lïï
*
r;
À
Digitized by the Internet Archive
in 2009 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lempiredestsarse03lero
L'EMPIRE
des tsars
i:i Les m issbs
01 Vli.M'.KS DU MEME AUTEUR
L'empire de? tsars et les Russes, in-8°. Paris. Hachette.
Tome I. — Le pays et les habitants, 2e édition, 1853.
Tome II. — Les institutions, 2° édition, 1886.
U.n homme d'État russe. (Nicolas Milutine), d'après sa correspondance inédite, étude
sur la Russie et la Pologne pendant le règne d'Alexandre II. 1855-1872. Taris,
Hachette, 1884.
Brama de solitude, fantaisies poétiques. Paris, 1965. Dcnlu.
La resi m Hun» M Ml mommlvi- historiques. Brochure in-8*. Paris. 18TÔ.
Alpli. Picard.
l> empereur, um roi, un pai'c, im rbtadbatiob. l'aris. IS"!). Charpentier.
L'empereur Napoléon III et la politique du second empire. — Le roi Victor-
Kmmanucl et la monarchie italienne. — Pie IX, le Saint-Siège et l'Église. —
La monard ipagnole aooa Alphonse XII,
Lu catmuqum i.iiiiuiv. i h.ii-i m 1 1. liuéralisme de 1830 à nos jours. Pans.
B. Pk», 11
La I'iiami. la Hi^-ii i.T l'Europe. Paris, 1888. Calmann l/w.
laipr M. \. i il i ni de Plein u . ''. .'i l'un i
>T-\~le
L'EMIMHK
DES TSARS
BT LES RUSSES
l'A H
Anatole LEROY-BEAULIEU
Membre ■!<■ l'InMitui
rOHl lll
LA RELIGION
LE 8 e > T I M t. SI 1 B L I • 1 1 ■ I B T U M V -> 1 I U « X L M \ \ L
L'OBTBOBOXIB t'HIESTALE El RUSSIE
il ET LE TSAH
LES Hll\ MOINES ET POPES
IK « I\A>8.oL » ET LES V I E t X - t H O T AST »
rit BAT 101 i- m-ii
PKn CATHOLIQUES, JUIFS, MUSULMAEs
PARIS
LIBRAIRIE H A<: Il Kl ÏK K 1' C" . 1
79, UOLLKVAHU IIIHI IBUbUIB il " "
i8^
L»ro,u i» pf '|*i«U «t d. m4iartMS limiti
t*.
frl
W'i
te
i
¥ .
. *.
LIVRE I
Dl i v RELIGION ET in: BBNT1MEN I iti l.n.ii i \
l.N l;i --il .
CHAPITRE l
Pourquoi m volume « — t - » I la religion t — Intérêt iciaotifl ,
politique dot queoUOBI religieuses. — Leur Importance particulière <laii«
ti ii paye tel que la ltu>>ie. — Révolution • '- naclere reli-
(ld • nihilisme • et du mouvement révolutionnaire en Ruw
i troisième volume est tout eniiei la reli-
gion «'i aux choses religieuses. On l'en étoanert peul-
en France <-<»niin.' en Russie. Pour beaucoup de nos con-
temporains, l'époque de pareilles études esl passée; ils
n'eu comprennent ni l'intérêt ni l'attrait S'j lm
à leurs yeux, -m- montrer en retard sur le siècle, avoû
idées ou des curiosités d'un autre i<'m[is. go vérité, • a
pourrait leur retourner ce reproche et leur dire qu'ils en
sont encore au dix-huitième siècle. Que Eaut-il pour dé-
montrer rimportance 'les questions rolij >i l'his-
loire, depuis la Révolution, n'y suffit point? Le dix-neu-
vième Biècle s'était Batte d'en avoir fini avec elles; il a eu
beau les dédaigner, elles ne l'eu oui pas moins agit*
force lui esl «le reconnaître qu'elles lui survivront. Tout
annonce «pie. bous <•>• rapport, le ->urW qui vient ne dif-
férera guère de celui qui s'en va.
11 nie revient à la mémoire un souvenir de mon udoles-
cence, >ous l'Empire. M. Guixot venait de publier ses .!/.</<-
2 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
talions religieuses; M. deMorny, alors dans le voisinage du
Yal-Richer, à Deauvillc, disait à ce propos: « Comment, de
notre temps, peut-on s'occuper de pareilles questions? »
C'était, il est vrai, à un banquet pour l'inauguration d'un
chemin de fer. Bien des Russes, aujourd'hui encore, seraient
de l'avis de l'homme d'État du second Empire. Il est peu
de pays cependant où pareille opinion nous semble moins
de mise. La religion y mérite d'autant plus d'attention
qu'elle a gardé plus de prise sur les masses. N'aurait-elle
d'autre attrait pour notre curiosité, que l'étude en serait
encore pour nous un moyen de connaître le peuple, de
pénétrer ses sentiments et ses instincts, de le saisir dans
ce qu'il a de plus intime ou de plus spontané.
Les religions sont comme des moules où les générations
se viennent successivement modeler, et dont souvent l'em-
preinte persiste après que le moule est brisé. Parfois, au
contraire, la religion se moule elle-même sur le peuple
qu'elle prétend former à son image. Ainsi en est-il notam-
ment des sectes russes. En Russie, l'empreinte religieuse.
chez le peuple du moins, est d'autant plus marquée que la
religion est demeurée plus nationale, plus populaire; que,
dans les sectes, elle a pris quelque chose de plus per-
sonnel, de plus russe. C'est dans le vaste champ de la
religion, dans les aériennes et nébuleuses régions de la
théologie, que l'esprit encore inculte du peuple a pu jus-
qu'il i m donner le plus librement carrière. L'étudier dans
ses croyances, c'est étudier l'ethnographie russe dans ce
qu'elle a de plus relevé, non seulement dans les coutumes
ou dani lei vêtements du paysan, mais dans son esprit,
dans sou aine et sa conscience.
i ce là le seul Intérêt d'une pareille étude? Nullement.
A cette sorte d'intérêt à demi scientifique) à demi litté-
raire, - 'ii Jolnl un autre au moins égal, l'intérêt politique.
t.ii examinant II religion du peuple, en scrutant ses
croj d considérant l'Église qui l'a instruit et les
sectes qui l'attirent, nous sommes persuadé que nous
LA RELIGION ET LES SOCIÉTÉS. 3
étudions l'Étal et la société russes dans un de leurs prin-
cipaux éléments, dam CS qui, OO réalité, leur sert de base
et de support
il serait auaai facile de bâtir une \ill<- dosa lea airs que
de constituer un Kt.it lana cr<»\ance aOl dieux. Ain-i parle
un ancien, IMutarque, si je ne nie Irmnpe, et, BOTCC point,
la plupart dee paBaouri aaodernee, j oenpria Kousseau et
Hobcspierre,ont été d'aCCOfd avec l'antiquité. Bo dépit
apparences, cette vieille oiaxioifl ne nooaparatl pas encore
Boraooée. La science a eu boao émancipef la paoaée de
l'homme, les sociétés homaiaaa ool peina a rrtrè sans
croyances -upérieures, """ pat laaOFéaoOOl -ans colle
officiel OU ->ans religion d'Ktat. mai- -.tu- culte ni senti-
inenl religieux. Ils montrent uni- préaomntiOQ Baffe, lee
philosophes qui, a\ec le fondateur du poeittl isine, croient
l'heure venu.' de recondoire Dieo toi frontièree de laor
république, aaol aie remercier di - provi-
soires . Dieu a eocorodea servi adre. Mao exilé
de la cité, bien daa eooaea pourraient émigré* a ai suit.-.
Telle est, à notre sent, la difficulté capitale de aotrechri-
lisatiOD arrivée à l'âge adulte. Loin de diminuei
bempa ci avec l'habitode, cette difficulté l'accote de plus
en plus avec l'nfffcihlinaomonl de- croyant ieoaea et
L'éoervemenl daa aotiooa moralaa doal i aoea fai-
saient la force. Le péril dea Etala moderne-, leur- |
lotions périodiipies. leur- agitations incessantes, l'esprit
d'inquiète convoitise qoi travaille la plupart des nation-,
proviennent, avant tout, de ce «pie le- peuple- contempo-
rains uni, en grande partie, perdu leur ancienne toi. |
que rien l'ait remplacée. De là. les ébranlements de l'Oc-
cident et toutes «es commotions populaires qui menacent
la BOCiété européenne d'un bouleversement sans analogue
depuis quinze siècles.
Le socialisme, Lanarchisme ou, d'une manière plus»
générale, l'esprit révolutionnaire est le fils aîné de l'in-
croyance. Les utopies de la terre remplacent la foi au ciel.
4 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Partout de nos jours il y a, entre les questions religieuses
et les questions sociales, une corrélation qui éclate aux
yeux les moins ouverts; et cette connexité deviendra plus
manifeste à chaque génération. Nous ne pouvons ici que
répéter ce que nous disions récemment ailleurs1: frustrées
du paradis et des espérances supraterrestres, les masses
populaires poursuivent l'unique compensation qu'elles
puissent découvrir. A défaut des félicités éternelles, elles
réclament les jouissances de la terre. Le socialisme révo-
lutionnaire prend chez elles la place de la religion; et
plus s'affaiblit l'empire de cette dernière, plus cet héritier
importun acquiert d'ascendant. Le sentiment religieux
disparu, les luttes de classes deviennent fatales; l'ordre
social n'a vis-à-vis des appétits déchaînés d'autre garantie
que la force.
Encore, chez certains peuples, en Occident notamment,
la société, privée de base religieuse, peut en retrouver
une autre, plus ou moins chancelante, dans la science, dans
les progrès du bien-être, dans les intérêts matériels sur-
tout. Un Etat relativement pauvre, tel que la Russie, un
peuple encore peu cultivé, comme le peuple russe, ne sau-
ra il de longtemps avoir une pareille ressource. Chez lui,
comme ailleurs durant de longs siècles, la religion de-
meure le principal, si ce n'est l'unique élai de la société et
ilr la paix sociale.
Ain>i en est-il bien en eiïet. Le grand obstacle à la ré-
volution esl dans la conscience populaire*. Tout le lourd
édifice de la puissance russe repose sur un sentiment, sur
ir respect, sur l'affection du peuple pour le tsar. Or,
comme nous le verrons, ce sentiment du peuple envers
son souverain esl entièrement d'essence religieuse.
\ regarder certains côtés de son existence, de ses moeurs
communales, certaines de ses notions ou de Bes ira Niions,
1. \ ' l>' Ubéraliime, <io |830 •»
ii' - (oui ' p, 15.
•i. Vojm i. il. iiv. \i, eboft. !.
RELIGION ET RÉVOLUTION. 5
ce peuple semble avoir la vocation du socialisme; il porte
en lui, pour ainsi dire, la révolution à l'étal latent'. A-t-il
jusqu'ici fermé son aux- à dea doctttees BOOTenl d'accord
avec les instincts du moujik, c'est, en grande partie, qu'il
a un frein invisible, plus puissant que toute l'autorité de
la police et le génie de la bureaucratie, la loi religieuse.
Sans cette foi, la Ruasie sérail déjà, de ton-* lea États dea
deux mondes, le plus révolutionnaire al le plne bouleversé.
S'étonne-t-on que l'eapril rérolnUonnaire, aoua m forme
la plus radicale, ait si profondément pénétré la p. ;
(11880; «'«si .pic, .liez d.s rlaB80a l 'u I 1ère B, l'a ■ «' ndant de
la religion a été ébranlé. L'aflaibliasemenl du aentiment
religieux a produit, à cotte extrémité de l'Europe, lei
mêmes effets qu'en Occident Là aoaai, la plaea laiaaée ride
par la foi chrétienne a été occupée par l'eapril d'utopie • t
les rérerioa eocielieteo. Là ni--i.au culte de l'invisible a
auccédé le cuite dea réalités tangibles» el aux promoaai
la Jéruaalem oéleate leavisiona d'un parodie humanitaire.
C'est une observation déjà ancienne que, ehea lea peuplée
modernes, la révolution BgM à la manière d'un.- religion.
Nulle pari cola n'eal plus aenaible qu'ai Ruasse. Noua
avons eu mainte fois l'oCCaaion île raire COtte remarque
aujourd'hui devenue banale*. En aucun pa\s le mouve~
meiii révolutionnaire n'a autant pria l'aaped ,-t lea allurea
d'un mouvement religieux. Quelle M etl la raison? C'est
qu'en Ruaeie la aecouaae a été plus bruaque et la conver-
sion plus rapide; que l'eapril rnaae a plu- rite paaaéde
la foi chrétienne à la foi ré\olutionuaire, et qu'on >autant
de l'une à l'autre il a apporté dans sa conversion toute la
ferveur d'un néophyte. C'e6t, en même temps, que l'âme
russe eal restée plus profondément religieuse; que, jus-
qu'en ses révoltée et aee négations, elle a gardé, à son
insu, les habitudes, les émotions, les générosités de la foi,
1, Voyez t. Iw, liv. VIII, chap. vu.
2, Youv t. |» liv. IV, <hap. iv, p. 193 (2# édit.). Cf. Revue des Deux
Mondes, looet. 1873.
6 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de façon qu'en devenant révolutionnaire elle n'a fait, pour
ainsi dire, que changer de religion.
Telle est, nous l'avons vu. la principale originalité du
« nihilisme » russe1. Cette originalité est dans le sentiment
bien plus que dans les idées. Jamais l'âme humaine, si
souvent dupe d'elle-même, ne s'était montrée aussi reli-
gieuse à travers son irréligion. Ils ont beau faire profes-
sion d'athéisme, le « nihilisme », chez beaucoup de ses
adoptes, n'est que de la religion retournée. C'est pour
cela que le sexe pieux par excellence, que la femme a pris
une si large part au mouvement révolutionnaire russe.
Elle allait aux sociétés secrètes et aux missionnaires du
socialisme, comme elle eût été au Messie et à ses pro-
phètes. Précipitée du faîte des espérances chrétiennes,
la femme russe a cherché un refuge dans les rêveries hu-
manitaires, et remplacé l'attente de la résurrection par
les songes de palingénésie sociale, portant dans sa foi
nouvelle le même besoin d'idéal et les mêmes ardeurs,
le même appétit de renoncement, la même ivresse de
sacrifice.
La jeune fille a dit à la Révolution : « Tu me tiendras
lieu d'époux, lu me tiendras lieu d'enfants ». Et elle s'est
donnée à celte divinité farouche, comme d'autres se vouent
aux fiançailles du Christ; abandonnant pour son im-
périeuse idole père et mère; lui offrant en holocauste
beauté, jeunesse, amour, pudeur même. Les cheveux que
d'autres laissent tomber au pied de l'autel sous les ciseaux
du prêtre, ••il»' les a coupés en l'honneur de ce Molocfa
iosensible. Pour lui, elle a dit adieu aux parures de son
se\e et quitté 1rs vêlements de son raii,-. Kilo a dépouillé
les habitudes du inonde et revêtu une robe grossière; ellea
frappé à la maison des indigents el a partagé leur repas
el leur manière de vivre. Kilo a fait, à su façon, vœu de
pauvreté nour ko consacrer au service des humbles cl à
|. VoyM I. I' le. I\ Cbtp. n il t. Il, !!▼. VI. cliap. il.
RELIGION ET NIHILISME. 7
l'évangélisation des ignorants, servent et adorant le Dieu
nouveau dans ses membres souffrants.
Le jeune homme, M ion côté, obéissant aux mêmes
vois., a laissé là ses étudi livrée, il s'esl «lit, comme
l'auteur de l'Imitation, que l'abondance du Bavoir n'amenait
qu'orgueil el affliction de l'esprit lia, lui aussi, découvert
qu'une seule science importail à l'homme, celle du >alut;
qu'une seule doctrine valait d'être en» celle qui
pouvait racheter l'homme de le lervitudc de la mit
Périsse toul le reste, s'il le Cuit, si l'art el la civilisation!
Une seule chose est nécessaire^ la rédemption des masses
opprimées. Tel sel !<* nouvel Évangile, et, s'il \ »-n t des
confesseurs el des martyrs, l'élite de la j.iun — *■ -<• dispu-
tera l'honneur de mourir pour lui. Il se trotn cen-
taines, des milliers déjeunes gens pour avoir cette folie
de la révolution, comme d'autres, as d'autres lampe, oui
eu la folie de la croix.
c'est à celle exaltation religieuse que le nihiliams russe
a dû sa force el sa vertu. Peut-être eût-il nul plus de con-
quêtes, peut-être eûfril été plus difficile é raincre, si, fidèle
à sa premiers Inspiration1, il s'en fût toujours tenu à
l'apostolat pacifique, su lieu de faire appel sus mines
<i aux bombes. Hais, pour n'avoir d'autre ambition que
celle de s'immoler, pour s'enfermer obstinément dsns la
sereine protestation du martyr, il ne suffit pasd'une quasi-
religion sans Dieu el B8J1S ciel : il faut une loi possédant
un Dieu, attendant kOUl de Dieu, lui laissant le choix de
ses voies et de son heure.
La révolution a peau devenir une >orte d'humaine reli-
gion, au>si fervente, aussi croyante à >a manière que l'an-
cienne; elle a heau inspirer le même zèle enthousiaste et
la même abnégation, elle ne saurait longtemps résister au
démon de la violence. Bile est condamnée par son prin-
cipe à laisser la force morale pour la force brutale. Sur ce
J. You/ t. 11. liv. VI. cliap. 11.
8 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
point, il lui est interdit de rivaliser avec les vieilles doctrines
qu'elle prétend supplanter. Il faut le Christ pour dire à
Pierre de remettre l'épée au fourreau. Le croyant seul
peut, devant le juge ou le bourreau, répéter le fiât vo-
luntas tua. N'est-il pas sur d'avoir son jour et sa revanche?
Et encore, que de fois le croyant même s'est lassé d'atten-
dre ! Que de religions ont, elles aussi, armé le maigre
bras du fanatique! A certains esprils, le fanatisme semble
même un trait essentiel de l'exaltation religieuse. Rien, à
ce compte, n'a été plus religieux que le « nihilisme ». Ses
héros, un Jéliabof, une Sophie Pérovsky, ont égalé le fakir
le plus endurci ; et cela, sans Dieu pour les voir, ni paradis
pour les recevoir.
De tous les mouvements révolutionnaires du siècle, le
nihilisme russe est celui qui a le plus clairement affecté
les caractères d'un mouvement religieux, et c'est pour
cela qu'il a surpassé, en intensité et en grandeur morale,
des mouvements politiques autrement importants par leurs
résultats. Toute sa force était dans sa foi, une foi russe.
La jeunesse des écoles, dédaigneuse des conceptions théo-
logiques, « l'intelligence », comme on dit là-bas, a montré
qu'en elle le besoin de croire était toujours vivant. Pour
ses dogmes révolutionnaires, l'athée a bravé la pauvreté
et l'exil, souffrant pour la foi nouvelle avec une patience
russ<\ comme ont souffert, durant des siècles, ses compa-
triote du peuple, les Raskolniks, pour « la vieille foi ».
Si la révolution a eu l'air, en Russie, de prendre elle-
méme l'aspect d'une secte, comment s'en étonner dans un
pays où Démissent tant de sectes? Ainsi, là même OÙ la
religion semble a\oir entièrement disparu, la révolution,
qui l h .1 pris la plan', laisse voir le fond religieux de
l'aine russe.
CHAPITRE II
Comment, ebei lepenple, le sentiment religieux a parJé toute sa
— RaiaOM. .le (•«• pli. ■in. m. -ii.-.— L'étal df 'iilture .te lit ltussie. — l.'ln
<-t le mode ta savwameasent. — Da mysticisme et du fatalisme rus».
Où faut-il en clienlicr I.
.-i la «limât/ — toiueacea da la lataraet «lu mille*).— Le ptaiae et In
l'iinH. — Lm MiMM. — Lai maux lii-t..ii.jn.~ .-|.i.|. un. - .1 lamines. —
Commenl il ae faut |>.*- outrer l<- myeUciea s en
sont les caracièiv* el les innit. ..mt.- eoanbiaaieoa de réalisme et
d'idéalisme.
Chez le peuple, «-i non seulement ebei l«' paysan, i
chei l'ouvrier, chei le petit bourgeoii e( le marchand des
Nillo, le sentiment religietu i oomerré son antique naïveté.
La religion \ donne me tneonteatable pretrre de \i<": la
fécondité; elle > est une cesse en enftuitement, mettant au
monde dea sectes biiarrea don! l«- nonibre même est • l ï t~t i —
elle a fixer. L'homme du peuple semble n'avoir pas encore
franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions
prennent spontanément nue Ibrme religieuse. \ gard,
comme à tant d'autres, il est 1»' contemporain de généra-
tions depuis longtemps disparues chea nous. S'il est, en
Europe, des États où la religion a tenu une aussi grande
place, il n'en est peut-être point ou elle en occupe encore
une aussi large. La rudesse du sol et du climat avait
préparé son empire; les vicissitudes de l'histoire, la forme
du gouvernement publie et privé l'ont affermi; l'état de
culture l'a maintenu.
Lorsque, au-dessus d'un village des steppes, j'apercevais
l'église dominant île ses coupoles vertes l»is noires ca-
banes du paysan, il me semblait voir un emblème de cette
10 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
vieille royauté de la religion sur la terre russe. Que si l'on
nous demande comment ou pourquoi la religion a gardé,
sur le peuple et sur la vie populaire, un ascendant qu'elle
a perdu en tant de contrées de l'Europe, les raisons en sont
multiples. C'est d'abord, et avant tout, le degré de civili-
sation du pays et, si l'on peut ainsi parler, l'âge intellectuel
de la nation. Ce peuple, encore jeune malgré ses mille ans
d'histoire, en est à une sorte d'adolescence, où les croyances
de sa longue enfance conservent presque toute leur autorité.
11 n'en est pas encore arrivé (nous parlons, bien entendu, des
classes populaires) à la phase du scepticisme, à cette crise
des croyances que traversent depuis un siècle les sociétés
occidentales. Il n'a pas encore passé par cette redoutable
mue intellectuelle qui a, pour longtemps, ébranlé la santé
morale des peuples modernes. Il a eu beau être visité par
Diderot, il a beau posséder la bibliothèque de Voltaire, il
en est encore à l'âge théologique, et, malgré les recrues
faites chez lui par les disciples de Comte, rien n'indique
qu'il en doive bientôt sortir.
Dans cette Russie, pareille à ses paresseuses rivières, les
siècles paraissent couler plus lentement. Pour la grande
nii^se de la nation, le moyen âge dure toujours. Luther
est encore à son couvent, et Voltaire, l'ami de Catherine,
n'est pas né. Elle est restée au quinzième siècle, pour ne
pas dire au treizième. C'est une impression que j'ai sou-
vent eue en Russie. Après avoir franchi, au milieu d'un
peuple de pèlerins, les hautes portes du monastère de Sainl-
Serge, OU être descendu, à travers deux Longues liles de
mendiante, dans les galeries des catacombes de Kicf, il me
semblait mieui comprendre notre moyen âge. De môme,
pour qui n'a i»as foulé le sol encore intact de la sainte
Russie, la meilleure manière de se représenter le peuple
russe, e'csl encore de remonter an delà de la Réforme et
de 1.1 Renaissance, aux séries où la foi au surnaturel
doinin.ni toute 1s vie populaire, où des hérésies naïves et
lairul !-• pTiivc des rsprils les pins hartlis.
I.A Foi DO PEUPLE. 11
ta peuple a conservé l'intégrité d.- croyances des
époques où l'on n'ose mettra en doute que les conditions
de la loi H la forme du nkit. Son grand charme et sa grande
force, c'esl qu'il n'a paaété entamé par notre aride scepti-
cisme. De là vient qu'à bravera son apparent roté
il a souvent l'âme mofatti groaaière que des peuplea exté-
rieureinenl plus policée. Ce qu'il avait de noble 'd d'élevé
<lans le cœur ne a'eet paa tiétri au contad d'un esprit de
négation qui n'est paa lad pour laa petita et lea humbles,
et qui. en descendant des lettréa ou d-- -avant- dan- lea
foulée, a'j dessèche en un Inepte et brutal matérialiame.
C'est uniquement, dira-tan, que la Russie est an
pluaieura générations. C'en est .m muni- une des raisons.
laine à chacun de l'en plaindre OU d»- l.n féliciter. Ce «ini
est certain, c'est que c'est là un fait gros de conséquen
d';udant qu'à considérer ri-p.ii--.Mir des couches popnlairea
«d leminceépiderme cl< i la-- -mi in-truit.-.pn les
recouvre, il faudra longtemps pour que ce qu'on appelle lea
Idéea modernes en pénètre 1'' fond.
Le Russie populaire vit dans un.- autre atmosphère que
la* nôtre: les vents qui soufflent de l'Occident seront long-
temps avant d'en avoir renouvelé l'air. Cest presque le seul
paya de l'Europe où l'homme «lu peuple ait conservé le
s.-us de l'invisible, <>ù il se --ente réellement eu communion
avec les hôtes du monde aupraierreatre.Sea riUagesdebois,
en vain traversés par la vapeur, sont de ceux on un saint
des vieux j»>ui- -.- sentirait 1.- moins dépa]
L'état de culture du peuple n'ont pas la -euh- raison de
cette persistante prédominance des penchante religieux;
l'histoire, l'état -oeial, l'état politique de la Hu— ie n'\ sont
pas étrangers. Dure a été la vie sous le sceptre paternel des
Isars. Rares et précaires étaient les joies qu'oflrait l'existence
h ce peuple de sert'-. Sentant peser BUT lui tout le poids
d'un des plus posante édifices sociaux qu'ait connus le
monde chrétien: ne voyant s'ouvrir u\ de chair
aucune libre perspective! il était d'autant plus enclin à
12 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
chercher des échappées sur l'au delà. Il lui fallait un monde
plus clément, où il trouvât en tout temps un refuge. La
religion le lui assurait. En même temps que la grande
consolatrice, la foi était pour lui la grande revanche
de l'Ame. Plus celte vie était lourde, plus il vivait de
l'autre.
L'ignorance des masses, le manque de tout bien-être, la
double tyrannie du bailli représentant le seigneur et de la
police représentant l'État, toutes les tristesses de l'exis-
tence russe concouraient au même effet, tournaient le
cœur du peuple dans le même sens.
Cette influence historique s'étend secrètement jusqu'aux
classes cultivées, aux classes atteintes, depuis un siècle,
du scepticisme occidental. Elles aussi ont durement res-
senti le poids de l'histoire et de la vie. De là, en grande
partie, l'accent original de leur mélancolie, leur précoce
«N'-i'iichantement d'une civilisation inférieure à leurs exi-
gences, leur effort convulsif, dans le naufrage de leurs
croyances, pour se rattacher à une foi nouvelle. De là, chez
tant de ceux qui traversent le désert de la vie russe, un
penchant au pessimisme, au mysticisme, au nihilisme, trois
puits profonds et voisins l'un de l'autre, où se laissent choir
bien des âmes lasses. De là, pour une bonne part, les sou-
dains et douloureux coups d'aile d'une littérature restée
eroyante dans l'incrédulité, gardant le sentiment d'une foi
qu'elle ,i perdue el frappant de ses élans impuissants un
ciel vide.
Nom sommes portés, en Occident, à demander à la race,
au sang tiare, i«' secret des penchants mystiques el <i<i
l'instinct religieux des Russes. De pareilles vues ont beau
se retrouver jusqu'à Pétcrsbourg ou à Moscou, c'est là, me
Nmble l-il, moins mu; explication qu'une simple con-
stat.ilimi. Knlre le génie slave et le génie hindou, entre
le nihilisme de l'un et le bouddhisme de l'autre, on
; plu à découvrir une ressemblance; h cette ressom-
blanee, on a été, riiez nous el en Hussie, jusqu'à l'allri-
LE MYSTICISME ET LA RACE SLAVE. 13
buer à une parenté des deux races et a la pureté du sang
russe *.
Le nihilisme mystique de certain! contemporains (nous
ne parlons pas ici du nihilisme révolutionnaire, assez
improprement dénommé) a beau présenter certains points
de contact avec le vieux bouddhisme des bordl du liange,
il y a entre l'esprit russe si L'esprit hindou, l'un essentiel-
lement réaliste, l'autre essentiellement métaphysique, non
moins de contrastai que de similitudes, h tout prendre) ils
ne différent guère moins que les épaisses junglss du Dec-
can el les pâles forêts do Nord. L'un t i.-iii du loleil dea
tropi(|iics el l'autre dea neigea du cercle polaire* SI notre
œil perçoil entre oui de secrètes affinités, eela i rouve une
l'ois de plus que lea eitrèmes m tonehent; eeta montra que
la najture sait, dans h ma 1rs plua disaamblablei
par dt-s moyens opposés, aboutir parfois ans mameaeffeta;
que l'homme pont, sous lea eieui les plus divera, éprou-
ver à son insu les mêmes sentiments. Bnaoro, an pareil
la pari de l'histoire .-t ,i<- l'état de culture, la part du
régime aotial, politique ou religieux, est elle peut-être
plus grande que celle de la nature.
Quant à conclure de pareilles aimilitudaade Umujersment
à une étroite parante* de race; quant à an mire honneur à
la pureté du saiijj aryen des Ku» mune la
lignée diractades sryas, toutes lea donnéaade l'ethnographie
protestent contre ne', s il est Injuste de refuser aui
Husses le utre d'Aryens, il est iiora de doute que te Slave
moderne, que le Busse en particulier, fortement a
d'éléments linno-tuivs, ,-st par le sang un des moins aryens
des peuples indo-européens . La rasa ambiance du vieux
slavon avec le sanscrit ne saurait. ml. rien prouver.
Les Lithuaniens du Niémen seraient, à <«• compte, en droit
de faire \aloir des titres supérieurs. Le-, plus éloignés du
I Voyez, p. sx., k beau livre de M. E, M. Je Yogtké de Roman Russe,
ebap. icr.
2. Vuytz t. 1 '. liv. il. ebap. il.
14 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
berceau supposé de nos ancêtres communs, les Celles, pour-
raient, eux aussi, par certains côtés, prétendre à une res-
semblance avec leurs lointains cousins du Gange, sans que
Bretons ou Gallois en puissent conclure au privilège d'un
sang plus pur.
Ici, comme en bien d'autres questions, l'appel à la race
n'éclaire rien, d'autant que l'instinct mystique est loin
d'être également commun à tous les peuples de souche
slave. Il est peut-être plus rare chez les Slaves du Danube
ou de l'Elbe que chez leurs voisins de sang germanique.
Il n'a guère d'empire que chez les Russes et les Polonais,
en tant de choses si différents, en cela seul peut-être sem-
blables. Et encore, si, au dix-neuvième siècle, la littérature
polonaise, la religieuse poésie de Mickicwicz, ou de Kra-
sinski, le poète anonyme, est tout imprégnée d'un doulou-
reux mysticisme, cela tient avant tout aux souffrances ou,
comme disent ses fils, au long martyre, à la passion de la
Pologne, cette crucifiée des nations. Si Mickicwicz, le grand
poète de Lithuanie, s'est, avant Léon Tolstoï, égaré dans les
subtils brouillards des sectes mystiques, c'était chez l'adepte
dutovianisme, attendant la résurrection de sa patrie, autant
folie patriotique que folie religieuse.
Veut-on, chez les Slaves du Nord, regarder le penchant
au mysticisme comme un Irai! «lu tempérament national, il
faut, croyons-nous, en rechercher l'origine dans l'histoire
d'un côté, dans la nature de l'autre. Pour employer le lan-
gage du jour, la théorie des « milieux o nous parait Ici moins
décevante que celle des races, si de pareilles recherches
ne sont pas entière ni vaines, l'explication la moins trom-
peUM 6Sl encore celle que BOUS fournissent ces dcuix grands
faririirs du caractère d'un peuple, l'histoire el le climat,
auireinetii dii le milieu moral el le mil ion physique
chez les Slaves, comme chez toutes les grandes races,
l'instinct religieux b ses sources au plus profond du cœur;
(lie/ |e IllISSe, le >e 1 1 1 1 1 1 1. • Il | |||\>lii|l|e MOUS SCI 1 1 1 1 le j a i 1 1 i I'
du sol el découler du cieli
80URCB8 DO SENTIMENT RELIGIEUX. 15
Nous avons déjà tenté d'analyser lei principaui traits de
la nature russe H la manière dont ce de] et cette terre ont
n'/i sur le caractère national'. Les impreasiona de o
pâle nature se résumenl pour nous en un contraste. Sur
ces vastes plaines tantôt nue-, tantôt couvertes de maigres
forêts, l'homme se sent petit, sans que la nature m montre
réellement grande, il se sent bible, il ie sent pauvre sans
que la nature lui fasse toujours sentir sa for-
richesse. Une pareille terre, sous le froid ciel do Nord,
éveille aiaémonl l'insttnel de l'infini svec le sentiment «le
l'inanité de la rie. Cette terre russe, à la bis fnvwwwt al
débile, incline l'âme à la mélancolie, à l'humilité, à la médi-
tation intérieure, par suite au mysticisme.
La plaine illimitée, forél <»n steppe, a sur le Russe une
influence comparable à celle du déserl sur l'Arabe,
espacessansnn donnenl à l'homme, auivanl leségeeou les
tempéraments, deui impressions différentes. Tantôt cetfc
t'tendue plate ei monotone l'effraye, le rapottase, le repli*
sur lui-même, lui donne le besoin <i.
semblables el lui rend Dieu présenl derri i<l tou-
jours l'usant. Tantôt ces vastes borisoni toi donnent,
le sentiment de l'espace libre, celui de la Nie libre; il» le
sollicitent à des courses illimitées ••( | de longues chevau-
chées, excitant en lui le goût de l'indépendance, de l'entre-
prise, de l'aventure. Ces deui impresaioaa se retrouvent
chez le Russe, non moins que chei l'Arabe, parfois iaoM
souvent réunies. L'une t encouragé le moujik ft ses u\>-
lions séculaires al poussé au loin le Cosaque, le sau
enfant de la steppe, qui ne pouvait tolérer de frein
liberté ou de boni.-, à ses incursions. L'antre s peuplé les
couvents ou les tkitei des fan 'ts du Nord et fomenté les
rêves des sectes mystiques de la Grande-Ruasie. Toutes
deui ensemble ont conduit aux Sanctuaires lointains les
longues Aies de pèlerins, aani m marche de tous les
l. Voyei 1. 1 \ liv. 111, chap. u el in.
16 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
coins de l'empire, el mis en mouvement les sectes d'er-
rants ou de vagabonds, car le vagabondage du corps et de
l'esprit est devenu une des formes de la piété et de la
mystique russes.
Vues d'en haut, du sommet des falaises abruptes ou des
collines boisées qui bordent le Dniepr, le Don ou le Volga,
vues des tours de Kief ou des murailles de Nijni, ces plaines
russes donnent la même sensation d'infini qu'ailleurs la
mer. Ce paysage, tout horizontal, laisse généralement au
rirl la plus grande place. Souvent le ciel occupe seul tout
le tableau; la terre, à force d'être plate, s'efface: les regards,
que rien n'arrête, vont en tous sens se perdre dans le ciel.
Les ditîuses forêts du Centre ou du Nord donnent d'une
autre manière une impression analogue. L'œil, à travers
les noires aiguilles des pins dénudés ou le grêle feuillage
<l< se trembles et des bouleaux, se sent invinciblement attiré
vers le ciel. La forêt, comme la nuit, est partout mystérieuse.
Les songes habitent la vivante solitude des bois. Leur
silence, fail de bruissements confus, a une solennité gra\e
donl l'Ame ss sent enveloppée; cl, quand lèvent du pôle
passe sur leur tête, les forêts du Nord ont tour à tour les
gémissements et les grondements de la vague sur la
A >es impressions du sol russe s'ajoutent celles qu'ap-
pOltenl les saisons, plus contrastées ici que nulle pari
ailleurs en Europe; les saisons, donl les oppositions vio-
lentes nous oui Bemblé expliquer ce qu'il y a de heurté,
de déréglé, d'outré, dans le caractère el la pensée russes1;
expliquer par leurs contrastes l'antithèse perpétuelle de
rame russe, tour à lour résignée el révoltée, douce el
dure, indifférent* ri passionnée, somnolente el lié\reuse;
loin- | lour el BOUVenl à la fois réalisle el mystique,
positive el rêveuse, brutale et idéale, ci sans cosse prête
■i passer d'un extrême à l'autre, avec une égale sincérité
i \-.;1/ 1. 1 •■ iiv. h. chip. Ml.
l.i: SENTIMENT RELIGIEUX ET LA NATURE. 17
de conviction, avec des emportement! et des élans <•( ranges.
Ce manque d'équilibre, ce manque de mesure, si frappant
chez ce peuple, comme sous es climat, forait seul com-
prendre ses accès de mysticisme <■( les bouda et les chutes
violemment renvoyée de la terre au ciel:
Les saisons, avons-nous dit, confirment et corroborent
les impressions du soi; le ciel russe est an cela d'accord
avec II lerre russe* C'est d'abord l'hiver, le long recueil-
lement de l'hiver, le froid sommeil de la nature, engourdie
sous la neige, et « I « > i ■ t la mort apparente Ml un.' Impres-
lion solennelle. N'est-ce pas un (ait trop peu remarqué
que l'énergie du sentimentreligieui dons les pays du Nord?
\ cet égard, comme pour tout ee qui touche finfluence du
climat, nous vivons peut-être -u r un préju «d n'est
pas moins religieui que le Midi; peut-être serait il permis
de dire qu'il l'est davantage. L'histoire en fait loi. Quels
sont, en dehors de l'Espagne, les pays de l'Europe oè les
croyances oui pris l'empire le plut absolu al i<- plua per-
sistant? Ge sont les pays les plus septentrionaux, trois
États tic confessions <•! «!<■ races différentes, 1 1 . « sse, la
Suède de Bwedenborgi la Russie. Nulle pari la tolérance
ou ce qui «'H csi le dernier terme, l'égalité <*i\ il<- d< i cultes
n'a BU plus de peine à se l'air.- admettre. Nulle pari.
l'Église dominante n's obtenu an tel ascendant sur les
mœurs privées et sur les mœurs publiques. L K
presbytérienne a, sous ce rapport, mérité d'être <-<>m|
à l'Espagne «I»' l'Inquisition. Ls Pologne, l'Irlande, l'An-
gleterre même ont, «.le tous temps, été au nombre des pays
les plus croyants de l'Europe. Le sentimenl religieui des
peuples septentrionaux diffère de celui »!<•- peuples du
Midi comme les lacs de 1 u de la Finlande diffèrent
des golfes bleus de Naples ou de Valence. Des ès\
du Nord, il prend une teinte plus sombre et plus austère,
il devient plus mélancolique el plus rêveur, peut-être en
e^i-il plus profond.
Les régions septentrionales, où ont longtemps été con-
nu -2
18 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
fines les Grands-Russes, sont celles où ont pris naissance
la plupart des sectes mystiques de la Russie. Sous celte
latitude, les longues nuits de l'hiver, les longs jours de
l'été tendent presque également à ouvrir L'âme aux impres-
sions mystiques ou aux religieuses angoisses. Ce n'est pas
seulement au figuré que les ténèbres engendrent la super-
stition, elle naît spontanément, chez l'homme comme chez
l'enfant, de l'obscurité physique et des heures nocturnes.
Partout la nuit est le temps des craintes mystérieuses qui,
ainsi que les phalènes et les oiseaux du soir, se cachent
dans le jour pour voltiger autour de l'homme après le
coucher du soleil. L'été, les longues soirées de juin, avec
leur diaphane crépuscule qui n'est ni la nuit ni le jour,
donnent à l'atmosphère du Nord quelque chose d'éthéré,
d'immatériel, de fantastique, qui semble étranger au
monde réel; tandis que, durant les gelées d'hiver, les deux
Ourses, inclinées sur le pôle, et l'innombrable armée des
étoiles scintillent sur les cieux noirs avec un éclat obsé-
dant.
Partout ce qui déconcerte l'esprit, ce qui trouble et
épouvante les sens, éveille, avec l'idée de l'inconnu, Le
sentiment du surnaturel.il semble, au premier abord, que
la Russie soif entièrement libre des grands phénomènes,
des commotions de la nature, qui, à Java ou au Pérou et,
en Europe même, sur les pentes du Vésuve ou les croupes
des aJpujaraSj donnenl à L'imagination populaire une
lotte d'ébranlemenl périodique. Elle n'a, la vaste Russie)
ni volcans corn L'Italie, ni tremblements de terre comme
L'Espagne; elle a'a ni pics neigeux, ni avalanches, ni gla-
ciers, ni fiordfl aux bonis esrarpés. ni rochers h;illus des
Ilots du large. Elle n'a ni les serpents ni les tigres de l'Inde :
elle S, il est I Pal, des LoUpS dans ses bOÎS, des ours dans ses
solitudei du Nord. Ces deux fauves oui, durant des siècles,
été la terreur de les campagnes; ils ont l'un et l'autre
Inspiré m. ouïes superstitions; mais tous deux, l'ours
surtout, sont devenus relativement rares. Ce serai! an tort
LE SENTIMENT RELIGIEUX ET LA NATURE. 1'»
cependanl de croire les plaines russes entièrement demi
des phénomènes ou des spectacles <|ni, avec l'épouvante,
provoquent les î « l«"-« « superstitieuses. An Heu de provenir
iin sol, c'esl encore au saisons qu'ils appartiennent, sus
saisons qui fournissent à l'imagination russe les aliments
que le sol lui refuse.
