la forme, le sentiment à l'art. Un
univers entier s'est écroulé sans que rien de cohérent
et de stable le substitue, ni qu'on puisse recueillir sur
les ruines des certitudes et des institutions autre chose
que des velléités disséminées et des égoïsmes supé-
rieurs. La substance humaine raréfiée coule par toutes
les fissures du temple ravagé. S'il est vrai qu'il faille
plus d'existence véritable pour se commander que pour
se satisfaire, l'âme était plus vaillante et mieux trempée,
lorsque, courbée sous le joug du moyen âge, elle savait
s'y soumettre, qu'aujourd'hui où, débarrassée de toute
contrainte, elle court à son plaisir. 11 y a des intérêts :
il n'y a plus de principes. Il y a des idées : il n'y a plus
de convictions. Il y a des préoccupations de science, de
pensée, de beauté, les plus fines, les plus délicates, les
plus charmantes qui soient au monde; il n'y a plus de
conscience. Aucune époque ne donne un exemple de
désagrégation morale plus évident.
412 LE QUATTROCENTO
Un pape qui, dans le palais de Saint-Pierre, célèbre
des priapées ; des prêtres qui tiennent des bouche-
ries, des cabarets, des brelans et des lupanars * ;
des religieuses qui lisent le Déca?né?'on et se livrent
à des saturnales 2. Des couvents qui sont réduits, selon
l'avis du contemporain Masuccio, à l'état de « cavernes
de brigands 3 », et selon l'avis d'un autre contempo-
rain, Burchard, à l'état de « mauvais lieux^ », el dans
les égouts, comme relief des orgies, on recueille
des ossements d'enfants^. Des églises oîj. l'on godaille
et ripaille, et où l'on accroche devant les images
miraculeuses des ex-voto représentant les parties
honteuses par elles guéries. Une Curie qui n'est plus
que le siège de souillures, d'adultères, de viols, de
débauches et de lascivités 6. A Manloue, la bonne
marquise Isabelle, qui laisse ses demoiselles d'hon-
neur écrire ouvertement des polissonneries à son
jeune fils^; à Naples, la reine Ippolita qui laisse le
conteur Masuccio lui raconter sur un ton dithyram-
bique les entreprises galantes de son mari^; à Rome,
1. Pie 11 doit leur défendre de se livrer à de pareils abus et « de se
faire pour de l'argent entremetteurs de prostituées». Mais ils continuent
si bien que le pape Innocent VIII doit renouveler la bulle de Pie 11.
fRinaldi, Annales ncclesiœ, t. XXX. p. 152). — « Talis eiïecta est, écrit Tln-
lessura, vila sacerdotium et curialium,utvix reperiatur qui concubinam
non retinet vel saltem meretricem ad laudem Dei et fidei ohristianjc. »
2. Déjà, au début du siècle, le pieux Ambrogio Traversari écrit d'elles :
« Onines feruie irépva; eî'vat. »
3. Più presto spelunche de' ladri che abitacoli di servi di Dio. »(M.\scc-
cio, Noreilino, p. 14.)
4. « Monaslena nobis quasi omnia Jam facta sunt lupanaria, nemine
contradicente. >(Jean Burchakd, Diarium, pub. parThuasne, Paris, 1884.
3 vol., 111, 79 )
o. Masitcio, nov. 6.
6. « Quis hurrenda libidinum raonstra enarrare non formidet, que
aperte jaui in illius donio, et spreta dei atque hominuni reverentia,
commitlunlur? Qiiot stupra, (|uot incestus, quot filiaruin et (ilioruni
sordcs, r|notper l'etri palatiuui nieretricuin, quot lenonum grèges atque
concursus, poslribula et lupanaria, inaiori ubique verecundiacontinen. »
(BuitCHAhii, //j , III, p. 1S4.)
7. « Madunna Aida basa le niane a. V. S... La Nocencia e mi IJrogna
baseino e tocbcino le coste e quelc parte che piii ne piaco... Prcgeu)ti
V. S. vf)Iia tochar el corpo a la S. Ducbessa... » (Luzio-Uenier, Maulova
e Ur/jino, Turin, 18'J.J, p. 20.1.;
8. L'entreprise est de cette sorte, que le prince Alphonse, ayant
obtenu le rendez-vous qu'il souhaitait d'une femme mariée, cède le pre-
mier tour 4 un de ses courtisans qui était amoureux de cette dame.
JÉRÔME SAVONAROLE ET l'eXPÉDITIOIV DE CHARLES VIII 413
la princesse Lucrèce Borgia, qui rit à regarder des
étalons saillir des juments; à Ferrare, le duc Alphonse
qui, de jour, se. promène nu dans la rue avec ses
compagnons ; à Venise, le doge Mocenigo, vieillard de
soixante-dix ans, qui soufTre d'hématurie à la suite
d'excès libidineux^; à Milan, le prince Galeazzo Sforza
qui réjouit ses repas de scènes de sodomie ^ ; à Rome,
Alexandre Borgia, Lucrèce Borgia, César Borgia, qui
réunissent cinquante courtisanes pour charmer leur
veillée et les mettent nues'^. L'empire vend des titres
chevaleresques propres à octroyer une réputation neuve
à un homme « infâme^ ». L'Eglise vend des indul-
gences; le mari, par acte notarié, la main sur les
Evangiles, vend sa femme au souverain et lui aban-
donne tous ses droits\ Une singulière déformation du
Pour une générosité pareille, que Masuccio raconte à la propre femme
d'Alphonse, le conteur ne se contient pas d'admiration : « Quel prince!
heureux les domestiques qui le voient, heureuses les créatures qui le
servent, mais surtout, heureuse toi, immortelle déesse Ippolita, sa très
digne épouse... 0 le beau ménage ! 01a glorieuse compagnie, ô la sainte
union... Amen. » (Masuccio, Novellino .)
1. « Perché quando ritornù capitano délie armate el menô doe
femine turche zoùine, et ut fertur assai belle, le quali per evitare la
sollitudine, sidice,che moite voltetene tutte doe nellecto. » (L. Pastor.,
Sloria deipapi, op. c. 111, p. 80.)
2. « Si laceva stare dmanzi garzoni che alla scoperta usavano
l'atto soddomitico. » (Alleghetti, Uiario, p. 777. — Voir la farce d'une
obscénité féroce qu'il joue à un de ses courtisans. Ib.)
3. « Primo in ve.stibus suis, deinde nude. Post cœnam, posita fue-
runt candelabra communia niensa", in candelis ardentibus per terram,
et projecta ante candelabra per terram castanetu quas meretrices ipsie
super n)anibus etpedibus, nuda', candelabra pertranseuntes colligebant.
