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Full text of "Le quattrocento : essai sur l'histoire littéraire du XVe siècle italien"

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LE   QUATTROCENTO 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lequattrocentoes02monnuoft 


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PHILIPPE  MONNIER 


LE  QUATTROCENTO 


ESSAI    SUR 


L'HISTOIRE  LITTÉRAIRE  DU  XV^  SIÈCLE  ITALIEN 


TOME    SECOND 


PARIS 

tIBRAIRie     ACADEMIQUt     OIDICR 

PERRIN    ET    C'%    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    QUAI    DKS   GRANDS-AUGUSTINS,    35 

1901 

Tous  (iroilR  résenrés 


LE    QUATTROCENTO 


LIVRE  TROISIÈME 
LE   GREC 


CHAPITRE  I 

DIFFUSION    DU    GREC   EN    ITALIE 

I.  Le  grec  à  Florence.  —  Florence,  Athènes  de  l'Italie.  —  Ignorance  du 
grec  au  moyen  âge.  —  Manuel  Chrysoloras,  premier  maître  grec  de 
rilalie  nouvelle.  —  Départ  des  Italiens  pour  la  Grèce  :  Guarino, 
Aurispa,  Filelfo.  —  Florence  à  l'œuvre.  —  Le  Concile  d'union. 

il.  Le  grec  en  Italie.  —  l^rogrès  accomplis.  —  Le  grec  s'installe  dans  la 
ville  des  papes.  —  Chaires,  maîtres  et  livres.  —  Nécessité  pour  un 
esprit  orné  de  connaître  le  grec.  —  L'Académie  d'Aide  Manuce. 

III.  lixode  des  Grecs  en  Italie.  —  Les  personnages  illustres  :  Chryso- 
loras. Pléthon,  Argyropoulos,  Lascaris,  llessarion.  —  La  foule  des 
subalternes.  —  Leurs  misères,  leurs  emplois  et  leurs  services.  — 
Prise  de  Constantinople  par  le  Turc.  —  Ce  que  la  Grèce,  chassée  de 
Hyzance,  trouva  en  Italie,  —  Mépris  des  savants  italiens  pour  les 
Grecs. 


A  rélule  du  lalin,  Tllalie  joignit  rétutle  du  groc. 

Qu'on  se  ligure  une  république  d'intelligence,  d'élé- 
gance et  de  travail,  riclic  d'églises  claires  el  de  sociétés 
actives,  bruissante  de  métiers,  tourmentée  de  laclions, 
peuplée  de  poètes,  de  lettrés,  d'érudits,  d'artistes, 
d'artisans.  Le  ciel  limpide  semble  sourire;  1-  paysage 
s'encadre  d'arbres  sveltes  ;  riiorizon  s'enloiir.'  dv?  col- 
lines calmes  et  sèches,  qui  le;  fermant  d.>  gràc^'  et  de 
précision.  Dès  qu'on  entre,  il  vous  semble,  comme  aux- 
H.  1 


2  r.i-:  QrATTR()Ci:.\To 

aiiihassadeurs  tie  roiiipeiOLn-  Sigisniond,  ciiirer  dans 
un  autre  monde  ;  on  marche  dans  la  lumioïc  et  dans 
l'agilité  ;  les  rues  sont  pavées,  les  façons  charmantes, 
la  politesse  exquise.  »<  C'est  là,  dit  Pétrarque,  que  jail- 
lissent les  nobles  sources  du  gi'nie  et  que  les  doux  ros- 
signols font  leurs  nids»;  «les  esprits,  ajoute  /Eneas- 
Sylvius,  y  naissent  très  sagaces,  comme  il  convient  a 
des  hommes  tout  adonnés  au  commerce  »  ;  «  les  hommes, 
chante  Verino,  y  osent  avec  bonheur  tout  ce  qu'ils 
veulent.  »  Le  peuple  est  ingénieux,  subtil,  discret; 
d'une  ironie  aiguisée,  d'un  sens  affiné,  d'un  geste  sobre; 
il  marche  sans  hâte;  il  s'exprime  avec  une  urbanité  et 
une  poésie  naturelles;  il  se  montre  si  nativement 
patricien  qu'avec  deux  aunes  de  drap  rouge  le  vieux 
Cosnie  de  Médicis  se  charge  de  le  faire  gentilhomme  ; 
si  jalousement  démocrate  qu'il  dénonce  les  riches  comme 
au  temps  d'Aristophane;  si  j)olitiquement  éduqué  qu'un 
cardeur  de  laine  sans  alphabet  en  peut  diriger  les  des- 
tinées; si  inquiet  de  nouveautés  qu'il  change  de  cons- 
titution comme  un  malade  de  coté.  La  vie  publique  est 
intense;  «  l'avarice  de  gloire  »,  commune;  la  critique, 
impitoyable;  l'intérêt,  général  ;  l'esprit,  toujours  en  éveil 
et  en  mouvement:  c'est  Florence.  Alors  on  comprendra 
comment  Florence  devait  être  la  première  cité  d'Italie 
k  accueillir  le  grec.  Elle  l'accueillit,  parce  qu'elle  était 
de  toutes  la  plus  cultivée.  File  l'accueillit  encore,  parce 
qu'elle  était  de  toutes  la  plus  attique. 

Le  grec  n'avait  jamais  complètement  disparu  de 
l'Italie'.  Durant  le  moyen  âge,  certaines  provinces 
méridionales,  anciennescolonies  helléniques,  lepurlent 
toujours;  quelques  marchands,  eu  affaires  dans  le 
Levant,    remploient  peul-èlre;  deux  ou  trois  moines 

1,  Sur  rhetlcniHiiieitilien  en  général,  voir:  Iliiniphred  Hody,  De  GrtecLs 
illunlrUiuH.  l^ondres.  iT»2.  —  i^liristiiin  Hci-rner,  De  doclis  hoitiinibus 
grwcin  litlurarujn  i/rwcatiiin  in  llaliti  inxluuraturiOus,  Leip8i|i(,  1750.  — 
Cramer.  Pe  tirmcin  meiliiœvi  Hludiis,  StniiHund,  1848  cl  IS.'i;!.  — 
K.  L<;KraMd,  Ifthliof/raphie  hi;llénii/iie,  l'tiris,  1885,  2  vol.  —  C.-N.  Siillias, 
bocuinenlH  ini'dits  reiali/ii  à  l'hinloiie  de  la  Grèce  au  moyen  ùye,  l'aris, 
i888  (loin.  Vil). 


DiFFi:si;)-N    DL    Giu;c   K.N    ITAl.li:  3 

s'on  souviennent,  à  l'exemple  du  frère  mineur  Angelo 
tia  Cingoli,  qui,  au  xiv'  siècle,  avait  reçu  «la  langue 
grecque  en  don  spécial  de  Dieu».  Cependant  il  s'agis- 
sait là  d'une  langue  surtout  parlée,  non  écrite,  réservée 
au  commerce  et  à  lEglise,  apprise  empiriquement  ou 
reçue  en  grâce,  mais  que  personne  ne  se  chargeait 
d'enseigner  et  qu'ignoraient  les  humanistes. 

Au  début  du  (Juatlrocento,  les  copistes,  lorsqu'ils 
rencontraient  une  citation  grecque,  écrivaient  encore  en 
marge  du  texte  :  (jrœcum  est,  non  lefjitur.  Pétrarque 
possédait  un  Homère  qu'il  était  incapable  de  lire  : 
((  Mon  Homère,  avoue-l-il,  gîl  muet  à  côté  de  moi,  je 
suis  sourd  auprès  de  lui,  mais  cependant  je  jouis  de  sa 
vue  et  souvent  je  l'embrasse  '.  »  Boccace  s'imaginait  que 
le  nom  d'Achille  vient  de  l'alpha  privatif  et  du  mot 
yiAcç,  fourrage  :  celui  qui  a  grandi  sans  manger*. 
Donato  degli  Albanzani,  commentant  la  cinquième 
E(jlo(jue  de  Pétrarque,  reconnaissait  dans  le  berger 
Apitius  la  personnification  des  Orsini^.  C'est  alors  que 
Florence  apprend  qu'un  Grec  illustre.  Manuel  Chryso- 
loras,  est  de  passage  à  Venise,  où  il  traite  d'affaires 
d'Etat  pour  le  compte  de  son  souverain,  l'empereur 
Paléologue.  Deux  patriciens  de  Florence,  lîoberto 
de'  Rossi  et  Jacopo  da  Scarperia  vont  le  relancer  aus- 
sitôt; Jacopo  da  Scarperia,  retournant  avec  lui  à 
Constantinople,  ne  le  perd  plus  d'une  semelle;  tous 
les  Florentins  s'emploient  a  l'appeler,  depuis  Salutati, 
qui  agit  auprès  de  la  République,  jusqu'à  Niccoli,  qui 
stimule  le  zèle  des  savants  et  jusiju'à  Pallas  Strozzi  et 
Antonio  Corbinelli,  qui  olTrent  leur  bourse.  Tant  et  si 
bien  que,   cédant  à  des  sollicitations   si  unanimement 

1.  «  Homerus  luus  apud  me  mutus,  imo  vero  ego  apud  illuni  surdiis 
sum.  Gaudeo  tamen  vel  aspeclu  solo  et  siepe  illum  aniplexus  ac  sus- 
pirans  dico  :  0  magne  vir  quam  cupide  te  audirem  !  »  Pétrarque,  Ëpisl. 
fum.,  XVllI,  2. 

2.  Sur  les  études  de  Boccace,  voir  A.  Ilortis,  Sludi  sulle  opère  latine 
del  Boccaccio,  'Iriesle,  1S79. 

3.  «  Apitius  idesl  ilomus  Ursinorura,  nam  apitiosiis  idestcaivus  sine 
criuibus  et  ipsc  Lrsus  animal  sine  cauda  est;  sic  Apitius  pro  ipsa  domo 
Ursina  accipitur.  » 


4  LE    QUATTROCENTO 

empressées.  Manuel  consent  à  enseigner  publiquement 
le  grec  à  Florence  aux  appointements  de  cent  cin- 
quante florins  d'or  l'an. 

Il  y  arriva  au  mois  de  janvier  1397. 

Un  fait  considérable  s'accomplit.  Manuel  Ghrysolo- 
ras  ne  ressemble  point  à  ce  malheureux  Barlaam  qui, 
autour  de  1339,  avait  donné  des  leçons  à  Pétrarque;  il 
ne  ressemble  point  à  ce  rude  Léonce  Pilate  que  Boccace 
avait  appelé  à  Florence  et  logé  dans  sa  maison,  si 
fermé,  si  ignare  (|ue  Pétrarque,  jouant  avec  les  mots, 
pouvait  dire  :  «Ce  Lion  n'est  qu'un  gros  bœuf!  »  Ce 
n'est  point  une  cervelle  obtuse,  ime  barbe  pouilleuse, 
un  Calabrais  grossier,  à  rire  bestialement  des  admi- 
rables saillies  d'un  Térence.  Manuel  Chrysoloras  est  un 
Grec  véritable.  Il  est  de  Byzance;  il  est  noble;  il  est 
érudit;  outre  le  grec,  il  connaît  le  latin;  il  est  grave, 
doux,  religieux  et  prudent  ;  il  semble  né  à  la  vertu  et 
à  la  gloire;  il  possède  une  doctrine  extrême  et  la  science 
des  grandes  choses  ;  c'est  un  maître.  C'est  le  premier 
maître  grec  qui,  renouant  la  tradition,  se  soit  assis  de 
nouveau  sur  une  chaire  d  Italie  '. 

On  va  donc  connaître  les  lettres  grecques  que,  depuis 
sept  cents  ans,  personne  n'a  possédées  en  Italie'^.  On  va 
lire  Platon,  Homère,  Déuiosihène  dans  le  texte.  On  va 
s'abreuver  à  ces  sources  jaillissantes  «  d'où  l'on  croit 
qu'est  sorti  tout  ce  que  le  Lalium  possède  d'érudition 
et  dedoctrine».  I^e  grec,  c'est  plus  de  lumière,  plus  de 
sagesse,  plus  de  beauté;  c'est  plus  d'éloquence  cl  de 
poésie;  c'est  le  modèle  pur,  c'est  l'origine  splendide 
de  toute  grâce,  de  toute  pensée,  de  toute  érudition; 
c'est  la  quintessence  du  latin.   Quel  profit,  quel  sur- 

1.  '<  Qiiisenim  prœslantiurem  Maniicle  viruiii,  aiit  vidissc  aiit  legisse 
memintt,  qui  tv\  virttilciii,  a<l  (tloriaiii  sine  alla  diibitalionc  natiis 
eral?...  »  dit  fiiiarino.  —  Decciiiln'io  prcU-rid  «  (|iie  pour  sa  connais- 
sance (lc!i  leUrcs,  il  ne  semblait  pai  un  liuinnic,  mais  b.cn  quelque 
ange  ». 

2.  «  SeptinKnnliH  Jam  anni»  nemo  per  Ituliam  gni'caH  lillcras  Innuit, 
et  tamcn  ilortrina»  oinncii  ab  ii»  ettnn  confltemiir.  »  Lf.onaiidu  Diium, 
CominenlariuM  reruin  siiu  Ifinjiure  ijeslarum. 


DIFFUSION    DL'    (illEC    EN    ITALIE  5 

croît  (le  renomm<^o,  quelle  joie  et  quelle  émulation! 
Un  frémissement  s'empare  de  la  Florence  intellec- 
tuelle qui  se  met  à  l'étude  avec  une  sorte  de  volupté. 
Le  vieux  chancelier  Coluccio  Salutati,  tel  Gaton  qui  à 
soixante  ans  avait  abordé  «  la  discipline  argolique  »,  en 
oublie  son  âge,  la  mort  récente  de  sa  femme,  le  souci 
des  aiïaires  publiques  ;  il  se  sent  réchauffé  à  l'idée  de 
connaître  ces  éludes,  ravi  à  l'espérance  d'admirer  ces 
principes.  «  S'il  est  permis,  écrit-il  à  Jacopo  da  Scar- 
peria,  de  formuler  l'espoir  qu'aussi  tardivement  je 
puisse  balbutier  les  lettres  grecques,  oh  !  combien  mon 
ineptie  coûtera  de  patience  à  toi  et  à  Ghrysoloras!  De 
quel  éclat  de  rire  ne  vous  ferai-je  pas  partir  chaque 
jour'.  »  Leonardo  Bruni  abandonne  incontinent  les 
études  juridicjues  où  il  était  plongé  :  «  Hé  !  quoi, 
réfléchit-il,  dès  qu'il  le  serait  permis  de  connaître 
Platon,  Homère,  Démoslhène,  et  tous  les  autres  poètes, 
philosophes  et  orateurs  dont  on  raconte  tant  de  mer- 
veilles, et  de  parler  avec  eux,  et  de  t'imprégner  de 
leur  discipline  admirable...  tu  négligerais  celte  occa- 
sion qui  t'est  divinement  offerte'!  »  Pallas  Strozzi  fait 
venir  de  (irèce  «  des  livres  inlinis,  tous  à  ses  frais  ». 
Le  patriciat,  l'Eglise,  le  commerce,  la  jeunesse  imberbe 
et  la  vieillesse  chenue  s'asseyent  péle-méle  sous  la 
chaire  de  l'illustre  Byzantin.  Roberlo  de'  Rossi,  Jacopo 
da  Scarperia,  Antonio  Corbinelli,  Leonardo  Guslini 
rivalisent  de  zèle  ;  Niccolô  Niccoli  brille  au  premier 
rang;  Filippo  di  ser  LTgoliuo  laisse  sa  boutique  de 
notaire  ;  Ambrogio  Traversari  sort  de  son  couvent  des 
Angioli  ;  Pierpaolo  Vergerio,  déjà  connu,  accourt  de 
Venise.  On  sent  un  élan  admirable,  un  enthousiasme 

1.  j<  Ego,  si  spes  mihi  concipienda  fiierit,  ut  vel  sero  possim  çriBci» 
liltens  balbulire,  oh,  quanto  tibi,  quantoque  etiam  Manueli  patientiae 
labore  stabunt  ineptiib  me*?  »  Coluccio  Salltati,  Episl. 

2.  «  Tu,  cum  tibi  liceat  llomerum,  IMatoneni,  Deinosthenem,  ca^te- 
rosque  poetas  et  piiilosophos  et  oralores.  de  quibus  tanta  ac  tam  mira- 
biiia  circuiiiferuutur,  intueri  atque  una  colioqui,  ac  eorum  inirabili 
disciplina  iiiibui,  le  ipsuni  deseres  atque  destitues?  Tu  occasioneiii 
hanc  divinitus  tibi  oblatani  pritteruiittes?...  »  Leo.naudo  Brlm,  Commen- 
tarius. 


6  LE    QUATTROCENTO 

juvénile,  ot  que  si  Manuel  Chrysoloras  ne  resta  que 
irois  ans  à  Florence,  puisque  à  la  fin  du  mois  de  mar^ 
1400,  rappelé  par  son  empereur  ou  ellVayé  de  la  peste, 
il  en  était  déjà  parti,  les  germes  féconds,  riches  do  la 
moisson  prochaine,  sont  scmésf  Aussi  bien,  Guarino 
comparait-il  ce  sage  de  Byzance  à  un  rayon  de  soleil 
apparu  dans  les  ténèbres  et  aurait-il  voulu  que  l'Italie 
reconnaissante  dressât  des  arcs  de  triomphe  sur  son 
chemin'. 

Mais  ritalie  ne  se  contenta  pas  d'attendre  :  elle  alla 
chercher.  Sa  gloire  éternelle  est  d'avoir  hâté  de  toutes 
ses  forces,  par  tous  les  moyens,  cette  hardie  conquête 
d'un  vieux  monde.  Il  ne  suffisait  plus  à  sa  fièvre  d'érudi- 
tion de  guetter  les  occasions  heureuses  et  de  demeurer 
inerte  jusqu'à  ce  qu'un  hasard  propice  lui  rapportât  de 
l'Orient,  où  le  soleil  se  lève,  quelque  étincelle  ou 
quelque  rayon.  Il  lui  fallait  partir  elle-même,  recueillir 
là-bas,  sur  les  lieux,  sur  le  champ,  ces  trésors  de 
sagesse  et  de  beauté  dont  elle  avait  été  trop  longtemps 
frustrée  et  qui  restaient  à  la  merci  du  moindre 
accident,  d'un  incendie,  d'une  révolution,  d'un  coup 
de  main  du  Turc.  On  peut  sourire  de  la  jactance 
des  humanistes  d'Italie  :  il  convient  encore  de  ne  pas 
oublier  leur  merveilleuse  ferveur.  Dans  leur  impatience 
de  savoir,  ils  n'hésitèrent  |)oint  à  affronter  l'inconnu, 
la  pauvreté,  l'exil'^;  à  courir  les  aventures  des  longs 
voyages,  des  longs  séjours  de  l'autre  côté  de  la  mer; 
eux,  savants,  h  se  remettre  à  l'école;  eux,  pénétrés 
jusqu'à  la  fatuité  de  leur  imj)ortance,  à  se  soumettre 
aux  plus  viles  besognes  :  tout  cela  pour  dérober  au 
vieil  empire  (jui  s'écroulait  quel([ue  manuscrit  (ju'ils 
rapportaient  tendrement  serré  sur  leur  cœur.  Aussi 
bien,  les  noms  des  Ciriaco,  des  Angiolo,  des  Tortello, 

1.  Vcdpasijino  dit:  «  Pu  tfinlo  il  frutlo  clic*  sc;,'iiitii  délia  vciiiil.i  di 
ManiKîllo  rlu;  iiifiru!  al  pn-scnlc  di  si  (■(»lp)iii>  dl  friiUi  dclln  vciuil.i  di 
Maniiflio  in  lliiliii.  »  17//,',  i).  21'!    —  Cf.   Ki.avio  IJioniki,   Operti,  i>.  :t4(i. 

2.  i+;n(;n«-Sylviiis  rlil  :  «  Sniii»»  l-filiiKiniiii  snlis  vidori  doclus  poleriit, 
nisi  pcr  tcnipiiA  (ioriHlaiilinopoli  stluduisiiel.  n  Opi-ra,  p.  lUu. 


DIFFUSION    D»'    OIIFC    EN    ITALIF  7 

dos  Tifornate,  des  Guarino,  des  Aurispa,  des  Fileifo 
(loi  vont-ils  (Hro  signalés  à  rolornelle  reconnaissance  des 
lo Lires. 

Guarino  passa  cinq  ans  h  Byzance,  de  1403  îi  1408, 
où  on  même  temps  (pril  oxpôdie  les  alTaires  commer- 
ciales de  son  patron,  Paolo  Zane,  il  apprend  le  grec 
dans  la  maison  de  Miinnel  Chrysoloras,  qui  l'a  pris  avec 
lui;  c'est  Manuel  lui-même,  plus  tard  le  neveu  de 
Manuel,  Ghrysococcas,  qui  le  lui  enseignent;  au  milieu 
de  la  ville  grandiose,  qu'il  appelle  «  sa  bienfaisante 
nourrice  »,  belle  d'églises,  de  palais,  de  cirques,  d'aque- 
ducs, do  colonnes,  d'obélisques,  il  se  réfugie  dans  son 
petit  cabinet  de  travail,  à  l'ombre  des  cyprès,  et  parfois 
pour  se  distraire  de  la  lecture,  il  se  promène  dans  lo 
jardin  suspendu  qui  lui  est  attenant'.  A  Byzance  où 
il  est  on  séjour  do  li21  à  142:^,  Aurispa  vend  ses  babits 
pour  aclieter  des  livres  :  <(  Pour  des  livres,  écrit-il,  j'ai 
déployé  toute  industrie,  donné  tout  argent  et  souvent 
des  babits.  Car  je  me  rappelle  qu'à  Byzance,  j'ai  donné 
des  babits  à  ces  Grecs  pour  en  recevoir  des  manuscrits, 
chose  de  latiuolle  je  n'éprouve  ni  bonté,  ni  cbagrin-.  » 
A  Byzance,  où  de  1420  à  1427  il  a  passé  sept  années 
de  sa  jeunesse,  les  plus  belles  de  sa  vie,  Fileifo  suit  la 
discipline  de  Jean  C^brysoloras  d'abord,  de  Ghrysococcas 
ensuite,  sert  lo  Paléologue  en  des  commissions  et  des 
ambassades,  épouse  la  11  lie  de  son  maître  Ghrysoloras, 
Théodora,  achète  des  livres,  adopte  de  cet  Orient  qui 
est  presque  devenu  son  pays  les  mœurs,  la  pompe,  la 
morgue,  jusqu'à  la  longue  barbe. 

Lors(iuo,  riches  de  leur  fraîche  science,  pressés  de 
choses  à  dire,  détonteiLrs  de  manuscrits  précieux,  ces 
italiens  reviennent  dans  leur  pays,  l'Italie  se  les  arrache. 
Florence  les  garde.  En  lilO,  sur  l'initiative  de  Niccolô 

1.  «  Oiunia  te  narrante  reeenseo,  écrit-il  à  Chrysoloras...,  tuas 
ciipressos,  et  aliquamlo  studioli  mei  diversorinn»  hortnm  pensilem.  » 

2.  «  Eu:o  onineni  iminslriain,  onine  argentnni,  vesliinenta  siepe  pro 
libris  deili.  Nam  niemini  Gonstantinopoli  Grifculis  islis  vestinienta 
•  ledisse.,  ut  codices  acciperem  ;  oujus  rei  nec  pudet,  nec  pœnitet.  »  Voir 
Traveusaiu,  Epistolw,  éd.  Melius,  p.  1020  et  sq. 


8  I.E    QUATTROCENTO 

Niccoli,  elle  am-le  Guarino.  devenu  blanc  dans  l'exil, 
«joyeux,  sain  et  sauf,  quoique  pauvre'»  ;  en  1425,  elle 
accueille  Aurispa;  eu  1429,  elle  accueille  Filelfo.  La 
munilicence  privée,  l'or  péniblement  g;agnc  dans  les 
comptoirs  et  dans  les  banques,  l'argent  public  dérobé 
aux  guerres  et  aux  entreprises  nationales  est  employé 
à  subvenir  à  ces  nominations  qu'on  désigne  sous  le  nom 
de  condotta.  Guarino  loge  chez  Antonio  Corbiuelli, 
Aurispa  loge  chez  les  Strozzi,  Guarino  commence  à 
enseigner  aux  frais  du  patriciat.  Aurispa  apporte  trois 
cents  livres.  Filelfo  explique  Homère,  Thucydide, 
Xénophon;  qu'importe,  s'il  est  fat,  se  pavane  dans  les 
rues,  fait  montre  de  ses  richesses,  de  ses  connaissances, 
de  ses  esclaves?  Il  sait  le  grec.  Alors,  les  plus  belles 
dames  lui  cèdent  le  pas  dans  la  rue,  les  vieillards  se 
découvrent,  Cosme  de  Médicis  le  visite,  deux  ou  trois 
cents  auditeurs l'écoutent,  venus  de  France,  d'Espagne, 
d'Allemagne,  de  Chypre;  la  république  avait  donné 
cent  cinquante  florins  à  Chrysoloras,  elle  lui  en  accorde 
trois  cents. 

Sans  doute  qu'il  est  difficile  de  retenir  longtemps  ces 
célébrités  qui  sont  de  requête  et  d'humeur  voyageuses  . 
Chyrsoloras  n'était  demeuré  que  trois  ans  k  Florence  î 
pareillement  Guarino  n'y  reste  que  quatre  ans,  Aurispa 
que  deux,  Filelfo  que  cinq.  C'est  assez  pour  qu'enl'espace 
de  quarante  ans  le  grec  ait  été  révélé  à  Florence.  De 
1397  où  arriva  Chrysoloras  jusqu'à  1434  où  partit  Filelfo, 
le  zèle  érudit  a  pu  se  ralentir,  il  ne  s'est  jamais  éteint 
complètement.  Un  travail  sourd  s'est  accompli  au  fond 
des  intelligences.  La  lleuren  bouton  va  s'épanouir.  Désor- 
mais, Florence  n'a  plus  besoin  de  maîtres  étrangers, 
|)uisqu'à  leur  tour  ses  élèves  sont  devenus  des  maîlres. 
Elle  possèdeune  grammaire,  les /sVo/r//i«/^/  de  (Chrysoloras 
qui  viennent  de  paraîlreà  Milan;  elle  possède  deslivres, 
—  «  sans  livre  que  peut-on  faire?  »  demandait  le  libraire 

1.  «  LnitiiM  et  sospes  venin,  sed  paiiper.  »  II.  Sabbadini,  La  Scuola  e 
gli  $luUi  di  (Juarino,  Cutatio,  18'J0,  p.  13. 


LIFFLSIO.N    DU    GIIEC    EN    ITALIE  9 

Vespasiano  ;  —  elle  possède  dos  phalanges  de  copistes  qui 
prGj)agenl  ces  trésors  et  des  phalanges  d'éruditsqui  les 
traduisent  en  hilin'.  Et  durant  ces  quarante  premières 
années  d'assimilation  laborieuse,  ce  qu'elle  avait  accu- 
mulé pôle-mêle,  ce  qu'elle  avait  compris,  ce  qu'elle 
avait  réussi  à  aimer,  un  spectacle  étrangement  instructif 
nous  le  montre  :  la  fai^on  dont  elle  accueillit  le  Concile 
d'union  qui  en  1439  se  réunit  dans  ses  murs. 

Premier  concile  u'cuménique  depuis  celui  tenu 
en  8()9,  ce  Concile  qu'on  avait  convoqué  pour  apaiser  les 
querelles  dogmatiques  des  deux  Eglises,  avait  siégé  à 
Ferrare  l'année  précédente.  La  peste  l'en  chassa.  Il  se 
transporta  à  Florence  où  son  inlluence  va  être  décisive 
pour  les  destinées  intellectuelles  de  la  cité. 

C'est  le  16  février  1  i39  que  l'empereur  Jean  Paléo- 
logue  lit  son  entrée  solennelle  à  Florence.  Il  était  accom- 
pagné de  sa  cour,  de  son  clergé,  de  ses  écoles.  Il  déve- 
loppait un  brillant  cortège,  qui  ajoutait  à  la  joie  d'une 
ville  en  fête,  —  c'était  un  dimanche,  —  la  pompe  d'un 
apparat  splendide,  l'éclat  des  pierreries,  la  magnilicence 
de  costumes  superbes,  où,  à  côté  de  la  robe  grise  des 
moines  et  de  la  tunique  noire  des  prêtres  séculiers,  se 
détachaient  les  chapeaux  de  soie  rouge  et  de  fourrure 
des  apocrisiaires  du  prince  de  Valachie,  la  chape  bleue 
eties  pectorals  garnis  de  reliques  des  patriarches  et,  |)lus 
magniliques  encore,  le  pallium  d'or  et  la  robe  pourpre  que 
traînait  l'empereur-.  Il  y  avait  là  Pléthon,  octogénaire 
tranquille  et  sage;  son  élève  Bessarion,  fraîchement 
nommé  archevêque  de  Nicée,  Scolarios,  Marc  d'Ephèse, 

1.  Jacopo  (la  Scarperia  traduit  la  Cosmographie  de  Ptolémée  ;  lloberto 
de"  Rossi,  des  IVaj^menls  d'Arislute  ;  l'allas  Strozzi,  des  fragments  de 
Plutarque  et  de  l^laton.  Ambrogio  Traversari  traduit  Basile,  Ghrysos- 
toine,  les  )7esde  Diogène  Laërce,  l'œuvre  entière  de  Denys  d'Aréopage. 
A"apito  Cenci  traduit  Aristide  ;  Vergerio,  Arrien  ;  Filclfu,  Lysias  et  la 
Riiélorique  d'Aristote.  Leonardo  Bruni,  le  plus  empressé  de  tous,  tra- 
duit le  Discours  sur  la  littérature  païenne  de  Basile,  les  Harangues  de 
Démosthéne,  les  Vies  de  Plutaniue  ;  il  traduit  VEtliique  et  la  Politique 
d'Aristote;  il  traduit  le  l'hédon,  le  Gorgias,  le  Criton,  V Apologie  et  les 
Lettres  de  Platon. 

2.  Henri  Vast,  Le  Cardinal  Bessarion,  Paris,  1818,  p.  62  et  75. 


<0  LE    QUATTROCENTO 

Antoine  (riI/Taclrv-^,  Isidore  de  Russie;  toute  la  théo- 
logie et  lonio  la  doctrine;  toute  l'intelligence  et  tous 
les  livres.  l)..ns  les  rues  de  Florence  ébahie  qui  regarde, 
c'est  la  Grèce  qui  passe,  la  Grèce  vivante,  la  Grèce  dans 
ce  qu'elle  o. Ire  de  plus  haut,  de  plus  riche,  de  plus  pur. 
Et  pour  que  ces  Grecs,  réprouvés  depuis  Photius  comme 
des  schisniatiques  endurcis,  fussent  accueillis  au  son  des 
trompettes,  royalement  hospités  par  la  Curie,  le  patri- 
ciat  et  les  Médicis,  fcstoyés  par  le  peuple,  salués  dans 
leur  langue  par  Leonardo  Bruni,  il  fallait  que  quelque 
chose  se  fût  passé,  il  fallaitque  la  pensée  se  fût  exhaussée 
et  élargie.  Ce  ne  sont  plus  des  étrangers,  des  renégats, 
des  impies  qu'on  accueille,  ce  sont  les  descendants 
vé.i tables  des  Platon,  des  Aristote,  des  Homère,  des 
Démosthène,  des  Thucydide.  A  Sainte-Marie-Xouvelle 
se  dressent  deux  tiônes  érigés  à  la  même  hauteur  : 
l'un  est  destiné  au  pape  de  Rome,  Eugène  IV;  l'autre  à 
l'empereur  d'Orient,  Jean  Paléologue. 

Pour  la  première  fois  dans  le  monde  moderne,  les 
deux  g.mies  d'Orient  et  d'Occident  prennent  contact. 
Du  16f.'vrier  li-39au  6  juillet  que  dure  le  Concile,  les 
deux  vieilles  civilisations  de  l'Hellade  et  de  l'Italie, qui 
avaient  illuminé  le  monde,  se  retrouvent;  elles  se 
repoussent,  s'attaquent,  se  circonviennent,  se  saisissent 
et  se  pénètrent.  Car  il  ne  faut  pas  qu'on  s'y  trompe, 
au-dessus  des  questions  dogmatiques  du  Filioque  et  de  la 
supréniali<'  de  l'Eglise  romaine,  di'battues  à  Sainte- 
Marie-Nouvelle  avec  toute  la  subtilité  qui  convient,  la 
guerre  est  di'clarée  entre  les- deux  races,  les  deux  âmes, 
les  deux  cultures.  C'i'st  à  qui  dans  cette  joute  des  intel- 
ligences se  montrera  le  plus  armé  et  le  plus  vaillant. 
Déj.'i,  alors  (|ue  le  Coiu'ilc  était  réuni  à  Ferrare,  un 
médecin  siennois,  nomnn'  Ugo  Ren/.i,  avait  oll'erl  aux 
Grecs,  invités  à  dîner  dans  sa  maison,  de  soutenir 
contre  eux  l'oiiinion  d'Aiistote  cm  de  Platon  à  leur 
choix;  le  combaL  s'engagea  devant  le  vieux  maripiis 
Niccolô  d'Esté  qui  écoute,  et  Ugo  Benzi  y  témoigne  d'une. 


DIFFLSION    DU    GRKC    EN    ITALIE  11 

telle  (loclrine  et  d'une  telle  virtuosité  <(  qu'il  apparut 
manifeste,  écrit  yEneas-Sylvius,  que  les  Latins,  qui 
avaient  jadis  surpassé  les  Grecs  par  les  arts  de  la  guerre 
et  la  ^^loirc  des  armes,  les  surpassaient  encore  à  notre 
époque  |)cir  les  lettres  et  l'érudition*  ».  La  dispute  ainsi 
engagée  se  poursuit.  Chaque  jour,  à  Florence  comme 
h  Ferrure,  les  opinions  se  choquent  et  les  forces  se 
mesurent.  Des  idées  s'échangent.  Des  sympathies  se 
nouent.  D'aimuhles  réunions  privées  alternent  avec  les 
séances  oflicicdles,  où  l'on  se  repose  de  tant  de  dogma- 
tique autour  des  tahles  somptueuses,  dans  le  silence 
des  hauts  palais,  dans  l'atmosphère  sereine  de  la 
science'. 

Gémiste  Pléthon,  austère  figure  de  législateur,  de 
l)r(>plièle  et  de  sage,  riche  d'une  pensée  haute  et  ample, 
y  triomphe.  «  Comhien  s'étonnaient  les  Latins,  écrit 
Hieronymos,  de  la  sagesse,  de  la  vertu,  de  la  force  de 
discours  de  cet  homme  !  Plus  brillant  que  le  soleil,  il 
resplendissait  parmi  eux.  Les  uns  l'exaltaient  comme 
le  maître  et  hienlaileur  des  hommes;  les  autres  le 
nommaient  Socrate  et  Platon  •'.  »  A  son  tour,  Pléthon 
trouve  à  qui  parler  dans  cette  Italie  affinée,  toute  de 
sang  et  de  nerfs;  le  camaldule  Traversari,  l'humaniste 
Bruni,  le  bibliomane  Aurispa,  le  pédagogue  Guarino, 
le  médecin  Benzi,  le  cardinal  Cesarini  lui  paraissent 
des  esprits  d'avanl-garde,  j)r(q)res  à  hiUer  la  Renais- 
sance qu'il  prévoit.  «  J'ai  lié  commerce  avec  eux, 
répond-il  gravement  à  Scolarios,  et  je  sais  ce  que 
vaut  leur  sagesse''.  »  Grâce  à  ce  contact  journalier  des 
deux  peuples,  l'union  peut  se  faire. 

Elle  fut  proclamée  le  6  juillet  1439,  dans  le  dôme  de 

1.  «  Palaiu  faclum  est  Lalinos  honiines  qui  jaiu  prideni  bellicis 
artibus  et  aniiopum  gloria  Gra'cos  superaverant,  letate  nostra  eliam 
litteris  et  oiiinium  (loctrinariim  geaere  anteire.  »  Europa,  cti.  52. 

2.  C'est  ainsi  que  Syropoulos  nous  rappelle  les  beaux  repas  qu'of- 
fraient, à  Kerrare,  le  pape,  le  cardinal  Cesarini,  Isidore  de  Russie. 

3.  «  ...  llàXtcova  ô'ot  8à  xa't  i!a)y.pàTr|V  (ovôfxal^ov.  »  Alexandre,  Trailé 
des  lois,  Paris,  1858,  app.  p.  377. 

t.  «  'Ilfjiî;;  5s  y.a'i  èvîT-jyoïAîv  xal  o'.'a  t;;  âartv  a-jTtov  y;  <7o:pix  ëyvwfiEv.  » 
Gass,  Gennudius  und  Ple'lho,  Breslau,  1844,  2  vol.,  II,  p   56. 


12'  LE    QUATTROCENTO 

Florence,  en  une  cérémonie  auguste  où  le  Pape  et 
TEmpereur  étaient  présents,  les  deux  clergés,  les  digni- 
taires, les  gentilshommes,  la  foule. 

Le  pape  célébra  la  messe,  des  engagements  mutuels 
furent  jurés  solennellement  et  lecture  fut  donnée  du 
décret  d'union,  qu'Ambrogio  Traversari  avait  de  sa 
propre  main  colligé  dans  les  doux  langues. 

F'iorence  eut  raison  de  donner  à  cette  cérémonie  toute 
la  pompe  et  toute  la  majesté  dont  elle  était  capable.  Une 
union  plus  valide  que  l'accord  éphémère  de  deux  théo- 
logies venait  d'être  faite  :  l'accord  de  deux  esprits. 
L'entente  des  deux  Eglises  dura  autant  que  les  intérêts 
politiques  qui  l'avaient  commandée;  au  contraire,  au 
mariage  de  la  Grèce  avec  l'Italie  était  promis  un 
brillant  avenir. 

II 

De  Florence  qui  fut  la  première  ville  à  accueillir  le 
grec  classique,  le  grec  se  répandit   dans  toute  l'Italie. 

Il  est  malaisé  de  suivre,  à  travers  la  Péninsule  agitée 
et  durant  le  siècle  agité,  ce  mouvement  de  dillusion 
qui  n'obéit  à  aucune  règle  et  dont  l'arrivée  de  Chryso- 
loras  à  Florence,  la  réunion  du  Concile  d'union  à 
Ferrare,  la  prise  de  Gonstantinople  par  le  Turc  marquent 
quelques  moments.  Cependant  deux  ou  trois  faits  et 
deux  ou  trois  dates  sont  signiiicalifs. 

Avant  1390,  il  n'y  avait  aucun  Italien  érudit  qui 
connût  le  grec:  en  1476,  Milan  imprime  le  premier 
livre  gr.îc  qu'ait  possédé  le  monde,  une  grammaire 
grecque  et  une  grammaire  grecque  destinée  à  une 
jeune  fille.  Pétrarque  possédait  un  Homère  (|u'il  iw; 
pouvait  pas  lire;  en  liHH,  |)araîl  l'édition  priiiceps  de 
V Iliade  et  VOih/ssrc.  En  14213,  à  Venise,  deux  patri- 
ciens uccueilliMit  rem|)ereur  Paléologue  dans  su  langue. 
En  1449,  àV^'nisc,  Lauro  Ouirini  expli([ue  dans  la  rue 
FEthiquc  d'Arislotc.  En  1450,  à  Himini,  Sigismond  Mala- 


DIFFUSION    DU    GREC    EN    ITALIE  13 

lesta  colloque  dans  son  église  la  dépouille  de  Gémistc 
Pléthon,  qu'il  a  fait  rechercher  en  Orient.  En  1478, 
à  Manloue,  Demetrios  Moschos  dédie  au  marquis  de 
Gonzague  sa  comédie  grecque  de  Neera.  A  la  môme 
époque,  Ermolao  Barharo  lit  u  la  lueur  des  premiers 
rayons  du  soleil  les  Idylles  de  Théocrite  à  la  jeunesse 
dorée  réunie  dans  son  palais;  Ercole  Strozzi  de  Ferrare 
entreprend  de  chauler  en  grec  la  Guerre  des  Géants^  et 
le  pore  d'Ercole  Strozzi,  Tito-Vespasiano,  exalte  en 
hexamètres  la  princesse  Blanche,  qui  compose  des  vers 
grecs ^ 

Acclimaté  par  les  maîtres  d'Orient  ou  par  les  maîtres 
d'Italie,  le  grec  a  pénétré  dans  chaque  province,  on 
peut  dire  dans  chaque  l|niversité  et  chaque  cour.  Et  ce 
n'est  pas  une  des  moindres  surprises  de  cette  époque 
si  fertile  en  surprises  que  de  voir  Uome,  citadelle  de 
la  culture  latine,  ouvrir  toute  grande  sa  hihliothèquc 
vaticaiie  aux  heautés  dangereuses  d'une  pensée  pro- 
fane ou  schismatique.  Car  c'est  hien  la  Grèce  entière, 
classée,  étiquetée,  mise  à  la  portée  de  chacun  dans 
un  latin  clair  et  dans  des  manuscrits  splendides  que 
le  pape  humaniste  Nicolas  V  rèvc  d'aligner  dans  son 
palais.  Impatient,  nerveux,  hilieux,  distribuant  l'ou- 
vrage, réparlissant  les  journées,  il  met  en  quelque  sorte 
la  Grèce  en  coupe  de  traduclion  réglée.  H  partage 
Aristote  enlre  Trapezuntios,  Gaza,  Tifernate  ;  donne 
Thucydide  et  Hérodote  à  Valla  ;  Diodore  à  Poggio; 
Appien  à  Decemhrio  ;  Théophraste  à  Gaza;  IHoîémée  à 
Traj)ezuntios  ;  Epictète  à  Perotti,  Homère  à  Marsuppini. 
«Tu  nous  as  ordonné,  lui  dit  Valla,  à  nous  qui  parlons 
les  deux  langues,  de  mettre  autant  que  possible  la 
Grèce  à  tes  pieds,  c'est-à-dire  de  traduire  des  livres 
grecs  en  latin.  »  Le  roi  de  Naples,  Alphonse,  partage 
celle   passion,  u  S'il    y  avait  eu,  écrit  Vespasiano,  un 

1.  ♦  Sive  lied  faciles  uumeris  iiicludere  versus, 

Libéra  sou  peJibus  coiiipouere  verba  sdIuIIs, 
Sive  quid  ijisa  ])aras  (jrajie  uon  inscia  lingu.t.  » 


14  LK    QUATTROCENTO 

autre  pape  Nicolas  et  un  autre  roi  Alphonse,  il  ne 
restait  chez  les  Grecs  aucun  livre  qui  ne  fût  traduit.  » 
Federigo  di  Montefellro,  prince  d'Urbin,  achète  tout 
ce  qu'il  peut  acheter  :  Arislote,  Platon,  Homère,  So- 
phocle, Pindare,  Mènandre,  les  Vies  de  Plutarque,  la 
Cosmographie  de  Ptoléméc,  Hérodote,  Pausanias,  Thu- 
cydide, Polyhe,  DémosLhcne,  E;chinii,  Plotin,  Hippo-. 
crate,  Galien,  Xénophon,  tous  les  docteurs  et  tous  les 
pères.  Avecles  livres,  ont  fait  venir  les  gens.  L'un  des 
premiers,  Pallas  Slrozzi,  exilé  à  Manloue,  entretient 
deux  Grecs,  Jean  Argyropoalos  et  Andronic  Callistos, 
qui,  pour  le  consoler  de  ses  chagrins,  lui  lisent  Platon 
et  Aristote  :  lorsqu'il  se  promène  dans  les  rues,  il 
marche  llanqué  des  deux  savants,  «  et  il  n'y  avait  per- 
sonne, ni  petit,  ni  grand,  qui  ne  lui  tirât  son  bonnet». 
Un  des  derniers,  le  prince  Alberto  Pio  deCarpi,  héberge 
le  Grec  Marc  Musuros  à  qui  il  adonné  la  jouissance  d'un 
Poclere  :  «  Ce  petit  bien,  écrit  le  Cretois,  suffit  à  tout  ce  qui 
m'est  nécessaire  en  blé,  en  vin,  en  huile,  en  fromage 
et  par  sa  belle  position  m'offre  une  tranquillité  par- 
faite ^  »  A  Bologne,  le  cardinal  Bessarion  tient  une  sorte 
de  cour  érudite  et  d'académie  mondaine,  où  Italiens 
et  Grecs  se  réunissent  dans  le  luxe  de  belles  salles,  de 
beaux  livres,  de  divins  banquets.  Guarino  enseigne  le 
grec  à  Ferrare.  Vittorino  l'enseigne  à  Mantoue.  Filelfo 
l'enseigne  à  Milan.  Demetrios  Ghalcondylas  l'enseigne 
à  Padoue,  Théodore  Gaza  à  Naples,  Constantin  Las- 
caris  à  Messine. 

Le  grec  est  le  complément  obligé  de  toute  éducation 
soignée'-.  H  n'est  plus  seulement  considéré  comme  une 
parure  de  l'esprit,  mais  pour  les  latinistes  comme  une 

1.  «  IIp^ç  «  vàp  Ttîaav  ûndipx*(  tûv  àvaYxafwv  çopàv  èntTy,8ïtov  Stà 
Tii  T-?,c  0(<7e(i>(  evç'jc;,  iftoy  Te,  |Spoji''o\>Te  -/.al  D.afou  xai  TupbtvTo;.  »  Fir- 
ptnin-Didot,  Aide  Munuce,  Paris,  ÏHlô  p.  .'iOiJ. 

2.  Il  est  aussi  une  occusinti  de  double  giiin  pour  les  humanistes. 
«  Lniirentiiis  Valla,  raconte  l'ontano,  cuin  ab  eo  qua'sissct  Nicolau» 
Quintus  PontiTex  Maxiinus  cur  senex  jain  et  in  latinis  lilteris  corisu- 
inatns  tarito  studio  griLM-.as  disceret  :  ut  diipliccui,  iiii|uit,  abs  lo,  l'oii- 
tifex,  mcrcedem  accipiani.  »  Po.fTAXo,  De  l'rincipe. 


DIFFUSION    1J[     C.r'.KC    EN    IIALIE  15 

iiéct'ssilé  sci(Mitifîqiie.  <(  Sans  l^  grec,  aflirmo  Guariiio, 
on  110  peut  (îuiiiiailre  le  latin.  »  <«  S'il  n'y  avait  pas  eu 
de  letlres  grec(ines,  ajoute  Codro  Urceo,  les  Latins 
n'auraient  aucune  érudition'.  »  «  Ceux  qui  ne  se  sont 
pas  imbus  des  diseijdincs  grcccjucs,  dit  Filotico,  errent 
dans  les  ténèbres  comme  des  aveugles'.  »  «  Un  poète 
qui  ignore  le  grec,  prétend  Basini,  n'est  pas  un  vrai 
poète '^  »  «  S'il  est  beau,  assure  Carleromacbos,  de  se 
dislinguer  quand  on  écrit  sa  propre  langue,  il  est 
encore  plus  remarquable  d'écrire  dans  ufle  langue 
étrangère,  surtout  dans  la  langue  grecque.  »  Aussi 
bien,  les  uns  et  les  autres  tâchent  d'écrire  dans  cette 
langue  givcque,  ([ui  au  dire  de  Conslanlin  Lascaris,  est 
plus  cultivée  en  Italie  qu'en  son  pays  ''.  Celle-ci  n'est  pas 
seulement  enseignée  aux  jeunes  gens,  mais  encore 
aux  jeunes  filles  :  à  huit  ans,  la  i)etite  Gecilia  Gon- 
sague  sait  déjà  lire  et  écrire  le  grec;  Ippolita  Sforza, 
reine  de  Naples,  emporte  dans  sa  corbeille  d'épousée 
les  Ecaiifj'des  en  grec  ;  Battista  Sforza,  princesse  d'Urbin 
s'amuse  avec  l'humaniste  Filetico  de  la  mauvaise  pro- 
nonciation grecque  d'un  de  sci  familiers;  tellement 
qu'on  peut  assurer  que,  dès  la  seconde  moitié  du 
XV*  siècle,  il  n'est  pas  d'esprit  honnête  qui  ne  sache  le 
grec  ou  ne  désire  le  savoir. 

((  A  noire  époque,  écrit  Aide  Manuce,  on  peut  voir 
beaucoup  de  Gâtons,  c'est-à-dire  de  vieillards,  qui  dans 
leur  vieillesse  apprennent  le  grec.  Car  des  petits 
adolescents  et  des  jeunes   hommes   qui    s'y  adonnent 

1.  «  Nisi  litteniî  grtecnB  essent,  Latiai  nihil  eruiiitionis  haberent.  » 
CoDKo  Uhi:eu,  0/jera,  p.  92. 

•2.  «  Per  tenebras  pi-ofecto  vagantur,  tamquam  cieci,  qui  crfecis  non 
suiit  disciplinis  iiubuti.  »  Pecci,  Conlribulo  alla  storia  tleç/li  umanisli 
nel  Lazio,  p.  483. 

3.  «  Quis  ferat  indocli  temeraria  iurgia  vulgi, 
Diiiu  piitat  Ausonios  Gru?cis  sine  posse  poetas 
Aiiibus  e  niedio  deducere  verlice  Musas 
Parnassi?...  » 

Anecdota  letlerana,  Rome,  1713,  p.  405. 

4.  «  Kai  [xâXXov  Â(5yoî  aùtôiv  àv  'IraXta  7\  âv  'EXXâSt  âyâveio  StaTicTuve- 
•/îï;  ô'jTrjyat;  xoj  yévou;.  »  Iriarte,  Regiae  bibliolhecœ  matrilensis  codi- 
cen  Grœci," Madrid,  1769,  2  vol.,  1,  p.  186. 


16  LE    QUATTROCENTO 

lo  nombro  est  presque  aussi  considérable  que  le 
nombre  de  ceux  qui  s'adonnent  au  latin '.  »  Les 
grands  seigneurs  se  montrent  curieux  de  lettres 
grecques;  traduire  une  vie  de  Plutarque,  un  traité 
d'Aristotc,  un  dialogue  de  Platon,  est  une  occupation 
patricienne;  et,  tandis  que  jadis  les  copistes  laissaient 
en  blanc  les  passages  grecs,  aujourd'hui  il  est  réputé 
galant  d'émailler  sou  discours  ou  sa  lettre  de  citations 
helléniques.  On  échange  des  correspondances  en  grec, 
on  compose  des  épigrammes  en  grec,  on  prononce 
des  discours  en  grec.  En  1500,  Aide  Manuce  cl  ses  amis 
fondent  à  Venise  une  académie  savante,  où  il  est 
défendu  '<  de  converser  entre  soi  autrement  qu'on 
langue  grecque  ».  «  Que  si  quelqu'un  s'exprime  dilTérem- 
meat  parmi  nous,  est-il  écrit,  soit  à  dessein,  soit  par 
inadvertance,  il  paiera  comme  amende  une  petite  pièce 
d'argent.  H  n'est  établi  aucune  amende  pour  les  solé- 
cismes,  à  moins  toutefois  qu'ils  ne  soient  commis  à 
dessein  et  de  propos  délibéré-.  »  Regardons  qui  eu  fait 
partie  :  on  y  trouve,  outre  les  professionnels,  un  pro- 
curateur de  Saint-Marc,  trois  sénateurs,  deux  cardinaux, 
trois  médecins,  un  architecte,  des  nobles,  des  bourgeois, 
des  étrangers. 

III 

Dans  cette  pénétration  de  la  Grèce  par  l'Italie,  les 
Grecs  de  Byzance,  de  Sparte,  d'Athènes,  du  continent 
pélasgique  et  des  îles,  ont  joué  un  rôle  qui,  s'il  est 
moins  prépondérant  qu'on  ne  s'est  plu  à  le  dire,  ne 
doit  point  cependant  être  négligé. 

i.  «  Noslris  vero  leinpnribiis  mullos  licel  videre  Calones,  hoc  est, 
leriCH  iii  seiKictute  gni*cc  ciisrerc.  Nain  adolosciMilulonini  et  jiiveniiiiii, 
gruicii  incuiiibcntiuiii,  jnin  tiiiitiis  est  tiiitiicriis,  (|iiiirit(is  coriiiii  est 
latinJB.  »  Ai.DK  Maxick,  Préface  île  l'Or/funon  tl'Arislule,  éd.  de  li'Jj. 

"2.  «  Kr  Tt;  îk  aAA«i>;  StaXiyotro  f,iv  juv  i)  iÇitî'TÔi;...  ^/jixi/i  jctîw  à^yj^ilio-t 
ev,  inoTTAii  iv  fjyr^  toCto  icoimv.  iloÀotxtTiiov  Si  |Ar,  xi:t(/<o  ï.',[x:a.  ei  \>.r, 
«0''  nt,  ir:(r?)2«0<i)v  i$a|i.xpToi  xxt  Zi\>:o.  u  Firmin-Uidot,  op.  c,  ]>.  VM'i. 


DIFFL'SION    DL'    GREC    EN    ITALIE  17 

La  )'a[)i(le  déchéance  de  l'empire  d'Orient,  la  Renais- 
sarice  contemporaine  de  l'Ilalie,  l'Union  accomplie  des 
<leiix  églises  orthodoxe  et  catholique,  la  prise  de  Cons- 
tant inople  par  le  Turc  furent  autant  de  raisons  qui  pous- 
sèrent les  Grecs  à  passer  l'eau  et  à  venir  tenter  dans  la 
Péninsule  une  fortune   qu'ils  espéraient   brillante. 

Quelques-uns  de  ces  émigrés  sont  illustres;  ils  sont 
nobles;  savants;  ils  sont  dignitaires  de  l'Eglise  ou  de 
ri'jnpire;  ce  sontenx  que  l'Ilalie  conserve.  On  a  vu  avec 
<|uel  enthousiasme  elle  salua  l'arrivée  de  Chrysoloras 
qui  s'est   converti  au  catholicisme,  a  snivi  le   Concile 
de  Constance,  y  est  mort  et  y  fut  solennellement  enterré. 
Georges  Trape/nntios  de  Crète,  (ju'on  trouve  dès  1420 
à  Venise,  Théodore  Gaza   de  Salonique,  qu'on  trouve 
dès  1435  à  Pise,  convertis  comme  Manuel,  sont  employés 
par  la  Curie  et  fournissent  des  carrières  remarquées; 
Argyroponlos,  que  Pallas  Strozzi  appelle  à  Padoue,  reçoit 
la  bourgeoisie  d'honneur  de  Florence  ;  Gémiste  Pléthon, 
qu'amène   le   Concile    d'Union,    re«joit    une   sépulture 
glorieuse  à  Rimini.  DemetriosChalcondylas  d'Athènes, 
qui  choisit  comme  parrain  de   sa  fille  le  prince  Pic  de 
la  Mirandole,  touche  à  Padoue  quatre  cents  florins  d'or 
de  traitement  annuel.   Constantin    Lascaris,  que  Ron- 
nino  Mombrizio  traduit  en  vers  latins,  se  voit  disputé 
par  les  Aragons    et  les  Sforza.    Et,  plus  en   évidence 
qu'eux  tous,  Ressarion,  né  en  1403  à  Trébizonde,  reçu 
en  1423  dans  l'ordre  de  Saint-Rasile,  élève  de  Pléthon, 
rompu  aux  finesses  de  la  théologie  et  de  la  politique, 
amené  au  Concile  de  Florence  par  Gémiste,  créé  arche- 
vêque deNicéc  par  l'empereur,  fait  cardinal  par  le  pape, 
est  un  prélat  de  haute  marque   et  un  érudit  de  haute 
culture  que  son  intelligence  fine  et  souple,  sa  connais- 
sance des  affaires  de  l'Eglise,  sa  richesse,  sa  bibliothèque, 
son  activité,  mettent  aux  premières   places   de  Pllalie 
quattrocentiste.  Ayant  été  un  des  premiers  à  abjurer, 
sachant  le  latin,  causant,  ouvert,  tout  à  fait  italianisé, 
il  est  resté   Grec  par  sa   tournure-  d'esprit,  sa  culture 
11.  2 


18  LE    QUATTROCENTO 

philosophique  et  la  longue  barbe  qu'il  a  voulu  garder 
et  qui  lui  coûta  peut-être,  à  la  mort  de  Nicolas  Y,  le 
trône  apostolique.  Tel  quel,  il  sert  de  trait  d'union  entre 
les  deux  pays,  rapproche  les  deux  dogmes  et  les  deux 
sciences,  présente  les  deux  peuples  l'un  à  l'autre  dans 
les  salles  de  son  palais,  travaille  à  maintenir  le  décret 
d'union,  propage  l'idée  d'une  croisade  contre  le  Turc  et 
meurt  à  Ravenne  en  1472. 

Mais,  à  côté  de  cette  élite  intellectuelle,  il  faut  placer 
la  foule  innombrable  des  Grecs  dont  nous  ne  savons  ni 
le  nom,  ni  la  vie,  qui  végètent  dans  la  misère  et  l'ano- 
nymat, véritable  prolétariat  de  cette  immigration  con- 
sidérable; calligraphes,  scribes,  copistes,  proies,  don- 
neurs de  leçons,  coureurs  de  cachets,  maîtres  d'école. 

Ceux-là,  qui  font  profondément  pitié,  sont  bien  les 
relliquias  Danaiim,  au  gré  de  la  vague  et  du  vent,  qu'a 
dits  le  poète.  Ils  ne  savent  quoi  faire  ui  où  aller.  Dans 
leur  pays  ils  sont  la  proie  du  Turc;  en  Italie,  ils  sont 
la  proie  du  mépris.  Ils  ignorent  l'italien;  ils  ignorent 
le  latin;  toutes  les  places  sont  pourvues;  leur  science 
est  dépassée,  et  ils  errent  de  ville  en  ville,  de  cour  en 
cour,  à  la  recherche  d'un  travail,  d'une  aumône,  d'un 
morceau  de  pain'.  En  vain  le  cardinal  Bessarion 
épouse-t-il  leurs  intérêts  et  se  montre-t-il  leur  provi- 
dence'*, leur  nombre  est  si  considérable  et  leur  misère 
si  évidente  qu'une  noble  dame  de  liyzance,  Anne  Nota- 
ras,  elle-même  réfugiée  en  Italie  et  iiancée  de  Cons- 
tantin Dragasès,  songe  à  réunir  toutes  ces  épaves  dans 
un  château  de  la  campagne  siennoise,  Monte-Acuto,  où 
UiS  uns  et  les  autres  auraient  formé  une  colonie  et  se 
seraient  gouvernés  d'après  leurs  lois-'.  Il  faut  entendre 

1.  <  Sunt  enim  larriinal)ilis  pars  Constantinopoli  naiifragii,  (|ui  se  et 
suoH  ab  ipsis  Turcis  rediiiicrc  cupiciites  coguntiir  uicndicure  (|uum 
oiiserriine.  j>  Fii.klko,  h'p.  XII. 

2.  «  Miscrntijs  (Jru;coruiii  cnlainitatctu,  iniiltn  niitiiinoriuii  inilia  aureo- 
rum  pro  rcdimendis  cantivis  expendit;  piiellns  imiltas  aerc  propriu  dote 
facta  nuptiii  collocat.  hiopcs  et  vaietudinurios  cuntiauo  juvat...  »  1*la- 
ii!«A,  l'anem/ricUH  in  iSessarionem. 

3.  Voir  lacté  paitsé  le  22  juillet  1472  entre  la  Ht^publique  de  Sienne 
«t  Anae  Notaras,  dan»  Gaye,  Cartegyio,  etc.,  |).  247. 


DIFFUSION    DU    GREC    EiN    ITALIE  19 

leurs  quérimonies  et  suivre  leurs  odyssées.  L'un  d'eux, 
copiste  anonyme,  signe  mélancoliquement  le  «  Persé- 
cuté des  Erynnies  »  ;  Michel  Apostolios,  dont  les 
enfants  vont  de  porte  en  porte  mendier  le  vin,  l'huile, 
les  souliers,  s'intitule  «le  Roi  des  Gueux ^n;  tous 
mènent  une  vie  itinérante  d'hommes  inquiets,  ne 
trouvant  jamais  leur  place,  ne  faisant  jamais  leur 
siège.  On  rencontre  Trapezuntios  tour  à  tour  à  Vicence, 
à  Venise,  à  Rome;  Gaza  à  Pavie,  à  Mantoue,  à  Ferrare, 
a  Rome,  à  Naples;  Ghalcondylas  à  Padoue,  à  Florence, 
à  Milan;  Constantin  Lascaris  à  Milan,  à  Naples,  à 
Messine.  D'aucuns  partent  :  Andronic  Callistos  va  en 
France,  Jean  Lascaris  va  en  France,  Constantin  Las- 
caris rentre  en  Grèce,  et,  comme  un  orage  l'a  rejeté  sur 
les  côtes  de  Messine,  il  y  songe  tristement  aux  amertumes 
de  sa  destinée  et  à  la  condition  misérable  de  ses  com- 
patriotes au  milieu  des  Italiens  :  mieux  vaudrait  se 
trouver  parmi  les  carrières  de  Philoxène  !  «  C'est  grâce 
à  l'avarice  des  princes,  écrit-il,  que  Théodore  Gaza,  ce 
savant  accompli,  a  été  contraint  d'aller  mourir  obscu- 
rément dans  l'exil  de  Policastro  en  Calabre.  C'est  par 
suite  de  cette  môme  avarice  qu'Andronic  Callistos  a  dû 
chercher  un  asile  dans  les  lies  Britanniques,  où  il  est 
mort  sans  amis  ;  que  le  savant  Francoulios  s'est  éteint 
je  ne  sais  où  en  Italie;  que  Demelrios  s'est  vu  obligé 
de  retourner  dans  sa  patrie  et  de  subir  le  joug  des 
Barbares.  Je  passe  sous  silence  mon  savant  maître 
Argyropoulos,  pauvre  en  pleine  Rome  et  vendant  ses 
livres  pour  se  procurer  le  pain  quotidien.  L'esprit 
obsédé  par  de  pareilles  pensées,  je  suis  assis,  contem- 
plant cette  mer  aux  sombres  abîmes,  Charybde  et 
Scylla  et  ce  dangereux  port  de  Messine,  souffrant  de 
rester,  pleurant  de  ne  pouvoir  partir,  ne  sachant  ce 
que  je  dois  faire,  ni  vers  quels  lieux  me  diriger'!  » 

1.  «  BaffiXs'Jî  Tôiv  xrjSe  Tztvt\-:u>v.  » 

2.  «  'Il  [jiàv  YàpiwvTvpavvclûvTtov  çetSwXt'a  ©sdSwpov  è;  axpov  it(i(TY)C  «xo- 
spt'a;  èXïiXaxôxa  è;  KaXaèpiav  àuriXaere  xai  èv  IIoXuxâpTiw  àSôÇo);  6avetv 
Tivâyxaffev,   'Avôpôvixov  Se  xbv  KâXXKjTOv  è;  xà;  BoETxavixà;    vTJaovî,  OTtou 


20  LE    QUATTROCENTO 

Tous  CCS  Grecs,  petits  cl  grands,  illustres  ou  incon- 
nus, s'emploient  comme  ils  peuvent.  Ils  apportent  des 
livres  qu'ils  brocantent.  Ils  copient.  Lorsqu'ils  savent 
le  latin,  ils  traduisent.  Ils  se  mettent  au  service  des 
imprimeries  :  Demelrios  de  Crète  imprime  le  premier 
la  grammaire  de  Lascaris,  Gaza  donne  Aulu-Gelle, 
Chalcondylas  Homère,  Zacharie  Callergi  le  Grand  éty- 
mologique ;  Aide  Manuce  entretient  non  seulement  des 
savants  grecs,  Musuros,  Apostolios,  Decadios,  mais  des 
typographes  grecs.  Us  enseignent,  soit  dans  des  mai- 
sons privées,  soit  dans  des  chaires  publiques  :  Trape- 
zuntios,  Gaza,  Argyropoulos,  Chalcondylas  professent. 
Quelquefois,  raronienl,  ils  sont  poètes,  en  latin  comme 
Michel  MaruUe  ou  Manilius  Rhalla,  ou  bien  en  grec 
comme  Demelrios  Moschos,  à  qui  nous  devons 
des  élégies,  des  épigrammes,  un  poème,  VEnlève- 
rnent  d'IléU-nc,  une  comédie,  NceraK  Ils  composent 
des  grammaires  :  Manuel  Chrysoloras  donne  ses  Ero- 
teihata;  Théodore  Gaza,  ses  Introdnctivœ  grconmatices 
libri  quatuor  ;  Constantin  Lascaris,  son  Abrégé  des  huit 
parties  du  discours.  Ce  sont  là  autant  de  services  véri- 
tables qu'il  convient  de  rjconnaîlre,  qu'il  convient  de 
ne  pas  exagérer. 

Car,  si  les  Grecs  ont  contribué  à  l'essor  de  l'hellé- 
nisme au  sein  de  l'Italie,  ils  n'ont  point  créé  un  mou- 
vement initié  avant  eux,  auxquels  ils  ne  firent  que 
prêter  leur  industrie,  qu'ils  n'élaient  pas  de  taille  et 
d'humeur  à  produire;  et  Constantinople  n'aurait  pas 
été   prise  par  le  Turc,    que    l'Italie  aurait  sans  doute 

eO.Mv   'é(>r,(Ao;    -riOvr,'.:,    Wpavy.ov/.Kiv    Sî.    à'vSpx    aofov,    o\ja    oiS'ÔTtou  rf,; 

IraXta;,  Ar,(i.Y,Tpio/  Se  à;  ttjV  Tra-rp'Sa  iirxvri/îtv  [iapôipot;  SùvXeJovta.  Ila- 
ùxt.tiizu)  ?i  Tov  «joçôv  i\i.o'j  y.aOr,YV,Tr,v  'IioàwrjV  tôv  'ApY-jp&Tto;j).ov  iv  \i  vr, 

I*o>|iT,  TtîviiAîvov -/.ai /aO'é/.iT:y,v  Ti;  éavTOj  [i;^),o-j;  à7roôioô(ji.svov...  llzv:à 
çpoj?à  Y.x'.  |xeTaii.î(iopf(i);i.fva'  TaOra  xai  ta  TOiaCra  t./îiroÀMV  y.x.r,;jat 
"ipniv  In'i  ry.'tonx  itovTov  xa;  rr,'/  Tr,y  ç'i/.rv  i^/.j)."/.r, /  xai  .\  v  ■  tv  xai  T'c 
iTttxtvîw'.TaTov  TOJTov  TtopOîX'jv,  à/.Y'ôv  uïv  T<i)  |iiv:iv,  Sax"  ',u)i  5:  •:u)  air,  r.'j- 
vaiOatTt/.fjTai,  dTtopmv  2'oti  ttoiï-v  )rpr,  y',  ojroi  ff,:  "tit.  »  Iriarlc,  liet/iœ  Ui- 
bliot/ieriK  M  itrUensis  Cuilices  f/rwci,  Matlriil,  17(1 1.  I.  p.  2i)l. 

i.  Sei'lra,  lioml.lie  toi  Djimlrioi  Match  n  VJii  Licdd'imoii,  pub.  par 
A.  EUiMen,  lluuuvrc,  lHÔ'J. 


DIFFISIO.X    DU    GREC    EN    ITALIE  21 

accompli  la  nirmo  doslinée.  Bien  avant  cette  calamité, 
dont  on  a  voulu  l'aire  une  date  littéraire,  l'Italie, 
inquiète  de  savoir,  s'était  mise  à  l'œuvre  avec  une 
curiosité  et  une  énergie  qui  lui  laissent  le  principal 
mérite  de  la  conquête  intellectuelle  de  l'Orient;  elle  est 
partie  d'elle-même,  elle  a  recueilli  des  livres,  elle  a 
appelé  des  maîtres,  elle  a  créé  des  chaires,  elle  a 
produit  des  savants.  C'est'  en  1453  que  Constanli- 
nople  a  été  prise  :  or  Trapezuntios  est  en  Italie  dès 
1420;  Gaza  dès  1435;  Pléthon  dès  1438;  Argyro- 
poulos  dès  1441  ;  Ghalcondylas  dès  1447.  En  1423, 
deux  patriciens  de  Venise  saluent  l'empereur  Paléo- 
logue  eu  grec  ;  en  1439,  Tltalien  Leonardo  Bruni  salue 
l'empereur  Paléologue  en  grec;  en  li39,  l'Italien  Am- 
brogio  Traversari  rédige  le  décret  d'union  en  grec. 
Leonardo  Bruni  a  fait  venir  une  riche  collection 
de  livres  de  Chypre  et  d'ailleurs.  En  1417,  Nic- 
colù  Niccoli  a  acheté  à  Aurispa  un  manuscrit  qui 
cantient  Thucydide,  sept  tragédies  de  Sophocle,  dix 
d'Eschyle,  l'Argonautique  d'Apollonius '.  Pallas  Strozzi 
possède  la  Co^mofjrdphie  de  Ptolémée,  les  Vies  de 
Plutarque,  les  Dialogues  de  Platon,  la  Politique  d'Aris- 
tote.  Aurispa  possède  l'œuvre  historique  de  Procope, 
VAi't  de  chevaucher  de  Xénophon,  quasiment  tout 
Démosthène,  tout  Platon,  Diodore,  Strabon,  Lucien, 
Cassius.  Guarino  possède  tout  au  inonde^.  Et  Federigo 
di  Monlefeltro,  propriétaire  «  de  livres  grecs  infinis  de 
dillérents  auteurs  »,  n'attend  pas  qu'on  lui  apporte: 
il  l'ait    chercher    lui-même.  Aussi  bien,   ce  qu'il  y  a 

1.  Lorsqu'Aurispa  meurt,  Bartolommeo  Brunacci  s'émerveille  de  son 
tiTsor  de  livres.  Il  ocrit,  entre  autres,  au  marquis  de  Mantoue  :  «  Nihii 
enim  tam  antiquum,  nihil  tam  novum.  niliil  denique  tain  manifestum, 
taniqiie  occultum  inveniri  apud  Gnecos  nostros  jam  diulissime  potuit 
qiiod  hic  non  sit,  imo  pleraque  etiani  reperies,  qua;  incopnita  omnibus 
ubicumque  sunt.  »  Giorn.  stor.  lell.  it.,  16,  p.  149.  —  Cf.  Travehsari, 
Episiolm,  p.  1020  et  sq. 

2.  Ari.stote,  Diogène,  Laërce,  Plutarque,  Homère,  Isocrate,  Pindare 
avec  les  scolies,  Lucien,  Eurinide,  Escnyne,  Platon,  Démosthène,  tout 
Xénophon,  Hérodote,  Esope,  Plotin,  huit  comédies  d'Aristophane.  — 
H.  Omont,  Les  Manusct-ils  grecs  de  Guarino  de  Vérone,  Revue  des 
Bibliothèques,  Paris,  1892. 


22  LE    QUATTROCENTO 

de  significatif  dans  cet  échange  de  l'Orient  et  de 
l'Occident,  ce  n'est  pas  ce  que  les  Grecs,  chassés  par 
la  prise  de  Constantinople,  ont  apporté  en  Italie,  c'est 
ce  qu'ils  y  ont  trouvé. 

En  face  de  la  Grèce  déchue,  mendiant  le  pain  et  les 
alliances,  mal  au  fait  de  la  culture  latine  et  de  son 
propre  passé,  l'Italie  nouvelle,  au  cerveau  rapide  et 
aux  yeux  ouverts,  grandie,  active,  centre  d'un  mouve- 
ment intense  qui  se  propage  en  ondes  larges  par  le 
monde,  a  le  droit  de  lever  la  tête.  Elle  le  fait  sans 
pitié.  Car,  en  définitive,  en  dépit  de  quelques  admira- 
tions clairsemées,  de  quelques  hommages  affectueux 
d'élèves  à  maîtres  et  de  patrons  à  serviteurs,  c'est  d'un 
suprême  sentiment  de  mépris  que  sont  animés  les 
humanistes  savants  et  cossus  d'Italie  envers  ces 
pauvres  réfugiés  mal  en  point'.  Ils  ne  sont  pas  orateurs 
et  éloquents;  ils  sont,  —  lorsqu'ils  sont,  — théologiens 
et  sophistes.  Us  ne  goûtent  pas  Cicéron  a  l'exemple 
d'Argyropoulos,  qui  s'avise  de  montrer  que  Cicéron  est 
un  âne  et  qu'il  ignore  non  seulement  la  philosophie, 
mais  le  grec.  Le  souci  de  la  perfection  artistique  et  de 
la  forme  littéraire  les  atteint  h  peine.  Ils  ne  sont  point 
poètes.  «  Tu  ne  trouveras  pas,  dit  Politien,  depuis  six 
cents  ans,  un  poème  fait  par  les  Grecs  qu'on  puisse  hon- 
nêtement lire^.  ))  ((  Quoi  qu'il  en  soit,  ajoute  Filelfo,  je 
ne  vois  j)ersonne  chez  les  Grecs  qui  se  délecte  de  vers-^  » 
Venise  ne  rencontre  pas  un  volume  de  vers  dans 
les  neuf  cents  manuscrits  que  Bessarion  lui  a  légués, 
et  Aurispa  peut  emporter  de  Constantinople  tous  les 
ouvrages  profanes  qu'il  lui  plaît''.  Ils  ne  se  souviennent 

1.  «  Si  vero  Gripcorum  nnturam,  mores,  vitani.  nerfuliam,  desidiam, 
avaritiam  expendas.  digni  inihi  onini  supplicio  viuenlur.  »  Poooio,  De 
mùerin  condiliouis  hujnanri',  p.  89. 

2.  «  Non  enim  poeina  rcpcriliir  ulliiin  cilra  sexconfos  annos  a  Gmecis 
condiluni  qnod  patienter  h'fins.  »  I'oi.hik.n,  Kpi.it.  V.  1. 

3.  «  rirnn(jiie  rc»  habetur,  mine  iiuiid  Gra-cos  n(Miiincm  video  qui 
veriibiiM  delertetur.  »  Fii.klko,  Kpisl.  XIV. 

4.  «  Kl  kI  Gni'conim  nonniilli  nialevoli  me  Bwpissime  accusarant 
quod  Lrbcm  iiinm  libri»  cxpoliasseni  sacris,  çfcnlibbus  enim  non  lann 
«randc  crinien  videiiatur.  »  V(tir  Thavehsahi,  hpislulœ,  p.  1027. 


DIFFUSION    DU    GREC    EN    ITALIE  23 

d'avoir  ('té  grands  que  par  une  habitude  do  souplesse 
et  de  subtilité  gardée  dans  le  domaine  de  la  spéculation. 
Byzance  n'est  plus  Athènes,  et  quoi  qu'un  Guarino  ou 
un  yEneas-Sylvius  puissent  penser  de  sa  culture  si 
curieuse,  on  mesure  surtout  la  distance  qui  la  sépare 
de  l'Attique.  Si  l'on  ne  veut  plus,  comme  Pétrarque, 
encore  croyant,  que  cet  empire,  siège  d'erreurs,  soit 
ruiné,  on  sourit,  on  rit  surtout  de  ces  Grœcttli  esurientes 
de  ces  fallaces  atque  inerti  Grœcnli  qui  encombrent  la 

Péninsule.  

On  ne  se  lasse  pas  de  dauber  leurs  habits,  leurs  che- 
veux, leurs  barbes,  leur  inertie,  leur  ignorance.  «  Moi, 
dit  Lapo  (la  Gastiglionchio  à  Florence,  je  ne  peux 
jamais  regarder  ces  hommes  sans  me  mettre  à 
rire...  Ils  sont  entr'eux  si  dissemblables  d'habits, 
de  modes,  de  corps,  de  ligures  et  de  tout,  si  ridicules 
à  voir,  qu'il  n'est  personne  de  si  chagrin  et  de 
si  sévère  qu'il  ne  puisse  s'empêcher  de  rire  en  les 
voyant*.  »  Niccolô  Niccoli,  d'humeur  moins  aimable, 
les  appelle  simplement  «  barbes  pouilleuses  »>.  A  Rome, 
devant  eux,  Leonardo  Bruni  met  son  doigt  dans  su 
bouche.  «  Moi,  je  me  ferme  la  bouche  avec  le  doigt, 
et  je  ne  sais  où  me  tourner.  J'ai  vraiment  peur  que, 
comme  un  jour  les  Ghald(^ens  de  Rome,  les  Grecs  ne 
soient  aujourd'hui  expulsés  de  la  Gurie  pour  toutes 
leurs  inepties -.  »  A  Naples,  c'est  le  nez  que  Pontano  se 
bouche  :  Ho$  ventris  crepitibus  shniles^  dicebat  Anto- 
nius;  nnres  tantum  offendere,  cœtera  ventiim  esse  si  qui- 
dem  ventosos  esse  ac  piUridos'-^.  «  11  y  a  certains  jeunes 
gens,  ajoute  t-il,  qui,  parce  qu'ils  viennent  de  Grèce, 
ne  sachant  d'ailhyurs  ni  grec,  ni  latin,    sont  des  plus 

1.  «  Ego  hujusmodi  homines  nunquam  sine  risu  aspicio...  Omnes 
inter  se  habitu,  cultii,  forma  ipsa  corporis  et  figura,  rebusque  omnibus 
dissimiles,  plerosque  aspectu  ita  ridicules,  ut  nemo  sit  adeo  severus 
et  trislis  qui  risu  m  aspiciens  contineret.  »  Lapo  da  Castiolioxchio,  De 
Ciiriœ  ronianœ  comodis. 

2.  «  ...  Ego  digito  compesco  labellum,  et  quo  me  vertam  nescio.  Vereor 
enim  ne  ut  olim  Chaldsi  ex  urbe  romana,  ita  nunc  Grœci  ob  has  inep- 
tias  e  curia  pellantur.  »  Bruni,  Epist.,  1,  15. 

.3.  Pontano,  Opéra,  p.  1203. 


2i  LE    QUATTROCENTO 

glorieux.  Mais  ote-leur  leur  barbe  ef.  leur  bonuel,  ils 
n'auront  plus  rien  de  grec.  Ils  foulent  aux  pieds  le 
discours  grec  et  latin.  Dès  qu'ils  sont  avec  des  Grecs^ 
ils  se  taisent,  mais  avec  des  Latins,  c'est  admirable  de 
voir  combien  ils  se  fâchent  à  la  grecque  et  entrent  en 
fureur  à  propos  de  tout*.  »  «  Ce  que  les  disciplines 
grecques  comptent  de  savants,  conclut-il,  vit  chez 
nous  en  Italie-.  »  Politien  leur  reproche  leur  jactance, 
leur  suffisance,  leur  enflure.  «  Cette  nation,  affirme-t-il^ 
s'imagine  que  nous  possédons  les  bagatelles  de  la  litté- 
rature, elle  la  moisson:  nous  les  rognures,  elle  le  corps; 
nous  les  coquilles,  elle  le  fruit^.  »  «J'ai  entendu,  dit-il 
encore,  tout  ce  que  la  faim  a  envoyé  chez  nous  de 
l'Athènes  ignorante  ;  c'est  une  race  bonne  pour  les 
oreilles  de  Midas^.  » 

Et  de  fait  il  y  avait  trop  de  distance  entre  le  carac- 
tère italien  ouvert,  joyeux  et  tin  et  cette  race  dégéné- 
rée, au  sang  pftle,  qui  promenait  dans  les  rues  des  cités 
actives  sa  pompe  de  colifichet  et  sa  morgue  taciturne. 
L'Italie  eut  vite  fait  le  tour  de  ces  intelligences  trop 
souvent  figées,  lentes  à  comprendre,  rétives  à  s'assi- 
miler la  langue,  le  tour,  l'esprit  du  pays  qui  leur  don- 
nait asile.  Et  lorsqu'elle  en  eut  exprimé  le  suc,  elle 
jeta  loin  les  gousses. 

1.  «Esse  autem  nostrateis  quosdam  adolescentes,  cosque  nuper  e 
Grecia  rediisse,  qui  cum  nec  Gm'ce  sciant,  nec  Latine,  esse  tamen  glo- 
riosisbinios,  qiiibiis  se  harbain,  pilleolumque  adenieris,  nihil  omnina 
Gra'cuin  habeant.  > 

2.  «  Quiquid  eninti  doctorum  habent  griecœ  disciplina;  in  Italia  nobis- 
cum  viclitat.  » 

3.  <i  Nos  cnini  ((uisquiiias  tenere  litterarum,  se  frnf^em  ;  nos  pi'a>- 
segniina,  se  corpus:  nos  putaniina  se  nucliMiin  crédit.  » 

4.  «  Quosquos  fanics  opicis  ad  nos  cmisit  Atbcnis 

llos  audi  :  gens  est  auribus  apta  Midir.  » 

l'ilUTlP.N. 


CHAPITRE  II 

LA    r.OlR    DE    LALRKNT    DK    MÉDICIS 

I.  Florence,  capitale  de  l'hellénisme  italien  et  centre  d'un  nouveau 
moment  de  culture. 

II.  Laurent  de  Médicis.  dit  le  Magnifique.  —  Complexité  de  son  carac- 
tère. —  Sa  position  et  sa  politique.  —  Son  esprit.  —  Sa  volonté.  — 
Son  charme. 

III.  La  Florence  de  Laurent.  -  Les  Médicis  :  le  palais,  la  ramille,  les 
enfants. —  Familiers  du  palais.  —  Charme  et  cordialité  de  la  vie  quo- 
tidienne :  les  soirées,  les  villégiatures,  les  jeux.  —  Les  éléments  dra- 
matiques étoutfés  parla  joie.  —  Les  fêtes  :  le  carnaval,  le  Calendi- 
^nfif/did,  la  San-diocaïuii  ;  joutes,  bals  et  entrées  triomphales  —  L'art 
et  i.i  beauté.  —  Les  poètes  et  les  savants.  —  Désinvolture  et  grâce 
de  la  science.  —  Florence,  nouvelle  Athènes. 

IV.  La  poésie  contemporaine.  —  En  dehors  de  Florence  :  Tito-Yespa- 
siano  Strozzi,  Hattisia  Spagnoli,  .lacopo  Sannazaro.  -  A  Florence  : 
Naldo  Naldi,  (Iristoforo  Landino,  Miihel  Marulle,  Cantali/.io,  Crinito, 
Hraccesi,  Scala,  Verino.  — Caractères  de  la  poésie  latine  de  la  fin  du 
Quattrocento  :  elle  est  lyrique  et  courtisane.  —  La  poésie  de  Poli- 
tien.  —  Comment  et  pourquoi  le  moment  n'est  pas  favorable  à  une  véri- 
table poésie. 

V.  L'érudition  contemporaine.  —  A  Florence  :  Polilien,  Landino,  Scala, 
Fonte.  Hucellai,  Crinito.  —  Au  dehors  de  Florence  :  Domizio  Calde- 
rini,  Paolo  Cortese,  Girolamo  Donato,  Krmolao  Harbaro,  Codro  L'rceo, 
Filipuo  Beroaido,  Merula.  —  L'imprimerie  et  son  inlluence  sur  la  science 
—  Editions  princeps.  —  Premiers  monuments  scientifiques. 

I 

Si  la  culture  hélloniquo  envahit  l'Italie  entière,  c'est  à 
Florence  que  cette  culture  porta  ses  fruits  les  meilleurs. 

C'est  à  Florence  que  se  réunit  rAcadémie  platoni- 
cienne ;  c'est  à  Florence  que  paraît  en  1470  la  traduc- 
tion de  Y  Iliade  de  Politien,  à  Florence  que  paraît 
en  1477  la  traduction  de  Platon  de  Marsile,  à  Florence 
que  paraît  en  1488  l'édition  princeps  d'Homère  de  Chal- 
condylas.  Pendant  quinze  ans,  le  Grec  Jean  Argyropou- 
los  y  verse  «  la  sagesse  de  sa  bouche  d'or  »  ;  And  rouie 
Gallistos,  Demetrios  Chalcondylas,  Jean  Lascaris  suc- 
cèdent à  Argyropoulosavec  le  Toscan  Politien.  «  A  Flo- 
rence, écrit  Ugolino  Verino,  tout  ce  qu'il  y  a  de  savant 
s'est  réfugié  après  le  naufrage  de  la  Grèce  comme  en 


26  LE    QUATTROCENTO 

un  port  certain'.  »  «A  Florence,  écrit  Cristoforo  Lan- 
dino,  la  force  de  l'esprit  et  de  la  science  est  si  grande, 
il  y  a  sur  le  même  point  tant  d'opinions  variées,  dis- 
putées avec  une  telle  subtilité  qu'il  semble  qu'entre  ses 
lares  magnifiques  aient  émigré  l'Académie,  le  Lycée,  le 
Portique '...  »  «  A  Florence,  écrit  Politien,  les  enfants 
de  la  première  noblesse  parlant  l'idiome  attique  si  pure- 
ment, si  aisément,  si  promptement  qu'on  ne  croirait 
point  Athènes  détruite  et  occupée  par  les  barbares, 
mais  qu'Athènes  a  émigré  à  Florence  avec  son  sol  et 
son  bagage  et  que  Florence  l'a  complètement  et  totale- 
ment absorbée  -^  » 

Ainsi  hellénisée,  Florence  est  le  centre  d'un  nouveau 
moment  dans  l'histoire  de  la  culture  italienne,  où  la 
science  a  fait  un  pas,  la  poésie  accompli  une  étape  et 
où  l'esprit  semble  marcher  dans  une  autre  direction.  Le 
latin  est  toujours  honoré  sans  doute,  et  il  nous  con- 
viendra d'examiner  ici  son  service  et  son  œuvre;  mais 
désormais,  dans  les  études,  au-dessus  du  latin,  comme 
préoccupation  dominante  de  l'érudition  et  forme  supé- 
rieure de  la  culture,  règne  le  grec. 

Cette  Florence  est  la  Florence  de  Laurent  de  Médicis. 


II 

Le  3  décembre  1469,  Pierre  le  Goutteux,  qui  pour 
queh|ues  années  seulement  avait  succédé  à  Gosmc  de 
Médicis,  était  mort. 

1.  «  Ex  totius  GracciiB  naufragio  hue  velut  ad  portuin  tutum  doctis- 
sinius  qiiisque  einersit.  » 

2.  «  Tanta  erat  optimorum  ingeniorutn  atque  eruditonim  vis,  totquo 
eadem  de  re,  tamqiie  vari.i'.  opiniones,  lanla  denique  subtililate  dispu- 
tatm,  ut  intra  ina/^'niflcos  ilUis  Inrcs,  non  modo  Acudciniain,  I^yceiiinque 
ac  postrcinuin  l'orlicum,  ipsain  Allienis  migrasse,  sed  omacm  Pari- 
sienscm  scholam  iiluc  convcnisse  putares.  »  liandini,  Spécimen  litlera- 
turw.  ftorenliniE,  Florence,  1748,  2  vol.,  I,  p.  :i'.). 

3.  «  l'rim.'i;  tio|>ilitatis  piicri  ila  siiiccrc  atlico  serinone,  ita  facile 
expcdilc  loqimnliir,  iil  non  dck-la;  jam  Athena;  alque  a  barbaris  occti- 
pauu,  »ed  ipsui  siia  sponlc  ciim  proprlir  avulsa*  solo,  ciimqiiu  omni, 
lit  Hic  dicerim,  sua  siipcilectilo,  in  Klorentiam  urbcm  immigrasse,  at(|uc 
■e  toiu»  pcnilusque  infundisse  videantur.  »  I'ouitien,  Opéra,  Lyon,  io;{3, 
3  vol.,  III,  p.  64. 


LA    COUR    DE    LAURENT    DE    MÉDICIS  27 

((  Le  second  jour  de  sa  mort,  écrit  Laurent  de  Médi- 
cis,  quoique  moi,  Laurent,  je  fusse  très  jeune  et  de 
vingt  et  un  ans  d'âge  seulement,  les  principaux  de  la 
cité  et  de  rp]tat  vinrent  à  la  maison  s'affliger  du  malheur 
et  m'exhorter  à  prendre  le  souci  de  la  cité  et  de  l'Etat, 
comme  l'avaient  fait  mon  aïeul  et  mon  père,  laquelle 
chose,  pour  être  contraire  à  mon  âge  et  de  grande  charge 
et  danger,  j'acceptai  mal  volontiers,  et  seulement  pour 
la  conservation  de  nos  biens,  parce  qu'à  Florence  on 
peut  mal  vivre  riche  sans  l'Elat'.  »  • 

La  scène  change.  Quelque  chose  de  hardi  et  de  bril- 
lant vient  d'apparaître.  Ce  n'est  plus  un  vieillard  pru- 
dent et  ce  n'est  plus  un  inlirme  reclus  qui  tiennent  en 
main  la  chose  publique.  C'est  un  adolescent  volon- 
taire et  joyeux.   Et  autour  de   lui,   le    monde   a   son 

âge- 

Les  vieux  humanistes,  les  vieux  grammairiens,  les 

vieux  peintres,  qui,   pendant  un   demi-siècle,  avaient 

rempli   l'Italie  de  leur  œuvre,   sont  morts.   Poggio  est 

mort.   Valla  est  mort.    Guarino  est   mort.    Donatello, 

Ohiberti,    Brunelleschi,  Fra  Lippi,   Fra  Angelico    sont 

morts.  Et  l'austère  Sant-Antonino  est  mort  qui,  parmi 

les  rues  bordées  de  loggias  et  de  fête,  allait  renversant 

les  échiquiers   et  les  cornets  des  joueurs.   Place   à   la 

jeunesse  !   Place  à  la  joie  !   Place  à  une   érudition  qui 

n'est  plus  qu'un  jeu,  à  un   art  qui   n'est  plus  qu'un 

sourire,   h  une  pensée  qui  ressemble  à   une   volupté! 

Une  génération  nouvelle  s'est  levée.  Une  heure  d'aurore 

et  de  printemps  resplendit.  Et  depuis  un  an  Florence  et 

l'Italie  sont  en  paix, 

Laurent  est  jeune.  La  destinée  voudra  qu'il  le  reste 

1.  «  11  secundo  di  dopo  la  sua  morte,  quant unqiie  io  Lorenzo  fossi 
molto  giovine  e  di  età  a  anni  21.,  vennono  a  noi  a  casa  i  principali  délia 
città  e  dello  stalo  a  dolersi  del  caso,  e  conforlamii,  che  io  pigliassi  la 
cura  délia  città  e  dello  stato,  corne  avevano  fatto  l'avolo  e  il  padre 
mio,  le  quali  cose  per  essere  contre  la  niia  età,  e  di  gran  carico  e  peri- 
colo,  mal  volentien  accettai,  e  solo  per  conserva  degli  amici  e  sostanze 
nostre,  perché  a  Firenze  si  pu6  mal  viver  ricco  senza  Io  stato.  »  Angelo 
Fabroni,  Luurentii  Medicis  vita,  Pise,  1184,  2  vol.,  t.  I,  Docum.,  p.  42. 


28  LE    QUATTROCENTO 

jusqu'à  la  fin,  peiulant  sa  courte  vie  humaine,  durant 
sa  longue  carrière  historique.  Car,  en  définilivo,  n'est- 
ce  pas  une  impression  d'irrésistible  et  triomphante 
jeunesse  qui  demeure  attachée  à  l'apparition  de  ce 
prince,  couronné  des  Heurs  de  la  poésie,  à  qui  une 
suite  de  poètes,  de  lettrés,  d'artistes  adolescents  fait 
escorte,  qui  couvre  Florence  d'un  manteau  de  heauté, 
qu'on  appela  le  Magnifique,  et  qui  ayant  tout  senti, 
tout  connu,  tout  voulu,  meurt  en  pleine  gloire  avant 
ses  quarante-quatre  ans  accomplis? 

De  la  nuit  des  siècles,  sa  figure  ressort  ceinte  de 
lumière.  Il  suffit  qu'en  l'évoque  pour  qu'on  la  voie.  Il 
j)asse  à  cheval  paimi  les  champs  d'oliviers  et  de  roses 
de  Toscane,  entouré  de  ses  chiens,  de  ses  veneurs  et 
de  ses  favoris;  il  se  dresse  au  détour  d'une  allée  de 
Careggi  la  main  posée  sur  l'épaule  de  Pic  de  la  Mirau- 
dole  ;  il  rêve  sous  les  étoiles  aux  mystères  de  l'amour 
et  de  la  mort  devant  une  fleur  de  Glizia  tournée  du 
cùté  du  soleil  disparu  ;  ou  il  penche  son  front  pensif 
sur  un  débris  antique  ;  ou  il  sourit  à  u:  e  petite  chanson 
de  villandla;  ou  il  rythme  du  doigt  la  musique  d'un 
cmito  carnascialesco.  Et  quoiqu'il  fasse,  quoiqu'il  dise, 
ou  qu'il  apparaisse,  il  unit  selon  son  ami  le  platonicien 
Marsile  ces  trois  grâces  de  clarté,  de  joie  et  de  Verdeur 
que  chanta  Orphée,  à  savoir  :  clarté  d'esprit,  joie  de 
volonté,  verdeur  de  corps'. 

Peu  de  personnalités  ont  paru  aussi  éiiigmatiques. 
Aucune  n'a  été  plus  disculée.  Aucune  n'est  demeurée 
mieux  vivante.  De  cette  époque  d'hécatombes  que  fut 
son  temps,  Laurent  de  Médicis,  tour  à  tour  haï  et 
porté  au  pavois  par  quatre  cents  ans  de  passions  et  de 
recherches,  subsiste.  Bien  mieux,  il  incarne.  On  dit 
le  siècle  du  Magnifique  comme  on  dit  le  siècle  de 
Léon  X. 

1.  «  Tre»  illns  gralinH...  qu.i'  nh  Orplieo  (li>s(-ri))iintur,  scilicet  splcn- 
(iorotr:,  lii'titiiiin,  viriditatcm  ;  .splcndoroiii,  ini|uiiiii,  iiicnlis,  lii>liliaiii 
Vdlrinlnlis,  viriditiiteiii  curporis  et  fortunui.  Aspirant  jniii  ex  alto  lui; 
(iratiu;  Laurcntio.  »  Fici.'i,  O/iera,  I,  p.  622. 


LA    COUR    DK    LAUIŒNT    DK    MÉDICIS  29 

l^]l  de  fait  il  semble  accueillir  et  accorder  en  son  unie 
décevanle  les  mille  aspects  et  les  mille  contrastes  de 
cette  Florence  ouverte,  impressionnable  et  mobile, 
placé ('  au  centre  du  Quattrocento. 

C'est  un  prince  luxueux  et  fastueux  comme  un  roi 
soleil  de  Tavenir  ;  et,  du  même  coup,  c'est  un  bourgeois 
de  vertus  prudhommescjues  comme  ses  aïeux  les  mar- 
chands. C'est  un  philosophe  qui  se  complaît  aux  pures 
extases  des  dialectiques  platoniciennes;  et,  du  môme 
coup,  c'est  un  diplomate  dont  la  main  régit  les  fils 
subtils  de  la  politique  contemporaine.  C'est  un  chrétien 
qui  chante  en  chevauchant  sous  le  soleil  des  litanies 
d'église;  et,  du  même  coup,  c'est  le  païen  «merveil- 
leusement enclin  aux  choses  de  Vénus  »>  que  nous  a 
dépeint  INIaciiiavel '.  C'est  un  poète,  initié,  dirait-on,  à 
la  moindre  nuance  de  l'émotion  la  plus  pr.3cieuse,  et 
c'est  aussi  le  tyran  cruel  qui  commande  le  sac  de  Vol- 
terre,  dérobe  la  d(U  des  filles  orphelines,  ordonne  des 
supplices  et  des  pendaisons.  Le  passé,  l'avenir  et  le 
présent;  toutes  les  inlluences  et  toutes  les  cultures, 
tous  les  germes  et  tous  les  dépôts,  toutes  les  traditions 
et  tous  les  pressentiments  se  rencontrent,  s'amalgament, 
se  combinent  dans  cette  personnalité  partagée. 

Tandis  que  Cosme  n'était  qu'un  commerçant  judi- 
cieux, Laurent  a  reçu  une  éducation  royale.  Il  sait  le 
latin.  11  sait  le  grec.  Il  connaît  les  philosophies  et  les 
histoires.  Il  a  voyagé,  assoupli  son  corps  aux  joutes  et 
aux  escrimes,  |)rati(|ué  le  gymnase,  fréquent;'  l'Aca- 
démie ;  et  cependant  on  se  tromj)erait  de  vouloir  consi- 
dérer le  Médicis  comme  une  plante  rare,  grandie  dans 
la  serre  chaude  de  l'école  ou  de  la  cour.  Si  le  chanoine 
Gentile  dei  Becchi,  le  grec  Agyropoulos,  le  poète  Lan- 
dino,  le  platonicien  Ficin  ont  cultivé  cette  jeune  ûme 
de  leurs  mains  savantes,  ni  les  uns  ni  les  autres  n'ont 

d.  A  Rome,  un  cercle  de  monsignori  l'accuse  «  d'andare  di  notte  spia- 
cevoiegiando  a  femiue  e  facendo  legereze  che  facevono  vergognare.  » 
bel  Lungo,  Florenlla,  Florence,  1891,  p.  212. 


30  LE    QUATTROCENTO 

réussi  à  la  dévier  de  ses  origines.  Et  à  admettre  que 
Laurent  soit  le  lils  exclusif  de  quelqu'un,  à  coup  sûr  il 
le  serait  de  sa  mère,  la  vieille  Lucrezia  ïornabuoni,  qui 
fabriquait  dans  l'idiome  local  des  sonnets  facétieux  et 
des  laudes  dévotes. 

Comme  Lucrezia,  Laurent  est  du  côté  du  peuple. 
Sa  nature  est  robuste  et  plébéienne.  Elle  va  sponta- 
nément aux  humbles,  au  popolo  minuto^  à  la  gent  de 
la  campagne  et  de  la  rue  dont  il  aime  les  façons,  dont 
il  connaît  les  histoires,  dont  il  garde  l'alacrité,  l'esprit 
en  saillies,  la  longue  songerie  silencieuse,  dont  il  pra- 
tique la  foi  d'habitude,  dont  il  possède  l'escient  et 
dont  il  partage  le  goût  pour  les  farces  et  le  vin.  Qu'on 
regarde  ce  corps,  rude,  fruste,  aux  ossatures  mas- 
sives, au  profil  presque  bestial,  équarri  à  coups  de 
serpe  *  :  c'est  celui  d'un  paysan,  mais  d'un  de  ces  pay- 
sans de  Toscane,  dont  le  proverbe  dit  qu'ils  ont  «  les 
souliers  gros  et  les  cervelles  fines  ».  l-lt  ce  que  Laurent 
était  de  tempérament,  de  race  et  d'instinct,  il  prétendit 
le  rester,  moins  peut-être  par  politique  que  par  véri- 
table sympathie. 

Alors  que  sa  place  serait  marquée  chez  les  princes, 
il  fait  sa  société  ordinaire  du  pauvre  compagnon  Luigi 
l'ulci,  qui  lui  dit  :  «  Tu  es  notre  coco!  »  Et  alors  que  la 
langue  patricienne  est  le  latin,  et  qu'il  possède  le  latin 
jusque  dans  ses  élégances,  il  écrit  en  italien,  et  non 
seulement  ses  lettres  et  ses  papiers  domesti(iues,  mais 
encore  ses  poésies.  Le  beau  langage,  les  belles  manières, 
les  belles  le<;ons  n'ont  point  altéré  ni  appauvri  cette 
riche  santé  de  carrefour.  Pareillement  l'humanisme 
n'a  pas  réussi  à  confisquer  ce  génie  souple,  vivace  et 
univ(;rsel.  Autant  et  plus  (jue  par  les  livres,  Laurent  a 
été  formé  par  la  vie.  «  Prends  garde  d'être  homme  et 
non  gan;on"^!  »>  lui  répétait  son  père  comme  averti  de 

1.  Dans  In  iiiédaillc  dn  Fiorciilirio.  Dans  le  portrait  dn  Vasari.  Dor- 
nléronurnl,  KIorcncc  a  uxhuniù  «en  n-sles  à  la  chapelle  de  Saint-I^aiirenl. 
Le  crâne,  au  faeieii  hriitai,  rénond  liien  aux  porlraits  de  i'ép(>(|ue. 

i.  «  Fu'coiilu  d'e«8crc  veccliiu  inuunzi  ul  leuipu,  chè  cusi  ricbiede  il 


LA    COUR    DE    LAUIŒM"    DK    MKDICIS  31 

sa  mort  prématurée.  Laurent  a  suivi  le  conseil.  A  seize 
ans,  il  a  impressionné  la  cour  du  roi  d'Anjou  par  son 
joli  habit  taillé  ù  la  française  et  par  son  naturel  réflé- 
chi. A  dix-huit  ans,  il  a  déjoué  sur  la  roule  de  Garejj^gi, 
par  sa  seule  présence  d'esprit,  la  conjuration  de  Uioti- 
salvi  Neroni  ourdie  contre  son  père,  il  a  composé  des 
vers  dans  le  goiit  de  Pétrarque.  11  a  remporté  dans  une 
joute  publique  un  casque  ouvr('  par  Pollajuolo.il  a  été 
mandé  ambassadeur  à  Pise,  à  Rome,  à  Milan.  Il  s'est 
marié,  ou  plulùt  «  on  l'a  marié  »  avec  Glarice  Ursini. 
Aussi  bien,  lorsque  les  grands  de  Florence  vinrent  à 
son  palais  lui  apporter  ce  qu'ils  appelaient  «  l'iillat  »,  ils 
trouvèrent  à  qui  parler.  Ccl  adolescent  sérieux,  curieux 
et  judicieux  n'était  plus  un  gar«jon.  Et  comment  il 
accueillit,  développa  et  coniirma  celle  puissance  ter- 
rible (|ui  lui  était  olVerte,  sans  doute  consolidée  par  la 
sage  administration  du  vieux  Cosmeel  une  suite  d'évé- 
nements heureux,  mais  encore  instable,  sujette  aux 
coups  de  bascule  de  la  forti::u',  la  proie  d<i  jalousies 
ou  de  rancunes,  il  faut,  pour  le  comprendre,  suivre 
cette  foule  en  délire  qui,  le  jour  de  la  conjuration  des 
Pazzi,  se  masse  sous  son  palais  et  l'acclame  en  un  seul 
cri  ' . 

Evidemment,  Laurent  est  prince.  «  Ledit  Laurent  de 
Pierre  de  Cosme  de  Médicis,  écrit  un  contemporain, 
s'était  fait  chef  de  ladite  cité  et  tyran,  plus  que  s'il  en 
avait  été  signore  à  la  baguette,  et  toujours  il  menait 
avec  lui,  lorsqu'il  allait  dehors,  dix  estaliers,  avec 
l'épée  et  en  cape,  et  un  de  ces  dits  estaliers,  qui  s'appe- 
lait Salvalaglio,  allait  devant  avec  l'épée  comme  escorte, 
et  il  était  citoyen  de  Pistoieet  homme  de  belle  vie 

bisogno.  »  «  E  per  dire  con  iina  paroia,  a  te  bisogna  far  conto  essere 
huomo  e  non  garzone.  »  Fabroni,  op.  c,  doc,  p.  52. 

1  Voir,  parmi  tant  de  récits  contemporains  de  la  Conjuration  des 
Pazzi,  celui  de  Poiitien.  De  Conjuvatione  pacliana. 

•1.  «  Detto  Lorenzo  di  Piero  di  Cosimo  de'Medici  s'era  fatto  capo  di 
detti  Ciltà,  e  tiranno,  più  che  se  fussi  slato  Signore  a  bacchetta,  e  sem- 
pre  menava  seco  quando  andava  fuori  10  staffieri,  colle  spade  e  in 
cappa,  e  imo  che  si  chiamava  Salvalaglio  di  detti  staffieri  andava 
innanzi  colla  spada  per  iscorta,  ed  era  cittadino  prstolese,  e  uomo  di 


32  I  E    OL'ATTHOCENTO 

Lorsqu'il  voyage,  les  magisUals  des  villes  qu'il  tra- 
verse apportent  à  son  cortège  l'hommage  de  discours, 
de  fruits  et  de  vins.  Les  seigneurs,  les  monarques,  les 
papes  le  traitent  en  égal  ou  en  m  ai  Ire.  Le  roi  de 
France,  Louis  XI,  l'appelle  «  mon  cher  cousin  »  et  reçoit 
ses  ambassadeurs  tète  découverte.  Le  sultan  de  Turquie 
lui  renvoie  de  Constantinople  le  conjuré  Randini,  C'est 
dans  son  palais  que  sont  logés  les  hôtes  de  marque,  en 
son  nom  que  sont  conclues  les  alliances,  à  ses  frais  que 
sont  payées  les  fêles  splendides  qui  embellissent  Flo- 
rence, tellement  que  les  armes  de  la  cité  ne  sciuiblent 
plus  ce  Marzocco,  dont  le  rugissement  effrayait  le 
monde,  mais  ces  palle  légères  de  l'écusson  des  Médi- 
cis,  à  qui  la  France  a  donné  ses  lys.  Ln  même  temps, 
Tunique  souci  de  ce  puissant  est  de  dissimuler  sa 
puissance.  Ainsi  que  son  grand'père  Cosme,  il  n'exerce 
aucime  charge  ofhcielle.  11  ne  possède  aucune  autorité 
légale.  Il  est  vêtu  comme  le  premier  citoyen  venu,  en 
hiver,  d'un  capuce  violet;  en  été,  du  simple  lucco^\  il 
cède  le  pas,  dans  la  rue  aux  vieillards;  il  se  dérobe 
devant  les  honneurs  et  les  bravos.  Sa  maison,  si  magni- 
lique  soil-elle,  n'est  pas  la  plus  ample  de  Florence;  il 
y  vit  tout  simplement,  étonnant  le  lils  du  pape,  Frances- 
chetlo  (^ibo,  qui  esl  son  geiulre,  par  la  modicité  de  ses 
menus  et  de  son  train.  11  défend  à  ses  lilles  de  porter 
certaines  étoiles  précieuses  que  d'autres  bourgeoises, 
moins  hu|)pées.  arborent  constamment.  Il  signe  «  Lau- 
rent, citoyen  de  Florence  ».  Et  il  mande  à  son  fils 
IMerre  à  Home  :  «  Comporte-toi  gravement  et  honnête- 
ment et  avec  iiumanité  avec  les  autres,  (jui  sont  tes 
égaux,  le  gardant  de  les  précéder  s'ils  ont  plus  d'âge 
que  toi,  parce  que  pour  être  mon  fils  tu  n'es  pourtant 

bella  vitu.  »  Cambi,  l)elizie  det/li  eruditl  luscaiii,  Florence,  1780,  XXI. 
p.  65. 

1.  «  Dello  Lorerizo  andavii  il  verno  in  miintcllo  o.  (•appuccio  pagho- 
oazzo,  cunic  ^U  allrt  cittailini.  e  (piandu  era  con  citladiiii  di  pin  tempo 
di  lui,  senipre  dava  loro  la  niano  ritla,  e  s'erano  pin  di  dn(>,  nieltova 
in  mezzo  clii  aveva  più  teuipo  ;  e  la  statu  andava  in  lucchu  conie  gli 
altri.  n  IL. 


LA    COUn    DE    LAURKNÏ    DK    MÉDICIS  33 

rien  autre  que  citoyen  de  Florence,  comme  ils  le  sont 
enx  tous'.  »  La  conscience  de  sa  force  semble  lui 
manquer.  Jamais  il  ne  se  repose  de  l'accablante  fatigue 
d'ôtre  toujours  dispos,  toujours  empressé,  toujours 
aimable  envers  chacun.  Jamais  il  ne  prolile  des  situa- 
tions acquises  comme  s'il  les  avait  toutes  à  conquérir. 
Jamais,  en  dépit  de  ses  richesses,  de  ses  alliances  et  de 
ses  eshiliers,  il  ne  se  considère  comme  arrivé.  Il  arrive 
chaque  jour.  En  quoi,  d'ailleurs,  il  ni'  fail  que  conti- 
nuer la  tradition  de  sa  famille. 

Confondre  si  bien  les  intéièts  d'une  dvFiastie  et  les 
inlcrèls  d'une  république  qu'on  ne  sache  plus  où  l'une 
commence  et  l'autre  finit,  ni  si  l'on  est  Médicis  ou 
Florentin  ;  emmêler  lesdeniers  de  l'un  avec  les  deniers 
de  l'autre,  de  sorte  (ju'on  ignore  qui  paie  et  qui  est 
payé;  n'accepter  aucune  charge  publi(|ue,  mais  faire 
de  chaque  homme  public  sa  créature  et  de  chaque  orga- 
uisme  d'Ftat  sa  création;  empêcher  que  les  uns 
s'élèvent,  que  les  autres  s'abaissent,  maintenir  ceux-ci 
et  ceux-là  au  même  niveau  et  se  les  lier  tous  par  des 
bienfaits;  conserver  au  dehors  ce  sage  équilibre  du 
dedans,  s'a|)j)uyer  sur  Milan  et  sur  Naples,  qui  sont 
monarchies,  plutôt  que  sur  Venise  et  sur  Home,  qui 
sont  ré|)ubliques  ;  garder  to'.itefois  des  intelligences 
dans  lu  (Àirie,  altir;M'  chez  soi  ses  personnages  et  y 
pousser  les  siens;  enlin  accomplir  cela  sans  le  dire, 
sans  le  sembler  surtout  ;  élre,  sans  paraître;  telles,  en 
deux  mots,  les  grandes  lignes  de  la  politique'  des 
Médicis,  (|ue  Laurt'nt  amena  à  son  apogée,  à  laquelle 
il  n'ajouta  rien,  se  contentant  de  lui  apj)ortcr  le  tribut 
personnel  d'un  esprit  clair,  d'une  volonté  joyeuse  et 
du  charme  le  plus  exquis,  le  plus  séduisant,  le  plus 
adorable  qui  fût  au  mon  le. 

«  ()  Laurent,  lui  disait   son  favori  Pulilieu,  (oui  ce 

1  «  Porlali  irravciiienle  e  cnsliiiifcilainentp.  e  con  iiiiritiilù  verso  glî 
îiliri  pari  tui)i.  ^fiiirilandoli  di  inni  précéder  loro  se  fossiim  di  piii  e'tà 
di  le.  |)t)ii-.liè.  per  essore  iiiii>  (i^liuolo,  non  sei  per.)  altro  chc"!  ciUddiao 
di  l-ire.i/,0  chii.)  so.iu  aujor  lorc  >  Fabroai,  <\t.  c  ,  duc,  p.  ■ï)'\. 

II.  3 


34  Li:    QUATTROCENTO 

que    la   nature    et  la   fortune  possèdent,  elles  te  Ton! 
donné,    mais    ta   prudence   dépasse    leurs  présents'.» 
Politien  avait  raison.   Cet  homme,   qu'on  appela    iina 
bilancia  di  scnno,  est  avant  tout  un  homme  d'escient, 
dont  rien  ne  peut  obscurcir  l'œil   sagace,  l'esprit  nel, 
le  jugement  rélléchi  et  ami  des  sentences  :  pas  même 
sa    sensibilité    qui    réside     dans     sa    tôle    et    qui    le 
laisse  autant    égoïste   qu'il    convient.  Admirable  con- 
naisseur d'hommes  et  admirable  donneur  de  conseils, 
chacun  le  consulte,  et  non  seulement  les  diplomates, 
mais    les    petites   gens  qui   lui  contient  leurs  menues 
afl'aires  et  se  trouvent  bien   de  son  avis.  Il   a  mis  de 
l'ordre    dans   ses  idées,   de  l'ordre   dans  ses  aifaires, 
de  l'ordre  dans  sa  vie  qu'il  a  disposée  selon  les  normes 
d'une  bonne  hygiène  physique  et  d'une  bonne  hygiène 
morale-  et  qui  représente  moins  une  grâce  de  sa  nature 
heureuse  qu'une  conquête  de  sa  volonté.  Car  il  veut. 

Un  matin,  comme,  avec  Marsile,  il  disputait  de  la 
félicité  suprême  sous  les  chênes  d'une  villa,  et  que  le 
platonicien  la  voulait  reconnaître  dans  un  acte  de 
l'intelligence,  Laurent  la  prétendit  découvrir  dans  un 
acte  de  la  volonté-^.  Tout  l'homme  est  là.  Il  veut  et  il 
agit.  Il  a  reçu  en  profusion  de  la  vie  à  sang  rouge  de 
peuple  jeune  :  il  la  dépense  en  souriant  et  sans  comp- 
ter. Personne  n'a  vécu  aussi  pleinement,  aussi  intensé- 
ment que  ce  prince,  qui  n'atteignit  pas  la  cinquantaine; 
personne  ne  fut  plus  heureux  de  la  vie,  n'y  trouva 
autant  de  goût,  parce  qu'il  n'y  mit  autant  de  sel.  Tout 

1.  «  Quidnuid  habent  Nnlura  tibi  et  Fortuna  dederunt, 

Seu  taincn  bu-c  siiperas  uiunera  consilio.  » 

2.  Voir  radmirable  b;ltre  (iii'il  (icvM  à  son  fils  Jean,  qui,  à  1  ïigc  de 
quatorze  ans,  vient  d'ôtn^  nounué  cardinal.  «  Gioie  c  seta  in  pocbe  cose 
stanno  bcnea'pari  vostri,  più  presto  qiialche  ti^\\\.\\iir/.a.  di  cose  unliolie 
e  belli  libri...  Una  re^ola  so|)ra  l'altri;  vi  conlorto  ad  usarc  cou  tutta 
la  8ollecilu<line  vostra,  e  i|uesla  è  di  levarvi  ogni  uiatlina  di  buona 
iiora.  nerchù  oltra  al  conferir  nutlto  alla  sanità,  si  pensa  e  espedisce 
lutte  le  faccende  del  (,Morno...  Un'allra  cosa  ancora  6  sounuanusnte 
DccoHHaria  a  un  pan;  vostro,  rioè  pensarc  seuipru  e  niassimc  in  «piesti 
principii,  la  «era  dinanzi  lutlo  (jucllo  chu  uvele  da  farc  il  giorno 
seKUcnte...  »  Fabroni,  ojt.  c,  doc,  p.  30U. 

3.  i'"icjN,  Opéra,  l,  p.  062. 


LA    COUR    DE    LAUKENT    DE    MÉDICIS  35 

Tintéresse;  tout  lui  semble  attrayant,  facile,  digne  de 
prix  et  d'attention,  son  cheval  Moreno,  qu'il  nourrit  de 
sa  main  comme  les  destinées  de  Fitalie  qu'il  s'amuse  à 
régir.  Il  dessine  une  fagade  pour  Sainte-Marie-de-la- 
Fleur  et  compose  un  sonnet  d'une  industrie  savante; 
dialectise  av1?c  Pic  et  joue  avec  ses  enfants;  rivalise  de 
strambolit  avec  un  paysan  et  rédige  une  lettre  diploma- 
tique, dételle  sorte  qu'il  n'y  a  pas  pour  lui  de  grandes 
et  de  petites  allaires,  mais  une  alfaire,  celle  qu'il  fait. 
Et  à  cet  liomme,  agile  et  droit  sous  le  fardeau  d'un 
monde,  qu'on  a  vu  le  même  jour  au  conseil,  à  l'acadé- 
mie, à  l'église,  à  cheval,  qui  a  reçu  des  clients,  rimé 
des  vers,  écouté  des  ambassadeurs,  chassé  des  perdrix, 
lu  des  philosophes,  collectionné  des  antiques,  son  fils 
Pierre  peut  donner  de  minutieuses  nouvelles  de  sa  villa 
de  Poggio  a  Gaiano,  l'instruire  du  détail  des  prés  qu'on 
n'a  pu  faucher,  du  four  qu'on  n'a  pu  finir,  des  veaux, 
des  vers  à  soie,  des  poules  d'Inde,  du  renard  qui  a 
mangé  deux  paons,  des  saules  du  marais  qui  ont  bien 
pris,  des  six  formes  de  fromage  qu'on  a  faites  '. 

Qu'on  ajoute  à  ces  qualités  heureuses  une  séduction 
inlinie,  le  don,  l'attrait  d'un  prestige  qui  touche  à  la 
fascination;  une  causerie  qui  uassaisonnée  du  sel  de 
la  mer  où  naquit  Vénus-  »  éparpille  en  se  jouant  toutes 
les  étincelles  et  tous  les  traits;  une  personnalité  si  bien- 
faisante qu'elle  fait  plaisir  à  voir  aux  hommes  comme  la 
santé,  et  qu'à  son  approche  les  obstacles  tombent,  les 
fronts  s'éclairent,  les  chagrins  s'envolent,  et  l'on  com- 
prendra l'omnipotence  de  celui  que  Marsile  appelait  le 
Fils  du  soleil. 

Dans  une  enceinte  évidemment  circonscrite,  absolu- 
ment maître  de  soi  et  des  autres,  Laurent  se  meut 
avec  une  élégance  incomparable.  Ses  facultés,  qui  ont 

1.  Voir  la  lettre  de  Pierre  à  Laurent  dans  les  Vvose  voUjari  e  poésie 
latine  e  grec/te  de  Politien,  éd.  Del  Lungo,  p.  3()8. 

2.  «  Acer  illi  sernio  et  gravis,  et  cuui  res  po.stulat,  salibus  scatens, 
sed   ex   illo  mari  collectis  in   quo  Venus  est  orla...  »  PoLniK\,  Epist 
in,  G.  ' 


36  LE    QÏ^ATTROCEMO 

leurs  bornes,  se  réfrènent  et  se  développent  les  unes  par  les 
autres  :  elles  sont  si  justes  parce  qu'elles  sont  autant. 
Chaque  discipline  sertde  contrepoids  à  l'autre  discipline 
comme  chaque  occupation  repose  de  l'autre  occupation. 
Et  toutes  croissant  en  harmonie,  aucune  ne  tombe  dans 
l'excès,  La  vie  sauva  Laurent  de  l'humanisme.  L'hu- 
manisme à  son  tour  le  guérit  de  la  spéculation.  Il  n'au- 
rait pas  tellement  aimé  la  nature  si  son  esprit  n'avait 
été  encombré  de  telles  aiïaires.  Et  son  rêve  se  serait 
perdu  dans  les  quintessences  d'Alexandrie,  si  la  réalité 
vivante  ne  l'avait  rappelé  chaque  jour  à  sa  loi.  L'anti- 
quité classique  lui  fait  mieux  priserla  spontanéité  popu- 
laire, et  le  peuple  bruyant  le  reconduit  aux  silences 
de  son  cabinet.  Son  souci  de  la  forme  l'incline  par  con- 
traste à  l'examen  de  la  vie  intérieure,  et  peut-êtrequ'il 
n'aurait  pas  saccagé  Volterre,  ni  pendu  Jacopo  Sal- 
viati,  s'il  n'avait  vidé  sa  tendresse  en  des  poésies  et  des 
sylves  d'amour. 

C'est  ainsi  que,  dans  cette  organisation  si  complète, 
—  une  des  plus  équilibrées  et  curythmées  qui  fût  au 
monde,  —  tout  agit  et  réagit,  se  tient  et  se  soutient  sans 
que  rien  ne  détonne  ou  dépasse. 

Voyons  sa  cour, 

III 

Au  Quattrocento,  où  une  co.ir  s'appelait  encore  une 
«  famille  »,  les  Médicis  sont  une  famille  :  une  famille 
de  naturel,  de  bonhomies  de  simplicité,  «  une  famille 
de  joi«'  »,  dira  Ariostc. 

Aucun  litre,  aucune  éliquelle,  aucun  rang;  rien  de 
ce  qui  hérisse  et  de  ce  qui  attriste  les  cours  féodales. 
La  maison  n'est  point  gardée  par  des  sentinelles, 
défendue  par  des  protocoles  et  des  ponls-levis  ;  c'est 
une  maison  bourgeoise,  ouverte  au  coin  de  «hîux  rues, 
faisant  suite  à  d'autres  maisons,  l'inlre  (|ui  veut  :  dans 
le  corlile,    le    manteau    sur    l'épaule,    Laurent    donne 


LA    COUR    DK    I.ALHENT    Dli    MKDICIS  37 

audience  ;  riuimble  Tribaido  de'Rossi  étant  venu  <  au 
nom  de  Dieu  et  de  la  Vierge  Marie  et  de  saint  Tho- 
mas »  lui  montrer  un  échantillon  de  minerai  qu'il  a 
trouvé,  Laurent  l'accompagne  jusqu'à  San-Xiccolô, 
au-delà  de  la  rue  du  Cocomero,  parmi  les  marchands  de 
cierges'. 

11  y  a  là  <(  dans  les  chambres  »  la  mère  de  Laurent, 
la  vieille  Lucrezia  Tornabuoni,  un  peu  recluse,  s'occu- 
pant  de  ses  pigeons  et  du  linge.  Il  y  a  là  la  femme  de 
Laurent,  la  baronne  romaine  Clarice  Orsini,  qu'il  épousa 
ou  plutôt  «  qui  lui  fut  donnée-  »  en  1469:  «  Ullc  beau- 
coup plus  que  commune,  de  grandeur  convenable,  et 
blanche  ».  11  y  a  là  ses  enfants  :  Pierre  qui  lui  succé- 
dera et  sera  chassé  de  Florence,  Jean  qui  deviendra  le 
pape  Léon  X,  Julien  qui  deviendra  le  duc  de  Nemours, 
et  les  lilles  dont  il  ne  connaît  pas  l'âge  au  juste, 
Lucrezia,  Luigia,  Maddalena,  Contessina.  «  Nous  nous 
adonnons  aux  lettres,  lui  écrit  le  pelit  Pierre  âgé  de 
sept  ans.  Jean  possède  déjà  les  syllabes.  Moi  j'en  suis 
arrivé  à  ce  point  du  discours  que  ta  Magnilicence  peut 
juger,  car  pour  le  grec,  sous  la  discipline  de  Martino,  je 
conserve  plus  que  je  n'augmente  ce  que  je  sais.  A  Julien, 
il  suffit  de  rire.  Ma  sœur  Lucrezia  coud,  chante,  rit. 
Ma  sœur  Maddalena  s'est  blessée  la  tôte  contre  le  mur 
sans  danger  pourtant.  Luigia  exprime  beaucoup  de 
choses.   Contessina  remplit  la  maison  de  ses  cris^.  » 

1.  «  Dove  nel  nome  di  Dio  e  délia  Verf,nne  Maria  e  di  Santomaso 
sempre,  iu  andai  dopo  desinare  a  chasa  Lorenzo  de'  Medici  e  niostrami 
a  Ser  Piero,  iiii  disse  nonvi  partite  che  vi  vole  parlare.  Lorenzo  si  mise 
el  inantello  e  vene  f,'iii  nelachorte  e  dava  udienza...  e  chôme  ebe  date 
udienza  a  parecchi  mi  cliiamù  e  abelagio  per  la  via  cho  lui  solo  inolti 
drieto  andamo  parlando  insino  di  là  da  Sanicholù  de  la  via  del  (;hocho- 
niero  tra'cieraiuoli.  »  ïhibai-oo  db'  llossi,  Delizie  deyli  erudili  toscani, 
XXIII,  Florence,  1786. 

2.  «  lo  Lorenzo  tolsi  per  moglie  la  Clarice  figliuola  del  signore  Jacopo 
Orsini,  ovvero  mi  fu  data  di  Dicembre  1468.  »  Fabroni,  op.  c,  p.  40. 

3.  «  Vacamiis  litteris.  Joannes  tenet  jani  syllabas  :  ego  hoc  orationis 
quod  Magnilicentia  tua  legit;  nam  j^rtcca,  adjutore  Martino,  servo 
magis  quam  augcam  in  pru'sentia.  Juliano  sutis  est  ridere  ;  soror 
Lucretia  suit,  cantat,  legit;  Magdalena  olTendit  ad  murum  caput, 
absque  periculo  tamen  ;  Luisia  exprimit  jam  multa;  Contessina  replet 
totam  clomum  clamoribus.  Omnes  alii  ita  suo  salis  faciunt  officio...  » 


38  LE    QUATTROCENTO 

Lorsque  ces  enfants  sont  à  la  canipag:ne,  c'est  le  poète 
Politien  qui  les  garde  et  leur  invente  des  divertisse- 
ments :  «  Nous  avons  tant  d'eau  et  une  eau  si  conti- 
nuelle que  nous  ne  pouvons  pas  sortir  de  la  maison  et 
que  nous  avons  changé  la  chasse  en  jeu  de  paume  pour 
que  les  enfants  n'abandonnent  point  l'exercice.  Nous 
jouons  ordinairement,  ou  bien  rdcuelle  de  soupe,  ou 
bien  la  sauce  au  raisin  ou  la  viande,  c'est-à-dire  que 
qui  perd  n'en  mange  point'.  »  Au  retour  de  la  bande 
joyeuse,  le  chapelain  Matteo  Franco  se  porte  à  sa  ren- 
contre «  avec  la  maman  »  :  «  Aux  environs  de  la  Ger- 
tosa,  nous  rencontrâmes  le  paradis  rempli  d'anges,  de 
fôte  et  de  joie,  c'est-à-dire  Messer  Jean,  Julien  et  Jules 
en  croupe,  avec  leur  suite,  et  aussitôt  qu'ils  virent  la 
maman,  ils  se  jetèrent  de  cheval  à  terre,  qui  de  lui- 
même,  qui  par  la  main  d'aulrui  ;  et  tous  coururent,  et 
on  les  mit  au  cou  de  Madonna  Clarice,  avec  tant  d'allé- 
gresses et  de  baisers  et  de  gloire  que  je  ne  pourrai  le 
dire  avec  cent  lettres*.  » 

Florence  n'est  plus  l'austère  cité  de  la  commune,  ni 
la  ville  rugueuse  du  vieux  Gosme;  groupée  autour  de 
la  coupole  de  Brunellcschi,  qui  élève  calmement  sa 
masse  hardie  vers  le  ciel,  fondée  et  murée,  elle  n'a 
plus  qu'à  s'embellir.  Les  Baldovinelti,  les  Pérugin,  les 
Roselli,  les  Lippi,  les  Botticelli  colorent  ses  parois 
sombres, et  Ghirlandaio  voudrait  couvrir  de  peintures 
ses  remparts;  les  délia  Robbia  y  jettent  la  clarté  de 
leurs  faïences  ;   les  Maïano,   les  Verrocchio,  les  Mine 

Lellere  d'un  bambino  fiorentino.  pub.  par  I.  del  Lungo,  Florence,  1887, 
lett.  IV. 

1.  «  Abbinmo  tnnla  acqua  e  si  continua,  che  non  possiamo  uscire  di 
casa,  et  abhiamo  mutaln  la  cnccia  nel  giiioco  di  pal  la,  perché  e  fan- 
ciulli  non  iascino  lesercizio.  Giuchiamo  comuncmenle  o  la  scodclla  o 
il  savore  o  la  carne,  cioè  che  chi  perde  non  ne  mangi.  »  Politien,  éd. 
del  l^ungo,  p.  67. 

2.  «  Hincontrammo  il  paradiso  picno  d'ngnoli  di  fcsla  e  di  letizia, 
cioé  McHser  (Jiovnnni,  l'iero,  «Jiuliano  c  (liiilio  iii  groppa,  con  loro  cir- 
curnfercnze.  K  subitr)  comc  viddcro  la  inniimin,  si  giltorono  a  lorra  del 
cavallo,  chi  da  se  c  chi  pcr  le  nxiii  d'altri  ;  v  tiilli  ('orsoiio  e  fiiron  iiicssi 
in  collo  a  madonna  CJarice,  cfiri  lanla  allcgro/za  c'Iiaci  o  glorin  che  non 
ve  lo  poterci  dire  con  ccnto  leltere.  »  l«id<)ro  del  Lungo,  Florenlia, 
uomim  e  cône  del  Quallrocenlo,  Florence,  1897,  p.  424. 


LA    C01:R    de    LAURKNT    de    MÉDICIS  39 

(lii  Fiesole  y  ajustent  leurs  marbres  finement  fouillés. 
De  nouvelles  familles,  qui  forment  comme  des  dynas- 
ties de  talent  et  de  savoir,  se  sont  levées  :  les  Miche- 
lozzi,  les  l*ulci,  les  Dihbiena,  les  Benivieni.  L'orfèvre 
Bernard©  Gennini,  aidé  de  ses  deux  fils,  imprime  Vir- 
gile en  des  caractères  qu'il  a  fondus  lui-même  et  dont 
il  a  deviné  le  secret,  car  «  rien  n'est  ardu  au  génie 
florentin'».  Le  mathématicien  Paolo  Toscanelli,  «qui 
passe  par  la  terre  l'esprit  dans  le  ciel  étoile  »,  met  Chris- 
tophe G(domb  sur  le  chemin  de  l'Amérique.  Marsile 
Ficin  rend  Platon  à  l'univers  de  la  pensée.  Pic  de  la 
Mirandole  scrute  les  arcanes  de  l'Orient  mystique. 
Leone-Battista  Alberli  excelle  dans  chaque  domaine. 
Tous  sont  plus  ou  moins  de  la  famille,  et  Laurent  les 
groupe  en  rond  autour  de  sa  jeunesse. 

Il  fait  d'un  Michelozzi  son  chancelier,  d'un  autre 
Michelozzi  son  pourvoyeur  de  livres  en  Grèce,  du 
[)()èle  italien  Malteo  Franco  son  chapelain,  du  théolo- 
gien j)latonicien  Marsile  Ficin  son  ami;  il  prend  dans 
sa  maison  les  quatre  frères  Bibbiena,  fils  d'une  pauvre 
paysanne  du  Casentino  ;  il  défend  |le  prince  Pic  de 
la  Mirandole  contre  le  pape  Innocent  VIII  ;  il  défend 
le  pauvre  marchand  Luigi  Pulci  contre  ses  créanciers; 
à  Bolticelli,  à  Lippi,  à  Baldovinetti,  à  Signorelli, 
à  Verrocchio,  aux  Pollajuolo,  il  adresse  des  com- 
mandes ;  à  Giulianoda  San  Gallo,  il  ordonne  un  cou- 
vent; <\  Michel-Ange  il  fait  donner  «  une  bonne  chambre 
chez  lui,  lui  offrant  toutes  les  commodités  qu'il  désirait, 
et,  soit  à  table,  soit  ailleurs,  ne  le  traitant  pas  autre- 
ment qu'en  fils  2»  ;  et  lorsqu'en  1470  on  lui  parle  d'un 
garçon  de  seize   ans,  laid  et   subtil,    ([ue    la  misère  a 

1.  «  Bernardius  Henninius  aurifex  omnium  judicio  pr;i'stantissimus,et 
Dominicus  ejiis  filius,  egregiii'  indolis  adolescens.  expressis  ante  calibe 
caracleribus  ac  deinde  lusis  literis  voliimen  hoc  priiuum  impressenmt... 
Florenlinis  inf,'eniis  nil  ardui  est.  »  Inscription  sur  le  commentaire  de 
Servius  à  Virgile,  imprimé  par  l'orfèvre  tlorentin  Cennini  en  1471. 

2.  «  Una  buona  caméra  in  casa,  dandogli  lutte  quelle  comodità 
ch'egli  desiderava,  ne  altrimenti  trattandolo,  si  in  altro,  si  nella  sua 
mensa  che  da  figliuolo.  »  Gosdivi,   Vita  di  Michelangiolo,  ch.  viii. 


40  LE    QUATTROCENTO 

arraché  aux  lettres,  dont  le  manteau  montre  la  corde  et 
dont  les  doigts  de  pied  passent  par  les  souliers,  mais  qui, 
dans  une  petite  maison  obscure  de  Via  Saturno  Oltrarno, 
traduit  \  Iliade  en  hexamètres  si  candides  qu'ils  font 
oublier  Toriginal,  aussitôt  il  le  recueille.  C'est  Angelo 
degli  Ambrogini  qui,  né  à  Montepulciano  en  1454-, 
orphelin  de  son  père  qu'il  a  perdu  à  i'àge  de  dix.  ans, 
venu  tenter  la  fortune  à  Florence,  sans  soutien,  sans 
argent,  sans  relations,  ne  serait  jamais  devenu  le 
Politien,  c'est-à-dire  la  voix  élégante  de  ce  moment  de 
grâce,  sans  l'appui  du  Médicis. 

Il  faut  une  fortune  pour  ce  mécénat  qui  s'étend 
au-delà  de  la  maison  de  Via  Larga,  abritant  dès  1470 
plus  de  cinquante  personnes  ^  à  tout  un  peuple  de 
clients  et  d'amis.  Laurent  la  prodigue -en  souriant.  De 
1434  à  1471.  les  Médicis  ont  dépensé  663.755  florins 
d'or  rien  qu'aux  choses  d'art.  «  Cet  argent  me  paraît 
bien  colloque,  écrit  Laurent,  et  j'en  suis  bien  content  '•.  » 

Entre  ce  monde  de  poètes,  d'érudits,  de  princes,  on 
ne  saurait  rêver  des  mœurs  plus  domestiques,  des 
relations  plus  cordiales,  un  ton,  un  train  de  vie  plus 
familier.  Lorsque  Politien  est  en  colère,  il  monte  se 
dégonfler  dans  la  chambre  de  Monna  Lucrezia^.  Le 
Piovano  Arlotto  est  là,  qui  conte  des  facéties,  et  arrive 
Agoslino  Giego  annonçant  que  le  pauvre  cordonnier 
est  venu  pour  sou  argent^.  Via  Larga,  la  porte  est 
ouverte  et  la  table  est  servie.  Qui  entre  s'assied.  Après 
dîner,  Luigi  Pulci  débite  un  chant  de  sou  Morgante ;  ou 
Matteo  Franco  et  Luigi  Pulci  se  décochent  des  épi- 
grammes,  ou  Laurent  propose  le  thème  d'un  sonnet  de 
métaphysique  amoureuse  sur  les  peines  de  Fortune  et 
d'Amour,    et    Pandolfo    Collenuccio,    Ange    Politien, 

1.  Cf.  Del  Lungo,  Florentin,  p.  208. 

2.  «  E  paionrri  ben  collocuti,  e  sonne  luollo  ben  contcnto.  »  Fdbroni, 

op.  C,  p.   il. 

3.  «  Non  trovo  qui  la  min  Mndoniui  Liicrc/ia  in  camcra,  colla  qtiulc 
io  posai  HTogarnii.  r>  I'olitikn,  ('m1.  del  Lungo,  p.  (iK. 

i.  Le  facette  del  Piovano  Arlotto,  Florence,  1884,  p.  146. 


LA    coin    DE    I.ALRKNT    DE    MÉDICIS  41 

Girolamo  Benivieni  rivalisent  avec  lui  de  trouvailles 
et  de  subtilités.  On  improvise  des  vers.  On  impro- 
vise des  musiques.  Squarcialupi  et  le  Cardiere  touchent 
des  instruments.  Tous  chantent  en  chœur,  même  Lau- 
rent, qui  a  la  voix  fausse.  A  tout  coup,  la  famille 
joyeuse  part  en  voyage,  pour  la  campagne,  pour  les 
villes  d'eaux,  pour  les  villas  qui  lleurissent  entre  les 
oliviers,  les  cyprès  et  les  roses,  et  s'appellent  Fiesole, 
Careggi,  Poggio  a  Caiano,  Cafaggiuolo.  On  chasse,  on 
pèche,  on  joue  à  la  paume,  on  danse  sur  le  pré,  ou  bien, 
étendu  à  l'ombre  des  peupliers,  on  discute  de  quelque 
argutie  de  philosophie  platonicienne.  «  l*arlis  hier  de 
Florence,  écrit  Politien,  Jious  arrivâmes  juscju'à  San- 
Miniato  en  chantant  tout  le  long  du  chemin  et  parfois 
en  raisonnant  de  quelque  chose  sacrée  pour  ne  point 
oublier  le  carême.  A  Lastra  nous  bûmes  du  ZappolinOy 
qui  me  parut  bien  meilleur  qu'on  ne  l'avait  dit  chez 
nous.  Laurent  triomphe  et  fait  lriom})her  toute  la 
compagnie.  Hier  je  comptai  vingt-six  chevaux  de  la 
bande  qui  était  avec  lui.  Le  soir,  arrivés  à  San-Miniato, 
nous  commençâmes  à  lire  un  peu  de  Saint-Augustin, 
mais  la  leçon  se  résolut  linalement  en  musique  et 
à  aviser  et  dégrossir  un  certain  petit  danseur  qui 
est  là'.  » 

Ln  1488,  on  envoie  le  petit  Pierre  aux  noces  du 
prince  de  Milan  :  on  lui  a  fait  un  bel  habit  avec  son 
emblème,  un  brandon  enflammé,  et  sa  devise  latine  : 
Iii  viridi  feneras  crttrit  //(nnnia  /nr(/i(//as  :  «  L'habit  de 
notre  Pierre  avec  la  branche,  mande  l'ambassadeur 
Stefano,  a  été  tenu  pour  une  chose  admirable,  et,  selon 
mon  jugement,  il  a  éclipsé  tous  les  autres.  Aujour- 
d'hui, CCS   Messieurs  ont   mandé  après   lui,  cl  il    l'ont 

1.  «  Partit!  ieri  di  costi  venimnio  insino  a  San  Miniato,  tulta  via 
cantando,  e  tal  yolta  ragionando  di  qiialclie  cosa  sacra,  per  non  dimen- 
ticare  la  quaresima.  Alla  Lastra  beccaino  el  Zappolino,  che  a  me  riusci 
inolto  inigiiore  non  s'era  ragionalo  costà.  Loreiizo  triunfa  e  fa  triun- 
fare  la  compagnia  :  chè  ieri  annoverai,  délia  brigata  era  con  Lorenzo. 
ventisei  cavaili...  »  Politien,  éd.  del  Lungo,  p.  il. 


42  LE    OUATTnOCFNïO 

voulu  voir  ot  examiner  de  près,  et  en  eiïet  chacun  en 
est  resté  émerveillé'.  »  En  1471,  Laurent  fait  emplette 
d'antiquités  :  «  En  1471,  j'ai  été  à  Rome  pour  le  cou- 
ronnement de  Sixte  IV,  et  j'en  rapportai  les  deux  têtes 
antiques  de  l'image  d'Auguste  et  d'Agrippa  que  me 
donna  ledit  pape,  et  de  plus  j'en  lapportai  notre 
écuelle  de  chalcédoine  taillée,  avec  beaucoup  d'autres 
camées  et  médailles  qu'on  acheta  alors,  et  parmi  tant 
d'autres  la  chalcédoine-'.  »  En  1487,  le  sultan  envoie 
au  Médicis  une  girafe  :  «  Le  jour  du  18  novembre  1487, 
consigne  Landucci,  l'ambassadeur  du  Sulta  i  présenta 
à  la  Signorie  la  girafe,  le  lion  et  les  autres  bêtes...  Il 
y  eut  ce  matin  une  grande  aflïuence  sur  la  place  pour 
voir  telle  chose.  La  ringhlera  était  ornée  de  fauteuils 
et  de  tapis,  et  tous  les  principaux  citoyens  y  étaient 
assis"^.  »  En  1487,  la  girafe  meurt  :  c'était  un  samedi, 
nous  apprend  Tribaldo  de'  Rossi.  Telle  la  vie. 

Elle  est  si  tranquille  que  les  événements  de  drame 
qui  l'atteignent  paraissent  un  anachronisme.  Le  sac 
de  Volterre  que  Laurent  ordonne  en  1472;  la  conjura- 
tion des  Pazzi  qui  éclate  en  1478  à  l'église;  Julien 
qui  tombe  dans  une  man»  rouge  ;  les  centaines  de  cons- 
pirateurs qu'on  traque,  qu'on  arrête,  qu'cm  pend  aux 
fenêtres;  la  foule  qui  se  rue  après  leurs  chausses;  les 
gamins  qui  déterrent  Jacopo  dei  Pazzi  et  tirent  le 
cadavre  puant  en  chantant  par  les  rues  '  ;  tout  ce  spec- 

1.  «  La  veste  del  nosiro  Picro  roi  l>roncone  v  suta  toniila  rosa  atlmi- 
randa.  cl  secondo  il  judicioinio  ha  abbatluto  oi,'ni  altra.  llof,'{,'i,  ((iiesti 
signori  hanno  mandato  ner  epsa,  et  l'haniio  volulo  vedere,  cl  luolto 
bene  exaniinare,  et  in  cltetto  oynuiio  ne  sta  niaravigliato.  »  Kabnmi, 
op.  c. 

•2.  «  Fui  cictto  Anibasciatore  a  llmna  per  rincoronazione  di  Papa 
Sisto,  e  di  .pii  portai  le  due  teste  di  inarnio  anliche  délie  iinniafrini 
d'Augusto  e  d'A;,'rippa,  le  quali  nii  doim  delto  l'apa  Sisto,  e  yiMx  poilai 
la  scudcila  nostra  di  calcedonio  inla>;liata  con  molli  altri  caninu'i  clic 
si  rornrxrarnno  allora,  fra  le  altre  il  calcedonio.  »  l'jibroni.  ih..  p.  m. 

3.  *  K  a  di  18  novembre  1487.  cl  sopradellit  ainbasciadorc  del  soldano 
nresenlo  alla  nostra  Signoria  la  sopnidclla  ^'iralla,  c  liono  e  l'altre 
beslic...  fu  per  qncsl/i  matlina,  in  pia/zi  un  ^'randc  jxipolo  n.  vcdrre 
talc  cosa.  Kra  narata  la  ringhiera  colle  spullierc  <•  tappcii,  c  a  sedcro 
tutti  i  principali  citladini.  »  Li  ca  Landucci,  Diario  Fiureniitio,  p.  .■;'_'. 

4.  Lt'CA  Lamdl'cci,  ib.,  p.  21. 


LA    COUR    DE    LAURENT    DE    MÉDICIS  43 

lacle  de  })!is.sioii  déchaînée,  de  férocité  sauvage,  de 
crime,  de  meurtre  et  de  sang  semble  non  avenu. 
Laurent  n'est  pas  le  tyran  cruel  dont  on  n'est  plus  à 
compter  les  excès,  les  tortures  et  les  rapines;  qui  vole 
la  dot  des  filles,  qui  en  1480  dresse  sur  le  gros  sel 
les  pieds  d'un  ermite  déchaussés  au  feu',  qui  en  1487 
exécute  Oaldovinelli,  Frescohaldi,  Bandini  sur  un  soup- 
(;on2;  il  reste  l'ouvrage  de  Dieu  qu'a  chanté  Marsile. 
L'horreur  se  recule  et  s'atténue  devanl  les  splendeurs 
de  lumière  et  de  joie. 

Les  fôtes  sont  si  continuelles  qu'on  a  pu  dire  du 
Magnifique  qu'  «il  n'avait  rien  d'autre  en  tète  que  de 
réduire  les  hommes  au  plaisir  ».  Pendant  le  carnaval, 
des  chars  de  masques,  d'allégories  et  de  triomphes 
parcourent  la  ville  qui  résonne  comme  une  immense 
chanson.  Au  premier  mai,  les  villanclle  arrivent  une 
branche  de  verdure  à  la  main,  qu'elles  portent  comme 
une  enseigne  ileurie  du  printemps,  et  vêtues  de  robes 
blanches,  elles  dansent  sur  la  place  de  Santa-Triuita. 
A  laSan-Giovanni,  qui  est  la  tète  patronale  de  Florence, 
Florence  ne  se  connaît  plus.  Des  processions  s'orga- 
nisent; on  court  \g  paiio ;  on  porte  au  saint  des  cierges 
historiés,  des  parements  de  velours,  de  vair,  des  étoiles 
de  soie  ou  de  taffetas  rayés  de  soie.  «  Les  rues  où  l'on 
passe,  écrit  Goro  Dati  dès  le  début  du  siècle,  sont  toutes 
ornées  aux  murs  et  aux  bancs  de  tapisseries,  de  fau- 
teuils, de  banquettes  couvertes  de  taiîetas,  et  partout, 
c'est  rempli  de  jeunes  femmes  et  de  jeunes  filles  vôtues 
de  soie  et  ornées  de  bijoux,  de  pierres  précieuses  et  de 
perles...  et  par  toute  la  cité,  on  fait  ce  jour  noces  et 
grands  festins,  avec  tant  de  fifres,  de  musiques,  de 
chansons,  de  danses,  et  de  fêtes,  et  de  joies,  et  d'orne- 

1.  «Si  disse  che  lo  dissolorono  e  piedi,  e  poi  gli  davano  el  fiioco 
tenendolo  co'piedi  ne'ceppi.  per  modo  che  gocciolavano  e  piedi  el 
grasso  ;  poi  lo  rizzavano  e  facevalo  andare  sopra  el  sale  grosso.»  Luca 
Landlcci,  ib.,  p.  36. 

2.  «  A  di  8  di  Giugno  1481,  Lorenzo  de'  Medici  fe  impiccare  tre  citta- 
dini,  che  dice  el  volevano  aniazzare.  »  Allegretti,  Diario  Senese,  Mura- 
tori,  Rerum,  XXlll,  p.  808. 


44  LE    QUATTROCENTO 

ment  qu'il  semble  que  cette  terre  soit  le  pnradis'  .»  A 
tout  bout  de  champ,  pour  un  mariage,  pour  un  anni- 
versaire, sous  un  prétexte  quelconque  et  sans  prétexte, 
des  courses,  où  les  chevaux  s'élancent  sur  une  piste  de 
fleurs,  remplissent  la  ville  d'acclamations  ;  des  repré- 
sentations sacrées  ou  profanes  sont  ordonnées  ;  des 
joutes  et  des  tournois  sont  proclamés.  Les  jeunes  gens 
qui  y  participent,  avec  leurs  emblèmes,  leurs  devises  et 
leurs  armures,  montent  des  chevaux  caparaçonnés  de 
velours  blancs,  d'or  broché,  de  pourpre,  de  brocart 
couleur  de  violettes.  A  la  joute  de  1468,  Laurent 
apparaît  lui-môme  au  front  de  douze  adolescents,  dont  la 
veste  de  soie  changeante  est  d'une  si  délicate  broderie 
qu'elle  fait  dire  au  poète  qu'il  semble  que  le  ciel  s'y 
mire  :  <<  Eix  partie  de  roses  fraîches  sur  la  branche,  en 
partie  il  n'est  resté  que  les  tiges,  et  les  feuilles  en 
sont  tombées  à  la  brise'-.  »  En  1471,  Galeazzo  Maria  de 
Milan  et  sa  jeune  femme  Bona  de  Savoie  entrent  à 
Florence  :  ils  sont  accompagnés  de  cinq  cents  hommes 
d'infanterie,  de  cinquante  laquais  à  pied  vôtus  de  soie 
et  de  velours,  de  deux  mille  gentilshommes  et  domes- 
tiques de  suite,  de  cinq  cents  couples  de  chiens  et 
d'un  nombre  infini  de  faucons;  en  chantant  sur  le 
chemin,  les  jeunes  Florentines  se  portent  à  la  rencontre 
du  couple  princier;  trois  représentations  sont  ordon- 
nées dans  trois  églises;  et,  quoi  qu'étant  en  carême^ 
toute  la  cour  rompt  le  jeûne.  En  1473,  c'est  le  tour 
d'Eleonora  d'Aragon.  En  1488,  c'est  le  tour  d'Isabelle 
d'Aragon.  En  1491,  Laurent  représente  le  triomphe  de 

1.  «  Le  slrade,  dovc  passano.  sono  tulle  adornc  aile  niura  c  al  sotlerc 
rii  capolctli,  spallicre  e  bancali,  i  (|iiali  sono  coperli  di  zendndi,  e  por 
luUo  é  picno  di  donne  giovani,  e  fanciiille  veslile  di  sela,  e  ornate  dî 
gioie,  e  di  piètre  prcziose,  e  di  perle.  .  e  pcr  tulla  la  Ciltà  si  la  (jticldi 
nozzc,  c  fffan  conviti  con  tanli  pillcrri,  siioiii,  e  canti,  e  baili,  festc,  e 
lelizia,  e  oruamento,  clie  nare  cfie  (piella  terra  sia  il  Paradiso.  »  Goro 
JJati,  hturia  di  Firenze,  Horence,  1735,  p.  8G  et  sq. 

2.  «  Vj  parle  rose  freHchc  in  su  uno  ranio 
K  parle  son  riniasi  sol  gli  stecchi 

E  Koa  lo  foglie  gii'i  cascatc  al  rc/.zo.  » 

Llioi  PiLci,  Gioalra. 


LA    COUK    DE    LAURENT    DE    MÉDICIS  45 

Paul-Emilc  revenant  de  Macédoine,  et  les  sommes  qu'il 
prélève  pour  celte  réjouissance  publique  sont  si  consi- 
dérables (jue,  «  pendant  beaucoup  cl  beaucoup  d'années, 
ies  citoyens  ne  payèrent  i)lus  aucun  impôt». 

A  riiorizon,  le  ciel  semble  sourire.  Un  perpétuel 
dimanclie  se  continue,  et  à  ce  bonheur  dissous  dans 
Tair,  qu'expire  et  respire  la  jeunesse  des  poilrines, 
il  faut  ajouter  l'art  qui  enchante  celte  existence,  car 
nous  sommes  dans  un  coin  de  laHomed'Augusle  ou  de 
rAthènes  de  Périclès,  où  toute  manifestation  de  vie  se 
traduit  et   se  réduit  en  monument  de  beauté. 

La  victoire  llorenline  (rAnj:;hiari  n'est  plus  une 
!)alaille,  c'est  un  carton  de  Léonai-d.  La  joute  llorenline 
•de  147.")  n'est  plus  une  joute:  c'est  une  épopée  de  Poli- 
lien.  Simonella  Caltaneo  n'est  plus  une  lille  génoise, 
mariée  à  un  marchand  de  Florence,  enlevée  à  la  lleiir 
de  l'âge  :  grâce  à  Pollajuolo  qui  en  peint  l'image,  à 
Politicn  qui  la  chante  dans  ses  ^)7^//JS<";à  Botlicelli,  qui 
fa  déilie  dans  sa  Pr'unavera,  et  à  Laurent,  qui  la  pleure 
dans  ses  sonnets,  elle  devienl  d'vant  l'histoire  «  La 
bella  Simonelta  '  ».  Des  cliars  j)opulaires  traînent 
<lans  l'orgie  du  carnaval  de  gi'osses  chansons  ;  aftinées 
par  un  prince,  ces  chansons  se  haussent  jusqu'au  rang 
«l'un  g  Mivc  liltéraire.  Les  arcs  de  triomphe,  les  ligura- 
tions  ambulantes,  les  tableaux  vivants  des  fêtes  se  trans- 
forment en  chefs-d'œuvre  d'Aiidrea  del  Sarlo,  du  Cro- 
naca,  de  Gramicci.  C'est  Polilien  qui  compose  les  petits 
thèmes  latins  des  enfants  des  Médicis -',  et  c'est  Michel- 
Ange  qui  s'amuse  avec  laneige  tombée  dans  la  cour  à  leur 
bàlir  un  homme  de  neige.  Et,  (jue  si  Laurent  conclut  la 
paix  avec  Naples,  que  la  bourgeoise  (iiovanna  Torna- 
buoni  mette  au  monde  deux  jumeaux,  qu'un  garçon  de 
dix-huit  ans,  Michèle  Verino,  succombe  à  un  excès  de 
co:iti:)(;nce  ou  qu'une  jeune  lille  de  seize   ans,  Albiera 

1.  A.  Nori,  Iji  helbt.  Siitionella.  (îiorn.  Storico  délia  letteratura  ila- 
Ji.uia.  \.  1:51.  -  A.  WarliiiiK.  i^ondro  liotticellis  IJe/jurl  der  Venus  und 
Fruit  lin;!,  Ilaiiihurg  et  Lf^ipzij.',  IS'.i.'L 

1.  Lalini  (U'Ilali  a  l'ie/v  de  Medici.  Poi.mikn,  r.d   del  Liin,:,u>.  p.  17. 


46  LE    QUATTROCKISTO 

degli  Albizzi,  succombe  à  un  accès  de  fièvre  quarte,  ces 
diverses  conjoncUires  s'appellent  des  élégies,  des  bas- 
reliefs,  des  toiles  peintes,  des  vers  latins. 

La  beauté  est  partout.  Qu'est-ce  que  cette  maison  de 
Via  Larga,  d'une  arcbilecture  à  la  fois  si  élégante  et  si 
robuste,  remplie  de  trésors  qui  émerveillent  l'étranger? 
Un  palais,  une  bibliothèque,  un  musée?  Tout  cela 
ensemble  :  c'est  lademeuredesMédicis,  Los  nymphes  de 
Fiesole,jadisévoquéesparBoccace,dansentsurles  gazons 
de  Botticelli  et  dans  les  églogues  des  poètes.  Au  fond 
des  âmes,  sourient  de  tendres  paysages  du  Céphise  et 
brillent  de  purs  profils  de  camées.  De  délicats  apo- 
logues peuplent  les  rues  elles  chemins  de  blanches 
mylhologies  *.  Marbres  émus  et  candides;  bronzes 
maigres  et  précis  ;  femmes  au  long  cou  et  au  front 
bombé  d'intelligence  ;  adolescents  chastes  et  beaux; 
amitiés  charmantes;  fêtes  olympiennes  de  l'esprit  ; 
bruit  de  dactyles;  clarté  de  fresques;  et  le  Christ 
qu'on  adore  porte,  au  lieu  de  couronne  d'épines,  une 
guirlande  lleurie  cueillie  par  Marsile  au  bord  de 
rilyssus  ! 

Voici,  nous  assistons  à  ce  spectacle  unique  d'une 
République  dirigée  par  un  poète.  Et  ce  poète  chante. 
«  0  violettes,  chante-t-il,  belles  violettes  fraîches  et 
pourprées,  violettes  qu'une  main  candide  a  choisies, 
quelle  pluie,  quel  ciel  limpide  voulut  vous  produire. 
Heurs  si  exquises  que  la  nature  n'en  fit  jamais  de 
telles'?  »  Et  autour  de  Laurent  ((ui  chante  de  la 
sorte,  sa  vieille  mère  chante,  ses  jeunes  amis  chantent; 
en  italien,  en  latin,  en  grec,  tous  chantent  :  les  cha- 
noines de  l'église,  les  st;crélaires  de  la  République, 
les  nK'nibrcs  de  l'Académie  platonicienne,  les  maîtres 

1,  Voir  en  particulier  ceux  de  Marsile  Ficin  et  de  ses  amis.  Mahsii.e 
FiC!.-»,  Ojierit,  Haie,  \7>H),  2  vol.,  1,  p.  8i7. 

2.  «  Helle  frcschc  e  purj)uree  viole 
V.\\c  ijuelln  c'xndidissnua  uiaii  colse, 

(^ual  pio^giu  o  quai  puru  aer  prudur  vulse 
Taiilu  più  vaghi  (ior  cho  far  non  suuleV  » 


LA    COUK    DE    I.ALKE.NT    DE    MÉUICIS  47 

du  Sludio,  les  fonctionnaires  de  TEtal,  les  diplomates, 
les  adolescents,  les  enfants.  Heureuse  époque,  où  tout 
ce  qui  compte,  pour  complei-,  doit  être  initié  à  la 
vie  supérieure  de  l'esprit,  depuis  le  podestat  qu'on 
accueille  jusqu'au  condottiere  qu'on  emploie,  depuis 
l'ambassadeur  qu'on  envoie  à  l'étranger  jusqu'à  celui 
qu'on  en  reçoit,  Pandolfo  CoUenuccio  qui  laisse  la 
forteresse  du  Bargello  pour  improviser  des  sonnets 
amoureux  avec  Laurent,  le  capitaine  Federigo  di  Mon- 
tefeltro  qui  ne  demande  pour  sa  part  de  butin  de  Vol- 
terre  qu'un  livre  bébreu,  l'ambassadeur  Acciajuoli  qui 
traduit  Aristole,  l'ambassadeur  Barbaro  qui  corrige  les 
textes  de  Pline!  Et  un  chancelier  de  Laurent  n'est  pas 
qu'un  bureaucrate,  asservi  aux  tristes  besognes  des 
écritures,  c'est  un  esprit  gracieux,  disert,  orné  ; 
capable  comme  Pietro  Bibbiena  de  composer  une  élé- 
gie latine  contre  l'ennemi  vénitien;  de  s'associer  aux 
dialectiques  platoniciennes  comme  Niccolô  Michelozzi; 
de  fêter  en  latin  son  maître  et  sa  maîtresse  comme 
Jacopo  Bianchelli;  de  jouer  le  personnage  d'Orphée 
dans  une  mythologie  représentée  à  Mantoue  comme 
Baccio  Ugolino;  et  de  composer  cette  mythologie  à 
l'âge  de  dix-huit  ans  comme  Ange  Politien. 

Le  latin,  de  vertu  qu'il  était,  est  devenu  une  grâce. 
On  en  met  partout,  jusque  sur  la  Bible,  que  Verino  tra- 
duit eu  hexamètres,  lU  nilor  eloquii  pcuiter  cuni  lacté 
bibalur,  aux  margelles  des  fontaines,  aux  cadres  des 
fresques,  aux  frontons  des  tombeaux,  au  chevet  des 
lits,  au  ilanc  des  vases,  au  chaton  des  bagues,  à  la 
garde  des  épées,  et  «  toutes  les  parois  de  Florence  sont 
oblitérées  par  moi,  dit  Politien,  comme  parune  limace, 
d'arguments  et  de  titres  variés*  ».  Les  promenades,  les 
causeries,  les   festivités   se    réjouissent  d'épigrammes 

1.  «  Naiu  si  quis  kreve  dictum  quod  in  gladii  capulo»  vel  in  anuli 
legalur  emblemale,  si  quis  versuni  lecto  aut  cubiculo,  si  quis  insigne 
aliquod  non  argento  dixerini  sed  fictilibus  otnnino  suis  desiderat,  ilico 
ad  Polilianuni  cursitat  ;  omnesque  jam  parieles  a  me,  quasi  a  limace, 
videas  oblitos  argumentis  variis  et  titulis.  »  I^olitien,  Episl.,  Il,  13. 


48  LE    QLATTROCE?<TO 

latines  inip  ovisées  ;  dans  les  repas,  elles  saluent 
rentrée  des  services  de  viandes,  de  poissons, de  fruits; 
<;t  la  langue  qu'elles  emploient  n'est  plus  la  langue 
solennelle  de  naguère,  c'est  la  langue  lUiide  de  la  bonne 
compagnie  et  des  ris.  Tout  à  l'heure,  Laurent  chantait 
des  violettes  en  italien  ;  le  latin  de  Politien  reprend 
le  thème  en  se  jouant  :  «  0  violetîes,  délicates  violettes. 
petit  présent  de  mon  aimée,  doux  gage  d'amour  auquel 
tant  d'amour  reste  attaché,  quelle  terre  vous  engendra? 
Quel  zéphir,  quelle  brise  légère  parfuma  de  son  par- 
fum vos  pétales  embaumés?...  0  violettes,  trop  heu- 
reuses violettes  qu'elle  cueillit  de  sa  main,  de  sa  main 
qui,  hélas  !  me  ravit  à  moi-même,  qu'elle  porta  de  ses 
doigts  roses  à  sa  bouche  gracieuse  d'où  Amour  dirige; 
contre  moi  ses  dards  pointus,  c'est  peut-être  d'elle- 
même,  violettes,  que  cette  grùce  vous  est  venue... 
Regarde  comme  cette  lleur  est  charmante  dans  sa  blan- 
cheur lactée  !  Regarde  comme  cette  autre  rougit  en 
ses  feuilles  incarnat!  Telle,  la  couleur  de  ma  maîtresse 
lorsqu'une  douce  pudeur  empourpre  ses  jou(îs,  et,  alors 
(juel  le  suave  odeur  s'exhale  au  loin  de  ses  lèvres!  Or  voici 
<|u'en  vous,  violettes,  est  restée  cette  odeur.  0  violettes 
h(Mireuses,  ma  vie,  ma  joie,  asile  de  mon  unie,  souflle 
<le  mon  àme,  qu'au  moins  à  vous  je  prenne  de  délicieux 
baisers*!  «  Il  semble  que  l'inspiration  naissa  en  latin. 

1.  «  Molles  o  viola',  veneris  nmnnsciilfi  noslra*, 

•   Dulcc  (|uibus  tciiiti  pif^nus  ;imoris  iiicsl, 
Quii'  vds  (|iiii'  gciuiil  leiiiisV  Qin  nectaro  odoras 

Sparseninl  zephyri  mollis  el  aiirii  coiims  ?... 
Felices  niiiiiiiin  viola',  (jiias  carpscrit  illa 

Dcxter.'i  (|iia'  iiiiscriiin  me  iiiilii  stiliri|uiii  ! 
Qiias  rosfis  di^'ilis  forinoso  adtintvorit  ori 

lllt  uinie  iii  nu;  s|ii(-.iila  liin|uc(  aiiior! 
Forsitan  et  vohis  lia-c  illiiic  f^ralia  voiiil... 
Aspicc  lactcolo  lilaiidiltir  ni  illa  colore. 

Aspico  piirpiirels  ut  nibct  ha-c  foliis  : 
Hic  rojor  (;^t  d)iiriina>.  rosco  ciiiii  dulcc  |)iidoi'u 

l'iriKil  lacleolas  piirpiiia  f^'iala  gcaas 
Oiiatii  diilceiii  laliris.  cpiaiii  lah;  spiral  iidorciii  I 

Km  viola-,  in  vohis  ille  reiiiaiiHil  odor. 
(I  rortiiiiata'  viola-,  inoa  vila,  nieiinupie 

De'iliiiiii,  o  aniiiii  porlus  et  aura  iiici, 
.\  vobi»  »allcni,  viola*,  ^rala  oscilla,  carpam.  .  « 

il'oi.niK.N,  (!'(l.  I»el  Liiiigo,  p.  •J.'l,'].) 


LA    COUK    DE    LAUR1:NT    DE    MÉDICIS  40 

T.c  laliii,  ([iii  ose  tout  dire,  le  menu  d'un  repas  comme 
chez  Ermolao  IJarbaro',  le  mécanisme  d'une  horloge 
comme  chez  Politien-,  est  d(;venu  si  hardi  qu'il  aborde 
tous  h^s  genres  et  s'approprie;  toutes  les  beautés,  avec 
Crisloforo  Landino,  qui  reproduit  en  latin  la  sextine 
de  Pétrarque;  avec  Amerigo  Gorsini,  qui  traduit  en 
latin  les  sonnets  de  Pétrarque  ;  avec  Ugoiino  Verino, 
qui  raconte  en  latin  uii  Trionfo  de  poète  on  une  Sloria 
de  chante-histoires.  Et  le  Grec  Michel  Marulle  imite  en 
latin  les  thèmes  du  carrefour!  Et  Politien  transpose  en 
latin  les  arguments  des  poètes  alla  hure hia  ! 

L'éi'udition  n'est  plus  qu'un  jeu  propre  à  divertir  les 
enfants.  A  sept  ans,  le  petit  Pierre  de  Médicis  cite  Vir- 
gile à  son  père  qui  lui  a  envoyé  un  cheval  :  «  Père 
magnifique,  je  ne  pourrai  jamais  te  raconter  combien  me 
fut  agréable  et  combien  m'a  incité  à  l'étude  des  lettres 
l'arrivée  de  ce  petit  cheval;  que  si  je  voulais  le  louer, 
ante  diem  clauso  componet  vespe?'  OlijmpoK  »  A  onze  ans, 
le  petit  Orsini  chante  ses  propres  vers  et  dicte  en  môme 
temps  cinq  lettres  à  cinq  copistes,  A  onze  ans,  Michèle 
Verino  correspond  en  latin  avec  son  père;  à  dix-sept 
ans,  il  compose  des  distiques  qu'on  traduira  dans  toutes 
les  langues;  à  quinze  ans,  Pellegrino  degli  Agli  rivalise 
avec  Michèle  Verino  ;  à  douze  ans,  le  fils  du  théologien 
Gianozzo  Manetti  est  versé  dans  le  latin,  le  grec  et 
l'hébreu;  à  quinze  ans,  Politien  est  capable  d'épi- 
grammes  latines,  à  dix-sept  ans  d'épigrammes  grecques, 
à  vingt-six  ans  il  gravit  la  chaire  des  Filelfo  et  des 
Guariuo;  à  vingt-trois  ans.  Pic  de  la  Mirandole  s'offre 
à  soutenir  à  Uome,  devant  toute  l'Europe  assemblée, 
neuf  cents  thèses  embrassant  la  somme  des  connais- 
sances humaines.  Jamais  on  ne  porta  plus  lourd  bagage 

1.  Politien,  EpisL,  XII,  41. 

2.  PouriEN,  il).,  IV,  8. 

3.  «  Non  possem  narrare  tibi,  niapnifice  pater.  quam  niihi  gratus 
fuerit,  quamque  ad  studia  litterarum  me  incitavit  ipsius  equuli  a'tiven- 
tus.  Quem  quidein  si  laudare  velim,  Anle  diem  claiiso  componet  vesper 
Olympe.  »  Leltere  d'un  bainbino  fiorenlino,  op.  c,  iet.  VU. 


50  LE    QUATTROCENTO 

avec  une  aisance  plus  légère,  un  sourire  plus  heureux. 
La  science  se  penche  sur  des  manuscrits  qui  semhlent 
une  fête,  ornés  qu'ils  sont  d'arabesques,  de  figurines, 
d'onciales  fleuries,  de  petits  paysages  d'azur;  elle 
s'étend  sur  l'herbe  sous  les  sapins  des  Camaldules  ; 
elle  distrait  les  longueurs  des  longs  chemins.  C'est  à 
cheval,  en  pleine  campagne,  que  Politien  récite  à  Lau- 
rent qui  s'en  «  délecte  »  les  curiosités  grammaticales 
de  ses  MisceilaneaK  Les  étudiants  représentent  en 
un  divertissement  public  les  Ménechmes  de  Plante. 
Alessandra  Scala,  lille  du  chancelier  de  la  République, 
débite  en  grec  les  tragédies  de  Sophocle  dans  les  salons. 
Bartolommeo  délia  Fonte,  traversant  les  Alpes,  se  con- 
sole de  la  neige  qui  les  couvre  en  composant  des  dis- 
tiques ensoleillés. 

Les  savants  ne  sont  plus  des  solitaires,  des  maniaques, 
de  gros  enfants  à  filles  et  à,  farces  ;  ils  secouent  la  pous- 
sière de  leurs  bouquins,  entrent  au  salon,  prennent 
des  manières,  font  servir  leurs  connaissances  au  plaisir. 
L'Université  n'est  plus  un  temple  austère,  rempli  d'un 
silence  religieux,  où  l'on  entre  chapeau  bas,  avec  com- 
ponction, d'un  air  grave  ;  c'est  un  vestibule  du  palais, 
une  dépendance  de  la  cour,  animée,  enjouée,  rieuse.  On 
passe  de  l'un  à  l'autre  sans  effort.  L'un  et  l'autre  se 
complètent  et  travaillent  au  môme  idéal.  Jadis,  comme 
Carlo  Marsuppini  inaugurait  un  cours  devant  un 
nombre  infini  d'hommes  doctes,  «  il  lit,  raconte  Ves- 
pasiano,  grande  montre  de  mémoire,  en  ce  sens  qu'il 
n'y  a  pas  écrivain  grec  ou  latin  que  Messer  Carlo  n'ait 
cité  en  celte  matinée,  et  ce  fut  tenu  par  chacun  pour 
chose  merveilleuse'  »>  :  aujourd'hui,  à  la  même  place, 
dans  une  môme  circonstance,  Politien  introduisant  des 

\.  V.  Cuni  tibi  uuperioribiis  dicbus,  Lauronti  Mediccs,  noslm  hii'c  Mis- 
cellanea  inter  cqiiit/induni  recilarenius,  (lelcctatiis  arbitror  novitate 
ipsa  rcrum,  et  varietalo  non  illei»ida  loclionis,  horlari  cœpisti  nos...  » 
FouriK.x,  J'rt'face  des  Miscellnnea,  I,  p.  481. 

2.  «  Fccc  gran  pruova  di  meniuria,  pcn^bù  non  cbbeno  i  Greci  ne  i 
Latiui  Hcrillorc  ij^niino  cho  Mes»er  Carlo  non  allej^asse  qtiella  niattina. 
Fu  tenula  du  tutti  co»a  inoravigliosa.  »  Vesi'asia.no,  Vile,  j).  440. 


LA    COUR    DE    LAURKNT    DE    MÉDICIS  5i 

leçons  sur  les  Priora  d'Aristote  s'amuse.  Il  parle  des 
sorcières  dont  sa  grand'mère  l'edrayait,  des  sorcières 
qui  mangent  les  enfants  qui  pleurent,  des  sorcières  qui 
aujourd'hui  se  réunissent  à  Fiesole  autour  de  Fon- 
telucente  où  les  commères  puisent  l'eau  ;  elles  ont  des 
yeux  postiches  qu'elles  enlèvent  et  remettent  comme 
les  vieux  leurs  besicles  ;  elles  ont  des  dents  pos- 
tiches qu'elles  enlèvent  et  remettent  comme  les  femmes 
leurs  frisons;  elles  se  promènent  parmi  les  marche's, 
les  places,  les  carrefours,  les  ruelles,  les  églises,  les 
bains,  les  boutiques,  scrutant,  fouillant  du  regard 
chaque  chose;  l'autre  jour,  des  sorcières  ont  vu  Poli- 
tien,  elles  l'ont  toisé  curieusement  comme  font  les  gens 
d'un  objet  qu'ils  veulent  acheter,  elles  l'ont  reconnu  : 
«  C'est  Politien,  se  sont-elles  écriées,  c'est  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  Politien,  c'est  ce  faiseur  de  contes  qui  veut 
se  donner  pour  philosophe'.  »  On  dirait,  pour  le  train, 
le  début  d'une  nouvelle  :  c'est  le  début  d'une  leçon.  Et, 
ayant  à  inaugurer  une  lecture  de  Gt'orgiques^  Politien, 
au  lieu  de  disputer,  de  disserter,  de  discourir,  se  meta 
chanter;  il  chante  aux  étudiants  la  vie  rustique,  il  chante 
ses  joies,  ses  travaux,  ses  paysages  ;  il  chante  le  printemps, 
les  hôtes,  les  fleurs  :  «  La  vieille  terre  au  visage  joyeux  dé- 
veloppe un  nouveau  germe  ;  elle  orne  ses  tempes  de  toutes 
les  pierreries.  La  rose  pudique  teinte  sa  poitrine  du  sang 
d'Idalie  ;  la  noire  violette  qu'une  seule  couleur  ne  con- 
tente pas,  blanchit  et  rougit  et  porte  au  front  la  pâleur 
des  amants  ;  les  lys  plus  candides  que  la  neige  tombent 
comme  ils  sont  nés...  Ici,  les  fleurs  de  Salamine  ins- 
crivent leur  nom;  ici  baie  le  pavot  cher  à  Cérès,  le 
pavot  empli  de  sommeil;  ici  le  narcisse  tend  ses  lèvres 
à  lui-môme  ;  ici,  la  brise  nourrit  les  crocus  de  Cilicie, 
et  parmi  l'air  léger  épand  d'un  souffle  leur  parfum 
connu  des  théâtres.  Déjà  le  souci  des  marais  cligne  ses 
yeux  rouges  comme  la  braise,  et  le  mélilo  n'est  pas  loin. 

1.  «  Politianus  est;   ipsissimus    est;    nucator  ille   scilicet, 
r«i)cnte  philosophas  prodiit.  »  Uel  Luayo,  FÏoreniia,  p.  133. 


52  LE    QUATTKOCENTO 

La  moisson  revêt  sa  robe  de  pourpre  de  Tyr.  Le  gazon 
secoue  son  or  vivant.  Telle  plante  s'elTorce  de  vaincre 
en  éclat  le  cristal  et  telle  autre  l'azur.  Sur  les  collines, 
parmi  les  vallées  ombreuses,  le  long  des  fleuves  silen- 
cieux, les  herbes  palpitantes  se  déploient,  verdissent  ;  tout 
rit,  tout  regorge,  tout  resplendit  a  la  lumière  aimée'.  » 
Qu'on  compare  cette  désinvolture  à  l'application  du 
début  du  siècle,  on  se  rendra  compte  du  chemin  par- 
couru. L'Italie  commence  à  recueillir  les  fruits  de  son 
effort  laborieux.  Après  les  longues  veilles  d'hiver,  le 
printemps  se  met  à  sourire.  El  si,  au  début  du  siècle, 
Leonardo  Bruni  se  désolait  d'être  né  dans  une  époque 
découronnée,  aujourd'hui  les  meilleurs  esprits  de  Flo- 
rence, conscients  du  moment  unique,  en  portent  la 
légitime  fierté.  «  Que  celui  qui  a  de  l'esprit,  dit  Matteo 
Palmieri,  soit  reconnaissant  à  Dieu  d'être  né  en  ces 
temps  qui  lleurissent  de  plus  d'excellents  génies  qu'il 
n'y  en  a  eu  depuis  mille  ans'-.  »  «Je  dois  remercier 
Dieu,  écrit  Giovanni  Hucellai,  qui  m'a  donné  l'être  à 
l'âge  présent,  Age  que  ceux  qui  s'y  entendent  peuvent 
regarder  comme  le  plus  grand  qu'ait  eu  notre  cité  3.  » 


1.  «  .\lma  novum  tellus  vulfu  nilidissiina  germen 
Fiindit,  et  ouinigeiiis  ornât  siui  lempora  geiaiiiis  : 
Idalio  piidibiinda  sinus  rosa  sangnine  tiiigit; 
Nigra  non  uiio  vicda  est  contenta  colore, 

Albet  eniin  riibcl  et  pallorem  ducif  aniantnm  ; 
Ut  siint  orla  cadunt.  nive  candidiorn,  ligustra... 
Ilic  salaniinnci  scrit)nnt  sua  noiiiina  llorcs  ; 
liic  gratiun  Ccreri  pleninn(|ne  sopore  pnpaver 
Oscilat  ;  hic  inhiat  sibiuiet  Narcissus  ;  at  illic 
Corycios  alit  aura  crocus,  notuinipie  theatris, 
Aéra  per  teneruu).  Ilalu  dispergit  odorcni  : 
Ncc  jani  nanuiieola*  corinivent  luniiiia  calthiB, 
Ncc  nielilolos  abest  ;  Tyriiiiii  scges  illa  ruborem 
Induit,  hic  vivo  cespes'sc  jactat  in  aiiro  : 
llii-  niveos,  ha'  cyaneos  siiperare  lapillos 
f'.ontendnnl  herbii-,  vcrnantfpie  inic.intia  late 
(jraniina  per  tuuiiilos,  pcrque  unil)rireras  convalles, 
Perque  airmis  taciti  ripas,  atipic  uninia  rident, 
Oinnia  luxuriant,  et  aniica  lucc  coriiscaiit.  » 

(l'oiJïiBN,  éd.  Del  Lungo,  p.  .'113  et  sq,) 

2.  «  Riconoscft  dn  Dio  rhi  ha  in/j^egno  l'essere  nalo  in  (piesti  tcmpi  i 
quaii  piii  fioriscono  d'cccellenli  arti  d'ingegn<i  clie  ail  ri  tcujpi  sicno  slali 
già  sono  mille  anni  passali.  »  Matthi»  I'ai.vikhi,   \'ilii  rirUc,  p.  id. 

3.  «  Ancora  debbo  ringra/iure  Dio  che  mu  dalo  l'essere  neHelù  prc' 


LA    COCK    DE    LAUKENT    DE    MÉDIGIS  63 

«  Il  me  plaît  de  me  glorifier,  ajoute  Alamanno  Rinuc- 
ciiii,  croire  né  dans  ce  siècle  qui  a  produit  en  toute 
espèce  d'arls  et  de  disciplines  d'iimombrables  hommes 
si  parfaits  que  je  les  veux  comparer  avec  les  Anciens  *.  » 
Et  Marsile  Ficin  s'écrie  :  «  Ce  siècle  est  un  siècle  d'or, 
lui  qui  a  remis  en  lumière  les  disciplines  libérales 
presque  éteintes,  la  grammaire,  la  poésie,  l'éloquence, 
la  peinture,  l'architecture,  la  sculpture,  la  musique, 
Ta't  de  chanter  sur  l'antique  lyre  d'Orphée;  et  tout 
cela  à  Florence-.  » 

Tout  cela  à  Florence.  Car  Florence,  ainsi  animée, 
riche  de  ferveur,  de  fraîcheur  et  de  joie,  brille  d'une 
lumière  incomparable.  Comme  le  dit  le  poète  milanais 
Cornazzano,  elle  est  «  la  fleur  de  l'Italie^»;  elle  est 
l'initiatrice  suprême ^  la  capitale  élue,  l'Athènes  d'une 
Grèce  qui  semble  ressuscitée,  et  dont  il  nous  appartient 
maintenant  d'examiner  l'œuvre  de  poésie  et  d'éru- 
dition. 