L'hiver s lebourtne ou coasse-neige, tempête de lerrc
non moins effrayante que les tempêtes de mer. Ls w
soulevée violemment du sol, se mêle sus Hocons < | u i lom-
benl d'en haut, en sorte que ls terre semble se confondre
avec le ciel. Tous les objets disparaissent dans une obscu-
rité trouble; les chemins s'évanouissent dans le tourbillon
donl les tournoiements emportent troupeaux et voyageurs.
Le printemps .1 la débâcle, phénomène moins enrayant,
mais encore frappant pour l'imagination. Les golfes, l<^
lacs, les larges Beuves, fransformés par l'hiver en plaines
immobiles, se fendent avec on sourd craquement,
iii\isiMii en énormes bancs de glace qui se mettent en
marche vers la mer, en s'entre^hoquant pendant des cen-
taines de lieues. Apres la débâcle viennent les Inondations,
partout un des fléaui ou l'homme croit le plus sûremenl
reconnaître ta main divine. Les rivi — les par la
Honte d'un océan de neige, débordent sur les plaines ou sur
les plates vallées, qui se transforment en lacs1. Ls Russie
tout entière est comme une mer basse ou on Immense
marais. Rien alors n'égaie la majesté «le ses Douves; ils
ont plusieurs kilomètres, parfois plusieurs lieues <!<■
large. Le Volga sa portei inds bateaux à plusieurs
es jusqu'aux murs de Kasan, à pins d'une heue de
sa rive ordinaire. Pétersbourg, pris entre le Ladoga et le
golfe <le Finlande, semble en danger d'être submei
la Neva, enflée des eaux des grands lacs, franchit ses «juais
de granit et bal le roc qui porte le Pierre le Grand de
1. llazliiij r<:k via podobnye murant....
o Les d4bordeiMBta de >e> lleuu-s, pareils à dM mers », dil le poète Ler-
nuiiitof.
2U LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Falconnel. Les villes construites sur les fleuves ne sont à
l'abri qu'en se niellant, comme Kazan, à plusieurs verstes
de distance, ou en Rétablissant, ainsi que les deux;
Novgorod, sur les pentes des falaises qui dominent les
rivières.
L'été a d'autres phénomènes moins redoutables, mais
plus mystérieux, qui, dans le cœur de l'homme simple,
éveillent de vagues terreurs. Sur les innombrables marais
du Nord et du Centre auxquels souvent, comme en Occi-
dent, des craintes naïves ont donné le nom de Mare au
Diable, voltigent des feux follets, pris par le paysan russe
pour des âmes en peine. Dans le Nord, les aurores boréales
mettenl le ciel en feu, et leurs reflets, couleur d'incendie
ou couleur de sang, semblent de sinistres présages. Dans
le Sud et jusque dans le Cenlre, dans les steppes ou les
plaines dénudées, c'est un spectacle plus rare, le mirage.
qui, ainsi que dans les déserts de l'Asie, rend les objets
lointains mobiles et présente aux yeux des images fantas-
tiques. En quelques contrées de la Russie, plus d'une
apparition miraculeuse, rappelée par des chapelles com-
niéinoratives, semble devoir être attribuée à des illusions
de celte sorte1.
En dehors de ces phénomènes naturels, les llusses de la
Grande Russie son! restés, pendant «les siècles, sous le Joug
de trois QéatlX qui ont plu8 l'ail encore pour les incliner à
la superstition ou au fatalisme : ce sont les famines, les
épidémies. !<•> incendies, dette Russie, si riche en blés,
a en pendant longtemps de la peine à gufnre à sa maigre
population. Le sol et le climat s'unissaient pour rendre
1rs terres du Nordel du Centre peu productives: il suf-
lisail d'un retard dans le printemps pour empêcher les
- île mûrir durant !»• court délaique leur accorde l'été.
Dans le >ud ri la plus grande partie du tchernoxiom, la
culture, iiu Tatars, fui longtemps impossible pu
1. Vofti p. tx.( il' il" ii Barr] : R***rta "' 1870, p, IM-1W.
SUPERSTITION KT FATALISME. 21
précaire* Là même, l'insuffisance ou l'irrégularité des
pluies, la lécheresse, contre laquelle ses prières implorent
en vain pendant dei mois la clémence du ciel, <'\p<i^«> le
cultivateur à voir des récoltée misérables succéder à. de
magnifiques, aussi a-i-il Fallu, dès longtemps, institue!
dans chaque commune des greniers de réserve, qui, mal
surveillés, trahissaient l'espérance publique, et laissaient
les disettes aboutir à des famines. Nul pays de l'Europe
n'a plus longtemps et plus horriblement souffert de ri-
mai, dont la facilité des v«»i( iMiiiiinii-.tthiii i pour
jamais affranchi l'Occident (Tétaient des hunines comme
relies de l'Asie ou de l'Afrique, comme n<>u^ an avons
encore vu de n<>s Joors dans l'Inde ou dans lt Perse, «pii
font périr en nne année juaqu'é nu cinquième <>u un quart
de i,i populationa Dans ootre siècle même, la Russie i
éprouvé de ce fait des souffrances qu'on croirait Impos-
sibles en Europe.
La rigueur du climat condamnait la vieille Moseovi
de fréquentes lamines; ^a position iphique la livrait
souvent à un Beau non moins terrible. Le contact de 1
l'a, pendant des siècles, soumise i des invasions plus dan-
gereuses que celles des Mongols ou desTalars, I l'invasion
d'épidémies asiatiques. Innombrables sont les pentes enre-
gistrées, à côté des hmines, par les annaliatesde la M
covie, et, bous le nom de pesta noire, de mmt neir*, le
choléra j a peut-être mis le pied bien avant d'avoir apparu
dans le reste de l'Europe, aux maladie venues de l'Asie,
Les animaux et le bétail n'échappent pas pins que l'homme :
la peste sibérienne est eneore aujourd'hui hi terreur des
paysans. Epidémies et lamines, s'abattent pendant des
siècles sur chaque génération, n'ont pas moins affecté le
tempérament moral des Russes que la richesse de la
Russie.
Tout ce qui rond la \ie précaire, tout ce qui semble la
mettre dans la dépendance de causes extérieures à la nature,
porte l'homme à implorer plus vivement un secours
22 LA RUSSIE KT LES RUSSES.
surnaturel. Les fléaux soudains, sans cause apparente ou
explicable, sont attribués par le peuple à des crimes de la
terre ou à des vengeances du ciel. Rien n'entretient davan-
tage la conception primitive de la maladie, tour à tour im-
putée à des sortilèges ou à une punition divine, sans autre
remède que les prières ou les enchantements. C'est là une
des sources historiques du fatalisme et de la superstition
des populations orientales. A l'aide du médecin, au soula-
gement incertain d'une science qu'il ne comprend point, le
paysan russe préfère souvent des paroles mystérieuses, une
amulette ou un pèlerinage. Pour chacune des épidémies
dont est atteint son village, pour la petite vérole, pour le
choléra, comme pour la peste bovine, le moujik a des
charmes traditionnels, des rites magiques parfois hérités
de l'ancien paganisme. Par contre, on l'a vu souvent, par
une religion mal entendue, repousser comme diaboliques
les spécifiques les plus efficaces. On dirait qu'il réserve sa
foi pour le sorcier et ses scrupules pour le médecin. Cesl
ainsi qu'en plusieurs contrées la vaccination a été long-
temps fuie comme un péché, sous prétexte que c'était le
sceau de l'anléchrist. Naguère encore, lors des épidémies de
diphtérie, devenues si fréquentes dans l'Europe orientale,
les villageois de Poltavi s'opposaient opiniâtrement à la
désinfection de leurs maisons, \oyant dans les procédés
sanitaires une profanation de leurs demeures et dans les
fumigations une opération diabolique1. Quand il a recours
au médecin, le moujik en attend souvent le môme genre
de service que du sorcier; si ses remèdes sont impuissants,
il le traite O0mme un imposteur. Aussi, dans plusieurs
épidémies, a-t-OU VU la Nie des médecins mise en péril par
l'aveugle colère du peuple.
1. 1 peste et la famine, ces deux blêmes cl maigres sieurs
-i longtemps acharnées sur elle, ^«>ni en train de dispa-
I I h tSW, .< I IdOOlkl dtOI le Rhum tih-iiii-iiI >\r l'ult.i\;i, lr~ |ia\s;nis I «lit.-
i. ni il- l.rulit \ iv un.- (•ni ni.- • | • ■ i Vuul.iil |cm il.-c kfor I M IftJtMT ilrMiil'ivli-r.
SUPERSTITION ET FATAI.IS.MK. 23
naître ds la Russie somme du monde civilisé. Il s'en est
pas de même d'un autre fléau dont l'Occident peut à peine
comprendre les ravages si (impression décoarageante,
l'incendie. Le feu, le coq n.m>j<-. eomme l's surnommé le
moujik, s'attaque aux forets, eux villes, aux rillages, en-
core presque entièrement consiruéts m bois; il prend par
accident, il est allumé par une main erfmioello. La Ru
a. de nos Jours même, été désolée par de véritables épi-
démies d'incendies, car, pour les faibles et les opprimés,
le feu a, de tout temps, été l'arme populaire oontre les
puissants. Les pertes par l«- feu se chmYenl chaque année
à des centaines de millions, mais <•<• n'est pas i<- seul dom-
mage qu'il apporte à la Russie, Le caractère <iu peuple en
i été aussi éprouvé que son bien-être, Ctanme las hunines
ci Icn épidémies, comme tout ee <|ui rend la aanté, la \u-
mi la fortune instables, t'incendie a fomenté chez l« >s Russes
la superstition et le fatalisme. Lut aussi a souvent pro-
voqué les BOUpçon^ a\eu:Jes .-I les \iolenees soudaines
d'une foule atteinte d'un mal dont la eusse lui échappait.
L'origine «lu feu, qu'allume parfois la foudre, est souvent
aus^i mystérieuse, aussi énigmaiique que «fil»' de la
peste. Comment s'étonner que l'imagination populaire s
voie également un châtiment céleste, contre lequel il n>
a d'autre secours que la prière ou une Image oairacu-
leusef Naguère encore, ce sentiment était esses fort chei
le paysan pour paralyser aes bras en (ace des nommes,
on en a vu déménager leurs maisons, enlever leurs vête-
ments et leurs ustensiles, décrocher les châssis de leurs
doubles fenêtres, et laisser leur village brûler en s'éeriant :
«1 la main de Dieu! ■ L'étshlissemcnt des Bssurances*
plus bienfaisantes en Russie <pi«' partout ailleurs, trouva
dans cette croyance un obstacle inattendu. Par une sorte
de scrupule de fataliste, le vieux paysan as faisait un
remords de se mettre en garde contre un mal envoyé du
riel; il lui répugnait d'acheter à prix d'argent l'immunité
contre les colères d'en haut. Bien des campagnes Nasent
24 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
demeurées en dehors de toutes les assurances, si les
assemblées provinciales n'avaient imaginé d'en établir
d'obligatoires.
Les villageois font parfois encore le même accueil ré-
signé aux maladies nouvelles qui déciment leurs troupeaux
ou leur famille et aux insectes qui fondent à {'improviste
sur leurs champs. Le sud de la Russie n'est pas toujours à
l'abri des ravages des sauterelles. Vers 1880 on a vu, dans
le gouvernement de Kherson, les paysans refuser de se
défendre contre une invasion de criquets. « Dieu est irrité,
disaient-ils : les sauterelles sont un châtiment de È&u. »
Et ils restaient assis, immobiles, en face de l'armée dévo-
rante des locustes, répétant : « Quand le jour du châtiment
sera passé, les sauterelles partiront ». Pour triompher de
l'obstination de ces moujiks, l'autorité civile dut s'adresser
au clergé, et, en pareille rencontre, le peuple des cam-
pagnes est loin de toujours obéir aux exhortations de ses
prêtres.
Le fatalisme est un des traits les plus marqués du carac-
tère national. Général chez les paysans, il persiste fré-
quemment dans des classes ou chez des hommes que leur
éducation semblerait devoir y soustraire. L'esprit russe
en est, pour ainsi dire, imprégné. On en retrouve la trace
dans sa bravoure comme dans sa résignai ion, dans ses
révoltes comme dans ses soumissions, dans ses témérités
iiDii moins que dans ses découragements, dans ses accès
d'activité fiévreuse aussi bien que dans ses langueurs et
sou apathie, dans ses négations presque autant que dans
sa religion, il perce jusque dans ses plaisirs et ses goûts,
connue dans hi passion des jeux de hasard, passion qui
repose ;ui fond sur une sorte d'acte de loi à la chance cl
au pouvoir mystérieux du sort. Si le Russe a vraiment
quelque chose d'oriental, c'est par là.
Au (atalitme s';illie BOUVeni CDei lui le mysticisme, un
mysticisme inavoué qui s'ignore, qui fréquemment se nie
lui-même el a honte de se reconnaître. Cette veine mys-
LE MYSTICISME RUSSE. 25
tique, longtemps inaperçue des indigènes, frappe L'étranger.
Nous l'avions, pour noire pari, dès longtemps signalée1.
Après avoir été lente à le découvrir, l'Europe csl peut-être
aujourd'hui disposée à grossir es mysticisme russe, à lui
faire mit' trop grande part dans la littérature, dans la
pensée, dans le caractère slaves, il s'en Etui que tous les
Russes en soien! vraiment atteints. Partout, sur notre globe
déjà vieux, c'est le forcement d* Peut-être môme
est-on d'autanl plus frappé de i<- rencontrer an Russie qu'il
s'j mêle Fréquemment à des instincts quj semblent jurer
avec lui.
Pareil à une rapeur subtile, le mysticisme n'en plane pas
moins sur la terre russe, s'il n'a pas de prise sur toutes,
il pénètre certaines an* sa on pins unes, ou plus srden
ou plus maladives. A l'opposé de ce qu'on sérail tenté
d'imaginer, les années sembîenl y rendre plus sensible; la
jeunesse s'en défend parfois miens, que l'homme rail
mysticisme est, chea plus d'un Russe, une affection de la
maturité. Tel qui en semblait exempl i vingt-cinq ans, an
es! atteint à cinquante. Gogol el Léon Tolstoï an sont des
exemples, Cette sorte d'évolution, el comme de conversion
mystique, s'esl rue égalemenl ailleurs. En Russie elle ne
s'explique pas seulement par l'éternel désenchantement
de la vie humaine, mais aussi par les ratalea déceptions
encore inhérentes à la vie r - étroites limites
l'activité intellectuelle sous le réj autocratique; les
barrières où se heurte an tous sens l'initiative indivi-
duelle; l'inaction tôt on tard imposée aux esprits indé-
pendante; le Vide mal dissimulé de l'existence officielle
et le vide trop apparent de tout ce qui n'est p;is service
d'État; en un mot, l'impuissance d'agir et la btigus de
vouloir, l'inutilité de l'effort, mieui ressentie avec l'âge,
rejettent parfois dans la ronteinplalion et le mysticisme
tles âmes robustes qui, an d'autres pays, s;- fussent absor-
i. Voyez, p. <-\., li I . MoinfM du 16 «"t. 187J, p. 880-888.
26 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
bées dans l'action. Peut-être l'usure du climat n'y est-elle
pas non plus étrangère, car les forces morales ne lui
résistent souvent pas mieux que les forces physiques; on
vieillit vite sous ce ciel.
En Russie le mysticisme habile le Nord plutôt que le
Midi et VizJ'ti du pa\ san de préférence à la maison sei-
gneuriale, parce que le moujik est plus voisin de la nature
et qu'en Russie la nature est d'ordinaire plus mélancolique
et plus mystérieuse dans le Nord. Le mysticisme russe se
ressent, du reste, du sol et du peuple; il conserve presque
toujours une saveur de terroir. Ne lui demandez point
l'exquise et allègre poésie de ce doux extatique de Fran-
çois d'Assise qui, dans sa charité, embrassait toute la nature
vivante, prêchant aux petits oiseaux et « à ses sœurs les
hirondelles ». Peut-être faut-il pour cela le ciel et les
fraîches vallées de l'Ombrie ou de la Galilée. S'il n'a pas
la suavité franciscaine, le mysticisme russe a rarement
l'àpreté de l'ascétisme oriental. S'il est, lui aussi, souvent
bizarre, lourd, prosaïque, il est d'ordinaire moins sombre
et moins farouche. Il perd rarement tout A fait le sens du
réel: il garde dos soucis pratiques jusque dans ses con-
oeptions les plus folles. Son vol ne dépasse jamais les
sommets. Le vide éther des espaces célestes, l'air raréfié
des hautes cimes ne conviennent point A ces entants de la
plaine. ÏUSqu'én ses envolées les plus hardies, le Russe ne
quitte presque jamais la terre du regard. Aux songes les
plus étranges de rilluminisme religieux ou de l'utopie
politique, il mêle fréquemment les calculs de l'esprit le
plus pratique : curieuse alliance qui se rencontre en
d'autres pays du Nord, en Angleterre et surtout aux États-
Unis, l'.'csl là peut-être une des rares ressemblances des
lin-,-!-, et d.s Unéricains.
C'est que le tond dn caractère russe, demeure un posili-
risme latent, un réalisme, lui aussi, parfois inconscient qui
perce I travers tout ce qui le recouvre el le déguise. Nous
axons déjà en l'occasion d'insister SUT n Irait, el il suflil
LE MYSTICISME RUSSE. 27
de le rappeler'. Ce n'es! pas seulement dans la littérature,
dans le roman qu'on Irouvc combinée en Russie ce que les
Occidentaux onl appelé positivisme et mysticisme, natura-
lisme et idéalisme; c'esl dans l'âme, dans la rie, dans le
caractère russes. Les contrastes que loseph de Haistre se
plaisail déjà à signaler dans les idées el dans les mœurs
de --s hôtes de la tféra, nous les avons partout retrouvés
dans l'homme lui-même9, il faut toujours en revenir là,
quand on parle des Russes. C'esl cette alliance même de
irails opposés qui fait l'originalité de leur c na-
tional, qui lui donne quelque chose d'imprévu, de trou-
blant, d'insaisissable el en rend l'étude m attachante parce
qu'elle réserve toujours des découverl les énigmes.
Chez le Russe, les contraires s'attirent Toutes ces opposi-
tions de tempérament, tous ces contrastes de caractèi
manifestent dans sa religion, el nulle part peut-être
plus de relief que dans ses sectes populaires. N'aurait»!!
d'autre intérêt, l'examen de ses croyances, de ses rit.->, de
ses superstitions, i\<- ses Ignorantes <-i grossières h
ries, sera!! toujours un curieux chapitre de psychol
nationale.
l. Voyez t. I ', liv. in ehtp. a.
jfos t. I . Ut. III ehap. m
CHAPITRE III
I)"1 la nalure de la religion en Russie. — Est-il vrai que le peuple russe ne
soit pas chrétien? — Caractères du sentiment religieux chez. lui. — Com-
ment son christianisme est parfois demeuré extérieur. — Raisons de ce
fait. — Manière dont la Russie a élé convertie. — De quelle façon le
polythéisme a persisté sous le christianisme. — Dieux slaves et saints
chrétien. — En quel sens le peuple russe est un peuple bireligieux. —
Rites chrétiens et notions païennes. — Persistance de la sorcellerie. —
Religion envisagée comme une sorte de magie. — Pourquoi le peuple rasée
n'en doit pas moins être regardé comme chrétien. — Influence de l'Évan-
gile sur ses idées, ses mœurs, sa littérature.
Nous étudions le sentiment religieux en Russie; mais
le peuple russe est-il vraiment religieux, est-il vraiment
chrétien? Les vagues et grossières croyances du moujik
méritent-elles le nom de religion; ses confuses notions sur
l.i vie et sur le monde proviennent-elles bien de la foi
chrétienne? Beaucoup de ses compatriotes le contestent.
Pour ii ii grand nombre de Russes, la Russie n'est ni reli-
gieuse ni chrétienne. À Pétcrsbourg, à Moscou même, cela
esl devenu une sorte d'axiome. Des hommes, d'opinions
d'ailleurs forl diverses, sont là-dessus d'accord. A les en
croire, le moujik n'a de la religion que l'apparence; il n'a
de chrétien que les dehors. Kn certains cercles, ce n'est pas
i.i seulement un lieu commun, c'est aussi une prétention
nationale. On esl disposé à s'en l'aire -luire, oubliant que,
s'il \ ;i là une pari de Vérité, la .cuise eu est surtout au
peu de culture du !»-••> ^ . Déjà, sous Nicolas, l'un «les oracles
de la pensée russe, Biélinskj écrivait à Gogol, si je ne me
trompe: Regardez bien le peuple et roua verrez qu'au
fond 11 esl athée, il a des superstitions, il n'a pas de reli-
\ plus l'un Pétorsbourgeois cela semble préférable.
CARACTÈRES m-; LA RELIGION DU PEUPLE. 2«J
On trouve avantage à ce qu'au poiol de vue religieux,
comme au point de rue politiqu**. L'esprit russe aoil une
table rai
Un Busse, ami et disciple de Uitré, i fort bien, >ur ce
point, exprimé l'opinion de beaucoup de sss compatriotes;
il nous reprochai! d'avoir attaché trop d'importance à l'en-
trée de la Russie su nombre dss m'inns rjhrétionnoa * En
Russie, a dit M. Wyroubof, il j i su des Églises, Un'] i
jamais eu de religion, si ce n'est le polythéisme primitif.
L'Église a dissous peu à peu le paganisme Bans réunir i
lui rien substituer. Le peuple, resta' sans croyances en
rapport avec ses besoins, s'est monta lible i toutes
les superstitions, à toutes les élrangetés Rn l'ail, la Un
n'a jamais été ni réellement chrétienne, m réellement
orthodoxe; «'lit' n'a jamais été soumise qu'à un linral
de baptême.
L'objection revient à dire que les sujets 'lu tsar ont un
culte h n'ont pas de religion. Cest là, qu'on veuille bien
le remarquer, une observation que, pour des raisons ana-
logues, on pourrait étendre à bien ifautrei pas-, à bien
d'autres époques. Certes; il n'a pu suffire sus Varègues de
Vladimir de prendre un bain dans les eau du Dniepr
pour en sortir chrétiens, a Kief et >rod, eomme
plus tard à Moscou, un paganisme latent et Inconscient
a pu longlempi régner à l'ombre de la eroii bysantine.
.Mais, à regarder l'histoire, la Rus il ni le seul fctst
de l'Europe où le christianisme ait été oifidellement im-
posé par une sorte de eoup d'autorité, ni le ,-eul où la foi
chrétienne soit longtemps demeurée tout extérieure, toute
superficielle. Les Francs de Clovis et Isa Saxons de Char-
lemagne ne nous semblent pas avoir beenconp mieux com-
pris le christianisme que les droujinniks de Vladimir et
d'Iaroslaf. Nous pourrions, à cet égard, faire de curieux
rapprochements entre les Francs peinte par (uégoire de
1. Vo\.v la Pfùlotophie poêitite, ik»\. ls;3et auùi II
30 LA RUSSIE HT LES RUSSES.
Tours, et. les Slaves décrits par la Chronique do Nestor.
A comparer les deux pays et les deux époques, ce n'est pas
toujours chez le moine de Kief et chez les Rurikovilch
qu'on trouverait le moins de religion et le moins de sens
chrétien. Dans la Russie des Apanages, l'Église et la foi
n'ont guère eu moins d'ascendant sur les grands princes
qu'elles n'en ont eu, en Occident, sur les Carolingiens et
les premiers Capétiens. Qu'on lise les instructions de Vla-
dimir Monomaque à ses fils'; l'empereur Louis le Dé-
bonnaire ou le roi Robert n'auraient pas, dans leur testa-
ment, montré plus de respect de l'Évangile ou de souci de
l'Église.
A prendre l'époque actuelle, la Russie n'est pas non
plus le seul pays des deux mondes où le christianisme
se réduise fréquemment en pratiques extérieures et en
notions grossières. Ce que certains Russes disent de leurs
compatriotes, bien des nationaux ou des étrangers l'ont
dit de maint peuple de l'Europe ou de l'Amérique méri-
dionale. Combien de fois n'a-t-on pas répété que, avec
toute sa dévotion, avec tous ses hommages aux saints et
aux images, le Napolitain ou l'Andalou, et, à plus forte
raison, le Mexicain ou le Péruvien, n'étaient réellement
pas chrétiens; que, sous le mince vernis de leur christia-
nisme de surface, perçait partout le vieux polythéisme?-
Pour un esprit non prévenu, le cas de la Russie n'est donc
pas aussi singulier que semblent le croire beaucoup de
Russes. Il n'y a pas là de quoi dénier au moujik le litre
de chrétien, car il faudrait alors le refuser a bien d'autres.
i»u risquerai! d'aboutir à cette bizarre découverte, que
les pays où la religion est restée le plus en honneur.
ou sel rites et ses préceptes oui -aide le plus d'empire
sur les ui.i>->e-, ne connaissent "i religion ai christianisme<
i religion, et cela esl vrai de la plus sublime comme
des plu- liumhle-, la religion s'épure ou se dégrade selon
1. M. i i • • i i ii .i donné la traduction dam aa Chronique de /Valois
CARACTÈRES DE LA RELIGION DU PEUPLE. 31
le milieu qui la reçoit. Chez un peuple grossier, ignorant,
elle devient ignorante et groesière. Entre elle et le croyant
il y a one action réciproque; «-Il • se saatérialise quand elle
ne peut le spiritualiser; elle s'abaisse avec ceux qu'elle
ne peui élever. La religion prend loi hommes par le dedans
ou par le dehors, selon leur degré de culture; el c'est par
le dehors que commence le plus souvent mm empire,
comme c'est encore par h- dehors qu'il >•• prolonge, alors
que s'affaiblit son autorité sur le ded
Il se rencontre souvent ici une confusion aVidées qu'il
importe d'éviter. De <e qu'une religion esl le ce
que les rites et les formel j prédominant, il ne s'ensuit
pas toujours qu'elle soit toute de forme. Die peut être, ou,
mieux, elle peut sembler huit extérieur Ire peur
eela superficielle. Ce sont là deux «hoses fort différentes.
Telle pratique, qui nous parait tic pure forme, peul tenir
au plus profond des Dotions populaires on au plus intime
du ifcur: il faudra des iièoles pour l'en déraciner. L'im-
portance attachée aux rites et aux observances ne pn
point que le culte rCStS SaUS prise BUT le fond de riioinilie.
Loin de là, à un certain degré de culture, comme à un cer-
tain âge de la vie, l'intérieur est asservi à l'extérieur. Il ne
pénètre à l'Ame que ce qui frappe le sens; il n'\ .» de règle
pour le dedans que ce qui règle le dehort qu'alors
l'homme est presque loul en dehors^ ou le dehors sel
presque tout l'homme.
Celte réserve laite, il rote vrai qu'en Russie Is religion
est demeurée plu lière qu'en tel ou tel autre p
La foi chrétienne \ est entachée de notions païennes. En
dehors même de ces tribus d'origine tinno-turque, qui
n'ont de chrétien que leur inscription sur les re-istres de
l'église, le paysan, >'ii est toujours religieux, ne semble
pas toujours chrétien. Pour être parvenu à rayer de Lame
russe le nom et le souvenir de-- dieux païens, le christia-
nisme n'a pas toujours réussi à y graver ses dogmes et
ses croyances. Entre les vieilles conceptions païennes et
32 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
les enseignements évangéliques, il y a une sorte de su-
perposition qui a persisté jusqu'à nous. Ce ne sont pas
seulement les rites du paganisme que le paysan a cà et là
conservés, c'est, sous une enveloppe chrétienne, l'esprit
même du polythéisme. Aussi, est-ce devant le moujik qu'on
pourrait dire que le paganisme est immortel.
Ce phénomène s'explique par plusieurs raisons faciles à
saisir, par l'état de culture du peuple, par son manque
d'éducation historique, et aussi par son caractère, par son
réalisme invétéré, son attachement traditionnel aux rites
et aux coutumes. Il s'explique par l'esprit de l'Église qui
lui apporta l'Évangile, par les défauts du christianisme
byzantin, lui-même déjà tombé dans le formalisme, et
au>si par la manière dont la foi nouvelle se substitua à
l'ancien polythéisme. Le missionnaire grec était enclin à
faire consister toute la religion dans les rites, et ses pro-
tecteurs, les convertisseurs du peuple, les princes de Kief
étaient naturellement, par leur éducation païenne, encore
plus portés à ne demander à leurs sujets que le respect
des observances de la foi nouvelle.
Une des choses qui frappent dans l'histoire de la Russie,
c'est la facilité avec laquelle le christianisme s'esl intro-
duit chez les Slaves russes. Entre l'Evangile et le paga-
nisme, la lutte lui courte, la victoire peu disputée. A Kief,
où le Christ avait des églises des avant Vladimir, le poly-
théisme semble avoir élé vaincu sans avoir presque com-
batlu. Il s'efface, en quelque sorte, il s'évanouit tout à coup
devant le conquérant étranger1. Or, en religion, plus en-
qu'en politique, il n'y a de Complètes et île durables
que l< i victoires disputées.
Le triomphe «in christianisme fut d'autant pins rapide
I. si à Novgorod lar< i- laine <iu paganUnM lui un pea plot longuo si plut
M, \ Mik.ii i>i .1 iii'uiiii- que, un borda nêmai du Volkof, oeUt rèuV
l.ino- lui ii Il f ,1m' m- | uni nu SolOYtol il KOtl arof. Nikiltki : l'rlihi
Novgorod, Oteherk vnoutrenndi ■ <■■> n <• veUkotn Novgorodé, Saint Wtert»
CHRISTIANISME A DEMI PAIKX. 33
que le polythéisme des Slaves Russes était plus informe,
plus vague, plus primitif. Si 1 irait des dieux, s'il possé-
dai! même des images, des statues de ses dieux, le Slave
du Dniepr n'avait ni temples pour les abriter, ni cl-
pour les défendre. Le culte, pour ne pus dire la religion,
était encore chez lui en voie de formation. Au lieu d'être
en décadence, comme le polythéisme classique, son paga-
nisme semble avoir été plutôt dana la période d'éiab
tion. Ce qui, en d'autres circonstances, su sût pu rendre
lu résistance plus rive, ne l'a pas empêché a\ mber
devant une religion supérieure non seulement par
croyances, mais par son organiaation, par son eutte M son
clergé. Toutefois, comme le sentiment palan était en
dans toute sa vigueur, 'pi*' l'âme populaire au était imbue,
le triomphe du Dieu unique s été longtemps pins appa-
rent que réel. Les Idées et les Dotions du polythéii
Ont, après SS défaite « » Il i< ■ i « - 1 K- . p u.t\. r-> les rites
du nouveau culte. Ce qui I été rSOfUné par \ladimir. ce
sonl tes diem de boisé barbe d'or du paganisme rai
slave, plutôt que les antiques conceptions q
personnifiaient. Aux anciennes Idoies, convaincues d'iin-
puissance devant 1 v- Dieu des missionnaires bysantina,
ont succédé le Christ et les snnu du chrietianisme. I
victoire de l'Évangile s'est ainsi trouvée d'autant plus
facile qu'elle était moins profonde. II s j,i i*. .fautant plus
vite possession des collines de Kief et des dssneures des
Varëgues qu'il B'emparail moins rit- et apportait
moins de trouble dans les âmes, moins de changement
dan- les idée-. (»n comprenait -i peu le christianisme
(pion icslait à demi païen -an- le Savoir. Telle est encore
souvent, après d»- siècles, la religion du moujik. I
nisine latent, l'Église et l'Étal se sontdonné d'autant moins
de peine pour le déraciner qu'il opposait moins de résis-
tance extérieure et B'ignorait davantage lui-même1.
1. Il nous a paru inutile de rappeler le récit de Nestor sur la conversion
m. 3
34 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
La religion du peuple a ainsi été longtemps une sorte de
paganisme chrétien, ou mieux de christianisme païen, où
le polythéisme « représentait les croyances et le christia-
nisme le culte ». Si les idées chrétiennes s'infiltraient peu
à peu à travers les notions païennes, en revanche les
vieilles cérémonies du paganisme, avec ses chants et ses
danses, revivaient souvent au-dessous des rites de l'Église1.
Un a pu dire que le peuple russe était un peuple Irré-
ligieux. Les vieux chroniqueurs en faisaient déjà la remar-
que. Celte sorte de dualité de croyances, persistant à tra-
vers les siècles, a frappé tous ceux qui ont étudié le paysan;
elle se retrouve encore aujourd'hui clans ses chants, ses
contes, ses traditions, comme dans son imagination. L'élé-
ment chrétien et l'élément païen s'y mêlent et s'y entre-
croisent de telle façon que sa religion ressemble à une
étoffe de deux couleurs*.
Les dieux slaves ont-ils été elfacés de sa mémoire, le
peuple a gardé le souvenir des divinités secondaires, de
celles du moins qui, par leur nom ou par leurs attributs,
l>. i^onnifiaient le plus nettement les forces de la nature.
Comme presque partout, c'est la partie inférieure de la
mythologie qui a le mieux résisté. C'est ainsi que, en près
de dix siècles, le christianisme n'a pu supprimer ni le
de- ftMQM] d'autant qu'une grande partie de ce récit, spécialement la pn '-ten-
due enquête <1<- \ I idiinir sur le Judaïsme. I Maniisme et le Christianisme _rec
ou latin, a toutes les apparences (l'une loirende.
1. Cafte, ael si vrai qu'an MizièaM riècle, sous Ivaa le Terrible, lors du
Caocile qui rédigea le StogUtr, les évoques se plaignaient publiquement de
la fréquenee de» oeraneeneu païennes. \.n cettann contrées ils pourraient
aajatfe renouveler les mêmes plaintes aujourd'hui.
2, Voyez notamment Manasjel' : Xurmhnjin Itoiistlciin l.ctjt'ndij, p. I. ;
i Folk t.ilex, p. :;.'.,. i q grand nombre des r hanta de la
«ii.iinb- comme de la l'élite Itussie sont ce que des savants russes oui
appf-b beraQgaanj [dêouviernyia.) il en est de naine dee Zagow>ryi conjura-
lions magiques rythmées et parfois rimées, dont le/bifc lore awacorite eal fort
ikIk. tin eu BWnade de rorme clirélicnnc el de Forme païenne : parfois le
CbfM | Ul invoqué en même temps (pie le Soleil et la Taire bumide. L'appel
|i ne nluircK, aux llenvea, aux tenta, au I Soleil trois loi nïnl
sat du reste fr^pj ( poésie m-si- populaire de toute époque. Voyez,
\ i: Mnb.iud la Runii épique,
PERSISTANCE DES NOTIONS PAÏENN: 35
Vodiany, l'esprit des eaux, vieillard au visage boursouilé
et aux longs cheveux humides qui habite les rivières et fait
sa demeure près des moulins; ni les Aesuoifeas, eorta de
girènei ou de naïades slaves, à la peau ûYargenl et à la
chevelure verte, qui, de même que les nymphes grecques
le jeune Hy las, attirent leejeoo - au fond des eaux: ni
le Lécha, l'esprit des boit, sorte de lutin folâtre ou de Syl-
vain aux pieds de ehevre, qui ég*re 'es voyageurs dans la
forêt; ni le Domoao*, le génie de la maison, dont le poêle,
ce foyer russe, est la demeure pn Iras fan-
tastiques jouent un grand rôle dans le> chanta al les eontss
populaires. Les marais, les lacs, If- les ont fait
vitre «laiiN l'imagination rnou
En Rnsak pins qu'ailleurs. ••'*•>! vint,, ut dans le culte
sainla que le polythéisme a'esl m Si oubliés que
soienl lea dieoi listes, Ui n'ont diaparu da toi rusas qu'an
se travestissant en aainta chrétiens. Pour se retrouver
dans l'Orient hellénique, pomme dans l'Oeeident latin, de
pareilles mntsmnrphoson n'ont nnlln part (HUi pins frftjncsitsa
qu'en Russie. Mlles aeulee eipUquenl la vogue de certains
bienheureux et la bizarre hiérarchie da de] rUSBO. La place
assignée par la dévotion populaire I asa assnta nivorie sol
sans rapport avec h-ur rôle dans l'histoire ecclésiastique ou
leur rang dans la liturgie orthodoxe. On a remarqué que.
parmi les hôtes de l'ompyrée chrétien, les plus vénérée du
peuple étaient souvent les moins humains ou le-. motUS
historiques, ceux quels légende i le plus libresaeatmode-
lés à son gré, La raison en est simple : saints légeudaJ
anges du ciel OU prophètes de l'ancienne loi, h's pn ;
de la dévotion russe OOt pour 1s plupart conservé un carac-
tère mythique.
Plusieurs ne sont que des dieux dégradas ou puriliés. De
l'Olympe barbare delà Rouss primitive ils ie jonfl gj
dans le paradis orthodoxe. Parfois, sous le couvert d'une
t. Vu\e/. p, ex., Haillon : The Sonys of the Russian peuple.
36 LA RUSSIE ET .LES RUSSES.
ressemblance de noms, ils ont transmis à un saint leurs
attributs et leurs fonctions. C'est ainsi que saint Biaise, en
russe Vlas, a, dans les superstitions locales, pris l'emploi
de l'antique Yolos ou Yeles, le dieu des troupeaux. Le
Jupiter slave, Péroun, le dieu de la foudre, dont les statues
lurent jetées dans le Dniepr et le Yolkof, est remonté sur
les autels sous la figure d'Élie, saint Elie, Ilia. Le prophète
d'Israël, enlevé au ciel sur un char de feu, a succédé au
dieu du tonnerre des anciens Russes, de même que, chez
les Grecs, le même Elie avait déjà hérité d'Hélios, le Soleil.
Lorsqu'il tonne, c'est, pour le moujik, le char du prophète
Elie qui roule dans les deux1. En même temps que de la
foudre, ce maître de l'orage dispose de la grêle. Un conte
du gouvernement de Iaroslavl le montre détruisant les
récoltes d'un paysan qui célébrait la Saint-Nicolas sans
fêter la Saint-Élie*.
Pour d'autres bienheureux, pour saint Nicolas, pour
l'archange saint Michel, pour saint Georges, l'un des
patrons de l'empire, dont l'équestre image, d'origine
païenne, décore l'écusson national, le caractère mythique
n'est pas moins marqué. Saint Georges et saint Michel par-
tagent avec saint Élie, et aussi avec saint André et saint
Pierre, la succession du Thor slave, Péroun. D'autres fois,
dans m lète du printemps, le 23 avril, Georges, Iouri ou
i j le brave devient le protecteur des troupeaux et appa-
raît, d€ même que saint Biaise, comme l'héritier du dieu
Yolos. I>au> la légende du chevaleresque pouivhasseur du
dragon, aorte de Persée ou de Bellérophon chrétien, les sou-
venirs païens et les idées chrétiennes s'enchevêtrent et se
confondent, chez les Rosses tout comme chez les Grecs et
tes Latins.
1, Yoytt l'.iiti- iiii'-i'-miMit M'îiiiasii-r : Poétitchtêkiia Voureniia >/<
i Ralston The Songé of il"- Rutttati peuple, t[ M. I.. I •
acquitte -<nn 111:111 «• de la mythologie titre, Nouvelle* élwU$ elavet, 9 »érie^
2. AfaniiM thyfa Rouukiia Legendytvf 10. — RiUloa : Ruttian
folk talc*, p 140.
DIEUX PAÏENS ET SAINTS CHRÉTIENS. 37
Il en est de môme de saint Nicolas, le plus invoqué et le
plus puissant de tou> les saints russes, eelui qui, selon la
croyance populaire, doit succéder a Dieu, lorsque Dieu se
fera vieux. Saint Nicolas .t Lee vocations les plus diyei
t, comme en Occident, le patron des enfants, cfesl le pro*
tecteur des matelota,des pèlerins, dea gens an danger. Par
Opposition à saint Élie, souvent dur et \ indicatif, laÎDt S
las, est le bon saint, obligeant et leconrable par excellence.
Le Husse en emporte le culte partout avec lui et le répand
autour de lui. Chez les indigènes de la Sibérie, saint Nicolas
est le dieu agricole et le «lieu de la bière que l'on fête pan
dant la moisson. Les païens d'au delàde l'Oural ont pour lui
les mêmes bonunages que les orthodoaee : ainai les \ otiaks
non baptisés el les < tstiaks,qui l'appellent Kola, le dieu ru
Kn Europe, comme en âaie, pluaJenrs tribus flnno-torq
officiellement convertie-, au christianisme, ne connaJasent
guère d'autre dieu chrétien. PreaqUC toute la n-h.