Papa, duce et D. Lucretia sorore sua presentibus et aspicientibus. »
(BuKCHAKi), op. c. 111, 167.
4. « Che possa legitlimare Bastardi di ogni ragione, fare Nodari, fare
un Notaro falsario, et infamis, de buona fama, e redurre in primo
stato. » Diario f'errurese, Muratori, Rerum, XXIV, 218.
ii. Le lundi 'J janvier 147.5, le duc Galeazzo Sforza se rend avec sa
cour dans la maison de Lucia di Marliano et de son mari Ambrogio
de' Raverti, et là, en leur présence et par-devant notaire, il passe un
acte dûment instrumenté selon lequel il s'engage à donner à ladite
Lucia une maison, un titre, une rente de douane, la souveraineté de
Gorgonzola, le droit de figurer à la cour en face de la duchesse, à con-
dition que ladite Lucia jure d'être toute au Seigneur duc, dummodo prae-
dicta Lucia marito suo per carnalem cojnilam se non commiscal, sine
speliali licentiain scriptis, nec cum alio viro rem habeat,nobis exceptis,
si forte cum ea coire libuerit aliquando . » Voirie document dans Cantù,
L'ubnle Variai, Milan, 1854, p. 123. Ceci confirme ce que nous
apprend l'historien Corio qui dit qu'à Milan le « père vendait sa fille,
le mari sa femme, le frère sa sœur ».
414 LE QUATTROCENTO
langage correspondant à cette étrange perversion des
mœurs : la virtù ne signifiant plus qu'un mélange de
scélératesse et de courage, Vonore voulant dire le
train magnifique, la furberia devenant l'habileté. Les
femmes publiques ennoblies-, et les honnêtes femmes
s'cfforçant de ressembler aux femmes publiques^. Les
filles qu'on doit arracher à leurs pères, dès qu'elles
sont nubiles, et les sœurs qu'on doit arracher à leurs
frères 3, Le poison et le poignard, l'assassinat, le
stupre, l'inceste, et dans toute l'Italie, à Rome, à
Florence, à Bologne, à Ferrare, suivant le chroni-
queur anonyme de Venise, le « péché abominable »,
florissant au point qu'il faut encourager l'institution
des courtisanes. Voilà ce qui se passe. « Les choses en
sont arrivées à un tel excès, dit Vespasiano, que
les vices scélérats et énormes, il n'y a plus personne
qui y prenne garde ^... » « Nous pouvons dire et juger,
écrit l'Infessura, que la miséricorde de notre Dieu
s'est tournée en luxure et en œuvre diabolique et il
n'y a plus personne qui s'en étonne^ !» « Oh.. Oh !...
Oh!... prêche fra Bernardino, j'ai su des choses...
pouah/* ! »
Il n'y aurait que la foi pour endiguer cette marée de
pestilence qui monte et va tout engloutir. Mais cette
foi s'est mitigée, atténuée, adoucie^. Si, ainsi qu'on l'a
1. « Cortigiana, hoc est merctrix honesta », dit Burchard.
2. « lo viJi già, dit Matteo Palmieri, portaliire di pubbiiche meretrici
nella città. per disoneste e sfacciate riprese, che non dopo lungo lenino
usate dal fiore deile nobili donne, furono nelie feste solenni e granat,
gentili, giulive e leggiadre in pubblico reputate. » (M\tteo Palmibiu, Vita
civile, op. c, p. 98.)
3. San Hernardino s'écrie : « Fa' che a pena al padre tu non la fidi,
miando clla è grande dainarito, » et ailleurs : « Or sete voi che lassate
(lormire le vostre (igliuole i-o'loro proprii fratelli? Eiinmé, voi non pen-
sate a queilo che potrcbbe intervenire. »
i. < In tanto eccesso era venuto ogni cosa che gli scellerati ed
enormi vizi non era pii'i che li stitnasse. *
S. « Dicere ac judicare po.sstiuins niisericordiam Dei nostri in hixu-
riain et opus diabolicum conversam esse, et nullu.s est qui ex hoc non
niiretur. »
0. « (> 0 o! lo ho saputo cose... Aou ! »
1. Telle qu'elle résulte <lcs laudes, des vnppresenlazioni sacre, des pré-
dications populaire» qu'il nous a clé donné d'examiner, elle est h tout
JÉRÔME SAVONAROLE ET l'eXPÉDITION DE CHARLES VIII 415
VU, elle enveloppe encore la vie, elle ne la pénètre
plus. Elle est parallèle à la vie. Il y a des âmes pieuses ;
il n'y a plus un peuple pieux. Il y a du bien clairsemé ;
il n'y a plus une tradition du bien. Saints enthou-
siasmes d'un François d'Assise, d'un Jacopone da Todi,
d'une Catherine de Sienne, nobles folies, élans éperdus,
comme ces choses sont aujourd'hui Unies! Aujour-
d'hui, le cœur le plus ému, San-Bernardino, ne veut
plus se l'aire ermite pour des laiterons trop amers.
Aujourd'hui, les chrétiens les meilleurs ressemblent
aux bergers de la Nativitâ^ qui consentent bien à suivre
l'étoile de Bethléem, mais non sans s'être garni l'esto-
mac au préalable. Aujourd'hui une guerre, un fléau,
une disette, pourront bien soulever un instant des foules
éplorées ; mais, le danger passé, l'émotion terminée,
chacun deviendra « plus grand ribaud qu'auparavant ».
L'air du siècle a envahi le temple. Toute notion de
justice, de vérité, de rectitude morale, semble irrépara-
blement oblitérée. Le don de s'étonner et de s'indigner
est perdu avec la notion exacte de ce qu'est le bien et
de ce qu'est le mal. Une perversion, touchant l'aberra-
tion et l'inconscience, règne comme en pays conquis.
Le cri qui monte est un cri de plaisir. Plus de chaînes,
plus de fausses hontes, plus d'imporlunes et misérables
retenues! Gloire à la nature, à la raison et à la vie!
Jouissons au soleil jusqu'au crime! Satisfaisons nos
appétits et nos instincts ! Cultivons nos goûts et nos pas-
sions ! Demeurons fidèles à la terre! Vautrons-nous
dans la joie!
Alors un homme se lève.
Il n'est rien, ni riche, ni beau, ni éloquent. C'est
<( un petit homme de trois sous », au manteau troué,
au profil de bouc, aux yeux qui cependant lancent des
flammes dans l'ombre du capuce baissé de sa tunique.
prendre en pleine décadence. La laude quattrocentiste n'est que la putré-
faction du genre; \n. sdcra rappresentazione se iransforme à mesure
Qu'elle avance en divertissement profane ; le frère prêcheur enlève la
discipline des mains de la princesse de Milan.