IV 


Les  années  ont  coulé.  La  poésie  latine  n'est  plus  ce 
qu'elle  était  au  début  du  Quattrocento.  Elle  a  quitté 
son  attitude  héroïque  et  sa  prétention  au  grandiose, 
pour  se  réduire  au   format   plus  modeste    qu'avaient 

sente,  la  quale  si  tiene  per  li  intendenti  ch'ella  sia  stata  e  sia  la  più 
grande  eta  che  mai  avesse  la  nostra  città.  »  Marcolli,  Un  mercante 
Fiurentino,  p.  47. 

1.  «  Mihi  vero  gloriari  intenlum  libet,  quod  hac  a'tate  nasci  conti- 
gerit,  quu;  viros  pmne  innunierabiles  tulit  lia  variis  artium  et  discipli- 
naruni  generibus  excellentes,  ut  putem  etiam  cutii  veteribus  compa- 
randos.  »  Voss,  Monumenla  ad  A.  liinuccini  vilaiti,  p.  4i. 

2.  «  Hoc  eniiu  seciihini  tamquam  aureum,  libérales  disciplinas  ferme 
jani  exlinctas  reduxit  in  lucem,  grammaticam,  poesim,  oratoriam,  pic- 
turam,  sculpturam,  architecturani,  musicam.  antiquum  ad  Orptiicam 
lyram  carminum  cantuin.  Idque  Florentiie.  »  Ficin,  Opéra,  p.  944. 

3.  «  Flos  tamen  ItaliiB  sola  vocanda  est 

Et  sibi  conveniens  unica  nomen  habet.  » 

4.  Le  maître  du  Pérugin  lui  enseigne  que  c'est  à  Florence  que 
viennent  les  hommes  «  parfaits  en  tous  les  arts  »,  parce  que  la  critique 
y  est  très  répandue,  que  pour  y  vivre  il  faut  se  montrer  ingénieux  et 

aue  son  atmosphère  engendre  dans  toutes  les  professions  «  une  cupidité 
e  gloire  et  d'honneur  ».  Vasari,  Vie  de  Pérugin. 


54  LE    QUATTROCENTO 

adopté  les  Beccadelli,  les  Marrasio  et  quelquefois  le 
délicat  poète  de  Ylsottœiis,  Basinio  Basini.  Nous  en 
avons  tini,  ou  presque,  avec  les  inspirations  à  la 
Filelfo,  avec  les  Sforziade,  les  Cosniiade,  les  Feltriade^ 
les  Hespéride,  les  Polidoréide,  et  tout  ce  train  d'épopée 
magniloquente  qui  remplissait  le  vide  de  sa  sonorité  ^ 
Allégée  par  l'influence  du  grec,  dont  le  règne  est, 
comme  nous  l'avons  dit,  désormais  avenu,  elle  s'est 
faite  plus  brève,  plus  rapide,  plus  légère,  et,  au  lieu 
d'emboucher  la  trompette  épique,  elle  répand  des 
fleurs  et  des  sourires.  Ce  sont  des  choses  plus  tran- 
quilles et  moins  outrées,  rarement  un  beau  poème, 
plus  généralement  des  églogues,  des  odes,  des  élégies, 
des  épigrammes,  que  composent  les  poètes  d'aujour- 
d'hui; à  Mantoue,  Battista  Spagnoli,  qu'Erasme  place 
à  côté  de  Virgile;  à  Ferrare,  Tiio-Vespasiano  Strozzi, 
qui  marie  la  candeur  de  Virgile  à  la  mélancolie  de 
Pétrarque;  h  Naples,  Jacopo  Sannazaro,  qui  met  aux 
lèvres  des  pécheurs  de  Mergelline  la  langue  des  Méli- 
bée  et  des  Tifyre.  Le  vieux  gentilhomme  Tito-Vespa- 
siano  Strozzi  (1425-1505),  contemporain  de  Pontano, 
chante  dans  son  Eroticon  sa  maîtresse  Anzia,  son  petit 
garçon  Hercule,  les  princes,  les  princesses  de  Ferrare 
et  les  événements  gros  et  menus  de  cette  maison  des 
Este,  dont  il  est  le  chantre  officiel  et  l'interprète  élégant. 
Le  doux  et  pieux  carmélite  de  Mantoue,  Battista  Spa- 
gnoli (1448-1516),  tache  de  doter  de  la  beauté  antique 
l'évangélisme  candide  qui  l'émeut;  son  poème  Par- 
thenice  dit  les  saintes  femmes;  son  poème  De  sacris 
diebus  fait  se  rencontrer,  à  la  porte  de  Marie,  Mercure 
avec  l'ange  Gabriel  ;  dans  ses  St/lves,  dans  ses  Eglogues, 
il  chante  les  (îonzague,  la  campagne  de  Mantoue,  les 

i.  Tito  Vcspasiano  Strozzi,  qui  a  entrepris  une  Itorseiile,  ne  raccom- 
plit  point.  Mario  Filelfo  ne  trouve  point  d'éditeurs  pour  ses  poèmes 
éniqueH.  Igolino  Verino  non  plus.  —  Sur  cette  poésie,  voir  :  Voih;1,  Die 
SKiederheU'btnui  des  Klassiscnen  AUerlhunis,  II,  liv.  VII,  eh.  m.  — 
Itorinaki,  Dnn  Epos  iler  lieruiiamnce,  Viertcljahrschrift  fur  Kultur  uad 
Littcrutu   dtr  HeiiaisHancc,  I,  p,  187. 


LA    COLR    DE    LAURENT    DE    MÉDICIS  55 

paysans.  Si  Jacopo  Saniiazaro  (1458-1530)  reste  vingt 
ans  à  tisser  d'un  fil  d'or  et  d'argent  l'histoire  de  la 
sainte  Vierge  dans  son  poème  De  partu  Virghiis,  il 
communique  plus  immédiatement  son  génie  suave 
dans  ses  Eglogues  de  pêcheura^  ses  Elégies^  ses  Epi- 
grammes,  qui  naissent  au  jour  le  jour  et  disent  Naples, 
les  paysages  et  les  rois  de  Naples,  la  villa  de  Mergel- 
lino  du  poète,  son  amie  Cassandra,  ses  amis.  A  Flo- 
rence, le  vieux  maître  Gristoforo  Landino,  avant  d'en- 
seigner l'éloquence  au  Studio,  a  composé  trois  livres 
d'élégies  Xandra.  Son  collègue  au  Studio,  le  maître  de 
poétique  Naldo  Naldi,  compose  aussi  trois  livres  d'élé- 
gies, outre  un  poème  sur  la  prise  de  Volterre,  intitulé 
Volaterrats.  Le  soldat  grec  Michel  Marulle,  amoureux 
et  mari  de  la  belle  Alessandra  Scala,  écrit  ses  beaux 
Hymni  naturales,  où  il  personnifie  en  deités  antiques 
les  forces  de  la  nature  et  se  rappelle  Pontano  dont  il 
fut  l'élève,  et  nous  rappelle  Lucrèce  ^  Eglogues  et 
poèmes  du  chancelier  de  la  République,  Bartolommeo 
Scala;  élégies  du  commissaire  de  la  République,  Ales- 
sandro  Braccesi  ;  épigrammes  du  grammairien  Canta- 
lizio  et  du  maître  d'éloquence  Pietro  Grinito  ;  épi- 
grammes  de  tous  2;  distiques  du  jeune  Michèle  Verino  ; 
et  le  i)ère  de  Michèle,  le  notaire  Ugolino  Verino,  à 
côté  de  la  Bible  qu'il  met  en  hexamètres,  élabore  de 
son  mieux  un  Paradisiis  où  il  chante  le  vieux  Gosme, 
une  Cariiade  où  il  chante  l'empereur  Gharlemagne 
et  un  panégyrique  de  la  ville  de  Florence,  De  illustra- 
tione  Urbis  Florenti-e ;  et  Bartolommeo  délia  Fonte 
chante  les  amours  et  les  armes  du  roi  de  Hongrie, 
Mathias  Gorvin. 

Le  cycle  poétique,  où  se  meut  tout  ce  monde,  est  à 
peu  près  le  môme  ;  et  ce  qu'on  disait  de  Naldo  Naldi  : 

1.  Hymni  el  epif/rammata  Marulli,  dans  C.  N.  Sathas,  Documents 
inëdils  ]ioiir  servir  à  l'/iistoire  de  la  Grèce  au  moyen  âge.  Paris,  1888, 
vu,  p.  173.  —  Sur  Marulle,  voir  Scai.ige[\,  Poelices  libri  VII. 

2.  On  en  trouvera  un  recueil  suffisant  dans  Carmina  illuslrium  poe- 
larum  itulorian,  Florence,  1719-1726,  9  vol. 


56  LE    QUATTUOCENTO 

((  Qu'il  loue  son  amie  ou  qu'il  célèbre  le  Médicis,  Naldo, 
ravi  d'un  double  amour,  chante  pareillement  '  »  —  pour- 
rait être  répété  de  la  pléiade  des  poètes  contemporains 
de  Naples,  de  Ferrare  et  de  Florence,  dont  la  lyre  a 
surtout  deux  cordes,  l'une  pour  la  maîtresse  et  l'autre 
pour  le  patron.  Leur  inspiration  est  ou  amoureuse  ou 
courtisane  ;  quand,  à  l'exemple  de  Landino,  de  Naldi, 
de  Braccesi,  de  MaruUe,  de  Verino,  ils  n'adressent  pas 
de  tendres  élégies  à  une  Xandra,  à  une  xVlba,  à  une 
Flora,  à  une  Neera  ou  à  une  Flammetla,  ils  encadrent 
de  la  grâce  obligée  du  latin  la  vie  des  Gonzague,  des 
Este,  des  Aragons  ou  des  Médicis.  A  Florence,  en  parti- 
culier,''la  poésie  semble  éclose  à  l'ombre  de  ce  Laurier 
symbolique,  qui  personnifiait  la  figure  de  Laurent;  elle 
exhale  le  parfum  d'iris,  qui  est  la  plante  de  la  famille; 
elle  brille  de  l'éclat  des  bagues  de  diamants,  qui  sont 
l'emblème  de  la  famille  ;  et  qu'elle  dise  Cosme  ou  Lucre- 
ziaTornabuoni,  ou  la  guerre  de  Volterre,  ou  la  réouver- 
ture de  l'Université  de  Pise,  ou  les  jardins  de  Careggi, 
ou  les  métairies  de  Poggio  a  Gaiano,  moins  encore,  un 
geste,  un  sourire,  un  soupir  du  Magnifique,  elle  appa- 
raît estampillée  aux  armes  des  Médicis.  Elle  porte  à 
son  fronton  l'écusson  aux  six  palle'.  Un  homme  en 
donne  la  mesure  :  Politien. 

Polilien  n'est  plus  l'adolescent  ingénieux  et  rapide 
qu'au  début  de  l'avènement  de  Laurent,  les  Médicis 
sauvèrent  de  la  misère.  Grandi  dans  l'atmosphère  déli- 
cate de  la  maison  de  Via  Larga,  au  milieu  de  l'opu- 
lence, de  l'intelligence  et  de  la  beauté,  il  est  devenu 
d'Angelo  dcgli  Anibrogini,  le  Politien,  c'est-à-dire  un 
gros  personnage,  chanoine,  ambassadeur,  professeur, 
confident  du  Magnifique,  propriétaire  à  Fiesole.  H  a 
composé  une  œuvre  poétique  considérable,  (jui  l'a  mis 

1,  «  Dura  célébrât  Medicem  Nnidiis,  diiiii  liunlal  aiiiicani 

Et  pariter  geinino  raplus  aniore  canit...  » 

(I»ui.iTiK.N,  éd.  Del  Liin^o.  p.  122.) 

2.  Sur  c-ftle  poésie  de  la  cour  des  Médicis,  voir  Fabroiii,  (lui,  dans  son 
ouvrage  »ur  Laurent,  en  donne  de  Irè»  nombreux  éclianlillons. 


LA    COUll    Di:    LAUHK.NT    Di:    MÉDICIS  57 

on  vodello  an  premier  plan.  Le  tavcrnier,  l'oiselcnr,  le 
jjonlunger,  le  colporlenr  se  pressent  devanl  ses  pas;  le 
charcutier  et  le  maître-coq  le  graissent  de  leurs  doigts, 
l'un  le  tire  par  la  manche,  l'autre  le  baise,  l'autre  le 
salue'.  ('Tous  les  savants,  lui  écrit  Phosphore, 
t'admirent  toi  unique  et  conviennent  que  tu  dépasses 
haut  la  main  ceux  qui  ont  écrit  depuis  six  cents  ans-.  » 
«  Mes  six  cents  élèves  sont  témoins,  lui  écrit  Beroaido, 
cette  chaire  où  chaque  jour  j'enseigne  est  témoin  que 
je  me  suis  fait  le  héraut  et  la  trompette  de  ton  érudi- 
tion singulière-'.  »  «  Si  ton  Mécène  ne  me  sauve  pas, 
le  supplie  Cantalizio,  je  vends  mes  livres  et  je  me 
mets  à  faire  le  valet,  l'usurier,  le  fournier».  >•  Tout  ce 
qui  brille  dans  les  lettres,  et  non  seulement  h  Flo- 
rence, mais  à  Venise,  à  Rome,  à  Milan,  à  Ferrare,  à 
Xai)les,  s'incline  devant  lui,  l'accable  de  compliments 
et  d'hommages.  Et  que  si,  à  peu  près  seul  de  son 
espèce,  Sannazaro  lui  décoche  deuxépigrammes  cruelles, 
Politien  peut  en  sourire.  Avant  Sannazaro,  dont  la 
gloire  appartient  surtout  au  siècle  à  venir,  et  après 
Pontano,  qui  représente  une  époque  déjà  dépassée, 
il  est,  au-delà  de  Florence,  l'illustration  éblouissante 
et  jeune  du  dernier  quart  du  Quattrocento. 

Non  que  par  un  coup  de  génie  il  arrache  le  siècle  à 
ses  destinées  littéraires.  11  ne  fait  que  les  résumer  et 
les  incarner.  Elevé  dans  la  cour  du  Magnifique,  où  la 
poésie  s'est  faite  médicéenne,  il  n'élargit  point  son 
horizon.  Il  réduirait  plutôt  le  cycle  admis,   l'amincis- 

1.  <  Gaiipo,  auceps,  lanius,  pistor,  cocus,  institor  urgent, 

llinc  me  ungit  lactu  fartor,  al  inde  corus.  » 

(PoLiTiEN,  éd.  Del  Lungo,  p.  123.) 

2.  «  Onines  docti  te  unuai  admirantur.  et  fatent  te  omnes,  qui 
se.vcenlis  abhinc  anais  scripserunt,  facile  superare,  hoc  est  te  illos, 
non  iilos  te.  »  Politikn,  Epist.  1,  13. 

3.  «  Testes  sunt  scholaslici  sexcenti,  testis  est  pulpitum  illud,  ex  quo 
quotidie  proliteiiiur,  me  identideiu  esse  prœconum  et  buccinatorem  tuae 
singuiaris  eriiditionis.  »  Ib.,  VI,  2. 

•4-  «  At  nos  vendere  fas  crit  libellos, 

Et  conducere  bnsta,  lustra,  furnos, 
Mit'cenas  nisi  me  tuus  reservet.  » 

[Carmina  Uluslrium  poetai'ian,  III,  p.  130.) 


58  LE    QUATTROCENTO 

sant  jusqu'à  la  seule  personnalité  du  prince  et  jusqu'à 
la  taille  de  répigramme.  Courtisan  avec  une  grâce, 
une  câlinerie  et  une  impudeur  qu'il  apprit  en  bas-àge, 
il  dit  le  chien  espagnol  de  Laurent,  le  cheval  barbe  de 
Laurent,  la  maîtresse  de  Laurent,  les  pleurs  que  Flo- 
rence verse  sur  l'absence  de  Laurent.  A  le  croire,  la 
Florence  qui  précéda  Laurent  n'était  qu'un  tronçon 
informe*;  Laurent  n'a  pas  seulement  créé  Florence,  il 
l'éduque  et  l'embellit;  Laurent  exhale  plus  qu'une 
odeur  mortelle,  il  sent  le  c'\e\~;  par  sa  langue,  par  son 
<»sprit,  par  son  âme,  Laurent  rend  le  ciel  aux  hommes. 
Laurent  a  édifié  une  fontaine  :  épigramme;  Laurent  a 
construit  un  tombeau  au  peintre  Lippi  :  épigramme; 
le  soleil  darde  et  Laurent  a  cueilli  un  rameau  de 
chône-vert  pour  se  garer  le  front  ;  aussitôt,  dressé  sur 
ses  pieds,  Politien  improvise  :  «  Combien  tu  as  raison 
de  ceindre  tes  tempes  du  chêne  qui  porte  les  glands, 
Laurent,  salut  du  citoyen,  Laurent,  salut  du  peuple^!  » 
Nous  retrouvons  apointie  l'inspiration  des  autres.  Mais, 
tandis  que  les  autres  n'apparaissent  hélas!  trop  sou- 
vent que  des  versificateurs  prolixes,  Politien  est  un 
artiste  incomparable;  tandis  que  chez  les  autres,  trop 
souvent,  la  ferveur  est  trahie  par  le  talent,  chez  Poli- 
tien le  talent  est  l'égal  du  désir;  et,  tandis  que  le 
vieux  Varchi  inscrivait  impatienté  en  marge  des  élé- 
gies de  Naldo  Naldi  :  NIhil  insidslor  hoc  Naldo  et  ojus, 
cacatii)nibiis,  l'âpre  Scaligcr  met  en  télé  de  l'élégie 
pour  Albiera  de  Politien  :  Elcgia  pro  epicedio  valde 
hona  cHt^  ingeniosa,  plena,  numerosa^  candida,  argutd^ 
efficax. 

On  dirait  que    le    vieux    Ponlano    l'a   pris    sur   ses 

1.  «  Ante  erat  informis,  Lfiurcns,  tua  pniria  trunciis   » 

(l'oi.iriKX,  (mI.  Del  Liingo,  p.  117.) 

2.  «  Nie  inorlalc  snpis,  Laiirens,  aod  pcctorc  ru;lutii, 

Sed  cœluin  lingiia,  iiicnlc  iiiiiiiio(|iiu  rofers.  » 

{Ib.,  p.  131.) 

3.  «  Qimtn  benc  glandifera  cingin  liia  lompora  (pierru, 

Qui  civem  serva»  non  mudo,  sed  popiiliiin.  » 

(M.,  p.  m.) 


LA  COUR  DE  LAURENT  DE  MÉDICIS  59 

genoux  et  lui  a  chanté  la  ninne-nanna  en  latin,  tant  le 
latin  semble  chez  lui  une  langue  maternelle,  reçue 
avec  la  lumière  du  jour  et  respirée  avec  le  souffle  du 
vent.  Il  s'est  domestiqué  avec  le  latin  en  reprenant  la 
traduction  de  V Iliade  que  Carlo  Marsuppini  avait  lais- 
sée interrompue  et  dont  il  accomplit  quelques  chants 
en  hexamètres  si  lluides  que  Marsile  Ficin  se  demande 
où  est  l'original;  et  il  nettoie  ce  latin  au  contact  de  la 
Grèce,  que  de  honne  heure  il  s'est  assimilée  et  qui  lui 
enseigna  la  touche  Une,  l'acuité  de  la  llèche  ailée, 
l'exactitude  de  la  forme  sobre,  concise  et  polie.  Il  met 
des  arêtes  légères  à  la  matière  amorphe,  redresse  d'un 
pouce  savant  la  glaise  informe,  éclaircit,  allège,  anime 
la  masse  lourde  et  flasque.  Comme  l'abeille,  il  a  l'aile 
et  l'aiguillon.  H  a  de  l'audace  et  de  l'esprit.  Là  où  l'on 
tremble,  il  ose;  là  où  l'on  marche,  il  gambade;  là  où 
l'on  énumère,  l'on  s'applique,  l'on  ratiocine,  il  chante. 
Son  talent  maigre  et  souple  se  faulile  dans  chaque  coin, 
s'embusque  à  chaque  trou,  recherche  les  obstacles 
pour  le  plaisir  juvénile  de  les  vaincre.  Sans  doute  que 
sa  veine  est  mesurée  et  que  son  inspiration  est  fugi- 
tive ;  sans  doute  que  ses  plus  longues  œuvres  se  décom- 
posent en  autant  de  pièces  de  rapport,  en  morceaux 
délicats  et  brillants  de  mosaïque  :  son  instrument  est 
tout  petit,  c'est  la  flûte  de  roseau  de  quelque  satyre 
adolescent  sous  la  feuillée,  mais  l'instrument  est  bien 
joint  par  la  cire,  bien  ajusté,  bien  d'accord,  et  Politien 
connaît  toute  la  subtilité  de  ses  ressources  infinies. 

Un  peuplier  brûlé  au  carnaval  a  reverdi  devant  la 
maison  de  Via  Larga  :  «  Faut-il  s'étonner,  flùte-t-il,  que 
le  peuplier,  qui  se  dresse  devant  le  palais  Médicis  et  dont 
la  foule  ivre  avait  approché  de  trop  près  des  flambeaux 
rapides  quandon célébrait  Bacchus, ait  poussé  des  feuilles 
neuves?  Laurent  est  le  rival  d'Hercule  par  les  armes, 
et  Laurent  adoucit  les  dieux  de  l'Ilalie  par  son  art.  C'est 
pourquoi  Hercule  déploie  des  ombrages  devant  le  jeune 
homme,  afin  qu'il  enguirlande  son  front  d'une  guirlande 


60  LE    <JU  ATTROCENTO 

heureuse  ;  c'est  pourquoi  lorsqu'avec  raide  d'Apollon  il 
module  quelque  chaut,  le  laurier  ceint  sa  chevelure. 
Hé  bien  !  le  front  couronné  d'une  double  guirlande,  que 
Laurent  montre  ce  qu'il  vaut  à  la  guerre,  que  Laurent 
montre  ce  qu'il  vaut  au  forum*  !  »  Une  jeune  fille  joue 
avec  delà  neige  :  «  Jeune  fille,  tu  es  la  neige  môme,  et 
tu  joues  avec  de  la  neige;  joue,  mais  avant  que  n'en 
meure  l'éclat,  fais  que  ta  rigueur  succombe  ^1  »  Le  poète 
n'a  point  tenu  sa  promesse  àGaleotlo  Manfredi,  seigneur 
de  Faenza  :  «Tu demandes  pourquoi  ton  poète  n'a  point 
tenu  les  promesses  qu'il  teiil?  11  est  poète •^.  »  Albiera 
degli  Albizzi  estmorle;  de  la  tombe,  elle  parle  à  Sigis- 
mondo  délia  Stufa  son  fiancé  :  «  Ne  gémis  pas  de  ce 
que  je  t'ai  été  ravie  dans  ma  tendre  jeunesse;  alors  qu'il 
est  doux  de  vivre,  il  est  doux  de  mourir'*  !  »  Et  quel  por- 
trait adorable  il  laisse  de  la  jeune  Florentine,  morte  à 
quinze  ans  d'une  fièvre  pernicieuse  :  «  Un  éclat  candide 
était  répandu  sur  la  douceur  de  son  sang,  tels  de  blancs 
lys  mêlés  aux  roses  rouges.  Gomme  une  étoile  qui  brille, 
rayonnait  la  joie  de  ses  yeux,  où  bien  souvent  Amour 
ralluma  son  flambeau.  Chaque  fois  qu'elle  dénouait 
et  épandait  ses  cheveux,  elle  semblait  Diane  qui  à  la 

1.  <  Quod  récidiva  novas  difl'undit  verlice  frondes 

QufB  Medicam  surgit  populus  ante  doniuni, 
Cul  quondam,  ojjygio  lièrent  cuin  sacra  Lyajo, 

Admovit  rapidas  ebria  turba  faces, 
Quid  niirum?  llerculeis  nani  cum  Laurentius  armis 

.'Kiiiulus,  ausonios  leniperet  arle  lares, 
Ipse  suas  juveni  Tirynthius  explicat  unibras, 

liuplicet  ut  meriluni  lii'ta  corona  caput. 
Sic  quoniam  dextru  iiiudulatur  Apolline  carmen, 

Ante  suas  lauri  cirrumiere  comas. 
.Nunc  igitur,  duplici  crines  lambentc  corona, 

Se  uello  ostendet,  seque  valere  toga.  » 

(l'oi.iTiE.N,  éd.  Del  Lungo,  p.  114.) 

2.  «  Nix  ipsa  es,  virgo,  et  nive  ludis.  Lude,  sed  ante 

Quani  ncreat  candor,  fac  rigor  ut  pereat.  » 

(/6.,  p.  143.) 

3.  «  Cur  proniissa  tibi  tuus  pocta 

Nouduui  pruîstitcrit  rogas".'  Poêla  est.  » 

(76.,  p.  126.) 

4.  «  Quod  tibi,  vir,  tcncra  sutn  rapla  Albiera  Juvcnta, 

Nec  eeme,  cum  dulcerc  est  viverc,  dulcc  uiori  est.  » 

(/6.,  p.  146.) 


LA    COUR    DK    LAURENT    DK    MÉDICIS  61 

chasse  fait  trembler  les  botes  ;  mais  elle  semblait  Vénus, 
si  elle  les  réunissait  avec  le  peigne  de  Gythère  en  une 
tresse  d'or  blond.  Et  les  petits  Amours  furlifs  la  faisaient 
toujours  belle,  et  la  Grâce  aux  mains  caressantes,  et 
l'Honneur,  et  la  Modestie  au  front  jeune  et  blanc'...» 
L'image  d'une  vieille  femme,  telle  qu'en  aurait  tracé 
un  poète  hurchiellcsco,  sert  ailleurs  de  repoussoir  : 
«  Catarrheusejlétrie,  empestée,  cadavérique;  son  front 
est  ridé,  son  poil  rare  et  blanc;  les  paupières  sont  épi- 
lées,  les  sourcils  glabres,  les  lèvres  liquides,  les  yeux 
rougis  ;  il  ne  lui  reste  que  deux  dents  noires;  elle  a  des 
oreilles  exsangues  et  llasques.  des  narines  d'oii  coule  la 
morve,  un  rictus  que  mouille  la  salive;  son  haleine 
empoisonne'.  »  De  paysans,  qui  passent  la  veillée  dans 
une  métairie  toscane,  F*olilieu  fait  un  petit  tableau  de 
genre  :  «  Le  foyer  brille;  à  l'entour  du  foyer,  le  simple 
voisinage  s'est  réuni  ;  ils  sont  tous  là,  lesjeunes  hommes, 
l'austère  mère  de  famille,  le  rude  laboureur  avec  les 
enfants,  avec  la  fille  ainée.  Ils  veillent  ensemble  en 
riant  ;  ensemble  ils  écoutent  les  premières  heures  de  la 
nuit  qu'ils  cueillent  comme  un  fruit  ;  et  le  bon  vin  chasse 
les  soucis.  Entr'eux,ils  s'amusent;  tantôt  retentit  gaie- 

1.  «  Candor  erat  iliilci  sullusus  sariffiiine,  qualeiu 

Alba  l'erunt  rubris  lilia  mixla  rosis. 
Utnitiduni  lirti  radiabant  sidiis  ocelli, 

Si'pe  Aiiior  accensas  rettuiit  inde  faces. 
Solverat  ellusos  quoties  sine  lege  capiilos, 

Infosta  est  trepidis  visa  Diana  l'eris  ; 
Sive  iterum  adduotos  fulviim  collegit  in  aurum, 

Compta  cytheriaco  est  pectine  visa  Venus. 
Usque  illain  parvi  furtiin  componere  Amores 

Sunt  soliti,  et  facili  Gratia  blanda  manu, 
Atque  honor  et  teneri  jani  cana  modestia  vultus...  » 

(/6.,  p.  240.) 

2.  «  ...  Gravedinosam,  vietam,  oientem,  rancidaui, 
Gadavcrosani,  fronte  ruf,'osa,  coma 

Cana  atque  rara,  depilatis  palpebris, 
Glabro  supercilio,  iabeilis  delluentibus, 
Oculis  rubentibus,  eenis  lachryniantibus, 
Edentulanujue  (ni  duo  nigri  et  sordidi 
Dentés  supersint),  auriculis  exsanguibus 
Flaccisque,  mucco  naribus  stiliantibus, 
Rictu  saliva  undante,  tetro  anlielitu...  » 

(/6.,  p.  272.) 


62  LE    QUATTROCENTO 

ment  la  cornemuse  à  la  poche  gonflée;  tantôtils  chantent 
des  chansons;  à  l'envi  ils  chantentdes  chansons  ;  tantôt 
d'une  baguette  rebondissante  ils  jouent  du  tambour  et 
battent  des  cymbales;  et  ils  dansent  dans  la  joie,  et  ils 
frappent  l'airain,  et  le  souple  chalumeau  au  bout  de 
corne  retentit,  et  les  cris  s'élèvent  à  l'unisson,  et  les 
éclats  de  rire  montent'.  »  Voici  le  portrait  d'un  coq  : 
«  Au  sommet  de  la  tête,  la  crête  aiguë  rougeoie  ;  au 
sommet  de  la  tète,  son  aigrette  resplendit  dans  une 
palpitation  légère,  et  cette  splendeur  se  répand  le  long 
de  son  cou  doré  et  de  ses  épaules  qu'elle  recouvre 
d'honneur  et  de  beauté  ;  sa  barbepassedu  rouge  au  blanc 
■et  s'accroche  à  sa  poitrine  comme  un  ornement  bar- 
bare :  le  bec  dresse  sa  pointe  crochue  ;  les  yeux 
gris,  fièrement,  jettent  des  flammes;  les  pattes,  héris- 
sées de  poils,  se  roidissent,  très  courtes,  la  jointure 
et  l'ergot  à  peine  distants  ;  les  traces  qu'il  imprime  sur 
le  sable  sont  armées  de  grifles  ;  les  plumes  de  ses  ailes 
saillantes  se  déploient  dans  l'espace;  et  les  pointes  de 
sa  queue  fendue  et  recourbée  comme  une  faux  s'élancent 
vers  le  ciel  '-.  » 

1,  «  ...  CoUucetque  focus  ;  coeunt  vicinia  simplex 
Una  otnnes,  juvenesque  probi  malcrque  severa 
Conjuge  cum  duro  et  pueris  et  virgine  grandi, 
Convigilîiiilque  hilares,  et  prima;  teiupora  noctis 
Decerpunt,  molli  curas  abigente  lyœo. 
Miituaquc  inter  se  liidunl  :  timi  tibia  folle 
Lascivuiu  sonat  intlato;  tum  carmina  caiitunt, 
Carmina  certalim  cantant;  tum  tenta  reçusse 
Tynipana  supplodunt  baculo,  et  cava  cymbala  puisant, 
Et  la'ti  saltanl,  et  tundunt  uribus  a>ra, 

Et  grave  consi)irat  cornu  tuba  ilexilis  unco  : 
Conclaniantque  altum  unanimes,  tolluntipic  cachinnos.  » 

{lô.,  p.  322.) 

2.  «  ...  Vertice  purpurat  alto 
Fastigatus  ape.x  ;  dulci(|ue  errore  corusciu 
Splendescunt  cervice  jubtu,  perque  aurea  c<dla 

Perque  humeros  it  pulcher  fionos  ;  palea  ampla  dccenler 
Albicat  ex  rutilo.  atque  torosa  in  pectora  peiidct 
Harbarum  in  morem  ;  stat  adnnca  cuspide  ruslrum, 
Exiguum  spatii  rostrum  ;  I1agrant(|uc  tremendum 
Havi  oculi  ;  nivcas(|ue  caput  latc  explicat  aureis; 
Crura  pilis  liirsuta  rigcnt,  juncturaque  nodo 
Vix  di.stantc  sodct  ;  (Juriis  vustigiu  mucro 
Aruiat;  in  iiumeusum  pinniuquu  hirlicpic  luccrti 


LA  COUR  DK  LAURENT  DE  MÉDICIS  63- 

Avec  les  mots  latins,  que  Barzizza  pesait,  que  Bruni 
flairait,  il  joue.  Politien  joue  avec  les  mots.  Marsile 
Ficin  a  écouté  la  messe,  Domizio  Calderini  a  oublié  d'y 
aller:  Atidil  Marsilius  missam;  missam  facis  illam,  tu^ 
Domiti.  Qui  est  le  plus  croyant?  C'est  Domizio,  dit 
Politien,  quanto  aiuHre  mimis  est  bona  qiiam  facerc.  En 
lalin  il  dit  ce  qu'on  veut,  et  non  seulement  le  méca- 
nisme d'une  horloge,  comme  nous  avons  vu,  mais  des- 
jambons appendus  dans  la  cheminée,  des  champignons 
secs,  un  chapeau  de  cardinal,  un  mortier  de  guerre,  le 
Borgo  Ognissanti  de  Florence.  Dante  avait  écrit  :  Amor 
chc  a  imllo  amato  amar  perdona,  joliment  Politien  tra- 
duit :  Cri'de  milù,  pretiuin  est  solus  amoris  amor.  11  est 
agile,  adroit,  discret.  Il  est  retenu  et  contenu.  Rien 
chez  lui  n'est  livré  au  hasard.  Tout  est  agencé,  dominé 
par  une  main  prompte  et  exercée.  La  ligne  est  pure  comme 
aux  silhouettes  ornant  les  flancs  des  vases  étrusques  ; 
l'impression  évidente  et  circonscrite  comme  en  une 
petite  sculpture  de  camée  ;  la  couleur  limpide,  égale- 
ment distribuée,  de  qualité  fine  et  forte  ;  et  cela  par- 
tout, toujours,  dans  toute  son  œuvre,  dans  les  quatre 
SylvesA'xMiQ,  invention  si  ingénieuse,  la  Manto^  le  Rus- 
ticus,  V Ambra,  la  Nutricia,  avec  lesquelles  il  inaugure 
ses  graves  leçons  '  ;  dans  le  Prologue  qu'il  écrit  en  1488 
pour  la  représentation  des  Ménechmes  ;  dans  ses  tra- 
ductions de  V Iliade  et  de  VAntfioloyie  ;  dans  les  élégies,, 
les  odes,  les  épigrammes  malicieuses  et  les  hymnes 
sacrés  qu'il  écrit  au  fur  et  à  mesure  des  événements  et 

Protenti  excurrunt,  duplieique  horrentia  vallo 
Falcatd!  ad  cœlum  toUuntur  acumina  caudœ.  » 

(/6.,  p.  324.) 

1.  La  Manlo  (1482),  qui  introduit  une  lecture  des  Bucoliques  de  Vir- 
f,^ile,  penche  la  fille  de  Tirésias  sur  le  berceau  de  Virgile,  dont  elle  prédit 
les  destinées  et  raconte  l'œuvre.  Le  Huslicus  (1483),  qui  introduit  une 
lecture  des  Géorgiqiies  d'Hésiode  et  de  Virgile,  e.xalte,  comme  nous 
l'avons  vu,  la  vie  champêtre.  L'Ambra  (1485),  qui  introduit  une  lecture 
de  ï Iliade  et  de  V Odyssée,  et  prend  son  nom  à  la  villa  de  Poggio  a 
Caiano,  où  elle  fut  composée,  exalte  Homère.  Dans  la  Nulricia{{'kM), 
Politien  s'acquitte  d'une  dette  :  il  paie  des  gages  à  la  Poésie,  qui  fut  sa 
nourrice,  en  énumérant  la  foule  de  ses  serviteurs. 


64  LE    QLATTROCEM'O 

qui  prêtent  à  ces  événements  un  éclat  neuf.  Les  mots 
sont  triés  avec  soin  ;  les  épithètes  choisies  avec  art  ; 
personne  n'a  possédé  encore  à  un  degré  si  exquis  celte 
élégance  sobre,  cette  précision  minutieuse,  cette  grâce 
tout  attique.  C'est  du  joli  ouvrage,  de  l'ouvrage  pré- 
cieux, brillant,  frotté  à  la  pierre  ponce.  Ilélas!  ce 
n'est  presque  que  cela.  Car,  on  doit  le  dire,  si  Politien 
est  le  plus  pur  artiste  du  Quattrocento,  ce  n'est  point 
un  poète;  ouvrier  impeccable,  il  a  fait  ce  miracle 
d'accoupler  des  vers  jusqu'à  sa  mort,  à  peu  près  com- 
plètement dénué  d'idées  et  de  sentiments. 

C'est  ici  que  les  premières  atteintes  de  la  néfaste 
discipline  mentale  et  sociale  qu'accepta  l'Italie  se  font 
douloureusement  sentir.  Nous  nous  en  sommes  déjà 
aperçus  chez  Pontano,  dont  la  poésie  est  surtout  une 
magnificence  verbale;  nous  nous  en  apercevons  davan- 
tage chez  Politien  et  chez  la  pléiade  des  poètes  qui 
l'entoure.  L'heure  de  l'éclosion  a  sonné,  et  cette  éclo- 
sion  est  marquée  d'une  stérilité  précoce.  Le  fruit  n'est 
pas  encore  mûr,  et  déjà  un  ver  ronge  la  pomme  verte.  11 
semble  que  le  génie  ait  l'âge  de  la  jeunesse,  mais 
anémié  par  une  trop  grande  lecture,  appauvri  dans 
l'atmosphère  raréliée  de  la  bibliothèque  et  de  la  cour, 
il  porte  au  front  la  lassitude  distinguée  du  vieillard. 

En  réaliti»,  en  cette  Italie  agonisante,  que  menace 
déjà  l'expédition  du  roi  de  France,  Charles  VIII,  au  sein 
de  cette  Florence  raffinée,  scei)tique  et  égoïste  de  Lau- 
rent, à  quel  sentiment  véritable  et  vivant  retremj)er 
et  rehausser  son  aspiration?  (Comment  connaîlre  un  de 
ces  souffles  généreux  et  primordiaux  qui  font  les  héros 
comme  ils  font  les  j)oètes?  Lenlciiient  la  vie  s'est 
retirée  du  peuple  pour  s'amasser  sur  le  prince.  Il  n'y  a 
que  le  prince  qui  soit,  comme  il  n'y  a  dans  l'Ame  popu- 
laire que  la  dévotion  au  j)rince  qui  vaille.  Les  deuils 
publics  s'appell(;nt  la  mort  d'une  favorite  ou  l'enterre- 
ment d'une  jolie  lille  ;  les  joies  j)ul)liques  s'a|)pellent 
une  eutn-e  triomphale  ou  un  speclacle  bien  réussi;  on 


LA    COLR    DE    LALHENT    DE    MÉDICIS  65 

a  mis  une  liorloge  à  Saintc-Marie-Nouvelle  ;  le  musi- 
cien Squarcialupi  a  défimté  ;  une  joute  est  ordonnée  à 
Santa-Groce;  on  représente  une  comédie  de  Plante. 
Alors,  à  la  suite  des  autres,  comme  les  autres,  Politien 
dit  l'horloge,  écrit  l'épitaphe  du  musicien,  pleure  la 
jolie  fille,  célèbre  l'entrée  triomphale,  prologue  la 
comédie  en  hexamètres,  comme  tout  à  l'heure  il 
magnifiera  la  joute  en  octaves.  Et  il  apporte  à  chacun 
de  ces  menus  faits  le  service  inditFérent  d'un  talent 
toujours  dispos  et  toujours  égal.  Au  demeurant,  la 
matière  lui  manque.  Il  ne  sait  pas  quoi  dire  de  son 
chef,  il  n'a  rien  à  dire.  11  ne  chante  point  mû  par  la 
nécessité  infrangible  de  l'être  intérieur,  il  chante  par 
occasion.  Il  lui  faut  un  thème.  Qu'on  lui  donne  un 
canevas  où  poser  sa  broderie  précieuse,  un  motif  propre 
à  développer  sa  rhétorique  charmante,  peu  importe  le 
texte  ou  le  prétexte,  ce  qu'on  voudra,  du  grec  h  tra- 
duire, des  bas-reliefs  à  illustrer,  des  devises  à  porter 
sur  sa  mancbe,  on  sera  content  de  son  industrie 
savante  ^  De  lui-môme  il  ne  peut  rien,  son  cœur  est 
vide.  11  conlinue  jusqu'il  la  fin  «  cet  exercice  de  style  », 
où  le  cardinal  Jacopo  Ammanati  réduisait  tout  le 
mérite  de  sa  traduction  d'adolescent  de  V Iliade''. 

Nous  sommes  dans  une  civilisation  désormais  trop 
avancée  pour  qu'elle  engendre  une  véritable  poésie. 
Elle  voudrait,  naître  qu'avec  le  servilisme  en  cour,  et 
l'abdication  de  toute  conscience  morale  et  politique, 
l'érudition  l'étranglerait  au  germe.  Politien,  et  autour 
de  lui  tous  ces  latinistes,  irréparablement  séparés  du 
p;mple,  de  la  nature,  de  la  vie,  gardent  dans  la 
mémoire  trop  d'exemples  et  de  réminiscences  littéraires, 

1.  Voir  la  lellre  où  il  ollre  ses  services  au  roi  de  Ilon<rrie.  Il  lui  pro- 
pose, entre  autres  choses,  irillustrer  ses  peintures  :  «  Et  ista  ergo 
possuinus.  te  jubente,  non  erubescenilis  illuslrare  carminibus.  » 
Episl.  X,  1. 

2.  «  Censeo  tamen,  lui  écrivait-il,  operam  inchoatam  non  deserendain, 
hocque  exercendi  styli  studiuui  colendum  assiduo,  a  veleribus  quidem 
laudatum  et  ad  coiupienduui  pectus  maxime  necessarium.  »  Politiex, 
Ëpisl.  VIII,  7. 

II.  5 


I 


66  LE    QUATTROCENTO 

connaissent  par  cœnr  trop  de  maîtres  grecs  et  latins, 
restent  trop  saturés  de  leçons  pour  apporter  k  la  repré- 
sentation des  choses  la  virginité  d'àme  qu'il  faudrait. 
Leur  lourd  bagage,  tel  un  lest  encombrant,  surcharge 
et  retient  le  char  de  colombes.  Ce  que  nous  avons  dit 
de  l'humanisme  et  de  la  déformation  livresque  qu'il 
impose  se  vérifie  cruellement  dans  cette  poésie  latine 
de  la  fin  du  siècle,  oîi  tous,  depuis  Sannazaro  qui 
pourra  se  vanter  «  de  n'avoir  jamais  fait  chose  non 
observée  chez  les  bons  auteurs'  »,  jusqu'à  Politien,. 
dont  la  «bibliothèque  monte  jusqu'à  son  toit  »,  ne 
savent  rien  voir,  rien  connaître,  rien  éprouver  direc- 
tement. Certainement  que  Politien  est  au  fait  de  la 
vie  champêtre;  il  l'a  menée;  il  possède  une  villa  à 
Fiesole  et  pratique  les  paysans  qu'il  interroge,  écoute 
et  dont  il  a  retenu,  comme  nous  le  verrons  plus  tard, 
les  chansons.  Dans  son  Rmticiis  qui  célèbre  cette  vie 
champêtre,  il  ne  semble  point  s'en  souvenir.  Il  décrit 
la  grue,  l'hirondelle,  la  cigale,  à  lui  familières,  d'après 
Hésiode.  Le  «  vilain  cochon  »  est  emprunté  à  Pline,  le 
désespoir  de  la  vache  qui  a  perdu  son  veau  à  Lucrèce. 
Sans  doute  que  son  portrait  du  coq,  que  nous  rappor- 
tions tout  à  l'heure,  est  mieux  enlevé,  plus  vivant  que 
celui  de  Varron;  le  significatif  est  qu'au  lieu  de  regar- 
der dans  son  poulailler  il  ait  été  chercher  dans  le  De 
re  ruslica  de  Varron.  S'il  raconte  par  le  menu  les 
astrologies  et  les  superstitions  campagnardes,  il  suit 
Pline  mot  à  mot.  C'est  l'automne  :  «  Le  paysan  tenant 
à  sa  main  gauche  un  panier  de  semences  les  répand 
de  sa  droite  économe,  mais  pour  que  les  oiseaux  avides 
ne  pillent  point  les  grains  jetés,  ni  ne  ravissent  au 
ciel  cette  proie,  un  petit  gan^on,  portant  un  mince  sar- 
cloir, l'accompagne  et  recouvre  de  terre  la  récolte'^.  » 

1.  <  Non  credo  aver  fatto  cosa  che  non  l'abbia  osservata  in  buoni 
autori  n,  écrit-il  k  Tebaldco. 

2.  «  Tum  plénum  farris  lœva  «ervante  canistrum, 
Seinina  diiiponsat  parca  cercalia  dcxtra  : 

Quu5  ne  jaclu  aviau;  populentur  graaa  vulucres 


LA    COUR    DE    LAUftENÏ    DE    MÉDICIS  67 

(Cf.  Hésiode,  "Epya  -/.al  -qyr-pai,  V,  565-567.)  C'est  l'hiver  : 
<c  La  nuit,  près  de  la  lampe,  le  paysan  tisse  d'un  jonc 
souple,  ou  un  panier,  ou  une  claie  de  branches  vertes, 
ou  des  corbeilles  d'osier;  il  fend  du  bois  et  les  chênes 
de  la  vallée,  il  raccommode  ses  tonneaux  cassés,  il 
chasse  la  rouille  de  ses  outils'.  »  (Cf.  Vïme,  Naiiirée  histo- 
riaruin,  XVIII,  26.)  Properce  diï  piniis  amata,  Politien 
pinus  amala.  Pline  dit  inorus  sapiens^  Politien,  monts 
sapiens, Yïr^We  dit gelidâ^pruinâs,  PoViiiengelidaspriiinœ. 
Claudien termine  un  vers  par  cette  chute:  et  gbebas  fe- 
ciindo  rore  marital,  l'altérant  à  peine  Politien  répète  :  et 
glebas  fecundia  roribus  implet.  Il  trouve  chez  Columelle  : 
flameola  caltha...  conniventeis  ocalos  violaria  solcunt... 
lumina  calthœ,  il  en  i^\i,nec  jam  flammeolee  connivent 
lumina  calthœ.  Virgile  a  dit  :  et  cum  frumenta  in  viridi 
stipula  lactentia  turgent,  et  Lucrèce  a  d\\,  favonius  geni- 
ta/is,  l'hexamètre  devient  :  et  genitalibus  awis  Pervia 
turgescunt  lactentis  hordea  cid?}us~.  Pas  un  tableau, 
pas  une  image,  pas  une  épithète  qui  n'ait  son  origine 
savante.  L'émotion  n'est  plus  humaine,  elle  est  litté- 
raire. L'art  ne  consiste  plus  dans  la  vivacité  du  senti- 
ment de  la  nature  et  dans  la  fidèle  traduction  de  ce 
sentiment  ;  s'inspirant  non  plus  des  arbres,  mais  des 
livres,  il  est  dans  l'élégante  adaptation  des  poètes  qui 
ont  chanté  la  nature.  Ce  n'est  plus  de  la  poésie  :  c'est 
de  l'érudition. 

Mu/la  et  remota  lectio,  multa  illum  formavit 
opéra,  avait  dit  Politien  d'un  de  ses  ouvrages.  Il 
aurait  pu  le  dire,  à  côté  de  ses  sylves  qui  sont  surtout 

Et  predam  sublime  ferant,  it  pone  minutus 
Sarcula  parva  tenens  puer,  et  fruf^ein  obruit  arvo.  » 

(Politien,  éd.  Uel  Lungo,  p.  310.) 

1.  «  Nocte  autem  ad  lychnos  aut  junco  texit  acuto 
Fiscellain.  aut  crates  virgis,  aut  virnine  qualos 
Rusticus,  iiifinditque  faces  et  robora  valli, 
Dolia  quassa  novat,  ferrainentisque  repellit 
Scabritiein,  tritaque  docet  splendescere  cote.  » 

(7ô.,  p.  312.) 

2.  Voir  les  Commentaires  au  Huslicus  de  Nicolas  Beraud  (Bâle,  1518) 
et  d'Isidoro  Del  Lungo,  dans  l'édition  citée. 


68  LE    QUATTROCENTO 

des  textes  à  commentaires,   de  toute  sa  poésie  latine. 


Aussi  bien,  au  moins  en  latin  et  dans  l'histoire  de 
l'humanisme,  l'apport  véritable  de  ce  moment  de  cul- 
ture est,  moins  qu'un  apport  de  poésie,  un  apport  d'éru- 
dition. 

Politien  n'est  pas  un  poète,  c'est  avant  tout  un  érudit 
ou,  comme  il  s'en  vante,  un  grammairien.  H  professe 
depuis  1480  l'éloquence  grecque  et  latine  au  Studio, 
où  ses  maîtres  d'hier  s'assoient  parmi  ses  disciples 
d'aujourd'hui  et  oii  il  introduit  ses  leçons  substantielles, 
non  que  par  des  sylves  et  des  poèmes,  mais  par  des 
prœlectiones  en  prose  qui  embrassent  une  singulière 
somme  de  connaissances  :  la  Prœlectio  in  Hot?ieri(m 
fait  d'Homère  le  père  de  toute  science  ;  la  Prœlectio  in 
Persium  traite  de  l'origine  et  du  caractère  de  la  satire  ; 
la  Prœlectio  in  Suctonium  tisse  l'éloge  de  l'histoire  et 
ébauche  une  vie  de  Suétone;  la  Prxlcctio  in  Stativm^ 
qui  défend  les  auteurs  de  la  décadence,  revendique  la 
liberté  d'un  style  puisé  à  toutes  les  sources  et  non  à 
Cicéron  seulement,  formé  au  moyen  «  d'un  exercice  con- 
tinu, d'une  lecture  immense  et  d'une  érudition  pro- 
fonde' »  ;  dans  le  Panrpistnnon  il  dessine  un  vaste  pro- 
jet de  classification  des  sciences,  et  dans  la  Lamia,  dont 
nous  rapportâmes  le  début,  il  montre  le  lien  étroit  qui 
unit  la  grammaire  et  la  philosophie.  II  émende  les 
textes,  les  élucide,   les  explique  à  l'aide  des  monnaies 

i.  Cr.  la  lettre  que  Politien  adresse  h  Paolo  Cortese.  où  il  reprend 
la  question  et,  avant  Krasnie,  attaque  le  cicéronianistue  :  «  Mihi  certe 
quicuinque  tantiiin  coinponunt  ex  niiilatione  similes  esse  vcl  psitaro, 
vel  pirti'  videnlur,  prftferenlilius  quii-  nec  iulellifîunt...  Non  expriniis 
(inquit  aliquis)  Ciceioneui.  Quiii  luui?  Non  cniiii  siun  Cicero,  me  tanien 
(ut  opinor)  expriino.  Sunt  r^uiilcni  pni'terea,  uii  l'aulc,  qui  styliun  (|uasi 
paneni  fruiilillatim  niendicant,  nec  ex  die  soluui  vivnnt,  scd  et  in 
dicin  ..  Judicare  quoqiic  do  doclis  inipudenler  aiidentes,  hoc  est  de 
iliia  quorum  «tvluwi  recondita  eruditio,  nuiltiplex  lectio,  longissiuius 
UMU8  diii  quasi  fcrtiientavil.  »  Politikn,  Efjist.  VI II,  li>. 


LA    COUR    DE    LAUHEiNT    DE    MÉDICIS  69 

et  (les  inscriptions  de  la  riche  galerie  Médicis,  met  à 
profit  ses  voyages  à  Rome,  à  Vérone,  à  Venise  pour 
s'en  procurer  de  nouveaux.  Marsile  Ficin  l'appelle 
«  l'Hercule  qui  tue  les  monstres  des  textes  antiques  ».  11 
traduit  les  prosateurs  grecs  en  latin,  et  particuliè- 
rement les  Histoires  d'Hérodien  qu'en  1487  il  dédie  au 
pape  Innocent  Vlll.  Il  commente  le  précieux  manus- 
crit des  Pandectes  que  possède  Florence  et  qu'il  attri- 
bue encore  àTribonien^  11  se  joue  dans  ses  douze  livres 
de  Leilres  d'abord,  ensuite  dans  la  centaine  d'observa- 
tions grammaticales  qui  composent  ses  Miscellanea 
parues  en  1489,  des  plus  ardues  questions  d'orthogra- 
phié, d'archéologie,  de  philologie.  Lorsqu'il  élève  la 
voix,  c'est  pour  des  affaires  d'érudition  et  contre  des 
érudits,  contre  Domizio  Calderini  qu'il  malmène, 
quoique  mort  depuis  douze  ans,  dans  ses  Miscellanea^ 
contre  Giorgio  Merula  qui  prétendait  que  ces  mômes 
Miscellanea  l'avaient  volé,  contre  Bartolommeo  Scala 
qui  met  au  féminin  culex.  Politien  avait  tort,  dans 
sa  sylve  de  la  Nutricia^  de  payer  des  gages  de  nourrice 
à  la  Poésie  ;  il  a  été  plutôt  nourri  par  la  science,  où  il 
s'est  jeté  à  corps  perdu  «  comme  les  chiens  dans  le 
Nil  ».  Et  autour  de  lui,  à  Florence  d'abord,  dans  le 
reste  de  l'Italie  ensuite,  ceux  qui  prévalent  sont  des 
savants. 

A  Florence,  c'est  le  vieux  maître  Gristoforo  Landino 
(1424-150ir),  qui,  né  dans  le  Casentino,  a  trouvé  à  Flo- 
rence l'appui  des  Médicis  et  la  faveur  d'Eugène  IV,  et 
qui,  depuis  1  i58,  enseigne  la  poétique  et  la  réthorique 
au  Studio.  Ses  élégies  de  Xandra  n'ont  été  qu'un  épi- 
sode de  jeunesse.  Autour  de  son  autorité,  se  groupe 
toute  la  jeunesse  savante  que,  de  Politien  à  Marsile 
et  de  Marsile  à  Laurent  de  Médicis,  il  a  formée  aux 
belles  lettres  de  ses  mains  augustes.  «0  précepteur 

1.  Brencmann,  Hhloria  pamleclarum,  Utrecht,  1722.  —  Bandiai, 
Ragionamento  sopra  le  coUazioni  délie  Florentine  Pandette,  Livourne, 
1762.  —  Buonamici,  Il  Poliziano  giureconsulto,  Pise,  1863. 


70  LE    QUATTROCENTO 

vénérable,  s'écrie  Ugolino  Verino,  quel  poème  pour- 
rait embrasser  tes  louanges?  Toute  la  jeunesse  de  Sylla 
a  bu  à  ta  source  la  liqueur  d'Eonie  '.  »  On  peut  dire  de 
lui  «  qu'il  parle  le  latin  comme  un  enfant  de  Rome  et 
le  grec  comme  un  enfant  d'Athènes  ».  Il  commente  Vir- 
gile, Horace,  les  classiques,  et  laisse  une  œuvre  consi- 
dérable, en  partie  inédite  comme  ses  traités  De  l'âme 
et  De  la  vraie  noblesse^  en  partie  imprimée  comme  ses 
Dialogues  des  Camaldules  et  ses  précieux  commentaires 
à  Dante  et  aux  poêles  latins.  Aux  historiens  Benedelto 
Accolti  (1415-1464)  etDonato  Acciajuoli  (1428-1478)  qui, 
dans  les  loisirs  d'une  existence  adonnée  à  la  chose 
publique,  ont  trouvé  le  moyen  d'écrire,  le  premier  une 
Histoire  des  Croisades  et  le  second  une  Histoii^e  de  Char- 
lemagne,  succède  le  chancelier  de  la  République  Bar- 
tolommeo  Scala,  dont  l'œuvre  reste,  en  dépit  de  ses 
Eglogites,  ses  Apologues^  son  Poème  delà  Ctiltivatioii  des 
arbres^  une  Histoire  de  Florence  qui  devait  comprendre 
vingt-cinq  livres  et  dont  cinq  seulement  furent  accom- 
plis. Bartolommeo  délia  Fonte  (1445-1513)  et  Bernardo 
Rucellai  (1449-1514)  laissent  des  mémoires  de  leurs 
temps,  Fonle,  dans  ses  riches  Annales,  Rucellai  dans  son 
De  bello  itaiico  et  dans  son  son  De  bellopisano,  qu'Erasme 
jugeait  l'ouvrage  d'un  autre  Salluste.  Tous  deux  re- 
cueillent des  antiquités,  à  l'exemple  de  Fra  Giocondo  de 
Vérone,  qui  mande  à  Laurent  de  Médicis  une  collection 
d'inscriptions  «  uniqueau  monde  ».  Bernardo  Rucellai 
élève  dans  son  livre  intitulé/)*?  Urbe  Romana  un  précieux 
monument  d'archéologie.  Bartolommeo  délia  Fonte  est 
maître  d'éloquence  au  Studio.  Naldo  Naldi  est  maître 
de  poétique  au  Studio.  Lorenzo  Lippi  est  maître  de 
belles-lellres  de  l'Université  de  Pise,  qu'en  1472  Lau- 
rent de  Médicis  a  reconstituée  et  qui,  sous  le  patronat 

\.  €  Quo,  F.andine.  tuas  pcrrurram  carminé  landes, 

Pnfreplor  vencrandc?  Tiio  de  fonte  lirpiore» 
Ebiiiil  AonioH  munis  Syllana  jiivcntiis...  » 

(U.  Vkbi.no,  De  UluKtraliune  tirhia  Florenlim,  p.  96) 


LA    COUR    DE    LAUBENT    DE    MÉbICIS  Tl 

des  P.idolfi,  des  Rinuccini,  des  Acciajuoli,  prend  la  tête 
d'un  brillant  mouvement.  L'élève  et  le  successeur  de 
Polilien  au  Studio,  Pietro  Crinito,  donne  vingt-cinq 
livres  de  miscellanées  érudites  De  honesta  disciplina, 
des  Vies  de  poètes  latins,  De  poetit^  latinis  et  dans  ses 
Lettres,  demeurées  inédites,  raisonne  de  tout  au  monde, 
des  dieux,  des  villes,  des  familles  romaines,  des  ma- 
gistratures romaines,  de  l'origine  et  signification  des 
verbes,  des  sortilèges,  des  théorèmes  sacrés,  des  hiéro- 
glyphes '. 

A  Rome,  où  en  1486  le  jeune  comte  de  la  Mirandole 
s'offre  de  défendre  neuf  cents  thèses  embrassant  tout  le 
éavoir  humain,  Domizio  Galderini  (1448-1478)  trouve 
dans  l'espace  d'une  vie  de  trente  années  le  loisir  de 
professer  à  la  Sapienzia,  de  publier  des  classiques,  de 
commenter  Ovide,  Perse,  Suétone,  Silius  Italiens,  Ci- 
céron,  en  même  temps  qu'il  traduit  Pausanias,  corrige 
les  tables  géographiques  de  Ptolémée  et  témoigne  d'un 
esprit  excellent  dans  les  mathématiques,  la  jurispru- 
dence, la  philosophie  platonicienne;  à  côté  de  Domizio 
Calderini,  Paolo  Gortese  (1465-1518)  s'occupe  de  théo- 
logie dans  son  Compendium,  de  la  fonction  du  cardi- 
nal dans  son  De  Cardi/talatu,  du.  style  des  latinistes  qui 
l'ont  précédé  dans  son  De  hominibus  dovtis.  A  Venise, 
Girolamo  Donato  et  Ermolao  Barbaro  passent  à  bon 
droit  aux  yeux  de  Politien  pour  les  esprits  les  plus 
solides  et  les  plus  sagaces  du  moment.  A  Bologne,  où 
Codro  IJrceo,  à  qui  Politien  soumettait  sesépigrarames 
grecques,  est  porté  en  terre  en  1500,  sur  les  épaules  de 
ses  disciples  en  larmes,  Filippo  Beroaldo,  qui  se  dis- 
tingue dans  la  jurisprudence,  la  philosophie,  la 
médecine,  retient  chaque  jour  autour  de  sa  chaire 
d' 'loquence  une  foule  de  six  cents  auditeurs.  A 
Milan,  Merula  brille  dans  toute  sa  gloire. 

L'érudition   que  sert  et  que  propage  tout  ce  monde 

1.  Fabricius,  Bibliolheca  lalina   medix  et  infimae  aetatis.  Florence, 
1858,  3  vol.,  I,  p.  402. 


72  LE    QUATTROCENTO 

s'est  épurée,  précisée,  débarrassée  en  partie  du  fatras  de 
rhétorique  qui  l'embarrassait  jadis.  Elle  a  bénéficié  de 
l'exemple  qu'a  donné  Lorenzo  Valla.  Elle  bénéficie  sur- 
tout de  l'invention  de  l'imprimerie,  qui,  introduite  en 
1465  à  Subiaco,  près  de  Rome,  par  les  deux  moines 
allemands  Schweinheim  et  Pannartz,  n'a  pas  tardé  à 
envahir  toute  l'Italie,  oii,  en  même  temps  qu'elle  répand 
la  science,  elle  la  révolutionne.  Elle  crée  une  nouvelle 
industrie  littéraire  qui  peu  à  peu  détrône  les  anciennes 
et  donne  aux  âmes  érudites  avec  une  autre  attitude  une 
autre  occupation.  Grâce  à  l'imprimerie,  les  vieuxhuma- 
nistes,  tels  que  nous  les  avons  connus,  loquaces,  sonores, 
tenant  boutique  d'immortalité  et  ornant  chaque  endroit 
de  leur  présence,  disparaissant  plus  rapidement  de 
l'horizon  intellectuel.  Ils  cessent  de  remplir  l'office  de 
poètes,  d'orateurs  et  de  sages  pour  remplir  l'office  de 
protes;  ils  ne  sont  plus  employés  par  des  maisons  prin- 
cières,  ils  s)nt  employés  par  des  maisons  d'édition. 
Leur  affaire  principale  est  désormais  de  fournir  un 
public,  qui  chaque  jour  se  fait  plus  grand,  «  de  livres 
en  forme  »,  comme  ils  disent,  c'est-à-dire  de  textes 
imprimés,  clairs,  nets,  corrects,  qu'ils  doivent  corriger 
en  un  espace  de  temps  très  restreint,  de  manière  à 
satisfaire  les  nombreux  imprimeurs  qui  les  emploient 
et  de  manière  à  soutenir  la  concurrence  qui  s'établit. 
A  Rome,  à  Venise,  à  Bologne,  à  Milan,  à  Florence, 
tous  sont  plus  ou  moins  occupés  à  cette  besogne  ',  et 
c'est  à  leur  diligence,  à  leur  émulation  joyeuse,  h  leur 
préparation  savante  que  l'Italie  doit  d'être  la  patrie  des 

1.  Schweinheim  et  Pannartz  occupent  Gianandrea  Bussi;  Uldrich 
Hahn  occupe  Gianantonio  (^ainpano.  Poniponio  Leto  édite  Salluste, 
Coluinelle,  Varron,  Pompée  Fcstus,  Nonnus  Marceilius;  Battista  Gua- 
rini  commente  Lucain,  (îatulle,  les  lettres  de  Ciccron  ;  Giorgio  Merula 
publie  les  auteurs  de  la  chose  rustique,  les  Comédies  de  IMaute,  les 
satires  de  Juvcnal,  les  Kpigrnnimes  cic  Martial,  les  Poésies  d'Ausone, 
les  Déclamations  de  Quintiiicn  ;  Doniizio  Galdcrini  illustre  Martial, 
Juvénal,  Vircile,  Staco,  Properce;  Marcantonio  Sabellico  annote  Pline 
le  vieux,  Valèrc  Maxime,  Horace,  Justin,  Flore;  Kranccsco  Putcolano 
.donne  les  grammairiens;  Filippo  Bcroaldo,  un  des  plus  occupés  par 
cette  besogne,  donne  tout  uu  monde. 


LA    COUR    DE    LAURENT    DE    MÉDICI8  73 

(éditions  princeps  d'à  peu  près  tous  les  classiques  de 
l'antiquité.  En  1469  paraît  à  Rome  Virgile,  Tite-Live, 
C(';sar,  Lucain,  Apulée,  qu'édite  Gianandrea  Bussi  ;  la 
môme  année,  et  toujours  à  Rome,  paraît  Suétone  et 
Quintilien,  qu'édite  Campano,  et  Yarron,  et  Nonus 
Marcellus,  qu'édite  Leto.  A  Bologne,  en  1471,  paraît 
l'Ovide  de  Francesco  Puteolano;  à  Venise,  en  1472, 
paraît,  avec  l'Ausone  do  Grogorio  Tifernate,  le  Martial  et 
le  Plante  de  Giorgio  Merula;  en  1475,  paraît  à  Romele 
Stace  de  Domizio  Calderini.  A  Venise,  Aide  Manuce, 
que  nous  retrouverons  ailleurs,  rêve  de  publier  tout  ce 
qui  a  été  écrit  dans  les  quatre  disciplines  latine,  hellé- 
nique, hébraïque  et  chaldaïque. 

Désormais  l'espritcritique,  dont  nous  avons  examiné  les 
pénibles  débuts,  constitue  l'outil  intellectuel  par  excel- 
lence. A  l'école  d'érudition,  qu'on  appela  «impression- 
niste^», a  succédé  l'école  scientifique.  Les  qualités  de 
rigueur,  de  précision,  d'exactitude  sont  de  jour  en 
jour  plus  courantes  et  plus  essentielles.  On  s'attarde  de 
moins  en  moins  aux  développements  brillants  et  aux 
bagatelles  de  la  porte  pour  courir  sus  aux  faits  qu'on 
discute  d'une  manière  sèche  et  serrée  ;  on  ne  se  paie 
plus  de  mots;  on  n'accumule  plus  de  phrases;  on 
s'asservit  à  la  règle  d'une  bonne  méthode.  Et  à  cet  égard 
les  Miscellanea  de  Politien  otfrent  toute  la  valeur  d'un 
modèle  et  montrent  la  nouvelle  direction  des  esprits. 
Si  de  temps  à  autre,  cédant  à  sa  nature  d'artiste.  Poli- 
tien  se  plaît  à  conter  avec  sa  sobre  élégance  une  déli- 
cate fable  antique,  il  ne  confond  plus  ce  qui  ne  veut 
pas  être  confondu;  il  ne  surcharge  pas  d'une  éloquence 
hors  de  propos  la  recherche  purement  philologique  ;  il 
substitue  au  commentaire,  qui  trop  souvent  encore 
accumulait  sa  redondance  autour  du  point  à  élucider, 
une  critique  froide,  nue,  aride.  Il  se  montre  incisif  et 
minutieux;  il  procède  directement,  avec  clarté  et  net- 
teté ;   et,   soit  qu'il  condamne   une  interprétation   ad- 

1.  V.  Rossi,  Il  Quattrocento,  p.  51. 


'4  LE  QUATTROCENTO 

mise,  soit  qu'il  on  fournisse  une  autre,  soit  qu'il 
explique  un  détail  de  mœurs  ou  d'histoire,  il  lui  arrive 
souvent  de  prononcer  le  jugement  définitif. 

Dans  tous  les  domaines  naissent  des  œuvres  qui 
commencent  à  marquer  et  dont  l'avenir  scientifique 
devra  tenir  compte.  C'est  l'époque  oii  se  composent  ou 
s'impriment  les  beaux  monuments  de  philologie  du 
siècle,  et  non  seulement  les  MisccUanea  de  Polilien 
qui  voient  le  jour  en  1489,  mais  les  Elegantiœ  de  Valla 
dont  la  première  édition  date  de  1471,  les  Cornucopiœ 
dePerotti,  les  Quœstiones pluutinœ  de  Meriila,  les  Casti- 
gationes  plinianœ  jtrimœ  et  secundse  de  Barbaro.  La 
critique  littéraire  jette  ses  premiers  fondements,  en 
latin  dans  le  dialogue  De  hominilms  doclis  de  Paolo  Cor- 
tese,  oii  le  jeune  cicéronien  examine  l'œuvre  des  lati- 
nistes, qui  depuis  Dante  l'ont  précédé,  avec  une  auto- 
rité dont  nous  avons  souvent  rapporté  le  témoignage; 
en  italien,  dans  la  délicate  lettre  que  Laurent  de 
Médicis  adresse  dans  sa  jeunesse  au  prince  Federigo 
d'Aragon,  ovi  le  poète  adolescent  analyse  avec  justesse 
et  avec  grâce  la  poésie  des  vieux  auteurs  d'Italie.  La 
sylve  de  la  Nutricia  de  Polilien,  qui  énumère  toute  la 
série  des  poètes  du  monde,  depuis  les  siècles  fabuleux 
de  la  Grèce  jusqu'aux  poètes  de  la  décadence  et  jusqu'à 
Laurent  le  Magnifique  ;  les  cinq  livres  De  poetis  la/mis 
de  Pietro  Crinito,  qui  racontent  les  vies  des  poètes 
de  Livius  Andronicus  à  Sidoine  Apolinaire,  offrent 
comme  une  ébauche  d'histoire  littéraire.  Histoire  litté- 
raire, critique  littéraire,  philologie,  archéologie,  par- 
tout la  science  triomphe.  Et  celte  science  va  se  hausser 
jusqu'au  domaine  supérieur  de  la  pensée  et  recevoir 
un  caractère  divin  dans  l'Académie  platonicienne  de 
Florence. 


GHAPITIΠ III 

l'académir  platonicienne 
les  hommes 

I.  L'Aristole  du  moyen  âpe.  —  Gémiste  Pléthon  et  la  dispute  des  Grecs 
sur  la  préexcellence  de  Platon  et  d'Aristote.  —  Platon  et  l'opinion  de 
l'Italie  ériidite.  —  Platon  est  la  beauté.  —Naissance  de  1  Académie 
platonicienne. 

II.  L  Académie  platonicienne.  —  Son  caractère.  —  Son  maître.  — 
Marsile  Ficin  •  sa  vie  et  son  influence.  —  Auditeurs,  amis  et  familiers 
de  Marsile  Ficin.—  Chanoines,  prélats,  orateurs,  savants,  grammai- 
riens et  poètes.  —  Patriciens.  —  Girolamo  Benivieni  et  Pic  de  la 
Mirandole. 

III.  La  vie  des  platoniciens  de  Florence.  —  Visites,  causeries,  dialec- 
tiques, correspondances,  promenades,  villéf,'iatures,  fêtes  et  banquets. 
—  Politien,  Marsile  Ficin  et  Pic  de  la  Mirandoleà  Fiesole. —  L'Amitié 
amoureuse  :  échange  de  tleurs,  de  vers  et  de  madrigaux.  —  Qualité 
platonique  de  cette  tendresse.  —  La  beauté  adorable.  —Le  christia- 
nisme des  platoniciens.  —  Leur  conversion  à  Dieu  et  leurs  sympathies 

f»our  Savonarole.  —  Leurs  préoccupations  supérieures.  —  Leur  zèle, 
eur  esprit  et  leur  bel  esprit. 


I 


La  grande  œuvre  do  rAcadémie  platonicienne  est 
d'avoir  renversé  Aristote. 

Pour  comprendre  l'importance  d'une  telle  révolution, 
qui  marque  une  des  dates  les  plus  considérables  de  l'his- 
toire des  idées,  il  faut  se  rappeler  de  quelle  autorité  abso- 
lue Aristote  jouissait  dans  les  écoles  et  la  pensée  du 
moyen  âge,  qu'à  lui  seul,  dès  le  ix'  siècle  environ,  il 
incarne,  résume  et  domine.  Aristote  n'est  pas  seule- 
ment, pour  nous  servir  des  paroles  de  Dante,  «.  le  maître 
de  ceux  qui  savent,  »  il  est  le  précurseur  du  Christ 
dans  la  nature, comme  saint  Jean  est  le  précurseur  du 
Christ  dans  la  grâce.  Il  est  la  science,  la  vérité,  la  raison. 
Saint  Thomas,  voulant  réconcilier  la  foi  avec  la  raison, 
s'est  borné  à  réconcilier  la  foi  avec  Aristote.  L'Eglise  a 


76  LE    QUATTROCENTO 

adopté  Arislote  dont  elle  a  fait  le  Docto?'  evaiigelicits; 
toute  opinion  se  réclame  d'Aristote;  on  hausse  les 
épaules  devant  qui  n'a  pas  lu  Arislote,  et,  à  l'époque  oii 
nous  sommes  arrivés,  les  maîtres  d'Italie  font  jurer  à 
leurs  élèves  de  ne  point  contredire  Arislote'. 

C'est  en  face  de  ce  colosse,  armé  de  toutes  pièces, 
dressé  sur  le  formidable  piédestal  de  la  Somme  tho- 
miste, que  l'Académie  de  Florence  ose  redresser  Platon. 
Grâce  à  l'Académie  de  Florence,  l'étoile  de  Platon, 
éteinte  avec  la  fin  de  l'école  d'Alexandrie  et  la  mort 
des  Boëce  et  des  Scott  Origène,se  relève  à  l'horizon,  et 
désormais  l'humanité  pensante  sera  partagée  en  deux 
camps,  sera  ou  aristotélicienne  ou  platonicienne,  jus- 
qu'à ce  que  Bacon  et  Descartes,  initiant  la  méthode 
expérimentale,  rejettent,  avec  les  deux  disciplines,  le 
principe  d'autorité. 

A  elle  seule,  l'Italie,  qui  s'était  désaccoutumée  de  la 
spéculation,  n'aurait  point  opéré  cette  dépolarisation  de 
la  pensée.  C'est  ici  que  l'influence  des  Grecs  intervient. 

Erudits  médiocres,  pauvres  orateurs  et  poètes  nuls, 
on  a  vu  que  les  Grecs  sont  des  philosophes  subtils.  C'est 
un  philosophe  que  ce  Gémiste  Pléthon,que  le  Concile 
d'union  amène  a  Florence  en  1439;  c'est  un  philosophe 
«  le  prince  delà  sagesse»,  que  ce  Jean  Argyropoulos 
que  le  Studio  de  Florence  appelle  en  1456  ;  ce  sont  des 
philosophes  que  ces  Gennadios,  ces  Bessarion,  ces  Gaza, 
ces  Apostolios,  ces  Trapezuntios,  qui  viennent,  passent, 
discutent,  enseignent,  injurient  et  syllogiscnt  en  Ita- 
lie. Grecs,  ils  ont  gardé  l'habitude  déjouer  et  de  jongler 
avec  les  idées  pures.  Ils  se  meuvent  avec  aisance 
dans  le  domaine  de  la  spéculation.  Ils  sont  préoc- 
cupés de  hautes  questions  de  psychologie,  de  morale, 
de  mt'tupliysique,  de  logique  et  de  dogmatique.  Et  ils 
révèlent  à  l'Italie, avec  une  autre  langue  et  un  autre 
esprit,  une  autre  sphère  d'activité  intellectuelle. 

L'un  d'eux  surtout  laissa  une  trace  inell'açable : 
1.  Valla,  Opéra,  p.  64S. 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  77 

Gémiste  Pléthon.  Octogénaire,  riche  de  toutes  les  ver- 
tus, beau  de  cette  beauté  supérieure  des  législateurs 
et  des  sages  qui,  selon  lui,  conduisent  les  peuples  à  la 
vérité,  ce  vieillard,  qui  a  exercé  dans  le  Péloponèse  les 
plus  hautes  fonctions,  qui  a  publié  un  recueil  de  Lotv, 
où  il  s'est  révélé  le  dernier  des  grands  néoplatoniciens, 
et  que  le  Paléologue  a  mis  de  son  conseil  royal,  malgré 
les  opinions  païennes  qu'il  professe,  resplendit  à  Flo- 
rence, «  comme  le  soleil  ».  Il  est  animé  d'une  ferveur 
mystique.  Il  est  secoué  d'un  frisson  sacré.  Sa  pensée 
s'exprime  en  paroles  amples  et  calmes.  Il  dit  la  splen- 
deur magnifique  de  l'ancienne  Grèce,  sa  patrie,  qui  le 
fait  pleurer  sur  la  Grèce  d'aujourd'hui  ;  il  dit  la  triple 
révolution,  religieuse,  morale  et  économique,  qu'il  a 
rêvée,  les  trois  degrés  d'essences,  idées,  dieux  et  homme, 
qu'il  a  conçus,  le  Dieu  hyper-ouranien  qu'il  adore.  Il 
dit  le  bonheur  qu'il  place  dans  la  contemplation  de  ce 
qui  est  très  pur  et  de  ce  qui  est  très  bon.  Il  prophétise 
une  nouvelle  religion  qui  ne  sera  «  ni  de  Christ,  ni  de 
Mahomet,  mais  ne  différant  point  essentiellement  du 
paganisme».  Et  tout  rempli  de  ces  principes  divins, 
s'élevant  jusqu'au  ciel  sur  l'aile  légère  des  idées,  face  à 
face,  corps  à  corps,  il  attaque  Aristote.  Il  attaque  la 
métaphysique  d'Aristote,  qui  met  le  particulier  avant  le 
général  ;  il  attaque  la  théologie  d'Aristote,  qui,  au  Dieu 
créateur  de  Platon,  substitue  un  dieu  inactif;  il  attaque 
la  psychologie  d'Aristote,  qui  n'ose  affirmer  réso- 
lument l'immortaliti'  de  l'âme  ;  il  attaque  la  morale 
d'Aristote,  qui  fait  résider  la  vertu  non  dans  le  bien, 
mais  dans  un  juste  milieu  entre  le  mal  et  le  bien;^ 
et  comme  Cosme  de  Médicis,  attentif  à  la  hardiesse  de 
ces  idées,  l'a  prié  de  les  écrire,  en  1489,  à  Florence,  il 
publie  son  opuscule  :  ïhp\  wv  'AptirTC-sAY;;  izplç  llXaTwva  sia- 
fépsTat'.  Aussi  bien  les  uns  et  les  autres  peuveut-ilsdis- 

1.  F.  Schultze,  Ge.ichichle  lier  Philosophie  der  He naissance,  I,  Geor- 
gios  Gemistos  Plelhon  und  seine  reroniiatorischen  Bestrebuntien.  léna 
187i.  ,    .  fe     1  1 


] 


78  LE    QLATTROCEMO 

Guler,  rédarguer,  ergoter,  aboyer  et  crier  à  perdre  de. 
vue;  Gennadios,  rentré  chez  lui,  prendre  la  plume  pour 
défendre  l'orthodoxie  menacée;  Gaza,  composer  son 
opuscule  sur  le  libre  arbitre:  Ilepi  ixcuaiou  '/,x\  àxcuaiou  ; 
Gaza,  disserter  sur  la  conscience  et  l'inconscience  de  la 
nature  :  "0  -,i  y;  (fCai;  'iJoo/.z.ùt-oci;  Trapezuntios,  reprendre 
la  question  de  Gaza:  El  yj  çûciç  ^z\jXzù=t:<xi ]  Trapezuntios 
couvrir  Platon  d'anathèmes  et  de  gros  mots  dans  sa 
Comparatio  Plato/iis  et  Aristotelis ;  Michel  Apostolios 
répondre  à  Gaza,  et  Andronic  Callistos  répondre  à 
Michel  Apostolios ^  l'impression  laissée  par  cet  homme 
que  Florence  aurait  béatifié  et  dont  Sigismond  Malatesla 
va  rechercher  la  dépouille  en  Orient  demeure  resplen- 
dissante :  «  J'ai  confuté  Arislote,  écrivait-il,  afin  que  per- 
sonne, ne  le  tenant  pour  sage  sur  tous  les  points  et  ne 
se  mettant  à  le  suivre,  ne  se  remplisse, sans  le  savoir, 
des  principes  qui  conduisent  à  l'irréligion-.  »  Voici  le 
point  fixe  :  Aristote  n'est  pas  la  colonne  de  l'Eglise  que 
ceux  d'Occident,  trompés  par  Averroès,  avaient  dressée. 
Et  lorsqu'en  1469  le  cardinal  Bessarion  clôt  par  son 
livre.  In  calumniatorem  P lai o?iis, cette  controverse,  qui  a 
duré  trente  ans,  s'il  reconnaît  loyalement  la  vertu 
d'Aristole,  qu'il  appelle  un  bienfaiteur  de  l'humanité, 
à  l'exemple  de  son  maître  Pléthon,  chez  qui  il  saluait 
l'âme  réincarnée  du  divin  penseur  de  l'Académie,  il  se 
déclare  résolument  platonicien. 

Une  telle  querelle,  qui  n'avait  eu  que  les  Grecs  pour 
partenaires,  ne  devait  point  échapper  à  l'Italie. 

L'humanisme  italien,  déjà  si  curieusement  informé, 
est  là  aux  portes,  qui  écoute,  qui  regarde,  qui  suit  les 

1.  Sur  la  querelle  de  Plnton  et  d'Aristole,  voir  L.  Stein,  Der  humanisl 
Gaza  ala  philosoph.  Arch.  fiir  Geschiclite  der  Philosophie,  II.  I8S9.  — 
A.  Gaspary,  Zur  ('Jironolof/ie  des  Slreitex  der  Griechen  ilber  Plato  und 
Aristoleles  im  XV  lahrhunderte,  ib.,  III,  1890. 

2.  «  Aià  Jt)  TaÛTa  nâvta  xal  r,\i.tî(:  (xâXtorra  tov  àvSpa  7rpcir|Yixe6« 
IXiy/ii'f,  ïva  (xr^  tic  'Aitp6r,  7iEi6<i|ievo(,  ûirTiep  xal  tûv  npô;  è.(ncépav  ol 
noXXol,  xal  co;  navra  «to^iô  aùtû  irpoTZYUv  â|xa  xal  tûv  è(  à^t6xr\-:oi 
avToi  9epow<Tfa)v  îoÇwv  XâOr)  àvaiiXr)(TOel«,  àXV  et8ù>î  aJToy  TOÎîffviyYP^f'!**'' 
T^y^va  |iév  ta  |io/Or)pà  èYxaTajit|jiiY|Aîva,  oOx  6\iy*  6à  xal  ta  XP1<"^)  ^* 
XprJTcà  lî)  TftÛTa  avaXt^^l^vof  fuXâTTT)  x'x  |j.oxOr|pà.  » 


l'aCADÉMIK    PLATOMClE>NE.    LES    HOMMES  7^ 

passes,  qui  note  les  coups,  qui  s'addextre,  qui  s'initie, 
qui  profite  et  qui  apprend.  Secrètement,  dès  le  début  du 
Quattrocento,  il  pactise  pour  Platon,  que  Leonardo  Bruni 
est  entrain  de  lui  traduire.  Aristote  a  perdu,  auprès  de 
l'opinion  érudite,  quelquechose  do  sa  faveur  souveraine. 
Pétrarque  n'accordait  déjà  plus  à  Aristote  que  la  seconde 
place  dans  son  Trionfo  délia  fama.  Cino  Rinuccini  peut 
se  plaindre  de  l'abandon  où  on  laisse  Aristote,  «  qui, 
dans  les  choses  naturelles  qui  ont  besoin  de  démons- 
trations et  de  preuves,  reste  le  maître  ».  Leonardo 
Bruni  doit  défendre  Aristote  contre  ceux  qui  l'accusent 
de  manquer  d'éloquence.  Poggio  Bracciolini,  qui  étudie 
Aristote  en  Angleterre,  sans  grand  profit,  lui  attribue 
la  rusticité  de  son  style.  Aristote,  du  moins  l'Aristote 
qu'on  connaît,  celui  de  saint  Thomas  et  des  Arabes, 
si  souillé  «  qu'il  ne  serait  pas  davantage  reconnu  dans 
ses  livres  que  les  chiens  ne  reconnurent  Actéon  changé 
en  cerf  »,  c'est  le  moyen  âge,  c'est  la  barbarie  delà  sco- 
lastique,  c'est  le  pédantisme  sec,  inélégant  et  stérile  de 
la  pauvre  science  traditionnelle.  «  0  dieux  bons,  s'écrie 
en  1400  Niccolô  Niccoli,  qui  s'indigne  de  la  misère 
des  faiseurs  de  syllogismes,  qu'est-ce  là  que  cette  race? 
Rien  que  leur  nom  me  fait  horreur  :  Farabrich,  Ruser, 
Occam  et  d'autres  du  même  genre.  A  la  vérité,  ces  noms 
me  paraissent  tirés  delà  cohorte  de  Rhadamante  '.  » 

Au  contraire,  Platon,  que  n'a  maculé  aucun  commen- 
taire, d'autant  plus  grand  qu'il  est  plus  inconnu, 
est  l'antiquité  pure  et  splendide.  C'est,  à  en  croire 
Cicéron,  l'éloquence  même  :  «  Si  Jupiter  avait  voulu 
parler  aux  hommes  avec  une  langue  humaine,  il  n'en 
aurait  point  choisi  d'autre  que  celle  de  Platon.  »  Platon 
excelle,  «  par  une  certaine  élégance  divine  et  homérique, 
et  faconde  de  parler  ».  Platon,  selon  Pétrarque,  est  le 
philosophe  des  princes  2,  tandis    qu'Aristote  n'est  que 

1.  «  At  quae  gentes,  Dii  boni?  Quorum  etiam  nornina  perhorresco  ; 
Farabrich,  Buser,  Occam,  allique  ejusmodi  ;  qui  omnes  mihi  videntur 
a  Rhadamantis  cohorte  traxisse  cognomina.  » 

2.  «  At  si  quseratur  uter  sit  laudatior,  incunctanter  expediam,  inter 


80  LE    QUATTROCENTO 

le  philosophe  du  vulgaire.  «  Chez  Platon,  écrit  Leo- 
nardo  Bruni,  il  y  a  beaucoup  d'urbanité,  un  grand  art 
de  la  dialectique,  et  de  la  subtilité,  et  de  nombreuses 
sentences  divines  rapportées  en  une  incroyable  abon- 
dance pour  le  plaisir  des  assistants.  Son  éloquence 
est  d'une  facilité  extrême,  remplie  de  cette  merveille  que 
les  Grecs  appellent  x^?^-  Rien  qui  sente  la  sueur.  Rien 
de  violent.  Les  choses  y  sont  dites  comme  par  un  homme 
qui  a  en  sa  puissance  les  mots  et  leurs  lois'.  »  Platon 
est  la  vérité,  corroborée  de  l'autorité  d'un  saint  Augustin, 
qui  put  dire  qu'  «  à  peu  de  choses  près  les  platoniciens 
sont  chrétiens  »  ;  et  pour  l'Italie,  éprise  d'une  belle  langue 
et  d'une  belle  forme,  qui  voit  dans  la  Grèce  une  éco- 
nomie supérieure  à  l'antiquité  latine,  Platon  est  plus 
encore,  Platon  est  la  beauté. 

Alors,  arrive  Gémiste  Pléthon,  qui,  d'une  parole  fer- 
vente, dispute,  à  F'iorence,  «  des  mystères  platoniques  ». 
Alors,  arrive  Jean  Argyropoulos,  qui,  «non  sans  une 
grande  admiration  des  auditeurs  »,  découvre  h  Florence 
«  les  opinions  de  Platon  et  toutes  ces  disciplines  ar- 
canes et  cachées'.  »  Alors  éclate  entre  les  érudits  de  la 
Grèce  la  querelle  de  la  primauté  d'Aristote  ou  de  Platon. 
Elle  emploie  des  termes  inédits,  agite  des  questions 
inconnues,  ouvre  un  horizon  supérieur  et  fermé.  11  s'agit 
de  savoir  si  l'homme  est  libre  ou  ne  l'est  pas;  si  la  nature 
agit  avec  dessein  ou  sans  dessein  ;  si  elle  est  incons- 
ciente du  but  où  elle  tend,  ou  si  elle  offre  une  essence 
divine  qui  travaille  par  raison  souveraine;  si  la  rédexion 

hos  rcTerre,  quantiun  c^n  arbitror,  quod  inter  liiios,  quoruin  altcniin 
principes  proccresque,  alterum  universa  plebs  laudut.  »  Pkthauqik, 
Opéra,  Baie,  1.'m4,  p.  1161. 

1.  «  Est  in  illo  plurima  urbanitas,  summaqiie  disputandi  ratio,  ac 
subtilitns,  uberrimiK  divininquc  sententifK  dispulantiuiii  iiiirifica  jociin- 
ditate,  et  incrcdibili  dicendi  copia  refenintur.  In  Orationo  vcro  suiiiiiia 
racilitas,  et  rniilla  atqne  adiniranda,  ut  Gra-ci  diciint  yip'-;-  N'iiiiii  ost 
insndulionis,  ni(tliil  violcnti  ;  oninia  sic  dicta  siint  r|uasi  ab  hoiniiic  <|iii 
verba  atqiie  eoruin  leges  habeat  in  potcstatc...  »  Leomaiiuu  iiiuM. 
EpiHl.  1.8. 

2.  «  IMatonis  npininncs  atque  arcanas  illas  et  reconditas  disciplinas 
nporuit  non  sine  riia^na  aiidienliutn  admirationc.  »  Voss,  Monuineulu 
tiil  A.  Itinnrrini  vilain...,  Florence,  1791,  p.  Gl.  —  (If.  Zippcl,  Ver  la 
(nogritfi'i  deU'.ir/firopnlo,  (îiorn.  slor.  délia  lelt.  ilal.,  18'J6,  p.  'J2, 


I 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  81 

osL  immanente  à  la  nature  ou  si  elle  appartient  en  propre 
à  l'esprit  divin  qui  gouverne  la  nature;  si  le  dogme 
de  la  Trinité  est  contenu  ou  n'est  pas  contenu  dans 
Aristote.  Les  grandes  disciplines  de  l'humanité  entrent 
en  cause,  sont  discutées  dans  leurs  principes.  Hé! 
qu'importent  les  diphtongues,  les  orthographies,  Sci- 
pion,  César!  C'est  du  christianisme,  du  platonisme,  de 
l'aristotélisme  qu'il  s'agit.  Laissons  une  bonne  fois  les 
pures  fadaises  pour  les  nobles  problèmes,  les  hautes 
idées,  les  intérêts  suprêmes  d'un  univers  transcendan- 
tal.  Un  champ  infini  se  révèle.  La  dignité  de  la  méta- 
physique apparaît. 

Et,  sous  cette  influence  venue  de  l'Etranger,  l'Aca- 
démie platonicienne  de  Florence  voit  le  jour. 

II 

Si  l'on  veut  se  représenter  l'Académie  platonicienne, 
il  faut  se  départir  des  idées  modernes  qu'on  attache  à 
ce  genre  d'institution  ^ 

L'Académie  de  Florence  n'est  point  une  compagnie 
officielle,  régulièrement  établie,  jouissant  d'une  auto- 
rité reconnue,  exerçant  une  activité  ordonnée,  soumise 
à  la  discipline  d'un  règlement  ;  elle  ne  possède  point 
de  siège  social,  ni  de  rôle  de  membres,  ni  de  statuts; 
ou,  du  moins,  aucun  document  de  l'époque  n'en  fait 
mention.  Plus  qu'une  école,  c'est  une  doctrine,  et  plus 
qu'une  Eglise,  c'est  une  religion,  une  même  attitude 
de  pensée,  un  môme  état  d'âme,  une  ferveur  ardenteet 
pure  groupant  en  un    culte  pareil  tous  les  fidèles  de 

1.  Sur  rAcadémie  platonicienne,  voir:  K.  Sieveking,  Die  Gescliichte 
der  platonischen  Akndemie  zu  Florenz,  Hambourg,  1844,  —  F.  Pucci- 
notti,  Di  Marsilio  Ficino  e  délia  academia  plalonica  fiorentina  nel 
secolo  XV  (estratti  dalla  Storia  délia  Medicina),  Prato,  1865.  —  H.  Hett- 
ner,  Das  Wiederauflehen  des  Platonismus  (Italienische  Studien), 
Brunswick,  187!>.  —  Luigi  Ferri,  VAccademia  plalonica  e  le  sue  vicende, 
Nuova  Antologia,  Rome,  1891.  —  11.  Uochols,  Der  IHalonismus  der 
Renaissnncezeif,  Zeitschrift  fur  Kirchengeschichte,  Gotha.  1892.  — 
G.  Uzielli,  Académie  plaloniche  in  Firenze,  Giornale  di  erudizione, 
Florence,  1896  et  années  suivantes. 

II.  6 


82  LE    QUATTROCENTO 

Platon,  «non  réunis  par  le  commerce  et  la  cohabita- 
tion, mais  assemblés  parla  communion  des  disciplines 
libérales  •  ».  Un  homme  en  est  le  centre,  l'esprit,  la 
vie,  Marsile  Ficin. 

ISé  à  Figline,  le  29  octobre  1433,  d'un  père  médecin 
qui  s'appelait  Diotifeci  et  qu'on  surnommait  Ficino  ; 
destiné  à  la  médecine  qu'il  s'en  va  apprendre  à 
Bologne  ;  arraché  à  ces  études  par  Gosme  de  Médicis 
qui,  sous  l'influence  de  Pléthon,  a  rêvé  «  une  certaine 
académie»  et  l'a  désigné,  lui,  encore  enfant,  à  «  une 
aussi  grande  œuvre -^  »,  Marsile  a  six  ans  lorsque 
le  Concile  d'union  se  réunit  à  Florence,  vingt-trois  ans 
lorsque  le  Grec  Argyropoulosy  vient  enseigner,  trente- 
six  ans  lorsque  le  Grec  Bessarion  écrit  sa  défense  de 
Platon.  A  vingt-trois  ans,  il  a  porté  à  Cosme,  comme 
premier  essai  de  son  industrie,  ses  Institutiones  plato- 
nicœ,  coUigées  sur  des  versions  alexandrincs  ;  à  vingt- 
trois  ans,  il  a,  «comme  exercice  de  mémoire  »,  com- 
pulsé et  comparé  les  doctrines  de  Platon,  d'Aristote, 
de  Zenon,  d'Epicure  dans  le  traité  du  De  Voluptate ;  il 
a  traduit  les  Lois  de  Platon,  la  Théogonie  d'Hésiode, 
les  Hymnei  de  Procul,  d'Orphée,  d'Homère,  et  il  s'est 
mis  à  sa  traduction  de  Mercure  Trismégiste;  en  1477, 
parait  sa  traduction  de  Platon,  en  1485,  sa  traduction 
de  Plotin,  en  1485,  ses  commentaires  de  Plotin;  entre 
temps  et  tout  du  long,  ses  traductions  de  l'ensemble  des 
néo-platoniciens  qu'on  possède  :  Psellus,  lamblique,  De- 
nys  d'Aréopage,  Procul,  Porphyre,  Alcinous,  Pseusippe. 

1.  «  Non  ex  quovis  commertio  vei  contubernio  confluentium,  scd  in 
ipsa  duntaxat  liberalium  disciplinaruin  communione  convenentium.  » 

PiciN,  Ep.  XI,  p.  y:n;. 

2.  «  Magnus  Cosnius,  qiio  tenipore  Concilium  inler  Gra>cos  nique 
Lalinos  sub  Eugenio  Pontiflce  Florentia;  tractabatur,  Philosophuin 
Griccuni,  nomino  Gemislum,  cognoinine  Plethonem,  quasi  Plalonein 
altcruiii  de  mysteris  Piatonis  dispulantcni  fréquenter  audivit  :  et  cujus 
ore  fervent!  sic  afflatus  est  protinus,  sic  aniniatus,  ut  inde  acadeniiam 
quanidaiu  alla  inenle  conceperit,  liane  ojjporluno  primo  teinpore 
pariturii».  Dcinde  duiu  conceptuin  laiituin  Miif^niis  illc  Medices  (|uo- 
daiiimodo  parturircl,  me  cleclissimi  Mcdici  sui  Ficini  Mliiun  adliuc 
puerum  lanlo  operi  deslinavit  :  ad  hoc  ipaum  educavit  in  dies.  »  Ficin, 
Opéra,  p.  1534. 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  83 

Une  telle  calture  fait  de  Marsile  un  homme  nouveau. 
Les  préoccupations  qui  l'assiègent  ne  sont  plus  les 
préoccupations  de  rhétorique  et  de  grammaire  qui  dé- 
frayaient la  meilleure  activité  de  l'érudition.  Il  plane 
en  dehors,  au-dessus  de  pareilles  affaires,  dans  une 
région  supérieure,  où  les  suprêmes  intérêts  se  débattent 
sous  le  regard  de  l'infini.  Où  est  la  vérité  entre  tous 
ces  systèmes  qui  l'effleurent,  entre  toutes  ces  sagesses 
qui  le  sollicitent,  entre  toutes  ces  idées  qu'il  remue, 
rejette,  reprend  et  qui  le  remplissent  de  «  doutes  et  de 
questions  •  »?  Qui  croire?  Qui  adorer?  Est-ce  l'effet  de 
Saturne,  sous  l'influence  duquel  il  naquit,  que  cet 
accès  de  fièvre  quarte  qui  le  tourmente  ?  Ou  faut-il  y 
voir  plutôt  un  salutaire  avertissement  de  Dieu?  Quels 
livres  parmi  les  innombrables  qu'il  absorba,  traduisit, 
commenta,  propres  à  le  consoler  et  à  le  guérir?  Et,  un 
jour  qu'il  souffrait  d'une  violente  brûlure  et  cuisson 
d'urine,  il  s'est  tourné  vers  Dieu  et  la  Vierge  Marie,  les 
priant  de  le  soulager,  et,  comme  ils  l'ont  incontinent 
exaucé,  de  ce  moment,  n'hésitant  plus,  il  s'est  fait 
chrétien. 

Aussi  bien,  Marsile  Ficin  n'est  pas  humaniste,  n'est 
pas  orateur,  n'est  pas  professeur';  il  est  théologien, 
non,  H  vrai  dire,  de  ces  théologiens  barbares,  héritiers 
de  la  pauvre  science  d'école,  qui  discutent  à  perte  de 
vue  de  l'orthodoxie  des  monts-de-piété  et  de  la  divinité 
du  sang  que  le  Christ  répandit  sur  la  croix,  mais  théo- 
logien gracieux,  mais  théologien  lettré,  mais  théologien 
platonique.  Sa  science  est  la  science  de  Dieu.  Sa  poésie 
est  la  poésie  de  Dieu.  Et  sa  vie,  animée  d'un  amour 
religieux,  et  d'une  religion  amoureuse^,  est  une  vie 
d'âme.  Pauvre,  et  s'en  consolant  par  le  mot  d'Aristote, 

1.  «  Siquidern  superbior  illa  Philosophia  moiestissiinis  nos  qusestio- 
nibus  implicat.  »  Epist.  V,  184. 

2.  Les  Libri  delîo  Studio,  conservés  à  Florence,  ne  font  aucune 
mention  de  Marsile  Ficin.  Voir  Isidoro  del  Lungo,  Florenlia,  p.  129. 

3.  «  Mitto  ad  te  amorem  quem  promiseram.  Mitto  etiam  religionem, 
ut  agnoscas  et  aiuorem  meum  religiosum  esse  et  religionem  amato- 
riam.  »  Epist.  I,  632. 


LE  QDATTROCENTO 


qui  prétend  que  la  fortune  est  rarement  du  côte  de 
l'esprit;  célibataire,  et  ne  comptant  comme  enfants  que 
des  livres  •,  il  ne  connaît  d'autres  aventures  que  ses 
pensées,  ni  d'autres  passions  que  les  crises  qu'il  tra- 
verse et  les  doutes  qui  l'assaillent.  11  s'est  garé  des 
affaires,  des  multitudes,  du  peuple  ((semblable  à  la 
poulpe,  animal  sans  tête  et  à  beaucoup  de  pieds^».  11 
vit  à  la  campagne,  dans  la  villa  du  Popolo  de  Saint- 
Pierre  que  Cosme  lui  a  donnée,  près  de  Platon,  aux 
pieds  de  Dieu.  Complètement  adonné  à  la  philosophie, 
qui  est,  selon  Platon,  une  ascension  des  choses  qui 
naissent,  passent  et  meurent  aux  choses  qui  sont,  il  ne 
lui  semble  vivre  que  lorsqu'il  pense  ou  écrit  de  ques- 
tions divines.  A  chaque  heure,  il  s'efforce  d'apprendre 
quelque  chose  de  nouveau,  autant  pour  obéir  à  Solon 
que  pour  se  conformer  à  la  nature  qui,  nous  ayant 
donné  beaucoup  d'instruments  pour  apprendre,  les 
yeux,  les  oreilles,  les  mains,  le  nez,  le  goût,  ne  nous 
donna  que  la  parole  pour  enseigner.  11  travaille  cons- 
tamment, pareil  non  à  Dieu  qui  se  reposa  le  septième 
jour,  mais  au  ciel  qui  ne  se  repose  jamais  et  trouve  son 
repos  dans  le  mouvement.  Ses  joies  s'appellent  une 
dialectique  amoureuse  poursuivie  à  l'ombre  d'un  peu- 
plier, le  commerce  d'hommes  sages,  le  reçu  d'une 
lettre  philosopbique.  Encore  que  l'ennemi  des  princes, 
((  chez  qui  habitent  les  mensonges,  les  simulations,  les 
dissimulations,  les  mauvaises  paroles  et  les  llalte- 
ries-'  »,  il  cultive  les  Médicis,  famille  illustre  et  sage, 
qu'il  peut  comprendre  sous  une  seule  race,  ((  la  race 
héroïque^».  11  reçoit  ses  amis  présents;  il  écrit  à  ses 
amis  absents   des  épîtres    poétiques    et  divines  qu'on 

1.  «  Ego,  ut  8cis,  nulles  unquain  genui  liberos,  nisi  libros.  »  Ep.  VII, 
858. 

2.  «  Quid  picbs?  Polypus  quidam,  id  est,  animal  multipes  sine 
capite.  »  Ephl.  I.  032. 

.1.  «  Apud  principe»  autein  non  veritas  habitat,  sed  mnndacia,  simii- 
lationes,  (liHsitnulationcs.  obtrcctaliones,  adulalionos.  »  Epiai.  V,  p.  7!»3. 

4.  «  L'na  Medircs  omnes  commimi  laudo  complectar,  genus  tieroï- 
cuin.  »  Epiât.  XI,  Wfi. 


l'acadé3iii-:  platonicienne.  —  les  hommes  85 

pourra  facilement  reconnaître  à  ce  fait  qu'il  y  intro- 
duit toujours  quelque  sentence,  ou  morale,  ou  natu- 
relle, ou  théologique'  ;  et  quand  il  est  triste,  en  proie  à 
un  accès  de  cette  nostalgie  éternelle  qui  s'est  assise  à 
son  chevet  et  l'a  courbé  dans  l'à-quoi-bon  des  desti- 
nées, il  s'assied  à  cette  ombre  de  Dieu  qui  est  le  soleil, 
ou  bien  il  saisit  sa  lyre,  cette  lyre  qui,  selon  Mercure 
Trismégiste,  fut  donnée  aux  hommes  pour  dompter  le 
corps,  tempérer  l'âme  et  louer  Dieu,  et  il  en  joue.  Et 
enfin,  le  3  octobre  1499,  il  accomplit  cette  existeace 
humaine,  qu'Euripide  appelait  bien  le  songe  d'une 
ombre. 

Ce  petit  homme,  qui  va  au  (lanc  d'un  homme  ordi- 
naire, un  peu  bègue,  aux  longues  mains,  à  la  santé 
chétive,  mélancolique,  pensif  et  doux'-',  est  le  centre 
d'un  mouvement  puissant  dont  les  ondes  agrandies  se 
propagent  par  le  monde.  Sorte  d'initié,  légataire  et 
détenteur  d'une  sagesse  aussi  mystérieuse  que  suprême, 
il  illumine  les  esprits  d'une  nouvelle  lumière  et  groupe 
les  forces  selon  un  nouvel  ellort.  Soit  dans  sa  maison, 
qu'il  orna  de  gracieuses  maximes,  telles  que  :  u  N'estime 
point  l'argent,...  n'appête  point  les  dignités,...  fuis  les 
négoces,...  évite  l'excès  »,  et  où  il  entr'ouvre  les  jeunes 
âmes  selon  la  discipline  socratique  ;  soit  dans  l'immense 
correspondance  qu'il  entretient  en  France,  en  Alle- 
magne, jusqu'en  Hongrie,  avec  un  public  de  rois,  de 
ducs,  de  prélats,  de  savants  et  de  sages,  il  ne  se  lasse 
point  de  répandre  la  bonne  nouvelle.  Il  dit  :  «  La  beauté 
du  corps  ne  consiste  point  dans  l'ombre  matérielle, 
mais  dans  la  lumière  et  la  forme,  non  dans  la  masse 
ténébreuse  du  coi'ps,  mais  dans  une  lucide  proportion, 
non  dans   la  paresseuse  lourdeur  de  cette  chair,  mais 

1.  «  Sed  facile  hoc  signo  scripta  nostra  discernes  ab  alienis,  in  epis- 
tolis  meis  sententia  quœdain  seniper  pro  ingenii  viribus,  aut  moralis, 
aut  naluralis  est,  aut  theologica.  »  Epist.  1,  p.  618. 

2.  €  Stalura  fuit  admodum  brevi,  gracili  corpore,  et  aliquantum  in 
utrisque  huuieris  gibboso  ;  lingua  parumper  haisitante,  atque  in  pro- 
latu  dumtaxat  littene  S  balbutiente...  »  Giovanni  Cohsi,  Marsili  Ficini 
Vita,  Pise,  1772,  p.  47. 


86  LE    QUATTROCENTO 

dans  le  nombre  et  la  mesure^  »  Il  dit  :  «  Ecoute-moi, 
je  veux  t' apprendre  en  peu  de  paroles  et  sans  aucun 
salaire,  l'éloquence,  la  musique  et  la  géométrie.  Per- 
suade-toi de  ce  qui  est  honnête,  et  tu  seras  parfait  ora- 
teur ;  tempère  les  mouvements  de  ton  âme  et  tu  sauras 
la  musique;  mesure  tes  forces  et  tu  seras  un  vrai 
géomètre-.  »  Et  il  dit  :  «  Comme  l'oreille  remplie  d'air 
entend  l'air,  comme  l'air  rempli  de  lumière  voit  la 
lumière,  c'est  Dieu  qui,  dans  l'âme,  voit  Dieu.  »! 

Il  n'a  point  de  disciples  :  qui  est-il  pour  enseigner 
aux  autres?  Il  n'a  que  des  amis,  des  familiers,  de 
chers  compagnons  d'idées,  de  rêve  et  d'étude,  qu'il 
exhorte,  prêche,  suscite  et  avertit  de  son  doigt  levé; 
et  s'il  les  comprend  en  deux  catégories,  ceux  avec  qui 
il  disserte  et  ceux  qui  se  contentent  de  l'écouter  lire, 
tous  ont  du  talent,  tous  ont  des  mœurs,  tous  sont 
platoniciens. 

La  plupart  d'entre  eux,  qu'il  énumère  à  «  son  ami 
unique  »  Martin  Preninger,  chancelier  de  l'évêque  de 
Constance 3,  nous  sont  inconnus.  Nous  ne  savons  pas 
qui  est  Antonio  Serafico,  Michèle  Mercati,  Domenico 
Galletli,  Francesco  Bandini,  Sebastiano  Salvini,  Bene- 
detto  Bigliotti,  Antonio  Calderini.  Ces  hommes  sont 
nés  et  ils  sont  morts  :  ils  n'ont  vécu  qu'une  heure,  ne 
valant  pas  par  eux-mêmes,  mais  par  les  idées  qu'ils 
portaient.  D'autres  nous  sont  familiers  :  ce  sont  les 
poètes,  les  grammairiens,  les  érudits  que  nous  avons 
vus  groupés  autour  de  Laurent,  maintenant  placés  sous 
un  autre  jour;  le  vieux  maître  Cristoforo  Landino,  le 
poète  Naldo  Naldi,  Loronzo  Lippi,  Amerigo  ('orsini,  le 
bibliothécaire  de  la  Vaticane,  Bartolommco  Platina,  le 

1.  «  Pulchritudo  corporis  non  in  umbra  materise,  sed  in  luco  et  gratia 
fornoH'-,  non  in  lenebrosa  mole,  sed  in  lucida  qtiudnm  proportions,  non 
in  pigro  incptorjuc  pondère,  sed  in  convenienli  niiincro  et  mensiira.  » 
Eptsl.  I,  6:il. 

2.  «  Kgo  le  et  (gratis,  et  paiiris,  oratoriaiii,  et  nuisicain  geoiiietriaiiKiiio 
docct)o.  Tibi  ipHi  qtiod  lioneslum  est  persuade,  tempera  iiinliis  imiini, 
vini  tiiam  aclionesqne  nictirc.  »  Epiai.  I,  04 1. 

3.  Epiai.  XI,  p.  y36. 


l'académie    platonicienne.    —   LES    HOMMES  87 

grec  Demetrios  Chalcondylas.  Tous  appartiennent  aux 
mondes  les  plus  divers,  aux  classes  sociales  les  plus 
éloignées,  pauvres  ou  riches,  jeunes  ou  vieux,  Italiens 
ou  étrangers. 

Fanio  est  prêtre;  Vespucci,  dominicain  de  Saint- 
Marc  ;  Alduino,  chanoine  de  Dôme;  Bosso,  chanoine  de 
Fiesole  ;  Agli,  évoque  de  Fiesole  ;  Cherubino  Quarquaglia 
de  San-Gemignano,  est  grammairien  ;  Lorenzo  Buonin- 
coiitri  est  astrologue,  auteur  d'œuvres  scientifiques  et 
poétiques  où  il  explique  les  révolutions  des  astres  en 
vers  latins;  Pietro-Leone  est  le  médecin  de  Laurent; 
Baccio  Ugolino  et  Niccolô  Michelozzisont  les  chanceliers 
de  Laurent;  Francesco  de  Diacceto  est  le  continuateur 
de  l'œuvre  de  Marsile  au  xvf  siècle  ;  Benedetto  Accolti 
est  chancelier  de  la  République;  Bernardo  Nunzio,  ora- 
teur ;  Leone-Battista  Alberti,  architecte;  et  Girolamo 
Benivieni  ('1453-1542),  que  Politiendit  cher  à  Phœbus, 
qui  rappelle  Homère  à  Pic  de  la  Mirandole,  est  poète. 

La  famille  platonicienne  se  recrute  encore  dans  le 
monde  du  patriciat,  qui  entremêle  au  commerce  des 
allaires  publiques  le  commerce  des  idées  pures.  Ce 
sont  les  Pazzi,  les  Soderini,  lesGuicciardini,  les  Valori, 
les  Albizzi,  les  Ricasoli.  Girolamo  de'  Rossi  achète  h 
Laurent  un  buste  de  Platon  retrouvé  sur  les  bords  de 
l'Ilyssus;  Amerigo  Benci  achète  à  Marsile  les  dialogues 
du  maître  ;  Tommaso  Benci  traduit  du  latin  le  Pimandre, 
que  Marsile  a  traduit  du  grec;  Giovanni  Corsi  écrit  la 
vie  de  Marsile,  et  Giovanni  Gavalcanti  est  son  ami 
joyeux  et  clair.  Alamanno  Rinuccini  (1426-1504)  est 
prieur,  membre  du  collège  des  Dix,  auteur  de  ser- 
mons, de  rOraison  funèbre  de  Matteo  Palmieri,  de  la 
Vie  latine  de  Gianozzo  Manetti,  traducteur  de  Plutarque, 
de  Lucien,  d'Apollonius  de  Thyane.  Donato  Acciajuoli 
(1428-1478)  est  magistrat,  goiifalonnier,  ambassadeur 
en  France,  à  Rome,  à  Milan  :  si  beau  que  Florence 
garde  son  image  dans  un  monument  public,  si  illustre 
que  c'est  Politien  qui  dicte  son  épitaphe,  si  aimé  que 


88  LE    QUATTROCENTO 

Cristoforo  Landino  éclate  en  pleurs  en  prononrant  son 
oraison  funèbre.  Bernardo  Rucellai,  que  nous  avons 
déjà  rencontré,  également  gonfalonnier,  officier  de 
l'Université  de  Pise,  ambassadeur,  écrit  une  œuvre  latine 
dune  telle  éiégance  qu'Erasme,  qui  l'a  connu  à  Venise, 
l'appelle,  comme  on  a  vu,  un  autre  Salluste.  Cependant, 
de  cette  foule  appliquée,  un  homme  se  détache  en 
relief,  marqué  de  traits  de  grâce,  de  lumière  et  de 
beauté  :  Pic  de  la  Mirandole. 

Jean  Pic  est  prince,  seigneur  de  la  Mirandole,  comte 
de  Concordia,  apparenté  par  sa  mère  aux  Boïardo  de 
Scandiano,  par  ses  frères,  par  ses  sœurs,  aux  Pio  de 
Garpi,  aux  Ordelafli  de  Forli,  aux  Gonzague  de  Man- 
toue,  aux  Este  de  Ferrare.  Il  est  beau,  svelte,  blond, 
avec  quelque  chose  de  divin  répandu  sur  son  visage.  La 
fortune  lui  a  tout  donné,  môme  la  modestie.  Il  ne  se 
targue,  ni  ne  se  gonfle.  Politien  l'appelle  un  héros;  ses 
contemporains,  un  phénix  ;  Machiavel,  un  homme 
quasi  divin. 

Né  dans  le  bourg  féodal  de  la  Mirandola,  le  25  février 
1463,  l'année  même  où  Marsile  commençait  à  traduire 
Plotin,  nommé  à  dix  ans  notaire  apostolique  de  par  l'in- 
fluence de  sa  mère,  Giulia  Boiardo,  qui  l'aurait  voulu  car- 
dinal, ilaétudiéà  Bologne,  à  Ferrare,  àPavie,  à  Padoue,à 
Florence,  à  Paris,  dont  il  parle  «  la  langue  parisienne  ». 
A  Ferrare,  ûgéde  seize  ans,  sachant  le  grec  et  le  latin, 
connaissant  le  droit  et  l'art  des  rythmes,  doué  d'une 
telle  mémoire  qu'il  répète  sur-le-champ  et  à  rebours 
la  poésie  qu'il  vient  d'entendre,  et  pourvu  d'une  telle 
décision  qu'il  ose  disputer  publiquementavecLeonardo 
Nogarola,  l'adolescent  en  soutane  a  déjà  produit  une 
impression  éblouissante.  A  Paris,  contre  la  vieille  Sor- 
bonnescolaslique,  il  a  conçu  le  dessein  un  peu  étrange, 
détonnant  comme  un  anachronisme  dans  l'histoire 
de  riiunianisnie  italien,  de  ses  !)0<)  thèses  à  soutenir  en 
public'.    Le  projet  était  beau  de   hardiesse  juvénile  : 

1.  CepentJant  un  autre  Italien,  le  fllii  de  Francesco  Filciro,  Gian  Maria, 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  89 

embrasser  la  pensée  universelle  dans  ses  mille  faces, 
ses  mille  reilets,  ses  mille  conlacts,  la  saisir  dans  ses 
sources  et  ses  développements,  la  montrer  dans  son  jeu 
d'actions  et  de  réactions,  et  faire  cela  à  Rome,  la  capi- 
tale de  la  pensée,  et  cela  devant  les  docteurs,  les  sages, 
les  maîtres  de  l'Europe,  auxquels  il  offrait  le  voyage! 
Auparavant  Pic  se  serait  levé  et  il  aurait  prononcé  un 
discours  sur  la  Dignité  de  i homme  ;  il  aurait  dit,  comme 
Mercure  Trismégiste,  que  l'homme  est  un  grand  miracle; 
il  aurait  dit  que  Dieu  n'a  donnéà  riiommc  ni  un  siège 
déterminé,  ni  une  face  particulière,  ni  aucun  bien  spécial, 
afin  que  l'homme  acquit  et  possédât  à  son  désir  le  siège, 
la  face  et  le  bien  qu'il  souhaite  ;  il  aurait  dit  que  Dieu  n'a 
créé  l'homme  ni  céleste,  ni  terrestre,  ni  mortel,  ni 
immortel,  afin  que  l'homme  devînt  l'artisan  et  le  mode- 
leur de  sa  propre  forme  et  qu'il  pût,  selon  sou  arbitre 
et  son  choix,  ou  dégénérer  dans  les  êtres  inférieurs  et 
brutaux,  ou  renaître  dans  les  ôtres  divins  '  ;  et  il 
aurait  montré,  autant  par  son  éloquence,  que  par  sa 
jeunesse,  son  érudition  et  sa  beauté,  l'exemple  vivant 
de  cet  bomme  deux  fois  né  !  Les  thèses  portées,  du 
nombre  de  700  qu'elles  devaient  avoir  originairement, 
au  nombre  de  900  «car,  si  notre  science  des  nombres  est 
exacte,  ce  chiffre  est  le  symbole  de  l'âme  qui,  ébranlée 
par  les  Muses,  retourne  à  elle-même  '  <>  ont  été  expédiées 
à  Rome,  soumises  à  un  collège  de  savants  apostoliques  et 

avait,  en  1460,  devant  le  doge  et  la  signorie  de  Venise,  répondu  sur-le- 
champ  à  trente-deux  questions  à  lui  posées.  Voir  G.  Favre,  Vie  de  Jean 
Marins  Philelphe,  p.  88.  —  Cf.  F.  Gabotto,  Alli  délia  socielà  ligure  di 
sloria  palria,  XXJV,  p.  80. 

1.  «  Nec  certani  sedeni,  nec  propriam  facem,  nec  munus  ullum  pecu- 
liare  tibi  dediuius,  o  Adam,  ut  quam  sedem,  quam  faciem.  qute  niunera 
tute  optaveris.  ea  pro  voto,  pro  sententia  tua  habeas  et  possideas... 
Médium  te  mundi  posui  ut  circumspiceres  inde  commodius  quiquid  est 
in  uiundo.  Nec  te  ca-lestem.  ne(|ue  teirenum,  neque  mortaleui  fecimus, 
ut  tui  ipsius  quasi  arbitrarius  honorarius(|ue  plastes  et  fictor  in  quam 
malueris  tute  rormam  eifingas.  Poteris  in  inferiora  quse  sunt  bruta 
degenerare,  poteris  in  superiora  qu.e  sunt  divina  ex  tui  animi  sententia 
regeuerari.  >  Pic  de  la  Mihandole,  Opéra,  De  hominis  celsitudine  et 
dignitate. 

,.  2.  «  Est  enim  (si  vera  est  nostra  de  numeris  doctrina)  symbolum 
anima;  in  se  ipsam  a-slro  Musarum  percitœ  recurrentis.  »  L.  Dorez, 
Giorn.  slor.  délia  lett.  ilul.,  XXV,  332. 


90  LE    QUATTROCENTO 

publiées  en  1486.  Si  ce  n'est  que,  dans  le  monde  du  Vatican, 
des  objections  n'ont  pas  tardé  à  se  faire  jour  contre  «  ce 
mage,  impie,  nouvel  hérésiarque  »,  qui,  à  peine  âgé  de 
vingt-quatre  ans,  en  veut  savoir»  plus  qu'il  n'en  faut  », 
dispute  avec  des  savants  réputés  de  sciences  incon- 
nues, se  montre  coupable  d'ostentation  et  de  vanité.  Et, 
instruit  de  ces  bruits,  le  pape  Innocent  VIII  a  suspecté 
d'une  certaine  hérésie  les  thèses  du  jeune  homme 
«  enveloppées  de  vocables  nouveaux  et  insolites  »  ;  il  a 
convoqué  une  commission  qui  en  a  jugé  plusieurs  erro- 
nées, fausses  et  dangereuses;  il  a  enjoint  à  un  tribu- 
nal inquisitorial  d'arrêter  et  d'incarcérer  ceux  qui 
devaient  y  souscrire;  tellement  qu'en  dépit  d'une 
Apologie  dépêchée  dans  la  fièvre  de  vingt  nuits  et  dont 
la  publication  défendue  n'a  fait  qu'irriter  les  esprits, 
Pic  a  dû  fuir  de  Rome.  Il  s'est  réfugié  en  France  où, 
aux  premiers  jours  de  1488,  il  est  arrêté  en  Dauphiné 
et  jeté  en  prison  par  le  seigneur  Bresse.  C'est  du 
donjon  de  Vincennes,  où  il  subit  une  captivité  de 
quelques  semaines,  que  Pic  arriva  à  Florence^ 

A  Florence,  Pic  était  chez  lui.  Il  y  était  déjà  venu, 
au  commencement  de  1484  ou  à  la  fin  de  1483,  et,  lors 
de  ce  premier  séjour,  sa  jeune  âme  avait  reconnu  dans 
cette  ville,  qui  s'élançait  à  Dieu  sur  l'aile  des  idées, 
la  patrie  élue  de  ses  rêves.  Auprès  de  Politien,  qui 
admirait  «  ses  vers  patriciens  »,  à  côté  du  pieux  Marsile 
qui  lui  avait  révélé  Platon,  en  compagnie  du  tendre 
Benivieni  qui  semblait  fait  de  son  essence,  il  avait 
respiré  un  air  tonique,  joui  d'ime  liberté  charmante, 
noué  des  amitiés  précieuses.  «  Sois  heureux,  sois 
Florentin!»  lui  écrivait  Marsile.  Battu  parla  vie,  il 
écouta  ce  conseil,  et  revint  à  Florence,  comme  l'oiseau 
retourne  à  son  nid. 

Florence  accueille  ce  relaps,  qui,  sous  un  déguise- 

1.  Léon   Uorez  et  Louis  Tliuasnc,  Pic  de  la  Mimndole   en  France, 
Paris,  1897. 

2.  «  Esto  felix,  Plorentinui  estol  »  Epist.  VIII,  889. 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  91 

Tïicnt,  avait  dû  passer  la  frontièro,  avec  un  sourire. 
Laurent  le  défend  auprès  d'Innocent  VIII,  accepte 
la  dédicace  de  son  Apologie  et,  avant  de  mourir,  veut 
reposer  son  regard  sur  son  visage  de  jeune  dieu  ;  les 
érudits,  les  poètes,  les  sages,  se  réunissent  autour  de  sa 
beauté;  en  1489,  la  Signorie  lui  donne  la  bourgeoisie 
d'honneur.  Arrivé  au  port,  Pic  reprend  ses  chères 
études  orientales  :  l'hébreu  auquel  il  s'adonne  avec 
une  telle  ferveur  qu'au  bout  d'un  mois  il  peut  écrire 
une  lettre  sans  faute*  ;  le  chaldéen;  l'arabe;  jusqu'à  la 
Kabbale  que  des  maîtres  appelés  de  loin,  payés  à  prix 
d'or,  enveloppés  de  mystère,  lui  enseignent  à  mi-voix, 
portes  closes,  verrous  tirés.  En  dehors  de  son  Hepta- 
plus  et  de  son  traité  De  Ente  et  Uno^  qui  paraissent  en 
1489,  il  travaille  à  son  livre  Contre  V Astrologie  et  à  sa 
Concordance  de  Platon  et  d'Aristote^  qui  devait  être  le 
grand  œuvre  de  sa  pensée  et  de  sa  vie.  «  Je  lui  donne 
tout  le  matin,  et  je  réserve  l'après-midi  aux  amis,  à  la 
santé,  quelquefois  aux  poètes  et  aux  orateurs,  et  lorsque 
l'occasion  s'en  présente,  aux  œuvres  plus  légères.  Quant 
à  la  nuit,  elle  est  répartie  entre  le  sommeil  et  les 
Saintes  Ecritures^.  »  Il  est  fervent,  attendri,  scrupuleu- 
sement religieux.  «  Le  comte  de  la  Mirandole,  mande 
Laurent  de  Médicis,  s'est  établi  chez  nous  où  il  vit 
saintement  et  comme  un  religieux.  Et  il  a  fait  et  il  fait 
continuellement  des  œuvres  de  théologie  très  dignes.  Il 
commente  les  Psaimies.  Il  écrit  d'autres  choses  théolo- 
giques et  dignes.  Il  dit  l'office  ordinaire  des  prêtres,  il 
observe  les  jeûnes  et  une  très  grande  continence.  Il  vit 
sans  pompe  et  grande  cour.  Il  n'use  que  du  nécessaire, 
et  à  moi  il  me  semble  un  exemple  aux  autres  hommes^.  » 

1.  «  In  qiia  possum  nondum  quidem  cura  laude,  sed  citra  culpam, 
epistolam  dictare.  »  Pic  de  la  Miuandole,  Opéra,  epist.,  20. 

2.  «  Do  ilii  justum  niatutinum,  posl  meridianas  horas  amicis,  vale- 
tudini,  interdum  poetis  et  oratoribus  et  si  quœ  sunt  studia  operae 
leviori  ;  noctem  sibi  cum  sonino  sacne  littera»  partiuntur.  »  Pic  de  la 
MiRANr)OLK,  Opéra,  epist.,  5. 

3.  «  il  conte  délia  Mirandola  s'è  fermo  qui  con  noi  dove  vive  molto 
santamente  e  corne  uno  religioso  e  ha  fatto  e  fa  continuamente  dignis- 


92  LE    QUATTROCENTO 

Tantôt  à  Florence  même,  tantôt  clans  sa  villa  de  Quar- 
ceto  près  de  Fiesole,  il  préfère  «  aux  faveurs  de  la 
Curie,  aux  affaires  de  l'Etat  et  aux  palais  des  rois,  sa 
cellule,  ses  études,  les  rayons  de  sa  bibliothèque  et  la 
paix  de  son  âme  ^  ».  Lorsque  cette  àme  est  triste,  il  la 
guérit  de  quelqu'une  des  douze  sentences  qu'il  a  com- 
posées et  qu'il  tient  à  sa  disposition  :  Vita  sommts  et 
itmhra...  .Sternum  j^rœmwin,  alterna  pœna...  Crux 
Cliristi...  Mors  instans  et  improvisa.  Et  il  meurt  le 
14  novembre  1494,  le  jour  même  oii  le  roi  Charles  VIII 
faisait  son  entrée  à  Florence.  Alors  on  le  revêtit  d'un 
bonnet  rouge,  on  l'habilla  d'une  toge  blanche  et  on  le 
coucha  dans  une  tombe  du  couvent  de  Saint-Marc.  Il 
n'avait  pas  encore  trente-deux  ans. 


ni 

La  vie  de  ces  hommes  si  divers,  que  ne  réglemente 
aucun  code,  que  ne  légifère  aucune  oflicialité,  est  char- 
mante. Une  tendre  causerie,  une  lettre  suave,  une 
longue  promenade  le  long  des  chemins  bordés  de  roses 
de  Fiesole,  un  banquet  servi  dans  quelque  salle  de 
palais  ou  de  villa  accueillante,  tels  les  actes  de  l'Aca- 
démie platonicienne.  Nous  ne  savons  pas  ses  registres 
et  ses  lois,  nous  savons  ses  voluptés  et  ses  fêtes. 

Lorsque  le  vieux  Cosme  taille  sa  vigne  dans  sa  villa 
de  Careggi,  il  appelle  à  lui  le  jeune  Marsile,  qui  lui  lit 
du  Platon  et  lui  touche  de  la  lyre'^  ;  et  c'est  sur  une 
lecture  de  Platon  qu'il  rend  l'âme,  en  prononça^nt  des 

«ime  opère  in  teologia  :  comenta  i  Paahni,  scribe  alcune  altre  cose 
degne  teologiohe.  iJice  l'orficio  ordiiiario  de'  preli,  osserva  il  digiuno  e 
grandissirna  coiilinentia;  vive  sanza  molto  fainiglia  o  pompa;  sola- 
nienlc  si  serve  a  nécessita,  e  a  me  pare  uno  exeniplo  degli  altri  uomini.  » 
Fabroni,  op.  c  ,  p.  2'Jl. 

i.  «  (!eliiilani  meam,  mea  sludia,  meorum  librorum  allactamenla, 
iiicain  aniriii  pacem.  re^iis  aiilis,  publicis  ncf^oliis,  vcstris  aucupiis, 
curiii!  favitribiis  antepono.  »  l'ic  dk  i.a  Miiiamiole,  Opéra,  cpist.,  36. 

2.  «  Conliili  heri  me  in  aj^riim  (Miaregium,  non  agri,  sed  animi  colendi 

f:ralia,  Veni  ad  nos,  Marsili,  quamprimum.  Ker  lecum  IMalonis  nostri 
ibrum  de  Suuimo  bono...  Vale  et  veni  non  absque  orphica  lyra.  » 
Fici:».  KpUt.  1,  608, 


L  ACADÉMIE    PLATONICIENNE.    LES    HOMMES  l3 

paroles  de  Xénocrate.  Sous  les  mêmes  arbres  de 
Careggi,  Laur<mt  et  Marsile  disputent  de  la  félicité 
suprême,  et  leur  dispute  est  si  aimable  qu'ils  en  veulent 
consigner  le  souvenir,  Marsile  dans  un  petit  traité  en 
prose  que  nous  trouvons  dans  ses  lettres,  Laurent  dans 
un  petit  poème  en  vulgaire,  qui  s'appelle  ÏAllerca- 
zione^.  Pic  de  la  Mirandole  et  Ange  Politien  s'en  vont 
de  compagnie  visiter  à  Fiesole  le  chanoine  Matteo 
Bosso,  et  le  propos  de  cet  homme  aux  saintes  mœurs, 
les  ravit  à  ce  point  qu'au  retour,  se  trouvant  seuls,  ils 
n'ont  plus  rien  à  se  dire-. 

C'est  l'été  ;  le  soleil  rend  la  ville  insupportable  ;  le 
vieux  Cristoforo  Landino  s'est  réfugié  dans  la  fraîcheur 
sylvestre  des  Camaldules  ;  une  compagnie  montée  de 
Florence  vient  le  rejoindre,  Laurent  et  Julien  de  Médi- 
cis,  Rinuccini,  Parenti,  Canigiani,  Arduini,  et  Leone 
Battista  Alberti  ;  alors,  tous  ensemble,  autour  d'une 
fontaine,  dans  l'aménité  des  montagnes  et  l'odeur  des 
sapins,  sacrifient  à  la  volupté  de  Tàme,  en  discutant  de 
la  vie  active,  de  la  vie  contemplative,  du  souverain 
bien,  des  vérités  platoniciennes,  des  symboles  chré- 
tiens; chaque  matin,  Mariotto  dit  la  messe  de  meilleure 
heure  afin  que  la  journée  soit  plus  longue  3. 

Les  platoniciens  sont  encore  amis  des  banquets, 
«  nourriture  de  l'àme,  argument  d'amour,  condiment 
d'amitié  ^  »  ;  le  ciel  qui  offre  la  Voie  lactée,  la  Tasse 
de  Bacchus.  l'Ecrevisse,  les  Poissons,  les  Oiseaux,  ne 
semble-t-il  point  se  commander  les  banquets?  Xéno- 
pbon,  Varron,  Justin,  Apulée,  Macrobe  ont  loué  le  ban- 
quet. Jésus  rompit  le  pain,  et  Platon  lui-môme  mourut 

1.  Fir.iN,  Episl.  I,  p.  f)62. 

2.  «  Ci  ha  colla  sua  cortesia,  dit  Politien,  e  co"  suoi  soavi  ragiona- 
menli  rapiti  per  modo  che  partendo  da  lui,  e  restando  presso  clie  soli 
io  e  il  Pico,  cio  che  prima  appena  mai  accadeva,  sembrava  che  non 
fossimo  più  capaci  di  trattenerci  insieme  l'un  l'altro.  >  G.  Tiral)oschi, 
Storia  délia  letleratura  ilaliana,  Modène,  1772-1781,  12  vol.,  VI,  p.  329. 

3.  CiusTOFORO  Landino,  Camaldulensium  disputationum  opus,  Paris, 
1511. 

4.  «  Ingenii  pabulum,  amoris  et  magniricentia-  argumentum,  esca 
benivolentiœ,  amicitiae  condimentum.  »  Ficin,  Episl.  111,  739. 


94  LE    QUATTROCENTO 

couché  dans  un  banquet,  à  Tàge  de  81  ans,  nombre 
parfait,   puisqu'on    l'obtient   en    multipliant  9  par  9, 

Aussi  bien  l'usage  perdu  depuis  Plotin  et  Porphyre  de 
célébrer  cette  mort,  survenue  le  7  novembre,  est  repris, 
A  Florence,  le  festin  d'un  magnifique  apparat  est  servi 
chez  Francesco  Bandini,  «  homme  excellent  pour  l'esprit 
et  la  splendeur'  »  ;  avant  le  repas,  entre  les  invités  qui 
s'appellent,  entr'autres,  liindaccio  Ricasoli,  Giovanni 
Cavalcanti,  Marsile  Ficin,  le  propos  roule  déjà  sur  la 
nature  de  l'âme;  «car  rien  n'importe  davantage  à 
l'homme  que  de  savoir  ce  qu'est  l'àme,  ainsi  qu'il 
appert  de  l'oracle  d'Apollon  rendu  à  Delphes  :  Connais- 
toi  toi-même-».  A  Careggi,  dans  la  villa  de  Laurent,, 
autour  des  calices  antiques  et  au  pied  du  buste  du 
maître  grec,  le  discours  aborde  le  Sympoaion  avec  une 
telle  ardeur  qu'on  résout  aussitôt  de  le  commenter. 
Les  convives  sont  au  nombre  de  neuf,  comme  les 
Muses  :  Marsile  et  son  père,  Carlo  et  Gristoforo  Marsup- 
pini,  Landino,  Aglio,  Xunzio,  Tommaso  Benci  et  Gio- 
vanni Cavalcanti,  si  beau  de  corps  et  d'âme  qu'on  peut 
bien  l'appeler  le  «  Prince  du  festin  ».  Cavalcanti  commente 
les  discours  de  Phèdre  et  de  Pausanias  ;  Landino,  celui 
d'Aristophane  ;  Carlo  Marsuppini  celui  d'Agathon  ;  Tom- 
maso Benci,  celui  de  Socrate;  Cristoforo  Marsuppini, 
celui  d'Alcibiade-^ 

Princes,  gonfalonniers,  prieurs,  marchands,  artistes, 
tous  sont  unis  par  une  douce  familiarité,  qui  efface 
les  différences  d'âge,  de  condition,  de  profession,  de 
position,  faites  pour  les  séparer  sur  la  terre.  Ils  se 
cultivent,  se  recherchent,  se  sourient.  Marsile,  Pic^ 
Politien,  possèdent  autour  d(î  Fiesolede  petites  maisons 
voisines,  où  ils  aiment  se  retrouver  et  disputer   des 

1.  «  L'rbana(FM(ilonis  nalalitia)  vero  Florcntia^  smiiptii  recio  celehravit 
PranciscuH  Uandinus,  vir  ingenio  niagniriccntia((uc  cxcelïeas.  »  Ficin, 
Epiât.  I,  6;n. 

2.  «  Nihil  cnim  magis  ad  homineiii  pertinet  quam  qu<£  de  anima 
disptitaritur...  »  //>. 

3.  In  ninviviuin  Platonis  de  aniore  coaiinentarium.  Ficin,  Opéra,  II, 
p.  1321. 


l'aCADÉMII^    platonicienne.    LES    HOMMES  95 

nobles  sujets  qui  constituent  le  fondement  de  la  vie. 
«  Quelles  délices  !  mon  Ficin,  écrit  Politien  à  Marsile, 
ne  crois-tu  pas  que  je  ressente  quand  je  le  vois,  toi  et 
mon  Pic  aussi  bien  unis  par  les  sentiments  que  par  les 
goûts,...  et  que  je  réfléchis  que  je  ne  vous  suis  pas 
moins  cher  que  chacun  de  vous  l'est  aux  deux  autres. 
Nous  sommes  un  en  ceci  que  nous  cultivons  la  science 
de  toutes  nos  forces,  non  émus  par  le  gain,  mais 
sollicités  par  l'amour...  Pic  de  la  xMirandole  s'est  voué 
à  la  science  ecclésiastique  et  combat  les  sept  ennemis 
de  l'Eglise  ;  en  plus  il  est  l'intermédiaire  entre  ton 
Platon  qui  est  toujours  ton  Platon  et  Aristote  qui  fut 
jadis  mon  Aristote.  Toi,  tu  revêts  excellemment  d'habits 
latins  Platon  et  tous  les  vieux  platoniciens,  et  tu  les 
enrichis  de  commentaires  féconds.  Moi  qui  ne  suis 
qu'un  catéchumène  dans  votre  philosophie,  j'ai  choisi 
les  lettres  qui,  si  elles  ont  moins  d'autorité,  n'ont 
pas  moins  de  charme  ^  »  Une  telle  amitié  accueille  des 
éléments  de  poésie,  de  tendresse  et  d'amour  qui  donnent 
à  ces  relations  une  nuance  charmante.  Gavalcanti 
envoie  à  Marsile  des  tourterelles,  comme  à  une  jeune 
fille  ;  lorsque  Laurent  le  Magnifique  n'a  point  reçu  de 
lettre  de  Marsile,  ce  silence  lui  pèse  au  point  qu'il 
ne  se  fie  plus  à  personne '";  Pic  de  la  Mirandole  n'est 
jamais  rassasié  de  Marsile,  «  car  il  a  faim  et  soif  de  Mar- 
sile, ainsi  que,  de  la  joie  de  sa  vie  et  du  plaisir  de  son 

1.  «  Quanta  me  voluptate,  quantoque  putas  affici  gaudio,  Marsile 
Ficine,  cum  te  Picumque  ineum  sic  esse  concordes  video,  non  modo  ut 
idem  velitis  invita,  sed  et  idem  sentiatis  in  studiis?  Quanta  rursus  ubi 
me  vobis  non  minus  esse  cliaruni  perspicio  quam  vos  estis  uter 
utrique?  Quid  quod  omnes  in  hoc  incumbimus,  tu  recta  studia 
pro  virili  inuemus?  ac  non  uiio  praemio,  sed  operis  amore  soliicitati... 
Etenim  Picus  ipse  Miranduia  sacras  omnes  litteras  enarrat,  adversus 
ecclesiiE  septem  hostes  directa  fronte  decertat,  inter  Aristotelem 
jam  meum,  Piatonemque  semper  tuum,  caduceator  incedit.  Tu 
Piatonem,  quamquam  et  alios  veteres,  sed  Platonem  ipsum  maxime, 

filatonicosque  omnes,  et  latine  loqui  dices,  et  uberriinis  eommentariis 
ociipletas.  Mihi  vero  (quamdiu  catechumenos  in  philosophia  vestra 
sumj  varietas  ista  cerle  litterarum  cessit,  qua>  non  mmus  habent  jucu»- 
ditatis  eliam  si  minus  auctoritatis.  »  Politien,  Eiiist.  X,  14. 

2.  «  Ut  nemo  supersit  cui  fidem  deinceps  adhibere  posse  videar.  » 
FiciN,  Epist.  1,  623. 


96  LE    QUATTROCENTO 

esprit^  »,  Marsile  écrit  à  Bembo  :  «  Mon  Bernardo,  je 
pensais  m'aimer  tellement  que  je  n'aurais  pu  maimer 
davantage;  mais  je  fus  heureusement  trompé  dans 
cette  opinion,  parce  qu'ayant  su  que  tu  m'aimais 
ardemment,  j'ai  commencé  à  m'aimer  plus  ardemment 
moi-même',  »  Politien  est  épris  du  regard  de  Laurent; 
il  échange  avec  l'aimé  des  lys  et  des  corbeilles  de 
roses,  et,  lorsqu'il  rentend  la  voix,  revoit  le  visage  de 
Buoninsegni,  son  cœur  tressaille  «  comme  celui  de 
l'époux  gravissant  la  couche  de  la  vierge  promise'^», 
Giovanni  Gavalcanti  et  Marsile  Ficin  sont  à  ce  point 
confondus  qu'ils  n'ont  plus  qu'une  seule  âme  et  signent 
de  leurs  deux  noms  les  mêmes  lettres,  Benivieni 
appelle  Pic  de  la  Mirandole  son  Signore ;  il  lui  adresse 
de  tendres  sonnets  pétrarquesques  ;  il  pleure  la  mort 
d'un  de  ses  familiers  ;  sous  le  couvert  du  berger 
Thyrsis,  il  lui  envoie  des  déclarations  :  «  Je  brûle  quand 
le  ciel  blanchit  aux  collines  ses  épaules  et  je  brûle  quand 
le  soleil  se  couche  :  car  soleil  et  amour  jamais  ne  se 
fatiguent.  J'ai  pleuré  d'une  ombre  jusqu'à  l'autre 
ombre;  j'ai  pleuré  d'un  jour  jusqu'à  l'autre  jour;  et 
c'est  de  pleurs  éternels  que  mon  triste  cœur  alourdit 
mes  yeux.  Peut-être  que  quelquefois  tu  mires  ton 
image  dans  une  claire  fontaine,  et  que,  superbe  comme 
Narcisse,  tu  te  ris  à  toi-même  et  que  tu  me  méprises; 
malheureux  que  je  suis  :  ah  !  c'est  trop  de  confiance 
en  ta  beauté  splendide!  Déjà  nues  au  soleil  se  dressent 
les  épines  que  je  voyais,  hier,  ornées  de  blanches 
fleurs'',  »    Pic  de  la  Mirandole    donne    son    argent   à 

1.  «Te  solalium  meœ  vitœ,  tneie  mentis  delitias,  inslitutorem  monun, 
disciplinjp  inagistrum,  et  esurio  semper  et  sitio.  »  Ficin,  Epist.  VIII,  889. 

2  «  Opinabar,  Bernarde,  me  sic  amare  Marsilitim,  ut  magis  eum 
aliquanifo  airiare  non  possem...  Sed  lieri  niea  ha-c  me  fœliciter  nimiuin 
fefeliit  opinio.  Tune  cnim  primum  ardentius  quain  consueverain  amare 
cœpi.  quum  primum  certissime  agnovi  abs  te  ardenter  amari.  »  Ficin, 
Eptsl.  1,  6o2. 

3.  «   ...   "OfTffOV    ipa<TTY|{ 

IlapOtv^oio  ç^r,;  yX^^Kipciv  Hyjrt^  etdavaPaivwv.  » 

(Poi.mR.ic.  éd.  Dnl  Lnngo,  p,  180.) 

4.  «  lo  ardo  quando  cl  ciel  le  .<palle  iinbiaricha 
Agli  altri  poggi,  e  quando  ci  sol  le  sgombra, 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  97 

Benivieni  pour  qu'il  le  distribue  aux  pauvres  ;  il  entoure 
d'un  commentaire  subtil  la  Canzone  iV Amore  de  Beni- 
vieni ;  il  célèbre  la  naissance  de  Benivieni  en  vers 
exaltés  :  «  Florence,  ceins  tes  cheveux  des  guirlandes 
du  printemps...  Que  tes  carrefours  soient  jonchés  du 
coste  d'Achemène,  que  par  les  routes  embaumées  les 
lys  soient  répandus  !  Les  Benivieni  nous  ont  donné  qui 
rappelle  le  vieillard  étrusque  M  »  Et  Girolamo  Beni- 
vieni et  Pic  reposent  dans  le  môme  tombeau. 

Plus  que  de  l'amitié,  c'estdel'amour;  mais  cet  amx)ur 
n'offre  rien  d'impur  ;  c'est  une  manifestation  de  l'amour 
suprême,  «  nœud  perpétuel  et  lien  du  monde,  soutien 
immobile  de  ses  parties,  base  solide  et  fixe  de  l'univers  »  ; 
c'est  un  commerce  tout  spirituel,  ressemblant  sur  la 
terre  à  ce  que  sont  au  ciel  les  associations  des  étoiles  heu- 
reuses. Le  «  démon  vénérien  »  qui  rassemble  ces  amants 
est  celui  de  la  Vénus  céleste  ou  esprit  angélique;la 
fureur  erotique  qui  les  anime  est  celle  de  la  pure  Beauté, 
inclinant  l'âme  à  la  philosophie  et  aux  offices  de  la 
justice  et  de  la  piété  ;  la  beauté  qu'ils  adorent  est  seule- 
ment cette  perfection  extérieure  qui  naît  de  la  perfection 
intérieure,  et  que  Marsile  appelle  «  latleur  de  la  bonté  », 
«  la  splendeur  du  visage  divin  ».  Ils  croient  s'aimer 
eux-mêmes;  à  la  vérité,  ils  aiment  Dieu.  Et  ils  s'aiment 
en  Dieu  et  en  Platon;  car,  pour  s'aimer  véritablement,  il 
faut  cultiver  Dieu,  et,  dans  l'histoire  de  chaque  amitié, 
trois  personnes  sont  présentes. 

Che  amor  corne  il  siio  corso  non  si  stanca. 

Piansi  (iall'iina  già  infino  ali'altra  ouibia 
E  dali'  un  sole  alTallro,  onde  d'elerni 
Pianti  ei  cor  inesto  le  mie  liici  ingombra. 

Forse  quallior  nel  chiaro  fonte  cerni 
L'iniagin  tua,  a  te  superbo  arridi 
Conie  Narcisso  e  nie  niisero  sperni. 

Ilainiù  !  clie  troppo  in  tua  beltà  ti  fidi, 
Già  nude  al  sol  si  stan  l'iiride  spine 
Che  pur  mo  in  bianche  spoglie  ornate  vidi.  » 

(GiKOL.vMO  Dkmvieni,  Opei'a,  Florence,  laI9,  p.  78.) 

1.  «  Cinge  coronatos  vernanli  flore  capillos, 

(lonveniunt  litulo  llorida  certa  tuo. 
Undique  Acheinenio  sparganlur  compila  costo 
Et  per  odoratas  lilia  niulta  vias  ! 

II.  7. 


98  LK    yUAT'tROCKNTO 

Une  même  ardeur  de  perfection  morale,  une  commune 
aspiration  au  bien,  un  besoin  identique  de  détachement, 
d'élévalion  enflamme  ces  chrétiens,  d'autant  plus  véri- 
tables que,  la  plupart  du  temps,  ils  sont  arrivés  au 
christianisme  par  une  conversion. 

Marsile  Ficin,  ayant  connu  par  un  miracle  la  toute- 
puissance  de  la  Vierge  Marie,  brûle  son  commentaire  à 
Lucrèce,  ne  livre  point  ses  traductions  profanes  «  pour 
ne  point  inciter  le  monde  au  premier  culte  des  dieux», 
prêche  sur  les  Epîtres  de  Paul,  la  Multiplication  des 
pains,  les  Pèlerins  d'Emmaûs,  traduit  àMadonna  Glarice 
un  petit  psautier,  a  des  visions,  croit  aux  visions, 
et  «  de  païen  s'est  fait  soldat  de  Christ*  ».  Pic  de  laMiran- 
dole,  qui,  au  temps  de  l'adolescence,  se  montrait  cupide 
de  gloire,  et  enflammé  damour  frivole,  et  ému  «  aux 
carcfcses  des  femmes-  »  et  enlevait  à  Arezzo  une  jeune 
femme  sur  son  cheval  et  la  défendait,  Tépée  à  la  main^ 
dans  une  bataille  où  dix-huit  de  ses  gens  sont  tués,  brûle 
ses  vers  d'amour  terrestre,  se  repent  et  se  métamorphose  ; 
ilcommenle  V  Oraison  dominicale ,  inlerprèteles  PsainneSy 
donne  ses  biens  aux  pauvres,  se  macère  et  se  flagelle.  «  De 
mes  yeux  je  l'ai  souvent  vu  se  donner  ladiscipline-^»,  écrit 
son  neveu,  et  à  ce  neveu.  Pic  recommande  la  lecture  de  la 
Bible  :  ((  Aucune  chose  n'est  plus  agréable  à  Dieu,  rien 
n'est  pour  toi  plus  profitable  que  de  lire  jour  et  nuit  les 
Saintes  Ecritures  ;  il  y  a  en  elles  une  certaine  force  céleste, 
vive,  efficace,  qui,  animée  d'un  pouvoir  merveilleux, 
convertit  l'âme  du  lecteur  à  l'amour  divin''.  »  Girolamo 

En  stirps  in  nostrns  Bonivennia  protulit  auras 
Iletruscuni  docto  qui  gerat  ora  sencm...  » 

1.  CoBsi,  op.  c.  p.  34.  «  Ex  Pagono,  Chrisli  miles  factus.  »  Ibid.  p.  7S 
et  sq. 

2.  «  Et  gloria^  cupidus,  et  nmore  vnrio  succensus  muliebrisque  ille- 
cebrit  conimotus  fuerut.  »  Jounnis  l'icl  Mlrainliila'  vila,  écrite  par  Jean- 
François,  son  neveu,  dons  Pic  de  i.a  Mihaxikh.k.  Opéra. 

3.  «  Meisque  oculis  »u'pies  flnfjeilmn  vidi.  »  I!j. 

4.  «  Mhil  Deo  gratius,  niliil  tibi  iitilinii  facere  potes  quoni  bi  non 
cessaveris  iitteras  sncrns  noctutna  veisiire  mnnu  versnre  diurna.  Lalet 
enim  in  illis  cœiestis  vis  qnudani  viva  et  etficax  quœ  iegenlis  aninium 
in  divinuin  omoreni  niitabiii  (|iiadam  potestate  transformât.  »  l'ic  ub  la 
\!mA«i)OLF.,  Opéra,  epiht.  I. 


l'académie    PLATOJNICIENNE.    LES    HOMMES  Ô9 

Beuivieni  pleure  la  mort  de  Feo  Belcari,  envoie  des 
provisions  de  pommes  aux  religieuses  des  couvents, 
compose  des  laudes,  traduit  des  psaumes  ;  il  faut  toute 
la  sollicitude  de  ses  amis  pour  lui  arracher  une  à  une 
ses  œuvres  profanes,  et  particulièrement  sa  Canzone 
d\imorc.  Michèle  Yerino  meurt  à  dix-huit  ans  pour  avoir 
voulu  rester  chasle  :  «  OPaul,  mande-l-il  à  son  ami,  les 
médecins  m'ont  promis  la  santé  par  le  c...;  que  la  certi- 
tude de  mon  salut  et  de  ma  vie  ne  me  soit  pas  d'un  tel 
prix*  !  »  Donato  Acciajuoli  reste  vierge  jusqu'à  son 
mariage  :  «  Je  veux  dire  ici,  écrit  Vespasiano,  une  chose 
qui  paraîtra  merveilleuse.  Donato,  lorsqu'il  prit  femme, 
n'avait  connu  aucune  femme  auparavant,  et  ça  je  le  sais 
comme  une  chose  absolument  certaine,  et  il  avait  passé 
trente-deux  ans'-.  »  «  Nous  sommes,  charité  à  cette 
époque  le  notaire  Ugolino  Yerino,  uue  race  élue,  nous 
sommes  une  bouture  sainte,  et  nous  croyons  qu'il  est 
défendu  d'écrire  de  choses  lascives-'.  »  Et  lorsque  Savo- 
narole  commence  à  lever  sa  voix  de  tonnerre,  il  trouve 
dans  ce  cercle  érudit  qui,  selon  le  Vénitien  Donato,  cons- 
pirait u  contre  l'ignorance,  le  vice  et  les  souillures  tenaces 
de  l'àme'»  »  des  bonnes  volontés  disposées  à  le  suivre. 
Marsile  Ficin,  quitte  à  se  rétracter  plus  tard,  regarde 
Savonarole  comme  un  envoyé  de  Dieu  destiné  à  prophé- 
tiser les  ruines  imminentes;  Pic  de  la  Mirandole,  qui 
a  entendu  le  frère  de  Ferrare  au  chapitre  de  Reggio  et 
qui  a  poussé  Laurent  de  Médicis  à  l'appeler  à  Florence, 
veut  quitter  le  monde,  prendre  l'habit  des  Dominicains 

1.  «  Promiltunt  medici  coïtu,  mihi.  Paule,  salutem  : 

Non  tanli  vitui  sit  milii  cerla  salas.  » 
(Lazzari,  Ugolino  e  Michèle  Veri/io,  Turin,  18"J7,  p.  117.) 

•2.  «  Una  cosa  iliro  io  qui,  che  parrà  maravigliosa.  Donato  quando 
menu  donna,  mai  aveva  conosciulo  igimna  donna  innanzi  a  lei  ;  e 
questo  so  io  per  cosa  certissima...  e  erano  passati  anni  trentadue.  » 
P.  339. 

3.  «  Nos  sumus  electœ  gentes,  nos  sancta  propago, 

Scribere  lascive  credimus  esse  nel'as.  » 

(Lazzari,  op.  c,  p.  89.) 

4.  «  In  qua  prœclara  simul  optlmarum  arlium,  morumque  precia, 
conlra  pertinacissimas  animi  sordes,  vitium  atque  insciliara  conspira- 
verunt.  »  Politie.n,  Episl.  II,  12. 


100  LE    QIATTKOCENTO 

de  Saint-Marc,  prêcher  le  Christ  par  les  terres  :  «  Le 
crucifix  à  le  main,  s'écrie-t-il,  les  pieds  nus,  courant 
l'univers,  j'irai  prêcher  le  Christ  par  les  châteaux  et  par 
les  villes'.  »  Giovanni  Nesi,  dans  son  Oraciilumdenovo 
ScPCiilo,  introduit  l'ombre  de  Pic  qui  exalte  et  magnifie  «  le 
Socrale  de  Ferrare».  Et  c'est  Girolamo  Benivieni  qui 
compose  la  chanson  que  les  enfants  de  Flore;  ce,  vêtus 
de  robes  blanches,  couronnés  d'olivier,  entonnent  en 
procession,  le  dimanche  des  Rameaux  de  1496;  c'est  lui 
qui  compose  la  laude,  au  rythme  de  laquelle  on  bnile 
les  images  profanes,  les  livres  impurs,  les  ornements 
mondains,  le  mardi-gras  du  carnaval  de  1497;  et  c'est 
lui  qui  compose  cette  recette  qui  donne  la  joie  de  devenir 
fou  pour  Jésus  :  «  Au  moins  trois  onces  d'espérance, 
trois  de  foi  et  six  d'amour,  deux  de  larmes,  et  mets  le 
tout  au  feu  de  la  peur'-.  » 

Religieux,  fervents,  pieusement  et  tendrement 
exaltés,  ces  hommes  ne  se  préoccupent  plus  des  ques- 
tions puériles  qui  agitent  le  siècle.  Que  leur  importe 
l'éloquence,  la  grammaire,  l'érudition?  «  C'est  une 
chose  élégante,  dit  l'un  deux,  que  l'éloquence,  et,  nous 
l'avouon  ,  une  chose  charmante  et  délicieuse;  mais  elle 
n'est  ni  belle,  ni  décente  chez  un  philosophe^.  »  «Nous 
avons  vécu  dans  la  gloire,  écrit  Pic  de  la  Mirandole  à 
Ermolao  Barbaro,  et  nous  y  vivrons  dans  l'avenir,  non 
dans  les  écoles  des  grammairiens,  mais  dans  les  assem- 
blées des  philosophes,  dans  les  réunions  des  sages,  où 
l'on  ne  dispute  pas  de  la  mère  d'Andromaque,  des  fils 
de  Niobé  etd'aulres  inanités,  mais  des  raisons  des  choses 

1.  «  Cnicifixo  munitus,  exertis  nudalisque  pedihiis,  orbem  peraprnns, 
per  caslella,  per  urbes.  Chrislum  pra-dicabo.  »  Pic  de  la  Mihanuui.e, 
Opéra. 

2.  «  To  tre'  once  almen  di  speme, 
Tre  di  fcde  c  sei  d'ainore, 

lUie  di  pianto  o  poni  insicine 
Tulto  al  foco  dei  tiiiioro.  » 

(Mknivif.m,  Opère,  p.  liC.) 

'A.  «  K»t  devins  res  (fatcmur  hoc)  facundia,  plcna  illecebru!  et  volup- 
tati»,  «cd  in  phiiosopho  nei;  décora,  nec  grata.  »  Pic  de  la  Mihandoi.e, 
Opira,  epist.,  4. 


l'académie    platonicienne.    LES    HOMMES  101 

divines  et  humaines;  et  à  les  rechercher,  les  méditer,  les 
débrouiller,  nous  sommes  devenus  si  subtils,  aigus  et 
pénétrants  que  nous  semblons  parfois  peut-être  angois- 
sés et  moroses,  si  tant  est  qu'on  puisse  être  morose 
et  plus  curieux  que  de  raison  en  recherchant  la 
vérité  ' .  »  Marsiie  Ficin  qui,  s'il  est  poète,  est  en  quelque 
sorte  poète  malgré  lui  et  s'en  excuse  par  la  fréquenta- 
tion des  anciens  et  l'habitude  de  la  lyre,  assure  que  «la 
vérité  n'a  pas  besoin  du  fard  des  paroles,  ni  delafoçce 
des  machines  humaines  ~.  »  «  Vouloir  orner  d'une  robe 
terrestre,  ajoute-t-il,  celui  qui  est  revêtu  du  divin 
soleil  de  la  céleste  vérité,  je  pense  que  ce  n'est  rien 
d'autre  que  d'entourer  la  pure  lumière  d'une  grosse 
obscurité  de  nuages.  »  Et  selon  Girolamo  Benivieni,  la 
poésie  est  de  peu  d'utilité  à  l'homme,  même  lorsqu'elle 
est  grave  et  honnête. 

Pour  eux,  placés  en  dehors  «  des  chambres  remplies 
d'or  et  de  faussetés  »,  au-dessus  de  cette  Florence  de  mar- 
chands et  de  banquiers,  les  nombres  qui  valent  ne 
sont  point  les  arithmétiques  vulgaires  du  marché,  mais 
celte  science  des  proportions  à  laquelle  Pythagore 
attribuait  l'univers  et  qui  faisait  dire  à  Platon  que 
l'homme  est  le  plus  sage  des  animaux,  puisqu'il  sait 
compter.  Les  accidents  qui  les  touchent  ne  sont  point 
les  accidents  de  la  fortune,  mais  les  purs  phénomènes 
de  la  contemplation.  La  beauté  qui  les  éblouit  n'est  pas 
celle  des  formes,  des  couleurs  et  des  lignes,  mais  le 
ravissant  spectacle  de  l'infini.  Ils  vivent  dans  une 
région  supérieure.  Ils  se  rencontrent  et  s'unissent  au 
sommet  de  cette  colline  mystique  de  Fiesole,  dont  on 

1.  «  Viximus  célèbres,  o  Ilermolae,  et  posthac  vivemiis,  non  in  scolis 
grammaticorum  et  paidagogiis,  sed  in  philosopliorum  coronis,  in  con- 
ventibus  sapientiuni,  ubi  non  de  matre  Andromaclies,  non  de  Niobes 
flliis  atque  id  genus  levibiis  nugis,  sed  de  humanarum  divinaruinque 
rerum  rationibus  agitur  et  disputatur.  In  quibus  ineditandis,  inquirendis 
et  enùtandis  ita  subtiles,  acuti,  acres  fuimus  ut  anxii  quandoque 
nimium  et  morosi  fuisse  forte  videamur,  si  modo  esse  morosus  quis- 
quam,  aut  curiosus  ninuo  plus  in  indaganda  veritate  potest.  »  Ib. 

2.  «  Neque  veritatem  ipsain  verborura  fuco,  neque  vim  divinam 
humanis  machinis  indigere.  »  Ficin,  De  chiHst.  relig.,  p.  9, 


102  LE    OL'ATTROCENTO 

a  voulu  faire  leur  patrie,  qui  ressemble  à  la  fois  à  la 
Tour  d'Ephèse,  d'où  Heraclite  pleura  sur  l'humanité 
douloureuse,  et  au  jardin  des  Oliviers,  d'où  Jésus-Christ 
lui  pardonna. 

Encore  que  grave,  réfléchie  et  mélancolique,  leur 
humeur  n'est  point  vilaine;  s'ils  souffrent,  c'est  qu'ils 
se  sentent  exilés  de  leur  patrie  qui  est  le  ciel,  et  que, 
comme  l'a  dit  Solon,  la  tristesse  est  la  compagne  des 
sciences  ;  mais  ils  ne  portent  nulle  haine  dans  leur 
cœur,  si  ce  n'est  de  détester  Aristippe  de  Cyrène  qui 
attribua  des  obscénités  à  Platon.  Unissant  Mercure  et 
Jupiter,  et  préférant  Lycurgue  à  Carnéade,  ou  autant 
dire  le  bien  vivre  au  bien  parler,  sachant  que  la  langue 
est  à  l'esprit  ce  que  l'esprit  est  à  Dieu,  et  que  ce  n'est 
pas  la  langue  qui  parle,  mais  l'esprit,  ils  vivent  bien, 
et  n'entendant  point  leurs  paroles,  ils  frémissent  aussi 
inconscients  que  des  lyres'.  Ils  se  reconnaissent  à  ces 
trois  signes  manifestes  de  l'âme  sublime,  de  la  religion 
et  de  l'éloquence  de  l'esprit,  qui  sont  les  marques  du 
vrai  platonicien;  et  ils  s'estiment  divins,  puisqu'ils 
savent  les  défauts  de  ce  monde  et  qu'il  leur  est  donné 
d'en  imaginer  un  meilleur.  Ils  assignent  le  but  suprême 
de  la  vie  à  la  contemplation  qui  impartit  la  paix  à 
l'âme,  comme  le  soleil  impartit  la  lumière  au  ciel.  Et 
ils  s'efforcent  d'atteindre  à  Dieu,  qui  est  unité  stable  et 
stabilité  unique,  et  répand  ses  bienfaits  et  verse  sa 
lumière  et  ses  pluies  indifféremment  sur  les  bons  et  les 
méchants. 

Platon  !  Platon  !  Platon  l  ce  mot  revient  constamment 
sur  leurs  lèvres.  Cosme  de  Médicis  meurt  sur  une  lec- 
ture d'un  dialogue  de  Platon.  Laurent  de  Médicis 
assure  que,  «  sans  la  discipline  platonicienne,  personne 
ne  peut  être  ni  bon  citoyen,  ni  bon  chrétien  ».  Marsile 
Ficin  prêche  Platon  h  l'église  degli  Angeli.  Et  ce  mot 
de  Platon  acquiert   dans   leur  bouche   toute   l'impor- 

1.  «  De  virtiilc  lomiontcH  lyrm  instar  sonum  proprium  non  audivi- 
Dius.  »  Ficin,  Epinl.  1,  6il. 


l'aCADÉ?.IIE    platonicienne.    LES    HOMMES  103 

tance,  tout  le  mystère  et  toute  la  beauté  de  celui  du 
Christ  sur  les  lèvres  de  saint  Paul. 

C'est  ainsi  quMls  suivent  de  concert  les  routes  des 
chemins  et  les  routes  de  la  vie,  disputant  gracieuse- 
ment de  quelle  partie  du  ciel  les  âmes  sont  descendues 
dans  les  corps,  ou  du  style  poétique  dans  les  aphorismes 
d'Hippocrate,  ou  fie  savoir  pourquoi  les  dieux  ont  repré- 
senté la  sagesse,  qui  est  la  plus  grande  des  vertus  par 
Mercure,  qui  est  le  plus  petit  des  dieux. 

Selon  eux,  l'amour  vulgaire  naît  d'une  espèce  de 
vapeur  ou  fascination  du  regard  ;  et  il  ne  leur  est 
d'aucun  doute  que  cette  opinion  de  Chrysippe,  qui  fait 
de  l'àme  un  point  brillant  de  la  qualité,  ne  soit  erronée. 
Ils  élaborent  des  apologues.  Ils  élucubrent  d'aimables 
fictions  poétiques  et  secrètes.  Ils  emploient  des  façons 
ingénieuses  et  détournées  de  s'exprimer.  Ils  se  livrent 
à  des  jeux  de  mots  remplis  de  philosophie,  qui  éclairent 
leur  sagesse  d'un  sourire. 

Cependant,  autour  d'eux,  le  soleil  resplendit,  les  roses 
sont  fleuries,  les  oliviers  de  paix  verdoient  dans  les 
champs,  tout  est  parfum,  lumière,  beauté  :  à  cette  splen- 
deur, ils  reconnaissent  l'ouvrage  de  Dieu  qui  créa  le 
monde,  non  iivecson  intelligence,  maisavecson  amour. 
Et,  pour  lui  rendre  grâce,  dans  les  nuits  étoilées  où 
cheminent  au  ciel  les  astres  qui  contiennent  nos  des- 
tinées, iMarsile  saisit  sa  lyre  et  exhale  son  i\me  mélan- 
colique dans  une  musique  qui  est  une  prière. 


CHAPITRE  IV 

l'académie    platonicienne.    LA    PENSÉE 


I.  La  pensée  de  l'Académie  platonicienne  est  la  pensée  de  Marsile  Ficin 
développée  par  Pic  de  la  Mirandole.  —  Qualité  de  cette  pensée.  — 
Marsile  Ficin,  placé  entre  la  théologie  et  riiumanisme. 

IL  Le  De  Christiana  religione.  —  i^a  Tlieoloçiia  platonica.  —  Comment 
Marsile  réconcilie  Jésus  et  Platon.  —  Platon,  serviteur  de  Dieu  et  pro- 
phète chrétien. 

III.  L'œuvre  de  Pic  de  la  Mirandole.  —  L'aristotélisme  italien  et  laris- 
totélisme  de  Pic—  Pic  réconcilie  Aristote  avec  le  Platon  chrétien  de 
Marsile.  —  Pic  unit  et  accorde  toutes  les  philosophies  et  toutes  les 
religions.  —  Jésus  s'est  révélé  de  tout  temps. 

IV.  Méthode  de  l'Académie  platonicienne.  —  La  symbolique.  —  Il  libro 
deli  Amore  de  Marsile.  —  Les  Dispulaliones  camaldulenses  de  Landino. 
—  L'Heptaplt/s  de  Pic. 

V.  L'œuvre  de  l'Académie  platonicienne  a  échoué.  —  Sa  puérilité  et  son 
syncrétisme.  —  Beauté  de  son  efl'ort  de  pensée.  —  L'équilibre  des 
facultés  mentales  commence  à  se  rompre.  —  Idées  nouvelles  et  géné- 
reuses. —  La  science  sacrée  religion.  —  Rapprochement  de  Dieu  : 
l'Académie  platonicienne  et  la  Réforme. 


I 


La  pensée  de  l'Académie  platonicienne  est  la  pensée 
même  de  Marsile  Ficin,  que  Pic  de  la  Mirandole  com- 
plète et  conduit  jusqu'à  ses  extrêmes  conséquences, 
dont  il  n'altère  ni  la  méthode  ni  le  sens.  Cette  pensée, 
qui  ne  se  suffit  ni  ne  s'impose,  n'est  pas  une  pensée 
originale;  elle  reste  en  tutelle,  s'appuie,  se  réclame 
avec  une  constance,  une  déférence  et  une  humilité 
presque  touchante.  Néanmoins  c'est  déjà  une  pensée, 
et  si  l'on  réfléchit  que,  depuis  Pétrarque,  on  ne  pensait 
guère,et  que  Gennadios  pourrait  dire,  avec  plus  de  raison 
que  n'aurait  cru  Pléthon,  «  les  Italiens  s'entendent  à 
la  philosophie  comme  moi  à  danser  »,  on  comprendra 
le  progrès'. 

1.  F.  Fiorentlno,  Il  Risorgimento  filosofico  nel  Qualtroceiilo,  Naples, 
1885. 


l'aCADÉMIK    PLATOMCIKNNE.    I.A    PENSÉE  105 

Marsile  Ficin  ne  sp  tourmente  plus  du  bien  dire.  Il 
écrit  dans  un  latin  gros,  compact,  sans  air  et  sans 
grince.  Au  lieu  d'enchaîner  des  phrases,  il  enchaîne  des 
conséquences,  préoccupé  jusqu'à  l'angoisse  de  l'absolu 
de  la  vérité  et  animé  du  noble  désir  d'accorder  les 
actes  de  sa  vie  spirituelle  à  la  rigueur  de  principes 
librement  reconnus. 

Ainsi  qu'on  l'a  vu,  sa  position  est  particulière.  Grandi 
sous  l'égide  qu'on  lui  imposa  de  Platon,  c'est-à-dire  dans 
l'intimité  d'un  génie  qui  ne  s'arrête  pas  au  simple 
examen  du  sensible  et  agite  les  plus  hauts  problèmes  de 
l'humanité,  Marsile  a  été  amené  à  briser  avec  l'indiffé- 
rence doctrinaire  de  son  siècle  pour  descendre  au  fond 
de  sa  conscience  et  prendre  positionvis-à-vis  du  dogme. 
Il  a  passé  par  dix  années  de  doutes,  d'angoisses  et  de 
soullrances,  que  ni  l'amitié,  ni  la  musique,  ni  même  Pla- 
ton ne  pouvaient  guérir.  De  cette  crise  il  est  sorti  chrétien. 
A  l'âge  de  quarante-deux  ans,  il  s'est  converti.  En  même 
temps  il  a  lu  trop  de  livres,  absorbé  trop  de  latin,  trop  de 
grec,  appris  trop  de  leçons,  sondé  trop  de  problèmes, 
conquis  trop  de  science  pour  renoncer  au  siècle  et 
s'adonner  à  une  foi,  pure  sans  doute,  mais  dont  «  les 
perles  très  précieuses  sont  maniées  par  des  ignorants  et 
foulées  aux  pieds  par  des  pourceaux  ^  »  Il  a  trop  vécu 
dans  l'atmosphère  saturée  de  beauté  et  d'intelligence 
des  Médicis,  pour  qu'exilé  dans  la  tristesse  d'un  cou- 
vent, il  retourne  à  la  pauvre  science  d'école  et  s'associe 
à  l'œuvre  des  théologiens  barbares,  et  des  docteurs  en 
droit  canon,  dont  le  proverbe  disait  gran  canonista^gran 
asinista.  Il  ne  peut  pas  faillir  à  la  glorieuse  mission  que 
rêva  pour  lui  le  vieux  Gosme.  Il  ne  peut  pas  renier  le 
cercle  érudit  de  Via  Larga,  où  il  a  grandi  et  où  il  est 
aimé.  Il  ne  peut  pas  trahir  la  cause  de  l'antiquité 
splendide.    D'un   côté  il   voit  des  poètes    exquis,    des 

1.  «  Marfraritae  autem  religionis  preciosissimse  saepe  tractantur  ab 
ignorantibus,  atque  ab  his  tanquatn  suibus  conculcantur.  »  Ficin, 
Opéra,  p.  1. 


106  LE    QUATTROCENTO 

lettrés  suaves,  qu'émeuvent  les  impérissables  modèles 
antiques,  mais  que  ne  tourmentent  point  les  divines 
questions  et  dont  rindilTcroncc  ne  témoigne  qu'une 
adhésion  extérieure  à  l'Eglise  ;  et  d'un  autre  côté,  il  voit 
des  frères  prêcheurs,  des  docteurs  en  droit  canon,  des 
maîtres  de  Sorboune,  qui  possèdent  la  religion,  mais 
qui,  esprits  encroûtés  et  figés,  demeurent  insensibles  a 
la  pure  lumière  de  la  Grèce.  Lui-même  dans  ranarchie 
intellectuelle  du  moment,  sillonné  de  courants  d'idées 
opposées  à  en  être  ennemis,  resté  indécis   et  anxieux. 

Alors,  guidé  par  l'exemple  des  Grecs,  enhardi  par 
les  platoniciens  d'Alexandrie,  il  rêve  de  concilier.  Il 
compose  une  petite  théologie  laïque  à  l'usage  des 
honnêtes  gens.  Assurant  que  «  la  philosophie  antique 
n'est  rien  autre  qu'une  savante  religion  '  »,  il  met  au  ser- 
vice du  christianisme  tout  ce  qu'il  a  accumulé  de  science 
et  de  beauté.  11  rendra  la  foi  savante  et  l'humanisme 
pieux;  l'antiquité  sacrée  et  la  sainteté  érudite;  la  phi- 
losophie religieuse  et  la  religion  philosophique.  Il  con- 
firme la  Bible  parl'autorité  des  anciens,  et  il  sanctifie  les 
anciens  aumoyendes  Saintes  Ecritures.  De  ce  platonisme 
-d'où  il  est  parti  il  fait  une  théologie,  et  de  ce  Jésus  où 
il  est  arrivé,  il  fait  un  platonicien. 

D'ailleurs,  ici  et  là  rigoureusement  orthodoxe,  car 
dans  toutes  les  choses  qui  ont  été  traitées  par  moi 
ici  ou  ailleurs,  écrit-il  en  tête  de  ses  ouvrages,  je  ne  veux 
rien  avancer  qui  n'ait  été  approuvé  par  l'Eglise"^  ». 

II 

La  pensée  de  Marsile  Ficin  se  trouve  enfermée,  à 
côté  de  ses  lettres,  dans  les  deux  seules  œuvres  per- 
sonnelles qu'il  ait  composées:  le  De  Cliristiana  re/ir/ione 
et  la  Theolofjia  j)lalonic(i. 

1.  «  Qiiamobrem   tota   priscorum  Philosopliia   nihil  est  aliud  <|uam 
docta  rcligio.  *  P.  8o4. 

2.  «  In  omnibus,  (|iin;  aiit  hir,  mit  nlibi  n  nie  tractantur,  tantum 
4ul  serlum  esse  volo,  quantum  ab  Ecclcsia  coinprobatur.  » 


l'aCADI^MŒ    platonicienne.    LA    PENSÉE  107 

Dans  le  De  Chrisliana  religione,  qui  est  le  premier  en 
date  de  ses  ouvrages,  Marsile  Ficin  se  propose  de 
«  délivrer  la  religion  d'une  ignorance  exécrable  '  ». 

Selon  lui,  la  religion  chrétienne  se  prouve  par  l'auto- 
rité :  celle  des  Sibylles,  celle  des  Prophètes  et  celle 
des  païens  qui,  comme  on  peut  le  voir  de  l'oracle 
d'Apollon  et  de  la  réponse  d'H 'Cate,  ont  reconnu  la 
bonne  raison  du  christianisme.  La  religion  chrétienne 
se  prouve  encore  par  les  miracles,  dont  le  principal  est 
Tapparilion  des  apôtres,  qui  ont  conquis  le  monde  en 
prêchant  la  pauvreté,  l'humilité,  l'oubli  des  injures,  et 
qui,  en  étant  des  illettn's,  emploient  un  style  remar- 
quable de  profondeur  et  de  majesté.  «  Que  peut-on 
trouver,  dis-le  moi,  de  plus  majestueux  que  les  lettres 
de  Pierre,  de  plus  vén('rable  que  l'épître  de  Jacques  et 
de  Judas?  Que  penserons-nous  de  l'Apocalypse  de  Jean, 
qui  a  un  visage  céleste  et  autant  de  sacrements  que  de 
paroles?  Et  de  ses  lettres  où,  sans  fard,  sans  ornement 
de  paroles,  se  trouve  la  suavité  d'un  très  doux  breu- 
vage? Son  Evangile  semble  écrit  non  de  main  d'homme, 
mais  de  la  main  de  Dieu,  et,  l'ayant  lu,  Ameliiis  plato- 
nicien jura  par  Jupiter  que  ce  barbare  avait  compris  ce 
dont  Platon  et  Heraclite  avaient  disputé,  sur  la  raison 
divine,  le  principe  et  la  disposition  des  choses'^.  »  La 
religion  chrétienne  se  prouve  enfin  par  elle-même.  Elle 
est  sainte.  Elle  n'a  trompé  personne.  Elle  ne  dérive 
point  des  astres,  mais  de  Dieu.  Elle  impartit  le  bonheur 
par  la  foi,  l'espérance  et  la  charité.  Elle  a  mis  tin  aux 

1.  «  0  viri  cœlestis  patriic  cives,  incolaeque  terrîe,  liberemus  obsecro 
quandoque  philosophiam,  sacrum  Dei  niunus,  ab  impietate  si  possu- 
mus,  possumus  autem,  si  voiutnus,  religionem  sanctam  pro  viribus 
ab  execrahili  inscitia  redimamus   »  P.  1. 

2.  «  Quid  Pétri  epistolis  auj,fustius,  quid  venerabilius  epistola  Jacobi 
alqiie  Judœ?  Quid  de  Joannis  Apocalypsi  dicemus?  qui  liber  cœleslem 

Êrefcrt  faciein,  totque  habet  sacramenta,  quot  verba.  Quid  de  hujus 
pistoiis?  quibus  inest  absque  verborum  fuco  nectarea  dulcedo,  sen- 
susque  divinus.  Evangelium  ejus  videtur  Dei  maaibus  scriptum  esse, 
non  hominis,  quod  cum  legeret  Auielius  platonicus,  per  Jovem  juravit 
virurn  illuin  Barbarum,  id  est  Jud;euin.  breviter  comprehendisse,  ause 
de  ratione  divina,  principio,  dispositioneque  rerum  Plato  et  Ileraclius 
■disputaverunt.  »  P.  71. 