TchouYaches du Volga ss réduit en pèlerin
tuaire8, partout fort nombreux* I In peut aini aujour-
d'hui suivre, en Bussie même, les diferees phases de
l'évolution religieuse, du paganisme ou du fétichisme au
christianisme.
La façon dont le pa\san honore BeSSSintS, l'idée qu'il SS
fait de leur puissance, de leur protection, de leurs raneo
es! Bouvent encore toute païenne. H redoute leu mee
et prend garde de bleSSCT leur amour-propre. Il eherehe à
gagner leur faveur et leur en veut de leur négligence. « Te
sert-il, prie-le; ne te sert-il pas, mets-le SOUS le pot », dit
un dicton populaire', On >;ut que dans chaque maison,
presque dans chaque chambre, la place d'honneur, un des
angles de la pièce, selon un USage Oriental, est OCCOpée par
les Baintes images, ces dieux lares moscovites. Pour elles
est le premier salut de tout Husse qui entre. Veut-il com-
mettre un acte qui puisas les i hoquer, le pécheur a le soin
de leur voiler la face. Ainsi les femmes de mœurs légères.
1. « Goditsia, molitsia; ne goditsia, gurchki pokrivat. »
38 LÀ RUSSIE ET LES RUSSES.
Les Russes ont l'habitude d'honorer les saints et le Christ
lui-même en faisant briller des cierges devant leurs images.
Durant les offices, les fidèles, debout les uns derrière les
autres, se transmettent de main en main les petits cierges
à poser devant l'iconostase. Un jour, c'était la fête de saint
Georges, un paysan passait ainsi deux cierges. <c Pourquoi
deux? lui demanda-t-on. — C'est, répondit le moujik, qu'il
y en a un pour le saint et un pour le serpent. » Plus d'un
homme^du peuple serait enclin à rendre ainsi hommage en
même temps à saint Georges ou à saint Michel et au dragon
terrassé parle saint. Il y a dans leurs croyances une sorte
de dualisme inconscient. La vie leur apparaît comme la
lutte de deux principes opposés. On a cru retrouver dans
les traditions populaires le souvenir de deux dieux ennemis :
le dieu blanc, dieu du bien, le dieu noir, dieu du mal. Cette
vue, à en croire les mythologues, a beau sembler inexacte,
elle est d'accord avec les idées et la religion de nombre de
moujiks. On dirait parfois que, sous leur christianisme, se
retrouve une sorte de manichéisme latent. Maintes sectes
pi «pulaires croient partout découvrir le diable et l'anléchiïsl .
Une chose plus d'une fois remarquée, c'est la facilité avec
laquelle le moujik russe, le colon russe, transporté au
milieu de populations idolâtres, en adopte les superstitions
ri parfois même les rites païens. En Sibérie notamment, un
grand nombre de paysans orthodoxes se laissent prendre
aux grossières séductions dn cliamanisine et figurent parmi
ta ouaillet det ebamans. Aux bords de la Lena, beaucoup
fréquentent les sanctuaires bouddhistes des Bouriates, leurs
voisins. Jusqu'aux environs dlrkoustk, la capitale de la
Sibérie orientale, siège d'un archevêché' orthodoxe, <>n ren-
contre, dans lei isbas russes, des idoles bouriates, en même
temps que des images de saint Nicolas dans les huiles des
it iates. Bn Europe même, dans la région du Volga, le
nbii souvent la oontagioa des superstitions poly-
théistes ou retiehislcs de ses roisins allogènes, les lchou-
raehes ou les Tchérémisses, par exemple, il semble qu'à
PAGANISMK ET SOMGKIXJklE. 39
demi émergé du pagani*me, Ifl moujik -uit toujours près
de s'y laisser retomber, quand il ne rencontre pas de main
pour l'aider à en sortir. L'immensité du pays, l'éloigne-
ment de centres intellectuels e( religieux, l'insuffisance et
la négligence d'un clergé à la fois trop peu nombreux et
trop peu instruit, soûl |»our la religion autant de causes de
corruption. Chez un pareil peuple. ce qui doit étounei
n'est point que le christianisme s'j allie souvent à dei
notions païennes, c'eut que Ii foi eurétfenue y ait reçu ei
duré, qu'elle n'ait pa entièrement étouffée parles
nonces du uagini— o,
Sous le pol\tliéi*me < loviien du moujik BfU une
couche religieuse encore inférieure, qu'eu creusant un peu
l'on découvre également au fond des peuple* de l'Occident,
la ■Oreellerie. Ou M saurait demamler au paysan du Don
ou du Volga d'a\oir perdu l'antique foi da
et les maléfices, alors quede semblables croyances rampent
encore 1U tond des campagnes, dans le^ pa\ - les plus
nejneul civilisés. ' u*d eu, oie, U) tptctuclu UjOO ttWM
offre l'i/l'a russe nous fait remonter de plusieurs siècles
en arrière. Kn aucun pa\* contemporain. Ktrouii,
le* charmes magiques, la crainte du mauvais mil et
mauvais présages, la foi dan* le* -onges et les encha:
nieuls, ne sont au*si commune*. Il e*t peu de village* qui
n'aient leur* sorcier-,, et l'un des livres le^ plus répandu*
dans le peuple est le SoiMtK, l'interprète des -
Ces Buperstitiona soûl tellement eofacsnées que, si fou
ae Bavait quelle peine ■ au la culture à en triompher en
de* pays autrement favorisés, l'on serait tenté d'en rejeter-
la faute sur le sol OU PUT la race. Le Nord a tOUJOUM été la
terre des magiciens el la sorcellerie v a conservé un carac-
tère plu* sombre. Entre toute-, ie> races ou le* nationalités
de l'Europe, les Finnois ont, tous ce rapport, longtemps
joui d'une sorte de primauté. Aucun peuple n'a eu plus de
foi dans la forée des enchantements. Les magiciens tchoudes
ont, eu Russie connue en Scandinavie, gardé leur antique
40 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
renom. Les traditions finnoises, les poésies recueillies dans
les villages de Finlande, font à la sorcellerie une place
unique dans la littérature. Le grand poème dont les runot,
habilement soudées, ont formé le Kalevala, est l'épopée
des conjurations magiques. Dans cette sombre Iliade ou
cette brumeuse Odyssée du Nord, les héros, au lieu de com-
battre avec le fer ou l'airain, luttent à coups d'incantations
et de talismans, terrassant leurs ennemis et domptant les
éléments par la puissance de leurs évocations. Le principal
personnage, le vieux runoia Wàinamôincn, n'est qu'un
sorcier divin, l'Achille ou l'Ulysse de la sorcellerie. Lônnrot
et les savants finlandais qui ont recueilli les runot du
Kalevala ont également publié des formules d'enchante-
meut et des exorcismes, destinés à conjurer tous les périls
dont la colère d'êtres malfaisants peut menacer l'homme.
Chez les Finnois modernes, chez les Finlandais protes-
tants du moins, la religion et la culture ont secoué le
joug des plus grossières de ces superstitions. Il n'en est
pas de même en Russie. Le Grand Russe, dans les veines
duquel coule tant de sang finnois, le Russe qui, pour la
sorcellerie, a été l'élève des devins tchoudes, est demeuré
plus fidèle aux croyances de ses ancêtres et maîtres.
Dans toutes les calamités publiques ou privées, en cas de
maladie, en cas de disette ou d'épidémie, le moujik continue
à recourir à la science du magicien et à l'expérience des
Sorcières. En cerlains villages, le paysan l'ail régulière-
meni exorciser son champ par le sorcier après l'avoir fait
bénir par le prêtre; il esl ainsi en règle des deux côtés.
En Sibérie el dans certaines régions «lu nord] les sorciers el
les ihamatis prélèvent une sorte de dîme pour protéger
les \illages contre les maladies el les épi/.oolies. Ce D€
sont pas seule ni des paysans isolés qui consultent en
Si lefl mailles de |,i science noire; ce sont des villages
entiers, publiquemenl et en quelque sorte officiellement,
parfois apn-, délibération des assemblées communales.
Jusqu'au centre de la Russie, dans les gouvernements
CHRISTIANISME ET MAGIE. 41
qui entourent Moscou, <m voit la population des campagnes
recourir, pourchasser la peste bovine, iai rites de leurs
BBcétres. Les femmes, rassemblées au milieu des ténèbres,
pendant que les hommes demeurent enfarinés, fonl à demi
nues une procession nocturne. Bn trtc marchent les saintes
images, associanl malgré lui le christianisme aui antiques
cérémonies païennes. Des jeunes filles sont itroléon à la
charrue; elles tracent autour du villsgw un lilloo que dea
incantatione traditionnellea interdisenl à la peste de
franchir. D'autres fois la maladie, personnifiée par un man-
nequin de paille, est noyée dans la rh 1ère, oubienenl
ou brûlée solennellement, avec un chien <>u un chat. On i
vu, en temps de choléra, des payant du centre de l'empire
contraindre leur prêtre en habita taoerdotaui i ensevelir,
selon lea rites de l'£s;lise, une poupée de cette sorte repré-
sentant le choléra.
C'est contre U sorcellerie el non contre les dieux du
paganisme que l'Église el le clergé oui eu l.- plus à lutter.
Dansée combal séculaire, le christianisme, l«>in de toujours
triompher de son occulte adversaire, ne l'a emporté qu'en
dégénérant lui-même, pour nombre de moujiks, en une
sort.» de magie sainte, officiellement mnascréo par
l'Église et l'État, Aux yeux de maint paysan, les rites de
l'Église m- sont «in.' des eharmes plus solennels el
prières dea incantations propres à conjurer lea périls
réela ou imaginaires. Pour lui, le prêtre est avant tout le
dépositaire des saintes formules <-t l<' maître des célestes
évocations; le (ilui>t n'est, en quelque (acon, que l<' i>lus
puissant et le plus (i(.u\ des enchanteurs; Dieu n'est «pit-
ié magicien supréro
lu des traita lea plus marqués » i «^ la religion du moujik
<f n'est j.a> seulement le formalisme extérieur, c'est l'atta-
chement au\ rites, à Vobriadj comme disent les EUist
Cet attachement, qui a été, chez le» Moscovites, le principe
1. El Magico prodigioso, selon le titre de la pièce de l'Espagnol Calderon.
42 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
d'un schisme et de nombreuses sectes, tient en partie au
caractère national respectueux de toutes les formes, dans
les choses profanes comme dans les choses sacrées ; il tient
aussi à la conception religieuse du peuple. Pour lui, le
rituel et les paroles sacrées ont par eux-mêmes une vertu
mystérieuse, on pourrait presque dire une vertu magique;
les changer, c'est leur faire perdre cette vertu. Ainsi
s'expliquent, par exemple, les longues controverses sur
l'orthographe du nom de Jésus ou sur le signe de croix, dont,
aujourd'hui encore, les Russes de toutes classes font un
tel usage. Si la manière de se signer a coupé l'ancienne
Moscovie et, après elle, la Russie contemporaine, en deux
partis ennemis, c'est que, pour la masse du peuple, le signe
de croix n'était pas seulement une sorte de mémento du
Crucifié et de profession de foi du christianisme, mais une
espèce de signe magique, un préservatif contre le mauvais
œil et contre les dangers du corps et de l'âme.
Si grossière que semble une pareille religion, c'est encore
là (nous devons le répéter) de la religion ; c'est encore là
du christianisme; et un christianisme qui, en réalité, ne
vaut peut-être pas beaucoup moins que celui de plusieurs
peuples des deux mondes. En Occident môme, si notre façon
d'entendre la foi du Christ est généralement supérieure,
elle ne l'a pas toujours été. Dans la dévotion du moujik,
bien des pratiques que protestants et catholiques lui repro-
chent comme d'indignes Buperstittons, ne sont que des restes
d'un âge ailleurs évanoui, et, sî l'on peut ainsi parler, des
traits d'archaïsme religieux.
A côté des sorciers suspecta de relations avec le Malin,
il se rencontre, par exemple, des hommes on des femmes
laissât profession de piété que la crédulité populaire érige
en me espèce de devins chrétiens. Ainsi parfois de
dévotes appelées <viatOChi,OQ de pèlerins revenus de Terre
nte, qui se plaisent à expliquer aux simples les phéno-
mènes de la nature avec lei mystères des Écritures. Le
peuple des campagnes recherche les oracles de ces voyants
C.oMMKNT Ll PKIl'LK KST CIIHKTIKX. 43
illettrés qui BOUTOnl inventent mi répimient d<- nouvelles
sectes. Gomme toujours en pareil «as. il Ml m. dais.'- de
distinguer les illuminés de- hnpn-lenis. . l'aiit.uit que,ehon
hM riaionnairee comme eha lêf hyeténemas, la rolonlé
eai Booveol la dupe ou la complice de l'hallucination. II
n'\ a, dans ton! cela. rien qu'un ne pm--e relions .1 en
bien d'autres contrées, à des époques peu reealéeui II t-n
est de même dea poasédéa que leuw pasunss amunuartant,
pour les guérir, sur la tombe ses minti en renooL il en
est de même encore des innocenta ». comme [e Menheu-
reui Vasaili de Moscou, mt'amsî que l'Oritnl muaulman,
la Russie populaire continue a entourer d'une mite de
vénération religieuse.
t-oe uniquement par 1,1 1, tiona ou
par ses pratiquée enfantines que !<■ peuple : Iroit
au titre «le chrétien? Nullement; iil est chrétien, m n'eut
pal leulement par les dehors, par me nie- an\quel> il
attache tant de |>n\. ofatl in— 1 pm 1' <l< dan<, par l'esprit
et par le cœur. Peut-être même mérite t-fl plu
rd, le nom de chrétien que bouiicioup de cem qnl k
lui contestent. A travers cette reli| um
épaissie par son ignorance et sa gr< on retrouvi
souvent chez lui le senttmenl reHgieui dans mule -a no-
blesse. Sous ce d('ini-j>a_raiusn)r, et j iher>
rations de Bectea bisarres, se fait jour reeprit chrétien dan-
ce qu'il a de plus intime et de pins singulier, tel qu'en la
plupart des pays de l'Occident il n'apparaît presque jamais
dan- le- OOUChes populaire-.
De tous les peuples contemporain-, le Russe esl un de
ceux 0(1 il est le moins rare ne rencontrer les aspirations
propres au christnmasme, et les uni tua qui en ont fait une
religion unique entre toutes, la charité, l'humilité, et
chose moins commune encore, chose ailleurs pivsque
inconnue de l'homme du peuple, l'esprit d'ascétisme et
de renoncement, l'amour de la pauvreté, le goût de la
mortification et du sacrifiée. S'il comprend mal la doctrine
44 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
du Christ, s'il est peu au fait des dogmes de l'Eglise,
d'autant que son clergé omet parfois de les lui enseigner,
le moujik entend la morale et les conseils du Christ; son
cœur en sent l'esprit. A-t-il l'intelligence ou l'imagination
encore païenne, il a déjà l'âme chrétienne. A travers
l'impur alliage des superstitions, sous la rouille des sectes,
reluit l'or de l'Évangile.
Pour s'expliquer ce singulier phénomène, moins extraor-
dinaire et moins rare peut-être chez les pauvres d'esprit
que nous ne le croirions de loin, il faut dire que cette com-
préhension de l'Évangile, que cette disposition à se péné-
trer du sentiment chrétien, semble tenir en partie au
caractère ou au génie national, à de secrètes affinités entre
la foi chrétienne et le fond de l'âme russe. Terlullien, par
un sublime paradoxe, disait de l'âme humaine qu'elle
était naturellement chrétienne. Si cela a jamais été vrai.
c'est peut-être surtout de la Russie et des Slaves du nord.
Entre l'Evangile et la nature russe il y a une sorte de
conformité, si bien qu'il est souvent difficile de décider ce
qui revient vraiment à la foi et ce qui appartient au tem-
pérament national.
Une chose manifeste, c'est qu'en tombant sur la terre
russe, dans les tourbières des forêts, et dans les grandes
herbes de la steppe, la mystique semence du semeur de
l'Evangile n'est pas tombée sur un sol ingrat. Les ronces
du paganisme et les broussailles de la superstition ne l'ont
pas empêchée d'y lever, d'y donner parfois ses fleurs les
plus délicates el ses fruits les plus exquis. Ce peuple, que
certains de Bas Mis se plaisent à mettre hors du Christia-
nisme, est du petit nombre de ceux qui onl conservé L'idée
de la saintelé; « 1 1 < ■ / lesquels celle haute vision, si étran-
gère aux foules de l'Occident, esl demeurée populaire el
rirante, avec ce qu'elle a pour nous de sublime el d'él range.
Le paysan russe esl presque le seul en Europe A chercher
encore la perla de la parabole évangélique el A vénérer lei
maina qui lemblenl l'avoir trouvée. Ce qui esi l'essence
COMMENT LE PEUPLE EST CHRÉTIEN. 45
du christianisme, il aime la croix; il ne la porte pas seu-
lement à son cou, en cuivre ou en bois de cyprès, il se
réjouit de la porter dans son cœur. Il n'a pas désappris la
valeur de la souffrance; il <-n goûte la vertu; il b ml l'effi-
cacité de l'expiation et en savoure l'amère douceur. Un
des appâts qui l'attirent aux sectes, e*esJ le désir de souffrir
pour la vérité; c'esl la soif de la persécution <-t du mart] re.
« La souffrance est une bonne chose; Mikalka i pcatH
raison de vouloir souffrir, «lit un des héros deDoetoievsky*.
Ces sentiments se retrouTenl dans la littérature, dopais
que cette littérature i*esl rapprochée du peuple; non point,
il esl vrai, chez les écrivains démophiles » à tendances
révolutionnaires qui exaltent le paysan sans 1«- connaître
ou le comprendre, maischea les stands romandera donl
l'âme a pénétré son âme, qui. parfois, pour mieux s'iden-
tifier & lui, n'ont pas craint de dépouiller l'homme cultivé.
ainsi de Léon Tolstoï; ainsi de Dostoievsky; ainsi m
d'Ivan Toyrguénef, quoique, à l'inverse de feds
émules, l'auteur d rsonnellement
la tête libre »!«' toutes fumées mystique
Chose singulière, cette littérature russe oontetnpofaine,
presque tout entière ouvre die sceptiques lihros ponaoura,
esl par certaine cotés nne des plus reJ de l'Europe.
Le fond en est souvent, à son Insu, seerètemenl chrétien.
Les romanciers sont avant tout préoccupés de l'âme, de la
conscience et de la paix du oosur; ils ont la souci anxieux
de l'énigme de l'existence et des mystérieuses destii
humaine?, h travers leur rationalisme i" intiment
religieux dans ce qu'il ■ «le plus obsédant Cbeseux, le
christianisme s'est* pour ainsi dire, volatilisé. <>n peut leur
appliquer la belle image d'un de nos penseurs : pareille
a ces vases qu'imprègnent encore des parfums éva-
porés, la littérature russe, comme l'àme russe, reste sou-
vent imbue des sentiments d'une foi évanouie. Du peuple,
comme du sol, s'élève jusqu'aux froides couches lettrées
une sotte de vapeur religieuse.
1. Crime et Châtiment.
CHAPITRE IV
Du dualisme de la Russie lettrée et de la Russie populaire, au point de vue
religieux. — Si le peuple ou est resté au mo\enàge, les classes supérieures
en sont souvent encore au dix-huitième siècle. — En quel sens l'état reli-
gieux de la Russie est inverse de celui de la France. — De quelle façon la
diffusion des idées révolutionnaires tend à modifier cette situation. — Efforts
de l'État pour fortifier l'ascendant de la religion. — Du « cléricalisme »
gouvernemental. — Rôle de l'Église au point de vue politique. — Lien
séculaire de la foi orthodoxe et de la nationalité. — La Russie patronne de
l'orthodoxie. — De quelle manière l'État, de même que la nation, conserve
un caractère religieux et confessionnel. — Comment l'autocratie russe esl
une sorte de théocratie.
En Russie, de même que dans le reste de l'Europe, l'ère
de l'unanimité morale est passée pourne plus jamais reve-
nir peut-être. La religion a cessé de « relier » toutes les
âmes; elle a perdu son sens étymologique ;elle n'enveloppe
plus les intelligences d'une atmosphère commune. Ici se
montre un des contrastes que l'on retrouve partout en
Russie. Ici se manifeste le dualisme qui, depuis Pierre le
Grand, coupe la nation en deux. Nulle part la religion n'a
une telle influence; nulle part elle n'en a si peu. Taudis
que le gros de la nation est demeuré sous son empire, des
■ •hisses presque entière* se vantent d'en avoir secoué le
joug. Celte seule opposition expliquerait comment l'action
du christianisme et l'importance de la religion sont jugées
d'une manière si diverse.
A cet égard, 1rs classes cultivées, « l'intelligence »,
comme on dit là-bas, el le peuple, tesdeux Russie* super-
pOSéesel presque étrangères Tune à l'autre, semblent appar-
tenir à deux Ages différents, sans qu'aucune d'elles peut-
i Ire loi) ImuI ,i fait nuire contemporaine. Si l'une nous
ÉTAT RELIGIEUX DES CLASSES CULTIVÉES. 47
paraît en être toujours au moyen âge, au quinzième ou au
quatorzième siècle, L'antre es est fréquemment restée au
dix-huitième tiède, à l'incrédulité frivole ou au naïf phi-
losophisme antérieur à la Révolution. Dont lea salon*
Bétersbourgj un Ifesneer, do Baint-Martin, un Caglioslro,
tous les rêveurs os lea faiseurs de la tin «lu dit-huitième
siècle, auraient bien des chances de rencontrer 1*' 11.
accueil que chez les contemporains de Calhorîne II. l'our
être plus ou iiiniiiv sceptique el n'encorder qu'une foj
limitée am dogmes efaoenne fcglise, alors même qu'il en
observe décemment las rites, le beau monde n'a pas tou-
jours renoncé a loul rranmcsTn avec le sursaturai. Si som-
bre d'hommes el de femmes eroieni de leur dignité d'êtres
cultivés de s.- .outiller dans i,i sphère des réalités scienti-
fiques, bien p<'ii - 'id à ne pas dépasser les ,lr
frontières des i onnsiss— isn positives et s.ts, nt |
un bords obscurs sa Phicognoscible. Parmi lescosjlenqH
leurs les plus décidés «les chimères métanbysioju
illusions religieuses, plus d'un se donne dans las
utopies du millénarisme humanitaire, iiiiitres en revien-
nent, eonmie leurs arriei v-_'iands -pères, à une SQffli ds
tbéosonbie ou oYilluminisme nébuleux L'obsessèon de Ws>
eonnu, le goûl toujours renaiasanl du merveilleux,
cette Bortede mysticisme mconscieni qui travaille l'homme
russe, apparaissent sous les ft.rnies les plus diverses jusque
«lans les classes instruites. Tel qui, p. au- scruter la nuit
«les destinées humaines, méprise les lointaines rJartéf
la religiOB et le demi-jour de la foi, reeourt volontiers au\
troubles lueurs des visionnaires et des magnétiseurs. A
défaut du christianisme, on fait appel au spiritisme.
Pétersbourg est une des villes où le « médiumisme»,
Comme on disait aux bords de la Né\a. >i exdté le plus
d'engouement II n\ .1 certes là rien de singulier; ne faut-
il pas partout, en pareil 088, faire la part de la vogue, du
besoin de nouveauté et de distraction? Ce que je n'ai guère
mi qu'en Russie, c'est, dans le monde scientifique, des
48 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
savants de profession se passionner pour de semblables
questions. Je ne crois pas que, en aucun autre pays, des
naturalistes ou des chimistes aient jamais exposé dogmati-
quement les preuves du spiritisme, que des revues sé-
rieuses se soient appliquées à démontrer la théorie de « la
matérialisation » de la main des esprits, qui opèrent pour
l'édification des croyants1.
Entre l'état religieux de la Russie et celui d'une notable
partie de l'Occident, il n'y en a pas moins une différence
capitale, pour ne pas dire un contraste. La situation est en
quelque sorte inverse. L'axe religieux est déplacé, le point
d'appui de la foi chrétienne retourné. Tandis qu'en plu-
sieurs pays de la vieille Europe, en France et en Angle-
terre notamment, la religion, devenue suspecte au bas
peuple qu'elle a si longtemps consolé, s'est en grande par-
tie réfugiée dans les hautes classes, dont le dix-huitième
siècle lui avait fait essuyer les dédains; chez les Russes,
les croyances chrétiennes vont en diminuant de bas en
haut. En bas, chez le paysan, chez le marchand, chez l'ou-
\rici- môme, la foi; en haut, chez les classes cultivées, le
scepticisme ou L'indifférence. Celte sorte d'interversion des
rôles est avant fcoul imputable à l'état social et à l'histoire.
Plus le peuple montre de foi, plus il reste attaché aux
croyances de ses pères, et plus les classes supérieures sont
portées à regarder la religion comme bonne pour le peuple,
moins ailes tentent le besoin de la soutenir de l'autorité
de leur exemple. Le sentiment aristocratique est alors d'ac-
cord avec l'orgueil du savoir pour .pousser à mettre sa vie
comme SOI idées au-dessus des règles communes. Le frein
social est assez solide pour qu'on ne se fasse pas scrupule
de ne s'j point soumettre. Ainsi longtemps de la Russie;
l'empire de la religion semblait assez fort pour qu'en le
secouant elles-mêmes, les classes civilisées ne craignis
i . i '.--i ce m11 "Ml l-"1 i'" rompt*, M. I< professeur w agner el M. le pw-
fusseur BootMrot dent le RouMfctf, i tttnik en 1876 si 1876.
ÉTAT RELIGIEUX DES HAUTES CLASSES : CLÉRICALISME. 49
sent pas de l'ébranler au-dessous d'elles. Ce n'est pas
qu'il y eût moins d'hypocrisie (il y a partout, en pareil
cag, plus d'instinct que de calcul , c'est plutôt qu'il y avait
plus de frivolité et moins d'expérienc
Qu'un jour, à une époque prochaine peut-être, il y ut
dans la société ruase une reprise religieuse analogue à
celle dont a été témoin le dix-neuvième tiède m Angle-
terre, en France, en maintee partiel de L'Allemagne, on ne
saurait en rire surpris. Là, tout comme ailleurs, un des
effets de la propagande révolutionnaire parmi les Coules
sera de ramener i la vieille foi lot sympathies des esprits,
des profeaaiona, dm claaaea oju'eArayenl lei progrès de
la démocratie al les menaces du socialisme. Assaillie
comme an obstacle par les uns, la religion tel par les
autres défendue eoronM 110 rempart* La Bol de la Révolu-
tion n'a qu'à grossir ou à se rapprocher, pour que la foi
religieuse apparaisse connue une digue contre le déborde-
ment des idées subversives, et qu'on voie les maint ojui
se faisaient un jeu de la miner, l'efforcer ds la relever.
Il y a déjà, i*n Russie, & B BymptÔUMS d'un pareil r
renient. Cela est sensible dans la haute - ! m- I. |
couches aristocratiques, Dos certaine liberléoTeapril j est-
elle toujours de mise, le r« 1 1 q a'esi la pratiqua, da la
religion J est de bon ton. L'impiété, l'alhei-me tranchant, on
les laisse à de moins raffinée. Cela e>t plus sensible encore
dans le monde officiel, où la politique B toujours tenu la
religion en honneur. Plus la propagande révolutionnaire
lui a tlonne de BOUCÎS cl pi US le gOUl ornement a été- pris de
ferveur religieuse.
Ainsi à diveraes époques, BOUS Nicolas <t SOUS Alexan-
dre 111 notamment h<' « nihilisme» a valu à la Russie un
réveil de ce zèle officiel. L'Étal a t«>ut t'ait pour fortifier
l'ascendant des croyances religieuses, non seulement sur
le peuple, mais sur toutes les classes de la* nation, dans
tous les établiaaëments d'instruction, de l'école populaire
aux universités. A cet égard, la politique impériale, sous
m. 4
50 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Alexandre III, comme autrefois sous Nicolas, eût, en tout
autre pays, été qualifiée de cléricale.
Beaucoup de Russes, il est vrai, affirment que toute
espèce de « cléricalisme » est incompatible avec la Russie,
incompatible avec l'orthodoxie orientale. N'est-ce pas là
encore une prétention que les faits peuvent démentir? Si
cet équivoque terme de cléricalisme, mal défini en Occident
même, semble particulièrement impropre en Russie, c'est
d'abord que l'Église et l'État y sont trop intimement liés
pour que l'activité de l'Église s'exerce aux dépens de l'État
et contre l'Étal ; c'est ensuite que le clergé est loin d'y pos-
séder, ou d'y pouvoir revendiquer le même ascendant que
dans les pays catholiques. Presque entièrement isolé de
ses compatriotes, formant lui-même, comme nous le ver-
rons, une sorte de caste, le clergé russe a peu de rap-
ports avec les autres classes et, par suite, peu d'empire
sur elles, en haut surtout. Pour la noblesse, pour l'État
lui-même, l'Eglise a longtemps été une Église de paysans,
ses prêtres un clergé de moujiks. Cela a-t-il empêché
l'État de la soutenir de son autorité, de lui prêter, d'une
manière constante, ce qui lui fait défaut presque partout
en Occident, l'appui de la loi et du bras séculier? Repousse-
l-on le tenue de clérical, le gouvernement russe s'est
maintes fois montré piétiste. L'État, en effet, peut faire du
piétisme ou du cléricalisme, peu importent les mots, par
calcul politique autant que par conviction religieuse; l'État
peut rire dévot par instinct de conservation, dans son
propre Intérêt, bien ou mal entendu, et non dans l'intérêt
d'une Église ou d'une doctrine» .Même en paya catho-
liqUOS, la plupart des hommes que leurs adversaires Irai-
irni de cléricaux onl beaucoup moins en vue l'avantage
du clergé, ou la défense de la foi, que le bien de l'Étal *i de
L'Église russe a conservé des droits el prérogatives dont
ne une . 1 1 1 1 1 m jouil «n Europe. Nulle part le
ipirituel «i le temporel ne son! restés aussi étroitement
RELIGION ET NATIONALITÉ. 51
unis; nulle part la religion n'est aussi protégée. Il est
vrai que, selon la règle commune, ses privilèges rié-àVvis
du pays, l'Église a du les payer en dépendance vis-a-vis
du pouvoir.
Une des raisons de cette Intimité de l'Étal et de rÉgtfu
c'est qu'en Russie la religion sel demee sntielle»
ment nationale. Gela explique comment l'Église excite si
peu de haine jusque dans tes sarcles où l'on est le plus
rebelle à ses dogmes. Le scepticisme est oobmhhu dans les
classes cultivées; l'eapril de négation > est souvent tran-
chant; l'Église^ est rarement attaquée. L'ineHCTérence n'est
point seule, comme en Occident, à retenir dans ion sein
les hommes qui franchissent les limites du dogme, lu
perdant la foi île ><•-> enfants, l'Église rai
lement leur sympathie. Gomme certains Us, un ru voit
qui lui témoignent de Paffeetton en lui montrant peu de
respect ou même peu d'estime. Le plus grand nombre
reportent sur elle un.- part de l'attachement qu'ils ont pour
leur patrie. Les deux choses leur paraissent liées; le Russe
qui ose renoncer au mite de ><■> ani -t honni
moins comme apostat à sa foi que comme traître à son
pays. C'est que l'Église est pour eux «de ; qu'elle
est avant tout une institution nationale, la plus ancienne
el, malgré tout, la plus populaire de toutes. C'est que,
non seulement elle a contribué à former la nation et à
faire la Russie, mais qu'uujourd'hui même elle en est
lée le ciment.
Le peuple russe n'est pas encore entièrement sorti de cet te
phase où la religion tient lieu de nationalité et se confond
avec elle. Pour les masses, bien mieux, pour les hautes
classes, pour le gouvernement lui-même, il n'y a de Mais
et foncièrement Russes que les orthodoxes1. «■ Autocratie,
orthodoxie, nationalité », disait l'empereur Nicolas, et de
cette triple devise, reprise par l'empereur Alexandre III,
1. Voyez ci-dettoos, liv. IV, cfeap. i.
52 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
•
les deux derniers termes, regardés comme équivalents,
sont les moins contestés. Pour le moujik, russe ou ortho-
doxe semblent synonymes. Le paysan, dont le nom tradi-
tionnel signifie chrétien1, le paysan, quand il s'adresse à
ses pareils, les appelle orthodoxes, mettant à l'orientale la
religion à la place de la nationalité. Yeut-on dans le peuple
exciter la fibre nationale, c'est la foi qu'il faut toucher.
Ainsi ont toujours procédé les hommes qui ont poussé la
Russie à guerroyer en Orient. C'est pour les souffrances
des orthodoxes opprimés par le musulman, que le cœur
du peuple battait en 1878, sous Alexandre II, comme un
demi-siècle plus tôt.sous Nicolas. Ce n'est qu'à une époque
relativement récente que l'idée d'affinité de races a tendu,
dans les cercles cultivés, à se substituer à l'idée de frater-
nité religieuse; chez les masses, celle-ci a toujours primé.
Pour remuer les couches profondes, il n'y a qu'à leur
montrer des orthodoxes à délivrer, ou la croix à relever sur
la coupole de Sainte-Sophie. Yeut-on réveiller les passions
guerrières, ce n'est pas le clairon qu'il faut sonner; ce
sont les cloches des trois cents églises de Moscou. Le vieil
esprit des Croisades couve encore dans le sein du peuple.
Peut-être un jour l'enlrainera-t-on ainsi en Asie jusqu'au
tombeau du Christ, sauf à s'arrêter, comme les Francs de
la quatrième croisade, à faire des conquêtes en chemin.
Ce lien de la religion et de la nationalité, l'histoire l'a
noué et les siècles n'ont fait que Je resserrer. Sous ce rap-
port, la Russie dous a rappelé l'Espagne*, avec celte diffé-
rence que toutes ses luttes nationales, toutes ses guerres
politiques, à l'Occident comme à l'Orient, ont pris pour le
peuple l'asped de guern-s de religion. Qu'il oui affaire à
L'Asie oui l'Europe, au Nord ou au Midi, au Mongol ou au
Turc, au Suédois ou au Polonais, à l'Allemand ou au Fran-
iikiiic, c'.'i.iit toujours l'inAdèle, L'hérétique, le schis-
l. ta mm Ml leteéttc il <>" fait dérirer kr&lianint (payian) de krett,
! i, ir. iv. okap. m i». 280 340 (T Mit.).
RELIGION ET NATIuXAUTK. 53
matique qu'il avait à combattre. Son ennemi était toujours
l'ennemi de Dieu. Ce sentiment I survécu à l'émancipation
du joug lalar. Il lui était antérieur. Déjà, dans la Ru-
des apanages, le baptême était regardé comme la marque
disliuclive du Russe vis-à-vis des juipulations allogènes.
Déjà la foi était le garant bu la marque de la nationalité.
Le Finnois ou le Finno Turc converti était regardé eomme
Russe. Dans la cuve- baptismale se combinaient les élé-
ments d'où devait sortir le peuple nouveau. C'est l'ortho-
doxie, non moins que l'autoeratie, qui 1 fondé l'unit.'
russe; elle ■ créé et conservé le a nationale1.
Comment, après cela, lei théoriciens de la nationalité,
les Russes résolus à rantertoul ce qui eal russe, \>
pliiles et leur-, émules, oc se seraient-ils pas raits !
gyristes de l'Église nationale/ ils n'\ oui paa manqué; les
Samarine, les àkeakof, les Khomiakof ont i l'envi
les mérites et les1 services de ^orthodoxie orientale* Ils
n'ont pas craint d'en établir la supériorité sur toutes tes
autres Cormes vivantes du christianisme, ils ont été jus-
qu'à montrer dans le peuple russe I entant de la
vraie civilisation chrétienne, paire que te Rui
dans l'orthodoxie, le vrai christianisme* I l'exalter
leur Église, de lui chercher des titrer aux yeux même des
incrédules, certains slavophiles ont» par le rationali-m
leurs argumenta, éveillé les déAanees de cette orthod
dont ils s'étaient constitues les apoI< )uelques-uns
Ont eu la surprise de se Noir censurés parle Saint S\ noile*.
Par sou principe, il est vrai, leur apologétique était autant
politique que religieuse. L'apôtre était, chez aux, au ser>
Vice du patriote.
S'ils ne donnent pas dans les liions systématiques
des slavophiles, la plupart des fasses croient devoir à
I. làiliv tous li'- èeritaine qui OUI mi- M fuit 80 lunik-iv, je citerai spécia-
lement kuviliiR'. Mysli i tamitki u Rouukoïùtorii,
1. lMusicur- ouvrages de t. Samarine >-t de Khomiakof a'ont pu ainsi être
imprimés qu'en AJiem i
54 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
leur pays de faire taire leurs préférences religieuses per-
sonnelles devant ce qui leur semble un intérêt national.
« En religion, me disait à Moscou une femme du monde,
je suis simplement chrétienne, sans attache à aucune con-
fession; mes tendances seraient plutôt protestantes; mais,
comme Russe, je suis passionnément orthodoxe. » Telle est
la pensée, si ce n'est le langage, de la plupart de ses com-
patriotes : étant Russes, ils sont orthodoxes ou pravo-
slaves, ainsi qu'on dit en russe.
Le rôle déjà séculaire de patronne de l'orthodoxie a été
trop avantageux à la Russie pour qu'aucun patriote ose en
faire fi. De pareilles missions historiques apportent d'or-
dinaire autant de profit que d'honneur. Les considérations
politiques et l'instinct populaire sont d'accord pour ne
pas le laisser oublier à Pétersbourg. Entre les Russes et
l'Orient grec ou roumain, la religion est le seul lien qui
subsiste. Entre eux et leurs congénères du Danube, elle
est peut-être encore le moins fragile, car, tôt ou tard, chez
les Slaves émancipés par l'aigle moscovite, les affinités de
race s'effaceront devant le sentiment national; le Slave
disparaîtra sous le Serbe, sous le Bulgare. Les Bulgares
entendrai. ni la messe en latin que la Russie n'aurait pas
plus de prisa sur eux que sur les Polonais. Si, parmi les
(Jrecs, les Roumains, les Serbes môme, la politique russe
a gardé quelques s> mpalliies, c'est surtout parmi le clergé.
Cet instrument religieux viendrait à s'user en Europe
qu'il pourrait encore servir en Asie, où déjà il a ouvert aux
tsars la Géorgie <i le Transcaucase. L'orthodoxie a valu
au peuple russe nue sorte de primato dont, i\ l'inverse
d'autres nations, en cas analogue, l'empire du nord n'en-
Icu.l pas se dépouiller lui-même.
\u dehors comme au dedans, les destinées de l'Étal sem-
blenl liées aui destinées de l'Église. Après avoir élé le
premier (acteur de la nationalité russe, l'orthodoxie orien-
te premier élément de sa grandeur. Ce qu'elle
était sous lea Rurikovitch et les vieux tsars» elle l'es!
COMMENT LA IUSSIK E8T IX ÉTAT CHRÉTIEN. 55
encore, près de deux siècles après Pierre le Grand. De nos
jours môme, nous devons le répéter, la religion est restée
la pierre angulaire de l'Empire. Sur ell«- repose tout l'Étal
autocratique. H nous faut tenniner ces réflexions par où
nous les avons commencées. Li Rus t pas seule-
ment un pays chrétien, c'est encore, I bien des égards, un
Étal chrétien. Et, quand nous (lisons qu'allées! demeurée
un Étal chrétien, nous avons bien moins en me la situa-
tion légale de l'Église, ou la conception officielle de l'État,
que les DOtiOOJ populaif.
Les \ i'iiicsinis russes) donnent bréquènunenl a l'empereur
le titre de souverain chrétien, al c'est a es titre qu'elles
reconnaissent aux taan une autorité suis limite. Le c
od, débute en proclamant If pouvoir autocratiqne et eu
réclamant pour lui l'obéissance au nom de la loi divine,
dans l«> termes méra ils par l'apôtre*. .Mai
un.' (Soie, ce qui l'ail de la Russie un Liai chrétien' à base
religieuse, c'esl bien moins la loi §4 renseignement officiel
de l'Étal ou .if l'Église que la notion de Plmmenoe majorité
du peuple. Pour le paysan, 1<- ksareat le peprAwntant de
Dieu, délégué par le Ciel au irouverneuif ni de la nation. Là
soûl, pour la conscience populaire. If principe et la jusliti-
cation de l'autocratie. Là eal la raison de l'espèce de culte
publie el privé rendu par lf moujik au tsar, oint Au
gneur. Il a réellement pour son SOttveram une relu
souvent poussée jusqu'à la superstition : mais le culte qu'il
lui renddane sou tour, comme \ les, le paysan le
fait remonter au Dieu que l'Église appelle le roi .le- rois et
livres -lavons le tsar éternel. Ces! pour cela qu'il se
courbe et se prosterne devant lui et parfoi ne à son
passage, comme devant les saintes icônes. Pour son peuple,
l'empereur sacré au Kremlin a un caractère strictement
1. I 'empereur de Ruaak eat un monarque autocratique au pouvoir illi-
mité (néogranitekennyi). ln'eu lui-même commande qu'on soit soumis au
pouvoir suprême, non leulenenl par crainte .lu châtiment, mais encore par
motif do conscience. » Ce BOBl les termes de saint Paul : Romains, XIII, 5.