416 LE QUATTROCENTO
Il est né en 1452, à Ferrare ; mais, ne reconnaissant
pas sa patrie dans cette ville de fête, il l'a quittée. Il a
pris à Bologne la robe des Dominicains, portant le deuil
éternel de son âme; il a prêché à Bologne, à Ferrare,
à Florence, à San-Gimignano, à Brescia, à Gênes ; en
1494, il est venu se terrer pour toujours à Florence,
dans le cloître de Saint-Marc.
Il semble qu'il assume à lui seul l'horreur de tout
son siècle ; il se charge de la responsabilité écrasante
de ses fautes ; il souffre en proportion du mal qu'on
commet. Mieux qu'un dignitaire de l'Eglise, qu'un
prince du monde, qu'un savant, qu'un platonicien,
qu'un orateur, qu'un maître d'éloquence, c'est dans
cette époque qui décline, s'affaisse et tombe, cette chose
unique : une conscience. Les autres n'en avaient plus
ou n'en avaient pas : il en a pour le compte de tous.
Dans l'ombre du cloître, dans le commerce quotidien
de la Bible, dans ses voyages, dans ses méditations,
dans ses prières, lentement, sourdement, une immense
indignation s'est accumulée en lui, a grandi en lui, et
elle anime son âme de solitaire ascétique d'un zèle
farouche. Il a le cœur soulevé de dégoût, le palais
frotté d'amertume, le fiel gonflé d'imprécations ; et
devant les scélératesses, les ignominies, les abomina-
tions qui s'accomplissent à journée faite, d'autant plus
grand qu'on est plus misérable, d'autant plus pur qu'on
est plus souillé, douloureux dans la mesure mémo où
l'on jouit, il se dresse, justicier formidable.
Seul et unique, il se carre en face de son époque et
prétend l'arrêter sur la pente fatale où il la voit préci-
pitée. II ne rit plus, ne transige plus, ne temporise plu8
comme les autres Frères Prêcheurs. Le temps de rire
est fini. Le moyen de distinguer et de signer des com-
promis, quand c'est la descendance d'Adam qu'il s'agit
de sauver du déluge, quand c'est Sodome et Goniorrhe
qu'il s'agit de sauver du feu du Ciel! Il leur crie :
« Vous êtes une race de cochons ! » II leur crie : « Vous
JÉRÔME SAVONAROLE ET l'eXPÉDITION DE CHARLES VIII 417
êtes corrompus en tout, dans la parole et dans le
silence, dans l'action et dans l'inaction, dans la croyance
et dans la mécréance ! » Il leur crie : « Il n'en est pas
resté un, un seulement qui veuille le bien; il nous
faut retourner à l'école des enfants et des humbles
femmes, les seuls chez qui demeure quelque ombre
d'innocence. » Serviteur de Dieu, ambassadeur de
Jésus, automate de sa conscience, il va, contraint à
aller, sans savoir où il va, instrument docile et passif
aux mains d'une volonté supérieure qui l'oblige et le
torture.
Il parle. 11 faut qu'il parle. « Un feu interne brûle
mes os, avoue-l-il, et me contraint h parler. » Il parle
contre tous et contre tout, contre les idées, contre les
tendances, contre les forces qui déchirent ou emportent
son pays misérable ; contre la richesse, contre la
volupté, contre la gloire; contre les habitudes qui
semblent les plus acquises, contre les institutions qui
paraissent les mieux solides ; et à cette Italie épicu-
rienne, raffinée, savante, aux Alexandre Borgia, aux
César Borgia, aux Lucrèce Borgia, aux Ludovic le
More, aux Pierre de Médicis, il prêche le Sermon
sur la Montagne. « Tu dis : la bonne vie, l'heu-
reuse vie, c'est le gain; et Christ dit: heureux les
pauvres en esprit... Tu dis : l'heureuse vie, c'est
le plaisir et la volupté; et Christ dit : heureux ceux
qui pleurent... Tu dis: l'heureuse vie c'est la gloire;
ei Christ dit : heureux quand les hommes vous
auront persécutés et méprisés ! » Que lui importent
les précautions, les ménagements, les colères qu'il
sème et qui vont se déchaîner contre lui? Laurent de
Médicis qui le flatte, et à qui il mande de prendre
soin de son salut? Le Bentivoglio, dont il appelle la
femme une diablesse? Le pape Alexandre VI, qu'il
appelle un vieux fer? II n'a peur de rien, « Et si tout
le monde, Père, se dressait contre toi? Je resterais
solide parce que ma doctrine est la doctrine du bien
II. 27
418 LE QUATTROCENTO
vivre. » Rongé par les privations, par les macérations,
par les jeûnes, nourri de ramcre substance des Pro-
phètes, dévoré de visions d'Apocalypse, une flamme
sombre l'illumine. Il brandit son crucifix comme une
verge. Il lance sa voix comme un tonnerre. Il déverse
son éloquence comme un torrent aux flots de lave sur
les immondes écuries d'Augias. Absolu, tyrannique,
despotique; dur aux autres et dur à lui; jour et nuit
sur la brèche, il prêche, il prédit, il prophétise, il écrit,
il organise, il travaille, il crie. Il crie tant qu'il s'enroue.
Au-dessus des foules qui, au cloître de Saint-Marc,
se prosternent devant le pied de roses, qui remplissent le
Dôme, qui remplissent la place du Dôme, son cri passe
au large dans la stupeur et dans Tefl'roi. Il retentit jus-
qu'à Rome, jusqu'en Allemagne, jusqu'en Turquie. Il
frappe, il ne se lasse de frapper à coups redoublés, à
coups pressés, le scandale, la corruption, l'abjection
générales ; et tous se croient visés, parce que tous se
sentent atteints. Ce n'est pas seulement ceci ou cela qu'il
faut détruire, c'est le système existant dans sa totalité
effrontée, l'univers social, politique, moral, intellec-
tuel, religieux : l'anarchie, l'apathie, la tyrannie, la
lettre, le curialisme.il n'y a rien qui vaille, rien qui n'ap-
pelle l'anathème et la colère de Dieu, L'Italie, en proie
à la haine, à l'ambition, à la luxure, est peuplée de ruf-
fians et de scélérats. Rome est devenue une étable de
courtisanes : « Mille, c'est peu; dix mille, c'est peu;
quatorze mille, c'est peu ; les hommes et les femmes
se sont faits courtisanes. » L'Eglise, dont « la puanteur
est montée jusqu'au ciel » et qui « a multiplié ses forni-
cations par le monde », s'est transformée en lupanar.