108  LE    QUATTROCENTO 

exploits  abominables  des  Massagètes  et  des  Caspiens. 
Elle  contient  en  elle-même  son  explication  et  son  sens. 
Dieu,  au  sommet  de  toute  vie,  avait  d'abord  engendré 
une  conception  parfaite  de  lui-même  et  en  lui-même, 
conception  qu'Orphée  nomme  Pallas,  que  Platon  nomme 
Verbe,  que  Mercure  Trismègiste  nomme  fils  de  Dieu, 
conception  éternelle,  toujours  auprès  de  Dieu  et  Dieu 
même,  par  qui  Dieu  se  parle  et  par  qui  les  siècles 
furent  créés.  Mais  les  hommes  mis  au  monde  pour 
imiter  la  vertu  de  Dieu  faillirent  par  leur  propre  faute. 
Dieu  dut  donc  les  créer  de  nouveau.  Il  les  créa  par  le 
Verbe.  Grâce  au  Verbe,  il  unit  une  certaine  âme  ration- 
nelle d'homme  à  un  délicat  fœtus  qu'avait  conçu  une 
vierge  fécondée  par  le  Saint-Esprit,  et  du  coup  le  Verbe 
devint  humain;  il  devint  Christ,  composé  d'une  âme  et 
d'un  Dieu,  comme  l'homme  est  composé  d'une  âme  et 
d'un  corps.  C'était  à  Dieu  à  refaire,  puisque  Dieu  seul 
avait  fait.  Il  avait  fait  par  le  Verbe  insensible,  il  devait 
refaire  par  le  Verbe  devenu  sensible.  L'homme  ne  pou- 
vait être  relevé  que  par  Dieu  :  Christ  est  Dieu,  il  agit. 
Mais  seul  l'homme  pouvait  expier  (;t  souffrir.  Christ 
est  homme,  il  pâtit.  Les  hommes  avaient  péché  par  la 
volupté  ;  il  leur  fallait  expier  par  la  douleur.  L'huma- 
nité avait  péché  une  seule  fois  et  en  un  seul  homme  ; 
elle  devait  être  rachetée  une  seule  fois  et  en  un  seul 
homme.  Le  supplice  devait  être  infini  pour  laver  la 
faute  infinie.  Christ  est  donc  logiquement  nécessaire 
au  rachat  du  péché.  Il  est  rationnellement  compris 
dans  la  Genèse.  Il  est  le  terme  et  l'explication  de  la 
loi.  Son  avènement  n'apporte  pas  seulement  le  salut,  il 
explique  les  Saintes  Ecritures  en  donnant  des  yeux 
pour  fouiller  leurs  arcanes,  et  il  explique  les  mystères 
de  Platon,  (|ue  Platon  prévoyait  bien  ne  devoir  se  mani- 
fester aux  hommes  qu'après  des  siècles  d'obscurités  et 
d'errements.  Si  Numénius  et  Philon  commencèrent 
les  premiers  à  en  découvrir  le  sens  subtil,  c'est  qu'ils 
connaissaient  l'œuvre  des  apôtres  et  des  disciples,  et 


l'aCADIÎIMIE    PLATONICIKNNE.    LA    PENSÉE  109 

qu'ils  employèrent  la  divine  lumière  de  la  loi  chré- 
tienne à  interpréter  les  livres  du  divin  Platon.  «  J'ai 
certainement  trouvé,  écrit  Marsile,  que  Numéniiis, 
Philon,  Plotin,  Jamblique,  Procul,  ont  puisé  leurs  prin- 
cipaux mystères  dans  Jean,  Paul,  Hiérotée,  Denys 
d'Aréopage,  parce  que  ce  que  les  platoniciens  disent 
de  resj)rit  divin,  des  anges  et  d'autres  choses  de  théo- 
logie, ils  le  prirent  à  eux'.  » 

La  Theolocjia  platonica  est  comme  le  vaste  corollaire 
du  De  Christiana  rei'ujione.  Après  avoir  fait  la 'religion 
philosophique,  Marsile  va  faire  la  philosophie  reli- 
gieuse. «  Mon  dessein,  explique-t-il  dans  sa  préface,  est 
d'arriver  à  ce  que  les  esprits  pervers  de  beaucoup  de 
gens,  qui  cèdent  mal  volontiers  à  l'autorité  de  la  loi 
divine,  acquiescent  au  moins  aux  raisons  platoniciennes, 
dans  les  suffrages  qu'elles  apportent  à  la  religion,  et 
d'arriver  à  ce  que  tous  les  impies  qui  séparent  l'étude 
de  la  philosophie  de  la  sainte  religion  reconnaissent 
que  leur  aberration  n'est  autre  que  celle  de  celui  qui 
se  séparerait  du  fruit  de  la  sagesse  par  amour  de  la 
sagesse'.  »  Il  ajoute  :  «  Je  voudrais  que  les  malheu- 
reux qui  croient  seulement  à  ce  que  leurs  corps  sentent 
et  qui  préfèrent  aux  choses  vraies  les  ombres  de  ces 
choses,  avertis  par  la  raison  platonique,  contemph'ut 
les  vérités  qui  sont  au-dessus  des  sens  3.  »  La  Theolo- 
gia  ptatonica  est  donc,  au  sens  large,  un  commentaire 
théologique  de   la  doctrine  de   F*laton.  Au  sens  étroit, 

1.  «  Ego  certe  reperi  pr;t'ci;)ua  Niimenii,  Philonis,  Plotini.  Jamblici, 
Proculi  mysteria,  ab  Joanne,  Paulo,  llierotheo,  Dyonisio  Areopagila 
accepta  fuisse.  (Juic(|ui(l  eniin  île  mente  tlivina,  anj^elisque  et  ca-teris 
ad  theolof,'iaiii  spectatilituis  magnificu.u  dixeie,  iiianifesle  ab  illis  usur- 
paveriint.  »  P.  2a. 

2.  «  Ut  et  pcrversa  inultonun  ingénia,  quae  soli  divina'  legis  aucto- 
ritati  haiid  facile  cednnt,  Platonicis  salteni  ralionibiis  religioni  adniodum 
sutl'ragantibus  acquiesçant,  et  <|uicumque  Philosophia-.  studium  impie 
nimium  a  sancta  religione  sejungunt  agnoscant  aliqnandn  se  non  aliter 
aberrare,  quam  si  quis  vel  amore  sapientiae  a  sapientiiB  ipsius  honore, 
vel  in  intelligenliam  veram  a  recta  voluntate  disjunxerit.  »  P.  1%. 

3.  «  Deniqiie  ut  qui  ea  soluni  cogitant,  quœ  circa  curnora  sentiuntur, 
rerum(]ue  ipsarum  umbras  rébus  veris  infeliciter  praferunt,  piatonica 
tandem  ratione  commonili,  et  pra'ter  scnsum  sublimia  conteniplentur 
et  res  ipsas  umbris  féliciter  anteponant.  »  Ih. 


no  LE    QUATTROCENTO 

elle  est  une  théorie  de  l'immortalité  de  Fàme. 
l/homme,  selon  le  dogme  et  selon  Platon,  s'il  n'avait 
pas  une  autre  vie  devant  les  yeux,  serait  la  plus  mal- 
heureuse des  bctes,  à  cause  de  l'inquiétude  de  son 
esprit  et  de  la  faiblesse  de  son  corps  ;  heureusement 
qu'il  possède  une  àme  et  que  cette  âme  est  immortelle. 
Au-dessus  de  la  masse  corporelle,  qui  n'a  d'aulre  qua- 
lité que  d'être  étendue  et  d'être  aflectée,  qui  n'agit  pas, 
mais  est  soumise  aux  passions,  Marsile  reconnaît  une 
certaine  qualité  et  vertu  qui  est  la  forme  divine  unie  à 
la  matière.  Les  cyniques  et  les  stoïciens  ne  savaient 
aller  au  delà,  Marsile  s'élève  davantage.  Il  découvre 
au-dessus  de  cette  forme  qui,  s'unissant  à  la  matière, 
devient,  de  simple  divisible,  d'activé  sujette  à  la  passion, 
d'agile  inepte,  un  degré  supérieur,  immortel  et  véri- 
dique,  qui  n'appartient  pas  au  corps,  mais  lui  distribue 
ses  qualités  :  la  troisième  essence,  l'âme  rationnelle. 
L'âme  rationnelle,  en  partie  mobile,  en  partie  immobile, 
mobile  quant  à  son  acte,  immobile  quant  à  sa  vertu, 
laisse,  par  sa  double  qualité,  supposer  une  qualité 
simple.  Puisqu'au-dessus  du  mouvement,  il  y  a  le  repos, 
au-dessus  de  l'âme  il  y  aura  les  anges,  qui  sont  ces 
recteurs  intellectuels  immobiles  dont  a  parlé  Zoroastre, 
êtres  sans  corps,  purs  esprits,  innombrables  parce  que, 
l'univers  étant  disposé  pour  le  bien,  le  mieux  doit 
dépasser  en  (juantité  témoins  bon.  Enlin,  au-dessus  du 
nombre,  il  y  a  l'unité  et,  au-dessus  des  anges,  il  y  a 
Dieu.  Ainsi  que  le  veulent  les  pythagoriciens,  le  corps 
est  la  multitude,  la  qualité,  la  multitude  et  l'unité, 
l'âme,  l'unité  et  la  multitude,  l'ange,  l'unité  multitude, 
Dieu  l'unité.  Dieu  est  la  simplicité  parfaite,  la  puissance 
infinie,  le  plus  grand  parce  que  le  plus  simple.  Prin- 
cipe de  tout,  on  ne  peut  rien  concevoir  au-dessus  de  lui. 
II  n'a  ni  maître  ni  égal  ;  il  n'y  a  pas,  comme  l'assurent 
les  Manichéens,  un  Dieu  du  mal  l't  un  Dieu  du  bien,  car 
le  Dieu  du  mal  serait  privé  du  bien  el  ne  saurait  être 
Dieu.  Dieu  est  éternel,  universel,  présent  au   monde, 


l'académie    platonicienne.    —    LA    PENSÉE  lit 

comme  Tàme  est  présente  au  corps.  H  est  dans  tout, 
parce  que  tout  est  dans  lui;  il  fait  tout  et  il  conserve 
tout,  agissant  puisqu'il  est  bonté,  agissant  toujours 
puisqu'il  est  bonté  souveraine,  agissant  dans  tout,  puis- 
qu'il n'est  pas  déterminé  quant  à  l'espèce.  Etant  le 
pUis  éloigné  de  la  matière,  il  est  celui  qui  comprend 
le  plus  et  le  mieux  ;  son  intelligence  saisit  non  seule- 
msnt  les  genres  et  les  espèces,  mais  les  individus  et 
l'infini.  Il  veut  :  s'il  ne  voulait  pas,  il  ne  prendrait  pas 
de  plaisir,  et  si  le  plaisir  n'était  pas  en  Dieu,  il  ne  serait 
nulle  part  ;  il  veut  d'une  volonté  qui  est  à  la  fois  libre 
et  nécessaire,  qui  est  à.  la  fois  providence  et  amour. 
Dieu  se  plaît,  et,  se  plaisant,  il  aime  le  monde,  qui  est 
merveilleusement  beau. 

Entre  ce  Dieu  qui  est  acte  pur  et  la  matière  qui  est 
pure  passion,  l'âme  sert  d'intermédiaire.  Elle  est,  comme 
disent  les  platoniciens,  la  troisième  essence,  parce 
qu'elle  est  au  milieu  de  tout  et  troisième  de  tout  côté: 
au-dessus  de  ce  qui  est  dans  le  temps,  au-dessous  de  ce 
qui  est  hors  le  temps,  mobile  et  immobile,  divisible  et 
indivisible,  aspirant  aux  choses  supérieures,  descen- 
dant aux  choses  inférieures,  attachée  à  Dieu  et  pro- 
duisant la  connaissance,  attachée  au  corps  et  produi- 
sant la  vie.  Ce  n'est  pas  l'ange  qui  incline  vers  Dieu, 
ce  n'est  pas  la  qualité  qui  incline  vers  le  corps,  c'est 
Tàme  qui  unit  ces  degrés.  Cette  âme  rationnelle  com- 
prend trois  degrés  :  l'âme  du  monde,  l'âme  des  douze 
sphères,  l'âme  des  êtres  contenus  dans  ces  douze 
sphères.  11  y  a  donc  trois  sortes  d'âmes  distinctes  ;  le 
feu,  la  terre,  l'air,  l'eau  auront  chacun  leur  âme 
propre,  différente  de  l'âme  des  animaux  qu'ils  con- 
tiennent ;  de  ces  âmes,  les  unes  seront  rationnelles  (les 
Néréides  dans  l'eau),  les  autres  ne  seront  pas  ration- 
nelles (les  poissons  dans  l'eau  fangeuse). 

Ayant  établi  et  défini  de  la  sorte  l'âme  rationnelle, 
Marsile  Ficin  prouve  son  immortalité  par  des  «  raisons 
communes  »,  des  «  argumentations  particulières  »  et  des 


112  LE    QUATTROCENTO 

«  signes  ».  L'âme  n'est  pas  le  corps,  ou  la  forme  dans 
le  corps,  ou  quelque  point  de  telle  forme  ;  elle  est  la 
forme  tout  entière  dans  une  partie  du  corps  ;  ce  n'est 
pas  le  corps  qui  sent,  c'est  l'âme  ;  ce  n'est  pas  le  corps 
qui  comprend,  c'est  l'âme;  l'âme  répugne  au  corps; 
plus  elle  s'en  détache,  mieux  elle  se  comporte  et  plus 
elle  est  heureuse  ;  elle  n'est  pas  un  habitant  de  la  terre, 
elle  n'est  qu'un  hôte  de  la  terre,  le  citoyen  d'une  patrie 
céleste  à  laquelle  elle  doit  s'efforcer  de  retourner;  étant 
le  dernier  degré  de  l'ordre  intelligible,  elle  est  incor- 
ruptible, comme  la  matière,  qui  est  le  dernier  degré  de 
l'ordre  corporel  ;  percevant  les  espèces  absolues  et  les 
notions  éternelles,  elle  est  éternelle  ;  créée  par  Dieu, 
elle  a  été  créée  sans  intermédiaire  et  non  par  le  moyen 
de  parents,  comme  le  veut  Panœtius.  Et  ce  sont  là  les 
«  argumentations  particulières».  Les  signes  sont  ceux 
de  la  fantaisie,  de  la  raison,  des  arts  et  des  miracles. 
La  fantaisie  témoigne  dans  ses  effets  qui  sont  l'appétit, 
la  crainte,  la  volupté  et  la  douleur,  combien  les  mouve- 
ments de  l'âme  échappent  au  corps;  la  raison,  dont 
les  affections  sont  si  extraordinaires  chez  les  philo- 
sophes, les  prêtres,  les  poètes,  les  présages  et  les  pro- 
phètes, arrivant  à  se  libérer  de  leurs  corps,  confirme 
le  môme  témoignage  ;  l'excellence  si  parfaite  de  nos 
arts  et  de  nos  gouvernements  rivalise  avec  l'œuvre  de 
Dieu;  l'âme  vouée  à  Dieu  fait  des  miracles.  L'âme 
s'efforce  d'atteindre  les  douze  perfections  de  Dieu;  elle 
veut  être  le  premier  bien  et  la  première  vérité;  elle 
désire  tout  accomplir  et  tout  surpasser,  être  partout  et 
toujours,  posséder  les  quatre  vertus  divines  de  pré- 
voyance, de  force,  de  justice,  de  tempérance,  jouir  de 
l'opulence  et  de  la  volonté,  se  cultiver  elle-même  et  cul- 
tiver Dieu;  et,  ayant  ce  désir,  elle  a  la  possibilité  de  le 
réaliser,  elle  peut  être  à  son  gré  végétative,  sensuelle, 
humaine,  héronjiic,  (l('monia(jue  ou  divine. 

Lnlin  Maisile  combat   les  opinions  erronées  d'Aver- 
roès  et  d'autres  sectes  perverses,  qui  se  demandent  s'il 


L  ACADIÎMIK    PLATONICIENNE.    LA    PENSÉE  113 

n'y  a  pas  iiiuîsprit  unique  chez  tous  les  hommes,  pour- 
quoi l'âme  divine  se  joint  au  corps  ignohle,  pourquoi 
elle  s'y  sent  troublée  et  s'en  sépare  à  regret,  quel  est 
l'état  de  l'âme  avant  sa  réunion  au  corps  et  après  sa 
séparation.  Il  y  a  autant  d'esprits  que  d'âmes  et  autant 
d'âmes  que  de  corps  ;  l'âme,  quoique  divine,  se  réunit  à 
l'infirmité  du  corps,  afin  de  connaître  les  formes  parti- 
culières, de  les  concilier  avec  les  universelles,  de  réflé- 
chir en  Dieu  le  rayon  divin  oblitéré  par  le  sensible  et 
de  vivre  plus  heureuse  dans  un  monde  plus  orné;  si 
elle  est  troublée  dans  le  corps,  c'est  que,  plus  angoissés, 
nous  sommes  plus  divins;  si  elle  s'en  sépare  à  regret, 
ce  qui  n'arrive  pas  chez  les  philosophes,  elle  ne  soufîre 
que  dans  une  de  ses  parties.  Et  Marsile  ayant  examiné 
la  création  du  monde  et  des  âmes,  par  où  l'âme  des- 
cend dans  le  corps,  ])ar  où  elle  s'en  échappe,  l'état  de 
l'âme  pure,  l'état  de  l'âme  impure,  la  résurrection  des 
€orps,  conclut  que  Platon  ne  contrevient  en  rien  à  la 
doctrine  commune  aux  Hébreux,  aux  chrétiens  et  aux 
Arabes,  qui  veut  que  le  monde  ait  commencé,  que  les 
anges  aient  été  créés  dès  le  commencement,  que  les 
âmes  des  hommes  soient  créées  chaque  jour.  «  C'est 
jusque-là,  dit-il,  que  nous  a  conduits  la  voie  hypothé- 
tique de  la  philosophie  ;  cependant,  comme,  sur  les  ques- 
tions divines,  la  conjecture  humaine  se  trompe  très 
souvent  et  très  fort,  nous  pensons  qu'il  est  beaucoup 
plus  sur  de  nous  en  remettre,  avec  une  humilité  obéis- 
sante, à  la  direction  plus  sainte  des  chrétiens'.  »  La 
dernière  phrase  de  la  Theologia platonica  est  une  prière. 
Son  dernier  mot  est  Amen. 

Le  christianisme,  dans  l'état  de  développement  où  il 
parvenait  à  Marsile,  représentait  une  œuvre  achevée 
un  ensemble  établi  et  accompli  de  doctrines  et  de  sys- 
tèmes, auquel  trois  civilisations  avaient   prêté  tour  à 

1.  «  Hue  nos  ferme  conjecturalis  philosopliorum  ducit  via.  Sed  quo- 
niam  huniaiia  conjectio  circa  divina  sa-pe  imiltuuique  fallitur,  nuilto 
satius  tutius((ue  censeiuus,  nos  sanctioribus  apud  Christianos  ducibus 
obedienti  huniilitate  comniittere.  »  P.  424. 


II. 


S 


114  LE    QUATTROCENTO 

tour  leur  génie  :  l'Orient  qui  lui  prêta  son  génie  con- 
templatif, la  Grèce  qui  lui  prêta  son  génie  philoso- 
phique, Rome  qui  lui  prêta  son  génie  politique.  La 
Grèce  avait  principalement  coopéré  à  la  constitution  du 
dogme  ;  elle  ne  lui  avait  pas  donné  que  sa  forme  de 
pensée,  ses  distinctions,  ses  définitions,  ses  démons- 
trations, son  langage  ;  elle  lui  avait  donné,  en  outre  de 
presque  toute  sa  théologie,  des  éléments  importants  de 
cosmologie,  de  psychologie,  de  morale.  L'origine  des 
âmes,  leur  chute,  le  salut  universel,  le  mal  considéré 
comme  expiation,  la  perfection  assignée  comme  terme 
aux  migrations  des  âmes,  le  dogme  de  la  Trinité,  sont 
autant  d'idées  grecques,  pythagoriciennes,  platoni- 
ciennes^. C'est  en  face  de  ces  idées,  dont  il  trouve  les 
premiers  linéaments  chez  Platon,  qu'il  voit  expliquées, 
développées  et  commentées  par  les  Pères  d'Alexandrie, 
que  Marsile  se  place. 

Il  ne  veut  retenir  de  l'idéalisme  subjectif  de  Platon 
que  ces  trois  points  ancrés  dans  son  esprit  et  servant 
d'axe  à  tout  son  système,  que  Dieu  pourvoit  à  toute 
chose,  que  l'âme  est  immortelle,  qu'il  y  a  des 
récompenses  et  des  peines  ;  mais,  au  lieu  d'y  reconnaître 
un  apport  historique  et  naturel,  la  contribution  de  la 
Grèce  à  l'établissement  du  dogme  chrétien,  Marsile  en 
fait  une  sorte  de  révélation  anticipée.  Platon  n'est  pas 
le  metteur  en  œuvre  très  adroit  des  doctrines  orientales 
que  lui  révéla  Pythagore  :  il  est  une  espèce  de  messie  ; 
de  môme  que  les  néo-platoniciens,  qui  travaillèrent,  à  la 
suite  de  Platon,  à  combler  l'abîme  ouvert  entre  la 
matière  et  le  Dieu  transcendental  d'Orient,  ne  sont  que 
par  exception,  «  ces  impies,  qui  armèrent  leur  langue 
contre  la  religion  chrétienne,  en  partie  par  une  arro- 
gance sotte,  en  partie  pour  complaire  à  leurs  peuples;  » 
ils  sont  des  apôtres.  S'inspirant  des  Justin,  des  Origène, 
des  Clément,  de  Philon  qui  cherche  à  concilier  la  Genèse 

\.  Voir  E.  Vacherot,  Hisloire  critique  de  l'école  d'Alexandrie,  Paris, 
1846-1851,  3  vol. 


l'académie    platonicienne.    LA    PENSÉE  115 

et  le  Tùnée,  deNuménius,  qui  veut  que  toute  la  théologie 
soit  enfermée  dans  les  dialogues  de  Platon,  Marsile 
demeure  prosterné  devant  tant  d'analogies  et  de  con- 
cordances qui  lui  paraissent  d'origine  surnaturelle. 
Et  ayant  arraché  Platon  à  l'histoire,  à  tout  ce  qui  l'ex- 
plique et  le  permet,  il  entoure  son  visage  d'une  auréole  K 
Platon  est  un  précurseur.  Platon  est  un  apôtre.  FMaton 
est  Dieu  et  ses  mystères  sont  divins.  «Notre  Platon, 
s'écrie-t-il,  avec  des  raisons  pythagoriques  et  socra- 
tiques, suit  la  loi  de  Moïse  et  prédit  la  loi  du  Christ!  » 
«  Notre  Platon  n'est  rien  autre  qu'un  Moïse  qui  parle 
la  langue  attique  !  »  Et  s'il  n'alluma  point,  comme  le 
prétend  la  légende,  un  cierge  devant  son  image,  il  fait 
plus;  il  le  prêche  dans  l'église  des  Angeli  de  Florence: 
«...  Au  milieu  de  cette  église,  nous  voulons  exposer 
la  philosophie  religieuse  de  notre  Platon.  Nous  voulons 
contempler  la  vérité  divine  dans  ce  séjour  des  Anges. 
Entrons-y,  très  chers  frères,  avec  un  esprit  pur^...  » 


I 


III 


A  l'œuvre  de  Marsile  Ficin  s'ajoute  l'œuvre  de  Pic 
de  la  Mirandole.  La  tâche  de  Marsile  avait  été  de  récon- 
cilier Platon  et  Jésus  ;  la  tùche  de  Pic  sera  de  réconci- 
lier, avec  Platon  et  Jésus,  Aristote  d'abord,  et  au-delà 
d'Aristote,  toutes  les  philosophies. 

L'Italie  savante,  en  dépit  de  son  culte  pour  celui 
qu'elle  dénommait  «  le  prince  des  philosophes  »,  n'avait 
point  abandonné  Aristote  qui,  rétabli  dans  sa  pureté 
antique,  lui  représente  un  maître  au  môme  titre  que 
Platon. 

1.  Passirn.  Voir  en  particulier  toute  la  lettre  où  Marsile  explique  à 
Braccio  Martello  l'accord  de  Moïse  et  Platon.  «  Quamobrem  qui  te, 
optime  Bracci,  ad  academiam  vocant,  non  tam  ad  platonicam  disci- 
plinam  quaiu  ad  legem  mosaïcam  exhortantur.  »  Ep.,  p.  866. 

2.  «  Nos  igitur  antiquorum  sapientum  vestigia  pro  viribus  obser- 
vantes religiosam  Platonis  nostri  Philosophiam  in  hac  média  prose- 
quemur  ecclesia.  In  his  sedibus  Angelorum  divinam  contemplabimur 
veritateni.  Verum,  o  dilectissimi  fralres,  candidis  omnino  mentibus 
bas  sedes  ingrediamur...  »  P.  886. 


116  LE    QUATTROCENTO 

On  a  vu  que,  dès  le  début  du  Quattrocento,  Leonardo 
Bruni  traduit  VEÛiique,  la  Politique,  VEconomiqite 
d'Aristote  ;  que  Pallas  Slrozzi  emploie  ses  loisirs  d'exilé 
à  lire  et  pénétrer  Aristote  ;  que  le  pape  humaniste 
Nicolas  V  commet  aux  Grecs  Trapezunlios  et  Gaza  la 
traduction  d'Aristote,  que  Lauro  Quirino  explique  Aris- 
tote sur  la  place  publique  de  Venise.  Ermolao  Barbaro 
dépense  sa  vie  d'érudit  à  propager  Aristote  :  «  Bestoz 
bien  persuadés,  dit-il  aux  jeunes  gens  qu'il  réunit  dans 
son  palais,  qu'il  n'y  aura  pas  pour  vous  de  volupté 
plus  grande  que  d'avoir  Aristote  si  familier  que  vous  le 
puissiez  lire  sans  consulter  ses  commentateurs'.»  Dans 
l'asile  môme  du  platonisme,  à  Florence,  Argyropoulos, 
pourtant  gagné  à  Platon,  enseigne  publiquement 
Aristote;  Politien  lit  en  chaire  Y  Ethique,  VOrganon, 
les  Anahjtica  priora  et  les  Analytica  posterio7'a  d'Aris- 
tote; Marsilc  Ficin  considère  Aristote  comme  un  che- 
min à  Platon  :  «  Ceux-là  se  trompent  complètement  qui 
pensent  que  la  discipline  péripatétique  et  la  discipline 
platonique  sont  contraires,  parce  que  le  chemin  ne  peut 
pas  être  contraire  à  son  but'-.  »  La  guerre  n'est  déclarée 
qu'à  l'Aristote  du  moyen  âge  ;  et,  ici  encore,  malgré 
les  coups  que  lui  portent  un  Leonardo  Bruni,  un 
Lorenzo  Valla,  un  Ermolao  Barbaro,  cet  Aristote  n'est 
pas  complètement  di'trôné  ;  il  persiste  quand  môme; 
il  continue  dansle  Nord  de  l'Italie,  à  Bologne,  à  Ferrare, 
àVenise,  àPadoue,(le  grouperdesfervenlsoudesadoptes  ; 
et  à  Padoue,  Nicoletto  Vernia  de  Cliieti  enseigne  depuis 
1465  l'Aristote  d'Averroès^. 

Aussi  bien  Pic  de  la  .Miriin(!ole,né  dansle  Norddel'lla- 
lie,  étudiant  d»'  l't  rrarc  et  de  Padoue,  étudianlde  Paris,  a 

1.  n  llliid  i)cr«uasissiiniim  haltclolo.  niillam  voliis  tiiiijorcin  voliip- 
tateiii  fuliiriiiii  qnaiii  l'iiiii  iln  r.'iiiiiliiLrciii  h:il)cliitis  Arisloleleiii.  ut 
librus  nu»  leg«rc  coiiliiiotihT  «;l  iiioUeiisc  vulculis,  expositorilnis  non 
consultm.  »  I'oi.itikn,  0//e;v/,  I.   i(ii. 

2.  «  Krrjuit  omnino  i|ui  Pcriptileticain  disciplinam  Platonicœ  contra- 
riam  arbitranlur.  Via  si  (|iii(Jcni  leriiiino  contraria  cssc  non  potcst.  » 
Ep.  XII.  '.>;i2. 

3.  Voir  E.  Ilcnan,  Averroèa  et  l'averruisine,  Paris.  ISGO. 


l'académie    platonicienne.    LA    PENSÉE  117 

reçu  une  première  cullure  fortement  scolastique.  Il  a 
passé  six  ans  de  sa  jeunesse,  u  et  tant  de  veilles  qu'il  aurait 
peut-ôtre  pu  employer  h  se  faire  unnom  dansles  bonnes 
lettres*,»  avec  saint  Thomas,  avec  Jean  Scott,  avec 
Albert  le  Grand,  avec  Averroès.  Au  début,  au  moins,  il 
est  plus  que  péripatéticien,  il  est  averroïste*.  Et  lors- 
qu'arrivé  à  vingt  ans  à  Florence,  Marsile  lui  a  com- 
muniqué sa  ferveur  contagieuse  pour  celui  qu'il  appe- 
lait «  notre  Platon  »,  Marsile  n'est  point  arrivé  à  faire 
trahir  à  l'adolescent  le  maître  de  sa  jeunesse.  «  Si  je  me 
suis  éloigné  d'Aristote  pour  me  rapprocher  de  l'Aca- 
démie, écrit-il  àErmolao  Barbaro,  je  l'ai  fait  non  comme 
un  transfuge,  mais  comme  un  explorateur-^  »  Néanmoins 
Platon  lui  a  été  révélé,  et  il  ne  pourra  plus  désormais 
('chapper  au  prestige  de  celte  sagesse  radieuse. 

Alors  à  cet  esprit  hardi,  impatient  de  grandes  entre- 
prises, inquiet  de  nobles  conquêtes,  une  œuvre  sublime 
se  dévoile,  impérieuse  comme  un  devoir  :  réconcilier 
Aristote,  cet  Aristole  dont  il  a  été  nourri,  chez  lequel 
il  a  grandi,  qui  a  initié  son  âme  adolescente  à  la  vie 
supérieure  de  la  pensée,  avec  le  Platon  de  Marsile; 
étayer  l'édifice  de  Marsile  d'une  nouvelle  colonne,  et 
laquelle  !  ramener  l'édifice  de  Marsile  au  dessein 
préétabli  d'une  architecture  souveraine  ;  et  audacieuse- 
ment,  joyeusement,  avec  la  belle  confiance  de  la  jeu- 
nesse, il  écrit  au  sommet  de  ses  thèses  personnelles  : 
«  U  n'y  a  pas  de  question  naturelle  et  divine  où  Aris- 
tote et  Platon  ne  tombent  d'accord  sur  le  sens  et  la 
chose,  quoiqu'ils  semblent  différer  par  les  paroles^  » 

1.  «  Tantas  vigilias,  quibus  potuerim  in  bonis  lilteris  fortasse  non 
nihil  esse.  »  Pic  de  la  Mihandole,  Epist.  4. 

2.  Dans  une  lettre  qu'on  peut  fixer  à  l'année  1482,  Marsile  lui  écrit  : 
«  Magna  quidem  voluptate  me  alïecerunt  élégantes  litterœ  tuœ,  quod 
te  plane  jaui  eloquenteni  nostro  judicio  prœstat,  uiajori  vero  quod 
Penpateticuni  quoque  evasisse  significant,  maxima  denique  quod  pro- 
cul  dubio  Platonicum  pollicentur.  »  P.  858. 

3.  «  Diverti  nuper  ab  Aristotele  in  Academiam,  sed  non  transfuga, 
ut  inquit  ille,  veruin  explorator.  »  Pic  de  la  Mikandole,  Opéra,  epist.  22. 

4.  «  NuUuui  est  qutiîsitum  naturale  aut  divinuni  in  quo  Aristoteles  et 
Plato  sensu  et  re  non  conveniant,  quanivis  verbis  dissenlire  videantur.  » 
Pic  DE  la  MinANDOLE,  Opei'd,  Conclusiones,  p.  134. 


118  LE    QUATTROCENTO 

Telle  la  première  idée  de  Pic,  et  telle  l'idée  de  toute 
sa  vie,  car  cet  accord  qu'il  s'est  proposé,  «  qui  avait  été 
admis  par  beaucoup,  qui  n'avait  été  suffisamment  démon- 
tré par  personne,  ni  par  Boèce.  chez  les  Latins,  ni  par 
Simplicius  chez  les  Grecs,  ni  par  saint  Augustin,  ni 
par  Jean  le  Grammairien,  »  il  en  fait  la  tâche  principale 
de  son  œuvre'.  11  lui  destine  un  gros  livre,  la  Concordia 
Platonis  et  Aristotelis,  que lamort  l'empêche  d'accomplir. 
Et  il  la  parachève  dans  son  esprit  par  un  accord  encore 
plus  vaste.  Car,  lancé  dans  cette  voie,  cédantaux  impul- 
sions de  son  génie  mystique  et  aux  transports  d'un 
cœur  illuminé,  ilnepeut  pluss'arrôter,  et  il  faudra  qu'au- 
tour de  Platon,  d'Aristote  et  de  Jésus  unis  en  un  faisceau 
central,  il  groupe,  il  ramène  toutes  les  philosophies, 
toutes  les  religions  et  tous  les  «'Ailtes,  de  manière  qu'il 
n'y  ait  plus  des  sagesses  humaines,  mais  une  sagesse 
divine  et  que  l'histoire  de  l'intelligence  se  réduise  à 
l'histoire  de  la  révélation.  Son  titre  féodal  de  comte  de 
la  Concordia  semblait  le  prédestiner  à  cette  œuvre  : 
«  Il  n'est  pas  seulement  comte  de  la  Concorde,  s'écrie 
Marsile  en  un  de  ces  jeux  de  mots  qu'il  aimait,  il  en 
est  duc  [dux],  puisqu'il  réconcilie  les  Juifs  avec  les 
chrétiens,  les  péripatéticiens  avec  les  platoniciens,  les 
Grecs  avec  les  Latins.  » 

Marsile,  soit  qu'il  l'ait  pressentie  lui-môme,  soit  qu'il 
l'ait  consentie  à  son  jeune  ami,  admettait  l'idée.  «  Une 
philosophie  pieuse,  écrit-il,  naquit  chez  les  Perses  sous 
Zoroastre  et  chez  les  Egyptiens  sous  Mercure;  ensuite 
elle  fut  nourrie  chez  les  Thraces  sous  Orphée  et  sous 
Aglaophème;  peu  après  elle  se  développa  chez  les 
Grecsetchez  les  Italiens  sous  Pythagore  ;  enfin  eliefut 
formulée  chez  les  Athéniens  par  le  divin  Platon,  dont 
les  voiles  furent  soulevés  par  Plotin  qui,  le  premier  et 
le  seul,  comprit  divinement  les  secrets  des  anciens'.  » 

i.  «  PropoBilimus  primo  Platonis  Aris((itclisr|ue  concordiam  a  multis 
anle  hm-,  crcditam,  a  tuMiiin»;  salis  probaluiii.  »  Ih.  ApoioKÏ»,  P-  ^i- 
îi.  «  Fuctuin  cit  ut  pia  quu;dam  Philosophiu  quondain  et  apud  Persai 


l'académie   platonicienne.    LA    PENSÉE  119 

Mais  Marsile  n'était  pas  de  taille  à  démontrer  une 
vérité  aussi  transcendentale,  lui  qui  ne  connaissait 
l'Orient  qu'à  travers  Platon  et  les  néo-platoniciens. 

Au  contraire,  Pic  de  la  Mirandole  est  un  véritable 
orientaliste.  Continuant  la  tradition  que  le  vieux 
Gianozzo  Manetti  avait  initiée  à  Florence  et  mettant  h 
profit  l'industrie  des  Juifs  chassés  de  Sicile,  qui,  en  1482, 
lui  ont  apporté  des  leçons  et  des  écritures  mysté- 
rieuses. Pic  de  la  Mirandole  a  appris  avec  les  Mithri- 
date,  les  Elia  delMedigo,  les  Alemanno,  non  seulement 
l'hébreu,  mais  les  éléments  de  l'arabe  et  du  chal- 
daïque^  Il  a  lu  tout  ce  qu'on  pouvait  lire,  dévorant 
les  volumes  à  la  journée  et  les  convertissant,  selon  le 
mot  de  Marsile,  «  non  en  cendres,  mais  en  lumière^  ». 
Les  questions  dialectiques,  morales,  physiques,  méta- 
physiques, théologiques,  magiques,  kabbalistiques  lui 
sont  familières.  Albert  le  Grand,  saint  Thomas,  saint 
Maron,  Henri  de  Gand,  Egidio  Romano,  Averroôs,  Avi- 
cenne,  Alfarabius,  Isaac  de  Narbonne,  Aburamon, 
Moïse,  Mahomet,  Avempaten,  Théophraste,  Ammonius, 
Simplicius,  Alexandre  d'Aphrodisias,  Thémiste,  Plotin, 
Porphyre,  Jamblique,  Mercure,  pour  citer  son  ordre, 
ont  peuplé  sa  jeunesse.  Tous  les  âges  et  toutes  les  cul- 
tures, tous  les  docteurs,  tous  les  prophètes  et  tous  les 
mages  sollicitèrent  sa  curiosité.  Il  s'est  plongé  dans  la 
science  des  nombres.  Il  s'est  plongé  dans  la  Kabbale, 

sub  Zoroastre  et  apud  ^gj'ptios  sub  Mercurio  nasceretur,  utrobique 
sibiseniet  consona.  >futriretur  deinde  apud  Thraces  sub  Orpheo  atque 
Aglaophemo.  Adolesceret  quoque  mox  Pythagora  apud  Graecos  et  Italos. 
Tandem  vero  a  divo  Platone  comsummaretur  Athenis...  Plotinus  taa- 
dem  his  Theologiam  velaminibus  enudavit  primusque  et  solus.  »  FiciN, 
Epist.,  p.  871. 

1.  Sur  les  maîtres  hébreux  de  Pic  de  la  Mirandole,  voir  J.  Perles, 
Revue  des  études  juives,  XII,  244.  —  M.  Schwab,  Annales  de  philosophie 
chrétienne,  XVI,  336.  —  Ragnisco,  AUi  e  Memorie  delVAc.  di  Padova, 
VII,  293. 

2.  «  Non  contentus  ego,  prœter  communes  doctrinas,  multa  de  Mer- 
curii  Trimegisti  prisca  theologia,  multa  de  Chaldœorum,  de  PythagoraB 
disciplinis,  multa  de  secretioribus  HebruBorum  addidisse  mysteriis  ; 
plurima  quoque  per  nos  inventa  et  meditata  de  naturalibus  et  diviais 
rébus  disputanda  proposuimus.  »  Pic  de  la  Mirandole,  Opéra,  Apo- 
logia,  p.  14. 


120  LE    QUATTROCENTO 

qui  lai  fut  révélée  avant  qu'il  eût  atteint  l'âge  fatal  de 
quarante  ans,  qui  permettait  de  l'aborder.  Il  s'est  plongé 
dans  la  magie,  non  dans  la  fausse  magie  des  démons, 
mais  dans  la  magie  véritable  de  Pythagore,  d'Empé- 
docle,  de  Démocrite,  de  Platon,  de  Plotin,  d'Alchin- 
dus,  de  Roger  Bacon,  de  Guillaume  de  Paris,  qui  est 
la  consommation  de  la  philosophie  naturelle,  que 
Zoroastre  appelle  la  science  du  divin,  que  les  rois 
Perses  enseignent  à  leurs  enfants,  qu'Homère  dissi- 
mule sous  les  fables  de  l'ingénieux  Ulysse^  Il  lui 
appartient  donc,  ainsi  préparé  par  son  érudition  et  son 
génie,  de  mettre  à  exécution  la  synthèse  qu'a  peut-ôlre 
entrevue  Marsile.  Et  il  s'y  essaie  dans  ses  neuf  cents 
conclusions  ou  thèses,  qu'à  l'âge  de  vingt-quatre  ans 
il  veut  proclamer  devant  le  monde  et  qu'il  n'aurait 
fait  qu'illustrer  et  compléter  sa  vie  durant,  si  la  mort 
ne  l'avait  arraché,  sept  ans  plus  tard,  à  sa  table  de 
travail-. 

Tout  s'accorde,  se  concilie,  se  joint  et  se  soutient. 
L'arithmétique,  la  magie,  la  Kabbale  affirment  Christ 
aussi  bien  que  les  mystères  de  Platon  et  les  récits  des 
Evangiles^.  Et  comme,  par  l'arithmétique,  Pic  de  la 
Mirandole  avait  établi  l'existence  de  Dieu,  la  cause  des 
causes,  le  siège  du  bonheur  et  l'opinion  la  plus  véri- 
dique  entre  celle  d'Arryen,  de  Sabellius,  d'Eucliph  et 
de  Rome,  sur  le  dogme  de  la  Trinité,  dans  la  Kabbale^ 
il  trouve,  avec  ce  même  dogme,  l'incarnation  du 
Verbe,  la  divinité  du  Messie,  le  péché  originel,  le 
rachat,  la  chute  des  démons,  l'ordre  des  anges,  la 
Jérusalem  céleste,  le  Purgatoire  et  l'Enfer*.  Jésus  y 
apparaît  comme  celui  qui  unit  toutes  les  choses  dans 

1.  «  Altéra  magia  nihil  est  nliud,  cum  bene  exploratur,  quani  natu- 
ralis  philosophiui  absoliita  (-(msuniatio.  »  Apologia,  p.  15. 

2.  Loncluatones  iiongenlue  in  omni  f/enere  scienliarum.  Quatre  cents 
de  cea  thèses  «ont  selon  la  doctrine  (i'auttui  ;  cinq  cents  relèvent  do  sa 
doctrine  perRonnelle. 

3.  Quti-<*li(ineR  ad  qiia»  pollicctiir  se  per  numéros  responsuruin.  — 
Conclusionfs  magirm  numéro  XXXVI  sccundum  opinioncm  propriam. 
—  Conchmiones  cabalit>tica!  necundum  opinionem  propriam. 

4.  Apologia,  p.  1.'). 


l'académie    platonicienne.    —    LA    PENSÉE  121 

le  Père,  et  par  qui  tout  est  fait,  et  de  qui  tout  devient,, 
et  en  qui  tout  sabbatise.  La  Kabbale,  qui  prouve  l'inu- 
tilité de  la  circoncision,  renferme  le  secret  des  cinquante 
portes  de  l'intelligence,  de  la  millième  génération  et 
du  règne  de  tous  les  siècles.  Elle  fournit  des  raisons, 
de  croire  aux  incrédules  :  «  Non  seulement  ceux  qui 
nient  la  Sainte  Trinité,  mais  ceux  qui  la  conçoivent 
d'une  manière  diverse  de  l'Eglise,  peuvent  être  mani- 
festement rédargués  par  les  principes  de  la  Kabbale  '.  » 
Elle  convainc  les  Juifs  contre  eux-mêmes  :  «  Les  eiïets 
qui  ont  accompagné  la  mort  du  Christ  devraient  per- 
suader à  chaque  kabbaliste  que  Jésus  de  Nazareth  est  le 
vrai  Messie-.  »  Les  balbutiements  obscurs  des  origines 
fabuleuses,  les  traditions  orales  que  les  âges  se  sont 
transmises  à  l'oreille,  les  longues  méditations  pour- 
suivies au  désert  sous  les  lentes  de  poil  de  chameau, 
les  initiations  supérieures,  les  révélations  des  Tabor 
et  des  Sinaï,  les  sagesses  qui,  le  long  de  l'humanité  en 
marche,  se  sont  succédées,  des  porteurs  de  turbans  aux 
porteurs  de  bonnets  carrés,  s'appellent,  se  répondent,, 
s'accouplent,  se  marient,  et  par  voies  ouvertes  ou 
cachéos,  à  leur  insu  ou  sciemment,  aboutissent  au  même 
but  et  concluent  à  la  môme  vérité.  Et  cette  vérité  est 
Jésus.  Jésus  s'est  révélé  de  tout  temps,  comme  la  Pal- 
las  d'Orphée,  l'Esprit  paternel  de  Zoroastre,  le  Fils  de 
Dieu  de  Mercure,  la  Sagesse  de  Pythagore,  la  Sphère 
intelligible  de  Parménide,  le  Verbe  de  Platon.  Emporté 
dans  un  élan  de  ferveur  mystique,  Pic  de  la  Mirandole 
plane  au  sommet  de  l'Univers  de  l'intelligence  qu'il  sai- 
sit d'un  seul  regard  et,  pour  ainsi  parler,  à  vol  d'oiseau. 
Il  assiste  de  haut  et  de  loin  à  l'histoire  des  idées,  aux 
liaisons  étroites  d'où  elles  naissent,  aux  emprunts  cons- 
tants dont  elles  vivent.  Il  s'est  élevé  à  cette  hauteur, 

1.  «  Non  solutn  qui  negant  Trinitateiu,  sed  qui  alio  modo  earn  ponunt 
quam  ponat  catholica  ecclesia  redargui  possunt  manifeste  si  admit- 
tantur  principia  Cabala;.  » 

2.  «  Effectus  qui  sunt  sequuti  post  mortem  Christi  debent  convincere 
quemlibet  Cabalistam,  quou  Jésus  Nazarenus  fuit  verus  Messias.  » 


122  LE    QUATTROCENTO 

OÙ  tous  les  contrastes  s'atténuent,  où  tous  les  dispa- 
rates se  fondent,  où  toutes  les  divergences  dispa- 
raissent et  où  l'on  ne  voit  plus  que  les  harmonies,  les 
analogies,  les  identités.  Et,  ému  de  tant  de  voix  qui 
s'unissent,  de  tant  de  couleurs  qui  se  marient,  de  cette 
symphonie  éternelle  et  universelle  qui  monte  du  chœur 
de  l'humanité,  dans  l'extase  de  la  cime  et  l'épouvante 
du  buisson  ardent,  lui-même  tombe  à  genoux. 

IV 

La  pensée  de  l'Académie  platonicienne  est  donc  une 
pensée  de  synthèse.  Sa  méthode  consiste  dans  l'emploi 
érigé  en  système  d'une  herméneutique  sabtile. 

Il  n'y  a  là  rien  d'inédit.  La  pratique  du  symbolisme 
était  d'un  usage  courant  dans  l'école  d'Alexandrie,  où 
nous  voyons  entre  autres  Origène  donner  une  explication 
toute  symbolique  de  l'Ecriture.  Des  œuvres  des  Pères 
grecs,  elle  avait  passé  dans  les  écrits  dos  docteurs  latins 
et  dans  l'enseignement  de  la  théologie  italienne,  dont 
elle  constitue  une  véritable  méthode  ^  La  quadruple 
interprélation  littérale,  allégorique,  tropologique  et 
anagogique,  si  nettement  exposée  par  saint  Augustin, 
était  admise  par  chacun. 

Littera  gesla  docet,  quid  credas  Allegoria, 
Moralis  quid  agas,  que  tendas  Anagogia, 

enseignaient  les  vers  de  l'école.  Dante  était  demeuré 
fidèle  à  ces  principes;  Savonarole  les  appliquait  tou- 
jours^;  et,  comme  nous  l'avons  vu,  les  humanistes  les 

1.  Léon  Dorez,  Giornale  storico  délia  letteratura  italiana,  Turin, 
1899,  p.  :n9. 

2.  Savonarole  Houniet  à  une  quintuple  interprétation  chaque  passage 
de  l'Ecriture.  Voir  les  notes  marginales  de  sa  Bible  de  1492.  Il  disait 
encore  :  «  Diclis  qua;  aperta  crediiuus,  cuni  interjecta  aliqua  inveniuius, 
qua-ri  quibusdain  slitiiuiis  pungiuiur  ut  ad  aliqua  altioraintclligendum 
vigilcniUH  :  et  tune  obscurius  pcriala  sentiainus  ea  etiam  quai  aperta 
pulaviniuH.  »  l'anquale  Villari,  La  sloria  di  Girolumo  Savonarola^  Flo- 
rence, 1887,  2  vol.,  I,  p.  131. 


l'académie    platonicienne.    LA    PENSÉE  123 

avaient  introduits  ou  plutôt  conservés  dans  l'interpréta- 
tion de  l'antiquité  profane.  Nourris  des  Pères  d'Alexan- 
drie, des  docteurs  du  moyen  âg^e,  de  l'humanisme  con- 
temporain, les  néo-platoniciens  de  Florence  ne  font  donc 
qu'employer  un  système  universellement  adopté  autour 
d'eux.  A  tant  d'exemples  qui  les  y  poussent.  Pic  de 
la  Mirandole  joint  l'autorité  suprême  de  la  Kabbale  qui 
reconnaît  trois  modes  d'interprétation  :  la  themurah^  la 
notaricon  et  la  g&matria. 

C'est  ainsi  que,  selon  eux,  les  temples  de  la  sagesse 
sont  gardés  par  des  Sphinx  ^  Tout  procède,  tout  a 
constamment  procédé  par  voie  de  symboles,  d'allégories, 
de  figures,  d'images,  de  signes.  Aucune  révélation  qui 
ne  soit  ésotérique.  Aucune  doctrine  qui  ne  soit  hermé- 
tique. Aucune  poésie  qui  no  soit  mystérieuse.  Il  n'y  a 
point  de  sens  vulgaire  et  littéral.  Rien  n'est  dit  propre- 
ment et  directement.  Les  vérités  splendides  demeurent 
occultes  et  secrètes,  enfouies  qu'elles  sont  derrière  des 
écorces  rugueuses  et  des  masques  grossiers.  «  Celui  qui 
voit  seulement  les  choses  dans  leur  superficie,  prétend 
Marsile,  ne  voit  que  des  ombres  et  des  rêves  ^  »  ;  et  pour 
consoler  Verino  de  la  mort  de  son  fils,  il  lui  écrit  : 
«  Tout  n'est  que  fiction  dans  ce  bas  monde.  Les  morts 
et  les  naissances  sont  feintes  ».  Selon  Pic  de  la  Miran- 
dole, les  conducteurs  de  peuples,  comme  les  fondateurs 
de  systèmes  et  les  révélateurs  de  beauté,  se  sont  plies 
au  précepte  de  Pythagore  qui  a  dit  :  «  Tu  éviteras  les 
voies  populaires,  tu  iras  par  des  routes  peu  connues.  » 
Moïse  apparaît  si  rude  et  si  gauche,  parce  qu'il  obéit  à 
ce  principe,  qui  veut  qu'on  parle  des  choses  divines  à 
mots  couverts  :  la  tourbe  d'Israël,  faite  de  tailleurs,  de 
cuisiniers,  de  bouchers,  de  pâtres,  d'esclaves  et  de 
servantes,    n'aurait    pu    supporter    le   fardeau    d'une 

1.  «  Aeofyptiorum  templis  insculptae  sphynges  hoc  admonebant  ut 
mystica  dogiiiata  per  enigmatum  nodos  a  profana  multitudine  inviolata 
custodirentur.  »  Pic.  oe  la  Mikandole,  Opet'a,  Apologia,  p.  14. 

2.  «  Qui  superficiem  aspicit  umbras  tantum  videt  et  somnia.  »  FiciN, 
Epist.  1,  p.  660. 


124  LE    OLATTROCENTO 

sagesse  aussi  grandiose  *.  Platon  recouvre  sa  pensée 
tliéologique  d'une  telle  enveloppe  d'énigmes,  de  fables, 
d'images  mathématiques,  de  significations  obscures  et 
lointaines  qu'il  avoue  dans  ses  lettres  que  personne  ne 
l'entendra'.  Aristote  dissimule  sous  l'apparence  de  la 
spéculation  la  divine  philosophie  que  les  anciens  poètes 
avaient  cachée  sous  des  fables,  et  il  l'obscurcit  comme 
à  plaisir  par  la  brièveté  de  son  style.  Jésus  n'a  point  écrit, 
il  n'a  fait  que  prêcher,  et  en  prêchant  aux  foules  il  a  usé 
de  paraboles,  d'images,  d'allégories;  ce  n'est  qu'à  ses 
disciples,  comme  nous  l'apprend  Origène,  qu'il  révéla  ses 
mystères,  et  ces  mêmes  disciples,  comme  nous  l'apprend 
Denys  l'Aréopagite,  durent  s'engager  formellement  à 
n'en  rien  confier  à  l'Ecriture,  mais  à  les  transmettre 
oralement,  de  la  bouche  à  la  bouche.  Mathieu  n'a 
dévoilé  que  ce  qui  regarde  l'humanité  de  Christ. 
Jean  a  commencé  par  garder  le  silence.  Paul  a  refusé 
aux  Corinthiens  la  nourriture  spirituelle.  Denys  l'Aréo- 
pagite l'a  engagé  à  poursuivre  dans  ce  dessein.  Sou- 
lever ces  voiles!  percer  ces  enveloppes!  lever  ces 
masques!  forcer  les  secrets,  les  énigmes  et  les  sphinx! 
Et  lorsque  Pythagore  enseigne  :  «  Tu  n'urineras  pas 
contre  le  soleil  et  tu  ne  tailleras  point  tes  ongles  au 
milieu  des  sacrifices  »,  comprendre  que  cotte  sentence 
signifie  :  «  Après  avoir  rejeté  le  flot  surabondant  de 
nos  appétences  et  de  nos  voluptés  et  avoir  taillé,  comme 
des  rognures  d'ongles,  les  proéminences  aiguës  de  notre 
colère  et  les  aiguillons  de  notre  àme,  commençons  à 
assister  aux  mystères  sacrés  de  Dacchus  dont  le  soleil 
est  h  bon  droit  appelé  le  père  et  le  chef,  et  tournons-y 
notre  contemplation-'!  »  C'est  dans  ce  sens  que  Marsile 

1.  «  Turba  omnis  israelitica,  sartores,  coci,  maceliarii,  opiliuneSr 
•ervi,  ancillu;.  »  Pic,  lleptaplus,  Proemiiim. 

2.  «  l'Iuto  noster  ita  in  volucris  cnigmatiim  fabularuin  velamine, 
matliciiifiti<-i.s  iiiwiKinibus  et  subuscuris  recedenliuin  scnsuiiin  indiciis 
Hua  dof<iiiata  occiiltavit,  ul  el  ipso  dixerit  ia  epislolis  nciniiieiii  ex  liis 
(jufe  «cripserit  Hiiaiii  sententiaiii  de  divinis  aperte  intellectiiruiu.  »  Ib, 

'A.  «  Scd  poBlqiiaiii  pcr  tiioralein  et  siipcrniieiitiiiin  voluplalutn  thixas 
cminxcrimus,  appetentiua  et    uiiguiuiu  pi-uesegtuiua  quasi  aculus  iroî 


l'académie    platonicienne,    LA    PENSÉE  i25 

Ficin  compose  son  Livra  cf  Amour  ou  commentaire  au 
banquet  de  Platon  ;  que  Gristoforo  Landino  compose  ses 
Disputalions  des  Camaldule^ ;  et  que  Pic  de  la  Miran- 
dole  compose  son  Heptaplus.  Il  rêvait  plus  :  une  Théo- 
logie poétique  où  il  aurait  montré  que  les  poètes  pro- 
fanes ne  sont  rien  d'autre  que  de  savants  théologiens  ^ 
Le  Livre  d'Amour  de  Marsile  soumet  le  Sijmposion  de 
Platon  à  la  torture  d'une  telle  exégèse  que  la  pensée 
lumineuse  du  maître  de  l'Académie  y  devient  mécon- 
naissable. Socrate  meurt  sous  les  coups  qu'on  lui  porte 
pour  découvrir  l'image  du  Dieu  que,  comme  un  Pan, 
il  cachait  dans  son  cœur^.  Selon  les  neuf  platoniciens 
réunis  à  diner  dans  la  villa  de  Garoggi,  les  interlocuteurs 
du  dialogue  de  Platon,  —  Phèdre,  Pausanias,  Eryxi- 
maque,  Aristophane,  Agathon,  Socrate  et  Alcibiade,  —  se 
concilient,  se  complètent  et  apportent  chacun  des 
témoignages  égaux  de  valeur,  Ouand  Phèdre  dit  que 
l'Amour  est  né  du  Chaos,  cela  signifie,  d'après  Gio- 
vanni Gavalcanti,  qu'au  temps  où  les  âmes  des  anges 
n'avaient  pas  été  conçues  par  la  raison  divine,  le  Chaos, 
ou  monde  sans  forme,  était  animé  d'un  grand  désir  pour 
la  forme.  Los  deux  Vénus  ouranienne  et  terrestre,  que 
distingue  Pausanias,  représentent  à  Giovanni  Gavalcanti 
Tune  la  fille  de  Dieu,  née  sans  mère  parce  que,  par 
mère,  les  physiciens  entendent  la  matière,  l'autre  la 
fille  de  la  matière  et  la  vertu  de  lYime;  la  Vénus  oura- 
nienne inspire  lacontemplation  de  la  beauté  de  l'âme; 
la  Vénus  terrestre  inspire  le  désir  d'engendrer  une  telle 
beauté.  Dans  l'apologue  d'Aristophane,  Gristoforo  Lan- 
dino découvre  le  péché  originel.  Selon  Gristoforo  Lan- 
dino, l'homme  primitif  d'Aristophane  indique  Tàme,  qui 

proininentias  et  aniinorum  aciileo  resecueriraus,  tum  demum  sacris,  id 
est,  de  quibiis  uientioneiu  fecimus  Bachi  mysteriis  interesse  et  ciijus 
paler  ac  dux  sol  merito  sol  dicitur,  nostru3  contemplationi  vocare  inci- 
piainus.  » 

1.  «  Ilomerus  quem  ut  omnes  alias  sapientias  ita  hanc  quoque  sub 
suis  Ulixis  erroribus  dissimulasse,  in  poetica  nostra  theologia  ali- 
quando  probabimus.  »  Apologia,  p.  15. 

2.  In  conviviuui  Platonis  de  amore  commentarium.  Ficin,  Opéra,  II, 
p.  1321. 


126  LE    QUATTROCENTO 

avait  reçu  à  l'origine  deux  lumières,  l'une  à  elle  propre^ 
l'autre  venant  de  Dieu;  pour  avoir  cru  se  suffire  à  elle- 
même,  l'àme  fut  privée  de  la  lumière  de  Dieu,  et 
mourut  dans  le  corps;  mais,  en  vertu  du  reste  de 
lumière  qu'elle  contient  encore,  elle  désire  retournera 
son  premier  état,  se  réintégrer  et  s'accomplir.  La  beauté 
et  la  bonté,  qu'Agathon  attribue  à  l'Amour,  le  plus 
heureux  des  dieux,  sont  pour  Carlo  Marsuppini  une 
seule  et  même  chose,  la  splendeur  du  visage  divin 
qu'illumine  le  monde  en  se  réfléchissant  dans  trois 
miroirs,  l'ange,  l'àme  et  le  monde.  Enfin,  pour  Tom- 
maso  Benci,  le  démon  de  Diotime  devientl'ange  de  Denys 
l'Aréopagite.  Le  démon  Amour  est  né  dans  le  jardin  de 
Jupiter,  qui  est  la  fécondité  de  l'esprit  évangélique,  de 
Poros,qui  est  la  raison  de  Dieu,  et  de  Penia,  qui  est  le 
principe  de  la  privation;  de  par  sa  mère.  Amour  est 
sans  maison  (la  maison  de  la  pensée  humaine  est  l'àme), 
il  dort  à  la  porte  (les  yeux  et  les  oreilles  sont  la  porte 
de  l'âme),  il  gît  sur  la  route  (la  beauté  du  corps  est  la 
route  de  la  beauté  de  l'âme);  de  par  son  père  Amour,  est 
astucieux,  sagace,  industrieux,  prudent,  philosophe, 
civil,  audacieux,  véhément,  éloquent,  sophiste  et  mage. 
La  dialectique  de  la  femme  de  Mantinée  se  transforme  en 
ascension  du  corps  à  l'âme,  de  l'âme  à  l'ange,  de  l'ange 
à  Dieu.  Dieu  est  la  lin  suprême.  En  l'aimant,  nous 
aimons  les  corps  ombres  de  Dieu,  les  âmes  ressem- 
blances de  Dieu,  les  anges  images  de  Dieu, 

Dans  les  Disjmlafiones  caynaldiilenses  de  Gristoforo 
Landino,  Leone-Batlista  Alberti  commente,  selon  une 
méthode  semblable,  les  six  premiers  livres  de  VEnéide 
de  Virgile ^  Les  voyages  qui  amèneront  Enée  jusque 
dans  l'Italie,  qui  représente  la  vraie  sagesse,  symbolisent 
l'ascension  graduelle  du  terrestre  à  la  contemplation  de 
la  pure  divinité,  (^'est  la  Vénus  ouranienne  qui  conduit 
Enée  aspirant  à  la  beauté  divine,  tandis  que  c'est  la 
Vénus  lernîstre  (|ui  conduit  Paris  obéissant  encore  aux 

1.  I.AMiiMO,  Cumaldulensium  dispululumein  opus,  l'uris,  loll. 


l'académie    platonicienne.    LA    PENSÉE  127 

impulsions  basses.  Pârismeurt  àTroie,  soitdans  la  jeu- 
nesse dominée  parles  sens.  La  lutte  d'Anchise  et  d'Enée 
représente  le  combat  engagé  entre  la  sensualité  et  l'âme. 
La  Thrace,  où  s'arrête  Enée,  est  la  cupidité.  Junon  est 
l'ambition  ennemie  ;  Didon,  la  vie  active  ;  le  voyage  à 
Garthage,  la  diversion  de  la  vie  contemplative  à  la  vie 
active;  et  la  descente  aux  enfers  veut  enseigner  que 
l'esprit  doit  connaître  les  vices  et  s'en  purifier  avant 
d'atteindre  à  Dieu  •. 

Dans  VHeplap/us,  de  sepliformi  sex  dierum  geneseos 
enarratione,  Pic  de  la  Mirandole  interprète  sept  fois, 
dans  un  sens  toujours  diiïérent,  le  récit  de  la  Genèse^. 
Les  ténèbres  veulent  dire  la  privation;  la  lumière,  la 
forme  ;  les  eaux  et  la  terre,  la  substance  première  ; 
l'esprit  de  Dieu,  la  force  et  la  cause  efficiente.  A  cette 
herméneutique  courante,  il  joint  l'herméneutique  supé- 
rieure que  les  kabbalistes  appelaient  notaricon;  ainsi, 
avec  le  premier  mot  de  la  Bible ,  In jmnci/no ,  Pic  découvre 
la  raison  de  la  création  du  monde  et  des  choses,  car 
si,  prenant  une  à  une  chacune  des  lettres  de  ces  deux 
mots,  Inprincipio,  on  les  met  à  la  tôle  d'autres  mots 
hébreux,  on  aura  la  phrase  :  Pater  in  filio  et  per 
filium  principium  et  finem  siue  qiiietem  creavit^  caputy 
ignem^  et  fiindamentum  magni  hominis,  fœdere  bono. 
De  cette  façon  Pic  trouve  dans  la  Genèse  toute  l'histoire 
de  l'humanité,  les  différentes  puissances  de  l'homme, 
la  venue  du  Messie,  la  fondation  de  l'Eglise.  La  Genèse 
contient  les  secrets  de  la  nature  entière  ;  chaque  ouvrage 
de  la  nature  est  un  ouvrage  de  l'intelligence,  de  sorte 
que  l'histoire  de  la  nature  est  une  histoire  de  l'esprit 
divin.  Les  trois  parties  du  tabernacle  de  Moïse  corres- 
pondent aux  trois  mondes  :  le  Portique  au  monde  des 

1.  Cf.  BoccACE,  Genealogia  deorum,  XI V,  10.  —  Filelfo,  Epistolae, 
p.  2. 

2.  «Vide  quanti  laboris...  ut  non  uno  dumtaxat,  sed  septemplici 
sensu  a  capite  semper  novum  opus  exorsi  perpetuœ  et  impromiscuaj 
exposilionis  ordine  totam  hanc  mundi  creationem.  »  Pic  de  la  Miran- 
dole, lleplaplus,  Proemium. 


i28  LE    QUATTROCENTO 

éléments,  le  saint  lieu  au  monde  céleste,  le  très  saint 
lieu  au  monde  angélique  :  les  sept  branches  du  chan- 
delier signifient  les  sept  planètes.  L'homme  est  le 
quatrième  monde,  lien  du  terrestre  et  du  céleste  :  il 
est  corps,  c'est-à-dire  terre;  il  est  âme,  c'est-à-dire 
ciel,  il  est  à  la  fois  corps  et  àme,  soit  esprit,  c'est-à-dire 
lumière. 


La  pensée  de  l'Académie  platonicienne,  élaborant  des 
œuvres  de  ce  caractère,  était  condamni^e  h  n'avoir  pas 
de  lendemain. 

Son  herméneutique  échoue  dans  la  puérilité,  comme 
l'ontologie  métaphysique  qu'elle  dessine  se  résout  dans 
un  syncrétisme  incohérent  ^ .  Les  quelques  œuvres  qu'elle 
a  laissées  —  les  traités  et  les  lettres  de  Marsile,  les 
thèses  et  les  fragments  de  Pic,  les  Disputes  des  Canial- 
dulesâù  Landino,  la  Canzone  d'atnore  de  Benivieni,  le 
Libro  dellWmore  de  Marsile,  \ Altercazione  de  Laurent 
sontoubliées  :  d'aucunes  mômessont  demeurées  inédiles, 
comme  le  Livre  sur  tâme  de  Landino  et  le  poème  en  ter- 
zines  de  Nesi.  Elles  n'ont  enrichi  d'aucun  apport  l'hu- 
manité. Elles  n'ont  avancé  d'aucun  pas  la  science.  Elles 
n'ont  rien  initié,  ni  dans  une  philosophie  que  les  Alexan- 
drins avaient  fondée,  ni  dans  une  méthode  qui  apparte- 
nait au  domaine  courant.  La  Theologia  platonica,  qui  de 
meure  le  monument  et  le  br('viaire,  représente  moins 
qu'un  système  ordonné,  un  amas  et,  s'il  faut  tout  dire, 
un  ramassis. 

Néanmoins,  en  dépit  du  résultat,  il  faut  reconnaître 
l'effort,  et  cet  effort  est  d'une  ferveur  admirable.  S'il  est 

l.  Voir,  par  exemple,  chez  Marsile.  la  conipriniison  du  procès  de 
Socrutc  (!l  ne  la  [)assion  de  .lésus  :  «  Mitto  in  prii'scntiarn  trif,niita  iiiim- 
iriorutn  |)retiiiiii  de  Socrate  factum,  et  ipsius  Socratis  vaticinia,  vindic- 
tam  rpioqiie  divinitus  p(»»l  ejiis  neccm  subito  consecutinn  lotioueni, 
vespcri  paulo  antc  ohituiu  iustitiilaui  a  Surrale  exliorlalioncni(|ue  cjus 
ad  pietaleiii  lnira  cn'iia-.  Quid  (|n<t(l  in  eadoni  iiora  do  calice  al(|uc 
\>i:\ifi\\{V\i>i\v  et  in  ohilij  ipso  de  ijallo  (il  nicntio?  »  Kkin,  Epist.,  p.  808. 


l'académie    platonicienne.    LA    PENSÉE  129 

vrai  que  toute  contradiction  ne  se  résout  que  dans  un 
principe  supérieur,  Tâme  s'élève  d'autant.  Pour  la 
première  fois  depuis  Pétrarque,  nous  voyons  des  érudits 
qui  s'appliquent  à  penser  et  qui  sacrifient  à  cette  nou- 
vellediscipîine  leurpaix  intérieure.  Chez  eux  l'équilibre 
des  forces  mentales  commence  à  se  rompre;  la  santé 
de  l'esprit  reçoit  ses  premières  atteintes.  Marsile  est 
un  inquiet  qui  se  palpe,  se  cherche  et  se  regarde  au 
miroir  pour  se  trouver,  voudrait  savoir  ce  qu'il  ignore 
et  ne  veut  plus  connaître  ce  qu'il  sait,  irrésistiblement 
dégoûté  des  paroles  qu'il  a  dites,  des  livres  qu'il  a  com- 
posés'. Pic  a  pareillement  besoin  de  s'éviter  lui-môme  ; 
des  remords  le  travaillent;  des  incertitudes  le  poignent; 
son  écriture  s'est  gâtée  et  sa  paix  s'est  perdue.  Kt  La\i- 
rent  peut,  dans  SOS  S'y /w.sr/'awow;*,  peindrel'àged'or  «  où 
aucun  doute  ne  fatiguait  la  pensée  et  où,  sans  confusion, 
l'on  entendait  la  vérité'^  ».  «  Le  talent,  chante-t-il,  était 
alors  égal  au  désir,  et  l'envie  à  la  force  de  l'intelligence  ; 
l'homme  se  contentait  de  connaître  la  part  de  Dieu 
qu'il  peut  comprendre;  et  la  vaine  présomption  de  notre 
esprit  pervers  ne  doit  pas  monter  plus  haut,  ni  recher- 
cher d'un  soin  superflu  les  causes  que  la  nature  nous 
cache.  Aujourd'hui  notre  esprit  mortel  présume  qu'il 
y  a  un  bien  caché  auquel  il  aspire;  une  subtilité  vul- 
gaire aiguillonne  notre  désir  humain  et  ne  sait  plus 
comment  le  retenir  ;  c'est  pourquoi  notre  désir  s'irrite, 
c'est  pourquoi  notre  désir  se  plaint  que  l'esprit  a  trop 
de  lumière  en  supposant  ce  bien;  et,  s'il  ne  le  voit  pas, 
il  se  plaint  du  peu  qu'il  voit,  et  il  voit  qu'il  ne  voit  pas, 
et  il  demande  d'être  aveugle  ou  de  voir  tout  à  fait-^.  » 

1.  «  Forte  et  qiiod  scio  nolim,  et  quod  nescio  volo.  »  Ep.,  p.  751 
«  Quantum  ab  initio  studioruui  nieorum  mea  mihi  verba  scriptaque 
placebant  omnia,  tantum...  mea  mihi  omnia  displicent.  »  P.  766. 

2.  «  Non  dubbio  alcun,  non  fatica  ha  il  pensiero  ; 
Senza  confusïone  intende  il  vero.  » 

(Lai  RENT  DE  Médicis,  Opère,  Silva  IL) 

3.  «  Lo  inçegno  era  agguagliato  col  desio, 
La  voglia  colla  forza  dello  intendere  : 
Stavan  contenti  a  conoscer  di  Uio 

La  parte  che  ne  puote  l'uom  comprendere  : 

IL  » 


430  LE    QIATTKOCKNTO 

Mais  ce  malaise  moral  provient  d'une  noble  origine;  il 
est  le  supplice  de  F^rométliée,  u  l'inquiétude  née  du 
trop  savoir'  ». 

Aussi  faut-il  admirer  dans  ce  siècle  pratique,  à 
visées  courtes,  à  intérêts  immédiats,  ce  grand  souffle 
d'idéalisme  transcendantal,  qui  s'élève  d'un  vol  aussi 
pénible  que  courageux  au-dessus  du  monde  des  phé- 
nomènes. Et  la  conception  que  se  lait  l'Académie  dun 
univers  graduel,  harmonieux,  symphoniqne,  procédant 
par  degrés  successifs,  par  ordonnances  symétriques, 
par  séries  évolutives;  la  part  de  toute-puissance  et  de 
toute  beauté  qu'elle  accorde  à  l'àme  humaine,  seule 
réalité;  l'identilicalion  qu'elle  essaie  de  cette  âme  avec 
l'homme,  œuvre  de  Dieu,  reflet  de  Dieu,  centre,  lien, 
noyau  de  l'univers,  possibilité  suprême;  le  rôle  qu'elle 
donne  h  l'amour  ;  la  place  qu'elle  réserve  au  bien  ;  le 
culte,  passionné  et  panthéiste,  qu'elle  professe  pour  la 
divinité,  sont  de  vastes  idées,  aussi  généreuses  qu'im- 
prévues, dans  l'Italie  des  tyranneaux.  Depuis  trop  long- 
temps les  esprits  n'étaient  plus  préoccupés  de  «  ques- 
tions divines»;  les  platoniciens  de  Florence  en  sont 
agités  jusqu'à  la  sainte  déraison. 

Regardons  ces  hommes  qui,  sur  la  colline  idéale  oii 
tout  converge  et  s'associe,  dans  la  région  supérieure 
où  toute  contradiction  humaine  se  résout,  ont  franchi 
le  seuil  de  l'arche  trois  fois  sainte.  Ils  savent  ce  qui 
n'a  jamais  été  révélé  ;  ils  détiennent  le  secret  de  la  loi 
universelle  ;  ils  ont  été  élus  par  une  grâce  à  l'explication 

Ne  la  presunzïon  del  vano  e  rio 
Nostro  intelletto  dee  più  alto  ascendere; 
Né  ricercar  con  tanta  inutil  cura 
Le  cause  che  nasconde  a  rioi  natura. 

«  Oggi  il  niortal  ingegno  ])ur  présume 
Ensere  un  ben  ocrulto  &1  quale  aspira  : 
Move  l'uiiian  disio  il  basso  acume, 
Né  Irova  ove  feniiarlo  :  onde  s'adira 
E  duoisi  che  la  mente  ha  troppo  lume, 
Quel  ben  presupponendo  :  e  se  noi  mira, 
Si  duol  del  pono,  e  vedo  che  non  vedc; 
Ester  cieco  o  'l'Teder  perfetto  chicde.  »  Ib. 

1.  «  Dal  taper  troppo  nasce  inquietudine.  »  Ib. 


l'aCADKMIK    platonicienne.    LA    PENSÉE  131 

du  monde;  plus  que  des  (Tudils,  ce  sont  des  prêtres. 
Lii  science,  devenue  religion,  les  a  investis  d'un  carac- 
tère sacré.  Leurs  gestes  ressemblent  à  des  rites,  leurs 
cérémonies  à  des  sacrifices,  les  envolées  de  leur  âme 
mystique  à  des  cantiques  et  des  prières.  Ils  sont  les 
ofliciants  de  «  celte  même  et  unique  religion  ayant 
une  seule  âme,  un  seul  esprit  cl  un  seul  culte'  »,  dont 
G  'iiiiste  Pli'lhon  avait  annoncé  à  Trapezuntios  la  pro- 
chaine échéance.  Avant  Savonarole,  avant  Luther,  dans 
leur  sphère,  par  leurs  moyens,  ils  ont  tenté  de  toutes 
leurs  forces  éperdues  un  rapprochement  avec  Dieu.  Ils 
se  sont  arrachf'S  et  ils  ont  voulu  arracher  avec  eux  le 
monde  de  la  pensée  à  la  prison  de  la  terre  et  aux  men- 
songes du  corps.  11  ont  sacrifié  leur  joie  et  leur  santé 
à  proclamer  une  réalité  supérieure  et  à  s'élancer  d'un 
bond  à  sa  poursuite  dans  le  séjour  de  réternelle  beauté. 
Ils  ont  répandu  un  flot  d'adoration  sur  les  œuvres  de 
l'inlelligence.  Ils  ont  reconnu,  dès  les  origines  des  races, 
comme  une  sourde  végétation  de  Dieu.  Ils  ont  mis 
l'encens  et  la  myrrhe  aux  mains  des  Sibylles,  des 
pylh  )nisses  et  des  prophètes.  Ils  ont  proslerné  les  dieux 
de  l'Olympe  et  les  sphinx  des  vieux  temples  aux  pieds 
du  Crucifié.  Et  si,  parla  science  qu'ils  firent  divine,  ils 
ne  purent  imposer  le  Christ  à  la  pensée,  d'autres,  peut- 
être  permis  par  leur  échec,  viendront  qui,  parla  cons- 
cience, l'imposeront  à  la  conscience. 

i.  «  Audivi  ego  ipsum  Florentiœ  —  venit  eniin  ad  concilium  cum 
Graecis  —  asserenteni  unam  eamdemqiie  religionem  uno  aninio,  una 
mente,  una  pra>dicatione,  universum  orbem  paucis  post  annis  esse 
suscepturum.  » 


CHAPITRE  V 

l'hellénisme  italien 

Ses  œuvres:  les  lettres,  les  discours,  les  épigrammes.  —  Les  traduc- 
tions. —  Les  éditions  :  Aide  Manuce.  —  Déclin  des  études  grecques 
au  jvi*  siècle.  —  Les  grands  hellénistes  du  xvi'  siècle  ne  sont  plus 
Italiens.  —  Influence  de  Ihellénisme italien  sur  l'Europe  savante. 

On  a  vu  le  goiit  du  grec  naître  à  Florence,  envahir 
rilalie,  atteindre  à  Florence  son  maximum  de  bonheur, 
occuper  des  chaires,  susciter  une  culture,  réunir  l'Aca- 
démie platonicienne.  Il  est  temps  de  se  demander  ce 
qu'il  est  resté  d'une  passion  aussi  fervente  et  d'un 
mouvement  aussi  général. 

Tout  d'abord,  il  en  reste  des  œuvres.  Des  lettres  de 
Filelfo  aux  épigrammes  de  Politien,  nous  possédons 
toute  une  petite  littérature  grecque  d'Italie,  qui  pour 
n'être  pas  très  considérable,  remplirait  quand  môme  un 
volume.  Inédite  ou  publiée,  éparse  dans  les  œuvres 
latines  contemporaines,  composée  de  discours  pronon- 
cés en  des  occasions  solennelles,  de  lettres  échangées 
entre  savants,  d'inscriptions,  d'épigraphes,  d'épitaphes, 
de  madrigaux  et  de  légèretés,  elle  est  le  témoignage 
valide  de  la  facilité  avec  laquelle  l'Italie  s'assimila  la 
langue  et  le  génie  de  l'Attique. 

De  cette  littérature  un  peu  mince,  les  Epigrammes 
grecques  de  Politien,  publiées  en  1496  par  le  Florentin 
Zanobi  Acciajuoli,  quehfues  jours  avant  que  Zanobi 
entrât  dans  le  couvent  de  Savonarole,  représentent  sans 
contredit  le  fruit  le  plus  charmant.  Encore  enfant,  au 
milieu  des  promenades  et  des  repas,  Politien  impro- 
vise en  grec  ;  il  joue  et  il  s'amuse,  n'importe  comment, 
de  n'importe  quoi  ;  il  plaisante  à  propos  de  mouche- 


L  HELLÉNISME    ITALIEN  133 

rons,  chante  Vénus  Anadyomène,  félicite  V^arino  Favo- 
rino  pour  son  Thésaurus  Cornucopiœ^  blâme  Pic  de  la 
Mirandole  qui  brûla  ses  vers  d'amour;  il  décrit  un 
orgue,  met  une  inscription  sur  un  manuscrit  du  prince 
d'Urbin  ou  sur  le  cortile  des  Ciampolini  de  Rome, 
célèbre  au  hasard  de  l'occurrence  Argyropoulos,  Gaza, 
Chalcondylas,  Buoninsegni,  Toscanelli,  un  jeune  homme 
blond,  une  bouche  sale,  un  vieux  prêtre.  Alessandra 
Scala,  fille  du  chancelier  de  la  République,  a  récité 
dans  une  compagnie  VElech'e  de  Sophocle  :  aussitôt 
Politien  part  :  «  J'ai  trouvé,  j'ai  trouvé  celle  que  j'ai 
toujours  cherchée,  celle  que  je  priais  d'amour  et  dont 
je  rêvais,  la  vierge  immortelle  dont  le  génie  n'appar- 
tient pas  à  l'art,  mais  à  la  simple  nature,  la  vierge 
insigne  dans  l'un  et  l'autre  idiome,  excellente  dans  les 
chœurs,  excellente  sur  la  lyre  ^  »  Et  sur  le  même  ton, 
dans  le  même  mètre,  Alessandra  Scala  répond  à  Poli- 
tien  :  «  Rien  de  plus  éclatant  que  la  louange  d'un 
sage.  De  quelle  gloire  m'a  comblée  ton  éloge  !  Les  char- 
latans sont  nombreux,  mais  les  devins  sont  rares.  Tu 
m'as  trouvée,  dis-tu  :  non,  tu  ne  m'as  pas  trouvée,  tune 
m'as  pas  trouvée  môme  en  rêve.  Le  divin  poète  l'a  bien 
dit  :  un  dieu  nous  pousse  vers  ce  qui  nous  ressemble. 
Rien  de  plus  dissemblable  de  toi  qu'Alessandra.  Toi  tu 
répands  autant  de  flots  que  le  Danube.  En  plusieurs 
langues,  dans  la  grecque,  dans  la  romaine,  dans  la 
lydienne,  ta  gloire  repousse  les  ténèbres.  Les  astres, 
la  nature,  les  nombres,  les  lois,  les  médecins  t'appellent 
Alcide,  t'attirent  tour  à  tour.  Mais  mes  écrits  de  jeune 
fille,  mes  amusettes  comme  on  dit,  Bocchoris  les 
comparerait  aux  fleurs  et  à   la  rosée  2.  » 

1.  «    EÛpT)^'   E'jpYJx'^V    6ÎX0V,   T^V   êÇl^TEOV    OLtÛ, 

"IIv  r^TOuv  Tov  k'pwÔ',  rjv  xal  oveipoTtôXouv 
Ilapâivixv,  T,ç  xâ>,Xo;  àx-^parov,  r,;  ôye  y.ôujioî 

Oùy.  etï)  xéyyr.i;  iW  à.<ft\o\/i  çÛo-e<i>î' 
IlapôevtxYiv,  yXwTTTjTtv  èTr'â[jL(poTépY)<Tt  xo(Ji(ô(Tav, 

"EÇoj^ov  ev  Te  j^opot;,  à'So/ov  ëv  te  X-joy;.  » 

(Politien,  éd.  Del  L'ungo,  p.  200.) 

2.  «  O-JSÈv  àp'  r)v  aîvoto  irap'  £|Ji?po''^î  àvSpb;  àjAEtvov, 

Kâx  aéOsv  aivo;  âiJioi  y'o^o^  àetpe  xXÉo;. 


134  LE    QUATTROCENTO 

A  côté  de  pièces  semblables,  l'hellénisme  italien  a 
laissé  des  traductions  K 

Ces  innombrables  traductions,  qui  constituèrent  une 
des  branches  principales  de  l'activité  des  humanistes, 
furent  sévèrement  jugées  par  la  forte  critique  du 
xYi*"  siècle  et  par  la  philologie  allemande  contempo- 
raine :  on  n'est  plus  à  en  compter  les  erreurs,  à  en  rele- 
ver les  incorrections,  à  en  souligner  les  bévues  ;  les 
passages  difliciles  sont  suprimés;  des  périodes  entières, 
inventées  de  toutes  pièces,  sont  intercalées  dans  le 
texte;  jamais  la  physionomie  individuelle  de  l'écrivain 
n'est  respectée;  un  flot  continu  de  magniloquence  uni- 
forme la  submerge  et  la  noie.  Mais  ce  dont  Tàge 
moderne  fait  un  tort  à  l'humanisme  italien,  l'huma- 
nisme italien  le  revendiquait  précisément  comme  un 
mérite,  persuadé  qu'il  était  que  le  grec,  maître  du  latin, 
n'était  en  quelque  sorte  que  du  latin  supérieur.  Selon 
l'opinion  courante,  Homère  devait  avoir  chanté  avec 
plus  d'élégance,  Thucydide  raconté  avec  plus  de  brio, 
Démosthène  péroré  avec  plus  d'ampleur,  Platon  phi- 
losophé avec  plus  de  charme,  Aristole  disputé  avec  plus 
de  vigueur  que  les  auteurs  latins.  Le  monde  lettré 
recherchait  dans  le  grec  la  beauté,  une  beauté  latine 
idéale,  et  cette  beauté  représentait  la  condition  néces- 
saire, en  même  temps  que  la  condition  suffisante  de  ses 
travaux.  C'est  ainsi  qu'au  début  de  l'hellénisme,  Coluc- 
cio  Salutati  pense  que  le  jeune  Loschin'a  pas  besoin  de 

IIo).>.oi  Ôpto^iiAot,  TtaCpotôÉ  ■zt  |xivTi£{  ttiiv. 

Hu?î;  ;  i'p'  oOy  evpe;,  oJS'ovap  f,vTfaTa;. 
^•f,  yàtû  6  Oeïo;  aoiôô;'  riyei  Oeô;  èç  tôv  ojaoiov 

OCJev  'AÀïîivôpY)  ffo-3  8'àvo(xotoTepov 
'Li;  Tj  y'fjnoîix  Aavouôio;,  â*  ÇiJç^.y  |A£aov  f||iap 

Ka-IiOi;  in  cfi-ot.ir^'i ,  aÎTià  pÉeOpa  yiet;. 
•frwva:;  5'év  iCt.v.r.am  <7^-t  toi  /.aso;  y,sp'  èXaTrpet 

'K>.>.â3c,  'l'omaïx'^,  'Kgpaïxr,,  A\;5tr,. 
"A-irpa,  ç'jTi;,  <i'àpi(i[xol,  7toiT||iaTa,  xii'pSi;,  latpol 

'iV),xe!?-/iv  v.x'/.iti  n'  àvTt|X£Oï)./«i|Aîva. 
Tà|X3e  iï  Ttapûïvtxf,;  «iTtouîxTixaTa,  Trat'yvia  ça^f, 

H4y.yopi;  èÇttirot,  à'vOia  xal  8p<4toc  <o;.  » 

[Ib.,  p.  201.) 

I.  Dorinto  <;r.ivino,  .S'fl</7io  d'una  Slorin  dei  volffarizzamenli  (t'opère 
fjieclie  iiel  aiuolo  AT,  N/ipicH,  IK'JO. 


r.  IIKLLÉMSMf';    ITALIEN  135 

connaître  le  grec  pour  traduire  Homère  :  il  n'a  qu'à  se 
servir  de  la  version  littérale  du  calabrais  Léonce  Pilate, 
qu'il  rendra  plus  harmonieuse  en  coupant  d'exclama- 
tions et  d'interjections  les  périodes  trop  longues,  en 
retranchant  ici,  en  ajoutant  ailleurs  et  en  donnant  à 
tout  l'ensemble  nn  bel  ordre  et  une  belle  façon. 

Ce  qui  importe,  n'est  pas  la  fidéliti^,  mais  la  forme; 
le  point  essentiel  demeure  dans  le  style,  et  pourvu  que 
le  style  réponde  aux  conditions  d.;  nombre  et  d'élégance 
exigées,  on  s'inquiète  peu  des  vérités  doat  il  est  le 
véhicule.  «  Il  faut  souvent,  écrit  Valla,  mettre  de  coté 
le  caractère  grec  pour  en  imagiaer  un  nouveau;  il  faut 
inventer  des  ligures;  il  faut  obéir  au  nombre'.  »  Et 
ceci  nous  explique  comment  Poggio  peut  réduire  la 
Cy/o/j^V/iV' de  Xénophon  de  huit  livres  en  six,  comment 
Bruni,  oubliant  d'en  citer  les  auteurs,  nous  donne  les 
Commentaires  dp  F/iistoirf  grecque  de  Xénophon,  les 
Coniinentaires  de  In  première  guerre  punique  de  Polybe, 
la  Guerre  contre  le^  Gotlis  de  Procope,  comme  autant 
d'ouvrages  personnels,  et  comment  il  arrive  à  Trapezun- 
tios  de  corriger  dans  le  texte  les  idées  qui  lui  semblent 
déplaisantes. 

Imbus  de  pareilles  idées,  les  humanistes  d'Italie  ont 
néanmoins  rendu  service  à  la  cause  de  la  civilisation 
en  répandant  au  loin,  sous  une  forme  accessible  et  sé- 
duisante, la  pensée  grecque  oubliée.  Si  l'on  rétléchit 
aux  difficultés  presque  insurmontables  qui  semblaient 
empêcher  leur  tâche,  à  l'absence  des  lexiques,  à  la 
rareté  des  textes,  au  mauvais  état  de  conservation  de 
ces  textes;  si  l'on  se  rappelle,  en  outre,  qu'aucune 
besogne  pr.'paratoire  n'avait  été  accomplie,  qu'on  ne 
possédait  d'Homère  qu'une   version   comme   celle    de 

1.  «  Est  enim  relinquoiidiis  cliar.acter  ipseGriT>ciis,excogitandusnovu8, 
parieiidii-  lii,'ura!,  numeris  omniiio  serviondum.  »  Valla,  Opuscula  tria, 
m.  p.  138.  —  Diijfi  Chrysolor.ts  prohibait  la  traduction  littérale,  comme 
nous  l'apprend  A^japilci  Ceiici  :  «  Ferebat  Manuel,  homo  sine  ulla  dubi- 
tationc  divinus,  conversioneni  in  latinum  ad  verbum  minime  valere, 
nam  non  modo  absurdam  esse  asseverabat,  veruia  etiam  grœcam 
liiiguam  omnino  pervertere.  »  Gravino,  p.  39. 


136  LE   QUATTROCENTO 

Léonce  Pilate,  et  d'Aristote  qu'une  exégèse  comme  celle 
de  la  scolastique,  on  saura  gré  à  l'effort  tenace  de  ces 
premiers  hellénistes  qui,  à  force  de  patience,  donnèrent 
à  l'humanité,  sinon  une  notion  parfaite,  du  moins  une 
première  notion,  de  la  culture  de  la  Grèce.  Et  à  tout 
prendre,  la  traduction  deVIliade,  de  Politien,  les  traduc- 
tions de  Platon  et  de  Plotin  de  Marsile  sont  des  œuvres. 

Enfin,  l'hellénisme  italien  a  laissé  des  éditions. 

Gomme  nous  l'avons  dit,  c'est  Milan  qui  imprima, 
en  1476,  le  premier  livre  grec,  la  grammaire  de  Cons- 
tantin Lascaris.  «  J'ai  trouvé,  dit  Démétrius  de  Crète, 
qui  en  fondit  et  en  grava  les  caractères,  le  moyen 
d'imprimer  aussi  des  livres  grecs,  ce  qui  était  fort 
difficile,  en  raison  de  la  composition  si  variée  et  si  nom- 
breuse des  lettres  employées  en  grec  et  de  l'attention 
toute  particulière  qu'il  faut  apporter  aux  caractères 
portant  des  accents.  »  En  1480,  paraissent,  à  Milan,  Esope 
et  Théocrite  ;  en  1486,  paraît,  à  Milan,  la  Batrachomio- 
macliie;  en  1488,  paraît,  à  Florence,  Homère;  en  1493, 
paraît,  à  Milan,  Isocrate;  en  1494,  paraît,  à  Florence, 
V Anthologie  ;  en  1496,  paraît,  à  Florence,  Lucien. 

Un  nom  reste  attaché  à  cette  noble  entreprise,  celui 
d'Aide  Manuce.  «  Je  ne  saurais,  écrit  Niccolo  Lconiceno, 
assez  louer  Aide  Manuce  le  Romain,  dont  le  génie  est 
aussi  remarquable  que  le  savoir  et  qui,  par  son  indus- 
trie et  son  travail,  s'occupe  d'imprimer  en  volumes 
innombrables  toute  la  sagesse  des  Grecs,  leur  gram- 
maire, leur  poésie,  leur  éloquence,  jusqu'à  leur  méde- 
cine 2.  »  Sobre,  pauvre,  érudit,  cet  imprimeur,  qui  a 

\.  «  ...  iiônif  TToXXà  |i.àv  TÔ  Xo^tirtifô,  TtXerora  Se  t^  mlpa  6ia«ovi^(T«;, 
[i^'/.ii  evpov  w<rr'  ï'x*'^  ''"'  P('6Xou;  'K),AT)vtxâc  èvfjTtfrxrat,  xaV»  te  tt)v  tmv 
YpapipidtTtov  TAJVÔTiXïiv  7ro).AT|V  xal  7totxt).y,v  irap'  "IO.),r,iT(v  ojuav  xal  toÙ;  twv 
7tpoa<i>6i(î)v  rjTvouc  irepirr^v  ti  xal  o-jx  ô'iAyy]^  6e6|Jievov  oxé4'£i»);  ëj(0VTa.  » 
Firmin-Didot,  Alde-Mmiuce,  p.  37. 

'2.  «  Qiio  circa,  iiiinqiiam  satis  laiidari  possct  Aldus  Maniitius  Roma- 
nus,  vir  non  minore  ingenio  «jiiam  doctrina,  qui  sua  industria  atqiie 
iabore  omnein  Gruicoruni  sanienliam,  ffrumiuatiraui,  jioelicain,  ora- 
toriani,  phiiosophiarn,  et  inedicinaiii  eliaui  innuuicrosis  vuluniinibus 
curât  iiiipriinenda.  »  .Niccoi.o  Lkoniceno,  Lihellus  de  epidemia,  Venise, 
14'J7,  préface. 


L  HELLÉNISME    ITALIEN  137 

transformé  en  Académie  ses  ateliers,  ne  recule  devant 
aucune  fatigue,  ni  aucune  dépense  «  pour  déterrer, 
selon  les  paroles  d'Erasme,  ce  qui  est  enseveli,  suppléer 
à  ce  qui  manque,  corriger  ce  qui  est  fautif  ».  Il  emploie 
les  premiers  artistes  comme  les  premiers  érudits,  se 
montre  soucieux  du  moindre  détail,  d'érudition  comme 
de  typographie,  s'inquiète  d'un  accent  fautif,  comme 
de  l'encre,  du  papier,  de  la  reliure  de  ses  livres;  fidèle  à 
sa  devise,  Fcstina  lente,  qu'illustre  la  vignette  fameuse 
de  l'Ancre  et  du  Dauphin,  il  ne  se  repose  jamais.  «  Je 
suis  ti'availlé,  avoue-t-il,  et  quasiment  oppressé  par  les 
fatigues  et  pourtant  il  me  plaît  d'être  opprimé,  il  me 
plaît  de  vivre  malheureux;  je  veux  souffrir  mes  mal- 
heurs avec  patience,  pourvu  qu'ils  soient  utiles  aux 
autres,  et  tant  que  j'aurai  un  souflïe  de  vie,  je  ne 
m'arrêterai  point  dans  mon  dessein  jusqu'à  ce  qu'il 
m'arrive  de  le  voir  accomplie  »  Grâce  à  cette  activité 
infatigable,  et  qui,  d'ailleurs,  procède  un  peu  à  tâtons, 
Aristote  voit  le  jour  en  1495,  Hésiode,  en  1496,  Jam- 
blique  et  les  néo-platoniciens,  en  1497,  Aristophane 
en  1498,  les  épistoliers  grecs  en  1499,  Thucydide, 
Sophocle,  Hérodote,  en  1502,  les  Helléniques  de  Xéno- 
phon,  en  1503,  Euripide  et  Démosthènes,  en  1504,  les 
Opuscules  àe  Plutarque,  en  1509,  Platon,  en  1513,  Pin- 
dare,  en  1514 2.  Si  la  mort  ne  l'avait  arrêté  en  1515, 
Aide  aurait  imprimé  tout  ce  qu'on  possédait,  non  seule- 
ment en  grec,  mais  en  latin,  en  hébreu,  en  chaldaïque. 
«  Je  promets  ceci  aux  studieux,  écrit  Erasme  dans  ses 
Adages,  qu'ils  auront  en  entier  et  corrigé  tout  ce  qu'il 
y  a  de  bons  auteurs  dans  les  quatre  langues  latine, 
grecque,  hébraïque  et  chaldaïque  3.  »  Or,  au  moment 

1.  «  ...  Excrucier  ac  pêne  opprimai-  laboribus,  et  juvet  opprimi,  juvet 
esse  miserum...,  sed  ferain  aequo  animo  mea  damna  dum  prosim  ;  nec, 
si  vixero,  ab  incœptis  nuaquam  de.sistani,  donec  quod  semel  statutiim 
mihi  est,  perfecero.  »  Ed.  de  Dioscoride  et  de  Nicandre,  Venise,  1499, 
préface. 

'2.  Firniin-Didot,  Aide  Mannce,  Paris,  1875. 

3.  «  lilud  poUiceor  studiosis  ut  quicquid  est  bonorum  auctorum  in 
quatuor  linguis,  latina,  grteca,  hebraica,  chaldaïca...  et  plénum  habeant 
et  emendatum.  » 


138  LE    QL'ATTROCKNTO 

OÙ  Veniso  fournit  l'Europe  Je  ces  éditions,  anssi  pré- 
cieuses, a-t-oa  pti  (lire,  que  des  mannscrits,  aux  accents 
mobiles,  aux  caractères  nets,  aux  ligatures  cliarmantes, 
l'Allemagne  en  est  encore  à  imprimer  laidement  et 
petitement,  à  Ert'urt,  à  Wittemberg,  à  Tubingue,  des 
grammaires  et  des  orlhographies    pour  les  débutants. 

C'est  donc  Tltalie  qui  a  pourvu  le  monde  de  l'inl-d- 
ligence  de  la  pensée  grecque,  et  non  contente  de  lui 
donner  la  malière,  elle  lui  a  l'ourni  les  instruments 
pour  la  pénétror.  A  la  grammaire  grecque  de  Constantin 
Lascaris,  parueen  1476,  s' a^ouienilQs Ero/cniata da Chvy- 
soloras  (1485),  la  grammaire  grecque  de  Gaza  (1496), 
le  dictionnaire  grec  de  Craston  (^1497),  la  grammaire 
grecque  de  liolzani  (1498),  la  grammaire  grecque 
d'Aide  (1515).  «  Turc,  s'écrie  Politien,  dans  un  senti- 
ment de  lierté  légitime,  qu'as-tu  à  insulter?  Tu  perds 
les  volumes  de  la  Grèce;  eux  les  reproduisent.  Allons, 
hydre,  continue  ton  œuvre  ;  taille  les  cous^  » 

C'est  ici,  cependant,  qu'il  faut  borner  l'œuvre  de 
l'hellénisme  italien.  Ce  mouvement ,  initié  avec  une 
telle  passion  par  le  Quattrocento,  n'a  pas  de  lende- 
main. Il  semble  qu'après  avoir  fondé  l'Académie  aldine 
de  Venise  et  l'Académie  grecque,  qui  dans  queb|ues 
années  va  être  instituée  par  Léon  X,  il  ait  accompli  sa 
carrière.  D('sormais,  il  se  ralentit,  puis  s'arrôte.  L'art 
remplace  l'érudition,  et  lorsqu?  l'é'rudition  subsiste, 
elle  n'est  plus  grec([ue,  mais  latine.  Le  latin  représen- 
tait trop  la  langue  nationale,  celle  profondément  ins- 
crite aux  moelles  de  la  race  et  aux  entrailles  du  sol, 
pour  supporter  une  inlidélilé'  de  bien  longue  durée. 
L'Italie  latine  resta  latine'^. 

A   la  suite   de    Pcmiponio    Lelo,  (jui   dès   le  (Juattro- 

l,  <.  Turce,  quiti  insultas?  Tu  gra-rn  voliiiiiiim  perdis, 

lii  pariiuit.  Ilyilras  riiiiic  a),'c,  colla  seca.  » 

'2.  Ceci  est  rl'antaiit  |>liis  curieux  c|uc  la  finesse  hellénique  s'adaptait 
mieux  que  la  gravité  romaine  ù  l'esprit  italien  du  xiv*  sièele.  On  tra- 
duirait presipie  mot  à  mot  en  grec  un  chronii|ui>ur  pcqxilaire  diflicilo 
à  réduire  au  latin  clusiiique. 


L  IIEI.LKMS.ME    ITAI.IKN  139 

{•('iilo  refuse  d'apprendre  le  grec  pour  ne  point  gâter 
son  style,  et  en  dépit  des  déclamations  enllammoes 
d'un  Bembo  ou  d'un  Carleromachos,  nous  assistons 
au  xvi"  siècle  à  un  df'clin  très  évident  des  études 
grecques'. 

De  brillants  esprils,  comme  l'Ariosle  et  Maciiiavel, 
peuvent  ignorer  le  grec.  Raphaël  a  beau  peindre  VEcnle 
d'Athènes,  Michel- Ange  composer  ses  rimes  jdatoni- 
ciennes,  il  y  a  plus  de  (jrrcité  dans  une  médaille  de 
Pisanello,  dans  un  marbre  de  Donatello,  dans  une 
mythologie  de  Botticelli  que  dans  toute  l'œuvre  des 
Kiiphaél  et  des  Michel-Ange,  surtout  fidèle  à  ce  génie 
romain  dont  le  pape  iEneas-Sylvius  disait  qu'il  était 
«  plus  grave-  ».  L'Académie  platonicienne,  qui,  après 
lit  mort  de  Marsile,  se  groupe  dans  les  jardins  de  Ber- 
nardo  Hucdlai,  s'occupe  de  questions  de  langue,  de 
poésie,  de  politique;  elle  ne  s'occupe  plus  de  philoso- 
phie''. Francesco  de  Diaccelo,  l'élève  et  le  successeur  de 
Marsile,  est  un  inconnu. 

Sans  doute  que  tout  n'est  pas  fini.  Un  zèle  ([ui  lut 
aussi  contagieux  ne  disparaît  pas  du  jour  au  lendemain. 
L'i'cole  grecque,  que  le  pape  Léon  X  ouvre  sur  le  Qui- 
rinal  et  dont  il  confie  la  direclion  à  Jean  Lascaris, 
comme  l'imprimerie  grecque  que  le  Siennois  Agostino 
Chigi  fonde  dans  son  palais  du  Traustévère  et  dont  il 
confie   la  destinée  à  Zacharie   Calliergi,    suffiraient    à 

1.  «  Onapropter,  écrit  le  comte  Liulovico  Nogaroia.  non  possiun 
complures  nostr.i;  «ptatis  pru'st.intissiinos  homincs  eosdemque  Italos 
non  incusaie,  (|iii  ciun  giaîcani  et  latinani  habeamus  linguani,  (piaî 
quidein  noslr<u  propii;ec|ue  sunt,  iis  taiiien  posltial)itis,  in  etrusco  ser- 
nione  tolani  a-luteni  inutiliter  conterunt.  »  J.l'dovic.o  Nooahula,  Epist. 
super  l'iris  iliustr.  t/enere  Italis  qui  (jraece  scripseruiit,  Venise,  loîiS. 

■2.  «  Gravior  ronianus  honio  quani  grtecus.  » 

3.  Sa  tentative  religieuse  est,  d'ailleurs,  condamnée  par  l'Eglise. 
Adriaiio  da  (^orneto,  dans  son  livre  Sulla  vera  filoso/ia,  paru  à  Bologne 
en  i:;07,  s'élève  violemment  contre  les  tendances  de  l'Académie  plato- 
nicienne :  «  11  manque  à  tous  les  philosophes,  dit-il,  l'exemple  de  l'hu- 
milité divine,  donné  par  Christ  au  temps  le  plus  propice.  Je  ne  demande 
pas  ce  que  disent  les  philosophes,  je  demande  ce  qu'ils  font...  Platon, 
Arislote,  les  épicuriens  comme  les  stoïciens,  sont  tous  condamnés  au 
diable  et  à  l'enfer;  les  philosophes  sont  les  patriarches  des  hérétiques.  » 
15.  Gebhardt,  Adrian  von  Cornelo,  Ureslau,  188i),  p.;j4  et  sq. 


140  LE    QUATTROCENTO 

montrer  que  rhellénisme  compte  toujours  des  fidèles. 
Les  Dialogues  des  Asolani  de  Pietro  Bembo  et  du  Corti- 
giano  de  Baldassare  Castiglione  se  souviennent  fidèle- 
ment du  Symposion  de  Platon  et  du  Livre  d'Amour  de 
Marsile.Les  tragédies  de  Trissin  et  de  Rucellai  s'inspirent 
des  modèles  d'Euripide.  Francesco  Patrizzi  est  un  noble 
platonicien.  Les  Jean  Lascaris,  les  Marc  Musuros,  les 
Urbain  Bolzani,  les  Scipione  Garteromachos,  les  Varino 
Favorino  sont  à  l'œuvre.  Néanmoins  les  grands  hellé- 
nistes du  xvi'  siècle  ne  sont  plus  des  Italiens,  ce  sont 
des  étrangers. 

Jean  Reuchlin  est  de  Pforzheim,  Didier  Erasme  est 
de  Rotterdam,  Guillaume  Budé  et  Henri  Estienne  sont 
de  Paris;  Scaliger,  qui  est  de  Padoue,  va  planter  sa 
dynastie  au  dehors. 

Il  reste  que  les  uns  et  les  autres  ne  seraient  point 
nés  à  l'érudition  grecque  sans  l'Italie,  qui  les  permit, 
en  les  fournissant  de  livres,  de  maîtres  et  de  leçons. 
Quand  ils  n'y  ont  point  vécu  ou  passé,  ils  en  subissent 
l'influence.  Reuchlin  se  perfectionne  dans  la  Florence 
du  Magnifique  et  dans  la  Bologne  de  Godro  Urceo*  ; 
Erasme  prend  à  Turin  son  grade  de  docteur  et  recueille 
à  Venise  les  matériaux  de  ses  Adages'^  :  «  Je  n'y  appor- 
tais rien,  dit-il,  qu'une  matière  confuse  et  indigeste.  » 
Budé,  qui,  dans  ses  voyages  diplomatiques,  fréquente 
les  bibliothèques  et  les  lettrés,  met  à  large  contribution 
le  Thésaurus  Cornucopiœ  de  Varino  Favorino  ;  Henri 
Estienne,  qui  vient  k  plusieurs  reprises  s'approvi- 
sionner en  Italie  de  connaissances  et  de  manuscrits, 
emprunte  au  T/irsaurus  Cornucopiw  de  Varino  Favo- 
rino le  titre  de  son  Thésaurus  liiujuœ  gnecse  comme  il 
emprunte  au  Dictionnaire  grec  du  môme  auteur  une 
boniM'  partie  de  son  livre.  On  n'en  finirait  point  si  l'on 
voulait  citer  tous  ceux  qui  sont  venus  cherclier  le  grec 

i.  C.   Mnlfij^ola,    ItMa  viUi  e  délie  opère  di  A.    Urceo   dello  Codro, 
Boloffne,  1«78.  p.  107. 
2.  P.  de  Noihuc,  Erasme  en  Italie,  Paris,  1898. 


i 


l'hellénisme  italien  141 

dans  l'Italie  pour  le  porter  ensuite  dans  leur  pays, 
depuis  le  hongrois  Giano  Pannonio,  élève  de  Vittorino, 
jusqu'à  l'anglais  Thomas  Linacer,  élève  de  Chalcon- 
dylas  et  fondateur  de  la  première  chaire  de  littérature 
grecque  à  l'Université  d'Oxford  :  ils  s'appellent  William 
Grocyn,  Conrad  Muth,  Sigismond  Thurz,  Robert  Fle- 
ming, Tissard.  Et  quand  ce  ne  sont  pas  les  étrangers 
qui  arrivent,  ce  sont  les  Italiens  qui  partent.  Le  pre- 
mier maître  de  grec  que  compta  la  France  est  un  Ita- 
lien :  Gregorio  Tifernate. 

Aussi  bien,  l'hellénisme  italien,  qui  alla  quérir  en 
Orient  les  livres,  les  traduisit  et  les  imprima;  qui 
opposa  Platon  à  Aristote  et  qui  servit  de  maître  d'école 
à  l'Europe,  avait  rempli  sa  tâche.  Il  était  digne  de 
mourir. 


LIVRE  QUATRIEME 
L'ITALIEN 


CHAPITRE  I 


LE    PEUPLE.    SA    POESIE 


I.  Le  peuple.  —  Sa  langue,  ses  personnages,  ses  jeux.  —  Son  caractère 
el  son  esprit. 

II.  Ses  chansons.  —  Rôle  des  chansons  dans  la  vie  contemporaine.  — 
Diversité  de  ces  chansons  quant  à  leur  provenance,  leur  sentiment, 
leur  musique,  leur  coupe  métrique  et  leur  degré  de  culture.  —  Chan- 
sons d'amour  et  de  passion.  —  Chansons  obscènes.  —  Conlrasli, 
lamenti,  cacce,  canti  caniascialeschi  et  laudi 

11.  Ses  histoires.  —  L'octave  et  le  chante-histoires.  —  Matière  des 
histoires  :  l'histoire  universelle,  l'antiquité  profane  et  sacrée,  les  cycles 
chevaleresques,  la  légende  et  la  gazette.  —  Répertoire  d'un  chante- 
histoires.  —  Histoires  de  la  matière  de  France  :  leurs  succès  en 
Italie.  —  Orlando,  Carlone,  Rinaldo,  ceux  de  Chiaramonte  et  ceux  de 
Maganza.  —  Intérêt  supérieur  des  histoires  :  l'édification,  les  aven- 
tures et  les  coups.  —  Sur  la  Piazza  cli  San-Marlino.  —  La  fortune 
des  histoires.  —  Le  succès,  la  culture  et  la  condition  des  chante- 
histoires. 


1 

Cependant,  au-dessous  des  princes,  au-dessous  des 
érudits,  des  lettrés,  des  poètes,  des  philosophes,  qui 
nous  ont  retenus  jusqu'à  présent,  il  y  a  le  peuple,  la 
racaille,  la  valetaille,  la  plèbe,  la  tourbe,  la  foule, 
l'infâme,  l'ignoble,  le  fou;  le  bon  peuple,  le  petit 
peuple,  le  menu  peuple,  le  peuple  modeste,  humble, 
laborieux,  joyeux,  superstitieux,  religieux,  peinant, 
grouillant  et  vivant. 

Il  est  composé  de  ceux  qui  ne  savent  ni  lire,  ni  écrire, 


Ll^    PKLPLi:.    SA    POÉSIE  143 

de  ceux  (jui  savent  à  peine  lire  et  écrire,  de  ceux  qui 
signent  d'une  croix  ou  se  signent  devant  les  croix,  de 
ceux  qui  plantent  la  vigne,  sèment  le  blé,  teignent 
l'étoile,  cuisent  la  colle,  équarrissent  la  pierre,  scient 
les  poutres,  conduisent  les  chars,  d'artisans,  de  paysans, 
de  gueux,  de  moines,  de  commères,  de  meuniers,  de 
muletiers,  de  crieurs  d'orviétan,  de  tondeurs  de  draps, 
de  cardeurs  de  laine,  de  passeurs  de  gué,  de  marchands 
de  poules,  et  des  i'ourniers  et  cordonniers  pour  qui, 
selon  ce  que  Leonardo  Bruni  faisait  dire  à  Niccoli,  le 
poète  Dante  avait  écrit. 

Lui  ne  s'intéresse  pas  aiixquestions  doctes.  Il  n'entend 
rien  aux  doctrines,  dialectiques,  humanités,  grammaires, 
orthographes,  leçons,  textes  et  livres  «bons  h  enve- 
lopper les  épices  et  la  morue  ^  ».  11  n'entend  rien  à  ceux 
qui  mènent  si  grande  dispute  sur  l'âme,  par  oii  l'âme 
entre,  d'oii  l'àme  sort,  qui  lui  rompent  la  tête  et  lui 
paraissent  avoir  «étudié  dessus  un  grand  melon ''^».  Il 
n'entend  rien  a  ceux  qui  parlent  en  bits  et  en  basse  : 
«  Rave!  dit  quelqu'un  dans  Santa-Orsola,  ne  faisons 
plus  entre  nous  en  bus  et  en  basse'^  !  »  Lui  ne  parle  pas 
chaldaïque,  hébraïque,  grec,  latin  ;  il  parle,  comme 
Dieu  le  lui  accorda,  en  vulgaire;  il  parle  une  langue 
pittoresque,  colorée,  savoureuse,  riche  de  proverbes,  de 
sentences,  d'images,  de  locutions,  d'expression  et  d'inven- 
tion. Quand  il  est  heureux,  il  dit  :  w  II  tombe  des 
caresses.  »  Quand  il  est  hésitant,  il  dit  :  «  Je  suis  posé 
sur  des  ailes.  »  II  dit  :  «  Selon  les  pays,  selon  les  ha- 
bits. ))Il  dit:  «Corps  bien  rempli,  âmeconsolée.»  Il  dit: 
«  Le  cochon  n'est  pas  bien  parmi  les  roses.  »  Et  pour 
courir,  il  dit  :  «  Prendre  la  route  à  travers  ses  jambes.  » 

1.  «  Et  libri  voi,  e  testi,  e  la  dottrina 
Sono  da'nvolger  spezie  e  la  tonnina.  » 

2.  «  Golor  che  fan  si  gran  disputazione 
Dell'anima,  ond'ella  entri  ed  ondella  esca, 
0  corne  il  nocciol  si  sta  nella  pesca, 
Hanno  studiato  in  su  un  gran  mellone.  » 

3.  «  Deh  I  non  facciam  fra  noi  più  in  bus  e  in  basse.  » 


144  LE    QUATTROCENTO 

Il  est  resté  fidèle  à  Dante,  dont  quelque  maître  instruit 
lui  explique  la  Comédie  à  l'église,  à  Dante  qui  parle  son 
idiome,  à  Dante  qui  imagine  avec  son  imagination,  à 
Dante  qui  le  remplit  d'extase,  de  lumière,  d'horreur, 
de  frisson  et  de  plaisir.  Il  possède  des  chansons,  des 
histoires,  des  proverbes,  des  légendes,  des  facéties,  des 
nouvelles,  des  prières  et  des  recettes.  Il  connaît  qui 
est  Orlando,  qui  est  Isotta,  qui  est  Orfeo,  qui  est 
Ginevra  degli  Amieri,  quiestlePiovano  Arlotto,  qui  est 
Brunelleschi,  qui  est  Sant-Uliva  et  qui  est  Josaphat. 

Toute  la  semaine,  il  besogne  dur,  courbé  sur  la  terre, 
sur  l'établi  et  le  devoir;  parfois,  avant  l'ouvrage,  il  va 
entendre  le  frère  prêcheur  sur  la  place;  parfois,  après 
l'ouvrage,  il  va  entendre  le  cantambanco  sur  la  place; 
le  dimanche,  la  place  est  à  lui.  Il  y  va  «  jouer,  s'escri- 
mer, lancer  des  pierres,  et  des  pieux,  et  des  verges,  et 
lever  poids  de  terre,  et  à  la  paume,  et  au  pied,  et  à  la 
face,  et  au  toit,  et  aux  osselets,  et  aux  billes,  et  aux 
triomphes,  et  aux  dés,  et  aux  fers,  et  aux  plombs,  et 
aux  noisettes,  et  à  la  toupie,  et  aux  noix,  et  à  tous  les 
passe-temps  qu'il  faut  à  un  grand  peuple  ^  ».  Il  garde 
la  santé  robuste,  l'humeur  exubérante,  le  surplus  de 
vie  de  celui  qui  travailleavecles  bras.  Quand  il  joue  à  la 
pugna,  sur  la  place  de  Sienne,  il  crie  :  «  Tournez  là-bas  ! 
Avancez  !  Par  là-bas  !  Par  là-bas  !  Venez  ici  !  A  qui  le  tour  ! 
A  moi  !  A  moi  !  Tape!  Réussi!  Gomme  ça!  Sur  la  mâ- 
choire! Aux  côtés!  Plus  en  bas!  Par  la  pointe!  Ah! 
Ah!  bien  joué!  bien  joué'-^.  »  «  Pour  ôter  un  clou, 
enseigne-t-il,  ou  quelque  fer  que  ce  soit  entré  dans  le 

1.  «  E  biRordare,  e  saltare,  e  schermire,  e  lanciare  piètre,  e  pâli,  e 
verghe,  e  levare  pesi  di  terra,  e  alla  palla,  al  piè,  e  alla  faccia,  e  al 
tetto,  e  alli  aliossi,  e  aile  pallotole,  e  ai  trionli,  ea  znre,  e  a  tavole,  e 
a  saltare,  e  a  soriKlio,  e  a  ferri,  e  aile  chiose,  e  a  fiinliiii,  e  a  noccioli, 
e  alla  trottola,  e  aile  nori,  e  a  ogrii  altra  cosa  che  biso<,'na  a  un  gran- 
dissirno  popolo  passare  lo  tempo.  »  Fragment  de  la  chronique  inédite 
de  Bkneoktto  Dei  donné  par  Mancini,  Ki/«  «/i  A. -0.  .l/fter/t,  Florence, 
1882,  p.  2TJ. 

2,  «  Voltatc  qui  :  ecco  costoro,  fateveli  innanzi.  VielA,  vielà,  date 
coHli.  nhi  la  fa?  io,  ed  io.  D/igli  ;  ah,  ah,  buona  fu!  Orcosi:  alla 
mascella,  al  tianco.  UJigli  basso.  DI  ponta.  Ah,  ah,  ah,  buon  gioco..  » 
(Seumim,  Sovelle,  p.  iO'.'i.) 


1 


LE    PEll'Li;.    —    SA    POESIE  143 

pied  ou  ailleurs  de  cheval,  bète  ou  homme,  fais-lui 
trois  l'ois  le  signe  de  la  croix;  et  puis  dis  trois  A/Zf^v 
nosler  et  trois  Ave  maria;  et  puis  dis  ces  paroles  :  Doux 
clou  et  doux  bois,  doux  poids  qui  soutiens;  et  dis-les 
trois  fois;  et  quand  tu  le  tireras,  il  viendra;  et  puis 
mets  sous  terre  un  tel  clou  ou  quelque  fer  quecesoit'.» 
Lorsqu'un  monstre  est  né  quelque  part,  il  lésait  :  «  Le 
12  avril  1489,  on  sut  comment  à  Venise  était  né  un 
monstre  de  cette  sorte  :  la  bouche  fendue  le  long  du  nez, 
et  un  œil  par  le  nez,  et  un  autre  derrière  l'oreille,  et 
le  visage  tout  fendu,  comme  si  on  l'avait  coupé  au  cou- 
teau ;  et  devant  il  avait  à  la  tôte  une  corne  qui  était  la 
nature;  il  vécut  de  trois  à  quatre  jours;  ils  lui  cou- 
pèrent cette  corne  et  soudain  il  mourut.  On  dit  que  les 
parties  basses  était  d'une  étrange  manière  :  il  avaitune 
queue  d'animal^.  »  Il  s'intéresse  atout  ce  qui  arrive,  à 
tout  ce  qui  se  passe,  aux  ambassades,  aux  entrées  triom- 
phales, auxnocesprincières,  aux  bals,  aux  enterrements, 
aux  maisons  qu'on  bàtil,  aux  églises  qu'on  dore,  aux 
fresques  qu'on  peint,  aux  batailles,  aux  alliances,  aux 
paix,  aux  disettes,  aux  miracles,  aux  supplices,  aux 
exécutions,  aux  ouragans,  aux  incendies,  aux  pestes, 
aux  tremblements  de  terre,  au  prix  du  pain,  à  la 
neige,  aux  bolides,  à  la  vie.  Et  lorsqu'il  sait  écrire,  de 
ses  gros  doigts  appliqués,  il  consigne  ces  choses  dans 
un  livre  péniblement  et  pieusement  compulsé  <(  au  nom 
de  tous  les  saints  et  saintes  de  la  cour  céleste  du  Pa- 
radis '.  Il  habite  de  petites  maisons.  Il  surnomme  le 
garçon  de    TOsleria  Dormi  (Tu  dors)   et   le  patron    de 

1.  «  A  traro  uno  chiovo  o  alfro  ferro,  ch'entrasse  in  piede,  o  allrove, 
a  chavallo  o  bestie  o  huoino.  fagli  el  sengno  délia  Croce  Ire  volte.  E 
poi  di  Ire  palernostri  e  tre  aveuiaria,  e  poi  di'  qiieste  parole  :  Dolcie 
chiovo  e  dolcie  lengao,  dolcie  peso  che  sostenne.  E  dille  tre  volte,  et 
uscirà  fiiora,  coine  il  tirerai:  e  sotlerra  melti  taie  chiovo,  o  ferro  che 
sia.  »  (Matteo  Panzaxo,  Archiv.  slor.  il.,  Florence  1889,  p.  171.) 

2.  «  E  a  di  12  d'Aprile  1489,  ci  fu  corne  a  Vinegia  era  nato  uno  mos- 
truo  di  questa  qualilà:  la  bocca  fessa  per  lungo  del  naso,  e  un. 
occhio  dal  naso  e  uno  dirieto  ail'  orecchio,  e  l'esso  tutto  il  viso.. 
Dicono  che  le  parti  da  basso  essere  di  strana  maniera.  »  iLandicci, 
p.  57.) 

H.  10 


J46 


LE    QUATTROCENTO 


rOsteria  Veleno  (Poison).  Il  aime  un  bon  coup  de 
Trebbiano.  Il  aime  aux  vêpres  une  belle  rappresentazione 
sacra  oii  il  y  a  des  ingegni.  Son  âme  est  fraîche.  Son 
cœur  est  vivant.  Son  œil  est  aigu.  Ses  bras  sont  robustes. 
11  fait  encore  sa  prière.  Il  garde  la  tradition.  Il  repré- 
sente le  passé.  Qu'importe  que  les  seigneurs  elles  ora- 
teurs l'aient  abandonné  dans  sa  crasse  et  son  fumier  : 
ils  ne  l'ont  point  empêché  d'exister,  d'aimer,  de  pleu- 
rer, de  souffrir,  de  travailler,  de  chanter,  d'être  la 
masse  et  le  nombre  qui  remplit  la  campagne  et  la  rue, 
la  boutique  et  l'église.  Et  c'est  du  peuple  que  nous 
avons  à  nous  occuper  maintenant. 


II 


Tout  d'abord  le  peuple  a  des  chansons. 

Qu'il  aime,  qu'il  pleure,  qu'il  joue,  qu'il  moque,  qu'il 
rie,  qu'il  prie,  il  traduit  son  amour,  son  chagrin,  son 
jeu,  sa  raillerie,  sa  gaieté,  sa  piété  par  des  chansons^ 

Sa  poésie  est  une  poésie  de  chansons  comme  la  poésie 
de  la  vieille  Italie  est  une  poésie  de  chansons,  ainsi  que 
l'indique  le  nom  de  ses  pièces,  qui  s'appellent  sonetti, 
ballate,  canzoni  et  qui,  à  l'origine,  étaient  toutes  chan- 
tées. La  chanson  est  faite  pour  s'accorder  aux  conditions 
de  la  vie  contemporaine,  lente  et  pareille,  sans  nerfs  et 
sans  hâtes,  riche  de  silences  et  de  vides,  que  no  distrait 
point,  n'envahit  point,  ne  cahote  point  l'imprimé,  le 
journal,  la  vapeur.  La  chanson  accompagne,  scande, 
berce,  console,  réjouit  la  longue  vie,  et  la  vie  résonne 
d'une  perpétuelle  chanson. 

On  chante  par  les  chemins  des  campagnes  et  par  les 
rues  des  cités,  sur  les  places  des  villes  etsur  les  pelouses 

1.  Sur  la  poésie  populaire,  voir  Hubicri,  Sloria  délia  poesia  popo- 
lare  italinna,  Florence,  1877.  —  A.  D'Ancona,  l.a  poesia  popolare 
italiana,  Livouriie,  1888.  —  Severino  Ferrari,  llUilioleca  di  lelleralura 
popolare  ilalianu,  FlorRiice.  1882-1883,2  vol.  —  T.  Casini  ;  Nolizie  e 
documenti  per  la  nloria  délia  poesia  italiana  nei  secoli  XtU  e  XIV.  — 
Vue  anlicni  repertorii  poelici,  Propugnalore,  Hologne    1889,  p.    197. 


lf:  peuple.  —  SA  poésie  147 

des  villas,  dans  les  champs,  dans  les  échoppes,  à  l'église  ; 
on  chante  en  dansant  sous  les  loggias,  en  tournant  la 
ronde  sur  les  prés,  en  taillant  la  vigne,  en  cueillant  l'es 
olives,  en  coupant  les  épis,  en  menant  les  mules,  en 
coloriant,  en  murant,  en  tissant,  en  cardant,  en 
remuant  les  bras  ;  on  chante  durant  les  longues  stations 
derrière  la  vitre,  durant  les  interminables  voyages  sur 
les  routes,  pour  égayer  l'ouvrage,  pour  raccourcir  le 
chemin,  lorsqu'on  est  seul,  lorsqu'on  est  deux,  lorsqu'on 
est  foule.  On  chante  dans  les  fêtes,  dans  les  noces, 
dans  les  bals,  dans  les  banquets,  dans  les  cortèges,  dans 
les  réunions  etdatisles  processions.  Lorsque  les  gamins 
de  Florence  emboîtent  le  pas  derrière  le  pape  Martin  V^, 
ils  chantent.  Lorsque  les  gamins  de  Florence  déterrent 
le  cadavre  pourri  de  Jacopo  de  Pazzi  et  le  traînent  par 
les  rues,  ils  chantent'.  Lorsque  Sienne  a  brûlé  une 
porte  à  Florence,  elle  chante.  Lorque  Sienne  danse  en 
riionneur  de  la  fille  de  Francesco  Sforza,  ellechante^. 
Dans  le  carnaval  florentin  qui  roule  ses  mascarades, 
ses  triomphes  et  ses  chars,  la  foule  qui  peuple  ces  chars, 
les  ramoneurs  et  les  quincailliers,  les  moines,  les  men- 
diants, les  nourrices,  les  gardes  du  feu,  les  soldats 
d'aventure,  et  les  écrivains  publics,  et  les  muletiers, 
et  les  marchands  de  vieux  fers,  d'onguônts,  de  parfums, 
d'herbes,  de  balais,  d'aiguilles,  et  les  vieux  maris,  les 
nonnes,  les  médecins,  les  étudiants,  tous  chantent.  Et, 
si  un  souffle  de  pénitence  se  lève  quelque  paît  et  pousse 
devant  soi,  n'importe  où,  une  foule  hagarde,  éplorée, 
criant  merci,  la  religion  chante.  Et  lorsqu'au  calen- 
diniaggio  les  petites  paysannes  arrivent  de  la  campagne 
en  portant  leur  rameau  fleuri  du  printemps,  elles 
chantent.  On  chante  pour  s'oublier,  pour  s'exprimer, 
pour  se  répandre,  pour  tuer  le  temps,  pour  chasser 
l'ennui,  pour  rythmer  le  plaisir,  pour  marcher,  pour 

1.  Landucci,  Diario,  p.  21, 

2.  «  E  ballavano   a   una  canzone  che  dice  :    Non    voglio    esser  più 
Moiiica...  »  (Alleghetti,  Diario,  p.  172.) 


148  LE    QUATÏllOCE.NTO 

danser,  pour  rire  ;  on  chante  pour  chauler.  «  Toujours 
danses  et  rigaudons  pour  la  joie,  pour  le  plaisir  de  cha- 
cun! Qu'ils  soient  vieux,  qu'ils  soient  jeunes,  il  n'y  en 
a  point  de  diiïérent.  Nous  sommes  cent  et  nous  sommes 
un, d'une  seule  àme,  d'un  même  vouloir.  Pour  s'éjouir 
que  chacun  crie,  et  meure  qui  ne  veut  chanter '  !  » 

D'où,  dans  la  mémoire  et  sur  les  lèvres  du  peuple 
du  Quattrocento,  une  provision  considérable  de  chan- 
sons. 

Ces  chansons  sont  de  tout  ordre,  de  tout  sentiment, 
de  toute  provenance,  de  tout  degré  de  culture.  Elles 
ont  tous  les  mètres  et  toutes  les  formes,  toutes  les 
façons,  tous  les  accents  et  toutes  les  voix.  Longues  ou 
courtes,  belles  ou  laides,  sentimentales  ou  facétieuses, 
religieuses  ou  obscènes,  amoureuses  ou  bachiques. 
Elles  sont  encore  anonymes  ou  signées,  populaires  ou 
savantes,  étrangères  ou  indigènes,  rustiques  ou  cita- 
dines; elles  sont  vieilles  ou  nouvelles;  et  elles  sont 
lyriques,  erotiques,  satiriques,  politiques,  descriptives, 
narratives.  Elles  viennent  de  très  loin,  de  par-delà  la 
montagne,  de  par-delà  la  mer,  de  Sicile,  de  Naples,  de 
Venise,  comme  elles  viennent  d'on  ne  sait  d'où.  Elles 
datent  du  temps  du  roi  Manfred,  comme  elles  datent 
d'un  petit  fait  contemporain.  Elles  ont  Dante  ou  Sac- 
chetti  pour  auteurs,  comme  elles  ont  pour  auteurs  le 
premier  venu,  un  rustre,  un  ignoré;  peut-être  un 
gamin  de  la  rue;  peut-être  un  berger  de  Pistoie;  peut- 
être  un  vannier  ambulant.  Les  unes  sont  à  peine  équar- 
ries,  toutes  rudimoiitaires,  jetées  sur  deux  rimes  d'un 
mouvement  primitif;  et  d'autres  décèlent,  dans  leur 
organisme  délicat,    dans   leur  structure  précieuse,   le 

i,  «  Seinpre  dnnzc  c  rigolelli 

(Ion  dileUo  e  gioi'  ciascuno  ! 
Vecchi  coinc  giovenclli 
Non  6  (liiïerente  alcunu. 
Siaino  conto  e  «iaino  uno 
In  un'  anima  e  volore. 
Ciascun  grida  pcr  godere, 
Ë  muoia  uhi  non  viiul  canlarc  !  « 

(Fha.nco  Bacche;ti.) 


LE    PEUPLE.    SA    POÉSIE  149 

travail  subtil  d'un  maîlre  ouvrier.  Les  unes  affichent 
des  sonliments  d'une  tendresse  et  d'une  culture  exquises 
et  d'autres  partent  comme  un  cri  ou  comme  un  blas- 
phème. D'aucunes  sentent  le  fumier,  d'autres  sentent 
le  jasmin.  Celles-ci  se  traînent  sur  une  mélopée  lente; 
d'autres  s'élancent  sur  un  refrain  allègre.  Si  l'on  prend 
garde  à  la  forme  niétri(iue,  il  y  a  les  strambotti,  les 
rispetti,  les  scrventt'si,  les  sonctti,  les  hallute,  les  canzoni; 
si  l'on  prend  garde  au  genre,  il  y  a  les  canzoni  a  ballo^ 
les  canzoni  a  canto,  les  harzellette,  {as  frottole,  les  laiidi^ 
les  lamenfi,  les  caccn,  les  conlrasti,  les  canti  carnascia- 
leschi;  si  l'on  prend  garde  à  l'origine,  il  y  a  les  ciciliane, 
les  napoletane,  les  (jiustiniane.  S'envolant  sur  l'aile 
légère  de  la  musique  et  s'ancrant  dans  les  mémoires 
neuves  et  vierges  par  la  solide  cheville  de  la  rime,  elles 
ont  été  de  pays  en  pays;  elles  se  sont  partout  répan- 
dues au  hasard  des  voyages,  des  séjours  et  des  événe- 
ments ;  elles  se  sont  transmises  de  génération  h  géné- 
ration et  de  contrée  à  contrée,  exprimant  le  sentiment 
éternel etuniverscl  du  peuple.  Et  quelles  qu'elles  soient, 
d'où  qu'elles  vieiment,  où  qu'elles  aillent,  elles  appar- 
tiennent au  peuple  qui  les  répète,  les  estropie  ou  les 
invente,  car  les  chansons  sont  comme  la  monnaie,  qui 
est  moins  à  celui  qui  la  frappe  qu'à  celui  qui  l'emploie 
et  la  répand. 

Le  peuple  aime  une  belle  fille,  haute  en  couleur, 
forte  en  santé  u  plus  blanche  que  lait  de  mammelle, 
plus  rouge  que  sang  de  dragon  »,  portant  un  joli  cotil- 
lon «  couleur  de  l'air  »,  sentant  «  doux  comme  le  mus- 
cat »,  marchant  «  suave  à  la  façon  d'un  paon  ».  Et  il 
lui  chante  son  amour.  Il  lui  chante  :  «  Gomme  il  te 
sied  bien  ce  cotillon,  ainsi  qu'au  camp  le  beau  pavil- 
lon !  Tu  es  plus  blanchC'  que  lait  de  mammelle,  tu  es 
plus  rouge  que  sang  de  dragon  !  Quand  tu  te  mets  à  la 
fenêtre,  chacun  dit  :  le  soleil  est  levé  !  Et  le  soleil  se 
lève  et  la  lune  se  pose  (dis  le  bonsoir  à  ce  garçon!)  Et 
le  soleil  se  lève  et  la  lune  se  pose  (dis  le  bonsoir  à  cette 


IbO  LE    QUATTROCENTO 

rose'.)  »  Il  la  compare  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau,  de 
plus  fin,  à  une  rose,  —  «  0  rose  cueillie  sur  la  verte 
branche,  tu  fus  plantée  en  un  jardin  d'amour-  !»  —  à 
un  lys,  à  un  œillet,  à  une  étoile,  à  Jésus.  Il  ne  sait 
quoi  inventer  pour  la  magnifier  et  l'attendrir.  Il  se 
presse  la  tète  des  deux  mains  pour  en  faire  jaillir  les 
idées,  les  images,  les  similitudes,  les  antithèses,  les 
révérences,  les  locutions.  Il  répète  indéfiniment  les 
mêmes  choses.  Il  jette  pêle-mêle  et  en  tas,  sans  lien, 
sans  suite,  ses  imaginations,  ses  sensations  ou  ses  cris. 
Il  se  pose  à  genoux  sur  la  route,  baise  la  terre  où  elle 
est  passée,  «  baise  la  terre  et  embrasse  le  terrain  ».  Il  vou- 
drait faire  d'or  la  toile  qu'elle  tisse,  d'argent  la  navette 
qu'elle  y  lance,  de  cristal  l'escabeau  où  elle  s'assied^. 
Lorsqu'on  la  porta  baptiser  à  Rome,  le  pape  demanda 
en  grâce  d'être  le  parrain  ;  à  qui  peut  lui  parler,  le 
pape  donne  quarante  ans  d'indulgence;  à  qui  touche  sa 
robe,  le  pape  en  donne  cent  soixante  ;  qui  la  baise  sur 
la  face  s'en  va  tout  droit  au  paradis. 

Bien  appris  et  distingué,  le  peuple  aime  aussi 
quelque  «  polie  et  belle  demoiselle  »,  d'essence  plus 
fine,  d'éducation  plus  relevée,  vraiment  insengniata, 
jolie  comme  un  joli  faucon,  jolie  comme  «  Isotta  la 
blonde  »,  comme  «  Morgane  la  fée  »,  comme  «  la  belle 
Hélène  »,  comme  «  Gassandra  demoiselle  délicate  »,  et 
il   lui    chante    son    sentiment   galant.   11   lui  chante  : 

1.  «  Quanto  ti  sta  ben  auello  giiamello, 
Quanto  nel  chanipo  lo  bel  padifîlione. 
Tu  se'  più  biancha  che  laite  di  niamello, 
Tu  sei  più  rossa  che  sangue  di  dragone 
Quando  ti  Tai  a  quel  finestrello 
Ognuno  dice  :  egli  è  levato  il  sole  : 

El  sol  si  licva  e  la  luna  si  pone; 
Da'  la  buona  sera  a  quel  garzime. 
El  sol  si  lieva  e  la  luna  ai  posa 
E  dalle  buona  sera  quolla  roxa.  » 

(Ferrari,  p.  83.) 

2.  «  0  rosa  colta  nel  verde  ramello 
Pianlatta  fusti  in  un  giardin  d'amore.  » 

(Ferrari,  p.  81). 

3.  «  Se  io  potessi  far,  fam-iulla  bolla, 

La  tcla  che  tu  tessl  farel  d'oro...  »  (Ferrari,  p.  8.1.) 


1 


LE    PEUPLE.    —    SA    POÉSIE  151 

«  Charmante  Madonna,  donne-moi  maintenant  la 
grâce  de  plaire  que  tu  as  M  »  Il  lui  chante:  «  Visage 
de  joie,  blanc  et  coloré,  au  milieu  de  mon  cœur  tu 
m'as  blessé  2!  »  Il  lui  chante  :  «  Combien  de  temps  que 
je  ne  t'ai  plus  vue,  ni  n'ai  baisé  ton  visage  poli!  Alors 
toi,  tu  disais  :  Que  fais-tu,  âme  mienne?  Baise-moi  un 
peu  et  rends-moi  ce  service.  Et  moi,  pauvret,  alors  je 
te  baisais,  et  toi  tu  m'embrassais  avec  un  si  doux  rire, 
que  de  mourir  j'aurais  été  content,  tant  était  doux  ce 
doux  embrassement^.  » 

Tel  amoureux  traduit  à  sa  façon  le  Ca?'pe  diem  du 
poète  :  «  Tu  crois  toujours  demeurer  en  jeunesse,  et  tu 
ne  penses  pas  vieillir,  et  le  temps  s'en  va  avec  ta 
beauté,  et  ça  ne  peut  manquer^.  »  Tel  autre  se  console 
en  rêvant  :  «  Cette  nuit  j'ai  rôvé  (ah  !  si  la  chose  arrive!) 
Cette  nuit  j'ai  rôvé  (ah!  si  c'était  arrivé!)  J'ai  rôvé  que 
j'étais  parmi  les  roses  blanches  et  rouges,  que  j'étais 
dans  les  bras  de  ma  mie.  0  songe  vain  qui  trompe  le 
monde  !  J'ai  serré  les  bras  et  je  n'ai  rien  trouvé.  0 
songe  vain  que  le  monde  trompas!  J'ai  serré  les  bras 
et  n'ai  trouvé  que  draps ^.  »  Très  vite,  survient  la  colère. 

1.  «  Dolzé  Madonna,  dammi  omai, 

La  grazia  del  piazer  laquai  tu  hai.  » 

2.  «  Viso  gioioso  biancho  e  colorito,  (Ferrari,  p.  106.) 
Nel  mezzo  del  mio  chuor  tu  mai  ferito  ». 

3.  v<  Iloi  dapoi  che  nonti  vidi  mai  (Ferrari,  p.  108.) 
Ne  non  baciai  il  tuo  pulito  viso 

Che  tu  dicesti  :  anima  niia  che  fai? 
Baciami  un  tratto  e  fammi  sto  servisio, 
Et  io  meschino  allora  ti  baciai, 
Tu  mi  abbraciasti  con  si  dolce  riso 
Che  di  morir  saria  stato  conteato 
Tanto  era  dolze  quello  abrazamento.  » 

4.  «  Tu  credi  sempre  star  in  giovinezza  (Ferrari,  p.  103.) 
E  non  pensi  invecchiare, 

E  il  tempo  se  ne  va  con  tua  bellezza 
E  ciù  non  puù  mancare.  » 

5.  «  Stanotte  mi  sogniai  quello  che  sia, 
Stanotte  mi  sogniai  quello  che  fosse. 
Ch'io  ero  tra  le  braccia  délia  dama  mia 
Ch'io  ero  tra  le  rose  blanche  e  rosse, 
0  sonno  vano  che  inghanni  la  gente  ! 
Strinsi  le  braccia  e  non  trovai  niente. 
0  sonno  vano  che  la  gente  inghanni, 

Strinsi  le  braccia  emi  trovai  frapanni.  »  (Ferrari,  p.  86.) 


15-2 


LE    QUATTROCENTO 


0:i  envoie  à  la  fosse  aux  lions  la  cruelle  qui  résiste;  on 
l'envoie  au  diable  «  pour  qu'il  lui  rompe  deux  côtes 
et  les  autres  membres  avec  »  ;  on  la  couvre  d'impréca- 
tions, d'anathèmes,  d'injures.  «  Maudit  soit  le  point, 
le  mois,  l'anni'e!  Où  dans  ce  monde  lu  fus  créée!  Soit 
maudite  la  nourrice  qui  te  prit,  Quand  avec  ce  beau 
corps  tu  naquis'  !  »  Ou  encore  :  «  Toute  la  nuit  tu  dors 
sur  la  paille!  Tu  n'as  pas  une  cliemise  de  quoi  le  chan- 
ger! »  Ou  encore  :  «  Tu  es  plus  noire  qu'une  mûre  de 
maquis!  Quand  tu  te  laves,  tu  trompes  l'eau!  » 

Parfois  la  passion  flambe  :  «  Regarde  mes  lèvres 
rouges,  Que  j'ai  mari  qui  ne  les  connaît  pas-^  !  »  D'autre 
fois,  le  rire  s'allume;  las  d'implorer,  fatigué  de  l'adora- 
tion courte  au  cœur  des  hommes,  l'amour  prend  sa 
revanche  de  l'extase  dans  la  parodie  et  dans  la  saleté. 
^  Vous  ôles  plus  propre  que  les  balayures,  plus  relui- 
sante qu'une  burette  à  huile^  !  »  Et  voici  les  chansons 
obscènes,  paillardes,  aux  doubles  sens  et  aux  équi- 
voques: lamentations  de  filles  en  mal  de  mari,  lamen- 
tations de  filles  mal  mariées,,  confessions  intimes  de 
nonnains,  invectives  contre  les  vieilles,  fastes  de  belles 
nuits,  chicanes  de  belles-sœurs. 

Dans  un  contrasta^  le  dialogue  s'établit  entre  la  mère 
et  la  fille  :  «  —  0  ma  mère,  donne-moi  mari!  —  0  ma 
fille,  dis-moi  pourquoi'*?  »  Dans  un  lamento,  un  mari 
se  plaint  de  sa  femme  qui  avant  d'ôtre  mariée  disait 
toujours  amen,  qui  maintenant  veut  une  robe  à  tout 
prix.  Dans  un  autre  laiiwnto,  une  femme  se  plaint  de 
son  mari,  «petit  vieux  qui  ne   peut  rien   ».  Ailleurs, 


1.  «  Sia  malcdetto  l'anno,  il  piinto  cl  inese 
Che  in  questo  niondo  lu  fusfi  criata, 

Si'i  iiinledetla  lu  halia  rlie  ti  prese 

Qimrulo  di  quel  bd  corpo  fusti  nala.  »  (Ferrari,  p.  82.} 

2.  «  Hi^uardatiii  le  labbremic  rosse 

Chaggio  niarito  chcuonle  conoscie.  »  (Ferrari,  p.  12.) 

'i.  «  Siole  più  nella  che  non  ù  il  palume. 

E  riluciente  più  chuna  slungniata.  »  (Ferrari,  p.  r»9.) 

4.  «  Madré  inia,  daiiuni  inarito. 

Figlia  mia,  (linuiii  il  perché.  » 


LE    PEUPLE.    —    SA    POÉSIE  15  3 

une  femme  se  ronsole  avec  deux  frocards,  à  qui  elle 
sert  de  la  galaiiline  de  chapons,  deux  plais  couverts, 
une  couple  de  faisans,  beaucoup  de  grives,  une  Iourte 
garnie  de  sucre,  des  poires  au  vin  :  «  Uein!  de  ça,  vous 
n'en  avez  pas  au  couvent  '  !  »  Ailleurs,  un  garçon  a 
surpris  une  fille  endormie,  et  c'est  la  petite  chanson  : 
«  —  Par  où  es-lu  entré,  ô  chien  renégat?  —  Je  suis 
entré  par  la  porte,  ù  ma  vie!  —  Hé  bien,  puisque  tu  y 
es,  restes-y...  Et  après  que  nous  eûmes  joué  tout  notre 
jeu,  je  pris  mes  habits  et  voulais  m'habiller,  et  elle 
nie  dit  :  Demeure  encore  un  peu,  tu  ne  sais  pas  si  tu 
pourras  y  revenir-!  » 

Les  cacce  contrefont  le  peuple  qui  chante-';  on  fait 
les  gestes,  on  joue  la  scène  de  ceux  qui  vont  h  la 
chasse,  de  ceux  qui  vont  à  la  pêche,  de  ceux  qui  vont 
à  Tincendio,  des  filles  qui  vont  aux  lleurs  ou  se  faire 
poser  chez  le  meunier:  «  —  0  meunier,  ô  meunier, — 
Pèse-moi  celle-ci!  —  Pèse  encore  l'autre!  —  Celle-là 
pèse  cent  —  Et  celle-ci  bien  deux  cent.  —  Toi,  tu  es  une 
grasse.  —  Que  le  ciel  te  fracasse!  —  Toi,  tu  es  une 
atTautie.  —  Que  ta  coque  puisse  crever!  -  Allons! 
filles,  filles,  —  Rentrons  à  la  maison'*.  »  Le  canti  car- 

1.  «  ...Poi  vennc  su  di  chuciiia. 
I  duo  piatel  bcnserrati, 

Tre  cliîippDiii  addormentali 
R  (\i\G  fagiani  con  tordi  assai. 
Poi  disse  :  Di  quesli  mai 
Nel  chonuento  avete  a  pelarc...  » 

2.  «  Onde  ci  entrasli,  o  cane  rinegato?  (Ferrari,  p.  346.) 
Entraici  dalla  porta,  o  vita  mia... 

Or  poi  cho  ci  sei  entralo  falto  sia, 

Spof,'liati  i<,'nu(lo  et  cliorquamili  al  lato. 

Poi  ch'avein  latto  tutto  nosfro  giocho, 

Tolsi  li  panni  et  voleanii  vestire; 

Ed  ella  disse  :  staci  un  altro  poco» 

(>he  non  sai  i  giorni  clie  ci  puoi  traasire.  »       (Ferrari,  p.  73.) 

3.  Cacce  in  rima  dei  secoli  XIV  e  XV,   pub.    par    Giosue    Carducci, 
Bologne.  1896. 

4.  «  0  niugnaioj  o  mugnaio, 
Pesami  costei.  » 

«  Pesa  anclie  lei  ». 
«  Questa  pesa  cento, 
E  quella  ben  dugento.  * 


154  LE    QUATTROCENTO 

nascialeschi ^  qui  cclosent  au  carnaval  de  Florence', 
introduisent  sur  des  chars  les  gensde  métier,  qui  parés  de 
leurs  costumes  et  de  leurs  attributs  professionnels, 
miment  leur  rôle,  poussent  leurs  cris  :  Visùn,  visim, 
visim^  Chi  vuol  spazzar  cammin!  crient  les  ramoneurs. 
Trinche,  trinche  lutte  Voi\  Le  fa  chocce  di  falor  ! 
chantent  les  soudards  d'Allemagne.  «  Sommes  nour- 
rices du  Casentin,  à  la  recherche  d'un  bambin!  » 
chantent  les  nourrices  du  Casentin.  Et  à  côté  de  ces 
chansons  de  joie,  le  peuple  chante  des  chansons  de 
pénitence,  le  peuple  chante  des  laudes. 

C'est  ainsi  que  le  peuple  sait  une  quantité  de  chan- 
sons. Comme  Dioneo,  qui  dans  la  cinquième  journée  de 
Décatnéron  expose  à  la  reine  son  répertoire,  il  sait 
Monna  Aldruda^  levate  la  coda  Che  buone  novelle  vi~ 
reco,  et  il  sait  l'adorable  ballade  de  Dante  Per  una  ghir- 
landetta  CKio  vidi,  mi  farà  Sospirar  ogni  fiore.  Il  sait 
la  chanson  du  Nicchio  et  il  sait  la  jolie  chanson  du 
Primo  de  Sacchetti.  11  sait  Fatevi  aWuscio  Madonna 
dolciata.  Il  sait  Oramai  che  fora  sono.  Il  sait  0  canzo- 
netta  mia.  Il  sait  Donna  Lomharda  et  il  sait  Misericor- 
dia,  eterno  Dio.  Et  sous  le  soleil  de  la  rase  campagne, 
et  dans  les  belles  nuits  de  lune  silencieuses,  il  chante, 
à  plein  gosier,  à  plein  cœur,  de  toute  sa  voix,  de  toute 
sa  force,  tandis  que  dans  leurs  chambres  hautes,  les 
humanistes,  se  bouchant  les  oreilles,  lisent  leur  grec 
cl  leur  latin. 


«  Tu  se'  iina  grassa 

Clie  ti  vcjjna  fracassa!  »... 

«  O  fanriiillc,  o  Tanciullc, 

A  casa  ritorniano...  »  (Carducci,  p.  2«.) 

1.  1  Tulli  f  Irionfi,  ciirri,  mime  lie  ml  e  o  canli  cnrnuscialescin  aiidali 
per  Firenze  al  tempo  tli  Lorenzo  il  Maynifico  finu  alianno  ISIi'J,  repub. 
par  O.  (jliierrini,  Milan,  1883. 


LE    PEUPLE.    SA    POÉSIE  155 


III 


Et  comme  le  peuple  a  des  chansons  il  a  des  his- 
toires'. 

Il  a  une  quantité  d'histoires.  Il  a  presqu'autant  d'his- 
toires que  de  chansons.  Les  aventures,  les  amours,  les 
guerres,  les  batailles,  les  duels,  les  pays,  les  jardins, 
les  prouesses,  les  exploits,  les  rois,  les  barons,  les  fées, 
les  dames,  les  bêtes,  il  n'y  a  pas  à  dire,  c'est  de  belles 
choses.  Ça  repose  et  ça  détend  ;  ça  distrait  et  ça  con- 
sole; ça  instruit  et  ça  occupe.  Le  peuple  goûte  les  his- 
toires qui  l'arrachent  au  présent  et  le  transportent  dans 
une  vie  meilleure. 

Gomme  les  chansons,  les  histoires  du  peuple  sont 
rimées;  comme  les  chansons,  les  histoires  du  peuple 
sont  chantées  ;  seulement  au  lieu  de  présenter  tous  les 
mètres  et  toutes  les  formes,  elles  n'adoptent  qu'une 
coupe  unique,  l'octave  ;  et  au  lieu  d'être  chantées  par  le 
peuple,  elles  sont  chantées  devant  le  peuple  par  un 
professionnel,  maître  instruit,  au  courant  des  choses, 
ayant  consulté  les  papiers,  qu'on  nomme  cantastorie^ 
carUafavole ^  canlambanco ^  cantnre^  canterino.  Quand  les 
histoires  sont  courtes,  on  les  dit  /iore/e//«?  ;  quand  elles 
sont  longues,  on  les  dit  storie;  et  alors  on  les  divise 
aussi  en  cantari. 

Ces  histoires  sont  de  toute  origine,  de  toute  prove- 
nance et  de  toute  sorte.  Elles  puisent  leur  bien  oij 
qu'elles  le  trouvent,  dans  la  fable  comme  dans  la  vie, 

1.  Sur  les  storie  en  général,  voir  Ugo  Foscolo,  Sui  poemi  narrativi  e 
rommizeschi  italiani,  Florence,  1859.  —  Valentin  Schmidt,  Ueber  die 
italienischen  Heldençiedichle  ans  dem  Sageii  Kreis  Karls  des  Grossen, 
Berlin,  1820.  —  Giulio  Ferrario,  Sloria  ed  analisi  degli  anlichi  romanzi 
di  Cavalleria,  Milan,  1828.  —  Panizzi,  Essay  on  tlie  vomantic  narralive 
Poetry  of  Ihe  Ilalians,  Londres,  1830.  —  llanke,  Zur  Geschichte  der 
Italienischen  Poésie,  Berlin,  1837.  —  Gaston  Paris,  Histoire  poétique 
de  Charlemagne,  Paris,  1865.  —  Melzi  et  Tosi,  Bibliografia  dei  romanzi 
di  cavalleria.  Milan,  1865.  —  Pic  Rajna,  Le  Fonti  dell  Orlando  furioso 
Florence,  1876. 


lîiG  LE    QUAITROCENTO 

dans  la  légende  comme  dans  la  chronique,  dans  le  rêve 
comme  dans  la  réalité,  dans  tous  les  poèmes,  dans  tous 
les  contes,  dans  tous  les  romans.  L'antiquité  sacnîe  et 
l'antiquité  profane,  les  cycles  chevaleresque  et  les  récits 
d'Orient,  les  lastes  du  passé  et  la  gazette  contempo- 
raine ;  le  Vieux  Testament^  le  Nouveau  Testament,  la 
Léfjende  dorée;  Y  Iliade  d'Homère  eXY  Enéide  de  Virgile; 
les  Héroides  d'Ovide,  les  Commentaires  de  Gé  ar  ;  la 
Thébaïde  de  Stace,  V Alexandre  du  pseudo-Callisthènes  ; 
la  matière  de  France  ot  la  matière  <le  Bretagne,  autant 
de  sources  à  histoires,  autant  de  sujets  à  histoires, 
autant  d'histoires.  L'histoire,  universelle,  s'émiette,  se 
réduit,  ?e  transforme  en  hisloires,  qui  courent,  circulent, 
vont,  viennent,  se  fcroisent,  se  frottent  et  s'emmêlent. 
A  la  fin  du  xiv"  siècle  ou  au  commencement  du 
xv%  un  cantantbanco  détaille  dans  un  cantare  son 
catalogue  d'histoires':  ce  qu'il  sait  d'histoires!  Il  se 
biiigne  dans  les  histoires  !  11  a  la  poitrine  remplie  d'his- 
toires. Les  histoires  le  sollicitent  comme  les  Heurs  au 
printemps.  Il  ne  sait  par  oij  commencer  ses  histoires. 
Il  en  sait,  «  sur  l'origine  joyeuse  de  notre  foi  ».  Sur  le 
r)élugc  et  l'Arche,  sur  Abraham,  sur  Joseph  vendu  par 
ses  frères,  sur  le  roi  David,  sur  Nabuc  Dinasor,  sur 
toute  la  vie  de  notre  Christ  «  et  les  faits  heureux,  et  la 
mui-t,  et  la  résurrection  de  notre  Christ  qui  nous  a 
sauvés  ».  Ce  n'est  là  que  des  bagatelles.  Il  connaît 
82  caiitari  sur  riiisloire  de  Troie,  80  canlari  sur  l'his- 
toire de  Thèbes,  27  cantari  sur  les  gestes  de  Thésée, 
1.106  cantari  sur  l'histoire  de  Rome.  Les  histoires  de 
Home  sont  bien  certainement  la  (leur  de  clKupie  can- 
tare, ((  parce  que  tout  le  bien  et  tout  le  mal  d'Italie, 
tout  ce  que  l'Ilalio  a  de  sagesse  el  de  valeur,  c'est  Homo 
qui  le  lui  donna'*».  Voici  les  deux  frères  allaités  par 

1.  l'io  Hnjrm.  Canlare  dei  L'anluri,  Zeilschrift  fur   nuiHin.  IMiiloloL'ic, 
Ilallc,  1808  (p.  220,  p.  410), 

2.  «  liiiperoccliè  ogni  l.vue  e  ogni  iiieslo 
CIm;  llalin  ha  di  snino  c  (ii  viilorc 

J{oi]iu  gliel  diè.  »  {CanUire  dei  Canlari,  p.  433). 


LE    PELl'LE.    SA    POÉSIE  liJT 

la  louvd,  voici  xXiima  qui  ordonna  la  loi;  voici  Tarqnin 
le  Superbe  el  ce  qu'on  en  lit  ;  voici  les  sénateurs,  les 
tribuns  de  la  plèbe  el  les  dictateurs  ;  voici  les  consuls, 
les  centurions  jusqu'à  Octavien;  et  voici  Camille.  Oh! 
Camille!  «  Les  faits  magnifiques  de  Camille,  les  vertus 
et  l'audace  de  Scipion,  chacun  devrait  dire  :  Ah!  dis-les, 
dis-les!»  Et  après  Camille,  César,  Pompée,  Octavien 
Auguste  qui  fit  convertir  le  fer  des  couteaux  en  1er  de 
charrue  ;  et  il  chantera  de  cha([ue  empereur  grec  et 
latin,  et  aussi  de  Constantin.  Il  sait  encore  le  beau  traité 
de  Messer  Lancelot  et  de  Messer  Tristan,  tes  enchante- 
ments de  Merlin,  la  liste  des  ciievaliers  errants  seconda 
le  cai'le^  400  canlari  de  la  vieille  table,  et  le  roi 
Arthur,  et  Breobis,  et  Breus,  et  le  Graal.  Il  sait  la  chro- 
nique détailh'e  de  ce  qui  est  écrit  des  paladins,  l'entre- 
prise mortelle  d'Espagne,  toutes  les  histoires  .Y6'/'/>o/<<?.s7'. 
11  chanterait  un  mois  d'Aliscante.  Il  connaît  par  cœur 
les  dix  chants  d'Alexandre,  magnamine  et  puissant, 
sans  compter  Darius  et  Cyrus,  et  les  fortunes  française 
€t  latine,  et  des  novelette  sans  fin.  «  Vous  avez  entendu 
comme  je  peux  chanter  de  la  Bible  et  des  Troyens, 
d'Albe,  de  Rome,  et  de  toutes  leurs  aflaires,  d'Alexandre, 
des  Grecs,  des  ïhébains,  et  de  chaque  histoire  des  pala- 
dins et  des  infidèles...  Choisissez  maintenant  celle  ([ui 
vous  plaît  le  mieux  '.  » 

En  dépit  d'une  aussi  grande  diversité,  toutes  ces  his- 
toires se  ressemblent.  Peu  importe  leur  origine,  leur 
date,  leur  genre,  leur  qualité  et  leur  véracité.  Elles  sont 
écrites  dans  la  coupe  légère,  ailée  et  ténue  de  l'octave, 
qui  les  réduit  au  môme  format,  les  dresse  sur  un  môme 
plan,  les  recule  dans  un  môme  passé,  leur  prôte  la  môme 
voix  et  les  anime  du  même  geste,  rapide,  gracieux, 
souple,  qui  se  noue,  se  dénoue,  se  renoue,  gambade  et 
court  avec  prestesse  et  clarté.  Fiesole  et  Troie,  Albe  et 
Paris,  Jérusalem.  Home,Thèbes,  la  Bretagne,  l'Espagne, 
l'Afrique,  l'Irlande,  le   Négropont  sont  des  pays,  avec 

1.  «  Chiedete  oiuai  la  quai  pi»  vi  diletta.  »  (/i.,  p.  437.) 


158  LE    QUATTROCENTO 

des  tours,  avec  des  palais,  avec  des  routes,  avec  des 
grottes,  avec  des  collines,  avec  de  petits  viaducs.  Le 
roi  David  et  le  roi  Arthur,  l'empereur  Gharlemagne  et 
l'empereur  César,  Enée,  Hector,  Alexandre,  Roland, 
Tristan,  Thésée,  Lancelot,  Renaud  sont  des  princes  ou 
plutôt  des  barons,  qui  couchent  dans  des  lits  d'or,  qui 
possèdent  des  chiens  braques  et  lévriers,  qui  touchent 
des  instruments,  qui  portent  les  mômes  armes  damas- 
quinées et  ciselées,  qui  revêtent  les  mêmes  robes  claires 
et  précieuses.  Les  chronologies  se  confondent.  Les 
origines  s'identifient.  Nous  ne  sommes,  pas  à  un  lieu 
déterminé,  à  une  époque  fixe,  à  quelque  point  précis 
de  la  terre  et  de  l'histoire  ;  nous  sommes  par-delà  le 
moment  et  par-delà  la  montagne,  dans  l'éloignement 
magnifique,  merveilleux  et  pareil.  L'important  n'est 
pas  où  ces  choses  se  sont  passées,  quand  elles  se  sont 
passées;  l'important  est  qu'elles  se  soient  passées.  Et 
elles  se  sont  passées.  Ce  ne  sont  pas  des  billevesées  : 
ce  sont  des  réalités,  ce  sont  des  fait>i.  Nous  avons  les 
faits  d'Enée,  les  faits  de  César,  les  faits  d'Alexandre  le 
grand,  les  faits  de  Thésée,  les  faits  de  Camille. 

Cependant,  de  toutes  ces  histoires  les  plus  belles  et 
les  plus  sympathiques  sont  à  n'en  pas  douter  les  his- 
toires des  paladins  et  des  infidèles.  C'est  Rinaldo  d'i 
Monlalhano.  C'est  Uggieri  il  Danese.  C'est  la  Spagna  in 
rima.  CaiVAsproînonle. C'est V Innamoramento di  Carlo ^ 
et  Fieraôraccia  e  Ulivieri,  et  Ancroia^.  Et  ce  sont  ces 
rifacinicnti  innombrables  de  la  matière  de  France,  qui 
passa  l;i  frontière  au  moment  même  où  elle  naquit, 
descendit  le  long  des  fleuves,  se  répandit  sur  les  places 

\.  V.  Pio  Raina,  Rinaldo  da  Montalbano,  Propugnatore,  Bologne, 
1870,  p.  2l.'(.  — l'io  Uftjna,  L(i;/eri  il  Danese  nellaleUertitiini  romanzesca 
de(/li  llulifini,  Kuiiiania,  Paris,  1872,  p.  il'tl'>.  —  Libru  chiamtilo  lu  Spa- 
f/na,  Venise,  162."i,  clsiirro  poème,  Pio  Raina,  La  rolla  di  liuncisralle 
nella  leUeratura  cavalleresca  iUdiuna,  Propiignalore,  Bologne,  1871, 
p,  '.i'.i'.i.  —  A.  Thomas,  Notice  sur  deux  manuscrits  de.  la  Spiiffmi  en 
vers,  Rr>Miania,  Paris,  1881;,  p.  207,  —  0.  Oslcrha^'c,  UoImw  die  Spai)na 
xHloriata,  Prograriirri,  Berlin,  188.').  —  El  canlin-f  di  Fierafiracciti  e  UU- 
vieri,  piij».  par  .  Stengel,  Ausgabcn  und  Altiianill  ans  deui  Gebiete 
dcr  roni.  Piiil,  Marburg,  1881. 


LE    PEUPLE.    SA    POÉSIE  139 

par  la  bouche  des  Ghdlari  chanteurs,  garda  sur  les 
bords  du  Pô  sa  langue  d'oïl  et  sa  strophe  monoiime, 
adopta  l'italien  et  l'octave  sur  les  bords  de  l'Arno,  créa 
à  Venise  une  langue  particulière  le  franco- vénitien  '  et  se 
montra  dans  toute  l'Italie  d'une  fécondité  touchant  à  la 
prolification-. 

La  matière  de  France  est  pour  le  peuple  la  matière 
par  excellence;  la  matière  de  France  conte  de  l'erape- 
pereur  Charlemagne  qui  refit  le  sacré  empire  romain, 
gloire  de  l'Italie;  la  matière  de  France  conte  de  preux 
et  de  paladins  qui  appartiennent  à  l'Italie,  puisqu'ils 
appartiennent  à  la  chrétienté;  et  la  matière  de  France, 
plus  qu'aucune  autre,  est  remplie  de  grandes  et  géné- 
reuses histoires  de  mêlées,  de  défaites,  de  triomphes, 
de  duels,  de  prouesses,  d'aventures  et  de  beaux  coups. 

Tout  de  suite,  le  peuple  l'adopte  et  la  fait  sienne,  la 
déforme  et  la  démarque,  l'adapte  à  son  esprit,  à  son 
climat,  à  son  format,  se  l'accommode  et  se  l'approprie 
et  lui  demeure  fidèle  à  jamais.  Les  héros  de  la  geste 
française  deviennent  ses  personnages  familiers,  les 
hôtes  assidus  de  son  cerveau  et  de  son  rêve,  des  com- 
pagnons rapprochés,  voisins,  immédiats,  dont  on  con- 
naît les  généalogies  et  les  gestes,  les  muscles  et  les 
armures,  l'humeur  et  la  façon,  dont  on  s'entretient, 
qu'on  cite,  qu'on  raconte,  qui  font  désormais  partie  du 
patrimoine  intellectuel  et  de  la  légende  domestique. 

Roland  s'appelle  Orlando;  il  est  né  à  Sutri  ou  bien 
il  est  sorti  armé  des  ruines  étrusques  de  Fiesole  ;  il 
laisse  un  fer  de  son  cheval  contre  le  portail  de  San- 
Slefano,  à  Florence;  il  fend  d'un  coup  de  son  épée 
une  île  de  l'Istrie;  le  pape  l'envoie  défendre  la  foi; 
Sutri  montre  la  grotte  d'Orlando;  Pérouse  le  Pavillon 
d'Orlando;  Pavie  le  Rocher  d'Orlando;  Osimo  le  Borgo 

1.  Sur  ce  phénomène  d'une  langue  exclusivement  littéraire,  v.  A.Gas- 
pary,  Storia  delta  letteratura  italiana  (trad.  Zingarelli),  Turin,  1887, 
p.  96. 

2.  Ferd.  Castets,  Recherches  sur  les  npports  des  chansons  de  geste- 
el  de  Vépopée  chevaleresque  italienne,  Paris,  1887. 


160  LE    OLATTKUCE.NTO 

de  Roucevaux;  Corceaiio  a  dans  ses  armes  commu- 
nales, les  armes  d'Orlando',  Quant  à  Fempereur  Char- 
lemagne  à  la  barbe  fleurie,  il  s'appelle  Carlo,  Carlone, 
le  roi  Charles,  le  gros  Charles,  un  peu  court,  un  peu 
simple,  à  qui  l'on  en  fait  accroire,  homme  à  des- 
cendre de  cheval  pour  lancer  des  pierres  contre  un 
arbre  où  Malagigi  a  accroché  son  bâton,  homme  prôl  à 
renier  le  Christ  si  on  le  délivre  de  l'insupportable 
Renaud.  Renaud  s'appelle  Rinaldo,  à  qui  l'on  attribue 
une  place  de  premier  rang  :  beau  baron,  courageux, 
hardi,  prompt  aux  coups,  insolent,  railleur,  et  gamin. 
Et  autour  des  protagonistes,  il  y  a  les  bons  et  les 
méchants;  il  y  a  ceux  de  Chiaramonle  et  de  Maganza. 
Ceux  de  Chiaramonle  sont  tous  bons,  tous  loyaux,  tous 
parents;  ceux  de  Maganza  sont  tous  traîtres,  tous  félons, 
et  tous  parents;  et  ceux  de  Chiaramonle  et  de  Maganza 
se  jouent  les  tours  les  plus  pendables. 

Un  de  Chiaramonle,  fort  comme  toul,  fleur  de  vertu, 
héros  de  courage,  est  difl^amé  par  ceux  de  Maganza 
auprès  de  Carlo,  roi  de  France.  Carlo  croit  ceux  de 
Maganza  et  exile  celui  de  Chiaramonle.  Alors  celui 
de  Chiaramonle  s'en  va  par  la  Paganie,  qui  est  le 
pays  des  Païens.  Il  donne,  en  champ  clos  ou  en 
rase  campagne,  des  coups  d'épée  furibonds,  lutte 
avec  des  bôles  ou  avec  des  géants,  fauche  des  forôls, 
déroute  des  armées,  abal  des  villes,  conquiert  des 
territoires;  et  il  est  sympathique.  Mais  quelqu'un 
le  reconnaît  et  le  dénonce  comme  chrétien  au  roi  de 
Paganie.  On  l'enferme  au  fond  d'une  tour.  Une  fille  de 
roi,  ou  bien  une  fille  d'emj)ereur,  ou  bien  une  fille  de 
sultan,  le  délivre,  à  moins  que  ce  ne  soit  ses  cousins 
(|ui  le  délivrent.  Il  convertit  et  il  épouse  la  fille  du  roi. 
Alors  il  recommence  :  il  donne,  en  champ  clos  ou  en 
rase  campagne,  des  coups  d'épée  furibonds,  lulte  avec 
des  botes  ou  avec  des  géants,  fauche  des  forôts,  déroute 

1.  A.  D'Ancona    Tvadizioni  carolinr/ie in  Ilalhi.  Hendiconli  dell'Acca- 
demin  dei  Lincei,  Hoiiic,  1889. 


LE    PEUPLE.    —    SA    POÉSIE  161 

des  armées,  abat  des  villes,  conquiert  des  territoires  et 
arrive  à  Paris,  où  le  roi  Carlo  est  assiégé  par  les  infidèles 
et  regrette  sa  bonne  lame.  Et  il  délivre  Paris,  sauve  la 
chrétienté,  reçoit  tous  les  honneurs  et  tous  les  biens, 
et  l'histoire  est  finie.  Mais  ceux  de  Maganza  peuvent  le 
diffamer  de  nouveau,  le  roi  Carlo  croire  de  nouveau 
ceux  de  Maganza,  lui  retourner  de  nouveau  en  Paganie, 
et  l'histoire  peut  recommencer  de  nouveau ^ 

Une  histoire  ainsi  conçue  est  extraordinairement 
intéressante.  Elle  est  très  édifiante  aussi.  On  y  voit 
l'impiété  raclée  et  le  christianisme  victorieux.  On  y  voit 
d'immenses  collisions  de  croyants  et  d'infidèles  où  les 
croyants  triomphent,  des  conversions  en  bloc,  des  bap- 
têmes de  peuples  et  de  rois.  On  y  voit  surtout  des  coups 
d'épée,  des  corps  percés  de  part  en  part,  des  hommes 
fendus  en  deux  d'une  seule  botte,  crâne,  ventre,  cheval. 
On  se  crache  au  visage,  on  se  tire  la  barbe,  on  n'a  peur 
de  rien  ;  on  en  vient  tout  de  suite  aux  invectives  et 
aux  mains  ;  on  se  cogne,  on  se  poche,  on  se  bosse,  on 
se  cosse,  on  s'écharpe,  on  s'enfonce,  on  s'abîme,  on 
s'estourbit  et  on  s'assomme;  atouts  et  claques,  calottes, 
tapes,  gilles  et  mornifles,  horions  et  nions,  frottées, 
fessées,  rincées,  rossées,  mêlées,  raclées  et  giroflées; 
coups  portés,  coups  parés,  coups  fourrés,  coups  secs, 
coups  au  morion,  coups  de  revers,  de  travers,  de 
pointe,  d'estoc,  de  taille,  coups  sur  coups,  coups  pour 
coups.  Et  il  y  a  des  banquets  servis  dans  des  salles 
royales,  des  tournois  aux  chevaux  caparaçonnés  et 
empanachés,  des  cérémonies  augustes  et  splendides,  où 
les  hommes  et  les  choses,  les  habits  et  les  meubles,  les 
armes  et  les  plats  sont  tout  en  or.  II  y  a  des  destriers 
qui  franchissent  les  lleuvesd'un  seul  élan,  des  monstres 
à  gueule  de  lion  et  à  corps  de  serpent  tout  en  braise,  des 
géants  qui  mangent  de  la  chair  humaine.  II  y  a  des 
pays  étranges,  des  îles  lointaines,  des  endroits   impos- 

1.  Pio  Raina,   Hicerclie  intorno  ai  Reali  di  Francia,  Bolorae,   1872, 
p.  265. 

II.  U 


i62  LE    QL"  ATTROCENÏO 

siblos  OÙ  les  g:('ns  niarclient  sur  la  tête  et  ont  un  seul 
œil  sur  la  poitrine.  Il  y  a  des  naufrages,  des  tenipôtes^ 
des  palais  enchantés, des  armesensorcelées, des  musiques, 
descarrousels,desjeuxd'écliecs,  des  jardins  de  printemps^ 
des  grottes,  des  voleurs,  des  pavillons  brodés  et  des 
blondes  filles  de  roi.  Tout  ça  est  vrai,  véritable,  arrivé. 
11  n'y  a  pas  moyen  d'en  douter.  Oq  vous  produit  les 
sources.  On  vous  cite  les  témoignages.  On  vous  donne 
les  preuves.  On  vous  indique  les  noms.  On  vous  fournit 
les  mesures.  Et  quand  les  auteurs  sont  en  désaccord, 
on  vous  ledit.  Il  faudrait  être  fou  à  lier  pour  mettre  en 
suspicion  de  pareilles  choses  si  bien  établies  et  recon- 
nues, qui  sont  écrites,  qui  sont  selon  la  vérité,  et  selon 
la  carie.  Le  peuple  y  croit.  Il  ne  branle  pas.  Il  ne 
bronche  pas.  Muet,  sérieux  et  recueilli,  les  yeux 
agrandis,  il  écoute,  et  par  sa  bouche  ouverte,  la  salive 
coule. 

C'est  sur  la  place  publique,  —  à  Florence  sur  la  place  de 
San-Martino,  —  un  jour  de  fête  ou  bien  un  simple  jour, 
après  l'ouvrage.  Il  y  a  là  des  corroyeurs,  des  tanneurs,, 
des  àniers,  des  marchands  de  poules,  des  valets  et  des 
garçons  ;  il  y  a  des  teinturiers  aux  mains  violettes,  des 
forgerons  frottés  de  suie,  des  fripiers,  des  revendeurs, 
des  paysans  et  des  maçons;  il  y  a  des  bouchers,  des 
épiciers,  des  faiseurs  de  clous,  des  faiseurs  de  clefs,  des 
faiseurs  d'armures;  tout  le  peuple  menu,  toute  la 
bona  fjciih!^  point  de  femme*  ;  et  à  l'ombre,  contre  le  mur, 
l'estrade  est  dressée.  Des  odeurs  de  cuir  montent,  de 
graisse,  d'huile,  d'oignon,  de  sueur  et  de  fumier,  des 
dialogues  s'engagent,  des  lazzis  partent.  Soudain  le 
silence  s'établit.  Le  chante-histoires  vient  de  gravir  son 
estrade. 

Il  a  craché  par  terre  pour  s'assurer  la  voix.  Il  s'est 
essuyé  la  bouche  du  revers  de  sa  manche.  Il  com- 
mence. Comme  il  est  chrétien,  et  non  Sarrasin,  Turc, 

1.  l'io  Majnft,  /   liinaldi  o   canlastorie  di  Nupoli,   Niiova  Antologia, 
Kumc,  1K18. 


LE    PEUPM:.     —    SA    POÉSIE  163 

chien  d'iulidèle  ou  renégat,  qu'il  a  des  principes  et  du 
catéchisme,  il  invoque  d'abord,  selon  l'honnôteté, 
Dieu  le  Père,  la  Vierge  Marie,  le  Seigneur  Jésus  pour 
qu'ils  «guident  sa  langue'»;  des  fois,  quand  il  est 
érudit,  il  invoque  Apollon'.  Et  ensuite,  comme  il 
a  des  nuini^»res,  qu'il  possède  des  usages,  qu'il  sait  ce 
qu'on  doit  au  monde,  il  complimente  le  bel  audi- 
toire de  charretiers,  muletiers  et  tanneurs  accourus  pour 
l'entendre  ;  il  s'incline  «  devant  cette  auguste  assem- 
blée )»  ;  il  l'honore  et  la  révère;  il  se  sent  superbe  de 
parler  à  de  tels  seigneurs,  à  «  des  auditeurs  si  singu- 
liers et  si  dignes  )^  «  J'ai  dans  cette  rue.  j'ai  à  cet  endroit 
une  assemblée  si  haute  et  si  heureuse,  chante  l'Altis- 
simo,  que,  plus  que  moi,  elle  rendrait  supei-be  un  cail- 
lou''.  »  Voilà  qui  s'appelle  se  conduire!  Voilà  comment 
on  se  comporte  dans  la  société,  quand  on  a  de  la  poli- 
tesse et  de  l'instruclion!  Et  ayant  rempli  ces  deux 
devoirs  imprescriptibles  de  civilité  à  Dieu  et  de  civi- 
lité au  public,  le  chante-histoires  entre  dans  son  argu- 
ment. 11  chante  sur  une  lente  mélopée  qui  traîne, 
s'allonge  et  se  balance.  Il  s'accompagne  ou  on  l'accom- 
pagne du  violon  ou  du  luth,  fhtula  seu  ceraniella^ 
viola  sei(  chitarra.  Il  presse  ou  ralentit  la  cadence  selon 
que  l'action  se  d  'i)èche  ou  se  c  ilme.  11  est  triste  quand 
il  convient  d'être  triste,  alerte,  diMuré,  rapide  quand  il 
convient  d'ôtre  gai.  Tour  ;i  tour,  il  murmure,  susurre, 
gémit,  rit,  larmoie,  module,  gronde,  crie,  chante, 
meugle  et  tonne.  Ses  yeux  sortent  de  leur  orbite.  Sa 
voix  remplit  l'espace.  Ses  gestes  embrassent  la  place. 

1.  «  Glorioso  signore,  Mdio  superno. 

Ghe  cielo,  teir.i,  luar  guida  et  conduce... 
Et  per  ciù,  padre  mio,  guida  e  conduce 
La  îingua  niia  accio  cli'io  dica  il  corne 
Di  Troya  fu  abassato  il  suo  grau  nouie.  » 

2.  «  Suona  per  nie,  ApoUo,  una  fiata 
l'ii'i  dolcemento  che  sonassi  mai...  » 

;>  «  ...  Ho  in  quesla  strada,  in  questo  pa.sso 

Udienza  si  magna  e  .si  felioe 
Ghe  faria  non  che  me  superbo  un  sasso.  » 


164  LE    Ql  ATTROCENTO 

îl  frappe  l'air  de  son  archet  comme  le  chevalier  frap- 
pait le  félon  de  son  épée,  vibrant,  frissonnant,  envolé; 
et  soudain,  au  moment  le  plus  pathétique,  quand  il 
n'y  a  plus  qu'une  attente  dans  la  foule  qui  l'entoure, 
à  l'endroit  exact  où  la  bataille  se  livre,  où  le  duel 
s'engage,  où  le  héros  va  mourir,  brusquement  il  casse 
son  récit  qu'il  renvoie  à  la  fois  prochaine,  au  lieu  dit, 
au  jour  dit',  et  le  chapeau  à  la  main  il  fait  le  tour  de 
l'assemblée. 