56 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
religieux ; le tsar est le lieutenant et comme le vicaire de
Dieu; cela explique l'autorité et l'ingérence que le peuple
orthodoxe lui a laissé prendre dans l'Église. A plus
forte raison, cela explique l'esprit de docilité des masses,
le peu de goût d'une grande partie de la nation pour les
libertés politiques. Le tsar gouvernant au nom de Dieu,
n'est-il pas impie de lui oser résister? L'Église ne lance-
t-elle pas, chaque année, l'anathème contre les téméraires
qui ne craignent pas de mettre en doute la divine vocation
du tsar et contre les rebelles à son autorité1? La soumis-
sion aux puissances n'a-t-elle pas été commandée par
l'apôtre; et l'obéissance et l'humilité ne sont-elles plus les
premières vertus chrétiennes? Ces sentiments ne sont pas
toujours confinés dans le peuple. L'un des chefs du slavo-
jihilisme, Constantin Aksakof, dans un mémoire remis à
l'empereur Alexandre II, le conjurait de ne pas se des-
saisir de l'autocratie, parce que, de toutes les formes de
gouvernement, celait la plus conforme à l'Évangile*.
Un survivant des luttes du nihilisme, se plaignant des
privilèges accordés au clergé, s'attaquait à ce qu'il appe-
lait la théocratie russe5. Ce mot jeté à la légère, comme un
reproche banal, par un révolutionnaire, pourrait, à bien
des égards, être pris au sens propre. Le gouvernement
russe n'est pas sans droit au titre de théocratique. Chez
lui, la théocratie est à la base de l'autocratie. Et cela n'a
rien de surprenant : il en a été de même ailleurs. Chrétiens
1. « A 0MS qui pttMMl que If* monarques orthodoxes ne sont point élevés
M |rÔM DSf mile il uni1 l>ieii\i'illiince spéciale de Dieu; et que. Lus de l'onc-
tion (a ii'nr ncre)j les dont du Bain! Esprit ne lent tonl point Infuses pour
mplissemenl ds leur grande mission; et qui osent se soulever contre
eux cl s<- révolter, tels que (irichka, (Urcpief, Jean Mazeppa cl autres
pareils) enetbéms, snsibéms, snsibéme, »
Ces iinpi ■'•< alioni | .11 ii' llllél M à l'Église russe, sont récitées solennellement
,1. m- t.. lin... de l'orthoiloxie », où elles fonl suite au\ anatheines contre' lei
ail s il lis ln-i ■
2. Meiii'.iie redigi ■' ii" m uni ni d Ueiandn H et publié, sn issi, par Iran
Aksakoi pou l'édification de l'empereur llexaodn m.
;i. m.;, m. ik (pssadonyme) Rttttkmd undw (As (sort, Londres, 1886<
ARISTOCRATIE, THÉOCRATIE. 57
ou musulmans, la plupart des gouvernements autocra-
tiques ont eu un principe religieux. L'Église, au lieu de
dominer le pouvoir civil, l beau lui sembler subordonnée,
le gouvernement russe est demeuré une théocratie, en ce
sens qu'il s'appuie tout entier sur la foi religieuse. J'ose-
rais, à cet égard, le comparer ;ui gouvernement des Hé-
breux qui, sous leurf rois OOUUnO SOU8 leurs juges, fai-
saient profession d'être gouvernés par Dieu et par la loi
divine. Le rapprochement etl d'autant plu- naturel que le
Russe, lui aussi, t'est, depuii des liedes, bebttué à se
regarder comme le peuple élu, comme le peuple de Dieu.
Les tiis de la sainte Russie «>iit, pour leurflosouaTér, quelque
chose du sentiment que pouvaient avoir les Hébreux pour
leurs rois ou, comme dit le Slavon, pour leurstsari David
et Salomon. Qu'est-ce au fond que le régime ru-
sorte d'anachronisme vivant dani i Europe mod
Isarisme n'est qu'une méoeraUe patriarcale, déguisée par
la nécessité dea tempe et l'influence du voisinage en mo-
narchie militaire et bureancratique '.
1. Compare* t. Il, Ihr. \i dwp.i, p. 581 (;2'édit.).
LIVRE II
L'ÉGLISE ORTHODOXE RUSSE.
CHAPITRE I
Caractère général de l'orthodoxie orientale. — Faut-il y voir la forme slave
du christianisme ? — Orthodoxie et pravoslavie. — De l'infériorité de l'Église
gréco-russe dans l'histoire de la civilisation. — Où doit-on en chercher la
raison ? — Des différences dogmatiques entre les deux Églises. — Opposition
de leurs points de vue. — Comment l'immobilité do l'orthodoxie orientale peut
être favorable à la liberléde penser. — La constitution de l'Église gréco-russe.
— Absence d'autorité centrale. — Ses conséquences. — Tendance à former
des Églises nationales. — Annexions de l'Église russe el démembrement
du patriarcal byzantin. — Le « phylétisme ». — Comment, dans l'orthodoxie
orientale, les luttes religieuses recouvrent d'ordinaire des querelles
politiques.
Comme l'Église anglicane, l'Église russe est une Église
nationale; comme noire ancienne Église gallicane, c'est, en
même temps, une branche d'une grande communion chré-
tienne élevée au-dessus des divisions de peuples ei d'États.
r.ciic communion se donne à elle-mtmie le nom de Sainte
Eglise ccUhoUque^ apostolique, orthodoxe} nous la désigne-
rone soui cette dernière dénomination, qu'emploient de
préférence ses fidèles, réservant te lennc de catholique
pour m grande rivale d'Occident.
A l'époque de sa rupture avec Home, l'Église orthodoxe
orientai*' ne comptait pcul-ôtre point 20 millions d'adhé-
rents; aujourd'hui elle m a environ 100 millions, dont près
ni lujeta de la Russie'; sur te reste, le moitié Boni
l. il fiaudrall dlfalquor de <•■ nombre pluaieuri millions poor lea Motairti
L'ORTHODOXIE ORIENTALE KST-KU.K SLAVE? 59
des Slaves de l'ancienne Turquie ou de l'Autriche-Hongrie.
Dans cette Église, originairement tout hellénique et que
nous appelons encore du nom de grecque, le nombre a
passé aux Slaves, et la civilisation, comme la puissance,
donne le premier rôle à la Russie.
On a souvent vu <lans le catholicisme la forme latin»- .lu
christianisme, dans 1.- protestantisme la l'orme germa-
nique; h- Russes aiment à regarder l'orthodoxie comme
la forme Blavonne. il y a, au moins, cette <iiiivr.nr, qu'au
lieu (ir s.' la façonner à eux-mêmes, les slaves, selon leurs
habitudes d'emprunt, ont reçu d'autfUi leur foi toute l'ait. i :
par suite, ils se sont presque également partagée entre les
deux Églises rivales.
La vérité est que te religion i coupe* en doux le monde
slave, a prendre l'histoire] l'orthodoxie orientale n'est pas
plus slave que le catholieisme romain* Le Busse, le Berne,
le Bulgare en ont-ils rail leur culte national, l«- latinii
n'a guère été moins national ches les Polonais, lei Slo-
rènes, les Croates, roire même <-ii<'/ les Tchèques. Des
slaves d'ordinaire rej comme foocièremenl ortho-
doxes, il en esl qui ont longtemps flotté entre Byxaneeel
Rome. Ainsi naguère, sur le sol russe, les inthènes; ainsi,
au temps de leur grandeur, les Hul. Bi, parmi lesj
Slaves contemporains, la supériorité numérique appartient
au rite oriental, la cause n'en est nullement une Secrète
sympathie de racej elle est tout entière dans h» géogra-
phie et la politique. H n'y a guère là qu'un phénomène de
gravitation. Comme des corps attires en sens contraire, les
Slaves d'Orient et les Slaves d'Occident, en allant les uns
à Sainte-Sophie, les autres à Saint-Pierre, n'ont rait qu'obéir
aux lois de l'attraction.
En dépit des doctrines en rogUC à Moscou, les SI
Catholiques BOnl aussi Slaves que les Slaves orthod«e
nan, nuit, eoame mim le rerroae, le chiflre esl tiifiicile à déterminer, et
la plupart eoal m rerolle eoatre l'Sgttee eSMeUe de VEmifkt plutôt que
contre l'Église orthod.
60 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Il est vrai que les premiers ont généralement subi plus
d'influences étrangères. C'est un point qu'il est difficile de
contester; on ne saurait même refuser aux slavophiles
de Moscou que la religion y a été pour quelque chose. Le
slavisme des Slaves du rite latin vous semble-t-il moins
intact, le développement en a-t-il été moins libre ou moins
spontané, la religion n'en a été que la cause indirecte. La
principale raison, c'est la supériorité de la civilisation
latine transmise par Rome, sur la civilisation byzantine
puisée à Constantinople. Si, aux yeux des Russes, les Slaves
catholiques semblent plus ou moins dénationalisés, c'est
qu'ils n'ont pas en vain approché de la culture occidentale.
A y bien regarder, ils ne vous semblent peut-être moins
Slaves que .parce qu'ils ont été plus civilisés.
Au terme grec d'orthodoxe, le russe a substitué le vo-
cable slavon « pravoslave ». Bien que calqué sur le grec,
ce mot pravoslave a, pour les étrangers, le défaut de
prêter à !'équivoquo, comme si l'orthodoxie était de nature
ou d'origine slave. 11 n'y a là, faut-il le dire, qu'une ren-
contre de sons1. Pour s'appeler en russe ou en slavon
pfaYOSlavié, rorlhodoxie orientale n'a rien de spécialement
>l;m\ Loin qu'il y ait une confession, une loi slave, il n'y
.1 même pas, à proprement parler, de rite slave, les Slaves
ayant une langue liturgique plutôt qu'une liturgie par-
ticulière. V a-t-il une Eglise russe, une Eglise serbe, une
Église bulgare, il n'y a point d'Église slave. Pour imposer
leur DOm à la vieille orthodoxie grecque, il ne suffit point
sttl Slares < l'y être en majorité. Les peuples de souche
germaine seraient tous restés fidèles à Rome que l'Église
catholique D'en serait pas pour cela plus germanique, v.u
fait, le» siav.s orthodoxes ont été los prosélytes des Grecs,
comme les Germains et les Anglo-Saxons l'on! été do
Rome. La fol qu'ils ont reçue de leurs instituteurs byzan-
L l i phonétique avec le 1er tbaogrtpklqua etl acciden-
'• il ii.i'imi. |.i i rosùvii par orthoslave, c'est faire un j>"n de mole.
L'ORTHODOXIE ORIENTALE EST-ELLE SLAVK? 61
lins, ils se sont bornés à en conserver le dépôt. Ils ne lui
ont, d'aucune façon, donné L'empreinte de l'esprit slave. Ils
n'ont eu ni leur Luther, ni leur Réforme. Ni les Bogo-
miles bulgares du moyen âge, ni le* Raikolnika roi
de nos jours n'en sont l'équivalent, l'our Irouv.-r un mou-
rement reiigieui que l'on puisas appeler -lave, il faut
sortir du monde orthodoxe el aller à Jean Hu— , obéi loi
Bohèmes catholiques. Bile i eu beau s'allier intimement
à la nationalité russe, si devenir, pour le peuple, minent
nationale, la foi orthodoxe n'en ssl pas moins A
grecque, il n'a point suffi d'en traduire su slavon le I
et le rituel pour leur snlever le car i ière helléniques
Grecque pai g^nesetsoQespritrSl la majo-
rité de Bes adhérents, l'orthodoxie orientale eux
Russes, franchi dès longtem] rieilles limites histo-
riques. Sans être, somme l'Église latine, devenue vraiment
universelle, elle déborde au . 1 . • 1 . i d.- SOQ sire pniuili\e.
Bile n'est pas plu- confinée dans saU nos CJUe dans un
EStat. De même que h- catholicisme el le protestantisme,
l'orthodoxie compte des fidèles parmi de- nation- de tonte
race : en Europe, les Hellènes, i' - Roumains, des si
Croisés de divers éléments, d.'- Albanais, et. au milieu
même des Russes, des tribus finnoises a demi russifiées); —
à l'entrée de l'Asie, I iens; eu Syrie OU 00 Egypte,
des arabes ou des Sémites; au cœur de la Sibérie, des
peuples d'origine turque ou mongole convertis pu leurs
maîtres; et. plus loin, le* aléoutes, qui relient le Nouveau
.Monde à l'Ancien. Elle a de- prosélytes jusque dans l'Amé-
rique du Nord; en abandonnant l'Alaska aux Ktats-Unis,
les Russes v ont laissé un évéque orthodoxe. Grèce à la
Russie, l'Église orientale a de- mi-sions en Chine et au
Japon; un évéque rUSSS réside à Tokio et il a sous sa
direction un clergé indigène déjà nombreux. De la mer
Noire au Pacifique, l'Église orientale prend l'Asie à revers ;
si le christianisme s'empare jamais de ces vieilles contrées,
il e^t probable que le propagande «religieuse et politique
62 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
des Russes fera à l'orthodoxie une large part dans ces
conquêtes1.
Ses fidèles ne sauraient le nier, cette grande Église n'a
pas, dans l'histoire de la civilisation, tenu une place compa-
rable à celle du catholicisme latin. A cet égard, il y a eu
une fâcheuse coïncidence entre l'Église orthodoxe et la race
slave. Notre culture européenne se fût aisément passée de
l'une comme de l'autre, tandis qu'on ne saurait, sans la
mutiler, lui retrancher la part des protestants ou des catho-
liques, des peuples germains ou des latins. Cette frappante
infériorité, dont la Russie a doublement souffert, est-elle
réellement le fait du culte ou le fait de la race?
On a souvent discuté la supériorité relative des nations
protestantes et des nations catholiques; on n'a guère mis
en doute l'infériorité des peuples du rite oriental, et on en
a toujours rendu la religion plus ou moins responsable.
En Occident, catholiques et protestants ont cherché dans
l'orthodoxie byzantine la principale raison du retard de
l'Est sur l'Ouest de l'Europe. On a vu dans cette Église un
principe d'engourdissement, une façon de narcotique; on
a fait de cette forme orientale du christianisme une sorte
d'islamisme stationnaire frappant d'immobilité les peuples
qu'il retenait en ses liens.
Dans cette question, on nous semble avoir pris l'effet
pour la cause; on a oublié que les religions n'agissent
point sur une matière inerte, que, si les peuples sont sou-
vent formés par leur culte, les cultes sont encore plus sou-
v»'iil <v que les peuples les font. Au quinzième siècle, l'in-
fêtiorHé '!'■ l'Église d'Orient est' manifeste ; Il n'en était
de même au diliôine. Est-ce la foi de Byzance qui,
I qu'on l'a «lil, a momifie" l'Orient, ou le génie oriental
qui ;i pétrifié l'orthodoxie grecque? Bal ce bien l'Église qui
■i entravé la civilisation du Russe, <iu Bulgare <•! du Serbe?
i. LmRommoiiI mémi i> mt< di nouer dea relation* en Afrique avec l'an-
jai ol»ilo d Abysi inio.
DE [/INFÉRIORITÉ DE L'ÉGLISE ORTHODOXE. 63
Ne serait-ce pas l'infériorilé de ces peuples qui a fait celle
de l'Église? A nos feux, ce sont des influences extériem
indépendantes de la religion comme de 11 race, qui ont
arrêté OU ralenti la culture dftâ nations orthodoxes. La
longue stérilité de l'Église tient à la stérilité des peuples;
et l'une comme l'autre rient dea huâmes de leur éducation
séculaire.
La faute vulgairement attribuée ê l'Église orientale doit,
pour une bonne pari, en i les destinées poli-
tiques de ses enfanta, sur une histoire Umrmentée, Incom-
plète el comme tronquée : m tour, ta faute de l'his-
toire retombe sur la géographie, sur la position de toutes
ces nations orthodoxes aux avant-postes de la chrétienté,
dans it> régions de l'Europe Isa moins anrop I Isa
pins exposées aux incursions de l'Asie1.
A Byzance, comme aujourd'hui en Ru
maux dont souffrit I : d peut-être plutôt politique
que religieux. Au lieu de créer le despotisme stationo
du Bas-Empire, l'orthodoxie an fut la première victime. Le
schisme des deux accrut le mal en séparant l'Orient
de l'Occident, où l'élément classiqu lément bar-
bare sciaient mieux fondus. L'isol raphiquc
fut aggravé de l'isolement religieux. CTesl par là surtout,
c'est par la rupture avec la grande communauté chrétienne
du moyen Age que les Rui rbes ont
vu leur civilisation souiVrir de leur religion. Abandonnés
de l'Occident, parfois même assaillis par lui, l<s peuples
du rite grec succombèrent sous les barbares de l'Asie : leur
développement national en l'ut interrompu pour des siècles.
Ce n'est point en elle-même qu'est la cause première de
la longue infériorité uY l'Église gréco-russe vis-à-vis de
l'Église latine; ou, du moins, ce n'est ni dans son dogme,
ni dans sa discipline OU ses rites, c'est dans le schisme,
dans le schisme dont l'Orient a bien autrement pàti «pic
1. Voyez l. lr, li\re IV. ili;\|>. 1 et
n
64 LA. RUSSIE ET LES RUSSES.
l'Occident. Les usages, les traditions, l'esprit de l'ortho-
doxie orientale n'en expliquent pas moins, pour une bonne
part, la diversité de son rôle historique, comparé à celui
du catholicisme romain. L'examen des différences des deux
Églises peut seul permettre de juger de la différence de
leur action sur les sociétés.
Ce que nous avons ici en vue, ce ne saurait être les
divergences théologiques; ce sont leurs conséquences
intellectuelles, sociales, politiques. Or, à cet égard, des
croyances en apparence étrangères à la vie pratique ont
souvent, sur les mœurs et la vie des nations, une influence
cachée.
Séparées à l'origine par de simples questions de préé-
minence et de discipline, les deux Églises le sont aujour-
d'hui par le dogme : de schismatiques elles sont, l'une
pour l'autre, devenues hérétiques.
Longtemps il n'y eut, entre les Grecs et les Latins,
d'autre dissidence dogmatique que la procession du Saint-
Esprit, l'Orient refusant d'ajouter au Credo de Nicée le
l'ilioque des Occidentaux. Encore, pour ne pas admettre
que l'Esprit procédât du Fils aussi bien que du Père, les
Grecs n'ont-ils jamais proclamé explicitement la croyance
opposée. Cette différence toute théologique, qui a tant
coûté à l'Orient et à l'Europe, tenait en somme, comme la
plupart des dissidences des deux Églises, à ce que Rome
avait poussé plus loin la définition du dogme, précisant
avec soin ce que Byzancc laissait obscur. L'une des deux
Églises refusanl de s'arrêter dans la voie des définitions
dogmatiques, tandis que l'autre demeurait immobile, elles
devaient peu à peu cesser de se trouver d'accord, et l'in-
tervalle entre elles risquait fort d'aller en s'élargissanl.
C'est ce qui arriva, d'autanl que, les passions nationales ou
les préjugés d'école se joignant à une antipathie séculaire,
les théologiens des deux e;uups, les I héologiens d'Orient
du EDOint, grecs ou russes, nul presque nmslamineul tra-
vaillé i creuser le fossé entre Byzance (,i Home, B'attachanl
DIFFÉRENCES DOGMATIQUES DBS DEUX BOUSES. 65
à multiplier les points de dissidence, à les grossir ou à les
mettre en relief. Les différences les moins importantes
dans les formules dogmatiques, dans les rites, dans la
discipline, furent relevées avec soin par les Grecs pour
constituer, en face de Bome, une doctrine nationale, et
permettre de répondre au reproche de schisme des Occi-
dentaux par l'accusation d'hérésie*. Et ce qu'ont fait
antrefois les «ires < 1 u Bas-Empire, les Russes, an cela
imitateurs des Byzantins, l'ont GUI souvent à leur tour. C'est
ainsi que Rome et Gonstantinople <|ui, malgré les ana-
thèmes intermittents des papes el des patriarches, étaient
encon- en communion au onsième siècle et même u com-
mencement tlu dousjème*, ont fini par tonner non seule-
ment deux Églia s, mais deux confessions, deux ouïtes
distincts.
Ces! ainsi qu'à cette vieille querelle sur la prot
sioii du Saint-Esprit s'en est Jointe une autre moins
ancienne sur le purgatoire. Ici encore le différend pr
nait en grande partie de ce que, ehea les Grecs, I
était moins défini. Les Orientaux, de mémo que les Latins,
ont toujours prié pour les morte; mais leurs théologiens
n'ouï pas précisé l'état des âmes avant d'être admises à la
béatitude. Non contents de rejeter tout le système
indulgences de l'Église romaine, ils bc montrent scanda-
du feu spirituel des Latins, i ut la purification
par les flammes, refusant même aux âmes sorties de cette
vie la faculté d'expier leurs lautes, <»u n'admettant pour
elles d'autre expiation que les prières des rivants et les
saints mystères*. A cette double différence dogmatique
1. Voye« par exemple DôUingèr: Kirch* und Kirchen, l'apsthum und
Kirchenttaat.
J. Cette iiilt'iiuiniiuinion, longtemps levai PhotÎM et même après Michel
CeruU&ire, explique l'union de princes rt princeai le Kief avec des
membres de l'Eglise lutine, pu exempte le mariage 'l'Anne, îiile de laroslaf,
avec noire roi Philippe 1".
3. Vovea notammenl le D* \V. Uass : SymioUk der Griechischen Kirche
(1872), p. 336-342.
66 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
dont la première est d'ordre tout spéculatif, le Vatican en
a, sous le pape Pie IX, ajouté deux autres, également
repoussées des théologiens russes et grecs, l'Immaculée
Conception de la Vierge et l'infaillibilité du pape1. De
toutes ces dissidences, anciennes ou récentes, une seule, la
dernière, a une réelle importance religieuse et politique.
En elle se résument tous les dissentiments des deux
Églises.
Le fait même de la proclamation de certains dogmes par
les Latins, alors que les Grecs repoussent toute définition
dogmatique nouvelle, a une sérieuse gravité. Cette opposi-
tion révèle une conception différente du rôle de l'Église et
de la marche du christianisme. Pour les catholiques, la
période des définitions doctrinales reste toujours ouverte;
pour les orthodoxes, elle est depuis longtemps close. Ils
n'ont rien à ajouter aux décisions des grands conciles anté-
rieurs à la rupture de Rome et de Constantinople. Certains
théologiens romains ont réduit la promulgation succes-
sive des dogmes en théorie; ils l'ont représentée comme
une sorte de manifestation graduelle de la vérité se dévoi-
lant de plus en plus clairement aux fidèles. Celte applica-
tion des idées modernes de développement et de progrès à
la théologie est repoussée par l'Église gréco-russe. Ello se
refuse à rien laisser ajouter à son symbole, comme à y rien
retrancher. « Notre Église, disait sous Nicolas à un théo-
logien anglais Séraphim, métropolitain de Pétersbourg,
notre Eglise ne connaît pas de développement1 ». A cet
rd, l'orthodoxie est presque aussi éloignée des catho-
lique • | ne des protestants. L'Orient, qui jadis a élucidé et
Formulé pour l'Occident les dogmes fondamentaux du
christianisme, condamne toute adjonction, comme toute
|. T.ui.ii- que lea Ruitee reprochent au Vatican l'Immaculée Conception
c < .m iik dm Innovation, lei écrivains catholiques se Dattent d'avoir découvert
mer ilans la 1 1 1 n • i ilans la trmlilion dc-s Vieux (Irojnnts
niO»(o. I P.Gagarine / 6gtitt rn>srrt riinnt'tritli'i'. t'mtcrption (1876).
m Ghuroh, Londres, 1882, p. 326,
L'ÉGLISE ORTHODOXE : IMMOBILITÉ DOGMATIQUE. 67
dérogation, à l'œuvre des vieux conciles. A ses yeux, l'édi-
fice est achevé depuis des siècles.
Cette divergence a des conséquences capitales. Dans
l'orthodoxie gréco-russe, ni la conscience des Qdèles ni la
prévoyance des hommes d'Étal n'ont à m preoccu] i île la
possibilité de décisions dogmatiques nouvelles, i. - limités
de la foi étant à jamais fixées, il n'y a, de ce côté, ni mo-
tif ni prétexte à des inquiétudes privées on publiques.
Soumis aux décisions de L'église dans le passé, le i i • 1 < 1 « *
n'a point à craindre de se heurter contre elles dans l'ave-
nir; il peut se mouvoir a sou gré dans renceinte du dogme.
Tandis que Rome, en transformant en eroj mees obi
toires des opinions libn lervc le droit d'enfermer
ses enfanta dans on cercle dogmatique de plus en plus
circonscrit, l'Orient, cantonné dans ses frontières théologi-
ques, ne resserre ni n'élargit le domaine de la roi. Chez lui,
le champ occupé par le <i ml plus étroit et ne pou-
vant être agrandi, l'espace abandonné à la discussion esl
plus vaste et moins exposé aui empiétements.
C'est une des différences entre les deui dont on
ne s'est pas asaei rendu compte; dans la fol orthodoxe il
y a moins de points déterminée, moins de précision dans
l'enseignement, moins de rigueur dans les définitions,
parlant plus de liberté d'opinion, plus de place à la
variété des points de rue et des écoles. Le plus illustre
adversaire catholique de l'Église orientale, J. de Haisii
lui-même tiré parti de cet avantage, lorsque dans
de Saint-PétertbowQ il a mis sur les lèvres d'un séna-
teur russe les plus hardie- de ses hypothèses religieuses4.
L'orthodoxie grecque n'ayant pas plus d'autorité centrale
pour condamner les erreurs que pour proclamer les
vérités, il y a double raison pour que l'horizon ouvert à la
pensée ou à l'interprétation individuelle y reste plus
étendu.
1. Ainsi, lorsque le grand ultramontain donne à entendre que le-
premiers chapitres do ki (ienèse pourraient bien n'être que des allégories.
68 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
La liberté de l'esprit est-elle un élément de progrès, ce
n'est pas à ce point de vue que la foi grecque le cède à la foi
latine. Si, aujourd'hui, les Orientaux peuvent tirer parti de
cette latitude théologique, il est difficile de n'y point voir
dans le passé une cause, ou mieux un signe d'infériorité.
Cette immobilité dogmatique, devenue comme un garant de
liberté, provenait d'une espèce de somnolence. Elle a été
un des effets de l'engourdissement spirituel qui a, pendant
des siècles, paralysé l'Orient. Si la Grèce chrétienne, en
son premier âge, si éprise de spéculations et d'abstractions,
a cessé de disputer et de raffiner sur le dogme, n'est-ce
point que, sous le joug turc, succédant au despotisme
byzantin, son génie épuisé avait perdu le goût des hautes
recherches, pour se réduire à de vaines subtilités ou s'ab-
sorber dans un étroit et minutieux formalisme? Si la Russie
moscovite ou pétersbourgeoise n'a point creusé les abîmes
de la haute théologie, se bornant à conserver pieusement
le dépôt de la tradition, n'est-ce point que l'esprit russe
n'a jamais eu le goût de la métaphysique? que le sol russe
n'a pas engendré plus de théologiens que de philosophes?
que les Origène, les Athanase, les Grégoire, perdus par les
Grecs, Moscou ne les a jamais possédés? L'Église orientale
b'< -t- II. Bgée dans son dogme, c'est que la chaleur de sa
jeunesse s'élait refroidie.
Un brillant <-l parfois paradoxal apologiste de l'ortho-
doxie orientale, Khomiakof, s'est plu à montrer dans le
catholicisme romain et dans le protestantisme un principe
commun, développé en Bens opposé. Ce que le slavophile
russe reprochait ;\ la fois à Home et à la Réforme, sous le
nom de rationalisme latin, c'est le goût des déductions
logiques, des définitions, «les abstractions, sans voir que
pareil goûl ;i <'•!»'• un des principes de la philosophie1 cl de
ience lernes, aussi bien que de la scolastiquc el de
la Réformation. Quand toul penchant analogue disparut
de ri ii e byzantine, le monde orthodoxe perdit un des
ferments du progrès en des temps où la pensée humaine
I/ÉGXI8Ë ORTHODOXE : ABSENCE D'AUTORITÉ CENTRALE. 69
se concentrait sur la religion. Pour le passé; il en est resté
une lacune dans la vie des peuples du rite L-rec. Pour le
présent, où, devant l'activité intellectuelle, s'ouvrent des
champs plus sûrs que la théologie, les disciples de l'Église
gréco-russe peuvent trouver avantaf qu'en Orient
ces obscures régions aient été moins « - x | * 1 . » i .
Entre les latins et i il j i nue différence consi-
dérable dans la manière de concevoir b* développement
du dogme chrétien; il y en a une plus profonde encore
dans l'organisation du pouvoir ecclésiastiqui une
hiérarchie analogue de prêtres et d'évéques, le mode de
gouvernement des deui I -t en complète opposition.
Dans l'orthodoxie orientale il n'y a point d'autorité rivante
devant laquelle tout doive S*il* liuer. Sel. m les Catéchit
russes, en eela d'ae.-«»nl a\ ec les grttS, l'Église n'a d'autre
chef que Jésus-Christ et ne lui connaît pas de vicaire qui
tienne sa place. En face des controverses jadis eoulei
dans le momie catholique par la proclamation de l'infailli-
bilité papale, les Orientaux, les Russes en particulier, se
montraient tiers de n'être point soumis à la monarchie
spirituelle de Kome. Que de t'ois les ai-je entendus Insister
sur ce contraste des deux Églises, se plaisant èenexj
toutes les conséquenc
« Vous appelés, DM disaient-ils, la Russie la patrie de
l'autocratie, et sous en admette/ en France une plus
absolue, l'autocratie religieuse des papes. Votre principe
de la division des pouvoirs, si nous ne l'avons pas dans
l'État, nous l'avons dans l'Église. Dans cette orthodoxie
si méprisée de vous, la puissance législati aux
conciles, et la puissance executive Si administrative, défé-
rée aux évoques OU aux synodes nationaux, ne sont jamais
unies, au lieu de l'être indissolublement sur une seule
tête comme à home. Dépourvue de chef visible, la religion
ne peut intervenir de la même manière vis-a-vis des con-
sciences ou vis-à-vis des peuples. Toute la puissance qu'elle
a reçue du ciel ne se concentre pas en une seule voix pour
70 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
commander aux hommes. L'autorité collective de l'Église,
qui, chez nous, tient la place de l'infaillibilité personnelle
du pape, n'a pas pour s'exprimer d'organe permanent.
Aucun de nos pontifes n'a le droit de nous parler au nom
de l'Église entière; c'est le privilège des conciles œcumé-
niques, et de telles assemblées sont toujours malaisées,
souvent impossibles à réunir. Chez nous, l'Inquisition eût
été plus difficile «à établir, plus difficile à maintenir. Ce
n'est point que notre clergé n'ait souvent eu recours au bras
séculier ; ce n'est point qu'il ne se môle aussi d'approuver ou
de prohiber les opinions ou les livres, c'est que tout cela se
l'ii il avec moins de logique et avec un poids moins accablant
d'autorité. Notre synode a bien sa « censure spirituelle »,
à laquelle sont soumis les ouvrages traitant de sujets reli-
gieux. Il en résulte qu'en ces matières la liberté de la
presse n'a point, en Russie, la même latitude que dans la
plupart des pays catholiques. La faute n'en est pas à l'or-
thodoxie : c'est le fait de l'État, qui croit encore devoir
donner aux décisions ecclésiastiques une sanction que,
chez vous, leur a généralement retirée le pouvoir civil.
Alors même que nous sommes condamnés par nos évo-
ques ou réduits au silence par leur censure, nos opinions,
uns consciences, noient, dans le for intérieur, plus libres
que les vôtres. Les décisions du Saint-Synode de Péters-
bonrg un du patriarcat de Constantinople ne peuvent avoir
qu'une valeur locale; ni les unes ni les autres ne se pré-
tendenl infaillibles. Rien, pour nous, d'équivalent a votre
linuui locuto est. Nous n'avons pas déjuge dont l'autorité,
vis-a-vis des consciences, se puisse comparer a celle du
pape ou il. s congrégations instituées par le pape; nous
n'avons pas de ces censures sans appel auxquelles un
l'ïnelon se soumet, auxquelles un La Mennais ne résiste
qu'en sortant de l'Église. En Russie môme, notre doukhov-
naXa \ra (censure spirituelle) n'csl guère qu'une
affaire ii<- police ecclésiastique. »
Ainsi parlent les Hnsses, et, Sur Ce point, les adversaires
L'ÉGLISE ORTHODOXE : LATITUDE DE LA FOI. 71
de leur Église sont d'accord avec ses panégyristes. « A
l'heure qu'il est, écrivait un homme qui connaissait la
« pravoslavie » pour y avoir été «'-levé, la ploa élr
anarchie règne dans l'Église russe*. Pourvu que vous
approchiez des iacranenti à la première ou à la dernière
semaine du Carême, aucune autorité eecJesiaatiqu ne
g'aviaera de vous demander ce que roua croyea ou ne
croyez pa^. Voua pouvez rejeter les dogmee lea plus
essentiels; tant que vous m- VOUS exclure] pu VOUS-
môme de la communion de 1 I elle ne EOUi exclura
pas. d Cette dernière assertion du prince rusée, mort dans
la Compagnie de lésjns, peu! bien paraître ontréei car tout
orthodoxe reste tenu en conscience de eonfbrmef aa foi
ans décisiona des eoneilea si des Pères, il n'en est pas
moins vrai que, les COBCilSS n'a\ant DSS tout défini, ni le>
Pères tout prévu, et la controverse ou i moderne
passant souvent paiHJesoua les anciennes querelles Ibéo*
logiques, ta foi orthodoxe jouit d'une latitude qu'il SSl difti-
cile de lui enlever. Sons ..• rapport, comme loua plus d'un
autre, l'Église gréco-russe n'est pua romsnnlanrri
avec l'Église anglicane; et encore cell ! 39 arti-
cles, a-t-elle peut-être en réalité des frontières doctlin
mieux délimitées.
En Russie, comme en Angleterre, cette liberté de mou-
vement dans les terres i le la foi n'est pas égale-
ment goûtée de tous les esprits. Quelques' uus en souflreni
au lieu d'en jouir. Certaines amss ont besoin d'une auto-
rité sur laquelle s'appuyer, qui leur affirme qu'elles sont
dans le vrai et leur épargne les angoisses du doute. Pour
elles, l'incertitude religieuse, même en des matières
secondaires, est comme une terre molle où l'on enfonce,
sans pouvoir marcher ni se tenir debout; il leur faut un
sol ferme, résistant, qui ne manque jamais sous leurs
pieds. A de pareils esprits l'Église gréco-russe semble
1. Le P. Gagarine : Lh'ylise rittM <-t l'Immaculée Conception, p. 51.
72 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
privée d'un des principaux avantages de la foi. — « S'il
s'élevait aujourd'hui un différend sur des matières pure-
ment théologiques, comme par exemple les deux questions
qui ont divisé la France aux deux derniers siècles, le
jansénisme et le quiétisme, à quel tribunal de l'Église
grecque en demanderait-on la décision ? » Ainsi s'exprimait
une femme d'une nature élevée, qui, pour avoir plus tard
abandonné l'Église nationale, n'en était pas moins Russe
par les grâces de son esprit comme par les traits de son
visage1. « L'Écriture, ajoutait Mme Swetchine, les conciles
œcuméniques, les Saints Pères ne peuvent avoir prévu
ou suffisamment développé tous les points qui, par la
suite des temps, pouvaient être contestés. » De sembla-
bles réflexions conduisent au pied de la chaire romaine.
Pour de pareilles âmes, l'infaillibilité pontificale est un
aimant. De ces affamés d'autorité, il s'en trouve, en tout
cas, notablement moins dans l'empire autocratique que
dans la libre Angleterre. Les Russes aiment à conserver la
liberté de leur foi alors même qu'ils en usent peu. Leur
clergé même a peu de souci des problèmes théologiques
qui ont agité l'Occident. Leurs prêtres se plaisent à dire
qu'ils se contentent de la foi des Pères ; et, pour toutes les
questions, ils renvoient aux Pères. Une des choses qu'ils
reprochent le plus à Rome, c'est ce qu'ils appellent sa pas-
sion de tout définir et de tout réglementer. « Nous croyons,
dirait un ecclésiastique russe à un docteur d'Oxford qui, de
môme que Mme Swetchine, devait chercher le repos à
l'abri de l'autorité papale, nous croyons qu'il y a beaucoup
de choses que l'Église doit confesser ne pas savoir, paire
qu'elles n'onl pas élé révélées et qu'en pareille matière il
faut mettre une limite aux définitions1. »
i. Miip Bwetchinc : rm^mmiis «le son journal avanl u conversion. Voy,
M de I alloua \irm s" ttehine, t. I. p. r,1.1.
i ■ .; .• i il fo the liussidii ( iiitrrh. Ces Nolei posthume»,
al été publiée! qu'en 1681 pu lei total du cardinal
m m
L'ÉGLISE ORTHODOXE : SA CONSTITUTION EXTERIEURE. 73
L'absence d'un chef unique, environné du prestige de
l'infaillibilité, a des conséquences peut-être plus impor-
tantes encore pour la constitution extérieure «le l'Église,
pour sa situation vis-à-vis des peuples et des gouverne-
ments. Privée de chef suprême, l'orthodoxie oriental.'
n'est point obligée de lui chercher nne souveraineté indé-
pendante et de revêtir un monarque spirituel de la puis,
sauce temporelle. Dénuée de centre local comme de tête
visible, elle n'a point besoin de capitale internationale, de
villesainteou d'État ecclésiastique placé, pour I urde
de la religion, en dehors du droit commun des peuples et
au-dessus de toutes les péripéties de l'histoire. Elle
échappe à une des grandes difficultés de l'Église latine,
contrainte par ^<>n principe de réclamer une royauté ter-
restre dont le-> idées modernes de liberté «-t de nationalité
semblent rendre le retour Impossible. Bile échappe du
même coupé toute tentation de suzeraineté Lhéocrattque;
sans muté monarchique dans l'Église, il ne saurait être
question d'un représentant de la Divinité élevé au>dessns
des peuples et des couronne* Par là, POiient se croit à
l'abri de ces luttes entre les deux pouvoirs qui, pendant
si longtemps, ont désolé l'Occident et. !<• non Jours même,
troublent encore une partie du monde catholique. Gomme,
en politique, il n'\ a guère d'avantage qui n'ait un revers,
ehe/ les orthodoxes, ainsi que ehe/. les réformés, ce fut
rarement l'Église qui B'assujetUI l'État, ce fut plus sou-
vent l'État qui empiéta sur l'Église1.
Sans souverain spirituel, sans capitale internationale,
l'orthodoxie gréco-russe, au lieu de s'enfoncer comme Rome
1. L'Orient a cependant présenté un exemple de principauté ecclésiastique,
c'est au Monténégro. Loagtompi la l>-rua^uia lut gouvernée par ses évéques,
ses uladik o, -i- succédant d'oncle en neveu. Cette -meulière eonstitutiou était
issue des conditions locales. Mans leur lutte séculaire euntre 1 eiivalu--'ur
niuMilman, les chrétiens de la M'ntatiiie Non-' s'étaient naturellement groupes
autour de leur evèque. La seeulan.-attuu du pouvoir n'a été effectuée qu'en 1851,
lorsque le prince Danilo, tardant pour lui l'autorité civile, appela à l'épi—
scopat un de ses cousins.
74 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
dans la voie de la centralisation et de l'uniformité, devait
tendre à la décentralisation, à la variété. Aucune église
locale n'avait le droit d'imposer aux autres ses usages, sa
liturgie, sa langue. En réunissant les peuples dans la
môme foi, le christianisme oriental ne pouvait les sou-
mettre à la même juridiction. Au lieu de subordonner les
nations à une domination étrangère, l'Église devait tendre
à se constituer par peuple ou par État, en églises natio-
nales et indépendantes, en églises autocéphales, comme
disent les canonistes grecs.
C'est là le fait qui domine toute l'histoire ecclésiastique
de l'Orient, toute celle de la Russie en particulier, et qui
seul explique les querelles intestines et les révolutions de
l'Église byzantine. L'autonomie religieuse des diverses
nations réunies dans son sein est la forme naturelle et
rationnelle, la forme logique et définitive de l'orthodoxie
gréco-russe. Elle tend invinciblement à se modeler sur les
contours des peuples, à calquer l'organisation ecclésias-
tique sur les divisions politiques, et les limites des diffé-
rentes Églises sur celles des États ou des nations. Il n'y a
d'incertitude, il n'y a de place aux prétentions et aux riva-
lités locales que là où ces deux termes, État et nationalité,
ne concordent point, car alors l'Église ne sait lequel des
deux lui doit servir de cadre.