L'autel n'est plus que « la bouti(|ue du clergé ». Les
prélats nourrissent des courtisanes, des chevaux, des
chiens; leurs maisons sont remplies (h» tapis, de soies,
de parfums cl d'esclaves ; leurs cloches ne sonnent que
pour le pain, l'argent et les chandelles ; ils vendent les
bénéfices, ils vendent les sacrements, ils vendent les
JÉRÔME SAVONAROLE ET l'eXPÉDITION DE CHARLES VIII 419
messes du mariiige, ils vendent tout. Jadis le pape
appelait ses enfants ses neveux ; aujourd'hui il les
appelle ses fils. Les princes sont luxurieux, avares et
superbes; yeux pourris, oreilles pourries, bouches
pourries; ils corrompent les magistrats, dépouillent la
veuve et l'orphelin, oppriment le peuple, de telle
façon que le peuple est devenu pusillanime, que chaque
vertu est morte, que chaque vice est exalté. Les cours
sont les refuges de tous les animaux et monstres de la
terre, le nid de tous les ribauds et scélérats ; ils y
accourent parce qu'ils y trouvent façon et excitation à
se passer leurs envies les plus elTrénées ; là, les mau-
vais conseillers qui sucent le sang du peuple ; là, les
philosophes et les poètes qui, grâce à mille fables et
mensonges, font remonter aux dieux les généalogies des
princes ; et là, ce qui est le pire, les religieux. Les
savants sont emprisonnés dans l'antiquité comme dans
une geôle; ils ne savent rien que courir après les
Grecs et les Romains, veulent la môme forme et le
môme mètre, évoquent les mômes dieux, ne savent pas
employer d'autres mots ni d'autres noms que ceux
employés par les antiques ; non seulement ils n'osent
rien dire contre l'antiquité, mais ils n'osent rien dire
que l'antiquité n'ait dit; avec Aristote, Platon, Virgile
et Pétrarque, on sollicite les oreilles et on ne s'oc-
cupe pas du salut des âmes. « 0 grand avantage des
âmes, délecter les oreilles du peuple, s'attribuer des
éloges divins, citer avec une bouche ronde les philo-
sophes, chanter, moduler vainement les chants des
poètes, et oublier l'Evangile ! » Ceux qui se le rappellent
ne font guère un meilleur ouvrage. « L'exemple d'une
pauvre ignorante qui, agenouillée, prie Dieu avec fer-
veur, apporte aux Ames une utilité bien plus grande
que le poète et le philosophe, qui célèbrent pompeuse-
ment les louanges de Dieu. » Les peintres représentent
la sainte Vierge comme on représente une courtisane.
La religion ne consiste plus qu'en un étalage de belles
420 LE QUA1TR0CENT0
mitres, de beaux surplis, de belles cérémonies; pier-
reries, chandeliers d'or et d'argent, orgues, encens,
musiques, chasubles de brocart, chapelles patriciennes,
calices armoriés: « Va ici ; va là; baise saint Paul,
baise saint Pierre, ce saint, cet autre. » La beauté n'est
plus que dans les couleurs et les effigies, l'éloquence
dans la lettre, la poésie dans hi quantité des syllabes et
dans l'ornement des mots.
Sus à cet opprobre du monde ! Point de quartier, de
trêve et de merci! CEil pour œil! Dent pour dent !
Guerre au mal, guerre au tyran! «Coupe-lui la tète,
et quand môme il serait le plus grand de la maison,
coupe-lui la tète !» « 0 Florence ! ta clémence est de la
démence! » Sus aux courtisanes, « morceaux de viande
avec des yeux » ! Sus aux joueurs, « maudits dans les
champs et dans les cités, maudits dans le fruit de leur
ventre et de leurs terres, maudits en allant et maudits
en retournant ! » Sus aux sodomiles ! Sus aux livres inu-
tiles! Sus à la fausse éloquence, à la fausse beauté, à
la fausse science qui ne se repaît que d'orgueil ! Sus à
Rome ! Sus à l'Kglise! Et sus à la joie, à tous ceux qui
vivent dans la joie, à tous ceux qui vivent de la joie!
« Suspendez les jeux, suspendez les bals, fermez les
tavernes ! C'est temps de sanglots et non de fêtes ! » Dft
grands fléaux se préparent. Les puissants du jour vont^
mourir. Charles VIII s'approche; Gaston de Foix s'ap-
proche. Des chrétiens véritables, qui rougissent en Alle-
magne et en France des péchés de l'Eglise, sont déjà
debout ; Rome sera ceinte de fer, et l'Italie sera la proie
de l'Etranger. Il y aura désordre sur désordre, guerre
sur disette, pestilence sur guerre ; désordre ici, désordre
Ik; on entendra un barbare à cette place et un autre
barbare à cette autre place ; la loi des prêtres sera
morte, et ils perdront leur dignité; les peuples seront
écrasés de tribulations; fous les hommes perdront l'es-
prit. « Croyez-en le frère, les gens ne suffiront pas à
ensevelir leurs morts; et il n'y aura pas moyen de faire
JÉRÔME SAVONAROLE ET l'eXPÉDITION DE CHARLES VIII 421
tant de sépultures. Il y aura tant de morts parmi les
maisons que les hommes iront par les rues disant :
sortez les morts! et ils les mettront sur des chars et sur
des chevaux, et ils en feront des tas et ils les brûle-
ront. Ils passeront par les routes, criant fort : Qui a des
morts? Qui a des morts? Quelques-uns apparaîtront
disant : Voici mon fils, voici mon frère, celui-ci est
mon mari... Ils iront de nouveau par les routes,
criant : Est-ce qu'il n'y en a plus un qui soit mort?
Qui n'a plus de morts?... «Tous éclatent en sanglots et
celui qui prêche pleure comme les autres.
A tout prix, par tous les moyens, il faut fermer la
bouche à ce forcené : il résiste. Le pape le flatte : il
résiste. Le pape le menace : il résiste. Le pape l'excom-
munie : c'est lui qui excommunie le pape : « Et si
jamais pape a dit quelque chose contre ce que je dis
maintenant, qu'il soit excommunié ! » Plutôt qu'aux
hommes, lui prétend obéir à Dieu. C'est Dieu qui Ta
élu à cette mission terrible d'oracle et de vengeur, qui
l'a arraché à sa famille et à sa patrie, qui l'a jeté dans
cette mer de tempéle, qui l'oblige à ne pas pouvoir,
à ne pas vouloir retourner en arrière, et qui le conduit
à un supplice dont il porte la douloureuse certitude. II
parle au nom de Dieu, prophétise au nom de Dieu,
travaille sur la terre au triomphe de Dieu.