Pendant  deux  heures,  pendant  trois  heures,  l'assem- 
blée n'a  pas  bronché.  Elle  n'est  plus  dans  une  place 
étroite,  entre  des  murailles  sombres,  auprès  d'échoppes 
ignobles.  Elle  est  par  les  pays  et  par  les  îles.  Elle  est 
avec  les  bannières  déployées  et  les  charmantes  donzelles 
qui  s'en  vont  alla  vcrziira.  Elle  est  dans  la  tourmente, 
dans  la  mêlée  ou  dans  l'azur.  Elle  est  soulevée  de  sen- 
timents magnifiques  et  surhumains.  Elle  retrousse  ses 
manches  et  se  tâle  les  bras.  Elle  se  signe.  Elle  rabaisse 
son  chapeau,  elle  le  relève.  Elle  frémit,  tremble,  se 
lève,  semble  prête.  Elle  halète.  Elle  tire  la  langue. 
Elle  pleure.  Elle  sanglotte.  Elle  ne  peut  se  consoler  de 
la  mort  d'Orlando,  qui  était  seul  à  défendre  les  chré- 
tiens. Elle  donne  tout  son  argent  au  chante-histoires 
pour  qu'il  ne  fasse  pas  mourir  Hector  la  fois  pro- 
chaiue  -.  Elle  a  oublié  ses  tracas,  ses  soucis,  ses  maux. 
Elle  a  quitté  ses  bardes,  ses  sabots,  le  train  grossier 
de  sa  vie.  Elle  a«  chassé  sa  mélancolie  ».  Elle  a  aimé, 
rêvé,  souffert  avec  son  âme  neuve,  son  imagination 
vierge,  son  sentiment  frais.  Elle  a  vécu. 

Aussi  bien  de  telles  émotions  sont  très  rechercln'cs, 

1.  «  A  rilornar  iiicrcodi  vi  esoHo 
Ch'npnnlo  snrà  il  {giorno  d'  Ojfni  santi.  » 

2.  «  Hriitio  simplox  nddicbfil  c|iif'iiipiam  ex  ejiiamodi  cnntoribiis.  qui 
iii  flnc  Hcrtrioni»  nd  nlliricnddin  aiidioiitiaiti  predixit  se  postridio  iiior- 
tem  llectorif»  roritatnnim  lli<-  nostcr,  aritcrpiniii  canlor  aliircl,  prelio 
rerlemit  ne  tatii  cilo  Ueclorciii.  virum  hello  iili|ein  iiilerliccrcl.  Ille 
fiiortciii  nostcro  die  disliilit.  Aller  vcro  sa-piiis  prcliiiiii  dédit  serpicn- 
lihii<*  diemis  |)ro  vi|a'  dilatione.  Kt  ciiiii  periinia-  defiiissent.  tandem 
niortein  cju«  intilto  fletu  ac  dolore  narravit.  »  (l'odoio,  FaccUif.) 


LE    PEUPLE.    SA    POÉSIE  165 

et  non  seulement  par  le  pelil  peuple,  mais  par  tout  ce 
qui,  dans  une  sociéti^  plus  haut  placée,  a  gardé  une 
oreille  et  une  habitude  populaires.  Pérouse  entretient 
des  canterini,  dont  l'ofiice  est  de  réjouir  au  moyen 
de  cantilènes  et  d'acco^-ds,  cantileriis  et  pidsationibus , 
resj)rit  des  prieurs  contristés  par  le  soin  de  la  chose 
publique'.  Florence  accueille,  nourrit  et  enferme  dans 
son  palais  public  des  araldi'-^  dont  la  mission  est  de 
raconter  aux  maj^istrats  à  table  les  beaux  exemples 
contagieux  d'héroïsme  antique  :  l'un  d'eux  s'étant  avisé 
«  de  tenir  deux  jours  une  femme  dans  sa  chambre, 
oublieux  de  la  majesté  et  religion  de  l'endroit  »,  est 
cassé  aux  gages-^  Les  cours  italiennes,  et  plus  parti- 
culièrement celles  du  nord,  où  les  traditions  féodales 
subsistent,  ramassent  les  chante-histoires  dans  la  rue, 
les  introduisent  dans  leurs  palais  et  leur  commettent 
d'égayer  leurs  festins,  de  récréer  leurs  veillées,  de 
célébrer  leurs  hôtes;  en  1433,  Niccolù  Gieco,  canlerino 
de  Pérouse,  entonne  à  Pérouse  la  louange  de  l'empe- 
reur Sigismond  de  passage'*;  en  1459,  Antonio  diGuido, 
araldo  de  Florence,  entonne  la  louange  de  Francesco 
Sforza  en  séjour  à  Gareggi  '^'^  lorsque  les  Ludovic  le 
More,  les  ducs  de  Bari,  les  Ascanio  Protonotario 
mangent  à  Schifanoia,  ils  sont  divertis  par  les  chante- 
histoires  en  demeure  à  Ferrare. 

Les  chante-histoires  ne  sont  plus  \esgiullan  d'autre- 
fois. Si  la  plupart  du  temps  ils  sont  pauvres,  souvent 
aveugles,  réduits  par  l'inlirmité  à  la  carrière,  et  qu'ils 
mènent  toujours  une  existence  nomade,  courant  de 
foire  en  foire,  de  cité  en  cité,  la  saison  tinie,  chiusa  la 
stagione^  ils  rentrent  dans  leurs  maisons.  Ils  ont  une 

1.  A  D"Ancona,  /   canterini  deWantico  coinune  di  Perugia.  Varietà 
storiche  e  letterarie,  Milan,  1S8.J,  p.  39. 

2.  G.  Zippel,  /  suonaluri  délia  ^ignoria  di  Firenze,  Trente,  1892. 

3.  Flamnii.  La  lirica  toscana  del  Rinascimenlo  anleriore  ai  tempi  di 
Lorenzo  11  Magnifico,  Turin,  1891,  p.  200. 

4.  Fiamini,  ib. 

5.  Buser,  Die  Beziehungen  der  Mediceer  zur  Frankreichy  Leipzig,  1879, 
p.  347. 


166  LE    QUATTROCENTO 

maison.  Ils  ontde  l'instruction.  Us  possèdent  des  papiers. 
Ils  savent  lire.  On  les  attristerai  l  en  lesassimilant  aux  vul- 
gaires faiseurs  de  tours  de  passe-passe;  ils  sont  gracieux; 
ils  sont  hommes  à  fournir  un  renseignement,  parfois  à 
composer,  tout  comme  un  autre,  un  hommage  princier, 
une  belle  laude,  un  capitolo  bizarre,  un  sonnet  facétieux. 
Dans  le  livre  de  l'un  d'eux,  on  trouve  les  Beautés  d'une 
femme,  les  Beautés  d'un  homme,  la  Description  du  prin- 
temps, les  invocations  faites  à  san  Martino,  sonetfi,  capi- 
toli^  et  stramhoUiK  Us  ont  la  mémoire  remplie,  farcie, 
gonflée  d'histoires;  plus  ils  en  connaissent,  plus  ils 
sont  de  requête  dans  les  places  et  les  compagnies. 
Quelquefois  et  le  plus  ordinairement,  ces  histoires 
sont  d'autrui,  et  alors  ils  les  apprennent  par  cœur* 
en  s'aidant  de  recettes  habiles  qui  sont  les  secrets  du 
métier.  D'autre  fois  ces  histoires  sont  d'eux-mêmes; 
ils  les  inventent  ou  mieux  les  improvisent,  là,  sur 
place,  devant  les  assistants,  au  fur  et  à  mesure,  et 
alors  ils  sont  illustres.  Ils  s'appellent  Antonio  di 
Guido,  Niccolô  Cieco  d'Arezzo,  Francesco  Cieco  de 
Ferrare,  Cristoforo  Fiorentino  qu'on  nomma  l'Altissimo. 
Ils  sont  connus  de  tous,  du  peuple,  de  la  ôona  (jente^ 
du  public  descampagnes  et  desrues,  comme  des  doctes, 
des  dames,  des  princes  et  des  prélats.  Antonio  di 
Guido  est  pareillement  pleuré  par  Luca  Landucci-, 
chanté  par  Polilien,  admiré  par  Michèle  Verino. 
«  Sais-tu,  Fabiano,dit  i*olilien,  ce  qui  distingue  Anto- 
nio d'Orj)hée?  Orphée  attirait  les  bêles,  Antonio  attire 
les  hommes^.  »  «  J'ai  entendu  un  jour,  ajoute  Michèle 
Verino,  Antonio  di  Guido  chanter  sur  la  place  de  San- 

1.  Opère  deirAllisnij/in,  poêla  fiorentino,  nelle  qitali  descrice  le 
ISe.llezze  d'iina  donna,  le  l'ellezze  d  un  liuomo,  La  deserillion  di  l'rima- 
vrra.  Le  invncalioni  faite  in  san  Martino,  Sonelli  Capiloli  Stramhotli, 
Florence,  l')T2. 

2.  <i  K  a  di  dclto,  mori  un  maestro  Antonio  di  (îuido,  cnntatore 
iinprovisd,  inolto  vaienlc  iiomo.  In  qiiella  arle  passo  igiiuno  ;  pcri>  si 
nolu  qui,  j>  (I.ANDi'fxi,  p.  51.) 

3.  «  Tusrus  ah  olhrysio,  Kiiltianf,  Aiilonius  Orphco 
Hoc  diircrl  :  lioin'ines  liic  Iraliil.  iilc  fi-rns.  » 

(^PouriKN,  ("-d.  (ici  l.iingo,  p.  121.) 


LE    PEUPLE.    SA    POÉSIE  167 

Marlino  les  guerres  d'Orlando  avec  tant  d'éloquence 
qu'il  me  semblait  entendre  Pétrarque  '.  »  Poggio  écoute 
Niccolô  Cieco  d'Arezzo  :  «  Dieux  excellents!  quel  public 
réunissait  Niccolo  Cieco  lorsqu'aux  jours  de  fête  il 
chantait  de  l'estrade  en  rimes  étrusques,  soit  les  his- 
toires sacrées,  soit  les  annales  antiques"^.  »  Gristoforo 
Fiorentino  reçoit  le  laurier  du  poète.  Francesco  Cieco, 
qui  tait  les  délices  de  la  cour  d'Urbin,  compose  une 
œuvre  qui  appartient  presque  à  la  littérature,  le  Mam- 
hriano.  Andréa  di  Barberino  est  si  docte  qu'il  écrit  en 
prose  un  nombre  infini  d'histoires,  riches  de  généalo- 
gies et  très  exactes.  Mais  que  si  la  renommée  des 
chante-histoires  dépasse  souvent  les  enceintes  de  la  rue, 
les  chante-histoires  n'en  restent  pas  moins  de  souche, 
d'esprit  et  de  culture  toute  populaire. 

Ils  sont   les   romanciers  attitrés  du  petit  peuple  qui 
n'a  que  leurs  récits  pour  le  charmer. 

1.  Cite  par  Rossi,  Il  Qiiallrocento,  p.  288. 

2.  «  Dii  boni,  quam  audienliain  Nicolaus  cœcus  habebat,  cum  festis 
diebus  hetruscis  nuineris,  aut  sacras  hislorias,  aut  annales  reruui  anti- 
quaruin,  e  suf,'f(estu  decantaret  !  Qui  dttctoriim  hominum,  qui  Florentiîe 
tuncerant,  coucursus  ad  eum  liebat!  ->  (Pocgio,  De  cœcitale  et  malis 
aliis  coi'poris.) 


CHAPITRE  II 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX 


I.  Le  rôle  de  la  religion  dans   la  vie  contemporaine.  —  La  religion, 

Eoésie,  beauté  et  ornement  de  la  vie.  —  Eglises,  tableaux,  confréries, 
ospices,  fêtes,  pèlerinages  et  miracles.  —  Princes  pratiquants.  — 
Humanisme  chrétien.  —  Braves  gens.  —  Saints  et  Bienheureux.  — 
Le  libraire  Vespasiano  et  ses  Vite.  —  Mouvements  de  foi.  —  Restes 
d'ascétisme.  —  La  crainte  et  la  présence  de  Dieu  dans  les  écritures 
domestiques.  —  Que  le  peuple  est  resté  le  plus  religieux  de  tous  et 
comment  la  littérature  religieuse  quattrocentiste  est  de  souche  popu- 
laire. 
IL  Les  laudes.  —  Toutes  les  laudes  qu'on  sait.  —  Laudes  héroïques  de 
1260.  —  Autres  laudes.  —  Laudes  artisteiiient  ouvrées  du  xv"  siècle. 

—  Quand  on  les  chante.  —  Sur  quel  air  on  les  chante. 

IIL  Les  Frères  prêcheurs.  —  Gomment  ils  sont  les  oracles,  les  célébrités 
et  les  savants  du  pauvre  monde.  —  Leurs  miracles  et  leur  sainteté. 

—  Leur  existence  nomade.  —  Leurs  sermons  en  plein  vent.  —  Les 
réconciliations  qu'ils  opèrent  et  les  «  bruciamenti  di  vanità  »  qu'ils 
ordonnent.  —  Le  plus  grand  prêcheur  du  Quattrocento  :  San-Bernar- 
dino  da  Siena.  —  Gloire,  éloquence,  sagesse,  morale  et  foi  de  Fra 
Bernardino. 

IV.  Les  «rappresentazioni  sacre». — La  scène,  les  acteurs  et  le  «festaiuolo». 

—  Intérêt  des  «  rappresentazioni  ».  —  Trucs,  intermèdes  et  supplices.  — 
Les  histoires.  —  Profit  moral  et  profit  savant  de  ces  histoires.  — 
Comment  elles  font  pleurer.  —  Gomment  elles  font  rire.  —  Person- 
nages contemporains  :  évèques,  moines,  mendiants,  médecins,  com- 
mères, nourrices,  hôteliers,  paysans.  —  Les  auteurs  des  «  rappresen- 
tazioni »,  leur  auditoire  et  leur  succès. 

V.  La  foi  quattrocentiste  telle  qu'elle  résulte  de  la  littérature. 


I 


C'est  ainsi  que  le  peuple  chante  et  écoute.  Il  faut  le 
regarder  quand  il  prie^ 

Car  il  prie,  ingénument,  dévotement,  les  mains 
jointes.  Le  christianisme,  qui  venait  de  susciter  une 
floraison  de  piété  si  puissante,  n'a  pas  disparu  des  cons- 

1.  Sur  le  Hontiment  religieux  italien,  voir  J.  Burckhnrdt,  La  Civili- 
talion  en  Italie  au  temps  de  la  Henaissance  (Irad.  Schmitt),  Paris,  1885, 
2  vol.  il,  p.  187.  —  L.  Paslor,  Storin  dei  papi  (Irad.  Benetti),  Trente, 
1896,  3  vol.  Il I,  p.  1.  —  K.  Gcbhart,  L'Italie  mystique,  Paris,  1890. 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  169 

ciences  contemporaines  et  continue  à  envelopper  la  vie, 
à  border  la  vie,  qui  s'écoule  entre  des  sonneries  de 
cloches,  des  parfums  d'encens,  des  flammes  de  cierges, 
des  reposoirs  fleuris,  des  litanies,  des  processions,  des 
fêles.  Sans  la  religion,  on  ne  comprendrait  point  cette 
époque  ni  cette  contrée,  qui  restent  tout  enchaînées  au 
cercle  religieux.  La  religion  tient  la  place  prépondé- 
rante. Elle  fait  partie  de  l'habitude  des  yeux,  des 
oreilles,  de  l'imagination,  du  goût.  Elle  constitue,  plus 
qu'une  civilisation,  une  nécessité  sociale.  Les  Italiens 
ont  besoin  de  sa  poésie  comme  ils  ont  besoin  de  leur 
beau  climat.  Il  leur  faut  ses  images,  ses  pompes,  ses 
cérémonies  augustes  ou  domestiques,  sa  diversion,  sa 
compagnie,  sa  beauté;  il  leur  faut  ses  légendes  d'or 
et  d'azur,  ses  scènes  d'amour  ou  de  drame,  ses  pra- 
tiques familières  et  reposantes,  les  longues  stations 
quotidiennes  dans  l'église  fraîche,  le  chapelet  qui  coule 
entre  les  doigts,  le  tableau  du  maître-autel  qui  sourit; 
il  leur  faut,  pour  les  consoler,  les  charmer  et  les 
éblouir,  la  vision  présente  du  paradis  de  lumière  avec 
des  gazons  semés  de  fleurs  blanches  et  rouges,  des 
escaliers  de  jaspe  et  d'améthyste,  des  roses  d'anges,  des 
auréoles  d'or,  des  tuniques  étoilées,  des  diadèmes  étin- 
celants.  Jésus,  Marie,  les  barons  et  les  saints  de  la  cour 
céleste  sont,  autant  qu'Orlando  ou  qu'Hercule,  les 
hôtes  assidus  des  consciences;  leurs  noms  jaillissent 
spontanément  des  lèvres  avec  le  juron  ou  l'exclamation 
heureuse;  on  les  connaît,  on  les  cite,  on  les  voit,  on  les 
aime;  et  le  poète  anonyme  de  tout  à  l'heure,  voulant 
comparer  sa  bonne  amie  à  quelque  chose  de  très  beau, 
la  comparait  à  Jésus. 

Plus  qu'un  devoir,  la  foi  est  un  plaisir,  une  chose 
gracieuse  et  fleurie.  Ainsi  que  l'amour,  elle  est  un 
ornement  de  la  vie.  Celui  qui  s'en  prive  est  un  triste, 
c'est-à-dire  un   méchant,  qui  étonne  et  détonne',  et 

1.  Les  athées    déclarés  sont  excessivement  rares  au  Quattrocento, 
même   chez  des  canailles  comme  Everso   d'Anguillara  ou  Sigismond 


ITO  LE    QrATTROCENTO 

qu'on  se  montre  au  doigt,  comme  jadis  les  gens  do 
Florence  se  montraient  dans  la  rue  Guido  Gavalcanti, 
«  qui  cherchait  des  raisons  pour  prouver  que  Dieu 
n'existe  pas».  Au  demeurant,  le  cœur  est  trop  imagi- 
natif,  trop  poète,  pour  imiter  son  exemple. 

Dans  ce  siècle,  par  ailleurs  si  voluptueux  et  curieux, 
les  rues  sont  garnies  d'églises,  do  chapelles,  d'oratoires. 
Un  art,  ému  de  la  ferveur  la  plus  alïectueuse,  se  répand 
contre  les  vitraux  et  les  murs  en  ofîusions  et  on  prières  : 
madones  blondes,  annonciateurs  porteurs  de  lys,  vieux 
bergers  qui  prient,  rois  mages  agenouillés,  et  petits 
enfants  Jésus,  si  roses,  si  potelés,  si  malicieux  que  les 
femmes  attendries,  unissant  les  mains,  s'écrient  :  «  Oh  ! 
mon  Dieu!  »  Une  charité  empressée  s'ingénie  à  créer 
chaque  jour  des  confréries  d'un  évangélisme  tout  pratique 
et  militant',  qui  visitent  les  pauvres,  pansent  les  ma- 
lades, ensevelissent  les  morts,  secourent  les  prisonniers; 
et  pour  les  déshérités  de  ce  bas  monde,  de  nobles 
demeures  s'édifient,  monts-de-piété,  hôpitaux,  hospices, 
qui  ne  sont  point  seulement  d'admirables  entreprises 
d'assistance  cités  par  Luther,  mais  des  monuments  de 
grâce,  où  la  Beauté  met  son  sourire  et  les  Délia  Robbia 
leurs  faïences'.  Les  cloches  des  campaniles  rythment 
toujours  les  journées  de  labeur.  Le  soir,  à  VAcc  Maria, 
dans  l'église  paroissiale  ou  devant,  les  confréries  d'arti- 

Malalesla  qui  s?ardent  des  formes,  prient  Dieu,  bâtissent  des  hôpitaux. 
Si,  au  (lire  de  S'cspasiano,  —  et  l'aveu  dut  lui  en  coi'iter,  —  Carlo  Marsup- 
pini  refuse  à  son  lit  de  mort  rextrùnie-onction,  celte  altitude  jure 
avec  tout  ce  que  nous  savons  du  reste  de  sa  vie.  Voir  (I.  Zip[)cl, 
Carlo  Mdi'suppini  d'Arezzo,  notizic  hiof^rafiche,  Trente,  18i)7. 

i.  Kn  I41.";,  nait  à  Venise  la  Confrérie  de  S.  l{occo  ;  en  l'til,  uait  à 
Florence  la  confrérie  des  IJuonuouiini  di  S.  Marlino,  qui  existe  toujours; 
en  144S,  nait  à  Home  la  confrérie  de  l'Addolorata,  (|ui,  pareillcinont, 
existe  toujours.  Kn  IIGO,  Torqucuiada  fonde  à  Home  la  confrérie  de 
l'Annunziata;  les  confréries  rouiaincs  de  S.  Ilernurdo,  de  S.  Lucia,  de 
riaimacoiata,  de  S.  Aujbrogio,  de  la  Misericordia,  du  SS.  Sacramento, 
datent  du  Quattrocento. 

2.  Au  Quattrocento,  Florence  compte  à  elle  seule  35  hôpitaux.  Voir 
Passerini.  Storin  ihu/li  alnhilimenli  di  heiiifirenzn  di  Firenze,  Florence, 
18.'),'J.  —  Harfîiacrhii  Sloria  di-f/l'isliliili  di  hiuipficonza,  di  islnizione  (î 
ediicdzione  in  l'isloiit  e  snu  circondarii),  l-'iorcuce,  188.'1,  4  vol.  — 
Pinzi,  au  Dsiiizi  uiedioevali  e  t'os/n'dtilif  f/randi'  di  Vilcrho,  IS'J.'J.  — 
L'hôpital  majeur  cl  le  lo/arct  du  .Milan  datent  du  Quattrocento. 


LK    PEUPLE.     SON    SKM  I.M  K.NT    llEl.l!iIEUX  Kl 

sans  se  réunissent  et,  tête  découverte,  elles  entonnent  des 
laudes.  La  nuit,  à  l'iieure  du  couvre- feu,  le  petit  monde 
s'agenouille  au  pied  de  son  lit  devant  une  naïve  estampe 
de  sainteté'.  Les  Pâqu!  s  de  la  Nativité,  les  Pâques  des 
roses,  la  Fête-Dieu,  les  fêtes  patronales,  sont  des  dates 
sacrées  qu'on  observe,  qu'on  attend,  dont  on  se  réjouit, 
qui  remplissent  les  rnes  des  cités  et  les  routes  des  cam- 
pagnes et  qui  se  célèbrent  avec  un  faste  magnifique 
de  costumes,  dcgonfanons,  de  cantiques,  de  figurations 
et  de  rejirésenlations  opulentes.  A  tout  coup,  de  pieux 
pèlerinages  s'aclieminent  à  Rome,  à  Assise,  à  Loreto, 
jusqu'en  Terre  sainte'.  Et  il  s'accomplit  encore  des 
miracles  témoignant  que  Dieu  n'a  pas  retiré  sa  faveur 
à  son  penple;  prodiges,  visions,  guérisons  subites, 
apparitions  de  la  Vierge,  apparitions  de  fontaines;  et 
les  roses  qui  se  mettent  à  fleurir  en  plein  biver  sur  la 
tombe  d'Ainbrogio  Traversari  ;  et  un  rat  qui  saute  à  la 
tête  d'un  mauvais  lils,  «  et  malgré  tous  les  médecins  et 
médecines,  on  ne  put  jamais  lui  enlever  ce  rat-'  »  ;  et  un 
petit  rameau  d'olivier  qui,  dans  une  viottola  toscane, 
s'accrocbe  à  une  robe  étoib'e  de  la  Madone  miraculeuse 
que  Florence,  désolée  par  la  guerre,  a  été  chercber  à 
l'imprunelael  qu'on  ne  peut  arracher  par  aucun  moyen 
de  percbe,  ni  roseau;  alors  on  dit  :  «  C'est  bon  signe, 
c'est  un  miracle,  c'est  la  Vierge  qui  porte  l'olivier  de 
paix  h  Florence  '*.  » 

Les  princes,  si  élégants  et  si  dissolus  qu'ils  soient, 
n'auraient  garde  de  faillir  aux  pratiques  ordonnées^;  ils 

1.  F.  Lippmann,  Der  italienisclie  llolzschnill  in  XV  luhihitndert, 
Berlin,  1885. 

2.  Entr'autres  récits  de  pèlerinages,  voir  Del  viagc/io  in  Terra  sanla 
fatto  e  descrillo  tla  ser  Mariano  du  Slena  nel  secolo  X\\  Florence, 
iS-2-2. 

3.  F.  Torraca,  Roberto  da  Lecce,  p.  189. 

\.  «  Questo  è  buono  pronosUco,  ella  porta  l'ulivo  a  Firenze.  »  (Lax- 
Dicci,  IJiario,  p.  109.) 

5.  Philippe-Mario  Visconti  murmure  constamment  des  prières. 
Alphonse  d'Arai^'on  suit  les  processions  dans  la  rue.  Laurent  de  Médi- 
cis  compose  dos  laudes  et  une  rappresentazione  sacra.  Hercule 
d'Esté  sert  à  m.(n;.'er  aux  indigents  et  leur  lave  les  pieds.  Cécile 
Gonzague  veut  «  prendre  pour  époux  le  Rédempteur  ». 


172  LE    QUATTROCENTO 

vont  h  l'église  où  souvent  les  attendent  leurs  assassins; 
ils  suivent  les  processions,  font  des  pèlerinages,  accom- 
plissent les  sept  œuvres  demiséricorde,  disent  les  prières, 
achètent  et  lisent  les  livres  dévots;  et,  si  le  vieux  Gosme 
de  Médicis,  que  Botticelli  a  figuré  en  roi  mage  accroupi 
devant  l'Enfant  Jésus,  accepte  la  dédicace  obscène  de^ 
V HermaphroditKs  de  Beccadelli,  on  peut  trouver,  enl502,| 
dans  la  bibliothèque  privée  d'une  Lucrèce  Borgia,  à 
côté  d'autres  livres  profanes,  un  bréviaire,  un  psautier, 
les  Lettres  de  sainte  Catherine,  un  Nouveau  Testament,^ 
en  italien,  une  Légende  des  saints  en  italien,  une  Vie 
de  Jésus  en  espagnole  La  fille  du  Sforza  reste  chaque 
nuit  cinq  ou  six  heures  en  oraison  et  se  donne  jus- 
qu'au sang  d'une  discipline  «  faite  de  petites  étoiles  de 
fer  »  «  Et,  un  jour,  écrit  le  prédicateur  populaire  Fra 
Michèle  de  Milan,  lui  parlant  à  elle,  je  lui  dis:  «  Ah! 
enfant,  ne  fais  pas  comme  ça  !  »  Et  elle  me  répondit  : 
«Ne  me  dites  pas  ça.  Père,  pour  l'amour  de  Dieu-!  » 
Les  érudits  et  les  poètes,  qui  cherchent  Jésus  dans 
Virgile  et  s'élancent  à  Dieu  sur  les  ailes  de  Platon,  ne 
rompent  jamais,  dans  leurs  pires  aberrations  et  leurs 
audaces  les  plus  téméraires,  avec  le  dogme  ;  avant  de 
dévoiler  le  latin  au  pelil  gamin  qu'on  leur  confie,  dévo- 
tement ils  lui  font  réciter  VAve'^^  comme  les  marchands 
de  Pérouse  écoutent  la  messe  avant  de  délibérer  de 
leurs  all'aires  de  banque  dans  la  salle  du  Gambio;  et  le 
latin  qu'ils  adorent  ne  s'applique  pas  seulement  à  l'an- 
tiquité profane,  il  impartit  sa  beauté  aux  pieuses 
légendes,  aux  claires  paraboles,  aux  saints  personnages 

1.  Gregorovius,  Lucrezia  horgia,  Stultgnrd.  1876,  p.  310. 

2.  «  Chè  ho  purlato  in  alla  (igliuola  del  Diica  di  Milnno  :  ho  la  gen- 
tile  fanciiilla...  E  stava  in  orazione  cinque  o  sei  orc  sempre  ginoc- 
chioni,  e  faceva  la  disciplina  per  ispazio  di  (|uindici  pater  nostcr.  Lei 
avcva  la  sua  disciplina  falta  a  stelluzze  di  Icrro  e  (piando  j'aiioprava 
lutta  l'insanguinava...  Et  un  giorno  parlando  io  con  essa  lei,  gli  dissi  : 
Deh  !  figliuola,  non  fare  a  cotesto  modo.  E  Ici  nii  ripose  :  Non  nii  dite 
cotcsto,  l'iidr»'.  p«;r  l'amoro  di  Dio.  »  {Cinque  /irediche  di  fra  kichete 
(la  Milano,  piiU.  par  M.  da  Civezza.  l'rato,  1881,  p.  47.) 

.'{.  «  Dn  littcras.  A.  h.  c.  d.  e.  f.  g  h.  i.  k.  I.  ni.  n.  o.  p.  q.  r.  s.  t.  u. 
X.  y.  z.  I)a  Halutalioneni  il(;atii*  virginis.  Ave  Maria  gratia  plena...  » 
(Niccoto  Pkhotti,  liudiineiita  grammatices,  Venise,  U'JÎI,  p.  1.) 


LE    PEUPLK.    SON    SlvNTI.MKNT    RELIGIEUX  113 

de  la  vérité.  Toute  une  partie  de  rhumanisme,  et  non 
la  moins  intéressante,  est  chrétienne^. 

Sans  doute  que  l'époque  aijonde  en  criminels  de 
haute  marque,  en  assassins  et  en  brigands  supérieurs  ; 
on  peut  leur  opposer  autant  de  braves  gens  demeurés 
entiers,  intacts,  indemnes  :  figures  à  la  Plutarque,  sta- 
tues de  saints,  consciences  rigides,  âmes  candides  et 
doucement  épanouies.  L'esprit  se  repose  et  se  console 
à  pénétrer  l'enceinte  blanche  qu'ils  habitent,  où  la  fer- 
veur des  anciens  âges,  préservée  comme  une  rose  gran- 
die dans  un  cloître,  continue  à  répandre  son  parfum. 
C'est  le  marchand  de  Florence  Feo  Belcari,  qui  n'écrit 
que  de  choses  pieuses,  dans  une  langue  si  pure  et  si 
tranquille  qu'elle  semble  colorée  à  la  lumière  du  grand 
siècle.  C'est  le  dominicain  Corradino  de  Bologne,  qui 
meurt  en  soignant  les  pestiférés  ;  c'est  le  patricien 
Lorenzo  Giustinian  de  Venise,  qui  vit  chez  les  pauvres 
besoigneux;  c'est  le  grand-amiral  Carlo  Zeno  de  Venise, 
qui  a  sauvé  la  patrie,  reçu  quarante  blessures  et  qu'on 
met  en  prison.  Et  ce  sont  tous  ces  saints,  saintes,  bien- 
heureux, —  religieux,  humanistes,  poètes,  patriciens, 
princesses,  —  naissant  à  toutes  les  heures,  appartenant  à 
tons  les  mondes,  qui  fleurissent  ce  moment  sec  et  bril- 
lant de  ravissements  adorables,  de  célestes  élévations, 
de  rêves  attendris,  d'actes  de  dévouement,  de  sacrifice, 
d'affection  fidèle'-.  Et  plus  suave  et  plus  ému  qu'eux 

1.  Sans  vouloir  parler  do  Filelfo  et  de  son  poème  en  vulgaire  de 
La  vila  del  santissiino  Joliunni  Ihtptisla,  on  peut  citer  MaHeo  Vegio,  qui, 
dans  son  Z>e  rébus  rnemorabilihus  BasilicaeS.  /'e/»/,  accomplit  un  premier 
monument  d'archéologie  chrétienne,  fait  l'éloge  de  la  vie  claustrale  dans 
son  De  perseverantia  religionis  dédié  en  li48  à  ses  sœurs  religieuses  et 
chante  la  vie  du  saint  abbé  Antonio  dans  le  poème  de  VAntoidade  dédié 
au  pape  Eugène  IV.  Bonino  Mombri/.io  met  en  hexamètres  le  récit  de  la 
Passion,  et  Ugolino  Verino,  le  Vieux  et  le  Nouveau  Testament.  Politien 
compose  des  llijmni  in  Divam  Virginem.  Pontano  consacre  quatorze 
«  laudes  divin;B  »  h  Jésus,  à  Marie,  à  saint  Jean-Baptiste,  <à  saint  Domi- 
nique, à  saint  Augustin,  ù  saint  Benoît.  Et  bien  avant  que  Sannazar  eût 
conçu  son  radieux  poème.  De  par  lu  virt/inis,  Domenico  di  Giovanni 
avait  dédié,  en  t  iOQ.  à  Pierre  le  Goutleu.x  son  Theotocon,  seu  île  vitaet 
obilu  sacral.issiiiue  V.  Mavioe. 

2.  Ludwig  Paslor  donne  la  liste  des  saints  et  bienheureux  du  Quat- 
trocentro.  Op.  c.  p.  58.  —  Voir  les  Acta  Sanctorum  des  Boïlandistes. 


174  LE    (iLATTROCENTO 

tous,  c'est  le  naïf  imagier  de  Sainl-Marc,  c'est  le  bien- 
heureux Fra  Angelico  de  Fiesole.  Pauvre  et  cher  petit 
moine!  Là-bas,  dans  son  couvent,  oii  il  peint  comme 
d'autres  prient,  dans  l'ombre  et  la  modestie  agréables 
au  Seigneur,  il  écouk^  toute  une  existence  de  tendresse. 
«  Quand  on  lui  demandait  quelque  ouvrage,  il  répon- 
dait avec  une  bonté  d'àme  singulière  qu'on  allât 
demander  au  prieur,  et  que,  si  le  prieur  voulait  bien, 
lui  ne  manquerait  pas.  »  Par  honnêteté ,  il  ne  consent 
jamais  à  représenter  des  figures  nues;  il  ne  veut  repré- 
senter que  des  saints;  avant  de  prendre  ses  i)inceaux, 
il  toQibe  à  genoux  et  dit  sa  prière;  lorsqu'il  met  le 
Cbrist  en  croix  ses  yeux  s'inondent  de  larmes,  el  «  il 
avait  pour  habitude  de  ne  jamais  retoucher  ou  refondre 
ses  peintures,  mais  de  les  laisser  comme  elles  étaient 
venues  pour  la  première  fois,  croyant  qu'elles  étaient 
telles  par  la  volonté  de  Dieu  *  ». 

Naïvement,  purement,  le  libraire  Vespasiano,  de  Flo- 
rence, recueille  tous  les  exemples  de  charité,  de  chas- 
teté, de  piété,  des  prélats,  princes,  érudits  dont  il  raconte 
les  vies,  de  telle  sorte  que  son  livre  ingénu  semble  un 
traité  d'édification.  Il  y  est  contéd'Antonino-, l'archevêque 
de  Florence  devenu  cardinal  et  canonisé  dans  la  suite, 
grande  figure  de  théologien,  de  savant,  d'ascète,  dont 
les  jtorlraits  contemporains  nous  ont  transmis  l'expres- 
.  sioa  de  spiritualité  aiguë  :  ce  prince  de  l'Eglise  vit  en 
pauvre  frère,  s'habille  d'une  simple  robe  de  bure  qu'il 
s'enlève  des  épaules  dans  la  rue  pour  en  revêtir  un 
plu>  pauvre  que  lui  ;  il  ne  dépense  pas  le  tiers  de  son 
revenu  et  distribue  le  reste  en  aumônes;  il  habite,  à 
côté  de  Fra  Angelico,  une  humble  cellule  du  couvent  de 
Saint-Marc,  n'ayant  pour  tout  mobilier  qu'un  lit  monacal 
recouvert  de  dra|)  de  l*erpignan  et  un  fauteuil  de  vieux 
bois;  il  ne  possède  en  propn?  qu'un  petit  mulet,  encore 
ce    mulet  ne   lui   apj)arlient-il  pas,   puisque   c'est  le 

i,  Vabaiii,  Vie-t/e  Fra  Angelico  de  Fiesoli'. 
2.  Vi'.si'AMA.'^o,  Vite,  p.  ilO. 


LE    l'EUPLK. SON    SK.M  IME.NT    RKLKIIKLX  175 

cliapilre  de  Sainte-Marie-Nouvelle  qui  le  lui  a  prêté; 
et,  à  sa  moii,  il  se  souvient  qu'on  le  lui  rende;  à  la 
nouvelle  que  le  pape  lui  expédie  de  Home  le  chapeau, 
il  se  sauve  dans  les  bois  de  Gorneto,  s'y  cache  derrière 
les  arbres,  et  lorsque  le  courrier  pontilicai  l'a  rejoint, 
au  lieu  de  lui  donner  le  j)Ourhoire  qu'il  demande, 
il  lui  répond  :  «  Pour  une  nouvelle  si  mauvaise 
qu'on  n'en  saurait  imaginer  une  pire,  je  n'ai  point 
d'argent,  je  n'ai  que  ce  que  je  porte  sur  le  dos  ^  »  Et 
cependant,  fait  de  la  sorte,  arrachant  les  dés  et  les 
échiquiers  aux  joueurs,  forçant  d'un  regard  à  l'église 
les  élégantes  à  se  taire,  lorsque  rigide  et  grave,  il 
passe  par  les  rues  de  Florence,  le  monde  tombe  à  genoux, 
«  et  sans  chevaux,  et  sans  habits,  et  sans  valets,  et 
sans  ornements  dans  sa  maison,  il  fut  plus  estimé  et 
respecté  que  s'il  fût  allé  avec  la  pompe  de  la  plupart 
des  prélats-.  »  Il  y  est  conté  de  l'ambassadeur,  gonfalon- 
nier  et  platonicien,  Donato  Acciajuoli,  qui  se  marie 
vierge,  qui  aime  et  craint  Dieu,  «  par-dessus  toute 
chose  »,  qu'on  ne  vit  jamais  toucher,  embrasser  et 
prendre  dans  ses  bras  ses  enfants,  «  seulement  pour 
conserver  l'autorité  et  la  continence  avec  ses  (ils-^  ».  Il 
y  est  conté  d'Agnolo  Pandollini,  le  riche  marchand,  qui  va 
chercher  les  passants  sur  la  route  pour  les  asseoir  à  la 
lable  de  sa  somptueuse  villa  de  Signa.  Le  pédagogue 
Villorino  da  Feltre  dit  le  Benedicite  avant  de  prendre 
ses  aliments.  L'astronome  Paolo  Toscanelli  dort  sur  une 
planche  à  côté  de  sa  table  de  travail,  ne  mange  que 
des  légumes,  se  trouble  pour  une  parole  déshonnôte^. 
L'hébraïste  Gianozzo  Manetti  a  coutume  de  dire  que  notre 

1.  «  L'arcivescovo  gli  disse  :  per  una  cattiva  novella,  che  non  la 
poteva  avère  peggio  di  qiiesta,  danari  questo  niio  compagno  e  io  non 
abbiamo;  salve  le  cappe  che  lu  vedi  non  abbianio  altro.  »  (/6.,  p.  172.) 

2.  «  E  sanza  cavalli  e  sanza  vestiraenti  e  sanza  famigli  e  sanza  orna- 
mento  ignuno  in  casa,  era  più  istimato  e  più  riverito,  che  s'egli  fusse 
andalo  con  le  pompe,  conçue  vanno  i  più  de'  prelati.  »  (/6.,   p.   174.) 

3.  «  Solo  per  conservare  la  continenza  e  Tautorità  con  li  hgliuoli, 
acciocchè  l'avessino  in  riverenza  e  riputazione.  »  {Ib.,  p.  H.'iO.) 

4.  «  E  quando  udiva  uno  che  dicesse  una  parola  non  onesla.  tutto  si 
cambiava  nol  viso.  »  (/6  ,  p.  507.) 


176 


LE    QUATTROCENTO 


foi  ne  doit  pas  s'appeler  foi,  mais  certitude,  «  parce 
que  toutes  les  choses  écrites  et  approuvées  par  l'Eglise 
sont  ausssi  vraies  qu'il  est  vrai  qu'un  triangle  est  un 
triangle'  ».  Maffeo  Yegio  abandonne  tous  ses  biens 
aux  pauvres.  Agnolo  Acciajuoli  se  relève  chaque  nuit 
deux  heures  pour  prier.  Alessandra  de'  Bardi,  la  veuve 
sombre,  roide  et  austère  d'un  des  plus  grands  banquiers 
de  Florence,  ne  lit  que  la  Bible,  des  homélies,  les  doc- 
teurs et  commentateurs  de  l'Eglise  ;  «  et  tout  le  temps 
qui  lui  restait,  elle  l'employait  à  de  louables  exercices, 
et  elle  était  très  compatissante  envers  les  pauvres 
besoigneux,  et  en  tous  endroits  elle  secourait  les  reli- 
gieuses, les  religieux  et  beaucoup  de  pauvres  honteux-  ». 
On  dira  que  Vespasiano  prête  à  chacun  ses  sentiments  et 
accorde  à  tous  la  piété  de  son.àme  débordante;  le  signi- 
ficatif est  qu'au  milieu  du  monde  des  lettres  latines,  une 
telle  pureté  ait  pu  s'épanouir. 

Si  la  foi  s'est  mitigée  et  éclaircie,  elle  plonge  encore 
de  puissantes  racines  dans  le  passé.  Devant  les  guerres, 
les  fléaux,  les  disettes,  qui  sèment  l'horreur  et  l'épou- 
vante, les  croûtes  d'indifférence  ont  vite  fait  de  tomber. 
De  grands  frissons  s'emparent  des  foules,  et  les  jettent 
éperdues  par  les  chemins.  En  1400,  au  moment  môme  où 
le  siècle  s'ouvre,  l'Italie  est  sillonnée  de  bandes  de  péni— , 
tenls'\  qui,  les   pieds  nus,  vôtus  de  blanc,  une  croix  1 
rougeau  capuce,  vontdevilleen  ville,  couchant  parterre, 
jeûnant,  se  frappant  de  la  discipline,  chantant  des  lita-î 
nies,  criant  miséricorde  ;  ils  sont  quatre  mille  à  Pistoie, 
quarante  mille  à  Florence;  à  Venise,  a  Rome,  on  ne  les' 


1.  «  Perché  tulte  !c  cose  délia  detta  religione,  che  sono  iscritte  e 
apnrovatc  dalla  Chicsa,  sono  cosi  vere,  coine  egli  è  vero  chc  un  trian- 
golo  sia  triangolo.  »  (M.,  p.  445.) 

2.  «  K  lullo  il  leinpo  che  le  avanzava,  consiimava  in  quesli  l.uidabili 
esercizi,    e  era  pietusissima  in  verso    i  poveri  bisognosi  ;  e  in    tutti  i 
luoghi,  religiosi  e  religiose,  e  molti  poveri  vergognosi  soccorreva  nelloj 
loro  necessitii.  »  (Ib.,  p.  .'i5<i.)  f 

'.i.  Sur  le  rnouveincnt  dit  des  IHanohi,  voir  Skrcamhi,  Crotiache,' 
Rome,  18!)2,  .'I  vol.  II.  n  i>'.)(l  ;  Lai'o  Ma7./,ki,  Lellere  di  un  nolaro  a  un 
mercanle  Uel  secolo  Xiy,  Florence,  1881.  p.  3;j8;  Fiui'Po  Uinuccini, 
liicordi  Slorici,  Florence,  1840,  p.  XLIV. 


LE    PEl  PLK.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  177 

compte  plus  ;  hommes,  femmes,  enfants,  une  armée 
dressée  par  une  poussée  de  foi,  qui  marche;  à  leur  pas- 
sage, de  merveilleuses  réconciliations  s'opèrent  :  on 
dépose  les  iiiimitiés  et  les  armes;  on  s'emhrasse  et  on 
pleure.  Va\  1457,  Bologne,  sous  le  coup  de  tremble- 
ments de  terre,  se  donne  la  discipline  et  crie  miséricorde  : 
«  pendant  huit  jours  presque  tous  s'ahstinrentde  viande, 
les  bouchers  ne  faisaient  plus  d'affaires,  les  jeûnes 
étaient  continus,  les  courtisanes  n'admettaient  personne 
dans  leur  lit^  ».  En  1496,  Sienne,  ayant  vu  une  pluie 
de  sang,  se  lève  comme  un  seul  homme  :  «  Tous  allaient 
à  l'autel  de  Notre-Dame-du-Dôme,  et  ils  y  offraient  un 
cierge,  et  qui  rachetait  un  prisonnier,  et  qui  mariait 
une  tille  pauvre,  et  ils  faisaient  chanter  une  messe 
solennelle  au  dit  autel,  et  tous  faisaient  de  même,  qui  de 
jour,  qui  de  nuit,  se  frappant,  les  pieds  nus,  et  toujours 
chantant  litanies  et  autres  bonnes  oraisons,  afin  que 
Dieunous  libère  de  nos  tribulations'.  »  A  Ferrare,  c'est 
le  duc  Hercule  qui  prend  la  tôte  de  mouvements  sem- 
blables :  «  Le  duc  Hercule,  pour  raisons  à  lui  connues, 
et  paicc  qu'il  est  toujours  bon  d'être  bien  avec  Dieu,  a 
ordonné  et  édicté  en  ce  jour  de  faire  des  processions  par 
Ferrare,chaque  trois  jours,  avec  tout  leclergé  de  Ferrare, 
et  environ  quatre  mille  enfants  d'au  plus  douze  ans, 
tous  vêtus  de  robes  blanches,  avec  chacun  une  petite 
banderole  à  la  main,  sur  laquelle  un  Jésus  était  peint -^  » 

1.  «  Per  octo  dies  a  carnibus  fere  omnes  abstinebant  ;  beccarii 
carnes  non  vendebant;  jejunia  continiiabantur;  merelrices  ad  con- 
cubita  niiUiini  adniittebant.  »  [Annules  Bunonienses,  Muratori,  Rerum 
XXI 11,  p.   S!JO.) 

2.  «  E  tutti  andavano  aU'altare  di  Nostra  Donoa  di  Duomo;  e  olfe- 
rivano  un  cero;  e  chiriscuoteva  prigioni  ;  echi  maritava  una  fanciulla; 
e  facevano  cantare  una  messa  solenne  al  detto  altare.  E  siraile  fecero 
lutte  le  Compagnie  di  Siena,  chi  di  di  e  chi  di  notte,  battendosi,  e 
scalzi,  e  seinpre  cantando  letanie,  e  altre  buone  orazioni,  acciochè  Dio 
ci  liberassi  dalle  tribulazioni   »  (Ali.k(iuetti,  Diario,  p.  Soti.) 

3.  «  Il  duca  llercole  de  Este  di  Ferrara  ..  per  buono  rispetto  a  lui 
noto,e  perché  senipre  è  buono  astarebene  con  Iddio,  ordinù  e  dette  in 
decto  présente  giorno  principio  a  fare  processione  per  Ferrara  ogni 
terzo  giorno  con  tutto  il  clero  di  Ferrara,  e  con  circa  quattro  milia  o 
più  putti  (la  dodici  anni  in  zozo,  vestiti  tutti  di  camise  blanche  con 
una  bandirola  in  mano  per  cadauno,  suso  laquale  era  dipinto  uno 
Jesù.  »  [Diario  Ferraresse,  p.  386.) 

II.  12 


178  LE    QUATTROCENTO 

Au  jubilé  de  Rome,  en  1450,  les  routes  d'Italie  sont  si 
noires  de  foule  qu'on  compare  les  bandes  de  pèlerins  à 
des  essaims  de  fourmis  ^  Le  7  août  1487,  le  conseil  de 
Sienne  décide  que  la  ville  soit  «  donnée  et  dédiée  à  Notre- 
Dame*  ».  Quelques  années  plus  tard,  la  Florence  de 
Savonarole  élira  pour  prince  le  Seigneur  Jésus. 

Le  moyen  âge  n'est  pas  fini.  Le  sombre  ascétisme 
de  la  Commune  aux  vertus  rugueuses  et  frustes  n'est 
pas  mort.  Des  paroles  d'un  enseignement  farouche 
s'élèvent  encore,  exaltant  «  la  sainte  tristesse  »,  pro- 
testant contre  «  la  chair  fétide  »,  s'indignant  du  cou- 
rant de  volupté  et  de  joie  qui  emporte  les  esprits. 
«  Que  le  père,  écrit  Giovanni  Dominici  dans  sa  Rego/a 
claustrale,  ne  montre  jamais  un  visage  joyeux  à  ses 
filles,  afin  qu'elles  ne  s'éprennent  point  de  la  face 
virile  '^  !  »  «  Si  tu  ouvres  les  oreilles  au  mal  qu'on  dit 
d'autrui,  écrit  Antonino,  si  tu  écoutes,  et  Canzoni,  et 
Strambotti,  et  Ballate,  et  chansons,  et  musiques  pour 
le  plaisir  de  la  sensualité  ;  si  tu  cherches  une  vaine 
délectation  dans  le  manger  et  le  boire;  et  si,  par  mur- 
mure, détractation,  susurrement,  malédiction,  moque- 
rie, excuse,  tu  parles  mal  du  prochain,  malheur^  !  » 
«  Homme,  écrit  Feo  Belcari,  rappelle-toi  que  tu  n'es 
qu'excrément,  puanteur  et  ordure;  réveille-toi  de  ce 
sommeil  de  mort,  arrache  aux  yeux  de  ton  esprit  celte 
chassie  empestée  d'une  réputation  vaine  et  maudite, 
abaisse  ton  col  dur,  incline  ton  esprit  h  la  vérité  de 
l'Ecriture  Sainte,  et  tu  trouveras  que  tous  les  saints, 
plus  ils  ont  été  sages,   savants,  honorés,  plus  ils  ont 

1.  Sur  ce  jubilé,  voir  le  Memuriule  di  Paolo  dello  Maslro,  pub.  par 
M.  Péloez,  p.  o8. 

2.  ALi.EdRKTTi,  Diafio,  p.  Si.'J. 

3.  «  Il  padre  non  inostri  iiiui  liclo  volto  allc  suc  (i^Iiuole  feniinc, 
accio  chc  non  s'innaniorino  délia  virile  faccia.  »  {Hegola  del  li.  Giov. 
Dominici,  Florence,  18t»0,  p.  144.) 

4.  «  Se  arai  unertc  l'orecclii»;  a  udir  maie  d'altri,  canzone  e  ballata  e 
«Iranibolti.  canti  c  .suoni,  per  j)iacore  solo  délia  scimualilà;  st;  arai 
cercatu  i  diletti  HU|>crf1ui  in  i)i(in|^iarc  c  bore...;  se  arai  piirlato  iiialc 
d'altri  pcr  niorniorazionc,  dcslruziouc,  susurrazione,  nialudizioue,  irri- 
iii(*nc,  sensazionc...  mai  per  le.  »  {Lettere  di  Sont'  Antonino,  Florence, 
i8.VJ,  p.  i3«.) 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  179 

accompli  d'œuvres  vertueuses,  plus  ils  ont  joui  de 
prérogatives,  plus  ils  se  sont  tenus  pour  vils  et  oblige's 
envers  Dieu  '.  » 

Il  suflit  de  parcourir  les  écritures  intimes  contem- 
poraines, les  correspondances  domestiques,  les  livres 
de  raison  des  marchands,  tout  remplis  de  prières,  de 
nobles  attitudes,  de  calmes  résignations,  d'exhortations 
pieuses,  pour  voir  la  place  que  le  Ciel  occupe  toujours 
sur  la  terre.  La  prière  du  marchand  Giovanni  Rucellai 
commence  en  ces  termes  :  «  Je  remercie  le  Seigneur 
Dieu  de  ce  qu'il  m'ait  créé  un  être  raisonnable  dans 
un  pays  où  règne  la  vraie  foi  chrétienne.,.'-»  Celle  du 
marchand  Giovanni  Morelli  débute  comme  suit  :  «  Très 
douce  mère,  tabernacle  odoriférant  de  Dieu,  fuis-moi, 
je  le  prie,  participer  à  ta  douleur  et  k  ton  aflliction...  -^  » 
«Je  dis  que  les  sages,  écrit  le  môme  Morelli  à  son 
(ils,  qui  connaissent  Dieu,  s'emploient  bien  et  s'aident 
mieux  encore,  ont  sur  tous  Tavantage;  et  Dieu  veut 
que  tu  t'aides  et  qu'avec  ta  fatigue,  tu  te  perfectionnes, 
et  si  tu  veux,  tu  entendras  ce  jugement  clairement 
expliqué  par  Paul^.  »  «De  bien  faire,  écrit  pareille- 
ment Alessandra  Macinghi  h  son  fils,  on  n'en  a  que  du 
bien  de  Dieu  et  du  monde;  c'est  pourquoi  je  t'exhorte 
à  avoir  crainte  de  Dieu  et  à  faire  bien...  Qu'il  en  soit 

1.  «  Coriosci  che  non  se'altro  che  puzzo,  sterco  e  feccia...  Destati 
adun(|ii(;  lia  questo  mortale  sonno,  levati  dagli  occhi  délia  mente 
qiiesia  peslifera  feccia  di  tanta  vana  e  maledetta  reputazione.  Arrendi 
coteslo  luo  durissimo  collo,  inchina  lo  intelletto  alla  verità  délia  sacra 
scritlura,  e  troverai  tutti  i  santi,  quanto  più  sono  stali  savii,  quanto 
più  scienziati,  quanto  più  oiiorati,  quanto  più  virluosi,  quanto  migliori 
cose  haiino  operalo,  e  quanto  più  prérogative  lianno  avute,  tanto  si 
sono  reputati  più  vili,  e  più  obËligati  a  Dio.  y  {Letlere  di  Feo  Delcari, 
Florence,  \S-2'6,  p.  22,  p.  26.) 

2.  ;  lo  ringrazio  il  signore  Iddio  ch'egli  mi  ha  creato  un  essere 
ragioiievole  e  immorlale  in  un  pdese  dove  régna  la  vera  fede  cris- 
tiana.  »  \(i.  Marcotti,  Un  mercante  Fiorentino  e  la  sua  famiglia  nel 
secolo  AT,  Florence,  1881.), 

3.  «  Madré  dolcissima,  odorifero  tabernacolo  del  Figliuolo  di  Dio, 
famnii,  ti  prego,  partecipe  del  luo  dolore  e  délia  tua  aftlizione...  »  {C7-o- 
noca  dt  Giocanni  Morelli,  Florence,  1718,  p.  342.) 

4.  «  L)ico  che  i  savi  hanno  vantaggio,  che  conoscono  Iddio  e  aope- 
rano  bcne  o  aiutansimeglio  ;  e  Dio  vuole  che  tu  t'aiiiti,  e  colla  tua 
fatica  venga  a  perfe/.ione;  e  questo  giudicio  si  vede  cbiaro  e  manifusto 
in  Pagolo,  se  verrai  intendere.  »  (i6.,  p.  237.) 


1  80  LE    QllATTKOCENTO 

comme  il  plaît  à  Dieu  !  »  Le  l"""  janvier  1403,  le  mai- 
chand  Goro   Dati  délibère   on  toute  honnôleté  «  de  ne 
jamais  tenir  boutique  en  aucun  jour  de  fôle  solennelle 
et    recommandée    par   la    sainte    Église,  »    et   encore 
<(  d'observer  perpétuellement  chastetc»   le  vendredi  (ce 
qui  s'entend   le  vendredi   avec  la  nuit  suivante),  »  et 
s'il  y  tombait  par  négligence  ou  par  oubli  «  qu'il  soit 
tenu  et  doive  donner  aux  pauvres  de  Dieu  vingt  sous 
pour  chaque  fois,  et  dire  vingt  fois  le  Pater  noster  et 
VAve  Maria^  ».   Et  un  siècle  après,  comme  la  maison 
d'un   autre  marchand  de  Florence,  Luca  Landucci,  a 
brûlé,  qu'il   a   perdu  dans   ce  désastre  deux  cent  cin- 
quante ducats  d'or,  et  qu'il  est  demeuré,  ses  fils  et  lui, 
en  chemise,   pieusement  il  écrit  :  «Je  prie  Dieu  qu'il 
me  pardonne  mes  péchés  et  qu'il  m'envoie  toutes  les 
choses  qui  sont  pour  sa  gloire  :  que  le  nom  de  Dieu 
soit  toujours  loué  par  toutes  les  créatures'-!  »  Lorsque 
le  noble  Pallas  Slrozzi,  qui  a  été  éprouvé  par  l'adver- 
sité, comme  l'or  est  éprouvé  par  le  feu,  perd  son  lils 
bien  aimé  Bartolomnieo,  il  ne  pleure  pas,  ne  récrimine 
pas,  il  accepte;  et  à  ceux  qui  viennent  en  son  palais  le 
consoler,  il  répond  :  «  Il  est  inutile  de   parler  davan- 
tage de   Barlolommco  :  il  faut  que  ce  qui  a   plu  au 
Dieu  tout-puissant  me  plaise  aussi  à  moi  3.  »  La  veuve 
Alessandra   Macinghi  n'a   conservé    près   d'elle   qu'un 
petit  garçon,  le  dernier  de  ses  fils,  le  cadet,   le  benja- 
min,   Matteino;    arraché    par    le    commerce,    il    part 
comme  les  autres,  muni  de  ses  bénédictions,  approvi- 
sionné d'un  petit  trousseau  confectionné  de  ses  mains, 
et  meurt  à  l'Etranger.  Sous  ce  coup  imprévu,  la  vieille 

1.  «  Ancora  pcr  mcinoria  délia  Passione  dcl  nostro  si^'iiore  Jpsi'i- 
Cri.sto...  qiiesto  di  tnedesimo  propongo  neirunirno  iiiio  pcrpclual- 
mcntc  osscrvare  castità  nel  di  ciel  Vencrdi  (olic  s'inlende  \\  Noiierdi 
con  la  sua  nolte  scguentc)  c  guardanni  da  ogni  alto  di  carnale  dilello. 
E  noBlro  Signore  ne  me  dia  lu  gra/.ia  ;  c  se  caso  inlervenisse  chc  io  vi 
cadcssi,  per  non  avcdermcnc  o  per  non  ricordarnicne,  subito  il  di 
8egnt;nte  io  sia  lenulo  a  dare  a'  povcri  di  Dio  soldi  vcnli  pcr  ogni  volln, 
e  diro  X.\  volte  il  l'aternoster  e  Aveuiaria.  »  (Goho  Uati,  //  lihro 
i?crelo,  Bologne,  1869.) 

2.  Li cA  La.mu  f:<:i,  Dinrio.  p.  283. 

3.  Veufawako,  Vile,  p.  21(5. 


I 


LE    PEIPLi:.    SON    SENTIMENT    RELWIELX  181 

femme  rOste  del)oiit  :  «  Je  loue  et  je  remercie  Notre- 
Seigneur  de  cet  ("vdnement  qui  est  sa  volont»^,  car  je 
sais  certaine  que  Dieu  a  vu  que  c'était  le  salut  de  son 
âme;  et  j'en  vois  la  preuve  dans  ce  que  tu  m'écris 
qu'il  s'accorda  si  bien  h  cette  dure  et  âpre  mort;  et  bien 
que  j'aie  éprouvé  dans  mon  cœur  un  deuil  tel  que  je 
n'en  ai  jamais  ressenti  de  pareil,  j'ai  pris  confort  de 
telle  peine  de  deux  choses,  la  première  qu'il  était  près 
de  toi,  car  je  suis  certaine  que  médecins  et  médecines 
et  tout  ce  qui  a  été  possible  de  faire  pour  son  salut  a 
été  fait,  et  qu'on  n'a  rien  laissé  en  arrière  pour  lui 
maintenir  la  vie,  et  cela  ne  lui  a  servi  à  rien,  car  telle 
était  la  volonté  de  Dieu  que  cela  fût  ainsi  ;  l'autre  chose 
dont  j'ai  pris  apaisement  est  de  la  grâce  et  des  armes  que 
Notre-Seigneur  lui  donna  au  moment  de  la  mort,  de 
se  déclarer  coupable,  de  demander  la  confession,  la 
communion  et  l'extrème-onction  ;  et  j'ai  appris  qu'il  fit 
tout  cela  avec  dévotion  ;  et  tout  cela  est  signe  que  Dieu 
lui  a  préparé  une  bonne  place*.  » 

Dans  une  époque  qui  produit  de  tels  caractères,  la 
religion  est  vivante.  Mais  si,  parmi  les  hautes  sphères 
de  la  société,  sa  leçon  est  combattue  par  d'autres  leçons  ; 
si,  avec  la  croyance  à  la  joie,  l'instinct  heureux,  la  litté- 
rature profane,  une  autre  conception  de  la  vie  est 
révélée  à  ce  monde  d'artistes  et  de  mécènes  ;  si  les 
lèvres  savantes  et  les  esprits  choisis  se  déshabituent  de 

1.  «  Lodo  e  ringrazio  Nostro  Si^more  di  tutto  quello  ch'è  sua 
volontà  ;  che  son  certa  Iddio  ha  veduto  chc  ora  era  la  sainte  dell'anima 
sua;  e  la  sporieuza  ne  veggo  per  quanto  tu  u)i  scrivi,  che  cosi  bene 
s'accordasse  a  questa  aspra  e  dura  morte...  E  bene  ch'io  abbia  sentito 
tal  doglia  nel  cuore  uiio.  che  mai  la  senti'tale,  ho  preso  conforto  di  tal 
pona  di  due  cose  La  prima,  che  egli  era  presso  a  di  te;  che  son  certa 
che  uiedici  e  medicine  e  tutto  quello  è  stato  possibile  di  fare  per  la 
salule  sua.  con  quegli  rimedi  si  sono  potuti  fare,  si  sono  fatti,  e 
che  nuUa  s'è  lasciato  indrieto  per  mantenergli  la  vita  :  e  nulla  gli  è 
giovalo  :  ché  era  volontà  di  Dio  che  cosi  fussi.  L'altra,  di  che  ho  preso 
quiète,  si  é  délia  grazia  e  dell'arme  che  Nostro  Signore  gli  diè  a  quel 
puuto  délia  morte,  di  rendersi  in  colpa,  di  chiedere  la  coufessione  e 
conuuiioue  e  la  stremaunzione  :e  tutto  intendo  che  fece  con  divozione; 
cho  sono  segni  tutti  da  sperare  che  Iddio  gli  abbia  apparecchiato  buon 
luogo.  »  (Ali  SSA.NDKA  MAC.ixdHi  NF.Gi.i  SiROzzi,  Letteic  d'unu  gentildonna 
/iorenlina,  pub.  par  Gesare  Guasti,  Florence,  1877,  p.  178.) 


182 


LE  QUATTROCENTO 


la  simplesse  de  Vave,  de  manière  que  Pannonio  peut 
écrire,  «  que  personne  n'est  à  la  fois  religieux  et  poète-  », 
et  qu'Erasme  peut  remarquer  «  combien, surtouten  Italie, 
les  bonnes  lettres  écartent  du  christianisme  ceux  qui  ont 
vieilli  dans  leur  sein  ~»  ;  si  ^Eneas-Sylvius  hésite  à  prendre 
les  ordres,  parce  qu'  «  il  craint  la  continence  »  :  si  Gam- 
pano  se  désole  d'être  nommé  évêque,  à  cause  des  jeux, 
ébats  et  amours 3,  dont  il  sera  privé,  et  si  Domizio 
Calderini,  se  rendant  h  la  messe,  ose  dire  :  Eamus  ad 
popnlarem  errorem;  si  l'indifférence, le  scepticisme,  une 
ironie  discrète  et  détachée  deviennent,  chaque  jour  plus, 
chaque  jour  mieux,  l'attitude  des  intelligences  patri- 
ciennes, le  petit  peuple,  le  menu  peuple  n'est  pas  atteint, 
ou  à  peine,  par  ce  mouvement  nouveau.  Lui  que  l'huma- 
nisme a  laissé  à  son  idiotie  et  abandonné  à  sa  tourbe,  est 
demeuré  identique  et  fidèle.  Son  âme  sent  toujours  la 
rosée  ;  son  esprit  reste  fleuri  comme  un  bouquet  d'autel; 
il  est  vierge  comme  un  matin.  Aucune  pensée  étran- 
gère ne  le  travaille;  aucune  discipline  voluptueuse  n'a 
remplacé  son  vieux  catéchisme.  Il  appartient  à  la  con- 
frérie du  quartier  et  du  métier;  il  porte  des  cierges 
d'un  sou  à  la  Madone;  il  trempe  dans  un  bénitier  de 
faïence  le  brin  d'olivier  bénit  ;  il  se  signe  devant  les 
croix  de  la  route  ;  il  prête  foi  aux  histoires  de  l'aïeule  ; 
il  garde  une  fraîcheur  et  une  ferveur  incomparables. 
Et  c'est  dans  ce  terreau  solide  et  épargné  que  pousse 
encore,  au  Quattrocento,  toute  une  littérature  religieuse. 


II 

C'est  ainsi  que,  parmi  la  foule  des  chansons  profanes, 

qui  habitent  sa  mémoire,  le  peuple  compte  des  laudes. 

Comme  nous  l'avons  vu,  après  l'ouvrage,  à  la  cloche 

1.  «  Neino  religiosus  et  poeta  est.  » 

2.  «  Novi  cnim  quantum  absunt  a  chriptiancsiiiio  qui  in   bonis  lit- 
teri»    velut    aputl    scopulos    sireneos   consenescunt,    prœsertim  apud 

Italos.  T>  ..ut 

3.  «  Taceo  ludos,  joco»,  aniorcs,  aliaquc  laxanienta  animi,  quibus  et 
difûcilc  eut  abHtioere,  quando  in  bis  sis.educalus...  » 


LE    PEUPLE.    SON    SENTLMENT    RELIGIEUX  183 

tranquille  de  ÏAve  Marie,  les  confréries  d'artisans  se 
massent  dans  l'église  paroissiale  ou  devant  l'église 
paroissiale,  et  recueillies  sous  l'image  de  la  Madone, 
elles  chantent  des  laudes.  En  Ombrie,  le  jour  du  jeudi 
saint,  le  jour  du  vendredi  saint,  d'autres  jours,  la  voix 
de  la  foule  s'élève  à  l'église  et  elle  interrompt  la  litur- 
gie de  l'officiant  de  laudes  dialoguées  qui  illustrent  cette 
liturgie^  On  entonne  des  laudes  dans  les  processions 
fleuries  qui  se  déroulent  sous  le  ciel,  dans  les  fêtes 
religieuses,  dans  les  heures  de  bonté,  de  piété  ou  d'effort. 
Au  siècle  précédent,  le  bienheureux  Golombini,  de 
Sienne,  chantait  pour  le  plaisir,  sur  la  place,  la  laude 
Diletto  Jesù  C?'isto  chi  ben  t'ama;  au  siècle  qui  nous 
occupe,  lorsque  Antonio  Bembo  meurt  à  Pistoie,  les 
frères  qui  l'assistent  chantent  la  laude  Amor  di  caritade, 
Perché  m  hai  si  ferito?  Et  lorsque  sœur  Ursula  meurt  à 
compiles,  au  couvent  de  Santa  Brigida,  «  elle  appela  ses 
chères  compagnes  et  les  pria  de  lui  chanter  une  laude, 
et  elles  firent  ainsi;  et  parce  qu'elle  était  déjà  beaucoup 
atténuée,  elles  voulurent  voir  si  elle  prenait  encore 
garde  aux  paroles,  et  elles  omirent  une  stance,  mais 
sœur  Ursula  les  corrigea  et  leurrappela  la  stance  ^  ». 

Aussi    bien  le  peuple  sait  par  cœur  une  quantité  de 
laudes^,  dont  il  n'a  souvent  retenu  quelle  premier  cou- 


1.  Sur  ces  laudes  dramatiques,  qui  s'accompagnaient  d'une  certaine 
mise  en  scène,  de  telle  sorte  qu'on  a  voulu  y  chercher  l'origine  du 
théâtre  italien,  voir  E.  Monaci,  Appunli  ver  la  sloria  ciel  teatro  ita- 
liano.  Uffizj  drinninaiici  dei  Disciplinati  delVUmbria.  (Rivista  di  filol. 
romanza,  1,  1874,  p.  23:j  ;  il,  1875,  p.  29.) 

2.  «  Chiamù  le  sue  care  compagne,  e  pregoUe  le  cantassino  una  Iode 
€t  cosi  fecero  ;  et  perché  era  già  molto  attenuata,  volsono  provare,  se 
intendeva  aile  parole,  e  lasciorno  una  stanza,  ed  essa  le  corresse, 
e  rammentù  loro  la  stanza,  che  avevano  lasciata.  »  [Leltere  di  Feo 
Belcari,  p.  13.) 

3.  Parmi  les  principaux  recueils  de  laudes,  on  peut  citer  :  Laude 
spirituali  di  Feo  Belcari,  di  Lorenzo  de'  Medici,  di  Francesco  d'Albizzo, 
di  Caslellario  Castellani  e  d'altri  compresse  nelle  quattro  piU,  anticht 
raccoUe,  Florence,  18G3.  —  Laudi  spiriluali  del  Bianco  da  Siena, 
Lucques,  1851.  —  Laudi  di  una  campagnia  fiorentiiia  del  secola  XIV, 
Florence,  1870.  —  Laudi  cortonesi  del  secolo  À7//,  pub.  par  G.  Mazzoni, 
Bologne,  1891.  —  Et  pour  les  autres  recueils,  voir  Giornale  storico  délia 
lelleruiura  italiana^  VII,  153  sq.  etpassim. —  M.  Feist  adonné  les  capo- 
versi  des  recueils  les  plus  intéressants. 


i8i  LE    QIATTROCEXTO 

plol  et  qu'il  traduit  toujours  dans  sou  dialecte.  Provi- 
sion fraîche,  provision  candide,  trésor  de  pureté  et  de 
blancheur  qui  le  console,  rémeut  et  le  rachète. 

11  sait  les  vieilles  laudes  héroïques  que  les  ((  flagellanti,  » 
ou  «  hattuti,  »  ou  «  verberati,  »  ou  «  scoputori  »,  chantaient 
en  1260,  alors  que  lesang  d'Italie  coulait  «  comme  l'eau  », 
et  que  ceux  de  Pérouse  s'étaient  levés,  et  qu'ils  étaient 
partis  pour  l'Allemagne  et  le  pays  des  Scythes,  et  qu'ils 
se  frappaient,  et  qu'ils  pleuraient,  et  qu'ils  criaient,  et 
qu'ils  composaient,  en  dehors  des  hymnes  savantes 
d  église,  en  dehors  du  latin,  de  belles  laudes  selon  leur 
misère  et  leur  cœur.  11  sait  les  laudes  que  chantaient 
en  1399,  les  Bianchi  d'Italie,  quand  ils  s'en  allaient  dans 
leurs  robes  blanches,  au  gré  de  la  Providence,  à  travers 
les  sanglots  et  les  miracles;  à  Gênes,  les  images  de  la 
Vierge  jetaient  des  rayons;  à  Sarzana,  un  vieil  orme 
se  mettait  à  reverdir;  à  Vezzano,  un  malheureux,  qui 
avait  levé  le  bras  pour  maudire,  restait  le  bras  levé.  Il 
sait  les  laudes  de  Jacopone  daTodi,  du  Bianco  da  Siena^ 
dlJgo  Punziera  de  Prato;  les  laudes  du  Duecento  et  du 
Trecento,  les  laudes  qui  ne  sont  de  personne,  nées  I 
comme  ça,  d'une  foule  en  marche,  d'un  moment  com- 
mun de  prière;  les  laudes  que  lui  fabriquent  ajournée 
faite  quelque  médecin,  quelque  notaire,  quelque />oy)o- 
lano  ou  quelque  canterino  instruit;  et  les  jolies  laudes 
savantes,  polies,  bien  faites,  qui  vont  comme  des  hal- 
lalc^  que  signent  Leonardo  Gustinian  à  Venise,  Cas- 
tellanoCastellani  à  Pise,  Giovanni  Pellegrini  à  Ferrare, 
Giovanni  Domiuici,  Feo  Belcari,  Francesco  d'Albizzo, 
Bcrnardo  Giambullari,  la  mère  du  Maguilique  et  le 
Magnitique  lui-même,  à  Florence. 

Ou  lie  [)eul  pas  toujours  rire,  écouter  des  histoires, 
niiiiigcr  des  chajjons,  faire  l'amour;  il  y  a  Jésus;  «  au 
milieu  de  l'hiver,  écrivait  Antonino  à  Monua  Dada,  à 
la  unit  noin;,  dans  un  lieu  très  froid,  na<|nit  .lésiis  au 
niomb',  nu,  vêtu  ensuite  par  S4i  mère  de  (|U('lques 
pauvres    petits  habits,   mis  dans    l'étable,    aliii    (|u"au 


lA'l    PEUPLE.    SON"    SENTIMENT    REIJGIEUX  185 

souille  do  l'àne  et  du  bœuf,  il  fût  quoique  peu 
réchauflé;  il  n'y  avait  là  ni  lumière,  ni  nulle  femme, 
iichauller  l'eau,  à  allumer  le  feu,  comme  on  le  peint 
par  fable...  le  petit  enfant  naquit  en  pleurant,  parce 
qu'il  commençait  à  sentir  la  peine  du  froid  plus  Apre- 
nicnt  qu'aucun  autre  petit  enfant;  et  pourtant  il  était 
vi'uu  liabiler  près  de  nous  pour  montrer  que  les  plai- 
sirs sensuels,  les  délices  du  corps,  les  aises,  les  pompes 
du  monde  ne  sont  pas  la  route  du  ciel,  mais  plutôt  la 
porte  de  l'enfer'  ».  Il  est  bien  de  chanter  Jésus;  et  dou- 
cement, pieusement,  avec  une  tendresse  adorable,  on 
chante  Jésus  et  Marie. 

«  Quand  parfois  il  dormait  un  peu  le  jour,  et  que 
loi,  tu  voulais  réveiller  le  paradis,  Marie,  tu  allais 
tout  doucement,  si  doucement  qu'il  ne  t'entendait  pas, 
et  lu  posais  ta  bouche  sur  son  visage,  et  puis,  avec  un 
rire  maternel,  tu  disais  :  Ne  dors  plus,  cela  te  ferait  du 
mal'...  » 

L'heure  est  triste  ;  le  crépuscule  tombe  ;  chaque  jour, 
«  on  fait  une  journée  vers  la  mort  »  ;  il  sied  de  penser 
un  peu  à  l'autre  monde  et  de  gagner  là-haut  sa  place 
dans  le  paradis  de  lumière;  par  politesse,  par  contri- 
tion, par  honnêteté,  on  chante  quelque  complainte 
gracieuse   en    l'honneur   d'un  saint,   d'une   sainte,   de 

1.  «  Nel  mezzo  del  verno,  nella  mezzanotte,  in  luogo  freddissimo 
nasce  Gesù  in  terra,  fj-nudo,  coperto  poi  dalla  madré  con  poclii  e  pove- 
rclli  pannicelli  :  pusto  nel  |)resepio,  accioclio  dal  fiato  deU'asino  e  bue 
fusse  laiito  u  (|uanto  riscaklato.  Nun  ci  fu  quivi  nù  lomeria,  ne  altra 
femniina  a  scaldare  acqua,  o  accendere  fuoco,  corne  per  favola  si 
dipigne,  ma  non  secondo  la  verità  evangelica.  Nacque  piangendo  il 
fanciullino...  perché  comiuinciava  a  sentire  la  pena  del  l'reddo  e  più 
acerbumente  clie  ncssiino  altro  fanciullino  :  e  pero  era  venuto  ad  abi- 
tare  con  noi,  per  dichiarare.  che  i  diletli  sensuali.  le  delizie  del  corpo, 
gii  agi,  le  pompe  del  mondo,  le  ricchezze  non  sono  la  via  del  cielo,  ma 
più  tosto  dello  inferno.  »  (Sast-Antonino,  Leilere,  p.  73.) 

-■  «  Quando  talora  un  poco  el  di  dormia, 

E  tu  destar  volendo  il  Paradiso, 
Pian  piano  andavi,  che  non  ti  sentia, 
E  poi  ponevi  il  viso  al  santo  viso  : 
Poi  gli  dicevi  con  materno  riso  : 
Non  dormir  più,  che  ti  sarebbe  rio.  ... 
Quando  tu  ti  sentivi  chiamar  Mamma, 
Corne  non  ti  morivi  di  dolcezza  ?...  » 


186  LE    QUATTROCENTO 

saint  François,  de  sainte  Catherine,  du  Beato  Golombini, 
de  santa  Verdiana,  de  la  Beata  Villana,  qui  jette  ses 
habits  au  milieu  de  l'hiver,  tant  son  cœur  est  enllammé, 
de  Niccolô  da  Bari,  qui  refuse  de  téter  sa  nourrice  le 
vendredi,  tant  son  âme  d'enfant  est  bénie  ;  on  chante 
l'Oraison  dominicale,  le  Credo,  le  Sermon  sur  la  mon- 
tagne, la  Nativité,  la  Passion  ;  et,  pendant  une  heure,  et 
pendant  deux  heures,  sans  se  lasser  jamais,  on  chante 
la  même  parole  :  «  Aime  Jésus...  x\ime  Jésus...  Aime 
Jésus.  » 

Un  orage  a  éclaté,  la  foudre  est  tombée,  la  lune  s'est 
obscurcie;  un  miracle  s'est  produit;  un  tremblement 
de  terre  a  renversé  la  corniche  de  l'église  ;  la  disette 
règne,  la  peste  sévit,  la  guerre  s'approche:  «  Tu  ver- 
ras, s'écrie  le  prédicateur,  tes  petits  enfants  tomber 
morts  de  faim  sur  la  terre  ;  tu  verras  tes  filles  qu'on 
t'a  arrachées  souillées  devant  tes  yeux,  et  tu  ne  pourras 
dire  une  parole  ;  pareillement  tu  te  verras  arracher  ta 
propre  femme,  et  on  la  violera,  et  on  la  déshonorera, 
et  tu  devras  rester  tranquille  ;  et  tu  verras  tes  petits 
enfants  qu'on  prendra  par  les  pieds  et  qu'on  jettera  la 
tête  contre  le  mur;  tu  verras  ta  mère  prise  et  elle  sera 
éventrée  devant  toi  ;  et  ainsi  tes  frères  ;  parfois  il  naîtra 
des  discordes  entre  eux,  et  l'un  tuera  l'autre  ;  quant  à 
ceux  qui  resteront,  ils  verront  ces  choses,  et  la  mort 
fuira  d'eux,  et  enfm  ils  seront  pris  et  menés  au  loin 
prisonniers ^  »  Frémissant  d'horreur,  dans  la  conster- 
nation et  l'épouvante,  on  se  prosterne,  on  s'agenouille, 
on  lève  les  yeux,  on  tend  les  bras,  on  crie  incessam- 
ment à  Dieu,  à  Jésus,  à  Marie,  qui  seuls  peuvent  gué- 
rir, qui  seuls  peuvent  sauver.  Il  ne  s'agit  plus,  pour  se 
prés(Tver  de  la  contagion,  de  se  tenir  le  «  bec  au  frais  », 
selon  la  recette  si  tristement  bouffonne;  il  s'agit  de 
se  repentir,  de  se  confesser,  de  déplorer  sa  fragilité, 
inconstance  et  malice,  de   pleurer  la   tête   basse  et  le 

\.  Le  prediche  voh/ari  di  San    lieniardino  da  Siena,   publiées   par 
Luciano  itanchi,  Sienne,  1880,  3  vol.  III,  p.  104. 


LE    PEUPLK.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  187 

regard  en  terre,  de  pleurer  et  de  souffrir.  Ah  !  folle 
inconstance,  perfide  aveuglement  !  Où  est  la  joie,  où 
est  la  vie,  oii  est  le  clair  soleil  qui  caressait  avec  sa 
mélodie?  La  mort  est  la  vie.  La  vraie  lumière  sont  les 
ténèbres.  Dieu,  tu  es  le  commencement  et  le  milieu,  tu 
es  la  lin  véritable,  tu  es  éternellement  sans  principe, 
tu  es  seul  sans  milieu,  tu  es  seul  sans  fin...  Bénies 
soient  les  épaules  de  Marie,  bénis  soient  ses  seins, 
bénis  soient  ses  baisers,  b('nié  soit  sa  langue...  Louange, 
louange  au  divin  feu,  louange,  louange  à  sa  splen- 
deur! louange,  louange,  fête  et  jeu,  louange,  louange 
à  l'amour! 

Quelqu'un  entonne  :  <(  Tu  vois  l'Italie  en  guerre  —  et 
la  grande  disette.  —  Dieu  envoie  la  peste  —  et  répand 
son  jugement.  —  Voici  les  nourritures  —  de  ta  vie 
aveugle  et  perdue  —  et  du  peu  de  foi  que  tu  as.  »  Et 
tous  reprennent  en  chœur  :  «  Hélas!  hélas!  hélas!  » 
Quelqu'un  entonne  :  «  Astrologues  et  prophètes,  — 
hommes  sages  et  savants,  —  prédicateurs  de  tête,  — 
t'ont  prédit  tes  tourments.  —  Tu  requiers  airs  et  mu- 
sique —  parce  que,  folle  âme,  tu  es  dans  le  vice,  —  en 
toi  vertu  n'est  pas.  »  Et  tous  reprennent  en  chœur  : 
«  Hélas!  hélas!  hélas  *  !  »  Et  les  laudes  montent  qui 
disent  la  contrition,  la  repentance,  la  mansuétude  et  de 
s'abîmer  dans  le  ciel  et  dans  l'amour.  Elles  coulent 
comme  des  larmes.  Elles  hoquettent  comme  des  san- 
glots.  Elles  partent  comme   des   cris.   Elles   bégaient 

1.  «  Vedi  ritalia  in  guerra 

E  la  carestia  grande, 
La  peste  Dio  disserra. 
E'I  suo  giudizio  spande. 
Quesle  son  le  vivande 
Délia  tua  vita  —  cieca  e  smarrita. 
Per  la  tua  poca  fe'  —  omè,  ouiè,  oniè. 

Astrologi  e  profeti, 
Uomini  dotti  e  santi, 
Predicator  discreti 
T'han  predetti  e  tuoi  pianti. 
Tu  cerclii  suoni  e  canti, 
Perché  se',  stolta,  —  ne'  vizi  involta; 
In  te  virtù  non  è,  —  omè,  omè,  omè.  » 


188  LE    QUATTROCENTO 

comme  des  aveux.  Elles  se  répètent  indéfiniment  comme 
des  prières. 

C'est  ainsi  que,  devant  un  danger  qui  le  menace 
ou  qui  Tassaille,  le  pauvre  peuple  chante  des  laudes 
dévotes,  comme  il  chantait  des  chansons  d'amour  pro- 
fane dans  la  caresse  heureuse  du  soleil.  Il  chante  la 
Vierge  ^larie,  comme  il  chantait  sa  bonne  amie.  Il 
chante  l'Etoile  de  Bethléem  comme  il  chantait  le  mai 
nouveau.  Il  chante  les  petites  vierges  de  Jésus  comme 
il  chantait  les  Pastorelle  montaninp.  Il  chante  l'Ange 
de  Dieu  comme  il  chantait  la  Galantiiia  morosina.  Sur 
le  pieux  exemple  des  disciples  de  saint  François,  qui 
s'intitulaient  GiiiUari  di  Dio,  il  chante  l'un  et  l'autre! 
sur  le  môme  air,  avec  la  même  musique  et  des  paroles»^ 
à  peine  altérées.  Pace  non  trovo  e  vivo  sempre  in  guerra 
sert  a  un  mot  près  de  début  commun  à  un  sonnet  de 
Pétrarque  et  à  une  laude  de  Francesco  d'Albizzo.  La 
chanson  de  Lisabetta  de  Messine,  dans  Boccace,  Chi 
(ji((U'(/a  raltrui  cose  fa  villania  devient  la  laude  de  Fco 
Belcari  Chi  non  cercaJesù  con  mente pia.  LaCajizo/ie/ta 
jnia  de  Giuslinian  se  transforme  en  Dolce  preghiera 
mia  ;  Oramai  che  fora  sono  devient  Oramai  sono  ink-- 
ctà;  lamo  alla  caccia  devient  lamo  a  Maria  et  En  susa 
in  su  r/K/'l  monte  chiara  vi  sorge  la  fontanella  devient 
In  su  quelTalto  monte  v'è  la  fontana  che  traboccliella^.*. 

L'accent,  l'allure,  Tinlonation,  tout  est  gardé.  11  n'y- 
a  que  cette  différence  que,  tandis  qu'ici  le  peuple  s'aban- j 
donne  aux  doux  instincts  de  la  terre,  là  il  élève  sa  souf-^ 
France  misérable  vers  le  ciel. 

El  comme  le  peuple  a  des  laudes  mêlées  à  ses 
chansons,  à  côté  des  chante-histoires  il  a  des  frères 
prêcheurs. 


I.  Voir  I)"Anconn.  La  poeaiu  popolare  italiana,  op.  c.,  p.  8i.  — 
lliihieri,  Slorin  ilelln  pnfmti  popolare  italiana,  op.  c.  ().  l.'Ji.  —  Hmkcl- 
n\am\,Jaln'burh  f.  roui,  und  etig.  Lilt  ,  IX,  1**2. 


LE    PEUPLE.    —    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  189 


III 


Ames  fraiches  ;  cœurs  simples;  paroles  familières; 
voix  tonnantes  et  consciences  indignées  ;  bonhomies 
souriantes  et  enseignements  domestiques  ;  vertus  can- 
dides, extases  épanouies,  et  dans  leurs  robes  de  bui'e, 
si  pures  physionomies  de  santé,  de  clarté,  de  rondeur! 

Les  humanistes  peuvent  couvrir  de  quolibets  leur 
ignorance  ;  mais,  pour  le  peuj)le  que  n'atteignent  pas 
les  himianistos,  ils  sont  l'intelligence,  la  science,  l'élo- 
quence. Ils  détiennent  toute  autorité  et  toute  beauté. 
Ils  représentent  la  vie  supérieure  de  l'esprit.  Ce  sont 
des  hommes  remplis  de  doctrine  qui,  quoique  sachant 
le  latin,  quoiqu'écrivant  de  beaux  et  gros  livres  en 
latin,  ne  redoutent  pas  d'employer  le  vulgaire',  et  il 
semble  «  qu'il  leur  sorte  de  la  bouche  des  pommes, 
des  lys  et  des  violettes  pour  embellir  la  vérité-  »,  Et 
ce  sont  de  saints  hommes,  promis  au  Paradis,  promis 
h  la  Légende,  qui,  de  leur  vivant,  accomplissent  des 
miracles.  Quand  Giovanni  da  Capistrano  se  signe  et 
que  des  milliers  d'inlirmes  sont  du  coup  guéris  I  Quand 
Bernardino  jette  son  manteau  sur  le  lac  et,  au  nez  du 
passeur,  traverse  le  lac  sur  son  manteau!  Quand  Jacopo 
Berloni  meurt,  et  que  les  cloches  se  mettent  d'elles- 
mêmes  à  sonner,  «  et  tantôt  il  apparaissait  sur  un 
fleuve,  et  tantôt  sur  une  montagne,  et  quelqu'un  par- 
lait à  une  femme,  et  c'était  la  Vierge"^  ». 

1.  Nous  avons  des  œuvres  latines  de  Fra  Bernardino  da  Siena,  de 
Fra  Bernardino  de'  BuHti,de  Fra  Alberto  da  Sarteano.de  Fra  Michèle  da 
Milano,  de  Paolo  Attavanti,  et  dune  intinité  d'autres.  Cependant  ils 
prêchaient  en  vulgaire,  comme  en  font  foi  les  innomhra.h\es  prediche, 
recueillies  directement  de  leurs  bouches,  et  que  les  bibliothèques 
d'Italie,  particulièrement  celles  de  Florence,  conservent  manuscrites. 
Leurs  œuvres  latines  ne  représentent  le  plus  ordinairement  que  des 
sommes  ou  des  canevas  de  sermons. 

2.  T«AVKltSAHI,  EpistoliB,  p.  384. 

3.  «  (Juando  appariva  in  un  fmme  et  quando  in  un  monte...  E  chi 
parlava  a  una  donna,  ch'era  la  Vergine.  »  L.xnolcci,  Uiario,  p.  44.    — 


190  LE    QUATTROCENTO 

Bionveillaiils,  familiers,  accessibles,  ils  sont  les  ora- 
teurs et  les  célébrités  du  pauvre  monde;  ils  sont  rem- 
plis d'aménité  et  de  tendresse  pour  le  pauvre  monde, 
dont  ils  parlent  la  langue,  qu'ils  voudraient  presser 
sur  leur  cœur,  qu'ils  confessent,  qu'ils  conseillent, 
qu'ils  consolent,  qu'ils  illuminent  et  qu'ils  écoutent, 
et  le  pauvre  monde  vient  à  eux  leur  confier  ingénue- 
ment  «  comment  la  poule  est  morte  et  mille  autres- 
nouvelles  »  '.  Ils  vont  de  pays  en  pays,  de  ville  en  ville,. 
de  bourgade  en  bourgade,  ranimant  les  zèles,  répandant 
la  semence,  réveillant  la  foule,  et  quand  ils  parlent  la 
foule  se  rue  à  eux,  se  frotte  contre  eux,  se  bat  pour 
leur  toucher  les  mains,  la  robe,  la  mule,  leur  tend 
ses  enfants  à  baiser,  tellement  qu'il  faut,  pour  les  pro- 
téger, les  hallebardes.  Ils  prêchent  dans  l'église,  puis- 
lorsque  l'église  n'est  plus  assez  grande,  ils  prêchent 
sur  la  place;  ils  prêchent  en  plein  vent  sous  l'air  du 
ciel  ;  ils  prêchent  sans  fatigue  durant  des  trois  ou  quatre 
heures  d'aflilée  ;  ils  prêchent  devant  des  auditoires  de 
dix,  vingt,  trente  mille  personnes,  qui  ont  retenu  leur 
place  dès  la  nuit;  et  ils  prêchent  si  bien,  avec  tant  de 
magnificence  et  de  terreur,  qu'il  n'y  a  pas  à  dire,  il 
faut  qu'on  pleure.  Alors  on  pleure  «  très  cordiale- 
ment »  et  il  semble  que  «  l'air  se  fende  en  deux  tant 
on  pleure  ». 

A  leur  |)arole  enflammée,  un  vent  de  ferveur,  de 
pénitence  et  de  foi  secoue  les  âmes.  De  belles  proces- 
sions s'organisent  ;  d'héroïques  résolutions  sont  signées  ; 
de  merveilleuses  conversions  éclatent  subitement  au 
jour.  Les  pires  ennemis  se  réconcilient  par-devant  ,] 
notaire  et  s'embrassent  sur  la  joue;  les  républiques 
promulguent  des  édits  sonipluaires  ;  de  grands  bûcher» 
s'allument,  où  Ton  jette  pêle-mêle  les  livres  profanes, 

F^e»  Dinrii  conteruporains  sont  tous  remplis  des  miracles  des  prédica- 
teur». (Voir  pur  cxcriipl».',  Annuh's  Hononii'Hses  MiiTiilori,  Reruin,  p.  918.) 
i.  «  Et  in  clic  modo  gii  6  morla  lu  gnllina  o  «lire  novellc.  »  (I".  Tor- 
raca,  Hoherlu  ila  Lecce,  Sludi  di  storiu  ietteraria  napolotana,  Livoume, 
1884,  |).  l'JO.) 


LE    PKUPLE.    SON'    SENTIMENT    RELIGIEUX  191 

les  illiages  malhonnêtes,  les  ornements  mondains  et 
où  llambent,  en  des  feux  de  sainte  joie,  «  les  cheveux 
morts,  les  cartes,  les  dés,  les  échiquiers,  les  masques 
et  autres  jeux  '  ».  Le  mal  est  fini.  La  grâce  du  ciel  lim- 
pide est  redescendue  sur  la  terre.  L'humanité,  repentie 
et  rappropriée,  initie  une  ère  nouvelle  de  concorde,  de 
bonne  amitié,  de  bon  vouloir.  «  El  il  nous  semblait, 
écrit  le  chroniqueur  de  Viterbo,ôtre  tous  saints,  ayant 
bonne  dévotion  -.  » 

Ils  sont  innombrables.  Ils  appartiennent  à  tous  les 
ordres  et  à  tous  les  pays.  Ils  mènent  la  même  vie 
nomade  et  prêchent,  en  se  servant  des  mêmes  moyens 
et  en  s'empruntant  souvent  les  mêmes  images,  la 
môme  parole  éternelle.  Ils  s'appellent  Fra  Alberto  da 
Sarteano,  Fra  Antonio  da  Rimini,  Fra  Giovanni  da 
Pralo,  Fra  Giovanni  daCapistrano,  Fra  Roberto  da  Lecce, 
Fra  Marianno  daGenazzano,  Fra  Michèle  da  Milano,  Fra 
Jacopo  délia  Marca,  Fra  Antonio  da  Bilonto  ou  Fra 
Antonio  da  Vercelli,  Fra  Bernard ino  da  Feltre  ou  Fra 
Bernardino  de'  Busli  ^.  Mais  h^  plus  charmant  d'eux 
tous  est  Fra  Bernardino  de  Siena. 

Bernardino  degli  Albizeschi,  dont  les  croisés  d'Hu- 
nyade  portent  l'image  sur  leurs  étendards,  dont  les 
maisons  privées  gravent  sur  leur  porte  le  monogramme 
du  Christ  qu'il  a  l'ait  son  monogramme,  dont  les 
communes  édictent  leurs  décrets  à  son  nom,  est  en 
même  temps  le  plus  célèbre.  11  est  Vicaire  général  de 
la  Stricte  observance.  Il  est  le  maître  des  éloquences 
les  plus  fameuses  :  Giovanni  da  Gapistrano,  Roberto  da 
Lecce,  Bernardino  da  Feltre,  Jacopo  délia  Marca.  Pin- 
turicchio  peint,  contre  les  murs  de  l'église  de  Santa- 
Maria  in  Araceli,  ses  miracles;  Matfeo  Vegio  et  Barto- 

l.    Allegretti,  Diario,  p.  823. 

ti.  «  Ci  pareva  essere  tutti  sanli  avcndo  buon/i  devozione.  »  [Cro- 
nache  e  stalull  délia  Gif  là  di  Viterbo.  Florence,  1872,  p.  tj3.) 

3.  A  ceux-ci  qui  sont  franciscains,  on  peut  ajouter  le  servite  Paolo 
Attavanti  que  nous  avons  vu  dans  l'Académie  pLatonicienne,  le  domi- 
nicain G  abriele  Barletta  réputé  poursagaité,  Taugustin  Aurélien  JJran- 
dolini  Lippi,  latiniste  distingué  qui  prêchait  en  latin. 


i92  l.E    QUATTROCENTO 

lommeo  Fazio  racontent  sa  vie  en  lalin  ;  Poggio,  Filelfo, 
jEneas-Sylvius,  Guarino,  Pontano,  Sabollico  entonnent 
en  chœur  ses  louanges,  qui  remplissent  les  laudes  con- 
temporaines. De  telle  sorte  qu'il  n'y  eut  personne  de 
plus  illustre,  qui  passât  pour  plus  religieux,  qu'on 
révérât  davantage  dans  tout  le  siècle,  que  ce  frère  prê- 
cheur, qui  était  né  à  Massa,  dans  la  province  de  Sienne, 
on  1380,  qui  mourut  î\  Aquila,  dans  les  Abruzzes, 
en  144 i,  qui  refusa  trois  fois  le  chapeau,  qui  allait 
avec  un  petit  âne  oii  il  mettait  dessus  ses  livres,  dont 
la  plus  belle  affaire  était  un  sablier  enfermé  dans  un 
étui  de  cuir,  et  qui  était  rond,  jovial,  actif,  malicieux, 
pittoresque  et  enjoué. 

Presque  toute  sa  vie,  il  prêcha.  Il  ne  fit  guère  que 
€ela  :  prêcher;  ne  voulant  ni  confesser,  ni  gouverner, 
ni  paraître,  et  gardant  la  «  délectation  »  de  son  état. 

Jamais  il  n'est  si  bien  que  dans  une  chaire,  sous  le 
ciel,  devant  une  foule  qu'il  exhorte  pendant  des  heures. 
De  prêcher,  ça  le  nourrit  :  il  pèse  une  livre  de  plus 
après  chaque  prêche.  Le  temps  est  bon,  ni  vent,  ni 
pluie,  ni  soleil,  ni  chaleur,  c'est  un  joli  temps  pour 
prêcher.  «Oh!  s'écrie-t-il,  quelle  allégresse  j'éprouve 
en  moi-même  à  prêcher'!  »  Ainsi,  en  belle  santé  et  en 
belle  humeur,  il  va  avec  son  petit  àne  et  sa  grosse 
réputation,  court  d'un  pays  à  un  autre,  traverse  tour 
il  tour  Milan,  Venise,  Pérouse,  Ferrare,  Bologne,  Flo- 
rence, Orvieto,  Vollerre,  Rome,  Sienne,  Padoue  ;  et  à 
Sienne,  où  il  s'arrête  aux  mois  d'août  et  septembre  1427, 
un  citoyen  de  l'endroit,  appelé  Benedetto,  tondeur  de 
ilrap  de  son  métier,  «  homme  ayant  femme  et  enfants 
*;i  plus  de  vertus  que  d'alfaires  »,  recueille  mot  à  mot 
ses  prédications'-. 

C'est   le    malin,    avant   l'ouvrage,    sur   la   place  du 

1.  «  Quanta  Ictizia  ho  io  tnlvulta  ia  me  iiiedesimo  ncl  iiiio  prcili- 
core  I  » 

2.  Le  prediche  vulf/ari  di  San-Hernartlino  ilu  Siena  dette  nelLa  jtiuzza. 
/tel  Cftinno  l'anno  li87,  ora  primaiiionte  cditc  da  Luciano  Bunchi.j 
biconc,  1880,  3  vul. 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  193 

Campo,  entre  la  tour  du  Mangia  et  la  Fonte  Gaia,  et 
Fra  Bernardino  parle  d'abondance.  Il  parle  comme  ça 
vient,  comme  (}a  sort,  à  la  grâce  de  Dieu,  en  toute  sim- 
plicité et  en  toute  rondeur,  grosso  modo  et  per  figuram 
quamdam,  dit  un  humaniste,  ennemi  qu'il  se  déclare 
de  l'apparat,  de  la  mise  en  scène,  et  des  jeux  d'orgue 
et  des  chants  d'église,  qui  sont  des  chichirichi.  Il  oublie 
chemin  faisant  ce  qu'il  veut  dire.  Il  interrompt  une 
histoire  pour  en  commencer  une  autre.  Il  va  à  hue  et 
à  dia,  selon  sa  disposition  et  l'occasion  ;  il  conte  le 
Meunier,  son  Fils  et  VA  ne,  le  Loup  et  le  Renard,  des 
apologues,  des  exemples.  11  aime  les  jeux  de  mots. 
Il  n'est  pas  opposé  au  calembour.  Il  a  beaucoup  de 
talent.  Il  s'entend  à  contrefaire  les  animaux.  Il  sait 
faire  la  mouche  qui  fait  w.s,  us,  us,  et  il  sait  faire  la 
grenouille:  «Sais-tu  comment  fait  la  grenouille?  La 
grenouille  fait  qua,  rjua,  çitaK  »  Il  est  copieux  en 
gestes,  en  mimiques  et  en  grimaces. 

((  Dés  que  tu  entends  un  de  ceux-là  qui  parlent 
mal  du  monde,  bouche-toi  le  nez,  fais  comme  ça  et 
dis  :  oh  !  il  pue^  !  »  Ou  bien  :  «  As-tu  vu  quand  un  est 
en  colère  avec  un  autre?  Sais-tu  comment  il  le  montre? 
Il  le  montre  avec  le  groin,  comme  ça,  vois-tu.  »  Ou 
bien  :  «  As-tu  jamais  ouï  dire  comment  se  lient  le 
petit  dans  le  ventre  de  sa  mère?  Il  se  tient  comme  ça 
et  il  se  retourne  comme  ça-^  »  Ou  bien  :  u  A  soixante 
ans,  l'homme  commence  à  devenir  tout  petit  et  replié; 
il  commence  à  avoir  les  yeux  éraillés;  il  va  le  chef 
courbé  vers  la  terre;  il  devient  sourd;  il  ne  voit  plus 
bien  la  lumière;  il  devient  édenlé;  il  arrive  à  septante 

1.  «  Sai  corne  fa  la  ranocchia  ?  La  ranochia  fa  :  qua,  qua,   qua.  » 

{1,  p.  m.) 

2.  «  Quando  voi  udite  niuno  che  dica  maie  di  persone,  subito  vi 
turate  il  naso  e  dite  :  0  elli  ci  pute.  »  (1,  p.  154.) 

3.  «  liai  tu  veduto  quando  uno  è  turljato  con  un  altro?  Sai  corne 
«lli  se  li  dimostra  ?  Elli  se  li  dimostra  col  grugho,  vedi,  cosi.  » 
(1,  p.  350.) 

«  liai  tu  niai  inteso  corne  sta  il  fanciullo  nel  ventre  délia  madré? 
Elli  sta  cosi,  e  volge  cosi.  »  (11,  p.  426.) 

II.  13 


194  LE    QUATTROCEINTO 

OU  à  huitanle  ;  et  il  commence  à  trembler,  et  à  branler 
le  chef,  et  il  fait  ainsi.  » 

Il  emploie  le  langage  que  chacun  emploie,  les 
termes  qu'on  connaît,  les  similitudes  qu'on  pratique. 
Il  compare  la  volonté  humaine  à  une  casserole  qu'il 
faut  couvrir  «  pour  que  n'y  entre  point  la  mouche  du 
péché.  »  Il  compare  la  pénitence  à  une  lime  qui  fourbit 
l'âme  comme  la  lime  fourbit  une  épée  ou  une  vieille 
croix.  11  connaît  les  manières,  les  procédés,  les  habi- 
tudes, les  endroits,  les  gens  te  et  les  enfants,  les  arbres, 
les  bêles,  les  oiseaux  et  toutes  choses  »  qu'il  aime  en 
bon  disciple  de  saint  François,  pour  l'amour  de  Dieu, 
parce  qu'elles  sont  de  Dieu.  Il  connaît  comment  on 
fabrique  une  cuirasse,  comment  on  sèvre  un  enfant, 
comment  on  fauche,  comment  on  entoure  un  poirier 
d'épines  contre  les  gamins,  comment,  au  temps  du  blé 
ou  du  raisin,  on  construit  un  épouvantait  :  «  Sur  le 
champ  de  blé,  on  prend  un  sac  et  on  le  remplit  de 
paille  pour  que  n'y  aillent  pas  les  corneilles;  et  sur 
ce  sac,  en  met  une  courge  qui  semble  la  tète  d'un 
homme,  et  on  lui  fait  des  bras,  et  on  lui  met  une 
arbalète  dans  les  mains  tendues  qu'elle  parait  vouloir 
tirer  sur  les  corneilles;  alors  les  corneilles,  se  croyant 
déjà  mortes,  se  tiennent  en  garde  et  à  l'écart,  puis 
elles  s'approchent,  puis  elles  se  sauventau  moindre  bruit, 
jus(ju'à  ce  que,  enhardies  et  accoutumées,  elles  se 
perchent  sur  l'arbalète  et  p...  sur  la  courge ^  »  On  sent 
l'homme  qui  a  de  l'expérience,  des  notions,  qui  s'est 
môle  aux  alfaires.  Cependant,  de  temps  à  autre,  l'hor- 
loge sonne  ;  alors  Fra  Bernardino  s'arrête  pendant 
qu'elle  bat  ses  coups  ;  ou  bien  la  pluie  tombe,  et  le 
prêche  est  renvoyé  à  la  fois  suivante  ;  ou  bien  un  chien 

1.  «  In   Hnl  campo  dcl   grano,  elli   pigliano  uno  saco  c  ciupicitlo  di 
paj,'liii  perché  non  vi  vadano   le  coriKiccliie.  E   su   questo  siico  si    pttne 
iinri  zuiuNi,  clic  paid  la  tt-sla  iliin  iioiiid.  <;   fasscii   lo  hraccia  o   pon^çolij 
uno  balcHlro  in  niano,  l<'S(i  clii'  par   che  vit^li  baleslrare   a   le  corna- 1 
chif...  F.  non  ha  ()aura  ili  iiiilla;  o  cosi  ussicurata,  gli  va  in  su!  cupo  e^ 
pisciali  in  capo.  »  (II,  p.  2'J6.) 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  195 

arrive  et  dérange  les  gens,  et  il  le  fait  chasser.  Une 
femme  appuyée  contre  une  autre  s'est  endormie,  il  la 
réveille.  Il  n'a  pas  peur  d'interpeller  celui-ci,  celle-là, 
les  uns  et  les  autres.  «  Ah  !  je  vois  une  femme  qui,  si 
elle  regardait  vers  moi,  ne  regarderait  pas  où  elle 
regarde  :  attention,  que  diable^  !  »  Ou  bien  :  «  Ohé!  de 
la  fontaine,  vous  qui  faites  le  marché,  allez  le  faire 
ailleurs  !  Est-ce  que  vous  ne  m'entendez  pas,  vous,  de  la 
fontaine  2!  »  Et  encore  :  «  0  femmes,  quelle  vergogne 
que  le  matin,  quand  je  dis  la  messe,  vous  faites  un 
bruit  tel  que  je  crois  entendre  un  tas  d'oies  tant  vous 
criez!  Une  dit  :  Giovanna  l  L'autre  appelle:  Caterina  ! 
L'autre  :  Francesca  !  Oh!  la  belle  dévotion  que  vous 
avez  à  entendre  la  messe  !  Quant  à  moi,  ça  me  semble 
un  charivari  sans  aucune  dévotion  et  révérence^!  » 
Quelquefois  on  lui  répond  :  «  Femme,  va  vite,  va  cher- 
cher ton  mari...  va  l'appeler,  te  dis-je  !  —  Mais,  je  l'ai 
appelé  !  —  Je  te  dis,  va,  appelle-le.  —  Et  si  je  perds 
ma  place?  —  Non,  tu  ne  la  perdras  pas.  Va.  Et  puis, 
il  y  a  assez  de  place.  —  Mais,  je  ne  pourrai  jamais  sor- 
tir... —  Je  te  dis  :  va  et  appelle-le...  —  Ah  !  enfin ^!  » 
Avec  un  pareil  homme,  il  n'y  a  pas  moyen  de 
s'ennuyer.  Il  vous  prend,  vous  oblige,  tant  il  est 
séduisant,  sympathique,  affectueux,  dévotieux.  Il  faut 
l'entendre  quand  il  dit  les  béatitudes  célestes,  quand 
il  dit  les  ravissements  du  paradis,  quand  il  dit  les 
séries  d'anges,  et  Marie  qu'il  aimait  comme  sa  dame 

1.  «  Dah  !  io  ci  veggo  una  donna,  che  se  ella  guardasse  a  me  non 
guarderebbe  dove  ellaguarda;  attend!  a  me,  dico  !  »  (II,  p.  49.) 

2.«  0  dalla  fonte,  che  state  a  far  il  mercato,  andateio  a  fare  allrove  ! 
Non  odite,  o  voi  délia  fonte  !  »  (II,  p.  270.) 

3.  «  0  donne,  o  che  vergogna  è  egli  la  vostra,  che  la  mattina,  nientre 
che  io  dico  la  messa,  voi  fate  unromore  taie,  che  bene  mi  pare  udire 
uno  monte  d'oche,  tanto  gridate  !  L'unadice:  Giovanna!  L'altrachiama  : 
Caterina!  L'altra  :  Francesca  !  Oh  !  la  bella  divozione  che  voi  avete  a 
udire  la  messa!  Quanto  ch'è  a  me,  mi  pare  una  confusione  senza 
niuna  divozione  e  riverenza.  »  (11,  p.  49.) 

4.  «  Donna,  va'tosto,  va'e  chiama  il  tuo  marito.  —  Va'  a  chiamarlo, 
dico.  —  Oli,  io,  l'ho  chiamato  !  —  Io  ti  dico:  va',  chiamalo  —  0  s'io 
perdessi  il  lato  y  —  Nol  perdarai,  no.  E'  c'è  lato  assai.  —  Oh!  io  non 
potrei  iiscir  fuore  !  —  Io  ti  dico  :  va'  chiamalo  :  bene  hai  fatto.  »  (II, 
p.  240.) 


106  LE    (jUATTROCENTO 

et  qu'adolescent  il  avait  ds'jà  choisie  pour  épouse,  et 
l'rançois  qu'il  servait  comme  personne,  et  comment 
rVançois  bouclait  sa  cape  avec  un  brin  de  genêt,  et 
comment  il  était  semblable  h  la  laine  :  «  La  laine  veut 
avoir  trois  choses  :  d'abord  elle  veut  être  blanche,  en- 
suite elle  veutêtre  souple,  enfin  elle  veut  être  pure  ;  ces 
I  rois  choses  nous  les  remarquons  chez  François  ^  »  La  foi 
coule  de  son  âme  affable  et  souriante,  comme  d'une 
écluse  ouverte.  «  Comme  au  temps  du  printemps,  dit- 
il,  la  terre  est  enveloppée  de  fleurs  et  de  choses  odo- 
rantes, ainsi  dans  tous  les  temps,  Marie  est  enveloppée 
d'anges,  d'apôtres,  de  martyrs,  de  confesseurs;  tous  se 
tiennent  autour  d'elle,  lui  donnant  des  chants  et  des 
l)arfums  très  suaves...  Et  tu  la  verras  monter  dans  sa 
gloire,  et  elle  est  conviée  par  tous  les  esprits  bienheu- 
reux avec  tant  de  jubilation,  des  chants  si  doux,  une 
fiHe  si  grande  que  rien  que  d'y  penser,  c'est  déjà  une 
allégresse...  Tous  les  anges  l'environnent,  tous  les  .^ 
archanges,  tous  les  trônes,  toutes  les  dominations, 
toutes  les  vertus,  toutes  les  puissances,  tous  les  princes, 
tous  les  chérubins,  tous  les  séraphins,  tous  les  apôtres, 
tous  les  patriarches,  prophètes,  vierges,  martyrs,  tous 
ientourejit,  jubilant,  dansant,  lui  faisant  cercle-.  » 
Son  cœur  est  débordant  de  pitié,  de  tendresse,  d'une 
sympathie  universelle  et  pressante  :  «Ah!  mes  frères 
et  mes  pères,  aimez-vous  ensemble;  ah!  aimez-vous  et 
rembrassez-vous  ensemble  ;  et  si  une  chose  a  été  mal 
faite  dans  le  passé,  pour  l'amour  de  Dieu  pardonnez 
les  injures;  n'ayez  plus  de  haine  entre  vous,  afin  que 
vous  ne  soyez  pas  haïs  par  Dieu  ;  aimez-vous  ensemble, 
et  montrez-vous-le  l'un  l'autre  avec  les  mots,  avec  le 
cœur,  avec  les  actes,  comme  Christ  le  montra  à  qui 
l'avait  offensé^.»    «0   ma    cité   de    Sienne,    dit-il,  ô 

i.  «  Lfi  Innn  vuol  aver  tre  cose,  primn  vuole  esser  bianca,  secondo 
vuole  CHsen-  riiorbida,  e  terzo  viiolt*  essere  pura  :  questc  Irc  cose  pos- 
sianio  denolure  in  Francesco.  »  (111,  p.  i'6\.j 

2.  I.  at. 

3.  III,  1«9. 


I 


LE    PEUPLE.    SON    SEMLMEM    RELIGIEUX  l<j7 

citoyens,  ô  femmes,  ô  mes  enfants,  n'attendez  pas, 
n'attendez  pas,  convertissez-vous  à  Dieu'.»  Il  dit 
encore  :  «  Je  m'en  irai,  et  quand  je  m'en  irai  de  vous, 
j'emporterai  un  cœur  tout  gonllé  de  chagrin  et  de  sou- 
pirs-.  »  Et  il  dit  :  «  Oh!  si  vous  pouviez  voir  mon 
cœur,  je  vous  parle  si  tendrement  et  avec  tant 
d'amour'M»  Et  il  faut  savoir  tous  les  bons  conseils 
qu'il  donne  et  le  profit  qu'on  retire  de  l'avoir  écouta. 
Au  lieu  de  cette  grande  pourriture  qui  désole  le 
monde,  Fra  Bernardino  rOve  une  famille  bien  unie, 
bien  voulante,  animée  d'intentions  pures,  travaillant, 
aimant  et  priant.  Selon  lui,  rien  n'est  plus  beau  que 
d'avoir  une  belle  femme,  grande,  bonne,  sage,  tempérée, 
«  et  qu'elle  vous  fasse  beaucoup  d'enfants».  L'homme 
seul, sans  une  femme,  qui  veille  au  grenier,  à  l'huile, 
à  la  viande  salée,  qui  descend  à  la  cave  voir  si  aucun 
cercle  ne  s'estrompu  au  tonneau,  en  proie  à  uneservanl<' 
voleuse  ou  indifférente,  est  un  malheureux,  quand  il 
n'est  pas  un  réprouvé .  «  Sais-tu  comment  va  sa  maison  ? 
Oh  !  je  veux  le  le  dire,  moi,  parce  que  je  le  sais.  S'il 
est  riche  et  a  du  blé,  les  moineaux  le  mangent  et  les 
rats.  S'il  a  de  l'huile,  parce  qu'il  n'y  prend  point  garde, 
l'huile  se  verse;  lorsque  les  vases  se  cassent  et  qu'il 
s'en  est  répandu,  il  met  dessus  un  peu  de  terre,  et 
c'est  fait.  Et  du  vin?  Il  va  au  tonneau,  prend  le  vin  et 
ne  j)ense  à  rien  autre  ;  des  fois,  le  tonneau  est  sens  dessus 
dessous,  et  le  vin  s'écoule.  Au  lit,  sais-lu  comment  ii 
est  à  dormir?  Il  dort  dans  un  fossé,  et  comme  il  a  mis 
le  drap,  jamais  il  ne  l'enlève,  sinon  quand  il  est 
déchiré.  Pareillement  dans  la  chambre  où  il  mange;  il 
y  a  par  terre  des  cosses  de  melon,  des  os,  des  débris  de 
salade,  il  laisse  tout  par  terre  sans  jamais  le  balayer. 
La  table,  sais-lu  comment  elle  est  servie?  Ainsi  qu'il  a 
mis  la  napj)e,  jamais  il  ne  l'enlève,  sinon  quand  elle 

1.  I,  ;!;ii. 

2.  III,8i. 

3.  111,  94. 


198  LE    QUAITROCEXTO 

est  pourrie.  Il  nettoie  un  peu  les  plats,  et  le  chien  les 
lèche  et  les  lave.  Et  les  pots  sont  tout  gras  :  Va,  regarde, 
comme  sont  les  pots  !  Sais-tu  comment  il  vit?  Comme 
une  bête.  Je  dis  qu'on  ne  sera  jamais  bien  à  être  seul 
de  cette  façon  *.  » 

Fra  Bernardino  est  pour  qu'on  occupe  les  filles  à  la 
maison.  «  Y  a-t-il  à  balayer  à  la  maison?  —  Oui.  — 
Oui.  Fais  lui  balayer.  Y  a-t-il  h  relaver  des  écuelles? 
Fais-les-lui  relaver.  Y  a-t-il  à  éplucher?  Fais-lui 
éplucher.  Y  a-t-il  à  faire  la  lessive?  Fais-la-lui  couler 
dans  la  maison.  —  Mais  il  y  a  la  servante!  —  Qu'il 
y  ait  la  servante.  Laisse  faire  à  elle,  non  par  besoin 
que  ce  soit  elle  qui  le  fasse,  mais  pour  lui  donner 
de  l'exercice.  Fais-lui  garder  les  enfants,  laver  les 
langes,  et  tout.  Si  tu  ne  l'habitues  pas  à  tout  faire, 
elle  deviendra  un  bon  petit  morceau  de  chair.  Ne  lui 
laisse  pas  ses  aises,  je  te  dis.  Tant  que  tu  la  maintien- 
dras en  haleine,  elle  ne  restera  pas  à  la  fenêtre,  et  elle 
n'aura  pas  l'esprit  tantôt  aune  chose,  tantôt  à  une  autre. 
Qu'elle  fasse  ce  qu'il  faut  pour  la  maison  :  trois  choses 
en  résultent  :  primo,  il  en  résulte  le  plaisant  ;  seconde, 
il  en  résulte  l'honnête;  et  tertio,  il  en  résulte  l'utile'.  » 

1.  «  Sai  corne  sta  la  casa?  Oh!  io  le'I  vo  dire  perché  io  il  so.  Se 
egli  è  ricco  e  ha  del  grano,  le  pàssare  sel  mangiano,  e'  topi...  Se  egli 
ha  l'olio,  perché  non  vi  procura,  egli  si  versa;  quando  si  rompono  i 
coppi  e  se  n'è  versato,  egli  vi  pone  su  una  poca  di  terra,  ed  è  fatto. 
ET  vino?  ûnaltnente  giogne  alla  botte,  attegne  il  vino  e  non  pensa  più 
là:  talvolta  la  botte  inostrarà  dal  lato  dietro,  e  il  vino  se  ne  va.  Sinule, 
romparassi  uno  cerchio  o  due,  e  egli  il  lassa  andare...  A  letto,  sai 
corne  sta  a  dormire  ?  Egli  dorme  in  una  fossa,  e  corne  egli  ha  messo 
il  lenzuolo  nel  letto,  mai  non  nel  cava  se  non  si  rompe.  Smiilmentc  ne 
la  sala  dove  egli  m.angia,  quine  in  terra  so'bucciche  di  poponi,  ossia, 
nettatura  d'insalata  ;  ogni  cosa  lassa  ine  in  terra  senza  mai  appcna 
spazzarvi.  La  tavola  sai  corne  sta?  Che  in  tal  ponto  vi  pone  su  la 
tovaglia,  che  mai  non  se  ne  leva,  se  non  fracida.  E'taglieri  li  forbe  un 
poco  poco  ;  e'I  can  li  lecca  e  li  leva.  E'pignatti  tutti  onti  :  va,  mira 
corne  stanno  !  Sai  come  egli  vive?  Corne  una  bcstia.  »  (II,  p.  118.) 

2.  «  Evi  a  spazare  in  casa?  — Si.  —  Si?  fa  spazare  a  ici.  hvi  a 
lavare  le  scudelle  ?  falle  lavare  a  lei.  Evi  a  cèrnarc?  fa'  cérnarc,  fa'  cér- 
nare  a  lei.  Evi  a  fare  la  bucata?  fa'  Tare  a  lei  dentro  in  casa.  —  Oh! 
egli  ci  é  la  fanlo!  —  Ella  si  sia  :  fa'  fare  a  lei,  non  per  bisogno  che  vi 
ma  che  clla  facci,  ma  per  darle  cscrcizio,  falle  governare  i  fanciuUlini, , 
lavare  le  pezzc  o  ogni  cosa:  se  tu  non  l'avezzi  a  fare  ogni  cosa,  clla 
«livcntar/i  un  buon  pezzetto  di  carne.  Non  la  tencre  in  agio,  ti  dico. 
Se  tu  la  terrai  in  cscrcizio,  non  starà  a  le  fincslre,  non    le  vagillarà  il 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  199 

Il  s'élève  contre  les  marchands,  qui  sont  âpres,  au 
gain,  durs  au  pauvre  monde,  menteurs,  parjures,  faus- 
saires, syllogistes  et  intrigants.  Il  ne  veut  pas  qu'on 
pratique  le  commerce  le  dimanche  et  les  jours  fériés, 
qu'on  vende  h  terme,  qu'on  blasphème  en  vendant, 
qu'on  trafique  à  l'église,  qu'on  délaisse  sa  jeune  femme, 
pour  aller  chercher  fortune  en  pays  étrange.  Il  déjoue 
la  ruse  de  celui  qui  rend  vilement  sa  monnaie  à  une 
vieille  pour  en  escamoter  une  part:  «  Tiens,  tiens,  tiens, 
une,  deux,  trois,  cinq,  sept,  huit,  dix,  treize,  quatorze, 
dix-sept,  dix-neuf  et  vingtM  »  Il  enjoint  au  drapier  de 
ne  point  trop  tirer  sur  l'aune,  à  un  chacun  de  ne  point 
profiter  de  l'ignorance  de  l'acheteur.  «  Tu  vas  vendre  ta 
marchandise  sur  la  place,  et  vient  un  étranger  qui 
demande  :  qu'est-ce  que  tu  veux  deçà?  —  J'en  veux 
trente  sous.  —  Et  au  citoyen,  tu  ne  la  vends  que  pour 
vingt  sous^.  » 

Emu  de  pitié,  soulevéde  compassion,  il  recommande 
la  charité  :  <(  Tu  n'entends  pas  les  cris  du  pauvre  monde  ; 
sais-tu  pourquoi?  Parce  que,  pour  toi,  il  ne  fait  pas  trop 
froid;  tu  te  remplis  le  corps  de  bien  boire,  de  bien 
manger,  et  beaucoup  d'habits  sur  ton  dos,  et  souvent 
au  feu  :  tu  ne  penses  pas  plus  loin;  corps  bien  rempli, 
ame  consolée*.  »  11  enseigne  comme  l'on  doit  pratiquer 
l'aumône,  porter  aux  pauvres  quelque  petite  chose  cuite, 
quelque  petit  vêtement  quand  on  les  voit  nus,  avoir 
j)itié,  prendre  miséricorde  :  «  Et  combien  de  choses 
avez-vous  mandées  là-bas  à  ces  pauvres  prisonniers, 
hein,  ô  femmes?  J'ai  appris  qu'à  peu  près  deux  cami- 

capo  ora  0.  una  cosa  e  ora  a  un'altra...  Tre  cose  ne  segiiitano...  prima 
n'esce  il  dilottevole  ;  sicondo,  n'esce  l'onesto,  e  terzo,  n'esce  l'utile.  » 
(II,  p.  43JJ.), 

1.  «  Tù  tù  tô  tô,  uno,  due,  tre,  cinque,  sette,  otto.  dieci,  tredici, 
quattordici,  dicessette,  dicennove  e  vinti.  »  (III,  p.  238.) 

2.  «  Vai  a  vendere  la  tua  mercanzia  in  su  la  strada,  e  vienti  uno 
forestiero  a  domandare  :  —  Ghe  vuoi  tu  di  questo  ?  —  Vuône  trenta 
soldi  ;  —  E  al  cittadino  non  la  vendi  se  non  vinti  soldi.  »  (III,  p.  245.) 

3.  «  ïu  non  le  senti  già  tu  le  grida  !  Sai  perché?  Perché  a  te  non  fa 
freddo  ;  tu  t'empi  il  corpo  del  mangiar  bene,  ber  bene,  e  di  panni  assai 
in  dosso,  e  spesso  al  fuoco.  Tu  non  pensi  più  là  :  corpo  satoUo,  anima 
consolata.  »  (III,  p.  196.) 


200  LE    QUATTROCENTO 

soles,  et  deux  paires  de  caleçons,  et  une  paire  de  vieux 
bas  troués  ont  été  envoyées  pourtant.  Je  crois  que  vous 
mourrez  dans  vos  affaires'!  »  Et  il  prêche  contre  le 
luxe,  la  parure,  les  hauts  talons,  les  manches  larges 
«  à  vôtir  plusieurs  pauvres  »,  contre  la  pompe  et  la  toi- 
lette, qui  constituent  neuf  offenses  à  Dieu,  à  savoir  de 
vanité,  de  variété,  de  suavité,  de  préciosité,  d'iniquité, 
de  superffuité,  de  curiosité,  de  malignité  et  de  damno- 
sité.  11  dit  :  «  Qui  prendrait  une  de  ces  jupes  et  la  tor- 
drait, il  en  verrait  sortir  du  sang  des  créatures*^!  »  Il 
dit  :  «  A  celle-ci  la  bouche  empoisonne  grâce  aux 
onguents  :  qui  se  soufre  ;  qui  se  salit  avec  une  chose, 
qui,  avec  une  autre  :  combien  en  est-il  qui  aient  les 
dents  gâtées  pour  tellement  se  lisser!  )>Mais  les  femmes 
perverses  trouvent  des  subterfuges  :  «  Ces  femmes  disent 
que  je  leur  ai  permis  les  talons  hauts  de  deux  doigts;  et 
c'est  vrai  ;  mais  certaines  prétendent  qu'elles  ont  com- 
pris deux  doigts  en  longueur.  Je  n'ai  pas  dit  ainsi, 
j'ai  dit  et  je  dis  deux  doigts  en  largeur  ^  »  Et  il  proche 
contre  «  le  péché  abominable  ».  Et  il  prêche  la  paix,  l'ou- 
bli des  injures,  la  concorde  entre  les  partis,  les  ligues, 
les  factions,  les  divisions  et  les  consorteries. 

11  tonne,  il  fulmine,  il  fait  peur.  11  menace  avec  frère 
Bâton,  avec  la  guerre,  avec  la  pesîe,  avec  la  disette, 
avec  les  lléaux.  Il  dit  les  châtiments  épouvantables  qui  se 
préparent,  l'enfer  atroce,  tout  ce  qui  arrivera,  tout  ce  qui 
ne  peut  manquer  d'arriver,  si  on  ne  se  réduit  pas  incon- 
tinent à  une  vie  plus  seyante,  |)lus  propre,  plus  jolie.  El 
l'on  pleure.  Encore  que  le  Dieu  de  Uernarilino  ne  se  réviMe 
pas  sous  une   face  trop  terrible,  mais,  que  humain, 

1.  «  K  ((liante  camicie  avete  mandate  qua  giù  a  quelli  povaretti 
prigioni,  eh,  o  donne  ?...  lo  pur  sento  che  presso  a  due  caniiciuola  e 
due  paia  di  iiiutandce  un  paio  di  calsaccie  rotto  l'ô  stato  luandato.  Ma 
credoini  che  infine  voi  morrete  ne  la  vostra  robba.  »(III,  p.  19G.) 

2.  «  ('An  pigliuHse  una  di  quelle  rionpe  e  premossela  e  torcessela,  ne 
vedresti  uscire  sangue  di  créature.  »  (lil,  19t.) 

3.  «  Dicono  qucste  donne  rh'io  le  conocdotti  che  ellono  portassoro  lo 
pinncllc  due  riita  aile,  e  fu  vero;  ma  aicune  dicono  che  tianno  intoso 
due  dita  per  lungo.  .Non  dissi  cusi  io  :  io  dissi  e  dico  duc  dita  \)cr 
largo.  »  (1,  p.  336.) 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  201 

doucement  paternel,  il  pardonne;  c'est  «  le  bon  Dieu  ». 
«  Il  ne  veut  pas  frapper  avec  la  verge,  comme  fait  le 
maître  d'école.  Sais-tu  comment  il  fait?  Il  fait  propre- 
ment comme  fait  la  mère  au  petit  enfant  qui  ne  se 
comporte  pas  comme  il  doit;  elle  lui  dit  :  «  Si  je  me 
lève...  ah  !  si  je  me  lève  !  »  Et  elle  menace  l'enfant  et  elle 
fait  semblant.  Ainsi  fait  Dieu'.  »  «  Certaines  fois,  con- 
fesse le  bon  frère,  considérant  que,  pour  le  monde,  on 
laisse  Dieu,  je  ris  en  moi-môme-*.  »  Heureux,  malicieux, 
bien  portant,  toujours  d'une  humeur  excellente,  Fra 
Bernardino,  qui  vit  en  gaieti',  proscrit  l'exagération, 
l'outrance,  les  méchants  et  tristes  excès  des  grosses 
rigueurs.  Ne  pactisant  pas  plus  pour  la  divine  igno- 
rance que  pour  la  divine  pauvreté-^,  appelant  les  visions 
des  bêtises,  il  sait  que  la  croix  suscite  aussi  des  folies. 
Sa  foi  est  claire,  mesurée,  tempérée.  «  Tempère  le 
luth  »  !  répète-t-il  souvent.  Elle  ne  présente  rien  de 
rogue,  de  hargneux,  de  sévère.  Elle  ne  prétend  pas  à 
l'impossible  et  qu'on  fasse  ce  qu'on  pense  ne  pouvoir 
faire''.  Si  on  a  de  la  peine  à  jeûner,  hé!  qu'on  rompe 
le  jrniie.  Si  on  ne  saurait  aller  pieds  nus,  hé!  qu'on 
s'habille  plus  chaudement.  Scciindiim  tempiis  et  loca  : 
il  faut  distinguer  entre  les  temps  et  les  lieux.  Luî-môme 
ne  se  risquerait  pas  à  marcher  sur  les  eaux  en  dépit  du 
miracle  qu'on  lui  attribue.  «  Ignores-tu  pourtant  que 
saint  Pierre  allait  sur  l'eau  comme  on  va  sur  la  terre? 
Ah!  ouichte,  moi  je  ne  m'y  risquerais  point  ^.  »  Et  sous 

1.  «  Non  viiol  far  col  bastone,  corne  fa  il  maestro  alla  scuola.  Sai 
come  fa  ?  Elli  fa  propio  corne  fa  la  madré  al  fanciullo,  quando  elli  non 
fa  asiio  modo,  clie  elia  gli  dice:  s'io  mi  ci  levo...  Oii  !  s'io  mi  ci  levo!... 
E  minaccia  il  (igliiiolo...  »  (1,  p.  357.) 

2.  «  Cotali  volte,  io  rido  da  me  a  me,  considerando  che  psr  lo  mondo 
si  lassa  Iddio.  »  (III,  p.  474.) 

3.  Ce  qui  le  centriste  dans  le  luxe  de  la  parure,  c'est  aussi  qu'elle 
constitue  un  capital  improductif.  —  Sur  la  culture  de  Fra  Bernardino, 
voir  les  renseignements  que  donne  Mehus,  Vita  Amôrog.  Ca7nald., 
p.  38 'k 

4.  «  Adunque  non  voler  fare  quello  che  tu  puoi  pensare  che  non 
potresti  fare.  »  (II,  ji.  353.) 

3.  «  Non  sai  tu  cne  elli  andô  su  per  l'acqua  come  si  va  in  su  per  la 
terra?  Non  mi  ci  mettarei  gii'i  io.  »  (H,  p.  353.) 


202  LE    QUATTROCENTO 

les  amorces  trompeuses  de  la  vocation  qui  l'attirèrent 
un  jour,  il  a  su  démêler  l'œuvre  du  diable  :  «  Un  jour, 
raconte-t-il,  il  me  vint  la  volonté  de  vouloir  vivre 
comme  un  ange,  non  comme  un  homme.  —  Ah  !  que 
Dieu  vous  bénisse,  écoutez  un  peu  pourvoir!  —  Il  me 
vint  une  idée  de  vouloir  vivre  d'eau  et  d'herbes.  Et  je 
pensai  m'en  aller  dans  un  bois.  Et  je  commençai  à 
me  dire  en  moi-même  :  «  Qu'est-ce  que  tu  feras  dans 
un  bois?  Qu'est-ce  que  tu  mangeras?  »  Je  répondais 
ainsi  en  mon  pour  dedans,  et  je  disais  :  «  Très  bien,  et 
qu'est-ce  que  faisaient  les  saints  Pères?  Je  mangerai 
de  l'herbe  quand  j'aurai  faim,  et  quand  j'aurai  soif 
je  boirai  de  l'eau.  »  Et  c'est  ainsi  que  je  délibérai  de 
faire;  et  pour  vivre  selon  Dieu,  je  délibérai  encore 
d'acheter  une  Bible  pour  lire  et  une  peau  pour  me  la 
mettre  dessus.  Et  j'achetai  la  Bible  etj'allai  pour  acheter 
un  cuir  de  chamelle,  pour  que  l'eau  ne  passât  pas  au 
travers,  pour  que  la  Bible  ne  se  mouillât  point.  Et  avec 
ma  pensée,  j'allais  cherchant  oii  je  pourrais  bien  me 
nicher,  et  je  délibérai  d'aller  voir  jusqu'à  Massa.  Et 
comme  j'étais  par  la  vallée  de  Boccheggiano,  j'allais 
regardant  tantôt  cette  colline,  tantôt  cette  autre,  tantôt 
cette  autre.  Et  je  disais  en  moi-même  :  «Oh!  là,  on 
sera  bien...  Oh!  là,  on  sera  encore  mieux!  »  En  conclu- 
sion, n'allant  pas  jusqu'au  fond  de  la  chose,  je  retournai 
à  Sienne  et  je  délibérai  de  commencer  à  essayer  la  vie 
que  je  voulais  mener.  Et  j'allai  là-bas,  hors  la  porte 
Fallonica,  et  je  commençai  à  cueillir  une  salade  de 
laiterons  et  d'autres  hcrbeltes,  et  je  n'avais  ni  pain,  ni 
sel,  ni  huile.  Pour  celte  première  fois,  je  commençai 
à  la  laver  et  à  la  racler,  et  puis  une  autre  fois  nous  ne 
ferons  (jue  la  racler  sans  la  laver  autrement,  et  quand 
nous  serons  mieux  habitués,  nous  ne  la  raclerons  plus, 
et  à  la  fin  (h's  fins,  nous  la  mangerons  sans  la  cueillir. 
Et  au  nom  de  Jésus,  je  commençai  avec  un  morceau 
de  laiteron,  et,  me  l'étant  mis  on  bouche,  je  com- 
mençai à  le  mâcher.  Mâche,  mâche  que  te  mâche,   il 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  203 

ne  [pouvait  descendre.  Alors,  ne  pouvant  l'avaler,  je 
dis  :  «  Allons,  commençons  à  boire  une  gorgée  d'eau.  » 
Rave!  L'eau  ne  descendait  pas,  et  le  laiteron  me  restait 
dans  la  bouche.  Bref,  je  bus  plusieurs  gorgées  d'eau 
avec  un  morceau  de  laiteron,  et  je  ne  pus  jamais  l'avaler. 
Sais-tu  ce  que  je  veux  dire?  Je  veux  dire  qu'avec  un 
morceau  de  laiteron,  j'ai  repoussé  toute  tentation ^  » 

Ainsi  Fra  Bernardino,  l'an  1427,  sur  la  place  de 
Sienne. 

Lorsqu'il  mourut,  il  semblait  encore  rire,  ridenti 
sîmi/is  dit  un  contemporain,  et  six  ans  après  sa  mort, 
en  1450,  au  Jubilé  de  Rome,  le  pape  Nicolas  V  cano- 
nisa en  grande  pompe  ce  petit  frère  prêcheur,  qu'on 
aimait  si  fort,  qui  «chantait  si  clair»,  qui  riait  si 
bien,  qui  exprima  la  foi  gracieuse  de  son  âge  et  ne 
voulut  pas  se  faire  ermite  pour  des  laiterons  trop  amers. 


IV 


Si  la  laude  est  une  complainte  ou  un  cri,  et  si  le 
prêche  est  une  émotion  ou  une  leçon,  la  sacra  rap- 
presentazione  est  une  fête '.  On  l'appelle  sacra  rappre- 
sentazione,  ou  vangeh,  oupassione,  ou  storia,  ou /esta. 
Et  on  y  va  comme  au  théâtre. 

C'est  à  Florence,  qui  l'a  inventée,  un  dimanche, 
quelque  jour  de  fête  patronale,  quelque  jour  de  gala 
singulier,  après  vêpres  •^. 

1.  II,  p.  351. 

2.  Sur  les  sacre  rappresentazioni,  voir  D'Ancona.  Origini  del  leatro 
italiaiio,  Turin,  1891,  -2  vol.  —  W.  Greizenach,  Geschich/e  des  neueren 
Ih'amas,  Halle,  1893.  —  Colomb  de  Balines,  Bibliografia  délie  cniUche 
rappresentazioni  ilaliane  sacre  e  profane  net  secoli  XV  et  XVI,  Flo- 
rence, 18.j2.  —  Sacre  rappresentazioni  dei  secoli  XIV,  XV  e  XVI,  pub. 
et  ilhist.  par  A.  D'Ancona,  Florence,  1872,  3  vol. 

3.  Selon  toute  vraisemblance,  la  sacra  rappresentazione  est  le 
résultat  de  deux  genres  accouplés,  celui  de  la  laude  dialoguée,  telle  que 
nous  la  trouvons  en  Onibrie,  et  celui  de  la  scène  religieuse,  figurée  et 
mimée,  telle  que  nous  la  trouvons,  dérivant  du  Mystère  latin  du 
moyen  âge,  dans  les  processions  et  les  fêtes  d'église  de  la  Renais- 
sance. Quelqu'un  eut  l'idée  de  mettre  dans  la  bouche  des  person- 
nages muets  les  paroles  des  laudes,   et  un  nouveau  genre  littéraire 


204  LE    QUATTKOCENTO 

La  scène  est  dressée  dans  une  église,  dans  un  cloître,, 
dans  un  réfectoire  de  couvent,  et  quelquefois  en  plein 
air,  sous  le  ciel,  dans  un  champ.  Les  acteurs  sont  de 
jeunes  garçons,  appartenant  à  des  Compagnies  de  doc- 
trine telles  que  celles  de  San-Francesco,  du  Geppo,  du 
Freccione,  qui  ont  été  éduqués  par  le  festa'molo  qui 
leur  a  appris  à  bien  dire,  à  bien  citer,  à  faire  les  gestes, 
à  se  tenir,  qui  leur  montre  et  qui  leur  souffle.  Alors  le 
peuple  qui  est  de  loisir  et  qui  n'a  rien  à  payer,  le 
peuple  qui  a  travaillé  dur  toute  la  semaine  vient  voir  au 
lieu  d'aller  jouer  sur  la  place  ;  c'est  à  voir. 

11  y  a  des  trucs  ou  ingegni.  Brunelleschi  en  personne 
les  fabrique. 

On  y  voit,  «  en  haut,  un  ciel  rempli  de  figures  qui 
bougent  et  une  infinité  de  lumières  se  couvrir  et  se 
découvrir  comme  en  un  éclair'  ».  On  y  voit  le  Christ, 
emporté  de  dessus  une  montagne  «  très  bien  faite,  en 
bois,  par  une  nue  remplie  d'anges '.  »  On  y  voit  «  les 
anges  qui  viennent  pour  l'àme  de  sainte  Cécile  et  qui 
la  portent  au  cieL^  ».  On  y  voit  «  un  temple  plein  de 
colonnes  et,  sur  chaque  colonne,  une  idole  d'or  ou 
d'argent'*  »  et  la  bouche  de  l'enfer,  et  des  coups  de 
foudre  qui  cassent  tout,  et  une  grande  amande  qui 
s'ouvre,  et  des  serpents,  et  des  dragons  qui  marchent. 
Sans  compter  les  chansons,  les  musiques,  les  baïKjuets, 
les  joutes,  les  cortèges,  les  chasses,  les  batailles,  tous 
les  intermèdes.  Dans  Santa  Margherita,    il  yen  a  un 

fut  créé.  Il  a  surtout  Henri  à  Florence  dans  la  seconde  moitié  du 
Quatlrocento.  —  Sur  les  prcniirres  formes  de  la  sacra  rnpixesentti- 
zione,  voir  V.  de  Uartholoinifis,  l)i  un  codice  sane.se  di  sacre  r.ip/nr- 
senluzioni,  Lincei,  Rome,  18'J0,  p.  :illi  ;  (Jna  rappresenlaziune  ineililu 
dell'fipp/irizionc  ad  Eminaus.  Ih  ,  I8'.»"2.  p.  76!)  ;  Di  ulcune  uiUiche 
rnpprexenlnzioni  ilaliane,  Sliidi  di  fil.  romanza,  VI,  ISD.'t,  p.   161. 

1.  «  In  alto  im  cielo  pieno  di  (ij^ure  vive  muoversi,  c  una  inlinità  di 
lunii  quasi  in  un  haleno  sc,o|)rirsi  e  ricoprirsi.»  (Vasahi,  Vilti  di  liru- 
nelleschi,  éd.  Milane.si,  II,  |).  'M").) 

i.  «  Crislo  levato  di  sopra  un  monte,  Itenissimo  fatlo  di  lcf,'nauu',  da 
una  nuvola  piena  d'Angcli.  »  (Vasahi,  ViLa  del  Cecca,  il>.  III,  1117.) 

.'i.  «  Il  cielo  s'aprc  e  gli  Angeli  vengono  per  l'anima,  c  portonla  in 
Cielo.  » 

4.  <  Un  tenipio  pieno  di  colonne,  in  su  o^mi  colunna  un  idolo  o 
d'oro  0  d'arii^culu.  » 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  205 

qui  danse  la  îiwrcscn  avec  les  sonnailles.  Dans  Santa 
Cristina,  «  quelques  jeunes  filles  s'en  vont  chantant  une 
belle  chanson  ».  Dans  Abramo  e  Isac  ,  «  ils  font  un  bal 
on  chantant  une  laude  ».  Dans  San  liossore^  «  on  fait 
le  banquet,  et  on  danse  et  on  chante  et  on  joue  ». 
Dans  Santa  UHva,  c  les  cavaliers  et  jouteurs  font  le 
tournoi  avec  trompettes  et  allégresse  ».  Dans  Eu.stachio, 
il  y  a  «  un  char  triomphal  sur  lequel  monte  Eustachio, 
et  il  est  tiré  par  deux  chevaux,  et  devant  il  y  a  la  mu- 
sique, et  les  trésors  gagnés,  et  les  prisonniers  liés», 
et  dans  Judith,  «  les  Assyriens  font  une  grande  charge 
contre  ceux  de  la  cité  avec  arcs  et  flèches  et  arquebuses, 
et  les  Hébreux  se  défendent  virilement  et,  la  bataille 
finie,  cbacun  retourne  à  son  pavillon',  » 

Il  y  aies  supplices.  On  écartèle,  (m tenaille,  on  roue, 
on  verse  du  plomb  fondu,  on  brûle  les  gens  sur  le 
gril,  onleur  arrache  les  seins,  on  leurarrache  la  langue. 
Le  bourreau  casse  les  dents  à  Sanla  Appollonia,  frappe 
San  Lorenzo  de  balles  plombées,  de  fouets,  de  scorpions, 
enlève  avec  des  fers  la  peau  à  Sanla-Gristina  et  en 
jette  un  morceau  à  la  face  de  son  père.  Santa  Giuliana 
est  conduite  à  une  roue  garnie  de  rasoirs,  Santa  Dorotea 
osl  lacérée  avec  des  crocs  pointus.  San  Ignazio  a  le 
cœur  arraché  de  sa  poitrine.  Le  sang  gicle  ;  les  chevalets 
sont  dressés  ;  les  cordes  sont  graissées  ;  les  charboris 
sont  allumés.  Il  y  a  enfin  les  histoires. 

Ce  ne  sont  pas  des  histoires  de  brossées  et  de  paladins, 
des  histoires  d'OrlandoeUle  Rinaldo,  mais  desaintes  his- 
toires, de  belles  histoires  qui  édifient  et  font  du  bien  et 
qu'on  ne  sauraittropentendre,  comme,  parexemple,  l'his- 
toire â\i/jra/ia?net  ïsaac,  l'histoire  à" Abraham  et  A(jar  et 
V\i\^io\TQ;([G  Joseph,  fils  de  Jacob  ^Vhhlo'iYQ  àaV  Enfant  pro- 
digue ;ovl  bien  les  histoires  de  la  Heine  Esther,  de  Tobie, 
de  San/,  de  Barlaam  et  Josaphat,  du  Roi  superbe,  rem- 
placé quand  il  est  en  guerre  par  un  ange  ;  toutes  les  his- 
toires des  évangiles  ;  celles  de  grands  saints  et  de  grandes 

1.  D'Ancona,  Orir/ini  del  tealro,  I,  oi'6. 


206  LE    QUATTROCENTO 

saintes, très  belles  histoires;  et  les  histoires  de  pauvres  de- 
moiselles cruellementaccusées,  persécutées, martyrisées  ; 
de  Madonaa  Guglielma,  qui  est  calomniée  par  son  beau- 
frère  et  qui,  au  désert,  reçoit  de  la  Vierge  Marie  le  don 
de  guérir;  de  Madonna  Stella,  qui  est  calomniée  par  sa 
belle-mère  et  se  sauve  dans  un  bois  ;  de  Madonna  Uliva, 
qui  possède  des  mains  «  comme  on  n'en  trouve  point ^  », 
et  qui  est  aimée  par  son  pèreTempereur  à  cause  de  ses 
belles  mains,  et  qui  se  coupe  elle-même  ses  deux  mains, 
et  qui  est  rencontrée  dans  une  forêt  parle  roi  de  Bretagne, 
et  qui  est  assaillie  par  un  baron  félon,  et  qui  est  cour- 
tisée par  le  prêtre  au  couvent,  et  qui  est  jetée  à  la  mer 
dans  une  caisse,  et  qui  est  épousée  parle  roi  de  Gastille, 
et  qui  est  condamnée  à  être  brûlée  vive  par  la  méchante 
mère  du  roi,  et  qui  est  derechef  jetée  à  la  mer  dans 
Uiifi  caisse  avec  son  enfant,  et  qui  arrive  au  bord  du 
Tibre  chez  deux  vieilles,  et  qui,  douze  ans  après,  est 
retrouvée  par  le  roi  de  Gastille  venu  en  pèlerinage  à 
Rome. 

De  telles  histoires  sont  communes,  familières,  domes- 
tiques. On  les  a  vues  peintes  dans  les  églises.  On  les  a 
vues  mimées  sur  des  chars.  On  les  a  entendues  chan- 
tées dans  des  laudes.  Seulement  cette  fois  elles  ne  sont 
pas  que  peintes,  que  mimées,  que  chantées  :  elles  sont 
représentées  au  naturel.  11  n'y  a  pas  à  regarder  ou  à 
écouter  :  il  y  a  à  regarder  et  h  écouter  à  la  fois.  Los 
gens  vont,  viennent,  bougent,  se  meuvent,  marchent, 
s'assoient,  font  les  gestes,  portent  d3  vrais  habits,  de 
vraies  armes,  de  vraies  couronnes  ;  ils  voyagent,  prient, 
se  convertissent,  se  battent,  ont  des  cafants;  ils  airaiint, 
détestent,  dorment,  mangent,  boivent;  et  ce  qu'ils  font, 
ils  le  disent  ;  ils  disent  au  fur  et  h  mesure  tout  ce  qu'ils 
font;  ils  disent  tout,  expliquent  tout,  commentent  tout, 
accompagnant  chacun  de  leurs  actes  par  une  parole  ;  ou 

1.  «  E  dolle  belle  se  ne  Irova  assai. 

Ma  non  hunno  le  luan  corne  tu  hai.  » 

(S.  H.,  II,  p.  253.) 


LE  PEUPLE.  SON  SENTIMENT  RELIGIEUX      207 

plutôt  ils  le  chantent  ;  car  les  sacre  rappresentazioni  sont 
écrites  en  octaves  qui  veulent  ôtre  chantées.  Et  rien 
n'est  plus  merveilleusement  beau. 

Tout  d'abord,  de  pareilles  histoires  représentées  au 
naturel,  on  retire  «  un  bon  fruit  ».  On  s'y  éduque,  on  s'y 
édilie  et  on  s'y  rapproprie.  On  est  à  l'église,  et  d'avoir 
assisté  à  une  sao'a  rappresentazione,  c'est  aussi  salu- 
taire, aussi  méritoire  et  aussi  charmant  que  d'avoir 
chanté    une    laude     ou    d'avoir    écouté    un    sermon. 

Les  personnages  qu'on  vous  montre  sont  gracieux, 
honnêtes,  civils,  bien  parlants,  bien  voulants,  remplis 
de  doctrine  et  de  foi,  propres  à  servir  de  modèle  et 
d'exemple.  Santa-Uliva  est  dans  sa  chambre,  parmi 
ses  femmes,  à  répartir  l'ouvrage  et  à  chanter  dévote- 
ment une  jolie  laude,  quand  son  père  vient  la  trouver. 
Santa-Barbara,  enfermée  dans  une  tour  qui  n'a  qi  . 
deux  fenêtres,  y  perce  une  troisième  fenêtre,  tant  elle 
se  révèle  jalousement  observatrice  de  la  Très  Sainte 
Trinité.  Santa-Margherita  païenne,  au  prêtre  qui  lui 
offre  sans  autre  le  baptême,  ne  demande  pas  :  «  Quoi, 
qu'est-ce,  pourquoi?  »  elle  s'écrie:  «  Je  me  consume, 
il  me  semble  qu'il  y  a  mille  ans  à  attendre,  ne  tarde 
plus,  accorde-moi  ce  don  '  ;  »  et  lorsque  les  flammes 
du  martyre  l'enveloppent,  elle  dit  :  «  Maintenant  je 
deviens  de  condition  meilleure,  comme  l'or  qui,  au  feu, 
se  montre  plus  parfait-  »,  ce  qui  est  très  joli.  Si  Dieu 
ordonne  à  Abraham  de  sacrifier  son  fils,  Abraham 
saute  immédiatement  de  son  lit  sans  ratiociner  davan- 
tage ;  et  quand  l'Ange  montre  aux  bergers  de  Judée 
l'étoile  de  Bethléem,  les  bergers  prennent  à  peine  le 
temps  de  manger  un  morceau  au  préalable,  histoire 
de  se  garnir  l'estomac;    ils    partent    incontinent;    ils 

1.  «  lo  me  ne  struggo,  e  parmi  già  mille  anni, 
Non  ditferir,  concedimi  tal  dono.  » 

(S.  R.,II,  p.  125.) 

2.  «  Divento  or  di  miglior  condizïone 

Si  come  l'oro  al  fuoco  è  più  perfetto.  » 

(S.  R.,  II,  p.  137.) 


^08  LE    QUATTROCENTO 

emportent  de  beaux  présents  pour  le  petit  Jésus,  qui 
six  pommes,  qui  trois  fromages  ;  et  Joseph  leur  dit  : 
«  Je  vous  remercie  autant  que  je  peux  d'avoir  apporté 
autant  de  fromages  ;  mais  il  eut  suffi  d'en  apporter 
deux  seulement  ;  l'autre  vous  l'eussiez  gardé  pour 
vous'.  »  Voilà  comment  on  parle,  comment  on  agit, 
quand  on  a  de  la  religion  et  de  l'usage. 

Les  uns  et  les  autres  chantent  des  laudes;  les  uns 
et  les  autres  entonnent  des  Te  Detmi;  les  prêtres  en 
surplis  administrent  le  Saint-Sacrement  ;  les  prédica- 
teurs, qui  s'appellent  Jésus,  Timothée,  Origène, 
montent  en  chaire  et  prononcent  des  sermons  aussi 
véritables,  aussi  profitables  que  ceux  entendus  sur  la 
place  ;  des  cantiques  s'envolent,  des  prières  s'élancent, 
des  fumées  d'ostensoir  s'élèvent.  On  croirait  assister 
aux  saints  offices;  on  y  assiste. 

En  même  temps  on  s'y  instruit;  car  les  choses  vous 
sont  expliquées.  Gomment,  par  exemple,  admettre  la 
Trinité  une  et  triple  tout  à  la  fois  ?  Saint  Sylvestre  le 
démontre  en  faisant  trois  plis  à  son  manteau  2.  Ou 
Ijien,  pourquoi  est-ce  que  Dieu  a  ressuscité  Jésus  le 
troisième  jour  et  non  déjà  le  second  jour?  Parce  que, 
dévoile  San  Rossore,  si  Dieu  avait  ressuscité  Jésus  le 
deuxième  jour,  les  Juifs  n'auraient  pas  cru  au  miracle 
et  auraient  dit  que  Jésus  n'était  qu'endormi.  A  ceux 
qui  sont  délicats,  fréquentent  dans  les  livres  et  récusent 
les  écritures  des  très  grands  prophètes,  le  prêtre  de 
Santa-Apollonia,  aussi  docte  que  Messer  Marsile,  cite, 
en  faveur  du  Christ,  Orphée,  Hésiode,  Antisthènes, 
Chrysippe,  Zenon,  Anaximène,  Arleante,  Cicéron, 
Arislote,   Platon,    Pythagore.  «   En   Dieu  règne  bonté 

1.  «  lo  vi  ringrazio  quanto  posso  piue 
Di  lanto  cacio  ch'avete  arrecato  : 
Hastuva  80I0  arrecarcene  due, 
L'altro  per  voi  avessi  riscrbato.  » 

(S.  II.,  I,  p.  liin.) 

2.  «  Che  tre  personne  sic  un  Dio  solo  c  dcgno 
Trc  picghe  in  un  sol  panno  ne  dan  uegno.  » 


1 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  209 

sans  aucun  vice,  selon  le  témoignage  de  Platon^  »,  dit 
Santa-Barbara.  «  Déjà  ces  choses,  dit  Santa-Marghe- 
rita,  Socrate  les  avait  entendues,  et  Platon,  et  Aristote 
d'esprit  élevé'.  »  Il  sied  d'être  juste,  doux,  miséricord, 
de  faire  l'aumône,  d'assister  les  malades,  de  visiter 
les  prisonniers  ;  ces  vertus  trouvent  leur  récompense, 
comme  on  peut  le  voir  de  ce  que  l'ange  disait  à  Tobie. 
Il  lui  dit: 

Quand  tu  priais  Dieu  avec  des  larmes, 

Je  portais  tes  larmes  devant  la  face  de  Dieu  : 

Tant  daumônes  que  tu  as  données  pour  rameur  de  Dieu, 

Que  tu  as  données  d'une  affection  pure, 

Les  malades,  les  prisonniers  que  tu  as  visités, 

Les  morts  que  tu  as  ensevelis  avec  amour, 

Voilà  les  raisons  pour  lesquelles  je  suis  venu 

T'aider  toi  et  ton  enfant-^. 

On  recueille  de  tendres  paroles,  de  pieux  enseigne- 
ments, de  fortes  et  héroïques  résolutions. 

«  Crois-tu  vraiment  en  un  seul  Dieu,  seul  et  trois, 
comme  tu  l'as  dit? —  Je  crois.  —  Et  en  Jésus-Christ, 
vrai  Fils  du  Père  éternel  et  de  Marie?  —  Je  crois.  — 
Qui  fut  conçu  d'elle  et  naquit  d'elle  sans  douleur  et 
par  vertu  divine?  —  Je  crois.  —  Qui  fut  crucifié,  qui 
est  mort,  qui  est  ressuscité?  —  Tout  mon  cœur  croit 
et  se  fortifie  dans  la  foi^.  » 

1.  «  In  Dio  re^na  bontà  senza  alcun  vizio, 
Seconde  il  testitnonio  di  Platone.  » 

(S.  R.,  H,  p.  79.) 

2.  «  Già  intesse  çjuesto  Socrate  e  Platone 
E  Aristotile  d'ingegno  elevato.  » 

(S.  R.,  II,  p.  131.) 

3.  «  Quando  al  Signore  con  lagrime  oravi, 
lo  le  portavo  innanzi  al  siio  cospetto  : 
Le  limosine  tante  che  tu  davl 

Per  amor  del  Signer  con  puro  atfetto, 
Gli  infermi  e  jncarcerati  visitavi 
E  sepellivi  e  morti  con  diletto, 
Sono  stato  cagion  ch'io  son  venuto 
A  dare  a  te  e  al  tuo  figliuol  aiuto.  » 

(S.  R.,  I,  p.  127.) 

4.  «  Gredi  tu  veramente  in  un  Dio  solo 

E  tre  persone  corne  hai  detto  ?  —  Credo. 

II.  14 


210  LE    QUATTROCENTO 

Au  pied  de  la  croix,   devant  le  Fils  mort,  Marie  se 
désole  : 

O  mon  doux  fils  qui  t'a  tué  ? 
Chère  espérance,  ô  mon  Père,  ô  mon  Dieu, 
Asile  et  port  de  mes  justes  pensées, 
Douce  espérance,  amour  sur  tout  amour, 
Au  moins  si  je  t'avais  porté  quelque  confort  ! 
A  son  père,  ils  ont  bien  laissé  Isaac^ 

Dans  la  Disputa^  Marie  exhorte  ses  fils  bien-aimcs  : 

Fils  bien-aimés  qui  croyez  sur  la  terre 
Trouver  mon  fils,  le  Dieu  compatissant, 
Ne  restez  point  en  cette  rude  terre. 
Car  Jésus  n'est  point  avec  le  méchant. 
Qui  l'y  veut  voir  bien  lourdement  se  trompe. 
Et  comme  un  fou  il  meurt  dans  le  désir. 
Qui  le  veut  aille  au  temple,  entre  dedans. 
Car  votre  vie  est  comme  feuille  au  vent  2. 

Marie-Madeleine  convertie  pleure  toutes  les  larmes 
de  ses  yeux  : 

Faites  mes  yeux  de  larmes  une  rivière 
Pour  pleurer  qui  j'ai  si  fort  offensé. 
Sans  prendre  garde  à  la  claire  lumière, 
Pleurez  le  temps  que  j'ai  mal  dépensé, 


Et  in  Cristo  Jesù,  vero  figliuolo 

Del  Padre  eterno  e  di  Maria  ?  —  Credo. 


(S.  R.,  Il,  p.  83.) 


«  0  doice  figliuol  mio,  chi  mi  t'h«  morto  ? 
Gnitn  speranza,  o  mio  padre  e  Signore, 
De'  niia  giusti  pensicr  salute  e  porto, 
iJolce  speranza,  .sopra  ogni  aitro  amorc. 
Almen  t'avesse  io  dato  alcun  conl'orto... 


(S.  R.,  I,  p.  325.) 


a  Figliuo' diletti  !  Clie  cerrate  in  terra, 
Trovar  il  ligliol  mio,  pieloso  Iddio, 
Non  vi  fcniiate  in  qut-sta  rozza  terra 
(îhé  Jesù  non  istà  col  mundo  rio. 


LE    PEUPLE.    SON    SENTLME.NT    RELIGIEUX  2H 

Pleurez  tous  les  plaisirs,  les  vilaines  manières, 

Pleurez  le  bien  que  j'ai  mal  entendu, 

0  doux  Jésus,  ô  Jésus,  ô  pitié. 

Pour  l'âme  à  qui  plus  repos  ne  se  trouv  e . 

Ces  douces  choses,  ces  claires  choses,  que  les  anges, 
les  saints,  les  rois  descendus  du  paradis,  viennent 
dire,  chassent  du  co!ur  l'obstination  mauvaise;,  fondent 
le  cœur,  l'enveloppent  d'un  baume  de  tendresse.  De 
candides  émotions  envahissent  l'âme;  de  ravissantes 
larmes  montent  aux  yeux  ;  un  flot  de  pureté  couvre  et 
noie  les  habitudes  vulgaires,  les  expressions  ignobles, 
les  goûts  grossiers  et  sarcasliques.  On  pleure,  et  quand 
on  a  assez  pleuré,  on  rit,  car  dan  ;  les  sacre  rappresen- 
tazioni,  il  y  a  aufvsi  de  quoi  rire. 

11  n'y  a  pas  que  les  saintes  figures  d'anges, 
d'archanges,  de  patriarches,  de  vierges,  de  martyrs, 
de  dames,  de  demoiselles,  il  y  a  les  autres,  et,  à  côté 
du  ciel,  la  terre  se  montre.  Il  y  a  les  marchands  lourds 
d'écus  et  gros  d'importance,  les  évoques  fourbes  et 
simoniaques,  les  soldats  à  la  bouche  remplie  de  gou- 
lots et  de  jurons,  les  bourreaux  aux  manches  joyeuse- 
ment relevées,  les  détrousseurs  de  grands  chemins, 
les  postiers  et  coureurs,  les  taverniers,  les  astrologues, 
les  juges,  les  médecins,  les  notaires,  la  canaille,  la 
racaille,  la  fripouille  et  les  moines. 

Les  moines  sont,  à  la  vérité, des  hypocrites,  des  pail- 
lards et  des  gloutons;  si  on  peadait  tous   les  voleurs, 

Chi  vel  crede  trovar,  fortemente  erra 
E  conie  stolto  morrà  nel  disio. 
Al  tempio,  chi  lo  vuol,  venghi  oggi  drento. 
Ghè  il  viver  vostro  è  corne  foglia  al  vento. 

(S.  R.,  l,p.  240.) 
1.  «  Occhi  niia  fate  di  lacrime  un  fiuuic 

Per  pianger  quello  ch'io  iio  tanlo  oH'eso, 
Non  risguardando  il  vero  e  chiaro  lume  : 
Piangete  il  tempo  ch'io  ho  uiale  speso, 
Piangete  ogni  piacere  e  van  costume, 
Piangete  il  bene  ch'io  ho  mal  inleso  : 
0  dolce  Jesù  mio,  pietà  ti  muova 
Deiralma  che  nïun  riposo  trova.  » 

(S.  R.,  1,  p.  278  ) 


2i2  LE    QUATTROCENTO 

il  n'y  aurait  plus  de  moines  ;  et  ce  qu'ils  savent  le 
mieux  trouver,  c'est  le  fond  d'une  écuelle^  Les  gueux, 
béquillards  et  claquedents,  geignent,  pleurent,  disent 
des  litanies,  tendent  la  main,  et  la  monnaie  jetée  par 
le  passant,  se  ruent  sur  la  monnaie  et  chantent  en 
chœur  la  divine  paresse.  Les  garnements  de  la  rue  ou 
de  la  campagne  s'accroupissent  par  terre,  blasphèment, 
insultent  et  jouent  aux  cartes.  Les  médecins  sont  appe- 
lés au  chevet  de  Lazare  ;  ils  arrivent  les  doigts  chargés 
de  bagues,  parlent  en  bus  et  en  basse,  ne  voient  rien  à 
la  maladie  de  leur  client  et  l'envoient  m  extremis  le 
plus  gaillardement  du  monde.  Les  nourrices  compa- 
raissent devant  Hérode  :  «  —  Gomment  s'appelle  ce 
poupon  ?  —  Il  s'appelle  Abraham.  —  Le  mien  Petit 
Samuel.  —  Oh  !  Monusmelia,  le  vôtre  est  si  rogneux,  ne 
l'approchez  pas  de  ces  poupons.  —  C'est  un  peu  de 
croûte  de  lait.  —  Oui,  de  la  croûte  de  lait,  de  la  lèpre! 
Regarde  le  mien  s'il  est  candide,  et  blanc,  et  rose,  et 
blond,  et  il  vaut  cent  florins!  —  Bien  qu'il  soit  beau, 
il  me  semble  un  vilain  petit  rat,  et  il  a  le  visage  fait 
comme  un  singe-.  »  Dans  le  temple  de  Jérusalem,  avant 
que  Jésus  monte  prêcher,  deux  commères  se  disputent 
une  place  :  «  Monna  Francesca,  ça  c'est  ma  place,  vous  me 
l'accaparez  trop  souvent!  —  Regardez  la  menteuse!  Xwv 
a-t-elle  un  caquet!  Reste  tranquille.  Tu  sais  bien  que 
ce  n'est  pas  la  place.  On  dirait  vraiment  qu'elle  l'a 
achetée,  celte  place.  Chaque  matin,  c'est  à  recommen- 
cer ce  commerce.  Allez,   allez  à  vos  affaires.  Que  le 

1.  «  Ognun  ritrova  alla  scodella  il  fondo.  » 

(S.  R.,  p.  426.) 

2.  «  —  Conie  ha  nome  queslo  bambolino? 

—  Ha  nome  Abrom.  —  E'i  mio  Samuellino. 

—  O  Monusmelia,  el  vostro  é  si  rofjnosol 
Non  l'accoslalc  a  qucsti  banibolini. 

—  Etfli  è  un  po'  rli  lattime.  —  Anzi  6  lebbroso. 
E  debbe  essor  fornilo  a'  peilcf^rini. 
Giiarda  se'l  mio  6  candlcJo  e  biaiicosol 
E  biancoe  i)i<indo,  e  val  tcnlo  fiorini. 

—  Heiichè  d^li  è  bcllo,  é  pare  un  Ifipaccino 
Ed  ha  un  viso  conie  un  bcrtuccino.  » 

(S.  R.,  I,  p.  201.) 


LE   PEUPLE.    —    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  213 

prédicateur  ne  vous  trouve  pas  par  ici  ^  »  Ailleurs, 
deux  voisines  se  prennent  de  dispute  pour  une  poule  : 
«  C'est  pourtant  un  peu  fort  que  je  ne  puisse  jamais 
goûter  un  œuf  de  ma  poule  et  que  cette  voisine  me 
les  vole  toujours  !  Elle  est  tellement  habituée  à  voler 
qu'elle  mérite  d'être  appelée  la  reine  des  voleurs  !  — 
Vous  dites  des  mensonges,  MonnaMinoccia,  parce  qu'elle 
ne  fait  point  d'œufs,  votre  poule.  Ne  voyez-vous  pas 
qu'elle  couve  toujours  et  qu'elle  est  devenue  poule 
couveuse?  Si  vous  n'avez  rien  à  faire,  occupez-vous  à 
décrasser  votre  figure!  —  Oui,  oui,  on  sait  de  quels 
vieux  péchés  tu  es  remplie.  Ne  te  rappelles-tu  pas, 
quand  je  peignais  le  lin,  que  tu  m'en  as  volé  quatre  ou 
cinq  quenouillées!  —  Tu  dois  avoir  trop  hu-.  »  Au 
coin  de  la  rue,  se  dresse  l'osteria,  avec  son  enseigne, 
son  bruit  de  vaisselles,  le  fumet  odorant  de  ses  sauces; 
l'hôtesse  y  trône  ;  le  garçon  répond  au  sobriquet  de 
Dormi,  tu  dors  ;  et  l'hôte,  le  bonnet  à  la  main,  s'empresse 
devant  l'Enfant  prodigue  et  ses  compagnons  :  «  J'ai  à 
vous  donner  bouilli,  chapons  engraissés,  fastueux  et  par- 
faits ;  puis  du  saucisson  avec  du   veau  ;  tourtes  con- 

1.  «  —  Mona  Francesca,  cotesto  è  il  mio  lato  ; 
Voi  pur  me  lo  togliete  spesso  spesso. 

—  Guarda,  bugianla;  tanto  avestù  fiato  1 
Sta'  cheta,  tu  sai  ben  che  non  è  desso. 
Par  proprio  che  tu  l'abbi  comperato  ; 
Ogni  niattina  c'è  che  far  con  esso, 
Tirate  via  pel  vostro  migliore, 

Che  non  vi  truovi  qui  il  predicatore.  » 

(S.  R.,  I,  p.  272.) 

2.  «  —  L'è  pur  gran  cosa  délia  mia  gallina 
Non  possi  mai  im  uovo  sol  gustare, 

Chè  me  la  ruba  questa  mia  vicina  ! 
Ella  si  è  tanto  avezzata  a  rubare 
Che  mérita  de'  iadri  esser  regina!... 

—  Voi  dite  la  bugia,  monna  Minoccia, 
Perché  la  non  fa  uova  ;  non  vedete 
Checova  sempre  e  diventata  è  chioccia  !... 

—  So  che  sei  piena  de'  tuoi  vizi  vecchi, 
Sai  ben  che  quando  pettinavo  il  lino 
Me  ne  rubasti  cinque  o  sei  peniiecchi. 

—  Tu  debb'aver  beuto  troppo  vino.  » 

(S.  R.,  II,  p.  340.) 


214  .  LE    QUATTROCENTO 

ditionnëes  ;  et  bons  ragoûts  ;  poulets  rôtis  pour  tout  vous 
dire;  plats  qui,  au  goût,  sont  nets  et  fins;  pigeons 
et  grives;  et  tourterelles;  et  faisans;  vin  âpre;  vin 
tondo;  plusieurs  trebhiani^.  »  Au  moment  de  régler  les 
comptes,  le  ton  change  :  «  —  Allons,  les  mains  aux 
poches,  allons,  vite,  baillez  là.  J'ai  pas  de  temps  à 
perdre.  Regardez  s'ils  paraissent  fatigués  du  chemin  !  Ils 
ne  peuvent  plus  trouver  leurs  bourses.  —  Tiens,  voici 
trois  carlins!  —  Il  y  en  a  trop  qui  manquent.  —  Hé 
bien,  si  tu  ne  les  veux  pas,  laisse-les,  —  Il  n'y  a  pas 
besoin  de  se  lever  de  chaise!...  »  L'hôtesse  intervient 
en  faveur  des  chalands  :  «  —  Voyons,  laisse-les  aller, 
fais-leur  plaisir.  —  Je  crois  bien  t'avoir  dit  mille 
fois  de  te  tenir  tranquille,  malheureuse  folache!  —  Et 
moi,  je  veux  parler  et  parler  à  ton  bonnet,  eussè-je  la 
langue  coupée.  —  Prends  garde  que  je  ne  te  prenne  par 
le  toupet  et  ne  te  fasse  parler  plus  doucement.  —  Oui, 
essaie  un  peu.  —  Voilà  qui  est  essayé!  —  Va-t-en, 
làche-moi,  b...  de  misérable^.  »  A  la  campagne,  autour 
d'un  pot  de  vin,  deux  /a^/on,  deux  métayers  raisonnent 

1.  «  Per  dirvi  el  vero,  io  ho  per  darvi  :  lesso, 
Capponi  ispanti,  istiati  e  perfetti; 

E  salsicciuol  con  la  vitella  appresso, 
Con  torte  vantaggiate  e  buon  gua/zetti; 
Pollastri  arrosto,  a  dichiararvi  espresso, 
Cibi  che  al  guslo  sian  puliti  e  netti  : 
Pippioni  e  tordi  e  tortole  e  fagiani, 
Via  tondi  e  bruschi.  e  divers!  trebbiani.  > 

iS.  R.,  1,  p.  369.) 

2.  «  Chi  di  vol  paga?  orsù.  le  mani  ai  fianchi  ; 
Presto,  su,  date  qiia:  ho  altro  a  fare. 

Vedi  se  pajon  del  cnmmino  stanchi, 
Che  non  posson  le  borse  ritrovare  1 

—  Eccoti  trc  carlin.  —  Troppo  mi  manchi. 

—  E  se  tu  non  gli  vuoi,  lasciali  stare. 

—  Non  bisogna  levarsi  da  sedere. 

—  Orsù  lasciagli  andar,  fa'  lor  piacere. 

—  Credo  di  averti  mille  volte  detto 
Che  tu  sia  cheta,  pazza  sciagurata. 

—  Io  vo'  dire,  e  vo'  dire  a  tiio  dispetto 
Se  benc  avcssi  la  lingua  tagiiata. 

—  Guarda  ch'io  non  li  pigli  pel  ciufelto 
E  ti  Tacci  parlar  piii  moderata. 

—  Ombè,  provali  un  p<»'  1  —  Decco  provato. 

—  Orsù  lasciatni  star,  brutto  sciaurato.  » 

(S.  H  ,111,  p.  257.) 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  215 

de  leurs  patrons,  des  exigences  de  leurs  patrons,  des 
tours  à  jouer  à  leurs  patrons; 

—  Randello,  j'ai  un  patron  maudit 
Qui  mieux  que  vin  la  futaille  mesure  ! 

—  Au  diable,  as-tu  vraiment  si  peu  d'esprit 
Que  de  trouver  une  excuse  te  dure  ! 
Dis-lui  :  Cet  an,  le  grain  est  tout  petit  : 
Voyez  plutôt  comme  Técorce  est  dure  ! 
D'une  chanson,  il  te  faut  le  payer. 

Dis-lui  :  j'ai  faim,  je  voudrais  bien  dîner'. 

Sur  le  champ  fauché,  le  blé  coupé  a  pris  feu.  Il 
brûle.  Les  massaie,  les  ménagères,  accourues,  s'ar- 
rachent les  cheveux: 

Mallieur  à  moi!  Adieu  le  tablier, 

La  jupe  neuve  et  les  petits  souliers! 

Tout  brûle,  épis,  outils,  grange,  aire  et  ferme. 

—  Oui,  va,  laboure,  au  sarcloir,  au  râteau  ! 

Rt  de  deux  ans,  il  faut  payer  le  terme  ? 

Et  pour  Nanni,  comment  payer  l'impôt  2? 

Tous  ceux  qu'on  voit,  qu'on  pratique,  qu'on  connaît, 
qui  remplissent  la  rue  ou  la  campagne,  qui  habitent  le 
palais  ou  l'échoppe,  qui  fréquentent  le  cabaret  ou 
l'église,  se  dressent  les  uns  après  les  autres.  Ils  gardent 
leurs  jurons,  leurs  chansons  et  leurs  façons;   ils  font 

1.  «  Randello,  io  ho  un  oste  maledetto 
Che  non  clie  il  vin,  le  bi;^onc«  misura... 

—  0  diavolo,  hai  tu  si  poco  intelietto 
Che  a  trovar  una  scusa  al)bi  paura  ? 

Digli  :  in  quest'  anno  il  granello  è  ristretto: 
Vedete  corn'  egli  ha  la  buccia  dura; 
E  perché  un  conto  in  paganiento  prenda 
Digli  :  io  ho  famé,  io  vo'ire  a  merenda.  /> 

(S.  Il,  II,  p.  398.) 

2,  «  —  0  tapinata  a  me  !  Ecco  il  grembiale 
E  le  scarpette  e  la  gonnella  nuova! 

Egli  arde  i'aja  e  le  biche  et  le  pale!... 

—  Or  va  e  zappa  e  logora  el  sarchiello! 
E  di  dua  anni  il  fitto  s'ha  pagare  ! 

Et  corne  pagherà  Nanni  el  balzello?  » 
(S.  U.,  I,  p.  83.) 


216  LE    QUATTROCENTO 

comme  on  a  l'habitude  de  faire;  ils  portent  les  robes, 
les  chausses,  les  casques,  les  couronnes,  les  costumes 
mi-partie  que  porte  le  monde;  ils  tirent  de  l'arc,  de 
l'arquebuse  et  des  bombardes;  ils  sont  gourmands  de 
vernaccia  ou  de  malvoisie;  ils  usent  la  monnaie  cou- 
rante de  ducats,  de  florins,  de  holognini  et  de  carlini ; 
ils  savent  ce  qu'est  le  Bargello,  comment  on  joue  au 
tarot,  011  sont  les  fameuses  auberges  du  Buco  et  du 
Panico.  Pharaon  cite  Mercure,  Mars,  Jupiter;  les  astro- 
logues de  Santa-Barbara  connaissent  les  tables  du  roi 
Alphonse  ;  Nabuchodonosor  fait  venir  à  lui  Donatello 
qui  est  après  la  chaire  de  Prato  et  lui  commande  sa 
statue  en  or.  Dans  Panl^  on  voit  le  Podestat  et  un  che- 
valier de  l'Eperon  d'or.  Dans  Sant- Antonio,  il  est  parlé 
du  monastère  des  Murate,  du  barbier  Ricci,  du  frère 
du  libraire  Vespasiano.  Dans  Santa-Cecilia.  les  gar- 
çons empêchent  l'épouse  de  passer  en  lui  faisant  un 
serraglio. 

Aussi  bien  le  peuple  adore  les  sacre  rappresentazioni. 
Il  ne  sait  pas  qui  lésa  écrites,  comme  il  ne  sait  pas  qui 
a  écrit  les  laudes  qu'il  chante.  Ceux-là  mêmes  qui  les  ont 
élaborées,  —  bourgeois  pieux,  femmes  dévotes,  poètes 
d'occasion,  amateurs,  canterini  ou  inconnus,  —  Feo  Bel- 
cari  et  Castellano  Castellani,  Bernardo  Pulci  et  Anto- 
nia  Pulci,  le  héraut  Antonio  et  le  patricien  Tommaso 
Benci,  Laurent  de  Pier  Francesco,  qui  est  unMédicis,  et 
Laurent  de  Médicis  lui-même,  n'y  attribuent  pas  d'autre 
importance,  allant  jusqu'à  s'emprunter  des  scènes 
entières,  demeurant  fidèles  à  l'anonymat  du  genre  et  ne 
cherchant  point  à  le  marquer  d'aucune  personnalité 
artisti(jue.  H  ne  s'agit  |)oint,  pour  eux,  de  faire  œuvre 
d'art,  il  s'agit  de  faire  œuvre  pie;  et  pour  le  peuple, 
il  ne  s'agit  point  de  venir  applaudir  un  (aient,  il  s'agit 
de  venir  recueillir  c  un  bon  fruit».  Et  le  peuple  y 
recueille  un  bon  fruit. 

Dès  qu'une  sami  rappresentazione  est  annoncef' 
quelque  part,  il  s'y  rend  avec  exactitude  et  en  foule,  de 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX  217 

longues  heures  d'avance,  et,  en  attendant  le  début  du 
spectacle,  avant  que  l'Ange  soit  venu  expliquer  en 
quelques  paroles  faciles  et  compréhensibles  l'argument 
et  la  morale  de  l'argument,  il  passe  le  temps  comme 
il  peul,  à  rire,  à  causer,  à  se  jeter  des  pommes,  à  se 
^  monter  sur  les  épaules  par  plaisanterie.  Mais,  dès  que 
l'Ange  apparaît,  religieusement  il  se  tait. 