Cette tendance progressive de chacun de ses membres à
l'autonomie ecclésiastique a été le principe de l'évolution
historique de cette Église immobile en son dogme comme
i discipline. De là le mouvement en sens opposé qui
au catholicisme grec el au catholicisme latin, à Constan-
tinople et à Rome, a fait des destinées si diverses. En
Occident, c'est une force d'attraction qui fait lout converger
un centre commun, effaçant de plus en plus toute
différence locale et nationale; en Orient, c'est une force
centrifuge qui multiplie les centres de vie, et donne à
chaque peuple une Kglise indépendante. Pendant que
Rome marcfaail A la monarchie unitairej sa rivale byzan-
L'ÉGLISE ORTHODOXE liT LES ÉGLISES NATIONALES. 75
tine se subdivisait, se morcelait par Dations. U -s peuples,
comme les Russes, conquis au christianisme par les Grecs,
ne furent point, pour Constantinople, des provinces éter-
nellement destinées à la sujétion ou au • e ne
furent que des colonies religieuses, gardant chacune leur
langue et leurs usages, relises à la métropole par un lien
de plus en plus lâche pour s'en émanciper un jour com-
plètement.
Dans l'orthodoxie grecque, il n'\ a point • perpé-
tuellement désigné comme centre de l'unité, si, aujourd'hui
encore, l'Orient ne conteste point la primauté «le la chaire
romaine, si la nouvelle Rome ne dispute point la pi
à l'ancienne, les orientaux n'en recoonaisseut la juri-
diction à aucun degré. Selon leurs théologiens, e'eel comme
première et seconde capitales de l'empire romain que Borne
et Constantinople eurenl la primauté, l'une an orient.
l'autre en Occident et dani le monde entier. A leur- reox,
le pontife romain n'est que le patriarche d'Occident; et la
suzeraineté qu'ils lui refusent SUV toutes les I ls ne
sauraient l'accorder à perpétuité à aucun de leurs patriar-
ches. Le titre d'ovuménique, assumé par le BJAgS de
Gon8tantinople, correspondait aux prétention- Impéri
et n'avait de réalité qu'autant qu'il était soutenu par l'au-
torité des empereurs. Ne pouvant a- suprématie
sur l'héritage du chef des apôtres, l'Église byzantine devait
tôt ou tard, de force ou de bonne grâce, sanctionner l'é-
mancipation de -e- tilles spirituelles.
L'Église russe a été la première à établir son indépen-
dance; Bon exemple a été suivi de tous les États Olthodoi
Grèce, Serbie, Roumanie. Pour ces derniers, comme pour
l'ancienne Moscovie, la dépendance où la Forte Ottomane
tieid le Patriarcat n'a été que le prétexte du rejet de la
suzeraineté ecclésiastique de Constantinople. En se frac-
tionnant avec les divisions politiques, l'Église orientale ne
fait qu'obéir à son principe, comme Rome obéit au sien
en tout centralisant. La juridiction du patriarche de Con-
76 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
stantinople est liée à l'autorité des sultans, qui ont pris la
place des empereurs grecs. Tout démembrement de l'em-
pire turc amène un démembrement de l'Église byzantine;
l'affranchissement des peuples chrétiens rétrécit le domaine
spirituel du premier pontife de l'Orient. Dans l'orthodoxie
gréco-russe, le clergé d'un État indépendant ne saurait
reconnaître de chef étranger. Avec leur titre fastueux de
patriarche œcuménique, les évoques de Constantinople
n'auront bientôt plus dans la communion orientale qu'une
primauté nominale, une présidence honoraire.
Cette tendance des églises à se délimiter sur les Étals
ou les peuples soulève des questions délicates, souvent
mal comprises de l'Occident. L'État donnant ses frontières
à l'Église, aux scissions nationales correspond une scission
ecclésiastique, aux annexions politiques une annexion
religieuse. La Russie en offre un double exemple dans la
Géorgie et la Bessarabie. En entrant sous la domination
russe, ces deux contrées ont passé sous la juridiction de
l'Église russe.
Ce qui donne à cette incorporation ecclésiastique un
intérêt spécial, c'est que les Roumains de Bessarabie,
comme les Géorgiens du Caucase, étaient en possession,
sinon d'une liturgie, au moins d'une langue liturgique
nationale. En les soumettant au synode qui dirige son
propre clergé, la Russie, en dépit de son penchant à Puni*
lirai ion, n'a point encore partout imposé à ces peuples
d'origine étrangère l'usage de la langue slavonne, la seule
employée dans les relises russes. Les Roumains de Bessa-
rabie n'ont point d'évôque particulier; soumis à l'évoque
russe de la province, ils ont seulement des paroisses où
ils célèbrenl l'office en roumain. La petite Église géor-
gienne, de cinq ou six siècles l'aînée de la grande Kglise
'■Ile Kglise géorgienne, en possession d'un rituel
d'une haule antiquité, n'a pas obtenu des Busses une posi-
tion beaucoup plus favorable. Si elle forme dans l'em-
pire une province ecclésiastique, ayant à sa lête un prélat
L'ÉGLISE ORTHODOXE BT LES BOUSES NATIONALES. 77
décoré du tilre d'exarque, cet exarchat n'a guère de
géorgien que le nom. L'exarque est Russe, et, dans - »
cathédrale de Tiflis, l'office « -st. COmiDS 80 EUlSSie, célébré
en slavon. Au grand regret des patriotes, le géorgien ne
règne plus que dans quelques couvents si quelques
paroisses des campagnes.
Les annexions de l'Église russe trouvent leur contre-
partie dans le démembrement progressif de l'Église de
Gonstantinople. Le schisme bulgare, qui depuis 1873 a tant
embarrassé la diplomatie russe, est un exemple de ces ten-
dances séparatistes. Jusqu'alors les peuples chrétiens de
Turquie avaient attendu leur émancipation politique pour
signifier au patriarche de Gonstantinople leur indépen-
dance religieuse; les Bulgares ont suivi une route im,
En attendant de pouvoir former une nation, ils réclamèrent
de la Porte et du patriarcal ls constitution d'une église
bulgare autonomei Ls riianar, qui, sous le couvert de la
domination turque, avait rétabli l'hégémonie hellénique
jusqu'au Danube et à la Save, devait repOUSSSr de toutes
ses forces une prétention qui annulait d'un coup
efforts séculaires. Il ne p.unait BQ résigner I roiï renaître,
BOUS une forme plus menaçante, l'ancienne nu-Impolie
bulgare dont Bes prélats B'étaient appliqués à faire dispa-
raître le souvenir, substituant partout dans l'Église le
grec au slavon et brûlant systématiquement les misa
bulgares. L'opposition du patriarcat était d'autant plus vive
qu'il était moins aisé de délimiter la nouvelle circonscrip-
tion ecclésiastique. Fixer les bornes réciproques de la jeune
Église bulgare et de la vieille Église grecque, c'était
déterminer les frontières îles deui nationalités, arrêter
d'avance la part «les Slaves et des Hellènes dans l'héritage
des Ottomans. Plutôt que de consentir à un tel partage, le
Phanar, mettant ses armes spirituelles au service de l'in-
térêt national hellénique, prêtera rompre avec ses ouailles
bulgares et excommunier les Slaves en révolte.
Le patriarcat et le s\ node de Gonstantinople maintinrent
78 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
que les prétentions des Bulgares étaient contraires aux
canons de l'Église. Suivant les Grecs, les circonscriptions
ecclésiastiques devaient rester calquées sur les circon-
scriptions politiques : il ne saurait, dans le même État, y
avoir qu'une seule Église orthodoxe. La prétention des
Bulgares de former, à côté des Grecs, une Église autonome
dans le sein de l'empire ottoman, fut solennellement con-
damnée, comme une hérésie, sous le nom de phylétisme1.
Les anathèmes de la « grande Église » de Constantinople
n'ont pas empêché la Porte, alors mécontente des Grecs,
d'ériger par un firman les communautés bulgares en Église
autonome, sous le nom d'exarchat. Peu d'années après,
la Bulgarie était constituée en principauté. L'autorité de
l'exarque bulgare se fût bornée au nouvel État ou à l'é-
phémère Boumélie orientale, bientôt annexée à la Bulgarie,
que le patriarcat œcuménique eût, d'après ses propres
principes, été contraint de le reconnaître. Mais, en vertu
des firmans du sultan, la juridiction de l'exarque s'étend,
au delà des frontières bulgares, sur des diocèses de Thrace
et de Macédoine, politiquement soumis à la Porte et que
l'hellénisme ne renonce point à disputer au slavisme.
Aussi le schisme bulgaro-grec a-t-il persisté, sans que
lise russe ait osé se prononcer pour l'une ou l'autre
des deux parties, de peur de s'aliéner les frères slaves ou
de scandaliser les fidèles en rompant avec l'Église mère.
La proclamation de l'indépendance ecclésiastique des
Serbes, des Roumains, des Grecs du royaume, avait sou-
levé des difficultés analogues*. Tant que les limites
I. De :./- tribu, race, nation. Malgré cette condamnation, le phyh'-lisine
OU 1 1 : 1 1 i < 1 1 1 ri 1 1 » 1 1 1 < - n'en ;i pat moins triomphé chez les sujets orthodoxes de
l'Autriche Hongrie ui~-i bien qu'en Turquie. l.<'s Roumaine de Hongrie onl
obtenu l'érection d'une Église roumaine autocéphale, sons un métropolitain
inl .i Hermanniladl . tandis que les Serbes du même royaume continuaient
à relever iiu |iairiuirhc de Carlowitz, Pour les orthodoxes de la Bosnie et de
l'Herzégovine, le gouvernement de Vienne a conclu un concordat avec le
patriarche de Constantinople.
1 enlemenl en 1886 que le patriarche cocuménique et son synode ont
m roumaine comme entièremenl indépendante el placée sur le
L'ÉGLISE ORTHODOXE : PHTLÉTI8ME ET L'XITK. 79
réciproques des États et des nationalités de l'Orient ne sont
point définitivement fixées, l'Église orthodoxe reste, par
son principe môme, exposée à de semblables schisi
mais ces schismes n'ont de religieux que l'extérieur. Ce ne
sont en réalité que des scissions politiques de nature
essentiellement locale et temporaire.
Ces ruptures passagères n'empochent pas la Russie, les
petits États chrétiens de l'Orient] les I glises orthod
de l'Autriche-Hongrie e( les indeni patriarcats de pré-
tendre ne former qu'une Église. Ils enonl le droit; leurs
querelles intestines ne sont que des Dfvttes. i.< -
peuples orthodoxes appartiennent à Is même confession,
mais le lien qui les unit n'est pas sussi étroil que celui q ui
enchaîne les contrées catholiques. I
sœurs ont l'unité de dogme et de croyan - l'unité
de gouvernement. Grande ou petite, chacune garde son
administration, son rituel, se langue liturgique. Le lien
spirituel de la fol est le seul qu'elles connaissent; pouf
elles, une communion internationale n'exig* point
juridiction internationale.
Les patriarches et les métropolitains des divers Étati
bornent & se notifier leur avènement et, au besoin, à cor-
respondre entre eux, à se consulter. L'unité dans l'ol
sance de l'Église romaine fait place, chez l'Église ortnod
à l'union dans l'Indépendance réciproque. D'un côté, c'est
une monarchie unitaire et absolue, de l'autre une confé-
dération où aucun pouvoir central permanent ne gêne
l'autonomie de chaque Étal particulier. Four amener
toute l'Église orientale Miih une autorité unique, il ne
faudrait rien moins que l'unification politique de l'Orient.
Il faudrait, comme on l'a parfois rêvé à Moscou, l'annexion
de tous les peuples orthodoxes à la Ku^sie. Alors, devenu
même pied nue les autiv- illocép&aJM. Jusqu'en 1883 le clergé
roumain faisait chaque année veair le ni*! chrême » de Constantinople, et
le patriarcat eût voulu maintenir cet i^age comme une sorte de marque de
suprématie.
80 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sujet du tsar, le patriarche byzantin redeviendrait vrai-
ment le patriarche œcuménique.
Pour demeurer unies de foi et de communion, les diffé-
rentes Églises de l'orthodoxie n'ont pas besoin d'un centre
commun. L'immutabilité du dogme en assure l'unité. La
foi traditionnelle ne recevant ni accroissement, ni diminu-
tion, les Églises qui la professent ont pu se passer de toute
autorité internationale, pontife ou synode, congrès perma-
nent ou périodique. Le lien de la communion ne saurait
guère être rompu, comme entre les Grecs et les Bul-
gares, que par des querelles de juridiction qui le laissent
bientôt renouer. Cette organisation de l'Église, par peuples
et par États, a, selon les panégyristes de l'orthodoxie orien-
tale, l'avantage de concilier deux choses ailleurs sépa-
rées : l'unité religieuse et l'indépendance ecclésiastique,
l'œcuménicité ou catholicité et la nationalité. Ils se flattent
d'échapper ainsi à ce qu'ils appellent le cosmopolitisme
romain, sans tomber dans ce qu'ils nomment l'anarchie
du protestantisme'. En Russie, les slavophiles étaient
assez épris de cette constitution du christianisme gréco-
>l;ive pour y voir le germe de la rénovation religieuse de
L'Europe, comme, dans la commune a demi socialiste de
la Grande-Russie, ils prétendaient avoir découvert l'instru-
nuntde noire rénovation économique. Aux yeux de l'his-
toire, la nationalisation des Églises orientales a l'ait leur
faiblesse en même temps que leur force. Nulle part cela
n'a été plus manifeste qu'en Russie.
I Y..yz par exemple one étude de M. Thœraerdaiule Recueil des Sciences
poUtiqvet de M Beiobrasol Sbornih goioud. Znemii, 1870).
CHAPITRE H
Con86quencei de la constitution nationale • 1< ; . rlhodute. — |ng< i
du pouvoir civil. - - Comment l'intimité Ji
un obstacle É la liberté intelh l'em-
ploi d'une langue nationale dans la lit" - i »ti<|uc.
— s<-s avantagea pour lu Rationalité nts pour la eivilU
rame. — lin < i n • - 1 mm rortbodoiie ork ni
diaire entre le catholicisme el le protestantisme. ■ t des
Sociétéfl biblique* in Rut I ax courant- <jui ><• disputent I I. ^rli -<•
russe.
La constitution nationale des églises du rifc BU
pour première conséquence l'ingérence du pouroir eivil
dans leur sein : indépendante de toute autorité éti
chacune d'elles l'est mohiade l'État Ces! là un phénomène
général dans loua tes paya orthodoit a, dans la démocratie
grecque aussi bien que ches l'autocratie roi trd,
la situation de la Russie n'est Dullement différente de celle
des pays de même foi; seulement, le gouvernement étant
pins fort, le lien qui lui rattache 1 Église est plua étroit.
La religion, ne pouvant s'isoler du milieu politique, s'est,
comme toutes choses en Russie, ressentie de l'atmosphère
ambiante. L'Église russe a été tout os que peut être une
Église nationale dans nn Ktat autocratique.
Les déclinées de l'Église byzantine, sous 1«' Bas-Empire,
présageaient celles de si Bile. A Constantinopte aussi, le
pouvoir impérial se taisait sentir jusque dans le sanc-
tuaire, et la main de l'autoeraloi iinn-nt a
par exemple, se montra souvent plus lourde et plus indis-
crète que ne le fut jamais celle des tsars.
A la plupart de- Russes, comme à beaucoup d'Ocriden-
ni. t>
82 JA RUSSIE ET LES RUSSES. ■
taux, la subordination de l'Église et de la religion au pou-
voir civil semble un gage de liberté politique, aussi bien
que de liberté intellectuelle. L'histoire nous en fait douter.
L'exemple de la Russie et de l'empire grec inclinerait
plutôt à croire le contraire. A Moscou, de même qu'à
Byzance, si l'Église orientale a contribué à la stagnation
intellectuelle et au despotisme politique, c'est précisément
par sa dépendance de l'État, parce que, ne pouvant lutter
avec le pouvoir civil, elle le laissait sans contrepoids ni
frein. Tandis qu'en Occident les conflits des deux pou-
voirs, dont les Russes se félicitent d'avoir été affranchis,
laissaient un champ ouvert aux libertés intellectuelles
ou politiques, aux revendications de la pensée et aux
droits des gouvernés, en Orient le pouvoir civil, n'ayant
aucun rival pour le contenir, avait moins de peine à
devenir absolu. L'autorité civile, étayée de l'autorité reli-
gieuse, pesait à la fois sur les âmes et sur les corps.
Pour soulever ce double poids, il eût fallu des forces sur-
humaines. Le spirituel et le temporel étaient plus ou
moins confondus, les ordres du prince s'imposaient comme
ks ordres de Dieu, et les prescriptions de l'Eglise, érigée
m institution d'État, se renforçaient à leur tour de toute
['autorité du prince. En ce sens, on peut dire qu'à Moscou,
aussi bien qu'à Byzauce, si la religion n'a pas créé l'auto-
cratie, la religion l'a rendue possible en ne lui opposant
pas de barrière. Dans un paya catholique, avec une hiérar-
chie ecclésiastique ayant au dehors un chef indépendant,
l'autocratie ni- pouvait naître ou ne pouvait durer.
L'Église, tant qu'elle n'eût pas été écrasée) lui eût fait
obstacle. Par là, le catholicisme, qui, par d'autres côtés,
semble moins propice à la liberté} en favorisait davantage
l'éclosion. Comme nous l'écrivions ailleurs, le catholicisme
pour ainsi dire, libéral malgré lui, parce qu'il marque
une borne à l'omnipotence 'le l'État, que le souverain
ippelle empereur ou peuple, «pie ce boîI un prince «livi-
nisé pai l'adulation ou une multitude enivrée à son lour
CONSÉQUENCES DE LA NATIONALISATION DE L'ÉGLISE.
des fumées du pouvoir*. Ces! ce que ne saurait l'aire une
Église nationale, ou ce qu'elle ne peut faire qu'à und< g
moindre .
Il n'a manqué à la Russie aucun des avantages attribuée
aux Églises nationales : concorde dee deux pouvoirs, force
du gouvernement, unité morale de la nation, harmonie des
deux plus nobles penchants do coeur humain, le sentiment
religieux el le sentiment patriotique. Dans les grandes
• historiques, l'alliance de I I ablé la fo
de l'État; elle n'en b i'.i^ motos 6té une entrave pour la
civilisation russe. Si les empiétements do pouvoir spirituel
onl été plue aisémenl refrénés, le pouvoir civil a, pour son
propre bénéf] ovent tenté de faire sortir
l'Église de l'enceinte du sanctuaire. Le i plus
fréquen ni travesti en fonctionnaire; le laïque i été plus
exposé a se voir traiter par I niant en -u j«-i qu'en
litièle. En transformant les devoirs religieux en obligations
Les, l'Étal a fait de la religion un moyen de gouver-
nement, parfois un moyen de police. !-«' rôle «le l'Église,
diminué d'un côté, - es] agrandi de l'autre, au profil appa-
nui de l'État, au dommage réel de la nation comme de la
religion.
Cette intimité de l'État el d< ommuniqué aux
Russes le mal de l'Orient, la stagnation, • mal
particulier à la Russie, l'isolement Non contente de com-
primer tout mouvement de l'intelligence nationale, l'union
des deux pouvoirs arrêtait aux frontières toute invasion
des idées du dehors. La liberté spirituelle, <iUi' semblait
garantir à l'orthodoxie le manque d'une autorité centrale
infaillible, fui ainsi longtemps annihilée par cette absence
d'autorité cosmopolite indépendante. La limitation «le
Il glise aux bornes de l'État rétrécit l'horilOQ île l'un e!
1. \ Pion, 1885),
i. Sue la Miuaiiou de I Église rasa I Lat el de l'autocratie,
vou'z ci-dessous, chapitre w«
84 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de l'autre : la religion renforça les préventions nationales
en même temps que le patriotisme. Les Vieux-Russes
fuyaient le contact de l'Europe comme une contagion; pour
beaucoup, un voyage à l'étranger était un péché qui met-
tait l'Ame en péril. On connaît l'histoire de ce seigneur
que Pierre le Grand avait envoyé visiter l'Allemagne ou
l'Italie, et qui, après avoir séjourné dans une des princi-
pales villes, revint sans avoir rien vu. Une fois arrivé, il
n'avait jamais mis le pied dehors ni ouvert sa porte à
personne : il avait ainsi obéi à la fois au tsar et à sa
conscience. Il y a encore, en Russie, des sectaires capables
de ces scrupules.
L'orthodoxie laissait la Russie en relation avec le monde
oriental; elle ne les unit point par des liens aussi intimes
que roux dont Rome enlaçait les nations catholiques. Le
manque d'un pasteur commun n'obligeait pas les peuples
orthodoxes à des rapports aussi fréquents; le défaut d'une
langue commune rendait ces rapports moins fructueux en
mémo temps que plus rares.
l'nc des choses qui, durant le moyen âge, ont le plus
favorisé l'éclosion de la civilisation moderne, c'est la pos-
session d'un idiome clérical et savant d'usage international :
rOrienl en manqua. L'Église grecque semblait plus endroit
qu'aucune autre d'imposer sa langue à ses colonies spiri-
tuelles; n'était-ce pas celle du Nouveau Testament et des
Septante? Elle n'en m rien, elle laissa à chaque peuple la
langue de ses aïeux*.
Depuis leur conversion, à la fin du dixième siècle, les
Russes célèbrent l'office divin en Blavon. Les missionnaires
- qui baptisèrenl les Varègues de Vladimir Introdui-
sirent chez eu\ l'idiome créé, au Bièçle précédent, par les
apôtres des Slaves, sainl Cyrille et Baini Méthode, eùx-
i ^ il m retrouve doni quelque* ancienne! inacriptiona à Sainte Sophie de
Kiel l'.u ciempte, le [rrc< en Ruaai< n'a juère peraitté que dam certain!
ou Initiale! de i iconographie A côW de la tété du Gfarial ou de la Vierge
notamment.
DE L'EMPLOI DU SLA VON DANS L'ÉGLISE. 85
mêmes, probablement, deux Slaves hellénisés Je fhei
Ionique. Ce slavon ecclésiastique, écril par 1rs deux IV
pour les Slaves de la Grande-Moravie, était, depnie an
siècle environ, la langue liturgiqu Isinsdes Rust
tes Bulgares, à cette époque le plus redouté et le plus
cnltivé des peuples slaves. Il leur avait été apporté, avec
le christianisme, par les disciples mêmes de Cyrille et de
Méthode, lors de l'écroulement de l'Église de Moravie sous
l'invasion magyare.
L'empire bulgare, qui s'étendait jusqu'au! pori a de
Constantinople, servail d'intermédiaire entre la civilisation
byzantine et les Slaves serbes ou russes. La littérature
religieuse, alors presque partout la seule, > était déjà en
honneur el s'alimentait de traductions d I - [ue
les missionnaires byzantins «lu dixième et du onzième
siècle voulurent apporter leurs livres aux Russes, ik
servirent naturellement des renions slavonnes en os
parmi les Slaves des Balkans. Longtemps iprès, la Bul-
garie, alors la sœur aînée de la Russie, était encore le prin-
cipal foyer des lettres slaves orthodoxes. Bile avait suc-
combé sous le cimeterre turc, que sa littérature religi
continuait à défrayer celle de la Russie*.
Leslavon d'Église, encore en usage chez tous les Slaves
orthodoxes ou grecs-unis, n'est point le père des lan|
Blaves, comme le latin est le père des langues latines. Ap-
parenté surtout au vieil v Slovène et au vieil* bulgare, il
n'esl qu'une forme antienne d.--, dialectes de la grande
Slavie danubienne, avant que l'irruption des Hongrois
l'eût brisée en morceaux en coupant les tribus Blaves en
peuples isolés. Plus ou moins corrompu par l'ignorance
des copistes, le slavon ecclésiastique a -ubi, en chaque
contrée, l'influence de l'idiome local*. Demeuré, jusqu'à
1. Voyez ['Histoire des iitlératurtè staven de M. l'\pine et la Bulgarie de
M. L. Léger.
î. on distingue ainsi, eus lee naanueerihi etnYOM, trois formes oo rédac-
tions principales: la bulgare, la pies aaeiennej !;i serbe el la rosse.
86 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Pierre le Grand, In langue écrite de la Russie, il est resté
celle de l'Église. Dans le dialecte sacré, la piété du peuple
trouve une langue assez voisine de la sienne pour lui
demeurer transparente, assez différente et assez ancienne
pour donner plus de solennité au culte divin.
Tout a-t-il été bénéfice pour la Russie et la civilisation
russe dans la substitution du slave cyrillique à une langue
liturgique étrangère? On pourrait croire que l'emploi
du slavon, à la place du grec ou du latin, fut avantageux à
la langue nationale, à l'éloquence et à la poésie, qui peuvent
y puiser des tournures ou des expressions auxquelles
l'Age el la religion prêtent une majesté particulière. Les
critiques russes l'ont mis en doute. Plusieurs, et non des
moindres, ont rendu le slavon d'Église responsable dû
tardif développement de la langue russe. Ils ont accusé la
langue liturgique d'avoir étouffé l'idiome parlé, et tué dans
son germe toute littérature nationale populaire1. Plus
grande était la ressemblance entre elles, plus il était diffi-
cile à la langue vulgaire de s'émanciper de la solennelle
langue de l'Église. Moins voisines, elles eussent eu moins
de peine à se séparer. Etroitement enchaînée A une langue
morte, la langue vivante ne pouvait se former et croître
librement. Le dialecte sacré tendait a la ravaler au rang de
patois inculte. Tandis que, sous le latin des écoles et des
clercs, la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne ont «mi,
des l«' douzième ou le treizième siècle, une littérature
nationale, en Russi<> le slavon d'Église ne laissait rien
pousser à ^<»n bre.
Kl ee n'est ni le BCUl ni le principal dommage (pie la
liturgie slave .lit porté à la civilisation russe. Elle l'a en-
travée d'uiif autre manière en aggravant, flic aussi, le mai
historique de la Russie, l'isolement. Ce n'est point seule-
ment dans l'espace, en la séparant à la l'ois de l'Occident
i. \ni-i pur «compte Nadejdine, en ■■•■i.i raifl par Pyploe (Toyess le Vt»U
nik !.. i opy juin I8Ï
DE L'EMPLOI DO SLAVON DANS L'ÉGLISE. 87
ci de l'Orient, c'est dana le tempe aussi, en la laissant
étrangère aux civilisations classiques, que 1»- si a von ecclé-
siastique a contribué à l'isolement et I la stagnation de la
Russie. Privé de littérature e! d'Histoire, le alavon ne pou-
vait, comme le grec ou lé latin, dont il prenait la placer
ouvrir aux Busses l'accès de l'antiquité, et, par là. leur
offrir, dans la langue même de l'Église, un instrument
d'émancipation. L'emploi du slavon fut une dea eauses de
l'infériorité d<
chrétiennea en même tempe que dea son tssiques.
Cette question de l'idiome liturgique, en apparence
secondaire, a <'u Mir le développement de la Russie une
influence peut-être égale à l'influence même de l'Église
oriental.'. De combien de siècles eût été retardé le monde
germanique, >i l'un de ses dialeei i, comme le gothique
d'Clphilas, eût, pendant le moyen âge, lenu dai lises
la place du latin; si, ,i\,mt que Luther la rejetât de
temples, la langue de Rome n'eût préparé l'Allemagne à la
Renaissance en même tempe qu'a la Réforme] il a fallu
qu'au latin aient, sans toujours le remplacer, près pie par-
tout succédé dos idiomea vulgaires, pour que la Russie fût
reliée à l'Europe. Aucun peuple n'a autant cultivé le grand
instrument de connaissance du monde moderne, les
langues vivantes; la privation du commerce de l'antiquité
classique et du moyen âge latin n'en reste pas moine un
des traits qui distinguent les Rusa nations pro«
testantes comme des catholiqu
Le règne du slavon dans l'Église, et longtemps dans la
vie civile, a eu en revanche, pour la Russie, un avantage
national, politique. L'idiome de Cyrille et de Méthode, en
dépit de ses altérations locales a été un trait d'union entre
les peuples slaves orthodoxes. II a maintenu entre eux la
notion de leur communauté d'origine, tandis que l'extrême
diffusion du latin a cessé d'en l'aire un lien de parenté entre
les nations néo-latines. Au lieu de son « Gospodi pomi-
loui », l'Église russe chanterait le Kyrie eleison en grec,
88 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
qu'il n'y aurait sans doute jamais eu de panslavisme. Si
cette chimère venait un jour à prendre corps, la liturgie
slave n'y serait pas étrangère. Quand, chez le Serbe et le
Bulgare, le slavon cyrillique serait entièrement supplanté
par les langues nationales, il n'en aurait pas moins, dans
le passé, rendu à la Russie un service inappréciable : il a
contribué à empêcher la dénationalisation des Malo-Russes
et des Biélo-Russes, sujets de la Lithuanie et de la Pologne,
et préparé la réunion de la Petite-Russie et de la Russie-
Blanche à la Russie moscovite. Bien plus, comme l'ortho-
doxie elle-même, il a été un des fadeurs de la nationalité
russe. A l'intérieur de la Grande-Russie, longtemps cou-
verte de tribus finno-turques, l'idiome sacré donnait à l'élé-
ment slave un immense avantage sur les éléments allo-
phyles. La langue de l'Eglise, a dit Solovief1, tendait à
slaviser les tribus finnoises converties à l'Évangile. Le slavon
liturgique a clé un instrument de russification; après huit
siècles il l'est encore aujourd'hui. Tout comme les Kniaz
de Kiof, de Novgorod ou de Vladimir, tout comme les tsars
(!•' Moscou, les empereurs de toutes les Russies se servent
ilu ril pravoslave pour affermir leur puissance en Orient
et en Occident, Bur L'Asie et sur l'Europe. Lorsqu'ils tra-
duisaient la liturgie grecque pour leurs prosélytes slaves
el inventaient un alphabet pour cet idiome barbare, Méthode
et Cyrille travaillaient, a leur insu, à la grandeur d'un
peuple qu'ils ne connaissaient peut-être point de nom.
La langue Blavonne, en usage dans 'a liturgie, peut servir
de Bymbole à la situation de l'K^lise russe au milieu des
autres confessions chrétiennes. Connue les catholiques, les
Russes, dans leurs [ivre8 BacreS, se servent d'une langue
ancienne; comme les protestauts, ils emploient un idiome
national, un dialecte hérité de leurs ancêtres slaves, et
non emprunté à des lionunes d'une .mire race. Hessem-
I. Sbornik Oa inu \ il (iK7ii).
SITUATION INTERMEDIAIRE DE L ORTHODOXIE ORIENTAL!
blantà ta fois aux uns et aux autre*, lia sont, Bur ce point,
demeurés ôgalemenl éloignée de Rome el de la Réforme. Il
en est de l'Église russe elle-même comme de sa lai
liturgique. L'orthodoxie orientale est à une distance presque
égale du catholicisme romain cl des sectes protestantes qui
se (lisent orthodoxes. Vis-àvi is des deux grande partis qui,
depuis le seizième siècle, divisent le christianisme i
dental, l'Orienl se trouve, I plus d'un égard, dans une
situation intermédiaire <d comme moyennne. Par sa con-
ception de l'aulorité et de l'unité de l'Église, par la lil
de l'interprétation du dogme, par la eonstitution <-t ta dis-
cipline de Bon clergé, par son mode de gouvernement,
relations avec l'Étal et l<'s fidèles, par tout le côté moral et
politique du christianisme, par l'esprit, sinon par tes pra
tiques du culte, l'orthodoxie diffère près ras autant de
Home que «les mies révoltées de Rome. Contrairement à
l'opinion vulgaire, elle est peut-être moins voisine «le la
papauté romaine que des di - sorties de la
Réforme. Le pauvre prince d'Anhalt, père de Catherine U,
n'était pas en réalité aussi dupe qu'il en avait l'air, alors
(pie. pour la Conversion de SI tille a ;l BS
laissait persuader que luthéranisme ou culte grec, c'était
au fond à peu près la même chose1.
L'immobilité séculaire de l'Orient explique cette position
intermédiaire entre les Églises de l'Occident. Assoupie
durant près de mille ans et comme pétrifiée dans ses tra-
ditions, pendant que catholiques et protestants dévelop-
paient chacun leur principe, les uns marchant à droite
vers l'autorité et la centralisation, les autres à gauche vers
le libre examen et l'individualisme, l'orthodoxie gn
russe s'est, au sortir de son isolement, réveillée a. un
intervalle près. pie égal des deux grands partis dont la
rupture a déchiré le monde occidental. Cela ne veut point
1. Voyez l'étude de M. V. Ilunibaii.l sur Gttberiae II : lier, te de» /
Mondes du l •• février 1 s : '» .
90 LA RUSSIE BT LES RUSSES.
dire que l'Église d'Orient soit un milieu et comme un
compromis entre le catholicisme et le protestantisme; elle
a ses tendances propres, originales, qui la distinguent de
l'un et de l'autre, et l'opposent à tous deux à la fois. Il
n'en est pas moins vrai que, par certains côtés, elle est à
moitié route entre Rome et la Réforme. Ses apologistes
l'ont plus d'une fois reconnu, et plusieurs lui en ont fait
un mérite'. « L'Eglise orthodoxe, disent-ils, est demeurée
au centre du christianisme, également éloignée de ses
pôles contraires, parce qu'elle est l'Église primitive, ini-
tiale, dont les Occidentaux n'ont dévié que pour aboutir,
par deux chemins opposés, à l'autocratie catholique et a
l'anarchie prolestante. » La torpeur, la léthargie que ses
adversaires lui reprochent, ses avocats l'en gloriiient sous
le nom d'immutabilité; ils la félicitent d'avoir soustrait
l'Église, comme le dogme, à la loi du développement ou
du progrès qui régit les choses humaines.
Catholiques cl prolestants se font illusion lorsqu'ils se
représentent l'attitude de l'orthodoxie gréco-russe comme
humble el presque honteuse vis-à-vis de ses anlagonisles
occidentaux. Appuyés sur l'immobilité de leur Église comme
sur un roc, ses théologiens contemplent avec une hauteur
mêlée de pitié les discussions religieuses de l'Occident
L'accueil l'ail par les membres de l'Église russe aux offres
d'union des iAeua>cathcMque$ ou des anglicans est, à cel
égard, d'un intérêt singulier. Yis-à-vis des uns ou des
autn orthodoxes onl toujours été loin de montrer
aucun empressement hâtif; ils oui toujours repoussé tout
<■ promis contraire aux traditions ou aux usages de leur
Église.
Entre les protestants ci les orthodoxes, entre L'Église
aiiL'Iicaue surtout el ['Église russe, il \ a eu plusieurs len-
laiivcs de rapprochement, ci les avances son! d'ordinaire
i. pir exemple, Bamarine, létouity i tkh otnocMnié /. Rosaii, \>. 363 et,
chea I D allai daal l'onvrage intitulé ll-p\ ày/»>v. Lelp-
/■ , 1865.
r/ÉGLÎSE RUSSE ET LE8 ANGLICANS. 91
venues de l'Occident. Ces! ainsi que, dès ]<• seizième
siècle, les luthériens s'adressaient su patriarcal de Son-
stantinople, espérant obienir du pairiarcbe Jérémie l'ap-
probation de la confession d'Augsbourg, qu'ils avaient,
pour lui, fait traduire i si stérilei que soient
toujours restés de pareils appels, ils m sont reproduits
,î des époques plus voisines «!«' nous. C'esl naturellement
L'Église d'Angleterre et, dans cette église, l'école his-
torique en réaction eootre les Influences protestantes,
I éc >le <»ù l'on aime à -.'intil ul« r catholique ai qui
a le plus care rêves d'union entre la Bile rebelle de
Boi •! sa sœur d'Orienté De tontes les tenta*
tives de ce genre, la plue digne d'attention esl celle d'un
théologien d'Oxford, ami du dooteof Newman, w • Pain
il ni, sous le règne de Nicolas, avec l'approbation de
chefs ecclésiastiques, un voyage Ihéologique en Ruf
moins pour étudier sur pis russe que pour
entrer en communion avec elle. Palmer en «Mail arrivé à
croire à la presque identité de la doctrine orthodoxe el de
la doctrine anglicane; il ne voyait guère de difficultés que
pour le culte tics ima tctionné par le deuxième con-
cile ili- Nicée. Fori de cette cou for mi t.'- d i croyance ^. 1<- doc-
teur anglais prétendait cire admis à la communion par les
orthodoxes, il vit les principaux dignitaires de l'Église
iiis^c, -ans parvenir à leur faire partager M point de vue*.
Au\ yeux des prélats i pour que le> anglicans
pussenl ainsi entrer en communion avec BUX, il eût fallu
une entente de la hiérarchie des deux Églises, sinon l'au-
torisation d'un concile. Par le fait, le manque d'autorité
1. Les anglicans «le toute nuance ont,. le- kxfgterape, manifesté leur intérêt
pour alale; il leur a inspiré de nombreux travaux, panai lesquels
on peul citer ceux de J. NeeJe [Hiiioruof tlie kohj Etutim Church, 4 vol.)
ei .le Stanley, le célèbre deyea da Weatminetet [Lecture* ■■n Ihehiêtory of
îhe l'iisteru Church).
.'. Palmer a laisaé le ir.it de cette curieoae BégoeiaUoo dans dea notes de
voyage, imprimées quarante ans plus tard par lea sotna de son ami le car-
dinal Newman : \ote8 ofa vùii i>> the Ruatioti Church.
92 LA RUSSIE ET LES RUSSES,
centrale clans l'Église orthodoxe lui rend tout accord de ce
genre plus difficile qu'à l'Église catholique, dont l'autorité
pontificale peut toujours ouvrir la communion. En consen-
tant à traiter les anglicans comme des orthodoxes, les
Russes risqueraient de scandaliser leurs frères d'Orient el
de perdre d'un côté ce qu'ils gagneraient de l'autre. Aussi,
indépendamment des divergences de doctrine ou de disci-
pline, toute intereommunion des Eglises épiseopales de
l'Orient et de l'Occident semble, malgré leurs sympathies
réciproques, de longtemps malaisée.
Les vieux-catholiques de Suisse ou d'Allemagne n'ont
guère été plus heureux dans des efforts analogues. Ils ont
eu beau, dans leurs congrès, exprimer l'espoir d'une réunion
avec l'Église orientale1, celle-ci a montré peu d'empresse-
ment à leur ouvrir son sein. Elle n'a pas cherché à se créer
en Occident des communautés de Latins Unis. Une société
de Pétersbourg, composée de laïques et d'ecclésiastiques,
l,i Société des amis de V Instruction religieuse, s'était, par
des écrits et des délégués, mise en rapport avec les vieux-
tathoUqueg d'Allemagne. Nul mouvement ne pouvait être
plus sympathique aux orthodoxes russes, qui, pour l'in-
faillibilité papale, ont la même répulsion que les protes-
tante allemands. A toutes les avances des transfuges
latins ils n'en ont pas moins répondu avec réserve, sur le
ton d'une Eglise qui a loi dans son principe el ne transige
point avec lui. En encourageant ces vieux-ealholiques,
parfois près de verser en pleine Réforme, les Russes ne
leur <>ni poinl ménagé les leçons. — Si vous voulez vous
unir à nous, leur disait un des inspirateurs des slavo-
philes, ce n'esl poinl assez de rejeter le dernier concile du
Vatican, c'est sur dû siècles de traditions latines qu'il vous
faut revenir*.
Cette Église impassible devant les adversaires qui l'at-
i. h.-s leur premiei notamment, à Munich, <•!» 1871.
Kkomiikol Bricfan Dôllinger oon einetn Laien der ruttischen orlho-
h tu Berlin, i «7 J.
DEUX TENDANCES OPPOSÉES DANS L'ÉGLISE RI
taquentà la fois, dea deux rivea opposées, ne peut eut*
ment échapper à leur influence. Comme toute confession
placée dans une position intermédiaire, entre la centrali-
sation catholique et l'individualisme protestant, elle né
saurait manquer de subir une certaine attraction vers l'un
ou l'autre des deux pôles du christianisme. Tant qu'elle
se fait équilibre, cette double attraction en bobs contraire
peut, il eat vrai, contribuer à la maintenir à distance des
deux extrêmes.
Ainsi que l'Église anglicane, l'Églfs est, par sa
situation mitoyenne <'t par les besoins mêmes de la « ontro-
verae, exposée à deux tendances divi rgentes : du
droite, sinon vers le catholicisme romain, du moina dans
la même direction que Rome, rera la concentration de
l'autorité et l'ascendant de la tradition, — de l'enta
gauche, non point précisémenl rers le protestantisme,
mais vers la liberté d'interprétation, rers la tel indivi-
duelle et l'émancipation dn clergé inférieur ou dea laïques.