0 Dieii, à la place de cette Italie morcelée, factieuse,
enroulée dans la fange, une Italie unie dans le bon
vouloir, contrite et repentante, pleurant ses péchés et
besognant en bon accord et en paix pour son salut ! 0
Dieu, à la place de cette Eglise aux calices d'or et aux
prêtres de bois, une Eglise aux prêtres d'or et aux
calices de bois, régénérée et purifiée, guérie de ses
fautes, lavée de ses misères, ayant chassé du temple
les vendeurs et les oripeaux, et prêchant dans des cathé-
drales nues la simple parole de vérité et de vie! 0
Dieu, à la place de celte Florence putréfiée dans le
palais des Médicis, une commune libre, n'ayant pour
422
LE QUATTROCENTO
corps que le peuple universel, n'ayant pour roi que le
Seigneur Jésus-Christ, rendant des ordonnances dans
le style des versets de la Bible, brûlant ses mauvais
instincts comme ses fausses images, et purifiant la
Péninsule au cœur de laquelle Dieu l'a placée dans ce
but ! Toute une humanité austère, sévère, hargneuse
dans le bien et pour le bien ; les laudes dévotes rem-
plaçant les chansons obcènes ; les processions pieuses
remplaçant les mascarades du carnaval ; une science de
vérité au lieu d'une science de mensonge; une beauté
d'âme parlant à Fâme au lieu d'une beauté de forme
parlant aux sens ; les tavernes fermées, les lupanars
fermés ; les livres inutiles, les livres faux, les livres
méchants, les livres du diable jetés au feu avec les
peintures et les parures du monde ; des gens gardant
au chevet de leurs lits des images de la mort, se rap-
pelant à chaque heure « qu'ils n'ont été mis sur la terre
que pour y apprendre à mourir » ; des femmes vierges
d'ornements, marchant les yeux baissés dans la rue ;
des marchands lisant la Bible sur leurs comptoirs; des
enfants aux petites étoles blanches psalmodiant des
litanies ; plus de crimes, plus de scandales ; rien que
des privations agréables, des dépouillements joyeux,
des vertus roides, frustes et rugueuses ; et au-dessus de
cet édifice idéal, long comme la foi, large comme la
charité, haut comme l'espérance, la croix de Dieu. Tel
le rêve du Frère.
Il veut arrêter le siècle, supprimer l'histoire, recon-
duire la Florence de Laurent de Médicis à la Florence
de Cacciaguida. Alors Florence l'attacha h un poteau
et mitle feu dessous. Selon un contemporain, «il pleu-
vait du sang et des viscères ».
Savonarole mourut le 23 mai 1498. Avec son sup-
plice, toute fin est accomplie, et l'Italie, qui a déjà été
soumise à l'expédition de Charles VllI, vit son dernier
moment.
Ce fut le 22 août 1494 que le roi de France se mit
JÉRÔME SAVONAROLE ET l'eXPÉDITION DE CHARLES VIII 423
en route pour franchir le mont Genièvre et descendre
dans la Péninsule ouverte. 11 avait avec lui 3.600 lances,
6.000 archers bretons, autant d'arbalétriers, 8. OCO arque-
busiers, 8.000 piquiers suisses, 140 canons et une
multitude de pièces légères. Il avait plus et mieux,
il avait cette mission vengeresse dont Savonarole
l'avait investi, et il avait l'escorte de Dieu, qui selon
son historiographe Commines, conduisait son armée.
D'Asti il se rendit à Pavie, de Pavie à Pise, de
Pise à Florence, de Florence à Rome et àNaples. Et lui,
le petit roi barbare de vingt-deux ans, chétif, maladif
et illettré, s'empara, sans coup férir*, de cette Italie
esclave de l'intelligence, de la beauté et de la joie, qui
pouvait l'éblouir par sa richesse, sa culture et ses fêtes,
qui ne pouvait lui opposer aucune foi, aucune volonté
et aucun peuple. Et après lui, qui a ouvert le chemin,
c'est Louis Xll. Et après Louis XII, c'est François I'"'.
Et après François I", c'est Charles-Quint. Et après
Charles-Quint, ce sera le long sommeil de mort sous la
domination étrangère.
Ainsi finit le Quattrocento et ainsi finit l'Italie.
Le Quattrocento, qui redonna à l'humanité confiance
dans sa force et dans sa raison, qui produisit les exem-
plaires (Ihumanité les plus complets, les plus harmo-
nieux, les plus universels qui furent au monde, qui vit
briller un Leone-Battista Alberti, régner un Laurent
de Médicis, mourir un Pic de la Mirandole et naître
un Léonard de Vinci, montra tout ce que l'homme
pouvait. Et ce fut sa gloire.
Il montra aussi — et c'est là la leçon qu'il nous
laisse — que l'homme livré à ses propres forces,
arraché de l'ensemble, n'appuyant que sur lui-môme
et ne vivant que pour lui seul, ne peut pas tout.
\. « Les François, écrit Commines, y sont venus avec les espérons de
bois, et la croye en la main de fourriers pour marquer leur logis, sans
autre peine. »
FIN
BIBLIOGRAPHIE DES AUTEURS
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dotta in volgare da D. A., Florence, 1856, 3 vol. — A. Segni, Vita
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AcciAiuoLi, PiEBO. — CJ. Zannoni, Vimpresa di Rimini nanata da
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AccoLTi, Rknedetto. — De bello a christianis contra barbares gcsio,
Venise, 1532. — Dialogus de prœstantia virorum siii xvi, Parme,
1601. — H. Hagen, Eine neue Handschrift von B.A. Geschichte des
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Allio, Pehegkino. — F. Flamini, P. A. umanista, poeta e confilo-
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Florence, ISaO. — Opmcoli morali , trad. C. Bartoli, Venise, 1568.
— Opère volgari, pub. par A. Bonucci, Florence, 1843-49, 5 vol.
— Apologhi, pub. par F. Berlan, Voghera, 1861. — Kleine Kunst-
1. On ne trouvera ici que la Bibliographie des œuvres des Quattro-
centistes italiens et les références des publications que nous avons
pu uiettre à profit jusqu'à l'année 1900.
Les éditions antérieures au xvi° siècle n'ont point été citées, non plus
que les traductions des textes grecs et latins, parce que, selon Dome-
nico da Prato, la fama è delli mvenlori délie opère e non delli Iradut-
tori.
■ Les Bibliofîraphies des autres sujets ont été indiquées au fur et à
mesure des matières traitées dans le corps de l'ouvrage.