Il  s'intéresse  à  l'ingéniosité  des  machineries.  Il  frémit 
d'hoireur  à  l'épouvante  terrible  des  supplices.  Il  se 
récrée  aux  jolis  intermèdes,  où  il  y  a  des  Nymphes,  des 
sirènes,  des  danseurs,  des  chanteurs  et  Cupidon.  Il  se 
réjouit  aux  belles  images  vivantes,  aussi  pures,  aussi 
délicatement  colorées,  que  les  Nativités,  les  Annoncia- 
tions,  les  Adorations  qu'on  voit  peintes  dans  les  églises. 
Il  se  remplit  les  yeux,  les  oreilles,  la  mémoire,  l'esprit, 
le  cœur,  de  nobles  leçons,  de  pures  formes,  de  tendres 
exemples,  de  souvenirs  de  piété,  de  bonté,  de  ferveur 
consolante.  Tout  à  la  fois  au  théâtre  et  à  l'église,  il 
s'édifie  et  se  divertit  du  même  coup;  il  prend  un  plaisir 
en  accomplissant  un  exercice  pieux  ;  il  se  délecte  en 
travaillant  à  son  salut. 

De  telle  sorte  qu'à  Florence,  qui  inventa  le  genre  de 
ce  spectacle  dévot  et  de  ce  divertissement  sacré  et  qui 
lui  donna  son  développement  le  plus  magnifique ^  il 
n'y  avait  presque  pas  de  fête  solennelle  sans  l'apport 
obligé  d'une  rappresentazione  sacra. 


C'est  ainsi  que  la  foi  du  peuple,  qui  s'exhale  en 
laudes  de  pureté,  qui,  à  l'église,  se  complaît  aux  beaux 
spectacles,  qui,  sur  la  place,  éclate  en  sanglots  devant 
la  prédication  du  frère,  inspire,  en  dehors  du  grec  et 
du  latin,  toute  une  littérature  de  tendresse. 

1.  Sur  les  rappresenlazionisacreGTxàéhov?,  de  Florence,  voir  D'Ancona, 
Origini,  1,  277;  de  Bartholommiins,  Studi  di  fil.  romanza,  VI,  1893, 
p.  293;  Torraca,  Studi  di  storia  letteraria  napoletana,  Livourne,  1884, 
p.  24. 


218  LE    QUATTROCENTO 

Sans  doute  qu'à  examiner  ses  humbles  produits,  on 
s'aperçoit  que  cette  foi  s'est  adoucie  et  éclaircie.  Elle 
s'est  départie  de  la  flamme  sombre  et  du  zèle  farouche 
d'autrefois.  Elle  n'est  plus  l'arbre  noueux  et  rugueux 
qui  incrustait  dans  les  entrailles  du  sol  ses  racines 
puissantes  et  profondes.  Elle  est  devenue  une  floraison 
lumineuse  et  souple,  chargée  de  rosée  et  de  corolles, 
éclose  au  soleil  indulgent  du  bon  Dieu. 

Mais  cette  floraison  est  aussi  vivace  que  charmante. 
Elle  répand  sa  grâce  et  son  parfum  sur  toute  la  vie  du 
pauvre  peuple.  Et  elle  va  s'épanouir  pleinement  dans 
la  langue  des  images  et  des  formes,  qui  est  la  mani- 
festation suprême,  la  manifestation  la  plus  spontanée 
et  la  plus  pure,  de  l'esprit  populaire  italien. 


CHAPITRE  III 

LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE 


1.  Tempérament  artiste  du  peuple  italien.  —  Développement  de  ses 
facultés  visuelles.  —  11  pense  par  imafjes.  —  Son  langage  naturel  est 
l'allégorie.  —  Le  luxe,  la  loi  et  les   fêles  sont  des  plaisirs  des  yeux. 

—  La  vie  pittoresque.  —  Attention  du  peuple  pour  les  formes  colorées. 

—  Ses  qualités  picturales.—  Son  souci  de  la  beauté. —Ses  véritables 
interprètes  sont  les  maitres-imagiers. 

il.  Les  artisans  quattrocentistes.  —  Leur  condition  populaire.  —  Leur 
origine.  —  Leur  éducation  empirique.  —  Leurs  Besognes  et  leurs 
préoccupations  techniques.  —  Leur  paie.  —  Leurs  prétentions  à  être 
bien  nourris.  —  Leur  fantaisie  et  insouciance  des  réalités  de  la  vie.— 
Leur  vie  à  laboutique.  —  Leur  belle  humeur.  —  Leur  pauvreté. 

m.  L'œuvre  des  artisans  quattrocentistes.—  La  langue  decette  œuvre 
est  le  vulgaire.  —  Gomment  elle  s'inspire  de  l'antiquité.  —  Comment 
elle  copie  la  nature.  —  Son  réalisme  et  ses  histoires.  —  Sujet  et 
style  de  ces  histoires.  —  Leurs  épisodes,  leurs  anecdotes  et  leurs 
iacéties.  —  Leur  dévotion.  —  Leur  souche  populaire  et  leur  corré- 
lation avec  la  littérature  populaire.  —  L'art,  témoignage  du  peuple. 

—  L'art,  propriété    du  peuple.  —  Intérêt  passionné  du  peuple  pour 
les   arts  ou  dessin.  —  Le  peuple,  client  des  artisans. 


I 


Car  le  peuple  est  artiste,  si  Ton  attribue  a  ce  mot 
artiste  l'acception  un  peu  spéciale,  qui  prosuppose  le 
sens  et  le  goût  des  formes  colore'es  et  l'intelligence  du 
monde  extérieur. 

Pour  qu'il  comprenne,  il  faut,  il  a  toujours  fallu, 
qu'il  voie.  Chez  lui,  ce  qui  vit,  ce  sont  les  yeux,  et  ce 
sont  ses  yeux  qu'il  s'agit  d'atteindre,  pour  atteindre 
son  esprit,  tellement  que  les  Républiques  et  l'Eglise  lui 
parlent  autant  par  tableaux  que  par  ordonnances,  ency- 
cliques ou  sermons'.  Il  ne  pense  point  par   idées,   il 

1.  Bologne  peint  contre  les  murs  de  son  hôtel  de  ville  les  supplices 
qu'elle  intlige.  En  1288,  Florence  ordonne  que  le  podestat  fasse  peindre 
le  failli  contre  le  mur  do  sou  palais  dans  le  mois  qui  suit  sa  condam- 
nation. il<i  (jiiod  videri  jjossi/  pulam  et  juibbllcf.  Vu  l't78,  après  la  con- 
juration des  Pazzi,  on  ne  se  coulentc  pas  de  pendre  les  traîtres,  on  les 


220  LE    QUATTROCENTO 

pense  par  images,  ou,  du  moins,  il  ne  pense  pas,  il 
imagine.  Pour  lui,  l'idée  nue,  sèche,  abstraite,  rc^duite 
à  la  pauvreté  de  signes  et  de  formules,  ne  veut  rien 
dire,  reste  muette,  tant  qu'elle  n'a  pas  été  traduite  et 
réalisée  en  quelque  œuvre  de  beauté.  Sa  langue  natu- 
relle n'est  point,  comme  ailleurs,  le  symbole  qui  découvre 
sous  l'enveloppe  matérielle  le  contenu  idéal,  mais  l'allé- 
gorie qui  habille  d'une  forme  concrète  l'abstraction. 
La  mort  lui  représente  un  crâne,  un  squelette,  le 
cadavre  fétide  et  marbré,  qui  pourrit  dans  le  cercueil. 
Dieu  le  père  est  un  noble  vieillard  à  barbe  blanche. 
L'Esprit-Saint  est  une  colombe. 

Son  âme  plastique  a  besoin  de  matérialiser  tout  ce 
qui  l'effleure,  et  se  répand  comme  elle  se  satisfait,  au 
dehors.  Le  luxe  est  un  luxe  d'apparat  :  celui  de  l'habit, 
de  l'équipage,  de  la  façade  du  palais.  La  foi  est  l'adora- 
tion apportée  à  des  êtres  circonscrits,  réels,  évidents, 
qu'on  voit,  qu'on  reconnaît,  qu'on  baise,  d'essence 
divine,  puisqu'ils  sont  de  beauté  divine.  Les  fêtes 
qu'on  donne  au  peuple  ou  qu'il  se  donne  sont  des 
plaisirs  des  yeux.  Observons  ces  cavalcades,  ces  mas- 
carades, ces  parades,  ces  entrées  triomphales,  ces  éta- 
lages pompeux  et  éloquents,  qui  déploient,  au  sourire 
du  ciel  et  de  la  lumière,  la  magnilicence  de  formes, 
de  coiUeurs  et  de  groupes  animés;  qui  déroulent  les 
chants  de  triomphe  sous  les  arcs  de  triomphe,  exultent 
en  apparitions  splendides  de  costumes,  de  figures,  de 
personnages,  d'animaux,  de  drapeaux,  d'armes,  de 
bijoux,  et  sur  des  jonchées  de  fleurs,  entre  des  statues 
gigantesques,  parmi  l'éclat  des  brocarts,  des  damas  et 
des  élofles  accrochées  aux  murailles,  développent  au 
soleil  les  scènes  de  l'histoire  sacrée  ou  de  l'histoire 
profane  :  on  dirait  de  vastes  fresques  ambulantes.  Et 
les  rappresentazioni  sacre,  coupées  d'intermèdes,  man- 

peint.  El  Andréa  del  Casln^no,  chargé  de  cet  ouvrage,  s'en  acquitte  si 
incrvnilleusemcnt  bien  qu'on  l'appelle  Andréa  des  Pendus,  Andréa 
de>/l'  hnpicculi. 


LE    PEUPLE.    SON    SENTLAIENT    ARTISTIQUE  221 

gées  (le  didascalies,  se  transforment  insensiblement 
en  tableaux  vivants^. 

Le  peuple  vit  au  milieu  d'images  ;  images  vraies  et 
images  peintes;  images  contre  les  murs  des  églises; 
images  contre  les  murs  des  hôtels  de  ville  ;  imagescontre 
les  murs  des  palais,  des  remparts,  des  cimetières.  Paradis, 
supplices,  jugements  derniers,  triomphes  de  la  mort  et 
chars  do  la  mort;  figurations  profanes  et  représenta- 
tions sacrées  ;  joutes,  luttes,  tournois,  bals  et  banquets 
en  plein  air;  cérémonies,  cortèges,  processions  ;  etlavie 
quotidienne,  elle-môme,  avec  la  variété  de  ses  toilettes, 
l'élégance  de  ses  parures,  le  bariolage  éclatant  de  ses 
habits,  que  Leone-BattistaAlberti  appelle  «  des  peintures 
faites  à  l'aiguille  »,  est,  à  elle  seule,  un  spectacle.  Le 
peuple  se  plaît  à  regarder.  Une  de  ses  distractions  favo- 
rites est  de  se  mettre  à  la  fenêtre  ou  de  s'arrêter  dans 
la  rue  pour  regarder. 

Naturellement,  spontanément,  il  sait  voir.  Il  est 
peintre.  11  peint  comme  l'oiseau  chante;  tous  les  poètes, 
qui,  depuis  Dante,  exprimèrent  le  génie  de  sa  race, 
sont  de  merveilleux  voyants;  de  ses  lèvres  ouvertes,  il 
jaillit  avec  les  mots  autant  d'expressions  pittoresques, 
d'images  colorées,  de  comparaisons  plastiques,  de  simili- 
tudes faisant  tableau -.  Et  que  si,  au  moment  qui  nous 
occupe,  dans  leur  latin  amorphe,  les  humanistes  ont 
galvaudé  à  plaisir  ces  précieuses  qualités  nationales  de 
couleur  et  de  vie,  le  peuple  les  a  gardées.  11  suffit 
de  parcourir  ses  humbles  écritures,  semées  de  silhouettes, 
de  profils,  de  portraits,  de  descriptions  minutieuses  et 
menues,  pour  s'en  convaincre. 

1.  il  faut  savoir  dans  quels  détails  entrent  ces  didascalies  qui 
règlent  la  minutie  des  intermèdes:  «  P'ate  uscire  un  uomo  con  vesta 
insino  a'  piedi  di  tela  rozza,  con  maschera  comoda,  e  barba  o  bianca  o 
mischiata,  e  Iji  capo  un  cappel  bianco  coperto  di  ellera  ,o  rnortella 
senza  flori,  e  la  vesta  da  mezzo  in  su  sia  con  monli  di  cotone,  cioè 
bambagia  in  due  tila,  et  da  mezzo  in  giù  pulito;  abbia  questo  mcdesimo 
un  cinto  pur  déliera  e  un  bastone  in  niano  senza  altro,  e  scalzo...  » 
(R.  S.  III,  27u.)  Aussi  bien  au  siècle  suivant,  la  rappresenluzio ne  sacra 
échoue  dans  l'opéra,  et  le  genre  meurt. 

2.  C'est  ce  qui  donne  encore  aujourd'hui  un  charme  si  puissant  à  son 
langage. 


222  LE    QUATTROCENTO 

Pour  lui,  l'univers  extérieur  existe.  11  s'arrête  de 
lui-même  à  des  détails  et  des  puérilités  qui  sentent 
Tatelier,  qui  témoignent  d'une  attention  et  d'une  dili- 
gence professionnelles  et  qui  échappent  à  celui  qui  vit 
dans  l'intérieur  de  sa  maison  ou  de  son  idée.  La  nuance 
des  cheveux  d'une  fille,  le  coloris  de  son  visage,  le 
contour  de  ses  joues,  le  profil  de  sa  gorge,  la  forme  de 
ses  mains  et  de  ses  doigts,  moins  encore,  la  convexité  et 
l'éclat  de  ses  ongles,  sont  pour  lui  de  grosses  affaires  '. 
Les  capes  de  soie,  les  manteaux  de  damas  cramoisi 
brochés  d'or,  les  chausses  mi-partie  rouge,  mi-partie 
couleur  fleur  de  pêcher,  les  chapeaux  de  castor  gris, 
les  capuces  violets,  les  cottes  bleues,  vertes,  écarlates, 
le  divertissent  et  l'intéressent  au  premier  chef  2.  Il  est 
sensible  au  guillochage  d'un  bouton  doré  «  si  finement 
travaillé  qu'on  l'aurait  dit  en  fil  »  ;  à  la  broderie  d'une 
manche  «  représentant  un  bras  sorti  d'un  petit  nuage, 
et  il  jetait  des  fleurs  dessus  la  manche,  et  ainsi  des 
fleurs  étaient  semées  avec  des  petits  rameaux  de  perles 

1.  Lucreza  Tornabuoni  ne  prend  garde  qu'à  celles-là  dans  le  portrait 

au'elle  trace  à  son  mari,  Pierre  de  Médicis,  de  leur  bru  future,  Clarice 
rsini,  qui  épousera  Laurent  le  Magnifique.  «  È  di  recipiente  grandezza, 
e  ha  si  uoice  maniera,  non  pero  si  gentile  conie  le  nostre,  ma  è  di  gran 
modestia.  e  da  ridulla  presto  a'  nostri  costumi.  Il  capo  non  lia  biondo, 

Eercliè  non  se  n'hadi  qua;  pendono  i  suoicapegli  in  rosso,e  n'haassai. 
,a  faccia  del  vise  pende  un  po'  tondetta,  ma  non  mi  dispiace.  La 
gola  è  isvelta  confaciantemente,  ma  mi  pare  un  po'sotiietta.  Il  petto  non 
potemmo  vedere,  perché  usano  ire  tulte  turatc,  ma  mostra  di  buona 
qualità.  La  mano  ha  lunga  e  isvelta.  E  tutto  raccolto,  giudicliiamo  la 
fanciulla  assai  piii  che  communale.  »  Tre  lellere  di.  Liicrezia  Torna- 
buoni, pub.  par  Guasti,  Florence,  iS.'i'J.  =  Cf.  les  portraits  de  fiancées 
possibles  qu  Alessandra  Macinghi  envoie  de  Florence  à  son  fils  Filippo. 
(Lellere  di  una  f/enlildonna  /îorenlina,  Florence,  1877,  p.  450,  459, 
464,  etc.)  r=  Le  marchand  Giovanni  Morelli  de  P'iorence,  fait  le  portrait 
suivant  d'une  sœur  qu'il  a  perdue  :  «  Questa  fu  di  grandezza  comune, 
di  beilissimo  peio,  bianca  e  bionda.  molto  bene  futla  délia  persona, 
e  tanto  gentile  che  cascava  di  vezzi,  c  fra  l'allro  adornezze  di  siioi 
membri,  ella  aveva  le  mani  come  d'avorio,  tanto  bene  fatte,  che 
pareano  dipinlc  per  le  mani  di  Giotto  ;  elt'erano  distese  e  morbide  di 
carne,  le  dite  lunghe  e  tonde  come  candele,  l'unghia  d'esse  lunghc  e 
bene  colme.  veniiiglie  c  chiare;  e  con  quelle  bellezze  rispondeano  le 
virtù,  perché  di  sua  mano  ella  sapea  fare  cio  ch'ella  voleva.  »  (La  cro- 
nicu  (Il  (j.  Morelli,  Florence,  1718,  p    246.) 

2.  I^eii  Diarii  sont  remplis  de  détails  de  toilettes,  de  modes,  d'ajiisto- 
mentx.  Vespasiano,  dans  ses  Vile,  nous  donne  cunslamtiient  la  couleur 
et  la  forme  des  habits  des  personnages  qu'il  raconte. 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE  225 

sur  la  manche  gauche'  »;  à  la  couleur  d'une  attache; 
à  la  frisure  d'une  plume;  à  la  découpure  d'une  petite 
étoile,  piquée  contre  la  voûte  de  l'église  ou  nouée  à  la 
discipline  dont  se  frappe  la  fille  du  Sforza.  Et  chez  un 
ôtre,  une  chose  ou  un  sentiment,  ce  qui  le  préoccupe, 
ce  n'est  pas  sa  vérité,  son  utilité,  sa  richesse,  c'est  sa 
hcauté.  La  beauté  constitue  son  critère  suprême.  Bello, 
f)f'//issimo,  ces  mots  reviennent  constamment  dans  sa 
bouche.  Un  animal  est  beau.  Un  vieillard  est  beau.  Un 
canon  est  beau.  Une  locution,  une  farce,  une  fraude 
sont  belles.  Pour  la  beauté,  le  paysan  enguirlande  la 
nuque  puissante  de  ses  bœufs  blancs  de  franges  de 
laine  rouge  et  pour  la  beauté  il  place  une  tomate  au- 
dessus  d'un  sac  de  blé. 

Aussi  bien  l'expression  supérieure  d'un  peuple  ainsi 
conformé  ne  sera  pas  la  poésie,  mais  la  peinture;  et  il 
trouvera  ses  interprètes  véritables,  les  plus  directs,  les 
plus  hauts  et  les  plus  grands,  non  chez  les  chante-his- 
toires, mais  chez  les  maîtres -imagiers. 


II 


Et  de  fait,  ces  merveilleux  artistes  du  Quattrocento, 
qui  découvrirent  la  science  de  l'anatomie,  les  secrets 
du  clair-obscur,  les  lois  de  la  perspective  aérienne, 
les  lois  de  la  perspective  linéaire,  qui  eurent  la  grâce 
ingénue,  la  simplicité  candide,  l'émotion  fervente,  qui 
exprimèrent  une  des  formes  de  beauté  la  plus  vivante 
et  la  plus   charmante   qui   soit  au  monde,  sortent  du 

1.  Ce  détail  est  emprunté  au  Diario  du  vinalliere  Bartoloiumeo  del 
Corazza:  «  E  tutti  i  giovani  délia  brij^ata  che  furno  li  si  vestirono 
d'una  divisa,  cioè  di  panno  di  colore  di  (iore  di  pesco,  vestiti  pocho  di 
sotto  af^inocchio;  con  maniche  a  gozzi;  la  manica  manca  ricamata  di 
perle  ;  cioè  un  braccio  chusciva  d'una  nuvoletta  ;  e  gittava  liori  su 
pella  manica  e  cosi  erano  seminati  fiori,  con  ramoscelli  di  perle  su  per 
la  manica  manca;  le  caize  del  medesiino  panno,  salvo  che  la  manca 
era  mezza  rozza,  drentovi  recamato  un  ramo  di  fiori  di  perle.  »  Le 
Diario  de  Corazza  est  tout  fait  de  descriptions  de  cet  ordre.  (Voir 
Archiv.  slor.  ilal,  Florence,  1804,  p.  233.) 


224  LE    QUATTROCENTO 

peuple,  appartiennent  au  peuple,  s'adressent  au  peuple. 

Peuple  par  leur  origine,  par  leur  condition,  par  leur 
éducation,  par  leur  humeur,  par  leur  paie,  ils  ont  tout 
du  peuple.  Pauvres  petits  artisans  à  mains  calleuses  et 
à  âme  fraîche,  accomplissant  des  chefs-d'œuvre  sans  le 
savoir! 

Ils  sont  les  fils  de  simples  gens  sans  fortune  et  sans 
prétention,  de  paysans,  de  manœuvres,  d'équarrisseurs 
de  pierre,  Paolo  Uccello  d'un  barbier,  Filippo  Lippi 
d'un  boucher,  les  PoUajuolo  d'un  marchand  de  poules. 
Ils  savent  au  plus  juste  lire,  écrire  et  compter;  leur 
écriture,  dont  nous  avons  gardé  de  précieux  échantil- 
lons, est  celle  d'ouvriers  qui  froncent  le  sourcil  en  pre- 
nant la  plume  '.  Au  sortir  de  l'école,  où  ils  sont  restés 
jusqu'à  sept  ans,  huit  ans,  neuf  ans  au  plus  tard-,  on 
leur  a  fait  un  petit  trousseau,  on  les  a  pris  par  la  main 
et  on  les  a  conduits  dans  la  boutique  d'un  maestro,  qui 
leur  enseigne  VatHe  et  qui  leur  sert  à  la  fois  de  patron, 
de  maître  et  de  père  spirituel.  Ils  font  les  commissions, 
balaient  par  terre,  allument  le  feu,  poussent  le  souf- 
flet, dégrossissent  la  pierre,  gâchent  le  mortier,  posentles 
premières  teintes,  expédient  les, petits  ornements;  en 
s'aidant,  ils  apprennent  :  l'ouvrage  montre.  Pendant  un 
an,  ils  ont  d'abord  étudié  «  à  bien  user  le  dessin  sur 
tablettes'^  »  ;  pendant  six  ans,  ils  ont  ensuite  étudié  à 
trier  les  couleurs  et  les  gypses,  à  cuire  les  colles,  à 
pétrir  les  pâtes,  à  se  rendre  experts  dans  la  préparation 
des  panneaux,  les  rehausser,  les  polir,  mettre  l'or  et 

1.  Milanesi  et  Pini,  La  scritlwa  di  arlisli  italiani  riprodolla  con  la 
foloorafia  e  corredala  d'illustrazioni.  Sec.  XIV-XVII,  Florence,  1813, 
3  vol. 

2.  Hercule  de  Ferrare  se  met  au  métier  à  dix-huit  ans,  ce  qui,  selon 
Vnsari,  est  trop  tard. 

3.  «  l'riiiia  stiidiare  un  anno  a  usare  il  discfrno  délia  tavolella  ;  poi 
«tare  con  maestro  a  bottcf^a;  ot  stare  e  inconiminciare  a  Iriarc  de' 
colori  ;  e  impnrare  a  cuocere  dcllc  c<dle,  e  triarc  de'pcssi;  e  pi(,'li«re  la 
pralica  dellingcssare  le  ancone,  e  rilevarie  e  raderle;  meltere  d'oro  : 
granare  hcne;  per  tempo  di  sei  aiini.  E  poi  imi)raticare  a  colurire,  ad 
ornarc  di  mordenti,  fare  drappi  d'oro.  usaro  di  lavorare  di  iimro.  per 
altri  Hci  anni,  Heinpro  dise^iiaiido,  non  ahhandonando  mai,  ne  in  di  di 
fesla,  né  in  di  di  lavorare.  »(//  libro  dell'arte  di  Cennino  Cennini,  Flo- 
rence, 18S9,  p.  68.) 


LE    PEUPLE.    —    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE  225 

bien  faire  le  greno  ;  ils  ont  enfin  employé  six  autres 
années,  —  et  cela  en  dessinant  toujours  et  en  n'aban- 
donnant jamais  le  travail,  ni  jour  ouvrable,  ni  jour 
férié,  —  à  connaître  la  couleur,  à  orner  de  mordants,  à 
faire  les  draperies  d'or,  à  travailler  sur  mur.  Et  l'ensei- 
gnement qu'ils  ont  reçu  est  tout  professionnel;  au  lieu 
de  théories,  on  leur  fournit  des  recettes,  et  au  lieu  de 
les  endoctriner,  on  leur  montre. 

On  leur  montre  à  teindre  et  brunir  une  feuille  de 
chevreau,  à  distinguer  le  rouge  minium  du  rouge 
cinabre,  à  faire  de  la  colle  de  fromage,  de  l'huile  bonne 
et  parfaite  cuite  au  soleil,  des  pinceaux  de  soies  ou  de 
vair  qui  ne  se  gercent  point;  on  leur  montre  comment 
on  découpe  les  étoiles,  et  comment  il  ne  faut  employer 
que  de  l'or  fin  et  des  couleurs  de  premier  choix  ;  et  on 
leur  montre  comment  on  colorie  un  visage  de  vieux,  ou 
un  habit  vert  changeant,  ou  un  manteau  azur  de  la 
Madone,  ou  un  homme  mort,  ou  une  eau  ou  fleuve  avec 
ou  sans  poissons,  sur  mur  ou  sur  bois^.  D'apprentis, 
discepoli^  ils  deviennent  compagnons,  ragazzi;de  com- 
pagnons, ils  deviennent  maîtres,  maestri ;  ils  resteront 
toute  leur  vie  artisans.  En  italien,  arte  signifie  métier; 
et  leur  nom  d'artiste  vaut  tout  justement  celui  d'un 
artista  di  seta  ou  d'un  artista  di  Calimala. 

Sans  orgueil  ni  préjugé,  ne  travaillant  pas  pour  la 
gloire,  mais  travaillant  pour  vivre,  ils  n'éprouvent 
aucune  honte  à  accepter  la  besogne  la  plus  infime.  Les 
orfèvres  et  sculpteurs  les  plus  illustres  font  des  cimiers 
de  casque,  des  cloches,  des  boutons,  des  boules  de  lai- 
tonpourles  lits,  des  chandeliers,  des  larges,  des  pierres 
d'autel,  des  cheminées,  des  éviers,  des  margelles  de 
fontaine,  des  degrés  d'escalier,  deschapitaux  de  colonne, 
des  reliquaires  pour  les  images  saintes'-'.  Les  peintres 
colorient  des  coffres,   des  étendards  de  confréries,  des 

1.  Cennino  Cennixi,  /a.,  passim. 

2.  «  Eziandio  i  più  eccellenti  pittori  in  cosi  fattilavori  si  esercitavano 
senza  vergoj^marsi.  »  (Vasahi,  Le  opère  di  Giorrjio  Vasari,  éd.  Gaetano 
Milanesi,  Florence,  1878,  9  vol.) 

II  15 


220  LE    QUATTROCENTO 

écussons  de  familles,  des  cadres,  des  plateaux  d'accou- 
chée {(/eschi  da  parto),  des  dossiers  de  fauteuil,  des 
chevets  do  lit.  Giovanni  Santi,  père  de  Raphaël,  dore 
des  candélabres  en  bois;  Ghiriandajo  enlumine  les 
paniers  des  commères.  Donatello  met  la  main  à  toutes 
les  choses  «  sans  prendre  garde  à  ce  qu'elles  fussent 
viles  ou  de  prix*  ».  11  n'y  en  a  point  comme  Antonio 
PoUajuolo  «  pour  attacher  les  bijoux  et  travailler  au 
feu  les  émaux  d'argent^  »  ;  Botticelli  fut  un  des  pre- 
miers «  à  trouver  à  travailler  les  étendards  et  autres 
étoiles,  de  manière  à  ce  que  les  couleurs  ne  déteignent 
pas-'  »;  et  les  questions  de  pâtes  et  d'enduits  demeurent, 
pour  ces  gens,  des  affaires  principales.  C'est  ainsi  que, 
lorsqu'on  mure  la  coupole  de  Sainte-Marie-de-la-Fleur, 
l'architecte  Brunelleschi  s'inquiète  du  plus  infime  détail, 
des  bois,  des  pierres,  des  briques;  u  et  on  n'y  mettait 
pas  une  petite  pierre  ou  une  brique  qu'il  ne  voulût  la 
voir,  et  si  elles  étaient  bonnes,  et  si  elles  étaient  bien 
cuites  et  bien  nettes;  la  diligence  qu'il  mettait  à  la 
chaux  était  merveilleuse,  et  il  allait  en  personne  aux 
fours,  se  préoccupant  des  pierres,  se  préoccupant  de  la 
cuisson,  et  du  mélange  de  la  chaux  et  du  sable,  et  de 
tout  ce  qu'il   fallait'*». 

Les  humanistes  ignorent  ces  petites  gens;  ce  sont 
d'ignobles  gâcheurs  de  couleur  et  de  gypse,  dont  le 
service  et  l'œuvre  ne  méritent  aucime  considération. 
A  une  époque  quia  vu  tleurir  Donatello,  Ghiberti,  Bru- 

l.  «  A  lutte  le  cosc  mise  le  mani  senza  guardare  che  elle  fossero  o 
vili  0  (li  prenio.  »  ^Vasaki,  II,  p.  i2ij.) 

i.  «  Per  legare  le  gioic  e  lavorare  a  fuoco  smalti  d'argento.  » 
(Vasaiu.  III,  p  -m.) 

.'{.  «  I)i  lavorare  gli  stendanli  ed  altre  drapperie  di  conimesso,  perché 
i  l'olori  non  istinguno  e  niostrino  du  ogiii  banda  il  colore  del  drappo.  » 
(Va»ahi.  m,  p.  :{2.{.) 

i.  «  K  non  vi  si  rnctieva  una  pircola  pictra,  né  un  matlone  a  suo 
tempo,  che  non  gli  volesse  vedere,  e  se  l'ernno  buono.  e  se  l'erano 
ben  cotte  e  ben  nette...  ;  la  diligcnlia  che  e'  meltcva  nella  calcina  era 
maravigliosa  c  andava  aile  Tornaci  in  persona  rispelto  aile  piètre  di 
esse,  e  rispetto  al  cuocerc  che  parova  d'ogiii  cosa  maestro,  cosi  e 
luesiugli  dclle  rené  con  la  calcina,  e  di  quello  che  bisognava.  »  (Ales- 
sandro  Chiappelli,  Uella  vilu  di  F.  brunelleschi  allribuita  ii  Anlotiio 
ilancUi,  Arch.  slur.  il.  Florence,  1896,  p.  263.) 


LK    Pi:i  PLE.    ?0N    SKMIMENT    AKTISTIQLE  227 

nellesclii,  Delhi  Quercia,  Bartolommeo  Fazio  peut  se 
plaindre  de  la  pénurie  de  sculpteurs  excellents  i.  En 
vain  iMasaccio  et  Lippi  et  Uccello  el  Piero  délia  Francesca 
sont-ils  au  travail,  il  leur  préfère  un  peintre  étranger, 
le  Flamand  Jean  van  Eyck '-.  Pontano  cite  également 
Jean  van  Eyck,  et,  sans  y  altaclicu-  plus  d'importance, 
(iiotto,  Gentile  da  Fabriano,  Donatello.  Maireo  Vegio 
ne  s'arrête  pas  davantage  à  la  peinture,'  «  parce  que,  à 
l'heure  qu'il  est,  ell(i  ne  compte  guère  parmi  les  arts 
liJM'raux'^  ».  Et,  au  début  du  siècle  suivant,  Castiglione 
devra  s'excuser  d'exiger  du  paifait  homme  de  cour  de 
savoir  peindre  et  dessiner,  «  laquelle  partie  semble 
peut-être  aujourd'hui  mécanique,  et  peu  convenable 
aux  gentilshommes  '»  ».  Pour  le  beau  monde  les  artistes 
sont  de  simples  artisans^. 

On  les  traite  domestiquement  et  familièrement.  On 
les  tutoie.  On  les  appelle  par  le  nom  de  leur  village,  ou 
parla  profession  de  leur  père,  ou  par  leur  sobriquet,  ou 
par  leur  petit  nom.  Cosmede  Médicis,  lorsqu'il  emploie 
Fra  Filippo  Lippi,  qu'il  connaît  de  coraplexion  amou- 
reuse, l'enferme  à  double  tour  pour  qu'il  n'aille  pas 
courir  aj)rès  les  femmes;  Pie  II  fait  manger  son  archi- 
tecte à  la  table  des  charretiers  et  des  porteurs  d'eau; 
Nicolas  V  confond  dans  un  môme  registre  les  comptes 
de  ses  peintres  et  de  ses  charrons,  de  ses  sculpteurs  et 
de  ses  paveurs,  de  ses  orfèvres  et  de  ses  maçons.  Le 
plus  ordinairement  on  les  paie  au  mois  :  Gentile  da 
Fabriano  qui,  en  1427,  travaille  à  Saint-Jean-dc-Latran, 

1.  «  Ex  sculptoribus  paucos  in  lanta  raultitudine  claros  haberaus.  » 

2.  «  Joannes  Gallicus  nostri  sa>culi  PLcloruin  priuceps.  » 

3.  «  Quoil  ad  figurativaiu  vero  pertinel  non  luultum  instamus,  quod 
nec  miiltiun  nunc  inler  libérales  arles  habealur.  »  (Maffeo  Vegio, 
Bibliottieca  veterum  patruin,  Lyon,  1077,  XXVI,  p.  660.) 

t.  «  Non  vi  maravigliate,  s'io  desidero  quesla  parte,  la  quale  oggidi 
forse  pare  nieccanica  e  poco  conveniente  a  genliUioino.  >  (Gastiglionk, 
//  cortegiaiio.  =  «  Voi  avetc  uiessa  la  pittura  infra  l'arti  nieccaniche  », 
dit  Léonard  de  Vinci. 

îj.  Ce  nest  qiia  la  lin  du  siècle,  et  alors  que  la  condition  des  artistes 
s'auiéliore.  que  l'humanisme  italien  prend  garde  à  leurs  œuvres.  Encore 
que  ce  qu'en  disent  Battista  Mantovano,  l'alinieri,  Verino,  Sannazar 
soit  fort  peu  de  chose.  Le  seul  artiste,  vraiment  familier  aux  érudits, 
est  Leone-Battista  Alberti,  qui  est  lui-même  un  érudit. 


228  LE    QUATTROCENTO 

reçoit  vingt-cinq  florins  le  mois;  Fra  Angelico,  qui  tra- 
vaille pour  le  pape  Nicolas  V,  reçoit  seize  ducats  le 
mois,  Bernardo  Rossellino  quinze  ducats,  Bcnozzo  Gozzoli 
sept  ducats'.  Quelquefois  on  les  paie  au  mètre  :  Fran- 
cesco  Cossa  est  payé  dix  bolognini  le  pied  pour  les 
fresques  qu'il  peint,  en  1470,  au  palais  de  Schifanoia, 
à  Ferrare^. 

Et  que  si  Cossa  se  fâche,  le  plus  ordinairement  ils 
se  laissent  faire.  Encore  que  se  sentant  au  cœur  «  l'excel- 
lence de  talents  rares  ^),  prétendant  que  leur  génie 
relève  «  des  formes  célestes  et  non  des  baudets  de 
louage  »,  ils  élèvent  certaines  prétentions  :  par  exemple, 
il  ne  faut  pas  qu'on  les  bouscule,  qu'on  les  presse, 
qu'on  leur  mesure  le  manger  et  le  boire.  Filippo  Lippi 
ne  peut  se  sentir  enfermé  de  la  sorte  dans  une  chambre, 
et  il  saute  par  la  fenêtre.  Andréa  del  Gastagno  court 
jusqu'au  Canto  dei  Pazzi  après  un  gamin  qui  a  heurté 
son  échelle  alors  qu'il  peignait  au  Dôme  de  Florence. 
Graffione,  talonné  par  Laurent  de  Médicis,  qui  lui 
promet  une  grosse  somme,  répond  :  '<  Hé!  Laurent,  ce 
n'est  pas  l'argent  qui  fait  les  maîtres,  mais  bien  les 
maîtres  qui  font  l'argent 3.  »  Nanni  Grosso  ne  veut 
point  d'autre  pont  pour  son  échafaudage  que  la  porte 
de  la  cave,  de  manière  que  la  cave  reste  ouverte. 
Davide  Ghirlandajo  se  révolte  contre  l'abbé  de  Passi- 
gnano  qui  lui  sert  à  son  frère  Domenico  et  à  lui  des 
choses  à  manger  répugnantes,  si  bien  qu'il  jette  la 
soupe  à  la  tôte  du  frère  servant  et  qu'il  le  bàtonne  avec 
la  miche  du  pain.  Et  comme  l'abbé  de  San-Miniato  ne 
nourrissait  Paolo  Uccello  que  de  fromage,  Paolo  Uccello 
se  sauve  et,  chaque  fois  qu'il  rencontre  une  soutane, 
prend  les  jambes  à  son  cou.  «  Vous  m'avez  ruiné  do 
lelle  façon,  avoue-t-il  à  ceux  qui  l'arn'^lent,  que  non 

1.  Eugène  Miintz,  l.es  Avis    à  la  cour    des   l'apes,    liibliothëque  îles 
écolen  rranftaise»  d'Athènes  et  de  Home,  Paris,  iS78-1882. 

2.  A.  Venluri,  L'arte  a  Ferraro   nel  periodo  di  Uorso  d'Esté,  Kivisla 
storica  italiana,  Turin,  188.'*,  p.  (i.O.) 

3.  «(  Kli  I  Lorcnzo,  i  dunari  nun  fanno  i  macstri  ma  i  niaestri  fanno  i 
danari.  »  (Vasahi.) 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE  229 

seulement  je  me  sauve  de  vous,  mais  encore  je  ne  peux 
passer  devant  les  menuisiers.  Et  la  cause  de  tout  a  été 
le  peu  de  discrétion  de  votre  abbé,  qui,  entre  tourtes  et 
soupes  faites  toujours  avec  du  fromage  m'a  mis  dans  le 
corps  tant  de  fromage  que  j'ai  peur,  étant  tout  fromage, 
d'être  employé  comme  colle'.  »  Ce  sont  là  des  mœurs 
de  badigeonneurs  et  de  plâtriers.  Sont-ils  autre  chose? 
Il  y  a  cette  différence  que  d'aussi  humbles  ouvriers 
de  beauté  sont  travaillés  par  ce  qu'ils  appellent  leur 
«fantaisie»;  ce  qui  les  rend  d'humeur  sophistique  et 
étrange.  On  les  sent  d'autre  pays  que  le  commun  des 
mortels;  bizarres,  lunatiques,  distraits,  absents  et 
incohérents.  Fra  Angelico,  prié  une  fois  à  diner  chez 
le  pape,  refuse  d'y  manger  du  lard,  n'ayant  pas  l'au- 
torisation de  son  prieur.  Brunelleschi,  ayant  appris 
qu'on  a  trouvé  une  belle  chose  antique  à  Gortone,  part 
incontinent  pour  Gortone,  en  sabots  comme  il  est. 
Botticelli,  ayant  rôvé  qu'il  a  pris  femme,  se  rhabille  en 
sursaut  et  se  promène  un  jour  et  une  nuit  sans  arriver 
à  se  ravoir  de  ce  cauchemar'-.  Nanni  Grosso,  sur  son 
lit  de  mort,  refuse  le  grossier  crucifix  qu'on  lui  offre 
à  baiser  et  prétend  n'en  baiser  qu'un  beau  :  un  de  Dona- 
tello.  Luca  Signorelli  se  montre  si  préoccupé  des  formes 
du  corps  humain  que,  lorsqu'on  lui  apporte  le  cadavre 
de  son  fils,  au  lieu  de  le  pleurer,  il  s'empresse  de  le 
dévêtir  et  se  met  à  le  peindre.  Masaccio,  perclus  de 
dettes,  laisse  courir  ses  débiteurs.  Ghiberti  ne  sait  pas 
l'âge  qu'il  a  au  juste.  Paolo  Uccello  se  plonge  dans  les 

1.  «  Voi  mi  avete  rovinato  in  modo,  che  non  solo  fiiggo  da  voi,  ma 
non  posso  anco  praticare  ne  passare  dove  siano  legniaiuoli  ;  e  di 
tutto  è  stato  causa  la  poca  discrezione  dell'  abate  vostro,  il  quaie,  fra 
torte  e  minestre  faite  sempre  col  cacio,  rai  ha  messo  in  corpo  tanto 
formaggio,  che  io  ho  paura,  essendo  già  tutto  cacio,  di  non  essere 
messo  m  opéra  per  mastice.  »  (Vasahi,  JI,  p.  207.) 

2.  «  Et  essendo  esso  una  volta  da  Ms.  Tomaso  Soderini  stretto  a 
pigliar  moglie  gli  rispose  :  Vi  voglio  dire  quello  che  non  è  troppo 
notte  cassate  che  m'intervenne,  che  sognavo  havere  tolto  moglie,  e 
tanto  dolore  ne  presi,  che  io  mi  destai,  e  per  non  mi  radormentare, 
per  non  Io  risognare  più  mi  levai  et  andai  tutta  notte  per  Firenze  a 
spasso  come  un  pazzo.  »  (Gornelio  de  Fabriczy,  //  codice  dell'anonimo 
Gaddiano,  Arch.  stor.  it.  Florence,  1893,  p.  83.) 


230  LE    QUATTROCENTO 

éludes  de  perspective  au  point  qu'il  y  passe  les  nuits  et 
n'entend  plus  sa  femme  qui  l'appelle'.  Et  le  Pérugin, 
jaloux  de  la  belle  tournure  de  sa  femme,  l'arrange  et  la 
pare  de  ses  mains.  Dans  ces  traits,  que  nous  prodigue 
Vasari,  on  reconnaît  la  divine  présence  du  génie. 

A  cela  près,  si  l'on  veut  se  faire  d'eux  une  juste 
image,  il  faut  les  évoquer  non  dans  un  atelier  splen- 
dide,  mais  dans  une  boutique  crasseuse,  où  ils  vivent 
au  milieu  de  leurs  outils  et  de  leurs  garçons,  entre  les 
baquets  et  les  fioles. 

Ils  sont  vôtus  «  au  hasard  »,  c'est-à-dire  à  la  diable; 
en  bourgeron,  en  tablier,  en  sabots;  et  à  Dello,  que 
l'Espagne  a  sacré  chevalier  et  qui  ne  travaille  qu'en 
tablier  d'or,  ils  font  le  fiche.  Donatello,  qui  oublie  de 
porter  un  beau  manteau  rouge  que  lui  a  donné  Cosme 
de  Médicis-,  garde  son  argent  dans  une  corbeille  pen- 
due à  la  solive,  «  et  chaque  ouvrier  et  ami  y  prend  ce 
dont  il  a  besoin  ».  Botticelli,  ennuyé  du  voisinage  d'un 
tisserand,  dont  le  métier  ébranle  sa  boutique,  va  cher- 
cher une  pierre,  la  pose  en  équilibre  instable  sur  le 
mur  mitoyen,  et  le  tisserand,  menacé  devoir  ses  châssis 
s'écrouler,  entre  en  composition.  11  arrive  au  Pérugin 
découcher  dans  une  caisse  de  sa  boutique.  Luca  délia 
Robbia,  pour  se  tenir  la  nuit  les  pieds  au  chaud,  les 
enfonce  dans  un  pannier  de  copeaux.  Après  le  travail, 
Andréa  del  Castagno  et  Domenico  Veneziano  vont  faire 
des  sérénades  aux  filles.  Au  milieu  de  la  journée,  la 
femnie  envoie  un  peu  de  vin  et  de  pain  qu'ils  expé- 
dient sur  le  pouce,  et  la  femme  mange  à  la  maison  "\ 

Ils  se  fn-quenlent,  se  critiquent,  appartiennent  à  de3|j 

1.  «  La  sua  moglie  soleva  dire,  che  lutta  la  nolte   Paolo  stava  nello] 
«criltoio  per  Irovare  i  lerniini  délia  prospettiva  e   che  quando  clla  1<J 
chinmavaa  donnire,  cgli  le  diceva  :  Oh  che  doice  cosa  è  questa  proSr 
petliva  !  »  (Vasahi,  II,  p.  217.)  * 

2.  «  Portolli  una  voila  o  dua,  di  poi  li  ripuose,  e  non  gli  voile  ppf^ 
tare  pin,  perché  dico  che  gli  pareva  cssere  delicato.  »  (Vespapiano,  Vil9a 
p.  llVâ.)  i 

'■i.  <i  La  donna  mandava  un  piccolo  vasetto  di  vino  con  qualclio  con^ 
diincnlo  di  pane  ;  desinavono  e  niaschi  in  bottoga,  la  donna  in  casa;  t 
scifdvere  non  noscevano  le  rcinniine  il  vino.  »  (Ai.iikiiti,  Oy>t"re  volgarQ 
I  I,  p.  :j4.) 


L1-:    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE  2.11 

confn'Tios  ou  à  des  compagnios  communes.  A  Flo- 
rence, nous  les  trouvons,  le  dimanche,  chez  Tommaso 
Pecori,  en  train  de  raisonner  des  choses  de  leur  art.  Ils 
ont  l'humeur  gaie  et  solide.  Ils  se  font  des  tours  et  des 
farces.  Brunelleschi,  ayant  invité  Donatelloà  déjeuner, 
passe  au  marché  avec  lui,  luiremplit  son  tablierd'œufs, 
de  noix,  de  fromages  et  l'envoie  à  sa  boutique,  où  il  a 
exposé  au  bon  jour  un  crucilix  de  bois  de  tilleul  qu'il  a 
fait  en  cachette,  le  beau  crucifix  que  Donatello  Fa  défié 
défaire,  «  et  Donatello  s'étant  arrêté  pour  le  considérer 
le  trouva  si  parfaitement  achevé  que,  vaincu  et  tout 
rempli  de  stupeur,  comme  hors  de  lui,  ilouvril  les  mains 
qui  tenaient  le  tablier,  et  les  œufs,  le  fromage  et  toutes 
les  autres  choses  étant  tombées,  tout  se  renversa  et  se 
cassa  ».  Ils  se  divertissent  à  persuader  au  menuisier 
Manetto,  «  personne  très  plaisante  comme  le  sont  géné- 
ralement les  gras,  et  qui  avaitplutôtunpeude  simplicité, 
mais  qui  n'était  pourtant  pas  tellement  simple  que  sa 
simplicité  fût  comprise  d'autres  que  d'hommes  subtils  », 
qu'il  n'est  plus,  lui,  Manetto,  le  grasso  legnaiuolo^  mais 
un  autre,  Matteo'.  Ils  lui  disent  tous  Matteo.  Ils  le 
le  saluent,  comme  s'il  était  Matteo.  Ils  le  font  arrélerpar 
les  créanciers  de  Matteo.  Giovanni  Rucellai,  qui  ignore 
Matteo,  ne  reconnaît  pas  Manetto  dans  sa  prison.  Telle- 
lement  que  le  pauvre  Manetto  Unit  par  croire  (juil  a 
perdu  sa  personnalité.  «  Mainlenant  je  puis  être  certain 
que  je  ne  suis  plus  le  Grasso.  Oh!  si  Giovanni  Rucellai, 
qui  ne  m'a  point  perdu  de  vue,  ne  m'a  pas  reconnu,  lui 
(jui  vient  h.  chaque  heure  dans  ma  boutique  et  n'est 
pourtant  pas  sans  cervelle!  Je  ne  suis  plus  certainement 
le  Grasso  et  je  suisdevenu  Matteo.  Que  maudites  soient 
ma  forUine  et  ma  disgrâce;  car,  si  l'on  découvre  cette 
alVaire,  je  serai  tenu  pour  fou,  elles  gamins  me  cour- 
ront par  derrière-  !  » 

l.  Novella  del  Grasso  legnaiuolo,  dans  Opérette  istoriche  di  Antonio 
Manelli,  [)iibliéi's  par  Gaetano  Milanesi,  Florence,  1887. 
i.  «  O^'i^imai  possio  essere  certo  ch'io  non  sono  più  el  Grasso;  oh! 
ovanni  Rucellai  non  mi  levoniaiocchiod'addosso;  e'non  mi  conosce, 
G 


232  LE    QDATTROCEKTO 

Et  enfin,  en  dépit  de  leurs  chefs-d'œuvre  et  de  leur 
gloire,  ils  sont  pauvres.  Selon  Vasari,  Filippo  Lippi,  qui 
n'a  pas  de  quoi  se  payer  une  paire  de  bas  ',  naît  «  pauvre 
petit  enfant  »  ;  Niccolô  di  Piero  est  «  pauvre  com- 
pagnon »  ;  Paolo  Ucceilo  «  est  plus  pauvre  que  fameux». 
Masaccio  nous  apprend  qu'il  paie  six  sous  d'impôt'. 
Niccolô  dell'Arca  manque  du  strict  nécessaire^.  Et  leurs 
«  dénonciations  de  biens  »  au  fisc  ne  sont  que  de 
longues  jérémiades  de  miséreux.  «  Je  me  trouve  vieux  et 
sans  affaires,  écrit  Paolo  Ucceilo,  et  je  ne  peux  pas  tra- 
vailler, et  la  femme  malade*.  »  «  Moi  susdit,  déclare 
Andréa  Cavalcanti,  je  n'ai  jamais  eu  et  je  n'ai  encore 
aucun  bien  dans  ce  monde^.  »  «  Pour  les  impôts  levés 
à  l'occasion  des  guerres,  ajoute  Domenico  del  Goro,  je 
suis  resté  non  seulement  pauvre,  mais  mendiant,  et  1res 
vieux  d'années,  —  huitante-quatre  ou  environ,  —  et  avec 
la  femme  malade,  et  encore  moi  peu  sain,  et  encore 
réduit  à  tel  point  que  je  peux  faire  peu  de  chose.  Et  je  ne 
vois  la  faconde  pouvoirentretenirmadite  femme  malade 
et  moi''.  »  «  En  réponse  d'une  que  je  vous  ai  envoyée^ 
écrit  Fra  Filippo  Lippi  au  Médicis,  j'en  ai  reçu  une  de 
vous,  et  j'ai  peiné  treize  jours  à  l'avoir  et  j'en  ai  beau- 
coup de  dommage.  Vous  me  dites  en  conclusion  que 
vous  ne  pouvez  prendre  ni  le  tableau,  ni  aucun  parti,. 

che  è  a  ogni  ora  in  bottega  ;  e  non  è  perù  smeniorato  !  io  non  sono 
più  el  Grasso  di  certo  e  sono  diventato  Matteo  !  che  maladetta  sia  la 
mia  fortuna  e  la  inia  disgrazia  !  Giiè  se  si  scopre  questo  fatto,  io  sono 
vituperato  e  saro  tenuto  pazzo  e  correrannomi  dietro  e  fanciulli.  » 
{Ofj.  cil.,  p.  17.) 

1.  «  Vego  clie  non  mi  potrei  fare  uno  paio  di  chalze.»  (Gaye,  Carleg- 
gio  inedilo  d'artisli  dei  secoli  XIV,  XV  e  XVl,  Florence,  1839,  3  voLI, 
p.  141.) 

2.  <  Abbiamo  dextimo  soldi  sei.  »  (Gaye,  I,  p.  115.) 

3.  «  Necessariis  plerunique  indigebat.  »  (Ann.  bon.  Muratori,  Herum, 
XXIll.p.  912.) 

4.  «  Truvoiiii  veccliio  e  senza  inviatnento,  e  non  posso  acercilare, 
e  la  donna  infcrtna.  »  (Gaye,  1, 147.) 

a.  «  io  Ropradetio  non  ebbi  mai,  né  ho  alchuna  suatanza  al  niondo.  » 
(Gaye,  I,  143.) 

il.  «  El  si  per  le  gravezze  porlato  per  cagione  dele  guerre,  e  pcr  11 
piccioli  guadogni,  so  rirnasto  no  lanto  povuro,  ma  mendico  et  vechis- 
«imo  d'anni  ottanta  qualro  o  circa,  e  cola  donna  inferma  et  ancora  io- 
poco  sano...  »  (Gaye,  11,  p.  15ti.) 


LE    PELPLE.    —    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE  233 

et  que  je  vous  le  conserve,  et  puis  vous  ne  pouvez  plus 
me  donner  un  sou.  Moi  j'ai  éprouvé  de  ça  grande 
douleur  à  plusieurs  égards,  et  l'un  de  ces  égards  est 
celui-ci,  qu'il  est  clair  qu'un  des  plus  pauvres  frères 
qu'il  y  ait  à  Florence,  c'est  moi.  Et  Dieu  m'a  laissé 
avec  six  petites  filles  à  marier,  et  infirmes  et  inutiles, 
et  le  peu,  qui  est  beaucoup  pour  elles,  c'est  moi.  Si  je 
pouvais  me  faire  donner  dans  votre  maison  un  peu  du 
blé  et  du  vin  que  vous  me  vendez,  ce  me  serait  une 
grande  joie.  Mettez-le  à  mon  compte,  je  vous  en  prie, 
et  vous  en  charge  avec  les  larmes  aux  yi^ux.  Car,  si 
je  m'en  vais,  je  le  laisse  à  ces  pauvres  enfants'.  » 


m 


De  gens  de  cette  condition  et  de  cette  qualité,  il  ne 
peut  sortir  une  œuvre  savante,  un  art  académique,  lit- 
téraire, érudit,  exigeant  une  culture,  une  préparation, 
une  initiation  qu'ils  n'ont  guère;  où  Tauraient-ils  prise? 

Les  histoires  de  l'Ecriture  Sainte,  quelques  fragments 
de  vieux  poètes,  quelques  débris  de  l'antiquité,  voilà 
tout  leur  pauvre  et  charmant  bagage.  Ceux-là  mêmes 
qui  passent  pour  doctes  n'en  font  guère  accroire  aux 
professionnels,  comme  Brunelleschi,  qui  peut  bien  dis- 
cuter, avec  l'astronome  PaoloToscanelli,  de  questions  de 
hautes  mathématiques,  mais  qui  le  fait  empiriquement 
et  «  avec  la  nature  de  l'expérience  pratique  »  ;  comme 
Ghiberti  qui,  s'avisant  de  composer  des  commentaires, 
sait  cependant  (<  mieux  dessiner,  travailler  au  ciseau  et 
couler  en  bronze   que  tisser  des  histoires-  »,   comme 

1.  «  Ed  è  chiaro  essere  uno  de  più  poveri  frati,  che  sia  in  Firenze, 
sono  io.  Ed  ami  lusciato  Dio  con  sei  nipote  fanciulie  da  mariti,  e 
infermi  e  disutiii,  e  quello  poco  è  assai  dibene  ulloro  sono  io...  Seppo- 
tessi  l'ariui  dare  a  casa  voslra  un  poco  di  grano  e  di  vino,  ctie  mi  ven- 
dete,  mi  sarà  grande  letizia,  pouedolo  a  niio  chonto.  Io  vene  gravo 
cholle  lagrime  aliiocchi,  che  s'io  mi  parto  Io  lasci  a  questi  poveri  fan- 
ciulii...  »(Gaye,  1,  141.) 

2.  «  Sapea  meglio  disegnare  scarpellare  e  gettare  di  bronzo  che  tes- 
sere  storie.  »  (Vasahi.  il,  p.  247.) 


234  LE    QUATTROCKNTO 

Mantegna  qui,  rimant  des  sonnets,  «  monte  au  Parnasse 
d'un  pied  lioîteux'  ».  Ce  ne  sont  pas  des  liumanistcs, 
ou,  du  moins,  ils  ne  le  deviendront  que  plus  lard.  Ils 
ignorent  la  logique,  le  rylhme  et  le  nombre  du  dis- 
cours. Ils  ne  pratiquent  pas  IN'doquence.  Ils  n'alieignent 
pas  l'abstraction.  Ils  manquent  de  tenue  et  de  dignité. 
Ils  parlent  en  vulgaire  2. 

Sans  doute  qu'ils  connaissent  Tanliquitc  et  qu'ils 
s'en  inspirent,  mais  ils  connaissent  cette  antiquité,  en 
quelque  sorte  traditionnelle,  que  le  peuple  d'Italie  a 
toujours  connue,  non  l'autre,  celle  des  humanistes, 
celle  retrouvée  aujourd'hui,  celle  qui  était  périssable, 
puisqu'elle  s'était  perdue.  De  tout  temps,  en  tout  lieu, 
ils  l'ont  étudiée,  au  chapiteau  d'une  colonne,  sur  le  bas- 
relief  d'un  sarcophage,  au  fronton  d'une  pierre  m illiaire, 
comme  ils  ont  étudié,  d'ailleurs,  le  dessin  de  la  ronce 
qui  mord  ce  marbre,  le  lézard  qui  s'y  chauffe,  la  bète 
à  bon  Dieu  qui  s'y  pose.  Ils  n'ont  point  distrait  la 
colonne  du  paysage  qui  l'encadre,  ni  fait  de  l'antiquité 
partie  intégrale  de  leur  vision.  Si  Drunelleschi  prétend 
que  c'est  à  Rome  seulement  qu'on  apprend  à  murer, 
ses  palais  maigres  et  fms,  la  coupole  à  tranches  qu'il 
édifie,  sont  aussi  bien  la  continuation  de  la  tradition 
médioèvale  que  l'initiation  d'un  art  nouveau.  Ghiborli, 
penché,  comme  lui,  sur  les  débris  antiques,  ne  met 
point  à  l'encadrement  de  ses  portes  du  Baptistère  les 
palmelles,  les  fleurons,  les  bucrAnes  qu'il  remarque 
aux  frises  romaines,  mais  les  détails  indigènes  recueil- 
lis dans  la  flore  et  la  faune  locales:  le  lys,  le  l>ouquet 

1.  VA8AR1,  III,  p.  3«:t. 

2.  Léonard  de  Vinci,  lui-même  poète  et  écrivain,  ne  se  compte  pas 
parmi  les  lettrés.  Il  raille  les  humanistes  qui  s'en  vont  :  s(/on/i(iti  e 
pomposi,  veslili  e  oriiati,  non  délie  loro,  ma  délie  nUriii  falic/ie,  el  (|ui 
ne  sont  pas  inventeurs,  mu  Irombelli  e  lecilalori  délie  (illnii  opère. 
Lui  ne  sait  pas  écrire.  «  Si>  beno  clie  per  non  essere  io  Icttcrato.  die 
alcuno  [trcsunluoso  gii  parrà  raf^ionevolmcntc  polcrmi  Itiasicnarc, 
coirallcgarc  io  essere  omo  sanza  letterc.  Gcntc  stolta  !  ♦  Kl  encore: 
«  Uiranno,  clie  per  non  avère  ii»  leltero.  non  potere  hen  dire  (|uello  di 
che  voj^li.»  traltare.  »  Léonard  ndhcil  p.is  à  l'autorité,  mais  À 
l'expérience.  In  quitle  fn  niiieslrti  di  clii  hen  srrixse.  (Iamswwu)  oa  Vi.nci, 
Fiiiinnienli  lellei'ui'i  e  /tlonofici,  pub.  par  L.  Solmi,   Klorcnce,  IS!i'.i.- 


LE    PEUPLE.    SON    SENTLMENT    ARTISTIQUE  235 

(I'('pis,  récurouil,  la  caille.  Donalollo  prend  bien  à 
iEnfant  à  raie  le  redressement  de  telle  honcle  de 
clievenx;  au  surplus,  il  copie  tellement  quellement  la 
laideur  charmante  des  gamins  de  Florence.  Masolino, 
iMasaccio,  Paolo  IJccello,  Andréa  del  Castagno  n'ont 
eni|)runt<'  à  ranti(|uilc  que  les  architectures  qu'on  voit 
dans  hnirs  fresques.  Les  Délia  Robbia  ne  lui  ont  rien 
emprimte  du  tout. 

Se  laissant  aller  à  leur  fantaisie  et  n'obéissant  qu'à 
1  Mir  humeur,  ils  peignent  ce  qu'ils  voient,  ce  qu'ils  ont 
toujours  vu,  ce  qui  les  entoure  et  constitue  l'horizon 
domestique  et  familier  de  leur  pays,  d'où  ils  ne 
sont  guères  sortis  ^  Attentif  et  copieux,  ils  peignent 
neuves,  ponts,  rochers,  herbes,  fruits,  roules,  champs, 
cil('s  et  autres  choses  inlinies  ;  et,  pour  obéir  à  Leone- 
Ballista  Alberti,  ils  accumulent  à  plaisir  les  figures  dans 
f'urs  fresques,  y  introduisant  «  des  vieux,  des  jeunes, 
des  enfants,  des  femmes,  des  filles,  des  mioches,  des 
poulets,  des  caniches,  des  petits  oiseaux,  des  chevaux, 
des  brebis,  des  édifices,  des  provinces^  »,  car,  «  en 
peinture,  l'abondance  et  variété  plait  ».  Ils  peignent 
directement,  lidèlement,  avec  le  plus  d'exactitude  qu'ils 
peuvent,  avec  les  couleurs  les  plus  fines  (ju'ils  pos- 
sèdent, s'appliquant  à  livrer  du  joli  ouvrage.  Leur 
maître  est  la  nature,  et  ils  s'elforcent  «  d'être  les  imi- 
tateurs de  toutes  les  minuties  que  la  nature  sait  faire  », 
et,  à  l'exemple  de  Baldovinetti,  ils  observent  de  colorer 
«  d'une  couleur  l'endroit  des  feuilles  et  d'une  autre 
couleur  le  revers,  comme  fait  la  nature,  ni  plus,  ni 
moins  -^  ».  «  Prends  garde,  disait  Gennino  Cennini,  que 

L  Leur  ignorance  est  touchante.  C'est  ainsi  que  Paolo  Uccelio  vou- 
lant représenter  sur  la  voûte  des  Peruzzi  un  laméléon,  comme  habitant 
de  lair  «  dont  il  vit  et  dont  il  prend  la  couleur  >,  n'ayant  jamais  vu  de 
caméléon,  peint  un  chameau  ouvrant  la  bouche  et  engloutissant  de 
l'air.  (Vasaiu,  11,  p.  21.".) 

2.  «...  Sieno  permisti  vecchi,  giovani,  fanciulle,  donne,  fanciuUini, 
po[li,catellini.  uccellini.  cavalli,  pécore,  edifici,  province,  e  tutte  simili 
cose.  s>  (Lkonk-I{.\ttist.\  Ai-hkhti,  Délia  piltura,  Op.  vol.,  IV,  p.  .-iS.) 

3.  «  ...  Fecc  d'un  colore  verde  il  ritto  délie  foglie,  e  d'un  altro  il 
rovescio,  corne  fa  la  natura,  ne  più,  né  meno.  »  (Vas.\hi,"  H,  p.  396.) 


236  LE    QUATTROCENTO 

le  guide  le  plus  parfait  et  meilleur  timon  que  lu  puisses 
avoir,  c'est  la  porte  triomphale  de  portraicturer  d'après 
nature.  Et  la  nature  dépasse  tous  les  autres  exemples, 
et  fie-toi  toujours  à  la  nature  d'un  cœur  hardi,  et  spé- 
cialement lorsque  tu  commences  à  avoir  quelque  sen- 
timent du  dessin.  Et  continuant,  ne  manque  pas  de 
dessiner  chaque  jour  quelque  chose  d'après  nature,  car 
si  peu  que  ce  soit,  ce  sera  déjà  beaucoup,  et  tu  en  reti- 
reras un  bon  fruit  '.  »  Ce  conseil,  qui  date  de  la  fin  du 
siècle  précédent,  vaut  encore,  et  le  chevalier  Bernin 
n'est  pas  venu,  qui  devait  assurer  que  c'est  perdre  les 
jeunes  hommes  que  de  les  faire  peindre  d'après  nature, 
«  laquelle  est  presque  toujours  faible  et  mesquine  ^  ». 

Les  histoires  qu'ils  content  ne  sont  plus  scolastiques 
et  ne  sont  pas  encore  spéciales;  ce  sont  les  histoires 
communes,  les  histoires  anciennes  que  le  monde  sait 
par  cœur,  celles  de  la  Bible,  celles  de  la  Légende  dorée, 
celles  des  saints  patronymiques  et  locaux,  rarement 
celles,  d'ailleurs  toutes  populaires,  des  Gesta  Roma- 
norum.  Masaccio  conte,  à  l'église  du  Carminé  de  Flo- 
rence, y  Histoire  de  saint  Pierre;  Benozzo  Gozzoli  conte, 
au  Palais  des  Médicis  de  Via  Larga,  l'Histoire  des  rois 
mages;  Domenico  Ghirlandajo  conte  à  l'église  de 
Sainte-Marie-Nouvelle  les  Histoii^es  de  la  Vierge  Marie 
et  de  saint  Jean-Baptiste.  A  Prato,  à  Pise,  à  Arezzo,  à 
San-Gemignano,  à  Rome,  nous  trouvons  les  histoires 
de  saint  Etienne,  du  Deutéronome,  de  la  Sainte-Croix, 
de  Santa-Fina,  de  San-Bernardino,  dites  par  Filippo 
Lippi,  Benozzo  Gozzoli,  Piero  délia  Francesca,  Dome- 
nico Ghirlandajo,  le  Piuturicchio.  Dans  les  récits  cou- 
rants et  quasiment  consacrés  depuis  (îiotto,  de  la  Créa- 

1,  «  Attendi  che  la  più  perfelta  guida  che  possi  avère  e  mifçliore 
tiinone,  si  6  la  trionTal  porta  dcl  ritrarrc  di  nalurale.  E  questo  iivanza 
tuUi  gii  altri  essenipi;  e  sotto  questo  con  ardito  cuore  sempre  ti  (ida, 
e  spczialiiiente  conic  incoiiiinci  ad  avère  qiiaicho  scntimcnlo  riel  dise- 
gnarc.  Continuando  ogni  di  non  inaiiclii  disegnarc  qualche  cosa,  ctiè 
non  sarà  si  poco  che  non  sia  assai  ;  c  faratti  ecreilente  pro.  »  (Cbnnino 
Cenni.m,  p.  17.'; 

1.  M.  de  <;hanl(;l()ii,  Journal  de  voynfjf:  du  cavalier  licrnin  en 
France  (Gazette  des  Beaux-Arts,  XXI,  38:<). 


LE    PEUPLE.    SON    SENTIMENT    ARTISTIQUE  237 

tion,  du  Déluge,  de  la  Nativité,  de  l'Adoration,  de  la 
Passion,  ils  introduisent  leurs  costumes,  leurs  usten- 
siles, leurs  paysages.  On  y  voit  des  rabots,  des  sabliers, 
des  coffres  peints,  des  chaudrons,  des  gourdes,  des 
brocs,  des  bâts  de  mulets,  des  fiaschi,  des  coussins  h. 
taie  brodée.  «  Si  tu  étais  en  mer,  demandait  jadis 
Sacchetti,  qu'aimerais-tu  mieux  avoir  sur  toi,  l'Evan- 
gile de  saint  Marc  ou  une  ceinture  de  vessies?  Tous 
s'accordèrent  qu'ils  préféreraient  plutôt  la  vessie.  » 
Dans  le  déluge,  que  Paolo  Uccello  peint  à  Sainte-Marie- 
Nouvelle,  on  voit  la  vessie.  On  y  voit  les  usages  en 
cours,  les  habitudes  familières,  les  scènes  de  mœurs  et 
les  groupes  de  la  vie  quotidienne;  et  on  y  voit  la  foule 
de  marchands  cossus,  de  bourgeois  notables,  de  demoi- 
selles huppées,  de  paysans,  de  condottières,  de  gueux, 
de  nourrices,  de  princes  qui  peuplent  la  rue,  la  cam- 
pagne, le  palais.  Pour  composer  une  Nativité^  sans 
tant  d'embarras  ni  d'affaires,  ils  prennent  leur  enfant, 
le  déshabillent,  le  couchent  sur  une  belle  étoffe  et  le 
copient;  ce  sera  l'Enfant  Jésus;  et  la  Vierge  Marie  sera 
leur  femme  ou  leur  bonne  amie  dans  ses  habits  des 
dimanches,  avec  le  voile  ou  la  cornette,  et  sa  robe 
bleue,  sa  robe  rouge,  sa  robe  verte,  échancrée  sur  le 
devant  et  bordée  d'une  ruche.  Pour  peindre  une  dame, 
ils  observent  la  bourgeoise  élégante,  qui,  accompagnée 
de  ses  femmes,  son  mouchoir  et  son  livre  à  la  main, 
passe  dans  la  rue  en  robe  de  brocart.  Pour  peindre  un 
roi,  ils  observent  le  manteau,  le  surcot  et  la  couronne, 
les  éperons  et  le  glaive  de  l'empereur  de  passage. 
Pour  peindre  un  pays,  qu'il  soit  l'Egypte,  la  Palestine 
ou  la  Grèce,  ils  peignent  leur  pays  avec  des  tours  et 
les  drapeaux  qui  sont  sur  ces  tours,  avec  des  girouettes, 
avec  des  montagnes  bleues,  avec  des  fleuves,  avec  des 
arbres  grêles,  avec  des  petits  ponts  et  des  petits  hommes, 
et  des  ânes  minuscules  qui  vont  par  les  chemins.  Pin- 
turicchio  représente  Ulysse  en  joli  béret  à  rubans  flot- 
tants. Bezozzo  ligure  Orphée  en  chausses,  Hercule  en 


238  LE    QLATTKOCENTO 

chemise,  Hélène  en  corset.  Le  Pérugin,  ayant  à  repré- 
senter dans  la  salle  du  Cambio  de  sa  ville  natale,  la 
Prudence,  la  Justice,  la  Tempérance,  les  illustre  d'après 
la  leçon  de  l'humaniste  Maturanzio  de  personnages 
antiques.  Sous  la  Prudence,  il  colloque  Fabius, 
Socrate,  Numa;  sous  la  Justice,  Camille,  Léonidas, 
Coclès;  soûs  la  Tempérance,  Scipion,  Périclès,  Gincin- 
natus.  Observons  les  ligures  qu'une  érudition  impré- 
vue dicta  à  la  bonne  volonté  de  l'artiste;  à  peine 
altérées,  ce  sont  celles  que  le  Pérugin  a  recueillies 
dans  la  vie  contemporaine  et  qu'ailleurs  il  a  placées 
dans  ses  tableaux  d'église,  les  vieillards  qu'il  a  vus 
entrer  au  conseil,  les  adolescents  qu'il  a  vus  joîiler  sur 
la  place. 

Comme  leur  littérature  est  de  la  rue,  l'esprit  de  ces 
gens  est  l'esprit  de  la  rue.  Ils  en  gardent  la  bonhomie 
souriante,  la  badauderie  amusée,  la  verve  crue  et  jail- 
lissante, le  réalisme  étroit  et  brutal.  Us  racontent  des 
saillies,  se  divertissent  à  des  facéties  et  à  des  bons 
mots,  tellement  que,  dans  le  sujet  le  plus  grave,  le  plus 
digne,  ils  ne  peuvent  se  retenir  de  céder  à  leur  besoin 
naturel  de  rire  et  de  folâtrer  ;  ils  abondent  en  histo- 
riettes, se  répandent  en  anecdotes,  déversent  leur 
humeur  robuste  en  épisodes  accessoires,  plaisants, 
touchants  et  inutiles.  Les  enfants  Jésus  roses  et  blonds 
dont  ils  ont  inondé  l'Italie,  pour  divins  qu'ils  soient, 
font  des  pieds  de  ne/,  jouent  de  petites  musiques  avec 
leurs  doigts  et  leurs  lèvres,  frottent  leurs  pieds  candides 
contre  les  longues  barbes  soyeuses  des  rois  mages'; 
Benozzo  Gozzoli,  représentant  les  femmes  épouvantées 
qui  s'enfuient  devant  la  nudité  de  Noë,  en  imagine  une 
qui  se  couvre  le  visage  de  ses  mains,  mais  regarde 
entre  ses  doigts  écartés'-';  un  élève  des  Pollajuolo 
montre  Tobie  et  Haj)lia('l  en  marche;  ils  s'avancent 
joyeusement  dans  la  lumière  et  dans  la  foi;  sauf  quel»' 

1.  V.  Filippo  Lipi)i,  Gerililo  du  Fabriano,  Lorenzo  di  Credi,  c:c. 
•i.  An  Caiiipu  Siinlu  du  i'isc. 


LK    PKL'PLK.    SON    SENTIMENT    ARTISTKjl  !•:  239 

caniche  brun  do  Tcbic,  ennuyé  d'unsi  lon^^  voyage,  ne  peut 
pas  les  suivre  et  se  traîne  parmi  les  cailloux';  et  c'est 
dans  les  coins,  à  propos  de  tout  et  à  propos  de  rien,  des 
servantes,  des  paysannes,  des  profils  de  commères 
ex[)erles  en  couches,  des  enfants  qui  se  poussent,  des 
chiens  qui  aboient,  des  chats  qui  courent  après  des 
peh^les  de  lil.  Ils  sont  copieux,  abandonnés,  spontanés 
et  faciles.  Us  disent  loul.  Ils  prennent  garde  à  tout. 
Ils  ignorent  le  sentiment  du  relatif,  et  leur  intérêt 
méconnaît  la  perspective.  Ce  sont  des  gens  pointil- 
leux, minutieux,  attachés  à  des  vétilles,  ressemblant  à 
ce  Lapo  Mazzei  de  Florence,  à  qui  son  ami  Dalini 
reprochait  de  s'inquiéter  jusqu'à  la  boucle  du  sou- 
lier de  la  fille  servant  l'esclave  de  la  maison.  Une 
pierre,  une  pointe  d'herbe,  une  bestiole,  la  broderie 
d'une  manche,  l'orfèvrerie  d'un  éperon,  le  grain  d'un 
rosaire,  la  ganse  d'un  chapeau,  ne  sont  point  pour 
eux  des  quantités  négligeables.  Ils  traitent  ces  détails 
avec  autant  d'application,  de  conscience  et  d'importance 
que  le  reste. 

Et,  comme  ils  ont  la  littérature  et  l'esprit  de  la  rue, 
ils  gardent  l'âme  de  la  rue.  Ils  sont  tendres,  naïfs  et 
dévotieux  ;  aucune  aventure  n'a  troublé  leur  foi  can- 
dide, jolie  et  mesurée  ;  les  mystères  sacrés  qu'ils 
racontent  contre  les  murs  de  l'église  au  service  de 
laquelle  ils  travaillent,  les  touchent  encore  de  leur 
grâce.  Qu'importe  qu'ils  aient  tenté  de  rares  excursions 
du  coté  de  l'antiquité  profane,  puisqu'ils  y  conservent 
un  clair  esprit  de  sainteté?  Leur  talent  ressemble  à  de 
la  vertu.  Leurs  vierges  comme  leurs  Vénus,  leurs 
Grâces  comme  leurs  Saintes  femmes,  leursangescomme 
leurs  dieux,  sont  le  produit  d'un  même  évangélisme. 
Ici  et  là,  môme  émotion  intérieure,  môme  sincérité 
adorable,  môme  ignorance  ou  négligence  de  l'ellet, 
même  scrupule,  même  conscience,  même  adoration,  et 
cette  amitié  des  choses,  celte  sympathie  avec  le  monde 

1.  A  l'Académie  des  Beaux-Arls  de  Florence. 


240  LE    QUATTROCENTO 

créé,  cette  bienveillance  de  poverelli  que  le  siècle 
éprouve  encore  pour  la  nature  qui  est  l'œuvre  de  Dieu, 
de  telle  sorte  qu'il  y  a  plus  de  piété  véritable  dans 
une  mythologie  quattrocentiste  que  dans  le  tableau  de 
religion  d'un  Vénitien  ou  d'un  Bolonais. 

C'est  ainsi  que  leur  œuvre,  strictement  populaire, 
au  lieu  d'être  colloquée  à  côté  des  antiquités  savantes, 
veut  être  comparée  à  l'art  ingénu  du  popolino.  Si  l'on 
cherche  dans  les  tirades  latines  contemporaines  l'expli- 
cation de  ces  fresques,  on  risquerait  de  ne  point  les 
entendre.  Pour  connaître  leur  inspiration,  il  faut  se 
rappeler  les  pauvres  choses  du  peuple,  ses  petites  chan- 
sons d'amour  ou  de  piété,  ses  laudes,  ses  prêches,  ses 
storie,  ses  rappi'esentazioni ,  avec  qui  elles  sont  en 
accord  et  en  sympathie,  dont  elles  gardent  l'accent,  à 
qui  elles  servent  d'images  et  dont  elles  demeurent  la 
vivante  illustration. 

Aussi  bien  cet  art  du  peuple  nous  dit  le  peuple 
autant  que  la  littérature  populaire,  ses  qualités  et  ses 
vertus,  la  somme  de  ses  intérêts,  toutes  les  faces  de 
son  esprit  et  toutes  les  nuances  de  son  iTime.  Il  est  sa 
manifestation  la  plus  parfaite,  celle  où  il  a  réalisé 
entièrement  son  génie  et  l'a  dressé  à  la  face  de  l'éter- 
nité. Mais  il  est  plus  encore  ;  il  est  sa  propriété. 
Il  lui  appartient  à  un  double  titre,  parce  qu'il  est  de  lui 
et  parce  qu'il  est  pour  lui.  Si,  dans  leur  superbe,  les 
humanistes  dédaignent  les  histoires  peintes  en  dialecte 
et  ignorent  le  tendre  ellort  de  beauté  des  faiseurs 
d'étendards  et  de  grosseries,  le  peuple  leur  témoigne 
un  intérêt  passionné.  Il  va  directement  à  ces  pages 
claires  et  faciles,  qui  parlent  sa  langue,  expriment  son 
esprit,  colorent  les  imaginations  dont  sa  têle  est  rem- 
plie. H  s'y  reconnaît,  s'y  éduque,  s'y  amuse,  s'y  édilie 
et  s'y  instruit.  Qu'importe  qu'on  ne  lui  ait  pas  appris 
à  lire  et  qu'il  n(^  possède  pas  de  livres?  II  sait  voir  et 
on  lui  donne  des  images.  Ces  images  lui  tiennent  lieu 
de  livres.  «  Les   figures  représentées  dans  les  églises, 


\A:    l'KLl'Li:.     SON    SENTIMENT    AU  TISTIOLK  2*1 

dit  Savonarole,  sont  les  livres  des  enfanls  et  des 
femmes'.  >.  Elles  mettent  à  sa  portée  et  content  dans 
son  idiome  les  leçons  ét<'rnelles  de  la  Bible,  les  para- 
boles des  Ev<angiles,  les  gestes  de  quelques  héros  de  la 
chronique,  de  la  légende  ou  de  la  foi  ;  elles  signalent 
à  son  ])('ché  les  tortures  de  Tenter  et  les  allres  du  juge- 
ment dernier;  elles  promettent  à  sa  rectitude  les  joies 
du  paradis.  Pieusement,  honnêtement,  il  s'agenouille 
devant  elles,  dit  ses  prières,  égrène  son  chapelet,  par- 
tage Fémotion  tranquille  qui  a  dicté  ces  narrations 
accessibles  ;  et,  en  outre,  comme  les  bons  peintres 
ont  pris  plaisir  à  les  bien  peindre,  pareillement  il 
prend  plaisir  à  les  bien  regarder.  Il  rit  aux  saillies, 
s'intéresse  aux  anecdotes,  apprécie  le  fini  du  travail, 
admire  les  qualités  de  la  marchandise  ;  il  reconnaît 
saint  Christophe  h  sa  grande  taille,  saint  Roch  à  sa 
plaie  et  à  son  roquet,  saint  Laurent  à  son  gril  ;  il  saisit 
les  ressemblances  des  portraits,  les  types  de  son  entou- 
rage et  de  son  cercle  fixés  sur  la  muraille;  et,  lorsque 
les  jeunes  gens  voient  passer  une  fille  dans  les  rues, 
ils  disent:  «  Voici  Marie,  voici  Madeleine'-!  »  il  est 
connaisseur  et  entendu;  il  critique  et  il  loue;  c'est  à 
lui  qiL'on  s'adresse  et  c'est  lui  qui  applaudit. 

Comme  Cimabue  avait  terminé  sa  Madone,  ce  fut, 
dit  la  légende,  dans  son  quartier  une  telle  joie, 
ime  telle  explosion  d'enthousiasme  et  d'allégresse  que 
le  quartier  de  Cimabue  en  prit  le  nom  de  Borgo  Alle- 
(jro ;  deux  siècles  après,  lorsque  Ghirlandajo  eut  décou- 
vert ses  fresques  du  Chœur  de  Sainte-Marie-Nouvelle, 
tout  Florence  éclate  en  bravos.  Rien  ne  se  mure,  ne  se 
colore,  ne  se  sculpte,  que  le  peuple  ne  s'y  intéresse  : 
une  ville  entière  se  passionne  pour  un  projet  de  coupole 

1.  G.  Gruyer.  I.es  illustrations  de  Jérôme  Savonarole  el  les  paroles 
(le  Savonarole  sur  l'art,  Paris,  1880. 

2.  <i  E  li  giinani  vanno  poi  dicendo  a  (|uesta  donna  ed  a  quell'altia  .- 
costei  è  la  Maddalena.  qnello  è  San  Giovanni,  ecco  la  Vcrgine  ;  perché 
voi  dipingete  le  loro  ligure  nelle  chiese,  e  qnesto  è  in  gran  dispregio 
délie  cose  divine.  »  (Savonahole,  l'rediche  sopra  Amos  e  Zaccaria.) 

H.  16 


242  LE    QUATTROCENTO 

OU  pour  un  projet  de  façade.  S'il  ne  s'inquiète  guère 
de  la  publication  d'un  dialogue  latin  ou  de  l'entrée  en 
fonctions  d'un  maître  d'éloquence,  il  note  le  jour  pré- 
cis où  l'on  commence  telle  peinture  et  où  telle  peinture 
est  finie,  les  huit  mille  huitante-quatre  étoiles  qu'on 
fixe  à  la  voûte  d'azur  de  l'église  •,  les  ornements  de 
mosaïque  dont  on  revêt  la  paroi  du  Baptistère.  Il  sait 
les  travaux  en  cours,  les  entreprises  en  exécution,  les 
embellissements  qu'on  rêve,  les  palais  dont  on  jette  les 
fondements.  Et  un  matin  du  mois  d'août  1489,  comme 
on  jetait  à  Florence  les  fondements  du  palais  Strozzi, 
le  petit  Tribaldo  de'  Rossi  accourt,  ouvre  tout  grands 
ses  yeux,  lance  dans  les  tranchées  un  vieux  sou  à  lys 
en  souvenir,  et,  non  satisfait,  mande  après  son  fils 
Guarnieri  et  sa  fille  Francesca.  «  Et  la  Tita  notre  ser- 
vante, qui  était  venue  à  la  boutique  pour  la  viande, 
car  c'était  le  jeudi,  alla  les  chercher,  et  la  Nannina,  ma 
femme  me  les  envoya  tous  les  deux  habillés  ;  et  je  les 
menai  aux  fondations  susdites  ;  et  je  pris  Guarnieri 
à  mon  cou  ;  et  il  regardait  en  bas  ;  et,  comme  il  avait 
un  bouquet  de  petites  roses  de  Damas  à  la  main,  je  le 
lui  fis  jeter  dedans  ;  je  lui  dis  :  est-ce  que  tu  t'en  sou- 
viendras, toi?  11  dit  :  Oui.  Ils  étaient  avec  la  Tita  ser- 
vante, et  Guarnieri  avait  justement  ce  jour-là  quatre 
ans  et  deux  jours,  et  la  Nannina  lui  avait  fait  depuis 
peu  une  petite  veste  neuve  de  taffetas  changeant  verte 
et  jaune.  Que  ce  soit  toujours  au  nom  de  Dieu -'.  » 


1.  «  A  coDsolazione  di  chi  avesse  caro  di  sapcrlo,  e  non  d'altri,  fo 
noto,  conie  nel  Duomo  e  chiesa  cattedrale  di  hiena,  e  per  ornamento 
di  cisa,  cioè  nelle  voile,  e  an'hi,  oitre  agli  azurri,  c  belli  fiegi  di  variati 
colori,  sono  state  messe  nelle  dette  volte  ottomiia  oltâutaquattro 
stelle.  »  (Alleuhetti,  Diario,  p   857  ) 

2.  «  Chando  per  loro  la  Tita  noslra  serva  cliera  veniita  a  bottegha 

fier  la  carne,  che  fii  in  (iiovedf  niattina,  e  la  Nannina  inia  donna  nie 
i  tnandù  tutti  2  detti  iigliuoli  rivestili,  c  munali  a  detli  fondanionti,  e 
preui  Guarnieri  in  collo,  e  guatava  cholagiù,  e  un  niazzo  di  roselline  di 
aamascho  cliaveva  in  niano  veli  fcce  gittarc  denlro,  dissi  :  richordera- 
tene,  tu?  Disse  di  si;  insiuinc  chola  Tila  serva  nostra  erano,  e  (Juar- 
nieri  aveva  appiinlo  dctto  di  anni  4  e  2  dl,  e  avcvali  falto  di  pochi  di  la 
Nannina  una  ghabanella  di  taiïetà  changiante  vcrde  e  giala  nuova. 
Sentpre  sia  al  nome  di  Dio.  j> 


LE  PKUPLE.  SON  SENTIMENT  ARTISTIQUE      243 

Les  peintres,  les  orfèvres,  les  sculpteurs,  les  archi- 
tectes sortis  du  peuple,  restés  du  peuple,  sont  les 
génies  du  peuple,  qui  se  les  montre  du  doigt,  et  en 
tire  gloire.  Brunelleschi, —  ou  plutôt  Pippo, comme  on 
rappelait  plus  simplement,  —  figure  dans  les  Reali  di 
Francia  de  l'Ait issimo  où  on  le  voit  bâtir  sa  coupole. 
«  l^t  j'oserais  dire  que  le  Seigneur  d'en  haut  le  créa  seu- 
lement pour  livrer  cet  ouvrage'.  »  Donatello  est  intro- 
duit dans  la  sacra  rappresentazione  de  Nabtichodonosor^ 
appelé  par  le  roi  de  Ninive  qui  a  dépêché  en  sa  bou- 
tique de  Florence  son  propre  sénéchal  :  «  —  Mon  maître, 
je  le  fais  assavoir  que  tu  te  présentes  à  notre  roi!  — 
Qu'est-ce  que  ça  veut  dire?  Je  n'ai  pas  une  minute  de 
repos.  J'ai  à  livrer  la  chaire  de  Prato.  —  Et  il  le  faut 
tout  de  suite!  —  Je  ne  veux  pas  m'y  refuser,  mais 
j'ai  à  faire  la  Dovizia  du  Marché  qu'on  doit  poser 
sur  la  colonne,  et  pour  le  quart  d'heure  je  ne  peux 
pas  prendre  plus  de  travail'.  »  En  1458,  l'épicier 
Luca  Landucci  énumére  les  hommes  de  Florence  qui  à 
son  jugement,  sont  «  nobles  et  excellents  »  ;  nous  n'y 
voyons  pas  Poggio  qui  était  alors  chancelier  de  la 
République,  ni  Landino  nommé  cette  année  même 
professeur  au  Studio,  ni  Ficin  qui  a  déjà  composé  ses 
hisli  lu  lions  platoniques,  ni  Argyropoulos  qui  brille 
dans  toute  sa  gloire  d'helléniste;  mais  Gosme  de  Médi- 
cis,  l'archevêque   Antonino,   le  prêcheur    Lapacci,   le 

1.  «  C'have  inodelli  e  ingegni  tanto  vari 
Ch'a  pena  contemplarli  si  potea, 

E  ardirô  di  dir  che  Dio  di  sopra 

Soi  lo  créasse  per  fornir  quelVopra.  » 

2.  «  Maestro  mio,  io  ti  fo  a  sapere 
Ciie  al  nostro  re  tu  sia  appresentato. 

—  Io  fui  niosso  testé,  che  vuol  e  dire  ? 
Io  ho  fornire  il  Pergamo  di  Prato. 

—  E'  bisogna  testé.  —  Non  vo'  disdire. 
E  ho  a  fare  la  Dovizia  di  Mercato 
Laquai  sulla  colonna  sha  a  porre 

E  ora  più  lavorio  non  posso  torre.  » 

0.  In  Mercato  Vecchio,  sopra  una  colonna  di  granito,  è  di  mano  di 
Donato  una  Dovizia  di  maciguo  forte,  tutta  isolata;  tanto  ben  fatta,  che 
dagli  artofici  e  da  tutti  gli  nomini  intendenti  è  lodata  sommaraente.  » 
(Vasari,  II,  p.  400.) 


24i  LE    QUATTROCENTO 

chante-histoires  Antonio  di  Gnido,  et  des  peintres,  et 
des  sculpteurs.  «  Donatello,  sculpteur,  qui  lit  la  sépul- 
ture de  Messer  Leonardo  d'Arezzo  à  Santa-Croce;  et 
Desiderio,  sculpteur,  qui  fit  la  sépulture  de  Messer  Carlo 
d'Arezzo,  aussi  à  Santa-Croce  ;  ensuite  apparut  Rosellino, 
homme  très  petit,  mais  grand  en  sculpture,  il  fit  celle 
sépulture  du  cardinal  qui  est  à  San-Miniato  à  main 
gauche;  maîlre  Andreino  des  Pendus,  peintre;  maître 
Domenico  de  Venise  montait;  maître  Antonio  et  Piero, 
son  frère,  qui  s'appelaient  del  Pollajuolo,  orfèvres, 
sculpteurs  et  peintres;  maître  Mariano,  qui  enseignait 
l'arithmétique;  Calandro,  maître  à  enseigner  l'arithmé- 
tique, et  homme  très  bon  et  instruit,  qui  fut  mon 
maître ^  »  Pour  Luca  Landucci,  comme  d'ailleurs  pour 
nous,  Leonardo  Bruni  et  Carlo  Marsuppini  ne  sont 
connus   que   par    leurs  tombes  2. 

Enfin  et  surtout  le  peuple  est  le  client  des  artistes. 
Curieux  de  beauté,  en  voulant  toujours  et  partout,  à 
l'image  dévote  clouée  contre  son  mur,  au  bénitier  de 
faïence  appendu  au  chevet  de  son  lit,  au  couvercle  de 
sa  lampe,  au  panneau  de  son  coffre,  au  manche  de  son 
couteau,  il  porte  seshumbles  ustensiles  chez  les  humbles 
maestri.  C'est  pour  un  savetier  que  le  Pérugin  peint 
telle  de  ses  madon(»s  ;  c'est  pour  les  commères  de  la 
rue  que  le  Ghirlandajo  orne  et  décore  des  j)auiers;  et 
c'est  pour  les  confréries  et  corporations  de  bouchers, 

i.  «Donatello  scultore,  che  fece  la  sepollura  di  messer  Lionardo 
d'Arezzo  in  Santa  Croce  ;  e  Disidero  iscultore  che  fece  la  sepollura  di 
messer' Carlo  dArezzo  pure  in  Santa  Croce.  Di  poi  venne  su  cl  liossel- 
lino,  un  uomo  nifdto  piccolino.  ma  grande  in  iscoltura  ;  fcco  quella 
sepoltura  dol  Cardinalt;  che  è  a  SanMiniato,  in  (piella  cappella  a  niano 
nianra  ..  ;  maestro  Andreino  dcgllnpiccati,  piltore  ;  maestro  Douienicd 
ela  Vinegia,  pittore  vcniva  su;  maestro  Antonio  c  Piero  suo  frati'lln 
che  si  chiamava  del  Pollaiiiolo.  orali,  scultori  e  pittori  ;  maestro  Mari.iiin 
ehc'nsegnava  l'abaco  ;  Calandro  maestro  d'insegnare  labaco  e  uouio 
molto  buono  e  costumato,  che  fu  mio  maestro.  »  (La.ndlcci,  Diario, 
p.  3.) 

2.  A  peu  près  à  la  mrme  époque  où  écrit  Landucci,  Fliivio  Itiondo 
compose  son  lliiUn  iUusIralu.  Parmi  les  illustres  KIorcntius,  il  compte 
tout  d'abord  (>>sme,  connue  Ltmducci,  mais  aussitôt  après,  Pallas  Strozzi, 
Angiolo  Acciajuoli,  Anilrea  Kincchi,  Gianozzo  Manelti,  etc.  (Opcru, 
p.  3o:'..) 


LE    PEUPLE.    SON    SENTLMEM'    ARTISTIQUE  245 

do  lisscraiids,  do  forgorons,  do  cardours  do  laine,  que 
les  uns  ot  les  autres  accomplissent  leurs  œuvres  les 
meilleures. 

Ainsi  le  peuple,  avec  ses  imagos  et  ses  chansons, 
les  histoires  qu'on  lui  conte,  les  rappresen/azioni  qu'on 
lui  joue,  les  proches  qu'on  lui  fait,  et  tel  que  cet  art, 
cette  poésie,  cette  éloquence  nous  le  montre  ;  laborieux, 
joyeux,  pieux;  d'une  foi  claire  et  mesurée  ;  d'un  cœur 
fidèle  et  fleuri  ;  infiniment  poète,  essentiellement 
artiste;  allant  comme  il  peut  à  sa  destinée  ;  existant 
quand  même  en  dépit  dos  doctes;  remplissant  sa  tâche 
de  son  mieux;  mais  seul,  sans  maître,  sans  idéal, 
séparé  par  un  abîme  de  l'élite  pensante  de  la  nation. 

Cependant,  entre  lui  et  cotte  élite,  il  y  avait  les 
bourgeois. 


CHAPITRE  IV 


LB8  BOURGEOIS    ET    LE  RETOUR    A    L  ITALIEN 


I.  Les  bourgeois.  —  Leur  position  intermédiaire  entre  les  doctes  et  le 
peuple.  —  Leur  caractère,  leur  doctrine  et  leur  condition.  —  Leur 
souci  de  la  chose  publique  :  les  lamenti.  —  Leur  soin  de  la  religion. 

—  Leur  fidélité  à  Dante.  —  Leurs  livres  de  raison.  —  Leurs  divertis- 
sements littéraires.  —  Leur  goût  de  l'histoire  :  les  chroniques.  — 
Leur  grâce.  —  Leurs  talents  de  société. 

IL  L'œuvre  littéraire  des  bourgeois.  —  Comment  ils  continuent,  copient 
et  galvaudent  Dante,  Pétrarque,  Boccace  et  les  petits  genres  du  Tre- 
cento.  —  Burchiello  et  la  poésie  alla  burchia.  —  Putréfaction  de  la 
littérature  de  l'âge  précédent.  —  Banqueroute  de  l'idéal.  — Triomphe 
du  gros  rire.  —  Protestation  des  bourgeois  contre  l'humanisme  : 
invectives  de  Domenico  da  Prato  et  de  Gino  Rinuccini.  —  L'usage 
vivant  de  la  langue  écrite  maintenu  par  les  bourgeois.  —  Le  latin  a 
accompli  son  œuvre  et  l'italien  risque  de  tomber  au  rang  de  langue 
alittéraire.  —  Retour  à  l'italien. 

IlL  Leone-Battista  Alberti.  —  Son  éducation  et  son  œuvre  d'humaniste. 

—  Son  éducation  par  la  vie  :  famille,  amours,  gymnastiques,  maladies 
et  pauvreté.  —  Son  excellence  et  sa  curiosité  infinies.  —  Son  goût  de 
la  Beauté.  —  Ses  relations  dans  tous  les  mondes.  —  S'adressant  à 
tous,  il  écrit  dans  la  langue  de  tous.  —  Ses  dialogues  et  leur  morale. 

—  La  défense  de  l'italien  —  V Academia  coronaria. 

IV.  Comment  la  tentative  de  Leone-Battista  est  assurée  du  lendemain. 

—  Raisons  qui  militent  en  faveur  du  retour  à  l'italien.  —  Les  femmes 
et  le  rôle  de  l'amour.  — Premiers  successeurs  de  Leone-Battista.  — 
Matteo  Palmieri  et  sa  Vila  civile.  —  Cristoforo  Landino  et  ses  leçons 
sur  Pétrarque  au  Studio.  —  Laurent  de  Médicis  et  son  plaidoyer  pour 
la  langue  toscane.  —  Fortune  de  Dante  réhabilité  dans  ses  charges 
par  la  Signorie  de  Florence.  —  L'Académie  platonicienne  et  le  vul- 
gaire. —  ÔEuvres  latines  contemporaines  traauites  en  vulgaire.  —  Le 
bel  italien.  —  Idée  qu'on  s'en  fait  et  modèles  qu'on  lui  propose.  — 
Le  style  de  V Hypnerotomachia  Poliphili. 

V.  La  Renaissance. 


I 

Les  bourgeois,  très  nombreux  dans  ce  qui  subsiste 
en  Italie  de  républiques  marchandes,  et  plus  spéciale- 
mcîfit  k  Plorence,  forment  une  classe  intermédiaire, 
flottante  et  mal  définie,  dont  les  couches  élevées 
atteignent  jusqu'au  bel  esprit  des  humanistes,  dont  les 
étages  inférieurs  confinent  à  la  simplesse  de  la  rue. 


LES    BOL'RGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  247 

L'épicier  Matteo  Palmieri,  mêlé  à  tout  le  mouvement 
érudit  de  son  époque,  l'ami  et  le  commensal  d'hommes 
savants,  l'auteur  d'œuvres  écrites  en  latin,  est  quasi- 
ment un  humaniste,  sauf  qu'il  tient  boutique,  au 
Canto  délie  Rondini,  de  drogues  et  d'épices.  Au  con- 
traire le  petit  artisan  Tribaldo  de'  Rossi  a  beau  con- 
naître l'alphabet  et  rédiger  ses  mémoires,  par  ses 
attaches  et  son  esprit,  il  est  peuple. 

Sachant  lire,  compter,  raisonner;  s'entendant  aux 
questions  et  aux  affaires;  ayant  souvent  reçu  l'an- 
cienne culture  scolastique  du  Trivhan  et  du  Quadri- 
viimi;  connaissant  parfois  un  peu  de  beau  latin,  les 
bourgeois  se  distinguent  du  peuple  qui  est  ignare; 
ne  faisant  point  profession  de  cette  culture  et  n'écri- 
vant guère  en  latin,   ils  se  distinguent  des  érudits. 

Prudents,  sentencieux,  économes;  facilement  mora- 
listes, volontiers  facétieux,  grands  louangeurs  du 
temps  passé,  plus  développés  par  la  pratique  des 
choses  que  par  le  commerce  des  livres,  ce  sont  préci- 
sément ces  hommes  qu'a  définis  l'un  d'eux,  «sans 
science  acquise,  mais  selon  l'usage  de  la  nature, 
experts  et  sages,  à  qui  il  appartient  de  composer 
chants  de  bataille,  chansons,  musiques  propres  à 
délecter  les  hommes  simples  et  matériels,  et  parfois 
de  noter  quelques-unes  des  choses  qui  apparaissent 
dans  les  pays,  autant  qu'ils  le  peuvent  comprendre^  ». 

Il  faut  rechercher  leurs  origines  spirituelles  chez  les 
petits  trecentistes  de  l'Age  précédent;  chez  Antonio 
Pucci  qui  est  sonneur  de  cloches;  chez  Ser  Cambi  qui 
est  marchand  d'épices  ;  chez  Ser  Giovanni  qui  s'intitule 
le  premier  des  barbagimmi;  chez  Franco  Sacchetti  qui 
se  dit  uomo  discolo  e  grosso,  oui,  Sacchetti  qui  prétend 
que  la  justice  est  morte,  Sacchetti  qui  attaque  les  moines, 

1.  «  Uoniini  senza  scienzia  acquisitata,  ma  secondo  l'uso  délia  natura 
expert!  e  savi,  sta  di  coniponere  canti  di  bactaglie,  canzoni,  suoni  e 
altre  cose,  a  dare  dilecto  alli  homini  simplici  e  materiali,  e  alcuna  volta 
di  notare  alcune  cose  che  appaiono  in  ne'  paesi,  segondo  quelle  che 
puù  comprendere.  »  (Sercambi,  Croniche.) 


248  LE    QUATTROCENTO 

Sacchetli  qui  flétrit  les  tyrans,  Sacclu  !ti  qui  se  plaint 
des  impôts,  Sacchetti  qui  pleure  la  foi  perdue,  Sacchetti 
qui  polémise,  conte,  chante,  rit,  plc-ire,  et  qui  est 
d'ailleurs  marchand,  citoyen  et  magishat,  donne  assez 
exactement  leur  mesure,  s'il  est  permis  d'assigner  un 
format  à  cette  classe. 

Ils  sont  marchands  de  drap,  marchands  de  soie, 
changeurs,  hanquiers,  épiciers,  appartenant  au  peuple 
gras,  si  ce  n'est  toujours  par  la  position,  au  moins 
par  la  disposition  ;  ils  sont  jhges,  notaires,  greffiers, 
juristes,  scrihes,  magistrats;  ils  sont  capitaines  du 
peuple,  ambassadeurs,  podestats,  gonfalonniers  de  jus- 
tice ;  et  ils  sont  parfois  chanoines,  prieurs  et  vicaires. 

Ils  ne  chantent  pas  comme  le  peuple  :  ils  écrivent. 
Ils  n'écoutent  pas  :  ils  lisent'.  Ils  n'improvisent  pas  : 
ils  réfléchissent.  Ils  narrent,  ils  disputent,  ils  dis- 
sertent, ils  raisonnent,  ils  conseillent,  ils  regrettent,  et 
ils  prêchent  surtout  beaucoup.  Ils  ont  de  l'escient,  du 
jugement,  du  bon  sens,  de  l'assiette  et  de  la  raison. 
Ils  sont  assis  sur  leur  office  comme  sur  un  banc.  Us 
sont  graves  et  pondérés.  Ce  n'est  pas  à  eux  (juil  fau- 
drait faire  prendre  des  vessies  pour  des  lanternes,  ni 
tâcher  de  conter  que  midi  est  à  quatorze  heures. 
Ils  savent  parfaitement  frauder  le  fisc,  cacher  leurs 
revenus,  exagérer  devant  les  officiers  de  l'impôt  leurs 
charges  domestiques.  On  se  tromperait  encore  d'exiger 
de  leur  vertu  des  atlitudes  aussi  héroïques  que  témé- 
raires, et  qu'ils  aillent  s'Uttirer  quelque  ennui  en  se 
m«'ltant  entre  les  jambes  des  gouvernants.  «  Dans  les 
faits  d'itllat,  dit  Neri  Gapponi,  je  conclus  que  vous  le 
teniez   pour  qui    le  tient,   et  chargez-vous  en  peu,  et 

1 .  Les  Hlorie  que  goûtent  les  bourgeois  ne  sont  point  celles  chantijes 
et  riim'-cs  par  le  canlamlmnco  devant  le  peuple,  il  en  a  d'autres,  à  lui 
plus  pfirticiiliérement  dcslinùes,  écrites  en  prose, qui  se  lisent  et  i|iii  sont 
plus  «('•rieuses.  C'est  ainsi  (|uc  lltalie  possède,  à  côté  do  sa  lilliniture 
romanes(|uc  en  vers,  une  très  vaste  littérature  en  prose  parallèle. 
Andréa  di  Harheriuo,  qui  (lorissait  autour  de  l'an  1400.  et  à  qui  l'on 
doit,  entre  autre»,  les  doux  histoires  de  Cuerrino  il  Meschino  et  dos 
Heiili  <li  Franciu,  y  fut  excellent. 


LKS  BouKr.r:ois  kt  le  rtCToUR  a  l  italien  249 

donnez  votro  faveur  à  qui  gouverne'...»  «Tiens  tou- 
jours, ajoule  Morolli,  pour  celui  ([ui  lient  et  possède  le 
Palais  et  la  Signorie,  et  suis  leurs  volontés,  et  obéis  à 
leurs  commandements,  et  garde-loi  de  rien  blâmer, 
ni  de  dire  mal  de  leurs  entreprises  et  alïaires,  mt^me 
quand  elles  sont  mauvaises-.  »  Ils  s'intéressent  aux 
choses  de  leur  pays.  Ils  savent,  ce  qu'ignorent  les 
humanistes,  quel  est  le  gouvernement  le  meilleur,  de 
celui  d'un  ou  de  plusieurs,  ou  de  celui  de  peu  ou  de 
beaucoup.  Ils  ont  des  théories  d'Etat  et  des  principes 
de  politique.  Et  s'ils  ne  défendent  plus  la  commune 
les  armes  à  la  main,  oflice  désormais  réservé  aux  sol- 
dats mercenaires,  ils  la  conseillent  toujours  de  leur 
avis. 

Le  bien  de  la  cité,  l'honneur  de  la  cité  les  intéresse 
au  môme  chef  que  leur  honneur  personnel.  Ils  appar- 
tiennent à  une  ligue  ou  à  unefaclion.  Ils  sont  travaillés 
de  soucis  et  de  griefs  publics.  En  1420,  à  Florence, 
Niccolo  Uzzano  s'en  va  subrepticement  afficher  sur  le 
palais  de  la  Signorie  certaines  terzines  si  virulentes 
contre  les  hommes  au  pouvoir,  qu'on  promet  cent 
florins  d'or  à  qui  en  découvrira  l'auteur.  Ils  composent 
des  libelles,  des  factums,  des  pamphlets,  des  déclara- 
tions patriotiques.  Dans  les  désastres  publics  englobant 
toute  une  communauté,  ils  élaborent  de  longues  com- 
plaintes qui  sont  dites  Lainenti,  où  par  leur  bouche 
éplorée  se  lamente  à  la  première  personne  la  cité 
déconfite  ou  le  prince  vaincu  •^  Nous  axons  doi  /(tmenti 
de  Constantiiiople  aux  mains  des  Turcs,  de  Pise  aux 
mains  de  Florence,  de  Volterre  aux  mains  du  Magni- 
iique,  de  Gônes  qui  appelle  au  secours,  de  Rome  qui 

1.  «  Ne'  fatti  dello  Stato.  conchiudo  che  voi  tegnate  con  chi  lo  tiene; 
e  pigliatene  poco,  e  date  fuvnre  a  chi  repge,  perché  e'  si  conviene  avère 
maggiore.  »  (Muratori,  Herun,,  XVIII,  UoO.) 

1.  «  Tieni  seinpre  con  clii  tieue  e  posslede  il  palagio  e  la  signoria,  e 
loro  volontà  e  coiumandainenti  obbedisci,  e  segiiita,  e  guardati  di  non 
biasiiJiare.  né  dire  maie  di  loro  iniprese  e  faccende,  eziandio  che  siano 
cillive.  »  (MonELLi,  Cronaclie,  p.  276.) 

3.  Lamenli  slorici  ilei  si-culi  XI V,  AT  e  A'1'7,  raccoiti  e  ordinati  a  cura 
di  A.  Medin  e  L.  Frati,  Bologne,  1887-88-90,  3  vol. 


250  LE    QUATTROCENTO 

pleure  la  déchéance  de  son  église;  nous  avons  des 
lamenti  sur  les  disgrâces  des  comtes  de  Poppi,  de 
Galeazzo  Sforza,  de  Julien  de  Médicis,  du  roi  de 
Naples.  Ces  choses,  qui  affectent  la  forme  de  sirventesi^ 
de  ha/iate,  de  canzoni  ou  de  simples  octaves,  s'écrivent, 
s'envoient,  s'affichent,  se  chantent  sur  la  place;  si  ça 
ne  console  pas  toujours,  ça  soulage  du  moins  un  peu. 
«  Au  temps,  dit  Gaugello,  citoyen  de  la  ville  de  Pergola, 
où  l'on  découvrit  ce  traité,  que  certains  méchants 
devaient  donner  une  porte  à  S.  Ghismondo  pour  ruiner 
cette  terre,  et  ils  furent  châtiés  avec  justice,  et  caetera,  et 
moi  étant  à  Urbin,  et  passant  un  jour  à  Pian  di  Gher- 
cato,  j'entendis  une  voix  de  ces  boutiquiers  qui  disait  : 
Ces  traîtres  de  la  Pergola  !  Cette  parole  me  blessa  d'une 
telle  injure  qu'en  moins  de  trois  heures  je  composai 
cette  petite  fantaisie,  laquelle  fut  lue  en  ces  boutiques 
de  Pian  di  Chercato,  et  après  chacun  se  tint  coi*.  » 

Et,  comme  ils  ont  du  patriotisme,  ils  ont  de  la  reli- 
gion; ce  sont  eux  qui,  le  plus  souvent,  fabriquent  les 
laudes  dévotes  et  les  rappresentazione  sacre,  à  défaut 
des  humanistes  qui  ne  sauraient  s'abaisser  à  cette 
besogne  et  du  peuple  qui  ne  saurait  s'y  élever.  Ils 
commentent  la  Comédie  de  Dante  dans  les  églises;  à 
Florence,  Giovanni  Gherardo  da  Prato  succède  dans 
cet  office  à  Fil  ippo  Villani.  et  Antonio  d'Arezzo  succèdeà 
Giovanni  Gherardo  :  «  Le  16  janvier  1428,  noteCorazza, 
maître  Antonio  d'Arezzo  commença  à  exposer  Dante  à 
l'église  de  San-Slefano  a  Ponte.  Et  parce  qu'il  y  avait 
peu  de  place,  il  la  dit  ensuite  à  l'église  Sainte-Marie- 
de-la-F'leur.  » 

Quehjuefois  ils  sont  pauvres,  perclus  de  dettes,  mis 

1.  «  AI  leinpo  che  fo  discoperlo  qucllo  Iractato  che  cerli  ealtivi  dove- 
vano  dare  una  porta  al  S.  Gismondo  per  guastare  qiiesta  terra  e  qiielll 
furono  casti^ali  ciun  juslitia,  etc.,  et  io  essendo  in  L'rbino  e  passando 
un  di  per  Pian  di  Chercato,  sentii  una  voce  di  quelle  boctighe  rlie  dixc  : 
quelii  traditori  de  la  Pergola.  Qiiella  pnroia  mi  punsc  con  tunianta 
injuria  che  suhito  in  niauro  di  tre  hore  io  conipusc  nuesta  pichula 
fantasia,  la  quclla  fo  lecta  in  qnelli;  boctighe  di  Pian  (le  Chercato  et 
ciaHCuno  stectc  puoi  quetu.  »  {Lamenti^  oj).  c,  IV,  p.  14i.) 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  251 

pour  leurs  dettes  en  prison;  et  alors  ils  profitent  de 
ce  r^pit  pour  composer  des  vers  ou  des  histoires,  à 
l'exemple  de  Jacopo  da  Montepulciano,  de  Giovanni 
Cavalcanti  ou  du  barbier  Burchiello.  D'autres  fois  ils 
sont  riches,  puissamment  cossus,  possédant  des  champs 
au  soleil,  des  graines  au  grenier,  du  linge  dans  les 
coffres.  Ils  ont  de  l'ordre.  Ils  gardent  un  livre,  le  livre, 
oii  par  besoin  de  clarté  et  de  commodité  mentales,  ils 
inscrivent  les  affaires,  de  leur  vie  spirituelle,  comme 
dans  un  tiroir  ils  enferment  les  objets  de  leur  vie  com- 
merciale. Qu'on  ouvre  le  livre  ou  le  tiroir,  on  trouvera 
en  place  ce  dont  on  a  besoin.  Ils  y  inscrivent  d'abord 
les  événements  qui  les  louchent  de  près,  leurs  dépenses 
occasionnelles,  la  naissance  de  leurs  enfants,  la  dot  et 
la  mort  de  leurs  femmes,  les  rendements  de  leurs 
terres,  le  nombre  de  leurs  arbres  fruitiers,  leurs  con- 
trats, leurs  voyages  ;  et  comment  ils  étaient  habillés 
dans  tel  déplacement;  et  qu'ils  se  sont  commandé  un 
bonnet  de  fourrure  de  tel  prix;  et  que  leur  femme  a 
perdu  un  petit  couteau  au  bal  donné  sur  la  place  pu- 
blique de  Sienne.  Ils  y  copient  les  écritures  bonnes  h 
garder,  telles  que  :  recettes  de  pommades  et  d'eaux,  for- 
mules incantatoires,  fragments  d'anciennes  chroniques, 
strambotti^  sonnets,  ballades,  chansons  de  poètes  fameux, 
un  petit  traité  de  géographie,  le  Symbole  de  saint 
Athanase,  la  Prière  des  sept  allégresses  en  vers,  la 
Prière  des  sept  allégresses  en  prose.  Ils  y  consignent 
les  événements  de  la  rue,  de  la  cité  ou  du  monde,  et 
non  seulement  les  fêtes,  noces,  entrées  triomphales, 
bals,  tournois,  naissances  d'enfants  monstres,  comètes, 
pestilences,  exécutions  capitales,  processions,  ouragans, 
tremblements  de  terre,  mais  les  batailles,  les  édits  de 
paix,  les  promulgations  de  guerre,  les  détails  d'ambas- 
sades, les  élections  de  prieurs,  les  ordonnances  de 
princes,  les  mouvements  de  la  place.  Ce  sont  leurs 
livres  de  raison,  leurs  Diarii,  lihri  di  ricordi,  libri 
secreti,    memorie,    zibaldoni,    «  salades    de    plusieurs 


252  LE    QUAT'HIOCENTO 

horbes  »  comme  dit  du  sien  le  marchand  Giovanni 
Rucellui. 

Très  actifs,  détestant  la  paresse  qui  est  une  honte, 
pour  fuir  le  sommeil  et  s'occuper  dans  les  heures 
vides,  ils  s'amusent  à  écrire.  Ils  traduisent  quelque 
chose  du  latin,  composent  des  traités  utiles,  racontent 
des  vies  ou  des  histoires. 

Giovanni  Gherardi  da  Prato  élabore  son  Trallato 
d\ina  angelica  cosa  mostrata  per  itna  divofissima  visione 
et  son  petit  roman  du  Paradiso  degli  Alherti  ;  le  mar- 
chand Feo  Delcari  de  Florence  translate  du  latin  les 
pieuses  légendes  d  u  Prato  sjjîrihiale,  la  l 'ita  diFra  Egidio, 
l'ami  de  saint  François,  la  Vita  del  Beato  Colonibini, 
fondateur  de  l'ordre  des  Gesuati,  qu'il  enrichit  de 
chiiïres,  de  dates,  d'informations  puisées  «  dans  les 
papiers  de  notaires  publics  »  ;  sur  la  fin  de  sa  longue 
cairicre,  et  dans  sa  solitude  champêtre  de  l'Antella,  le 
libraire  Vespasiano  di  Histicci  se  divertit  à  coucher  par 
écrit  un  Trattato  contro  ail'  ingratitudine,  un  Tratlato 
délia  vila  e  conversazione  dei  Cristiani.  un  Libro  délie 
lodi  et  commendazione  délie  donne  illttstri,  et,  bien 
qu'une  pareille  occupation  soit  «  étrangère  à  sa  profes- 
sion »,  dans  ses  fameuses  Vite,  il  «  fait  mémoire  de 
tous  les  hommes  doctes  qu'il  a  connus  dans  celte  époque 
par  le  moyen  d'un  bref  commentaire*  ».  Encore  que 
leur  esprit,  nourri  de  chiiïres  et  de  faits,  garde  les  deux 
pieds  sur  terre  et  ne  soit  point  pour  se  perdre  dans  les 
nues,  C(ît  esprit  n'est  point  l'ennemi  de  la  poésie.  Ils 
sont  hommes  à  priser  l'iugéniositédélicate d'une  inven- 
tion, liclion  ou  vision  amoureuse;  et  ils  ne  se  montrent 
pas  si  rustiques  qu'ils  ne  soient  capables  tout  comme 
un  autre  d'y  aller  de  leur  sonetto  candato.  Mais  (jue 
s'ils  s'essoufllent  (juclquefois  après  les  allégories  d'un 
autre  monde,  ils  préfèrent  rester  dans  celui-ci,   et  y 


1.  v  Ucne  clic  siii  alieno  <l(.-lla  iiiia  profcssiono,  tio  falto  iiieinoriH  di 
tutti  k'i  iioiiiini  che  ho  cononciuli  in  questu  ctà,  pcr  via  d'un  brève 
romenlario.  »  (Vkhcahuro,  p.  5.) 


Li:s  i!OLRGr:ois  et  le  iietolr  a  l  italien  253 

nicltre  joliment  en  vers,  soit  une  nouvelle  de  Boc- 
cace,  soit  une  chronique  de  pays,  oi^i  il  nV  a  rien  à 
inventer.  Antonio  da  San-Miniato  rime  le  siège  de 
Piombino.  Niccolù  Ciminello  rime  la  guerre  d'Aquila. 
<joro  Dati  rime  l'œuvre  géographique  de  La  Sfera,  où  il 
est  parlé  des  ciels,  des  terres,  des  continents  ;  et  Pietro 
de  Moiitalcino,  en  un  livre  d'autant  plus  beau  qu'il 
porte  un  titre  latin,  Dcuisdttttio/irvirtitttnn  etdc  irgbnine 
sanllafis,  rime  des  principes  de  morale  et  d'hygiène. 

L'histoire,  dont  on  peut  tirer  mieux  que  de  la  poésie 
<(  un  bon  fruit  »  les  intéresse  au  premier  chef.  Ils  ont 
la  mémoire  remplie  d'événements,  de  souvenirs, 
d'exemples  et  de  faits  historiques,  qu'ils  citent  volon- 
tiers dans  leur  prudence,  et  que,  pourne  point  oublier, 
ils  couchent  facilement  par  écrit.  C'est  ainsi  que  Pietro 
Minerbetli,  trois  fois  prieur  de  Florence,  gonfalonnier 
de  justice,  cavalier  de  l'Eperon  d'or,  était  jadis  homme 
à  dire  précisément,  «  en  quel  an,  en  quel  mois,  en 
quel  jour  avaient  été  faites  ces  o[)érations  et  ces  choses, 
desquelles  on  parlait  et  raisonnait  »;  mais  avec  l'âge  sa 
mémoire  s'est  si  ad'aiblie  que  «  moi,  avoue-t-il,  des  choses 
que  j'entends  qu'elles  se  fontetse  pratiquenten  quelque 
lieu,  c'est  à  peine  si  je  les  garde  un  an  dans  mon  esprit... 
et  cela  très  souvent  m'excite  à  colère...  et  c'est  pour 
cela  que  j'ai  pris  à  cœur  de  faire  quelque  mémoire 
pour  moi  seul  des  choses  que  j'entendrai  qu'elles  se 
font  en  beaucoup  de  pays*  ».  Pour  des  raisons  sem- 
blables, les  uns  et  les  autres  élèvent  souvent  leur 
modestes  diarii  jusqu'à  la  hauteur  ou  jusqu'à  la  pré- 
tention d'annales  et  de  chroniques. 

Giovanni  Sercambi,  épicier  et  magistrat  de  Lucques, 
raconte, '<  pour  ne  point  rester  oisif  »,  les  trois  histoires 


1.  «  Ma  oggi  è  tanto  indebilitata  la  memoria  che  io  délie  cose  ch'io 
odo  si  fanno,  o  adoperano  in  alcun  luogo,  appena  un  anno  le  tango  a 
mente...  e  queslo  ispesse  volte  mi  move  a  ira...  e  per  questo  mi  sono 
posto  in  cuore  di  fare  aUimo  ricordo  per  me  solo  di  quelle  cose  che 
udirù  si  facciano  in  molli  luoghi.  />  (Pietho  Mineubetti,  Cronica,  Tartini, 
Reruin,  Florence,  1748-1770,  2  vol..  Il,  p.  80.) 


2o4  LE   QUATTROCENTO 

de  Liicqucs  libre,  de  Liicques  gibeline,  de  Lucques  libé- 
rée, travail  qu'il  commence  en  Tannée  1368,  qu'il  pousse 
jusqu'à  sa  mort  en  1424,  et  qui,  depuis  l'année  1400,. 
n'est  plus  qu'un  monceau  de  choses  jetées  pêle-mêle. 
Goro  Dati,  de  Florence,  consul  de  l'Art  de  la  soie  et 
prieur,  «  pour  fuir  l'oisiveté  et  le  sommeil  à  l'heure  du 
midi,  »  raconte  à  un  de  ses  familiers  «  par  ordre,  chaque 
jour  un  morceau  »,  «  l'histoire  de  la  longue  et  grande 
guerre  d'Italie  qui  fut  en  ces  jours  entre  le  tyran  de 
Lombardie  duc  de  Milan  et  la  magnifique  commune  de 
Florence  *  ».  Neri  Capponi  de  Florence  compose  le  Co)n- 
mentario  deiracqtmto  di  Pisa,  et  Giovanni  Cavalcanti  de 
Florence,  enfermé  injustementpour  dettes  «  dans  les  hon- 
teuses et  fétides  prisons  qui,  par  leur  vocable,  sont  appe- 
lées lesStinche  »,  réduit  à  discourir  contre  son  gré  «avec 
des  personnes  de  condition  abominable  et  perverse», 
«  pour  oublier  les  perverses  et  si  méchantes  gens  et 
leurs  conversations  »  et  «  pour  réfrigérer  ses  passions  et 
leur  donner  de  l'espace  »  décide  «  d'écrire  les  divisions  de 
nos  citoyens,  et  d'où  procéda  l'exil  de  Cosme  de  Médicis,  et 
puis  son  retour,  et  ce  qui  s'ensuivit  de  cet  exil  mal  fait-  ». 
Pietro  Minerbetti  suit  l'histoire  de  Florence  de  1385  à 
1409,  et  Domenico  Buoninsegni,  la  conduit  de  1410  à 
1460.  Bernardino  Corio  étudie  l'histoire  de  Milan  depuis 
ses  origines  jusqu'à  la  fuite  du  Sforza  à  Innsbruck,  et 
MarinoSanudo  détaille  la  vie  des  doges  de  Venise  jusqu'à 
Antonio  Barbarigo.  Et  que  si  ces  chroniques  visent  plu» 
ou  moins  au  beau  style,  d'autres  sont  plus  domestiques 
et  familières. 

Stefauo  Infessura,  notaire,  préteur  à  Orbe,  maître  de 

1.  «  Dilibero  di  racconture  oyni  di  un  pezzo  per  ordinc,  la  sloria  délia 
lun^a  e  grande  guerrn  d'Italia,  che  fu  a  questi  nostri  di  tra  il  liranno 
di  Loriilmrdia  diica  di  Milano  e  il  magnifico  couiunc  di  Fircn/e.  » 
((joHo  l)ATi,  Sloria  di  Firenzf,  Florence,  n^ii,  p.   1.) 

2.  «  ...  l'er  rifrigerare  e  dare  liiogo  aile  mie  passioni,  e  da  quelle 
farini  lontnno  (juunlo  era  j os.sibile,  per  ohbliare  le  perverse  e  si  nial- 
vngc  gcnti,  e  le  loro  conversiizioni,  elcssi  di  scriverc  dclla  divisione  di 
nostri  citladini  ;  c  dunde  procedelle  il  cacciauiento  di  Cosiuio;  e  poi 
de!  8UO  rilornarc  ;  e  quello  che  sei(ui  di  questo  mal  Tatto  cacciauiento.  » 
(fjiovA.ii.Hi  Cavau;aati,  Isturiv  florentine,  Floreme,  1828,  2  vol.,  I,  p.  2.) 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUK    A    l' ITALIEN  255 

droit  à  Rome,  secrétaire  du  Conseil  de  sa  commune, 
écrit  la  chronique  romaine  de  l'an  1244  aux  dernières 
années  du  Quattrocento.  Giovanni  Pietro  Gagnola,  châ- 
telain de  la  Rocca  di  Sartirana  raconte  en  milanais  à 
Ludovic  le  More  «  pour  fuir  la  paresse  et  prendre 
(|uelque  récréation  dedans  les  murs  »,  «  les  désolations 
qui  ont  été  faites  à  cette  Ilalie  par  gents  barhares  et 
extérieures  depuis  l'incarnation  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ'  »  ;  et  il  faut  citer  les  chroniques  d'Orvieto 
de  Niccolù  délia  Tuccia,  les  chroniques  de  Forli  de 
Leone  Gobelli,  les  chroniques  de  Pistoie  de  Luca  Domi- 
nici,  les  chroniques  de  Gubbio  de  Guernieri  Berni,  les 
chroniques  de  Brescia  de  Gristoforo  da  Soldo,  les  chro- 
niques de  Venise  de  Piero  Malipiero,  les  chroniques  de 
Rome  de  Paolo  di  Petroni,  les  chroniques  de  Naples 
des  Ramo,  les  chroniques  de  Florence  des  Rinuccini. 
Ces  œuvres,  indilï'éremment  écrites  en  vulgaire  ou 
dans  le  latin  des  procédures,  remontant  parfois  au 
déluge  et  s'aidant  alors  de  chroniques  plus  anciennes, 
constituent  une  sorte  de  trésor  domestique.  Elles  sont 
élaborées  par  le  père  et  transmises  au  (ils,  à  qui  il 
arrive  de  les  tenir  au  courant.  Elles  représentent  des 
façons  de  mémento^  de  répertoires,  d'une  consultation 
utile  aux  familles  qui  les  possèdent.  «  Quoique,  dit  à 
ses  lils  Giovanni  Morelli  des  siennes,  elles  soient  écrites 
grossement  et  matériellement,  je  pense  que  vous  y 
trouverez  dedans  bon  fruit,  et  cela  ne  se  fait  point  pour 
lire  à  plaisir,  ni  pour  montrer  à  aucune  personne,  car 
appartenant  à  autre  qu'à  vous,  on  s'en  moquerait-.  » 

Non  que  le  goût  de  l'histoire,  le  soin  de  l'Etat,  le 
<ull<^  de  la  religion,  le  souci  du  commerce  et  de  leur 
profession  les  absoi'be  tout  entiers.  Ils  ont  l'esprit  bien 

1.  «  Le  desolazioni  a  questanostra  Italia  state  faite  du  giente  barbara 
f  externe  da  poy  la  incarnazione  del  N.-S.  J.-C.  » 

2.  «  E  comechè  grossamente  e  material mente  iscritte,  nondimeno 
penso  che  vi  Iroverete  entro  buon  frutto,  e  questo  non  si  fa  per  leggere 
a  dilctto,  ne  per  mostrare  ad  alcuna  persona,  che  non  appertenendosi 
ad  altri  che  a  voi,  se  ne  sarebbe  fatto  betfe.  »  (Mohelli,  Cronache,. 
p.  2415.) 


256  LE    OIATTROCENTO 

fait.  Ils  lénioig^iient,  surtout  au  temps  de  la  jeunesse, 
d'une  liumeur  jolie.  Ils  ont  des  armes,  des  armoiries  et 
des  devises  d'amour.  Us  sont  hommes  à  paraître  dans 
un  bal,  à  figurer  dans  un  tournoi,  à  tenir  leur  place 
dans  une  réunion.  Ils  connaissent  de  gracieuses  mvlho- 
logies.  Ils  touchent  facilement  du  luth.  Ils  improvisent 
quelquefois  des  chansons.  Ils  sont  empressés  envers  les 
dames.  Ils  s'etTorcent  de  disserter  de  courtoisie  et  de 
gentillesse.  S'appliquant  à  être  de  requête  auprès  des 
compagnies  aimables,  ils  possèdent  plus  d'un  tour  dans 
leur  gibecière  et  plus  d'une  ressource  dans  leur  esj)rit. 
Pour  chasser  l'ennui  des  longs  voyages,  égayer  les 
veillées  monotones,  tenir  en  temps  de  peste  son  esprit 
dispos  comme  il  sied,  ils  racontent  des  histoires.  Ils 
mettent  par  écrit  les  farces  qui  se  sont  accomplies  dans 
leur  époque,  quelquefois  sous  leurs  yeux  :  celle  de 
Brunelleschi  et  des  artisans  de  Florence  au  Grasso 
legnaiuolo ;  celle  de  Messer  Giovanni,  grand  farceur 
de  Florence,  à  Buonaccorso  di  Lapo  Giovanni  ;  celle  du 
notaire  Tinucci,  du  cavalier  du  palais  Antonio  et  du 
fils  de  Messer  Guccio  di  Nobili  au  pauvre  Âlfano  dit 
le  Bianco  :  en  li28,  ne  s'étaient-ils  pas  avisé  de  lui 
faire  accroire  qu'il  avait  été  nommé  podestat  à  Norcia, 
si  bien  que  le  simple  homme  démissionna  de  son 
emploi,  vendit  ses  allaires  et  partit  aussitôt'?  Ils  ont 
voyagé,  couru  le  monde,  assisté  à  des  aventures, 
recueilli  des  notices  et  des  nouvelles,  dont  ils  font  |)ro- 
vision,  qu'ils  envoient  poliment  comme  hommages, 
présents,  remèdes  aux  maladies  et  consolations  aux  cha- 
grins. Leur  uK'moire  est  meublée  de  bon*^  tours,  de  bons 
mots,  de  n'-ponses  comiques,  de  fourberies  boull'onnes, 
constituant  un  véritable  trésor  de  société.  Et,  lorsqu'ils 
se  rappellent  de  compagnie  quelque  piraterie  du  Piovano 

\.  Voir  la  nouvelle  du  (îrasso  legnaiuolo, àann  Manetti,  Opérette  isto- 
ric/ie,  Florence,  I8HT  —  La  nouvelle  de  Buonaccorso  di  Lapo.  dans 
licirghini,  Af/t/iitn(e  ni  Sovelllrio,  II,  p.  115.  —  La  nouvelle  de  Hianco 
Alfani,  ib.,  p.  211.  —  La  science  n'est  point  d'accord  sur  l'attriliuUon 
■ilc  ccH  nouvelles. 


1 


LES    150URGE01S    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  257 

Arlotto  OU  qu'avec  des  gestes  appropriés,  Piero  Vene- 
ziaiio,  «  homme  gai,  plaisant,  universel  et  de  talent 
merveilleux  »  leur  narre  sa  fameuse  histoire  de  Madonna 
Lisetta  Levaldini,  ils  rient  à  se  décrocher  la  mâchoire 
et  se  tapent  sur  les  cuisses. 


II 


L'œuvre  écrite  de  gens  pareils  n'appartient  pas  à 
riiistoire  de  la  litt('ralure,  elle  appartient  à  l'histoire 
des  mœurs. 

Ecrivant  en  italien,  —  puisqu'on  déiinitive,  c'est  en 
italien  qu'on  achète,  qu'on  vend,  qu'on  vote,  qu'on  fait 
l'amour,  qu'on  rôve  la  nuit,  —  ils  n'écrivent  point  pour 
le  public  et  la  gloire,  ils  écrivent  pour  leur  pi'opre 
commodité. 

Une  bourgeoise  qui,  de  ses  doigts  piqués  par  l'ai- 
guille, prend  une  plume,  afin  d'envoyer  des  nouvelles  à 
ses  fils  exilés;  un  ambassadeur  qui  adresse  à  sa  com- 
mune ou  a  son  prince  une  relation  secrète  ;  un  mar- 
chand qui,  pour  l'utilité  de  sa  famille,  consigne  dans  un 
livre  les  faits  de  sa  maison  ou  de  sa  cité  ;  un  citoyen 
qui  dégonlle  sa  bile  dans  un  factum  politique  ;  un  com- 
père qui  collectionne  des  facéties  joyeuses,  ne  sont 
point  des  auteurs;  et  les  papiers  publics  et  privés,  les 
rapports,  les  ?ne?nenlo,  les  libelles,  les  correspon- 
dances, les  livres  de  raison  et  les  documents  d'archives 
ne  constituent  guère  des  œuvres  d'art.  Néanmoins, 
comme  les  bourgeois  sont  avant  tout  «  honnête  homme  », 
c'est-à-dire  qu'ils  jouissent  d'une  certaine  culture,  qu'ils 
possèdent  une  petite  librairie,  qu'ils  gardent  des  goûts 
intellectuels,  il  leur  arrive  parfois,  à  côté  de  leur 
mélier  et  de  leur  office,  de  s'essayer,  par  divertissement 
et  par  passe-temps,  à  quelque  belle  composition  qui 
leur  fera  honneur.  Lorsqu'on  a  la  pratique  et  la  reli- 
gion des  vieux  poètes,  des  vieux  conteurs,  des  vieux 
il  n 


258  LE    QUATTROCENTO 

chroniqueurs,  il  n'en  faut  pas  beaucoup  pour  qu'on 
s'efforce  à  ses  moments  perdus,  d'imiter  leur  manière. 
C'est  ainsi  que,  pour  se  distraire  et  par  occasion,  les 
bourgeois  du  Quattrocento  ont  continué  les  vieux  genres 
littéraires  d'Italie  qu'ils  ont  empoché  de  sombrer  dans 
l'oubli.  Il  était  impossible  au  surplus  que  la  voix  d'un 
Dante,  d'un  Pétrarque,  d'unBoccace  s'éteignît  sans  pro- 
longer d'écho. 

Aussi  bien,  à  la  suite  du  poète  Dante,  quelques-uns 
accomplissent  des  voyages  d'outre-tombe  et  s'efforcent 
d'être  élus  à  des  visions  sublimes  ou  charmantes.  Après 
Fazio  degli  Uberti,  à  qui  il  avait  suffi,  dans  son  Ditta- 
mondo,  de  dépeindre  toutes  les  terres  connues  et  in- 
connues, l'évêque  Federigo  Frezzi  de  Foligno  décrit 
dans  son  Quadriregio  les  quatre  règnes  que  l'homme 
doit  traverser  pour  atteindre  de  l'erreur  à  la  vérité. 
L'épicier  Matteo  Palmieri,de  Florence,  imagine,  dans  sa 
Città  di  vila,  qu'il  monte  avec  la  sibylle  de  Gumes  jus- 
qu'aux Champs  Elysées.  Marino  Jonata  de  Campobasso, 
en  son  Giardino  ou  Pnineto^  syllogise  avec  la  Mort  en 
enfer  et  au  paradis.  Tommaso  Sardi  parvient,  dans  son 
Anima peregnna,']\is(\\ik  la  face  de  l'Eglise  triomphante. 
Gentile  Fallamonica,  de  Gênes,  se  laisse  guider  par  le 
soleil,  et  Francesco  Berlinghieri,  de  Florence,  se  laisse 
guider  par  Ptolémée'.  Plus  plaisamment,  StefanoFini- 
guerra  de  Florence,  homme  très  facétieux  et  surnommé 
Lo  Za,  invente,  dans  la  Buca  di  Monferralo  et  dans  le 
Gagna,  deux  cortèges  de  gens  de  rien,  «  réduits  à  peu  », 
«  aussi  riches  qu'en  songe  »,  qui  s'en  vont,  les  uns 
chercher  un  trésor  dans  une  grotte,  les  autres  habiter 
une  île  où  l'on  ne  paie  pas  d'impôts,  et  décrit,  dans  le 
Studio  d' A t eue ^  une  foule  qui  part  pour  Athènes  rifare 
lo  studio  fermé  à  Florence  :  aulant  de  poules  mouillées, 
oies  et  non  coqs,  semblant  toujours  à'\\\i  je  ne  sais  pas, 
la   tôle  plus  vide  qu'un  brochet,   notaires,  maîtres  de 

i.  Geot/raphia  di  Francesco  lierlinf/hieri,  Florçtice,  1480  (?). 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  259 

loi,  médecins,  «  qui  ne  trouveraient  le  pouls  à  un  cam- 
panile sonnant  à  toute  volée^  ».  Et  comme  à  la  place 
de  Virgile  et  de  Béatrice,  c'était  Pietro  Vettori  et  Ser 
Gigi  qui  avaient  servi  de  guide  au  Za,  c'est  Leonardo 
Bruni  qui  sert  de  guide  à  Gambino  d'Arezzo,  qui  se 
heurte,  dans  sa  cité,  à  une  bande  d'idoines. 

D'autres  s'inspirent  des  Trionfi  de  Pétrarque  et  de 
VAmorofia  visione  de  Boccace,  qui  sont  eux-mêmes  des 
inspirations  de  la  Commedia  ^.    Jacopo  da    Montepul- 
ciano,  enfermé  dans  les  Stinche  de  Florence,  compose 
une  Fimerodia  qui,  selon  son  étymologie,  signifie  «  fa- 
meux chant  d'amour  ».  Gleofe  de'  Gabrielli  célèbre  le  pas- 
sage de  Borso  d'Esté  à  Gubbio  en  un  triunfo  ;  en  un  autre 
trionfo,  le   peintre   Giovanni   Santi,   père  ^de  Baphaël, 
exalte  la  cour  de  Fedorigo  di  Montefeltro,  à  Urbin  ;  et 
dans  le  Trionfo  délie  virtù,  le  notaire  florenlin  Forese, 
guidé  par  l'Intelligence,   magnifie  le  marchand  Gosme 
de  Médicis'*.   Pestellino,    orfèvre   de  son  état,  sur  les 
traces  an  Filostrato,  chante  ses  voyages,  ses  aventures, 
ses  amours,  et  comment  il  guidait   sa  Dame  en  petit 
bateau.  Dedans  un  joli  bois  apparaissent  à  Jacopo  Ser- 
minocci,  marchand  de  Sienne,  sept  nymphes  chasse- 
resses et  six  garçons  qui  disputent  de  treize  questions 
d'amour.  A  Domenico    da  Prato,  notaire   de  Florence, 
sa  propre  Dame  apparaît  deux  fois,  une  première  fois 
dans  un  pré  où  elle  joue,  avec  d'autres  dames,  au  jeu 
du  pomo  [Il  porno  del  bel  fioretto),  une  autre  fois  sous 
la  forme  d'une  biche,  puis   d'un   rossignol,  puis  d'une 
infidèle  à  son  amour  (//  Rimolat'mo).   Sept   Dames  ou 
autant  dire  sept  Vertus  guident  Giovanni  Gherardi  da 
Prato  de  la  forêt  d'erreur  jusqu'à  la  montagne  théolo- 

1.  «  ...  Costui  è  si  perfetto  isrnemorato 
Che  se  tochasse  il  poiso  a  un  campanile 
Sonando  a  festa  non  l'haria  trovato.  » 

{La  Buca  di  Monlefevnilo...  poemetti  satirici  di  Stefano  di  Tommaso 
Finiguerri,  pub.  par  L.  Frati,  Bologne,  1884,  p.  215.) 

2.  F.  Flamiiii,  La  lirica  loscana  del  Rinascimento  anteriore  ai  tempi 
di  Lorenzo  il  Maçffdfico,  Pise,  1891. 

3.  F.  Xovati,  //  trionfo  di  Cosimo  de'  Medici,  Ancona,  1883. 


•260  LE    QUATTROCENTO 

gique  et  poétique  du  Parnasse  et  de  la  vertu,  où  il 
avise,  à  côté  des  excellents  poètes  Dante,  Pétrarque, 
Boccace,  Zanobi  da  Strada,  les  peintres  Giotto,  Gaddi, 
Orcagna.  Ovide  prend  par  la  main  Messer  Piero  del 
Giocolode  Pordenone  et,  le  conduisant  dans  les  règnes 
d'Amour  et  d'Infortune,  l'amène  jusqu'à  la  présence 
de  sa  Dame  couronnée  d'olivier,  qui  cède  la  place  à 
Boèco. 

Et  tous  ceux  de  Florence,  et  Marco  Piacentini  de 
Venise,  et  Domizio  Broccardo  de  Padoue,  courtisent 
leurs  Dames  en  de  mélancoliques  sonnets,  à  la  façon 
suave  du  poète  Pétrarque,  qu'à  peine  mort  Zenone 
Zenoni  a  magnifié  en  une  Vision  de  treize  chapitres  : 
Cino  Rinuccini,  le  jurisconsulte  Buonnaccorso  da  Monte- 
magno,  le  chanoine  Uosello  Roselii,  le  lecteur  endroit 
Francesco  Accolti,  le  héraut  de  la  Signorie  Antonio  di 
Meglio,  le  notaire  Domenico  da  Prato.  En  1409,  le 
juriste  et  orateur  romain,  Giusto  de'  Conti,  s'est  épris 
merveilleusementd'unejeune  fille,  peut-être  religieuse, 
à  laquelle  il  n'a  pas  le  droit  de  prétendre  et  dont  il 
chante,  en  un  canzonière  intitulé  la  Bella  Mano,  la 
belle  main  qu'elle  avait. 

Gentile  Sermini  de  Sienne,  Masuccio  Guardati  de 
Naples,  Sabbadino  degli  Arienti  de  Bologne,  ont,  à 
l'instar  des  conteurs  Boccace,  Sacchetti,  Ser  Giovanni 
et  autres  novellieri,  l'imagination  remplie  de  nouvelles 
plaisantes,  divertissantes,  gracieuses,  narratrices  ou 
lamentables.  Celles  de  Sermini,  qui  lleurissait  auloiu* 
de  1424,  à  Sienne,  sont  écrites  sur  des  paperasses  et 
chiiïons  qui  remplissent  ses  colTres  et  armoires;  pou| 
complaire  à  un  ami  très  cher,  il  s'amuse  à  les  recucillil 
dans  un  livre  :  «  Et  comme  celui  qui  veut  envoyer  un< 
petite  salade  à  son  ami  prend  le  panier  et  le  couteau,  cl 
s'en  va  chercher  par  tout  le  jardin,  et  les  herbes  qu'il 
trouve,  il  les  jette  comme  il  les  trouve,  pôle-môle,  danl 
le  panier,  i)areillement  il  m'est  arrivé  de  faire;  anssi 
ceci  me  semble  devoir  s'appeler,  à  bcndioil,  non  livre, 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    REïOLR    A    L  ITALIEN  "261 

mais    panier  de   salade,    et  c'est   le   nom   que  je   lui 
donne'.  » 

Ser  Cambi,  Marino  Sanudo,  Bernardino  Corio 
s'ellorcont  d'imiter  les  Villani.  D'autres  imitent  les  Rus- 
tico  di  Filippo,  les  Pieraccio  Tedaldi,  les  Franco  Sac- 
chetti,  et  Antonio  Pucci,  qui  disait  en  sonnets  la  mala- 
die d'une  poule,  la  recette  d'une  sauce,  la  maladresse 
d'un  barbier.  Le  banquier  Francesco  Alberti  fait  un 
sonnet  sur  un  nez  tordu;  Giovanni  da  Prato  j^ausse  la 
coupole  de  Brunelleschi;  Antonio  Bonciani  invective 
un  chanteur  de  place;  Antonio  di  Meglio  et  Giovanni 
Barberino  échangent  en  sonnets  des  remèdes  propres  à 
guérir  leur  disposition  à  la  mollesse.  Et  comme  au  siècle 
précédent  ileurissait  déjà  la  poésie  burchiellesque,  qui 
embrasse  deux  ou  trois  cycles  ténus,  qui  chante  le 
manteau  en  loques,  la  maison  branlante,  la  haridelle 
boiteuse,  une  mauvaise  nuit,  un  méchant  repas,  et  dont 
une  des  principales  sources  de  comique  consiste  à 
amonceler  des  choses  qui  n'ont  que  voir  ensemble,  à 
entasser  des  objets  pris  à  hue  et  à  dia,  et  du  persil,  et 
des  trulFes,  et  des  anguilles  de  San-Salvi,  et  du  hoche- 
pot d'Allemand,  et  des  hommes  chauves,  et  un  bœuf,  et 
un  àne  qui  vole,  et  une  fève  frite  à  l'huile,  et  des 
archets,  et  des  peignes,  et  des  Heurs  de  mauve...  («  Voilà 
qui  est  bon  à  engraisser  la  barbe  aux  noisetiers  >')>)  ;  le 

1.  «  E  si  corne  colliii  che  una  sua  insalatella  vnole  a  iino  siio  arnicn 
mandare,  preso  il  paneriizzo  e  '1  colteliino,  l'orlicello  suo  tiitlo  ricerca. 
e  coiue  i'erbe  trova,  cosi  ael  paneretto  le  meUe  senza  alcuuo  assort i- 
nienlo  iiiescolatamente  ;  non  altraiiiente  a  me  é  convennto  di  fare.  Pero 
adunque  mi  pare  che  questo  meritamente  non  iibro,  ma  imo  paneretto 
d'insalatelia  si  dehbi  chiamare,  e  pero  questo  nome  li  pongo.  >  {Le 
uovelle  di  Gentile  Sermini  da  Siena,  Livourne,  187  i,  p.  3.) 

2.  «  Prezzemoii,  Tartufi,  e  Pancaciiioli, 
Anguille  da  Legnaia  e  da  San  Saivi, 
Lasagne  di  Tedeschi,  uomini  calvi, 
E  râpe,  e  pastinache,  e  fusajuoli, 

E  un  Bue,  et  un  Asino  che  voli, 

E  lava  con  che  l'olio  fritto  insaivi 

E  arcolai,  e  pettini,  e  fior  malvi, 

Son  biioni  a  ingrassar  barbe  a'Nocciuoli.  » 

{Sonelli  del  liurc/iiellu,  del  lielUncioni  e  d'ultri  poeti  fioretilini  alla 
burchiu,  Londres,  1737,  p.  4'J.} 


262  LE    QUATTROCENTO 

barbier  Burchiello,  qui  a  donné  son  nom  au  genre  ou, 
ce  qui  revient  au  même,  à  qui  le  genre  a  donné  son 
nom,  triomphe  dans  cet  ordre  de  facéties. 

Né  en  1404,  à  Florence,  fils  d'un  charpentier,  s'appe- 
lant  en  réalité  Domenico  di  Giovanni  et  tenant  boutique 
de  barbier  dans  le  quartier  de  Caiimala,  c'est  un  esprit 
bizarre,  mordant]et  facétieux,  tellement  que  son  échoppe 
est  aussi  bien  une  officine  de  bel  esprit  et  un  coin  de 
fronde  qu'une  boutique  de  barbier.  Burchiello  a  des 
lettres,  de  la  religion,  une  opinion  politique;  il  est 
pour  les  Albizzi  contre  les  Médicis  tant  et  si  bien  qu'au 
retour  de  Cosme,  en  1433,  il  est  exilé  de  sa  patrie  ;  il 
court  l'Italie,  séjourne  à  Sienne,  séjourne  à  Venise, 
revient  à  Florence,  et  meurt  à  Rome,  en  1448.  Mais 
les  tristes  conjonctures  d'une  existence  aussi  nomade 
et  d'une  condition  aussi  diverse  ne  lui  sont  que  pré- 
texte à  railleries,  moqueries  et  bouffonneries.  Empri- 
sonné à  Sienne,  peut-être  à  la  suite  de  quelque  expé- 
dition amoureuse,  pour  avoir  rossé  un  enfant  et  volé 
de  nuit,  à  la  faveur  d'une  échelle,  deux  bonnets  qui 
séchaient  valons  et  communis  existhnationis  decem 
sollidonmi,  il  reste  à  l'ombre  plusieurs  mois,  «der- 
rière le  réseau  d'une  grille  »,  «  se  faisant  jour  avec  les 
mains  »,  la  cervelle  pleine  de  fantaisie,  rimant  des 
sonnets  à  l'aide  d'une  plume  qu'on  lui  porte  dans  une 
gousse  et  à  l'aide  d'encre  qu'il  se  fait  servir  au  lieu 
de  vin.  Il  s'amuse  de  tout  et  de  tous,  tant  il  a  le  cœur 
jovial  et  l'esprit  dispos.  Il  rit  de  son  dénumeiit,  de 
ses  privations,  de  son  manteau  troué  comme  une 
écumoire,  de  sa  maison  ouverte  à  tous  les  vents,  des 
puces,  punaises,  rats,  souris,  moustiques,  qui  couchent 
dans  son  lit,  de  ses  chemises  brodées  de  taches,  de  son 
petit  bien  qui  lui  rapporte  une  Ihuir  de  sureau  l'an.  Il 
est  mahidc;  il  meugle  (h;  douleur  à  sa  femme;  ses 
genoux  tombent  sur  ses  talons;  une  grenouille  coasse 
dans  son  ventre  :  il  rit(iuan(I  même.  D'ailleurs  la  |)lupart 
de  ses  souffrances  sont  physiques;  sa  vie  intérieure  est 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  263 

réduite  à  la  vie  de  son  ventre;  la  fumée  qui  s'élève  au 
bout  de  son  horizon  est  la  fumée  d'un  ragoût  :  «  Toutes 
leurs  viandes  ont  un  goût  de  bouilli!  »  dit-il,  avec  un 
soupir,  de  Venise.  Et  parlant  argot,  vivant  des  menus 
accidents  de  la  rue,  procédant  par  allusions  aux  humbles 
faits  contemporains,  son  imagination  abonde  en  inven- 
tions truculentes,  en  propos  de  haute  graisse,  où  le 
harnais  de  gueule  et  les  histoires  de  digestion  tiennent 
la  place  d'honneur  :  querelles  d'alcôve  avec  sa  femme, 
recettes  de  cuisine,  receltes  de  drogues,  propositions 
d'énigmes  et  de  charades,  tableaux  de  genre,  natures 
mortes,  trognes  d'ivrognes,  profils  de  haridelles,  cor- 
beilles de  fruits,  amas  de  proverbes,  et  chapelets  de 
sonnets  grotesques,  paillards,  énormes,  ventrus,  dévots 
et  bouffons,  propres  à  divertir  les  bourgeois  dans  leurs 
accès  d'humeur  chagrine. 

Toute  cette  littérature  n'est  pas  la  continuation  de 
celle  duTrecento,  mais  sadégénérescence.  Elle  est  lourde, 
épaisse,  longue,  lente,  d'une  pauvreté  et  d'une  vacuité 
de  misérable.  Elle  se  traîne  a  ras  la  terre  après  les 
beaux  modèles  qu'elle  réduit,  galvaude  et  confond. 
Gomme  l'humanisme,  elle  n'existe  pas  d'une  existence 
à  elle,  mais  d'une  existence  factice  de  reflet  et  d'écho. 
Elle  ne  vit  pas,  elle  survit.  Elle  ne  crée  pas,  elle  copie. 
Elle  no  tire  que  l'intérêt  médiocre  de  montrer  comment 
un  organisme,  qui  fut  vivant,  s'altère,  s'atrophie,  se 
décompose,  et  quelle  efflorescence  de  pourriture  naît 
sur  le  chef-d'œuvre.  Tout  décline,  diminue,  s'alfaisse  et 
retombe  à  la  fois;  l'inspiration  et  l'expression;  le  cœur, 
l'esprit  avec  la  main.  L'àme  du  passé,  qui  avait  nourri 
de  sa  puissante  sève  un  Dante,  un  Pétrarque,  un  Boc- 
cace,  est  en  pleine  décadence.  La  source  est  tarie;  les 
«  maisons  du  Parnasse  sont  vidées  »  ;  à  la  poésie  suc- 
cède la  parodie,  à  la  tendresse  la  manière,  au  sourire  le 
gros  rire.  Et  dans  cette  banqueroute  des  grands  efforts 
et  des  grands  rôves,  dans  cette  faillite  de  la  beauté, 
dans  cette  débâcle  du  génie,  un  seul  genre  progresse  et 


264  LE    QUATTROCENTO 

se  développe,  la  poésie  burchiellesqiie,  qui  est  elle- 
même  une  fleur  de  décrépitude,  le  résultat  d'une  longue 
décadence,  du  genre  gnomique  au  genre  moral,  du 
genre  moral  au  genre  facétieux,  du  genre  facétieux  au 
genre  burlesque  et  du  genre  burlesque  au  genre  bouf- 
fon'. Il  semble  qu'avec  ces  bourgois  cauteleux,  pru- 
dents, courts  d'haleine,  qui.  artistiquement  parlant, 
n'existent  que  lorsqu'ils  rient,  le  ciel  prenne  sa 
revanche  de  la  terre,  la  matière  de  l'idéal,  la  carica- 
ture de  l'extase.  Ne  pouvant  être  Pétrarque,  ils  se 
contentent  d'être  Burchiello.  Incapables  de  s'envoler 
au  paradis,  ils  se  traînent  dans  la  petite  trivialité  de  la 
rue.  Ne  sachant  plus  parler  la  langue  aulique,  ils 
adoptent  la  langue  verte. 

D'ailleurs,  qu'auraient-ils  pu  faire  d'autre  etde  mieux, 
eux  qui  ne  considéraient  la  littérature  que  comme  une 
distraction  et  qui  ne  lui  consacraient  que  les  rognures 
de  leurs  heures?  Leur  métier  n'est  point  de  conter 
finement  ou  de  chanter  avec  grâce,  mais  de  compulser 
des  minutes,  de  vendre  de  l'étoffe,  de  plaider  des  causes, 
de  raser  des  barbes  et  de  gagner  de  l'argent;  ce  ne 
sont  pas  des  artistes,  ce  sont  des  amateurs.  Les  artistes 
de  profession  ont  passé  à  l'ennemi;  ceux  qui  auraient 
pu  et  qui  auraient  dû  marcher  dans  le  sillon  si  glorieu- 
sement ouvert  l'ont  abandonné  pour  en  tracer  un  autre; 
au  liou  de  ramasser  et  de  transformer  les  vieux  genres 
nationaux,  ils  se  sont  mis  à  écrire  ea  latin,  trahissant 
la  cause  de  «  cette  langue  italique  en  laquelle  Dante 
écrivit,  plus  authentique  et  digne  de  louange  que  tout 
leur  grec  et  leur  latin-  ». 

Les  bourgeois  ont  bien  essayé  de  protester  contre  cette 
défection.  Dès  le  début  du  siècle,  ils  se  sont  acharnés 
contre  «  ces  bilingues,  ces  traîtres,  ces  faussaires,  ces  im- 
puissants, ces  infclmes,  ces  inutiles  »,  qu'ils  ont  couverts 

1.  Salomone  Morpurgo,  lUvista  crilicu,  Florence,  I.  li. 

2.  'i  O  nrlori/i  et  fftma  eccelsa  délia  italica  lingual  Certo  esso  yolgare. 
nel  qiinle  icriHHc  Dante,  é  piu  auteiilico  e  dcgno  di  laude,  che  il  latino 
e  il  greco  che  cssi  ànno.  » 


LKS    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    l'iTALIEN  265 

d'anathèmcs.  Ils  sont,  disent  les  bourgeois,  gens  à  courir 
une  journée  entière  après  une  dérivation  de  vocable;  ils 
disputent  par  les  places  à  grands  cris  sur  le  nombre 
de  diphthongues  qu'avaient  les  anciens,  et  pourquoi 
aujourd'hui  on  n'en  a  plus  que  deux,  et  quelle  est  la 
meilleure  grammaire,  et  qu'on  ne  doit  pas  abandonner 
l'anapeste  de  quatre  brèves.  L'un  dit  :  «  Je  suis  bon 
connaisseur  d'un  livre  »  ;  je  réponds  :  «  oui,  s'il  est  bien 
relié,  et  un  libraire  et  un  bedeau  en  peuvent  faire 
autant.  »  L'autre  n'estimera  une  lettre  belle  que  si  elle 
est  bien  diphtonguée.  L'autre  ne  consentira  à  lire  un 
livre  que  s'il  est  écrit  de  lettres  antiques.  Ils  méprisent 
Dante  qui  n'a  pas  connu  beaucoup  «  d'oeuvres  faites  et 
grecques  et  latines».  Hé!  qu'esl-il  besoin  de  tant  d'af- 
faires, et  de  poésie,  et  de  philosophie,  et  de  théologie  en 
tant  de  langues,  et  de  nombre  d'années,  et  de  noms  de 
princes,  ou  monarchies,  ou  cités,  et  de  chroniques,  et 
de  semblables  commémorations?  N'est-ce  pas  confondre 
les  esprits  encore  mal  solides  des  adolescents  et  jeunes 
auditeurs  que  de  dire  :  «  Qui  sera  Homère  et  Virgile  en 
poésie?  qui  Aristarque  et  Priscien  en  grammaire?  Qui 
Parménide  en  rhétorique?»  A  la  vérité,  môme  d'un 
proverbe  rustique,  on  peut  tirer  un  bon  fruit.  Eux 
n'ont  pas  seulement  la  libre  fantaisie  de  composer  un 
sonnet;  qu'ils  cessent,  dès  lors,  de  déprécier  chez  les 
autres  ce  qu'ils  ne  peuvent  pas  accomplir  eux-mêmes, 
d'autant  plus  qu'ils  n'entendent  rien  à  l'économie 
domestique,  qu'ils  méprisent  le  mariage,  qu'ils  vivent 
follement  sans  se  soucier  de  ce  qu'est  le  bienfait  des 
enfants,  qu'ils  ignorent  quel  est  le  Gouvernement  le 
meilleur,  qu'ils  ne  conseillent  pas  la  République  de 
leur  avis  et  qu'ils  oublient  que  plus  le  bien  est  commun 
plus  il  est  divine 

1.  «  Nascondendonii  mi  riposo  per  non  udire  le  vane  e  sciocche  dis- 
putazioni  d'una  bri^ata  di  garulli,  che  per  parère  litteralissimi  apresso 
ai  vulgo  gridano  a  piazza  quanti  dittongiii  avevano  ^'li  anliclii,  e  percliè 
oggi  non  se  ne  usano  se  non  due,  e  quai  grauunalica  sia  migliore,  o 
queila  dei   tempo  del  comico  Terenzio  o  dell'eroico  Virgilio  ripulita;  e 


266  LE   QUATTROCENTO 

Mais  cette  protestation,  partie  avant  que  rhiimanisme 
eût  accompli  son  expérience,  n"a  pas  été  écoutée  et  ne 
pouvait  pas  être  entendue.  Et  alors  les  bourgeois, 
laissés  à  eux-mêmes,  sans  personne  qui  les  guidât  et 
les  conseillât,  ont  suivi  leur  route  solitaire  et  tâché 
d'imiter  les  seuls  modèles  qui  restaient,  les  beaux 
modèles  du  passé.  Cependant,  agissant  de  la  sorte,  ils 
ont  rendu  un  service  considérable  aux  lettres  italiennes, 
puisqu'ils  ont  conservé  l'usage  vivant  de  la  langue 
écrite  et  empêché  l'héritage  national  de  tomber  en 
complète  déshérence.  Grâce  à  eux,  on  sait  encore  tant 
bien  que  mal  fabriquer  un  sonnet,  raconter  une  histoire, 
concevoir  un  poème  ;  toute  habitude  artistique  n'est  pas 
perdue;  et  le  vulgaire,  toujours  écrit,  tient  encore  une 
place  dans  la  littérature. 

Sauf  qu'au  moment  où  nous  sommes  parvenus,  les 
choses  ne  pouvaient  plus  durer  de  la  sorte. 

D'un  côté,  le  latin,  poussé  au  point  extrême  par  Pon- 
tano  et  par  Politien,  n'a  plus  rien  à  apprendre  ou  à 
exprimer;  il  a  accompli  sa  tâche;  les  textes  susceptibles 
d'être  immédiatement  recueillis  ont  été  recueillis, 
publiés,  répandus  par  l'imprimerie;  on  a  surpris  les 
règles  de  la  grammaire  et  de  la  syntaxe;  on  les  a  for- 
mulées et  on  les  a  appliquées  dans  des  œuvres  char- 
mantes. Quels  nouveaux  filons  découvrir  et  quels 
modèles,  non  encore  atteints,  proposer  à  son  génie?  Les 

auanti  piedi  usano  gli  antichi  nel  versificare,  e  perché  oggi  non  s'usa 
1  anapeste  di  quattro  brievi.  » 

«...  L'altro  (lira:  io  sono  ottimo  cognoscitore  d'un  libro  ;  rispondo  : 
si  forse,  se  esso  ë  ben  legato,  e  questo  sa  fare  un  bidello  o  uno  car- 
tolaio.  » 

«  Dice  esRere  nociuto  alla  fantasia  di  Dante  il  non  aver  vedute  moite 
opère  fatte.  c  ureche,  e  latine...  » 

«  Et  che  à  (fi  bisogno  poesia,  o  filosofia,  o  teologia  di  tante  linj^'ue,  o 
délie  loro  menzofjne,  o  di  numéro  d'anni,  o  di  nomi  di  ^)riiicipali  o 
imperii,  o  monarchie  o  di  citladi,  o  di  chroniche.  o  di  simili  comme- 
morazioni  ?  » 

«  Delli  provcrbii  rusticani  si  true  spesse  volte  biion  frulto...  f> 

«  ...  Non  si  millantino  adiinquc  essi  bilingui,  se  non  anno  (chc  certo 
non  l'anno)  libéra  fantasia  purdun  scmotto  comporre,  e  non  disprcgino 
quelle  che  essi  non  sanno  lare...  »  (Invectives  de  (^ino  Hinuccini  et  do 
Domenico  da  Prato.  dans  Wessclofsky,  l'nnidisu  ilef/li  Alberli,  I,  2", 
p.  .303,  sq.  ;  p.  3:{0,  sq.) 


LES    BOURGEOIS    ET   LE   RETOUR    A    l'iTALIEN  267 

humanistes,  au  bout  de  leur  rouleau,  restent  sans 
ouvrage. 

D'un  autre  côté,  l'italien,  abandonné  aux  faiseurs  de 
comptes,  s'est  appauvri,  afTauti,  alourdi  ;  il  est  devenu 
trivial,  grossier  et  épais  ;  il  est  déchu  de  ses  traditions 
glorieuses;  il  est  tombé,  et  tombe  de  plus  en  plus,  à 
mesure  qu'on  avance,  au  rang  d'une  langue  alittéraire, 
bonne  pour  le  commerce  et  la  rue,  mais  que  ne  relève 
plus  le  bel  usage,  que  ne  consacre  plus  aucun  chef- 
d'œuvre.  Il  lui  faut  ou  être  renouvelé  par  l'art  ou  mourir. 

Il  sera  renouvelé  par  l'art  sur  l'exemple  d'un  homme 
de  génie,  qui  échappe  aux  cadres,  aux  étiquettes  et 
aux  définitions  :  Leone-Battista  Alberti. 


III 


Leone-Battista  Alberti,  né  à  Gênes  en  1407,  mort  à 
Rome  en  1472,  est  d'abord  un  humaniste. 

Il  a  appris  le  latin  à  Padoue  avec  Gasparino  de  Barzizza 
et  le  grec  à  Bologne  avec  Francesco  Filelfo.  Il  a  com- 
posé dans  sa  jeunesse  une  comédie  latine,  un  opuscule 
sur  les  inconvénients  et  les  avantages  des  lettres,  une 
centaine  d'apologues,  un  recueil  de  règles  oratoires, 
des  lettres  qu'il  attribue  à  Epiménide,  des  dialogues 
qu'il  imite  de  Lucien  ;  il  a  composé  des  Satires,  le 
Pontifex^  le  Mormis,  le  De  re  uxoria^  de  petites 
plaisanteries  comme  la  Musca,  le  Passer,  le  Canis, 
et  une  histoire  de  la  conjuration  de  Stefano  Por- 
cari.  De  Conjiiratione  PorcariaK  Dès  l'année  1432, 
il  est  nommé  abbréviateur  apostolique,  et  jusqu'à  l'an- 
née 1  i64  il  vivra  dans  le  cercle  de  lettrés  qu'entretient 
la  Curie.  Lapo  da  Gastiglionchio  admire  son  talent  si 
digne  de  louange  qu'  «  on  ne  peut  le  comparer  à  aucun 

1.  Philodoxeos,  De  comodis  litleramin  alque  incomodis,  Apologi, 
Ti-ivia,  Epislolœ  seplem  Epiminedis  Dio(/eiiis  inscriplœ.  Intercœnales. 
On  trouvera  le  texte  ou  la  traduction  de  ces  œuvres  dans  les  Opère 
volyari  (éd.  Bonucci),  les  Opuscoli  morali  (éd.  liurtoli),  les  Opéra  'mé- 
dita (éd.  Mancini). 


268  LE    QUATTROCENTO 

autre  »  ;  Sabellico  lui  accorde  un  style  latin  tel  qu'à  sa 
connaissance  «  il  n'en  fut  peut-être  accordé  à  personne.  » 
Politien  se  demande  «  s'il  est  plus  propre  à  la  poésie  ou 
à  l'éloquence  et  si  son  discours  est  plus  grave  ou  plus 
charmant')^.  Panormita  lui  dédie  un  poème,  Filelfo 
une  élégie,  Guarino  une  traduction  de  Lucien.  AUotli 
lui  otTre  d'écrire  la  vie  d'Ambrogio  Traversari  ;  Landino 
l'introduit  au  premier  rang  de  ses  Disjmlations  des 
Canialdules ;  Ficin  le  nomme  dans  la  liste  de  ses  fami- 
liers. A  lui,  les  lettres  semblent  «  des  gemmes  fleuries  », 
et  aucun  accord  de  voix  ne  lui  parait  «  si  suave  »  qu'on  le 
puisse  comparer,  pour  le  nombre  et  l'élégance,  à  un  vers 
d'Homère  ou  de  Virgile;  il  écrit  la  naissance  de  ses 
neveux  aux  pages  de  garde  de  son  édition  du  Brutiis ;  il 
pense  que,  «  sans  les  lettres,  personne  ne  peut  se  réputer 
gentil,  que  rarement  on  peut  se  dire  heureux  et  qu'au- 
cune famille  n'a  le  droit  de  se  proclamer  ferme  et  com- 
plète -  ».  A  ces  traits,  on  sont  l'altitude  du  professionnel. 

En  même  temps  Leone-Battista  Alberti  a  vu  trop  de 
pays,  il  a  été  mêlé  à  trop  de  choses,  il  possède  un 
esprit  trop  universel,  trop  agité,  pour  limiter  son  génie 
au  cercle  étroit  de  l'érudition. 

Il  appartient  a  une  famille  florentine,  riche  et  con- 
sidérable, qui  compte  dans  son  sein  plusieurs  lettrés, 
mais  qui  compte  aussi  «  de  ces  hommes  non  châtiés 
par  les  lettres,  mais  faits  érudits  par  l'usage  et  les 
années»,  ((peut-être  plus  capables  dans  beaucoup  de 
choses,  avec  leur  pratique,  que  les  érudits  avec  leurs 
subtilités  et  règles  de  malice^».  ((  Tu  sais,  lui  dit  son 

1.  «  Dubitarc  possis  utruni  ad  oratoriani  rnagis,  an  ad  pooticen  fac- 
tus,  utriim  gravior  illi  scriuo  fueril,  an  mbanior.  »  l'olilien  ajoute  : 
<  Nullui  (|iiippe  \n\tu:  boinineni  latucrunt  (|iianilibct  reinoUc  littcrtt>, 
quauilibcl  rucondilii!  discipliiiic.  »  (I'oi-itikx,  Episl.  X,  7.) 

2.  «  Senza  le  lellcre  si  pu6  ripulare  essere  in  niiino  vera  j^'entilezza, 
Ken/.a  le  (|uali  tuto  si  puù  stiinarc  in  aictino  essere  felicc  vita,  senza  le 
quali  nfjn  bcne  si  puu  pensare  conipiuta  e  ferma  alciina  lainiKli"-  » 
{Opère  vnlt/t/ri  tli  L.  II.  Alheiii,  Florence,  1843,  ."i  vol.,  Il,  p.  lOi.) 

3.  «  Lornini  non  gasti;;ali  délie  leltere,  ma  falli  cniditi  dail'iiso  o 
daf{li  anni...  possianio  in  bene  moite  rose  con  la  nustra  pratica,  forse 
pin  che  a  voi  altri  litterati  non  è  lecito  colle  voslro  sottighezze  e  regolo 
di  inaliziu.  »  {Op.  vuly.,  Il,  p.  305.) 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    l' ITALIEN  269 

aïoiil  Loonardo,  que  je  ne  sais  pas  de  lettres  et  que 
je  me  suis  ingénié  dans  la  vie  à  connaître  les  choses 
plus  avec  l'expérience  qu'avec  le  dire  d'autrui'.»  Il 
n'appartient  à  cette  famille  qu'à  demi,  puisqu'il  est  de 
naissance  illégitime;  il  lui  échappe  tout  à  fait  par  sa 
volonté  décidée  d'aller  sa  voie  et  de  ne  point  s'adon- 
ner au  commerce;  de  telle  sorte  qu'enfant  naturel  et 
pauvre,  il  se  rapproche  par  sa  condition  des  couches 
sociales  inférieures.  Sa  position  à  la  Curie  le  montre 
clairement.  11  n'y  est  pas  secrétaire  apostolique,  mais 
simplement  abbrévialeur. 

Plus  que  les  humanistes  Barzizza  et  Filelfo,  c'est 
lui  qui  a  fait  son  éducation.  11  a  dressé  son  âme  comme 
une  colonne,  qui,  «si  elle  est  inclinée, ne  supporte  pas 
même  son  propre  poids,  mais  qui,  si  elle  est  debout, 
soutient  de  lourdes  masses'^»;  il  a  habitué  son  esprit 
<(  à  savoir  ce  qu'il  sait,  à  pouvoir  ce  qu'il  peut,  à  avoir 
ce  qu'il  a  »;  il  a  travaillé  son  corps,  aidé,  à  l'àgc  de 
quinze  ans,  un  médecin  à  lui  curer  son  genou,  appris 
à  son  palais  à  supporter  le  goût  intolérable  de  l'ail  et 
du  miel;  il  a  fouaillé,  malnient',  dompté  la  bêle  rebelle, 
de  façon  que  lui,  né  maladif  et  chétif,  enrhumé  pour 
un  coup  de  vent  ou  de  soleil,  affronte  tête  nue  la 
neige  ou  l'ardeur  du  Midi,  franchit  d'un  saut  un  homme 
debout,  jette  une  monnaie  jusqu'à  la  voûte  de  la  cou- 
pole de  Rrunelleschi,  monte  les  chevaux  les  plus  fou- 
gueux, grimpe  les  montagnes  les  plus  ardues,  trans- 
perce d'une  flèche  les  cuirasses  les  mieux  trempées, 
court,  joute,  manie  les  armes  et  touche  les  instru- 
ments de  musique  comme  personne -^  Né  en  exil, 
orphelin  dés  l'âge  de  quatorze  ans,  persécuté  et  frustré 

1.  «  ïu  sai,  Lionardo,  che  io  non  so  lettere.  lo  nii  sono  in  vita  inge- 
gnato  conoscere  le  cose,  più  colla  pniova  che  col  dire  di  altrui.  »  {Op. 
volg.,  II,  p.  23:j.) 

2.  «  ...  In  se  stessa  offirmata,  ella  non  solo  si  sostenta,  ma  ed  ancora 
sopra  vi  regge  ogni  grave  peso  :  e  questa  medesinia  colonna,  declinando 
■da  quella  reltiUidine,  pel  suo  in  se  insito  carco  ed  innata  gravezza, 
ruina.  »  (Op    vulq.,  1,  p.  18.) 

3.  Oper.  volf/.,'\,  p.  26,  oT,  58;  II,  p.  Ti,  108;  III,  p.  8,  72,  etc. 


270  LE    QUATTROCENTO 

par  les  siens,  devenu  malade  pour  sa  trop  grande 
application  au  travail  et  contraint,  à  l'âge  de  vingt- 
quatre  ans,  d'interrompre  ses  études,  il  a  connu  tout  ce 
qui  forme,  trempe,  durcit  le  caractère  :  Texil,  le  deuil, 
la  misère,  la  maladie. 

Il  a  étudié  le  droit  canonique  à  Bologne,  voyagé, 
parcouru  la  France  et  l'Allemagne,  suivi  pendant 
trente-deux  ans  les  vicissitudes  de  la  Curie.  Il  a  été 
amoureux  ;  il  a  pratiqué  les  femmes  et  en  a  souffert  ; 
il  a  composé  pour  elles  des  chansons,  des  ballades,  des 
sextines,  des  églogues,  des  sonnets;  et  il  a  déversé  sa 
rancune  dans  de  petits  traités  et  dialogues   d'amour. 

Sa  curiosité  est  infinie,  développée  dans  tous  les 
sens,  dirigée  dans  tous  les  domaines,  attirée  par  tout 
ce  qui  est  subtil,  ingénieux,  rare,  noble  et  beau.  Un 
endroit  discret  planté  de  myrtes,  un  ruisseau  qui  se 
cache  sous  les  chevelures  des  petites  herbes ,  un  vieil- 
lard sain,  intègre  et  entier,  une  œuvre  humaine 
accomplie  avec  élégance,  un  quadrupède  do  forme 
excellente,  un  oiseau  h  qui  le  ciel  a  réparti  la  grâce, 
remplissent  son  âme  de  paix.  Il  s'intéresse  aussi  bien 
aux  races,  performances,  croisements,  élevages  et  con- 
ditions des  chevaux  [De  Eqito  animante)  qu'à  la  mission 
du  juge,  qu'à  la  théorie  de  la  peine  et  qu'à  la  régéné- 
ration du  coupable  [De  Jiire)\  aux  problèmes  et  devi- 
nettes mathématiques  [Liidi  matematici)  qu'aux  secrets 
de  la  toilette  féminine  [Amiria)  ou  qu'aux  secrets  des 
écritures  chiffrées  {De  componendis  ctfris)\  aux  ques- 
tions de  statique  {De  motions  ponderis)  qu'aux  ques- 
tions de  nautique  {Navis);  à  la  forme  graphique  des 
lettres  n  et  v  {De  litteris  atqne  cœter'is  principiis  gram- 
maticce)  qu'à  la  perspective,  qu'à  la  peinture,  qu'à  la 
sculpture,  qu'aux  cinq  ordres  architectoniques,  qu'à 
l'architiîcture,  qu'il  appelle  «  une  part  de  vie  »,  et  dont 
il  raisonne  en  des  œuvres  essentielles.  On  ne  sait  pas 
où  il  n'a  pas  jeté  sa  sonde  et  où  il  n'a  pas  laissé  sa 
trace.    «  Dis-moi,  écrit  un   lecteur  contemporain  à  la 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  271 

marge  d'un  de  ses  manuscrits,  quelle  chose  a  ignoré 
cet  homme  ^?  » 

Estimant  que  l'être  humain,  tel  le  vaisseau,  est  cre'é 
«  pour   sillonner  les   vastes   espaces  »  et  «  tendre  tou- 
jours  par   l'exercice  à   quelque   louange   et    fruit   de 
gloire'-»,   il  lui  faut  toujours  travailler  et  produire. 
Au  printemps,    il   lui   arrive   de  pleurer  «  devant    les 
rameaux  chargés  de  pétales  et  d'espoirs  »,  car  il  pense 
à  l'œuvre  incessante  de  la  nature  et  à  l'exemple  qu'elle 
donne  »  à  la  famille    humaine».   Son  zèle  est   infati- 
gable et  sa  prétention  à  la  perfection  universelle  abso- 
lue, voulant  exceller  dans  chaque  domaine,  et  qu'aucun 
soupi^on  «  de  chose  non  belle  »  n'effleure  sa  réputation. 
Pour  se  distraire,  remplir  ses    insomnies   et  dissiper 
ses  chagrins,  il  s'emploie,   la  nuit,  «à  quelque  digne 
affaire  »  ou  «  à  quelque  rare  et  ardue  investigation  »  ; 
il  apprend  par  cœur  un  poème,  dicte  une  prose  latine, 
développe  un  argument,  construit  en  esprit  «  une  ma- 
chine inouïe  pour  mouvoir,   porter,  arrêter  et  établir 
de  très  grandes  choses  »,  édifie  en  pensée   un  édifice, 
où  il  dispose  «  plusieurs  ordres  de  colonnes  avec  des 
chapiteaux  variés  et  des  bases  inusitées-'  ».  Et  comme 
il  s'est  signalé  dans  toutes  les   branches   de  l'activité 
humaine,  il  fréquente   toutes  les    classes   sociales.    11 
n'est  pas  que  l'ami  d'humanistes  et  de  princes  tels  que 
Pierre  et  Laurent  de  Médicis,   Giovanni  Francesco  et 
Lodovico  Gonzague,  SigismondMalatesta,  Lionel  d'Esté, 
Federigo  di  Montefeltro,  qu'il  sert  tour  à  tour  de  son 
industrie,  il  est  le  camarade  des  Masaccio,  des  Dona- 

1.  «  Diiiimi  :  che  cosa  ignoro  mai  quest'uomo?  »  (Mancini,  ViUt,  p. 418.) 

2.  «  Quasi  corne  la  nave  non  per  marcirsi  in  porto,  ma  per  solcare 
lunghe  vie  in  mare  e  sempre  tenderemo  collo  esercitarsi  a  qualche  laude 
e  frutto  di  gloria.  »  {Op.  voir/.,  1,  p.  49.) 