Cette douille aimantation remonte aux premiers [ours du
contact de la Roi l'Occident c eat un
les moins remarquée et non les moins curieux de l'inflm
de l'Europe sur la Russie1. Sous Pierre le Grand, lea déni
penchants se personnifient dans les deux membres lea
plus influents de l'Église, Etienne laToraki, le suppléant
du patriarche dans 1 intervalle laissé par Pierre entre la
mort du dernier titulaire et l'érection du Saint-Swinde, et
Théophane Procoporitch, le conseiller du tsar dans
réforme ecclésiastique. De là, depuis Pierre 1 , deux écoles
dans le clergé, l'une mettant davantage en relief l'opposi-
tion de l'orthodoxie au catholicisme, l'autre son opposi-
tion au protestantisme, — la première prenant dan- sa
lutte contre Rome une teinte protestante, la seconde une
l. Le même pbénomèM m NMeatro, qneique à un moindre degré, dans
l'tglise grecque proprement dite. Ceel ainsi qn'aa di» eepttène siècle lea
tendances ualvinietea du patriarche Cjrille Loacarit oia agité touie la tuemr-
• liie orientale,
94 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
couleur catholique dans ses attaques contre la Réforme1.
De la controverse, cette double tendance a passé dans les
catéchismes et les traités de théologie, parfois même dans
1rs questions de rite et de discipline, les uns se montrant
plus strictement conservateurs, les autres moins éloignés
des reformes ou des innovations.
Sous le règne de Nicolas et l'administration du comte
Protasof, procureur du Saint-Synode, il y eut une réaction
contre les influences protestantes qui avaient dominé
l'Église durant presque tout le dix-huitième siècle. Le gou-
vernement s'inspirait en tout du principe d'autorité et de
l'idée de tradition ; il n'oublia pas de les relever dans
l'Église contre l'école de Procopovitch , le collaborateur
spirituel de Pierre le Grand. Les tendances protestantes ou
« évangéliques » perçaient dans les écrits des deux plus
illustres prélats de la Russie moderne, Platon et Philarèle,
l'un et l'autre métropolitains de Moscou3. L'éloquent Phila-
rèle dut, sous Nicolas, remanier son célèbre catéchisme,
pour s'écarter davantage des théologiens de la Réforme".
L'Kglise russe a, depuis lors, cessé de s'orienter vers Luther
ou vers l'anglicanisme. S'arrétant dans les voies où
l'avaient jetée Pierre le Grand et ses successeurs, elle s'est
appliquée à s'en tenir strictement au principe de l'immo-
bilité traditionnelle. Impuissante à supprimer entièrement
les deui tendances qui se la disputent, elle a, durant la
seconde moitié du <lix-neuvième siècle, cherché a les main-
tenir 60 équilibre.
aujourd'hui encore, les idées protestantes n'en sont pas
Infl en faveur dans une partie du clergé, et somenl
dans la plu-- instruite. Cela B'expKque par la Fréquentation
de écoles <•! des livres protestants. Le renouvellement des
I. \"\' / :i '•■ -m|. i i introduction de Samarine aux œUvflM de Khomialtof.
i orten 1842; Pbiiarète, mort aa \kvi.
; i m do riui.Mi'ir a ùlé traduit en allemand iurla&8 édition
1 1 publié en appundiee 'i mie traduction de I Histoire de l'Eglise
• i un mil.' Philarotc archevêque de Tchernigol
o PR0TESTANT18ANT8 BT CATH0LIÊISAN1 95
éludes théologîqots, les efforts pour relever le niveau
intellectuel du clergé n'y sont pas étrangers. L'esprit de ta
Réforme s'insinue silencieusement dan- les séminata -
les académies ecclésiastiques avec les ouvrages des théolo-
giens allemands. Il en est de même des laïcs, dans les
elasses éclairées du moins. Beaucoup, el parfois les plus
pieux, ne sont, à leur insu, que des protestants ritualistes.
Lu religion, comme en toutes choses, hommes el femmes du
monde font, du reste, souvent preuve d'un ainj
Usme. On en volt, à I r, fréquenter presque indiffé-
remment les diven ai en amati
impartiaux les prédicateurs des confessions rival
L'esprit traditionnel H l'esprit de discipline, qui ont fait
aa force, refrènent dans l'Église tes penchants novateurs.
Le besoin de rester en communion avec l'Orient, la crainte
de scandaliser le peuple <d de donner de nouvelle
aux sectes dissidentes, opposent une barrière i l'esprit
d'innovation, La cohésion de i tous la main de l'Étal
la préserve du déchirement des foetii raerelles
des. Loin d'en troubler le tond, 1«'> courants spirituels
qui la traversent en font à peine onduler la surftu
Chez <dle, rien d'analogue à l'antagonisme de- deux ou
trois partis de 1 I tnglicane. tes institutions el les
mœurs permettraient peut-être encore moins des partis
dans l'Église que dans l'État Si la Un nhigh ehureh
et sain loto church} c'est dans |a sourde rivalité de ses deux
clergés, le haut clergé monastique el célibataire el le ban
clergé pourvu de famille. Sous cette compétition de clai
se retrouvent, il esl vrai, les deux tendances contraires, te
haut clergé, par sa situation et son genre de \ ie, 'tant natu-
rellement plus conservateur ou plus aristocratique, le
clergé inférieur plus novateur ou plus égalitaire.
Un des épisod plus curieux de la hitte, dans
l'Eglise russe, des protestantisants el descatholicisants »j
comme disait !• de Maistre, c'est, sans contredit, l'histoire
des Sociétés Bibliques. En principe, la position de l'Eglise
96 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
orthodoxe vis-à-vis des Écritures est à peu près la même
(jue celle de l'Église latine. Pour toutes deux, l'autorité de
la tradition égale l'autorité des livres saints; l'Écriture ne
peut être interprétée que conformément à l'enseignement
de l'Eglise, aux Conciles et aux Pères1. Dans la pratique, le
dogme étant moins défini, la tradition n'ayant pas pour la
confirmer de souverain pontife, l'interprétation reste plus
libre pour les orthodoxes. Le slavon ecclésiastique étant
beaucoup moins éloigné de l'idiome populaire que ne l'est
le latin de nos langues néo-latines, la question de la tra-
duction des Écritures en langue vulgaire ne pouvait, en
Russie, avoir la même importance qu'en Occident. Long-
temps le peuple même préféra lire l'Evangile dans la
langue hiératique. Bien qu'il n'eût pas pour cela les
mêmes raisons que les Grecs, la version en dialecte popu-
laire lui semblait dégrader et comme profaner le texte
sacré.
Chez les Russes, de même que chez les Grecs, la pra-
tique, à cet égard, a plus d'une fois varié. D'un côté, le
désir de se distinguer des Latins s'est joint aux influences
protestantes pour encourager les traductions en langue
vulgaire; d'un autre côté, la hiérarchie était retenue par
la crainte de prêter aux nouveautés et de fournir un ali-
raenl aux ignorantes sectes de la Grande-Russie. C'est sous
Alexandre Ier, le mystique ami de Mme de Krùdener,quele
peuple fui invité à recevoir la Bible dans sa langue. Il est
\i;n que, dans celte nation de serfs, bien peu encore savaient
lire. Chez les raies moujiks ou les petits marchands un
peu lettrés, 1<> Vies des saints, les livres d'heures et
quelques traités des Pères, joints à des apocryphes de toute
Borte, étaient alors plus répandus que les deux Testaments,
i- Un potol i remarquer, c'etl que ebec lei Orientaux, ehet 1rs Grecs
H"i- -ni le nombre des livret canonique* n'a pas élé aussi nettement fixé
que cuef lei catholiques ou chei les protestant* L'Église russe est, aujour-
d'hui du i i- 'i. lave» les reformes ] 'rejeter comme apocryphes
loi livret de i loeiea reslamcnl considères comme tels par les Juif».
L'ÉGLISE RUSSE ET LES SOCIÉTÉS BIBLIQUES. 97
exception faite du Psautier, de tout temps un des préférés
de la dévotion russe. En certaines régions, le peuple con-
sidérait même comme un péché de garder chez soi les
Évangiles : l'église seule lui semblait «ligne d'abriter les
livres sacrés.
Les sociétés bibliques! anglaises a\ aient, dès 1812, essayé
d'établir des succursales BU Russie : «dit l y parvinrent
en 1813. L'empereur Alexandre Irr se lit inscrire parmi les
membres de la Société biblique russe; le prince Alex.
Galitzme, ministre des cultes, en fut le président. Sous un
tel patronage, en un pays rasai épris «le tout es qui est
officiel, une pareille œuvre devait prendre une extension
rapide. Près <le trois cents lOCJétéfl affiliées couvrirent en
peu de kempf la surface de l'empire. 1 n moment, «m s it un
arcln'\('i|ue catholique y siéger à côté de prélats ortho-
doxes ci des zélateurs de l'illuminisme alors en vogue.
La Bible, traduite en vingt langues différentes, fut distri-
buée par centaines de milliers d'exemplaires : ans torsion
français' était destinée au beau inonde. Sous le couvert
des deux Testaments, les promoteurs de l'entreprise, des
missionnaires anglican-, espéraient voir l'esprit de la
Réforme s'insinuer peu à peu dans l'Église russe. Des
membres du clergé s'en effrayèrent. Aussi la Soci
biblique russe n'eut-elle qu'une courte existence. Son puis-
sant patron, le mobile Alexandre I", la prit lui-même en
suspicion. Le prince Galitxine fut obligé d'abandonner la
présidence au métropolitain de Pétersbourg, Séraphim.
Bile eut beau être épurée, la Société Bts rarfécut pas à
l'empereur Alexandre. Un des preml - dé Nicolas
fut de la dissoudre1 1826 .
Pour apprécier le rôle de la Société biblique et les que-
1. Toute cette histoire a été racontée, au point de vue protestant, par le
principal agent des Minioni anglaises en Hussie, le l)r l'inkerlon : Russia o>
AfttcettaneotM oaagrnoli'em, 1833. On trouve dans le même ouvrage de curieux
témoignage! dea penebanai * évangeliques » de Pbilaréte et de son maître
Platon. Cf. Furet Alex, .YiA:. Qaw'Uin und neine Zeit, aus der Erlebnissen
von P. vonUn-t/e (M
m. 7 •
98 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
relies suscitées par elle, il importe de se rappeler qu'à la
même époque les Jésuites, recueillis par Catherine, éle-
vaient dans leurs collèges une partie de la jeunesse russe,
tandis que Joseph de Maistre et les émigrés français intro-
duisaient dans certains salons les idées catholiques. Les
iniluencês étrangères en lutte à Pétcrsbourg atteignaient
jusqu'à la religion. Sous les souffles du dehors, deux cou-
rants opposés agitaient la surface d'une Église d'ordinaire
stagnante. L'autorité ecclésiastique et civile ne pouvait
manquer de s'en inquiéter. Entre les Jésuites d'un côté et
la Société biblique de l'autre, la vieille orthodoxie sem-
blait prise entre deux feux; l'étranger menaçait la sainte
Russie d'une double invasion. J-e gouvernement autocra-
tique, de sa nature défiant de toute impulsion indépan-
dante, ne pouvait longtemps voir remuer des idées qui ris-
quaient de troubler le calme habituel de l'Église. Il en
assura le repos en frappant, à peu d'intervalle, les foyers
des deux tendances contraires, la Société biblique et la
Compagnie de Jésus. La première semblait triompher avec
a fermeture des collèges des Pères; elle fut dissoute peu
de temps après leur exil. C'est ainsi que, selon le pro-
cédé russe, le gouvernement fit la paix en faisant le si-
lence.
Depuis la suppression de la Société biblique, le Saint-
Synode russe 9 '< ist singulièrement rapproché des pratiques
de l'Église romaine S'il encourage la dill'usion de l'Évan-
gile et du Nouveau Testament en langue vulgaire, il n'en
est pas de inènie de l'Ancien Testament1. Tout comme ehe/
les catholiques, le livre des Psaumes est le seul qui fasse
'\eeption. Les Psaumes ont, de tout temps, été fort popu-
laires m Russie. Dans certaines eoiilrées, on croyait qu'en
lisant quarante I « » i s le psautier on obtenait la rémission
i . La patriarcal do Coiulantinople procède à pan prèa de la marne manière.
<■ n'i -t (|u ■• n i h 1 7 '|n il ;i autorise l'irapreeeioo da Nouveau Teetamenl en
arec tméttM' <t ci, un peu piai tard, il permettail également la traduction
de I'Aikm'ii Tttlamtnt, otite dernière donna lien I de vives poléraiqnea,
L'ÉGUBE RUSSE ET LES ÉCRITURES. 99
des plus grands péehés. On l'en sert aussi, particuliè-
rement du psautier slsvon, pour dire la bonne aventure.
Ue nénie encore que l'Église romaine, le Saint-Synode «le
Péterabourg veille avec un soin jaloux sur là traduction
•les livres saints, il s'est fait n ^servez l<; monopole des ver*
siens russes, même pour kt protestants, les cathoUqw q
ou les juifs. Admel-il des Nouveaux Testaments imprimes
à l'étranger j ccsi toujours Bar nos version sppfof
par lui.
Il s'est reformé sous Alexandre il, en 1863, une • S
pour la propagation de l'Écritnrc sainte . BUe doré
encore aujourd'hui. Comme L'ancienne Société bibliqne,
bien qu'à un moindre degré, elle jouil du patronage ofti-
cielj mais, à tout autre égard, eUediflen l'.unense
devancière. Les seuls livres qu'elle cherche I répandre
sont les Psaumes si le Nom»'. m Testament, surtout l'Évan-
gile. Ses ressources sont minimes] une bonne partie lui
vient des protestants du dehors. En une vingtaine d'aune, s,
elle n'avait guère écoulé qu'un million de volumes. Aujour-
d'hui elle en répand cent mille par an. Kn outre, elle esl
autorisée à distribuer les exemplaires que lui envoient les
opulentes sociétés bibliques de Londres et des États-Unis.
La Société russe emploie pour sa propagande des proe
américains. Elle s ses colporteurs à la foire de Nijni,
comme bcs comptoirs aux expositions de Moscou; e!
marchandise trouve bon accueil auprès du peuple.
membres se servent aussi volontiers des chemins de fer.
J'ai moi-même rencontré en wagon des dames qui, d'une
main, me présentaient un tronc pour leur œuvre, et de
l'autre, des évangiles russes ou slavOUS1.
1. D*iprèa Im comptai raadna «le la Société que j'ai sous les you, sur prig
de 100000 volume* écoules par elle en uni- année, le nombre des Anciens
Testaments m dépuM goén 20Q. La plupart des exemplaires, les neuf
di viniies. sont en russe, le reste en | .on. II semble en résulter
qu'aujourd'hui, an defc claires appelés vieux-croyants, l'homme du
peuple préfère lire l'Évangile en langue vulgaire.
100 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Si la Bible est toujours rare en Russie, plus rare peut-
être que certains apocryphes, il n'en est pas de même du
Nouveau Testament. Ce dernier y est probablement plus
répandu qu'en aucune autre contrée de l'Europe, sauf les
pays protestants. L'Évangile est sans conteste le livre le
plus goûté du Russe; on le trouve chez l'ouvrier comme
chez le paysan. Le moujik lettre le lit aux autres; chacun
des progrès de l'enseignement populaire lui vaut de nou-
veaux lecteurs. Le menu peuple y puise tout ce qu'il pos-
sède d'instruction religieuse ou morale. On ne saurait nier
l'influence de ce petit livre sur l'âme russe. En dépit de
son ignorance et de ses superstitions, la foi du peuple
mérite le nom d'évangélique si, pour cela, il suffit d'être
nourri de la moelle de l'Évangile.
CHAPITRE III
Du culte et .lu rilualisme. — Importai!, e 'les rites et du cérémonial dan«
l'Kglise orientale. — l.e furmalismc russe et le caractère national— I
de la prière. — Lm « ■«•k'-iikhiu m et la liturgie. — Comment l'Kglise russe a
rempli le rôle esthétique de la religion. — I>u culte de» images — Précau-
tions prtiee eonliv la npenlIUM). — Vierges miraculeuses et dévotion du
peuple. — L'imagerie relij l'art byxaotuieo Itussie. — Caractère*
de la peinture moscovite. — Attachement aux t\pes traditionnels. — liif-
liculté de le» renouveler. — La niu*i | le chant sacre.
Si, pour la constitution de I *figliaa, l'orthodoxie gréco-
russe occupe une position intermédiaiiv entre Rome et la
Réforma, il en est tout autrement dftf rite**, du culte exté-
rieur. Parce eoté.r l'élise orientale >e montre a la fois oppo-
sée aux deux grands partis qui ont divisé l'Occident. L'im-
mobilité traditionnelle qui, à plus d'un égard, l'a pi
au milieu des catholiques et des protestants, l'a lai —
sous ce rapport, a l'écart et comme en arrière des uns et
des autres. Pour les formes, pour l'importance donnée au
cérémonial, l'orthodoxie gréco-russe est en quelque sorte
à l'extrême droite du christianisme; c'est plutôt le catho-
licisme romain qui est au centre.
Les usages de l'antiquité chrétienne, souvent simplifiés
par Home avant dï-tre réduits ou rejetés par la Réforme, se
sont, pour la plupart, religieusement conservés en Orient.
Strictement attaché aux formes ecclésiastiques des qua-
trième et cinquième sièeles. le culte orthodoxe est essen-
tiellement ritualiste. Otte fidélité à des pratiques aban-
données ou modifiées par les confessions d'Occident lui
donne, vis-à-vis d'elles, un air archaïque et vieilli. Ce ri-
tualisme a valu à l'Église grecque l'attaque simultanée des
102 LA RUSSIE HT LES RUSSES.
deux camps opposés. Catholiques et protestants, qui d'or-
dinaire lui font des reproches contraires, l'ont également
accusée d'étouffer la religion sous les pratiques extérieures
La principale cause de ce formalisme byzantin, transmis à
l'Église russe par sa mère du Bosphore, c'est d'abord l'es-
prit oriental; c'est ensuite, comme nous l'avons dit, l'his-
toire, la longue ignorance, l'état de civilisation de la plu-
part des nations orthodoxes; c'est enfin, chez les Russes,
le caractère réaliste du peuple, son attachement inné au
rite et aux cérémonies, si bien que les corrections liturgi-
ques les mieux justifiées ont été, pour lui, le point de départ
d'un schisme obstiné.
Le respect du rite, de Vobriad, comme disent les Russes,
est tellement naturel à ce peuple, qu'il se retrouve partout
chez lui, dans la vie domestique presque autant que dans
la vie religieuse. Sous ce rapport, il n'est pas sans ressem-
blance avec son lointain voisin, le Chinois. Pour tous les
actes de la vie humaine, le paysan a des formes et des
formules qu'il conserve religieusement. A côté des fêtes ou
des cérémonies de l'Église, il a, pour la naissance, pour
le mariage, pour la mort, des cérémonies traditionnelles,
souvent compliquées de véritables rites civils, qu'il observe
avec presque autant de ponctualité que les rites prescrits
par l'Kglise. C'est ainsi que, pour le mariage, les fêtes do-
mestiques du moujik constituent un véritable poème en
action, une sorte de drame a plusieurs personnages, avec
chants et chœurs à l'antique, joué depuis des siècles de
génération en génération'.
On sent ce qu'un pareil esprit a pu produire en religion.
Le Itusse a, en quelque sorte, renchéri sur le formalisme
l.v/antin. Il ne sVs| pas contenté d'être fidèle a tous les
riirs de l'Église; il en a mis là même où l'Église ne lui en
imposait point» Ainsi dé la prière elle-même. Pour lui, la
prière, l'entretien de l'A avec son ItédempteflT, est une
1. v<». luUion. //(.• $ongt "/' the RtMtfan p$oplt,
LE FORMAIJBME RUSSE : RITE DE LA PRIERE. 103
sorte de rite; elle a des formes consacrées, formes toutes
nationales, car elles sont en grande partie étrangères aux
liiv
L'orthodoxe, le Russe surtout, prie d'habitude debout.
conformément aui u le l'Église primitive; mais.
durant mi prierai te Russe ne reste pss as rapt i. Le corps
> semble prendre autant «le part que l'espiil : le moujik
prie avec ton- Bai membres* Pendant les sfBœs il passe
son tempe à se ligner de grandi lignes de croix, lésante
la fois la tête et la main droite, puis M lourbant en deux
antre chaque ligne de croix, et se redressant aussitôt pou i
recommencer sans lin. Les plus pieux s'agenouillent cl
se prosternent à intervalles réguliers^ m pslévsml rrre>
ment pour se prosterner de nouveau, somme s'ils étaient
Contraints à cette sorte de pélllt. -lier. Les saillis repelés
qu'ils adressent ainsi à l'autel «ai ans laintes 11 rap-
pellent ceux que le s, il' prodiguait BSgUèn iimcur;
pour nous ûccideniauX) oas profondes el rapides inolina*
lions ont quelque chose de lervile et de fatigant. Dans
une église russe, un étranger i peine à ne ■ élourdi
par le halauceinenl de la foule qui oscille autour de lui.
Cette tenue à l'église, où le <■■ _ it«* sans i ap-
pelle moins la grave altitude de l'Orante chrétienne des
Catacombes que la prière musulmane, elle aussi. a com-
pagnée d'inclinations et de prosternenu-nU réglés pai
l'usage. Gomme celle de l'invocateur d'Allah, la prière russe
est un véritable exercice, une espèce de gymnastique
sacrée. Si les classes cultivées ont. sous l'influence occi-
dentale, abandonné cette religieuse pantomime au
peuple, ce dernier y parait fort attaché. U n'a point l'air
de savoir prier autrement. Beaucoup semblent embarras
île leur personne lorsque, durant les longs offices, la fati-
gue les contraint à suspendre leurs signes de croix et
leurs proslernements. J'en ai vu ne s'arrêter qu'après des
centaines de génuflexions.
On ne lit point OU on lit peu dans les églises russes.
104 LA. RUSSIE ET LES RUSSES.
L'usage n'est pas d'emporter un livre aux offices. L'homme
du peuple trouverait inconvenant de s'asseoir dans l'église
pour y lire un livre. Gela le choque dans les églises latines.
Les gens pieux lisent l'office du jour d'avance, pour être
mieux en état de le suivre à la messe. Le commun des
fidèles se contente de faire brûler des cierges, de se signer
et de s'incliner en répétant sans cesse les mômes formules;
uni d'intention au prêtre, il suit l'officiant du regard,
il écoule le grave plain-chant et jouit de la noblesse du
service divin et des chants sacrés.
La liturgie ' pravoslave est bien faite pour commander
l'attention et le respect du peuple. Elle n'a qu'un défaut,
l'extrême longueur de ses offices, qui contraint le clergé à
en dépêcher rapidement certaines parties. Les antiques
cérémonies du rite grec sont d'ordinaire célébrées avec une
dignité imposante. Les Russes l'emportent, à cet égard,
non seulement sur les Latins, mais sur les Grecs, leurs
coreligionnaires. Jusque dans les églises de campagne, la
plupart des popes, parfois les plus ignorants et les moins
tempérants, apportent a l'autel une majesté vraiment sacer-
dotale. Le peuple, aussi bien que l'homme ou la femme du
monde, attache une grande importance à la manière dont
ses prêtres officient. Une belle prestance, de beaux traits,
de beaux cheveux longs, une belle voix, sont des qualités
fort appréciées chez le clergé. La liturgie, la messe grecque,
dont les parlies les plus mystérieuses sont célébrées loin
des regards de la foule, derrière le mur de l'iconostase,
la liturgie CSl une véritable représentation sacrée dont la
mise en scène et l'exécution sont précieusement soignées.
Les prêtres el diacres sont avant tout les acteurs du drame
m\ clique; ils ont conscience de la solennité de leur rôle
et le jouent avec, la dignité <le maîtres des divines cérémo-
nies.
Sis cérémonies, II'.- lise ne permet pas de les écourter,
1. Ni. mm pftMM ici M in"l dtD le MM !■• plu- IttgeiOT Orient, il détlgne
i •iii'iil |.:n I . - 1 l.i lin-,
LES CKKKMUNIKS KT LKS IUTKS. 105
de les tronquer. Bien, ehez les Orientaux, des conventions
ou des lictions qui, chez les Latins, ont souvent simplifié
les offices. Rien, par exemple, d'analogue à notre messe
basse, où le prêtre dialogue seul avec un enfant, qui lui
répond an nom d'uneassembléc absente. Toutes ces lictions,
toutes ces abréviations «les rites, sont contraires à l'esprit
de l'Église d'Orient; elles lui semblent une altération, une
mutilation des sainta mjetèies. LetoAces sont toujours
publics, destinés an penpk chrétien. Le prêtre ne les <é|e-
lue que pour les fidèles; aussi n 'nflicie-t-il d'habitude que
les jours de l'été. H n'a pas pins l'idée de dire tout seul,
tout bas, une messe sans auditeurs, que de prononcer t
voix basse un sermon dans une église vide. A la liturgie il
faut, pour lui, la solennité* tocérémonsss pnbliqu
Si (die n'a rien élagué des rites que lui a transmis l'an-
tiquité, gardant toutes les anciennes cérémonies et toutes
les anciennes observances. Mih correction ni retranche-
ment, en revanche, l'Église orientais ne leur a dfordin
rien ajouté. KUe n'a pas éprouvé le besoin de rajeuni-
ment qui renouvelle sans eesse la piété eatholique. i
ses offices cl ses prières, comme dan- ses pratiques, elle
demeure fermée à tontes les innovations. Aussi les ,|.
lions les pins populaires des pavs catholiques,
cœur, par exemple, lui sont-elles étrangères, l'.n ce sens,
on pourrait dire que si la liturgie n'v a pas été simpli-
liée, le culte v est demeuré plus simple.
Cet antique rite gréco-slave impose par kenëebon, alors
même que le sens symbolique en échappe. A Rome, où,
pour l'Epiphanie, on se plaisait à célébrer la messe dans
tous les rites admis par le Vatican, j'ai plus d'une fois
entendu remarquer que le plus noble, dans sou austère
beauté, était le rite rutbène, lequel n'est en somme que le
rite gréco-slave, conservé presque intégralement par les
Grecs-Unis de l'ancienne Pologne. Si les Russes et les Grecs
ont, en réalité, le même rite en deux langues différentes, la
forme slave est sans comparaison supérieure, les Russes
106 LA RUSSIE ET LES RUSSES
n'ayant pas adopté le chant nasillard des Grecs ou des Armé-
niens.
Voltaire disait que la messe était l'opéra des pauvres.
Gela est non moins vrai de la Russie que de l'Occident, bien
que d'une manière différente ; car jamais, en Orient, l'église
n'a pris modèle sur l'opéra, ni le sacré fait d'emprunt au
profane. S'il est vrai que le rôle de la religion, aux époques
incultes surtout, ne doit pas se borner uniquement au
dogme ou à la morale, nulle part peut-être, l'Eglise n'a
mieux compris ce que j'appellerai la partie esthétique de
la religion, tout ce côté de sa tâche oublié ou méconnu de
la plupart des sectes protestantes. A rencontre des sèches
doctrines de certains réformateurs, l'Église russe a distri-
bué à l'homme du peuple, non seulement le pain substan-
tiel de l'Évangile, mais aussi cet aliment délicat dont aucun
être humain ne saurait entièrement se passer, le sentiment
du beau et de l'idéal. En réalité même, c'est la, nous sem-
ble-t-il, que cette Église, tant dédaignée, a surtout excellé ;
c'est par là que, à travers toutes ses misères, (die a été le
moins inférieure à sa haute vocation. A ce peuple d'igno-
rants et d'opprimés, elle a découvert ce que la religion
seule lui pouvait révéler, l'art; pour ces générations de
sci fa, elle a eu des spectacles et des concerts qui, par l'en-
chantement des sens, ont rafraîchi l'âme du moujik. A ce1
c-ard. l'Église russe peut soutenir la comparaison avec
l'Église romaine, qui a porté si loin l'art d'atteindre l'aine
à travers les sens.
Entre Home et l'Orient il y a toutefois, ici mémo, une
différence notable. En parlant â l'œil et à l'oreille, l'Église
orientale b toujours eu peur de trop leur plaire; en s'a-
dressanl DU sens, elle les ,i toujours tenus en BUSpiciOn.
ÛOOfiTC tOUtfl volupté charnelle, contre l'art blême, elle a
prll des précautions qui, chez les Hyzanlins. ont été pous-
sées Jusknt'è l'extrême. Entre le sacré et le profané, entre
Il peinture ou la musique du siècle et celles de l'Église;
elle ;i toujours maintenu une barrière. Jamais ses temples
LES CEREMONIES KT LA LITURGIE. 107
n'ont été envahis par les pompes mondaines ci l'appareil
théâtral dont, à différente* reprises, l'Église catholique a
eu tant de peine à se défendra.
L'austérité du culte apparaît dans la eceae même «lu
drame Bacré. Alors qu'il est le plus somptueux, le «léeor
.h est toujours simple. Bien ne Ironble l'impression
«l'unité «!<' relise et «lu service divin. Au fond deFabside,
à l'orient, un seul aut<d, comme il n \ a qu'un Dieu et un
Sauveur. Entre l'autel «'t la nef ne dresse la barrière de
l'iconostase, donl i« ■> portai royales, qne le prêtre >«'ui a le
droit «le franchir, se forment durant la loneèoraajati) fai-
sant aux lainta mystères comme an aanetnaire dans le
sanctuaire; seul d'entre lea laloa, le taareal admis à y
pénétrer pour recevoir la communion, le jour da ^«»n edu*
roiiiHinent. Dans les vieilles Cathédrales, dans les sobor
d«'s grandes villas ou des grandi monastères, cette mu-
raille, qui symboliie le voile du Temple, reluit d'or et de
marbres précieux. i.<- jaspe de Sibérie > encadre t • t. mala-
chite et l«- lapis-|a/uli. C'est l'iconOStaBC qui porte lai
images les plus vénérées, les ioonea, d'où lui riant son
nom1. L'entrée et la sortie «lu pivtre, le transport des
menis «lu sacrifice de la table de l'oflartoire à l'autel, la
marche du diacre portant sur son (root l'Évangile au le
calice, la clôture et II réomerture des p«»rt« s saintes l«>r-
nient autant «le scènes du drame liturgique et lui «lonnent
plus de mouvement al de Nie que dans le rite latin. Tout
ce lent cérémonial est en harmonie a\ec le luxe sévère de-
vieilles églises byzantin* l'or mat «les peintures ou
des mosaïques. Le caractère d'antiquité qui rehausse la
solennité des rites se retrou\e jusque dans le mobilier
liturgique. On >' reconnaît les /labclla, les é\entails de
métal que h' diacre agite autour du tabernacle, et la cuil-
lère d'or pour le vin de la communion, et la lance et
1. Chez lea Runes, la hauteur de Pteoawetaee, notablement plus élevé qne
chez les Cinés, dépare parfois lï-glise en la terminant lirusijuement par une
muraille ilr«>iie qui cache Kabeide.
108 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
l'éponge, qui rappellent le Calvaire, et d'autres instru-
ments sacrés, depuis longtemps disparus de l'Occident.
En dépit ou, mieux, en raison de leur antiquité, les lon-
gues cérémonies gréco-russes sont d'un symbolisme à la
fois naïf et touchant. Ainsi, par exemple, du mariage : en
aucune Église, la consécration nuptiale, que des esprits
terre à terre voudraient dépouiller de tout caractère
mystique, n'est entourée de plus poétiques allégories. Au
mariage religieux, vulgairement appelé couronnement
[ventchanié], les deux fiancés, que le peuple dans ses chants
décore pour un jour du titre de prince et princesse, voient
porter sur leur tête une couronne. Après l'échange des
anneaux et le baiser des fiançailles, donné en face du
tabernacle sur l'invitation du prêtre, l'Église, pour leur
rappeler qu'ils vont tout mettre en commun, présente
aux lèvres des nouveaux époux une coupe où ils boivent
trois fois tour à tour; puis, leur ayant lié les mains
ensemble, l'officiant leur fait faire, à sa suite, trois
fois le tour de l'autel, en signe qu'ils doivent marcher
dans la vie en étroite union. Au baiser des fiançailles cor-
respond, lors des funérailles, le suprême et troublant
adidU du dernier baiser. Après l'avoir eux-mêmes porlé
sur leurs épaules dans l'église, les parents et les amis du
mort lui viennent baiser le visage dans sa bière ouverte.
De toutes les cérémonies ou les fêtes russes, il y aurait de
quoi tirer un Génie du C/trixtimusme, non moins poétique
et non moins pittoresque que celui de Chateaubriand*.
Pour ses fêles religieuses, pour les fêtes de Pâques en
particulier, Moscou pourrait rivaliser avec Home ou, mieux,
;t\cc Séville, toujours avec cette différence qu'en Russie
ces fêles ont quelque chose de inoins théâtral et de plus
populaire. Le Bpeotade de la nuit (le PAques au Kremlin
est, cm ce genre, un des plus entourants <ie l'Europe. Si
Chacune des deUX Églises ;i sa messe de minuit, celle
I. Ourl(|iic8 érrivairiH rusHos s'y sont essay M. Mmiravief notamment.
('.(. M. le l' i-t'-iii Bolmrd, PÊçlUt <i<\ RuMte, t. i. liv. in (1867).
LES CÉRÉMONIES ET LA LITURGIE. 109
d'Orient préfère, en effet, célébrer la nuit de la résurrec-
tion. La foule, rassemblée au pied de la tour d'Ivan Veliki.
outre les vieilles « cathédrale! » du Kremlin, attend, des
ciergei <vn main, l'annonce que le Sauveur | -4 reasuseité.
A minuit, les cloches, qui bourdonnaient sourdement,
relaient de toutes parla Ofl ftffWÊÊÊÊ NaéaÉ, pendant que
1rs tètes le dénoti ruait, que les rJergea s'allument et que
le canon gronde au loin. La liturgie de cette nuit «le
Pâques peut fournir un exemple du symbolisme hJatorfque
habituel au rite gréco-russe. A l'heure marquée, après le
chant des psaumes, l'éréque, ou le prêtre qui ofllefo, l'ap-
proche de l'iconostase qui cache le aépulera; les portes
royalei s'ouvrent, l'olïieiant va au tombeau, il lève le
suaire et \oil que le Sauveur n\ eal plus. Alors, au lieu
d'annoncer la léaurrectiou, il hésite eoaame lea dlaeiplee
(le lï'vangile. 11 sort de l'église ;i\ec *<>n clergé, à la
recherche du Sauveur dieparu; puis, rentrant dans le
temple, il annonce aux Bdèlea que le christ est ressuscité,
et entonne un hymne de triomphe. Certes M lymboliame
ne peut être toujours aussi tr an-qureut; le peuple ne le
Comprend pas toujours; il n'eu prend pas iimiiis part a
l'allégresse el au deuil de CÉgtiae, pleurant et ie réjoui»
saut avec elle. Le jour de IWques, il y a quelque chOM de
touchant à voir les hommes de toute classe sVinbra-
au cri de « Christ eal reaanadté . an échangeauil daa o-uts
de Pâques, antique emblème de la résurrection*.
En dépit de la beauté de ses ritCS bien dîguea d'inspirer
le poète el l'artiste, l'Église gréco-russe n'a pas ouvert à
l'art les mêmes horizons que l'Église latine. De SCS >plen-
dides iconostases, de se8 Sombres absides, U n'a rien surgi
de comparable aux vierges d'un Raphaël ou d'un Corrège,
! . Comme en Occident, les fêtes de IV.irlise ont inspiré des chants populaires,
chants de la Nativité, chants de la I'u-moii. chants de l'aimes. Ceux de laPetite-
Rnssie se font remarquer par l'humeur railleuse de ses Cosaques. Gogol en
a\ait recueilli et copié de «a main.Voy. p, ex. la Kimhata Starma,tYril 188?.
110 LA RUSSIE ET LES KUSSKS.
aux anges d'un Botticclli ou d'un Fra Angclico. Ici encore,
on pourrait dire que la faute est moins à l'Église qu'aux
peuples élevés par elle et à la lenteur de leur développe-
ment. C'est là, sans doute, une explication ; mais ce n'est
pas la seule. Les Tatars n'auraient pas arrêté, de Irois ou
quatre siècles, la croissance de la Russie, que l'Eglise russe
nVùt point donné à l'art la même impulsion que l'Église
latine. Cela tient en grande partie aux précautions prises
par l'Orient contre l'envahissement de l'esprit mondain et
contre les séductions de la beauté périssable. En faisant
appel aux sens, l'Église orthodoxe semble avoir toujours
craint d'en être la dupe. Elle a toujours été déliante de ce
qui ilatte l'œil ou caresse l'oreille, si bien que, dans les
foyers mêmes de l'art antique, sous le ciel de Phidias, en
face des dieux du Parthénon conservés à Byzancc, cette
méfiance de la chair a étouffé tout art vivant.
L'Église, il est vrai, n'a point condamné l'art, la pein-
ture et la musique du moins; elle l'a maintenu dans une
étroite sujétion. Elle ne l'a pas, comme l'Église latine,
traité en enfant, et longtemps en enfant gâté, .avec l'indul-
gence d'une mère ou d'une nourrice; mais bien plutôt en
serviteur, en esclave, avec la sévérité d'une maîtresse
dédaigneuse. Elle semble avoir toujours gardé pour lui
quelque chose des répugnances des iconoclastes. Elle s'est
appliquée, par une sorte d'ascétisme, à le réduire à l'état
de symbole, d'emblème immatériel, de signe hiératique,
lui interdisant toute aspiration indépendante, lui refusant
toute vie propre. Pour ne pas le laisser dévier de sou but
mystique et s'humaniser pour le plaisir dés yeux, «die l'a
emprisonné dans îles types conventionnels, immobilisés
(four les siècles. Cela ét;iii surtout vrai «les précepteurs
religieux des Russes, les moines grecs du Bas-Empire; ils
semblent s'être ingéniés à dépouiller 1 art sacré de tout
charme .sensible, proscrivant de la musique, comme de la
peinture, tout attrait charnel, jusqu'à leur enlever toute
trace de leur première beauté. Ainsi entendu, l'art byzantin,
I/J-X1USE RUSSE BT L'ART. 111
avec son mépris de lii rie et de h nature, est l'art reli-
gieux, l'art spiritualieie, pour ne pas dire lui chrétien,
par èxeeileuce. Ces Bguree inanimées, ans corps émaeléa,
sont Le produit de l'ascétisme oriental. Cet longf sainte
immobiles, hôtes mauaeadëe d'un etèl noroee, auraient
édifié les regarda dei anachorètes de le Taébelde ou
stylttes de la Syrie. La Dieu dont II lace doit ravir lea
bienheureux durant lea liecêea des sièclen, le christ lui-
même ne s(Mnlii<>-i-ii dm pèrfbtBj chea lea peintrei
l'Athosi inspiré de ce Père de l'Église qui enseignai! que le
Sauveur avait été le plue laid dea enfanta des hommes
Le seul art oii l'Égliae byzantine ail freinent excellé,
c'est le moins leaeible, le moins charnel de tous, l'archi-
tecture. G'eet aueai eelni où le génie moeeovita a montré
le plus d'originalité : c'est le premier où) mêlant l<-s leçons
de l'Europe et de l'Asie, le génie russe ait manileeté quel*
que chose de national. Et, malgré Ceia, 00 ne saurait dire
de ce style russe qu'il constitue une architecture compa*
rallie au atyle gothique de la France, OU au hw.anlin Mi
Grecs. L'architecture était le seul art auquel I I ien-
lale laissai quelque liberté, et, en Russie, lotit se lignait
pour l'empêcher d'atteindre son plein déveJoppemoni, le
rigueur du climat, le manque de pierres <-t ia matériaux,
la pauvreté même <iu i>a>s. \ a-t-it eu un style rusée t On
peut à peine dire qu'il y ait des monuinenls rUS*
Les autres arts, la peinture, la plastique, la musi.pie
même, le dogme OU la discipline orthodoxes fea ont ehar-
de chaînes pesantes OU enfermés dans d'étroites
limites. Cette Église, accusée de tout sacrilier au culte
extérieur et aux formes, s'est de bonne heure préoccupée
de ne pas laisser l'âme s'arrêter aux formes et s'absorber
dans le culte extérieur. Contrairement à l'opinion vul-
gaire, elle a multiplié les précautions contre les erreurs
de la superstition, aussi bien que contre l'entraînement des
sens. Sous ce rapport, nous la retrouvons, en dépit des
apparences, dans une situation intermédiaire entre les
112 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sectes protestantes, entre le luthéranisme en particulier,
et l'Église latine.
Au point de vue du dogme, la position des Grecs vis-à-vis
des images n'est déjà plus la même que celle des Latins.
Après les longues luttes des iconoclastes, ces calvinistes
de l'Orient, les Grecs se sont arrêtés à une sorte de com-
promis, repoussant du sanctuaire les statues, y admettant
les peintures. A l'inverse des catholiques et même des
luthériens, ils ont conservé, dans leurs commandements
de Dieu, la prohibition biblique contre les idoles de pierre,
de bois, de métal1. Sur ce point, ils sont d'accord avec les
réformés; mais ils en diffèrent singulièrement pour l'in-
terprétation, ne prohibant que les « idoles », les images
qui, par leur forme, se prêtent à une confusion avec la
personne représentée. Aussi rejettent-ils les statues, la
ronde-bosse, et non les images peintes et les reliefs où l'œil
le plus grossier ne saurait découvrir autre chose qu'une
représentation figurée. Cette distinction repose assurément
sur un fondement rationnel. Y a-t-il jamais eu des peu-
ples assez simples pour adorer des idoles comme des dieux-
vivants? Cette confusion n'est possible qu'avec des images
plastiques, avec des statues. Le moujik le plus ignorant ne
saurait prendre une peinture de la Vierge pour la per-
sonne de la Vierge. Parlouf, chez les barbares comme chez
les peuples classiques, chez les Varègues de Kief tout
comme chez les Grecs d'Athènes, c'est la Statue, l'idole au
corps de liois, de marbre ou de bronze, qui a été le prin-
cipal objet du culte; c'est devant elle que fumait l'encens
<■! qu'étaient immolées les victimes. La peinture a sans
conteste quelque chose de plus spirituel, par cela même
qu'elle «-si fondée sur une illusion, qu'elle n'csi qu'un
Iroiiipc-ld-il.