Parmi les ouvrages généraux, qui ont servi de guides à ce travail, il
convient de rappeler à cette place la Storia delln lelleratura ilaliana
de Tiraboschi, qui reste le fondement; celle de Ginguené, toujours pré-
cieuse; celles de Settembrini et de De Sanctis ; celle de Gaspary; Gli
scriltori d'Ilalia de Mazzuchelli, le Dissertazioni vossiane de Zeno, la
Bibliol/ieca lalina de Fabricius ; les études désormais classiques de
Burckhardt, de Voifrt, de Geiger, de Gregorovius, de Pastor; la belle
introduction de Pasquale Villari à sa monoo^raphie de Machiavel, et le
livre si précieusement informé que Vittorio Rossi a consacré au Quat-
trocento dans la collection, éditée par la maison Vallardi, de la Storia
letleraria d'Ilalia.
426 LE QUATTKOCENTG
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inedita et pauca scparatim impressa, pub. par Mancini, Florence
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N. li. — Parmi les (lueli)ues publications de l'année 1900 que
nous n'avons pu mettre à prolit, il convient de citer les deux
suivantes : C. Marchesi, Bartolomeo délia Fonte, Catane, 1900. —
11. Fkittet.li, Gianntonio de'' Pandoni detto il Porcellio, Flo-
rence, 1900.
TABLE DES MATIÈRES
DU SECOND VOLUME
LIVRE TROISIEME
LE GREC
CHAPITRE I
DIFFUSION DU OBEC EN ITALIE
Pages.
I, — i^e grec à Florence. — Florence, Athènes de l'Italie. —
Ignoraïue du grec au moyen âge. — Manuel Chryso-
loras, premier nuiître grec de l'Italie nouvelle.— Départ
des Italiens pour la Grèce : Guarino, Aurispa, Filelfo.
— Florence h l'œuvre. — Le Concile d'union 1
11. — Le grec en Italie. — Progrés accomplis. — Le grec s'ins-
talle dans la ville des papes. — Chaires, maîtres et
livres. — Nécessilé pour un esprit orné de connaître le
grec. — L'Académie d'Aide Manuce 12
III. — E.xode des Grecs en Italie. — Les personnages illustres :
Chrysoloras, Phléliion, .Vrgyropoulos, Lascaris, Bessa-
rion. — La loiile des subalternes. — Leurs misères,
leurs emplois et leurs services. — Prise de Constanti-
nople par le Turc. — Ce que la Grèce, chassée de
Byzance, trouva en Italie. — Mépris des savants ita-
liens pour les Grecs 16
CHAPITHE 11
I.A l.oi H l)K I.ALItK.M HK MKDICIS
I. — Florence, capitiile de I hellénisme italien et centre d'un
nouveau moment de culture 2b
II. — Laurent de Médicis. dit le Magnifique. — (^-omplexité de
son caractère. — Sa position et sa politique. — Son
esprit. — Sa volonté. — Son charme 26
III. — La Florence de Laurent. — Les Médicis : le palais, la
famille, les enfants. — Familiers du palais. — Charme
et cordialité de la vie quotidienne : les soirées, les vil-
légiatures, les jeux. — Les éléments dramatiaues
étouffés par la joie. — Les fêtes : le carnaval, le dalen-
(litnaf/fjiu, la San-Uiovanni: joutes, bals et entrées
triomphales. — Lart et la beauté. — Les poètes et les
savants. — Désinvolture et grâce de la science. —
Florence, nouvelle Athènes 3fi
458 TABLE DES MATIÈRES
Pag.'S.
IV. — La poésie contemporaine. — En dehors de Florence
Tito-Vespasiano Strozzi. Battista Spagnoli, Jacopo
Sannazaro. —A Florence : Naldo Naldi, Cristoforo Lan-
dino, Michel Marulle, Cantaiizio, Crinito, Brarcesi,
Scala. Verino. — Caractères de la poésie latine de la
fin du Quatli'ocento : elle est lyrique et courtisane. —
La poésie de Politien. — Comment et pourquoi le
moment n'est pas favorable à une véritable poésie H'i
V. — L'érudition contemporaine. - A Florence : Politien, Lan-
dino. Scala, F"onte, Rucellai. Crlnilo. — Au dehors do
Florence : Domizio Caldorini. Paohi Corteso. Girolaum
Donato, Erraolao Barb.uo, Codni L rceo . Filippu
Beroaido, Merula. — Limprimerie et son intltience sur
la science. — Editions i)rinccps. — Premiers monu-
ments scientifiques (18
CHAPITHE m
L'aC.\I)ÉMIE PLArOMCIP,.\NE. — LES HOMMES
I. — L"Aristote du moyen àgc. — Gémiste Pléthon et la dis-
pute des Grecs sur la préexcellence de Platon et d'Aris-
tote. — Platon et l'opmion de IHalie éiudile. — Platon
est la beauté. — Naissance de IWcadémie platoni-
cienne "."i
II. — L'Académie platonicienne. — Son caractère. — Son maître.
— Marsile Ficin : sa vie et son influence. — Auditeurs,
amis et familiers de Marsile Ficin. — Chanoines, pré-
lats, orateurs, savants, gramuiairiens et poètes. —
Patriciens. — Girolamo Benivieni et Pic de la Miran-
dole si
III. — La vie des platoniciens de Florence. — Visites, cause-
ries, dialectiques, correspondances, promenades, villé-
giatures, fêtes et banquets. — Politien. .Marsile Ficîn
et Pic de la .Miramlole à Fieso'e. — L'Amitié amou-
reuse : échange de tleurs, de vers et «le madi'igau.v. —
Qualité platonique de cette tendresse. - La beauté ado-
rable. — Le cliristianisme des platoniciens. — Leur
••onversion à Dieu et leurs sympathies p(»ur Savona-
role. — Leurs préoccupations supérieures. — Leur zèle,
leur esprit et leur l)el-esprit '.12
CHAPITBE IV
LAC.MlKMie PLATONICIENNE. — LA l'E.NSÉE
I. — La pensée de IWcadémie platonicienne est la pensée de
.Marsile Ficin déve'opi)ée |»ar Pic de la Mirandole. —
Qualité de celte pensée. — Marsile Ficin, placé entre
la théologie et l'humanisuie H'I
II. — Le De Chrislianu reli;/ione. — La Theoloijifi pldtonica. —
Comment Marsile réconcilie Jésus et Platon. — Platon.
serviteur de Dieu et prophélt! chrétifsn lOli
III. — L'œuvre de Pic de la ^Iirand(d^^ - L'aristotélisme italien
et l'arislotélisme île Pic. Pic reciuicilie Aristole avec
le Pluton chrétien de .Marsile. - - Pic unit et accorde
toutes les philosophies et toules les religions. — Jésu.s
«'chI révèle de tout temps 11'
TABLE DES JtfATIÈRES 459
Pages.