3.  «  Soglio  darmi  ad  imp'arare  a  mente  qualche  poema  o  qualche 
ottima  prosa,  soglio  darmi  a  commentare  qualche  esornazione,  ad 
amplificare  qualche  argomentazione.  Soglio  massime  la  notte,  quando 
i  miei  stimoli  d'animo  mi  tengono  sollecito  e  desto,  investigare  e  cos- 
truire  in  mente  qualche  inaudita  raacchina  da  muovere  e  portare,  da 
fermare  e  statuire  cose  grandissime  e  inestimabili...  »  (Op.  voln.,  I. 
p.  127.)  ^  '     > 


272  LE    QUATTROCENTO 

tello,  des  Ghiberti,  des  Luca  délia  Robbia,  des  Brunel- 
leschi,  à  qui  il  dédie  son  Traité  de  la  Peinture  ;  il  pra- 
tique à  Florence,  dans  la  boutique  du  barbier  Burchiello 
avec  lequel  il  échange  des  sonnets;  il  s'attarde  dans  les 
échoppes  de  forgerons,  d'architectes,  d'armateurs,  de 
simples  cordonniers,  vis-à-vis  desquels  il  feint  l'igno- 
rance, afin  de  leur  surprendre  leurs  secrets  et  «  ce 
qu'ils  pourraient  garder  de  rare  et  de  caché  dans  leur 
art*  ». 

Il  est  capable  de  peindre  ou  de  mouler  en  cire  un 
Hercule,  une  Nymphe,  un  Faune '-.  Il  a  construit,  ou 
fourni  des  plans  pour  construire,  l'église  de  San-Fran- 
€esco  à  Rimini,  l'église  de  San-Sebastiano  à  Mantoiie, 
l'église  de  Sant' Andréa  à  Mantoue,  le  Palais,  la  Loge 
et  la  chapelle  Rucellai  a  Florence,  la  façade  de  Santa- 
iMaria-Novella  et  la  Rotonde  de  la  Santissima-Nunziata  à 
Florence.  Il  a  inventé  un  instrument  de  géodésie,  des 
pendulesportatives,  un  hygromètre,  la  chambreobscure, 
des  jeux  merveilleux  de  miroirs.  II  a  trouvé  le  réticule 
qui  sert  aux  peintres.  Il  a  fourni  des  receltes  et  des 
théories  aux  artistes  II  a  dressé  un  panorama  de 
Rome.  Il  a  découvert  le  moyen  de  retirer  une  cons- 
truction navale  antique,  enfouie  au  fond  du  lac  Nemi. 
De  telle  sorte  que  Gristoforo  Landino  s'écrie  dans  son 
enthousiasme  :  «  Où  mettrai-je  Battista  Alberti  et  dans 
quelle  génération  d'artistes  peut-il  être  colloque^?»  Et 
(jiie  Politien  ajoute  :  «  Aucune  littérature,  aucune  dis- 
cipline ne  lui  est  cachée.  11  a  tellement  fouillé  les 
débris  antiques  qu'il  a  surpris  et  remis  en  usage  le 
style  architectural  des  anciens.  II  a  imaginé  non  seulc- 

1.  «  A  fabris,  ab  archilcctis,  a  naviculariis,  ab  ipsis  sutoiibus  sisci- 
tabatur  si  qiiid  narn  Torte  rarum  sua  in  arte  et  reconditum  quasi  pecu- 
liare  scrvarcnt,  »>  [Oji.  voli/.,  I,  p.  G.) 

2.  «  lo  non  potrei  dipinKere  nù  (infçere  di  cera  un  Ercole,  un  l^uuio, 
una  Ninfa,  perché  non  sono  esercitato  in  quesli  artilicii  ;  potrobbo 
queslo  forse  qui  Batlisla,  quale  se  ne  diletta  e  scrissene.  »  {Op.  volg.,  I, 
p.  20;  IV,  p.  4«i.) 

3.  «  Dove  lascio  Hallisla  o  in  che  generatione  di  dotti  lo 
riponf^o?.,.  etc.  »  (Chihtokoho  Landino,  Apologia,  dans  Corazzini,  Mis- 
cellanea,  Florence,  1833.) 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    l'iTALIEN  273 

ment  des  machines,  des  trucs,  des  automates  infinis, 
mais  des  plans  d'édifices  admirables.  Ajoute  qu'il  passe 
pour  peintre  et  sculpteur  excellent,  et  qu'il  est  versé  si 
complètement  dans  tant  de  domaines  qu'il  vaut  mieux 
se  taire  que  d'en  parler  trop  peu^.  » 

Un  esprit  d'une  telle  envergure  dépasse  l'humanisme 
aussi  bien  et  plus  encore  qu'^Eneas-Sylvius.  Il  a  trop 
de  choses  à  dire,  trop  d'aptitudes  à  essayer,  trop  de 
curiosités  à  satisfaire,  trop  de  connaissances  à  mettre 
au  jour  et  trop  d'activités  à  mettre  en  œuvre  pour  se 
restreindre  aux  formules  d'un  genre  et  aux  intérêts 
d'une  caste.  Son  génie  multiforme  s'adresse  à  «  la 
famille  humaine  »  tout  entière,  aux  princes,  aux 
femmes,  aux  bourgeois,  aux  artisans,  aux  physiciens, 
aux  juristes,  aux  peintres,  aux  architectes,  comme  aux 
orateurs,  aux  poètes  et  aux  doctes.  Il  n'écrit  pas  en 
latin;  il  écrit  dans  la  langue  de  tous;  il  écrit  en  vul- 
gaire. 

Et  de  fait,  c'est  en  vulgaire  que  le  plus  gros  de 
l'œuvre  de  Leone-Battista  Albert i  est  écrite.  Son  œuvre 
latine  se  borne  aux  quelques  petites  choses,  qu'il  a  com- 
posées dans  sa  jeunesse,  pour  s'essayer  et  montrer  sa 
bravoure  ;  mais  dès  qu'il  est  arrivé  à  l'âge  d'homme  et 
qu'il  est  assez  lui-même  pour  échapper  à  l'exemple,  il 
emploie  l'italien,  n'usant  du  latin,  dans  quelques-uns 
de  ses  traités  techniques  —  le  De  re  œdificaloria^  le 
De  efpio  animante,  le  De  jure,  et  les  autres  —  que 
comme  langue  scolaire.  C'est  en  vulgaire  qu'il  écrit  son 
Traité  de  Peinture,  son  Traité  de  la  Statue,  son  Traité 
de  la  Perspective  et  ses  deux  opuscules  des  Cinq  Ordres 
architectoniques  et  des  Jeux  mathématiques;  c'est  en 
vulgaire  qu'il  écrit  ses  boutades  contre  les  femmes,  ses 

1.  «  Ita  perscrutatus  antiquitatis  vestigia  est,  ut  ouineni  veterum 
architectandi  rationeni,  et  deprehenderit,  et  in  exemplum  revocaverit  : 
sic  ut  non  solum  machinas,  et  pegmata,  automataque  perniulta,  sed 
formas  quoque  iedificiorum  admirabiles  excogitaverit;  optnnus  pra-terea 
et  pictor,  et  statuarius  est  liabitus,  cum  tainen  intérim  ita  examussim 
teneret  omnia  ut  vix  pauci  singula:  quare  ego  de  illo...  tacere  satius 
puto  quam  pauca  diccre.  »  (Polit.,  Ep.  X,  7.) 

11.  18 


274  LE    QUATTROCENTO 

lettres,   ses  vers,  ses   petits   dialogues  des  choses  de 
l'amour;  c'est  en  vulgaire  qu'il  écrit  son  dialogue  du 
Teogenio  (1434),  son  dialogue  de  la  Famiglia  (1437- 
1441),  son  dialogue  de  la  Tranquillità  deU  «mmo  (1442)^ 
son  dialogue   De   Iciarchxa    (1470).  Et   c'est   dans  ces 
dialogues   qu'il  livre    son   véritable   apport  littéraire. 
S'appliquant  «  à  dire  des  choses  utiles  avec  éloquence 
et  avec  ordre,  à  y  introduire  des  exemples,  aies  revêtir 
d'autorité  •  »,  Alberti  y  dispute  des  nobles  sujets  chers 
au  citoyen  et  au  père  de  famille,  de  la  bonne  économie 
morale  et  de  la  bonne  économie  domestique,  du  gouver- 
nement de  la  maison  et  du  gouvernement  de  l'Etat,  de 
la  paix   de  l'àme   et   de   l'inutilité  de   la  douleur,  du 
mépris  des  faux  biens,  de  la  pauvreté,  de  la  vertu,  de  la 
perversité  des  femmes.  11  y  formule  l'idéal  d'eurythmie 
intérieure    et   d'équilibre   mental   qui    constitue  toute 
l'éthique  de   son   siècle  réconcilié   avec  la   terre.   Des 
doctrines  des   autres,  il  construit  une  mosaïque  bril- 
lante, noblement  agencée  et  clairement  lisible  «  pour 
l'avantage  et  la  commodité   de  ses  lecteurs 2»,  Et  de 
même  qu'au  lieu  de  former  seulement  son  expérience 
dans  le  témoignage  des  antiques,  ce  qu'aurait  fait  un 
humaniste,  il  met  à  profit  les  leçons  multiples  que  lui 
donna  la  vie,  sa  pratique  des  affaires,  sa  connaissance 
des  hommes,  son  ardeur  passionnée  pour  le  spectacle 
et  l'enseignement  de  la  nature;  de  même,  au  lieu  de 
restreindre  sa  leçon  au  commerce  de  la  sagesse  bour- 
geoise de  ses  contemporains  et  de  ses  proches,  il  trouve, 
pour  la  confirmer  ou  la  combattre,  chez  Cicéron,  chez 
Plutarquc,     chez     Quintilien,    chez    Xénophon,     une 
richesse  d'idées,  une  profusion  d'exemples,  une  beauté 
et  une  grandeur  d'attitudes  qui  illustreront  et  magnifie- 
ront ses  propres  connaissances.  De  telle  sorte  qu'il  est 
utile  à  tous,  qu'il  est  lisible  pour  tous  et  que,  dans  ses 

1.  «  Bene  mi  sono  certo  ingegnato  dire  cosc  utili,  quali,  dirle  con 
ploqiienzin,  con  ordinc,  inlcrserirvi  esenipli,  adducervi  aulorità,  orntillc 
di  parole. ..  »   ()}>.  volij..  Il,  p.  331.) 

z.  Oper.  vol'j.,  I,  p.  y3. 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    KETOUR    A    l'iTALIEN  275 

dialogues,  riches  de  nombre  et  de  doctrine,  gardant 
l'allure,  procédant  par  périodes  liées,  obéissant  aux 
règles  d'une  distribution  réfléchie  et  rationnelle,  Leone- 
Battista  Alberti  fonde  la  prose  didactique  italienne,  qui 
n'existait  plus  depuis  le  Conviviodc  Dante  Alighieri,  en 
même  temps  qu'il  initie  d'un  geste  puissant  le  retour  à 
l'italien. 

Ceci  ne  se  passe  qu'à  un  moment  où  l'italien  paraît  à 
l'opinion  lettrée  unanime  une  langue  faubourienne,  qu'on 
doit  réserver  au  divertissement  de  la  plèbe  et  aux  vul- 
garités du  trafic,  un  savant,  un  érudil,  un  latiniste,  qui 
a  écrit  en  latin,  qui  a  pu  donner  son  œuvre  latine  comme 
l'œuvre  antique  d'un  Lépide,  d'un  Epiménide,  d'un 
Lucien,  et  qui  n'aurait  qu'à  poursuivre  pour  mériter 
l'applaudissement  des  Beccadelli,  des  Filelfo  et  des 
Guarino,  ose  en  face  de  tous  employer  le  vulgaire. 
«  J'écris  pour  les  érudits  et  non  pour  la  foule  »,  disait 
Politien,  qui  en  tirait  gloire.  «  Ce  que  j'écris,  répond 
l.eone-Batlista  Alberti,  je  ne  l'écris  pas  pour  moi,  je 
l'écris  pour  l'humanité  ^  »  On  ne  pensait  que  pour  un 
petit  clan  de  privilégiés,  d'initiés  et  de  spécialistes  : 
Leone-Battista  Alberti  pense  pour  la  foule  «  de  ses  con- 
citoyens, qui  ne  sont  pas  très  lettrés  ».  On  ne  se  préoc- 
cupait que  de  la  gloire,  que  de  la  louange  et  de  l'appré- 
ciation des  doctes  :  Leone-Battista  Alberti  s'inquiète 
«  de  l'amour  de  ses  proches  et  du  profit  des  igno- 
rants- ».  On  prétendait  que  vulgariser  la  science,  c'était 
«  amoindrir  la  déité  »  et  «  pécher  de  profanation  »  : 
Leone-Baltista  préfère  «être  utile  à  beaucoup  que  plaire 
à  quelques-uns  ».  Il  sort  la  lumière  du  boisseau  et  la 
dresse  sur  le  chandelier.  11  descend  de  la  tour  d'ivoire, 
se  promène  parmi  les  hommes  et  leur  révèle  la  bonne 
parole.  Et,  au  lieu  de  rougir  de  son  acte,  d'implorer  des 
circonstances  atténuantes  et  de  baisser  le  front  devant 

i.  «  Quae  scribimus,  ea  non  nobis,  sed  humanitati  scribimus.  »  [Opéra 
ineditu,  p   293  ) 

2.  «  Scripsit  prieterea  et  affinium  suorum  gratia,  ut  linguœ  latinae 
ignaris  prodesset,  patrio  sermone...  »  {Op.  volg.,  1,  p.  xciv.) 


276  LE    QUATTROCENTO 

ceux  qui  l'accusent  «  d'offenser  la  majesté  littéraire^  », 
il  se  targue  de  son  bon  droit. 

Sans  broncher,  sans  faiblir,  ouvertement  et  calme- 
ment, il  prend  à  haute  voix  la  défense  de  «  la  langue 
toscane  d'aujourd'hui».  «Et  quel  sera  ce  téméraire, 
écrit-il,  qui  me  persécute  et  me  blâme,  si  j'écris  de 
façon  à  ce  qu'il  m'entende?  Au  contraire,  les  hommes 
prudents  me  loueront  peut-être,  si,  en  écrivant  de  façon 
à  ce  que  chacun  m'entende,  j'aime  mieux  aider  à  beau- 
coup que  plaire  à  quelques-uns,  car  on  sait  combien 
les  lettrés  sont  rares  à  ce  jour.  Et  ceci  me  serait  très 
agréable  que  qui  sait  me  blâmer  sût,  en  parlant,  se  faire 
applaudir.  J'avoue  bien  que  cette  antique  langue  latine 
est  très  copieuse  et  ornée.  Mais  je  ne  vois  pas,  non 
plus,  pourquoi  il  faut  tellement  haïr  notre  langue  tos- 
cane d'aujourd'hui,  de  façon  à  ce  que  tout  ce  qui  y  est 
écrit,  quoique  excellent,  nous  déplaise...  Et  je  sens 
ceci,  c'est  que,  qui  serait  plus  savant  que  moi  et  tel 
que  beaucoup  veulent  être  réputés,  celui-là  trouverait, 
dans  notre  langue  commune  d'aujourd'hui,  autant 
d'ornements  que  dans  celle  qu'ils  prônent  tant  eux- 
mêmes  et  désirent  si  fort  chez  les  autres.  Je  ne  peux 
pas  souffrir  que  beaucoup  jugent  mauvais  ce  qu'ils 
emploient  pourtant,  et  louent  ce  qu'ils  ne  comprennent 
pas,  ni  ne  se  soucient  d'entendre...  Et  si  c'est  vrai  ce 
qu'ils  disent  que  cette  antique  langue  sut  jouir  auprès 
de  toutes  les  races  d'une  grande  autorité,  parce  que 
beaucoup  de  savants  l'employèrent,  il  en  ira  certaine- 
ment de  même  de  la  nôtre,  si  les  savants  la  veulent 
travailler  et  polir  avec  tout  leur  soin  et  dans  toutes 
leurs  veilles...  Et  moi,  je  n'attends  d'autre  récompense 
que  celle  de  la  volonté  que  j'ai  eue  et  ([ui  me  meut  à 
mettre  tout  mon  talent,  toute  mon  œuvre  et  toute  mon 
industrie  au  service  des  gens  de  notre  pays  2.  » 

1.  «  Dicono  che  io  olFcsi  la  iimcslà  litlorarift  non  scrivcndo  nialeria 
i»l  eloqiienle  in  lingua  piiilosto  latina.  »  {Oper,  vuhj.,  III,  p.  1(10.) 

2.  «  E  chi  HaWi  qiiellu  tcmcrariu  chc  piin;  ini  |)erso<j'iiili  biasiiiiariilo, 
cbe  io  «crivu  in  modo  che  i'uuiiio  m'inleuda'.'  l'iù  toslo  forsc  i  |iru- 


LES    BOURGEOIS    ET    LE   RETOUR    A    L  ITALIEN  277 

Et  comme  s'il  n'avait  pas  suffi  à  cet  homme  de  génie, 
qui  n'était  en  cela  qu'un  liomme  de  bon  sens,  de  reven- 
diquer le  vulgaire,  de  le  prêcher  par  la  parole,  de  le 
proclamer  par  l'exemple,  il  prétend  lui  donner  une 
sanction  quasi-officielle. 

En  1441,  alors  que  la  Curie  est  réunie  à  Florence 
et  que  la  cause  de  l'érudition  triomphe  dans  les  meil- 
leurs esprits,  il  imagine,  sous  le  prétexte  de  distraire 
les  Ames  de  la  guerre  de  la  République  et  de  Philippe- 
Marie  Visconti,  une  sorte  de  tournoi  poétique,  dont  le 
thème  sera  Délia  Vera  Amicizia^  le  prix  une  couronne 
(le  laurier  en  argent,  et  les  juges  ceux  auxquels  on  se 
sérail  le  moins  attendu,  les  secrétaires  apostoliques 
<[ui  s'appellent  Poggio,  Loschi,  Rustici,  Fiocchi, 
Biondo,  Marsuppini,  Aurispa,  Trapezunlios. 

Dans  l'après-midi  du  22  octobre,  la  signorie  et  l'ar- 
chevêque de  Florence,  l'orateur  vénitien,  les  officiers 
du  Studio,  les  prélats  de  la  Curie,  la  foule  du  peuple 
se  réunissent  dans  l'église  de  Sainte-Marie-de-la-Fleur 
et  viennent  écouter  ces  bourgeois  à  qui,  après  un 
demi-siècle,  gain  de  cause  est  enfin  donné.  L'officier 
pontifical  Francesco  Alberti,  le  chanoine  Antonio 
Agli,  le  marchand  Mariotto  Davanzati,  le  héraut  de  la 
Signorie  Anselmo  Calderoni,  le  jurisconsulte  Rene- 
detto  Accolti,  le  notaire  Leonardo  Dati,   le  mathéma- 

denti  mi  loderanuo,  se  io  scrivendo  in  modo  che  lui  non  m'intenda,  prima 
cerco  giovare  a  itioiti  che  piacere  a  pochi,  chè  sai  quanto  siano  pochis- 
simi  a  questi  di  i  litterati.  E  molto  qui  a  me  piacerebbe  se  chi  mi  sa 
biasimare,  ancoraaltrettanlo  sapessedicendo  farsiiodare.  Ben  confesso 
quell'anlica  latina  iingua  essere  copiosa  molto  e  ornatissima.  Ma  non 
pero  vef,'f40  in  ciie  sia  la  nostra  oggi  toscana  tanto  da  averla  in  odio, 
che  in  essanualunque  benchè  ottiniacosa  scritta  cidispiaccia...  E  sento 
io  questo  ;  clil  fosse  più  di  me  dotto,  o  talc  quale  molti  vogliono  esser 
reputati,  costui  in  questa  oggi  comune  troverebbe  non  meno  ornamenti 
che  in  qiiella,  quale  essi  tanto  prepongono,  e  tanto  in  altri  desiderano. 
Ne  posso  io  patire  che  a  molli  dispiaccia  quello  che  pure  usano,  e  pur 
lodino  quello  che  non  intendono,  ne  in  so  curano  d'intendere  ..  E  sia 
quanto  dicono  quella  antiqua  apprcsso  di  tutte  le  genti  piena  d'autorità, 
solo  perché  in  essa  molti  dotti  scrissero,  simile  certa  sarà  la  nostra  se 
i  dotli  la  vorranno  molto  con  suo  studio  e  vigilie  essere  elimata  e 
pulita...  Io  non  aspetto  desser  commendato  se  non  délia  volontà,  quai 
me  muove  a  quanto  in  me  sia  ingegno  opéra  ed  industria,  porgermi 
utile  ai  nostri...  »  {Oper.  volg.,  II,  p.  221.) 


1 


278  LE    rUATTROCENTO 

ticien  Michole  del  Gigante,  prennent  leur  revanche. 
Et  ils  produisent  des  capitoli  si  parfaits,  dos  canzoni 
si  excellentes,  des  stances  si  savoureuses,  des  scènes 
si  ingénieuses  et  des  imitations  d'hexamètres  et  d'odes 
saphiques  si  appropriées  que  les  secrétaires  aposto- 
liques, embarrassés  de  distinguer  aucun  de  ces  génies, 
donnèrent  la  couronne  d'argent  à  l'église  môme  de 
Sainte-Marie-de-la-Fleur. 

Cette  cérémonie,  connue  sous  le  nom  à'Âccadcînia 
coronaria^  marque  une  date^  Ce  fut  Leonc-Battista 
Alberti  qui  la  signa. 


IV 


Désormais  l'élan  est  donné  :  il  n'y  a  plus  qu'à  suivre. 

Trop  de  raisons  de  justice  et  de  bon  sens  militent 
en  faveur  de  l'italien  pour  que  l'odieux  divorce  de  la 
langue  parlée  et  de  la  langue  écrite  se  prolonge  davan- 
tage. Toutes  les  circonstances  s'accordent  à  assurer  un 
lendemain  à  la  noble  initiative  d'Alberti  :  l'épuisement 
de  l'humanisme,  l'adhésion  de  la  masse,  la  faveur  des 
bourgeois,  la  sympathie  des  cours  septentrionales,  qui, 
moins  cultivées,  étaient  demeurées  fidèles  au  vulgaire, 
et  l'assentiment  des  femmes,  qui  ne  trouvaient  point 
leur  compte  à  être  ci'lébréos  en  latin.  Que  pouvait,  en 
effet,  importer  à  toutes  ces  filles  d'Italie,  aux  Ursa  de 
Beccadelli,  aux  Angelina  de  Marrasio,  aux  Stella  de 
Ponlano,  aux  Xandra  de  Landino,  aux  Cassandra  de 
Stro/zi,  d'être  chantées  dans  des  odes  ou  des  élégies 
renouvelées  d'Horace  ou  de  Tibulle?  Outre  qu'elles 
ne  les  comprenaient  guère,  l'hommage  qu'on  leur  por- 
tait était  moins  un  hommage  h  leur  beauté  (|u'un 
hommage  ji  rénidilioii.  Pour  trouver  le  chemin  de 
leur  Cd'ur,  il  fallait  i)rendre  d'abord  le  chemin  de  leur 

\.  Voir  Lkonk-IUttista  Ai.hkhti,  Opei'e  vitlf/.,  I,  p.  c.xt.vii.  Cf.  (|.  Mnii- 
cini,  Un  niioto  ilncumenlo  aiil  certaine  coronarw  tli  Flvenze,  Anli.  stor. 
ital.,  Klortniu,  1892,  p.  320. 


I 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    l'iTALIEN  279 

oreille.  C'est,  suivant  ses  paroles,  lorsqu'il  admirait 
«dans  une  fruitière  teigneuse  des  façons  très  nobles 
et  dignes  d'un  empire  »,  que  Leone-Battista  Alberli 
s'était  avisé,  pour  la  première  fois,  d'écrire  en  italien; 
et  c'est,  pareillement,  pour  être  entendus  de  leurs 
amoureuses  réelles  ou  fictives,  que  Laurent  de  iMédi- 
cis  à  Florence,  Matteo  Boïardo  à  Ferrare,  Jacopo  San- 
nazaro  à  Naples,  rimeront  leurs  vers  italiens. 

Si  donc,  au  moment  où  Leone-Battista  proclamait 
son  Accademia  coronaHa,ceu\  qui  employaient  le  vul- 
gaire étaient  aussi  rares,  d'après  le  jugement  de  Gris- 
toforo  Landino,  «  que  les  portes  de  Florence  »,  grâce  à 
l'exemple  et  à  Tautorité  du  grand  latiniste,  grâce  sur- 
tout aux  circonstances  inscrites  dans  l'ordre  naturel 
<les  choses,  leur  nombre  va  s'accroissant  chaque  jour, 
et  un  mouvement  très  marqué  s'accentue  en  faveur  de 
ce  que  Niccolô  Luna  appelait  «  le  très  suave  et  doux 
idiome  de  notre  patrie'  ». 

Un  des  premiers  à  marcher  sur  les  traces  de  Leone- 
Battista  Alberti  est  son  contemporain  Matteo  Palmieri 
(1406-1470j.  Comme  Leone-Battista,  Matteo  Palmieri 
est  humaniste.  Sozomeno  de  Pistoie,  le  compagnon  de 
Poggio  dans  ses  fouilles  savantes,  lui  a  appris  à  aimer 
les  livres  anciens  ;  Carlo  Marsuppini  lui  révéla,  au  Studio 
de  Florence,  le  beau  latin;  il  a  composé  selon  l'élégance 
antique  l'Oraison  funèbre  de  son  maître,  la  Vie  du  grand 
sénéchal  Niccolô  Acciajuoli,  Tllistoire  de  la  guerre  de 
Pise  de  1406.  Du  même  coup  il  est  épicier  au  Canto 
délie  Bondini,  mathi'maticien,  citoyen  de  Florence, 
exerçant  des  charges  de  citoyen  en  vue,  mêlé  à  la  poli- 
tique et  aux  affaires,  ambassadeur  à  Pérouse,  capitaine 
à  Livourne,  gonfalonnier  de  Compagnie,  Buonomino, 
prieur;  il  est  pauvre  :  «  Et  bien  que  nous  soyons  sans 
enfants,  écrit-il,  nous  avons  des  neveux  et  beaucoup 
de  bouches  à  la  maison  et  de  très  grandes  dépenses  à 

1.  «  Questo  soavissimo  e  dolcisshno  nostro  idioma  palrio.  »  (Mancini, 
Vila  di  L.  B.  A.,  p.  230.) 


280  LE    QUATTROCENTO 

supporter^»;  il  est  bourgeois,  et  collige,  comme  un 
bourgeois,  en  un  gros  latin  entremêlé  de  vulgaire,  une 
histoire  florentine  et  une  Chronique  de  son  temps.  Fait 
de  la  sorte,  il  est  homme  à  comprendre  l'initiative 
de  Leone-Battista  et  à  la  seconder  immédiatement,  s'il 
ne  l'a  peut-être  précédée.  C'est  en  1434  que  Leone-Bat- 
tista a  rédigé  son  premier  dialogue  qui  compte,  le  Theo- 
genio;  c'est  en  1430  que  Matteo  Palmieri  place  la  scène 
de  son  dialogue  vulgaire  de  la  Vita  civile.  Agnolo  Pan- 
dolfini,  Luigi  Guicciardini,  Franco  Sacchetti,  réunis 
dans  une  villa  du  Mugello,  y  raisonnent  de  l'éducation 
à  donner  aux  enfants,  des  trois  vertus  de  courage,  de 
tempérance  et  de  prudence,  de  la  guerre  et  de  la  paix, 
de  Ja  justice,  du  bien  public,  et,  en  général,  de  la  façon 
dont  Fhonnête  homme  doit  se  comporter  dans  la  famille, 
dans  la  société,  dans  l'Etat.  Et  que  si,  dans  ce  dialogue, 
Matteo  Palmieri  met  à  la  portée  du  vulgaire  les  idées 
qu'il  a  recueillies  chez  Cicéron,  Quintilien  et  Plutarque, 
dans  son  poème  de  la  Ciltà  di  vita.,  inspiré  par  deux 
visions  qu'il  a  eues  en  1451  et  1455,  il  se  sert  du 
mètre  et  de  l'architecture  de  la  Divine  comédie  pour 
révéler  au  peuple  les  théories  subtiles  sur  les  âmes  de 
l'Académie  platonicienne. 

Crisloforo  Landino  qui,  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  a 
déclamé  à  Y Accademia  coronaria  les  terzines  de  Fran- 
cesco  Alberti  «  avec  gravité  et  modestie  et  des  gestes 
merveilleusement  appropriés  à  la  matière  et  aux  temps')), 
va  plus  loin.  En  1460,  il  s'avise  de  lire  et  commenter 
pul)li(iu<MU('nt,  dans  le  Studio  de  Florence,  le  canzonière 
de  iNUrarquc;.  Pétranjue  au  Studio!  Le  poète  vulgaire, 
le  fabricant  de  sonnels,  le  parleur  en  dialecte,  |)renant 
rang,  prenant  date,  dans  la  littérature  classique!  Iiltudié 
à  côté  d'Ilonière  et  de  Virgile!  (Commenté  en  la  nuiison 

1.  "  K  Ik'II  siniiio  s.iri/a   (ij^liiioli,  al)J)ifttii()  nipoti  c  moite  boichc  in 
casa  V.  porliiiiiiu  sjics.-i  i;ri(iiilissiiii;i    >, 

2.  *  l'ii  iiiui  iii(iravif,'riii  cdu  (iiiiiiitn  fîPivitft.  e  con  quanta  nioticstiii  lo 
projtosi!  ('  CDU  ^(•M'i  (icliiali  Hocdiido  lu  iiiatcria  c  i  tciiipi.  »  (Manuscrit 

oiileuiporain,  rilé  par  Muncini,   lilu  di  !..  H.  A.,  p.  MÎ.) 


LES    lîOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    l'iTALIEN  281 

savante  des  Ghrysoloras,  des  Filelfo,  des  Guarino,  des 
Marsiippiiii  ! 

«  Il  y  a  peut-être,  déclare Gristoforo  Landino,  quelques 
excellents  citoyens  qui  croiront  et  qui  sans  doute  croient 
déjà  que  mon  entreprise  de  vouloir  lire  le  poème  de 
François  Pétrarque  dans  un  gymnase  si  célèbre  et  dans 
un  si  noble  institut,  où  beaucoup  de  docteurs  et  en  si 
grand  nombre  se  retrouvent,  est  plutôt  digne  de  repré- 
hension que  d'éloge,  estimant  que  le  temps  peut  être 
plus  utilement  employé  à  l'investigation  des  lettres 
latines  et  grecques,  et  poussés,  je  p;^nse,  à  une  opinion 
semblable  par  leur  doute  que  la  langue  toscane  ne  soit 
ni  abondante,  ni  ornée  comme  les  autres  ^  »  Qu'im- 
porte à  Landino?  Ils  se  trompent.  Et  le  platonicien, 
et  rhelléniste,  et  le  latiniste  leur  cite  en  faveur  de  sa 
thèse  Boccace,  Leonardo  Dati,  Buonaccorso  da  Monte- 
magno,  Matteo  Palmieri,  Leone-Baltista  Alberli,  «  qui 
s'est  ingénié  à  transmettre  au  vulgaire  toute  l'élégance 
et  l'industrie,  toute  la  composition  et  la  dignité  qu'on 
trouve  chez  les  Latins'.  »  Il  ne  faut  pas  attribuer 
la  grossièreté  et  l'imperfection  du  vulgaire  à  la  nature 
de  cette  langue,  mais  à  la  négligence  de  celui  qui 
l'emploie.  Par  sa  nature. et  par  son  abondanee  native, 
le  vulgaire  est  élégant  etbeau.  S'il  est  resté  quelque  peu 
en  arrière,  «ce  n'est  pour  rien  d'autre  que  pour  la 
disette  dont  il  a  souffert  d'écrivains  excellents'^».  On 
peut  le  restaurer,  et  il  sied  de  le  remettre  en  honneur. 
Landino  l'assure;  Alberti  et  Palmieri   le  prouvent;  et 

1.  «  Saranno  per  avventura  alcuni.  prestantissimi  Cittadini,  i  quali 
persuadcranno,  o  di  j,^ià  sino  ad  ora  l'anno  persuaso,  questa  iiiia  inipresa 
di  volere  ia  si  celeberrirno  Ginnasio  e  nubilitaln  Studio,  in  lanto  numéro, 
dove  molli  dotti  si  ritrovauo,  leggere  il  poema  di  Francesco  Petrarcha, 
essere  più  tosto  di  riprensione,  che  di  laude  degna,  stimandosi  l'orse, 
che  questo  medesimo  tempo  più  utilmente  nella  investigazione,  o  délie 
latine,  o  délie  greche  lettere.  spender  si  potesse...  »  (G.  Landino,  Ont- 
zioiie,  pub.  par  Corazzini,  Miscellanea,  p.  12").) 

2.  «  Altendete  con  quanta  industria  etogiii  eloquenzia.  composizione 
e  degnità  che  apresso  ai  Lalini  si  truova  sia  ingiegnato  a  noi  trasfe- 
rire.  »  {Ih  ,  p.  128.) 

3.  «  Per  niante  altro  essere  rimasto  indrieto  se  non  per  carestia  di 
dotti  scriptori.  »  {Ib.,  p.  128.) 


282  LE    QUATTROCENTO 

de  telles  idées,   neuves  comme  l'avenir,  se  fraient  un 
chemin  dans  les  générations  qui  montent. 

Grandi  au  milieu  d'elles,  un  enfant  les  fait  siennes  : 
Laurent  de  JVIédicis,  qui  leur  prête  Fappuide  son  talent 
jeune  et  qui  leur  donne  la  suprématie  de  sa  position 
exceptionnelle.  Non  seulement  lui,  qui  est  rompu  au 
grec  et  au  latin,  qui  est  le  nourrisson  des  muses 
antiques,  qui  a  été  élevé  dans  une  bibliothèque  el  un 
musée,  écrit  et  versifie  en  italien,  mais  il  le  fait  en  pleine 
connaissance  de  cause,  plaidant  son  bon  droit  avec 
une  finesse  gracieuse  et  une  autorité  délicate.  Selon  lui, 
l'italien  ofire  les  qualités  de  toute  langue  digne  et  par- 
faite; premièrement  d'ôtre  abondante  et  copieuse  et 
propre  à  bien  exprimer  les  concepts  de  l'esprit;  deuxiè- 
mement ,  de  posséder  la  douceur  et  l'harmon  ie  ;  troisième- 
ment, de  garder  écrites  «  des  choses  subtiles  et  graves 
et  nécessaires  à  la  vie  humaine».  Les  hommes  ont  plus 
manqué  à  la  langue  vulgaire  qu'elle  n'a  manqué  aux 
hommes'.  Adolescente,  on  peut  prévoir  l'âge  de  sa 
maturité.  Imparfaite,  elle  s'orne,  s'embellit,  s'accom- 
plit chaque  jour.  Qui  sait  si  elle  n'attend  pas  de  nou- 
veaux chefs-d'œuvres?  «  Etpeut-ôtre  qu'en  cette  langue 
seront  encore  écrites  des  choses  subtiles  et  iinporlantos 
et  dignes  d'être  lues^.  »  «  Qu'il  n'y  ait  donc,  dit  Laurent, 
personne  pour  me  reprendre  si  j'écris  en  cette  langue 
dans  laquelle  je  suis  né  et  j'ai  été  nourri^!  »  Et  que  si 
Laurent  de  Médicis,  élève  de  CristoforoLandino,  et  de  (jua- 
rante  ans  plus  jeune  que  Malteo  Palmieri  et  que  Leonc- 
Battista  Alberli,  n'eut  pas  le  mérite,  comme  on  l'a  pré- 
tendu, d'initier  un  uiouvement  commencé  avant  lui, 
il  reste  qu'il  en  reconnut  la    validité  d'emblée,  (ju'il 

1.  «  E  pero  concludereino  pin  presto  esscr  uiiiiiciili  alla  linf^iia  uoiuini 
che  l'esercitino,  che  la  linf,'uu  agli  uoniini  e  alla  matoria.  »  l'oesie  di 
Loienzv  de  Medici,  éd.  Cardiicci,  Florcnêe,  IS.i'.t,  p.  17  et  sq. 

2.  «  E  forse  saranno  ancoru  scrittc  in  quesla  linjj-iia  cose  sotlili  cd 
Jini)ortanti  e  dcgne  d'esser  letle,  massiuic  pefcho  in  .sino  a  ora  si  puo 
dire  l'adolcBccn/ia  di  quesla  lingua,  perche  ognora  più  si  fa  eleganle  e 
gcnliie.  » 

3.  «  E  pcr  queste  medesiuie  ragioni  nessnno  mi  i)mi  riprendere  s'io 
ho  Bcritto  in  quella  lingua  uella  quai  son  nato  c  nulrito.  > 


i 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  UFALIEN  283 

l'aida  «  de  toutes  ses  forces  et  de  tout  son  esprit  de  bon 
citoyen  »  et  que  l'exemple  qu'il  donna  venait  de  si  haut, 
emportait  une  telle  autorité  et  consacrait  si  dtHinitive- 
ment  la  révolution  déclarée  qu'il  n'y  a  plus  désormais 
opposition  qui  compte. 

De  ce  jour  le  latin  a  vécu.  11  ne  disparaîtra  pas  tout 
d'un  coup,  sans  doute;  il  gardera  au  siècle  suivant,  des 
partisans  et  des  maîtres;  mais  l'époque  de  son  règne 
exclusif  est  accomplie.  En  face  du  latin  se  dresse  une 
langue  vivante,  neuve  comme  une  chose  oubliée,  recom- 
mandée, employée  par  des  hommes  excellents,  qui  s'en- 
richira de  toutes  les  dépouilles  du  latin  et  prospé- 
rera dans  la  mesure  môme  où  le  latin  va  tomber  en 
oubli. 

Dante,  qu'au  commencement  du  siècle  Niccolô  Nic- 
coli,  dans  le  dialogue  de  Bruni,  abandonnait  aux  four- 
niers  et  gens  de  cette  sorte,  et  qui,  durant  tout  le 
Quattrocento,  n'avait  joui  que  d'une  fortune  de  souche 
populaire,  est  remis  sur  un  trône  de  gloire.  En  1481, 
Sandro  Botticelli  l'illustre  de  son  crayon  pointu,  Cristo- 
foro  Landino  le  commente  au  Studio,  Niccolù  délia 
Magna  l'imprime,  Bernardo  Bembo  restaure  son  tom- 
beau de  Bavenne,  et  la  Signorie  de  Florence,  levant  le 
ban  d'exil  qui  pesait  sur  sa  mémoire,  l'habilite  à  toutes 
les  charges  et  couronne  son  eftigie  au  temple  de 
San-Giovanni.  Ugolino  Verino,  qui  assimile  Dante  à 
Virgile  et  à  Homère,  assure  que,  pour  la  doctrine, 
Dante  a  dépassé  l'un  et  l'autre  '  ;  Girolamo  Benivieni 
entonne  un  cantique  en  l'honneur  de  la  Comédie  «  par 
Dante  divinement  composée  '  »  ;  et  Marsile  Ficiu  dépeint 
en  une  lettre  d'enthousiasme  la  joie  de   Florence  qui 

1.  «  Quos  Florentinus  longe  supereminet  onines 
Gloria  Miisarum  Dantes  ;  nec  cedit  Ilomero  ; 

Par  quoque  Virgilio  :  doctrina  vlncit  ulruinque.  » 

{De  illust.  urb.  Flor.,  I,  p.  88.) 

2.  Canlico  di  Jeronimo  Benivieni  cilladino  Fiorenlino  in  lande  dello 
eccellenlissimo  poêla  Dnnie  Alir/hieri  e  délia  sec/uente  Commedia  da  lui 
divinamenle  composld,  Florence,  Giunta,  1306.  ' 


284  LE    QUATTROCENTO 

a  retrouvé  son  poète  :  «  Florence,  s'écrie-t-il,  triste 
jadis,  aujourd'hui  joyeuse,  se  réjouit  avec  son  Dante 
Alighieri,  ressuscité  après  deux  siècles,  rendu  à  sa 
patrie,  finalement  couronné.  Oh  !  combien  plus  beau, 
dit-elle,  combien  plus  heureux,  je  t'accueille  à  celle 
heure,  mon  doux  fils!  ton  visage  autrefois  mortel  est 
devenu  immortel  et  divin.  La  nuit  de  ta  Florence  s'est 
transformée  en  jour.  La  douleur  de  tes  Florentins  s'est 
convertie  en  allégresse.  Vous  tous,  citoyens  très  heu- 
reux, exultez  et  réjouissez-vous'.  » 

L'Académie  platonicienne  qui  pense  avec  Platon  que 
«  plus  un  bien  est  communicable  et  commun,  plus  il 
est  divin-  »,  fait  honneur  à  cette  vérité  qu'avaient  en 
vain  répétée  les  adversaires  des  premiers  humanistes. 
Marsile  Ficin  compose  en  italien  certains  de  ses  traités; 
Pic  de  la  Mirandole  et  Laurent  de  Médicis  platonisent 
en  sonnets  vulgaires  imités  de  Pétrarque  ;  Girolamo 
Benivieni  expose  en  un  subtile  canzoïie  d'amore  les 
idées  chères  à  l'école;  Tommaso  Benci  donne  en  langue 
florentine  le  Pimandre  de  Mercure  Trismégiste. 

Il  y  a  cent  ans,  on  pensait  que  rien  de  digne  ne  pou- 
vait être  écrit  en  vulgaire  et,  pour  sauver  Dante  et  Boc- 
cacede  l'oubli,  ColuccioSalutati  et  Pétrarque  s'avisaient 
de  les  traduire  en  latin;  aujourd'huion  accompli l  un  tra- 
vail inverse.  Marsile  Ficin  traduit  en  italien  l&Monarchia 
latine  de  Dante;  Jacopo  Poggio  traduit  en  italien  les 
Histoires  latines  de  Poggio  Bracciolini  son  père;  Donato 
Acciajuoli  traduit  en  italien  les  Histoires  latines  de  Leo- 
nardo  Bruni;  Cristoforo  Landino  traduit  en  italien  la 
Sforziadr  latine  de  Giovanni  Simonelta;  Andréa  Canibini 
traduit  en  italien  les  Histoires  latines  de  Flavio  Biondo; 
Alessandro    Braccesi   traduit   en    italien   la    Nouvelle 


1.  «  Florentia  jamdlu  mnesta  sed  tandem  laeta  Danti  suo  Alifîhierio, 
poBt  duo  ferme  S!i;ciilfi,  juin  redivivo  et  in  patriain  restilulo  ac  denique 
coronalo  conjçnitnlaliir...  »  (I-'icin.  Ep.  VI,  p.  8'i0.) 

2.  «  Si  rinpondc,  dit  Laurent  de  Médicis,  aic.iina  cosa  non  cssere 
manco  deK'i'i  per  esserc  j)iii  «•oiniino;  anzi  si  prova  ogni  bcne  esserc 
tanto  migiioru  quanto  6  più  coiuunicabile  cd  univursalo.  » 


LES    BOURGEOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  285 

latine  d'iEneas-Sylvius;  c'est-à-dire  que  la  fin  du  siècle 
s'occupe  à  défaire  l'ouvrage  du  commencement  du 
siècle.  Et  ceux-là  mêmes  qui  s'obstinent  à  parler  en  latin 
trouvent  imme'diatement  des  traducteurs  :  Cambini 
donne  en  vulgaire  les  Disjmlationes  camaldulenses  de 
Landino,  Pietro  Parenti  le  discours  de  Niccolô  Accia- 
juoli  au  pape  Sixte  IV,  Carlo  Alberti  VAmiria  et  les 
Efehie  de  Leone-Batlista  Alberti. 

Evidemment  que  l'italien  qu'écrivent  ces  premiers 
pénitents  n'est  pas  d'une  pureté  limpide.  Outre  qu'ils 
ont  trop  perdu  l'habitude  de  la  langue  écrite,  ils  par- 
tagent le  préjugé  qu'ils  y  doivent  introduire  leur  latin. 
«  Personne,  avance  Cristoforo  Landino,  ne  peut  devenir 
excellent  dans  la  langue  toscane,  s'il  ne  s'est  pénétré, 
au  préalable,  des  lettres  latines ^  »  Le  vulgaire  d'au- 
jourd'hui est  aussi  déparé  de  latinismes  que  le  latin  du 
commencement  du  siècle  Tétait  d'italianismes-.  Il  faut 
que  la  phrase  soit  longue  et  magnifique,  chargée  d'in- 
cidentes, développée  selon  les  lois  classiques  du  rythme 
el  du  nombre.  Il  faut  qu'elle  n'accueille  que  des  mots 
nobles,  qu'elle  vise  à  une  éloquence  continue,  qu'elle 
naisse,  se  balance  et  retombe  avec  grandeur  et  majesté. 
Et  que,  si  Matteo  Palmieri  imite  de  son  mieux  la  froi- 
deur, la  régularité,  la  correction  des  anciens,  Leone- 
Battista  Alberti  n'hésite  pas  à  emprunter  au  latin  ses 
constructions  et  ses  syntaxes,  ses  formes  et  ses  parti- 
cularités grammaticales,  jusqu'à  ses  locutions  et  ses 
mots.  Et  un  moine  de  Venise,  Francesco  Coloima,  dans 
son  roman  de  V Hypiieroiomachia^  composé  en  1467, 
arrive  à  un  véritable  charabia.  Il  ose  écrire  des  phrases 
de  cette  teneur  :  Phœbo  in  quel  hora  manando^  che 
la  fronte  di  Matida  Leucothea  candidava  fora  già  daW 
oceano  onde,  le  vohtbili  rote  sospese  non  dimostrava ,  ma 

1.  «  Niuno  potrà  essere,  non  che  éloquente,  ma  pure  tollerabile  dici- 
tore  nella  nostra  lingua,  se  prima  non  ara  vera  et  perfetta  cognizione 
délie  lettere  latine.  »  [Op.  c  p.  130.) 

2.  «  Ilisogna  ogni  di  de'  latini  vocaboli,  non  sforzando  la  natura,  deri- 
vare  e  condurre  nel  nostro  idioma.  »  (C.  Laxuino,  op.  c,  p.  131.) 


286  LK    QUATTROCENTO 

scdiilo  cum  gli  mi  volcucri  cahalli,  Pyroo  ■prima  e  Eou, 
alquanto  apparemlo,  ad  dipingere  le  lycophe  quadrige 
délia  figliola  di  vermig liante  rose  velocissimo  insequen- 
tila  non  dimorava. 

Cependant  il  serait  malséant  de  sourire  d'une  aussi 
touchante  et  naturelle  aberration.  Il  n'était  guèreloisible 
à  ces  premiers  transfuges  du  latin,  encore  plies  sous  le 
poidsd'un  joug  désormais  séculaire,  d'agir  autrement.  Et 
malgré  leur  gaucherie,  leur  pédantisme  et  leur  encom- 
brement, ils  émerveillent  les  premiers  grammairiens 
de  la  langue  italienne  qu'à  la  fin  du  siècle  Bernardo 
Rucellai  réunissait  dans  ses  jardins.  «  Ces  savants,  écrit 
Gelli,  ne  pouvaient  s'empêcher  de  s'émerveiller  des 
quelques  lettrés  qui,  peu  d'années  avant  leur  époque, 
avaient  composé  dans  cette  langue  italienne  en  vers  et 
en  prose  sans  aucune  observation.  » 


V 


C'est  ainsi  que  l'humanisme  vint  à  déchoir  et  que  le 
latin  fut  supplanté  par  le  vulgaire. 
)(  L'art  retourne  à  la  langue,  et  en  môme  temps  qu'à 
la  langue,  à  la  matière  nationale,  auxquelles  il  apporte 
tout  ce  qu'il  a  conquis  durant  un  siècle  d'érudition  labo- 
rieuse, et  auxquelles  il  emprunte,  comme  le  vieil  Antée 
au  contact  de  la  terre,  une  vigueur  nouvelle. 

Deux  esprits  sont  en  présence,  l'esprit  antique  et 
l'esprit  populaire  ;  d'un  cô!é  l'empirisme,  et,  de  l'autre, 
la  théori(;  ;  d'un  côté,  l'invention,  et  de  l'autre,  le 
modèle;  d'un  côté,  la  verve  jaillissante,  lacouleur  crue, 
le  geste  débraillé,  et,  de  l'autre,  la  tenue,  la  dignité, 
la  correction  et  l'éloqucnc»'  ;  ici  la  matière  énorme  et 
diirorme,  pittoresque  et  grosse,  grouillante  et  vivante, 
et  là  l'idée  pun-,  la  forme  délicate  et  choisie,  la  pro- 
position «îxacte,  la  composition  savante,  l'équilibre,  la 
mesure  et  le  rythme.   Ces  deux   esprits,  après  s'être 


LEH    BOLRGKOIS    ET    LE    RETOUR    A    L  ITALIEN  287 

séparés  et  avoir  manqué,  chacun  pour  son  comple  de 
se  perdre,  se  retrouvent.  Ils  se  reconnaissent,  se  sai- 
sissent et  s'embrassent.  Ils  se  complètent  et  s'unissent. 
lis  se  parfont  et  se  marient. 

De  leurs  noces  fécondes  sortira  la  Renaissance,  qu'il 
nous  faut  étudier  à  Florence,  à  Ferrare  et  à  Naples. 

K 


CHAPITRE  V 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE 


I.  Florence  et  le  retour  de  l'érudition  à  la  poésie  populaire.  —  Les 
Médicis  et  le  milieu  bourgeois.  —  Lucrezia  Tornabuoni.  —  Matteo 
Franco,  Uernardo  Giambullari,  Alessandro  Hraccesi,  Tomniaso  Baldi- 
notti,  Francesco  Cei,  Bernardo  Bellincioni.  —  Leur  imagination  gra- 
cieuse, dévotieuse  ou  bouflbnne.  —  Laurent  de  Médicis  se  rallie  à 
cette  littérature. 

II.  La  poésie  de  Laurent  de  Médicis.  —  Ses  laudes.  —  Ses  canlicaitias- 
cialeschi.  —  Sa  liappresenfazione  di  San  Giovanni  e  Paolo.  —  Sa 
Caccia  al  f'alcone.  —  Ses  Beoni.  —  Ses  sonnets  burchelliesques.  — 
Son  canzoniére.  —  Après    la   poésie   écrite,  Laurent  retourne  à  la 

Eoésie  orale. 
L'influence  populaire.  —  Venise  et  les  canzonette  de  Leonardo 
Giustinian.  —  Laurent  de  Médicis  et  sa  bande  devant  le  peuple.  — 
La  Seiicia  di  Borberino  de  Laurent.  —  La  Beca  di  Dicoinano  de 
Luigi  Pulci.  —  Les  7'ispelliàe  Luigi  Pulci,  deBaccio  Ugolino,  d'Ange 
Pdlitien.  —  Les  ballale  de  Laurent  et  de  Politien. 

IV.  Le  Morgante  de  Luigi  Pulci.  —  Luigi  Pulci  :  sa  vie,  sa  culture  et 
son  humeur.  —  Sa  Storia.  —  L'argument.  —  Les  situations.  —  Les 
personnages. —  Morgante,  Margutle  et  Astarotte.  —  Conunent  Luigi 
Pulci  contrefait  les  chante-histoires.  —  Comment  il  domine  son 
sujet. —  Comment  il  rend  1  esprit  du  peuple  à  la  matière  du  peuple. 
—  Florentinismes,  idiotismes,  o/s/fccï,  crudité,  pittoresque  et  langue 
du  Morgante.  —  Son  comique.  —  Son  émotion. 

V.  La  Henaissance  florentine.  —  Les  mythologies  du  Carnaval.  — 
VOrleo  de  Politien.  —  Les  poèmes  antiques  de  Laurent  :  le  Corinlo, 
les  Amori  di  Marie  e  Venere,les  Silve.  —  La  Gioslra  de  Politien. 


I 


Florence,  qui  avait  adopté  la  première  le  latin  et  en 
avait  absorbé  la  plus  forte  dose,  est  également  la  pre- 
mière dans  Tordre  des  temps  à  retourner  au  vulgaire. 
C'est  de  Florence  qu'est  originaire  Leone-BattistaAlberti; 
c'est  ù  Florence  que  vit  Mallco  Palmiori;  c'est  à  Flo- 
rence que  se  réunit  YAcudcmia  coronaria ;  c'est  h 
Florence  que  Pétrarque  prend  rang  dans  la  littérature 
classique,  et  c'«'sl  à  Florence  <|ue  s'éveille,  dans  le  der- 
nier quart  du  (Juattrocento,  une  curiosité  très  atten- 
tive pour  la  littérature  populaire. 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  289 

Il  semblerait  que  cette  ville,  qui  a  amassé  tant  de 
grec  et  de  latin,  appris  tant  de  nobles  leçons,  recueilli 
un  si  lourd  bagage,  soit  fatiguée  de  son  long  effort 
laborieux.  Gomme  un  savant,  qui  demeura  trop  long- 
temps cloîtré  dans  sa  bibliothèque,  va  regarder  par 
les  chemins  les  fleurs  et  les  abeilles,  et  commet  parfois 
quelque  gaminerie,  Florence  éprouve  le  besoin  de  se 
rafraîchir,  de  se  reposer,  de  se  détendre  au  contact  de 
la  nature  et  de  la  simplicité.  D'où  chez  elle,  à  côté  de 
son  mouvement  érudit,  un  autre  mouvement  parallèle 
qui  l'incline  à  cueillir  les  fleurs  des  haies  sauvages. 
Les  mêmes  esprits  qui  se  distinguèrent  h  l'Académie 
ou  au  Studio  prennent  plaisir  à  un  canlare  de  malotru 
ou  à  un  rispetlo  de  garçon.  Ceux-là  mômes,  qui  expo- 
sèrent des  théories  subtiles  ou  des  commentaires  pré- 
cieux, trouvent  comme  une  revanche  dans  la  pratique 
des  genres  les  plus  humbles.  Et,  de  môme  que  Florence 
avait  donné  une  Theologio  platotiica,  des  Mhcellanea  et 
la  première  édition  grecque  d'Homère,  elle  produit  un 
Mor gante  Maggiore,  une  Nencia  di  Barber ino  et  des 
rispetti  de  paysans. 

Elle  était  préparée  à  cette  destinée  par  la  place  que 
tenait  chez  elle,  et  dans  le  palais  des  Médicis,  la  litté- 
rature bourgeoise. 

/  Ainsi  qu'on  l'a  vu,  en  effet,  les  Médicis  ne  sont  pas 
des  princes,  mais  des  bourgeois,  ne  voulant  paraître 
que  des  bourgeois,  en  relations  d'affaires  ou  d'amitié 
avec  de  simples  gens.  Les  lettres  savantes  et  l'art  du 
palais,  s'ils  ont  lustré  leur  surface,  n'ont  point  altéré 
leur  nature,  ni  confisqué  leur  existence.  Leur  clientèle 
ne  se  compose  pas  que  d'humanistes,  mais  d'hommes 
d'I^tat,  de  maîtres  de  loi,  de  marchands,  de  paysans, 
d'artisans.  Dans  leur  demeure,  il  n'y  a  pas  que  des 
manuscrits  et  des  marbres,  mais  des  coffres  remplis  de 
toile,  de  vieux  et  bons  meubles  de  famille,  des  provi- 
sions d'huile  et  de  blé,  du  vin,  du  marzolino,  du  finoc- 
c/iio,  les  choses  et  les  produits  du  pays,  comme  dans 
II-  19 


290  LE    QLATTROCKNTO 

leur  iime,  il  n'y  a  pas  que  des  modèles  érudils,  mais 
des  tableaux  d'autel,  des  locutions  paysannes,  des 
traditions  anciennes,  les  goûts  et  les  grâces,  les  plis 
et  les  tournures  du  passé.  Et  autour  d'eux,  rattachés 
à  eux.  sous  leur  influence,  fleurissent,  à  côté  des  beaux 
esprits  latinisants,  hellénisants,  platonisants,  des 
esprits  cordiaux,  indigènes,  domestiques,  sans  préten- 
tions et  sans  compliments,  qui  conservent  dans  leurs 
imaginations  gracieuses,  dévotieuses  ou  boufl'onnes  la 
verve  locale  et  l'accent  du  terroir. 

A  leur  tête,  il  faut  placer  la  mère  du  Magnilique  en 
personne,  la  veuve  Lucrezia  Tornabuoni,que  nous  avons 
déjà  rencontrée,  qui  compte  quarante-cinq  ans  lorsque 
son  jeune  fils  parvient  aux  afl'aires  et  qui  reste  douze 
ans  près  de  lui,  dans  la  maison  de  Via  Larga,  dont,  bien 
mieux  que  sa  bru  Clarice,  difficile  et  ignare,  elle  re- 
présenti'  l'élément  féminin,  en  même  temps  qu'elle  en 
est  la  doyenne  et  l'aïeule.  Femme  d'escient  et  d'expé- 
rience, cœur  pieux,  tète  forte,  elle  se  complaît,  au  milieu 
de  ses  occupations  ménagères,  à  rimer  quelque  his- 
toire dévote  ou  quelque  sonnet  burchiellesque.  Et 
jamais  on  ne  doit  oublier  celte  silhouette  de  bourgeoise 
qui  tient  les  clefs  et  nourrit  des  pigeons,  si  l'on  veut 
se  faire  une  image  fidèle  du  cercle  des  Médicis. 

C'est  le  bon  et  gros  Matteo  Franco,  si  rond  d'allures^ 
si  bizarre  d'esprit,  un  des  hommes  les  plus  plaisants 
qui  soient  au  monde,  qu'ils  ont  arraché  à  sa  cure  de 
campagne  pour  en  faire  le  chapelain  de  la  maison  et 
un  chanoine  au  Dôme  d'abord,  puis  le  supérieur  de 
l'hôpital  de  Pise.  C'est  le  joyeux  compère  Bernardo 
Giambullari,  père  de  rhistorien  cinquecentiste.  C'est 
le  nr)taire  Alessandro  Hraccesi,  chancelier  de  la  Répu- 
bli({ue.  C'est  Tommaso  lialdinolli,  d(;  Pistoie.  C'est  Fran- 
cesco  Cei,  de  Florence.  C'est  Bernardo  Dcllincioni.  Et 
parmi  lant  d'autres  gens  de  goût,  écrivains  d'occasion, 
dib'lliinltîs  de  lettres,  ([ui  goûtent  les  vers  sdruccioii, 
pratiquent  les  bislicci,  lisent  la  Morale  di  Vecchiezza  di|j 


LA    RKNAISSAiNCK    A    FLOKKNCi:  291 

vieux  Pucci  et  font,  tant  bien  que  mal, leur  partie  dans 
le  concert,  ce  sont  les  trois  frères  Pulci,  Luca  Pulci, 
Liiij;i  Pulci,  Bernardo  Pulci,  marchands  de  leur  état, 
poètes  par  tempérament  et  apparentés  à  des  poètes, 
vraiment  esprits  gracieux,  et  lettrés,  et  bien  faits,  et 
(y  lit  l'un,  Luigi  Pulci,  atteindra  la  gloire. 
I  Tout  ce  monde,  de  souche  essentiellement  bour- 
geoise, reste  fidèle  au  genre  de  littérature  que  pra- 
tiquent les  bourgeois,  le  marquant  à  peine  d'une  cul- 
ture un  peu  plus  fine  et  se  ressentant  à  peine  de  la 
délicatesse  du  voisinage  savant.  Chacun,  pour  honorer 
la  compagnie  et  se  faire  honneur  à  lui-môme,  obéissant 
à  sa  fantaisie  et  mettant  à  profit  ses  loisirs,  lui  apporte 
quelque  composition  de  son  cru.  Et,  par  eux,  l'italien 
littéraire  est  toujours  cultivé  chez  les  Médicis.  j 

Bernardo  Pulci  traduit  en  terzines  les  Eglogufs  de 
Virgile  qu'il  envoie  à  Laurent  «  comme  scolastiques  et 
très  humbles  primeurs  de  son  talent  ».  Luigi  Pulci 
décrit  en  octaves  la  Joule  de  Santa-Groce,  oii  Laurent 
a  combattu,  en  1469,  pour  sa  Dame  Lucrezia  Donati  et 
remporté  «  un  pelit  casque  tout  garni  d'argent  avec  un 
Mars  pour  cimier».  Luca  Pulci  commence  \aSloria  du 
Giriffo  Galvaneo,  que  plus  tard,  à  l'instigation  de  Lau- 
rent, Bernardo  Giambullari  conduira  à  bon  terme,  où 
il  est  dit  de  Girilïo  et  du  Povero  Avveduto.  proprement 
élevés  au  pays  môme  dans  le  Mugello,  et  l'on  y  voit 
comment  Girifl'o  se  fit  ermite,  et  comment  le  Povero 
Avveduto  combattit  Luigi,  fils  de  Garlo  Magno.  Ala- 
nianno  Donati  et  Alessandro  Braccesi  accommodent  de 
leur  mieux  en  vulgaire  la  nouvelle  latine  d'iï]neas- 
Sylvius.  Et  à  Bernardo  Giambullari,  on  doit  la  Storia 
di  San  Zanobi,  le  Tractato  dei  DiavoU  coi  monaci,  la 
Conterizione  di  Monna  Comtanza  e  di  Biagio.  Quand  ils 
fsonl  gracieux,  ils  pétrarquisent  :  Bernardo  Pulci,  Ales- 
sandro Braccesi,  Erancesco  Gei  qui  célèbre  une  Ginori 
sous  le  nom  délicat  de  Glizia,  Tommaso  Baldinotti  qui 
se  meurt  d'amour  pour   une    Panfila.  Luca  Pulci  fait 


292  LE    QLATTROCENTO 

mieux  ;  il  imagine  ni  plus  ni  moins  qu'un  petit  roman 
en  octaves  dans  le  goût  du  Ninfale  Ficsolano  de  Boc- 
cace,  qu'il  intitule  Driadeo  (rAmore,  et  qui  conte  la 
nymphe  Lora  poursuivie  dans  le  Mugello  par  le  satyre 
Severe,  la  triste  ténacité  de  Severe,  la  métamorphose 
de  Severe  en  licorne  et  celle  de  Lora  en  rivière.  Car 
Luca  Pulci  est  un  homme  savant;  il  connaît  les  choses; 
il  sait  aussi  hien  qu'un  autre  qui  est  Egiste,  Clytem- 
nestre,  Polyphème,  Galatée,  Ulysse,  Gircé,  et  s'inspi- 
rant  cette  fois  des  Héroïdes  d'Ovide,  il  fait  s'adresser  à 
tout  ce  monde  des  Pistole  en  terzines,  auxquelles  par 
galanterie  il  veut  joindre  une  Pistola  de  Lucrezia  Donati 
à  son  ami  Laurent  de  Médicisyils  riment  des  laudes  ; 
ils  élaborent  des  rappi'esentazioni  sacre,  ils  accom- 
plissent quelque  poème  dévot,  parce  qu'ils  se  montrent 
très  respectueux  de  la  sainte  religion.  Plus  ordinaire- 
ment ils  se  montrent  hilares,  enjoués,  réjouis,  aimant 
rire  et  riant  le  plus  joyeusement  du  monde.  Pour  rire, 
Luigi  Pulci  décrit  en  une  petite  nouvelle  en  prose  les 
façons  grotesques  d'un  de  Sienne  s'acquittant  de  ses 
devoirs  de  civilité  envers  le  pape  Pie  II.  Pour  rire, 
Bernardo  Giambullari  et  Alessandro  Braccesi  ajustent 
des  chansons  destinées  aux  masques  du  Carnaval.  Et 
pour  rire  tous  fabriquent  à  qui  mieux  mieux  des  son- 
nets burchiellesques;  plaintes  bouffonnes,  silhouettes 
ventrues,  requêtes  d'argent,  caricatures  gaillardes  et 
paillardes,  goguenardises,  bizarreries,  calembredaines, 
coq-à-l'ùne,  bisticci,  et  descriptions  comiques  de  ceux 
des  autres  villes.  Dans  le  genre,  on  doit  reconnaître 
que  Luigi  Pulci, Matteo  Franco  et  Bernardo  Bellincioni 
sont  excellents;  ils  rivalisent  de  trouvailles,  se  fâchent, 
s'injurient,  s'emportent,  vont  leur  train;  à  qui  dira  la 
plus  grosse,  à  qui  la  colère  arrachera  la  plus  forte;  et 
les  autres,  réunis,  informés,  rient  de  ce  beau  tournoi, 
dans  les  villégiatures  et  les  fins  de  repas. 
.  On  voit  cette  littérature  diverse,  fruit  d'états  d'îlmc 
divcFb,    sonnets    burchiellesques   ou   pétrar(|uesquos, 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  293 

laudes  pieuses  et  chansons  de  carnaval,  poèmes  mytho- 
logiques et  dévots,  nouvelles  en  prose  et  nouvelles  en 
vers,  histoires,  romans,  représentations  d'église,  tout 
au  monde.  Sans  doute  qu'elle  n'est  pas  de  qualité  très 
fine,  qu'elle  manque  de  cohésion  et  de  tenue,  qu'elle 
apparaît  plus  une  création  de  hasard  qu'une  œuvre 
ordonnée  et  groupée;  mais  elle  est  franche,  spontanée, 
naturelle  comme  le  vin  et  l'huile  du  pays,  reposante 
commes  les  vieilles  choses,  fidèle  et  facile  comme  la 
tradition;  elle  sent  le  cyprès,  l'olive  et  le  cierge;  elle 
a  un  goût  de  malvoisie  et  de  fmocchio;  elle  a  poussé 
au  soleil  qui  éclairait  les  hons  poètes  d'autrefois.  Et 
pour  lui  donner,  avec  plus  d'assurance,  une  impulsion 
et  une  direction  nouvelles,  pour  lui  conquérir  une 
faveur  suprême,  pour  y  rattacher  les  doctes  méprisants, 
Laurent  de  Médicis  s'y  rallie. 

fc.' Laurent  qui  jouit  d'un  crédit  de  prince  et  qu'on  ne 
pourrait  qu'applaudir;  Laurent  qui  a  reçu  l'éducation 
d'un  savant  et  pourrait  écrire  en  latin;  et  Laurent 
qui  étant  le  fils  de  la  bonne  Tornabuoni,  l'ami  du  vieil 
Alberli  et  du  vieux  Palmieri,  l'élève  du  maître  Cris- 
toforo  Landino  ;  qui  ayant  pratiqué  les  anciens  poètes  du 
dolce  stil  nuovo  dont  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  il  raisonne 
déjà  dans  les  rues  de  Pise  avec  le  prince  don  Federigo 
d'Aragon;  qui,  s'étant  nourri  de  Guittone  d'Arezzo,  de 
Guinicelli  de  Bologne,  du  «  délicat  »  Guido  Gavalcanti, 
et  de  Dante,  «  qui  colora  doucement  la  belle  forme  de 
notre  idiome  »,  et  de  Gino  da  Pistoia,  «  qui  commença 
le  premier  à  s'écarter  en  chaque  domaine  de  la  gros- 
sièreté du  passé  »,  et  de  Pétrarque  u  dont  il  vaut  mieux 
ne  rien  dire  que  peu  parler  »,  écrit  ses  vers  en  italien. 


294  LE    QUATTROCENTO 

II 

Car,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  le  Modicis  est  un  poète'. 

C'est  même  la  grâce  souveraine  qui  reste  attachée  à 
celte  figure  d'homme  d'Etat  que  la  couronne  de  laurier, 
cher  à  Phœbus,  qui  l'enguirlande.  Toute  sa  vie,  et 
depuis  sa  plus  tendre  jeunesse,  il  chanta,  et  rien  ne 
put  le  distraire  de  ce  soin,  ni  les  graves  aflaires,  ni  les 
mille  affaires,  ni  les  soucis,  ni  rien. 

Evidemment  que  les  éloges  (jue  lui  prodigua  son 
époque  nous  apparaissent  excessifs  et  se  justifient  plus 
par  la  position  du  Mécène  que  par  le  talent  de  l'écri- 
vain ;  nous  avons  peine,  par  exemple,  à  souscrire  au 
jugement  d'un  Pic  de  la  Mirandolo,  qui  tenait  ses  vers 
pour  supérieurs  à  ceux  d'un  Dante  et  d'un  P('trarque^; 
Laurent  n'a  pas  une  de  ces  personnalités  puissantes, 
conscientes  de  leurs  forces  et  d'elles-mêmes,  qui 
s'affirment  durant  toute  une  «euvre  et  dont  on  reconnaît 
tout  de  suite  la  signature;  il  remplit  moins  une  desti- 
née qu'il  n'accomplit  un  exercice;  il  obéit  plus  aux 
règles  des  genres  qu'il  ne  transforme  ces  genres  ou 
ne  les  marque;  du  moins  s'est-il  essayé  dans  tous  ceux 
qu'on  pratiquait  autour  de  lui,  les  a-t-il  abordés  sans 
parti-pris  et  dans  un  esprit  d'extrême  obligeance,  et 
a-t-il  témoigné,  à  passer  de  l'un  à  l'autre  et  j\  se  distin- 
guer également  dans  chacun,  de  cette  souplesse,  de  celte 
aisance,  de  celte  idonéité  universelle  et  heureuse,  qui 
fut  le  charme  de  son  génie  multiple. 

Autour  de  lui,  on  rime  des  laudes;  pieusement, dévo- 

1.  f,a  meilleure  édition  des  œuvres  de  Laurent  «le  Médicis  est  relie 
de  .Molini,  Opère  ili  Lorenzo  de'  Medici,  detio  il  Maonifico,  Florence, 
1825,  4  volumes.  —  Nous  nous  servons  iri  de  celle  de  Cardurci.  plus 
accessible  et  contenant  tout  l'essentiel,  l'oesie  di  Lorenzo  de'  Medici, 
Florence,  ISr/J. 

2.  «  Snnt  apud  vos  duo  pni'cipue  celebrati  poetin  llorentina'  lingua', 
Franriscus  l'elrarclia  et  Dantes  Ali^'erius  :  de  r|niluis  illud  in  univcr- 
Huin  siru  pra-fatus,  e»se  ex  erudilis.(|ui  res  in  Francisco,  vorba  in  Duulo 
desidcrcnl.  In  le,  qui  meiitem  liahcal  cl  aurcs  neulrum  dcsidcratunim, 
in  quo  non  sil  videre  an  res  orationc  an  verha  sentenliis  inagis  illus- 
trcntur...  »  (Pic  de  la  Mmundolk,  lijiislolii',  III.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  295 

temont,  il  rime  dos  laudes  :  «  Dur,  combion  dur  est  le 
cœur,  qui  ne  suit  pas  son  SauviMir...'  »  Ou  bien  :  «  Je 
suis  cet  ingrat  misérable,  ce  pécheur  qui  a  tant 
erré...-  »  Ou  bien  :  «  Que  chacun  le  chante  Marie,  cha- 
cun te  chante  doucement...''  »  Autour  de  lui  on  com- 
pose des  canti  carnascialeschi ;  gaillardement,  le  rire 
aux  lèvres,  il  compose  des  canll  carnat^cialcschi.  Pour 
les  marchands  de  pain  d'épices,  les  cardeurs  de  laine, 
les  fileuses  d'or,  les  cordonniers  et  les  gens  de  bou- 
tique, il  agence  des  hallate  si  gaies,  si  neuves,  si  alertes, 
qu'on  ne  sait  pas  (c  si,  ii  force  de  varier  non  seulement 
le  chant,  mais  les  inventions  et  façons  de  composer  les 
paroles  »,  il  n'a  pas  créé  le  genre  tout  à  fait.  Il  l'ait  se 
répondre  en  chants  alternés  les  jeunes  filles  et  les 
cigales,  les  jeunes  femmes  et  les  vieux  maris.  Les  jeunes 
femmes  crient  :  «  Allez  au  diable!  allez,  allez,  vieux 
maris  fous  et  étiolés''!...  »  et  les  vieux  maris  ré- 
pondent :  ((  0  trompettes  sans  vergogne,  nous  vous 
avons  si  bien  nourries  M...  »  Les  marchands  de  pain 
d'épices  disent  :  «  Pains  d'épices,  oh!  petits  pains  !  En 
voulez-vous?  Nos  pains  sont  lins''!...  »  Les  marchands 
de  gaufres  crient  :  «  Nous  sommes  jeunes,  maîtres 
parfaits,  femmes,  en  la  gautfre  qui  vous  plaît...'»  Et 


1 .  «  Ben  sarà  duro  core 

Quel  che  non  segue  Gesù  salvatore.  » 

2.  «  lo  son  quel  misero  ingrato 
Peccator,  c'ho  tanto  errato.  » 

3.  «  Giascun  laudi  te,  Maria  : 
Ciascun  canti  in  gran  dolcezza.  » 

i.  «  Dell  andale  col  malanno, 

Vecchi  pazzi  rimljanibiti  !  » 

5.  «  0  troinbette  svergognate 

Noi  v'abbiam  si  bea  tenute  !  » 

fi.  «  Berricuocoli,  donne,  e  confortini  ! 

Se  ne  voleté,  i  noslri  son  de'fini.  » 

"7.  «  Giovani  siain,  maestri  molto  buoni, 

Donne,  coniudirete,  a  far  cialdoni.  » 


(P.  449.) 
(P.  k"A.) 

(P.  4;n.) 

(P.  427.) 
(P.  428.) 
(P.  429.) 
(P.  432.) 


296  LE    QUATTROCENTO 

les  équivoques  paillardes  s'envolent  au  ciel  avec  les 
saillies.  Autour  de  lui  on  élabore  des  rappresentazioni 
sacre;  subitement  redevenu  grave,  il  élabore  une  belle 
7'appresentazione  sacra,  la  Rappresentazione  di  san  Gio- 
vanni e  Paolo,  plus  belle  qu'aucune  autre,  puisqu'elle 
exhibe  un  banquet,  deux  supplices,  deux  conversions, 
deux  morts,  deux  batailles,  trois  apparitions,  qu'il  y  a 
une  harangue  militaire,  plusieurs  harangues  poli- 
tiques et  qu'au  lieu  de  raconter  une  seule  histoire, 
elle  en  raconte  trois  ou  quatre,  les  martyres  de  Gio- 
vanni et  Paolo,  eunuques  de  Gostanza,  la  conversion 
de  Gallicano,  fils  de  Gostantino,  l'abdication  de  Gos- 
tantino,  la  mort  de  ses  iils  et  l'avènement  de  Julien 
l'Apostat.  Autour  de  lui,  on  chante  des  cacce;  dans  un 
accès  de  verve,  il  imagine  son  petit  poème  en  octaves 
de  la  Caccia  al  falcone,  rapide,  heureux,  savoureux, 
piquant  comme  un  coup  de  trehbiano,  où  sont  pris  sur 
le  vif  et  saisis  au  vol  les  mille  accidents  d'une  battue 
dans  la  campagne  toscane,  ses  épisodes,  ses  accessoires, 
les  noms  des  chiens,  les  dialogues  des  chasseurs,  le 
bruit  des  cris,  des  siftlets  et  des  appels,  les  querelles 
entre  les  fauconniers,  et  la  bonne  faim,  et  le  retour,  et 
les  récits  qui  s'ensuivent.  Autour  de  lui,  on  se  com- 
plaît à  détailler  quelque  cortège  burlesque  dans  la 
manière  de  la  Divine  Comédie;  rivalisant  avec  le  Za  ou 
Gambino  d'Arezzo,  il  compose  son  poème  des  Beoîii, 
où  Bartolino  et  ser  Nastagio  lui  décrivent  une  mer- 
veilleuse théorie  d'ivrognes,  à  laquelle  il  se  heurte  sur 
la  route  de  Faenza,  un  jour  qu'il  revenait  de  sa  villa 
du  Poggio  ;  trognes  rubicondes,  nez  spongieux,  bouches 
ouvertes,  panses  gonflées,  soifs  énormes;  le  prieur  de 
Fiesole,  qui  a  fait  du  boire  son  paradis;  le  prieur  de 
Stia,  qui  court  après  sa  soif  perdue;  Adovardo,  qui  se 
ronge  les  ongles  pour  avoir  soif;  et  celui  qui  expédie 
une  V(!iidange  avec  sonnez;  et  celui  qui,  après  boire, 
épanche  un  bief  de  moulin,  et  celui  qui  n'a  retenu  de 
ses  éludes  en  théologie  que  la  parole  du  Ghrist,  silio  ; 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  297 

et  le  dernier  venu  de  la  bande  est  le  Piovano  Arlolto, 
qui  ne  s'agenouille  pas  devant  le  sacrement  s'il  n'y  a 
bon  vin  dans  le  calice,  parce  qu'il  ne  croit  pas  que  «  Dieu 
y  soit  dedans ^  ».  Autour  de  lui  on  rime  des  sonnets  bur- 
chiellesques  ;  il  rime  des  sonnets  burchiellesques.  Au- 
tour de  lui,  enfin,  on  rime  des  sonnets  pétrarquesques, 
et  il  rime  des  sonnets  pétrarquesques. 

C'est  par  là  sans  doute  qu'il  a  débuté  et  c'est  là  qu'il 
exprime,  mieux  que  dans  ses  petits  poèmesd'occasion, 
qui  durent  le  temps  d'un  oremus  ou  d'un  éclat  de  rire, 
quelques-unes  des  qualités  les  plus  charmantes  de  son 
âme  virgilienneet  de  son  éducation  ralTmée.  Adolescent, 
presqu'enfant,  avec  tout  le  sérieux  elle  rôve  d'élégance 
de  la  jeunesse,  il  a  courtisé  la  tille  d'un  marchand 
florentin,  Lucrezia  Donati,  et  rimé  pour  elle,  peut-être 
aussi  pour  d'autres,  de  délicats  sonnets  ;  devenu  homme, 
aux  environs  de  la  trentième  année,  il  s'est  avisé  de 
réunir  ces  feuilles  éparses,  de  les  constituer  en  un  can- 
zonière  organique  et  réfléchi,  et  de  les  illustrer  par  un 
commentaire,  ainsi  que  Dante  en  avait  agi  dans  sa 
Vita  nuova. 

Selon  sa  fiction  charmante  et  l'éternelle  vérité  qui 
veut  que  la  mort  et  l'amour  soient  deux  frères,  son 
amour  a  pris  naissance  auprès  de  la  tombe  de  la  bella 
Simonetta,  l'amie  de  son  frère  Julien,  que,  par  une 
radieuse  journée  d'avril  147(5,  Florence  a  portée  en 
terre'-'  ;  et  sur  le  visage  de  la  jeune  femme  la  mort 
semblait  belle.  Et,  à  quelques  jours  de  là,  Laurent,  pro- 
menant un   soir  sa  mélancolie  dans  la  campagne  tos- 

1.  <(  Costui  non  s'inginocchia  al  Sacramento 
Quando  si  lieva,  se  non  v'é  buon  vino, 
Perché  non  crede  Dio  vi  venga  drento.  » 

(P.  327.) 

Le  lendemain  d'un  jour  où  ils  avaient  beaucoup  bu,  le  Piovan  Arlotto 
et  un  de  ses  amis  se  réveillent  : 

«  11  primo  di  un  certo  armario  apriro, 

Pensando  loro  una  ftnestra  aprire  ; 

E  scur  vedendo,  al  letto  rifuggiro.  »  [Ib.) 

2.  Narra  la  cagione  dalla  quale  fu  mosso  a  scrivere  i  priini  quatlro 
sonetli,  e  quesli  dichiara.  Alcune  prose  di  Lorenzo  de'  Medici,  ib.,  p.  34. 


298  LE    QUATTROCENTO 

€ano,  a  remarqué  au  ciel  une  claire  étoile  et  sur  le  pré 
une  fleur  de  tournesol  inclinée  vers  le  soleil  disparu. 
Il  pense  que  cette  tleur  pourrait  être  poétiquement  com- 
parée à  un  amant  courbé  par  le  deuil  et  tourné  vers  sa 
maîtresse,  et  que  cette  étoile  a  sans  doute  accueilli  les 
beaux  yeux  de  la  morte  ;  et  de  ces  deux  gracieuses 
images  il  a  fait  aussitôt  deux  sonnets'.  Alors,  mû  par 
cet  appétit  de  beauté,  qui,  d'après  Platon,  est  le  moyen 
de  trouver  la  perfectiondes  choses,  s'étant  mis  à  recher- 
cher avec  l'esprit  «  s'il  n'y  avait  pas  dans  notre  cité 
une  autre  femme,  digne  de  tant  d'honneur,  amour  et 
louange»  pour  laquelle  ce  serait  une  fortune  de  chan- 
ter, il  rencontre  dans  une  fête  une  Dame,  de  beauté 
si  extrême  et  de  façons  si  accomplies  qu'il  se  prend  à 
l'aimer  incontinent.  De  l'amour  général  qui  l'enflam- 
mait pour Simonetia,  il  est  donc  arrivé  à  l'amour  par- 
ticulier qui  l'enflamme  pour  Liicre/ia,  et  dans  son 
canzonière,  qui  n'est  que  l'histoire  d'une  tendresse  inté- 
rieure où  les  aventures  s'appellent  des  états  d'âme,  cet 
amour  particulier  se  sublimise  jusqu'à  l'amour  divin. 
Le  front  dans  la  main,  le  coude  au  genou-,  ni  vivant 
ni  mort,  le  poète,  qui  ne  connaît  plus  les  pensées  viles 
et  communes,  qui  a  été  touché  par  la  grâce,  assiste  à 
sa  douleur  et  bénit  son  agonie.  Il  veut  dormir  pour 
oublier.  Il  gravit  une  colline  aiin  démontrera  sa  peine 
l'endroit  lointain  où  habite  sa  Dame.  11  porte  sur  son 
cœur  la  violette  dont  elle  lui  ht  présent.  Il  lui  envoie  un 
cheval  nommé  Ermellino.  Il  lui  cueille  une  fleur  syl- 
vestre. Il  célèbre  le  chêne  qui  lui  averse  son  ombre,  le 
ruisseau  qui  la  mira,  sa  pâleur,  ses  larmes,  ses  yeux, 
sa  main,   qu'il  effleure  à  peine,  et  quand  il  l'effleure  il 

1.  «  0  chiara  Stella,  clie  co'raggi  tuoi...  » 
Kt 

«  Qiiando  il  sol  fçiii  (iaU'orizzonte  scende...  » 

2.  «  lo  stu  sospcsd  so|)ra  un  duro  snss(i, 
E  To  col  bniccio  alla  giiancia  sostegno  ; 
E  iiieco  pcnso  c  ricontamlo  vcgno 

Mio  camtnino  amoroso  a  passo  a  passo...  » 

(P.  147.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLOItENCE  299 

se  sent  privé  dévie  et  attend  une  si  douce  mort  que,  d'y 
penser,  il  en  vit.  Il  la  place  au  milieu  de  celte  cam- 
pagne qu'il  connaît,  qu'il  pratique,  où  il  a  des  villas 
et  des  métairies.  Il  l'évoque  de  préférence  dans  un  décor 
cliampôtre,  les  pieds  sur  les  herbes,  près  d'eaux  cou- 
rantes, entre  les  vertes  frondaisons.  Il  l'enveloppe 
d'images  heureuses  prises  à  la  vie  des  champs.  Ses 
cheveux  épars  sur  sa  robe  blanche  sont  comme  la 
lumière  d'Apollon  qui  caresse  une  cime  de  neige.  Ses 
larmes  coulent  sur  ses  joues  comme  un  clair  ruisseau 
sur  un  pré  de  fleurs  blanches  et  rouges.  Le  rayon 
d'amour  qui  émane  de  ses  yeux  est  le  rayon  de  soleil 
qui  pénètre  au  printemps  dans  la  maison  des  abeilles  : 
«  (^elle-ci  sort,  celle-là  revient  chargée  d'un  butin 
odorant  et  beau.  Celle-là,  s'il  arrive  qu'elle  en  voie 
une  paresseuse  au  travail,  la  sollicite  et  la  presse. 
Une  autre  pique  le  lâche  bourdon  qui  veut  jouir  pour 
rien  de  la  fatigue  d'autrui.  Ainsi  de  fleurs  diverses,  de 
feuilles  et  d'herbe,  elles  font  le  miel  qu'elles  conservent 
ensuite  pour  la  saison  où  le  monde  n'a  plus  de  violettes 
et  de  roses'.  »  Doucement,  suavement,  des  choses  pures 
s'envohîut  d»^  ses  lèvres.  <(  Plus  doux  sommeil  el  repos 
plus  tranquilhî  —  n'a  jamais  clos  des  yeux  si  beaux, 
jamais'...  >  ;  ou  bien  :  «  0  claires  eaux,  j'entends  votre 
murmure,  —  qui  ditlenomde  ma  Dame  seulement-^...  » 

\.  «  Quai  esce  fuor,  quai  torna 

Garca  di  bel  la  ed  odorata  preda, 

Quai  sollecila  c  sirigne 

S'avvien  ch'alcuna  oziosa  ali'opra  veda; 

Altra  il  vil  luco  spigne, 

Ch'in  vau  l'altrui  fatica  goder  vuole  ; 

(;osi  di  vari  lior  di  frondé  e  d'erba 

Saggia  e  parca  fa  il  uiel,  quai  di  poi  serve 

Quando  if  mondo  non  ha  rose  e  viole.  » 

(P.  148.) 

2.  «  Più  dolce  sonno  o  placida  quiète 

Giammai  chiuse  occhi,  o  più  begli  occhi  mai...» 

(P.  123.) 

3.  «  Ghiar'acque,  io  sente  il  vostro  mormorio, 
Ghe  sol  délia  mia  donna  il  nome  dice...  » 

(P.  115.) 


300  LE    QUATTROCENTO 

et  encore  :  «Comme  une  lampe  à  l'heure  matinale  ^..  u 
Il  se  réfugie  et  se  blottit  dans  l'épaisseur  du  fourré  :  «  Je 
fuis  les  beaux  rayons  de  mon  ardent  soleil 2...  »  Que  lui 
importent  les  pompes,  les  places,  les  temples,  les  grands 
monuments,  les  délices,  les  trésors?  «  Un  petit  pré  vert 
tout  rempli  de  fleurs  belles,  —  un  ruisselet  baignant 
l'herbe  à  l'entour,  —  un  oisillon  se  lamentant  d'amour, 
—  calment  bien  mieux  nos  soutlrances  rebelles 3...  » 
Il  s'attarde  aux  subtilités  d'une  métaphysique  amou- 
reuse. Son  cœur  syllogise  volontiers  avec  sa  pensée  et 
son  amour,  qui  a  fréquenté  l'Académie,  et  se  montre 
docteur  platonique  minutieux.  Et  dans  son  canzonière 
essentiellement  littéraire/exploitant  des  thèmes  litté- 
raires, vivant  de  situations  littéraires  et  acquises  à  la 
littérature  depuis  Pétrarque  '%  d'ailleurs  d'une  industrie 
si  délicate  et  d'une  intelligence  si  tendre,  il  entremêle 
les  mille  éléments  qui  ontabordé  sa  culture  :  la  mélan- 
colie de  Vaucluse,  la  quintessence  de  Marsile,  la  dou- 
ceur des  poètes  du  nouveau  style,  l'éclat  des  mytho- 
logies  savantes,  la  grâce  des  façons  chevaleresques 
toutes  choses  auxquelles  il  joint  le  sentiment  très  vif 
et  très  profond  qu'il  avait  de  la  nature. 
f/L  C'est  ainsi  que  ce  prince  et  ce  savant  réhabilite  les 
genres  bourgeois  par  le  seul  fait  qu'il  les  traite.  Désor- 
mais, qui  hésitera  à  suivre  un  tel  exemple?  Marchands 
et  savants,  érudits  et  ignares,  tous  rivalisentdans  la  voie 
nouvelle.  Et  lui,  heureux,  facih»,  avec  sa  désinvolture  pa- 

1.  «  Corne  lucerna  all'ora  maltutina, 

Quando  inanca  l'uinor  che'I  foco  tiene...  »         (P.  95.) 

2.  «  Fuggo  i  bci  raggi  del  mio  ardente  sole...  »      (P.  98.) 

3.  «  Cerchi  chi  viiol  le  pompe  e  pli  nltri  onori 
Le  piazze  i  tcmpii  e  gli  edifizi  magni, 

Le  delizie,  il  tesor  .. 

Un  verde  praticel  pien  di  bei  fiori, 

Un  rivolo  che  l'erba  intorno  bagni, 

Un  aiigcllctto  che  d'anior  si  Ingn 

Acqueta  rnolto  tiieglio  i  nostri  urdori.  »        (P.  119.) 

4.  Il  y  a  véritablement  un  écart  trop  considérable  entre  l'homme 
aain  et  actif,  que  nous  avons  étudié,  et  le  poète  qui  va  «  sospirando 
una  nebbia  di  martiri  ». 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  301 

tricienneet  son  aisance  souveraine, ne  s'arrête  pas  en  si 
beau  chemin.  A  côté  de  rilalien  écrit,  il  s'inspire  de  ^y 
l'italien  parlé.  Et  comme  il  a  été  aux  bourgeois,  il  va  au 
peuple  ei  aux  paysans,  à  ce  peuple  dont  l'humanisme 
n'avait  jamais  fini  de  sourire,  à  ces  paysans  honnis, 
proscrits,  tournés  en  ridicule  par  tous,  à  qui  Malïeo 
Vegio  prêtait  non  une  apparence  humaine,  mais  de 
bœufs  1,  et  dont  la  satire  constituait  une  sorte  de 
comique  national. 

Et  tous  ensemble,  Laurent  en  tête,  vont  recueillir, 
par  les  champs  et  par  les  rues,  les  rispetli  des  amou- 
reux. 

III 

Florence  avait  été  précédée  dans  cette  tentative  par 
une  tentative  analogue  accomplie  à  Venise  dés  le  début 
du  siècle. 

Lconardo  Giustinian,  né  en  1388, mort  en  1443,  que 
nous  avons  rencontré  parmi  les  latinistes,  est  grand 
de  Venise,  comme  Laurent  est  bourgeois  de  Florence. 
Comme  Laurent,  il  est  l'ami  des  humanistes,  élève  de 
Guarino,  correspondant  de  Niccoli,  de  Traversari,  de 
Filelfo,  traducteur  de  Plutarque,  sachant  le  grec  à 
saluer  le  Paléologue  dans  sa  langue  ;  il  est  aussi  ciloyen 
de  cette  Sérénissime  qui  pense  «  qu'aux  lettres  sans 
la  vie  il  faut  préférer  la  vie  sans  les  lettres  »,  avoga- 
dore  de  la  République,  gouverneur  du  Frioul,  soldat 
contre  le  Visconti,  sage  du  conseil  et  procurateur  de 
Saint-Marc. 

Pour  se  reposer  de  charges  aussi  lourdes,  Leonardo 
Giustinian  aime  à  se  promener  sur  le  rivage  fleuri, 
pêcher  dans  une  barque, musiquer  sur  le  luth,llàneren 

1.  «  Non  hominuni  species  vestra,  bovum  magis  est.  » 
On  trouvera  non  seulement  chez  les  humanistes  comme  Matleo  Vegio 
et  Battista  Mantovano,  mais  chez  les  novellieri,  comme  Sermini,  et  même 
chez  les  poètes  alla  bv^-chia,  à  peine  sortis  du  peuple,  de  nombreux 
témoignages  du  dédain  où  étaient  tenus  les  paysans. —  Voir  D.  Mer- 
lini  {Suf/gio  di  ricerche  sulla  salira  conlro  il  villano,  Turin,  1894). 


302  LE    QLATTROCKN'IO 

gondole,  qu'il  lient  pour  le  genre  de  véhicule  «  le  plus 
suave  et  le  mieux  accommodé  à  nos  études».  «  Est-ce 
que  je  lis  toujours?  écrit-il  à  Guarino,  pas  le  moins  du 
monde;  je  m'arrache  violemment  des  livres,  et  le  souci 
de  la  bonne  santé,  qui  m'est  extrême,  interrompt  chez 
moi  non  la  satiété  mais  le  zèle  de  la  lecture  '.  »  Le  long 
des  berges,  parmi  les  Calli  étroits,  au  cœur  de  la  lagune, 
les  garçons  chantent  les  filles.  Leonardo  Giustinian 
les  écoule,  retient  les  airs,  note  les  paroles,  et  pour  se 
divertir  2,  comme  passe-temps  de  grand  seigneur, 
comme  piquant  contraste  à  la  gravité  de  ses  études,  il 
se  plaît  à  les  imiter. 

D'où  ces  c«;iso/i^//^  légères,  nées  à  l'air  de  la  musique, 
portées  sur  l'air  de  la  musique,  atmmbotti,  hallate, 
ca/izoniy  fragments  de  scène,  bouts  de  dialogue,  choses 
ailées  et  légères,  signées  du  nom  de  Giustinian  et 
qu'on  chante  encore  aujourd'hui. 

Quelquefois  on  y  peut  découvrir  comme  le  hl  ténu 
d'une  petite  histoire.  Un  garçon  passant  par  une  rue  a 
remarqué  une  fille  ;  il  y  repasse  si  souvent,  se  montre  si 
courtois  qu'il  est  remarqué  à  son  tour  ;  la  hlle  trompe 
la  vigilance  de  sa  mère,  s'accoude  à  la  fenêtre  quand 
il  paraît,  et  lui,  radieux,  emporte  son  sourire,  quel- 
quefois son  fichu.  L'intrigue  est  nouée  et  en  reste  là  si 
l'on  veut.  Plus  souvent  un  rendez-vous  est  pris.  C'est 
nuit  close;  personne  ne  traverse  le  quartier  désert;  le 
garçon  s'annonce  en  toussant,  en  crachant  par  terre,  en 
lançant  un  caillou  contre  la  fenêtre,  et  la  conversation 
s'engage  par  couplets  alternés  :  lui  dans  la  rue,  le  nez 
en  l'air,  le  dos  au  froid,  elle  à  son  balcon,  agaçante 
et  décevante.  Se  se. liant  certaine,  elle  laisse  le  galant 
se  morfondre  durant    des  nuits,  durant  des  semaines. 

i.  «  Quid  ergo?  Scm|)er  ne  le;<o?  Minime  certe.  Me  ipsiim  nnmqiic 
O'triler  rolnctautein  e  libris  iliveilo,  cl  rulio  vnletudinis,  (juii'  iiiiiii  pluri- 
miini  liahendii  f.'sl,  non  sfilietiiteiii.  sod  Icctionis  ^'iisttun  iiilcniiinpil 
liiiiii...  /;  (U.  Sabhadini,  Hvyli  sliidi  vulguri  di  L.  (iiiisliniun,  p.  ;tt)i.) 

2.  'c  Lcvia  profecfo  siint  f,'(;nera  i|)sa  diccndi  et  u  nobis  iuler  gni- 
viorcii  uccupationes  studia  mislra  non  taiu  oxorcendi  aiit  illustrandi 
(|uaiij  ingcnii  laxandi  causa  iucondile  jactalu.  »  [Ib.,  p.  .31U.} 


LA    RENAISSANCE    A    FLOKENCE  305 

«  (JuelqLiefois  lu  tiens  ta  main  sous  la  joue  avec  tant  de 
pitié  ;  puis  tu  prends  un  enfant  dans  tes  bras;  quelque- 
fois tu  le  baises,  doucement,  et  puis  gracieuse,  tu  me 
regardes  et  tu  ris;  avec  les  voisines, tuaflectes  seulement 
de  parler  pour  que  je  t'écoute,  et  moi,  comprenant  bien 
ton  beau  manège,  je  me  ris  souvent,  caria  sotte  voisine 
t'écoute  de  bonne  foi  et  ne  s'aperçoit  pas  de  ce  que  tu 
veux  (lire;  quelquefois  tu  viens  le  soir  à  ton  balcon, 
quand  lu  m'entends  passer  ;  je  te  dis  doucement  mes 
raisons,  tu  écoutes  mes  plaintes  ;  mais  lu  ne  consens 
jamais,  voleuse,  à  me  donner  réponse'.  » 

Lorsque  la  coquette  persévère  dans  safroideur,  l'amou- 
reux s'adresse  à  la  voisine,  la  supplie  d'intervenir  en  sa 
faveur,  et,  si  la  voisine  n'y  consent  point,  brusquement 
il  tourne  contre  elle  ses  batteries;  la  voi.sine,  d'autant 
plus  vite  gagnée  qu'elle  esl  jalouse,  se  laisse  attendrir, 
indique  l'église  où  elle  fréquente,  ou  bien  dit:  «Viens 
mard  i  !  » 

L'amourette  peut  aller  jusqu'au  bout  :  la  dame  qui 
a  joué  l'amoureux  esl  jouée  à  son  tour.  Une  telle  cons- 
tance, de  si  jolies  cliansons,  le  froid  qu'il  fait,  sont 
autant  de  raisons  qu'on  lui  donne  ou  qu'elle  se  donne 
pour  abdiquer  sa  résistance,  et  un  jour,  ôtant  ses 
socques,  sur  la  pointe  des  pieds,  elle  ouvre  l'iiuis  de  sa 
porte.  Si  le  garçon  n'a  pas  su  profiter  de  la  bonne 
aubaine, il  se  prend  la  tôle  à  deux  mains  le  lendemain  : 
«  0  fou,  ô  babouin  ;  maintenant  je  m'aperçois  de    ma 

1.  «  Talora  tieni  la  uiano  solto  la  golta 

Tanto  pietosauienle, 

Poi  prend!  un  puto  in  brazo  qualche  volta 
E  basil  dolcemcnte, 
E  poi  vczosamente 
Tu  nie  riguardi  e  ridi 
Clie  tu  ni'alzidi  —  e  struzi  di  dolceza. 
«  Con  le  vesine  niostri  di  parlare 
Solo  percli'io  t'ascolti, 
Ed  io  senlendo  el  tun  bel  motezare, 
Hiflouie  spesse  voile, 
Che  le  vesine  stolle 
T'ascolta  a  pura  fede 
E  non  s'avede  —  quel  che  tu  vol  dire.  » 

(L.  GitSTiNiAN,  Pop.sip,  pub.  par  H.  Wiese,  Bologne,  1883.) 


304  LE    QUATTKOCENTO 

sottise,  moi  qui  n'ai  pas  su  jouir  d'un  si  joli  morceau! 
Ah  !  j'ai  été  bien  sot  de  prendre  garde  à  l'olTenser. 
Demain,  il  me  faudra  accomplir  cette  affaire',  » 

Tout  cela  vif,  preste,  pimpant,  chantant;  écrit  dans 
cette  langue  adroite  de  Venise,  qui  rit  et  qui  court,  et 
où  les  s  s'adoucissent  en  r-  ;  conçu  dans  un  esprit  de 
gaieté  et  de  grâce  où  la  passion  devient  la  passionnette, 
où  les  sentiments,  comme  les  termes,  s'atténuent  jus- 
qu'aux diminutifs  ;  répétant  indéfiniment  les  mêmes 
choses,  amoncelant  aux  pieds  de  l'adorée  toutes  les  plus 
belles  images,  toutes  les  plus  douces  comparaisons, 
toutes  les  plus  magnifiques  métaphores  ;  l'appelant 
«perle  charmante  »,  u  fleur  jolie»,  «  rose  jolie  »,  «douce 
rose  »,  «  miroir  de  grâce  »,  si  ce  n'est  «  hérétique»  ou 
«  sale  juive  ;  »  petites  caresses,  petites  plaintes,  petites 
invectives,  compliments,  madrigaux,  recueillis  et  à 
peine    transformés  par  Leonardo  Giustinian. 

Giustinian  a  remarqué  que  le  sentiment  populaire 
ne  raisonne  jamais,  qu'il  tourne  autour  de  quelques 
affections  rudimentaires  et  identiques,  qu'il  passe  sans 
transition  de  la  caresse  à  l'injure,  qu'il  ignore  aussi 
bien  l'art  des  nuances  que  l'art  des  ménagements, 
qu'il  est  tout  sens,  tout  appétit,  toute  couleur,  et  il 
en  a  respecté  la  santé  et  la  crudité  singulières.  Ou  plu- 
tôt Giustinian  n'a  rien  remarqué  du  tout  ;  son  expé- 
rience savante  du  grec  et  du  latin  est  de  date  trop 
récente  pour  qu'elle  lui  serve  à  quelque  chose  ;  ce  n'est 
pas  un  artiste  éduqué  pîir  l'antiquité,  c'est  un  citoyen 
de  Venise,  môle  au  peuple  de  Venise,  chaulant  si  en 
accord  avec  le  peuple  de  Venise  que  le  peuple  se  recon- 
naît dans  ces  légers  couplets,  les  fredonne,  les  répand, 

1.  «  O  mato,  o  ba))ion, 

Pur  ino  ni'avedo  del  mio  gran  difecto 

Chc  un  si  zentil  l)ochon 

(îalder  non  l'Iio  suputo  al  mio  dileto! 

lo  fiiy  bcn  mal  discrelo 

(jiiardare  al  .suo  disdegno  ; 

Doriian  io  convcgno 

Coinpir  slu  tal  lavore.  » 

{lu.,  p.  45.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  305 

en  inonde  Tltalie,  où  chacun  les  adopte  et  où  le  lati- 
niste Andréa  Ginliani  les  admire.  «  Et,  écrit  Giusti- 
nian  à  Ginliani,  j'éprouve  plus  de  plaisir  à  te  les 
entendre  louer  qu'à  les  voir  quotidiennement  sur  les 
lèvres  de  presque  tout  le  peuple'.  » 

Mais  que  si  l'exemple  de  Giustinian,  qui  n'eut  guère 
d'imitateurs  et  de  successeurs,  reste  un  accident  aussi 
charmant  qu'isolé  de  l'histoire  du  premier  humanisme, 
à  Florence,  dans  le  dernier  quart  du  Quattrocento,  les 
choses  se  passent  dilTéremment. 

Ils  sont  là  ti'ois  ou  quatre  poètes,  Ugolino  Baccio, 
Bernardo  Giambullari,  Angelo  Politien,  Alessandro 
Braccesi,  Tommaso  Baldinotti,  le  pauvre  Luigi  Pulci, 
bien  en  verve,  bien  en  joie,  formant  une  gracieuse 
escorte  à  la  jeunesse  de  Laurent,  h  qui  Laurent  insuffle 
son  entrain  et  sa  curiosité.  Ils  savent  le  latin.  Ils  ont 
derrière  eux  près  d'un  siècle  d'etTort  érudit.  Ils  ont 
écouté  ou  professé  au  Studio  des  leçons  précieuses.  Ils 
se  sont  adonnés  à  l'Académie  à  des  dialectiques  subtiles. 
Et  ils  ont  appris  par  cu'ur  tant  de  doctrines,  tant  de  textes, 
tant  de  chansons  savantes  que  leur  érudition  éprouve 
-comme  une  surprise  attendrie  des  pauvres  chansons 
qu'ils  entendent  parla  vie,  le  long  des  rues  où  ils  flânent 
aux  nuils  d'étoiles,  le  long  des  routes  de  campagne  où 
ils  chevauchent  aux  matins  de  soleil,  quand  ils  chassent 
au  faucon,  (juand  ils  pèchent,  ([uand  ils  voyagent, 
quand  ils  se  rendent  à  la  villa,  quand  ils  habitent  à  la 
villa.  Un  doigt  sur  les  lèvres,  ils  écoutent  monter  d'un 
champ  de  blé,  d'un  bouquet  d'oliviers,  d'une  croupe  de 
colline,  dune  terrasse  de  métairie,  d'une  fenêtre  de 
village,  les  rispetti  qui  éclosentau  soleil.  Ils  recueillent 
les  ballate,  les  frottole,  les  maggiolate^  qui  renaissent, 
chaque  printemps,  avec  les  feuilles,  qui  sont  sauvages 
et  naturelles  comme  les  feuilles.  Ils  s'arrêtent,  ils 
s'attardent  à  cette   poésie   toute   populaire  et  rustique 

1.  «  Ut  plus  te  uno  probante  voluptatis  percipiam,  quam   quod  ea 
populus  ferme  oinnis  m  ore  verset  quotidie.  »  [W.  Sabbadini,  p.  371.) 

H.  20 


306  LE   QUATTROCENTO 

qui  leur  paraît  d'autant  plus  savoureuse  qu'elle  est 
moins  apprêtée,  d'autant  plus  rare  qu'elle  est  moins 
artificielle,  d'autant  plus  inédite  qu'ils  s'en  sont  écartés 
davantage.  Et  eux  cultivés,  civilisés,  fatigués  diT'bëï 
esprit,  plongent  et  rafraîchissent  leur  front  pùli  sur 
les  livres  dans  cette  gerbe  de  fleurs  des  champs. 

«  Nous  sommes  tous  joyeux,  écrit  Politien  à  Laurent, 
et  nous  faisons  bonne  chère,  et  nous  becquetons  sur  la 
route  quelque  ballade  et  chanson  de  mai,  qui  m'ont 
semblé  remplies  de  plus  de  fantaisie,  ici  à  Acqua- 
pendente,  à  la  romanesca,  vel  nota  ipsa  vel argumenta  ' .  » 
Toute  la  Renaissance  n'est-elle  pas  dans  ce  cortège  de 
joie  et  dans  cette  sympathie  imprévue  d'artistes  nourris 
de  Virgile,  de  Théocrite  et  de  Platon,  pour  un  pauvre, 
pour  un  humble,  pour  un  vulgaire  petit  refrain  cam- 
pagnard ? 

Les  garçons  de  la  campagne  chantent  les  filles  u  au 
cotillon  couleur  de  l'air  ».  En  souriant,  Laurent  de 
Médicis  les  imite  ;  il  écrit  son  petit  poème  de  la  Nencia 
di  Barberino  où  est  introduit  le  paysan  Vallera.  «  Je 
brûle  d'amour,  dit  Vallera,  et  il  me  faut  chanter  pour 
une  Dame  qui  me  ronge  le  cœur...  Pour  la  beauté,  elle 
n'a  pas  sa  pareille  ;  avec  les  yeux,  elle  jette  des  flam- 
beaux d'amour;  j'ai  été  par  cités  et  châteaux,  et  jamais 
je  n'en  ai  trouvé  une  si  belle  '-.  »  Nencia  a  deux  yeux 
que  ça  semble  une  fête  ;  elle  a  le  nez  si  bien  fait  qu'on 
le  dirait  percé  à  la  vrille  ;  au  milieu  de  sa  bouche,  de 
ses  joues,  de  l'enfilée  de  ses  dents,  elle  est  comme  une 
rose;   elle  est  semblable  à  Diane;  elle  est  semblable  à 

1.  «  Siamo  tutti  allegri,  e  facciamo  biiona  cera,  e  becchiaino  per 
lutta  la  via  di  (|imlche  rappresaglia,  e  canznn  di  Calen  di  M.iggio,  cho 
mi  sono  parule  più  fantasliche  qui  in  Accpiapendente,  alla  Huuianesca 
vel  nota  ipsa,  vel  argumento.  »  (Poutien,  éd.  Del  Lungo,  p.  75.) 

2.  «  Ardo  d'ainore,  e  conviemuii  cantare 
IN,T  una  dauia  clie  ini  .stiuggc  il  core... 
Ella  non  tr«va  di  Ix-ilezzii  parc; 

Con  gli  occhi  ^etla  liaccole  d'ainore  : 
lo  sono  stato  m  città  e  castelia 
Ë  mai  non  vidi  gnuna  tanlo  bclla.  » 

{Poenie  di  Lorenzo,  p.  236.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  307 

Morgane;  elle  est  plus  blanche  que  fleur  de  farine.  Pas 
une  comme  Nencia  pour  tisser  les  paniers  et  faire  les 
chapeaux  ;  lorsque  Nencia  va  à  la  messe,  elle  met  une 
belle  robe.  Si  Nencia  veut,  Vailera  à  la  ville,  lui 
achètera  un  sou  d'aiguilles,  du  fard  dans  un  cornet,  une 
attache  de  soie  bleue  ;  c'est  pour  l'avoir  vue  cueillir 
une  salade  au  mois  d'avril  que  Vailera  s'en  est  épris; 
il  laimo  comme  un  petit  papillon  aime  la  lumière. 
Nencia  est  plus  blanche  que  fleur  de  rave;  elle  est  plus 
luisante  que  gobelet  ;  elle  a  sept  bagues  dans  une  petite 
boîte  ^  b]ile  a  les  dents  plus  blanches  que  celles  d'un 
chien  ;  elle  semble  plus  douce  que  la  malvoisie  ;  elle  fait 
de  plus  belles  révérences  qu'aucune  dame  de  Florence  2. 
Elle  a  une  fossette  au  milieu  de  son  menton,  qui  embellit 
toute  sa  ligure-'.  Ah!  si  Vailera  se  montrait  avec  un 
mouchoir  de  soie!  Ah!  s'il  se  faisait  raser!  Oui,  les 
gens  lui  promettent  monts  et  merveilles  ;  qu'elle  essaie 
seulement  de  leur  demander  des  petits  souliers'»! 

Les  garçons  de  la  campagne  emmêlent  leurs  effu- 
sions de  pointes  comiques;  ils  gaussent  eux-mômes 
leur  sentimentalisme  ;  il  leur  arrive  de  terminer  par 
le  simulacre  d'un  renvoi  leurs  plus  pures  métamophoses. 
En  riant,  Luigi  Pulci  les  imite.  Et  comme  Laurent  de 
Médicis  a  écrit  sa  Nencia  di  Baibcr'mo,  Luigi  Pulci  écrit 
sa  Beca  di  Dicomano.  Beca  est  une  fleur,  sauf  qu'elle 
boîte,  qu'elle  a  la  lèvre  poilue,  qu'elle  a  une  tache 
dans  l'œil  ;  Beca  est  blanche  comme  la  lessive  ;  Beca 
est  divertissante  comme  le  marché  ;  Beca  est  vigoureuse 
comme    l'empereur.    Vailera   portait    à  Nencia  de   la 


1.  «  E  porta  bene  in  dito  setle  anella.  » 

2.  «  Ella  fa  le  più  belle  riverenze 
Che  gnuua  ciltadina  di  Firenze.  » 

3.  «  Ell'ha  un  buco  nel  mezzo  del  inento 
Che  hmbellisce  lutta  sua  figura.  » 

4.  «  lo  so  che  molta  gente  ti  promette, 
Fanne  la  prova  d'un  pa'  di  scarpette.  » 


(P.  249  ) 
(P.  243.) 
(P.  240.) 
(P.  244.) 


308  LE    QUATTROCENTO 

fraxinello,  un  nid  d'oiseaux,   des  baies  de  houx.  Nuto 
offre  à  Beca  de  lui  cueillir  une  salade  de  ranipon  ou  de 
lui    couper   un    balai   à   la  forêt;    Nencia  était   suave 
comme  un  miel;  Beca  est  douce  comme  c...  d'abcillo. 
Des  rispefti  montent   de  partout,  de  la  ville,  de    la 
campagne,  des  nuits  étoilées,  de  la  terre  fleurie  ;  par 
gaité,  les  uns  et  les  autres  se  prennent  à  composer  des 
rispeffi^  et  c'est  entre  eux  chevauchant  sur  les  routes,  se 
reposant  sous   les  arbres,  dans  les  loisirs  des  villégia- 
tures et  des  déplacements,  une  lutte  jolie  d'inventions 
et  d'improvisations,    un    tournoi    proclamé    de  petites 
chansons  brèves,    une  rivalité    heureuse,   d'où    Poli- 
tien,    qui   a  écrit   les    Violœ^    qui   a    traduit   Homère, 
qui  a   rivalisé   avec   TibuUe    et  Ânacréon,   sort    vain- 
queur, 

Politien  est  rongé  par  l'amour,  comme  le  fer  par  la 
rouille.  Il  se  tourne  dans  son  lit  sans  dormir.  Il  ne  lui 
reste    plus   au  cœur   goutte  de    chanson'.    Son  cœur 
meugle.  Il  invective  celle  qui  le  repaît  de  fanfreluches 
et  de  paroles,  qui  le  paie  de  vessies  et  de  vents,  qui 
laisse  passer  le  temps  qui  passe,  qui  a  pris  son  cœur  et 
de  dédain  l'a  jeté   par  terre.  Il   lui  crie:   «Méchante 
Juive!  »  Il  lui  crie  :  «  Secoure-moi,  parDieu!  »Et  il  luidit: 
"Tu  es  belle,  charmante,  jeunette,  exquise,  charmante 
plus  que  Heur  au  rameau.  »  Il  lui  dit  que,  lorsqu'elle 
chante,  le  soleil  s'arrête  pour  l'écouter.  Il  lui  dit  qu'à 
ses  paroles  les  anges  descendent  par  bandes  du  ciel  2;  il 
lui  dit  qu'Italie  peut  se  dire  terre  glorieuse  et  fameuse 
de  nicher  une  pareille  femme.  Il  lui  dit  «  qu'avec  ses 
vers  il  lui   fera  un  tel  honneur  que   tout   le  monde  en 


\.  «  Non  tu  e  rimaso  d.il  cantar  pit'i  ^'occiola  : 

L'omor  mi  rode  corne  el  ferro  ruggin«.  » 

l'Poi.iTiEx,  l.e  Stanze,  iOrfeo  e  le  rime,  Florence,  18(»;{,  éti.  (^arducci, 

p.  m.) 

2.     •  «  Qimnd'  l|i()lilii  ride  onestii  c  pura 

E'pir  cho  si  spalniiclii  cl  puradiso. 
(ïli  anKioli,  al  canlo  stio,  snnza  dimoro, 
Scendun  tutti  del  cielo  a  coro  u  coro.  » 

(M.,  p.  2:i2.) 


LA    RI:NAISSANCE    a    FLORENCE  309 

enloiulra  des  nouvelles  -»,  et  il  lui  dit  qu'elle  veut  le  faire 
mourir  : 

Si  lu  me  vois  avec  mes  yeux  fermés 
Par  Amour  qui  vers  la  mort  m'aiguillonne, 
Toute  chagrine  en  tes  confus  pensers 
Diras  :  «  Pour  moi  son  âme  l'abandonne  !  » 
Et  si  quelqu'un  accuse  ton  péché, 
11  n'en  sera  point  qui  te  le  pardonne, 
Et  lu  iras  pleurer  sur  chaque  bord, 
En  regreltanl  Ion  péché  et  ma  mort  ' . 

Le  résultat  le  plus  charmant  de  ce  retour  au  peuple, 
de  cette  prise  de  contact  avec  la  nature  et  avec  la  terre, 
est  la  résurrection  de  la  ballata,  qui  était  née  au  plein 
air  de  la  campagne  toscane,  qui  avait  été  maniée  par 
les  vieux  poètes  du  doux  style,  qui  s'était  appauvrie 
dans  les  mains  des  bourgeois  contemporains  :  Laurent 
de  Médicis  et  Politien  lui  donnent  une  nouvelle  vie. 

Les  ballate  de  Laurent,  musiciuées  par  Squarcialupi, 
tour  à  tour  malicieuses,  voluptueuses,  dissolues,  sont 
de  petites  choses  à  Heur  d'àme  et  à  Heur  de  peau  :  cris 
de  victoire,  cris  de  colère,  piques  d'amoureux,  courtes 
imprécations,  regrets  de  vieille,  badinages  galants,  et 
surtout  exhortations  à  la  danse,  à  la  joie,  à  la  fête,  à 
cueillir  l'heure  brève,  à  ne  pas  laisser  s'enfuir  le 
moment:  «  Ce  n'est  pas  une  honte  d'aimer  —  Celui  qui 
brigue  de  servir  »,  ou  encore  :  «  Il  faut  vivre  et  mourir 
allègre  —  Pendant  que  nous  sommes  en  jeunesse'  »,  ou 
encore  :   «  Oh  !  que  de  choses  la  jeunesse  méprise  !   — 

1.  «  Quando  lu  lui  vedrai  questi  occhi  chiusi 
Da  amore  ch'a  tult'ora  al  fin  ini  sprona, 
Tutta  atlannata  da  pensiei-  confusi 

Dirai  :  —  Per  me  questa  aima  s"al)bandona  ;  — 
E,  se  arai  chi'l  tuo  peccalu  accusi, 
Nessuno  troverai  che  tel  perdona  : 
Cosi  andrai  piangeudo  in  oyui  lato 
Dolente  di  me'morte  e  tuo  peccato.  > 

(M.,  p.  271.) 

2.  «  Allegro  si  vuoi  vivere  e  morire 

Montre  che  in  giovinezza  abbiamo  a  stare.  » 
{Poésie  di  Lorenzo  de'  Medici,  p.  298.) 


310  LE    QUATTROCENTO 

Oh!  combien  belles  sont  les  fleurs  au  printemps!  — 
Mais  quand  paraît  la  vieillesse  inutile  —  Et  qu'on  n'es- 
père plus  rien  que  le  malheur,  —  Celui  qui  se  consume 
et  qui  attend  l'instant  —  Connaît  le  jour  perdu  quand 
c'est  déjà  le  soir  *.  » 

Les  ballate  de  Politien,  toute  grâce  et  toute  sève, 
échappent  aux  classifications  ;  elles  se  prêtent  à  tous  les 
genres,  s'ajustent  à  toutes  les  voix.  Il  y  a  la  ballata  du 
curé  :  un  voleur  a  soustrait  au  curé  son  petit  cochon  et 
est  allé  raconter  au  curé  son  larcin  à  confesse,  de  telle 
sorte  que  le  curé  soufîre  d'un  mal  qu'il  ne  peut  avaler: 
«  Femmes,  femmes,  point  ne  savez  —  Que  j'ai  le  mal 
qu'eut  le  curé^  ».  Il  y  a  la  ballata  du  calendimaggio  : 
«  Soit  bienvenu  le  mai  —  Et  son  enseigne  fleurie  — 
Bienvenu  le  printemps  —  Qui  veut  que  l'homme 
s'éprenne.  —  Et  soyez  bienvenues,  vous  donzelles,  qui  par 
bandes  —  Avec  vos  amoureux,  —  De  roses  et  de  fleurs, 
—  Vous  faites  belles  en  mai  '^.  »  Il  y  a  la  ballata  de  la 
vieille  femme  :  «  Une  vieille  me  courtise,  —  Flasque  et 
sèche  jusqu'à  l'os  —  Son  échine  n'a  pas  de  viande  — 
Pour  ôter  la  faim  à  un  petit  ver'*.  »  Il  y  a  celle  qui 
commence  :  «  Qui  ne  sait  comment  est  fait  le  paradis,  — 
Qu'il  regarde  aux  yeux  mon  Hyppolite  fixement  ^  »  ;  et  il 
y  a  celle  qui  commence  :  «  Je  suis,  dame,  un  cochonnet 

!.  «  0  quante  cose  in  gioventù  si  sprezza! 

Quanto  son  belli  i  fiori  in  primavera! 
Ma  quando  vien  la  disutil  vecchiezza 
E  che  altro  che  mal  piii  non  si  spera, 
Conosce  il  perso  di  quando  è  già  sera 
Quel  che'l  tempo  aspettando  pur  si  strugge.  » 

{Ib.,  p.  397.) 

2.  «  Donne  mie,  voi  non  sapete 
Ch'i'ho  el  mal  ch'avea  quel  prête.  » 

(PouTiBN,  éd.  Carducci,  p.  301.) 

3.  «  Ben  venga  maggio 

E'I  gonfalon  selvaggio.,.  » 

{Ib.,  p.  295.) 

4.  «  Una  vecchia  mi  vagheggia 
Viza  e  secca  in  sino  all'osso...  » 

{Ib.,  p.  315.) 

5.  «  Chi  non  sa  corne  è  fatto  el  paradiso 
Guardi  Ipolita  niia  aegli  occtii  fiso.  » 

{Ib.,  p.  288.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  311 

—  Qui  remue  aussi  la  queue'.  »  Politien  sourit,  rit, 
pleure,  jette  des  anathèmes  ou  des  compliments  ;  il  se 
désole  sur  le  cours  de  sa  vie  qui  s'enfuit,  donne  des 
conseils  d 'alcôve  aux  commères,  poursuit  des  doubles 
sens  ;  et  ayant  vu  dans  un  pré  un  oiseau  aux  ailes  d'or, 
aux  plumes  de  rubis,  au  bec  de  cristal,  dont  la  voix 
énamoure  l'univers,  il  veut  le  prendre;  mais  l'oiseau 
lui  échappe,  et  pour  le  saisir,  au  lieu  d'user  de  lacs  et 
de  filets,  il  s'avise  de  chanter  à  son  tour  :  «  Et  c'est  la 
raison  pourquoi  je  chante-!»  La  perle  de  son  écrin, 
qui  est  pout-ôtre  la  perle  du  genre,  est  la  hallata  des 
roses.  Une  jeune  fille  se  trouve,  un  beau  matin  de  la  mi- 
mai, dedans  un  vert  jardin  ;  partout  des  fleurs,  et  bleues, 
et  jaunes,  et  blanches,  et  des  fleurs  nouvelles  parmi 
l'herbe;  elle  les  cueille  afin  d'orner  sa  tête  blonde,  afin 
d'enguirlander  ses  jolis  cheveux  ;  mais,  comme  le  coin 
de  son  tablier  est  déjà  rempli,  elle  aperçoit  les  roses  : 
«  Jamais  je  ne  pourrai  vous  dire  combien  ces  roses  étaient 
belles,  l'une  éclatant  à  peine  de  son  bouton,  l'autre  un 
peu  passée,  l'autre  toute  neuve.  Amour  me  dit:  Va, 
cueille  celle  que  tu  vois  plus  fleurie  sur  l'épine. 

Lorsque  la  rose  est  ouverte  et  fleuronne, 
Qu'elle  est  plus  belle  et  fait  le  plus  envie, 
Alors  il  faut  la  tisser  en  couronne, 
Avant  que  sa  beauté  ne  soit  enfuie  ; 
Qu'on  cueille  donc  pendant  qu'elle  est  fleurie 
La  rose  belle,  la  rose  du  jardin  ! 
Je  me  trouvai,  filles,  un  beau  matin 
De  la  mi-mai  dedans  un  vert  jardin^. 

1.  «  l'son,  dama,  el  porcellino 

Che  dimena  pur  la  coda.  » 
„  (76.,  p.  310.) 

2-  «  E  questo  è  la  cagion  per  ch'io  pur  canto 
Che  questo  vago  augel  cantando  alletto.  » 

(/6.,  p.  283.) 

3-  «  Quando  la  rosa  ogni  suo'  foglia  spande 
Quando  è  più  bella,  quando  è  più  gradita  ; 
Allora  è  buona  a  metter  in  ghirlande, 
Prima  che  sua  bellezza  sia  fuetrita  : 


312  LE    QUATTROCENTO 

C'est  ainsi  que  la  bande  joyeuse  de  Laurent  de  Medi- 
cis  se  divertit  au  soleil. 

Sans  y  attacher  plus  d'importance,  pour  s'amuser, 
pour  rire,  ces  fins  lettrés  rivalisent  avec  le  peuple.  Et 
comme  ils  lui  empruntent  ses  chansons,  ils  lui  em- 
pruntent ses  histoii'es. 

C'est  ici  que  va  se  distinguer  un  des  esprits  les  plus 
fantasques  et  les  plus  l)izarres  du  moment  :  Luigi 
Pulci. 

IV 

Dans  la  cour  des  Laurent,  des  Marsile,  des  Politien^ 
des  Mirandole.  Luigi  Pulci  occupe  une  position  par- 
ticulière. 

Il  appartient  à  cette  famille  des  Pulci  que  nous  avon^; 
vue  parmi  les  clients  des  Médicis,  bourgeois  lettrés, 
poètes  d'occasion,  jadis  marchands  cossus,  et  mainte- 
nant tombés  en  di'confiture.  «  Nous  n'avons,  peuvent- 
ils  déclarer  le  21  mars  1458,  ni  maisons,  ni  allaires, 
ni  argent  de  banque,  ni  boutiques,  ni  richesse,  ni  rien 
à  recevoir  de  personne,  mais  à  donner,  oui  bien^  » 

II  est  né,  en  1432,  à  Florence  et  a  écoulé  une  vie 
si  travaillée  d'aventures,  de  revers  et  d'infortunes,  qu'il 
peut  bien  dire  »  qu'il  commença  à  mourir  le  jour  oh 
il  naquit  ~  ».  Tôt  exilé  pour  ses  dettes,  ayant  sur  les  bras 
une  (juantité  d'enfants,  et  non  seulement  les  siens, 
mais  ceux  de  son  frère  Luca,  arrêté  par  ses  créauciers 
et  mort  en  prison,  c'est  une  sorte  de  bohème,  de 
nomade,  d'iri'égulier  de  la  vie,  acceptant  pour  subsister 
toutes  les  besognes,  exerçant   un  vague  commerce  de 

Sicchè,  ffinciiille,  inentre  é  |)iii  (iorita 
(>)gliiin  la  l)olla  rosii  del  fîinrdino. 
l'ini  truvai,  Tanciulle,  un  bel  niatlino 
I)i  mez'/.o  maggio  in  un  verde  giardiuo.  » 

(//>.,  p.  280.) 

1.  «  Non  abl)iam(i  casa  in  Firenz.e,  ne  niasserilie,  ni-  duniiri  di  nionlo, 
né  botteghe,  nù  aitre  sustanlic,  ne  avère  nul  la  ila  persuno,  ma  daro 
si.  »  (G.  Voipi,  l.uitfl  l'idci.  studio  biof.'ra(ic(),  p.  1.) 

2.  Quel  di  ch'io  venni  <'il  niondo 

A  niorir  coniinciai.  » 


L\    KKNAISSANCK    A    FLORENCE  313 

briques  et  de  draps,  acoquiué  la  plupart  du  temps  ù  la 
campagne,  dans  un  moulin  qu'il  possède  au  Mugello, 
où  le  lise  se  montre  moins  rapace,  et  servant  qui  le 
veut  employer,  les  bourgeois,  les  riches,  Laurent  de 
Mf'dicis  et  Robeito  de  Sanseverino  qui  l'entretient  dès 
1472.  Il  passe  par  tous  les  <'tals  comme  il  court  tous 
les  chemins  ;  on  le  rencontre  tour  à  tour  à  Gamerino, 
à  \a|)les,  àiMilan,  à  Bologne,  à  Venise;  il  est  toujours 
errant,  toujours  au  dépourvu,  jamais  assis  dans  une 
charge  et  une  certitude;  et  un  soir  de  novembre  1484, 
la  mort  le  recueille  à  Padoue.  En  même  temps  il  a  plus 
d<'  culture  que  les  autres;  il  a  surtout  plus  de  talent, 
un  des  talents  les  plus  clairs,  les  plus  pittoresques  et 
les  j)lus  llorentins  qui  soient  au  monde;  et  il  a,  pour  le 
mettre  en  vedette,  la  faveur  précieuse  de  Laurent,  dont 
il  est  l'aîné,  le  camarade  et  le  compagnon.  C'est  môme 
une  des  choses  les  plus  chai'mantes  de  l'époque  que 
cette  camaraderie  sans  compliments  et  sans  étiquettes, 
qui  unit  d\iii  lien  étroit  le  prince  avec  le  pauvre  diable. 
Luigi  Pulci,  ou  plutôt  Gigi,  est  pour  Laurent  «  le 
cinquièmes  élément  »  ;  «  il  est,  dit  Matteo  Franco,  la 
tripe  de  vos  pallc^  »  ;  Laurent  le  veut  toujours  à  son 
côté,  l'assiste  de  son  conseil  et  de  son  argent,  le  rap- 
pelle d'exil,  le  marie,  lui  oiïre  une  pièce  de  fromage 
ou  un  liasque  de  vin  blanc,  lui  commet  de  menues 
adaires,  le  protège  contre  les  autres  et  contre  lui- 
môme.  El  de  son  côté  Gigi  témoigne  à  Laurent  un 
amour  aussi  profond  qu'ingénu.  Il  lui  dit:  «  Le  ciel 
ne  m'a  laissé  que  toi -\  »  Il  lui  dit  :  «  Sans  toi,  je  me 
sens  tout  perdu,  seulet  el  ailligé^»  II  lui  dit:  «  Que 
puis-je  faire  sans  toi?  Me  donner  aux  trois  cent  mille 
diables'?  »  Et  il  lui  dit  :  «  Je  suis  né  comme  les  lièvres 

1.  «  L'animella  délie  voslre  palle.  » 

2.  «  Nei  bosclii,  o  dove  io  sia,  non  m"à  lasciato  il  ciel  allro  che  te.  » 
{Letlere  cli  Luuji  l'ulci,  Lacques,  188(1,  p.  33.) 

3.  «  ïutto  soletto,  smarrito  e  afilitto.  » 

i.  «  Clie   (lebbo  adunque  fare?   Damii   al    Irecenlo  mila   diaboii  ?  » 
{II).,  p.  30.) 


314  LE    QDATTROCENTO 

et  les  plus  infortunés  animaux,  pour  devoir  être  la 
proie  des  autres,  et  pour  devoir  beaucoup  t'aimer,  et 
être  peu  avec  toi  '.  » 

Fait  de  la  sorte,  misérable  et  par  sa  misère  devenu 
de  condition  subalterne,  lettré,  mais  sans  exagération, 
lisant  le  latin  et  s'exorçant  à  la  métrique  latine,  mais 
ignorant  le  grec,  Luigi  Pulci  risquerait  fort  d'être 
méprisé  et  évincé  du  beau  monde  dont  il  est  l'égal  par 
le  talent,  s'il  s'imaginait  suivre  ses  traces  et  lutter  de 
culture  élégante  avec  lui.  Alors,  pour  s'y  tenir  et  s'y 
maintenir,  il  s'avise  de  prendre  pour  ainsi  dire  le  contre- 
pied  de  l'opinion  courante. 

Au  lieu  de  perdre  haleine  à  suivre  ceux  qui  ont 
pénétré  l'intimité  sublime  de  Platon  et  d'Aristote, 
Pulci  les  gausse  et  prétend  qu'ils  a  ont  étudié  dessus 
un  gros  melon  ».  On  parle  latin;  Pulci  parle  argot. 
Politien  écrit  à  Pic  :  Angeliis  Politianus  Pico  Mirandulœ 
suo  saliUem  pliiriniam  dicit  ;  Pulci  écrit  à  Beiiedetto 
Dei  :  Al  mio  caro  Benedetto  Dei  salamalec.  On  appelle 
Laurent  le  Magnifique,  un  Laurier,  un  Phénix,  un  lils 
d'Apollon  ;  Pulci  lui  dit  :  «  Tu  es  le  coco  de  notre  roi%  » 
Pulci  se  montre  boufTon  dans  la  mesure  môme  où  les 
autres  se  montrent  érudits;  aussi  gros  qu'on  est  fin, 
aussi  plaisant  qu'on  est  grave;  et  comme  il  a  reçu 
de  la  nature  un  esprit  comique,  plantureux,  savou- 
reux, riche  d'une  veine  jaillissante  et  d'une  verve 
colorée,  il  se  sert  de  ce  talent  comme  d'une  ressource. 
Pauvre,  il  se  rend  impayable.  Il  excuse  sa  présence 
dans  les  compagnies  savantes  par  des  saillies,  des 
facéties,  des  bons  traits.  Il  noue  «  comme  bouquets  de 


1.  «  lo  nacqiii  cotnc  le  Icprc  e  allri  nniinali  più  sventurati,  per  dovcr 
«ssere  preda  agli  altri,  e  per  dovcrc  moll(»  aiiiarti,  e  poco  essere  teco.  » 
{/6..  p.  ;{5.) 

Ailleurs,  Pulci  écrit  à  Laurent  :  «  Tu  se'  un  buon  ^arzone  et  se'  pure 
il  niio  Lauro,  o  vo^ii  lu  o  no.  Parc  che  sia  Ira  noi  cicrta  conrorniità 
che  viene  dalle  slelle,  et  fa  ch'io  l'ami  lanlo  et  cli'io  mi  conlidi  ancora 
tu  ami  me  mollo.  »  (/A.,  p.  î)ti.} 

2.  «  Se'  in  huon  luo^o  con  noi  di  qua,  c  sopra  lulto,  il  cucco  dei 
•ignore  He  noulro.  >  {Ib.,  p.  88.) 


LA    REKAISSANCE    A    FLORENCE  315 

cerises  en  mai*  »,  des  chapelets  de  sonnets  drolatiques. 
Il  se  prend  de  gueule  en  vers  avec  le  ctiapelain  Matteo 
Franco  et  avec  le  chancelier  Bartolommeo  Scala,  «  aux 
belles  révérences  ».  Il  offre  à  Laurent  de  Médicis, 
contre  son  blé  et  son  vin,  des  quolibets,  des  carica- 
tures et  des  farces  :  u  Si  tu  ne  m'écris  pas,  lui  dit-il, 
plus  de  vers,  plus  de  cianghcrini^\  »  Il  rachète  sa 
misère  et  sa  douleur  par  des  drôleries  et  des  calembre- 
daines. Il  sait  le  mot  cru  qui  repose,  l'image  trucu- 
lente qui  détend,  la  grosse  obscénité  qui  ramène  du 
ciel  fatigant  au  ras  de  terre  facile.  Et  à  force  de  bonne 
humeur,  de  joyeusetés,  d'inventions  énormes  à  secouer 
la  panse,  il  se  fait  bienvenir,  rechercher,  adorer  d'une 
société  qui,  autrement,  l'auraittenuà  distance.  Etc'est 
à  ce  gros  fils,  jovial  et  bouffon,  amuseur  de  carrière  et  si 
triste  de  nature,  qui  a  lu  Virgile  et  fréquenté  les  Pla- 
toniciens, qui  a  célébré  en  octaves  la  Joute  de  1468,  d'où 
Laurent  est  sorti  vainqueur,  rivalisé  avec  Laurent 
d'inventions  paysannes,  composé  toutes  sortes  de  son- 
nets, de  chapitres,  de  complaintes,  à  la  fois  peuple, 
bourgeois  et  lettré,  que  la  vieille  Luorezia  Tornabuoni 
demanda  un  jour  de  lui  rimer  quelque  histoire,  comme 
son  frère  Luca  avait  rimé  celle  du  Ciriffo  Calvaneo. 
Pour  complaire  à  la  bonne  patronne,  mère  de  son 
«  coco»,  Luigi  Pulci,  facile  et  jovial,  ne  s'avise  pas 
d'aller  chercher  midi  à  quatorze  heures;  il  descend 
simplement  dans  la  rue,  où  il  ramasse  un  vieux 
cantare^  le  Cantare  (fOrlando^  qu'il  arrange  à  ses 
heures,  sans  se  fatiguer  outre  mesure,  surtout  sans 
y  changer  grand  chose;  au  bout  de  dix  années, 
comme  il  a  déjà  aligné  vingt-trois  chants,  il  se  repose; 
il  se  repose  pendant  douze  années  ;  et,  en  1482,  d'un 


1.  «  Se  tu  ci  fossi,  io  farei  mazzi  di  sonetti  come  di  ciriege  in  questo 
calendimaggio.  »  (76.,  p.  25.) 

2.  «  Se  non  lo  fai,  mai  versi,  mai  più  ciangherini,  mai  più  saremo 
compagnuzzi.  »  (76.,  p.  30.) 

3.  Orlando,  Die  Vorlage  zu  Pulci's  .Morgante,  publié  par  F,  Hubscher, 
Marburg,  1880. 


316  LE    QUATTROCENTO 

seul  coup,  il  ajoute  cinq  derniers  chants  tires  d'un 
antre  cantare  de  la  rue,  la  Spagna  in  rima.  C'est 
ainsi  que  le  Morganlf,  qui  dura  plus  de  vingt  ans  dans 
la  fantaisie  de  son  auteur,  qui  comprend  vingt-huit 
chants  et  qui  parut  le  7  février  1483,  est  le  résullat  de 
deux  caiilari  mis  bout  à  bout,  le  Cantare  dOr/ando  et 
le  Cantare  de  la  Spagna  in  ritna^. 

Nous  restons  dans  les  histoires  de  ceux  de  Chiara- 
monte  et  de  ceux  de  Maganza.  dans  les  histoires  de 
preux,  de  paladins,  d'infidèles  et  de  géants,  dans  les 
belles  histoires  chères  au  peuple. 

Orlando,  desservi  par  Gano  auprès  de  Carlo  Magno, 
s'exile  et  va  courir  la  Paganie,  où  il  accomplit  une 
quantité  de  prouesses,  dont  la  première  est  de  délivrer 
l'abbé  Chiaramonte  de  trois  géants  qui  jetaient  des 
pierres  contre  son  couvent,  d'en  convertir  un,  nommé 
Morgante,  de  le  prendre  comme  écuyerà  son  service  et 
de  lui  donner  ce  bon  conseil  :  «  Morgante,  quand  tu  peux 
aller  sur  la  route  plate,  ne  cherche  jamais  ni  montée 
ni  descente-.  »  Mais,  tandis  qu'Orlando  va  à  sa  desti- 
née, son  absence  se  fait  cruellement  sentir  à  Paris,  et 
Rinaido,  Ulivieri  et  Dodone,  habillés  d'un  costume  vert 
à  bandes  rouges,  se  mettent  à  sa  recherche.  Ils 
délivrent  à  leur  tour  l'abbé,  défont  Brunoro,  tuent  un 
dragon,  convertissent  un  royaume,  luttent  contre  un 
géant,  finissent  par  retrouver  Orlando,  et  tous 
ensemble  vont  délivrer  Paris,  assiégé  par  le  roi  Ermi- 
nionc.  Carlo  Magno,  conseillé  par  Gano,  exile  Rinaido, 
prétend  supplicier  Astolfo  et  Ricciardetto,  et  se  montre 
si  grossement  ingénu  que  lîinaldo  le  détrône  et 
qu'Orlando  part  j)Our  la  Perse,  i'^n  Perse,  Orlando,  qui 
a  sauvé  le  roi  Amostante  et  qui   a  été    traîtreusement 

1.  I*i(»  Kajnn,  La  maleria  (Ici  Miirijanle  in  un  iguoto  poemn  tlel 
seculo  XV,  Propiifjnalore,  llo  o<^ne,  1X69.  —  La  rolla  di  lloncisvalle  nrllu 
lelleratura  cavalleresca  iluluinn.  l'rtipuffiialdrc,  Holoj^'iic,  1811. 

2.  «  Quandu  tu  puui,  .Mur^untc,  ir  pcr  lu  piana 
Non  ccrcar  mai  iiè  l'crta,  nù  la  sccsa.  » 

{Moryanle,  I,  41.) 


1 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  317 

emprisonné  par  lui,  est  délivré  par  Hinaldo,  accouru  à 
son  secours;  alors  Orlando  continue,  sauve  des  villes, 
converlit  des  peuples,  secourt  des  tilles  abandonnées, 
inspire  de  l'amour  aux  princesses,  tue  des  géants  et 
des  bètes,  livre  des  duels  merveilleux,  attaque  les  sul- 
tans, assiège  Bahylone,  jusqu'à  ce  qu'il  délivre  Paris 
assiégé  par  le  roi  Calavrione,  qu'il  meure  à  Roncevaux 
où  la  perfidie  de  Gano  l'envoie,  que  (lano  soit  suppli- 
cié et  que  Carlo  Magno  rende  finalement  le  dernier 
soupir  à  Aix-la-Chapelle. 

Nous  sommes  en  Paganie,  en  Sorie,  dans  le  Levant, 
dans  le  Ponent,  en  Egypte,  en  Danemarck,  dans  des 
pays  et  des  endroits  impossibles.  Nous  assistons  à  des 
rossées,  à  des  fessées,  à  des  miracles.  On  voit  quantité 
de  choses  extraordinaires  :  on  y  voit  un  diable  qui  sort 
d'un  tombeau,  un  dragon  au  cuir  vert  et  jaune,  une 
vipère  qui  veut  chaque  malin  deux  filles  pour  son 
dîner;  on  y  voit  un  géant  velu,  noir  comme  un  cor- 
beau, appuyé  sur  un  bâton  do  sorbier:  il  a  une  tête 
d'ours,  des  oreilles  d'âne,  une  langue  en  écailles  et  un 
seul  œil  sur  la  poitrine  ;  et  on  y  voit  un  grand  cheval 
avec  des  dents  et  des  ailes.  Il  y  a  des  batailles  qui 
laissent  derrière  elles  «  deux  bras  de  sang  haut  »,  des 
banquets  où  l'on  sert  à  manger  <  autre  chose  que  des 
glands»;  des  fêtes  avec  tant  de  strnmbotti,  romanzi 
et  ballale  que  tous  les  canterini  en  deviennent  rauques  '. 
Il  y  a  des  prières,  des  visions  du  paradis,  des  tableaux 
d'église  et  le  merveilleux  pavillon  de  Luciana,  tout 
brodé  de  bètes  et  d'oiseaux'^.  Il  y  a  des  conseils,  des 
explications,  de  jolies  fables;  celles  du  Loup  et  du 
Renard,  du  Coq  et  du  Renard,  de  la  Petite  Fourmi  et 
de  la  Tête  de  cheval.  Des  sermons  sont  prêches  comme 
dans  les  prêches  ;  des  conversions  s'opèrent  sur  un 
mot,  comme  dans  les  rappresentazioni  sacre;  Gano  est 

1.  «  Tanti  strambotti,  romanzi  e  ballate 
Che  tutti  1  canterin  son  fatti  rochi.  » 

(XII,  36.) 

2.  XIV,  44-80. 


318  LE    QUATTROCENTO 

brûlé  et  écartelé  devant  vos  yeux.  Tous  ceux  qu'on 
connaît,  qu'on  aime,  dont  on  sait  les  prouesses  et  les 
généalogies,  sont  là;  tous,  Carlo  Magno'.  le  bon 
vieux,  le  gros  vieux,  le  pauvre  vieux,  à  qui  l'on  a 
pourtant  révérence,  parce  qu'il  est  vieux,  en  regrettant 
cependant  qu'il  soit  si  tombé  en  enfance^  ;  Orlando, 
gros  corbeau  de  clocber,  brave,  fort  et  sage,  n'étant 
point  fait  pour  courtiser  les  femmes,  et  n'ayant  pas 
besoin  de  celui  d'Arpinum,  de  Quintilien,  de  Démos- 
thène,  ni  de  personne  «  pour  lui  enseigner  doctrine;  » 
Rinaldo  à  qui  Ulivieri  dit  :  Tu  sei  pei'  le  ciancie,  aussi 
gamin,  écervelé,  bravache,  vigoureux  et  sympathique 
que  jamais  ;  Ulivieri,  Bicciardelto,  Astolfo,  Dodone  ; 
les  autres;  et  Gano  qui  semble  plus  lidèle  qu'un  patr?"^ 
noster,  mais  qu'Astolfo  ne  croirait  pas,  quand  il  serait 
le  credo.  Et  il  y  a  encore  tous  les  rois  et  tous  les  barons 
de  Paganie.  le  Vecchio  délia  montagna,  le  nécromant 
Malagigi,  l'évoque  Turpino. 

Les  filles  de  roi  ou  de  sultan  regardent  aux  fenêtres, 
montent  de  blancs  palefrois,  font  le  coup  de  lance  ou 
d'épée.  Meridiana  porte  une  robe  à  la  païenne,  fleurie 
de  blanc  et  de  rouge  comme  son  visage  de  grenade  et 
de  lait,  des  rubis  et  des  gemmes  sur  la  poitrine,  une 
escari>oucle  sur  la  tète;  Florinetta  qui,  «  comme  jeune 
fille  s'en  allait  seulelte  pour  le  grand  désir  d'une  petite 
guirlande'')),  est  happée  dans  le  bois,  où  elle  cueille 
des  Heurs  et  écoute  le  rossignol,  liée  à  un  arbre,  gardée 
par  un  lion  et  nourrie  de  serpents  par  deux  géants  ; 
Antea''  a  des  pieds  j)ctits  et  blancs,  une  main  longue 
et  candide,  des  rires  suaves  h  écarquiller  dix  paradis; 
pour  les  cheveux,    elle  semble   Danaé,  Vénus  pour  le 

1.  G.  Tancredi,  La  fiqura  ili  Carlo  Magno  nel  Mort/anle  maqgiore. 
Naples,  1891. 

2.  «  Perché  se'  vecchio,  io  t'ho  pur  roverenzia 
E  increscemi  tu  sia  si  riiiihiuiibitu.  » 

(Xm,  23.) 

3.  <i  Coiiic  raïK'iulIa  iii'anilavo  solcita 
l'er  tfrari  vaL'he/za  duna  urillaiidelta.  » 

(XIX,  9.) 

4.  XV,  98  p.  et  sq. 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  319 

visage,  Pallas  pour  la  gorge,  Rachel  pour  la  robe; 
pour  sa  force,  son  habileté  clans  la  chasse,  la  voltige 
et  la  guerre,  elle  semble  Mars.  Elle  aime  Rinaldo  et  se 
mesure  en  combat  singulier  avec  les  lames  les  plus 
vantées.  Ulivieri  aime  tour  à  tour  Forisenna  et  Meri- 
diana.  Rinaldo,  qui  se  délecte  «  un  peu  »  des  femmes, 
courlise  Meridiana,  Chiarolla,  Luciana,  Anlea;  et 
Orlando  ne  se  montre  point  insensible  à  Chiarella. 

Morgante,  qui  a  donné  son  nom  au  poème  de  Pulci, 
es!  unc(dosse  énorme,  immense  et  fabuleux.  Il  a  déniché 
dans  un  couvent  un  battant  de  cloche  dont  il  s'escrime 
comme  d'une  arme,  et  il  va  devant  lui,  criant,  meu- 
glaut,  cassant  tout,  broyant  les  heaumes,  éventrant  les 
cuirasses,  jonchant  la  terre  de  boudins,  d'intestins,  de 
trij)ailles,  piétinant  les  poumons  et  les  foies.  11  boit 
comme  un  trou,  il  mange  comme  un  ogre,  engloutis- 
sant jusqu'à  un  buflle,  jusqu'il  un  chameau,  jusqu'à  un 
éléphant,  et  il  se  cure  les  dents  avec  un  sapin.  Son 
premier  exploit  est  d'effondrer  deux  cochons.  Il  croit 
au  Christ,  puisque  le  chrétien  Orlando  tape  si  fort;  il 
croit  à  tout  ce  qu'on  lui  dit,  surtout  hilare  lorsqu'il 
cogne  ou  lorsqu'il  balfre.  Il  enfonce  un  cheval  sous  son. 
poids,  et  l'ayant  chargé  sur  ses  épaules,  il  fait  deux 
gambades  devant  Orlando  pour  lui  montrer  qu'il  n'a 
pas  la  goutte  au  pied.  Il  sert  de  màt  à  un  vaisseau 
désemparé  dans  une  tempête.  Il  renverse  d'un  coup 
d'é|)auh'  une  muraille  de  cité  et,  un  jour  qu'à  lui  seul 
il  a  jeté  bas  une  baleine,  une  écrevisse  le  mord  à  la 
jambe,  et  il  en  meurt. 

Le  compagnon  préféré  de  Morgante  est  Margutte', 
qui  est  aussi  un  géant,  mais  un  géant  qui  ne  s'est 
point  souvenu  de  grandir,  de  sorte  qu'il  est  un  géant 
nain.  Margutte  a  septante-sept  péchés  mortels  sur 
la  conscience  :  «  pense  alors  combien  de  véniels  !  »  et 

1.  On  a  beaucoup  discuté  sur  le  personnage  de  Margutte  et  son  ori- 
gine. Voir  T.  Aliievi,  Anulectica,  Il  lipo  di  Margiille,  Pinerole,  1890.  — 
H.  Trufli,  Di  una  prohabile  fonte  del  Margutte,  Giorn.  Stur.  Turin,  1893, 
XII,  200.  —  T.  Trigona,  Margutte  nel  Morgante  maggiore,  Sassari,  189o. 


320  LE    QUATTROCENTO 

il  s'en  targiio.  Il  est  né  entre  la  potence  et  le  carcan, 
comme  Jésus  est  né  entre  le  Bœuf  et  FAne.  Il  ne  croit 
ni  à  Dieu,  ni  à  diable,  ni  plus  au  bleu  qu'au  noir, 
mais  au  cbapou,  au  bouilli,  au  rôti,  au  beurre,  à  la 
<;ervoise,  au  moût  quand  il  en  a,  et  principalement 
au  bon  vin'.  Il  a  commencé  par  être  détrousseur  de 
grands  chemins;  mais,  par  goût  de  repos,  il  ne  vole 
plus  qu'en  cachette,  laissant  partout  la  trace  de  son 
passage  comme  une  limace,  n'ayant  jamais  bien  dis- 
tingué le  tien  du  mien,  attendu  qu'au  début  «  chaque 
chose  est  de  Dieu  »,  Il  vole  au  jeu,  dans  les  églises, 
dans  les  poulaillers,  n'importe  oi^i.  Quand  il  y  a  cinq 
femmes  réunies  quelque  part,  il  en  met  six  à  mal  % 
Il  change  de  foi  et  de  loi,  d'amis  et  de  pays  selon  ce 
qu'il  voit  et  ce  qu'il  trouve.  Les  sacrements  et  les 
jurons  lui  tombent  de  la  bouche  comme  les  ligues 
mûres'.  Il  est  menteur,  glouton,  ruflian,  ribaud,  faus- 
saire, joueur,  toute  crasse  et  toute  vermine;  cependant 
il  n'est  point  traître;  alors,  tandis  que  Gano  est  haïs- 
sable, Margutte  est  sympathique  ^ 

Morgante  l'ayant  trouvé  dans  son  chemin,  le  prend 
avec  lui  pour  se  divertir,  et  tous  deux  s'en  vont  de 
compagnie  par  le  monde,  faisant  la  belle  paire  de  la 
force  physique  et  de  la  fourberie.  Lorsque  Morgante 
voit  un  danger,  il  fonce  dessus  avec  son  battant,  casse 
tout  et  paie   souvent    les    j)ots  cassés;    au    contraire, 

1.  «  lo  non  credo  pii'i  al  nero  ciraH'nzzurro, 
Ma  ncl  cappone,  o  Icsso,  o  vuogli  arrosto, 
E  credo  alciina  volta  ancho  nel  burro  ; 

Nella  cervof,Ma,  e  (piando  io  n'ho,  nel  mosfo... 
Ma  sopra  tiitto  nel  buon  vino  ho  fedc.  > 

(XVIII,  lio.) 

2.  «  S'io  uso  fra  le  donne  per  sciagura 
S'elle  «on  cinqiie,  io  ne  corrompe  sei.  » 

(XVIII,  131.) 
Tl.  «  1  sacranicnti  fais!  e  gli  spergiuri 

Mi  silriicciolan  gii'i  prn|tri()  per  la  bocca 
Coine  i  fichi  sauipicr  que'  ben  inutiiri.  » 

(XVIll,  i:i8.) 
4.  <  Snlvo  che  queslo  alla  fine  udirai 

Che  tradimento  igniin  non  feci  mai.  » 

(XVIII,  1V2.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLOIŒNCE  321 

Margutic  biaise,  finasse,  tourne  autour  et  ressort   tou- 
jours victorieux  et  indemne.  Petit,  chaussé  d'énormes 
éperons,  fermant  son  petit  œil  et  écoutant,  il  accom- 
plit des  exploits  suprêmes.  Il  dépouille  un  cabaretier, 
dont  il    s'est  fait  l'ami,  de  tous    ses  ustensiles,  qu'il 
emporte  sur  une  chamelle,  et  il  met  le  feu  à  sa  mai- 
son.  Un    géant  l'attaque;  il   se   jette  sur    ses    mains, 
laboure  le  ventre  du  colosse  avec  ses  éperons  et,  piéti- 
nant son  cadavre,  il  semble  un  poulet  sur  une  meule. 
S'il  n'y  a  point  d'eau  ou   de  feu,  de   quoi  boire  ou  de 
quoi  manger,  son  industrie  aux  aguets  a  tôt  fait  de  se 
procurer  ces  choses.  Pasun  comme  lui  pour  la  cuisine. 
Et  im  jour,  de  voir  un  singe  qui  s'essaie  ses  chausses,  il 
meurt  de  lire.  Morgante  en  eut  beaucoup  de  chagrin. 
Quant  h  Astarotle  que  le  nécromant  Malagigi  évoque 
pour  avoir  des  nouvelles  de  Rinaldo,  c'est  un  diable, 
mais  un  diable  serviable,  courtois  et  théologien  ^  11  a 
fréquenté  l'Académie  platonicienne,   lu  toute  l'œuvre 
de  Marsile,  écouté  l'astronome   Lorenzo  Buonincontri 
commenter  V Astronomicon  de  Manilius-.  Il  a  des  opi- 
nions sur  l'essence  de  Dieu,  la  trinité,  le  libre  arbitre, 
la  chute  et  l'éternelle  damnation  des  anges.  Il  explique 
à  Rinaldo,  dans  le  cheval  duquel  il  est   entré  et  qu'il 
ramène  d'Egypte,  qu'il   y  a  bien  plus  d'oiseaux  et  de 
bêtes  dans  la  création  que  sur  le  pavillon  de  Luciana; 
en  passant   (îibraltar,   il    lui   découvre   qu'au-delà  les 
colonnes  d'Hercule,  il  y  a  des  cités  et  des  pays  et  une 
race,  appelée  Antipode  \  qui  adore  le  soleil,  Jupiter  et 
Mars'*;  chaque  religion  est,  selon  lui,  agréable  à  Dieu, 

1.  XXV,  p.  118  et  sq. 

2.  15.  Sanvisenti,  L'Asfarofte  viar/ylatore  nel  Pulci  ed  un  suo  prohu- 
bile  fou/ e,hih.  tlelle  scuole  it.  Pise,  1898,  VIII,  -2.  — Cf.  P.  Hajna,  Has- 
sefinu  bi//lio(/raflca  delld  lel  te  ratura  iialiana,  Pise,  18!)'J,  Vil,  1. 

3.  G.  Volpi,  Gli  anlipodi  nel  Morganle,  Hassegna  nazionale,  Flo- 
rence, 1891. 

4.  «  Anlipodi  appellata  ù  qiiella  pente. 

Adora  il  sole  e  Juppiter  e  Marte; 
E  plante  e  animal  corne  voi  hanno, 
E  spesso  insieme  gran  battaglie  fanno.  » 

(XXV,  231.) 

II.  21 


322  LE    QUATTROCENTO 

pourvu  qu'elle  soit  sincère  ;  mais  seule  la  foi  chré- 
tienne est  véritable,  et  les  Juifs  et  les  Mahométans 
sont  damnés;  il  pense  encore  que  c'est  une  folie  de 
vouloir  juger  du  ciel  alors  qu'on  est  sur  la  terre,  et  ne 
tâche  même  pas  de  concilier  le  libre  arbitre  avec  la 
prescience  de  Dieu.  Et  rendant  nombre  de  services  à 
Rinaldo,  le  faisant  invisible,  lui  servant  des  dîners 
exquis,  il  montre  que  jusque  dans  l'enfer,  on  trouve 
«  gentillesse,  amitié  et  courtoisie  ». 

C'est  ainsi  que  Pulci  s'abaisse  jusqu'à  la  condition 
des  chante-histoires,  à  qui  il  emprunte  non  seulement 
la  matière,  le  mètre  et  jusqu'aux  rimes,  mais  le  train, 
l'allure,  la  fantaisie  et  le  tour.  Gomme  les  chante-his- 
toires, il  procède  par  sauts  et  par  bonds,  mène  de  front 
plusieurs  aventures,  en  lâche  une  pour  courir  à  une 
autre;  comme  les  chante-histoires,  il  casse  net  son 
récit  au  plus  bel  endroit;  et,  comme  les  chante-his- 
toires, il  initie  et  il  clôt  chacun  de  ses  chants  par  une 
invocation  pieuse,  au  Père,  au  Fils,  au  Saint-Esprit, 
au  Saint-Pélican,  à  la  Vierge  pure  avant  et  après  Tac- 
couchement,  au  souverain  Jupiter  crucifié  pour  nous  : 
son  cantare,  qui  débute  comme  l'évangile  de  saint 
Jean,  se  termine  par  une  prière  à  la  Mère  glorieuse'. 
Mais,  tandis  que  les  chante-histoires,  pauvres  diables 
mal  en  point  et  mal  en  bourse,  quand  ils  gravissaient 
leur  estrade,  s'essuyaient  la  bouche  et  devenaient 
sérieux,  que  leur  thème  était  en  quelque  sorte  suj)é- 
rieur  à  leur  condition,  qu'ils  le  respectaient  comme 
une  chose  auguste  et  que,  pour  se  huciier  jusqu'à  sa 
sublimité,  ils  prétendaient  à  la  correction,  à  la  gravité, 
h  la  dignité,  s'appliquaient  î\  être  comme  il  faut,  et  par 
conséquent  n'étaient  plus  eux-mômes,  Luigi  Pulci 
rest(;  lui-même. 

Il  se  montre  tel  qu'il  est,  avec  sa  foi  dévotieuse  ou 
goguenarde,  sa  verve  bouffonne,  son  imagination  obèse, 

1.  «  Salve  ref^ina,  niadrc  Kiorïosa, 

Vita  e  spcranza,  si  dolce  e  soavc...  » 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  323 

sa  gaillardise  pesante,  ses  bons  mots,  son  esprit  dépe- 
naillé, ses  facéties,  ses  proverbes,  ses  locutions,  ses 
jurons,  ses  images,  ses  bislicci,  tout  cet  esprit  peuple 
qu'il  avait  hérité  du  peuple  et  que,  par  un  coup  d'audace, 
il  rend  à  la  matière  du  peuple. 

La  magnificence  de  son  argument  ne  lui  inspire 
aucune  révérence  superflue;  elle  ne  le  retient  ni  ne 
Fempéche;  là  où  les  autres  se  montraient  gourmés,  se 
défendant  de  cracher  et  d'éructer  en  public  selon  leur 
habitude,  lui  ne  se  gône  nullement  pour  le  faire.  Bien 
mieux  :  ce  qui  échappe  aux  autres  dans  leur  ignorance 
des  belles-lettres  et  du  beau  monde,  on  dirait  qu'il  le 
recherche  à  plaisir.  Il  accumule  les  coq-à-l'âne,  les 
llorentinismes,  les  idiotismes,  les  anachronismes  par 
malice,  introduisant  dans  son  propos  avec  les  façons 
contemporaines  les  personnages  contemporains,  le  Pio- 
vano  Arlotto,  le  marchand  Benedetto  Dei,  le  sbire  ou 
i'exacteur  Fallalbacchio;  il  parle  de  fegateili,  de  père 
guaste^  de  la  Befania,  du  lac  de  Fucecchio  ;  il  n'a  pas 
pour  un  liard  de  sérieux,  de  tenue,  de  révérence.  Son 
langage  se  complaît  à  aller  ramasser  dans  la  rue  les 
expressions  les  plus  terre  à  terre,  les  images  les  plus 
prosaïques,  les  comparaisons  les  plus  triviales.  Pour 
dire  «  lacilement  »  il  dit  «  avec  peu  de  vin  »  ;  pour  dire 
«  en  un  clin  d'oeil  »  il  dit  «  en  une  sucée  »;  pour  dire 
«  dormir  à  la  belle  étoile,  dormir  au  froid  »  il  dit  «  faire 
avec  ses  oreilles  des  sifflets  à  la  bise'  ».  Los  tours  de 
Saragosse  s'écroulent  «  comme  des  gousses  de  poireau  »  ; 
Ricciardetto  spicca  i  capi  corne  iina pannocchia  dipanico 
0  di  miglio  o  di  saggina;  à  quelqu'un  quia  peur,  il  cido 
gli  faceva  lappe  lappe.  Avec  l'expression  populaire,  il 
garde  l'accent  populaire  ;  il  prononce  Minosse,  Joseffe, 
hacche,  comme  le  petit  peuple  de  Florence;  il  dit  salvinn 
me  facche  ;  se  tu  devient  stu,  arriva  devient  «myoe.  Au 
moment  le    plus   pathétique,    le   plus  éploré,  le  plus 

1.  «  Far  degli  orecchi  zufoli  a  rovaio.  » 

(XVIII,  161.) 


324  LE    QUATTROCENTO 

douloureux,  quand  les  larmes  coulent  et  que  de  grands 
frissons  passent,  il  n'y  a  pas,  il  faut  que  son  quolibet 
parte,  comme  s'il  devait  racheter  son  émotion  par  une 
culbute  :  Roncevaux  jonche  le  sol  de  tant  de  cervelles 
«  qu'elles  mettent  la  zizanie  parmi  les  corneilles •  ;  »  ce- 
lui qui  a  la  tripaille  la  moins  trouée  paraît  «  une  rùpe  à 
fromage  ou  un  gril  à  cuire  les  tranches  de  viande  »  ;  les 
diables,  posés  comme  des  éperviers  sur  un  campanile, 
anxieux  d'aller  réjouir  Lucifer  en  lui  amenant  tant  de 
monde,  se  crêpent  le  chignon  ;  et  au  Paradis,  la  barbe  de 
saint  Pierre  dégoutte  de  sueur,  tant  le  pauvre  vieux  trans- 
pire à  ouvrir  la  porte  aux  âmes  que  lui  portent  les  anges. 
Les  héros  de  la  Geste  française,  si  purs,  si  nobles,  si 
hauts,  ne  l'accablent  point  autrement  de  leur  prestige  : 
pour  leur  parler  et  leurs  façons,  ils  semblent  parfois 
des  garçons  de  la  rue  qui  se  cognent,  qui  s'injurient, 
qui  savent  des  ese?npi,  qui  ont  du  catéchisme,  de 
«  vieilles  peurs  »,  de  solides  appétits  et  de  beaux 
muscles.  Sans  doute  que  Charlemagne  est  un  homme 
divin,  connaissant  le  latin  et  le  grec,  ayant  réorganisé 
le  Studio  de  Paris;  au  demeurant,  il  meugle  de  rage 
et  se  montre  si  benêt  qu'Ulivieri  lui  crie  :  «  Il  faudrait 
t'en  donner  tant  sur  le  c...  qu'il  devînt  rouge-»! 
Orlando  s'esclaffe  de  rire  aux  bonnes  histoires  ;  Ulivieri 
taille  la  courge  iï  tous  ceux  qu'il  rencontre.  Brunoro 
ne  veut  pas  qu'on  l'embête  quand  il  est  à  table.  Rinaldo, 
quand  le  vin  coule  par  la  bonde  du  tonneau,  porte- 
rait le  Sinaï  sur  ses  épaules;  il  ne  boit  jamais  «  eau  de 
fossé  ou  de  lleuve-'  »;  il  prétend  mourir  saoïil.  Un  jour 

1.  «  E'  si  vedea  cader  tante  cervella 

Che  le  cornacchie  faran  tallerugia  ; 
Clii  aveva  men  forate  le  budella 
Pareva  il  corpo  conie  una  grattugia 
0  da  far  le  bruciate  la  padella.  » 


«...  A  te  si  vorre'  dare 
Tanta  in  sul  cul  che  diventassi  rosso. 

«  E  di  bore  acqua  di  fossato  o  ruiino, 
Quando  c/ilvalco,  non  è  iiiio  costume, 


(XXVII,  85.) 
(XXIV,  50.) 
(X,  77.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  325 

un  bouffon  lui  tire  son  écuelle  ;  furieux,  il  lui  dit  :  «  Je 
m'en  vais  te  la  faire  jaillir,  ta  soupe,  espèce  de  méchant 
fou  cl  non  bouffon^  !  »  Et  il  lui  applique  un  gnion  sur 
la  tète.  Balsamino,  à  qui  Orlando  a  tranché  la  main, 
ne  pourra  plus  jouer  à  la  morra.  Turpin  enfile  les  Sar- 
razins  comme  des  patenôtres  et  fait  des  sauts  comme 
un  chat.  Florinetta  rit  de  si  bon  cœur  d'une  farce  de 
Margutte  qu'il  semble  que  les  dents  lui  tombent  deux 
à  deux  de  la  bouche.  Dès  qu'Ulivieri  a  expliqué,  à  la 
païenne  Meridiana  qu'il  aime,  le  mystère  de  la  Trinité 
|)ar  la  comparaison  d'une  chandelle,  il  rompt  le  carême 
et  più  e  jriù  voile  qucsta  danza  mena.  Ulivieri  crie  à 
Rinaldo  :  «  Tu  as  parfois  moins  de  cerveau  qu'une 
oie  !  »  Rinaldo  crie  à  Vergante  :  «  Luxurieux,  cochon, 
éhonté,  poltron,  crétin,  idoine,  fesse-mathieu,  bon 
pour  Otre  à  l'auge  avec  le  cochon-!  »  Les  uns  et  les 
autres  se  tapent,  se  tuent,  s'estourbissent'^  On  dira  qu'on 
retrouve  ces  altitudes,  ces  images,  ces  expressions  chez 
les  chante-histoires,  et  cela  est  vrai.  Mais  chez  les 
chante-histoires,  tout  ce  côté  plébéien,  faubourien,  est 
involontaire  :  chez  Pulci,  il  est  voulu. 

Et  racontant  ces  énormités  à  la  bande  joyeuse  de 
Laurent,  au  palais  de  Via  Larga,  à  la  table  des  Médicis, 
Luigi  Pulci  se  divertit  et  divertit  selon  son  ofiice  et 
selon  son  humeur.  Il  rit  d'imiter  un  humble  chante- 
histoires  de  San-Martino,  comme  tout  à  l'heure,  sur 
la  route,  il  riait  d'imiter  un  pauvre  paysan  de  Dicomano. 


1.  «  ...  lo  ti  farù  schizzar  la  micca; 

Tu  se'  pazzo  inalvagio  e  non  buU'one  ! 
Ed  una  pesca  nel  capo  gli  appicca.  » 

2.  «  Adultère,  sfacciato,  reo,  ribaido, 
Crudo  tiranno,  iniquo  e  scelerato, 
Nato  di  trislo  e  di  superchio  caldo... 
Lussurïoso,  porco,  svergo/^nato, 
Poltron,  gaglioiïo,  poitronîere  e  vile, 
Degno  di  star  col  ciacco  nel  porcile.  » 

'à.  «  Punte,  rovesci,  tondi,  stramazzoni, 

Mandirilti,  travers!  con  fendenti, 
Certi  stramazzi,  certi  sergozzoni...  » 


(XXII,  43  ) 

(XIV,  7.) 
(VII,  34.) 


326  LE   QUATTROCENTO 

11  rit  de  parler  à  des  savants,  à  des  poètes,  à  des 
raffinés  comme  à  un  public  de  faiseurs  de  clous  et  de 
batteurs  d'empeignes.  11  rit  d'entretenir  le  noble 
Marsile,  qui  s'élève  à  Dieu  sur  les  ailes  de  l'intelli- 
gence et  de  l'amour,  de  hochepot,  d'andouilles,  de 
rognons,  de  tripes,  de  lasagne,  de  vin  poiré,  du  migliaccio 
qui  ne  veut  pas  être  brûlé,  mais  bien  cuit,  de  la  tourte 
qui  est  la  mère  et  de  la  tourtelette  qui  est  la  fille,  des 
fegatelli,  qui  peuvent  être  un,  deux  et  trois.  Il  rit  de 
citer  à  Politien,  qui  collige  les  Miscellanea,  ses  textes 
d'Arnaldo,  de  Turpino,  d'Alfamemnone,  de  soulever 
des  doutes,  d'opposer  des  restrictions,  de  fournir  des 
mesures,  d'indiquer  qu'à  Roncevaux  les  chrétiens 
étaient  20.600  contre  600.000,  car  «  celui  qui  écrit  his- 
toire ou  comédie,  il  convient  qu'il  se  rapporte  à  l'écri- 
ture^ ».  Il  rit  de  raconter  aux  Pic  de  la  Mirandole, 
aux  Acciajuoli,  aux  Rucellai,  aux  Médicis,  à  tous  ces 
mécènes  illustres  et  princiers,  comment  les  grands 
seigneurs  se  comportent,  leurs  politesses,  leurs  dis- 
cours, leurs  lits  en  or,  de  leur  montrer  Marcobaldo  qui 
joue  aux  échecs  pour  son  plaisir  dans  une  tente  de 
cuir  de  serpent  «  ainsi  qu'il  est  des  grands  seigneurs 
coutume 2»,  de  leur  montrer  Corbante  faisant  à 
Rinaldo  les  honneurs  de  son  royaume  :  «  Ainsi  que  tu 
vois,  le  pays  est  fourni  d'un  beau  jardin,  grotte  ou 
désert^.  »  Et  dans  le  noble  recueillement  du  palais  de 
Via  Larga,  où  le  buste  de  Platon  apporté  de  l'Ilyssus 
penche  sa  douce  gravité,  il  rit  de  voir  s'épanouir  ses  ima- 
ginations rubicondes,  ses  inventions  pansues,  ses  termes 
gras,  ses  mots  crus,  son  esprit  faubourien.  Et  autour 
de  lui  les  autres  rient,  tous  :  les  Médicis  qui  sont  les 

1.  «  Colui  che  scrivc  istoria  o  commedia 
Gonvien  che  alla  scrittura  si  rapport!.  » 

(XXVII.llS.) 

2.  «  Siccome  egli  ë  de'  gran  signor  costume.  » 

(XII,  44.) 

3.  «  Corne  tu  vedi,  la  terra  è  condolla 
D'un  bel  giarJino,  spclonca  o  diserlo.  » 

(IV,  53.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  327 

amis  et  les  protecteurs  des  humbles;  Lucrozia,   qui  a 
commandé  le  poème;  Laurent,  qui  aurait  pu  l'accom- 
plir; Politien,  qui  en aconseillé l'exécution;  jusqu'à Mar- 
sile,  qui  accepte  la  dédicace  de  sonnets  burchiellesques. 
Les   uns   et  les    autres  qui   fréquentent   le    peuple 
recherchent  le  peuple,  imitent  le  peuple,  sont  bons  con- 
naisseurs de  son  langage,  de  son  humeur,  de  ses  façons. 
A  chaque  détail  bien  saisi,  à  chaque  expression  bien 
trouvée,  ils  battent  des  mains;  ils  s'écrient  :  «  C'est  ça, 
ah  !  comme  c'est  ça  !  »  Et  en  môme  temps  celte  cordialité, 
celte   simplicité   les    reposent   des  gymnastiques  trop 
savantes  el  des  analyses  trop  poussées.  Ces  vieilles  his- 
toires du  doux  passé  leur  représentent  la  tradition  et  le 
pays,  la  petite  enfance,  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon,  de  cher 
dans  la  vie;  elles  s'adressent  à  cette  partie  de  l'àme  qui 
uechange  jamais.  Leurs  ancêtres  y  croyaient;  eux-mêmes 
petits-enfants  y  crurent;    ils   y   croient  encore.   Luigi 
Pulci,  nonobstant  sa  goguenardise,  croit  à  ses  héros; 
il  s'émeut  avec  eux,  pleure  avec  eux;  poète,  il  se  laisse 
prendre  bon  gré  mal  gré  au  charme  de  ses  fantaisies 
heureuses.   H  n'est  pas  que  bouffon;  il  est  élégiaque, 
lyrique,    sentimental.    Il   s'attendrit   avec   la  délicate 
Florinetla,  abandonnée  dans  un  bois,  et  avec  le  pauvre 
Manfredonio  délaissé  par  Meridiana;  il  touche  en  plu- 
sieurs endroits  à  une  véritable  grandeur  tragique,  qui, 
pour  s'exprimer  dans  le  parler  souvent  trivial  de  la 
rue,  n'en  est  pas  moins  très  haute.  On  sent  les  larmes 
qui    coulent,    lorsqu'il    raconte  le    supplice  d'Astolfo, 
injustement  condamné  par  l'empereur,  qui  monte  à  la 
potence,  pur,  blanc,  aussi  bafoué,  aussi  fouaillé  que  le 
Christ   au     Golgotha.    Et    lorsqu'Orlando,  fatigué    de 
vaincre  à  Roncevaux,  s'assied  près  d'une  fontaine  et  se 
prend  à  pleurer,  qu'il  reçoit  la  visite  de  l'ange  Gabriel 
et  qu'agenouillé  devant  son  épée  fichée  en  terre  il  fait 
sa  prière   d'enfant,  et  qu'il  se  confesse  h  Turpin,  et 
qu'il  meurt  avec  un  sourire,  le  souffle  candide  de  l'épo- 
pée primitive  semble  passer  dans  l'air. 


328  LE    QUATTROCENTO 

V 

Cependant  ce  qui  nous  frappe  dans  le  Morgante  de 
Luigi  Pulci  ce  n'est  pas  combien  cette  œuvre  de  lettré 
se  distingue  des  œuvres  de  la  rue,  c'est  combien  elle  leur 
ressemble  ^ 

Sans  doute  que  les  cantari  des  chante-histoires 
étaient  des  œuvres  anonymes,  tandis  que  le  Morgante 
est  une  œuvre  signée;  qu'une  personnalité  vigoureuse 
s'y  manifeste  à  chaque  page;  que  Pulci,  au  moyen 
de  touches  légères,  d'adroits  coups  de  pouce,  de  petits 
éclats,  taille  une  forme  à  la  matière  épaisse  de  la  Piazza 
San-Martino;  qu'il  sait  mettre  l'accent  et  le  point,  qu'il 
connaît  l'art  suprême  du  sacrifice,  que  son  poème,  qui 
marche  plus  rondement  et  gaillardement  que  les  inter- 
minables storie  du  populaire,  saute  à  pieds  joints  par 
dessus  les  énumérations  oiseuses,  les  minuties  inutiles, 
les  détails  encombrants;  que  les  personnages,  dont  les 
dialogues  ne  sont  plus  racontés,  mais  parlés,  s'expriment 
à  la  j)remière  personne  comme  dans  les  rappresentazioni 
sacre  ;  qu'une  place  plus  large  est  réservée  à  la  mytho- 
logie et  à  l'amour;  que  de  jolies  descriptions  de  filles, 
de  paysages,  de  sentiments,  se  souviennent  lidèlemenl 
des  vieux  poètes,  un  peu  de  Pétrarque,  beaucoup  de 
Dante;  que  les  deux  figures  du  nain  Margutte  et  du 
diable  Astarotte,  représentant  la  fourberie  diploma- 
tique et  la  philosophie  platonicienne,  sont  deux  créa- 
tions originales  cueillies  dans  la  réalité  de  la  Florence 
des  Médicis.  Sans  doute. 

Mais  en  définitive,  dans  ce  poème,  touffu  comme  une 
imagination  médioévale,  mettant  en  scène  et  en  œuvre 
tellement  quellcmcnt  les  situations  et  les  personnages 
de   la  ru(;,    s'astreigiumt   à  suivre  pas  à  pas,  souvent 

1.  «  I*o8iiinmo  dire  senza  litubanzH  che  Topera  sun  rassorni^lia  di 

f:rnn  Um^ti.  pii'i  aU'Ancntiac  al  Hovo  che  alllnnuiuorato  o  al  Furioso.  » 
l'io  Hajn»i,  l.n  Holln  di  lioncisvalle,  op.  c.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  32» 

rime  à  rime,  une  pauvre  et  vieille  Sloria  durant  des 
milliers  de  vers,  où  retrouver  les  traces  de  la  culture 
supérieure  qui  entoure  LuigiPulci?  Où,  dans  cette  masse 
entassée,  ce  sens  délicat  de  la  proportion,  ce  goût  de 
la  mesure,  ce  culle  d'une  beauté  plus  noble  que  l'élude 
de  l'antiquité  avait  révélé  au  moment?  Où  ce  trésor 
de  connaissances  qu'un  siècle  de  labeur  érudit  avait 
accumulé  pour  la  science?  Et  où,  pour  demander  le 
moins,  ce  concept  plus  juste  de  l'histoire  que  l'huma- 
nisme semblait  avoir  établi?  C'est  en  vain  que  Biondo, 
pour  illustrer  le  moyen  âge,  a  écrit  ses  Décades;  que 
l'ambassadeur  Acciajuoli  a  publié,  dès  1461,  une  His- 
toire érudite  de  Charlemagiie  et  le  notaire  Verino  conçu 
et  exécuté  sa  Carliade^  le  Charlemagne  du  Morgante 
n'est  pas  celui  de  la  réalité  historique,  il  est  celui  de 
l'imagination  populaire,  et  le  Morgante  lui-même  n'est 
qu'une  floraison  supérieure  de  la  Piazza. 

Et  ce  qui  est  vrai  an  Morgante  est  également  vrai,  en 
général,  de  cette  poésie  italienne  d'érudits  florentins, 
vrai  de  la  rappresentazione  sacra  de  Laurent,  vrai  des 
laudes,  vrai  des  sonnets  burchiellesques,  vrai  des  son- 
nets pétrarquesques,  vrai  des  chansons  du  carnavdl, 
vrai  des  strambotti,  vrai  des  risjjetti,  vrai  des  ballate, 
vrai  de  toutes  ces  choses  gaillardes  ou  exquises,  dévo- 
tieuses  ou  boufl'onnes,  qui  ressemblent  si  bien  à  leurs 
modèles  que  souvent  elles  se  confondent  avec  eux,  et 
qui  continuent  si  bien  le  passé  que;  souvent  on  les  lui 
attribue.  Même  geste,  môme  accent,  même  mythologie 
et  môme  érudition,  môme  art  et  môme  manière.  A 
l'endroit  précis  où,  depuis  cent  ans,  se  sont  arrêtés 
Pétrarque,  Boccace  et  Sacchetti,  on  reprend  l'ouvrage  '. 