Si justifiée qu'elle semble en théorie, cette distinction
1. ev-t i>"iii eux le deuxième commandement, il en rétulle que, pour la
division (II! M > I < ■ • « i ■ • i I onlrc ilcscoiiiiiinmlenirnls do Dieu, l'fîglise i l'Orient
ont en dénocoiil evw 1 1 pliM lalino.
la DÉVOTION ai:x MAGB8. 113
n'a guère abouti qu'à placer l'art des payi orthodoxes dans
des conditions d'infériorité vis-à-vis de l'Occident La
sculpture, bannie de l'église, I été privée de son berceau
habituel, et, le Moscovite n'ayant hérité d'aucuns marbres
antiques, elle m- pouvait naître de l'imitation de l'anti-
quité. En condamnant la statuaire, l'orthodoxie orientale
entravait le développement «le Part loul *-iit i«-i-, car par-
tout, dans la France du moyen âge et dans l'Italie moderne
aus>i bien <pic dans la Grèce antique, la sculpture, art
moins complexe, a grandi plu» \ Ile que la peinture, Depuis
que Falconel el nos artistes du dix-huitième siècle l'ont
Importée chez eux, les Russes cherchenl à (aire à la sta-
tuaire uni' place dans leurs églises. N'osant lui permettre
d'en franchir le seuil, ils aont encore obligés de la
eu dehors du sanctuaire. CV>| ainsi QJISflJ Montl'errand,
l'architecte français de BainMsaae, a pu placer <i
de bronze aux angles de si coupole '.
En Russie, c'esl l'art, 1 ait seul qui a été la victime des
précautions prises par l'Église contre la superstition.
Celle-ci ne semble guère s'en être ressentie. Ls solennelle
immobilité des icônes n'a l'ait qu'accroître pour elles l'atta-
chement du peuple. L'Église a eu beau ne pas p]
d'images sur ses autels, de crainte d'avoir l'air de les dési-
gner à l'adoration dei Bdèles; elle a eu beau les continer
d'ordinaire sur les piliers des nefs <-t les parois de I
QOStase, le Russe ne leur en a pas témoigné moins de vé-
nération et de confiance. Les évêques de Russie prêtent
serinent, lors de leur sacre, de \eiller à ce que les Saintes
icônes ae reçoivent pas un culte qui n'est dû qu'à Dieu.
Leur vigilance n'empêche pas les noires peintures byzan-
tines d'être souvent l'objet d'un culte superstitieux. Le
1. En dépit îles lois de l'Église, on cite parfois, dans les régions reculées,
îles images de pierre ou de bois. Le couvent de Posolsk, sur le lac Baïkal,
possède ainsi une ancienne idole bouriate en bois peint, transformée en saint
Nicolas, et presque également populaire parmi les Rosses chrétiens et les
indigènes païens.
lll. 8
114 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
contaclino du sud de l'Italie ne prodigue pas plus d'hom-
mages à ses riantes madones que le moujik à ses vierges
enfumées. Toute la différence est dans la manière dont
s'exprime leur dévotion.
La piété russe semble plus formaliste; elle semble avoir
moins d'imagination. Le moujik parait moins enclin à
parler à l'image, à s'entretenir avec elle; il a l'air surtout
préoccupé de lui rendre ses devoirs, de s'acquitter vis-à-vis
d'elle de ce qu'il lui doit. Il fait brûler un cierge devant
l'icône ; il la salue de signes de croix et de révérences
répétés; il lui apporte son aumône pour la parer. En
dehors des images en renom, le Russe, de môme que le
Grec, semble honorer également toutes les icônes offertes
à sa piété. On voit les pèlerins faire le tour des églises en
baisant successivement les pieds ou les mains de toutes
les images, sans regarder le visage du saint ni s'inquiéter
de son nom. C'est une sorte de tournée que les Grecs
accomplissent souvent en riant et en causant, les Russes
plus lentement, avec le sérieux qu'ils apportent toujours
dans la maison de Dieu. De même que le pied de bronze
du saint Pierre de Rome, les pieds des icônes russes
sont souvent usés par les baisers des fidèles; il faut les
repeindre à neuf à certaines époques. J'ai vu à Kief. et
aussi en Palestine, des pèlerins orthodoxes, entrés par nié-
garde dans une église catholique, en l'aire le tour avec ce
même SOUCÎ de n'oublier dans leurs hommages aucun des
Saints du lieu. En pareille matière, le moujik esl . singuliè-
remenl éclectique : l'important, pour lui, semble être de ne
négliger aucun «les personnages ou des ol'liciers de la cour
céleste.
au-dessus de la plèbe, en quelque sorte anonyme, des
Images qui portent en vain leur nom ou leurs attributs,
s'élèvent les icônes réputées miraculeuses et honorées du
litre de faiseuses de prodiges. La Russie en est peut-être
plus riche que l'Italie ou l'Espagne. Il est peu de \illes ou
de couvents qui ne se fassent gloire d'en montrer. Comme
LA DÉVOTION ATX IMAGES. 115
presque partout, tes plus rénérées sont d'ordinaire les
plus anciennes et les plus noires. Quelques-unes passent
pour 'ichiiui>nirtt^, pour n';i\oir pas été faites de main
d'homme; d'autres, comme <n (taxaient, pour provenir du
pinceau de sain! UlC. Dn grand utmibrs oui été miracu-
leusement découvertes et possèdent une légende. A beau-
coup se raiia.ii.nl des soutenirs locaux ou nationaux, la
fin d'une famine ou d'une épidémie, la gain d'une bataille.
L.s Russes, dans ionien leurs guerres, emportaienl ai
0UX quelque sainte taons; Victorieux, il> lui reportaient le
■UCCèS de leurs armes. Sniolensk possède une vierge chèfC
à tout l'ouest orthodoxe. Pierre l«- Grand sn avait une qui ne
le quittai! point: elle est exposée am prières des ii.ieies,(
Pétersbourg, dans la petite paaison de bois du réformateui
aujourd'hui transformée en cfaapeJie. il ne Banque pas ,i,
patriotes qui lui attribuent la victoire de Pollavau Une autre
vierge vint au secours des ortàodoxes dans ffnvasiofl
de L81S, Notre-Dame de Kazan, une des plus popula
de l'empire. Le prise de Kasan, ->"us hran l«- Terrible, la
nut en réputation, et depuis lois elle a été invoquée dans
toutes les erises nationales. Le bo\ard l'ujaiski et le bou-
clier Ifinine vinrent, eu 1411, la ehsrdier I Kasan pour
les ailler à chasser les Polonais de Wlaésslas, alors mattrea
.le Moscou, in liècle plus lard, elle était u*ansporté> de la
vieille capitale dans la nouvelle par Pierre 1<- Qrand, dési-
reux de consacrer, aux yeux de ses sujets, la ville de la
Neva. Pour l'abriter, Alexandre i1 tit élever la fastueuse
église qui porte le nom de .Notre-Dame de kazan. Koulou-
zol' y \int implorer l'assistance divine axant de partir pour
Borodino; et, depuis, chaque année, à Noël, b's Busses y
célèbrent un Te Detm pour la délivrance de la patrie.
L'argent enlevé à la Grande Armée par les Cosaques du
Don a été fondu pour en revêtir l'iconostase, et les aigles
napoléoniennes, les drapeaux français aux couleurs fanées,
en tapissent encore les murailles.
Ces icônes en renom sont d'ordinaire ornées de bijoux et
116 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de pierres précieuses de toute sorte. Les plus célèbres ont
des parures de prix auxquelles l'Occident, ravagé par les
révolutions, ne saurait rien opposer. 11 en est qui, aux
heures de péril national, ont prêté à la patrie leurs dia-
mants et leurs émeraudes. Le moujik jouit visiblement du
luxe de ses images; sur la tête voilée de ses sombres
vierges byzantines il aime à voir reluire des diadèmes
d'impératrice. Ce goût, naturel aux pauvres, est si général
que là où font défaut les pierres fines, on y supplée avec
le verre et les fausses perles. Partout, jusque dans d'hum-
bles villages, la Vierge et les saints sont vêtus d'or et d'ar-
gent. La plupart des images russes ont la tête et les
mains peintes, tandis que le corps est couvert de lames
de métal qui, selon le mot de Théophile Gautier, leur
loi nient une sorte de carapace d'orfèvrerie1.
L'art religieux de la Russie a conservé le caractère
byzantin. Les types et les méthodes du Zoographos grec
sont demeurés en honneur chez les moines de la Moscovie
presque autant qu'au mont Athos. A le voir ainsi traver-
ser les âges, on dirait que l'art apporté de la Sainte Mon-
tai ne s'est congelé dans les glaces du Nord. Jusqu'en ces
peintures, recopiées depuis des siècles sur des copies
cl Bouvenl repeintes en même temps que redorées, on
Béni parfois comme nn écho affaibli desgrands types primi-
tif 8 des quatrième ef cinquième siècles. Ainsi, des barbares
christs sur !«• trône des fresques absidales t'œil peut remon-
ter, de loin en loin, jusqu'au fameux christ de Sainle-
Pudentienne a Rome. Ainsi, la Vierge aus bras étendus,
avec L'enfant sur la poitrine, reproduit encore aujourd'hui
la Vierge eo orante des catacombes de Sainte-Agnès. Dans
1. h i'-i ;i remarquer quo cet usage de recouvrir 1rs ioonei d'dn revête
tui'iit mi. • • >m ii ■•- , h-, nt lei RuseMj d'uni' cbaauble <!>• métal (rda), ne
remonte qu'au dis huitième lièele. Intérieurement, au lieu de couvrir i >>
■ir plaquai d'trgtnl on de vermeil !"• laleeanl voir nue la tête, 1rs mains
pied i' R lent le bon goût de ne revêtir ainsi que la bordure
■i.- l'icône opkti \
LES MAGES ET L'ART R0S8E. 117
les petites pièces d'orfèvrerie populaire, dans les crucifix
ou les triptyques de enivre, l'archéologue peul reconnaître
des types anciens, déjà presque disparus de la peinture.
Rien < 1 1 1 reste, dans tout cela, du premier ari chrétien, si
irais, si jeune, si antique <lai laaaique. Toutes
ces Qgures ont passé par Byxance; elles an soi gardéla
raideur compassée; Aucun mouvement s'a dérangé les pli^
symétriques de leurs retements; leurs yeua Oses «>nt,
(ie|tiiis des siècles; perdu tout regard, etjsmaJsaouriri
entrouvert leurs lèvres décolorées. On s remarqué que l'art
byzantino-ruaee évitait de représenter la femme et la jeu-
nesse, comme s'il avait peur de la beauté féminine et de
la grâce juvénile. Ses préférences sont pour tes types
masculins, surtout pour les i toilUrus ou tes hommes bouts
ornés de ces longues barbes qu'affectionna l'iconographie
russe. Ce sont, chez elle, les seules Qgures on peu rivai
les Beules dont les traits soient assez marqués i
prendre parfois l'individualité d'un portrait.
Comme les rites, l'art dans l'Église orientale est de-
meuré essentiellement symbolique. Les Images se sont
en quelque sorte qu'une partie de la litm 1ère
emblématique est visible dans les grandes fresques mu-
rales comme dans les petits reliefs de euh re, La Trinifa
figurée par Abraham devant les tr«'i^ anges. Les sept
conciles personnifient l'autorité de l'Église et la pureté
de la toi. Les scènes des deui Testaments as font pari
pendant, par types et antitypea, comme jadis dam nos
vieilles églises. La \ie du Christ ou de la Vierge est re-
présentée par mystères, conformémenl à un ordre et à
des règles invariables Lee saints et les anges, distribués
par chœurs, font passer en revue Iob bataillons de l'armée
céleste, chacun avec ses attributs: patriarches, apôtres,
martyrs, vierges, évéques, sans oublier la troupe des sty-
liles, debout sur leurs colonnes. Anges et bienheureux
sont, jusqu'à une époque voisine, demeurés conformes à
la tradition byzantine. Les saints russes, en prenant rang
118 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
parmi les saints grecs, se sont modelés sur eux; ils en
ont pour ainsi dire endossé l'uniforme.
Dans cette Russie orthodoxe, les types semblent s'être con-
servés comme le dogme, immobiles en leur attitude hié-
ratique. Le Russe n'y a guère rien ajouté ni rien retranché.
A l'inverse de son architecture, on y chercherait en vain
quelque élément asiatique, mongol ou hindou. Si le
Moscovite s'y est montré original, c'est par le procédé, spé-
cialement par le travail du bois et du métal. Chez lui,
plus encore que chez les Grecs, cet art rigide, avec ses lon-
gues figures aux chapes d'argent, a quelque chose d'en-
fantin et de vieux à la fois; il garde une sorte de naïve
pédanterie qui n'est pas dénuée de charme. Sa rigidité
même lui donne quelque chose d'étranger à la terre el au
temps, d'irréel et d'immatériel qui sied malgré tout aux
personnages célestes. Puis, en Russie, de même qu'en
Orient, cet art contempteur de la beauté et de la nature,
qui a l'air de prendre <i la lettre les malédictions évan-
géliques contre la chair et le monde, a, lui aussi, son éclat
et sa beauté. A la simplicité, à la pauvreté des formes
et du coloris, il aime à joindre le luxe de la matière el la
somptuosité de l'ornementation. Ce qui rend Tari byzantin
éminemment décoratif le rend, aux yeux du peuple, émi-
nemment religieux, parce qu'à l'austérité des figures il
allie l'opulence du cadre et la richesse des matériaux. I>e>
saints émaciél dans un ciel d'or, n'est-ce pas ainsi que le
moujik M représente encore le paradis?
Dans l'ancienne Russie, à Novgorod, a. Pskof, à Moscou,
la peinture a Longtemps été un art tout monastique, con-
finé dans les cellules des couvents. Le peintre ci a il. d'ordi-
naire un moins voué à la reproduction des saintes icônes,
comme d'autres à la copie, des sainls livres. Les dignitaires
ecclésiastiques, les évèqnes même, ne dédaignaieul pas de
manier le pinceau; on cite par exemple le métropolite
Macaire. CI art, en apparence loiil impersonnel, n'est pas
toujours aiK.il> me. Parmi ces artistes qui peignaient
s
LES IMAGES ET L'ART RUSSE. 119
comme ils priaient, répétant les mêmes figures aussi bien
que les înêmi's oraison-., il an Bfll auxtjuols la finesse de
leur pinceau el te uni de leur exécosiou ont valu, à tanin
les âges, un renom durable- Tel, entre aafoes, André Besf-
bief, dont les tableaui ôtaienl déjà donnéf en modèles au
seizième siècle. Aujourd'hui encore, les rieux>croyanta de
Moscou se disputent au poids ds l'or les panneaui attri-
nués à Houblef.
Cesl bu seizième et su dix-sepii.me aiède ans Is pein-
ture e( la ciselure religieuses devinrent des Industriel
culières. L'imagerie sacrés m laïcisa; Biais, pour la laisser
sortir des monastères, l'Église ne cessa | >m
elle uns vigilante tutelle. Peintes on acaiptées, les images
restèrent soumises s une sorte de censun siastique.
Les clercs rédigèrent, pour les irtisansdea saintes teoi
des manuels d'iconographie, snalognes à cens des Bysan-
im>. Le concile du SisfJo/ on des Garni ChspMres, tenu
\cr> iwo, enjoint sus évéques de veiller sur les pointures
el Bur 1rs peintres, de i<u t- preacrire les sujets et Is ma-
nière de las disposer. On redemandait pas scinlnasont à
l'artiste sacré d'avoir ane main exercée, on exigeait <jue
relie main lût BS86I pure pour n'être pas indigne de re-
présenter le Christ el la Vierge*. Ut peinture dos leones
était encore considérée comme ans sorte de minisl
sacré. n<' nos jours même, ne s'e>i-ii pas trouvé dos Rui
pour demander que Is rente n'en fût psyntias eju'aux or-
thodoxes el que ce pieux trafic fût interdttanx Juifaf L'une
des choses les plus recommandées ans imagiers, c'est ton-
I. Le eoncUe il" Stoglaf exprime avec me curieane naïveté les qualités
nécessaires aux peintres. Le peintre, dit l'article 43 des Cent Chapitres, doit
être bafnbtej doux, retenu dansens paroles, snrinnx, Alnirn^ im ejuereUenel
de l'ivrognerie, ni rofav ni issnsrin, et mrtonl garder la pureté de son âme
il de BOn corps. Et celui qnj M peut-,' eonSenir, «lu'il se marie -elon la loi.
Lt il convient ipic le- peintre- \ i-it-nt -..usent leurs père- spirituels, les con-
raltent sur toute- choses et rivent d'aprèe leurs oonseiis et instructions dans
le jeune, la prière, la continence ». Vo>ez Étude d'Iconographie chrétienne
en SUSSM, par J. l>uni"uchel, d après Booslaief (Moscoo, 18
120 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
jours de copier scrupuleusement leurs modèles. Le Stoglaf
réprouve comme une licence les libertés qu'une main té-
méraire oserait prendre avec les figures saintes. Le Mosco-
vite, comme aujourd'hui encore les vieux-croyants, était
porté à regarder toute déviation des types consacrés
comme une sorte d'hérésie. Pour lui, autant eût valu
altérer le texte de la liturgie. On distingue bien dans l'an-
cienne peinture russe diverses écoles, l'école Strogonof,
par exemple; mais ces écoles (il serait plus juste de dire ces
ateliers) ne diffèrent guère que par le traitement des drape-
ries ou par le coloris. La vénération pour les saintes figures
était poussée à tel point que l'on se faisait parfois scrupule
de les représenter sur des matières trop peu durables.
Tandis que l'usage des vitraux peints a doué notre moyen
âge d'un art admirable, un manuel iconographique du dix-
septième siècle, ignorant des verres à fond d'or de l'anti-
quité chrétienne, interdit aux Russes de peindre les saintes
images sur verre, parce que le verre est une matière trop
fragile.
Pour être demeuré sous la surveillance du clergé, l'art
religieux de la Russie n'est pas resté confiné dans l'église.
Le Russe de toutes classes se faisant un devoir de placer
des icônes dans chaque chambre, les familles aisées de
marchands moscovites aimant à posséder un oratoire dans
leur maison, les saintes images, en se multipliant à l'in-
Imi, se sont appropriées au culte domestique. De monu-
mentale, la peinture russe s'est peu à peu réduite à la
miniature. Rares, dans ce pays au\ constructions de bois,
élairiil \r> murailles où le vieil art byzantin pût déployer
ses colossales ligures, tandis que chaque ménage tenait à
posséder ses icônes de bois ou de métal, ses « tableaux
ouvrants . ou ses ptadnftsy, ainsi nommées du mot piatf,
paume de la main, parer qu'elles n'étaient pas plus
Dde* que Ifl main. Les (Irecs avaient déjà introduit avec
eux tes images portati\ es. La patience russe s'appliqua A
les perfectionner, à en accroître la finesse, resserrant les
LES [MAGES ET L'ART RUSSE. 121
sujets, rapetissant les personnages, ri bien que les figures
finirent par devenir microscopiques. Il y a de ces pein-
tures anciennes qu'il faut regarder à la loupe. L'artiste
moscovite fait tenir tout un Jugement dernier dans un
panneau do quelque! pouces. Les diptyques ou triptyques
de métal ou de bois sculpté rivalisent de finesse avec les
peintures. Ainsi, par exemple, dei trodfli de cuivre où
toute la vie du Sauveur s.- déroule autour du Christ en
CTOix< Nombre de ces tableaux ouvrants i OU ipty-
ques reproduisent en raccourci tous les saintl BJ les su-
jets d'ordinaire plaoéf sur KleonoStlfO; Aussi le peuple
appelle-l-il ces délicates images defl églliei. L's \ieu\-
eroyanU, lei leetairei <'n lutte trec la Mérarehic officielle,
montraient une préférence pour ces minuscules leofl.
ellefl avaient, pour eu\. l'avantage d'êlM faciles à emporter
en temps de persécution. On rencontre d
peints sur des tieSUB. Aux seizième et dix-septième si,-, des,
le goût de cette sorte de miniature dominait tellement)
dans les ateliers defl villes ou des c..u\ents, «pie DM un
à dessin microscopique, destinées d'abord au culte pi
s'introduisirent jusque dans les grand I -
imagiers russes, peintres qq ciseJeurs Otti témoigné dans
ce genre d'une singulière habileté de main, (le n'est point
du reste leur seule qualité; ces ligures bwantuio-ru-
011 dépit i\^ leur gaucherie ou de leur manque de naturel,
ont, d'ordinaire, une simplicité sérieuse et une noblesse
d'expression qui, par les âmes pieuses, fas font souvent
préférer aux chefs-d'œuvre de notre art occidental. En de-
meurant attachée aux t\ DOS hiératiques, la peinture ortho-
doxe a échappé au paganisme de la Renaissance : l'art
religieux, maintenu dans une perpétuelle minorité, ne s'est
point, comme on Occident, tué en s'émancipant.
A la persistance de cet art archaïque il y a ainsi, pour
les Kusses. plusieurs raisons. Ce n'est pas seulement le
respect séculaire des types traditionnels, l'imperfection
du dessin et île l'éducation technique; c'est aussi l'esprit
122 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
d'ascétisme, encore vivant dans une grande partie du
peuple. Si cet art sacré s'est, pour lui, pétrifié en des
formes conventionnelles, c'est qu'il n'a pas cessé de
répondre à l'idéal religieux de la nation. Puis, pour faire
sortir des figures vivantes des longues gaines byzantines,
pour passer de la grave Vierge grecque aux suaves mado-
nes de Luini ou de Francia, il faut des mouvements poli-
tiques ou religieux, des révolutions sociales et morales
comme en ont vu l'Italie et l'Occident à la fin du moyen âge.
OÙ la Russie d'Ivan le Terrible ou de Michel Romanof
eût-elle pris les inspirations des vieux maîtres des com-
munes de Toscane et des Flandres? Quelle main eût eu
l'audace de relever le voile de la Vierge, et de dégager sa
taille? La Moscovie devait être impuissante à s'affranchir
de l'art hiératique ; l'idée même ne lui en pouvait venir.
Ce que n'a pu faire autrefois l'ancienne Moscovie, tirer
des types byzantins un art nouveau, la Russie moderne ne
saurait aujourd'hui l'accomplir; elle en a passé l'âge. De
pareilles mues ne s'opèrent qu'à l'adolescence des nations.
Depuis que la Russie est envahie par l'imitation de l'art
occidental, la peinture religieuse a peine à rien créer
d'original. Tous les efforts pour la renouveler ne font que
montrer la difficulté de sortir du style by/.anlin sans tom-
ber dans le slyle profane. Le problème esl d'autant plus
malaisé que l'ail russe contemporain incline plus franche-
ment au réalisme, La Russie a, sous Nicolas, possédé un
artiste d'un génie singulier qui s'était \<>ué ;iu\ çomposi-
lions religieuses; mais cet [vanof, donl la \iesVsi passée
à peindre un unique tahle.iu. n'a guère laissé que des
esquissai et des ébauches* Les grandes églises modernesi
Saint-Isaac à Pétersbourg, l'église du Sauveur à Moscou,
trahissent, dans leurs plus belles peintures, les tâtonne*
inenls d'un ail en train de |fl «lieirlier lui même. Les
Itusses en quête de rajeunir les types traditionnels versent
souvent dans les mêmes défauts que l'imagerie catholique
contemporaine! En cherchant la grâce, ils rencontrent la
LA .Misinii; RELIGIEUSE. 123
mignardise; en poursuivant le naturel, ils tombent dans
la vulgarité. Quand allea veulenl se moderniser «■( l'en-
joliver, qu'elle! essayenl de sourire dans leur vêtement
de vermeil, les leonea rumen iM font que perdre leur
dignité : elles ressemblent à de vieilles femmes qui ne
savent polnl être de leur âge. <>n comprend que lee
tairea repouaaenl tous èaa i>im'v adoueiaj dans aec \isages
roses el mièvres, le rieux-crovenJ M refui mmaltrc
le Chrisi ri la Vierge. Comme le moujik, <>n serait tenté
de leur préférer lee grossières images de Sousdal*.
11 m ii été '!<■ la musique autrement que de la peinture.
si les luis eccléaiaatiquea an onl rétréci le champ, allai
l'uni pas entouré « l « * bornée aussi étroites, ou le génie russe
m' >\ esl pas laissé enfermer, il ne l'es! poinJ content/
de ce qu'il avail reçu de Byiance, il s'est fait du chant
religieux un arl national.
De même qu'entre les arts du deeain elle n'admet que
le moins matériel, la peinture, l'Église orthodoxe ne tolère,
m lait dr musique sacrée, que la plu- spirituelle, la plus
liée à la prière, i«' (liant. Gbei ''ii«'. point d'instruments
Inanimés de boic ou de cuivrej rien, pour louer Dieu, que
la voix humaine, l'instrument vivant, accordé par le
gneur pour célébrer set louanges éternellement. Dana les
temples de l'Orient, ni harpe ou paaltérion, comme chei
les Hébreux, ni viole ou baaeen. tels que fta àngelico i '
lePérugin en mettent aux mainade leurs anges, m a
aux mille sons, ni orchestre aux instruments variés ; rien
pour soutenir le chant des clercs OU des fidèles: a l'égllSC
comme au ciel, les cantiques des hommes, de même que
l. Pour rurtiiim de. leur- grandes laUoi que S h ic, les
- onl repris la décoration •" ■omIojm partout d'un caractère si monu-
mental. Ils ont, a PManbMrgj *■* aAtiqoe de mosaïque qui ne le cède en
importance qu'a celle dea papes, l'ont clic imite Im ■étaodas. Au lieu de
demeurer un art distinct, essentiellement dècoratil
effets, la mosaïque, en Rosaie comme à Rome, prétend, à force de nuances et
■ le linesse. reproduire servilement la peinture.
124 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
les chœurs des anges, doivent se suffire à eux-mêmes.
Chose à remarquer, si, dans ses basiliques ou ses cathé-
drales, Rome a laissé pénétrer la musique instrumentale,
les chefs de la hiérarchie romaine, les papes, ont, eux
aussi, banni de leur chapelle tout instrument fabriqué de
main d'homme. Dans tous les offices auxquels prend part
le pape, ne retentit que la voix humaine; l'orgue môme
est proscrit. Et ce n'est pas l'unique ressemblance entre
la chapelle pontificale et l'église patriarcale de Constanti-
nople. Il serait aisé d'en signaler d'autres, par la bonne
raison qu'en dehors de Milan et du rit ambrosien, c'est à
Rome même, autour du suprême pontife, que le rit latin
est demeuré le plus antique.
Strictement fidèle à ses maîtres pour la peinture, l'Église
russe s'est, pour le chant religieux, émancipée de leur
tutelle. Elle ne s'en est point tenue, comme eux, à la
psalmodie nasillarde qui dépare les plus nobles hymnes
de l'antiquité chrétienne. Le Slave russe s'est montré
plus exigeant pour l'oreille que pour les yeux ; il ne s'est
pas, comme les caloyers grecs, contenté de ces mortes can-
tilèncs sans accords ni modulations qui rivalisent de sé-
cheresse avec les plus maigres figures byzantines; il lui
a fallu un chant vivant. Le sens esthétique l'a ici emporté
sur l'ascétisme, soit que le Russe fui naturellement mieux
• loué pour la musique, soit <pie l'Église lui plus indul-
gente pour un ai I partout regardé comme un symbole cl
un avant-goûl des joies du paradis.
Pour laisser plus de liberté au chant religieux qu'à la
peinturé, l'Église russe se l'eu a pas moins loujours tenu
sous sa main. Alors même <pi a côté des modes de ['antique
plain-cliaut (die admettait des tonalités nouvelles et des
compositions modernes d'une facture plus compliquée,
(die a loujours pris soin que la musique religieuse restât
distiie te t\t- 1,1 profane et qu'on ne put i'j tromper. Ce n'est
point chez «die qu'on o jamais vu l'opéra envahir le sanc-
tuaire, ou 1rs Qdèlei prier le malin sur les airs <pii les font
LA MUSIQUE RELIGIEUSE. 125
danser le soir. Aujourd'hui encore, pour exécuter dans
l'égliw des compositions de musique aacrée,il faut l'au-
lorisation de la censure ecclésiastique1.
Non seulement l«- chant liturgique, originaire de la
Grèce, b'csI développé suiranJ te génie russe, mais
peut-être à celte extrémité de is chrétienté, en dehors
de la vieille Europe, que le plain-ehant, hérité de l'anti-
quité classique, ■ le mieux conservé sa grave nuhlrsse.
Nulle pari la récitation dei pSSUBBeS, la lecture fat
pons ou des leçons «le l'Écriture, le chant des hymnes
de l'Église n'a plus de majestueuse limplicité. Pois, au
plain-ehant, les maîtres anonymes du mo] al ajouté
des chanta appelés roajn^vy,d'un dessin mélodique original,
souvent apparentés aux mélancoliques nhsnanna p<-pu-
[aires. L'invasion «le la musique occidentale semblait devoir
étouffer tout art rosse; par une heureuse exception, elle
a rajeuni el enrichi I»' Chant sacré. H l'est) à la lin du dix-
huiiièine siècle, sous l'influence des Italiena appelés par
Catherine II, formé tout un art nouveau, lui aussi» éminem
ment national. Le chant religieux a ainsi été d<- tonl tempi
en honneur. Toutes lea classes j sont fort sensibles. Rien
n'attire le moujik à l'église connue dfl beaux chcBUl
de belles roix. En certains villages on a remarqué que
le paysan délaissait les offli [ue le chant j était
aégligé. Le peuple déteste dans la liti qu'il appelle
le l'haut de bOUC [koxloglat knSSi attribue-t-on, dans
les BéminaireS) nne grande importance à l'éducation musi-
cale des prêtres et des diacn
Pour ce goût du chant et de la musique, la Russie ortho-
doxe n'est pas sans quelque analogie avec l'Allemagne
protestante. Chez elle aussi, la musique a été l'art reli-
gieux: par excellence; niais, privé d'orchestre, il n'a pu
1. Dans la pratique, il faut même souvent l'autorisation du directeur de la
chapelle impériale, m qui a éloigné île M - grands compositeurs
contemporains et ee qoi risque d'en amener la décadente.
126 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
prendre le même essor. Si elle n'a eu ni Back ni Haendel,
les maîtrises de la Russie lui ont donné plus d'un artiste.
C'est dans les chœurs de l'église que s'est d'abord mani-
festé ce génie musical, attesté depuis par toute une école
dramatique. Des compositeurs, pour la plupart maîtres de
la chapelle impériale, se sont, dans ce domaine restreint,
l'ait un juste renom : ainsi Bortniansky et Alexis Lvof,
l'auteur de l'hymne national : Dieu garde le tsar!
Tout ce qu'on peut demander à la voix humaine, les
chapelles russes l'ont obtenu. Elles atteignent tour à tour à
une suavité vraiment angélique et à une grandeur terri-
fiante, faisant résonner tous les registres du sentiment re-
ligieux. En même temps que des compositeurs, l'Église
russe possède des maîtrises, aujourd'hui peut-être sans
égales en Europe. Tels notamment la chapelle de la cour
et, à Moscou, les chantres de Tchoudof. Dans ces chœurs
russes n'entrent que des voix d'hommes et d'enfants,
l'amollissante voix de la femme étant bannie de la liturgie*,
et les Russes n'ayant jamais eu recours à des sopranistes
sans sexe. On est émerveillé des effets de sonorité et de la
perfection qu'atteint la chapelle impériale avec d'aussi
faibles moyens. Les v*oii de basses surtout ont une puis-
sance et une profondeur incomparables; à entendre ces
masses chorales sansorchestre pour les soutenir, l'étranger
jurerait qu'elles BOIlt accompagnées d'instruments à cordes'.
1. \u\. par OS. I'' Réft ll;i/uiim<>\ski. proie— eur de cli.iiil sacre au Conser-
vatoire île Moscou : Têéfknnoé pétlié 0 Bossii, el If prince N. Ioussoupof;
Mat. (/'• ''i //MOi'yiC rrliij. m Hitssie.
7. DUM I'- cumul- <\<- femme-, ce sont, au contraire, les religieuses uni
t<>! m* lit le clin ni o1. ni- les | x-n-ii >IHi:i t s . ci- sont les jeunes lilles.
:i. Berlios, en tout épi bi ■ ! tri "i igisal, |OQtail fort les œuvres de Bortnianek} .
Quasi a la chapelle de II coor, il écrivait avec - utrance habituelle!
- Comparer 1 .- \. • ut r limale île la < hap.-l l«- SilttSC a Knme avec celle île
ce- ehaatrei swvtlllasa, < eel opposât la pesvn petite troupe de racleura
d'us tie tlreltallefl de troisième ordre! roreboetre duCoseervatoirc de Paris. »
/. forch&trt, I i. Corrt$pondance.)
CHAPITRE IV
|.- jèfiMl 'i \m fttet. Le* quatre carêmes — Utaclieinenl .lu peuple
aux jeunes. — Coiiiiiniii il ni m, liai»-- | i | --.• de Bodifiei
lea anciennes obeerrancee. LeafMae lew frtad noAbre, Uan iaeoa
vtaieata. — Le calendrier julien. — Raisons de ion maintien. - I
naMMi l'i'i- caractère archaïque. — De la canonisation eu Hu- i
culte dee Reliques. — Lee pèlerinagw) à l'intérieur et date.
La musique, ou clic ;i laissé introduira les tonalités
iiioilciii.s, qsI peut-être la Mille infraction de
russe à l'espril d'ascétisme de l'orthodoxie orientale. Pour
loui le reste, I»' «uli«*, dans M,n tottère immobilité,
a gardé quelque chose d'archaïque; il a conservé Ici
usages et les ohsertsntei qui lemblenl i<- moins
dapter aui habitudee modernee. Ainsi pour le jensy
l'abstinence. Bn aucune I la jeûnes ne Mol ■usai
fréquents ei au-.>i rigoureux. Ni le rade ettmat du Nord
ni ramollissement du siècle n'ont mitigé ces maoéraUoM
imaginées en un autre tempe pour un Mire ciel.
\n lieu d'un carême, l'Église russe en compte quatre
l'un, correspondante l'Areni des Latins, précède Noël; un
antre, le grand carême, précède Pâques; un troisième vienl
a\ant la Saint-Pierre; un quatrième svanl l'Assomption.
Le nombre des jours maigres monte an moins à un tien
des jours de l'année. Outre les carêmes <-t les vigiles des
(êtes, il y a deux jours d'abstinence par semaine, le ven-
dredi et le mercredi, le jour de la mort du Sauveur et le
jour de la trahison de Judas. Les GreCS, toujours heureux
de se distinguer des Latins, trouvent malséant que, pour
se mortifier, les Latins aient préféré le samedi au mercredi.
128 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Pendant les quatre carêmes, la viande est entièrement
défendue, et avec elle le lait, le beurre, les œufs. Il n'y a
guère de permis que le poisson et les légumes, et cela sous
un ciel qui ne laisse croître que peu de légumes. Aussi le
Russe est-il en grande partie un peuple ichtyophage. Les
eaux fluviales et maritimes de la Russie ont beau être
riches en poissons, si bien qu'en peu de pays, sauf en Chine,
l'élément liquide ne fournit autant à l'alimentation, les
pêcheries du Volga et du Don, de la Caspienne ou de la
mer Blanche ne sauraient suffire à cette nation de jeûneurs.
Le hareng et la morue tiennent une large place dans la
nourriture du peuple. Encore les plus sévères s'interdisenl-
ils le poisson. Durant ses quatre carêmes, le paysan vit,
pour une bonne part, de salaisons et de choux conservés;
il est au régime d'un navire au long cours, et le même
régime amène souvent les mêmes maladies, le scorbut
notamment. Les dernières semaines du grand carême qui
tombe à la fin de l'hiver, alors que l'organisme a le plus
besoin d'aliments substantiels, encombrent les hôpitaux.
Les malades augmentent de nombre, les épidémies redou-
blent d'intensité, d'autant qu'aux jeûnes débilitants de la
sainte quarantaine succèdent brusquement les bombances
des fêtes de Pâques, le peuple cherchant à se dédommager
d€ ses longues privations. Les deux carêmes de la Saint-
Pierre et de l'Assomption, placés à l'époque des grandes
chaleurs et des grands travaux des champs, ne l'ont guère
moins de victimes. Comment ces deux carêmes d'été n'ac-
croitraient-ils pas la mortalité parmi des travailleurs ru-
raux abrciiM-s «le kvass et nourris de poisson salé ou de
concombn
Cei Jeûnes si durs, le peuple y lient, peut-être par cela
même qu'ils sont pénibles el que le chair en souffre. Ils
lui semblent essentiels à la religion; ils sont, pour lui, le
signe el de la victoire de IVspril sur la chair. Les
longs jeûnes el les rudes jeûneurs lui inspireni une pieuse
vénération Selon l'exemple de la plupart des saints de
LE JEÛNE ET LES CARÊMES. 129
l'Orient, la mortification est pour lui la plus méritoire des
pratiques chrétiennes; et le régime ordinaire du moujik,
est si pauvre que, pour se mortifier, il lui faut presque se
réduire à son gruau et à son pain de seigle. Des pa\-
d'une autre nationalité auraient peine à rapporter, -
<lo pareillee latitudes, une aemblable abstinence. Il y faut
l'endurance rusée* Il y a peu d'années, eoue Alexandre III,
un fonctionnaire, en viiite obéi dei colons tchèques
l'Ukraine, leur demandait si, <-n rtroiinsisssnffi de Khoe-
pitalité russe, ils n'étaieoi pas dis] dam
l'Église orthodoxe» Non, Votre Hanta Excellai ndit
l'ancien du village, VOS JeÉDêl >"nl trop lOOgl et trop
res pour nous autrea Tchèques, habitue-, au bonn
au laitage.
Bien des Rusées conimenoeiit à être de l'avis de ce Tchèque.
11 n'y a plus, à obsenerdaiis toute leur 1 i-ueiir OH jeûOOS
d'anachorètes, que le moujik et l'ouvrier, si souvent encore
semblable au moujik. Parmi les marchands, qui
étaient les plus stricts pour toutes i reli-
gieuses, le relâchement s'est déjà répandu, d'autant que
dans les classe! moyennes la piété est en déclin. Lee liantes
clas- >nt, depuis longtemps, all'ranchics de ces
durs carêmes. Los maleOUti lef plus pieuses n'observent
guère h4 jeûne, ou mieux l'abstinence, que durant la pre-
mière et la dernière semaine du grand carême.
Pour se dispenser de suivre strictement les pratiques
prescrites par l'Église, les personnes religieuses ne se
croient pas toujours tenues d'en demander la permission
au clergé. Ici se retrouve la différence d'esprit et d'habi-
tudes des deux Eglises. Avec plus de jeûnes, plus de fêtes,
plus d'observances de toute sorte que l'Eglise latine, l'E-
glise gréco-russe laisse en réalité à ses enfants plus de
liberté ou de latitude. 11 eu est de la pratique des rites
comme de l'interprétation du dogme. L'Église orientale ne
prétend pas astreindre les consciences à une domination
aussi entière ou aussi minutieuse; elle n'exige pas une
m. 9
130 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
aussi fréquente intervention de ses ministres. La soumis-
sion au prêtre, à l'autorité ecclésiastique, n'y est pas glo-
rifiée au môme degré. Par suite, la pratique du culte n'y a
jamais donné la même influence au clergé. Beaucoup de
catholiques regardent aujourd'hui le jeûne et l'abstinence
comme étant surtout une affaire d'obéissance. Rien n'est
moins conforme à l'esprit de l'Église orientale. Pour elle,
l'abstinence reste, avant tout, une mortification et une pré-
paration aux fêtes. Aussi n'y saurait-on rien voir de sem-
blable aux dispenses ou aux privilèges accordés par Rome
à certaines personnes ou à certains pays, tels que l'induit
de la croisade qui, moyennant une aumône, relève les
Espagnols et les Portugais des jeûnes du carême. Dans
l'Église gréco-russe, chacun est tenu d'observer les prescrip-
tions de l'Église autant que ses forces le lui permettent.