IV. — Méthode de TAcadémie platonicienne. — La symbolique.
— Il libro delV A more de Marsiie. — Les Disputationes
camaldulenses de Landino. — UUeplaplus de Pic 122
V. — L'œuvre de l'Académie platonicienne a échoué. — Sa
puérilité et son syncrétisme. — Beauté de son efl'ort de
pensée. — L'équilibre des facultés mentales commence
à se rompre. — Idées nouvelles et généreuses. — La
science sacrée religion. — Rapprochement de Dieu :
l'Académie platonicienne et la Réforme i28
CHAPITRE V
l'hellénisme ITALIEN'
Ses œuvres : les lettres, les discours, les épigrammes. — Les
traductions. — Les éditions : Aide Manuce. — Déclin des
études grecques au xvr siècle. — Les grands hellénistes du
xvr siècle ne sont plus Italiens. — Iniluence de l'hellénisme
italien sur l'Europe savante 132
LIVRE QUATRIÈME
L'ITALIEN
CHAPITRE I
LE l'KUl'LE. — SA POÉSIE
1. — Le peuple. — Sa langue, ses personnages, ses jeux. —
Son caractère et son esprit 142
II. — Ses chansons. — Rôle des chansons dans la vie contem-
poraine. — Diversité de ces chansons quant à leur
provenance, leur sentiment, leur musique, leur coupe
métrique et leur degré de culture. — Chansons d'amour
et de passion. — Chansons obscènes. — Conlrasli,
lamenti, cacce, canli carnasckdesclii et Imidi 146
III. — Ses histoires. — L'ociave et le chante-histoires. —
Matière îles histoires : l'histoire universelle, l'antiquité
profane et sacrée, les cycles chevaleresiiues, la légende
et la gazelle. — Répertoire d'un chante-histoires. —
Histoires de la mulière de France : leurs succès en
Italie. — Orlando, (^arlone, Rinaldo, ceux de Chiara-
monte et ceux de .Vlaganza. — Intérêt supérieur des
histoires : l'édification, les aventures et les coups. —
Sur la Piazza di San-Marlino. — La fortune des his-
toires. — Le succès, la culture et la condition des
chante-histoires 153
CHAPITRE 11
LE PEUPLE. — SON SENTIMENT RELIGIEUX
1. — Le rôle de la religion dans la vie contemporaine. — La
religion, poésie, beauté et ornement de la vie. —
Eglises, tableaux, confréries, hospices, fêtes, pèlerinages
460 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
et miracles. — Princes pratiquants. — Humanisme
chrétien. — Braves gens. — Saints et Bienheureux. —
Le libraire Vespasiano et ses Vile. — Mouvements de
foi. — Restes (Tascétisme. — La crainte et la présence
de Dieu dans les écritures domestiques. — Que le peuple
est resté le plus religieux de tous et comment la litté-
rature religieuse quattrocentiste est de souche popu-
laire IHS
U. — Les laudes. — Toutes les laudes qu'on sait. — Laudes
héroïques de 1260. — .Vutres laudes. — Laudes artiste-
ment ouvrées du xv siècle. — Quand on les chante. —
Sur quel air on les chante 182
IIL — Les Frères prêcheurs. — Gomment ils sont les oracles,
les célébrités et les savants du pauvre monde. — Leurs
miracles et leur sainteté. — Leur existence nomade.
— Leurs sermons en plein vent. — Les réconciliations
qu'ils opèrent et les « bruciamenti di vanità » qu'ils
ordonnent. — Le plus grand prêcheur du Quattrocento:
San-Bernardino da Sieha. — Gloire, éloquence, sagesse,
morale et foi de Fra Bernardino 189
IV. — Les « rappresentazioni sacre ». — La scène, les acteurs et
le « festaiuolo. » — Intérêt des « rappresentazioni ». —
Trucs, intermèdes et supplices. — Les histoires. —
Profit moral et profit savant de ces histoires. — Com-
ment elles font pleurer. — Comuient elles font rire. —
Personnages contemporains : évéques. moines, men-
diants, médecins, commères, nourrices hôteliers, pay-
sans. — Les auteurs des « rappresentazioni », leur audi-
toire et leur succès 203
V. — La foi quattrocentiste telle (lu'eile résulte de la littéra-
ture 211
CHAPITRE Ml
LK PKllM.K. — SON SEiXTIMK.M AKTISTIQIK
I. — Tempérament nrtiste du peuple italien. — Développe-
ment de ses facultés visuelles. — Il pense par imagos.
— Son langage naturel est l'allégorie. — Le luxe, ta
foi et les fêtes sont des plaisirs des yeux. — La vie
pittores(|ue. — .Mtention du peuple pour les formes
colorées. — Ses qualités picturales. — Son souci de la
beauté. — Ses véritables interprètes sont les maîtres-
imagiers 2 lu
II. — Les artisans quattrocentistes. — Leur con<lition popu-
laire. — Leur origine. — Leur éducation em|>iri(pie. —
Fleurs besognes et leurs préoccupations Iccluiifiiies. —
Leur naie. — Leurs prettntious a être bien nourris. —
Leur fantaisie i-t insouciance ilcs réalités de la vie. —
Leur vie à la boutique. — Leur belle humeur. — Leur
pauvreté 22;i
III. — L'fi'uvre des artisans quattrocentistes. — La langue de
cette fiuivre est le vulgaire. — (Comment elle s'inspire
de l'antiquité. — Comment elle copie la nature. — Son
réalisme et ses histoire». — Sujet et styh; de ces liis-
loireH. — Leurs épinodcis. leurs anecdotes e| Iimu's facé-
ties, — Leur dévotion. — Leur soiudn; j)u|)Mlaire et leur
corrélation avec la littérature populaire. — L'art,
témoignage du peuple. — L'art, propriété du peuple.
I
TABLE DES MATIÈRES 461
Pages.
— Intérêt passionné du peuple pour les arts du dessin.
— Le peuple, client des artisans 233
CHAPITRE IV
LES BOURGEOIS ET LE IIETOLIR A L'iTALIKN
\, — Les bourgeois. — Leur position intermédiaire entre les
doctes et le peuple. — Leur caractère, leur doctrine et
leur condition. — Leur souci de la chose publique :
les lumenti. — Leur soin de la religion. — Leur lidéiité
à Dante. — Leurs livres de raison. — Leurs divertis-
sements littéraires. — Leur goût de l'histoire : les chro-
niques. — Leur grâce. — Leurs talents de société 246
11. — L'œuvre littéraire des bourgeois. — Comment ils con-
tinuent, copient et galvaudent Dante, Pétrarque, Boc-
cace et les petits genres du Trecento. — Uurchiello et
la poésie alla burchia. — Putréfaction de la littéra-
ture de l'âge précédent. — Banqueroute de lidéal. —
Triomphe du gros rire. — Protestation des bourgeois
contre l'humanisme : invectives de Domenico da Prato
et de Cino Rinuccini. — L'usage vivant de la langue
écrite maintenu par les bourgeois. — Le latin a
accompli son œuvre et l'italien risque de tomber au
rang de langue alittéraire. — Retour à l'italien •2u"î
III. — Leone-Baltista Alberti. — Son éiUication et son opuvre
d'humaniste. — Son éducation par la vie : famille,
amours, gymnastiques, maladies et pauvreté. — Son
excellence et sa curiosité infinies. — Son goût de la
beauté. — Ses relations dans tous les mondes. —
S'adressant à tous, il écrit dans la langue de tous. —
Ses dialogues et leur morale. — La défense de l'italien.