1.  On  a  pu  attribuer  à  Boccace  des  nouvelles  quattrocentistes,  à 
Jacopone  da  Todi  des  laudes  du  Ciirdinal  Douiinici  ou  de  Feo  Helcari 
à  Sacchetti  des  hallale  de  Politien.  D'ailleurs,  entre  tous  ces  poètes  de 
Florence  qui  vivent  côte  à  côte,  traitent  les  mêmes  thèmes  et  se 
prêtent  leurs  inspirations,  il  est  très  difficile  de  faire  la  part  de  chacun. 
Ce  qui  est  de  l'un  pourrait  aussi  bien  être  de  l'autre.  On  n'est  point 
arrivé,  par  exemple,  à  déterminer  d'une  façon  définitive  la  paternité  des 
dillérentes  œuvres  des  trois  frères  Pulci. 


330  LE    QUATTROCENTO 

Et  pourtant,  depuis  lors,  toute  une  antiquité  nou- 
velle a  été  acquise  et  conquise,  au  prix  de  quels  travaux, 
de  quels  voyages,  de  quelles  lentes  et  longues  fatigues 
à  la  chandelle  !  Elle  est  là,  présente  et  vivante,  peu- 
plant les  têtes,  les  imaginations  et  les  mémoires.  Nue 
et  blanche,  elle  se  dresse  dans  l'air  vif  comme  une 
Vénus  ou  comme  une  Diane  qu'on  vient  de  retrouver. 
Oh  !  son  peuple  charmant  de  dieux,  de  héros  et  de 
nymphes  !  Oh  !  ses  paysages  tranquilles  !  Oh  !  ses 
calmes  épithèles!  El  ses  fables^  et  ses  mythes,  et  ses 
légendes  claires,  et  son  Parnasse,  et  son  Olympe,  et  son 
doux  royaume  de  Cythôre  !  Hébès  et  Phébès,  marchant 
d'un  pas  de  déesse  dans  le  printemps  !  Adolescents 
au  front  ceint  de  roses  !  Joueurs  de  flûtes  dans  les 
myrtes  !  Chars  de  colombes  envolés  dans  l'azur  !  Et  les 
grâces  d'Anacréon,  et  les  bergers  de  Théocrite,  et  les 
formes  harmonieuses  et  souples  des  Tibulle,  des  Pro- 
perce, des  Ovide,  et  les  beaux  modèles,  et  la  simplicité 
magnifique  et  parfaite  !  Tout  ce  monde  limpide,  can- 
dide, heureux,  dont  les  voiles  viennent  d'être  arrachés 
seulement  et  qui  luit  au  soleil,  n'a  pas  encore  été  exploité, 
ou  à  peine.  xMors  il  envahit  la  poésie  italienne,  et  c'est 
la  Renaissance. 

C'est  la  Renaissance  qui  colore  d'une  nuance  si  déli- 
catement platonicienne  les  allégories  de  Renivieni,  les 
églogues  de  Renivieni  et  les  laudes  de  Laurent. 

C'est  la  Renaissance  qui,  d'un  bond  folâtre,  s'élance 
sur  les  chars  du  carnaval  du  Magnifique,  où  elle  trans- 
forme la  procession  grotesque  d'autrefois  en  un  Trionfo 
de  déités  et  de  grâces  ;  non,  plus  de  sordides  marchands 
de  savates  ou  de  gaufres,  plus  de  ramoneurs  au  visage 
de  suie,  plus  de  nourrices  dépoitraillées;  mais  Racchus 
et  Ariane,  mais  Silène  sur  son  âne,  mais  les  Nymphes, 
les  Satyres,  les  Faunes,  et  les  Nymphes  dansent,  et  les 
femmes  sourient,  et,  au  lieu  (ré(juivoques  obscènes  et 
de  gestes  débraillés,  de  fines  et  claires  chansons. 
«  Femmes,  jeunes  amants,  vive  Racchus  et  vive  Amour! 


LA    RENAISSANCE    A   FLORENCE  331 

Que  chacun  chante  et  joue  et  danse!  Que  le  cœur  flambe 
de  douceur!  Plus  de  peine,  plus  de  chagrin!  Il  faut 
que  ce  qui  doit  être,  arrive  !  Qui  veut  être  gai,  le  soit! 
De  demain,  point  de  certitude!  »  Etla  n^^re^a  entonnée 
en  chœur  :  «  Quelle  est  belle  la  jeunesse,  elle  qui  s'en- 
fuit pourtant!  Plus  de  peine,  plus  de  chagrin  :  il  faut 
que  ce  qui  doit  être,  arriveM  » 

C'est  la  Renaissance  qui  dans  VOrfeo  de  Politien, 
monte  sur  le  tréteau  de  la  vieille  l'appresejitazionc 
d'église  et  la  métamorphose  en  un  divertissement  pro- 
fane de  sourire,  de  clarté  et  de  beauté.  Même  canevas 
ingénu,  môme  histoire  dialoguée,  même  scène  coupée 
en  compartiments,  figurant  l'un  la  montagne  de  Poésie, 
l'autre  les  profondeurs  de  l'Averne.  Seulement, dés  que 
le  rideau  s'cnlr'ouvre,  on  s'aperçoit  d'un  autre  monde. 
Au  lieu  d'un  ange.  Mercure  fait  l'Annonciation;  à 
l'enfer  des  diableries  a  succédé  le  royaume  équilibré 
de  Pluton  ;  à  quelque  vierge  ou  martyre,  Orphée  à  la 
douce  lyre  et  la  robe  blanche  d'Eurydice  ;  à  la  légende 
dorée,  l'idylle  virgilienne  ou  syracusaine;  le  tréteau 
n'est  plus  dressé  dans  une  cathédrale,  mais  dans  une 
salle  de  palais  décorée  d'armoiries  peintes,  et  le  but 
n'est  plus  de  catéchiser  le  bon  peuple,  mais  de  char- 
mer, réjouir  et  divertir  la  noble  compagnie  réunie  à 
Manloue,  en  1471,  pour  fêter  les  noces  heureuses  de 
Gian-Galeazzo  Sforza  et  de  Bona  di  Savoia.  Cela  n'est 
rien,  un  humble  intermède  de  spectacle  de  cour,  une 
frôle  et  fugitive  fantaisie,   inventée   et  rimée  en  deux 

1.  «  Donne  e  giovanetti  amanti, 

Viva  IJacco  e  viva  Amore! 
Ciascun  suoni,  balli  e  canti! 
Arda  di  dolcezza  il  core  ! 
Non  fatica,  non  dolore  ! 
Quel  c'ha  esser,  convien  sia. 
Chi  vuol  esser  lieto,  sia  : 
Di  doman  non  ce  certezza. 
Quant'è  bella  giovinezza 
Che  si  fugge  tuttavia! 
Chi  vuol  esser  lieto.  sia  : 
Di  doman  non  c'é  certezza.  » 

{l'oenie  di  Lorenzo  de'  Medici,  p.  423.) 


332  LE    QUATTROCENTO 

jours,  par  Politien  adolescent,  prêté  par  les  Médicis 
aux  Gonzague  ;  deux  ou  trois  personnages  en  font 
l'affaire  :  les  bergers  Aristée  et  Mopsus,  Orphée  et 
Eurydice,  Proserpine  et  Pluton,  les  Bacchantes; 
quelques  fragments  d'idylle,  deux  ou  trois  jolies  chan- 
sons mises  bout  à  bout  en  fournissent  le  texte  ;  et  pour- 
tant dans  cette  bluette  ténue,  improvisation  d'un  jour 
pour  un  jour,  tient  toute  l'idée  du  théâtre  moderne. 
Qu'en  est-il  maintenant  des  pauvres  enluminures  de 
catéchisme,  élaborées  dans  les  sacristies  et  ânonnées 
par  des  compagnies  de  dotlrina  ?  L'odeur  du  cierge  a 
disparu.  Au  lieu  du  latin  des  oremus,  debout  dans  les 
fleurs  du  Parnasse,  Orphée  chante  sur  sa  lyre  une  élé- 
gante ode  saphique  au  cardinal  de Mantoue,  qui  applau- 
dit :  0  meos  longiun  modu'ata  litsus,  Quos  amor  pri- 
mum  dociiit  jiivenlam...  Au  lieu  de  longs,  lourds, 
compendieux  commentaires  de  textes  sacrés,  Orphée, 
agenouillé  devant  Pluton  et  Proserpine,  transpose 
Ovide  en  se  jouant  :  «  La  vigne  délicate  et  la  grappe 
encore  verte,  —  Vous  l'avez  coupée  d'une  faux  cruelle.  — 
Qui  est  celui  qui  moissonne  le  blé  en  herbe —  Et  ne  peut 
attendre  qu'il  soit  mûr?  —  Donc,  rendez-moi  mon  espé- 
rance. —  Ce  n'est  pas  un  cadeau,  c'est  un  prêt  que  j'im- 
plore, —  Je  vous  en  prie  par  les  eaux  troubles  des  marais 
du  Styx  etd'Achéron,  — Par  le  chaos  d'où  tout  le  monde 
est  né,  —  Et  par  l'ardeur  sonore  du  Phlégéthon,  —  Par 
le  fruit  qui  sut  te  plaire,  ù  reine,  —  Jadis  avant  de  laisser 
nos  contrées'...  »)  Et  au  lieu  des  laudes  pleureuses,  des 

1.  «  Or  la  tenera  vila  e  l'uva  acerba 

Ta^'liate  avete  con  la  faice  dura. 
Chi  è  che  niieta  la  seincnla  iu  erba 
K  non  aspctti  ch'ella  sia  niatiira? 
Dunque  rendctc  a  me  la  inia  speranza  : 

h)  non  ve'l  chiegf^io  in  don;  qncsta  è  preslanza. 
lo  ve  ne  pricgo  per  le  torbide  ac(|ue 
Hella  palude  stigia  e  d'Aclicronle, 
l'fl  Caos  onde  tuUo  el  inondo  nacque 
K  ncl  sonante  ardor  di  Flegeluntc, 
l'cl  pome  che  a  le  già,  re;<lnn,  piac(|iie, 
Quando  lasciasti  pria  nostro  orizonte.  y 

(l'OMTJKN,  éd.  Carducci,  p.  101.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  333 

longues  et  interminables  litanies,  indéfiniment  psalmo- 
diées, éclate  comme  une  fanfare  le  chœur  ivre  des 
Bacchantes  :  «  Que  chacun,  Bacchus,  te  suive  :  Bac- 
c'hus,  Bacchus,  évohé  !  —  Qui  veut  boire,  qui  veut  boire, 
vienne  boire,  vienne  ici  !  Vous  entonnez  à  merveille, 
mais  je  veux  boire  aussi,  moi;  il  est  du  vin  pour  nous 
deux,  je  veux  boire  la  première  !  —  Que  chacun,  Bacchus^ 
tesuive:  Bacchus,  Bacchus,  évohé! —  J'ai  déjà  vidé  ma 
corne,  donne  un  peu  le  fiasque  ici;  la  montagne  tourne, 
tourne,  le  cerveau  bat  la  campagne;  courez  tous  de 
ci,  de  là, comme  on  le  voit  faire  à  moi  !  — Que  chacun, 
Bacchus,  te  suive:  Bacchus,  Bacchus,  évohé'!  »  C'est 
la  Renaissance. 

La  Renaissance  ouvre  de  nouveaux  horizons,  crée  de 
nouveaux  genres,  inspire  de  nouvelles  formes. 

«  Mars,  si  obscures  encore  te  paraissent  les  heures, 
viens  à  mon  doux  hospice  :  je  t'attends.  Vulcain  n'est 
pas  là  qui  trouble  notre  amour.  —  Viens,  je  t'invite  nue 
au  milieu  du  lit.  Ne  tarde  pas,  car  le  temps  passe  et 
vole.  Jai  couvert  mou  sein  de  tleurs  vermeilles.  — 
Viens,  Mars,  ah!  viens,  je  suis  seule,   viens^...  »   Qui 

1.  «  Ognun  segua,  Bacco,  te! 

Bacco,  Bacco,  eu  oè  ! 
Chi  vuol  bever,  chi  vuol  bevere 
Vegna  a  bever,  vegna  qui. 
Voi  iaibottate  corne  pevere. 
lo  vo  bever  ancor  rni. 
Gli  è  del  vino  ancor  per  ti. 
Lassa  bever  prima  a  nie. 

Ognun  segua,  Bacco,  te. 
lo  ho  voto  già  il  mio  corno 
Dammi'un  po"l  bottazzo  in  qua. 
Questo  monte  gira  intorno, 
El  cervello  a  spasso  va. 
Ognun  corra  in  qua  e  in  là 
Corne  vede  fare  a  me  ; 

Ognun  segua,  Bacco,  te.  » 

2.  «  Marte,  se  oscure  ancor  ti  paion  l'ore. 
Vienne  al  mio  dolce  ospizio  ;  ch'io  taspetto  ; 
Vulcan  non  v'é  che  ci  disturbi  amore. 

Vien,  ch'io  l'invito  nuda  in  mezzo  il  letto  : 
Non  indugiar,  ch'ei  tempo  passa  e  vola  : 
Coperto  m'ho  di  fior  vermigli  il  petto. 

Vienne,  Marte,  vien  via,  vien  ch'io  son  sola. 


334  LE    QUATTROCENTO 

parle  de  la  sorte  en  terzines  si  enflammées  qu'elles 
semblent  accueillir  toute  la  chaude  sensualité  de  Pon- 
tano?  C'est  Vénus,  dans  le  poème  des  Amori  di  Marte  c  di 
Venereo^Q  le  Magnifique  a  laissé  inachevé.  Et  dans  les 
Selve^  dont  il  invente  le  genre,  et  qu'il  appelle  de  la  sorte 
parce  qu'elles  sont  comme  une  forêt  sans  issue  oii  erre 
sa  fantaisie  à  l'aventure,  et  dont  tous  lescinquecentistes 
adopteront  la  forme  souple,  il  déploie,  dans  les  molles 
volutes  des  octaves,  toutes  les  grâces  nouvelles  de  son 
esprit  charmant.  Il  décrit  comment  sa  Dame  lui  est 
apparue  dans  une  pluie  de  fleurs  et  des  rondes  de 
jeunes  filles.  Il  décrit  la  chaîne  d'amour,  de  clémence 
et  de  bonté  dont  elle  le  lia.  Il  décrit  la  Jalousie,  il 
décrit  l'Espérance,  il  décrit  le  Souvenir,  il  décrit  l'Age 
d'or,  il  décrit  tout  au  monde.  Et  il  décrit  le  Printemps: 
«  Tu  verras  Flore  que  tu  n'avais  plus  vue  —  Errer  dans 
son  royaume  avec  ses  nymphes.  —  Zéphyr,  son  cher 
amant,  l'a  prise  entre  ses  bras  —  Et  ensemble  ils  folâtrent 
tous  deux...  —  Tu  entendras  par  les  vallées  vertes  et 
ombreuses  —  Des  cors  et  des  pipeaux  faits  d'une  écorce 

—  De  saule  ou  de  châtaignier  ;  et  tu  verras  les  danses  — 
A  l'ombre  des  ormeaux,  quand  le  soleil  resplendit.  — 
Comme  un  arbuste  délicatement  grcfl'é  —  S'émerveille 
quand  il  se  voit  ensuite  —  Verdoyer  de  fleurs  neuves, 

—  Et  nourrir  et  mûrir  des  fruits  qui  ne  sont  pas  les 
siens,  —  La  brume  froide  aura  telle  surprise  — Quand 
si  belle  se  montrera  à  nous  —  La  terre  vêtue  de  sa 
robe  neuve,  — Et  elle  se  dira  â  elle-même  :  Me  voici 
redevenue  petite  fille  M  » 

Toglietc  e  lumi  ;  el  inio  mai  non  lo  spengo  : 
Non  sia  chi  piii  mi  parli  unu  paroia.  » 

{Poésie  di  Lorenzo  de'  Meiici,  p.  254.) 

1.  «  Vedrai  ne'  regni  suoi  non  più  veduta 

Gir  Flora  errando  con  le  ninTe  sue  : 
Il  caro  amante  in  braccio  l'ha  lenuta, 
Zefiro;  c  insieme  scherzan  tutti  edue... 
«  Sentirai  per  l'ombrose  e  verdi  valii 
Corni  c  za.iinogne  Tatte  d'una  scor/a 
Di  salcio  o  ai  castagne  :  e  vedrai  balli 
Degli  oimi  ail'ombra,  quaadu  il  sol  più  srorza. 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  335 

Jadis  le  paysan  Vallera  implorait  la  Nencia  de  Bar- 
berino  «  au  cœur  plus  dur  qu'un  gobelet».  Aujourd'hui 
Laurent  invoque  le  berger  Gorinto  quand  il  supplie 
Galatée  ;  Gorinto,  qui  compose  des  vers  harmonieux; 
Corinto,  qui  émule  de  Diane,  se  mesure  avec  les  tau- 
reaux et  les  ours  ;  Gorinto,  qui  possède  du  lait  frais,  et 
des  fraises  rouges  et  belles,  et  des  abeilles  au  miel  plus 
doux  que  l'ambroisie.  A  l'aube,  il  a  vu  dans  le  soleil 
levant  un  verger  de  roses  ;  les  roses  étaient  fleuries  ; 
mais  les  roses  ont  passé  :  «  L'automne  arrive  ;  et  alors 
qu'ils  sont  mûrs,  —  on  cueille  les  doux  fruits.  Puis  le 
beau  temps  passé,  —  De  (leurs,  de  feuilles,  de  fruits, 
tout  se  dépouille.  —  Gueiile  la  rose,  ô  nymphe,  alors 
qu'il  est  beau  temps  '.  » 

Jadis  le  brave  Luca  Pulci  s'escrimait  de  son  mieux 
à  contrefaire  le  Ninfale  fiesolano  dans  son  Driadeo 
d'amore^  où  d'un  geste  appliqué,  soufllant  fort,  il  accu- 
mulait une  érudition  sentant  l'huile  rance.  Aujourd'hui 
Laurent  sourit  et  joue  de  composer  son  clair  petit 
poème  de  XAmhra^  allégorisant  sa  villa  du  Poggio,que 
Giuliano  da  San  Gallo  lui  a  construite  au  confluent  de 
l'Arno  et  de  l'Ombrone.  Oh  !  l'ingénieuse  et  toute 
délicate  fantaisie!  La  nymphe  Ambra  et  le  h  berger 
alpin»  Lauro  s'aiment  sans  retour.  Mais  un  jour  qu'Am- 
bra se  baignait  dans  Ombrone,  fils  d'Apennin,  le  dieu 
du  fleuve,  couronné  de  sapin  et  de  frône,  l'a  aperçue. 
Il  la  poursuit.  Elle  se  sauve,  délacée,  agile,  si  légère 
qu'elle  ne  courbe  pas  les  épis  oij  posent  ses  pieds  nus. 

«  Corne  arboscel  inserto  gentilmente 

Si  maraviglia,  quando  vede  poi 

Novi  lior  nove  frondi  in  se  virente 

Nutrire  e  maturar  pomi  non  suoi  : 

Tal  maraviglia  ara  la  bruma  algente, 

Quando  si  bella  mostrerassi  a  noi 

La  terra  del  novo  abito  vestita, 

Fra  se  dicendo  :  —  Or  son  io  rimbambita.  » 

[Poésie  di  Lorenzo  dé'  Medici,  p,  184-185.) 
2.  «  Vien  poi  l'autunno,  e  inaturi  si  cogliono 

I  doici  pomi  ;  e  passato  il  bel  tempo, 
Di  flor  di  frutti  e  fronde  al  fin  si  spogliono. 
Cogli  la  rosa,  o  ninfa,  or  ch'é  il  bel  tempo.  » 

{Ib.,  p.  233.) 


336  LE    QUATTROCENTO 

Elle  va  disparaître.  Alors  Ombrone,  désespéré,  implore 
Arno  qui  gonfle  ses  eaux  et  fonce  sur  elle.  Elle  va  suc- 
comber. Alors,  tremblante,  elle  supplie  Diane  de  la 
garder  à  Lauro.  Et  Diane,  touchée,  la  métamorphose 
en  rocher,  et  c'est  de  ce  jour  qu'Ombronc  baigne  de 
larmes  les  pieds  de  l'immobile  Ambra. 

Jadis  enfin,  Luigi  Pulci  avait  chanté  en  un  poème 
long,  lourd,  pénible,  chargé  d'énumérations  oiseuses 
la  Joute  que  Laurent  de  Médicis  avait  courue  en  1409. 
Aujourd'hui  six  ans  ont  passé.  C'est  Julien  de  Médicis 
qui  entre  dans  le  tournoi  et  c'est  Politien  que  le  chante  ; 
Politien  qui  a  vingt  ans  ;  Politien  qui  se  divertit  à 
traduire  Homère;  Politien  dont  la  fantaisie  est  toute 
brillantée  de  ces  mots  dorés  de  Lucrèce,  donton  fait  du 
miel  ;  Politien  qui,  lui  aussi  et  à  sa  manière,  a  volontà 
di  dire  ;  et  ayant  vu  ces  vingt-deux  jeunes  hommes, 
reluisants  de  pierreries  et  de  fines  armures,  entrer  len- 
tement dans  le  champ  clos,  chacun  monté  sur  un  che- 
val de  race,  chacun  portant  son  emblème  et  sa  devise, 
chacun  flanqué  d'un  cortège  de  pages,  de  tambours,  de 
trompettes,  et  à  leur  suite  Julien  de  Médicis  dans  ses 
longs  cheveux  bouclés  ;  et  ayant  assisté  à  la  lutte  de  ces 
jeunesses  qui  se  défient,  au  contraste  de  ces  couleurs 
qui  se  répondent,  à  la  mêlée  resplendissante  des  bi- 
joux, des  costumes,  des  enseignes,  au  pied  de  la  vieille 
église  dominicaine  de  Santa-Groce,  à  Pair  libre  de  Flo- 
rence, devant  le  peuple  qui  acclame,  les  femmes  qui 
sourient  et  la  bella  Simonetta  qui  rougit,  il  a  inter- 
rompu sa  traduction  d'Homère  et  s'est  mis  à  l'ouvrage. 
H  en  résulte  ces  fameuses  stances  de  la  Giostra,  où 
tout  l'esprit  de  la  Henaissance  est  enclos,  dont  on  a 
voulu  faire  le  joyau  littéraire  de  l'époque,  et  sur  les- 
quelles il  convient  de  nous  arrêter. 

Le  sujet  des  Stances  n'est  rien.  Julien,  baron  toscan, 
fils  de  l'étrusque  Léda,  ne  connaît  pas  l'amour.  A  lutter 
avec  le  vent  sur  son  cheval,  h  sauter  comme  un  léo- 
pard, à  lancer  le  disque,  h  jeter  le  trait,  couronné  de 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  337 

pin  OU  de   frêne,  il  n'aime  que    Diane   et  les  chastes 
Muses,  il  méprise  la  femme,  «jeune  serpent  caché  sous 
les  fleurs  qui  arrache  au  cœur  la  pensée  mâle  ».  «  Qu'il 
est  plus  doux  et  qu'il  est  plus  certain,  —  Poursuivre  en 
chasse  les  botes  qui  s'enfuient,  —  Parmi   les  bois  an- 
tiques, hors  des  fossés,  des  murs,  —  Et  épier  leur  gîte 
et  suivre  leur  piste!  —  Voir  la  vallée,   la  colline,  l'air 
limpide,  —  L'herbe  et  les  fleurs,  l'eau  vive,  claire   et 
froide,    —  Ecouter  les   oiseaux    gazouiller,     résonner 
l'onde,  —  Et  doux  au  vent  murmurer  le  feuillage'  !  » 
Un  jour,  à  la  pointe  du  jour,  ayant  fait  brider  son  che- 
val, il  part  pour  la  forêt,   à  la  tête  d'une   compagnie 
choisie.   Dans  le  bruit  joyeux   de  la  chasse,  il  galope 
libre  et  vierge,  le  front  ceint  d'un  rameau  de  verdure, 
les  cheveux  couverts  de  poussière,  le  corps   baigné  de 
sueur.  Soudain  une  biche  à  la  robe  candide  se  présente 
fi  son  regard.  C'est  Cupidon  qui,  froissé  de  la  superbe 
de  Julien,  impatient  de  tout  mépris,  a  tissé  d'air  léger 
celte  apparence  charmante.  A  bride  abattue  l'Hippolyte 
toscan  s'élance  à  sa  poursuite,  va  l'atteindre,  lorsqu'au 
milieu  d'une  clairière  verte  elle  s'évanouit  et  le  cède  à 
une  nymphe  voilée  de  blanc.  Simonetta,  la  bella  Simo- 
nettrt,  qui  naquit  en  Ligurie  dans  le  giron  de  Vénus  et 
fait  sous  ses  pieds  l'herbe  blanche,  l'herbe  rose,  vient 
d'apparaître.  Assise  sous  la  verdure,   elle  a  cessé  de 
tisser  sa  guirlande.  Peureuse,  elle  a  levé  la  têle.  Ayant 
saisi  de  sa  main  blanche    le  coin  de  sa  jupe,  elle  s'est 
dressée,  le  giron  plein  de  fleurs.   Elle  a  souri.  Elle  a 
parlé  d'une  voix  de  perle  et  de  violette.  Elle  a  marché 
dans  un  geste  de   grâce  amoureuse.    Et  lorsqu'elle  a 
disparu  dans  l'ondoiement  de  sa  robe  angélique,  Julien 

1.  «  Quanto  è  piu  dolce,  qiianlo  è  più  sicuro 

Seguir  le  fere  fuggitive  in  caccia 
Fra  boschi  antichi  fuor  di  fossa  o  muro 
E  spiar  lor  covil  per  lunga  traccia  ! 
Veder  la  valle  e'I  colle  e  l'aer  puro, 
L'erbe  e  fior,  l'acqua  viva  chiara  e  ghiaccia! 
Udir  li  aiigei  svernar,  riinbombar  l'onde, 
E  dolce  al  vento  niormorar  le  fronde  !  » 

(I,  n.) 

II.  •)-2 


.{38  LE  QUATTROCENTO 

se  répand  en  pleurs  comme  la  bruine  devant  le  soleil. 
En  vain  les  jeunes  hommes  de  son  escorte  l'appellent- 
ils  du  cor  par   la  forêt,  Julien  demeure   seul  dans  la 
nuit   qui  couvre  les  choses  de  son  manteau  d'étoiles. 
Julien  est  le  prisonnier  de  Gupidon  :  «  Maintenant  où 
sont,  Julien,  les  sentences  graves,  les  paroles  magni- 
fiques, les  préceptes,  —  Dont  tu  molestais  les  amants 
misérables?  —  Pourquoi  aussi  n'es-tu  plus   réjoui  de 
chasser? —   Voici  qu'une  femme  tient  en  sa  main  les 
clés  —  De  chacune  de  tes  envies  •...  »  Ayant  de  la  sorte 
accompli  sa  belle  vengeance,  Gupidon  renionte  au  ciel; 
il  arrive  au  royaume  de  sa  mère,  où,  dans  un  printemps 
éternel,  près  d'un  ruisseau  aux  cailloux  duquel  les  pe- 
tits amours  aiguisent  leurs  flèches,  s'élève  un  palais  de 
pierres  fines  et  d'or  fin,  entouré  de  toutes  les  fleurs  et 
de  tous  les  arbres,  regardant  les  sept  cornes  du  Nil, 
éclairé  du  premier  rougeoiment  de  l'aurore.   Un    jour 
pur  et  tranquille  y  pénètre  à  travers  les  murs  de  saphir 
d'Orient  ;  le  pavé  est  décoré  de  peintures  en  pierres  ; 
les  portes  sont  ornées  de  bas-reliefs  encadrés  de  guir- 
landes de  roses,  de  myrtes  et  d'oiseaux;  sur  un  lit,  éten- 
dus, Vénus  et  Mars  s'y  reposent  de  leur  récente  étreinte, 
et  un  nuage  de  roses  pleut  sur  eux.  Gupidon  essoufllé, 
s'étant  jeté  au  cou  de  sa  mère,  lui  raconte  la  défaite  de 
Julien.  A  ce  discours,  Vénus    brille  d'une   splendeur 
d'aurore;  elle  veut  que  Julien  s'arme  pour  remplir  le 
monde  de  sa  gloire  et  «  pour  que  quelqu'un,  chaulant 
les  airmes  du  fort  Achille,  renouvelle  en  son  style  les 
temps   antiques  ».    Et  par  l'inlermédiaire  de  Pasitée, 
elle  envoie  à  Julien  un  songe  belliqueux  propre  à  rani- 
mer son  ardeur.  Julien  se  réveille  et  proclame  un  lour- 

1,  «  U'son  or,  lulio,  le  sentenzie  ^ravi, 

Le  parole  inagnifiche  e  preceUi, 
Con  elle  i  niiscri  amaiiti  inoleslavi  ? 
Perché  pur  di  cuci'iar  non  ti  dilelti  ? 
Or  ecco  ch'una  donna  in  iiian  le  chiavi 
D'ogni  tua  voglia  e  tulli  in  se  rislretti 
Tien,  miserello...  » 

(I,  38.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  339 

noi.  «Avec  vous,  s'rcrie-t-il,  je  m'en  vais,  Amour, 
Minerve  et  Gloire,  —  Car  votre  feu  m'enflamme  tout 
le  cœur  ;  —  De  vous  j'espère  remporter  la  victoire,  — 
Tout  brûlé  que  je  suis  de  votre  éclat.  —  Aidez-moi  de 
façon  que  chaque  souvenir  —  Puisse  se  marquer  de 
mon  empreinte  éternelle  —  Et  rende  humble  celle  qui 
me  méprise.  —  C'est  votre  enseigne  qu'au  camp  je 
veux  porter!.»  A  ce  point,  brusquement  interrompu, 
s'arrête  le  poème  de  Politien. 

C'est  ainsi  que  ce  poème,  qui  s'appelle  la  Joute,  ne 
parle  pas  de  joute,  soit  que  la  mort  imprévue  du 
prince  Julien  assassiné  au  dôme  en  1478,  ait  interrompu 
le  poète,  soit  plutôt  que  cet  artiste  de  la  petite  chose 
ait,  au  bout  de  171  octaves,  épuisé  sa  provision  verbale. 
Et  d'ailleurs  peu  im[)orte  :  nous  l'avons  vu,  le  sujet  n'a 
jamais  été  pour  Politien  qu'une  occasion  d'ouvrage 
habile.  Ici  encore,  dans  cette  idylle  délicate  qui  aurait 
voulu  être  vme  épopée,  Politien  a  obéi  à  son  talent. 
Il  a  travaillé,  ciselé,  serti  des  gemmes  précieuses  qu'il 
a  réunies  par  le  fil  invisible  d'un  collier  et  qu'il  a  sus- 
pendues au  cou  du  Médicis.  Il  a  créé  avec  esprit  des 
motifs  où  épancher  sa  veine  et  montrer  sa  braverie.  Et 
il  a  fini. 

Aussi  bien  l'intérêt  de  cet  échantillon  d'adresse  reste 
partagé  en  autant  de  pièces  détachées  et  séparables  : 
dans  la  description  du  royaume  de  Vénus,  dans  la 
peinture  de  l'Age  d'or,  dans  le  tableau  du  Printemps, 
dans  le  récit  de  la  chasse  de  Julien  ;  moins  encore 
dans  le  détail  du  pavé  ou  des  portes  du  palais  de 
Cythôre.  Les  claires  mythologies,  les  jolis  paysages, 
les  menus  bas  reliefs,  tous  les  animaux,  tous  les  arbres, 

1.  «  Gon  voi  me'n  vengo,  Amor,  Minerva  e  Gloria, 

Chè'l  vostro  foco  tutto'l  cor  m'avvampa  : 
Da  voi  spero  acquistar  l'alta  vittoria, 
Chè  tutto  acceso  son  di  vostra  lainpa  : 
Datemi  alla  si,  che  ogni  memoria 
Segnar  si  possa  di  mia  cterna  stampa, 
E  facci  umil  colei  ch'or  mi  disdegna  : 
Gh'i  portera  di  ^oi  nel  canipo  insegna.  » 

(II,  46.) 


340  LE   QUATTROCENTO 

toutes  les  fleurs  de  la  création;  et  au  milieu  de  cette 
fraîche  évocation,  Simonetta,  la  divine  Simonetta  au 
visage  de  troènes  et  de  roses,  à  la  robe  blanche,  au  regard 
do  joie  céleste,  qui  fait  germer  la  terre  sous  ses  pieds, 
qui  arrête  la  brise  à  ses  paroles,  que  chaque  petit  oiseau 
salue  dans  sonlatin,  que  Beauté  et  Délicatesse  montrent 
au  doigt  et  avec  qui  Gentillesse  s'en  va  sous  forme  hu- 
maine :  voilà  l'argument  des  stances.  Politien  veut  lout 
y  mettre  et  lout  y  dire  :  les  fleurs,  qui  comptent  trois 
strophes,  la  nuit,  qui  en  compte  une,  les  poissons,  qui  en 
comptent  une,  avec  le  crépuscule  en  six  vers,  le  sanglier 
en  quatre,  le  serpent  en  deux.  Il  semble  qu'auparavant 
rien  n'ait  été  décrit.  L'univers  est  vierge.  Le  premier 
soleil  se  lève  sur  la  terre.  Et  Politien  regarde. 

Il  ne  fait  guère  que  regarder;  car,  en  italien,  comme 
en  latin  et  comme  en  grec,  dans  toute  sa  poésie  et 
jusque  dans  sa  ballate  des  roses  qui  voudrait  être  un 
sentiment  et  qui  n'est  qu'un  tableau,  Politien  reste 
peintre.  Seul  le  monde  extérieur  le  sollicite.  Il  excelle 
à  fixer  d'une  pointe  aiguë  et  sèche  une  image  mobile, 
une  pose  d'animal,  un  mouvement  de  draperie,  un 
geste  de  branchage;  il  voit  le  lierre  «  qui  chemine  à 
genoux  les  pieds  tors  »,  la  robe  d'Europe,  «  qui  ondoie  et 
fait  retour  en  arrière  »,  le  sanglier  qui  «  aiguise  ses 
larges  défenses,  serre  ses  grifles,  rugit  et  gratte,  et, 
pour  armer  sa  vigueur,  il  frotte  contre  lesécorces  dures 
son  cuir  calleux  *  ».  Il  sait,  comme  Ghiberti  et  Giotto, 
emprisonner  l'infini  d'une  scène  de  nature  en  un  petit 
compartiment  chantourné  :  «  Sur  son  àne.  Silène,  de 
boire  toujours  avide,  —  Avec  des  veines  grosses, 
noires,  humectées  de  moût,  —  Semble  ivre,  sommeil- 
lant et  enceint.  —  lia  les  yeux  rouges,  gonflés  et  fu- 
meux de  vin.  —  Son   i)etit  Ane  peureux,  les  nymi)hes 

1.  «  Picn  di  snnguignn  schiiiiim  il  cignal  bolle, 

Le  larphe  ztinnc  arrolii  o'I  fiiiTo  serra  ; 
Ë  ruj/f^liia  e  raspa,  e  pcr  ariuar  sue  for/c 
Freutt  il  culloso  cuoio  a  dure  scorze.  » 

(I,  86.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  341 

hardies,  —  L'aiguillonnent  du  thyrse;  et  lui  de  ses 
mains  enflées,  —  S'accroche  aux  crins,  et  pendant  qu'elles 
l'aident,  —  Il  retombe  sur  l'encolure,  et  les  satyres  le 
dressent*.  »  L'impression  est  si  catégorique  que  le 
peintre  n'a  qu'à  prendre  son  pinceau  et  copier.  Voici 
l'apparition  de  Simonetta:  «  Elle  est  candide  et  sa  robe 
est  candide  —  Mais  aussi  peinte  de  roses,  de  fleurs  et 
d'herbes  ;  —  Les  cheveux  annelés  de  sa  tête  dorée  — 
Descendent  sur  le  front  humblement  fier.  —  Autour, 
toute  la  forêt  lui  sourit  —  Et,  tant  qu'elle  peut,  calme 
ses  peines.  — Dans  son  geste,  elle  est  d'une  mansué- 
tude royale  —  Et  pourtant  du  regard  elle  arnite  les 
tempt'^tes -.  »  On  dirait  le  Prm/em/;^  deBotticelli.  Voici 
la  naissance  de  Vénus  :  «  Tu  jurerais  que  de  l'onde 
est  sortie  —  La  déesse  pressant  ses  cheveux  d'une 
main  ;  —  De  l'autre,  elle  a  recouvert  la  douce  pomme, 
—  Et  marque  le  sol  de  son  pied  sacré  et  divin  ;  —  Le 
sable  s'est  revêtu  de  fleurs  et  d'herbes.  —  Puis  avec 
des  manières  charmantes  et  heureuses,  —  Elle  est 
accueillie  dans  le  giron  de  trois  nymphes  —  Et  par 
elles  enveloppée  d'un  manteau  étoile'^.   »  On  dirait  la 

1.  «  Sovra  l'asin,  Silen,  di  ber  sempre  avido, 

Gon  vene  grosse  nere  e  di  mosto  utnide 
Marcido  sembra  sonnacchioso  e  gravido  : 
Le  luci  ha  di  vin  rosse  enfiate  e  luinide  : 
L'ardite  ninfe  l'asinel  suo  pavido 
Pungon  col  tirso,  e  lui  con  le  man  tumide 
A'  crin  s'appigiia;  e  raentre  si  l'aïzano, 
Casca  nel  colle,  e  i  satiri  lo  rizano.  » 


«  Candida  c  ella,  e  candida  la  vesta, 
Ma  pur  di  rose  e  (iordipinta  e  d'erba; 
Lo  inanellato  crin  dell'aurea  testa 
Sceiide  in  la  fronte  umilmente  superba. 
Ridegli  attorno  tutta  la  foresta, 
E  quanto  pu6  sue  cure  disacerba. 
Nell'atto  regalniente  è  mansueta; 
E  pur  col  ciglio  le  tempeste  acqueta.  » 

«  Giurar  potresti  che  dell'onde  uscisse 
La  dea  premendo  con  la  destra  il  crino, 
Con  Taltra  il  dolre  porno  ricoprisse  ; 
E  stampata  dal  piè  sacro  e  divino, 
D'erbe  e  di  fior  la  rena  si  vestisse  ; 
Poi  con  semblante  lieto  e  peregrino 


(T,  112.) 


(1,  43.) 


342  LE    QUATTROCENTO 

Vernis  de  Botticelli.  Et  sans  doute  que  Raphaël,  quand 
il  peignit  su  Galatée  à  la  Farnésine,  se  souvenait  de 
cette  stance  de  Politien  :  «  Deux  beaux  dauphins  tirent 
un  char.  —  Dessus  est  Galatée  qui  tient  la  bride;  — 
Et  eux  nageant  respirent  de  concert;  —  A  l'entour 
s'ébroue  un  troupeau  plus  lascif.  —  L'un  crache 
l'onde  salée;  d'autres  s'enroulent;  —  Celui-ci  paraît 
rire  et  jouer  par  amour.  —  La  belle  nymphe,  avec 
ses  sœurs  fidèles,  —  D'une  si  grosse  chanson,  gra- 
cieuse rit*.  » 

Tout  cela  est  net,  catégorique,  évident,  dun  dessin 
clair,  d'une  couleur  bien  liée,  agencé  et  relevé  avec  une 
adresse  tout  aimable.  L'octave,  si  diffuse  chez  Boccace, 
et  brisée  dans  la  rappi^esentazione ^  et  âpre  et  inégale 
encore  dans  les  Silve  du  Magnifique,  s'assouplit, 
s'allonge,  se  recueille,  s'accorde  et  s'ajuste  et  devion 
l'instrument  léger  et  sonore  que  l'Arioste  et  le  Tasse  von 
porter  à  leurs  lèvres.  Et  au  bruit  de  ses  accords  savants 
la  Renaissance  s'ouvre  une  route  triomphale. 

Non  seulement  l'antiquité  donne  à  ce  petit  poème,  à 
la  fois  laudatif,  lyrique  et  didactique,  sa  conception 
générale,  empruntée  aux  délicates  versifications  de 
l'Age  d'argent,  mais  son  détail  avec  ses  épithèles,  mais 
ses  épisodes  avec  ses  personnages.  La  figure  de 
Julien  ressemble  à  l'Hippolyte  d'Euripide  et  au  Narcisse 
d'Ovide;  la  chasse  de  Julien  se  rappelle  lâchasse  de 
Didon  ;  le  palais  de  Vénus  est  bâti  de  matériaux  arra- 
chés au  De  niiptiis  Honorii  et  MarLv  de  Claudien.  Le 
modèle   antique   soutient  l'inspiration    indigène  qu'il 


D.ille  tre  ninfe  in  grembo  fusse  accolta 
E  di  stellato  vestiniento  involta.  » 

«  Due  formosi  ilclfiiii  un  carro  tirono  : 
Sovra  esso  e  Tinlatea  clie'l  fren  corrcgge  ; 
K  (\w\  notando  pariaicnlc  spirono  : 
lluolasi  allorno  niù  lasciva  gre^'ge. 
Oual  le  salse  otinc  spiitn,  c  (|uai  s'aggirono 
Quai  par  chc  por  aiinir  gunxrhi  c  vanegge. 
La  hr-lla  ninf'a  con  le  suore  fUie 
Di  si  rozo  canlar  vezosa  ride.  » 


(1,101.) 


(1,118.) 


LA    RENAISSANCE    A    FLORENCE  343 

harmonise,  équilibre  et  accomplit;  il  lui  impartit  sa 
^râce  fine  et  son  sourire  tranquille;  il  la  marque  d'un 
caractère  d'éternité.  En  môme  temps,  cette  œuvre  d'élé- 
gance et  de  sobriété  n'est  pas  une  servile  copie  de  l'anti- 
quité. Elle  se  ressouvient  par  endroits  de  la  rudesse 
vigoureuse  de  la  commune;  elle  garde  la  spontanéité  et  la 
crudité  des  choses  locales  ;  elle  prolonge  l'accent  familier 
du  terroir.  Politienne  connaît  pas  qu'Homère,  Euripide, 
Virgile,  Ovide  et  Stace;  il  connaît  Dante  et  Pétrarque, 
il  connait  les  vieux  poètes  du  doux  style,  il  connaît  les 
chansons  de  la  rue.  Glaudien  et  Guido  Gavalcanti  !  Ana- 
créon  et  un  berger  de  Pistoie!  Et  tout  ce  qu'il  connaît, 
il  le  met  en  u-uvre.  Il  harmonise  les  mille  éléments  de 
culture  que  s'assimila  son  génie  studieux  et  curieux, 
les  broie,  les  mélange,  les  amalgame  en  son  petit  creu- 
set doré  et  les  fond  en  un  précieux  métal  de  Corinthe, 
dont  la  nouveauté  etl'éclat  sont  pour  charmer  le  monde. 
Son  petit  temple  inachevé  paraît  attique  ;  il  ressemble 
à  une  de  ces  façades  adorables  dont  les  Grecs  migra- 
teurs semaient  leurs  colonies;  seulement  la  claire 
lumière  de  Toscane  joue  autour;  il  s'encadre  de  cyprès 
et  de  collines  bleues;  par  l'intervalle  des  colonnes  on 
voit  fuir  vers  l'horizon  la  ligne  argentée  et  sinueuse  de 
l'Arno  ;  en  sorte  que,  quoiqu'il  en  ait,  il  reste  toscan. 
11  conserve  je  ne  sais  quelle  grâce  fine  et  maigre,  quel 
contour  sec,  quel  profil  précis  et  fort  qui  le  rapproche 
des  monuments  d'art  contemporains  et  autochtones, 
des  bronzes  de  Verrocchio,  des  palais  de  Brunelleschi, 
des  mylhologies  de  Botticelli. 

Et  comme  ces  choses,  il  porte  à  son  fronton  l'écusson 
des  Médicis,  qui  aimaient  cette  forme  de  beauté  et  l'ai- 
dèrent à  naître  dans  le  monde. 


CHAPITRE  YI 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE 


I.  Les  cours  septentrionales  italiennes  :  Mantoue,  Urbin.  Alilan.  — 
Ferrare,  possession  des  Este,  ducs  et  condottières.  —  La  chevalerie 
et  les  mœurs  chevaleresques.  —  Les  femmes  et  leur  influence.  — 
Fêtes,  divertissements  et  spectacles.  —  Le  luxe.  —  La  force  phy- 
sique. —  La  race  campagnarde. 

II.  L'humanisme  à  Ferrare.  —  La  langue  de  Ferrare  n'est  pas  le  latin, 
mais  l'italien. —  Les  poètes,  iiovellieri  et  chante-histoires  :  Francesco 
Cieco,  Niccolo  da  Correggio,  le  Pistoia,  Antonio  Tebaldeo,  Xiccolô 
Lelio  Cosmico,  Antonio  Cornazzano.  Sabbadino  degli  Arienti,  Jacopo 
Caviceo,  Pandolfo  Gollenuccio.  —  La  littérature  dans  les  banquets, 
les  spectacles  et  la  vie.  —  Valeur  de  cette  littérature.  —  Caractère 
de  cette  littérature. 

in.  La  Renaissance  à  Ferrare.  —  Le  comte  Matteo-Maria  Boïardo  de 
Scandiano.  —   Sa   vie,  sa  culture  et  sa  fonction   de   gentilhomme. 

—  Ses  divertissements  littéraires.  —  Son  canzonière.  —  Son  Orlando 
innamorulo.  —  Différences  du  Morganle  de  Pulci  et  de  Y  Orlando  de 
Bo'iardo. —  La  matière  de  France  et  la  matière  de  Bretagne  accou- 
plées. —  L'amour.  —  Argument  du  poème.  —  Son  allure  et  sa  grâce. 

—  Ses  personnages  originaux.  —  Orlando  et  Angélique.  —  Ses 
éléments  divers.  —  Sa  couleur  unique.  —  VOrlando  innamorato, 
poème  de   la  belle  vie  seigneuriale. 


I 

Dans  le  Nord  de  l'Italie  ;  à  Mantoue,  ctiez  les  Gon- 
zague,  autour  de  la  bonne  marquise  Isabelle  ;  à  Urbin, 
chez  les  Montefeltro,  dans  le  palais  construit  par  le 
duc  Federigo;  à  Milan,  chez  les  Sl'orza,  où  brillent  les 
Gaspare  Visconti,  les  Bernardo  Bellincioni,  les  Baldas- 
sare  Taccoue,  les  Léonard  de  Vinci,  les  choses  se  passent 
autrement. 

Pour  bien  faire,  il  faudrait  étudier  séparément  cha- 
cune de  ces  signories,  étroitement  unies  par  les  modes, 
les  sympathies  et  les  alliances,  mais  gardant  chacune 
sa  physionomie  et  son  accent;  examiner  le  théâtre  de 
Mant(»u«'  fondé  par  !\)litien,  la  cour  dTrbin  déjà  prête 
à  écouter  le  Casliglione,  l'Académie  de  Milan  groupée 
autour  «le    Ludovic  le  More.  Bornons-nous  à  l*'errare, 


LA    KENAISSANCE    A    FERRARE  345 

la  plus  splendide  de  toutes,  apparentée  avec  toutes  et 
où,  dès  1474,  l'Arioste  est  né'. 

Ferrare  est  une  cour  féodale  et  militaire,  où  le  s 
Este,  qui  portaient  le  titre  de  marquis,  qui  maintenant 
portent  le  titre  de  ducs,  rognent  en  souverains  aijsolus  : 
Nicolas  jusqu'en  14il,  Lionel  jusqu'en  1450,  Borso 
jusqu'en  1471,  Hercule  jusqu'en  1507. 

Le  palais  ressemble  à  une  forteresse",  la  ville  à  une 
citadelle,  la  vie  à  un  perpétuel  qui-vive.  De  père  en 
fils,  les  Este  sont  soldats,  et  tandis  que  Laurent  de 
Médicis  avouait  qu'en  fait  d'armes  et  de  coups  il  n'était 
guère  remarquable  [non  molto  streiiuo)"^,  son  contem- 
porain Hercule  d'Esté  est  un  condottiere,  vivant  comme 
un  condottiere,  indifféremment  à  la  solde  des  Aragons 
et  des  Angevins,  ferraillant  pour  Venise  et  contre  Venise, 
boitant  d'un  coup  d'espingarde  qu'il  a  reçu  à  la  clavi- 
cule du  pied  droit,  dans  une  bataille  où  trois  chevaux 
crevèrent  sous  lui.  Et  tandis  que  les  Médicis  étaient 
des  bourgeois  qui  dissimulaient  leur  puissance  sous 
une  grande  modestie,  les  Este  sont  des  princes  qui 
étalent  leur  puissance  au  grand  jour. 

Borso  d'Esté  n'apparaît  que  vêtu  de  brocart  et  de 
soie,  porte  jusqu'à  la  campagne  des  colliers  do  soixante- 
dix  mille  ducats  l'un»,  fait  ériger  sa  propre  statue  sur 
la  place,  fait  peindre  ^ses  propres  gestes  contre  les 
parois  du  palais  de  Schifanoja,  où  il  est  représenté 
écoutant  ses  sujets,  assistant  à  des  courses,  recevant 
des  ambassadeurs,  acceptant  l'hommage  d'un  panier 
de  cerises,  récompensant  son  bouffon.  En  1452,  à  la 
tête  de  trois  gentilshommes  qui  portent  les  étendards 
de  sa  maison  etde  quatre  centscavaliers  qui  portent  des 
bannières  blanches,  il  s'agenouille  devant  l'empereur 

4.  Sur  Ferrare,  à  côte  des  ouvrages  cités  ci-dessous,  voir  A.  Frizzi, 
Memorie  ppr  la  storiu  di  Ferrara,  Ferrare,  1847,  5  vol. 

2.  L.  iN.  (^ittadella,  Ucaslello  di  Ferrara,  Ferrare,  1875. 

3.  «  Beuchè  in  aruii  e  di  colpi  non  fossi  niolto  strenuo...  » 

4.  «  Questo  sif,'nore  senipre  lu  campnf,'na  cavalcava  vestito  di  panne 
d'oro  e  di  seta:  per  la  terra  porlava  collane  di  settanta  inillia  ducati 
luna.  »  {Diario  ferrarese,  Muratori,  Rerum,  t.  XXiV,  p.  233 


346 


LE    QUATTROCENTO 


Frédéric  III  de  passage,  qui  le  revêt  d'un  manteau 
rouge  fourré  de  vair,  le  coitîe  du  bonnet  ducal,  larme 
de  l'épée  nue,  le  titre  duc  de  Ferrare,  de  Modène,  de 
Reggio,  comte  dePolissene  enRovigo.  Et  autour,  massé 
sur  la  place,  le  peuple  crie  d'une  seule  voix  :  Diica, 
Diica!^  En  1471,  lorsqu'Herculc  d'Esté  l'ait  son  entrée 
à  Ferrare,  la  baguette  d'or  à  la  main,  il  est  vôtu,  «  à 
la  ducale  »,  du  manteau  de  brocart  cramoisi,  du  collier 
chargé  de  pierreries,  du  bonnet  constellé  de  diamants  : 
descendu  de  cheval,  il  entre  àTéglise  sous  un  baldaquin 
de  satin  noir.  Lorsqu'un  Este  part  en  voyage,  il  emporte 
avec  lui  un  équipage  princier  :  175  mules  à  ses  cou- 
leurs pour  le  gros  bagage.  75  mules  aux  clocbetles 
d'argent  et  aux  manteaux  de  velours  cramoisi  pour  sa 
garde-robe,  500  cavaliers  en  brocart  d'or,  80  veneurs 
tenant  chacun  quatre  chiens  en  laisse,  les  trompettes, 
les  fifres,  les  estaliers,  les  écuyers  en  brocart  d'argent, 
et  la  suite^. 

Les  Este  battent  monnaie,  publient  des  bans, 
appliquent  la  torture,  donnent  audience,  rendent  jus- 
tice, conduisent  la  guerre.  11  faut  qu'on  les  serve  et 
qu'on  les  respecte.  Qui  dans  le  huis-clos  de  sa  maison 
clabaude  contre  eux,  ou  refuse  de  coudre  une  veste  à  un 
de  leurs  pages,  ou  dit  d'une  de  leurs  entreprises  «  que 
Dieu  même  n'aurait  pu  la  tenter»,  paie  l'amende^. 
Il  faut  qu'on  les  nourrisse.  Les  premiers  jours  de 
l'année,  les  Este  à  cheval  vont  «chercher  leur  aven- 
ture »,  c'est-à-dire  demander  leurs  étrennes;  le  5  jan- 
vier 1  i-73,  Hercule  d'Esté  reçoit  823  chapons,  276  formes 
de  fromage,  103  perdrix,  82  langues  salées,  02  sau- 
cisses, 5i  veaux,  291  boîtes  de  bonbons,  des  oies,  des 

\.  iJiario  ferrarese,  ih.,  p.  200. 

2  «  In  primo  p/isso  ill'i  iniilli  ron  le  sue  coperle  di  panno  alla 
divinn  binnco,  rosso  e  vende,  et  allri  75  con  la  f,'iifir(la  robba  di  sua 
persona,  ronerli  'di  velludo  crcuiesino  cou  le  (iriiii  a  recami  ddro,  H 
quali  T.'i  inuili  havevnno  cauiftanazzi  d'urgonto  al  collo...»  (A.  Cappiiili, 
Nolizie  di  V.  (.'aleffini  Alli  e  Meuioric  pir  le  prov.  uiod.  c  parmciisi, 
Mod/îtie,  18()'.,  p.  :{0(i.) 

3.  A.  Venturi,  L'Arle  a  Ferrara  nel  periodo  di  Dorao  d'Esle^  Turiu,  1886. 


LA    RENAISSANCE    A    FKRRARE  347 

agneaux,  dos  épices,  de  la  cire,  du  vin'.  La  hiérarchie 
est  ligoureuse,  Téliquelte  stricte.  Aux  tables  d'honneur, 
on  boit  dans  des  coupes  d'argent  à  pied;  aux  autres 
tables,  dans  des  coupes  d'argent  sans  pied.  Lorsqu'avant 
le  repas,  les  Este  trempent  leurs  doigts  dans  des  bas- 
sins d'eau  de  rose,  la  sociétd  se  découvre.  Lorqu'ils 
éternuent,  la  société  se  découvre  encore. 

La  chevalerie,  qui  n'est  ailleurs  qu'un  souvenir  litté- 
raire et  galant,  est  ici  une  réalité  vivante.  Il  y  a  un 
ordre  chevaleresque,  celui  de  l'I'lperon  d'or,  des  jeux 
d'amour,  des  questions  d'honneur,  un  champ  clos,  Via 
del  Praisolo,  réservé  aux  duellistes;  des  carrousels,  des 
lêtes  et  des  joutes  d'armes,  où  l'on  y  va  de  tout  son 
cœur,  de  toute  sa  force.  «  Le  18  mai  1466,  raconte  le 
Diario  Ferraresc,  le  très  illustre  duc  Borso  fil  faire  une 
belle  joule  sur  la  place  de  Ferrare,  qui  dura  trois  jours; 
et  il  fit  un  château  jusqu'au  palais  d(»  la  Ragione,  et  les 
cavaliers  y  arrivaient  un  à  un,  armés,  la  lance  à  la 
cuisse  ;  et  lorsqu'ils  arrivaient  à  la  barrière,  ils  deman- 
daient qu'elle  leur  fût  ouverte;  et  un  capitaine  répon- 
dait de  ne  point  entrer,  mais  qu'il  fallait  combattre 
corps  à  corps  avec  un  vaillant  cavalier;  et  lui  répondait 
qu'il  voulait  passer,  et  combattre,  et  voir  s'il  était 
homme  si  vaillanl...  Et  ça  dura  trois  jours-.  »  Le 
6  juin  1476,  le  duc  Hercule  fait  assavoir,  «à  ceux 
qui  désireraient  s'employer  par  vertu  et  par  force, 
d'aller  au  delîi  pour  remporter  le  prix  de  leur  valeur, 
et  qu'ils  seront  bien  vus  et  caressés  ^  »  En  149i,  le  comte 
Niccolô  da  Correggio  sort  vainqueur  d'un  tournoi  procla- 
mé h  la  Défense  du  Dieu  Amour.  Guido  Vaino  da  Imola 
tue  le  cheval  d'Aldobrandino  Pialtese.  Galeozzo  da  San- 
Severino  armé  d'une  lance,  «  grosse  comme  un  homme 
à  la  cuisse  »,  casse  la  tète  à  un  seigneur  de  Mirandole. 

1.  Diario  fevrarese,  Tp.  2^3. 

2.  Diario  f'errarese,    p.  208. 

;i.  «  Si  fa  noto,  a  chi  desiderasse  operarsi  per  virtude  o  eagliardia 
andare  là  oUre  per  liportarse  el  premio  de  la  valorosità  sua.  che  sarano 
bene  veduti  e  accarezzati.  » 


348  LE   QUATTROCENTO 

Les  livres  de  France  et  de  Bretagne  entretiennent 
cette  noble  passion.  La  bibliothèque  ducale  abonde  en 
romans  de  chevalerie  qui,  comme  les  registres  du 
palais  nous  l'apprennent,  sont  fort  de  requête  :  Tris- 
tan^ Lancelot^  Saint-Graal^  Merlin^  Meliaduse.  Bianca 
d'Esté  détient  le  Gothofred  de  Boion;  le  comte  Lodo- 
vico  da  Gano  lit  Galeot/i  le  Brun;  Borso  d'Esté,  pour 
son  compte,  achète  ia  Spagna,  VAspromonte^  le  Mes- 
chino^  commande  d'orner  de  miniatures  Tristan  et 
Lancelot,  ordonne  de  traduire  en  italien  le  Maine tto 
che  traita  délie  storie  di  FraticiaK  Isabelle  d'Esté  prie 
son  mandataire  à  Venise  de  lui  acheter  des  livres  «qui 
contiennent  batailles,  histoires  et  fables,  aussi  bien  de 
modernes  et  d'antiques,  et  principalement  des  pala- 
dins de  France  ».  En  1491,  sur  une  barque  qui  les 
emporte,  Galeazzo  Visconti  et  elle  disputent  pendant  la 
traversée  des  mérites  respectifs  d'Orlando  et  de  Ri- 
naldo^.  Selon  Michèle  Savonarole,  «les  hommes  se 
complaisent  moins  aux  vêpres  qu'à  écouter  chanter  de 
roman •^)).  Les  femmes  portent  à  leur  manche  des 
devises  empruntées  à  des  phrases  de  roman.  Les 
princes  font  remonter  leurs  origines  jusqu'aux  paladins 
de  la  Tabhi  ronde.  Les  noms  de  la  matière  française 
ou  bretonne  sont  courants  :  Rinaldo,  Ginevra,  Melia- 
duse, Tristano,  Isotta. 

Pour  le  chevalier,  le  bourgeois  elle  peuple  n'existent 
pas.  Le  peuple  estle  vilain,  taillable,  corvéable,  sujet  à 
la  dîme,  celui  qu'on  pressure,  celui  qu'on  taxe  d'impôts 
arbitraires,  celui  qu'on  oblige  à  célébrer  l'anniversaire 
ducal,  comme  il  célèbre  la  Fête-Dieu,  qu'on  arrache  à 

i.  Pio  Rnjna,  Picordi  di  codici  posseduti  dar/li  Eslensi  nel  eco  o  XV. 
HoiTJfini.'i,  l'/iris,  187;},  p.  49  et  sq.  —  A.  Venliiri,  L'AvIe  a  Ferrarn  nel 
periodo  di  Horso  d'Esté.  —  «  Che  contengaiio  batalie,  historié  e  fabule, 
cossi  di  moderni  comme  de  antichi,  c  massiine  de  li  paladini  di 
Kranza...»  (Luzio  et  Hciiier.  l'recutldrid'lsubclln  d'Esté,  AncAiie,  1887.) 

2.  Liizio  et  Henier,  Délie  relazioii'i  d'Isubellii  d'Esté  Gonzaf/a  cou 
Ludovic/)  e  lienlrice  ^sforz/i,  Milan.  1890. 

3.  «  Più  che  ai  vespri  ^li  iiomini  si  cotnpiacevano  a  sentir  cantare 
di  romanzo.  »  (A.  Venturi,  L'Arte  a  Feiraranel  periodo  di  Uorso  d'Esté, 
Turin,  188G.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  349 

la  lene,  à  ses  récoltes  pour  l'employer  dans  les  parcs 
et  dans  les  jardins  à  des  travaux  de  pure  fantaisie, 
dont  il  ignore  le  but,  et  qui  accepte,  tête  baissée,  cœur 
soumis  ^  «  Nous  sommes,  conf'esse-t-il  à  Borso  d'Esté, 
les  chiens  et  les  brutes  de  Son  Excellence  -.  »  Il  n'y  a 
que  le  palais,  et  ce  qui  se  rattache  au  palais  qui 
compte,  les  maîtres  d'armes  et  d'écurie,  les  officiers  de 
bouche,  les  sénéchaux,  les  écuyers,  les  pages,  les 
veueurs,  les  nains,  les  bouffons,  les  musiciens,  et  dans 
cette  foule  brillante  et  chamarrée,  les  princes,  les  ducs, 
les  demi-ducs,  les  marquis,  les  gentilshommes,  les 
cavaliers,  les  seigneurs  de  tours  et  de  terres  \ 

Joignons-y  les  femmes,  moins  reléguées  qu'autre 
part^,  faibles,  fines,  délicates,  partout  présentes,  in- 
tervenant partout,  et  mêlant  aux  jeux,  aux  joutes,  aux 
chasses,  aux  courses,  aux  spectacles,  à  la  vie,  leur 
sourire  et  leur  parure.  Elles  sont  la  tendresse  du 
sombre  palais  bâti  en  château-fort.  Elles  sont  la  grâce 
et  la  douceur.  Elles  sont  l'élément  aussi  charmant  que 
nécessaire  de  l'existence.  Déjà  le  vieux  Niccolô  d'Esté 
a  «  plus  de  huit  cents  donzelles à  son  plaisir"")).  Rinaldo, 
abbé-commandeur  de  la  Pomposa,  ne  se  contente  pas 
de  mille  femmes.  En  1472,  plus  de  cinq  cents  nobles 
se  portent  à  la  rencontre  de  Madonna  Riccarda,  mère 
du  duc  Hercule.  En  1473,  le  duc  Hercule  donne  tin 
bal  à  cent-soixante-six  jeunes  filles  à  marier  pour  célé- 
brer ses  noces  avec  M"""  Eleonora  d'Aragon,  d'où  naî- 
tront ces  deux  incomparables  princesses  de  la  Renais- 
sance, Béatrice  d'Esté  et  Isabelle  d'Esté,  «  la  belle  et 

1.  «  CaBi  e  scherani  fli  Sua  Eccellenza.  »  (A.  Venturi,  L'Arlea  Ferrara 
nel  periudo  di  Borso  cl'EsIe,  Turin,  188().) 

2.  Diario  ferrarese,  p.  229,  291. 

3.  A  Ferrare,  il  faut  toujours  avoir  le  chapeau  à  la  main,  si  bien  que 
la  barrette  de  Pandolfo  Collenuccio  s'en  plaint  à  son  maître. 

4.  A  Florence,  par  exemple,  les  femmes  ne  jouent  aucun  rôle  officiel 
dans  le  palais  des  Médicis.  Lucrezia  est  trop  vieille,  et  Clarice  est  de 
trop  méchante  humeur. 

5.  Jusqu'aux  moines  qui  s'en  mêlent  et  font  des  grâces  aux  religieuses 
d'en  face,  si  bien  que  la  duchesse  fait  boucher  leurs  fenêtres.  «Ils 
allèrent  s'en  plaindre  au  duc,  qui  leur  répondit  qu'il  ne  voulait  pas  con- 
tredire Madame.  »  [Diario  ferrarese,  p.  283.) 


350  LE    QUATTKOCENTO 

magnanime  Isabelle,  amie  des  œuvres  illustres  et  des 
belles  études.  » 

Pour  complaire  à  ce  monde  délicat,  les  rudes  chas- 
seurs et  les  rudes  soldats,  taillés  en  force,  élevés  à  la 
guerre,  sentant  l'écurie  et  la  sueur,  assouplissent 
leurs  gros  muscles,  brossent  leurs  grosses  manières, 
nippent  leur  esprit  de  latin,  relèvent  leur  joyeuse  et 
sanguine  santé  d'une  pointe  de  mélancolie,  se  parent 
de  tristesse  comme  d'une  plume*,  se  tempèrent,  se 
mitigent,  s'affinent  et  s'initient  à  l'art  du  salon,  qui 
vent  qu'un  gentilhomme  soit  capable  d'accompagner 
une  princesse  en  voyage,  de  conseiller  une  femme  sur 
sa  toilette,  d'apprécier  l'industrie  savante  d'un  sonnet 
d'amour.  Quand  ils  auront  mené  une  compagnie  à 
l'ennemi,  renversé  un  adversaire  dans  une  joute,  éven- 
tré  d'un  coup  d'épieu  un  sanglier,  ils  n'auront  pas  tout 
fait.  Ils  auront  été  vigoureux;  il  leur  appartient  d'être 
désinvoltes,  courtois,  suaves,  bien  appris  et  bien 
disants.  Dans  le  passé  sourit  le  souvenir  de  Lionel,  le 
prince  charmant,  et  dans  le  présent  brille  l'exemple 
du  noble  comte  de  Gorreggio,  celui  qu'Isabelle  appelle 
«  le  plus  accompli,  et  en  rimes  et  en  courtoisies  érudit 
cavalier  et  baron,  que  dans  ces  temps,  on  retrouve  en 
Italie  '  »,  et  à  qui  chacun  s'ell'orce  de  ressembler. 

La  vie  est  splendide.  Le  Caroccio  de  Ferrare,  décoré 
par  les  Sperandio,  les  Baroncelli,  les  Gastellani,  d'ar- 
moiries, de  chevaux  et  d'amours,  n'est  plus  un  char  de 
guerre  :  c'est  un  char  de  triomphe.  Les  palais,  les  vil- 
las, les  jardins,  les  parcs  d'animaux  sauvages  se 
nomment  des  De/izle.  I^es  mascarades,  les  bals,  les 
banquets,   les   tournois,   les  spectacles  s'appellent  des 

1.  F^e  marquis  de  Mnntoue  écrit  au  poète  Niccolô  da  Gorreggio, 
en  1491  :  «  Il  mo  trotte  par  l'esprit  d'avoir  quelque  di;,'ne  fiction  à  porter 
au  collier  ou  au  chapeau,  avec  qiit'hpie  beau  motto  tpii  tt'uioi''ncrait 
que  ceci  est  fait  pour  tHre,  nous,  le  plus  malheureux  et  infcirtuné 
homme  du  uiondc...  »  (Henier,  Cunzonieretlo  adespoto  di  Niccolô  da 
Corret/fiii».  Turin    18S)2.) 

2.  «  \\  più  atlilato  e  de  rime  e  cortesie  erudilo  cavalière  et  barone 
che  ne  li  teuipi  suoi  si  ritrovansc  in  Itaiia.  >  (Ileuier,  iô  ) 


LA    KENAISSAKCK    A    FKKRARK  3ol 

Corlexie.  Il  semble  que  la  vie  ne  soil  faite  que  de  Cor- 
tcsie  et  de  Dclizie. 

Lentement,  le  navire  doré  du  Bucintoro  descend  le 
Pô  aux  rives  vertes, et.  debout  sur  les  rives, des  jeunes 
filles,  de  blanc  vêtues,  agitent  des  rameaux  d'olivier; 
des  fontaines  d'abondance  versent  le  vin  et  le  lait;  des 
chars,  éclatant  de  dorures  et  de  tapisseries,  chargés  de 
vases,  de  statues,  de  colonnes,  promènent  des  mytholo- 
gies  et  des  allégories  vivantes  parmi  les  rues  tendues 
d'étotTes,  sous  les  arcs  de  verdure,  dans  des  bruits  de 
musique  et  de  cloches;  adolescents,  donzelles, nymphes, 
faunes,  dieux  de  l'Olympe,  géants,  animaux,  chiens 
braques,  chiens  lévriers,  toute  une  procession  de  beauté 
([ui  défile  ;  et  sur  les  armes,  les  emblèmes,  les  attri- 
buts, les  costumes  chamarrés,  les  devises  llottantes, 
les  bannières  déployées,  les  femmes  aux  fenêtres  jettent 
des  roses,  les  enfants  cachés  dans  les  arcs  jettent  des 
roses,  et,  de  l'architrave  des  églises,  des  amours  jettent 
des  roses,  du  serpolet,  et  «  autres  gentillesses  d'herbe  ». 
Dans  les  banquets  qui  groupent  autour  de  hanaps  d'or 
un  peuple  vôtu  de  soie,  des  séries  de  douze  services 
sont  introduites  par  des  messagers  de  l'Olympe,  Herato, 
Hyménée,  Persée,  Orphée,  Hébé,  Silène,  Aréthuse  ; 
quatre-vingts  paons,  servis  dans  leurs  plumes,  dressés 
sur  leurs  pattes,  lancent  des  tlammes  de  leurs  becs;  les 
plats  montés  copient  les  antiques;  des  parfums  de 
Chypre  ou  de  Naples  s'élèvent  des  cassolettes'.  Dans 
les  intermèdes  des  spectacles,  on  voit  «  un  paradis  avec 
des  étoiles  »,  «  une  barque  au  naturel  avec  dix  per- 
sonnes dedans,  et  les  rames,  et  les  voiles  »,  deux  cent 
quatre-vingt-dix-sept  comédiens  et  figurants,  qui  défilent, 
habillés  de  satin  neuf,  de  soie  neuve,  représentant  des 
Grecs,  des  esclaves,  des  patrons,  des  marchands,  des 
femmes,  des  paysans,  des  pages,  des  nymphes,  des 
boutfons,  des  parasites.   Un   fou  et  l'escorte  de  ce  fou 

1.  G.  Perticari,  Délie  nozze  di   Coslanza  Sforza  celebrule  in  Pesaro 
Vanno  1475,  Fesaro,  1894. 


3b2  LE    QUATTROCENTO 

entrent  en  lutte  avec  la  Fortune.  Les  chasseurs,  tenant 
au  poing  des  oiseaux  sauvages,  combattent  avec  un 
ours.  Apollon  chante  sur  sa  lyre,  entouré  des  neuf 
Muses.  Des  jeunes  hommes  et  des  jeunes  femmes,  égre- 
nant des  barzellette^  tournent  la  ronde  sur  le  pré.  Un 
ballet  est  dansé  par  un  fou,  un  tambour,  deux  jolies 
demoiselles,  deux  vieillards  et  dix  garçons  bien  vêtus i. 
Dehors,  les  montagnes  allument  des  feux  de  joie  et  les 
boutiques  restent  closes  pendant  dix  jours. 

Le  luxe  est  inouï.  Luxe  de  costume,  de  toilette  et  de 
joyaux-;  luxe  d'animaux,  luxe  d'armes,  luxe  de  jar- 
dins, luxe  d'ameublement.  Des  chambres  tendues  de 
Flandre;  des  lits  recouverts  de  drap  d'or;  des  manus- 
crits recouverts  de  satin  blanc  semé  de  perles;  des 
cartes  à  jouer  enluminées  par  Mantegna  et  agrémen- 
tées au  dos  de  précieux  sonnets  inédits;  de  l'or,  de 
l'ivoire,  du  brocart,  des  plumes,  des  fleurs;  et  des 
pierreries  partout,  au  collier,  au  chapeau,  au  chapelet, 
aux  chausses,  aux  brides  des  chevaux,  aux  laisses  des 
chiens,  aux  reliures  des  livres,  jusqu'aux  balais  dont  les 
camériers  chassent  sous  la  table  les  détritus  des  repas'. 

En  même  temps,  en  dépit  de  son  apprêt,  ce  beau 
monde  goûte  d'une  âme  simple  des  plaisirs  d'enfant. 
Il  apprécie  la  force  physique,  s'intéresse  aux  exploits 
de  la  matière,  se  complaît  au  spectacle  des  muscles  au 
travail.  11  lui  faut  courir,  chasser,  chevaucher,  remuer 
ses  membres,  humer  l'air  du  ciel,  sentir  aux  oreilles 
le  bruit  du  vent,  dépenser  le  surplus  de  vie. 

La  fête  patronale  de  San-Giorgio  est  célébrée  par  des 

1.  Luzio-Renier,  Commedie  classiche  in  Ferrara,  Giorn.  slor.  Turin, 
1888,  p.  184. 

i.  «  Kt  ciertaiiiente,  illiistrissinia  mia  sif,mora,  è  cosa  suniptuosissima 
lo  appararsi  dellu  donne  in  questa  patria,  tal  clie  orrnai  el  veslire  vei- 
ludo  c  brocadi  è  nuila,  se  non  é  uno  so|)ra  iailro  tafçiialo,  stracialo, 
listato  e  traversalo,  et  per  ogni  inoda  e  forma  trassiuato.  »  [Ib.) 

'6.  L.-A.  Gandini,  S(t(/f/io  ueqli  n.si  e  dellr  ci>s/u»itnize  délia  corle  di 
Ferrara,  Uolognc,  18!)i.  —  Via;/;/!,  cdiudli,  htirddiure  e  stalle  dr<)li 
Ehlinisi  nid  (Juallrocunlu,  Bologne,  IS'Jl.  —  Isa/jella,  lleatrire  e  Alpmso 
d'Hall'  infanti,  Modéne,  iH'Mt.  —  G.  (lainpori.  Le  curie  du  ijiuoco  dipinle 
per  gli  Lslensinel  seculo  AI',  Mantuue,  1883. 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  353 

coursos  d'ânes,  de  chevaux,  de  bœufs,  de  chiens  et  de 
femmes.  Une  ordonnance  ducale  est  conçue  en  ces 
termes  :  «  Le  très  illustre  et  très  excellent  Seigneur 
notifie  à  toute  personne  de  tout  quartier  de  Ferrare 
que,  s'il  lui  plaît  d'envoyer  ses  filles  de  douze  ans  et 
au  dessus  courir  le  palio  demain  avec  d'autres  tilles  de 
bien  et  honnêtes,  Sa  Seigneurie  fera  donner  à  la  pre- 
mière \q  palio  et  aux  quinze  suivantes  de  Tétode  neuve 
pour  un  cotillon^  »  Les  habits  sont  pelés  parles  arçons 
des  selles;  les  souliers  s'éculent  par  douzaines;  les 
gentilshommes  en  consument  quatre-vingls  paires  par 
an;  la  petite  Isabelle,  à  un  an  et  demi,  en  a  déjà  usé 
trente-deux  paires.  Dans  la  chambre  d'Hercule,  âgé  de 
onze  ans,  on  trouve  «  des  éperons  raccommodés,  des 
sonnailles,  des  lacs  d'épervier,  des  gants  de  chamois, 
des  souliers  pour  jouer  à  la  paume'-'».  A  trois  ans,  le 
duc  Alphonse  possède  deux  chevaux,  l'un  noir  et 
l'autre  bai.  A  un  an,  la  petite  Isabelle  est  assise  sur  une 
selle  spéciale, /ac/«  per  portare  laputtina  a  cavallo  per 
la  terra.  Niccolô  a  tant  de  chevaux  que  le  foin  de  Fer- 
rare  n'y  peut  suffire;  Borso  en  tient  sept  cents  dans  ses 
écuries;  on  ne  compte  plus  ceux  d'Hercule,  et  c'est  à 
Lionel  que  Leone-Battista  Alberti  dédie  son  traité  De 
equo  animante. 

Si  les  sentiments  sont  suaves,  les  appétits  sont 
énormes;  aux  noces  du  prince  Alphonse,  on  mange 
45.101  livres  de  viande.  Si  l'apparence  est  splendide, 
le  fond  demeure  rural  et  grossier.  La  cour  qui  couche 
dans  des  draps  rongés  par  les  hôtes,  achète  du  linge 
d'occasion,  paie  dix  livres  sa  blanchisseuse  pour  une 
année-*,  n'accorde  à  ses  pages  aux  aiguillettes  de    soie 

{.  «  Lo  III"'°  et  Ex.  S.  nosfro  fa  notificare  a  qualiinque  persona  di 
qiialuiique  borpo  délia  città  di  Ferrara  che  si  li  piaxe  de  inandare  le 
soe  piite  de  aiini  XII  in  suxo  a  correr  el  palio  doinane  insieme  cuin 
altre  pute  lioneste  e  da  bene,  la  sua  Stgnoria  farà  donare  alla  prima 
el  palio  e  a  le  altre  15  prime...  pif,'nolato  iiuovo  per  une  guarnello.  » 

2.  «  Speroiù  recunzadi,  sonao;!!.  zeli  da  sparviero.  guanti  da  camoscia, 
scarpe  da  zugare  la  palla.  »  (Gandini,  Sagr/io  der/li  usi,  op.  c.) 

3.  «  Andriola  lavandara  de  liavere  a  di  xviij   de  dixembre  lire  diexe 

II  23 


3j4  le  ulattrocemo 

cramoisie  qu'un  peigne  en  bois,  une  brosse  et  un  seau 
de  cuivre  pour  tout  instrument  de  toilette.  Au  début 
du  siècle,  un  escalier  mène  des  salons  aux  écuries  et 
à  la  chambre  des  farines.  Lorsqu'un  bote  de  marque 
est  annoncé,  la  crasse  est  telle  que  l'on  doit  acheter 
quatre  éponges  pour  nettoyer  le  palais. 

Les  passions  sont  sauvages,  les  crimes  constants, 
les  férocités  quotidiennes.  Il  reste  du  sang  aux  doigts 
chargés  de  bagues;  les  sous-sols  du  palais,  où  l'on  syl- 
logise  d'amour,  regorgent  de  prisonniers;  à  tout  coup, 
on  applique  la  torture  :  on  supplicie,  on  crève  les 
yeux,  on  écartèle;  les  chevaux  fouettés  par  les  gamins 
déchiquètent  la  victime  humaine,  et  les  quatre  moi- 
gnons sanglants,  dressés  sur  les  quatre  portes,  restent 
à  pourrir  au  soleil. 

On  sent  la  race  campagnarde,  fraiche,  forte,  riche  de 
chair  et   de  muscles,  moins  décrottée  du  moyen   âge 
qu'autre  part,  proche  la  nature  et  le  passé,  admirable- 
ment ingénue,    nullement  compliquée,  et   goûtant  deî 
concert,    dans  les  belles  salles,   les  beaux   jardins   et' 
les  vastes  horizons,  la  joie  naturelle  d'exister. 


H 


Lue   telle  société  ne  parle    pas  latin.  Le  latin  est  la] 
langue   des  solitudes    laborieuses    ou     des    académies 
érudites,  non  des  nobles  compagnies  de  cavaliers  et  de 
dames  réunies  pour  leur  plaisir. 

Kvidemment  que  le  latin  est  une  grâce  bien  portée, 1 
et  qu'il  sied  aux  margelles  des  fontaines,  aux  manches 
des  habits,  aux  e.xergues  des  médailles  de  Sperandio'. 
Depuis  que  le  vieux  Guarino  a  fondé  son  école  et  quelei 
prince  Lionel  a  donné  l'exemple  délicat    de  composer^ 

de  rnan-li.  pcr  sim  tnercctJc  de  liavore  facto  biancho  più  pani  cli  lino^ 
zoc!  If^nzoji  ed  «lire  cosc  do  la  Kx*.  del  N.  S.  in  tutu  (|uesto  anno.  » 

1.  Sur  la  ciiitiire  de  Ferrare,  voir  G.  Carducci,  Lu  (/iovenlk  di  LodQ;\ 
vico  Arioslo,  Uoloffnc,  1891. 


LA   RENAISSANCE    A    FERRARE  355 

des  (lisliqiu's,  les  poMes  latins  sont  aussi  nombreux  à 
Ferrare,  dit  Bartolommeo  Prignani,  (jue  «  les  grenouilles 
de  ses  marais'»;  et  autour  du  vieux  Tito  Vespasiano 
Strozzi,  dont  nous  avons  salué  le  talent,  Krcole  Strozzi, 
Fino  Vïm,  Francesco  Ariosto,  Malatesta  Ariosto,  Lodo- 
vico  Pittori,  Lodovico  Carbone, Gaspare  Tribraco,  Otta- 
viano  de  Fano  s'acquittent  de  roffice  obligé  de  parer 
do  latin  la  vie  de  la  cour.  L'Université  est  garnie  de 
maîtres  réputés  en  grec  et  en  latin,  propres  à  attirer 
les  jeunes  gens  àFerraro,  et  à  témoigner  que  le  duché 
n'est  pas  un  Etat  de  sauvages^.  La  Bibliothèque  contient 
un  Dion  Cassius  que  ne  possède  pas  Laurent  le  Magni- 
fique et  qu'il  est  beau  de  lui  refuser  :  a  Nous  vous 
dirons,  lui  ré|)ond  Hercule  d'Fste,  que  quasi  chaque 
jour  nous  le  lisons  et  pi'enons  grand  plaisir  de  telle 
lecture  '.  »  Pandolfo  Gollenuccio,  Niccolù  Leoniceno., 
BattistaGuarini  sont  des  latinistes  excellents.  Mais,  s'il 
y  a  une  tradition  savante,  C(;lte  tradition  n'a  pas  con- 
fisqué la  culture  ''. 

Déjà  le  successeur  immédiat  du  prince  Lionel 
n'entend  pas  le  latin.  «  La  fortune,  ennemie  de  tout 
homme  vertueux,  écrit  à  Borso  d'Esté  Carlo  da  San- 
Sorzo,  n'a  pas  voulu  ajouter  à  tes  autres  ornements 
l'ornement  des  lettres^.  »  Si,  dans  sa  garde-robe, 
plongée  en  un  tel  désordre,  che  ne  veneria  compassion 
al  diavolo,  Hercule  d'Esté  garde,  parmi  ses  bréviaires, 
ses    romans,    ses  livres  de   médecine   pour   chevaux., 

1.  «...  Tôt  Ferrara  vales 

Quoi  ranas  telliis  ferrariensis  habet.  » 

2.  Sur  rUniversité  de  Ferrare,  voir  F.  Borsetti,  Hisloria  almi  Ferrariae 
Gi/mnasii,  Ferrare,  173."). 

3.  «  Ve  (liroino  che  nui  quasi  ogni  die  il  legemo  e  çigliamo  piacere 
assai  de  laie  lectione.  »  (Luzio-Renier,  Coltura  e  relazioni  letteraried'Isa- 
bella  (fEsle,  Giorn.  stor.  Turin,  189!).) 

4.  Lodovico  Carbone  peut  se  plaindre  du  mépris  où  sont  tenus  les 
humanistes  : 

«  Nunc  et  pecudes  doctos  homines  conteninunt  !  » 

3.  «  La  fortuna  niniica  de  ogni  virtuoso  huomo  non  ha  voluto  a  U 
aUri  tuoi  singulari  ornamenti  adjungere  fornamento  délie  lettere.  » 
(Coiif/iura  coittro  il  tluca  Borso  d'Esté.  Atli  e  Meui.  per  le  prov.  mod- 
e  parm.  Parme,  1864,  p.  377.) 


356  LE    QUATTROCENTO 

quelques  auteurs  anciens,  ces  auteurs,  à  commencer 
par  le  fameux  Dion  Cassius,  sont  traduits'.  Lcone- 
Battista  Alberii  adresse  à  Ferrare  ses  premiers  essais 
de  restauration  de  l'italien.  Pandolfo  Collenuccio  doit, 
à  Ferrare,  employer  l'italien  pour  écrire  ses  dialogues 
et  son  Compendio  délia  storia  del  Regno  di  Napoli,  alors 
que  la  dignité  de  la  matière  réclame  le  latin,  la  dif/nità 
délia  materia  pare  che  lo  richieda.  Et  c'est  à  Ferrare 
qu'un  podestat  requis  d'envoyer  quelque  part  un  acci- 
pitreni  bene  ligatum  in  sacculo,  au  lieu  d'un  épcrvier, 
mande  à  l'endroit  dit  un  archiprêtre  dans  un  sac"^.  «  Le 
dialecte  ferrarais,  écrivait  Polismagna,  n'a  pas  moins 
d'élégance  que  tout  aulre  parler  italien.  »  Il  ajoutait  : 
('  Je  sais  que  tu  es  Ferrarais,  et  moi  je  suis  Ferrarais, 
et  Ferrare  nous  a  élevés,  produits  et  vus  grandir,  et 
pour  cette  raison,  je  ne  saurais  appliquer  ma  langue  à 
rien  aulre  qu'à  l'idiome  ferrarais -^  »  Aussi  bien,  Fer- 
rare ne  retourne  pas  à  l'italien  comme  Florence,  mais 
le  garde,  et  ne  retient  de  l'humanisme  qu'une  dévotion 
plus  grande  pour  la  toute  puissance,  toute  majesté  et 
toute  nécessité  des  lettres. 

Si  se  tenir  droit  en  selle,  conduire  une  meute,  s'es- 
crimer de  l'espadon,  courir  sus  au  sanglier  ou  à 
l'ennemi  constituent  la  première  des  affaires,  les  lettres 
ne  sont  pas  superflues.  Elles  font  partie  de  cet  héritage  de 
bienséance  qu'un  gentilhomme  accompli  doit  posséder. 
-Elles  sont  agrément,  ornement  et  gentillesse.  Elles 
sont  courtoisie  et  jolie  chose.  Elles  sont  souhaitables 
et  désirables  comme  un  mors  de  pierreries  ou  un  hanap 
d'argent  ciselé  avec  enfants  et  couronne.  La  bonne 
tenue,  la  renommée,  la  gloire  de  la  maison  réclament 

1.  Pour  Ferrare,  Niccolô  Leoniceno,  traduit  Procope;  Niccolô  da 
Loni^o,  Arricn,  Oiodore  et  Biondo  ;  Flavio  lUondo,  Anitnianu.s  Marcel- 
linu»  ;  I>(»dovico  (laibonc.  Oiiosaiidre  Strate^icus,  etc.,  el<-. 

2.  A.  Solerti,  At.  e  Mem.  per  le  prov.  di  Honiagna,  x,  191. 

3.  "  lo  scio  che  tu  sei  Ferrarese;  et  io  Ferrarese  ;  et  Fcrrara.  inclita 
città  de  Italia  ne  ha  produoti.  alcvati  e  arresciuti,  e  perù  non  sajuvii  io 
adriciare  la  linjfua  se  non  al  Ferrare.se  idioina.  »  (A.  Venliiri.  L'Arte  a 
Ferrare  net  j/criodo  di  Horsu  U'Jîsle,  Turin,  188(i.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRAKE  357 

leur  luxe  obligé.  II  en  faut  aux  festivités  heureuses  qui 
épantlout  des  octaves  parmi  les  roses,  aux  cortèges  de 
Nymphes  chasseresses  qui  ofl'renlaux  hôtes  des  rimes 
avec  des  pièces  de  gibier,  aux  réunions  triomphales 
qui  honorent  les  visiteurs  illustres  de  harangues  magni- 
logucs  et  de  mythologies  apprêtées  ;  il  en  faut  pour  les 
banquets  dont  les  services  sont  introduits  par  des  dieux 
de  l'Olympe  et  les  intervalles  charmés  par  des  histoires; 
pour  les  tournois  dont  les  exploits  de  force  sont  par- 
fois préfacés  par  une  dispute  de  poésie;  pour  les 
estrades  dressées  le  long  des  processions,  où  des  scènes 
dramatiques  se  jouent  ou  se  miment;  il  en  faut  dans 
les  spectacles  de  gala,  oii  quelque  fable  ou  comédie 
sert  d'occasion  aux  intermèdes,  ballets,  musiques, 
danses,  pantomimes  et  machinerie  ingénieuses.  Et  Fer- 
rare  entretient  des  poètes,  des  novellie?'i,  des  canta- 
storir,  comme  elle  entretient  des  peintres,  des  musi- 
ciens, des  brodeurs,  des  tapissiers,  des  mimes  et  des 
bouffons. 

Bizarre  petit  groupe  littéraire  que  celui-ci,  allant  du 
noble  comte  de  Correggio  (1450-1508),  beau,  riche, 
gracieux,  arbitre  de  toute  élégance  et  maître  de  toute 
vénusté,  au  pauvre  domestique  Antonio  Cammelli 
(1440-1510),  relégué  avec  les  estaiiers  et  les  esclaves  à 
l'oflice,  où  il  mange  sur  une  nappe  trouée  <(  du  pain  qui 
a  des  poils  et  de  la  vache  qui  semble  du  cuir»,  et  cela 
en  passant  par  le  chante-histoires  Francesco  Cieco,  qui, 
quoi([u'aveugle  et  portant  son  infirmité  inscrite  sur  son 
front,  et  n'apercevant,  «  ni  lumière,  ni  horloge,  ni 
étoile  »,  et  contraint  par  la  pauvreté,  qui  lui  enlève  «  la 
hardiesse  et  le  talent*,  »  a  mendicart'  le  sue  spese^ 
n'en  est  pas  moins  le  premier  des  chante-histoires. 

Bardes  nomades,  latinistes  en  rupture  de  ban,  grands 
seigneurs  dilettante,  fonctionnaires  lettrés,  subalternes 
de  talent,  serviteurs  de  cour  propres  à  tous  les  offices; 

1.  «  Da  un  canto  ho  povertà  ch'ognor  mi  sprona 

E  elle  lui  toi  l'ardir,  l'ingegno  e  i'arte.  » 


3S8  LE    QUATTROCENTO 

et  poètes  lauréats,  poètes  chevaliers,  poètes  «  avec  les 
éperons  »,  ilonl,  à  Milan,  le  Belliricioni  peut  sourire. 
Pandolfo  Collenuccio  de  Pesaro  (1444-1504)  ;  Jacopo 
Gaviceo  de  Parme  (1443-1511);  Sabbadino  degli  Aricnli 
de  Bologne  {f  1510);  Antonio  Goruazzano  de  Plaisance 
{■jr  1500);  Niccolo  Lelio  Cosmico  de  Padoue  (f  1500 1. 
Et  Antonio  Tèbaldeo  de   Ferrare  (1463-1537). 

Comme  ils  viennent  de  tous  les  pays,  ils  apparliennont 
à  tous  les  mondes.  Gaviceo  est  un  prêtre  qui  a  mené 
l'existence  la  plus  romanesque.  Collenuccio  est  un 
magistrat  qui  a  été  chargé  de  tontes  les  ambassades. 
Et  Cammelli,  qu'on  dit  le  Pistoiade  sa  ville  de  Pisloie, 
est  un  esprit  burlesque  à  cheval  sur  une  haridelle  de 
misère.  Cosmico  et  Tèbaldeo  ont  servi  dans  les  cours  : 
Gornazzano  chez  les  Golleoni  et  les  Sforze;  Arienti 
chez  le  Benlivoglio.  Et  comme  ils  appartiennent  à  tous 
les  mondes,  ils  remplissent  à  Ferrare  tous  les  emplois; 
Gaviceo  celui  de  vicaire  général,  Collenuccio  celui  de 
capitaine  ducal  et  de  maître  de  philosophie  et  mathé- 
matique à  l'Université,  Cammelli  celui  de  capitaine  de 
porte  à  Reggio,  Gornazzano  celui  de  camérier,  Arienti 
celui  de  factotum,  Cosmico  et  Tèbaldeo  celui  de  pré- 
cepteurs des  princes.  Us  savent  le  beau  latin  comme 
Collenuccio,  ou  ils  savent  tout  juste  leur  rudiment 
comme  les  chante-histoires  nomades  qu'on  récompense 
d'un  habit  de  drap  vert  ou  d'un  manteau  d'agneau  avec 
les  chausses.  Ils  sont  î\  demeure  ou /le  passage,  ils  sont 
de  toute  condition,  de  toute  origine  et  de  toute  culture. 
Mais  une  lâche  unique  leur  incombe  :  celle  de  distraire, 
divertir    et  honorei-   la    belle   compagnie  de   la   cour. 

On  est  à  table.  Voici  sept  heures,  voici  liuit  heures 
qu'on  est  à  table,  assis  en  quehju'un  de  ces  gigan- 
tesques repas  (ju'il  est  d'usage  d'onVir  aux  hôtes  illustres. 
Les  bateleurs,  les  mimes,  les  runamliules  ont  accompli 
leurs  tours  d'adresse  ou  de  grâce.  Les  maîtres  de  cha- 
pelle ont  exécuté  leurs  musifjnes  les  plus  choisies.  Les 
boii(To!!s  s<'soiil  ae(|iiillés  de  (|iiel(jii(;  farce  iin|)iiyable, 


LA    RENAISSANCE    A    FERRA  RE  359 

comme  de  s'aviser  de  courir  sur  les  nappes  en  renver- 
sant les  écuelles.  Ci^pendant  il  y  a  encore  à  manger. 
Alors  un  chante-histoires  se  lève.  Il  «  dit  en  rimes  ». 
Il  «  chante  en  fête  ».  Et  Francesco  Gieco  régale  l'as- 
sistance de  quelque  chapitre  de  son  Mambrinno.  Magni- 
fique histoire,  remplie  de  doctrine,  de  talent  et  de 
novellette  charmantes  !  On  y  voit  comment  Mambriano, 
roi  de  Bythinic,  déclare  la  guerre  à  Rinaldo,  comment 
Hinaldo  est  enchaîné  dans  Tile  de  Montefaggio  par  la 
magicienne  Carrandina,  comment  Hinaldo  assiège  Mon- 
talbano,  puis  se  soumet  à  Carlomagno,  j)uis  épouse 
Carrandina.  On  y  voit  les  singulières  prouesses  d'Or- 
lando  et  d'Astolfo,  partis  en  Afrique  à  la  recherche  de 
Rinaldo.  On  y  voit  comment  ils  tuent  le  roi  Meante, 
comment  ils  se  battent  avec  les  Garamanti,  comment 
ils  assistent  renchanteresse  Fulvia.  Et  c'est  le  pèleri- 
nage d'Orlando  à  San-Giacomo  di  Compostella,  et  les 
enchantements  de  la  fée  Uriella,  et  lés  ruses  de  Mala- 
gigi,  et  le  jeune  Ivonetto,  fils  de  Hinaldo,  et  le  vieux 
Pinamonte,  amoureux  de  Bradamante,  et  toutes  ces 
choses  intéressantes!  Soudain  le  silence  s'est  fait.  On 
écoute  bouche  bée.  Et  l'épisode  fini,  on  est  prêt  à 
attaquer  un  nouveau  quartier  de  venaison  ou  une 
nouvelle  sucrerie. 

Le  théâtre  est  préparé.  Dans  un  jardin  de  villa,  ou 
dans  un  cortile  de  palais,  ou  dans  quelque  vaste  et 
belle  salle  à  ce  aménagée,  parée  de  branches  de  ver- 
dures, tendue  d'étotTes  claires,  rehaussée  d'armoiries 
peintes,  la  scène  se  dresse.  Cinq  mille  spectateurs  s'y 
massent  en  une  assemblée  somptueuse.  Pour  les  diver- 
tir, les  comédies  de  Plante  et  de  Térence  sont  de  saison. 
Alors  Pandolfo  Collenuccio  traduit  Y Amphijtrion  ;  Bat- 
tista  Guarini  traduit  VAidularia  et  les  Mènechmes ; 
Cornazzano,  le  Cfuridius^  Girolamo  Berardi,  la  Casina 
et  la  Moa/eUaria;  d'autres,  le  Tri/n/mmus,  le  Pemi/us, 
VEunitqueK  Et,   quand  on  ne   sait  plus  quoi  traduire, 

i.  Kn  I'i87,  pour  les  noces  de  Lucrezia  d'Esté,  on  représente  Amp/uj- 


360  LE    QUATTROCENTO 

on  invente  et  tire  des  vieilles  fables,  des  nouvelles 
d'autrefois  et  même  des  livres  saints,  quelque  galante 
représentation.  Ferrare  reprend  à Mantoue  la  7^^«ô;//rtû('0;'- 
feo  de  Politien,  qu'elle  amplifie,  divise  en  cinq  actes  et 
intitule  Orphei  Tragedia.  En  1487,  le  comte  Correggio, 
s'inspirant  d'Ovide  et  du  joli  récit  de  Géphale  et  de 
Procris,  élabore  son  «  histoire,  ou  fable,  ou  comédie, 
ou  tragédie  de  Gefalo  »,  qui  enseignera  aux  femmes  «  à 
n'être  point  jalouses  de  leurs  maris  ».  Gracieuse  fantai- 
sie, faite  de  canzoni,  d'octaves  et  de  terzines,  divisée  en 
cinq  actes  et  ornée  d'un  prologue,  se  passant  sur  un 
chemin,  dans  une  maison  et  dans  un  coin  de  bois,  et 
exposant  la  fidélité  de  Gefalo  à  sa  femme  Procris,  la 
jalousie,  la  mort,  la  résurrection  de  Gefalo,  le  tout  entre- 
mêlé de  ballets  de  nymphes,  de  chœurs  de  danses,  de 
l'idylle  amoureuse  de  deux  bergers,  d'un  dialogue  co- 
mique entre  une  servante  et  un  faune,  de  pas  grotesques 
et  de  musiques  suaves.  En  1491,  un  inconnu  tire  de  la 
Novella  de  Leonora  de  Hardi  e  d'Ippolita  de'  Buondel- 
monti,  qui  court  les  rues  de  Florence,  une  représenta- 
tion dramatique.  En  1499,  le  Pistoia  adresse  à  Isabelle 
d'Esté  sa  tragédie  en  terzines  de  P«/i/?/a,  qu'il  emprunte 
à  la  nouvelle  de  Boccace  de  Guiscardo  et  Ghismonda, 
sauf  que  ïancrède  s'appelle  Démétrius,  Ghismonda 
Panfila,  Guiscardo  Filostrato,  que  le  prologue  est  pro- 
noncé par  Sénéque,  qu'il  y  a  des  discours,  des  lamen- 
tations et  de  l'éloquence.  Et,  en  15U4,  PandolloGollenuc- 
cio  trouve  dans  la  Bible  matière  à  la  Comédie  de  Jacob 
et  de  Josef,  dont  la  représentation  dure  deux  jours  et 
qui  montre  une  grande  doctrine.  Ges  spectacles  érudits 

trion  ;  en  1491,  pour  les  noces  d'Alphonse  d'Rste,  les  Ménechmes, 
VAnrtria,  Ainnhi/trion  ;  en  1493,  pour  le  séjour  de  Béatrice  d'Esté  et  de 
Ludovic  le  More,  les  Ménechmes  ;  en  1499,  VliiniiK/ui',  le  Trinummus, 
le  Penulus;  en  1501,  les  ('nplifs,  le  Mercatur,  VAsinnria,  Y  Eunuque  ; 
en  l.'J02,  pour  les  noces  d'Alphonse  d'Kste  et  de  Lucrèce  lJorf,'iii,  on 
représente,  en  «-inq  iours,  cinq  comédies  de  Piaule  ;  VEpidicus,  le 
Hacchide.1,  le  Miles  oluriosun,  ÏAsinfiriti  et  la  CassiTia.  —  Voir  Luzio- 
Renier,  Commedie  cla-tsic/ie  in  Ferrarti,  on.  c.  —  V.  Russi,  Commedie 
cloMsir/te  in  Gnzzuolo,  Giorn.  stor.  Turin,  1889,  p.  310.  —  D'Ancona,  Le 
origini  del  tealro  ilaliano,  op.  c.  II,  p    136. 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  361 

sont  d'autant  mieux  venus  qu'ils  sont  encadrés  ou  qu'ils 
encadrent  des  divertissements,  des  intermèdes,  des  pan- 
tomimes et  des  concerts.  Et  les  poètes  sont  bons  pour 
les  imaginer. 

Non  que  les  poètes  n'aient  aussi  à  intervenir  dans 
le  train  ordinaire  de  la  vie.  L'illustre  famille  des  Este, 
qu'on  n'aura  jamais  assez  honorée,  —  et  le  notaire 
Ugo  Caleflini,  a  rimé  la  chronique  de  sa  maison,  et 
Arienti  a  chanté  ses  noces,  et  Cornazzano  a  placé  le 
vieux  duc  Borso  au  sommet  d'une  galerie  de  person- 
nages illustres  ([ui  va  de  Noé  et  Charlcmagne  à  Mithri- 
date  et  Virgile,  —  est  réunie  pour  le  plaisir  dans  une 
salle  de  villa  ou  de  palais.  On  a  joué  aux  échecs  ou  au 
tarot.  On  a  lu  à  haute  voix  un  chapitre  de  roman  de 
chevalerie  ou  une  scène  de  comédie  ancienne. 
M""  Eléonora  a  touché  de  la  harpe;  s'accompagnant 
de  la  viole,  le  duc  a  chanté  avec  son  chapelain  un 
motet  ou  une  chanson  française  ;  avant  que  Vave  sonne 
à  l'église  voisine  et  que  la  compagnie  tombe  à  genoux, 
quelques  instants  demeurent  libres.  Alors,  pour  char- 
mer et  remplir  ces  loisirs,  pour  chasser  l'ennui  maus- 
sade et  tenir  le  sourire  en  éveil,  les  beaux  esprits 
s'ingénient. 

Et  ce  sont  les  tendres  suavités  qu'apportent  aux 
dames  les  poètes  à  éperons  :  Niccolo  Lelio  Cosmico,qui 
leur  chante  des  ca7izonette ;  Anionio  Tebaldeo,  qui  leur 
improvise  des  madrigaux  ;  le  comte  de  Correggio  sur- 
tout, dont  le  canzonière  n'est  proprement  composé  que 
«  pour  le  luth  de  la  marquise».  Car  les  dames  veulent 
être  singulièrement  courtisées.  Sabbadino  degli  Arienti 
et  le  moine  Filippo  Foresti  de  Bergame  le  savaient  bien, 
eux  qui  écrivirent  les  biographies  des  plus  fameuses 
d'entre  elles.  Et  Cornazzano  est  homme  à  dédier  à  des 
princesses  un  traité  de  la  danse  ou  un  traité  sur  la 
façon  de  gouverner  et  régner. 

Et  ce  sont  les  délicates  nouvelles,  les  aventures  char- 
mantes, les  contps  heureux  et  amoureux,  qui  reposent 


362  LE    QUATTROCENTO 

dos  longues  histoires  de  France  et  de  Bretagne.  Telles 
les  Porrettane  do  Sabbadino  degli  Arienti  et  tel  le 
Peregrino  de  Jacopo  Gaviceo. 

Voici,  dans  les  «  nouvelles  narratrices»  des  Porret- 
tane, que  Sabbadino  a  dédidcs,  en  it78,  à  Hercule  d'Esté, 
«  duc  invincible  de  Ferrare,  son  compère,  seigneur 
et  bienfaiteur  pieux  »,  il  s'agit  précisément  «  d'une 
très  noble  et  gracieuse  compagnie  d'hommes  et  de 
dames  »,qui,  pour  fuir  la  peste,  s'est  réunie  aux  bains 
de  la  Porretla  dans  l'Apennin  et  passe  les  chaudes 
après-midi  d'été  à  se  conter  des  histoires.  Le  décor  est 
suave  :  «  un  petit  pré  revôtu  d'berbes  odorantes  et 
<reint  de  feuillagesetd'arbustesombreux  »,  d'une  paisible 
colline  des  rives  du  Reno.  La  société  est  choisie  : 
princes,  gentilshommes,  maîtres  d'humanité,  nourris- 
sons des  muses,  et  gracieuses  dames,  étendus  en 
groupes  resplendissants  sur  les  tapis  de  Chypre  qu'ont 
disposés  les  valets.  Et  le  propos  est  à  l'avenant  :  il  est 
de  «  plaisants  et  âpres  cas  d'amour,  et  autres  événe- 
ments, aussi  bien  arrivés  dans  les  temps  modernes 
que  dans  les  temps  antiques^  ».  Chacun,  à  tour  de  rôle, 
dit  ce  qu'il  sait,  une  aventure  comique  comme  celle  de 
Giovanni  Meldina  se  soulageant  dans  les  bottes  de  son 
barbier,  un  conte  de  nourrice  comme  celui  du  petit 
Bentivoglio,  une  histoire  de  moine  faiseur  d'oreilles, 
ou  une  belle  histoire  très  triste  d'amants  fidèles  et 
malheureux.  La  question  est  posée  de  savoir  qui  se 
monira  seigneur  plus  magnanime,  de  Philippe-iMarie 
Visconti  pardonnant  à  Alphonse  d'Aragon  ou  d'Octa- 
vien  panlonnaut  \\  Ilérode.  Un  théologien  platonique 
y  déliuit  la  nalurcî  de  l'àme,  si  subtile  que  nos  savants  la 
dénommèrent  <?Ay)/*/7,  c'est-à-dire»  vent^  en  grec  aneiuo^. 
El  après  chaque  récit,  dont  ou  a  tiré  aimablement  la 
moralité,  on  danse,  on  chante,  on  s'abiiiidoiine  à  de 
<'  doux  parlements»,  tellement  qn'aulour  les  poissons 


\.  «  l'iaccvoli  e  a«pri  casi  d'ainore,  e  altri  adveniiiienti cosi  noi  modenii 
eiiipi  rotiK;  negli  antichi  aveniili.  n 


I 


LA    RENAISSANCE    A    FKRRARE  363 

sautent  tlu  Rcno  comme  pour  venir  se  repaître  d'aussi 
ffracicux  discours  K 

Et  voici,  dans  son  petit  roman  de  Peregrino,  Caviceo 
décrit  les  aventures,  voyages,  vicissitudes,  errements 
et  prisons  de  Percgrino,  jeune  cavalier  de  Modène,  et 
ses  amours  avec  une  jeune  dame  de  Ferrare,  dont  le 
nom,  Gonevera,  signifie  exactement  «  mère,  génératrice 
de  toute  chose  humaine  créée».  Quoi  de  ])lus  seyant, 
de  mieux  imaginé  et  de  mieux  propre  à  divertir  que 
cette  histoire  galante?  11  faut  voir  Genevera,  lorsque, 
sous  l'image  de  la  Madone,  elle  prie  à  l'église,  ou  que, 
•dans  son  palais,  elle  distribue  les  aumônes,  ou  qu'au 
bord  d'un  tleuve  elle  assiste  à  une  poche  avec  ses  gra- 
cieuses compagnes,  ou  qu  elle  veille  son  frère  tué  en 
-duel,  ou  qu'elle  chante  sur  le  monocorde  la  délicate 
canzone  :  Vedo  quel  sole  che  iVogni  tempo  luce  !  Et  les 
pèlerinages  à  travers  le  Levant,  je  Ponent  de  Peregrino 
avec  Achate  !  Et  sa  descente  aux  enfers  avec  le  moine 
Anselme!  Et  sa  visite  aux  Champs-Elysées  où,  parmi 
les  myrtes  et  autour  de  l'autel  désert  du  dieu  Amour, 
errent  les  ombres  augustes  des  vieux  marquis  de  Fer- 
rare  !  Et  la  reconnaissance  des  deux  amants  à  lia- 
venne  !  Et  leurs  noces  triomphales!  Et  leur  mort  pré- 
maturée, si  agréablement  triste  ! 

Et  avec  les  sonnets,  les  madrigaux,  les  nouvelles 
•d'amour,  ce  sont  les  facéties  :  celles  des  boulfons  et  des 
histrions,  et  celle  d'Antonio  (^.ammelli,  dit  le  Pistoia, 
qui  apporte  de  son  pays  la  poésie  burchiellesque  dans 
le  duché.  Pauvre  lamélique,  laid  comme  un  homme 
qui  n'a  pas  d'argent,  haut  de  deux  doigts  sur  jambes, 
aussi  droit  que  vigne  enroulée  au  rameau,  regardant 
avec  un  de  ses  pieds  août  et,  avec  l'autre,  septembre, 
le  visage  tout  coloré  par  la  nuit  !  Néanmoins,  et  encore 
que,  sans  abri,  il  soit  plus  malheureux  que  les  pots  de 
chambre  qui  ont  uu  couvercle,  il  plaisante,  ilimant 
par  jeu  —  Faccio  cose  da  giuoco  !  avoue-t-il  —  il  met 

1.  «Gomese  fussono  venutiacibarsidellasciaavità  dclgraliosoparlare.»! 


364  LE    QUATTROCENTO 

en  sonnets  comiques  sa  misère,  grimace  sa  plainte,  tire 
la  langue  pour  amuser.  Il  montre  ses  souliers  troués, 
son  manteau  en  loques,  sa  maison  branlante,  son  lit 
vermoulu,  son  cheval  repu  de  rosée.  Il  parodie  la  poésie 
paysanne,  querelle  les  juges,  les  usuriers,  les  mangia- 
popoli;  décrit  les  femmes  d'Italie,  de  vieilles  rosses, 
des  trognes  d'ivrognes,  le  «  mal  français  »  dont  il 
mourra  et  dont  il  brosse  des  tableaux  risibles.  Il  se 
moque  des  bouffons  de  Mantoue,  injurie  les  poètes  ses 
rivaux,  se  déchaîne  contre  un  capitaine  de  Ferrare.  Et 
quelquefois,  n'en  pouvant  plus,  il  pleure  pour  de  bon  à 
gros  sanglots  ^  Alors  on  s'imagine  les  rires! 

Telle  la  littérature  de  Ferrare,  éclose  entre  les  sou- 
rires des  femmes,  les  musiques  des  violes  et  les  myrtes 
des  jardins. 

Si  on  l'examine  au  point  de  vue  littéraire,  il  faut 
avouer  qu'elle  est  de  qualité  inférieure.  Elle  n'offre 
d'autre  intérêt  que  celui  de  la  matière  qu'on  gâche 
avant  de  réussir  le  chef-d'œuvre  ;  elle  est  chaotique  et 
hybride,  comme  le  groupe  d'occasion  dont  elle  émane; 
elle  pille  adroite  et  à  gauche  les  biens  les  plus  divers 
dont  elle  n'arrive  pas  à  faire  un  trésor;  elle  juxtapose 
plus  qu'elle  n'accorde  les  éléments  chevaleresque,  bour- 

1.  «  Codro  non  senti  mai  si  gran  tormento, 

0  vero  Erisilon,  quanto  sent'io 
D'estrenia  povertà,  car  signor  mio, 
Che  appena  d'esser  nato  io  son  contento. 

Nemico  ali'oro  ed  in  odio  alTargento, 
Che  nialedetto  sia  il  niio  destin  rio, 
Jove  Apollo  Cailiope  e  Clio 
Lor  foraa  lor  potere  e  lor  momento  1 

Chi  compra  spade  o  roba  milanese  : 
Ed  io  spenilo  di  di  corne  di  notte, 
E  seconde  l'entrata  fo  le  spese. 

In  caniara  in  cucina  od  aile  botte 
Consunio  il  tempo,  ed  alla  fin  del  mese 
Avanzo  nulla,  ed  lie  le  scarpe  rotle. 

(]hi  giiioca  cotnpra  o  fotte, 
Erl  io  rnho  visto  a  tanlo  cstremo  ci'ulere 
Che  non  mi  trovo  pur  dinar  per  radere.  » 

Rime   di   Antonio    Cammelli,  pub.  par  A.    Cappelli    et    S.    Ferrari, 
Livourne, 1884,  p.  18. 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  365 

geois  et  classique,  dont  elle  tire  une  maigre  vie  d'aven- 
ture et  d'emprunt  ;  elle  ne  crée  pas,  elle  répète  ;  elle 
ne  sait  pas  digérer  la  lourde  antiquité  de  maître  d'école 
qu'elle  étale  à  tout  propos  comme  hors  de  propos,  et 
plus  on  en  met,  plus  c'est  beau.  En  vain  Francesco  Cieco 
fait-il  descendre,  au  début  de  ses  chants  et  au  milieu  de 
ses  combats,  les  belles  divinités  de  l'Olympe  ;  et  le  Pis- 
toia  et  le  comte  de  Gorreggio  prétendent-ils  aux  trois 
unités  dans  leurs  pièces  qui  ont  des  chœurs  ;  etPandolfo 
Collenucciovise-t-ilà  l'éloquence, et  JaccopoGaviceoa-t-il 
lu  l'/s'/im/*?,  la  Renaissance  n'est  pas  accomplie.  Tout  au 
plus  s'essaie-t-elle  a  devenir.  Et  ni  le  roman  du  Mani- 
briano,  qui  en  dépit  de  quelques  épisodes  heureux,  de 
deux  ou  trois  facéties  amusantes  et  d'un  personnage, 
Astolfo,  vivementdessiné,  reste  un  fouillis  ;  ni  les  traduc- 
tions de  Comédies  latines,  qui  diluent  en  une  masse  d'oc- 
taves l'esprit  rapide  et  brillantdes  Plante  et  dcsTérence  ; 
ni  la  Comédie  de  Jacob  et  Joseph  de  CoUenuccio,  qui  vou- 
draitêtre  littéraire;  ni  la  fable  de  Cefalode  Correggio,  qui 
a  le  tort  de  venir  dix-sept  ans  après  la  fable  d'Orfeo  de 
Politien  ;  ni  le  Porrettane^  qui  {miianiXa Dècaméron ;m  le 
Peregî'ino,  qui  imite  le  Filocopo  ;  ni  les  canzonières, 
qui  imitent  Pétrarque,  ne  sont  des  œuvres  personnelles, 
originales,  douées  d'une  existence  propre.  Seul  le  Pis- 
toia,  qui  imite  Burchiello,  le  ferait-il  oublier  et  annon- 
cerait-il le  Berni.  Mais  le  Pistoia  est  le  pauvre  diable 
qu'on  laisse  à  la  cuisine. 

Et  pourtant  cette  littérature,  dans  son  état  de  devenir, 
encore  informe,  encore  en  germe,  a  son  geste.  Elle  a  sa 
nuance  et  son  accent.  Elle  indique  une  tendance  et 
revendique  une  forme  d'esprit.  Manifestation  de  la 
belle  vie  vécue  ensemble  dans  les  richesses  et  dans  la 
paix,  elle  porte  à  son  front  un  air  de  fête.  Elle  montre 
une  robe  de  gala.  Elle  marche  au  milieu'des  hommages, 
des  orillammes  et  des  bruits  d'instruments  ;  et,  loin 
des  réalités  trop  méchantes,  des  solitudes  trop  moroses, 
et  des  efforts  trop  laborieux,  elle  sourit.  Elle  ne  conçoit 


366  LE    QUATTROCENTO 

l'art  que  comme  art  d'agrément;  elle  transforme  le 
talent  en  talent  de  société,  et  elle  destine  l'érudition  à 
décorer  des  chars  de  triomphe  et  à  enrichir  le  pro- 
gramme des  spectacles.  Elle  ne  sollicite  pas  le  goût, 
comme  elle  ne  s'adresse  pas  à  la  culture,  elle  sert  les 
loisirs  d'un  peuple  vêtu  de  brocarts  et  de  bijoux,  qui 
n'a  que  faire  des  archéologies,  théologies,  grammaires, 
morales,  histoires  et  leçons,  mais  qui,  réuni  dans  la  joie 
et  pour  la  joie,  demande  à  ôtre  amusé.  Elle  Famuse. 
Elle  lui  verse  un  plaisir  sain,  simple  et  puéril,  qui  ne 
présente  rien  de  trop  littéraire  et  de  trop  savant  ;  elle 
ne  l'intéresse  point  par  la  forme,  mais  par  l'histoire; 
elle  lui  procure  une  distraction  qui  vaut  les  autres  dis- 
tractions prises  en  commun.  Ainsi  faile,  orale,  mon- 
daine et  romanesque,  elle  est  une  fleur  de  luxe,  une 
créature  de  joie,  une  source  de  jeu. 

Alors  vienne  quelqu'un  qui,  conscient  de  cet  esprit, 
le  dresse  jusqu'à  l'œuvre  d'art,  Ferrare  aura  trouvé  son 
expression  littéraire. 

Au  Quattrocento,  elle  la  trouva  chez  Boïardo. 


III 


Matteo-Maria  Boïardo  n'est  pas  un  cuistre,  un  pédant,, 
un  homme  de  lettres  :  c'est  un  gentilhomme. 

il  est  né  en  143i-  à  Scandiano,  fief  de  Ferrare,  châ- 
teau et  place  forte,  qui  a  une  tour  carrée  d'où  l'on  voit 
le  paysage  et  l'ennemi,  des  loggias,  des  pêcheries,  et  que 
Venise  accuse  de  receler  des  faux  monnayeurs  ;  il  est 
né  d'une  ancienne  famille  féodale  qui  compte  plusieurs 
assassins  et  forbans;  les  siens  veulent  l'iunpoisonner; 
et  son  oncle  maternel  est  le  délicat  poète  latin  Tilo- 
Vespasiano  Slrozzi. 

Sans  doute  (in'cnfant  on  lui  a  appris  le  latin,  les 
humanités,  les  mythologies,  et  lui-même  a  laissé 
des  compositions  de  bon  élùve  qui  en  l'ont  [)reuve;  ou 


I 


LA    RENAISSANCE    A    FKliUAHI:;  367 

lui  a  surtout  appris  à  porter  son  nom,  à  tenir  son  rang, 
à  se  conduire  dans  le  monde.  Et  si,  en  liOU,  on  eût 
demandé  à  ce  jeune  gentilhomme  bien  en  santé,  qui 
venait  de  i)erdre  son  oncle  Feltrino,  qui,  depuis  neuf  ans, 
avait  perdu  son  père  Giovanni,  par  conséquent,  chef  de 
sa  famille  et  maître  de  son  destin,  ce  qu'il  était,  il 
aurait  répondu  avec  lierté  qu'il  était  comte  deScandiano, 
et  cela  eût  suffi.  Il  fait  partie  de  la  suite  des  Este,  et, 
comme  tel,  se  porte  à  la  rencontre  de  l'empereur  Fré- 
déric 111  en  1469,  accompagne  Borso  à  Rome  en  1471, 
va  chercher  la  fiancée  d'Hercule  à  Naples  en  1473; 
suzerain  de  Scandiano,  de  ïorricella,de  Gesso,d'Arceto,. 
il  a  des  hommes  à  conduire,  des  droits  à  percevoir, 
des  biens  à  exploiter;  il  est  seigneur  et  vit  en  seigneur. 
Aussi  bien  n'est-ce  pas  dans  une  bibliothèque  qu'il 
convient  d'évoquer  sa  silhouette  de  haute  mine,  mais  à 
cheval,  comme  il  s'est  présenté  à  la  cour  du  Pape,  à  la 
tôte  de  six  de  ses  sujets  vôtus  d'écarlate.  11  sait  que  les 
armes  sont  le  premier  honneur  de  l'homme,  et  «  qu'il  ne 
convient  pas  à  yeiililczza  de  rester  tout  le  jour  sur  des 
livres  à  penser  ^  »>.  En  même  temps  il  sait  que  celui 
qui  écoule  sa  vie  dans  les  écuries  et  les  chenils,  sans 
doctrine  et  sans  lecture,  est  un  rustre  «  pire  qu'une 
pierre,  qu'un  bœuf,  qu'une  poutre-'  ».  Matteo-Maria 
Boïardo,  trop  courtois  pour  être  un  érudit,  est  trop 
gentilhomme  pour  ôtre  un  illettré. 

Ferrare,  dont  son  fief  de  Scandiano  relève,  et  où  lui- 
même  a  fait  de  nombreux  séjours,  lui  représente 
le  monde.  Ses  bastions,  ses  palais,  son  théâtre,  sa 
bibliothèque,  ses  jardins  ferment  l'horizon  de  sa  vue  et 
déterminent  le  format  de  son  esprit.  Il  ne  vit  que  pour 
la  cour.  L'histoire  de  sa  vie  se  confond  avec  l'histoire 

1.  «  Né  mi  par  che  convennfa  a  gentilezza 
Star  tutto  il  giorno  ne'  libri  a  pensare.  » 

{Orlando  innainorato,  1,  XVIII,  43.) 

2.  «  Ed  é  siniile  a  un  bove,  a  un  sasso,  a  un  legno, 
Chi  non  pensa  a  l'eterno  creatore; 

Ne  ben  si  puù  pensar,  senza  dottrina. . .  » 

(/o.,  44.) 


368  LE    QUATTROCENTO 

de  la  cour.  Ses  lettres  privées,  faites  de  rapports  et  de 
comptes-rendus,  ressemblent  à  des  papiers  publics  ' 
En  1481,  il  est  nommé  capitaine  ducal  de  Modène. 
en  1487,  il  est  nommé  gouverneur  de  Reggio;  et  au 
nom  du  très  magnifique  duc  Hercule,  son  maître,  il 
rend  la  justice,  prélève  les  impôts,  applique  la  torture, 
témoignant  d'une  conscience  rectiligne,  se  comportant 
<(  en  homme  véridique  et  amateur  de  paix  ».  Mais  il  ne 
doit  pas  seulement  servir  la  cour  dans  les  affaires,  il  la 
doit  servir  dans  le  plaisir;  il  n'a  pas  que  l'obligation 
d'être  utile,  il  a  l'obligation  d'être  gracieux;  et  c'est 
pour  l'agrément  de  Ferrare  qu'à  ses  heures  perdues  il 
écrit,  rime  et  chante,  comme,  tout  à  l'heure,  c'était 
pour  la  bonne  économie  de  Ferrare  qu'il  accommodait 
des  litiges  et  expédiait  des  procès.  Il  exalte  et  magni- 
fie les  Este  en  des  poèmes  latins,  en  des  églogues  latines, 
en  une  chronique  qu'il  donne  pour  la  traduction  de 
y Istoria  impériale  du  Ferrarais  Ricobaldo';  il  décrit, 
sous  le  voile  de  l'allégorie,  les  faits  de  la  guerre  de 
Venise  et  de  Ferrare  en  cinq  Eglogues  rimées  en  ter- 
zines;  il  inscrit  d'autres  terzines  sur  les  cartes  de 
tarot  de  la  cour^;  pour  la  bibliothèque  de  la  cour,  qui 
aime  les  classiques  vulgarisés,  il  traduit  du  latin 
Y  Ane  dor  d'Apulée  et  les  Vies  de  Cornélius  Nepos,  il 
traduit  du  grec,  quoique,  fort  vraisemblablement,  il 
l'ignore,  les  Histoires  d'Hérodote,  la  Cijropédie  de 
Xénophon,  Y  Ane  de  Lucien'*;  pour  le  théâtre  de  la 
cour,  il  arrange  en  cinq  actes  et  traduit  en  terzines 
le  Timon  de  Lucien  ;  et,  pour  la  distraction  de  la  cour, 
il  racontera,  «  en  chantant  »,  la  belle  histoire  de  son 
Orlando  innamorato.  L'œuvre  de  l'homme  et  l'œuvre 
de  l'écrivain  se  rejoignent;  elles  constituent  toutes 
deux  le  service  d'un  loyal  sujet. 

1.  Leltere  édite    e    ineUUa,  dans    Sludi   su   Malleo    Maria   lioiardo, 
Bologne,  1894,  p.  :»47. 

2.  (;.  Antolini,  Mnlteo  Maria  lioiardo  alorico,  Studi,  p.  309. 
n.   H.  Henier,  Tarocihi  di  Malien  Maria  Boiardo,  Sluai,  p.  229. 
4.  G.  Tiucani,  Malleo  Maria  lioiardo   '^-adullore,  Sludi,  p.  261. 


LA    RENAISSANCE    A    FERRA RK  369 

Une  seule  aventure  a  traversé  sa  vie  :  l'amour.  On  a 
dit  qu'il  élait  né  à  Scandiano,  en  14-34.  Nous  n'en 
sommes  pas  surs.  Nous  savons  positivement,  au  con- 
traire, qu'il  tomba  amoureux  à  Reggio,  le  4  avril  1469. 
Ce  jour-là,  le  jeune  comte  a  connu  une  jeune  liile 
de  dix-huit  ans,  nommée  Antonia  Gaprara,  dans  la 
splendeur  d'une  fête.  «  Amour  pleuvait  de  tous  les 
cieux  sur  la  terre  et  réjouissait  les  âmes  charmantes... 
et  l'on  voyait  les  jeunes  hommes  hardis,  sans  mépris 
et  sans  guerre,  jouter  en  tous  lieux.  Et  l'on  voyait  les 
femmes  en  fête,  en  allégresse,  en  jeu,  en  rondes  gra- 
cieuses et  douces  chansons.  Rien  que  des  amants 
allègres,  une  société  jolie,  un  festoiement  heureux. 
Jamais  auparavant  cette  belle  cité  ne  fut  aussi  lleurie, 
et  plus  jamais,  que  je  croie,  elle  ne  le  sera  autant'.  « 

Jouant  «  à  un  jeu  »  avec  Antonia  Gaprara,  il  en  est 
tombé  incontinent  amoureux,  et  de  cet  amour  véri- 
table et  aident  est  né  un  canzonière  ;  car,  si  c'est  la 
poésie  qui  a  rendu  Laurent  de  Médicis  amoureux,  c'est 
l'amour  (jui  a  rendu  Matleo-Maria  Boïardo  poète  '-. 
D'abord  heureux  et  superbe,  exultant  du  triomphe, 
dans  l'épanouissement  du  bonheur;  puis  délaissé  et 
délaissé  pour  un  autre,  et  alors  tordu  de  désespoir, 
prompt  aux  iniprc-cations,  supplicié  aux  épines  de  la 
jalousie  ;  enlin  résigné,  éprouvant  cette  douceur  Irislc 
d'aimer  qui  ne  vous  aime,  et  trouvant  la  consolation 
finale  dans  l'immense  pitié  de   Dieu,   tel  justement   le 

1.  «■  Piovea  da  tutti  e  cieli  Amore  in  terra 
E  ralegrava  l'anime  gentili 
Spirando  in  ogni  parte  dolcie  foco 

E  i  giovanetti  arditi  e  i  cor  virili, 

Sanza  aicun  sdegno  e  sanza  alcuna  guerra 

Armegiar  si  vedean  per  ogni  loco  ; 

Le  donne  in  lesta,  in  alegreza,  in  gioco, 

In  danze  peregrine,  in  dolci  canti  ; 

Per  liitlu  leti  amanti 

Zente  lezadre,  e  festegiar  giocondo. 

Non  sarà  più  (ciie  io  creda)  e  non  fu  avanti 

Fiorita  tanto  questa  aima  cittade.  » 

(P.  207.) 

2.  Le  poésie  voli/ari  e  lutine  di  Matleo  Maria  Bolanlo,   publiées  par 
A.  Solerti,  Bologne,  18"J4. 

II.  24 


370  LE    QUATTROCENTO 

jeune  gentilhomme  dans  les  trois  étapes  de  sa  passion 
et  dans  les  trois  livres  de  son  canzonière.  C'est  un 
amour  du  temps  qui  s'exprime  dans  un  livre  du  temps 
et  s'inspire  sans  doute  de  Pétrarque.  Mais  il  y  a  plus. 
Antonia  n'est  pas  seulement  la  Laure  de  Vaucluse  et  la 
Lesbie  de  Catulle,  elle  est  avant  tout  elle,  c'est-à-dire 
une  jeune  fille  un  peu  coquette,  qui  aima  être  aimée, 
sourit  une  minute  et  fit  pleurer  deux  ans.  La  passion 
du  poète  va  au-delà  des  réminiscences  d'école.  Elle  se 
passe  au  profond  d'un  cœur,  dans  l'intimité  drama- 
tique d'une  conscience.  Du  jour  oià  la  barque,  qui  porte 
la  vie  heureuse  de  l'amant,  «  passe,  d'ivoire  et  d'or  et 
de  coraux  ourdie'»  jusqu'à  l'époque  lamentable  où, 
mûr  pour  le  suicide,  il  tombe  à  genoux  devant  le  Roi 
des  étoiles  et  lui  demande  pardon  en  pleurant,  c'est 
tout  le  développement  saignant  et  poignant  d'un  senti- 
ment vécu  qu'il  nous  donne;  et  que  si,  imitant  l'exemple 
d'Antonia  Caprara,  Malteo  Maria  Boïardo  se  maria  en 
1471  avec  ïaddea  Gonzaga  des  comtes  de  Novellara  et 
en  eut  six  enfants,  il  gardera  toute  sa  vie  le  souvenir 
ému  de  cet  épisode  de  jeunesse,  qui  lui  inspire  cinq 
charmantes  Eglogues  en  vulgaire  ■  et  l'aide  à  créer 
Angélique. 

Taillé  de  la  sorte,  poli  par  le  commerce  des  antiques, 
créé  poète  par  l'amour,  brave  gentilhomme  et  hardi 
cavalier,  le  comte  Matteo-Maria  pouvait  s'attaquer  à 
son  œuvre  maîtresse  :  VOrlando  innamorato. 

11  est  probable  que  Pulci  et  Boïardo  se  sont  ignorés; 
ils  se  seraient  connus  que  leurs  poèmes  n'auraient  pas 
différé  :  ils  sont  placés  aux  antipodes.  Pulci,  s'adressant  à 
une  cour  lettrée  à  l'excès,  lui  donne  un  plaisir  de  litté'- 
rature  ;  Boïardo,  s'adressant  à  une  cour  chevaleresque 
lui   raconte   une    histoire    qui  lui   plaît.   Chez    Pulci, 

1.  «  De  avorio  e  d'oro  e  de  corali  ë  ordita 
La  navicella  chc  mia  vita  porta.  » 

(l>.  23.) 

2.  (1.  Mazzoni.  Af  Ecloqlu'  valfjari  e  il  Timnne  tli  Matteo  Maria  lioiardo, 
Htiifii,  p.  221. 


LA    RENAISSANCE    A    FEKBARE  371 

c'est  la    forme  qui   importe;   chez    Boïardo,    c'est    le 
fond. 

Les  héros  de  Boïardo  sont  ceux-là  mômes  de  Pulci  : 
Orlando,  Rinaldo,  Astoifo,  Ulivieri,  Turpino,  Carlo- 
magno  ;  seulement,  au  lieu  de  se  comporter  comme  des 
garçons  de  Florence,  ils  agissent  comme  des  seigneurs 
de  Ferrare.  On  aurait  contrislé  les  Pio  de  Garpi,  les 
Sforza  de  Pesaro,  les  Niccolô  de  Gorreggio,  les  Gonzaga 
de  Novellara,  les  Pico  de  Mirandola,  en  allant  ramasser 
à  leur  intention  les  expressions  triviales  de  la  rue,  et 
ils  n'auraient  pas  compris  l'opportunité,  ni  le  sel,  d'un 
tel  divertissement.  Pour  eux,  le  peuple  est  lepopolaccio, 
où  se  recrutent  des  vauriens  comme  Brunello,  un  des 
rares  personnages  populaires  que  Boïardo  nous  signale, 
les  cheveux  courts,  parlant  argot,  homme  assez  triste 
pour  montrer  à  Marfisa  son  séant';  pour  eux.  il  n'y 
a  que  les  gentilshommes  qui  comptent,  et  tous  les  héros 
de  Boïardo  sont  gentilshommes,  ils  savent  saluer, 
danser,  combattre,  finement  discourir  d'armes  et  de 
guerre;  ils  ont  oublié  les  grosses  façons  des  ancêtres 
qui  leur  faisaient  se  tirer  la  barbe,  se  cracher  au  visage, 
se  casser  des  échiquiers  sur  la  tôle,  se  flanquer  des 
gnions  ;  ils  ne  commettraient  jamais  certains  gestes 
contraires  au  code  de  l'honneur;  ils  ne  se  déguiseraient 
pas,  comme  le  Rinaldo  de  Pulci,  pour  aller  tuer  une 
, femme  à  la  faveur  de  ce  masque.  Si,  dans  leurs  colères, 
ils  emploient  des  expressions  crues,  c'est  que  Bianca- 
Maria  Boïardo  disait  elle-même  à  son  frère  Feltrino,  qui 
négligeait  ses  filles  :  «  Dieu  vous  pardonne,  elles  ne 
seront  pas  les  premières  à  devenir  p...,  »  et  s'ils  se 
montrent  rudes,  c'est  que  Ferrare  est  encore  toute 
campagnarde.  Au  demeurant,  ils  cherchent  à  paraître 
bien  appris  dans  leur  langage,  dans  leurs  altitudes, 

1.  «  E  per  mostrar  di  lei  più  poca  cura 

La  giuppa  sopra  al  capo  ne  voltava 
E  poi  s'alzava  (intendetemi  bene) 
Mostrando  il  nudo  sotto  de  le  rené.  » 

(H,  XI,  4.) 


372  LE    QUATTROCENTO 

jusque  dans  leur  mort,  évitant  de  mourir  comme  le 
sauvage  qui  succombe  «  sans  savoir  proférer  de  paroles, 
en  n'émettant  qu'une  voix  terrible  et  obscure'  ».  Ils 
sont  loyaux,  courtois,  aimables,  afTables,  diserts.  Et  ils 
sont  amoureux. 

Ceci  ne  se  trouvait  pas  chez  Pulci.  C'est  que  Pulci 
parlait  à  une  cour  d'hommes,  tandis  que  Boïardo 
s'adresse  à  une  cour  de  princesses,  de  dames,  de  demoi- 
selles, qu'il  eût  été  malséant  de  n'entretenir  que  de  rossées 
et  de  prouesses  de  muscles.  L'eût-il  voulu  que  Boïardo 
n'aurait  su  s'y  résoudre,  lui  qui  gardait  dans  son  ima- 
gination la  silhouette  blonde  d'AntoniaCaprara,  lui  qui 
n'était  no  à  la  vie  qu'en  naissant  à  l'amour,  lui  qui 
avait  choisi  pour  devise  le  mot  de  Virgile,. 4;»o;'  omnia 
vinclt,  et  lui  que  l'amour  avait  sacré  poète.  Dans  la 
salle  môme  du  palais  do  Sciiifanoja,  où  il  récite  ses 
cantiques,  les  Cosmè  Tura,  los  Francesco  dcl  Cossa  ont 
représenté  contre  los  murs  dos  scènes  d'amour,  des 
jeunes  hommes  et  des  jeunes  femmes  qui  s'enlacent, 
des  compagnies  qui  s'en  vont  sous  l'escorte  du  dieu 
Amour,  des  oiseaux,  des  lapins,  des  bôtcs  qui  font 
l'amour.  Autour  de  lui  tout  parle  d'amour,  et  Boïardo 
parle  d'amour.  Seulement, comme  la  matière  de  France 
dont  il  était  parti,  pour  belle  qu'elle  fût,  tenait  ses 
portes  closes  à  l'amour-,  et  qu'au  contraire  la  matière  de 
Bretagne,  qui  avait  pénétré  l'Italie  au  xii"  siècle,  trouvé 
une  faveur  singulière  dans  les  cours  gibelines^,  particu- 
lièrement rempli  la  bibliothèque  ducale  de  ses  romans, 
en  était  toute  émue,  Boïaido  introduit  la  matière  de 
Bretagne  dans  la  matière  de  France  et,  selon  son  expres- 
sion, «plante  un  verger  d'amour  et  de  batailles». 

1.  «  E  non  snpca  parole  proferire, 
Mft  fftcea  voce  terribile  e  scura.  » 

(I.  X.Xm,  18.) 

2,  «  l'errlic  fenne  a<l  Aiiior  rliiiise  le  porte 
K  soi  si  deUe  aile  i)allaiili(>  santé.  » 

(II,  XVIII.  2.) 
•S.  Pio  Rajna,  OU  eroi  brelloni  nelVnnomualica  italiana  i/el  secolo  XII, 
Romania,  Pari»,  1888,  p.  161.  —  A  (iraT.  Appunliper  la  sloria  tlel  ciclo 
bretlime  in  Hnlin,  fJiorn.  slor.  Turin,  188.'!,  p.  30. 


I 


LA    RENAISSANCE    A    FEKHAHE  373 

Sans  doute  que  les  deux  cycles  arrachés  à  leur  ori- 
gine, transplantés  à  l'Etranger,  n'avaient  pas  tardé  à  se 
pénétrer  l'un  l'autre;  qu'une  storia  delà  rue  s'appelle 
VInnamoramento  di  Carlo;  que  le  Cantare  d'Or/ando, 
dont  s'est  inspiré  Pulci,  contient  des  récits  de  filles 
attachées  à  des  arbres,  de  châteaux  enchantés,  de 
prouesses  de  cavalieri  erraiiti^  que  le  Morgante  de 
Pulci  met  en  scène  une  quantité  d'amoureuses  et  nous 
montre  Orlando  faisant  une  déclaration  àAntea:»  Je 
te  donne  pour  toujours  les  clefs  de  ma  vie.  —  C'est  toi 
qui  détiens  mon  cœur  et  mon  àme,  —  Je  veux  que  mon 
amour  se  fasse  éternel.  — Tu  es  celle  qui  m'apporta  — 
L'olivier  et  la  palme,  et  me  tira  de  l'enfer'  ».  Mais  la 
conciliation,  réduite  à  des  épisodes  qui  n'altéraient  pas 
la  marche  générale  du  récit,  n'était  que  partielle  ; 
Boïardo  la  rend  en  quelque  sorte  organique.  Il  scelle 
entre  le  cycle  de  Charlemagne  et  le  cycle  d'Arthur  une 
alliance  profonde.  Il  marie  les  deux  poésies,  les  deux 
civilisations,  les  deux  âmes,  le  Nord  elle  Midi,  la  con- 
science coUeclive  et  l'esprit  singulier,  le  principe  social 
et  le  principe  individuel,  l'armée  et  l'aventure,  la  rusti- 
cité quasi  sauvage  du  paladin-soldat  absorbé  dans  le 
rang  et  la  iine  courtoisie  du  chevalier  errant  qui  va  à 
sa  destinée.  Ses  personnages,  qui  sont  les  anciens 
champions  de  l'idée  nationale,  voient,  à  leurs  rudes 
vertus  d'obéissance  et  de  force,  s'ajouter  d'autres  vertus 
qui  les  compliquent  et  les  contrecarrent.  Leur  cœur 
rugueux  s'est  ouvert  à  un  nouvel  idéal  de  chevalerie  et 
Aq  (ji'nlilczza,{\m  les  entraîne  aux  folles  équipées  et  les 
emporte  loin  du  rang.  Ils  ont  un  intérêt  à  eux,  plus 
pressant  et  plus  immédiat,  aussi  absolu  que  celui  de  la 
foi  et  de  la  patrie.  Orlando,  quand  la  guerre  fait  rage 

1.  «  lo  ti  dono  le  chi.ivi  in  seinpiterno 

Délia  mia  vita,  e  tien  tu  il  core  e  l'aima, 
io  vo'che  il  nostro  anior  si  facci  eterno, 
Tu  se'  colei  che  l'ulivo  e  la  i)alnia 
M'arrechi,  e  che  rai  cavi  deirinferno.  » 

{Morgante,  XV,  69.) 


374  LE    QUATTROCENTO 

et  que  l'empereur  est  en  danger,  se  soucie  comme 
d'une  paille  de  la  France;  bien  mieux,  il  souhaite  «que 
les  saintes  bannières  aux  Ijs  d'or,  et  Charles,  et  son 
monde,  soient  abattus  '  »,  pour  que  lui-même  puisse 
conquérir  Angélique.  Christ  et  Charles  n'expliquent 
plus  à  eux  seuls  les  mêlées  furieuses  de  deux  peuples; 
c'est  pour  s'emparer  de  Baïardo  et  de  Durindana  que 
Gradasso  amène  cinq  cent  mille  chevaliers  du  fond  des 
Indes  ;  pour  égaler  Alexandre,  moins  que  pour  «  agran- 
dir la  loi  de  Mahomet»,  qu'Agramante  traverse  la 
mer.  La  lutte  des  croyants  et  des  infidèles  reste  le 
cadre  du  poème,  non  plus  son  idée  déterminante.  Le 
monde  n'est  plus  partagé  en  bons  et  en  méchants,  ceux 
de  Chiaramonte  et  ceux  de  Maganza.  Partout  on  trouve 
de  la  valeur.  Si  les  chrétiens  comptent  Orlando,  Rinaldo, 
Griffonne,  Aquilante  et  les  autres,  les  Sarrasins  leur 
opposent,  Brandimarte  et  Ferraguto  en  tête,  des  «  rayons 
de  puissance  »  qui  les  égalent  :  Chrétiens  et  Sarrasins 
se  ressemblent;  comme  on  Ta  dit,  «ils  vivent  sous  une 
même  loi  :  la  Chevalerie  ».  Et  c'est  l'amour  qui  leur  a 
donné  cette  loi  -. 

Seul  Amour  a  pu  opérer  ce  miracle  de  faire  de  preux 
de  Charlemagne  des  chevaliers  errants,  de  donner  des 
manières  fines  à  ces  soldats,  de  distraire  des  entre- 
prises nationales  ces  héros.  Amour  est  le  plus  grand 
maître,  et  Amour  est  despote  absolu.  C'est  Amour  «  qui 
a  trouvé  les  rimes  et  les  vers,  les  musiques,  les  chan- 
sons et  toute  mélodie 3  ».  C'est  Amour  «  qui  a  réuni  en 
douce  compagnie  les  races  étranges  et  les  peuples  dis- 

1.  «  A  pregar  Iddio  divotamente 
Che  le  santé  bandiere  a  gigli  d'oro 
Siano  abbatlutc  e  Carlo  e  la  sua  génie.  » 

(II.  XXX,  6i.) 

2.  Pio  Rajna,  Fonli  deliOrlando  furioso,  Florence,  1876,    p.   19-28. 
—  L'Orlando  innamnralo  di  Malleo  Maria  Hoiardo,  Studi,  p.  117. 

3.  «  Aiiior  primo  trovo  le  rime  e'  versi, 
I  siinni,  i  canli  cd  ogni  melodia; 

E  genti  islrane  e  popoli  dispcrsi 
Cungiunse  Aiiiore  in  dolce  cornpagnia.  » 

(II,  IV,  2.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  375 

perses'  ».  C'est  Amour  «  qui  infuse  aux  tigres  une  àme 
pieuse  et  fait  les  hommes  dieux».  «  Jeunes  et  vieux 
s'en  vont  à  sa  danse,  la  basse  plèbe  comme  le  seigneur 
altier.  L'amour  n'a  pas  de  remède,  et  la  mort  n'en  a  pas. 
Il  prend  un  chacun,  tout  le  monde  et  de  toute  sorte*.  » 
Et  grâce  à  l'Amour,  les  deux  matières  de  France  et  de 
Bretagne,  les  deux  cycles  de  Charles  et  d'Arthur  se 
pénètrent,  s'étreignent  et  se  confondent.  Leurs  noces 
seront  fécondes  :  il  en  sortira  Angélique. 

Le  poème  s'ouvre  par  la  description  d'une  cour 
royale.  Nous  sommes  à  Paris,  à  la  Pàque  des  roses. 
Charlemagne  est  assis  sur  un  trône  d'or  à  la  Table 
ronde;  autour  de  lui,  ses  paladins  et  ses  preux,  et  par 
quartiers  de  noblesse,  les  rois,  les  ducs,  les  marquis, 
les  barons  ;  étendus  à  leur  façon  sur  des  tapis,  les  Sar- 
rasins ;  et,  parmi  ces  groupes  aimables,  qui  boivent  de 
compagnie  en  des  calices  précieux  et  raisonnent  à  mi- 
voix  de  belles  choses,  on  distingue  déjà  quelques 
femmes,  Gallerana,  Aida,  Clarice,  ArmcUina.  Soudain, 
entre  quatre  géants  et  flanquée  de  son  frère  Argalia, 
apparaît  Angélique,  si  blonde,  si  claire,  si  délicieuse- 
ment jolie  qu'incontinent  les  uns  et  les  autres  en 
tombent  amoureux.  Namo  au  poil  blanc,  Rinaldo  qui 
devient  rouge  comme  braise,  Ferraguto  qui,  tantôt  sur 
un  pied,  tantôt  sur  l'autre,  se  gratte  la  tête  et  «  ne 
retrouve  plus  lieu  »,  et  le  plus  frappé  au  cœur  est 
Orlando.  Les  conditions  qu'aux  chevaliers  pose  la 
donzelle,  que  Malagigi  a  soudain  reconnue  pour  magi- 
cienne et  fille  du  roi  Galafrone,  sont  de  cet  ordre  :  qui 
se  mesurera  en  champ  clos  avec  son  frère  Argalia  et  le 
jettera    bas    des   arçons    aura    pour   récompense    son 

1.  «  Amore  è  c|uel  che  dona  la  vittoria 
E  dona  ardire  al  cavalier  armato.  » 

(II,  XVIII,  3.) 

2.  «  Gioveni  e  vecchi  vanno  alla  sua  danza, 
La  bassa  plèbe  col  signore  altiero  : 
Non  ha  rimedio  amor  e  non  la  morte; 
Ciascun  prende  ogni  gente,  e  d'ogni  sorte.  » 

(I,  XXVIII,  2.) 


3T6  LE    QUATTROCENTO 

amour.    Aussitôt   tous    veulent  se  battre,  de  manière 
qu'on  est  obligé  de  tirer  au  sort  l'ordre  des  jouteurs  : 
Aslolfo  sort  le  premier,  Ferraguto  le  i^econd,  et  Orlando 
n'arrive,  hélas!  que  le  trentième.  Argalia,qui  possède 
une  lance  d'or  enchantée, n'a  nulle  peine  à  démonter  du 
coup  Astolfo  et  Ferraguto;  seulement,  comme  Ferra- 
guto a  été   lui-même   rendu   invulnérable  de  par  un 
charme,   la  lutte   entre   ces   deux  chevaliers   pourrait 
durer  jusqu'à  l'éternité,  si  Angélique  ne  disparaissait 
du  tournoi  aussi  soudainement  qu'elle  est  apparue.  Là- 
bas,  vers  la  forêt  des  Ardennes,  galopant  sur  son  pale- 
froi  léger,    elle  est  partie,   laissant  le  désert  derrière 
elle.  Astolfo  s'élance  à  sa  poursuite,  Ranaldo,  Orlando... 
Dès  lors  il  devient  impossible  de  suivre  au  pas  ce 
poème  de   fantaisie  qui  se  coupe,  s'interrompt,  s'épar- 
pille en  anecdotes  et  épisodes,  se  ramifie  en  vingt  récits 
croisés,    ne    s'embarrasse  d'aucun  obstacle,  va,  vient, 
recommence  et  court  on  ne  sait  h  quel  but  d'une  allure 
preste,  gaie  et  jolie.  Nous  sommes  au  pays  des  lies 
lointaines,  du  Fleuve  du  rire,  du   Palais  de  joie,  dans 
cet  Orient  inlini  et  fabuleux  qui  hantait  l'imagination 
de  la  vieille  Europe  et  pour  lequel  appareillaient  les^ 
caravelles   de    Colomb.    Les   paysages    succèdent   aux 
paysages;  matins  de  lleurs,  vergers  de  printemps,  fon- 
taines enchantées,  précipices,  grottes,  clairières,  mon- 
tagnes, marines  et  tempêtes  «  où  le  ciel  et  la  mer  ont 
une  couleur  de  mort  »  ;  architectures  d'or,  <le  rubis,  de 
topazes,   de   diamants,  de   béryls,  de  saphir  oriental  ; 
forteresses  dressées  sur  des  éminences;  forêts  merveil- 
leuses;   routes  inconnues;  villes  inquiétantes;  jardins 
de    paradis;  demeures  de   volupté.  Et  dans  ce  milieu 
inlini  se  presse  une  population  inlinie:  chevaliers,  rois, 
baions,     empereurs,     viragos,     mages,    nécromants^ 
géants,  ermites,  fées,  damoiseaux,  damoiselles,  écuyers, 
ama/ones,  nymj)hes,   naïades,  nains,  chiens,  chevaux, 
baleines,  éléphants   et    leslrigons.   Et  entre  ce  monde 
inouï  il  se  noue  des  aventures  inouïes,  de  voyages,  de 


LA    RENAISSANCE    A    FERRA  RE  377 

coiiîl)als,  de  batailles,  de  duels,  de  prisons,  d'enchante- 
ments, de  fête  et  d'amour.  Les  chevaliers  galopent  au 
clair  de  lune,  avec  une  lille,  en  croupe  sur  leur  cheval, 
qui  leur  raconte  des  histoires.  Des  brigands  gueltent 
en  embuscade.  Des  princesses  sont  attachées  nues  à  des 
branches.  Des  compagnies  de  joie  s'avancent  dans  un 
bruit  de  musique  et  de  vers.  Des  bêtes  se  lèvent  à  la 
gueule  flamboyante;  dragons,  chimères,  serpents,  uni- 
cornes,  taureaux,  crocodiles.  Kt  il  y  a  des  philtres 
d'amour,  des  breuvages  d'oubli,  des  herbes  ensorcel- 
leuses,  des  fontaines  de  Merlin,  des  épées  qui  trauchent 
des  montagnes,  des  cuirasses  qui  émoussenl  le  diamant, 
des  cors  dont  la  sonnerie  suscite  des  tremblements  de 
terre.  Et  il  y  a  des  fêles,  des  joutes,  des  tournois,  des 
banquets,  des  chasses.  Que  n'y  a-t-il  pas  dans  ce  poème 
exubérant  ? 

Cependant,  pour  la  première  fois,  cette  foule  n'est 
pas  une  cohue.  Il  y  règne  un  bel  ordre,  une  lumière 
égale,  uniformément  répandue.  Rien  ne  se  confond; 
tout  se  succède  et  obéit  à  un  plan.  On  s'aperçoit  d'em- 
blée combien  le  comte  de  Scandiano  s'élève  de  cent 
coudées  au-dessus  des  chante-histoires  que  le  pauvre 
Pulci  s'amusait  à  contrefaire  et  qui  recevaient  à  Ferrare 
un  habit  vert.  Les  chante-histoires,  cédant  à  leur  hu- 
meur et  à  leur  public,  accumulant  au  hasard  leurs  ima- 
ginations, qui  s'accrochaient  comme  elles  pouvaient, 
ne  savaient  guère  où  ils  allaient;  Boïardo  sait  où  il  va; 
il  tient  en  main  les  mille  hls  de  son  poème  ;  il  donne 
k.  toutes  les  aventures,  qu'il  accueille  et  coordonne,  la 
place  voulue,  l'attitude  voulue,  la  belle  harmonie  de 
son  àme  de  gentilhomme  chevalier.  Si,  comme  les 
chante-histoires,  il  mène  plusieurs  récits  de  Iront  et 
qu'il  en  interrompe  un  pour  en  reprendre  un  autre, 
ces  interruptions,  faites  toujours  à  l'endroit  opportun, 
ne  sont  plus  des  moyens  de  délier  les  bourses,  elles 
deviennent  des  procédés  d'un  art   délicate   Et  tandis 

1.  V.  Rossi,  H  Quallrocenlo,  op.  c,  p.  326. 


378  LE    QUATTROCENTO 

que  les  chante-histoires,  au  début  de  leurs  chants, 
bredouillaient  une  prière  à  Marie  ou  à  Apollon,  Boïardo 
ne  pense  qu'à  son  roman  et  qu'à  son  auditoire;  il 
salue  gracieusement  les  cavaliers  estimés  et  les  dames 
charmantes  qui  «  honorent  la  cour  et  la  courtoi- 
sie »  ;  il  adresse  des  compliments  choisis  à  «  la  belle 
baronie  »,  au  milieu  de  laquelle  il  se  sent  plus  fortuné 
qu'Arion  dont  la  douce  voix  attirait  les  dauphins  de 
Sicile;  il  décrit  des  paysages  de  printemps;  il  dit  la 
jeune  fille  qu'il  vit  chanter  au  milieu  des  roses,  sur 
une  colline,  près  de  la  mer,  «  qui  tremblait  toute  de 
splendeur^  »,  ets'il  évoque  quelqu'un,  c'est  la  déité  de 
sa  jeunesse,  c'est  Antonia  Gaprara  :  «  Lumière  de  mes 
yeux,  esprit  de  mon  cœur,  pour  qui  je  chantais  unej 
fois  si  doucement  les  rimes  délicates  et  de  beaux  vers] 
d'amour,  que  ton  aide  m'inspire  en  cette  histoire  pré-l 
sente  "  I  » 

Son  poème,  divisé  en  chants  de  bonne  longueur  et  de\ 
longueur  pareille,  n'est  un  plus  fouillis.  Son  imagination' 
n'est   pas   empêtrée.    Sa   vision   reste   claire    et    fine/ 
L'obscurité  de  la  rue  s'est  dissipée,    comme  la  vapeuri 
des    landes   bretonnes    s'est  évanouie.     Chaque    trait' 
comme  chaque  épisode,  chaque  détail  comme  chaque' 
aventure,  une  arme,  une  broderie,  une  figure,  un  pay- 
sage, apparaît  d'une  netteté  parfaite  et  d'une  précision' 
admirable.  L'amour  qui  domine  le  poème  et  en  remplit 
chaque  page   n'a  rien  d'alambiqué,  de   pétrarquesque, 
de  platonicien;  c'est  l'instinct  jeune  et  sain  qui  couche 
Brandimarle  et  Fiordelisa  au  bord  du   pré.  «J'en  de-' 
mande   pardon,   s'écrie  le  poète;  mais  je  crois  qu'uni 

1.  «  Già  mi  trovai,  di  inaggio  una  mattina, 
Entro  un  bel  prato  adorno  di  bei  fiore 
Sopra  ad  un  culle  a  lato  a  la  marina 
Che  lutta  treuiolava  di  spiendore.  » 

(II,  XIX,  1.) 

2.  «  Luce  degli  occhi  niiei,  spirto  del  core, 
Per  cul  cantar  solea  si  dolcemente 
Riiuf  Icggiadro  e  bei  vcrsi  d'amore, 
Spirami  aiulo  alla  sturia  présente.  » 

(II,  IV,  1.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  379 

beau  baiser  à  bouche  ouverte  conquiert  chaque  âme 
par  sa  douceur  '  ».  Régnant  en  souverain  absolu  ;  impla- 
cable, ardent,  pareil  ;  plongeant  les  uns  et  les  autres  dans 
les  mômes  crises  aiguës,  il  s'explique  par  des  philtres  ; 
si,  à  la  seule  apparition  d'Angélique,  la  cour  entière 
s'énamoure,  c'est  qu'Angélique  est  magicienne,  si  elle- 
même  s'éprend  de  Hanaldo,  c'est  qu'elle  a  bu  au  Fleuve 
d'amour,  si  Ranaldo  lui  résiste,  c'est  qu'il  a  bu  à  la 
Fontaine  d'oubli.  L'infini  du  mystère,  encastré  dans 
le  format  de  l'octave  limpide  et  rapide,  s'est  réduit, 
allégé,  clarifié.  Nous  sommes  près  de  terre,  dans  une 
réalité  concrète  et  brillante  qui  discipline  la  fantaisie, 
pondère  l'illusion,  fixe  l'apparence.  Le  sens  est  immé- 
diat, parfois  allégorique,  jamais  symbolique.  Cela  court, 
glisse,  d'une  cadence  facile,  dans  la  lumière  et  dans  la 
certitude.  Boïardo  chante  la  gigantesque  épopée  française 
et  la   profonde  âme  bretonne  sur  une  flûte  d'argent. 

VOriando  innamorato  n'est  pas  un  roman  de  carac- 
tères, c'est  un  roman  d'aventures,  car  seules  les  aven- 
tures distraient.  Cependant  quelques-uns  de  ses  per- 
sonnages émergent  de  la  foule  et  sont  fixés  dans  leur 
silhouette  mentale. 

Si  Boïardo,  respectueux  en  cela  de  la  tradition,  a  con- 
servé aux  héros  de  l'épopée  française  la  couleur  que 
l'Italie  leur  avait  prêtée,  si  son  Carlomagno  allonge 
de  <<  grandes  bâtonnades  »,  si  son  Astolfo  se  montre 
l'adolescent  hardi,  vantard  et  pour  rien  désarçonné 
qu'on  connaît,  si  son  Ranaldo  demeure  l'antique  che- 
valier à  la  vieille  mode,  haïssant  la  femme  et  ignorant 
qu'il  est  beau,  l'imagination  du  poète  s'est  donné  plus 
libre  carrière  dans  le  camp  des  Sarrasins,  où  les  types 
étaient  moins  consacrés  par  la  sympathie  italienne  et  où 
naissent  autant  de  créations  originales. 

C'est  la  figure  exquise  de  Brandimarte,  le  chevalier 

1.  «  ...  Ed  io  faccio  la  sciisa 

E  credo,  che  un  bel  baccio  a  bocca  aperta 
Per  la  dolcezza  ogni  anima  converta.  » 

(III,  VII,  29.) 


380  LE    QUATTROCENTO 

accompli,  et  c'est  celle  du  roi  do  Tarlarie  Agricane, 
qui,  laissant  la  doctrine  au  prêtre  et  au  docteur,  ne 
pense  qu'à  chasser,  chevaucher  et  combattre.  C'est 
Ruggero,  le  tendre  amoureux,  descendant  d'Hector  et 
d'Alexandre,  et  fondateur  de  la  maison  d'Esté,  et  c'est 
Marfisa,  la  guerrière  robuste  et  belle,  qui  fait  le  coup 
de  lance  et  ignore  l'amour.  C'est  Sacripante,  qui  devien- 
dra notre  Sacripant,  haut  et  bien  membru,  merveil- 
leux de  sa  personne,  avisé  à  la  guerre,  «  mais  tenant 
dans  les  périls  la  vie  pour  une  chose  chère  »,  et  c'est 
Rodomonte,  roi  de  Sarza,  qui  deviendra  notre  Rodo- 
mont,  lançant  des  poignées  d'insolences  aux  rois  et 
dieux  qu'oseraient  à  peine  défier  les  plus  braves.  Enfin, 
il  faut  parler  d'Orlando  et  d'Angélique  :  Orlando,  dont 
le  poète  altère  complètement  la  nature,  et  Angélique 
qu'il  invente  de  toutes  pièces. 

Orlando,  tel  qu'il  parvenait  à  Boïardo,  était  une 
ligure  chaste  et  rude,  le  chevalier  sans  peur  et  sans 
reproche,  pure  comme  une  Heur,  sali  de  poussière  et 
de  sang,  insensible  à  l'amour.  L'amour  est  jeu  de 
femmes  et  d'enfants;  il  est  amusetle  et  faiblesse;  il 
est  folie  et  péché.  Le  brave  ne  s'agenouille  pas  devant 
un  jupon,  il  s'agenouille  devant  son  épée  fichée  en 
terre  comme  une  croix.  Il  a  autre  chose  à  faire  qu'use 
morfondre  en  des  prostrations  amoureuses  ;  il  a  à  enfour- 
clier  son  cheval,  à  partir  pour  la  sainte  cause,  à  tuer  des 
dragons  et  des  diables,  et  à  mourir  la  boucbe  au  cor 
au  pas  de  Ronccvaux.  Ainsi  le  Roland  de  la  légende, 
ainsi,  encore,  le  Roland  de  Pulci,  qui,  en  dépit  de  ses 
velléités  galantes,  reste  «un  gros  corbeaude  clocher». 
Roïardo  —  cl  toute  la  Renaissance  est  dans  ce  dessein 
—  fait  d'Orlando  un  amoureux.  Seulement,  et  voici  le 
talent,  ce  n'est  qu'un  clerc  en  amour.  11  n'a  pas  pu  se 
transformer  du  jour  au  Icndc^main  en  damerel.  Il  se 
montre  «  amant  grossier  et  rude  ».  Il  a  les  sourcils 
broussailleux,  loucbe  d'un  œil*,  ronfle  en  dormanl,  se 
1.  <i  K  (l'un  (Jegli  occhi  ul(|uunlo  utnilunava.  »      (II,  III,  o:i.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  381 

ronge  l(;s  ongles  a  avec  les  dents».  11  sent  la  sueur. 
Lorsqu'(^lant  nu  Angélique  le  lave  de  ses  mains  tines, 
il  ne  sait  quoi  dire,  a  honte  et  baisse  les  yeux'.  Lors- 
qu'il tient  Angélique  dans  ses  bras,  il  n'ose  en  profiter 
de  peur  de  la  mettre  en  colère.  Il  est  un  peu  simple,  ne 
sait  quoi  répondre  aux  énigmes  enfantines  d'un  géant, 
croit  tout  ce  qu'on  lui  dit.  Origilla  lui  ayantassuré  que 
d'une  roche  on  voit  l'enfer  et  le  paradis,  il  laisse  son 
cheval,  monte  sur  la  roche,  et  Origilla  s'enfuit  sur  son 
cheval.  La  passion  qu'il  nourrit  pour  Angélique  est  une 
passion  brutale.  Il  est  pris  dans  sa  chair  de  mâle,  tor- 
turé dans  son  désir  de  vierge;  il  lui  faut  cette  femme; 
pour  l'avoir,  il  se  taille  un  chemin  à  travers  les  arbres 
et  à  travers  les  corps  ;  et  quand  il  l'a,  il  demeure  inex- 
pert, les  bras  ballants,  n'osant  plus,  de  telle  sorte  que 
Turpino  l'estime  expressément  «un  babouin"  ». 

Quant  à  Angélique,  elle  est  la  femme  de  la  Renais- 
sance ou  plutôt  la  femme  tout  simplement.  Elle  a  dix- 
huit  ans.  Elle  vient  de  naître  à  la  littérature  comme  à 
la  vie,  et  elle  porte  au  front  la  double  jeunesse  de  son 
âge  et  de  son  temps.  Hier  les  hommes  Tasservissaient 
encore  aux  besognes  sorviles  ;  aujourd'hui,  c'est  elle 
qui  commande  aux  hommes,  les  traîne  à  son  char  de 
triomphe,  leur  impose  sa  loi  de  caprice.  Que  lui  im- 
portent les  armures  de  fer  et  les  poings  qui  s'abattent 
comme  des  masses?  Elle  sourit.  Elle  est  exquise. 
Blonde,  line,  rose,  à  galoper  dans  la  forêt  des  Ardennes, 
les  tresses  dénouées  au.  vent,  «l'étoile  matinale,  lys  <le 
jardin,  rose  de  verger.  »  Elle  a  son  idée  et  nous  la 
communi(iue  :  elle  ne  veut  (|ue  d'un  blond.  Elle  est 
coc^uette,  câline,  caressante,  suivant  (|i:i  la  fuit,  fuyant  qui 

1.  «  Stavasi  il  conte  quieto  e  vergo^Mioso 
Mentre  la  dama  iatorno  il  maneggiava.  » 

(I,  XXV,  39.) 

2.  «  Cotanto  amava  lui  quella  dori/.ella 
Che  di  fada    turbare  avea  paura; 
Turpiii  che  mai  non  mente,  di  ragione 
in  cotai  atto  il  cliiama  un  babbïone.  » 

(II,  XIX,  oO.) 


382  LE    QUATTROCENTO 

la  suit,  s'amusant  des  adorations  qu'elle  soulève,  égre- 
nant son  rire  dans  le  silence  admiratif  où  elle  passe.  Se& 
amoureux  qui  souffrent,  qui  pleurent,  ne  sont  qu'un 
hochet  à  ses  doigts  cruels  et  malicieux;  quand  ils  l'ont 
servie,  elle  les  rejette,  et  pour  se  défaire  d'Orlando, 
elle  l'envoie  chez  la  fée  Morgana,  c'est-à-dire  à  la  mort. 
Et  elle  serait  odieuse,  si  elle  n'était,  elle  aussi,  une  vic- 
time de  la  loi  damour.  Ayant  bu  au  Fleuve  d'amour, 
elle  a  aperçu  Ranaldo  couché  dans  un  pré  et,  aussitôt 
subjuguée,  elle  a  effeuillé  des  lys  et  des  roses  d'épine 
sur  le  visage  de  l'endormi;  mais  Ranaldo,  qui  a  bu  à  la 
Fontaine  d'oubli,  la  repousse,  et,  en  dépit  de  ses  rebuf- 
fades, elle  continue  à  l'aimer.  «  Le  seul  mal  que  tu 
puisses  me  faire,  lui  dit-elle,  est  de  me  mépriser,  mais 
tu  ne  peux  pas  empocher  que  je  t'aime.  »  Dédaignée 
autant  qu'elle  dédaigne,  pleurant  autant  qu'elle  fait 
pleurer,  souffrant  autant  qu'elle  fait  souffrir,  elle  est 
notre  pauvre  sœur  humaine  en  douleur  et  en  passion. 
Boïardo  qui  avait  trop  pâti  des  femmes,  n'aimait  guère 
les  femmes,  «  mobiles  comme  feuille  au  vent,  enjô- 
leuses, simulatrices,  ouvrières  de  fraudes  et  de  men- 
songes», ressemblant  à  l'Origilla  dont  il  nous  a  tracé 
la  silhouette,  «  dame  d'extrême  beauté  et  remplie  de 
caresses,  qui  tenait  les  larmes  à  son  commandement, 
ainsi  qu'une  eau  do  fontaine  et  faisait  voir  aux  hommes 
des  violettes  en  plein  hiver'  ».  Mais  Boïardo  avait  connu 
Antonia  Caprara,  et  si,  pour  tout  le  mal  qu'elle  lui 
avait  fait,  il  pouvait  dire  comme  Orlando  :  «  Que  mau- 
dit soit  à  jamais  celui  qui  se  he  à  quelque  femme  que  ce 
soit!  »  en  souvenir  de  la  joie  qu'elle  lui  avait  donnée, 
il  pouvait  ajouter  comme  le  paladin  de  France  :  «  Pour 

1.  «  Era  la  Dama  d'estrenia  beltate, 

Maliziusa  e  di  lusiii^lic  piena, 
La  lagrime  teiieva  apparecchiate 
Sempre  a  sua  posla,  conic  acqua  di  vena. 
Pronicssa  non  fe  mai  con  vcritale, 
Mostrnndo  a  cliiaschediin  faccia  sercna; 
E  se  in  un  ^'ioinii  avcssc  niilh*  ainanti 
Tutti  li  bctla  con  dolci  seiiibianli.  » 

(I,  XXIX,  45.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRA  RE  383 

elle  seule  et  pour  sa  bonté,  les  autres  sont  toutes  dignes 
d'être  aimées'.  » 

Pour  lier  sa  gerbe,  bariob-e  comme  une  floraison  de 
Ferrare,^  Boïardo  a  cueilli  des  (leurs  de  toute  sorte. 
«  .l'ai  cueilli  au  verger,  écrit-il  dans  un  de  ses  exordes, 
diverses  fleurs  ;  et  bleues,  et  jaunes,  et  candides,  et  ver- 
meilles ;  j'ai  fait  d'herbettes  jolies  une  mixture;  œillets 
et  lys,  violettes  et  roses;  que  celui  qui  se  soucie  de 
parfum  s'avance  et  qu'il  saisisse  ce  qui  lui  plaît  le 
mieux-.  »  Et  de  fait,  le  roman  de  Boïardo  est  la  mixture 
de  matières  infinies.  Boïardo  prend  son  bien  où  il  le 
trouve,  dans  la  geste  carolingienne,  qui  lui  donne  le 
tronc  de  son  histoire,  dans  le  cycle  breton  qui  lui  en 
donne  le  feuillage  et  les  fleurs,  dans  l'antiquité  du 
moyen  âge  français,  dans  l'antiquité  de  l'humanisme 
italien,  dans  les  nouvelles  de  toute  provenance  et  de 
toute  date  qui  circulaient  par  la  Pc-ninsule.  Polyphème, 
Méduse,  Narcisse,  alternent  leurs  mythes  avec  les  mythes 
du  monde  chevaleresque  ;  l'épisode  de  Manodante,  père 
du  beau  Ziliante,  enchaîné  par  Morgana  et  sauvé  par 
Orlando,  et  se  donnant  pour  Brandimarte,  dérive  direc- 
tement des  Captifs  de  Plante;  l'exquise  nouvelle  de 
Tisbina,  d'iroldo  et  de  Prasildo,  que  Fiordelisa  raconte 
à  Banaldo  pour  lui  abréger  le  chemin,  trouve  son  origine 
dans  la  nouvelle  de  Dianora  et  d'Ansaldo  de  Boccace; 
et  à  la  vérité,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  les  chante-histoires  de 
Ferrare,  les  novelUcri  de  Ferrare,  les  comédiographes 
de  Ferrare,  n'agissaient  pas  diversement.  Mais,  taudis 
que  chez  eux  le  résultat  était  misérable,  qu'ils  aboutis- 
saient à  une  œuvre  chaotique  et  décousue,  la  mixture 

1.  «  Ghe  per  lei  sola  e  per  la  sua  bontale 
L'altre  son  degne  d'esser  lutte  amate.  » 

(II,  m,  47.) 

2.  «  Colti  ho  divers!  fiori  a  la  venlura 
Azurri  e  gialli  e  candidi  e  veriuigli  : 
Fatta  ho  di  vaghe  erbelte  una  uiistura, 
Garofani  e  viole  e  rose  e  gigli  : 
Traggasi  avanti  chi  d'odore  na  cura 

E  ciô  che  più  gli  place  quel  si  pigli.  » 

(111.  V,  i.) 


384 


LE    QUATTROCENTO 


de  Boïardo  est  si  bien  fondue  qu'on  n'en  voit  plus  les 
jointures  et  les  rapports.  Jamais  il  ne  copie.  Il  repense 
tont  à  nouveau,  s'assimile  tous  ses  emprunts,  brise  les 
matériaux  qu'on  lui  livre,  les  déforme,  les  transforme, 
les  reforme,  les  accommode  à  son  goût  et  à  son  idée  et 
<?n  bâtit  un  monument  battant  neuf,  d'ordre  composite, 
mais  de  style  harmonieux.  Que  lui  importe  de  faire  de  1 
Méduse  une  magicienne  et  de  rendre  la  fée  Silvanetta 
éprise  de  Narcisse,  lui  qui  a  fait  de  Roland  un  amou- 
reux? Gentilhomme  hardi,  il  n'a  cure  des  exactitudes, 
bonnes  pour  les  cuistres.  Aucun  livre,  aucun  texte, 
aucun  auditoire  n'est  pour  gêner,  pour  limiter  son 
aisance  heureuse  et  sa  fierté  un  peu  dédaigneuse  de 
€omte  de  Scandiano,  pas  môme  la  matière  française, 
pas  même  la  matière  bretonne. 

Sans  doute  qu'il  croit  à  la  chevalerie,  qu'il  la  signale-^ 
comme  une  vertu,  qu'il  la  proclame  comme  un  exemplCj^ 
cela  ne  l'empêche  pas,  dans  sa  bonne  humeur  et  dans^ 
son  bon  sens,  de  sourire  parfois  et  même  de  rire  des 
chevaliers  ses  héros.  Il  plaisante,  s'amuse,  amuse;  il 
égaie  l'horreur  d'une  situation  trop  tendue  par  un  mot] 
drôle,  repose  d'un  sentiment  trop  sublime  par  une 
remarque  terre  à  terre.  Teodoro  et  Brandimarte  ont 
épousé  les  deux  belles  dames  Doristella  et  Fiordelisa: 
à  tout  prendre,  il  ne  sait  pas  s'ils  «  les  trouvèrent 
pucelles'  ».  Cn  preux  franchit  un  fleuve  d'un  seul  saut: 
il  est  juste  de  dire  qu'il  se  recula  un  peu  pour  prendre 
son  élan.  Marfisa  donne  à  Orlando  un  coup  de  gantelet 
si  terrible  (jue  le  sang  lui  sort  parla  bouche  et  par  les 
oreilles:  cela  lui  semble  exagéré.  Orlando  est  si  vigou- 
reux qu'il  porte,  d'Auglanle  à  Brava,  une  colonne  sur 
l'épaule  :  c'est  dans  le  livre  deTurpin.  Une  baleine  est 
longue  de  deux  milhîs,  un  «'léphant  a  des  jambes  aussi 
grosses  que   le  corps  d'un   homme  à  la  ceinture  :  du 

1.  «  Che  Fionlelisa  Bmmiiniarlo  prese, 

E  Tcodor  si  prese  Doristellii  : 
.Non  so  s'alcun  trovn  lu  snii  pulcella.  » 

(II,  XXVII,  :i2.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  385 

moins  Tiirpin  l'assure;  le  poète  n  a  pas  mesuré.  C'est 
ainsi  que,  ne  se  laissant  dominer  par  rien,  il  domine 
toute  chose  et  qu'à  force  d'indépendance,  d'aisance, 
de  joyeuse  et  gaillarde  liberté,  il  maîtrise  son  sujet, 
le  subordonne  et  le  contraint  à  une  môme  couleur  et  à 
une  môme  tenue.  Non  pas  qu'il  soit  artiste;  outre  qu'il 
écrit  dans  la  langue  de  Ferrare,  qui  n'est  pas  mûre  et 
que  Florence  n'a  pas  polie,  il  a  la  main  rude;  il  ne 
sait  rien  accomplir  et  finir;  on  ne  trouverait  pas  dans 
tout  son  poème  un  morceau  de  bravoure,  un  passage 
plus  particulièrement  soigné,  qu'on  puisse  détacher  et 
montrer  au  monde  comme  échantillon  de  son  ouvrage; 
il  est  mieux  qu'artiste,  il  est  poète,  le  plus  grand  poète 
dont  puisse  se  vanter  le  Quattrocento.  Il  a  l'imagina- 
tion la  plus  jeune,  la  plus  fraîche,  la  plus  riche  qui 
soit  au  monde.  Sa  fantaisie  est  tellement  remplie 
d'aventures  et  de  figures,  qu'ayant  tant  de  choses  à  dire, 
elle  ne  s'inquiète  plus  de  la  façon  de  les  dire.  Il  entre 
dans  son  argument  de  tout  son  cœur,  avec  sa  belle 
verve,  sa  belle  fougue,  sa  bonhomie  souveraine  qui 
prend  de  haut  les  choses,  qu'aucune  puérilité  n'intimide, 
qu'aucune  difficulté  ne  rebute,  et,  comme  un  joyeux 
poulain,  il  s'ébroue  sur  l'herbe  neuve  sans  s'inquiéter 
d'y  piétiner  les  fleurs. 

Son  poème  est  le  poème  de  la  Renaissance  signo- 
rile  :  il  faudrait  pour  l'illustrer  le  Benozzo  Gozzoli  de 
la  chapelle  des  Médicis,  comme  il  faudra,  tout  à  l'heure, 
le  Véronèse  pour  illustrer  l'Arioste.  On  sent  que 
Boïardo  a  vécu  dans  une  cour  ducale,  qu'il  a  chassé, 
festoyé,  banqueté  tout  du  long  avec  les  Este.  II  a  les 
yeux  éblouis  de  cette  existence  seigneuriale  et  facile, 
dont  il  a  recueilli  les  riches  détails,  les  nobles  atti- 
tudes, les  groupements  harmonieux  dans  un  décor  de 
luxe.  Ses  j)alais  opulents  ressemblent  à  ceux  qu'Her- 
cule d'Esté  faisait  construire.  Leurs  murs  sont  déco- 
rés de  belles  mythologies, comme  celles  que  le  théâtre 
de  la  cour  mettait  en  scène;  on  y  voit  peints  Circé   et 

H.  25 


386 


LE    QUATTROCENTO 


les  compagnons  d'Ulysse,  Ariane  et  Thésée,  les  entre- 
prises de  quatre  princes  d'Esté.  Dans  les  loggias 
ouvertes,  des  compagnies  «  fleuries  »  se  récréent  et  dis- 
courent :  v<  Le  roi  Adriano  et  Grifone  le  Hardi  sont 
dans  la  loggia  à  raisonner  d'amour  ;  Aquilante  et  Chia- 
rïone  chantent,  l'un  en  soprano,  l'autre  en  ténor;  Bran- 
dimarte,  fait  la  basse  ;  mais  le  roi  Balano,  rempli  de 
valeur,  reste  avec  Antifor  di  Albarosia,  et  ils  conti- 
nuent à  conter  d'armes  et  de  guerre'.  »  Le  roi  Agra- 
mante  ouvre  une  chasse  ;  les  dames  s'y  joignent  à 
cheval,  l'arc  en  main,  si  belles  et  si  parées  que  les 
chasseurs  tournent  bride  pour  les  voir.  Ranaldo  mange 
sous  une  treille  de  roses,  près  d'une  fontaine,  sur  une 
nappe  blanche  et  di^  drap  d'or.  Seule  en  ses  jardins  de 
Paradis,  Falerina,  vêtue  de  blanc  et  couronnée  d'or,  se 
mire  au  fil  d'une  épée.  Morgana,  dans  une  solitude 
enchantée,  peigne  le  jeune  Ziliante  et  le  baise  avec  dou- 
ceur. Alcina  pèche  les  poissons  avec  la  seule  amorce  de 
ses  paroles-.  Une  fée,  pour  habiller  Mandricardo  sortant 
du  bain,  nue  elle-même,  défait  sa  coiffure  et  l'emporte 
dans  la  forêt  blonde  de  ses  cheveux.  Ranaldo  est  con- 
quis par  les  trois  Grâces  qui  le  frappent  de  lys,  le  lient 
de  guirlandes,  le  traînent  sur  l'herbe,  si  bien  que  sa 
valeur  indomptable  se  voit  assujettie  «  par  de  lagentnue 
avec  des  lys  et  des  roses  et  des  feuilles  de  fleur>^  ». 