— l^'Academut coronaria 267
IV. — (Comment la tentative de Leone-Battista est assurée du
lendemain. - Raiscms qui militent en faveur du retour
à l'italien. — Les femmes et le rôle de l'amour. —
Premiers successeurs de Leone-Battista. — Matteo
Palmieri el sa Vita civile. — Cristoioro Landino et
ses leçons sur Pétrarque au Studio. — Laurent de \
Médicis et son plaidoyer pour la langue toscane. — V
Fortune de Dante réhabilité dans ses charges par la
Signorie de Florence. — L'Académie platonicienne et
le vulgaire. — OEuvres latines contemporaines tra-
duites en vulgaire. — Le bel italien. — idée qu'on s'en
fait et modèles (|u'on lui propose. — Le style de \'H>/p-
nerolomachia l'olip/iill 218
V. — La Renaissance 286
CHAPITRE V
LA RENAISSANCE A FLORENCE
1. — Florence et le retour de l'érudition à la poésie populaire.
— Les Médicis et le milieu bourgeois. — Lucrezia
Tornabuoni. — Matteo Franco, Bernardo CiambuUari,
Alessandro Braccesi, Tommaso Baldinotti, Francesco
Cei, Bernardo Bellincioni. — Leur imagination gra-
cieuse, dévotieuse ou boutl'onne. — Laurent de Médi-
cis se rallie à cette littérature 288
4Ô2 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
II. — La poésie de Laurent de Médicis. — Ses laudes. — Ses
canli carnascialeschi. — Sa Rappresentazione di San
Giovanni e Paolo. — Sa Caccia al falcone. — Ses
Beoni. — Ses sonnets burchiellesques. — Son can-
zonière. — Après la poésie écrite, Laurent retourne à la
poésie orale 294
ni. — L'influence populaire. — Venise et les canzonette de
Leonardo Giustinian. — Laurent de Médicis et sa bande
devant le peuple. — La \encia di Barberino de Lau-
rent. — La Beca di Dicomano de Luigi Pulci. — Les
rispetti de Lui^i Pulci, de Baccio Ugolino, d'Ange Poli-
tien. — Les bculate. de Laurent et de Politien 301
IV, — Le Morgante de Luigi Pulci. — Luigi Pulci : sa vie, sa
culture et son humeur. — Sa Storia. — L'argument. —
Les situations. — Les personnages. — Morgante, Mar-
f;utte et Astarotte. — Comment Luigi Pulci contrefait
es chante-histoires. — Comment il domine son sujet.
— Gomment il rend l'esprit du peuple à la matière du
peuple. — Florentinismes, idiotismes, bisticci, crudité,
pittoresque et langue du Morgante. — Son comique. —
Son émotion 312
V. — La Renaissance florentine. — Les mythologies du Carna-
val. — L'Or/eo de Politien. — Les poèmes antiques de
Laurent : le Corinto. les Amori di Marte e Venere, les
Silve. — La Giostra de Politien 328
CHAPITRE VI
LA KEXAISSAXCE A KEIIHAKK
I. — Les cours septentrionales italiennes : Mantoue, Urbin,
Milan. — Ferrare, possession des Kste, ducs et condot-
tières. — La chevalerie et les mti^urs chevaleresques.
— Les femmes et leur influence. — Fêtes, divertisse-
ments et spectacles. — Le luxe. — La force physique.
— La race campagnarde 344
II. — L'humanisme à l-errare. — La langue de Ferrare n'est
pas le latin, mais l'italien. — Les poètes, nnvellieri et
chante-histoires : Francesco Cieco, Niccolù da (^orregio.
le Pistoia, Antonio Tebaldeo, .Nicoolù Leiio Cosmico,
Antonio Cornazzano, Sabbadiiio degli .\rienli, .lacopo
Caviceo, Pandulfo Collenuccio. — La littérature dans
les banquets, les spectacles et la vie. — Valeur de cette
littérature. — (Caractère de cette littérature 3.")4
ni. — La Renaissance à Ferrare. — Le comte Matteo-Maria
Boïardo de Scandiano. — Sa vie, sa culture et sa fonc-
tion de gentilhoMune. — Ses divertissements littéraires.
— Son canzonière. — Son Orlando innainnrnio. — Dif-
férences du Morgante de Pulci et de VOrlando de
Boïardo. — La matière de France et la matière de Hrc-
tngne accouplées. — L'amour. Argument du pctème.
— Son allure et sa grâce. — Ses personnages originaux.
— Orlando et Angélique. — Ses éléments divers. — Sa
couleur unique. — L'Orlando innamoralo, poème de la
belle vie seigneuriale 3ti('<
TABLE DES MATIÈRES 463
CHAPlTRi: VU
L\ RENAISSANCE A NAPLES
Pages.
1. — Naples, monarchie absolue. — Les Aragons, la reggia et
la cour. — La noblesse de la cour. — La vie fastueuse
et théâtrale. — L'influence de la mégalomanie espa-
gnole 389
11. — Les écrivains napolitains. — Leur qualité et leur office
de courtisans. — Le peuple n'existe pas. — Pourquoi.
— Il est la valetaille ol il parle dialecte. — Nécessité
pour Naples d'employer l'italien. — Employant l'ita-
lien, elle emploie une langue livresque et étrangère. —
Klle introduit dans l'italien la discipline de l'huma-
nisme .'Î92
III. — Le mauvais goût. — La nature et VArcadia de Sanna-
zaro. — Le pétrarquisme et la préciosité — Les coti-
cetli : Cariteo, Tebaldeo et Seralino delT Aquila. —
L'éloquence : e.\emples chez Sannazaro, Cariteo et
Masuccio. — Naples initie le aeicenlisme. — Comment
l'œuvre littéraire du Quattrocento est accomplie 399
LIVRE CINQUIÈME
CONCLUSION
IliUOME SAVU.NAKULK ET I.'eXPÉIHTIO.N DE CHAIU.ES VIU. . 409
BIBLIOGRAPHIE DES AUTEURS 42*i
TOURS
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