On  dirait  que  la  laideur  et  la  misère  n'existent   pas; 
nous  sommes   dans    un   monde    de  distinction   et  de 


<f  II  re  Adriano  e  l'ardito  Grifone 
Stan  nella  loggia  a  ragionar  di  amore  ; 
Aquilante  canlava  e  Chiarïone, 
I/un  dice  sopra,  l'altro  di  tenore, 
Hrandiniarte  fa  contra  alla  canzone, 
Ma  il  re  Halano  ch'è  pien  di  valore, 
Stassi  con  Antifor  di  Albarossia  : 
D'arme  e  di  guerre  dicon  tutta  via.  » 

«  E  non  avea  ne  rete,  né  altro  ingegno 
Sol  le  parole  clie  a  l'acqua  gettava.  » 

«  Da  gente  ignuda  ù  vinto  il  suo  valore, 
Con  giglie  rose  e  con  foglie  di  flore.  » 


(1,  XIV,  42.) 


(Il,  XIII.) 


(11,  XV,  57.) 


LA    RENAISSANCE    A    FERRARE  387 

richesse  où  la  magnificence  des  gestes  répond  à  la 
magnificence  du  décor  ;  bals  à  la  lumière  des  torches 
blanches,  destriers  recouverts  de  soie  blanche,  adoles- 
cents souples  comme  des  lys,  camps  du  drap  d'or, 
rondachcs  de  guerre,  rondaches  de  parement,  belles 
armes,  belles  orfèvreries,  belles  étoffes,  animaux  de 
prix,  brides  chargées  de  pierreries,  laisses  délicates, 
cimiers  splendides,  enseignes  éclatantes.  Luigi  Pulci 
décrivait  d'un  mot  ces  merveilles.  Matteo  Maria  Boïardo 
s'y  complaît  et  s'y  arrête  avec  la  connaissance  du  gen- 
tilhomme. Et  tandis  que  Pulci  se  plaçait  sous  l'égide 
de  la  Vierge  Marie,  c'est  la  fée  Morgana,  regina  délie 
cose  adorne,  qui  triomphe  dans  l'inspiration  de  Boïardo. 

Son  poème  de  luxe  répond  à  un  sentiment  de  luxe. 
11  est  inutile  et  il  est  beau.  Il  ne  donne  pas  h  penser; 
il  n'apprend  rien  et  ne  chagrine  jamais.  Il  n'accueille 
aucune  aventure  trop  tragique  ;  les  dangers  n'y  durent 
jamais  longtemps;  les  événements  y  finissent  toujours 
bien;  il  n'y  meurt  que  des  géants  et  que  des  monstres. 
Il  faut  une  imagination  oisive  et  légère  pour  accepter 
ces  récits  de  joie,  si  mal  d'accord  avec  la  gravité  et  le 
deuil  éternel  de  la  vie,  si  mal  d'accord  avec  la  réalité 
douloureuse  et  angoissante  du  moment.  Il  faut  oublier. 
11  faut  être  heureux.  Il  faut  enfermer  son  souci  dans 
une  caisse  et  en  perdre  la  clef,  u  Je  demande  que 
chacun  pose  son  ennui  dans  une  caisse,  et  qu'il  ferme 
dedans  tout  chagrin  et  toute  pensée  lourde,  et  puis, 
qu'il  en  perde  la  clef.  »  L'art  n'a  plus  qu'un  but,  non 
d'instruire,  non  d'élever,  non  de  prolonger  la  vie, 
mais  de  distraire  de  la  vie. 

On  ne  sait  quand,  ni  comment,  l'idée  de  son  Orlando 
vint  à  Boïardo.  En  1 482,  au  moment  où  éclata  la  guerre 
de  Venise  et   de  Ferrare,  les  deux  premiers  livres  en 

1.  «  Onde  io  chieggio  a  voi  che  siete  intorno 

Che  ciascun  ponga  ogni  sua  nuja  in  cassa, 
Ed  ogni  affanno  ed  ogni  pensier  grave 
Dentro  vi  chiuda,  e  poi  peida  la  chiave  » 

Ui,  XXXI,  1.) 


388  LE   QUATTROCENTO 

étaient  achevés,  et,  sitôt  la  campagne  terminée,  le  sol- 
dat reprit  son  récit  interrompu,  auquel  il  travailla  jus- 
qu'à sa  mort.  Il  lui  fallait,  pour  produire,  la  joie 
d'une  vie  bien  comprise  et  de  facultés  bien  pon- 
dérées, la  paix  de  Tâme  et  dos  circonstances,  le  prin- 
temps des  jardins,  le  sourire  heureux  de  la  nature  et 
des  hommes'. 

Mais  soudain  les  roules  ont  frémi  d'un  roulement 
de  bombardes;  le  pillage  et  la  ruine  s'approchent;  voici 
s'avancer  les  Français  de  Charles  VIII,  «déplorables, 
malhonnêtes  et  mal  réglés  ».  Adieu,  songe  beau  et 
doux  qui  berçait  le  rêve  loin  des  tristesses  de  l'heure  ! 
Adieu,  courtoisies  généreuses,  noblesses  chimériques, 
réelles  seulement  dans  le  pays  des  fées!  Adieu,  claires 
et  brillantes  fantaisies,  qui  naissaient  au  soleil  parmi 
le  parfum  des  fleurs!  Adieu,  belles  contrées  plantées 
de  myrtes,  de  marbres  et  de  songes!  Et  belles  dames, 
et  joutes  charmantes,  et  gracieux  propos,  et  grande 
bonté,  et  grande  loyauté  des  cavaliers  antiques  !  La 
plume  d'or  tombe  des  mains  du  poète,  qui  meurt  de 
chagrin,  le  20  décembre  1494. 

«  Pendant  que  je  chante,  ù  Dieu  rédempteur,  —  Je 
vois  l'Italie  toute  en  flamme  et  en  feu,  — Par  la  grande 
valeur  de  ces  Gaulois,  —  Qui  viennent  changer  je  ne 
sais  quel  endroit  en  désert  ^..  »  Ainsi  les  dernières  et 
si  tristes  paroles  du. beau  poème  de  joie. 

Trois  inconnus  s'imaginèrent  de  terminer  VOrlando 
Innamorato,  resté  en  suspens  au  neuvième  chant  du 
troisième  livre.  Le  Berni  voulut  le  corriger.  Un  seul, 
Ludovico  Ariosto,  devait  l'accomplir. 


«  Tra  fresche  erbette  e  tra  suavi  odori 
Deffli  arboscelli  a  verde  rivestiti 
Cantando  componea  gli  antichi  onori.  » 

«  Mentre  ch'io  canto,  o  Dio  redentore, 
Vedo  rilalia  lutta  a  fiamma  e  foco, 
Per  quesli  (ialli  clic  cnii  graii  valore 
Vengun  pcr  discrlar  aun  su  chc  loco. 


(HI,  m,  1.) 


(III,  IX,  26. 


CHAPITRE  VII 

LA    RENAISSANCE    A    NAPLES 


I.  Naples,  monarchie  absolue.  —  Les  Aragons,  la  regqia  et  la  cour.  — 
La  noblesse  de  la  cour.  —  La  vie  fastueuse  et  théâtrale.  —  L'influence 
de  la  mégalomanie  espagnole. 

IL  Les  écrivains  napolitains.  —  Leur  qualité  et  leur  office  de  courti- 
sans —  Le  peuple  n'existe  pas.  —  Pourquoi.  —  il  est  la  valetaille  et 
il  parle  dialecte.  —  Nécessité  pour  Naples  d'employer  l'italien.  — 
Employant  lilalien,  elle  emploie  une  langue  livresque  et  étrangère. — 
Elle  introduit  dans  l'italien  la  discipline  de  l'Immanisme. 

III.  Le  mauvais  goût.  —  La  nature  et  VArcadin  de  Sannazaro.  —  Le 
pétrarquisme  et  la  préciosité.  —  Les  concelti  :  Cariteo,  Tebaldeo  et 
Serafino  dell'Aquila.  —  L'éloquence  :  exemples  chez  Sannazaro,  Cari- 
teo et  Masuccio.  —  Naples  initie  le  seicentisme.  —  Comment  l'œuvre 
littéraire  du  Quattrocento  est  accomplie. 


I 

Dans  l'histoire  de  la  Renaissance  quatlrocenliste, 
Naples  arrive  à  l'extrômc  fin  :  Sannazaro,  qui  la  com- 
mande, meurt  en  1530.  En  outre,  Naples  initie  le  mau- 
vais goût.  Deux  raisons  qui  permettront  de  nous  arrêter 
chez  elle  moins  qu'ailleurs. 

Si  Florence  est  une  république  bourgeoise  et  si  Fer- 
rare  est  une  cour  féodale,  Naples  est  une  monarchie 
absolue  '. 

Depuis  qu'Alphonse  le  Magnanime  y  a  pénétré  en 
triomphateur  romain,  par  une  brèche  de  quarante 
aunes  faite  au  mur,  ce  sont  les  Aragons  d'Espagne  qui 
y  régnent  ~.  Les  Aragons  chassés  de  Naples,  d'autres 

i.  Sur  la  cour  de  Naples,  voir  :  Cron'ua  anonima  (1434-1490), 
Naples,  1780.  —  Diario  anonimo  (1193-1487),  Naples,  1780.  —  Diario  ano- 
nimo  (1-2661478),  Muratori,  Rerum,  XXI,  p.  1029.  — In.nocexzo  Landulfo. 
Cronica  (1434-1501),  Naples,  1780.  —  Leostello  da  Volterra,  Effemeridi 
délie  cose  faite  pel  Duca  di  Calabria  (1184-1491),  Naples,  1883. —  Notar- 
GiACOMo,  Cronica,  Naples,  1845.  —  Raimo  junior  et  se.nior,  Anniles, 
Muratori,  Rerum,  XXI II,  p.  219. 

2.  Alphonse  d'abord;  puis  le  bâtard  d'Alphonse,  Ferrante  ;  puis  le  flls 
de  Ferrante,  Alphonse  II;  puis  le  fils  d'Alphonse  II,  Ferrandino:  puis 
l'oncle  de  Ferrandino,  Federigo. 


390  LE    QUATTROCENTO 

rois  succéderont  aux  Aragons  comme  eux-mêmes  avaient 
succédé  à  d'autres  rois.  Le  sentiment  monarchique  est 
le  sentiment  orgueilleux  et  jaloux  des  consciences  du 
Midi. 

Il  n'y  a  plus  sur  les  roches  de  la  campagne  des  cita- 
delles dressées  comme  des  menaces,  et  dans  ces  cita- 
delles des  barons  casqués  et  bottés,  maîtres  de  leurs 
tours,  perchés  sur  leurs  droits,  ignares,  bruts  et  sau- 
vages. Avec  les  barons  par  deux  fois  refoulés^,  ligottés 
dans  des  cages  de  fer,  ignominieusement  exécutés  sur 
la  place  publique,  le  principe  féodal  est  mort.  On  a 
rabattu  le  hippo  del  superbo.  On  a  crevé  le  gonfiate 
nasche  de  insolenti.  11  n'y  a  plus  qu'une  Reggia, 
temple  de  justice,  centre  de  culture,  «  oii  se  lève  l'éten- 
dard d'une  seule  foi  comme  fulgure  la  divinité  d'un  seul 
dieu  ».  Et  dans  ce  palais  royal,  il  n'y  a  plus  que  le 
roi. 

Ferrante,  qui  gouverne  maintenant,  est  roi  absolu. 
C'est  une  sorte  de  roi-soleil.  Crediamo,  dit  Maio,  ti/i  Dio 
in  gloria,  e  un  sol  in  ciel  vidimo,  e  tm  re  sopra  la  terra 
nostra  adoremo'^.  Toute  foi  et  toute  loi,  toute  divinité, 
toute  splendeur,  toute  existence  procèdent  du  monarque. 
Lorsque  le  monarque  revient  d'exil,  le  peuple  s'écrie  : 
«  Voici  le  Messie  !  »  Devant  l'approbation  du  monarque, 
la  critique  tombe.  Ce  n'est  pas,  comme  jadis,  le  poète 
qui  donne  l'immortalité  au  prince,  c'est  le  prince  qui 
donne  l'immortalité  au  poète  ^.  Pontano  écrit  un  traité 
sur  le  Prince;  Pior-Jacopo  Jennaro,  un  traité  sur  le 
Régime  des  princes  ;  Giijniano  Maio,  un  traité  sur  la 

1.  En  1465  et  en  1486,  voir  C.  Porzio,  La  congiura  de'  baroni, 
Lucques,  1816. 

2.  D.  Lojacono,  L'Opéra  inedita  De  Maiestate  di  Giuniano  Maio  e  il 
concello  del  principe  negli  scrillori  délia  corle  aragonese  di  Napoli, 
Naples,  1890. 

3.  Carileo  chante  ainsi  : 

«  Ku'l  canto  mio  di  \\e  d'alto  intelletto. 
Ful^on  nci  versi  miei  lor  nonii,  ond'io 
Spero  lai  parte  havcr  di  lor  fulfçoro 
Crie  sarà  sempitcrno  ii  viver  iiiio.  » 

Caritbo,  Le  fl'mc,  pub.  par  E.  Percopo,  Naples,  1892,  2  vol. 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  391 

Majesté  des  princes;  Diomede  Carafa,  un  Mémorial  sur 
le  Devoir  des  princes. 

Autour  du  monarque,  pour  l'encadrer  et  réverbérer 
sa  lumière,  s'incline  une  cour  somptueuse.  Dans  les 
actes  et  les  fastes  de  la  vie  napolitaine,  nous  ne  rencon- 
trons que  grands  noms  :  Caracciolo,  Sansevcrino,  Ava- 
los,  Carafa,  Francavilla,  Pescara,  del  Balzo.  Ils  sont 
princes  de  Tarente,  princes  de  Salerne,  princes  de  Bisi- 
gnano  ;  ils  sont  ducs  de  Sessa,  d'Amalfi,  d'Atri;  mar- 
quis de  Galena  et  de  Cotrone,  comtes  de  Fondi,  de 
Palena,  de  Policastro.  Les  del  Balzo  prétendent  des- 
cendre en  ligne  directe  du  mage  Balthazar*;  quand  un 
d'Avalos  meurt,  les  pleurs  de  Naples  font  la  Méditer- 
ranée plus  profonde  ;  la  nature  et  le  ciel  se  dérangent 
pour  les  servir.  Ils  sont  grands  dignitaires,  grands 
maîtres,  grands  justiciers,  grands  sénéchaux,  grands 
amiraux.  Ils  sont  drapés,  lustrés,  brodés,  chamarrés, 
dorés  sur  toutes  les  coutures.  Naître  à  la  vie,  c  est 
naître  à  la  cour.  Etre  patriote,  c'est  être  loyaliste.  Exis- 
ter, c'est  être  courtisan. 

Tout  est  plus  grand,  plus  ample,  plus  sonore  qu'autre 
part.  Il  faut  relire  les  petits  traités  latins  de  Pontano, 
De  Liheralitate,  De  Beneficentia^  De  Magràficentia^  De 
Splendo/'fi,  De  Conviventia,  pour  savoir  à  quel  diapason 
le  ton  est  monté  et  quel  idéal  de  faste  est  courant'^. 

Les  Aragons  gardent  leur  vin  dans  des  tonneaux  d'ar- 

1.  Et  l'honneur  n'est  pas  pour  les  del  Balzo,  mais  pour  les  rois  mages, 
à  qui  Jésus  dtjvoile  qu'ils  seront  de  la  sorte  apparentés  aux  Aragons  de 
Naples  par  les  femmes.  Voir  la  l'asca  de  Gariteo.Ed.  Percopo. 

2.  Selon  Pontano,  il  convient  dans  les  banquets  de  déployer  un  be 
apparat  de  domestiques,  de  charger  d'or  les  bull'ets  et  les  tables,  de 
recouvrir  le  sol  de  tapis  et  de  fleurs.  Les  jeunes  filles,  les  valets,  les 
maîtres  de  cérémonies,  parés  de  bijoux  et  d'habits  précieux,  doivent  se 
n)ouvoir  au  moindre  signe,  la  quantité  des  mets  rivaliser  avec  leur 
excellence,  le  plaisir  de  la  bouche  rivaliser  avec  celui  des  yeux  ;  que 
les  vins  généreux  du  pays  alternent  avec  les  vins  étrangers  et  écument 
dans  des  vases  d'or;  qu'il  y  ait  des  défilés  interminables  de  plats 
fumants,  remplis  d'aliments  toujours  nouveaux, toujours  variés,  appor- 
tés au  son  des  (lûtes  et  des  trompettes.  Le  luxe,  l'apparat  magnifique  et 
opulent  ne  commande  pas  seulement  le  train  du  palais,  l'équipage  des 
écuries,  la  tenue  des  jardins,  des  viviers,  des  volières,  des  parcs  d'ani- 
maux, mais  les  sentiments.  La  libéralité,  la  générosité,  la  charité  elle- 
même,  ne  sont  plus  que  de  beaux  gestes. 


392 


LE    QUATTROCEiNTO 


gent,  habillent  leurs  milices  de  soie  et  d'or,  s'agenouillent 
devant  des  tableaux  de  sainteté  éblouissants  comme  des 
châsses.  Ils  donnent  à  banqueter  à  trente  mille  per- 
sonnes à  la  fois,  consacrent  deux  cent  mille  ducats  à 
une  fête,  dix-sept  mille  ducats  aux  funérailles  d'une 
de  leurs  princesses ^  Coûte  que  coûte  il  faut  éblouir, 
frapper  l'imagination  par  le  grandiose,  surprendre  ot 
prendre  par  le  gigantesque  et  le  colossal.  L'énorme 
tient  lieu  de  grandeur  et  la  somptuosité  de  beauté. 
Ailleurs,  des  chevaux  suffisent  pour  traîner  un  char  de 
triomphe;  à  Naples,  on  y  veut  quatre  éléphants'-.  Les 
salles  sont  hautes  comme  des  églises,  les  jardins  vastes 
comme  des  forets,  les  sentiments  continuellement  juchés 
sur  des  échasses.  Nulle  intimité,  aucune  retraite,  rien 
de  ce  qui  repose,  rien  pour  se  reposer  de  l'apparat  magni- 
fique, de  la  cérémonie  continue,  de  la  représentation  et. 
de  l'officialité  perpétuelles.  La  vie  s'accomplit  face  au 
public,  en  rythme  et  en  pompe,  dans  le  décor  et  pour 
le  décor.  Le  geste  est  héroïque,  le  style  auguste,  l'âme 
naturellement  dressée  à  l'attitude  et  à  la  pose.  Chamar- 
rures et  panaches,  draperies  solennelles,  discours 
magniloques.  Et  partout,  en  tout,  dans  les  architectures, 
les  fêtes,  les  deuils,  dans  les  idées  comme  dans  les 
usages,  dans  les  balustres  et  dans  les  mots,  la  façade, 
la  parade,  l'éloquence,  la  figuration,  la  mise  en  scène, 
ce  qu'on  appellera  tout  k  l'heure  la  teatralità. 

On  sent  l'influence  de   la  vieille   Espagne  mégalo- 
mane. 

Il 


Dans   une   société    ainsi  comprise,  il  n'y  a,  comme 
littérature  digne  de  ce  nom,  que  celle  des  gens  bien  mis. 

\.  Il  Lo  serenissimo  Hr-  d'Arngone  spese  piii  di  (iurali  ducmilo  iiiilla 
pfT  farli  OMore  pcr  si  faite»  inodo,  c.Ik!  li  Tedesclii  davaiii)  a  iiian^'iare  li 
confetti  alli  cavalli.  »  ([{aimo,  <»/).  c,  p. 'j:iV!.) 

2.  Dari.s  une  pièce  de  Sanna/.ani,  \i\  Ti-'uinfo  délia  fuma,  représentée, 
en  Wi'l,  h  l'occasion  de  la  prise  de  (ircnade.  Kllc  a  été  fuibliée  par 
F.  Torraca,  Studi  di  «toria  lelteraria  napolelana,  Livourne,  188i,  p.  ii.'i. 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  393 

Et  de  fait,  tous  les  écrivains  de  Naples  sont  de  beaux 
personnages,  depuis  le  tendr(i  et  doux  Jacopo  Sanna- 
zaro,  gentilhomme  pieux,  platonicien  suave,  soldat 
fidèle,  magistrat  et  officier  de  la  maison  du  duc  de  Ca- 
labrie,  jusqu'à  l'humble  conteur  Masuccio  qui  s'inti- 
tule «  nobile  salernitano  ».  Gariteo,  l'Espagnol  arrivé  de 
Barcelone  en  1168,  est  «  bon  gentilhomme  »,  en  même 
temps  qu'  «  esprit  gracieux  et  rare  »,  se  délectant,  nous 
dit  Summonte,  «  de  parler  poétiquement  et  en  courti- 
san, en  lesquelles  deux  facultés  il  était  comme  chacun 
sait  si  éminent  et  singulier  ^  ».  Cola  di  Monforte  porte 
le  titre  de  comte  de  Campobasso.  Pietro-Jacopo  Jennaro 
porte  le  titre  de  seigneur  délie  Fratte.  Gianantonio 
Petrucci,  fils  du  grand  secrétaire  Antonello  Petrucci, 
porte  le  titre  de  comte  de  Carinola  et  de  comte  de  F^o- 
licastro.  On  ne  trouverait  point  ici  de  bohèmes  pitto- 
resques et  dépenaillés  comme  un  Luigi  Piilci  ou  un 
Antonio  Gammelli,  ni  de  pauvre  chante-histoires  à  de- 
meure, comme  un  Francesco  Cieco.  Dès  qu'un  esprit, 
témoignant  de  la  qualité,  sort  de  la  rue,  on  l'introduit 
dans  queh|ue  grande  maison.  Masuccio  entre  aux  gages 
du  prince  Uoberto  Sanseverino.  Serafino  dell'  Aquila  fait 
son  apprentissage  de  page  chez  le  comte  de  Potenza  ; 
du  palais  des  Potenza,  il  passera  à  Rome,  à  Naples, 
à  Urbin,  à  Mantoue,  à  Milan,  et  de  nouveau  à 
Rome,  au  service  des  Ascanio  Sforza,  des  Ferran- 
dino  d'Aragon,  des  Elisabeth  Gonzague ,  des  Isabelle 
d'Esté,  des  Béatrice  d'Esté,  des  César  Borgia-.  La 
cour  attire  à  elle  et  entraîne  dans  son  orbite  tous  ceux 
qui,  dans  les  lettres,  valent  ou  comptent.  Elle  leur  donne 
la  lumière  et  le  pain,  les  comble  d'honneurs  ou  de 
charges,  en  fait  des  scribes  ou  des  grands  trésoriers. 

1.  «  Si  dilectava  parlare  poeticamente,  o  vero  da  Corlesano;  in  le 
quali  doe  facollà  ipso  era  (come  ciascuno  sa)  cosi  eminente  e  singo- 
lare.  » 

2.  Sur  la  plupart  des  écrivains  de  la  cour  de  Naples,  voir,  dans 
y.irchiiùo  sloricu  napoletano,  la  série  de  très  riches  notices  que  leur  a 
consacrées  E.  Percopo,  an.  1893  et  sq. 


394  LE    QUATTROCENTO 

Elle  les  anime  d'une  vie  en  quelque  sorte  dynastique, 
les  façonne  selon  les  mêmes  plis,  met  du  galon  à  leur 
style  et  à  leur  habit,  les  introduit  à  l'Académie  qui  leur 
apprendra  le  latin,  les  initie  aux  belles  manières  et  au 
beau  langage.  Tous,  petits  ou  grands,  sent  courtisans, 
élèves  en  cet  art  délicat  des  Espagnols  que  Castiglione 
devait  appeler  maestri  di  cortiffianeriaK 

Le  peuple  ne  compte  pas.  Sans  doute  qu'il  existe 
aussi  bien  qu'ailleurs,  et  même  —  nous  l'avons  vu  —  plus 
qu'ailleurs.  Sans  doute  qu'il  chante  à  perdre  haleine 
dans  toute  la  frénésie  de  sa  folle  gaieté  ou  de  sa  chaude 
passion-.  Sans  doute  encore  que  le  latin  a  pu  s'inspi- 
rer de  ses  chansons,  de  ses  histoires,  de  ses  humbles 
et  pauvres  petits  genres,  que  Pontano  et  Sannazaro 
ont  été  ramasser  dans  la  rue.  C'est  que  le  latin  est  une 
pure  élégance  qui  impartit  la  beauté  à  tout  ce  qu'il 
touche.  11  traduit,  et  en  traduisant,  il  ennoblit.  En 
dehors  du  latin,  la  littérature  du  peuple  ne  saurait 
compter. 

Outre  que  le  peuple  est  la  valetaille,  et  qu'il  ferait 
une  figure  au  moins  curieuse  dans  une  salle  du  Cas- 
tello  Capuana  ou  dans  une  allée  du  jardin  de  Poggio 
reale,  le  peuple  parle  dialecte;  et  le  fait  du  dialecte 
lui  dénie  toute  existence  littéraire,  comme  le  fait  de  la 
monarchie  lui  dénie  toute  existence  sociale.  Il  parle 
dialecte,  c'est-à-dire  une  langue  débraillée,  aux  gestes 
canaille,  à  l'accent  voyou,  aux  métaphores  grotesques, 

1.  Le  premier  livre  de  Corligianeria  que  nous  possédions  est  celui 
d'un  Napolitain,  Diomede  Carafa.  —  Voir  les  extraits  qu'en  a  donnés 
M.  IJarbi  :  Libro  tlelli  precelli  o  vero  insiruzione  delli  Corlesani,  Her- 
game,  1897  (pernozzc;.  —  Cf.  T.  Persico,  Viomede  Carafa,  Naples,  1899. 

2.  «  Facean  scupare  innante  innante 

La  casa  de  le  amante  inullo  bene. 
Alla  partenza,  chêne  le  lassavano 
De  fructe  che  costavniio  dinare. 
Alcnno,  che  sparnn^^niare  non  volea, 
Aile  volte  spargea  dr  li  conliclti. 
Quisti  erano  delictti  inzoecherati  ! 
Cantavano  le  calate  a  vuce  sana, 
Li  strainbotti  gaytane  con  le  pippe.  » 

(F. Torraca,  Diacussioni  e  ncerche  lellerarie,  Livourne,  1888,  p.  li:!.) 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  395 

aux  expressions,  nous  dit  Ponlano,  «  sordides  et  ridi- 
cules'», sans  orthographe  reconnue  comme  sans  gram- 
maire établie,  sans  dignité  comme  sans  chef-d'œuvre, 
que  n'a  consacré  aucune  Divine  Comédie  et  qui  n'a 
acquis  ses  droits  d'entrée  dans  nul  salon.  On  la  fuit  et 
la  prohibe  comme  une  mauvaise  odeur.  Le  moyen, 
pour  des  esprits  bien  nés,  frottés  de  musc  et  portant 
des  gants,  de  s'arrêter  bien  longuement  à  des  chansons 
de  cet  ordre  : 

Lo  to'coyro  che  ey  spilato 
E  usalo  da  sperume 
Tu  sei  tanto  refutato 
Che  non  vale  per  stallone^? 

L'opportunité,  pour  des  hauts  personnages  galonnés 
et  cousus  d'or,  de  se  commettre  dans  la  crasse  et  la 
puanteur  du  Basso  Porto,  pour  en  rapporter  au  Palais, 
avec  des  locutions  poissardes,  delà  vermine  et  un  relent 
d'ail?  Et  quel  contraste  ferait  cette  langue  et  cet 
esprit  de  gargote  avec  les  grandes  salles  à  colon- 
nades et  à  dorures,  parmi  les  nobles  compagnies 
obéissant  à  l'étiquette, au  sein  des  augustes  assemblées 
où  règne  l'éloquence,  la  tenue,  la  majesté?  Gela  ferait 
rire,  et  de  fait  si,  en  vertu  de  la  bonhomie,  de  la  faci- 
lité de  relations  du  Quattrocento,  Cariteo,  Francesco 
Galeota,  Pietro  Jacopo  di  Jennaro  imitent  les  Strani- 
^o//^  populaires '^;  si  Pietro  Antonio  Caracciolo  intro- 
duit à  la  cour  des  Farse  Cavaioie^  où  daubant  ceux  de 

1.  «  Plebeia  verba  sordida  sunt  et  ridicula.  »  (Pontano.) 

2.  F.  Torraca,  Rimalori  napolelani  del  secolo  decimoquinto,  Discus- 
sion! e  ricerche  letterarie,  Livourne,  1888,  p.  160. 

3.  Il  est  curieux  de  voir  ce  que  devient  le  stramhotlo  dans  la  cour 
napolitaine.  Détourné  de  son  sens,  il  est  employé  à  résoudre,  devant 
une  société  galante  qui  applaudit,  des  cas  de  métaphysique  amoureuse. 
Francesco  Galeota  et  le  baron  de  la  Favarotta  disputent  en  strambotti 
de  qui  naquit  le  premier.  Jalousie  ou  Amour.  Francesco  Galeota  et 
Pier-Antonio  Caracciolo  s'informent  par  strambotli  de  l'état  respectif  de 
leur  cœur.  Cariteo  introduit  l'élégie  dans  le  slrambotto  Chez  Seraflno 
deU'Aquila  le  strambotto  devient  la  miette  sucrée  et  jolie.  —  Sur  ces 
essais  de  poésie  populaire,  voir  F.  Torracca,  Rimatori  napolelani  del 
secolo  decimoquinlo,  p.  119. 


396  LE    QUATTROCENTO 

la  Gava,  «  gens  de  grosse  pâte  »,  il  met  en  scène  des 
personnages  et  des  saillies  cueillies  dans  la  réalité  ^  ;  si 
Jacopo  Sannazaro  compose  ses  Gliomnieyn^  où  il  accu- 
mule pêle-mêle  les  propos,  locutions,  receltes,  supers- 
titions, «  sentences  et  sottises  de  l'antique  parler  napo- 
litain avec  digressions  très  ridicules^  »,  Sannazaro  et 
les  autres  s'amusent.  Le  peuple  sert  de  divertissement 
burlesque;  il  remplit  l'office  de  polichinelle  et  de  bouf- 
fon de  cour;  il  vaut  comme  intermède  comique;  mais 
une  fois  que,  par  ses  grimaces  ou  ses  calembredaines,  il 
aura  reposé  du  pompeux  et  du  suave,  son  rôle  sera 
terminé  et  son  existence  accomplie. 

A  Naples,  on  ne  peut  lui  accorder  d'aulre  réalité.  On 
ne  peut  partir  de  lui  comme  à  Ferrare  ou  revenir  à  lui 
comme  à  Florence.  On  ne  peut  se  retremper  et  se 
rafraîchir  dans  la  source  vive  de  la  pratique  et  de 
l'usage.  La  terre,  au  contact  de  laquelle  le  vieil  Antée 
prenait  des  forces  neuves,  salirait  les  genoux  de  ces 
beaux  courtisans;  la  verve  jaillissante  de  la  rue,  où 
avaient  bu  à  longs  traits  un  Boiardo,  un  Pulci,  un  Poli- 
tien,  est  ici  une  eau  fangeuse;  le  peuple  sera  ce  qu'on 
voudra,  le  maître  éternel,  le  poète  immorlellemont 
jeune  et  véritable,  celui  dont  les  leçons  sont  les  plus 
pures  et  les  meilleures  ;  on  ne  peut  y  prendre  garde  :  il 
parle  patois. 

Or,  pour  Naples  comme  pour  le  reste  de  l'Italie,  c'est 
une  nécessité  inéluctable  d'arborer  l'italien. 

Toutes  les  raisons  qui  militent  en  faveur  de  Titalien 
sont  valables  dans  celte  ville,  où,  après  Ponluno,  le 
latin  a  tout  dit,  comme  après  Polilien.  H  s'y  ajoute  l'in- 
térêt suprême  de  la  dynastie,  qui  commande  aux  Ara- 

\.  Un  iiiarii'-,  une  mariée,  une  vieille,  un  nol.-iire,  le  pi'ètre  nvoc  le 
diacre  et  un  troisiéinf;.  l'n  uiuladf,  trois  iMédicins,  un  ^'iinon  ol  une 
sorcière.  Ln  paysan,  doux  Cavaioli  et  un  Ksp.ijU'iud.  —  !■'.  Torrucn,  Le 
farse  cavuiule,  Studi  di  storia  letteraria  napolelana,  Livourne,  1884, 
p.  8:j. 

Cf.  l'A.  Le  f/irse  riapolelrme  del  Quattrocento,  p.  26.1.  Voir  ce  que  la 
ffirsfi  (h'vicfit  ilic/  Sannazaro. 

2.  K  Torrai-a,  /-/'  lUitmiiiieri  di  J.  San7iazaro,  CAorn  slor  délia  Iclt. 
jtul.  Turin,  I88i,  p.  'iO'J. 


1 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  397 

gons  de  se  rallier  à  ritalien  pour  faire  oublier  leur 
origine  étrangère  et  eiïaeer  l'injure  de  leur  usurpation. 
Enfin,  Florence,  la  cité  savante  par  excellence,  celle 
qui  brille  entre  toutes,  celle  qui  possède  la  suprématie 
incontestée  de  la  culture  et  de  la  poésie,  a  donné 
l'exemple  de  retourner  à  l'italien.  Elle  y  est  retournée 
à  la  suite  do  son  prince,  ce  merveilleux  et  magnifique 
Laurent,  qui,  encore  adolescent,  disputait  de  poésie  vul- 
gaire dans  les  rues  de  Pise  avec  l'infant  don  F'ederigo 
d'Aragon;  qui  lui  envoyait,  l'année  suivante,  un  recueil 
de  tous  les  vieux  poètes  toscans  qu'il  avait  pu  réimir  *  ; 
qui,  venu  lui-même  h  Naples,  entretenait  sans  doute 
la  cour  de  rimes  et  de  sonnets,  et  lui  montrait  des 
échantillons  de  son  savoir.  Naples  adopte  donc  l'ita- 
lien^; mais,  adoptant  l'italien,  —  il  faut  noter  le  fait, — 
elle  adopte  une  langue  étrangère. 

Elle  adopte  une  langue  qui  lui  est  aussi  lointaine, 
aussi  peu  domestique,  aussi  peu  familière  que  le  latin, 
non  recueillie  comme  un  héritage,  mais  demandant 
d'être  étudiée  comme  une  leçon,  qui  ne  chante  point 
sur  des  lèvres,  mais  qui  est  enfermée  dans  des  livres, 
qui  s'impose  de  par  l'autorité  extérieure  de  textes  qui 
font  loi,  qui  ofTre  des  difficultés  qu'il  faut  apprendre  et 
des  beautés  qu'il  faut  atteindre  et  que  le  premier  devoir 
est  de  ne  jamais  trahir.  Aussi  bien,  en  face  de  l'ita- 

1.  «  Essencio  nel  passait)  anno  nell'antica  pisana  città,  venisti  a 
ragionar  di  (|U('lli  clie  nella  loscana  lingua  poeticauierite  avessino 
scritto;  e  non  mi  tenue  punto  la  tua  Signoria  il  tuo  iodubile  desiderio 
nascoso;cioeraclie  per  mia  opra  tutti  questi  scrittori  si  fussino  insieme 
in  un  medesinio  volume  racculti.  Per  la  quai  cosa,  essendo  io  corne 
in  tutte  le  altre  cose  cosi  in  questo  ancora  desideroso...  alla  tua  ones- 
tissima  volontà,  non  sanza  grandissima  fatica  fatti  rittrovare  gli  antichi 
esemplari,  e  di  quelli  alcune  cose  nien  rozze  eleggendo,  tutti  in  questo 
présente  volumine  ho  raccolto  :  il  quale  mando  alla  tua  Signoria,  desi- 
deroso assai  ch'essa  la  mia  opra,  quai  ch'ella  si  sia,  gradisca...»  (Lâc- 
hent DE  Méiiicis,  Poésie,  éd.  Carducci,  p.  28.) 

2.  C'est  en  italien  que  le  roi  Ferrante  rédige  ses  très  remarquables 
lettres  diplomatiques,  que  Jonata  compose  son  poème  d'J?/  Giardeno, 
que  Masuccio  conte  son  Novellino,  que  fra  Roberto  prêche  son  Quare- 
shiuiie,  que  N'iccolo  dcl  Tuppo  traduit  Esope,  et  Albino,  Plutarque,  que 
P.  A  Caracciolo  compose  ses  farse  cavaiole,  que  Giuniano  Maio  com- 
pulse son  traité  De  maiesfate,  que  Galateo  écrit  son  Ësposizione  del 
Pater  nosler  et  que  Diomede  Garafa  élabore  ses  Memoriaii. 


398  LE    QUATTROCETNO 

lien  les  beaux  esprits  de  Naples  sont  dans  la  môme  posture 
que  les  humanistes  en  face  du  latin.  Et  ils  introduisent 
dans  l'italien  la  néfaste  tradition  de  l'humanisme. 

Ils  ne  disent  pas,  ils  répètent.   Ils  ne  créent  pas,  ils 
copient.  Ils  n'inventent  pas,  ils  imitent  ;  et  cela  ils  le 
font   tous,    depuis   le  grand  Sannazaro  qui   se  vante, 
comme  d'un  titre  de  gloire  «  de  n'avoir  jamais  fait  chose 
qu'il  n'ait  observée  chez  les  bons  auteurs  ^  »  jusqu'au 
pauvre  Perleoni,  scribe  de  la  chancellerie  royale,  qui 
s'intitule  «  l'humble  disciple    et  très  dévot  imitateur 
des  poètes  vulgaires-».   Us  imitent  Dante  comme  on 
pourrait  imiter  Homère  ;  ils  pastichent  Boccace,  comme 
d'autres  ont  pastiché  Ovide;  ils  s'inspirent  de  Pétrarque 
comme  tout  à  l'heure  ils  s'inspiraient  de  Cicéron.  Tout 
ce  que  nous  avons  dit  de  l'humanisme,  et  de  sa  défor- 
mation  livresque,    et    de   sa    discipline   littéraire,    se 
reproduit  ici  cruellement.  Entre  la  vie  et  la  représen- 
tation de  cette  vie,  s'interpose  toujours  l'écriture.  Pas 
un  geste  spontané,  pas  un  cri  jailli  du  cœur,  pas  un 
mot  immédiat,  original  et  sincère.  On  ne  saurait  rien 
voir,  rien  sentir,  rien  comprendre  directement;  il  faut 
toujours   le  modèle.    Modèles   grecs,   modèles  latins, 
modèles  toscans,  modèles  de  toute  sorte  et  de  toute  pro- 
venance, qu'on  sert  ensemble,  qu'on  respecte  ensemble, 
qu'on  accouple  ensemble,  en  leur  empruntant  tout  au 
monde,  et  avec  le  thème  l'accent,  et  avec  l'inspiration 
la  forme,  et  avec  la  matière  l'épithète  ^.  Sans  doule  que 
les  plus  grands  esprits  de  la  Renaissance  n'agissaient 
pas  différemment,  et  il  serait  facile  de  montrer  combien 
VOrlando  de   Boïardo  et  la  Giostra  de    Politien   sont 
des  œuvres  d'emprunt,  du  moins  Boïardo  et  Politien 
avaient,  pour  les  animer,  les  vivifier  et  les  empêcher 

1.  «  Non  credo  aver  Tatto  cosa  chc  non  l'nbbia  osservata  in  buoni 
auteri.  » 


2.  «  lliiriiile  (iiscinolo  et  imitutore  ficvotissiino  de  vul/jnri  poeti.  » 

3.  Pou  importe  la  source  d'où  l'on  lire  son  inspiration.  Cari 
emprunte  ù  Lucrèce  les  élo^^es  nue  celui-ci  adressait  à  Kpicure,  po 
célébrer  la  Vierge  Marie.  (Voir,  E.  Percopo,  op.  c,  I,  p.  CIA'I.) 


Cariteo 
ur 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  399 

de  sombrer  dans  le  style,  le  peuple,  c'est-à-dire  la 
nature  et  la  vie.  A  Naples,  monarchie  et  académie, 
la  nature  et  la  vie  sont  étouffées  par  la  convention. 
Il  ne  s'agit  pas  de  se  prolonger,  de  se  continuer, 
de  se  traduire  :  il  s'agit  d'obéir  à  des  règles  fixes  et 
à  des  beautés  patentées.  Il  ne  s'agit  pas  d'être  fidèle 
à  soi-même  ;  il  s'agit  d'être  fidèle  à  ïita/ianità,  où 
toute  grâce,  toute  noblessii,  toute  pureté  est  contenue. 
Il  ne  s'agit  pas  de  faire  des  choses  sincères,  il  s'agit  de 
faire  des  choses  exquises;  il  s'agit  d'aller  ramasser 
dans  tous  les  livres,  tous  les  textes,  toutes  les  leçons, 
que  l'érudition  italienne  et  latine  accumula  dans  la 
bibliothèque  royale,  les  inspirations  les  plus  suaves,  de 
les  coordonner  avec  agrément  et  de  les  adapter  à  la  vie 
conventionnelle  de  la  cour,  à  la  pompe  des  hautes 
salles,  aux  chamarrures  des  uniformes  brodés,  aux 
éventails  de  plume  des  dames  du  palais.  Aussi  bien  que 
nous  importent  ces  besognes  de  style,  auxquelles  San- 
narazo  consacra  de  son  aveu  trente-huit  ans  de  sa  vie  ? 
Toute  cette  vaine  élucubratlon  littéraire,  œuvre  de 
copie,  sans  racines  dans  la  substance  humaine,  con- 
damnée à  s'astreindre,  faute  de  matière,  aux  purs 
ravaudages  de  la  forme,  n'offre  d'intérêt  que  par  le 
«  seicentisnie  »  qu'elle  initie  et  que  par  le  geste  monar- 
chique qu'elle  inaugure. 

III 

Evidemment  qu'il  y  a  une  nature  à  Naples,  et 
laquelle  !  Ischia,  Procida,  Gastellamare,  Sorrente, 
Amalfi,  la  mer,  le  golfe  et  les  îles,  toutes  les  blancheurs 
et  toutes  les  splendeurs!  Mais,  au  lieu  de  descendre  sur 
la  plage  et  de  se  laisser  éblouir  par  cette  magie,  Sanna- 
zaro  s'enferme  dans  son  cabinet  et  se  bloque  derrière 
les  livres  1.  Autour  de  lui,  il  a  tous  les  livres,  depuis 

^.  F.  Torraca,  La  maleria  delV Avcadia  ciel  Sannazaro,  Gittà  di  Cas- 
tello,  1888. 


400  LE    QUATTROCENTO 

les  Idylles  de  Théocrite  jusqu'à  VAmeto  de  Boccace  et 
depuis  les  Eglor/ues  de  Virgile  jusqu'aux  Eglogiies  de 
Boiardo  ;  il  a  tous  les  livres  qu'on  peut  avoir:  il  a  Pon- 
tano  comme  il  a  Pétrarque;  il  a  Homère  comme  il  a  Giusto 
deiConti,  Ovide  comme  Luca  Pulci,  Nemesianus  et  Cal- 
purnius  comme  Jacopo  Fiorino  di  Boninsegni;  ilaSlace, 
Lucain,  Anacréon,  Catulle,  Tibulle,  Méléagre,  Âusone, 
Longus,  Séncque,  Perse,  Pline,  Pausanias,  Apulée, 
Claudien,  Lactance;  et  il  a  les  Evangiles.  Et,  avec  tous 
ces  livres,  dont  il  est  imbu,  gorgé  et  saturé,  Sannazaro 
élabore  son  Arcadia^,  c'est-à-dire  une  nature  léchée, 
soignée,  pomponnée,  émondée,  sablée,  sarclée  et  ràtis- 
séo  comme  un  parc  de  jardin  royal  et  propre  à  satisfaire 
le  rêve  champêtre  d'un  monde  de  cour-.  Hélas  !  oui,  il 
trouve  les  haies  de  jasmins  et  de  roses,  les  romarins  et 
myrtes  taillés  en  formes  de  tours,  le  lierre  et  l'osier 
qui  s'entrelacent  pour  figurer  un  navire.  Il  trouve  les 
bergers  mélodieux  et  suaves,  aux  attitudes  nobles  et 
aux  expressions  choisies,  qui  chantent  sur  le  luth, 
improvisent  des  vers,  tirent  de  l'arc,  joutent,  boivent 
dans  des  coupes  décorées  parMantegna,  soignent  leurs 
façons,  leur  sourire  et  leur  cave.  Il  trouve  les  bergères 
attifées  en  Nymphes.  Il  trouve  les  brebis  qui  ne  font 
jamais  de  crottin.  Il  trouve  le  bosquet  et  le  bocage.  Et 
il  trouve  le  langage  doux,  uni,  melliflue,  sans  aspérités 
et  saillies,  tout  sucre,  tout  lait  et  toutes  (leurs.  <(  Aus- 
sitôt que  la  belle  Aurore  eut  chassé  les  étoiles  noc- 
turnes et  que  le  coq  crête  eut  salué  de  son  chant  le 
jour  prochain,  indiquant  l'heure  où  les  bœufs  accouplés 
ont  coutume  de  retourner  à  la  fatigue  habituelle,  un 
des  pasteurs,  s'étant  levé  avant  tous  les  autres,  alla 
réveiller  la  compagnie  de  son  cor  rau(|ue  aux  sons 
duquel  chacun,  laissant  son  lit  paresseux,  se  prépara, 
avec  l'aube  blanchissante,  à  de   nouveaux  plaisirs;  et 

1.  Sanxazaho,  Àrcadia,    con    note  ed  introduzione  di   M.    Schcrillo, 
Turin,  18«8. 

2.  Comparer  VA'cntlia  avec  lu  description  du  Popf^io  renie  diins  le 
poème  français  contemporain  du  Vev<iier  iChonneur. 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  401 

ayant  chassé  du  bercail  les  troupeaux  empressés,  et 
nous  étant  mis  en  route  avec  eux,  qui,  pas  à  pas,  réveil- 
laient de  leurs  clochettes  les  oiseaux  somnolents  par 
les  forêts  silencieuses,  nous  nous  en  allions  pensifs, 
cherchant  où  nous  aurions  pu  tout  le  jour  pâturer  et 
demeurer  pour  le  plaisir  de  chacun  ^  » 

Evidemment  qu'on  aime  à  Naples.  On  aime  avec 
cette  fougue  passionnée,  cette  ardeur  sombre,  cette  sen- 
sualité lourde  et  païenne  que  conseille  l'astre  qui  brûle. 
La  littérature  ne  s'en  souvient  pas.  Elle  imite  Pétrarque, 
le  poète  élégant,  aux  sentiments  bien  appris,  aux  états 
d'âme  bien  portés,  à  la  mélancolie  de  qualité  patri- 
cienne. «  Notre  Pétrarque  !  »  dira  Francesco  Galeota, 
comme  on  disait  jadis  :  «Notre  Gicéron  !  »  Et  nous 
avons  le  prétrarquisme  qui  vaut  toutjustementle  cicé- 
ronianisme.  Oh!  ces  Garmosina,  ces  Cassandra,  ces 
Virbia,  ces  Bianca,  ces  Diana,  ces  Béatrice,  que  tous 
exaltent  à  l'unisson,  toutes  divines,  toutes  blondes, 
toutes  cruelles,  toutes  irréelles  et  toutes  pareilles! 
Cheveux  d'or  et  dents  de  nacre,  seins  de  neige  et  lèvres 
de  rose,  teint  de  lys,  cous  d'ivoire  !  Oh  !  ces  galants 
morfondus,  qui  continuellement  se  repaissent  de  vent 
et  de  fumée,  tremblent,  hésitent,  supplient,  geignent, 
plaignent,  brûlent,  meurent,  ressuscitent,  remeurent  et 
chantent,  sur  le  même  ton,  la  même  antienne  de  la 
main  de  leur  Dame,  du  gant  de  leur  Dame,  du  collier 
de  leur  Dame,  du  voile  de  leur  Dame  et  du  miracle  qui 
unit  chez  leur  Dame  Cruauté  et  Amour.  Et  ce  sont  les 
sublimités  platoniques,  les  extases  célestes,  les  pâmoi- 
sons spirituelles,  les  langueurs  mouillées,  les  proster- 

1.  «  Ne  più  tostola  bella  Aurora  caccio  le  notturne  stelle,  e'I  cristato 
gallo  col  suo  canto  salutù  il  vicino  giorno,  significando  l'ora  che  gli 
accoppiati  buoi  sogliono  alla  fatica  usata  ritornare,  ch'un  de'  pastori 
prima  di  tutti  levatosi  ando  col  rauco  corno  tutta  la  brigata  destando; 
al  suono  del  quale  ciascuno  lasciando  il  pigro  letto,  si  apparecchiù  con 
la  biancheggiante  Alba  alli  novi  piaceri,  e  cacciati  dalle  mandrt  li 
volenterosi  greggi,  e  postine  con  essi  in  via,  li  quali  di  passo  con  le  loro 
campane  per  le  tacite  selve  risvegliavano  i  sonacchiosi  uccelli;  anda- 
vamo  pensosi  itnniaginando  ove  con  diletto  di  ciascuno  avessimo  como- 
damente  potuto  il  giorno  pascere  e  diuiorare.  » 

II.  26 


402  LE    QUATTROCENTO 

nations,  les  agenouillements,  les  nostalgies,  les  rêves,. 
les  émois,  sans  oublier  les  soliludes  champêtres  et  les 
cheveux  coupés  en  quatre  du  sentiment.  Et  ce  sont  les 
soupirs  qui  dévorent  comme  un  vent.  Et  ce  sont  les 
larmes  qui  tombent  comme  une  pluie.  Et  ce  sont  les 
fers,  les  chaînes,  les  cages,  les  rets,  les  filets,  les  ban- 
deaux, les  (lambeaux,  les  glaces,  tout  l'attirail  de 
Cupidon,  tout  le  magasin  de  Gythère,  tout  l'arsenal  de 
Paphos,  auquel  il  faut  ajouter  les  rayons,  les  étoiles  et 
les  soleils.  Partout  l'étrange  maladie  avait  sévi;  nous 
avons  vu  combien  de  princes,  de  beaux-esprits,  de  juris- 
consultes et  de  notaires  en  furent  atteints,  et  que  Lau- 
rent de  Médicis  lui-même,  si  clair,  si  joyeux,  si  heu- 
reusement équilibré  pourtant,  ne  fut  pas  épargné;  à 
Naples,  elle  fait  d'effrayants  ravages. 

Tous  pétrarquisent,  le  prince  Ferrandino  et  le  scribe 
Perleoni,  le  noble  Sannazaro  et  l'Espagnol  Gariteo, 
Petrucci,  Galeota,  Garacciolo,  Tebaldeo  de  Ferrare, 
Serafmo  dell'  Aquila'.  Tous  imitent  Pétrarque,  àl'envi, 
à  qui  mieux  mieux,  à  journée  faite,  et  comme  on  n'imite 
jamais  l'inimitable,  ce  qu'ils  retiennent  de  Pétrarque, 
ce  n'est  pas  son  esprit,  mais  son  bel-esprit,  non  son 
génie,  mais  sa  manière,  qui  va  devenir  le  manié- 
risme'. 

Gariteo  aime  une  Dame  qu'il  appelle  Luna.  Properce 
n'avait-il  point  baptisé  sa  maîtresse  Gynthia?  Et  ce 
nom  de  Luna  lui  est  occasion  de  calembours  infinis. 
Luna  n'est  pas  lune,  mais  soleil  clair  et  vivant.  Le 
visage  de  Luna  est  le  soleil  de  sa  lune.  Si  Luna  venait 

1.  A  côté  du  canzonière  de  Sannazaro,  nous  avons  un  canzonière  de 
Gariteo  (pub.  par  E.  Fercopo,  Naples,  1892),  un  canzonière  de  .lennaro 
(put),  par  N.  Barone,  Naples,  1883),  un  canzonière  de  Petrucci  (pub.  par 
J.  Le  Uoultre  et  V.  Schultze,  Uolo{,'ne,  1879),  un  canzonière  de  Serafino 
deirAf|uiia(pub.  par  M.  Menf,'hini,  Holo^^ne,  1894).  Nous  avons  le  canzo- 
nière de  Perleoni,  qui  fut  iuipriuié  à  iMilan  en  1 192,  et  nous  avons  le 
recueil  de  [)oétes  napolitains,  que  réunit,  en  14(18,  le  comte  de  Popoli, 
(l.  CanteliMo  :  lUtiutlori  napolelani  ciel  Quattrocento,  pub.  par  M.  Man- 
dulari,  Caserte,  ISS'î. 

2.  A.  lJ'Anc(»na.  Del  seirentismo  nella  poesin  cortiginna  delsecoloXV. 
Studi  sullu  pocsia  popolare  dei  priini  secoli,  Milan,  1891,  p.  151. 


1 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  403 

à  mourir,  il  y  aurait  au  ciel  deux  soleils  et  deux  lunes. 
Luna  est  partie  pour  l'Espagne  :  les  yeux  du  poète 
appareillent  à  sa  suite.  Ils  embarquent  sur  la  nef  de  la 
Hardiesse  et  de  l'Espérance.  Ils  ont  pour  voile  le  Désir, 
pour  pilote  l'Amour,  pour  vent  les  Soupirs  qui  poussent 
le  bateau  sur  la  mer  de  Souci.  Un  nuage  de  Dédain 
fond  sur  l'embarcation.  L'Espérance  et  la  Hardiesse 
meurent  dans  le  naufrage.  Seuls  les  yeux  du  poète 
cachés  par  le  pilote  Amour  en  réchappent  et  ils  con- 
tinuent à  brûler. 

Tebaldeo,  élève  de  Cariteo,  renchérit  sur  son  maître. 
Sa  Dame,  dansant  dans  un  bal,  se  prend  à  saigner  du 
nez  :  c'est  Amour  qui  l'a  frappée.  Mais  Amour,  étant 
aveugle,  s'est  trompé;  au  lieu  de  frapper  le  cœur  qu'il 
visait,  il  a  touché  le  nez.  Sa  Dame  se  promène  un  jour 
qu'il  neige  ;  chacun  s'émerveille  qu'en  môme  temps  la 
neige  tombe  et  le  soleil  luise.  Cependant  sa  Dame  est 
plus  blanche  que  la  neige  ;  alors,  de  jalousie,  la  neige 
se  convertit  en  glace.  La  maison  de  sa  Dame  vient  à 
brûler  :  le  poète  se  garderait  bien  d'aller  aider  à 
éteindre  l'incendie,  car  étant  feu  lui-même,  il  augmen- 
terait le  désastre.  C'est  ainsi  que  les  gens  accourus  au 
secours,  enflammés  par  les  yeux  de  sa  Dame,  com- 
mencent à  prendre  feu,  tellement  qu'ils  doivent  em- 
ployer l'eau  à  s'éteindre  eux  les  premiers. 

Serafino  dell'  Aquila,  élève  de  Cariteo  et  de  Tebaldeo, 
est  comme  une  luciole,  grâce  au  feu  dont  il  brûle,  et 
peut  servir  do  fanal  au  pèlerin  perdu.  Il  est  soupir,  et 
peut  servir  de  vent  au  navire  en  panne.  Il  est  larmes, 
et  peut  approvisionner  d'eau  une  place  assiégée. 
L'éventail  de  plumes  de  sa  Dame  est  fait  des  ailes  de 
Gupidon.  La  pierrerie  que  sa  Dame  porte  au  doigt  est 
une  fleur  pétrifiée  par  son  regard.  La  dent  qui  manque 
à  sa  Dame  est  une  fenêtre  ouverte  par  Amour  :  Amour, 
logé  dans  la  bouche  de  sa  Dame,  arracha  cette  dent 
pour  guetter  l'ennemi  par  ce  pertuis  et  lui  décocher  son 
trait  à  coup  sûr.  Serafino  est  tellement  enflammé  que 


404  LE    QUATTROCENTO 

ses  habits  brûlent,  que  ses  soupirs  rôtissent  les  oiseaux 
du  ciel,  qu'il  marche  dans  une  enveloppe  de  fumée. 
Jetant  bas  ses  habits,  il  se  précipite  nu  dans  la  mer  ; 
la  mer  s'enflamme  et  met  le  feu  aux  rochers  qu'elle 
bat.  Il  avale  de  la  neige  ;  cette  neige  elle-même  se  con- 
vertit en  feu  dans  son  ventre.  Il  garde  dans  son  cœur, 
percé  comme  une  pelote,  trois  choses,  à  savoir  :  de  la 
braise,  l'image  de  sa  Dame,  l'or  des  traits  de  Gupidon  : 
tout  l'essentiel  pour  frapper  autant  de  médailles  à 
l'effigie  de  sa  Dame  qu'il  voudra 

11  faut  entendre  ces  grâces  mignardes,  ces  joliesses 
prétentieuses,  ces  afféteries  de  salon  :  «  Vos  yeux, 
chante  Serafino,  crient  à  mon  cœur  :  «  Alerte,  Alerte  !  » 
Car  ses  défenses  sont  courtes,  courtes.  «  Sus  !  Sus  !  Au 
pillage!  Au  pillage!  Qu'il  meure!  Qu'il  meure!  Qu'il 
brûle!  Qu'il  brûle!...  »  Mais  moi,  doucement,  douce- 
ment, je  dis  alors,  alors  :  «  0  mort,  ô  mort,  viens  t'en, 
viens  t'en,  accours,  accours  !  »  Tantôt  bien  haut,  bien 
haut,  tantôt  muet,  muet,  je  crie:  «  Au  secours,  au 
secours!  De  l'eau,  de  l'eau!  Au  feuM  >/ 

Et  avec  la  pastorale  et  la  préciosité  sévit  l'éloquence. 

Les  poètes  courtisans  de  Naples  vont  chercher  dans 
le  latin  le  style  oratoire,  le  style  togé,  drapé,  solennel, 
officiel,  public,  qu'appellent  les  cérémonies  augustes 
et  les  salles  U  colonnes,  et,  dans  la  prose  et  la  poésie 
italiennes,  ils  introduisent  sa  sonorité  magniloque,  son 
attitude  de  pompe,  son  bruit  de  buccin  et  de  triompbe. 

Sannazaro  dédie  à  la  noble  dame  Cassandra  Mar- 
chese  soncanzonnière  en  ces  termes  :  «  Non  autrement 
qu'après  grave  tempête,  le  nocher  pâle  et  travaillé, 
découvrant  de  loin  la  terre,   s'efforce  de  tout  son  zèle 

1,  «  Gridrin  voslri  occlii  a  inio  cor:  —  fora  fora 

Chè  le  (lifese  sue  son  corte,  corte. 
Su  su,  a  sacco  a  sacco,  inora  niera, 
Arda  arda,  al  freddo,  al  Treddo,  forte  forte  ! 
lo  pian  pian  dico  dico  allorii  allora  : 
Vieti  viciii,  accorri  accorri,  o  morte  n»orte. 
Or  grido  ^rido,  alto  alto,  or  niuto  nmto, 
Acqua,  acqua,  al  fuoco  al  fuocu,  aiuto  aiuto  I  » 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  405 

d'y  aborder  pour  son  salut  et  d'y  recueillir  le  mieux 
qu'il  peut  les  fragments  de  sa  barque  brisée,  j'ai  pensé 
ô  rare  et  au-dessus  de  toute  autre  valeureuse  Dame, 
après  tant  d'accidents  grîTice  au  ciel  esquivés,  t'adresser 
à  toi  comme  à  un  port  très  désiré,  les  épaves  de  mon 
naufrage,  estimant  ne  pouvoir  les  garer  en  aucun  lieu 
mieux  à  propos  que  dans  ton  très  chaste  giron,  où  de 
tout  temps  les  Muses  sacrées  avec  la  savante  Pallas 
demeurent  heureusement  et  avec  plaisir  ^  »  Et  l'humble 
conteur  Masuccio,  rivalisant  avec  Sannazaro,  appor- 
tant à  la  cour  son  Novellino,  comme  le  rustre  offrait 
de  l'eau  à  Xerxès,  en  initie  la  troisième  partie  comme 
suit  :  «  Ayant  fini  mon  voyage  maritime  accompagné 
de  raisonnements  aimables  et  caressants,  et  ma  barque 
nautique  étant  conduite  à  terre,  et  ses  voiles  étant 
ployées,  et  les  salutations  étant  recueillies,  et  les  rames 
et  le  gouvernail  étant  mis  en  lieu  sûr,  et  ayant  rendu 
selon  nos  forces  à  Eole  et  à  Neptune  les  grâces  qui  leur 
sont  dues,  et  ayant  abandonné  complètement  les  délec- 
tables rivages,  il  me  semble  qu'il  est  grand  temps 
désormais  de  mettre  en  partie  à  etfet  ma  longue  délibé- 
ration, et  cheminant  par  des  sentiers  âpres  et  ombreux, 
de  continuer  jusqu'à  la  fin  cette  troisième  partie  de 
mon  Novellino  avec  un  parler  moins  fier  et  acerbe  que 
la  première-.  » 

1.  «  Non  altrimenti  che  dopo  grave  tempesta  pallido  e  travagliato 
nocchiere  da  lunge  scoprendo  la  terra,  a  nuella  con  ogni  studio  per  suc 
scanipo  si  sforza  di  venire  ;  e,  come  inigliore  puo,  i  frainmenti  racco- 
gliere  del  rotto  legno;  ho  pensato  io,  o  rara,  e  sopra  le  aitre  valorosa 
Donna,  dopo  tante  fortune  (mercè  del  Gielo)  passate.  a  te,  come  a  porto 
desideratissimo,  le  tavole  indirizzare  del  luio  naul'ragio  ;  stiniando  in 
niun  loco  potere  più  comodaniente  salvarle  che  ne!  tuo  castissimo 
grembo,  nel  quale  d'ogni  tempo  le  sacre  Muse,  con  la  dotta  Pallade 
lelicemente,  e  con  diletto  dimorano.  »  (Sannazako,  Le  lUtne.) 

2.  «  Finito  il  mio  maritimo  viaggio  di  vezzosi  e  piacevoli  ragiona- 
menti  accompagnato,  el  nautile  legno  a  terra  subdutto,  e  le  sue  vêle 
niegate,  e  i  saluti  raccolti,  remi  e  temone  riposti  in  assetto,  e  a  Eolo  e  a 
Nettuno  quelle  débite  grazie  rendute  che  di  esprimere  mi  sono  state 
concasse,  lasciati  dal  tutto  H  dileltevoli  liti,  mi  pare  ornai  assai  dovuta 
cosa  la  mia  lunga  deliberatione,  in  parle  ad  etl'etto  mandare;  e  cammi- 
nando  per  aspri  e  ombrosi  sentieri,  questa  terza  parte  del  mio  Novellino 
con  meno  fiero  ed  acerbo  parlare  che  la  prima  insino  a  la  fine  conti- 
nuare.  »  (Masuccio,  Novellino,  p,  237.) 


4C6 


LE    QUATTROCENTO 


Pour  célébrer  la  Nativité  de  laVicrge,  Gariteo,  ins- 
piré de  Claudicn,  adresse  au  Soleil  cette  prière:  «  Soleil, 
maintenant  plus  clair  et  rempli  d'allégresse  que  jamais, 
illustre  le  monde,  aujourd'hui  que  l'humanité  fut  si 
glorieusement  ornée  du  bien  divin,  aujourd'hui  que  se 
célèbre  l'anniversaire  annuel  de  la  Nativité  de  cette 
déesse  de  pudeur,  qui  était  créée  avant  que  le  monde 
fût,  âme  immaculée,  à  qui  le  Seigneur  qui  régit  l'uni- 
vers a  dit  :  «  Toi  seule  me  plut  sans  seconde,  épouse 
par  moi  élue,  vierge  éternelle  !  »  dans  le  corps  intègre, 
intact  et  pur  de  laquelle  fut  jadis  fondé  le  temple  et  la 
maison  du  Rédempteur  du  monde  *  !  >> 

Le  prince  porte  l'ordre  de  l'Ermellino  sur  son  man- 
teau rouge.  C'est  l'argument  d'un  sonnet  :  «  L'habit, 
Monseigneur,  qui  voile  d'un  feu  sacré  ton  angélique  et 
divine  poitrine,  et  cette  légère  et  candide  hermine  qui  en- 
veloppe de  son  noble  emblème  ton  beau  cou,  symbolisent 
les  vertus  de  cette  intacte  plante  sacrée,  qui  te  montre 
au  ciel  son  chemin,  où,  poursuivant  ta  royale  destinée, 
tu  n'as  à  craindre  nulle  oiïense  mondaine  des  mortels '2.  » 
Ferdinand  le  Catholique  a  pris  Grenade  aux  Maures. 
Voici  comme    on  félicite  sa  sœur  Jeanne    d'Aragon  : 

1.  «  Sol  cliiaro  or  più  che  mai  pien  cli  letizia 
Lustra  il  inondo  ;  or  che  fu  con  lantu  gloria 
Del  ben  divino  umanitade  ornata; 

Or  che  del  di  natale  anriua  inemoria 

Si  fa  di  quella  Dea  di  pudicizia 

Che,  pria  che  '1  secol  tusse,  era  creata  : 

Quell  aima  immaculata 

A  cui  disse  il  Signer  che  il  ciel  governa  : 

—  Tu  scia  mi  piacesti  senza  exemple, 

Sposa  eletta  per  me,  vergine  eterna!  — 

Nel  cui  sincero  corpo,  intatto  e  nmndo, 

Fu  già  fundato  il  templo, 

Ë  la  naagion  del  redemptor  del  mundo.  » 

(OiuTEO,  Le  Rime.) 

2,  «  La  veste,  signor  mio,  che'n  foco  accesa 
Vêla  il  tuo  petto  angclico,  e  divino, 

Con  quel  leggiadro  e  candido  prmcilino 
Ch'ai  tuo  bel  cullo  avvolge  l'alla  imi)n;sa. 

Son  le  virtii  <li  (jnella  sucra  illcsa 
Planta  ch'al  cielo  ti  uioalra  il  suo  cammino; 
Ncl  quai  seguendo  il  tuo  real  destiiio 
Non  abbi  a  temer  mai  mondana  ollesa.  » 

(San.nazaho,  Le  IHme.) 


LA    RENAISSANCE    A    NAPLES  407 

«  Mais  lorsque  tu  entendras  ton  frère  chanter,  dis- 
moi,  dis-moi,  pourras-tu,  haute  reine, réfréner  tellement 
ton  âme  divine  et  sacrée  qu'elle  ne  répande  alors  ten- 
drement une  ou  deux  petites  larmes,  et  que,  soupirant 
avec  ferveur  d'un  amour  fraternel,  regardant  joyeuse- 
ment vers  Castille,  elle  u'indique  point  au  loin  de  la 
main  à  ta  chère  fille  ce  pays  où  il  y  eut  d'âpres  offenses, 
■des  fatigues,  des  efforts,  et,  à  la  faveur  des  étoiles  amies, 
la  belle  victoire  de  Ion  frère  bien-aimé^.  »  Et  comme 
les  barons  ourdissent  contre  le  roi  une  de  ces  lointaines 
et  sourdes  conspirations  qu'il  faudra  couper  avec  la 
hache  du  bourreau,  Sannazaro  s'imagine  les  arrêter  par 
le  moyen  d'une  similitude  :  «  De  môme  que  le  juste  et 
sublime  moleur,qui  voit  tout  et,  de  sa  loi  éternelle,  tem- 
père les  choses  humaines  et  divines,  régit  là-haut  et 
gouverne  le  soleil  qui  siège  seul  et  supérieur  parmi  les 
âmes  lumineuses  et  élevées,  de  môme  il  désigne  ici- 
bas  qui  doit  tenir  les  rênes  en  ses  mains.  Aussi  d'une 
âme  déchargée  de  soupçon  et  de  mépris,  d'un  cœur 
rempli  d'aménité  et  de  douceur,  retournez  à  votre  pre- 
mière condition'!  » 


1.  «  Ma  tu  quando  cantare  l'udirai 
Dimi,  diini,  potrai,  Alla  Regina 
Frenar  la  tua  divina  e  sacra  mente, 
Che  pur  teneramente  allor  non  H:ette 
Una  o  due  lachryuiette,  e  cou  lervore 
Gon  un  fruterno  aaiore  sospirando 

E  allegra  niirando  in  ver  Gastiglia 
Alla  tua  cara  figiia  con  la  uiano 
Non  niostri  da  lontano  quel  paese 
Ove  fur  le  aspre  olFese  e  le  fatiche 
E  con  le  stelle  amiche  il  vincer  belle 
Del  tuo  amato  fratello...  » 

(Sannazaro,  Il  trionfo  délia  fuma.) 

2.  «  L'alto  e  giusto  Motor  che  tutto  vede 
E  con  eterna  legge 

Tempra  le  umane  e  le  divine  cose, 

Siccome  ei  sol  la  su  governa  e  regge 

R  solo  in  alto  sede 

Fra  quelle  anime  elette  e  luminose, 

Cosî  qua  giù  propose 

Chi  de'  mortali  avesse  in  mano  il  freno  : 

Chè  mal  senza  rettor  si  guida  barca. 

Perù  con  lalma  scarca 


408  LE    QDATTROCENTO 

C'est  ainsi  qu'en  dépit  de  tant  de  choses  charmantes 
et  dignes  d'intérêt,  au  moment  même  oii  la  Renaissance 
esta  peine  éclose  et  oii  la  Giostra  de  Politien  garde  dans 
ses  vives  arêtes  je  ne  sais  quel  ressouvenir  de  la  rude 
et  robuste  Commune,  Naples,  dont  l'âme  s'est  liquéfiée 
au  soleil  de  la  monarchie,  développe  le  germe  de  la 
décadence. 

Désormais  le  cercle  est  bouclé,  et  l'œuvre  du  Quattro- 
cento est  accomplie.  Toutes  les  voies  littéraires  que 
suivra  le  siècle  à  venir  sont  ouvertes.  A  Machiavel,  à 
Guichardin,  au  Castiglione,  Leone-Battista  Albert!  a 
donné  la  prose,  et  les  princes,  les  politiques,  les  cour- 
tisans ont  donné  la  matière.  A  l'Arioste,  Politien  a 
donné  la  forme  et  Boïardo  le  fond.  Au  chevalier  Marin, 
Naples  a  donné  le  mauvais  goût. 

Houlettes  et  pastorales,  madrigaux  et  dithyrambes, 
festons  et  astragales  ;  ornements,  préciosités,  mièvre- 
ries, concetli;  le  geste  grandiose  et  la  miette  mignarde, 
l'enjolivure  et  la  boursoufflure,les  afféteries  maniérées, 
tortillées,  chiffonnées,  et  les  métaphores  à  panaches,  les 
hyperboles  dressées  sur  leur  cothurne,  la  sonorité  con- 
tinue; toutes  ces  efflorescences  du  vide  qui  s'enfle  ou 
se  brode,  se  tuméfie  ou  se  ravaude,  se  pavane  ou  se  pom- 
ponne ;  toute  cette  littérature  de  monarchie  qui  va  s'ac- 
croître, prospérer,  infester  les  cours  d'Espagne,  d'An- 
gleterre, de  France  :  tout  cela  est  né. 

Il  faudra  la  Révolution  pour  le  détruire. 

Di  sospetto  e  di  sdegni,  e  col  cor  pieno 
D'un  placer  dolce  ameno, 
Al  voslro  s  ta  to  primo 
Ititurnate...  » 

(Sannazaho,  Le  Rime.) 


LIVRE  CINQUIÈME 
CONCLUSION 


JÉRÔME    SAVON AROLE    ET    l'eXPÉDITION     DE    CHARLES  VIII 

Si  Ton  compare  la  fin  du  Quattrocento  à  ses  débuts, 
les  progrès  sont  évidents. 

La  culture,  jadis  confisquée  par  l'Eglise,  s'est  faite 
laïque  et  mondaine  ;  l'antiquité  s'est  opposée  à  lascolas- 
tique  ;  Platon  a  été  dressé  à  côté  d'Aristote  ;  et  le  retour 
à  l'italien  marque,  aussi  bien  que  le  déclin  de  l'Aca- 
démie platonicienne,  le  prochain  abandon  de  toute  disci- 
pline d'autorité  1. 

La  méthode  critique,  initiée  par  les  humanistes,  a 
jeté  les  bases  du  principe  du  libre  examen  qui,  s'il  n'est 
encore  définitivement  obéi,  accomplit  son  chemin  silen- 
cieux dans  les  intelligences.  La  méthode  expérimentale 
est  pour  ainsi  dire  universellement  proclamée.  Et  déjà,  à 
côté  de  ces  hommes  de  «  discrezione  »  qui,  durant  tout  le 
siècle  l'appliquèrent  constamment  dans  leur  vie,  d'excel- 
lents esprits  sont  nés  qui  vont  lui  soumettre  leur  raison-, 

A  l'école  du  modèle  antique,  l'art  s'est  épuré;  il  a 
pris  des  leçons  de  composition,  de  tenue  et  de  théorie; 
il  a  conçu  un  nouvel  idéal  de  beauté,  exigeant  la  forme 
limpide,  l'harmonie  logique,  la  proportion  divine;  et 
cela,  non  seulement  dans  la  poésie,  mais  dans  les  arts 

1.  «.  Prends  garde,  dit  Leone-Battista  Alberti,  que  la  Toi  illimitée  en  un 
seul  homme  ne  te  mette  et  ne  retienne  dans  Terreur.  » 

2.  «  L'expérience,  dit  Savonaroie,  est  la  maîtresse  de  la  vie.  »  «  L'expé- 
rience, dit  Giuniano  Maio,  est  chose  certainement  plus  utile  que  la 
science,  car  la  science  sait  très  bien  dire,  mais  l'expérience  sait  beau- 
coup mieux  faire.  »  «  Fuis,  dit  Léonard  de  Vinci,  les  préceptes  de  ces 
spéculateurs,  dontles  raisons  ne  sont  point  confirmées  par  l'expérience.  » 
Et  encore  :  «  La  nature  est  remplie  de  raisons  infinies  qui  ne  furent 
jamais  mises  en  expérience.  » 


410  LE    QUATTROCENTO 

du  dessin,  où,  aux  naïfs  empiristes  d'une  fois,  com- 
mencent à  succéder  des  hommes,  qui  comme  Bramante, 
Raphaël  et  Michel-Ange,  savent  se  hausser  jusqu'à  la 
réalité  de  l'idée.  Et  Leone-Battista  a  pu  enseigner  à 
Léonard  de  Vinci  «  qu'il  sied  à  une  storia  de  mettre  en 
scène  peu  de  personnages,  comme  à  la  bouche  d'un 
prince  de  prononcer  peu  de  paroles.  » 

L'éducation,  la  condition  de  la  femme,  la  législation 
pénale,  l'assistance  publique  se  voient  renouvelées  et 
améliorées.  Des  idées,  neuves  jusqu'à  sembler  des  idées 
d'aujourd'hui,  circulent  dans  l'air.  L'imprimerie  s'est 
répandue.  Christophe  Colomb  a  découvert  l'Amérique. 

Les  sciences  pures  comptent  des  initiateurs  hardis  et 
puissants,  comme  le  géomètre  Luca  Paccioli ,  l'astronome 
Paolo  Toscanelli,  le  peintre  Léonard  de  Vinci'  ;  elle  les 
recrutent  jusque  dans  les  lettres,  où  Pontano  et  Pic  de 
la  Mirandole,  par  exemple,  pressentent  quelques-unes 
des  théories  les  plus  modernes-.  La  science  politique 
a  été  fondée  expérimentalement  par  les  princes.  La 
science  militaire  a  été  fondée  expérimentalement  par 
les  condottières.  La  Signorie,  substituant  à  l'agglomé- 
rat de  la  commune  médioévale  l'unité  de  la  tyrannie,  a 
inauguré  le  fonctionnement  de  l'état  moderne.  Avant, 
jadis,  nous  nous  sentions  dans  un  régime  dont  la  for- 
mation intellectuelle  apparlenait  au  passé;  aujourd'hui 
nous  nous  sentons  dans  un  régime  dont  la  formation 
intellectuelle  est  la  nôtre.  Et  si  l'on  réfléchit  que  c'est 
l'Italie  à  elle  seule,  livrée  à  ses  propres  forces,  sans 
influences  étrangères  et  collaborations  du  dehors,  qui 
a  accompli  ce  pas  décisif,  on  comprend  de  quelle 
lumière  elle  resplendit.  Elle  se  dresse,  au  centre  d'une 

1 .  L'art  ne  constitue  qu'une  étaije,  la  nreniière,  du  développement  de 
Léonard  de  Vinci.  (Lrojiakdo  da  Vinci,  Frammenli  letlerari  e  filosofici, 
pub.  par  K.  Solini.  Florence,  1899. 

2.  M.  L^'on  Dorez  j)rctend  que,  dans  son  Adversi/s  Aslroloqinm  diviiia- 
Iricem,  Pic  de  la  .Viiranilole  «  s'est  avancé  jusqu'au  bord  de  la  science 
moderne  ».  (iiorn.  stor.  délia  lett.  it.  Turin,  181>'J,  p.  ii'JS.  —  Le  pncuie 
des  Mfiléoiea  de  Pontano  lui  assure,  selon  M.  (i.  lionito,  une  petite  place 
parmi  le»  précurseurs  de  la  géologie  et  de  la  paléontologie  modernes. 
(G.  liufflto,  Un  poeta  délia  tneleorologia,  Naples,  18'J9.) 


JÉRÔME   SAVONAROLE   ET  i/eXPÉDITION    DE   CHARLES   VIII    411 

Europe  encore  barbare,  comme  un  fanal.  Elle  est  l'ini- 
tiatrice intellecluelle  par  excellence,  la  patrie  de  l'esprit 
et  de  la  beauté,  la  roule  de  l'avenir  et  du  progrès.  On 
vient  chez  elle  chercher  des  leçons  et  des  exemples,  se 
débrouiller  le  cerveau  et  s'affiner  le  goût,  prendre  con- 
tact et  prendre  langue.  Un  stage  dans  ses  villes  d'élé- 
gance et  d'érudition  s'impose  désormais  à  l'honnête 
liomme. 

Du  même  coup  elle  est  frappée  à  mort.  Elle  est  pro- 
fondément atteinte  aux  sources  mêmes  de  la  vie.  Elle 
est  déchue  de  la  hauteur  souveraine  oij  l'avait  portée 
le  rêve  gigantesque  et  titanique  de  l'âge  précédent. 
Elle  s'est  appauvrie  dans  la  mesure  môme  où  elle  s'est 
civilisée.  Elle  a  perdu  les  rudes  et  solides  vertus  qui 
l'asseyaient  sur  une  base  de  croyance,  de  civisme  et 
d'amour.  Jadis,  héroïque,  robuste  et  primitive,  elle 
pouvait  concevoir  une  Dwine  comédie;  aujourd'hui, 
courtisane,  voluptueuse  et  trop  savante,  elle  n'élucubre 
plus  que  les  Stances  d'un  Politien.  La  foi  le  cède  à  la 
culture,  la  matière  à  la  forme,  le  sentiment  à  l'art.  Un 
univers  entier  s'est  écroulé  sans  que  rien  de  cohérent 
et  de  stable  le  substitue,  ni  qu'on  puisse  recueillir  sur 
les  ruines  des  certitudes  et  des  institutions  autre  chose 
que  des  velléités  disséminées  et  des  égoïsmes  supé- 
rieurs. La  substance  humaine  raréfiée  coule  par  toutes 
les  fissures  du  temple  ravagé.  S'il  est  vrai  qu'il  faille 
plus  d'existence  véritable  pour  se  commander  que  pour 
se  satisfaire,  l'âme  était  plus  vaillante  et  mieux  trempée, 
lorsque,  courbée  sous  le  joug  du  moyen  âge,  elle  savait 
s'y  soumettre,  qu'aujourd'hui  où,  débarrassée  de  toute 
contrainte,  elle  court  à  son  plaisir.  11  y  a  des  intérêts  : 
il  n'y  a  plus  de  principes.  Il  y  a  des  idées  :  il  n'y  a  plus 
de  convictions.  Il  y  a  des  préoccupations  de  science,  de 
pensée,  de  beauté,  les  plus  fines,  les  plus  délicates,  les 
plus  charmantes  qui  soient  au  monde;  il  n'y  a  plus  de 
conscience.  Aucune  époque  ne  donne  un  exemple  de 
désagrégation  morale  plus  évident. 


412  LE    QUATTROCENTO 

Un  pape  qui,  dans  le  palais  de  Saint-Pierre,  célèbre 
des  priapées  ;  des  prêtres  qui  tiennent  des  bouche- 
ries, des  cabarets,  des  brelans  et  des  lupanars  *  ; 
des  religieuses  qui  lisent  le  Déca?né?'on  et  se  livrent 
à  des  saturnales  2.  Des  couvents  qui  sont  réduits,  selon 
l'avis  du  contemporain  Masuccio,  à  l'état  de  «  cavernes 
de  brigands  3  »,  et  selon  l'avis  d'un  autre  contempo- 
rain, Burchard,  à  l'état  de  «  mauvais  lieux^  »,  el  dans 
les  égouts,  comme  relief  des  orgies,  on  recueille 
des  ossements  d'enfants^.  Des  églises  oîj.  l'on  godaille 
et  ripaille,  et  où  l'on  accroche  devant  les  images 
miraculeuses  des  ex-voto  représentant  les  parties 
honteuses  par  elles  guéries.  Une  Curie  qui  n'est  plus 
que  le  siège  de  souillures,  d'adultères,  de  viols,  de 
débauches  et  de  lascivités  6.  A  Manloue,  la  bonne 
marquise  Isabelle,  qui  laisse  ses  demoiselles  d'hon- 
neur écrire  ouvertement  des  polissonneries  à  son 
jeune  fils^;  à  Naples,  la  reine  Ippolita  qui  laisse  le 
conteur  Masuccio  lui  raconter  sur  un  ton  dithyram- 
bique les  entreprises  galantes  de  son  mari^;  à  Rome, 

1.  Pie  11  doit  leur  défendre  de  se  livrer  à  de  pareils  abus  et  «  de  se 
faire  pour  de  l'argent  entremetteurs  de  prostituées».  Mais  ils  continuent 
si  bien  que  le  pape  Innocent  VIII  doit  renouveler  la  bulle  de  Pie  11. 
fRinaldi,  Annales  ncclesiœ,  t.  XXX.  p.  152).  —  «  Talis  eiïecta  est,  écrit  Tln- 
lessura,  vila  sacerdotium  et  curialium,utvix  reperiatur  qui  concubinam 
non  retinet  vel  saltem  meretricem  ad  laudem  Dei  et  fidei  ohristianjc.  » 

2.  Déjà,  au  début  du  siècle,  le  pieux  Ambrogio  Traversari  écrit  d'elles  : 
«  Onines  feruie  irépva;  eî'vat.  » 

3.  Più  presto  spelunche  de'  ladri  che  abitacoli  di  servi  di  Dio.  »(M.\scc- 
cio,  Noreilino,  p.  14.) 

4.  «  Monaslena  nobis  quasi  omnia  Jam  facta  sunt  lupanaria,  nemine 
contradicente.  >(Jean  Burchakd,  Diarium,  pub.  parThuasne,  Paris,  1884. 
3  vol.,  111,  79  ) 

o.  Masitcio,  nov.  6. 

6.  «  Quis  hurrenda  libidinum  raonstra  enarrare  non  formidet,  que 
aperte  jaui  in  illius  donio,  et  spreta  dei  atque  hominuni  reverentia, 
commitlunlur?  Qiiot  stupra,  (|uot  incestus,  quot  filiaruin  et  (ilioruni 
sordcs,  r|notper  l'etri  palatiuui  nieretricuin,  quot  lenonum  grèges  atque 
concursus,  poslribula  et  lupanaria,  inaiori  ubique  verecundiacontinen.  » 
(BuitCHAhii,  //j  ,  III,  p.  1S4.) 

7.  «  Madunna  Aida  basa  le  niane  a.  V.  S...  La  Nocencia  e  mi  IJrogna 
baseino  e  tocbcino  le  coste  e  quelc  parte  che  piii  ne  piaco...  Prcgeu)ti 
V.  S.  vf)Iia  tochar  el  corpo  a  la  S.  Ducbessa...  »  (Luzio-Uenier,  Maulova 
e  Ur/jino,  Turin,  18'J.J,  p.  20.1.; 

8.  L'entreprise  est  de  cette  sorte,  que  le  prince  Alphonse,  ayant 
obtenu  le  rendez-vous  qu'il  souhaitait  d'une  femme  mariée,  cède  le  pre- 
mier tour  4  un  de  ses  courtisans  qui  était  amoureux  de  cette  dame. 


JÉRÔME   SAVONAROLE  ET  l'eXPÉDITIOIV  DE  CHARLES  VIII    413 

la  princesse  Lucrèce  Borgia,  qui  rit  à  regarder  des 
étalons  saillir  des  juments;  à  Ferrare,  le  duc  Alphonse 
qui,  de  jour,  se.  promène  nu  dans  la  rue  avec  ses 
compagnons  ;  à  Venise,  le  doge  Mocenigo,  vieillard  de 
soixante-dix  ans,  qui  soufTre  d'hématurie  à  la  suite 
d'excès  libidineux^;  à  Milan,  le  prince  Galeazzo  Sforza 
qui  réjouit  ses  repas  de  scènes  de  sodomie ^  ;  à  Rome, 
Alexandre  Borgia,  Lucrèce  Borgia,  César  Borgia,  qui 
réunissent  cinquante  courtisanes  pour  charmer  leur 
veillée  et  les  mettent  nues'^.  L'empire  vend  des  titres 
chevaleresques  propres  à  octroyer  une  réputation  neuve 
à  un  homme  «  infâme^  ».  L'Eglise  vend  des  indul- 
gences; le  mari,  par  acte  notarié,  la  main  sur  les 
Evangiles,  vend  sa  femme  au  souverain  et  lui  aban- 
donne tous  ses  droits\  Une  singulière  déformation  du 

Pour  une  générosité  pareille,  que  Masuccio  raconte  à  la  propre  femme 
d'Alphonse,  le  conteur  ne  se  contient  pas  d'admiration  :  «  Quel  prince! 
heureux  les  domestiques  qui  le  voient,  heureuses  les  créatures  qui  le 
servent,  mais  surtout,  heureuse  toi,  immortelle  déesse  Ippolita,  sa  très 
digne  épouse...  0  le  beau  ménage  !  01a  glorieuse  compagnie,  ô  la  sainte 
union...  Amen.  »  (Masuccio,  Novellino .) 

1.  «  Perché  quando  ritornù  capitano  délie  armate  el  menô  doe 
femine  turche  zoùine,  et  ut  fertur  assai  belle,  le  quali  per  evitare  la 
sollitudine,  sidice,che  moite  voltetene  tutte  doe  nellecto.  »  (L.  Pastor., 
Sloria  deipapi,  op.  c.  111,  p.  80.) 

2.  «  Si  laceva  stare  dmanzi  garzoni  che  alla  scoperta  usavano 
l'atto  soddomitico.  »  (Alleghetti,  Uiario,  p.  777.  —  Voir  la  farce  d'une 
obscénité  féroce  qu'il  joue  à  un  de  ses  courtisans.  Ib.) 

3.  «  Primo  in  ve.stibus  suis,  deinde  nude.  Post  cœnam,  posita  fue- 
runt  candelabra  communia  niensa",  in  candelis  ardentibus  per  terram, 
et  projecta  ante  candelabra  per  terram  castanetu  quas  meretrices  ipsie 
super  n)anibus  etpedibus,  nuda',  candelabra  pertranseuntes  colligebant. 
Papa,  duce  et  D.  Lucretia  sorore  sua  presentibus  et  aspicientibus.  » 
(BuKCHAKi),  op.  c.  111,  167. 

4.  «  Che  possa  legitlimare  Bastardi  di  ogni  ragione,  fare  Nodari,  fare 
un  Notaro  falsario,  et  infamis,  de  buona  fama,  e  redurre  in  primo 
stato.  »  Diario  f'errurese,  Muratori,  Rerum,  XXIV,  218. 

ii.  Le  lundi  'J  janvier  147.5,  le  duc  Galeazzo  Sforza  se  rend  avec  sa 
cour  dans  la  maison  de  Lucia  di  Marliano  et  de  son  mari  Ambrogio 
de'  Raverti,  et  là,  en  leur  présence  et  par-devant  notaire,  il  passe  un 
acte  dûment  instrumenté  selon  lequel  il  s'engage  à  donner  à  ladite 
Lucia  une  maison,  un  titre,  une  rente  de  douane,  la  souveraineté  de 
Gorgonzola,  le  droit  de  figurer  à  la  cour  en  face  de  la  duchesse,  à  con- 
dition que  ladite  Lucia  jure  d'être  toute  au  Seigneur  duc,  dummodo prae- 
dicta  Lucia  marito  suo  per  carnalem  cojnilam  se  non  commiscal,  sine 
speliali  licentiain  scriptis,  nec  cum  alio  viro  rem  habeat,nobis  exceptis, 
si  forte  cum  ea  coire  libuerit  aliquando .  »  Voirie  document  dans  Cantù, 
L'ubnle  Variai,  Milan,  1854,  p.  123.  Ceci  confirme  ce  que  nous 
apprend  l'historien  Corio  qui  dit  qu'à  Milan  le  «  père  vendait  sa  fille, 
le  mari  sa  femme,  le  frère  sa  sœur  ». 


414  LE    QUATTROCENTO 

langage  correspondant  à  cette  étrange  perversion  des 
mœurs  :  la  virtù  ne  signifiant  plus  qu'un  mélange  de 
scélératesse  et  de  courage,  Vonore  voulant  dire  le 
train  magnifique,  la  furberia  devenant  l'habileté.  Les 
femmes  publiques  ennoblies-,  et  les  honnêtes  femmes 
s'cfforçant  de  ressembler  aux  femmes  publiques^.  Les 
filles  qu'on  doit  arracher  à  leurs  pères,  dès  qu'elles 
sont  nubiles,  et  les  sœurs  qu'on  doit  arracher  à  leurs 
frères  3,  Le  poison  et  le  poignard,  l'assassinat,  le 
stupre,  l'inceste,  et  dans  toute  l'Italie,  à  Rome,  à 
Florence,  à  Bologne,  à  Ferrare,  suivant  le  chroni- 
queur anonyme  de  Venise,  le  «  péché  abominable  », 
florissant  au  point  qu'il  faut  encourager  l'institution 
des  courtisanes.  Voilà  ce  qui  se  passe.  «  Les  choses  en 
sont  arrivées  à  un  tel  excès,  dit  Vespasiano,  que 
les  vices  scélérats  et  énormes,  il  n'y  a  plus  personne 
qui  y  prenne  garde  ^...  »  «  Nous  pouvons  dire  et  juger, 
écrit  l'Infessura,  que  la  miséricorde  de  notre  Dieu 
s'est  tournée  en  luxure  et  en  œuvre  diabolique  et  il 
n'y  a  plus  personne  qui  s'en  étonne^  !»  «  Oh..  Oh  !... 
Oh!...  prêche  fra  Bernardino,  j'ai  su  des  choses... 
pouah/*  !  » 

Il  n'y  aurait  que  la  foi  pour  endiguer  cette  marée  de 
pestilence  qui  monte  et  va  tout  engloutir.  Mais  cette 
foi  s'est  mitigée,  atténuée,  adoucie^.  Si,  ainsi  qu'on  l'a 

1.  «  Cortigiana,  hoc  est  merctrix  honesta  »,  dit  Burchard. 

2.  «  lo  viJi  già,  dit  Matteo  Palmieri,  portaliire  di  pubbiiche  meretrici 
nella  città.  per  disoneste  e  sfacciate  riprese,  che  non  dopo  lungo  lenino 
usate  dal  fiore  deile  nobili  donne,  furono  nelie  feste  solenni  e  granat, 
gentili,  giulive  e  leggiadre  in  pubblico  reputate.  »  (M\tteo  Palmibiu,  Vita 
civile,  op.  c,  p.  98.) 

3.  San  Hernardino  s'écrie  :  «  Fa'  che  a  pena  al  padre  tu  non  la  fidi, 
miando  clla  è  grande  dainarito,  »  et  ailleurs  :  «  Or  sete  voi  che  lassate 
(lormire  le  vostre  (igliuole  i-o'loro  proprii  fratelli?  Eiinmé,  voi  non  pen- 
sate  a  queilo  che  potrcbbe  intervenire.  » 

i.  <  In  tanto  eccesso  era  venuto  ogni  cosa  che  gli  scellerati  ed 
enormi  vizi  non  era  pii'i  che  li  stitnasse.  * 

S.  «  Dicere  ac  judicare  po.sstiuins  niisericordiam  Dei  nostri  in  hixu- 
riain  et  opus  diabolicum  conversam  esse,  et  nullu.s  est  qui  ex  hoc  non 
niiretur.  » 

0.  «  (>  0  o!  lo  ho  saputo  cose...  Aou  !  » 

1.  Telle  qu'elle  résulte  <lcs  laudes,  des  vnppresenlazioni  sacre,  des  pré- 
dications populaire»  qu'il  nous  a  clé  donné  d'examiner,  elle  est  h  tout 


JÉRÔME   SAVONAROLE  ET  l'eXPÉDITION   DE   CHARLES   VIII    415 

VU,  elle  enveloppe  encore  la  vie,  elle  ne  la  pénètre 
plus.  Elle  est  parallèle  à  la  vie.  Il  y  a  des  âmes  pieuses  ; 
il  n'y  a  plus  un  peuple  pieux.  Il  y  a  du  bien  clairsemé  ; 
il  n'y  a  plus  une  tradition  du  bien.  Saints  enthou- 
siasmes d'un  François  d'Assise,  d'un  Jacopone  da  Todi, 
d'une  Catherine  de  Sienne,  nobles  folies,  élans  éperdus, 
comme  ces  choses  sont  aujourd'hui  Unies!  Aujour- 
d'hui, le  cœur  le  plus  ému,  San-Bernardino,  ne  veut 
plus  se  l'aire  ermite  pour  des  laiterons  trop  amers. 
Aujourd'hui,  les  chrétiens  les  meilleurs  ressemblent 
aux  bergers  de  la  Nativitâ^  qui  consentent  bien  à  suivre 
l'étoile  de  Bethléem,  mais  non  sans  s'être  garni  l'esto- 
mac au  préalable.  Aujourd'hui  une  guerre,  un  fléau, 
une  disette,  pourront  bien  soulever  un  instant  des  foules 
éplorées  ;  mais,  le  danger  passé,  l'émotion  terminée, 
chacun  deviendra  «  plus  grand  ribaud  qu'auparavant  ». 
L'air  du  siècle  a  envahi  le  temple.  Toute  notion  de 
justice,  de  vérité,  de  rectitude  morale,  semble  irrépara- 
blement oblitérée.  Le  don  de  s'étonner  et  de  s'indigner 
est  perdu  avec  la  notion  exacte  de  ce  qu'est  le  bien  et 
de  ce  qu'est  le  mal.  Une  perversion,  touchant  l'aberra- 
tion et  l'inconscience,  règne  comme  en  pays  conquis. 
Le  cri  qui  monte  est  un  cri  de  plaisir.  Plus  de  chaînes, 
plus  de  fausses  hontes,  plus  d'imporlunes  et  misérables 
retenues!  Gloire  à  la  nature,  à  la  raison  et  à  la  vie! 
Jouissons  au  soleil  jusqu'au  crime!  Satisfaisons  nos 
appétits  et  nos  instincts  !  Cultivons  nos  goûts  et  nos  pas- 
sions !  Demeurons  fidèles  à  la  terre!  Vautrons-nous 
dans  la  joie! 

Alors  un  homme  se  lève. 

Il  n'est  rien,  ni  riche,  ni  beau,  ni  éloquent.  C'est 
<(  un  petit  homme  de  trois  sous  »,  au  manteau  troué, 
au  profil  de  bouc,  aux  yeux  qui  cependant  lancent  des 
flammes  dans  l'ombre  du  capuce  baissé  de  sa  tunique. 

prendre  en  pleine  décadence.  La  laude  quattrocentiste  n'est  que  la  putré- 
faction du  genre;  \n.  sdcra  rappresentazione  se  iransforme  à  mesure 
Qu'elle  avance  en  divertissement  profane  ;  le  frère  prêcheur  enlève  la 
discipline  des  mains  de  la  princesse  de  Milan. 


416  LE    QUATTROCENTO 

Il  est  né  en  1452,  à  Ferrare  ;  mais,  ne  reconnaissant 
pas  sa  patrie  dans  cette  ville  de  fête,  il  l'a  quittée.  Il  a 
pris  à  Bologne  la  robe  des  Dominicains,  portant  le  deuil 
éternel  de  son  âme;  il  a  prêché  à  Bologne,  à  Ferrare, 
à  Florence,  à  San-Gimignano,  à  Brescia,  à  Gênes  ;  en 
1494,  il  est  venu  se  terrer  pour  toujours  à  Florence, 
dans  le  cloître  de  Saint-Marc. 

Il  semble  qu'il  assume  à  lui  seul  l'horreur  de  tout 
son  siècle  ;  il  se  charge  de  la  responsabilité  écrasante 
de  ses  fautes  ;  il  souffre  en  proportion  du  mal  qu'on 
commet.  Mieux  qu'un  dignitaire  de  l'Eglise,  qu'un 
prince  du  monde,  qu'un  savant,  qu'un  platonicien, 
qu'un  orateur,  qu'un  maître  d'éloquence,  c'est  dans 
cette  époque  qui  décline,  s'affaisse  et  tombe,  cette  chose 
unique  :  une  conscience.  Les  autres  n'en  avaient  plus 
ou  n'en  avaient  pas  :  il  en  a  pour  le  compte  de  tous. 

Dans  l'ombre  du  cloître,  dans  le  commerce  quotidien 
de  la  Bible,  dans  ses  voyages,  dans  ses  méditations, 
dans  ses  prières,  lentement,  sourdement,  une  immense 
indignation  s'est  accumulée  en  lui,  a  grandi  en  lui,  et 
elle  anime  son  âme  de  solitaire  ascétique  d'un  zèle 
farouche.  Il  a  le  cœur  soulevé  de  dégoût,  le  palais 
frotté  d'amertume,  le  fiel  gonflé  d'imprécations  ;  et 
devant  les  scélératesses,  les  ignominies,  les  abomina- 
tions qui  s'accomplissent  à  journée  faite,  d'autant  plus 
grand  qu'on  est  plus  misérable,  d'autant  plus  pur  qu'on 
est  plus  souillé,  douloureux  dans  la  mesure  mémo  où 
l'on  jouit,  il  se  dresse,  justicier  formidable. 

Seul  et  unique,  il  se  carre  en  face  de  son  époque  et 
prétend  l'arrêter  sur  la  pente  fatale  où  il  la  voit  préci- 
pitée. II  ne  rit  plus,  ne  transige  plus,  ne  temporise  plu8 
comme  les  autres  Frères  Prêcheurs.  Le  temps  de  rire 
est  fini.  Le  moyen  de  distinguer  et  de  signer  des  com- 
promis, quand  c'est  la  descendance  d'Adam  qu'il  s'agit 
de  sauver  du  déluge,  quand  c'est  Sodome  et  Goniorrhe 
qu'il  s'agit  de  sauver  du  feu  du  Ciel!  Il  leur  crie  : 
«  Vous  êtes  une  race  de  cochons  !  »  II  leur  crie  :  «  Vous 


JÉRÔME  SAVONAROLE   ET   l'eXPÉDITION   DE   CHARLES   VIII    417 

êtes  corrompus  en  tout,  dans  la  parole  et  dans  le 
silence,  dans  l'action  et  dans  l'inaction,  dans  la  croyance 
et  dans  la  mécréance  !  »  Il  leur  crie  :  «  Il  n'en  est  pas 
resté  un,  un  seulement  qui  veuille  le  bien;  il  nous 
faut  retourner  à  l'école  des  enfants  et  des  humbles 
femmes,  les  seuls  chez  qui  demeure  quelque  ombre 
d'innocence.  »  Serviteur  de  Dieu,  ambassadeur  de 
Jésus,  automate  de  sa  conscience,  il  va,  contraint  à 
aller,  sans  savoir  où  il  va,  instrument  docile  et  passif 
aux  mains  d'une  volonté  supérieure  qui  l'oblige  et  le 
torture. 

Il  parle.  11  faut  qu'il  parle.  «  Un  feu  interne  brûle 
mes  os,  avoue-l-il,  et  me  contraint  h  parler.  »  Il  parle 
contre  tous  et  contre  tout,  contre  les  idées,  contre  les 
tendances,  contre  les  forces  qui  déchirent  ou  emportent 
son  pays  misérable  ;  contre  la  richesse,  contre  la 
volupté,  contre  la  gloire;  contre  les  habitudes  qui 
semblent  les  plus  acquises,  contre  les  institutions  qui 
paraissent  les  mieux  solides  ;  et  à  cette  Italie  épicu- 
rienne, raffinée,  savante,  aux  Alexandre  Borgia,  aux 
César  Borgia,  aux  Lucrèce  Borgia,  aux  Ludovic  le 
More,  aux  Pierre  de  Médicis,  il  prêche  le  Sermon 
sur  la  Montagne.  «  Tu  dis  :  la  bonne  vie,  l'heu- 
reuse vie,  c'est  le  gain;  et  Christ  dit:  heureux  les 
pauvres  en  esprit...  Tu  dis  :  l'heureuse  vie,  c'est 
le  plaisir  et  la  volupté;  et  Christ  dit  :  heureux  ceux 
qui  pleurent...  Tu  dis:  l'heureuse  vie  c'est  la  gloire; 
ei  Christ  dit  :  heureux  quand  les  hommes  vous 
auront  persécutés  et  méprisés  !  »  Que  lui  importent 
les  précautions,  les  ménagements,  les  colères  qu'il 
sème  et  qui  vont  se  déchaîner  contre  lui?  Laurent  de 
Médicis  qui  le  flatte,  et  à  qui  il  mande  de  prendre 
soin  de  son  salut?  Le  Bentivoglio,  dont  il  appelle  la 
femme  une  diablesse?  Le  pape  Alexandre  VI,  qu'il 
appelle  un  vieux  fer?  II  n'a  peur  de  rien,  «  Et  si  tout 
le  monde,  Père,  se  dressait  contre  toi?  Je  resterais 
solide  parce  que  ma  doctrine  est  la  doctrine  du  bien 

II.  27 


418  LE    QUATTROCENTO 

vivre.  »  Rongé  par  les  privations,  par  les  macérations, 
par  les  jeûnes,  nourri  de  ramcre  substance  des  Pro- 
phètes, dévoré  de  visions  d'Apocalypse,  une  flamme 
sombre  l'illumine.  Il  brandit  son  crucifix  comme  une 
verge.  Il  lance  sa  voix  comme  un  tonnerre.  Il  déverse 
son  éloquence  comme  un  torrent  aux  flots  de  lave  sur 
les  immondes  écuries  d'Augias.  Absolu,  tyrannique, 
despotique;  dur  aux  autres  et  dur  à  lui;  jour  et  nuit 
sur  la  brèche,  il  prêche,  il  prédit,  il  prophétise,  il  écrit, 
il  organise,  il  travaille,  il  crie.  Il  crie  tant  qu'il  s'enroue. 
Au-dessus  des  foules  qui,  au  cloître  de  Saint-Marc, 
se  prosternent  devant  le  pied  de  roses,  qui  remplissent  le 
Dôme,  qui  remplissent  la  place  du  Dôme,  son  cri  passe 
au  large  dans  la  stupeur  et  dans  Tefl'roi.  Il  retentit  jus- 
qu'à Rome,  jusqu'en  Allemagne,  jusqu'en  Turquie.  Il 
frappe,  il  ne  se  lasse  de  frapper  à  coups  redoublés,  à 
coups  pressés,  le  scandale,  la  corruption,  l'abjection 
générales  ;  et  tous  se  croient  visés,  parce  que  tous  se 
sentent  atteints.  Ce  n'est  pas  seulement  ceci  ou  cela  qu'il 
faut  détruire,  c'est  le  système  existant  dans  sa  totalité 
effrontée,  l'univers  social,  politique,  moral,  intellec- 
tuel, religieux  :  l'anarchie,  l'apathie,  la  tyrannie,  la 
lettre,  le  curialisme.il  n'y  a  rien  qui  vaille,  rien  qui  n'ap- 
pelle l'anathème  et  la  colère  de  Dieu,  L'Italie, en  proie 
à  la  haine,  à  l'ambition,  à  la  luxure, est  peuplée  de  ruf- 
fians et  de  scélérats.  Rome  est  devenue  une  étable  de 
courtisanes  :  «  Mille,  c'est  peu;  dix  mille,  c'est  peu; 
quatorze  mille,  c'est  peu  ;  les  hommes  et  les  femmes 
se  sont  faits  courtisanes.  »  L'Eglise,  dont  «  la  puanteur 
est  montée  jusqu'au  ciel  »  et  qui  «  a  multiplié  ses  forni- 
cations par  le  monde  »,  s'est  transformée  en  lupanar. 
L'autel  n'est  plus  que  «  la  bouti(|ue  du  clergé  ».  Les 
prélats  nourrissent  des  courtisanes,  des  chevaux,  des 
chiens;  leurs  maisons  sont  remplies  (h»  tapis,  de  soies, 
de  parfums  cl  d'esclaves  ;  leurs  cloches  ne  sonnent  que 
pour  le  pain,  l'argent  et  les  chandelles  ;  ils  vendent  les 
bénéfices,  ils  vendent  les  sacrements,   ils  vendent  les 


JÉRÔME  SAVONAROLE   ET  l'eXPÉDITION   DE   CHARLES  VIII    419 

messes  du  mariiige,  ils  vendent  tout.  Jadis  le  pape 
appelait  ses  enfants  ses  neveux  ;  aujourd'hui  il  les 
appelle  ses  fils.  Les  princes  sont  luxurieux,  avares  et 
superbes;  yeux  pourris,  oreilles  pourries,  bouches 
pourries;  ils  corrompent  les  magistrats,  dépouillent  la 
veuve  et  l'orphelin,  oppriment  le  peuple,  de  telle 
façon  que  le  peuple  est  devenu  pusillanime,  que  chaque 
vertu  est  morte,  que  chaque  vice  est  exalté.  Les  cours 
sont  les  refuges  de  tous  les  animaux  et  monstres  de  la 
terre,  le  nid  de  tous  les  ribauds  et  scélérats  ;  ils  y 
accourent  parce  qu'ils  y  trouvent  façon  et  excitation  à 
se  passer  leurs  envies  les  plus  elTrénées  ;  là,  les  mau- 
vais conseillers  qui  sucent  le  sang  du  peuple  ;  là,  les 
philosophes  et  les  poètes  qui,  grâce  à  mille  fables  et 
mensonges,  font  remonter  aux  dieux  les  généalogies  des 
princes  ;  et  là,  ce  qui  est  le  pire,  les  religieux.  Les 
savants  sont  emprisonnés  dans  l'antiquité  comme  dans 
une  geôle;  ils  ne  savent  rien  que  courir  après  les 
Grecs  et  les  Romains,  veulent  la  môme  forme  et  le 
môme  mètre,  évoquent  les  mômes  dieux,  ne  savent  pas 
employer  d'autres  mots  ni  d'autres  noms  que  ceux 
employés  par  les  antiques  ;  non  seulement  ils  n'osent 
rien  dire  contre  l'antiquité,  mais  ils  n'osent  rien  dire 
que  l'antiquité  n'ait  dit;  avec  Aristote,  Platon,  Virgile 
et  Pétrarque,  on  sollicite  les  oreilles  et  on  ne  s'oc- 
cupe pas  du  salut  des  âmes.  «  0  grand  avantage  des 
âmes,  délecter  les  oreilles  du  peuple,  s'attribuer  des 
éloges  divins,  citer  avec  une  bouche  ronde  les  philo- 
sophes, chanter,  moduler  vainement  les  chants  des 
poètes,  et  oublier  l'Evangile  !  »  Ceux  qui  se  le  rappellent 
ne  font  guère  un  meilleur  ouvrage.  «  L'exemple  d'une 
pauvre  ignorante  qui,  agenouillée,  prie  Dieu  avec  fer- 
veur, apporte  aux  Ames  une  utilité  bien  plus  grande 
que  le  poète  et  le  philosophe,  qui  célèbrent  pompeuse- 
ment les  louanges  de  Dieu.  »  Les  peintres  représentent 
la  sainte  Vierge  comme  on  représente  une  courtisane. 
La  religion  ne  consiste  plus  qu'en  un  étalage  de  belles 


420  LE    QUA1TR0CENT0 

mitres,  de  beaux  surplis,  de  belles  cérémonies;  pier- 
reries, chandeliers  d'or  et  d'argent,  orgues,  encens, 
musiques,  chasubles  de  brocart,  chapelles  patriciennes, 
calices  armoriés:  «  Va  ici  ;  va  là;  baise  saint  Paul, 
baise  saint  Pierre,  ce  saint,  cet  autre.  »  La  beauté  n'est 
plus  que  dans  les  couleurs  et  les  effigies,  l'éloquence 
dans  la  lettre,  la  poésie  dans  hi  quantité  des  syllabes  et 
dans  l'ornement  des  mots. 

Sus  à  cet  opprobre  du  monde  !  Point  de  quartier,  de 
trêve  et  de  merci!  CEil  pour  œil!  Dent  pour  dent  ! 
Guerre  au  mal,  guerre  au  tyran!  «Coupe-lui  la  tète, 
et  quand  môme  il  serait  le  plus  grand  de  la  maison, 
coupe-lui  la  tète  !»  «  0  Florence  !  ta  clémence  est  de  la 
démence!  »  Sus  aux  courtisanes,  «  morceaux  de  viande 
avec  des  yeux  »  !  Sus  aux  joueurs,  «  maudits  dans  les 
champs  et  dans  les  cités,  maudits  dans  le  fruit  de  leur 
ventre  et  de  leurs  terres,  maudits  en  allant  et  maudits 
en  retournant  !  »  Sus  aux  sodomiles  !  Sus  aux  livres  inu- 
tiles! Sus  à  la  fausse  éloquence,  à  la  fausse  beauté,  à 
la  fausse  science  qui  ne  se  repaît  que  d'orgueil  !  Sus  à 
Rome  !  Sus  à  l'Kglise!  Et  sus  à  la  joie,  à  tous  ceux  qui 
vivent  dans  la  joie,  à  tous  ceux  qui  vivent  de  la  joie! 
«  Suspendez  les  jeux,  suspendez  les  bals,  fermez  les 
tavernes  !  C'est  temps  de  sanglots  et  non  de  fêtes  !  »  Dft 
grands  fléaux  se  préparent.  Les  puissants  du  jour  vont^ 
mourir.  Charles  VIII  s'approche;  Gaston  de  Foix  s'ap- 
proche. Des  chrétiens  véritables,  qui  rougissent  en  Alle- 
magne et  en  France  des  péchés  de  l'Eglise,  sont  déjà 
debout  ;  Rome  sera  ceinte  de  fer,  et  l'Italie  sera  la  proie 
de  l'Etranger.  Il  y  aura  désordre  sur  désordre,  guerre 
sur  disette,  pestilence  sur  guerre  ;  désordre  ici,  désordre 
Ik;  on  entendra  un  barbare  à  cette  place  et  un  autre 
barbare  à  cette  autre  place  ;  la  loi  des  prêtres  sera 
morte,  et  ils  perdront  leur  dignité;  les  peuples  seront 
écrasés  de  tribulations;  fous  les  hommes  perdront  l'es- 
prit. «  Croyez-en  le  frère,  les  gens  ne  suffiront  pas  à 
ensevelir  leurs  morts;  et  il  n'y  aura  pas  moyen  de  faire 


JÉRÔME   SAVONAROLE   ET   l'eXPÉDITION   DE  CHARLES   VIII    421 

tant  de  sépultures.  Il  y  aura  tant  de  morts  parmi  les 
maisons  que  les  hommes  iront  par  les  rues  disant  : 
sortez  les  morts!  et  ils  les  mettront  sur  des  chars  et  sur 
des  chevaux,  et  ils  en  feront  des  tas  et  ils  les  brûle- 
ront. Ils  passeront  par  les  routes,  criant  fort  :  Qui  a  des 
morts?  Qui  a  des  morts?  Quelques-uns  apparaîtront 
disant  :  Voici  mon  fils,  voici  mon  frère,  celui-ci  est 
mon  mari...  Ils  iront  de  nouveau  par  les  routes, 
criant  :  Est-ce  qu'il  n'y  en  a  plus  un  qui  soit  mort? 
Qui  n'a  plus  de  morts?...  «Tous  éclatent  en  sanglots  et 
celui  qui  prêche  pleure  comme  les  autres. 

A  tout  prix,  par  tous  les  moyens,  il  faut  fermer  la 
bouche  à  ce  forcené  :  il  résiste.  Le  pape  le  flatte  :  il 
résiste.  Le  pape  le  menace  :  il  résiste.  Le  pape  l'excom- 
munie :  c'est  lui  qui  excommunie  le  pape  :  «  Et  si 
jamais  pape  a  dit  quelque  chose  contre  ce  que  je  dis 
maintenant,  qu'il  soit  excommunié  !  »  Plutôt  qu'aux 
hommes,  lui  prétend  obéir  à  Dieu.  C'est  Dieu  qui  Ta 
élu  à  cette  mission  terrible  d'oracle  et  de  vengeur,  qui 
l'a  arraché  à  sa  famille  et  à  sa  patrie,  qui  l'a  jeté  dans 
cette  mer  de  tempéle,  qui  l'oblige  à  ne  pas  pouvoir, 
à  ne  pas  vouloir  retourner  en  arrière,  et  qui  le  conduit 
à  un  supplice  dont  il  porte  la  douloureuse  certitude.  II 
parle  au  nom  de  Dieu,  prophétise  au  nom  de  Dieu, 
travaille  sur  la  terre  au  triomphe  de  Dieu. 

0  Dieii,  à  la  place  de  cette  Italie  morcelée,  factieuse, 
enroulée  dans  la  fange,  une  Italie  unie  dans  le  bon 
vouloir,  contrite  et  repentante,  pleurant  ses  péchés  et 
besognant  en  bon  accord  et  en  paix  pour  son  salut  !  0 
Dieu,  à  la  place  de  cette  Eglise  aux  calices  d'or  et  aux 
prêtres  de  bois,  une  Eglise  aux  prêtres  d'or  et  aux 
calices  de  bois,  régénérée  et  purifiée,  guérie  de  ses 
fautes,  lavée  de  ses  misères,  ayant  chassé  du  temple 
les  vendeurs  et  les  oripeaux,  et  prêchant  dans  des  cathé- 
drales nues  la  simple  parole  de  vérité  et  de  vie!  0 
Dieu,  à  la  place  de  celte  Florence  putréfiée  dans  le 
palais  des  Médicis,  une  commune  libre,  n'ayant  pour 


422 


LE    QUATTROCENTO 


corps  que  le  peuple  universel,  n'ayant  pour  roi  que  le 
Seigneur  Jésus-Christ,  rendant  des  ordonnances  dans 
le  style  des  versets  de  la  Bible,  brûlant  ses  mauvais 
instincts  comme  ses  fausses  images,  et  purifiant  la 
Péninsule  au  cœur  de  laquelle  Dieu  l'a  placée  dans  ce 
but  !  Toute  une  humanité  austère,  sévère,  hargneuse 
dans  le  bien  et  pour  le  bien  ;  les  laudes  dévotes  rem- 
plaçant les  chansons  obcènes  ;  les  processions  pieuses 
remplaçant  les  mascarades  du  carnaval  ;  une  science  de 
vérité  au  lieu  d'une  science  de  mensonge;  une  beauté 
d'âme  parlant  à  Fâme  au  lieu  d'une  beauté  de  forme 
parlant  aux  sens  ;  les  tavernes  fermées,  les  lupanars 
fermés  ;  les  livres  inutiles,  les  livres  faux,  les  livres 
méchants,  les  livres  du  diable  jetés  au  feu  avec  les 
peintures  et  les  parures  du  monde  ;  des  gens  gardant 
au  chevet  de  leurs  lits  des  images  de  la  mort,  se  rap- 
pelant à  chaque  heure  «  qu'ils  n'ont  été  mis  sur  la  terre 
que  pour  y  apprendre  à  mourir  »  ;  des  femmes  vierges 
d'ornements,  marchant  les  yeux  baissés  dans  la  rue  ; 
des  marchands  lisant  la  Bible  sur  leurs  comptoirs;  des 
enfants  aux  petites  étoles  blanches  psalmodiant  des 
litanies  ;  plus  de  crimes,  plus  de  scandales  ;  rien  que 
des  privations  agréables,  des  dépouillements  joyeux, 
des  vertus  roides,  frustes  et  rugueuses  ;  et  au-dessus  de 
cet  édifice  idéal,  long  comme  la  foi,  large  comme  la 
charité,  haut  comme  l'espérance,  la  croix  de  Dieu.  Tel 
le  rêve  du  Frère. 

Il  veut  arrêter  le  siècle,  supprimer  l'histoire,  recon- 
duire la  Florence  de  Laurent  de  Médicis  à  la  Florence 
de  Cacciaguida.  Alors  Florence  l'attacha  h  un  poteau 
et  mitle  feu  dessous.  Selon  un  contemporain,  «il  pleu- 
vait du  sang  et  des  viscères  ». 

Savonarole  mourut  le  23  mai  1498.  Avec  son  sup- 
plice, toute  fin  est  accomplie,  et  l'Italie,  qui  a  déjà  été 
soumise  à  l'expédition  de  Charles  VllI,  vit  son  dernier 
moment. 

Ce  fut  le  22  août  1494  que  le  roi  de  France  se   mit 


JÉRÔME  SAVONAROLE  ET  l'eXPÉDITION   DE   CHARLES   VIII    423 

en  route  pour  franchir  le  mont  Genièvre  et  descendre 
dans  la  Péninsule  ouverte.  11  avait  avec  lui  3.600  lances, 
6.000  archers  bretons,  autant  d'arbalétriers,  8. OCO arque- 
busiers, 8.000  piquiers  suisses,  140  canons  et  une 
multitude  de  pièces  légères.  Il  avait  plus  et  mieux, 
il  avait  cette  mission  vengeresse  dont  Savonarole 
l'avait  investi,  et  il  avait  l'escorte  de  Dieu,  qui  selon 
son  historiographe  Commines,  conduisait  son  armée. 
D'Asti  il  se  rendit  à  Pavie,  de  Pavie  à  Pise,  de 
Pise  à  Florence,  de  Florence  à  Rome  et  àNaples.  Et  lui, 
le  petit  roi  barbare  de  vingt-deux  ans,  chétif,  maladif 
et  illettré,  s'empara,  sans  coup  férir*,  de  cette  Italie 
esclave  de  l'intelligence,  de  la  beauté  et  de  la  joie,  qui 
pouvait  l'éblouir  par  sa  richesse,  sa  culture  et  ses  fêtes, 
qui  ne  pouvait  lui  opposer  aucune  foi,  aucune  volonté 
et  aucun  peuple.  Et  après  lui,  qui  a  ouvert  le  chemin, 
c'est  Louis  Xll.  Et  après  Louis  XII,  c'est  François  I'"'. 
Et  après  François  I",  c'est  Charles-Quint.  Et  après 
Charles-Quint,  ce  sera  le  long  sommeil  de  mort  sous  la 
domination  étrangère. 

Ainsi  finit  le  Quattrocento  et  ainsi  finit  l'Italie. 

Le  Quattrocento,  qui  redonna  à  l'humanité  confiance 
dans  sa  force  et  dans  sa  raison,  qui  produisit  les  exem- 
plaires (Ihumanité  les  plus  complets,  les  plus  harmo- 
nieux, les  plus  universels  qui  furent  au  monde,  qui  vit 
briller  un  Leone-Battista  Alberti,  régner  un  Laurent 
de  Médicis,  mourir  un  Pic  de  la  Mirandole  et  naître 
un  Léonard  de  Vinci,  montra  tout  ce  que  l'homme 
pouvait.  Et  ce  fut  sa  gloire. 

Il  montra  aussi  —  et  c'est  là  la  leçon  qu'il  nous 
laisse  —  que  l'homme  livré  à  ses  propres  forces, 
arraché  de  l'ensemble,  n'appuyant  que  sur  lui-môme 
et  ne  vivant  que  pour  lui  seul,  ne  peut  pas  tout. 

\.  «  Les  François,  écrit  Commines,  y  sont  venus  avec  les  espérons  de 
bois,  et  la  croye  en  la  main  de  fourriers  pour  marquer  leur  logis,  sans 
autre  peine.  » 

FIN 


BIBLIOGRAPHIE  DES  AUTEURS 


AcciAiuoLi,  DoNATO.  —  Istoriû  fioretitma  di  Leonardo  Aretino  tra- 
dotta  in  volgare  da  D.  A.,  Florence,  1856,  3  vol.  —  A.  Segni,  Vita 
di  D.  A.  pub.  par  T.  Tonelli,  Florence,  1841. 

AcciAiuoLi,  PiEBO.  —  CJ.  Zannoni,  Vimpresa  di  Rimini  nanata  da 
P.  A.  Rend.  deU'Acc.  dei  Lincei,  Rome,  1896. 

AccoLTi,  Rknedetto.  —  De  bello  a  christianis  contra  barbares gcsio, 
Venise,  1532.  —  Dialogus  de  prœstantia  virorum  siii  xvi,  Parme, 
1601.  —  H.  Hagen,  Eine  neue  Handschrift  von  B.A.  Geschichte  des 
ersfen  A>euzz?<fl'es,  Vierleljahrschriflf.  Kulturund  Litt.  der  Renais- 
sance, Leipzig,  1886. 

AccoLTi,  Francesco.  —  Oratio  ad  Paiilum  II,  Miscellanea  de 
Baluze,  éd.  Mansi,  Lucques  1762,  t.  111,  p.  166.  —  Sonetti  inediti, 
pub.  par  I.  Sanesi,  Pise,  1893. 

Allio,  Pehegkino.  —  F.  Flamini,  P.  A.  umanista,  poeta  e  confilo- 
sofo  del  Ficino,  Pise,  1893. 

Alberti,  I.eone-Baïtista.  —  DeirArchitettura,  trad.  C.  Bartoli, 
Florence,  ISaO.  —    Opmcoli  morali ,  trad.  C.  Bartoli,  Venise,  1568. 

—  Opère  volgari,  pub.  par  A.  Bonucci,  Florence,  1843-49,  5  vol. 

—  Apologhi,  pub.  par  F.  Berlan,  Voghera,  1861.  —  Kleine  Kunst- 

1.  On  ne  trouvera  ici  que  la  Bibliographie  des  œuvres  des  Quattro- 
centistes  italiens  et  les  références  des  publications  que  nous  avons 
pu  uiettre  à  profit  jusqu'à  l'année  1900. 

Les  éditions  antérieures  au  xvi°  siècle  n'ont  point  été  citées,  non  plus 
que  les  traductions  des  textes  grecs  et  latins,  parce  que,  selon  Dome- 
nico  da  Prato,  la  fama  è  delli  mvenlori  délie  opère  e  non  delli  Iradut- 
tori. 

■     Les  Bibliofîraphies  des  autres  sujets  ont  été  indiquées  au  fur  et  à 
mesure  des  matières  traitées  dans  le  corps  de  l'ouvrage. 

Parmi  les  ouvrages  généraux,  qui  ont  servi  de  guides  à  ce  travail,  il 
convient  de  rappeler  à  cette  place  la  Storia  delln  lelleratura  ilaliana 
de  Tiraboschi,  qui  reste  le  fondement;  celle  de  Ginguené,  toujours  pré- 
cieuse; celles  de  Settembrini  et  de  De  Sanctis  ;  celle  de  Gaspary;  Gli 
scriltori  d'Ilalia  de  Mazzuchelli,  le  Dissertazioni  vossiane  de  Zeno,  la 
Bibliol/ieca  lalina  de  Fabricius  ;  les  études  désormais  classiques  de 
Burckhardt,  de  Voifrt,  de  Geiger,  de  Gregorovius,  de  Pastor;  la  belle 
introduction  de  Pasquale  Villari  à  sa  monoo^raphie  de  Machiavel,  et  le 
livre  si  précieusement  informé  que  Vittorio  Rossi  a  consacré  au  Quat- 
trocento dans  la  collection,  éditée  par  la  maison  Vallardi,  de  la  Storia 
letleraria  d'Ilalia. 


426  LE    QUATTKOCENTG 

theoretische  Schriften,  pub.  par  lanitschek,  Vienne,  1871.  —  Opéra 
inedita  et  pauca  scparatim  impressa,  pub.  par  Mancini,  Florence 
1890.  —  Palermo,  Il  padredi  famiglia  di  L.-B.  A.  Florence,  1872. 
—  G.  S.  Scipioni,  Di  iina  vita  inedita  di  L.-B.  A.  Giorn.  stor. 
Turin,  1883,  p.  156.  —  G.  Mancini,  Vita  di  L.-B.  A.,  Florence, 
1882.  —  G.  Mancini,  Nuovi  documenti  suUa  vita  e  sugli  scritti  di 
L.-B.  A.  Arch.  stor.  it.  Florence,  1887.  —  G.  S.  Scipioni,  Vanno 
délia  nascita  di  L-.B.  A.  Giorn.  stor.  Turin,  1891,  p.  313. 

Albino,  Giovanni.  —  De  Gestis  regum  neap.  Naples,  1588.  — 
E.Vercopo,  Giovanni  A  Ibino,  Arch.  stor.nap.  Naples,  1893,  p.  283. 

Albizzi,  RiNALDO  DEGLi.  —  Commissioni  per  il  comune  dal  1333  al 
1443,  pub.  par  G.  Guasti,  Florence,  1867-1873,  3  vol. 

Alessandro,  Alessandro  di.  —  Genialium  dierum  libri  sex,  Paris, 
1589. 

Aliotti,  GiROLAMO.  —  Epistolœ  et  opuscula,  Arezzo,  1769. 

Allegretti,  Allegretto.  —  Diario,  pub.  par  Muratori,  Rerum, 
XXIII,  763. 

Altieri,  Marco-Antonio.  —  Li  nuptiali,  pub.  par  E.  Narducci, 
Rome,  1873. 

Altilio,  Gabriele.  —  Epitalamio,  pub.  par  M.  Tafuri,  Naples, 
1803.  —  G.  Amalti,  G.  A.  e  una  sua  poesia  inedita,  Napoli  lettera- 
ria,  Naples,  1885.  —  E.  Percopo,  Gabriele  Altilio,  Arch.  stor. 
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in  rima  di  casa  d'Esté,  At.  délia  R.  Dep.  di  stor.  pat,  per  le  provinc, 
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432  LE    QUATTROCENTO 

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Garacciolo,  Pietro-Amo.mo.  —  F.  Torraca,  P.  A.  C.  e  le  farse 
cavaiole,  Sludi  di  storia  napoletana,  Livourne,  1884,  p.  65. 

Garacciolo,  Tristano.  —  Vita  Johannae  I,  Vita  Spinelli,  De  varic- 
tate  fortunée.  De  inquisitions,  etc.,  Muratori,  Rerum,  XXII,  p.  1. 

Garafa,  Diomede.  —  T.  Persico,  D.  C.  uomo  di  stato  e  scrittorc 
del  sec.  XV,  Naples,  1899. 

Garbon'e,  Lodovico.  —  N.  Campanini,  Un  carme  di  L.  C.  Notizie 
storiche  e  lelterarie,  Reggio-Emilia,  1883,  p.  151.  —  G.  Zannoni, 
Un  viaggio  per  Vltalia  di  L.  C.  Rendiconti  dei  Lincei,  Rome,  1898. 

Carcan'O,  Michèle  da.  —  Michèle  da  Carcano,  Argelati,  Bib.  Scrip- 
torum  mediolanensium,  Milan,  1745,  2  vol.  I,  p.  303.  —  E.  Motta, 
//  beato  M.  da  C.  Bolletino  di  stor.  patr.  per  le  provincie  di 
Como,  XX,  319. 

Gakiteo,  Benedetto  Gareth.  —  Le  rime,  pubL  par  E.  Percopo, 
Naples,  1892,  2  vol.  —  A.  D'Ancona,  Del  seicentismo  nella  poesia 
cortigiana  del  sec.  XV,  Studi  sulla  lelteratura  dei  primi  secoii. 
Milan,  1891,  p.  loi.  —  T.  De  .Marinis,  Tre  documenti  inediti  riguar- 
danti  il  C.  Arch.  storic.  per  le  prov.  nap.  Naples,  1898. 

Garretto,  Galeotto  del.  —  Timon  greco,  pub.  par  G.  Minoglio, 
Turin,  1878.  —  Saggio  di  rime  inédite,  pub.  par  R.  Renier,  Giorn. 
stor.  Turin,  1885,  p.  231.  —  Rime  e  lettere  inédite,  pub.  par 
G.  Girelli,  Turin,  1895.  —  Poésie  inédite,  pub.  par  A.  G.  Spinelli, 
AI.  e  Mem.  délia  soc.  di  stor.  savonese,  Savone,  1888.  —  G.  (iai- 
<lano,  Una  cumedia  poco  nota  del  C.  (iiorn.  stor.  Turin,  1897,  p.  368. 

—  G.  Manacorda,  G.  del  C.  poeta  lirico  e  drammatico  monferrino, 
Mem.  deir  Ac.  délie  scienze,  Turin,  1899. 

Castellam,  Castella.no.  —  Rapprcsentazioni  sacre,  D'Ancona, 
Sacre  rapprcsentazioni  dei  sec.  .\!V,  XV  e  XVI,  Florence,  1872, 
3  vol,  —  Laudi  spirituali  di  Feo  Belcari...  e  Ca$tellano  Castcl- 
lani,  Florence,  1863. 


lUBLIOGRAPlIIE    DES    AUTEURS  433 

Casïiglionchio,  Lapo  da.  —  F.  P.  Luiso,  Studi  su  Vepistolario 
e  le  traduzioni  di  L.  du  C.  Florence,  1899. 

Cavalcanti,  Giovanni  —  Istorie  florentine,  pub.  par  F.  Polidori, 
Florence,  1838-39,  2  vol.  —  A.  Venturi,  Le  orazioni  nelle  Storie 
florentine  di  G.  C.  Pise,  1896. 

Caviceo,  Jacopo.  —  Il  Peregrino,  Venise,  1526.  —  A.  Ronchini, 
Jacopo  Caviceo,  At.  e  Mem.  della  R.  Deput.  di  stor.  pat.  par  le 
prov.  mod.  e  parm.  Modène,  1868,  p.  209.  —  L.  Gallari,  Un  dia- 
logo  inedito  di  J.  C.  Arch.  stor.  per  le  prov.  parm.  Parme,  1898. 

Cei,  Fra.ncesco.  —  Sonecti,  etc.,  Florence,  1SI4.  — Strambotti, 
S.  Ferrari,  Bib.  di  lett.  pop.  ital.  Florence,  1882,  p.  301.  — 
G.  Volpi,  Notizie  di  F.  C.  poeta  fiorentino  deif  ultimo  Quattrocento, 
Vérone,  1893. 

Chekubino,  Fha.  — Regole  della  vita  spirituale,  pub.  par  F.  Zam- 
brini,  Imola,  1878.  —  Regole  della  vita  matrimoniale,  pub.  par 
F.  Zaïnbrini  et  G.  Negroni,  Bologne,  1888.  —  F.  Pulignani,  Fra 
Cherubino,  scrittore  francescano  del  secolo  XV,  Miscellanea  Fran- 
cescana,  Foligno,  1889. 

Gieco,Francksco,  BellodiFeruara.  —  Il  Mambriano, \enise,  1840. 

—  Novelle  del  Mambriano,  esposte  e  illustrate  da  G.  Rua,  Turin, 
1888.  —  C.  Cimegotto,  Studi  e  ricerche  sul  Mambriano,  Padoue,  1892. 

CiMi.NELLo,  NicGOLO.  —  Duc  barzellcttc,  pub.  par  F.  Flamini, 
Pise,  1892. 

Cobelli,  Leone.  —  Cronache  forlivesi,  pub.  par  G.  Carducci  et 
L.  Frati,  Bologne,  1874.  —  G.  Mazzatinti,  L.  C.  e  la  sua  cronaca, 
At.  e  Mem.  di  stor.  patr.  perle  prov.  di  Romagna,  Bologne,  1899. 

CoLLAzio,  PiETRO-ApoLLONio.  —  //  Ubro  délie  epistole  a  Pio  II  per 
la  crocciata  contro  i  Turchi,  pub.  par  G.  Negroni,  Novare,  1877. 

CoLLENUCcio,  Pandolko.  — Dc  vipcra,  Venise,  1506.  — ApologhilV, 
Rome,  1526.  —  Lo  specchio  d'Esopo,  Venise,  1563.  —  Commedia 
di  Jacob  e  di  Joseph,  Venise,  1564.  —  Compendio  della  storia  del 
Regno  di  Sapoli,  Venise,  1613,  3  vol.  —  Florentin,  Carmina  illus- 
trium  poetarum  italorum,  Florence,  1719,  III,  p.  419.  —  Trattato 
deir  educazione  usata  dagli  antichi,  Pesaro,  1838.  —  Anfitrione 
e  Filotimo,  Biblioteca  rara,  Milan,  1864,  —  Due  lettere  di  P.  C.  a 
Lorenzo  il  Magnifico,  pub.  par  G.  S.  Scipioni,  Faenza,  1888.  —  Tartt, 
Memoirs  correctedivith  the  life  and  writings  of  P.  C.  Londres,  1868. 

—  C.  Cinelli,  P.  C.  e  i  suoi  tempi,  Pesaro,  1880.  —  A.  Saviotti, 
P.  C.  umanista  pesarese  del  secolo  XV,  Pise  1888.  —  E.  Percopo, 
Una  tcnzone  su  Amore  e  Fortuna  fra  Lorenzo  de'Medici,  P.  C,  etc 
Rassegna  critica,  Naples,  1896.  — M.  Morici,  La  famiglia  di  Pan- 
dolfo  Collenuccio,  Pistoie,  1880. 

CoLONNA,  Fha.ngesco.  — Hypncrotomachia  Polyphili,\emse,  1545. 

—  Santi,  Ricordo  di  fra  F.  C.  Venise,  1837.  —  Ilg,  liber  den  kunst- 
historischen  Werth  der  Hypnerotomackia  Polyphiii,  Vienne,  1872. — 

11.  28 


434  LE    QUATTROCENTO 

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Quelques  mots  sur  le  Songe  de  Polyphile,  Paris,  1879. 

GoNTi,  (iiusTO  DEi.  —  La  Bella  mano,  Vérone,  1753.  —  Rime 
inédite,  Floronce,  1819.  —  N.  Ralti,  Sulla  Vita  di  G.  dei  C.  Rome, 
1824.  —  E.  Rostagno,  Il  codice  Angelucci  del  canzoniere  di  G. 
dei  C.  Florence,  1896.  —  M.  Mancbisi,  La  data  délia  Bella  mano, 
Rass.  crilica,  Naples,  1888. 

CoNVERSANO,  GiovANNi.  —  Th.  Klettc,  Johannes  Conversanus  und 
Johannes  \falpaghini  von  Ravenna,  Greifswald,  1888. 

CoRAzzA,  Rartolommeo  DEL.  —  Diario  fiorentino,  pub.  par  G.  0. 
Corazzini,  Arch.  stor.  ital.  Florence,  1894,  p.  233. 

CoRio,  Rernardino.  —  La  storia  di  Milano,  pub.  par  E.  de 
Magni,  Milan,  1835,  3  vol.  —  Documenti  per  Tristano  Calco  e  per 
B.  C.  Rolletino  storico  délia  Svizzera  italiana,  Bellinzone,  1883. 

—  F.  Gabotto,  Di  B.  C.  notizie  biografiche  con  documenti  milanesi^ 
Vita  nuova,  Florence,  1890,  n.  33. 

CoRNAzzANO,  Antomo.  —  Sonetti  e  Canzoni,  Venise,  1308.  —  De 
re  militari,  poema  in  terza  rima,  Florence,  1320.  —  La  Vita  di  Pietro 
Avogadore  bresciano,  Venise,  1.560.  —  Pianto  délia  gloriosa  Vergine 
Maria,  Trevise,  1591.  —  Proverbi  in  facétie,  Bologne,  I8H5.  — 
Quattro  sonetti  incditi,  pub.  par  G.  et  L.  Levi,  Padoue,  1879.  — 
F.  Gabotto,  Notizie  e  estratti  del  poemetto  inedito  De  exccllentium 
virorum  principibus,  Pinerole,  1889.  —  lllibro  delV  arte  di  danzare, 
nota  di  G.  Zannoni,  Rend,  dei  Lincei,  Rome,  1890.  —  E.  Teza, 
Unpoetatravestito,  At.  eMem.  deU'Ac.  diPadova,  1891.  —R.  Renier^ 
Osservazioni  sulla  cronologia  di  un  opéra  del  C.  Giorn.  stor. 
Turin,  1891,  p.  142. 

CoRREGGio,  NiccoLO  DA.  —  R.  Renier,  Canzionere  adespoto  di 
N.  da  C.  Turin,  1892.  —  Luzio-Renier,  Kiccolô  da  Correggio,  Giorn. 
stor.  Turin,  1893,  p.  203. 

CoRRKit,  (iREGORio.  —  Procnc,  tragoedia,  Rome,  1038.  —  Ad 
Cxciliam  Gonzagam  epistola,  Martene  et  Durand,  Amplissima  col- 
lectio,  Paris  1724,  III,  p.  829.  —  Oratio  ad  Sigismundum  impcra- 
torem,  Soliloquium,  Contarini,  Anecdota  veneta,  Venise,  1737,11. 

—  Hgmnus,  Venise,  1853.  --  Quomodo  educari  debeant  pucri^ 
Rosmini,  Idea  deli'  ottimo  precettore,  Bassano,  1801,  p.  447.  — 
A.  von  Reumont,  Gregorio  Correr,  Saggi  di  storia  e  di  lettera- 
tura,  Florence,  1880,  p.  236. 

CoRsi,  Jacopo.  —  G.  Rossi,  Alcunc  rime  inédite,  Giorn.  stor.  Turin, 

1890,  p.  390.  —F.  Flamini,  J.  C.  c  il  Tehaldco,CAovn.  stor.  Turin, 

1891,  p.  391. 

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Opéra,  Bûle,  1340.  —  HyppolUict  Deyanira;  historia,  Opère  volgari 


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C23,  —  De  expeditione  PapœPiiSecundi  in  T«rcrt.s',M»natori,  lierum, 
XXIII,  21.  —  C.  Stornajolo,  Un  elegia  gratulatoria  di  L.  C.  Caserte 
1898,  —  F.  Gabotto,  liicerche  intorno  alla  storioijrafo  quattrocen- 
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Dati,  GiULiANO.  —  Rappresentazione  délia  Cena  e  Passione,  pub. 
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conti,  Bologne,  1877. 

Dati,  Leonardo.  —  Epistolx,  pub.  par  Mehus,  Florence,  1743. 
—  La  Sfera,  Florence,  1859.  —  L.  Cisorio,  Un'  egloga  latina  inedita  di 
L.  D.  Pontedera,  1893.  —  F.  Flamini,  Leonardo  di  Piero  Dati, 
(iiorn.stor.  Turin,  1890,  p  1.  — F.  Flamini,  Ancora  del  Hiempsal  e 
del  Dali,  Giorn.  stor.  Turin,  1893,  p.  415.  —  L.  Manzoni,  La  Sfera 
di  fra  L.  D.  Erudizione  e  Belle  arti,  Florence,  1896. 

Decembrio,  Pier-Candido.  —  Vita  Philippi  Marine  vicecomitis, 
Vita  Vrancisci  Sfortiœ,  Muratori,  Rerum,  XX,  933.  —  A.  Battistella, 
Una  leltcra  inedita  diP.  C.  D.  sul  Carmagnola,  Nuovo  arch.  ven. 
Venise,  189.i,  p.  97.  —  M.  Borsa,  P.  C.  D.  e  Vumanesimo  in  Loin- 
bardia,  Arch.  stor.  lomb.  Milan,  1893,  p.  5.  —  R.  Sabbadini,  Due 
supplcrnenti  alVEneide,  Rivistaetnea,  Catane,  1893.  — F.  Gabotto, 
Vattività  politica  di  P.  C.  D.  Giorn.  lig.  Gênes,  1893.  —  .\.  Morel- 
Fatio,  La  traduction  de>>  Commentaires  de  César  par  P.  C.  D. 
Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  Paris  1894. 

Decembrio,  Ubertino.  —  M.  Borsa,  Un  umanista  vigevanasco  nel 
secolo  XV,  Giorn.  ligust.  Gênes,  1893. 

[)Ei,  Benedetto.  —  L.  Frati,  Cantari  e  Sonetti  ricordati  nella  cro- 
naca  di  B.  D.  Giorn.  stor.  Turin,  1884,  p.  162.  —  L.  Frali,  Tre 
sonetti  di  B.  D.  sulla  guerra  di  Sarzana  del  1487,  Giorn.  lig. 
Gênes,  1885.  —  L.  Frati,  Giunte  ai  cantari  e  sonetti  ricordati  nella 


436  LE    QUATTROCENTO 

cronaca  di  B.  D.  Giorn.  stor.  Turin,  1885,  p.  447.  —  L.  Frati,  Sonctti 
satirici  contro  Fevrara,  Giorn.  stor.  Turin,  1887,  p.  413.  —  Le 
festee  rappresentazioni  che  si  fanno  ognianno  a  Fireiize,  Zïha\done, 
Florence,  1888.  —  L.  Frati,  Un  cronista  fîorentino  del  Quattro- 
cento alla  corte  milanese,  Arch.  stor.  lomb.  Milan  1895,  p.  98. 

DoMi.Nici,  GiovA.NM.  —  licgola  del  governo  di  cura  familiare,  puh. 
parD.  Salvi,  Florence,  1860.  —  Un  viaggio  a  Perugia,  Bologne, 
1864.  —  Trattato  deiramore  di  carità,  pub.  par  A.  Ceruti,  Bologne, 
1889.   —   H.    V.  Sauerland,  Cardinal  G.    D.,   Gotha,    1887.    — 

A.  Roesler,  G.  D.  Ein  Reformatorenbild  aus  der  Zeit  des  grossen 
Schisma,  Fribourg  en  Brisgau,  1893. —  A.  Roesler,  Cardinal  G.  D. 
und  die  ùbrigen  padagogischen  Leistungen  Italiens  im  15  lahr. 
Fribourg  en  Brisgau,  1894. 

Do.NATO,  GiROLAMO.  —  G.  Donato,  Agostini,  Scrittori  viniziani, 
Venise,  1764,11.  p.  205. 

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De  rébus  gestis  ab  Alphonso  I,  Lyon,  1562.  —  De  bello  veneto  clo- 
diano,  Lyon,  15b8.  —  De  humanœ  vitae  felicitate,  Hanovre,  1611. 
—  Invectiva  in  Laurcntium  Yallam,  Miscellanea  Lazzaroni,  Venise 
1740,  VII,  334.  —  De  viris  illustribits,  pub.  par  Mehus,  Florence, 
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cive.  Panegyricus  in  Bessarionem.  Oratio  ad  Paulum  II,  Cologne, 
1529.  —  De  honcsla  voluptatc  et  valeludinc,  Cologne,  1337.  — 
De  principe,  Gênes,  1637.  —  Vita  clarissimi  viri  Nerii  Capponii, 
Muratori,  Rerum,XX,  477.  —  Historia  urbis  Mantuxab  ejus  origine 
iisque  ad  annum  14G4,  Muratori,  ib.  609.  —  De  vita  Victorini 
fellrensis,  Epistolx,  Disputatio  de  pace  et  bello,  etc.  Vairaui, 
Cremoneusium  nionumenta,  Rome,  1778,  I,  p.  14.  —  Divi  Ludo- 
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448  LE    QUATTROCENTO 

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29 


450  LE   QUATTROCENTO 

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fino  al  1306,  pub.  par  G.  Aiazzi,  Florence,  1840. 

RoLANDELLO,  Francesco.  —  A.  Marchesan,  Notizie  e  versi  sceltidi 

F.  R.  poeta  trivigiano  del  sec.  XV,  Trevise,  1894. 

RoMAM,  LoDoviGO.  —  cfr.  F.  Novati,  Un  umanista  fabrianese  del 
sec.  XV,  Arch.  stor.  perle  Marche  e  rUinbria,  Foligno,  1885. 

Ro.NTO,  Matteo.  —  Matteo  Honto,  Agostini,  Scriltori  viniziani, 
Venise,  1762,  II,  p.  611.  —  0.  (jnWnhergev,  Matteo  Ronto,  Studien 
und  Mittheilungen  aus  dem  Benediklinerorden,  XII,  1. 

RosELLi,  RosELLO.  —  Dicci  ballate  amorose,  pub.  par  G.  Donati, 
Pérouse,  1891. 

Rossi,  Tribaldo  DEi.  —  Ricordanze,  Delizie  degli  eruditi  toscani, 
Florence,  1786,  XXII,  p.  271. 

UucELLAi,  Bernardo.  —  Df  bello  ilalico.  De  bello  pisano.  Oratio 
de  auxilio  Tifernatibus  adferendo,  Londres,  1733.  — De  urbr  fioina, 
Tarlini,  Reruni,  Florence,  1748.  II,  7b3. 

RucELLAi,  Giovanni.  —  G.  Marcotti,  Un  mercante  fiorentino  e  la 
sua  famiglia  nel  secolo  XV,  Florence,  1881.  —  G.  Marcotti,  //  giu- 
bileo  dclV  anno  1450,  Florence,  1885. 

Sabellico,  Marcantonio.  —  Opéra  omnia,  Bâle,  1560,  3  vol.  — 
Millier,  Disputatio  circularis  de  M.  A.  S.  Altdorf,  1698. 

Salutati,  Colucgio.  —  Invectiva  in  Antonium  Liischum,  Florence, 
1856.  —  Epistolario,  pub.  par  F.  Novati,  Rome,  1891,  93,  96,3  vol. 
—  Acht  unbekannte  Briefe,  pub.  par  S.  Merkle,  Rivista  abruzzese, 
T«'rano,  1894.  —  F.  Novati,  La  (iiovinezza  di  C.  S.  Turin,  1888. 

San-Gior(;io,  Carlo  oa.  —  Congiura  contro  Borso  d'Esté,  pub. 
par  A.  Cappelli,  At.  délia  dep.  di  stor.  pat.  per  le  provincie  nio- 
denesi  e  parniensi,  Modène,  1864. 

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pub.  par  P.  Villari  et  E.  Casanova,  Florence,  1898.  —  G.  Gruyer, 
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—  P.  Villari,  La  storia  dlG.  S.  e  dei  suoi  tempi,  Florence,  1887, 
2  vol. 

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tatio,  I.eipzig,  1679. 

ScALA,  Bartolommeo.  —  G.  Zannoni,  Ilsacco  di  Vottcrra,  un  poema 
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452 


LE    QUATTROCENTO 


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sulle  Soccite  di  bestiame, Pologne,  1862.  — Del  torre  moglie,  massime, 
Sienne,  1871.  —  Le  prediche  volgari  dette  sulla  piazza  del  Campo 
l'anno  1427,  pub.  par  L.  Banchi,  Sienne,  1880-81,  3  vol.  —  Ba  una 
predica  inedita,  Sienne,  1896.  —  Maffeo  Vegio,  Vita  S.  B.  Boilan- 
distes,  Maii,  V,  p.  287.  —  Berihauniev,  Histoire  de  Saint  de  B.  de  S. 
Paris,  1862.  — 0.  Bacci,  Le  prediche  volgari  di  B.  da  S.  Sienne, 
189b.  —  0.  Bacci  Inventario  degli  oggettie  libri  lasciati  da  B.  da  S. 
Castelfiorentino,  1895.  —  G.  Sanesi,  Documenti  relativi  a  S.  B. 
Pistoie,  1895. —  P.  Thureau-Dangin,  Un  prédicateur  populaire  dans 
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N.  5.  —  F.  Alessio,  Storia  di  S.  B.  da  S.  e  del  suo  tempo,  Mondovi, 
1899. 

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Sfortiae,  Muratori,  Rerum,  XXI. 

SoMMARiVA,  Giorgio.  —  A.  Neri,  Un  opuscolo  ignoto  dîG.  S.  Studi 
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pub.  par  F.  Havagli,  Cortone,  1893.  —  Vermiglioli,  Biogralîa 
degli  scrittori  perugini,  Pérouse,  1829,  II,  296. 

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Strozzi,  Tito-Vespasiano.  — Opéra,  Venise,  1513.  —  In  Ponero- 
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Leipzig,  1891. 

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régis  Aragonise,  Paris,  1521.  —  Opuscula  quxdam  nuper  in  liicem 
édita,  Venise,  1503.  —  Epistolse,  Principuni  et  illustriuin  virorum 
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454  LE   QUATTROCENTO 

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VII,  p.  57.  —  F.  G.  Kobler,  Pàdagogik  des  M.  V.  Schwab,  1856.  — 
Schwerminski,  P.  P.  Venjerio  und  Maffeo  Vegio,  Programma, 
Posen,  1858.  —  Kopp,  M.  V.  ein  Humanist  und  Pàdagoge  des  15 
lahrh.  Lucerne,  1887.  —  Kopp,  M.  V.  Erziehungslehre,  Fri- 
bourg,  1899.  —  R.  Sabbadini,  Due  supplementi  all'Eneide,  Rivisla 
etnea,  Catane,  1893.  —  M.  Minoia,  La  vita  di  M.  V.umanista  lodi- 
giano,  Lodi,  1896.  —  A.  Liverani,  Il  XIII  libro  delt'Encide  di 
M.  V.  Livourne,  1897. 

Velletti,  Agosti.no.  —  La  storia  di  Ginevra  degli  Amieri,  pub. 
par  A.  D'Ancona,  Pise,  1863. 

Veneziano,  Piero.  —  La  novella  di  Madonna  Lisetta  Levaldini, 
Lucques,  1857. 

Vergerio,  Pierpaolo.  —  De  ingenuis  moribus,  Turin,  1509.  — 
F.  Petrarchœvita,  Tomassini,  Petrarca  redivivus,  Padoue,  1630.  — 
Vitse  carrarensium  principum.  Orationes  et  epistolœ,  Muratori, 
Rerum,  XVI,  113.  —  De  republica  veneta,  fragmenta  nunc  primiim 
édita,  Venise,  1830.  —  C.  A.  Conibi,  Epistole  di  P.  P.  V.  Docn- 
menti  di  stor.  it.  Venise,  1887,  V.  —  Ode  safficaper  il  ritorno  dei 
Carraresi,  Florence,  1888.  —  Schwerminski,  P.  P.  V.  und  Maffeo 
Vegio,  Programma,  Posen,  1858.  —  Baduber,  P.  P.  V.  il seniore, 
Capodistrla,  1886.  —  Bernardi,  P.  P.  V.  e  Em.  Crisolora,  .Vrcii. 
stor.  it.  Florence,  1876.  —  C.  A.  Combi,  Di  P.  P.  V.  c  del  sua 
epistolario,  Venis<!,  1880.  —  Kopp,  P.  P.  V.  der  erste  liumanistichc 
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1790,  2  vol.  —  A.  Thomas,  Notice  sur  la  Cnrliadc,  Annales  de  la 
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Zknonk,  Rijtilio.  —  Capialbi,  Mcmorie  di  R.  Z.  e  di  .1.  lUenato, 
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.N'aples,  1894,  p.  580. 


N.  li.  —  Parmi  les  (lueli)ues  publications  de  l'année  1900  que 
nous  n'avons  pu  mettre  à  prolit,  il  convient  de  citer  les  deux 
suivantes  :  C.  Marchesi,  Bartolomeo  délia  Fonte,  Catane,  1900.  — 
11.  Fkittet.li,  Gianntonio  de''  Pandoni  detto  il  Porcellio,  Flo- 
rence, 1900. 


TABLE    DES  MATIÈRES 

DU  SECOND  VOLUME 


LIVRE  TROISIEME 
LE  GREC 


CHAPITRE  I 

DIFFUSION   DU    OBEC   EN  ITALIE 


Pages. 


I,  —  i^e  grec  à  Florence.  —  Florence,  Athènes  de  l'Italie.  — 

Ignoraïue  du  grec  au  moyen  âge.  —  Manuel  Chryso- 
loras,  premier  nuiître  grec  de  l'Italie  nouvelle.—  Départ 
des  Italiens  pour  la  Grèce  :  Guarino,  Aurispa,  Filelfo. 

—  Florence  h  l'œuvre.  —  Le  Concile  d'union 1 

11.  —  Le  grec  en  Italie.  —  Progrés  accomplis.  —  Le  grec  s'ins- 
talle dans  la  ville  des  papes.  —  Chaires,  maîtres  et 
livres.  —  Nécessilé  pour  un  esprit  orné  de  connaître  le 

grec.  —  L'Académie  d'Aide  Manuce 12 

III.  —  E.xode  des  Grecs  en  Italie.  —  Les  personnages  illustres  : 
Chrysoloras,  Phléliion,  .Vrgyropoulos,  Lascaris,  Bessa- 
rion.  —  La  loiile  des  subalternes.  —  Leurs  misères, 
leurs  emplois  et  leurs  services.  —  Prise  de  Constanti- 
nople  par  le  Turc.  —  Ce  que  la  Grèce,  chassée  de 
Byzance,  trouva  en  Italie.  —  Mépris  des  savants  ita- 
liens pour  les  Grecs 16 

CHAPITHE  11 

I.A    l.oi  H    l)K    I.ALItK.M    HK    MKDICIS 

I.  —  Florence,  capitiile  de  I  hellénisme  italien  et  centre  d'un 

nouveau  moment  de  culture 2b 

II.  —  Laurent  de  Médicis.  dit  le  Magnifique.  —  (^-omplexité  de 

son   caractère.  —  Sa   position  et  sa  politique.   —  Son 

esprit.  —  Sa  volonté.  —  Son  charme 26 

III.  —  La  Florence  de  Laurent.  —  Les  Médicis  :  le  palais,  la 
famille,  les  enfants.  —  Familiers  du  palais.  —  Charme 
et  cordialité  de  la  vie  quotidienne  :  les  soirées,  les  vil- 
légiatures, les  jeux.  —  Les  éléments  dramatiaues 
étouffés  par  la  joie.  —  Les  fêtes  :  le  carnaval,  le  dalen- 
(litnaf/fjiu,  la  San-Uiovanni:  joutes,  bals  et  entrées 
triomphales.  —  Lart  et  la  beauté.  —  Les  poètes  et  les 
savants.  —  Désinvolture  et  grâce  de  la  science.  — 
Florence,  nouvelle  Athènes 3fi 


458  TABLE    DES    MATIÈRES 


Pag.'S. 


IV.  —  La  poésie  contemporaine.  —  En  dehors  de  Florence 
Tito-Vespasiano  Strozzi.  Battista  Spagnoli,  Jacopo 
Sannazaro.  —A  Florence  :  Naldo  Naldi,  Cristoforo  Lan- 
dino,  Michel  Marulle,  Cantaiizio,  Crinito,  Brarcesi, 
Scala.  Verino.  —  Caractères  de  la  poésie  latine  de  la 
fin  du  Quatli'ocento  :  elle  est  lyrique  et  courtisane.  — 
La    poésie    de    Politien.  —    Comment   et   pourquoi   le 

moment  n'est  pas  favorable  à  une  véritable  poésie H'i 

V.  —  L'érudition  contemporaine.  -  A  Florence  :  Politien,  Lan- 
dino.  Scala,  F"onte,  Rucellai.  Crlnilo.  —  Au  dehors  do 
Florence  :  Domizio  Caldorini.  Paohi  Corteso.  Girolaum 
Donato,  Erraolao  Barb.uo,  Codni  L rceo .  Filippu 
Beroaido,  Merula.  —  Limprimerie  et  son  intltience  sur 
la  science.  —  Editions  i)rinccps.  —  Premiers  monu- 
ments scientifiques (18 

CHAPITHE  m 

L'aC.\I)ÉMIE    PLArOMCIP,.\NE.    —    LES    HOMMES 

I.  —  L"Aristote  du  moyen  àgc.  —  Gémiste  Pléthon  et  la  dis- 
pute des  Grecs  sur  la  préexcellence  de  Platon  et  d'Aris- 
tote.  —  Platon  et  l'opmion  de  IHalie  éiudile.  —  Platon 
est  la  beauté.  —  Naissance  de  IWcadémie  platoni- 
cienne          "."i 

II.  —  L'Académie  platonicienne. —  Son  caractère.  —  Son  maître. 
—  Marsile  Ficin  :  sa  vie  et  son  influence.  —  Auditeurs, 
amis  et  familiers  de  Marsile  Ficin.  —  Chanoines,  pré- 
lats, orateurs,  savants,  gramuiairiens  et  poètes.  — 
Patriciens.  —  Girolamo  Benivieni  et  Pic  de  la  Miran- 

dole si 

III.  —  La  vie  des  platoniciens  de  Florence.  —  Visites,  cause- 
ries, dialectiques,  correspondances,  promenades,  villé- 
giatures, fêtes  et  banquets.  —  Politien.  .Marsile  Ficîn 
et  Pic  de  la  .Miramlole  à  Fieso'e.  —  L'Amitié  amou- 
reuse :  échange  de  tleurs,  de  vers  et  «le  madi'igau.v.  — 
Qualité  platonique  de  cette  tendresse.  -  La  beauté  ado- 
rable. —  Le  cliristianisme  des  platoniciens.  —  Leur 
••onversion  à  Dieu  et  leurs  sympathies  p(»ur  Savona- 
role.  —  Leurs  préoccupations  supérieures.  —  Leur  zèle, 
leur  esprit  et  leur  l)el-esprit '.12 

CHAPITBE  IV 

LAC.MlKMie   PLATONICIENNE.   —    LA    l'E.NSÉE 

I.  —  La  pensée  de  IWcadémie  platonicienne  est  la  pensée  de 
.Marsile  Ficin  déve'opi)ée  |»ar  Pic  de  la  Mirandole.  — 
Qualité  de  celte  pensée.  —  Marsile  Ficin,  placé  entre 

la  théologie  et  l'humanisuie H'I 

II.  —  Le  De  Chrislianu  reli;/ione.  —  La  Theoloijifi  pldtonica.  — 
Comment  Marsile  réconcilie  Jésus  et  Platon.  —  Platon. 

serviteur  de  Dieu  et  prophélt!  chrétifsn lOli 

III.  —  L'œuvre  de  Pic  de  la  ^Iirand(d^^  -  L'aristotélisme  italien 
et  l'arislotélisme  île  Pic.  Pic  reciuicilie  Aristole  avec 
le  Pluton  chrétien  de  .Marsile.  -  -  Pic  unit  et  accorde 
toutes  les  philosophies  et  toules  les  religions.  —  Jésu.s 
«'chI  révèle  de  tout  temps 11' 


TABLE   DES    JtfATIÈRES  459 

Pages. 
IV.  —  Méthode  de  TAcadémie  platonicienne.  —   La  symbolique. 
—  Il  libro  delV  A  more  de  Marsiie.  —  Les  Disputationes 

camaldulenses  de  Landino.  —  UUeplaplus  de  Pic 122 

V.  —  L'œuvre  de  l'Académie  platonicienne  a  échoué.  —  Sa 
puérilité  et  son  syncrétisme.  —  Beauté  de  son  efl'ort  de 
pensée.  —  L'équilibre  des  facultés  mentales  commence 
à  se  rompre.  —  Idées  nouvelles  et  généreuses.  —  La 
science  sacrée  religion.  —  Rapprochement  de  Dieu  : 
l'Académie  platonicienne  et  la  Réforme i28 

CHAPITRE  V 

l'hellénisme    ITALIEN' 

Ses  œuvres  :  les  lettres,  les  discours,  les  épigrammes.  —  Les 
traductions.  —  Les  éditions  :  Aide  Manuce.  —  Déclin  des 
études  grecques  au  xvr  siècle.  —  Les  grands  hellénistes  du 
xvr  siècle  ne  sont  plus  Italiens.  —  Iniluence  de  l'hellénisme 
italien  sur  l'Europe  savante 132 


LIVRE  QUATRIÈME 
L'ITALIEN 


CHAPITRE  I 

LE    l'KUl'LE.    —  SA  POÉSIE 

1.  —  Le  peuple.  —  Sa  langue,  ses  personnages,  ses  jeux.  — 

Son  caractère  et  son  esprit 142 

II.  —  Ses  chansons.  —  Rôle  des  chansons  dans  la  vie  contem- 
poraine. —  Diversité  de  ces  chansons  quant  à  leur 
provenance,  leur  sentiment,  leur  musique,  leur  coupe 
métrique  et  leur  degré  de  culture.  —  Chansons  d'amour 
et    de    passion.    —    Chansons    obscènes.   —  Conlrasli, 

lamenti,  cacce,  canli  carnasckdesclii  et  Imidi 146 

III.  —  Ses  histoires.  —  L'ociave  et  le  chante-histoires.  — 
Matière  îles  histoires  :  l'histoire  universelle,  l'antiquité 
profane  et  sacrée,  les  cycles  chevaleresiiues,  la  légende 
et  la  gazelle.  —  Répertoire  d'un  chante-histoires.  — 
Histoires  de  la  mulière  de  France  :  leurs  succès  en 
Italie.  —  Orlando,  (^arlone,  Rinaldo,  ceux  de  Chiara- 
monte  et  ceux  de  .Vlaganza.  —  Intérêt  supérieur  des 
histoires  :  l'édification,  les  aventures  et  les  coups.  — 
Sur  la  Piazza  di  San-Marlino.  —  La  fortune  des  his- 
toires. —  Le  succès,  la  culture  et  la  condition  des 
chante-histoires 153 

CHAPITRE  11 

LE    PEUPLE.     —    SON    SENTIMENT    RELIGIEUX 

1.  —  Le  rôle  de  la  religion  dans  la  vie  contemporaine.  —  La 
religion,  poésie,  beauté  et  ornement  de  la  vie.  — 
Eglises,  tableaux,  confréries,  hospices,  fêtes,  pèlerinages 


460  TABLE    DES    MATIÈRES 


Pages. 


et  miracles.  —  Princes  pratiquants.  —  Humanisme 
chrétien.  —  Braves  gens.  —  Saints  et  Bienheureux.  — 
Le  libraire  Vespasiano  et  ses  Vile.  —  Mouvements  de 
foi.  —  Restes  (Tascétisme.  —  La  crainte  et  la  présence 
de  Dieu  dans  les  écritures  domestiques.  —  Que  le  peuple 
est  resté  le  plus  religieux  de  tous  et  comment  la  litté- 
rature religieuse  quattrocentiste  est  de  souche  popu- 
laire        IHS 

U.  —  Les  laudes.  —  Toutes  les  laudes  qu'on  sait.  —  Laudes 
héroïques  de  1260.  —  .Vutres  laudes.  —  Laudes  artiste- 
ment  ouvrées  du  xv  siècle.  —  Quand  on  les  chante.  — 

Sur  quel  air  on  les  chante 182 

IIL  —  Les  Frères  prêcheurs.  —  Gomment  ils  sont  les  oracles, 
les  célébrités  et  les  savants  du  pauvre  monde.  —  Leurs 
miracles   et    leur  sainteté.   —    Leur  existence  nomade. 

—  Leurs  sermons  en  plein  vent.  —  Les  réconciliations 
qu'ils  opèrent  et  les  «  bruciamenti  di  vanità  »  qu'ils 
ordonnent.  —  Le  plus  grand  prêcheur  du  Quattrocento: 
San-Bernardino  da  Sieha.  —  Gloire,  éloquence,  sagesse, 
morale  et  foi  de  Fra  Bernardino 189 

IV.  —  Les  «  rappresentazioni  sacre  ».  —  La  scène,  les  acteurs  et 
le  «  festaiuolo.  »  —  Intérêt  des  «  rappresentazioni  ».  — 
Trucs,  intermèdes  et  supplices.  —  Les  histoires.  — 
Profit  moral  et  profit  savant  de  ces  histoires.  —  Com- 
ment elles  font  pleurer.  —  Comuient  elles  font  rire.  — 
Personnages  contemporains  :  évéques.  moines,  men- 
diants, médecins,  commères,  nourrices  hôteliers,  pay- 
sans. —  Les  auteurs  des  «  rappresentazioni  »,  leur  audi- 
toire et  leur  succès 203 

V.  —  La  foi  quattrocentiste  telle  (lu'eile  résulte  de  la  littéra- 
ture         211 

CHAPITRE  Ml 

LK    PKllM.K.    —    SON    SEiXTIMK.M     AKTISTIQIK 

I.    —  Tempérament   nrtiste  du   peuple   italien.  —    Développe- 
ment de  ses  facultés   visuelles.  —  Il  pense  par  imagos. 

—  Son  langage  naturel  est  l'allégorie.  —  Le  luxe,  ta 
foi  et  les  fêtes  sont  des  plaisirs  des  yeux.  —  La  vie 
pittores(|ue.  —  .Mtention  du  peuple  pour  les  formes 
colorées.  —  Ses  qualités  picturales.  —  Son  souci  de  la 
beauté.  —  Ses  véritables  interprètes  sont  les  maîtres- 
imagiers 2  lu 

II.  —  Les  artisans  quattrocentistes.  —  Leur  con<lition  popu- 
laire. —  Leur  origine.  —  Leur  éducation  em|>iri(pie.  — 
Fleurs  besognes  et  leurs  préoccupations  Iccluiifiiies.  — 
Leur  naie.  —  Leurs  prettntious  a  être  bien  nourris.  — 
Leur  fantaisie  i-t  insouciance  ilcs  réalités  de  la  vie.  — 
Leur  vie  à   la  boutique.   —  Leur  belle  humeur.  —  Leur 

pauvreté 22;i 

III.  —  L'fi'uvre  des  artisans  quattrocentistes.  —  La  langue  de 
cette  fiuivre  est  le  vulgaire.  —  (Comment  elle  s'inspire 
de  l'antiquité.  —  Comment  elle  copie  la  nature.  —  Son 
réalisme  et  ses  histoire».  —  Sujet  et  styh;  de  ces  liis- 
loireH.  —  Leurs  épinodcis.  leurs  anecdotes  e|  Iimu's  facé- 
ties, —  Leur  dévotion.  —  Leur  soiudn;  j)u|)Mlaire  et  leur 
corrélation  avec  la  littérature  populaire.  —  L'art, 
témoignage  du  peuple.  —  L'art,  propriété  du  peuple. 


I 


TABLE    DES    MATIÈRES  461 

Pages. 

—  Intérêt  passionné  du  peuple  pour  les  arts  du  dessin. 

—  Le  peuple,  client  des  artisans 233 

CHAPITRE  IV 

LES    BOURGEOIS    ET  LE    IIETOLIR    A    L'iTALIKN 

\,  —  Les  bourgeois.  —  Leur  position  intermédiaire  entre  les 
doctes  et  le  peuple.  —  Leur  caractère,  leur  doctrine  et 
leur  condition.  —  Leur  souci  de  la  chose  publique  : 
les  lumenti.  —  Leur  soin  de  la  religion.  —  Leur  lidéiité 
à  Dante.  —  Leurs  livres  de  raison.  —  Leurs  divertis- 
sements littéraires.  —  Leur  goût  de  l'histoire  :  les  chro- 
niques. —  Leur  grâce.  —  Leurs  talents  de  société 246 

11.  —  L'œuvre  littéraire  des  bourgeois.  —  Comment  ils  con- 
tinuent, copient  et  galvaudent  Dante,  Pétrarque,  Boc- 
cace  et  les  petits  genres  du  Trecento.  —  Uurchiello  et 
la  poésie  alla  burchia.  —  Putréfaction  de  la  littéra- 
ture de  l'âge  précédent.  —  Banqueroute  de  lidéal.  — 
Triomphe  du  gros  rire.  —  Protestation  des  bourgeois 
contre  l'humanisme  :  invectives  de  Domenico  da  Prato 
et  de  Cino  Rinuccini.  —  L'usage  vivant  de  la  langue 
écrite  maintenu  par  les  bourgeois.  —  Le  latin  a 
accompli  son  œuvre  et  l'italien  risque  de  tomber  au 
rang  de  langue  alittéraire.  —  Retour  à  l'italien •2u"î 

III.  —  Leone-Baltista    Alberti.  —  Son  éiUication  et  son  opuvre 

d'humaniste.  —  Son  éducation  par  la  vie  :  famille, 
amours,  gymnastiques,  maladies  et  pauvreté.  —  Son 
excellence  et  sa  curiosité  infinies.  —  Son  goût  de  la 
beauté.  —  Ses  relations  dans  tous  les  mondes.  — 
S'adressant  à  tous,  il  écrit  dans  la  langue  de  tous.  — 
Ses  dialogues  et  leur  morale.  —  La  défense  de  l'italien. 

—  l^'Academut  coronaria 267 

IV.  —  (Comment  la  tentative  de  Leone-Battista  est  assurée  du 

lendemain.  -  Raiscms  qui  militent  en  faveur  du  retour 
à  l'italien.  —  Les  femmes  et  le  rôle  de  l'amour.  — 
Premiers  successeurs  de  Leone-Battista.  —  Matteo 
Palmieri  el  sa  Vita  civile.  —  Cristoioro  Landino  et 
ses  leçons  sur  Pétrarque  au  Studio.  —  Laurent  de  \ 
Médicis  et  son  plaidoyer  pour  la  langue  toscane.  —  V 
Fortune  de  Dante  réhabilité  dans  ses  charges  par  la 
Signorie  de  Florence.  —  L'Académie  platonicienne  et 
le  vulgaire.  —  OEuvres  latines  contemporaines  tra- 
duites en  vulgaire.  —  Le  bel  italien.  —  idée  qu'on  s'en 
fait  et  modèles  (|u'on  lui  propose.  —  Le  style  de  \'H>/p- 

nerolomachia  l'olip/iill 218 

V.  —  La  Renaissance 286 

CHAPITRE  V 

LA    RENAISSANCE  A    FLORENCE 

1.  —  Florence  et  le  retour  de  l'érudition  à  la  poésie  populaire. 

—  Les  Médicis  et  le  milieu  bourgeois.  —  Lucrezia 
Tornabuoni.  —  Matteo  Franco,  Bernardo  CiambuUari, 
Alessandro  Braccesi,  Tommaso  Baldinotti,  Francesco 
Cei,  Bernardo  Bellincioni.  —  Leur  imagination  gra- 
cieuse, dévotieuse  ou  boutl'onne.  —  Laurent  de  Médi- 
cis se  rallie  à  cette  littérature 288 


4Ô2  TABLE   DES   MATIÈRES 


Pages. 


II.  —  La  poésie  de  Laurent  de  Médicis.  —  Ses  laudes.  —  Ses 
canli  carnascialeschi.  —  Sa  Rappresentazione  di  San 
Giovanni  e  Paolo.  —  Sa  Caccia  al  falcone.  —  Ses 
Beoni.  —  Ses  sonnets  burchiellesques.  —  Son  can- 
zonière.  —  Après  la  poésie  écrite,  Laurent  retourne  à  la 
poésie  orale 294 

ni.  —  L'influence  populaire.  —  Venise  et  les  canzonette  de 
Leonardo  Giustinian.  —  Laurent  de  Médicis  et  sa  bande 
devant  le  peuple.  —  La  \encia  di  Barberino  de  Lau- 
rent. —  La  Beca  di  Dicomano  de  Luigi  Pulci.  —  Les 
rispetti  de  Lui^i  Pulci,  de  Baccio  Ugolino,  d'Ange  Poli- 
tien.  —  Les  bculate.  de  Laurent  et  de  Politien 301 

IV,  —  Le  Morgante  de  Luigi  Pulci.  —  Luigi  Pulci  :  sa  vie,  sa 
culture  et  son  humeur.  —  Sa  Storia.  —  L'argument.  — 
Les  situations.  —  Les  personnages.  —  Morgante,  Mar- 

f;utte  et  Astarotte.  —  Comment  Luigi  Pulci  contrefait 
es  chante-histoires.  —  Comment  il  domine  son  sujet. 

—  Gomment  il  rend  l'esprit  du  peuple  à  la  matière  du 
peuple.  —  Florentinismes,  idiotismes,  bisticci,  crudité, 
pittoresque  et  langue  du  Morgante.  —  Son  comique.  — 

Son  émotion 312 

V.  —  La  Renaissance  florentine.  —  Les  mythologies  du  Carna- 
val. —  L'Or/eo  de  Politien.  —  Les  poèmes  antiques  de 
Laurent  :  le  Corinto.  les  Amori  di  Marte  e  Venere,  les 
Silve.  —  La  Giostra  de  Politien 328 

CHAPITRE  VI 

LA    KEXAISSAXCE     A    KEIIHAKK 

I.  —  Les  cours  septentrionales  italiennes  :  Mantoue,  Urbin, 
Milan.  —  Ferrare,  possession  des  Kste,  ducs  et  condot- 
tières.  —  La  chevalerie  et  les  mti^urs  chevaleresques. 

—  Les  femmes  et  leur  influence.  —  Fêtes,  divertisse- 
ments et  spectacles.  —  Le  luxe.  —  La  force  physique. 

—  La  race  campagnarde 344 

II.  —  L'humanisme  à    l-errare.  —  La  langue  de   Ferrare  n'est 

pas  le  latin,  mais  l'italien.  —  Les  poètes,  nnvellieri  et 
chante-histoires  :  Francesco  Cieco,  Niccolù  da  (^orregio. 
le  Pistoia,  Antonio  Tebaldeo,  .Nicoolù  Leiio  Cosmico, 
Antonio  Cornazzano,  Sabbadiiio  degli  .\rienli,  .lacopo 
Caviceo,  Pandulfo  Collenuccio.  —  La  littérature  dans 
les  banquets,  les  spectacles  et  la  vie.  —  Valeur  de  cette 

littérature.  —  (Caractère  de  cette  littérature 3.")4 

ni.  —  La  Renaissance  à  Ferrare.  —  Le  comte  Matteo-Maria 
Boïardo  de  Scandiano.  —  Sa  vie,  sa  culture  et  sa  fonc- 
tion de  gentilhoMune.  —  Ses  divertissements  littéraires. 

—  Son  canzonière.  —  Son  Orlando  innainnrnio.  —  Dif- 
férences du  Morgante  de  Pulci  et  de  VOrlando  de 
Boïardo.  —  La  matière  de  France  et  la  matière  de  Hrc- 
tngne  accouplées.  —  L'amour.       Argument  du  pctème. 

—  Son  allure  et  sa  grâce.  —  Ses  personnages  originaux. 

—  Orlando  et  Angélique.  —  Ses  éléments  divers.  —  Sa 
couleur  unique.  —  L'Orlando  innamoralo,  poème  de  la 
belle  vie  seigneuriale 3ti('< 


TABLE    DES    MATIÈRES  463 

CHAPlTRi:  VU 

L\   RENAISSANCE    A   NAPLES 

Pages. 

1.  —  Naples,  monarchie  absolue.  —  Les  Aragons,  la  reggia  et 
la  cour.  —  La  noblesse  de  la  cour.  —  La  vie  fastueuse 
et  théâtrale.  —  L'influence  de  la  mégalomanie  espa- 
gnole         389 

11.  —  Les  écrivains  napolitains.  —  Leur  qualité  et  leur  office 
de  courtisans.  —  Le  peuple  n'existe  pas.  —  Pourquoi. 
—  Il  est  la  valetaille  ol  il  parle  dialecte.  —  Nécessité 
pour  Naples  d'employer  l'italien.  —  Employant  l'ita- 
lien, elle  emploie  une  langue  livresque  et  étrangère.  — 
Klle  introduit  dans  l'italien  la  discipline  de  l'huma- 
nisme         .'Î92 

III.  —  Le  mauvais  goût.  —  La  nature  et  VArcadia  de  Sanna- 
zaro.  —  Le  pétrarquisme  et  la  préciosité  —  Les  coti- 
cetli  :  Cariteo,  Tebaldeo  et  Seralino  delT  Aquila.  — 
L'éloquence  :  e.\emples  chez  Sannazaro,  Cariteo  et 
Masuccio.  —  Naples  initie  le  aeicenlisme.  —  Comment 
l'œuvre  littéraire  du  Quattrocento  est  accomplie 399 


LIVRE  CINQUIÈME 
CONCLUSION 

IliUOME    SAVU.NAKULK    ET   I.'eXPÉIHTIO.N  DE  CHAIU.ES  VIU.  . 409 

BIBLIOGRAPHIE  DES  AUTEURS 42*i 


TOURS 

IMPRIMERIE    DESLIS    FRÈRES 

6,  rue  Gambetla,  G 


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