On s'y croit moins obligé à réclamer une permission parti-
culière pour chaque légère infraction aux pratiques pres-
crites; les plus timorés seuls le font. On y a moins de
scrupules à se fier a sa propre conscience. « A quoi bon, me
disait, pendant le grand carême, une femme d'une piété
sérieuse, à quoi bon demander à un prêtre la permission
de ne pas jeûner, alors qu'en me donnant une santé déli-
cate, Dieu me défend le jeûne? » Loin que la lettre étouffe
toujours l'esprit, l'esprit, chez les âmes les plus religieuses,
M ni'l ainsi à l'aise avec la lettre. Si, dans la société russe,
la dévotion est moins fréquente que dans les pays catho-
liques, elle > esl parfois plus large et plus spirituelle,
1 1 1 1 ■ 1 1 1< ' < lu/ le « pio femineo sexu », chez Le 8e*e qui par-
tout est le plus esclave des pratiques du culte.
11 \ ,i, s. .us ce rapport, une grande différence outre les
classas instruites et les classes ignorantes, à tel point
. pi <u< >i tcisnMont souvent in- pas appartenir à la mené
loi. Chez le peuple, la lettre règne en souveraine. Le jeûne
s'impose .i lui dans toute sa rigueur co ic une loi.
Dans les pays écartés, il se scandalisa encore de le voir
violer. BOUI Nicolas, un Allemand, allant de IVlersbourgà
LE JEÙXE ET LES CARÊMES. 131
Arkhangel, eut la tête fendue par un paysan qui n'avait pu
tolérer que, devant lui, l'on mangeât du lard en carême.
Aux yeux du meurtrier, c'était là une sorte de sacrilège
qu'un chrétien ne pouvait laisser impuni. Aujourd'hui les
moujiks sont trop laits à de pareils scandales pour être
pris d'aussi violente indignation. Us montrent même, en
cas semblable, une tolérance singulière, fil à» fil des
■ •(rangers surtout; mais il> m s'en croient pas moins
tenus d'observer eux-mêmes la loi tia.iitioinnii.-. presque
kOttf resiatenl à eaoi < | ni tentent de ta en l'air.' 'levier.
Pour y faire renonnr le peuple, il l'an. irait \ l'aire renoncer
i Église,
Or, <m a-t-rlle le droit, l 'relise ii .11 a guère la lib-
lise esl captive de la tradition, prisonnière dfl l'anti-
quité. La discipline, les rites, les oèeerfineei sont, chez
elle, presque aussi imnmables que le dogm tyanl un-
ilans L'immobilité sa force et soi orgueil, il lui esl mal
d'abandonner officiellement Of OJU'elle S enjoint durant
siècles. La simplicité dee plus pieu de ses enfante e*en trou-
verait offensée; il en pourrait résulter des schismes avec
l'étranger ou de nouvel!, -n Rueete*. Par ce côté,
l'orthodoxie gréco-russe a un manifeste désavantage vis-a-
ris du catholicisme latin. Elle n'a point les mêmes res-
eources DUS l'Agita romain.-. Ne poSUéësnl pas d'autorité
centrale, d'organe vivant pour commander au nom du
Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s'accom-
moder aux nécessités des taupe ou au\ besoins du cli-
mat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le
catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus
de souplesse. La concentration même de l'autorité dans
une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le
pape infaillible, l'Église peut parler, elle peut marcher,
elle peut lier et délier; tandis que l'Église orientale, sans
1. L'armée russe, avec l'autorisation du Saint-Synode, ne fait le carême
que pendant une semaine; mai9 c'est là un cas particulier et un règlement
aussi administratif qu'ecclésiastique.
132 LA RUSSIE HT LES RUSSES.
voix pour parler, en son nom, ni ressort pour la mouvoir,
semble vouée au silence aussi bien qu'à l'immobilité. A
force de se garder de tout changement, elle a pour ainsi
dire perdu la faculté du mouvement. Elle ressemble à ses
rigides icônes; sa bouche, comme la leur, est close; ses
membres, raidis depuis des siècles, ne peuvent se ployer
à volonté; ils sont pour ainsi dire ankylosés.
En Russie, le carême n'est pas seulement une époque de
mortification ; il est aussi ou il est supposé être une époque
de recueillement. L'État, qui se plait à se faire l'auxiliaire
de l'Église, y veille à sa manière. Si la loi n'oblige pas
tous les Russes au jeûne, si aujourd'hui la police laisse les
traktirs servir des aliments prohibés, l'État enjoint de
.s'abstenir de certains plaisirs profanes, du théâtre notam-
ment. Le code pénal contient à cet égard un article 155
encore en . vigueur. Pour les grandes villes, pour les
classes mêmes qui jeûnent le moins, cette sorte d'absti-
nence ne laisse pas d'être pénible. Pendant le grand carême,
comme aux veilles de fêtes, les théâtres sont fermés. Le
drame, la comédie, l'opéra doivent chômer. 11 est vrai que
cette prohibition s'applique surtout aux grands théâtres
subventionnés par l'Etat ou par les villes. Les concerts
spirituels de la chapelle de la cour ou des chœurs de
Tchoudof ne sont pas la seule ressource de la saison. Les
cirques, les sallinihauques, les cafés-concerts, les tableaux
munis, voire 1rs spectacles en langue; étrangère restent
d'ordinaire autorisés. Sous Alexandre II, si l'opéra russe
était interdit, il n'en était pas de même de l'opérette fran-
çaise ou de la potsse allemande. Le carême était la saison
d'Oflènbacb d de Lecocq. Le théâtre bouffe devenait le
rende/, vous de la société élégante, dette question de la
clôture des théâtres en carême a bien des fois passionné
Lei salons <t la presse, c'est pour (le pareils sujets que tes
polémiques ont le champ le plus libre. A l'inverse du
public «le l'< l-Tsbourg, on a \u, au commencement du
règne d'Alexandre III, le conseil municipal de Moscou
LES TÊTES. 133
attribuer « la décadence des mœurs » à m que, durant
quelques années, le gouvernement tétait relAché de sa
sévérité vis-à-vis des spectacles en carême. Le pouvoir a
l'ail droit aux veaux de l.i doÊtma moscovite, et, conformé-
ment aux représentations du Saint-Synode, l'article 155 du
code pénal a de nouveau été strictement appliqué.
Il en etl do fétea comme des. jour-, «le jeûne: ta nombre
< ii i »sl manifestement excessif, i si éptosjnmlsil
mêmes difficultés à le diminuer. Ici encore, Inculte ortho-
doxe a pour nous quelque cilOCC < t a rr 1 j ,i i « j DO. Aulaut de
Cètes que de jeûnes; de trois jours, l'un est eon
l'abstinence el on autre au cnûinagi U i dimanche-»
forineul a peine la moitié «!«'•> jOUTf (ériét; Si la-'ii de-.
Eetea oui une veillé ou un lendemain. Aux solennités reli-
gieuses s'ajoutent, «n Russie, les solennités civiles, I
de l'empereur, de l'impératrice, du prince héritier, anni-
versaire de la naissance ou du couronnement du soavereta
Autrefois la fête de loue les. grands-duce était Jour fêri
Pour la ganté publique, ces enomagi déni
guère mieux que les longe carêmes. Lee jours de i
les jours d'ivrognerie el de débauche. Si le matin est donné
à L'église, le cabaret a la journée ou la soirée : et, BJ lOUS
les villages n'ont pas d'église, tous ont des cabarets. Le
Russe aime peu les exercices du corps; il passe ses fêtes
au lrtilclii'\ il ne COnnaM d'autre plaisir que la boisson et
un rep08 inerte. On a remarqué qu'en russe le mot fète
vient du mot oisiveté1, et comme, sous tous les climats.
L'oisiveté est la mère des VÎCOS, les fêtes trop fréquentes
deviennent une cause de démoralisation.
En Russie, tout comme en Occident, certains esprits
s'imaginent que l'Église a multiplié les fêtes par calcul,
dans l'intérêt du clergé, qui bénéficie de la dévotion de
ouailles et de la fréquence des offices, d'autant qu'à
1. Prazdnik « fête », deprawfnyt* oisif».
134 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
certains de ces jours, l'usage était, dit-on, de travailler au
profit du curé. Il n'est nul besoin de cela pour expliquer
le grand nombre des jours fériés. Le penchant naturel de
l'esprit religieux, de l'esprit ecclésiastique, est partout de
détacher l'homme des choses terrestres pour le ramener
au monde invisible. L'un des moyens, ce sont les fêtes, les
jours consacrés qui appartiennent à Dieu. Y a-t-il eu là un .
calcul humain, l'Église, en Orient comme en Occident, s'est
sans doule moins inspirée de l'intérêt du clergé que de
l'intérêt des masses, du menu peuple des villes et des cam-
pagnes. En multipliant les jours fériés, l'Église remplis-
sait son rôle de patronne des faibles et des petils. Tant
qu'il y a eu des esclaves ou des serfs, les fêtes, qui affran-
chissaient du travail servile, ont été pour l'humanité un
bienfait. Aujourd'hui même que l'esclavage a disparu, ne
voit-on pas, en plusieurs pays, les ouvriers ou les employés
réclamer des lois contre le travail du dimanche, afin d'être
assurés d'un jour de repos?
Instrument d'émancipation en certaines conditions so-
ciales, les fêtes en se multipliant deviennent une sorte de
servitude. Trop fréquentes, elles entravent le travail et le
travailleur, elles appauvrissent les particuliers et les
nations. Dans les pays protestants, le cultivateur a près
de 310 jours pour travailler. Dans les pays calholiques, où
les fêtes d'obligation n'ont pas, comme en France, été
réduites, l'ouvrier ou le paysan ont encore près de 300 jours
de travail. En Russie, il ne leur en reste guère que 250.
Pour les orthodoxes, l'année a, de cette façon, cinq ou six
semaines de moins <pi<- pour les calholiques d'Italie ou
d'Autriche, deux mois de moins que pour les protestants
d'Allemagne ou d'Angleterre, (l'est la une cause évidente
d'infériorité Économique, d'Autant que, aux fêtes d'obli-
gation, l'usage, dans ehaque contrée, dans chaque village,
■ iriii^ ehaque famille, ajoute des Ititea locales, des anniver-
laires l»-s jours de naissance ou les jours de nom, comme
on dit en Russie, toutes fêtèS que le peuple se plaît | eélé-
LES FÊTES. LES CHÔMAGES. 135
brcr. Les inconvénients do ces chômages répétés sont
d'autant plus sensible! qu'un grand nomluv tombent sur
la belle saison. Au temps de M f-maison ou de la moisson,
on voit ainsi parfois lé foin pourrir sur place ou le grain
germer, pendent que faneurs Ou moissonneurs sont à faire
l,i fête. Aussi les propriétaires fépètemVils que les jours
fériés sont une des ealamités d<- l'agriculture ruses . Lee
pédagogues DC >'en plaignent guère moins qvi les agro-
nomos. J'en ai entendu calculer que, pour obtenir des
enfants russes autant de travail que tes - ou des
allemands, il fallait leur demander un ou deux ans d'écolo
do plus.
On comprend que l'opinion et le gouverneaseBl M soient
préoccupés de cette question. La plua baute autorité de
l'Église russe, le Saint-Synode, l'a mémo parfois, dit
mise à l'étude. Pour réduire le nombre deajours f<
pourrait distinguer entre le* (êtes et» comme a Rome pat
exemple, maintenir pour certaines d'entre elles l'obliga-
tion d'assister aui Offices! tout en autorisant le travail. Par
malheur, il esl douteux que bus lea sujets du tsar recon-
naissent au synode de Péiersbourg le droit es déclai
I son gré des fêtes de tout temps célébrées par l'Église.
Puis, pour être officiellement supprimées, elles ne cesse-
raient pas toujours d'être conservées par le peuple. Déjà
quelques-unes des fêtes le plus volontiers célébrées parle
moujik, colles de Saint-F.Iie on de Notre Dame de Kazan
entre autres, ne lui sont pas imposées par l'Eglise.
Il est vrai que ces innombrable*. I. t.». |,> Rmac ne les
chôme pas toujours avec scrupule. Jai vu, au cœur de la
vieille Russie, des paysans achever leur^ travaux le di-
manche. Us n'ont pas, pour le repos du Sabbat, le respect
judaïque des protestants anglais ou américains. Us ne
1. Dans le district «le Staïaïa Rousja, par exemple, le nombre des jours de
travail e-t réduit a '2kh; il en e*t de même dans celui de Valdaï, tandis que.
pour les catholiques de Kovno, il monte à '270 et, pour les luthériens des pro-
vinces baltique*. à 291). (Enqoétfl atrrici.de.' Cf. Fontenav Voyage ag)-icol^
en /i'i,-
136 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
craignent pas à l'occasion de vendre ou d'acheter au sortir
de l'office des dimanches. En revanche, le peuple répugne
à travailler pour un maître les jours fériés. C'est une des
choses qui le froissent dans la pratique de certaines indus-
tries et qui parfois indisposent les ouvriers contre les
chefs d'usine d'origine étrangère. Pour faire droit à des
plaintes de ce genre, le gouvernement d'Alexandre III a
enjoint d'observer plus strictement les chômages prescrits
par l'Église. Peut-être eût-il mieux valu, pour l'industrie
nationale, que pareil règlement coïncidât avec une réduc-
tion du nombre des jours fériés.
A cette question s'en lie une autre non moins délicate,
la réforme du calendrier. On sait que l'Église russe et
l'État avec elle ont conservé l'année julienne; bien mieux,
le gouvernement impérial a ramené ce calendrier suranné
dans des contrées qui l'avaient dès longtemps rejeté. C'est
ainsi que la patrie de Copernic a dû revenir au « vieux
style ». Trois siècles n'ont pas suffi à faire renoncer la
Russie à un mode de supputation abandonné de tous les
peuples civilisés, catholiques ou protestants, et reconnu
pour défectueux par les pays qui persistent à le garder.
Elle laisse, la Russie orthodoxe, les astres se mouvoir et la
terre tourner, sans daigner tenir compte du cours du
soleil. En dépit de ses observatoires, elle vit dans un ana-
chronisme. On dirait qu'il ne luidéplail pas d'être en retard
sur le monde occidental, tant elle met peu de hâte a le
rattraper. Ce calendrier de l'ancienne Rome qui, aux yeux
de l'étranger, est pour la Russie comme une enseigne (Je
son atlanlemenl, il semble pourtant qu'elle ait tout intérêt
h le laisser au vieil Orient. Kn datant de douze jours plus
lard que le soleil, clic parait arriérée de plusieurs siècles.
Si elle persiste a ne pas se conformer a l'ordre naturel
• les saisons, c'est toujours pour le même motif: c'est que.
• Lins II.:.' Ii-^c orthodoxe, il n'y a paa d'autorité centrale
pour décréter une pareille mesure, ou pour la faire accepter
de tous.
DE LA RÉFORME DU CALENDRIER. 137
Tandis que l'Église romaine, libre de corriger à son gré
ses rites et ses coutumes, a mis son orgueil à réformer,
elle-même son calendrier, l'Église orientale, par sa con-
stitution, reste malgré elle enchaînée à l'année julienne,
comme si, depuis César, le monde et les sciences étaient
demeurés immobiles. Cette réforme en apparence si sim-
ple, effectuée partout autour d'elle, l'Église russe ne s'est
pas encore senti la force de l'accomplir. L'Étal <-n pourrait
assurément prendre l'initiative; 1.- rakmlrier grégorien
a beau porter le nom d'un pape, le difficile ne serait pas
de le faire adopter du S.iinl-Synode et du clergé, mais bien
de le faire agréer du peuple. Pour cela, il ne faudrait peut-
être rien moins qu'une entente i patriarches et
toutes 1rs Églises d'Orient, «ma sorte de ooneile du mt
orthodoxe. Aux yeux d'une grande parti.- de la nation, un
changement de calendrier ne sérail rien moins qu'âne p -
volulion. Certaines sectes ne manqueraient pas d'y voir un
signe du prochain avènement de l'antéchrist (Test que la
substitution du nouveau >i>ie à L'ancien ne troublerait pas
seulement les habitudes d'un peuple en toutes eb
obstinément attaché à la coutume, elle sltérersit l'.»rdn
traditionnel îles fêtes, en attribuant à un saint le jour que
le calendrier consacrait à un autre. Pour rattraper le nou\
Style, on serait contraint de retrancher d'upe année douze
jours, douze fêtes, c'est-à-dire de frustrer autant de saints
des hommages auxquels il> ont droit. Que diraient les
hommes portant le nom des saints sacrifiés par la réforme?
Le moujik aurait peine à comprendre que tel ou tel bien-
heureux, et, à plus forte raison, que le Christ ou la Vierge,
pût, même pour une année, être dépouillé du jour qui lui
appartient. 11 y verrait une sorte de dépossession, de dé-
chéance des saints évincés; en &'] associant, le moujik
craindrait d'être victime de leurcourroux.il n'en faudrait pas
davantage pour exciter les scrupule* ooffime les appréhen-
sions d'une partie du peuple. L'autorité, en passant outre,
risquerait de renforcer les rangs des adversaires de l'Église,
1S8 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de fournir une arme de plus à ces vieux-croyanls qui
l'accusent déjà d'avoir alléré la liturgie. Ainsi s'explique
le maintien de l'ancien style : l'omnipotence impériale
n'a pas encore osé porter la main sur le calendrier. Dès
qu'il s'agit de la conscience du peuple, l'autocratie ne se
sent plus un pouvoir illimité. Sa toute-puissance a une
borne, la foi, disons plus, le préjugé populaire.
Comment la radiation de douze jours du calendrier ne
serait-elle pas une grosse affaire dans un pays où le culte
des saints est resté aussi primitif et aussi naïf? La dévo-
tion aux saints a, de tout temps, été l'une des marques de
la piété russe. En peu de pays de l'Europe, la vie des
saints, anciens ou modernes, a été aussi populaire. Si elle
n'a pas encore eu ses Bollandistes, la Russie a eu sa « Lé-
gende dorée ». Ce sont, pour la plupart, des récits venus
des Grecs ou des Bulgares, et enrichis à sa manière par le
génie russe. Dans ces Vies des saints, d'ordinaire anonymes,
les érudits modernes ont distingué des rédactions succes-
sives, d'abord courtes, puis allongées, puis de nouveau
raccourcies. Cette hagiographie légendaire est une des
branches les plus riches de la littérature populaire et, en
même temps, une des sources les plus précieuses de l'his-
toire nationale1.
On s'imagine souvent en Occident que l'Église gréco-
russe ne compte dans son empyrée que des saints anciens.
pour la plupart antérieurs à la séparation de Rome et de
Byzance. Les écrivains catholiques répèlenl constamment
ijur l'Orient, tiriche en saints avant le schisme, n'en enfante
ptm depuis le schisme; a les en croire, l'Eglise gréco-rutsti
aurait iiu'iiip rçssi' d'en revendiquer, confessantelle-in^mc
N stérilité*. Rien n'est moins vrai. De pareilles asserlions
1. Voy. par «x. M. Bouslaief : Iatorilch. <n \tuft. immdn. sloves-
no$ti i iikoiustva, II, p. 97-98, cl M. fflfoutcbtvtkl ! Drevnc-Rousskii* Jitim
toriten. Utotchk
i. ïlnftl pM • \ nu dti apologiste! les ptai distingué! de l'Église oatho-
LES SAINTS RUSSES. 139
montrent simplement à quel point l'Église orientale est
mal connue de l'Occident. Loin de n'avoir plus de saints
depuis une dizaine de siècles, l'Orient, la Russie en parti-
culier, en compte une multitude. L'Église russe possède
des saints, des bienheureux ou des vénérables {prépodobnyé)
de toutes les époques, de sainte Olga au dix-huitième siècle.
Les catacombes de Kief seules en abritent plus d'une cen-
taine, dont les moines de Petcherski ont dressé le catalogue
pour l'édification des pèlerins. Moscou, Novgorod-la-Grande,
Pskof, toutes les %m iennes villes, tous les anciens monas-
tères ont leurs saints et leurs vénérables'.
Parmi oee bienheureux, dont la réputation ■'étend par-
fois «le la Haltique au Pacifique, il y a des mari
def évéquee, det princes, des moines surtout. Ces sainU
ratées ont, comme tenri icônes et comme leur fegMee
elle-même, quelque chose d'ancien et, pour répéter
le même mot, d'un peu archaïque La plupart provien-
nent de l'église ou du rluitiv < i y ont passé la ptttl
grande parlie de leur exM'-n. •<• terrestre. Beaucoup sont
des anachorètes ou des liontoi d'un type tout oriental.
ciiiiiiiic ees hienheureui de Kief qui onl vécu des années
immobiles dans la nuit de leurs catacombes, ouelques-uns,
tels qu'Alexandre Nevsky, le saint Louis du Nord, sont
des héros nationaux; d'autres, tels que saint Serge, saint
Tryphon, saint Etienne, l'apéfeâ de Perm, sont des conver-
tisseurs dépeuples. Il n'y | qu'à comparer la surface de la
Gaule ou de la Germanie à celle de la Scythie russe pour
deviner ce qu'il a fallu de missionnaires à ces vastes soli-
tudes, et que de fatigues et de souffrances ont dû braver
liqne, M. l'abbé Bougaud, écrivait : • Non seulement l'Église gréco russe n'a
plus de saints, mais elle n'en revendique même plus ». [Le Christianisme et
les Temps présents, t. IV, 1™ part., ch. xi.)
1. La « Société do ami- de I ancienne littérature russe » a, par les soins
de M. N. Barsoukof, publié une sorte de nomenclature bibliographique des
plus connus de ces saints nationaux. (Istotchniki rou&skoï agiogi-afii. Samt-
ibeofg, lattCf M. Yakoutof : .//- mm, ]R*ï.
140 LA RUSSIE ET- LES RUSSES.
les apôtres de i 'Évangile au milieu dé-Finnois, de Mongols;
de Tatars, de païens et de barbares de toute sorte.
Le ciel russe a beau compter de nobles et de hautes
figures, les saintes phalanges n'y présentent ni la même
variété ni le même éclat que les bienheureuses milices de
L'Occident. Le plus patriote des hagiographes ne le sau-
rait contester :ni par l'originalité de leur caractère ou de
leur œuvre, ni encore moins par leur influence sur l'his-
toire ou sur la civilisation, les saints russes ne peuvent
s'égaler aux saints de l'Église latine, ou d'une seule na-
tion catholique, telle que l'Italie, la France, l'Espagne.
On y chercherait en vain des figures à opposer à un Gré-
goire YII ou à un saint Bernard, à un Thomas d'Aquin, à
un François d'Assise, à un François de Sales, à un
Vincent de Paul. Encore moins trouverait-on rien de com-
parable à une sainte Catherine de Sienne ou à une sainte
Thérèse. Comme si le térem, ce gynécée moscovite, avait
projeté son ombre jusque sur le paradis russe, les saintes,
chez ces disciples de l'Orient, sont infiniment plus rares que
les saints; leurs traits sont encore plus ternes et plus
vagues. Ce défaut de personnalité des bienheureux, ce
manque d'éclat et de relief du ciel russe ne tient pas uni-
quement au rôle plus effacé de l'Église ou à la conception
tout asiatique de la sainteté dans l'ancienne Moscovie, il
tient aussi a l'infériorité de la vie publique et de la vie
civile, à l'infériorité même de la civilisation.
L'Église orientale, en toutes choses attachée de préfé-
rence à l'antiquité, a peu de goût pour les nouvelles dévo-
ilons, pour les nouveaux miracles, pour les nouveaux
saints. Mlle répugne à l'acceptation des visions et des pro-
phéties contemporaines. D'accord avec l'État, l'Église sVsl
efforcée $e prémunir le peuple contre sa crédulité sécu-
laire. Qfl article du code, dirigé il est vrai conlrr les stv-
Fairfeft, prohibe les faux miracles et les fausses prophéties,
L'Église russe n'a pas pour cela, comme les protestants,
relégué le sunialurH dans lei bltimét lointaines du passé,
LKS SAINTS RUSSES : CANONISATION. 141
à l'indistincte aurore «lu christianisme. Elle se dit toujours
en possession du don des Blindes; aussi bien que du don
.le lit sainteté, y voyant un signa que Dieu est touj<
a\ c-r elle. Aussi sa répugnance pou r i<-^ nouveauté- ne va
pas jusqu'à fermer ses portes à tout nouveau ttuMtmslu
Kilo a, en plein dix-neuvième siècle, admis un ou deux
saints.
Pe pareilles béatifications sonl eues elle rarement spon?
lanées; elle s'y laisse pousser par le peuple plutôt qu'elle
ne I *> provoque. Il n'y a pas en Russie de canonisation
proprement dite. Rien decomparabJc sua longi si aoutau
procès de canonisation des i
ne s, Mail ni dans les habitudes ni dans l'esprit de 1 1
orientale. Chez elle, de même qu'ans temps primitifs, i
encore la voix populaire qui proelame les élus
elle «-H est toujours au pe c popult -, ne
disait un ecclésiastique russe, ce n'es! point le clergé] la
hiérarchie qui canonise les saints* s'est Dieu qui les révèle. »
Pour le peuple et pour l même, le grand signe de
la sainteté, c'est l'incorruptibilité duo bienheui
et, accessoirement, les miracles qui s'opèrent sur leur
tombe. Ainsi des vieux saints de Kief dont j'ai toucle
mains desséchées dans les catacombes où ils tétaient l'ait
murer vivants. Ainsi de l'un des derniers saints admis pai-
lcs Russes, Ifétrophane, évéaue de Voronège au dix-hui-
tième siècle. A l'ouverture de son tombeau', vers 1830, le
ÇOrps fut trouvé inl réputation de sainteté, déjà
répandue dans le peuple, en fut confirmée. Le Saint-Synode
lit faire une enquête sur l'étal du corps al sur les mi-
racles attribués à Métrophane. L'enquête faite, l'ancien
lue fut, après approbation de l'empereur, reconnu
Officiellement pour saint. Un demi-siècle plus tard, j'ai vu
des pèlerins, de toutes les parties de l'empire, se presser
autour de la châsse d'argent du saint évèque1.
1. Peu de temps après Métrophane, vers 1840, il était question de recon-
naitie comme saint uu autre évoque, Tikhone. L'empereur Nicolas trouva
142 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Cette manière de constater la sainteté emporte, en effet,
le culte du corps des saints, autrement dit le culte
des reliques, et par suite les pèlerinages. Il en a été
ainsi, de tout temps, chez les Russes : on le voit par les
plus anciennes chroniques. Si nombreux que soient les
corps saints recueillis dans les églises, il se trouve tou-
jours des pèlerins pour baiser la pierre qui les recouvre.
Le goût des pèlerinages est un des traits par où les
mœurs russes rappellent le plus l'Orient et le moyen âge.
Il est peu de paysans qui n'aient l'ambition de visiter les
catacombes de Petcherski ou la tombe de saint Serge à
Troïlsa. Non contents d'affluer aux sanctuaires nationaux
deKiefou de Moscou, beaucoup, tels que les Deux Vieux de
Tolstoï, traversent la mer, poussant jusqu'en Palestine ou
au mont Athos. Quelques-uns vont à pied jusqu'au Sinaï.
Comme pour les hadjis musulmans, avoir visité les Lieux
Saints est un titre de considération dans les villages.
Ces pèlerins, hommes et femmes, sont pour la plupart
âgés. Les lois qui l'attachent à la terre et à la commune
mettent un frein à la passion du moujik pour ces pieux
voyages. Aujourd'hui, comme au temps du servage, il n'ob-
tient guère de s'absenter longtemps que lorsqu'il a élevé
sa famille ou qu'il est impropre au travail. Ces pèlerins
du peuple cheminent souvent par troupe, d'ordinaire à
pied, avec leurs longues bottes ou leurs lapty d'écorce de til-
leul, marchant lentement des semaines et des mois, par-
fois mendiant en route, couchant à la belle étoile ou sous
de vastes hangars dressés, pour eux, auprès des monastères
en renom. Aucune distance ne les effraye : on a vu des
femmes et des vieillards traverser ainsi l'empire, des fron-
tières de l'Occident au cœur de la Sibérie, ou des rives du
lniiipi aux bords de la mer Blanche. Beaucoup de ces vieil-
lards d(>H deux sexes, en route vers les sanctuaires loin-
tains, accomplissent un vœu de leur jeunesse ou de leur
que c'était tNfctfWipoar M régM il RUMM -lui attendre une vingtaine
U'finnéei; il n'a élu ofllciolle ni adiinm i|ue sous Alexandre II.
LES PKLEUL\AGi:>. 143
dge mûr; ils ont, durant des années, attendu que la vieil-
lesse leur apportât le loisir d«' payer leur dette au Christ
ou aux saints. Parfois, d'accord avec le goût national, les
moujiks se cotisent et forment une sorte d'mtèle pour
accomplir à frais communs Im longs pèlerinage
Les paysans qui vont, jusqu'en Terre s, unie, allumer un
cierge au Saint Sépulcre et puiser une bouteille de l'eau
du Jourdain, deviennent de plttl eu plu-, nombreux. La
Russie envoie aujourd'hui plus de pèlerins en Palestine
«pie toutes les autns nations clir<iienn«^ lu^.'inble. Autre-
fois beaucoup s'] rendaient enli< -renient par terre, fran-
ehissant à petites Journées les steppes ponto-oaaptaoaeji
le Caucasej L'Asie Mineure, le Taons, à travers les mépris
et les vexations des Musulmans, aujourd'hui un grand
nombre vont encore à pied jusqu'à Odessa, ou ils Rembar-
quent à prix ré luit pour kaifa ou Jall'a. Chaque printemps.
Odessa frète pour eux des bateaui IUf le- quels M les entasse
comme, dus nos poil», lef einui mis pour l'Amérique.
Moyennant une cinquantaine de rouble», les hommes du
peuple peuvent se faire transporter, du cœur de la Russie
aux rives de la Palestine, avec la sécurité d'un retour payé
d'avance. Naguère leurs eeeveels étaient obligés d'en râpe*
trier gratuitement des eentainef, que la rapacité des moines
grecs avait dépouillés de leur dernier kopek.
Tout comme nos pèlerins latins au inoveu âge, ces pèle-
rins russes ont, depuis longtemps, des itinéraires pourleur
indiquer les principales étapes de la route, avec les sanc-
tuaires ,ï visiter et les reliques à vénérer Dm Société qui
compte parmi ses membres des princes du sang et de hauts
dignitaires du clergé, la Société orthodoxe de Palestine »,
s'est donné pour mission de veiller sur ces humbles visi-
teurs du tombeau du Christ*. A Odessa, à Constantinople,
1. l'n de ses membres, M. A. tliséief, a publié, sous le titre de 5 Rousskimi
palomnikami na Sciatoï ZemU (1884), une curieuse description du voyage et
dfl la vie Je- -es compatriotes en Terre Sainte.
144 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
à Jérusalem, on leur a préparé des refuges ou des hospices.
Débarqués sur la côte inhospitalière de Palestine, sans
autre bagage qu'une besace que chacun, homme ou femme,
porte sur son dos, les pèlerins, le bâton à la main, s'achemi-
nent lentement vers la cité sainte, en psalmodiant de saintes
prières. Je lésai vus, pareils à nos pèlerins des Croisades,
se prosterner et baiser la poudre de la route au premier
aspect des murailles de la ville de David. J'ai rencontré à
Bethléem, au Jourdain, à Tibériade, leurs longues et sor-
dides caravanes, parfois escortées de zaptiés turcs. Les
infirmeries des monastères grecs sont remplies des mala-
les qu'elles sèment sur les sentiers de la Judée ; chaque
printemps, des moujiks, encore vêtus de leur touloup
d'hiver, ont la joie d'être inhumés dans la terre foulée par
les pieds du Sauveur.
Ces milliers de pèlerins portent avec eux en Syrie la répu-
tation de la piété et de la puissance de la Russie. Le gouver-
nement impérial a bâti pour ses nationaux, aux portes de
Jérusalem, un immense couvent pareil à une ville. Non
contents d'avoir, avec la France du second Empire, re-
construit la coupole du Saint Sépulcre, les Russes ont, en
diverses localités de la Palestine, restauré des églises et
fondé des écoles où l'on enseigne le russe et l'arabe1.
Sur celte terre des Croisades, où les différentes confessions
et les diverses nations chrétiennes sont en perpétuel con-
flit d'influence, la Russie, la dernière venue, a déjà su,
comme patronne de l'orthodoxie, se tailler une place à part.
Si jamais l'aigle moscovite vient à tremper ses ailes dans
lis eaux de la Méditerranée, ces pacifiques troupes de
pèlerin! pourraient bien frayer la voie a la conquête de
nouveaux croisés.
1. La Société russe de Palestine a ainsi fondé, en ISS.". <t 1886, deux écoles
ù Nazareth, et, en 1887, une sorte d'école qormIi ;i Jérusalem.
CHAPITRE V
icremeoU dani l Égtiee ruée et àm relatteM «lu prêtre et en Mètec.
— Le baptême. Diverç utaiitiaople. — L'euckarieUe, la
communion son- les il'-ux rspcces. — Le >aint cbréasé i-t l'onction. — La
prétriec. — Conséquences du mariage des prêtres. — I.e sacrement <Iu
mariage; la divorce. — Comment on y procède daaa la société russe. —
La confection, Manière dont on la pratk{ae. — l>'- Pacage de i>a>er le
confesseur. — De l'obligation légale de ftpproeàtt dat Ml nin.nts. —
I regiatrai de clergé et la statistique «les communions. — Comment
les ltusses font leurs dévotionc
Pour se rendre compte de l'efficadlé morale et de la \ aleur
jiolilique d'un culte. . -e i'esl pei -..uleineut Ml rite» et
pratiques, c'esl aussi les relationi du prMreel du tidèlequ'il
convient d'étudier. Des modifications de discipline ou de ri-
tuel qui semblent à première \ ue de simple» variante» litur-
giques, ont parfois sur l'esprit des peuples une intluence
plus considérable que des divergences dogmatique», il
peut suffire d'un changement dana lee formes extérieures
pour donner à des Cérémonies en apparence analogues un
caractère étranger, et à deux Églises un esprit ditlérent. A
Cet égard, on ne parait pas, en Occident, se rendre compte
de l'intervalle que la diversité de lem - ( mil entre
Les deux Églises. Toutes deux ont les méflSSi sacrements,
les mêmes mystères, comme disent les Grecs; elles les en-
tendent à peu près de la même manière : elle» les confèrent
avec des rites, ou dan» des conditions, qui en modifient
souvent l'influence pratique. Les mêmes sacrements ne
valent pas au clergé le même ascendant.
Avant tout, il est bon de remarquer que la situation
respective des deux Église», \i»-à-vis de leur liturgie et de
m. 10
146 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
leurs usages réciproques, n'est point identique. La défiance
des Orientaux contre toute innovation religieuse ne leur
saurait inspirer autant de tolérance pour les rites des
Latins que ceux-ci en montrent pour les leurs. Sous ce
rapport, Rome est assurément plus libérale : la raison en
est simple. L'Église latine, qui, plus d'une fois, a sciemment
corrigé ou simplifié les anciennes formes du culte, n'a
point de motifs de répulsion pour les rites conservés parles
Grecs; il lui est loisible de les proclamer saints et véné-
rables et d'en admettre la pratique, chez les Orientaux qui
consentent à reconnaître la suprématie romaine. La litur-
gie latine ne peut, dans sa forme actuelle, toujours inspi-
rer le même respect aux orthodoxes. Les rites que le cours
des siècles a modifiés en Occident leur paraissent souvent
tronqués; pour eux, telle simplification est une mutilation
qui défigure le sacrement et en altère l'essence.
Des divergences de ce genre se rencontrent dans les
deux principaux sacrements du christianisme, et d'abord
dans celui même qui confère la qualité de chrétien.
Comme la primitive Église, Constantinoplc et Moscou
baptisent encore par immersion, trois fois répétée1. Ils met-
tent en doute la valeur du sacrement administré par
ablution, selon l'usage des Latins, sauf à Milan, où s'esl
conservé le rite ambrosien. Les Russes ont longtemps
refusé aux Oceidestauj le titre de taptia&;ilfl ne voulaient
le-, appeler <\y\'aspi'r;/(:s, ei montraient pour eux d'autant
plus de répulsion que te droit des Latins au nom de chré-
tien leur Semblait dOOteUX. Jadis les Russes, comme les
Gtoecs, rebaptisaient, les Occidentaux oui voulaient entrer
dans orthodoxie. L'Église deGonstantinopfe le t'ait encore;
selle «le Russie j n renoncé. Les fiancées Impériales, aux-
quelles leur conversion au culte grec ouvre l'accès des
I I n- -nuini-r- «H I •- » | • I • ■ 1 1 k - , h"- .-iilulli's du moins, l<us<|ii nti
baptise, pti ■ v ni|i|r- di - .in il- "ii des païens, portent une aorte de tunique ou
de chenil e blanche; | plui de décence, le nouveau chrétien eal abrité dei
m n >w> parattata h ;r--i-i. d un pantin on d une marraine de ion sexn,
J.KS SACREMENTS. 147
degrés du trône, sont dispensée! se l'incommode céré-
monie «lu bain baptismal. Cette différence de jurisprudence
ecclésiastique est la seule difsrajsncs de quelque \uleur
qui se soit introduite entre l'Église grecque el l'Église
russe. Cesl la principsie des diversités déni se sont auto-
risés quelques théologiens romains pour faire, malgré
elles, de l'orthodoxie russe «i de l'ofthouoi pie deux
Églises, deux confessions lépsrées. Ls question du second
baptême des Occidentaui n'a Jamais mis sa péril ls com-
munion de la Russie ïïftt le patriarcat bwanlin. L'n Latin
admis dans l'Église de Russie est! sans dtfncuHe\ reçu
dans la communion du patriarche, ce qui a fait dire à un
Anglais que, pour entrer dans rÉglise grecque, sa roj
à Pélersbourg tenait lieu de baptême a Constantinople.
Noua pourrions soua étonner que les Églises orientslea
n'aient point arrêté une discipline commune sut u point
qui décide de la qualité même de chrétien, si bous ne sa-
vlOOJ que l'orthodoxie gréCO fUSUS n'a ni le môme besoin,
ni les mêmes moyens, que le Oalholicisme romain, de tout
définir et de tout régler.
Des différences plus important- | qu'on a pu leur
donner une portée morale et politique, se retrouvent dans
le second des dem principaux sacrements, l.ucharistie.
L'Eglise orientale l'entend à peu près comme les catho-
liques el l'administre I peu prés comme les protestants.
Elle croit, aussi bien que l'Église latine, a la présence
réelle; comme d'habitude, elle a seulement moins pu
le mode et le moment du mystère, es qui lui permet d
vanter de l'entendre d'une manière plus spirituelle. Ses
théologiens ont même parfois emprunt»' aux Latins le
ternie de transsubstantiation, à la place de Celui de trans-
formation, plus souvent employé par l'Orient. S'ils sont en
désaccord avec Home, c'est moins sur le mystère lui-même
que sur les rites qui l'accompagnent. Ces différences de
forme, Russes et Grecs se sont complu à les faire ressor-
tir, leur donnant, comme d'ordinaire, d'autant plus d'im-
14S LA RUSSIE ET LES RUSSES.
portance qu'elles les autorisent à accuser les Latins d'avoir
altéré le plus saint des sacrements. C'est ainsi qu'ils leur
reprochent de ne plus invoquer le Saint-Esprit au moment
de la consécration, et d'employer, pour la communion, du
pain azyme au lieu de pain fermenté. Cette question des
pains azymes est l'une de celles qui ont le plus passionné
l'Orient; elle a jadis valu aux Latins le reproche bizarre de
judaïsme.
Le mode d'administration du sacrement nous offre une
divergence d'un autre ordre, qui touche plus directement
le peuple. Chez les orthodoxes, comme chez les protes-
tants, la communion du fidèle est semblable à celle du
clergé; selon lerilede l'Église primitive, le peuple, comme
le prêtre, a part à la fois au pain et au vin, au corps et au
sang du Sauveur. Ce droit des laïques à la communion sous
les deux espèces a toujours eu beaucoup de prix pour les
adversaires de l'Église romaine. Pour l'obtenir, les Slaves
de Bohême soutinrent, après Jean Huss, une guerre terrible.
Les réformateurs du seizième siècle furent unanimes
à le revendiquer. C'est qu'à leurs yeux cette double par-
ticipation aux saints mystères constituait une sorte de pri-
vilège du clergé et relevait d'autant plus au-dessus des
laïques que, dans les idées anciennes, le sang représentai!
la vie. Pour les Orientaux, la communion réduite à l'élé-
mcnl «lu pain est une communion tronquée, en même temps
qu'un Ûgne de rabaissement du peuple chrétien devant
ses prêtres. Comme pour encourager les Russes à con-
m'imt dans son intégrité le rite eucharistique primitif,
le plus vénérable de leurs monuments religieux, Sainte-
Sophie (le Kief, montre, dans se-, grandes mosaïques du
onzième siècle, le Cartel présentant à ses disciples le calice
en même temps que le pain1.
1. Ou doii revarquer cependant quej poar lee laïque^ le mode <i<! comma~
mou n'. -i |i,i«, iiIimiIuiih'iiI h- iiifino i|uo pour le clergé, Lea laïquei m séftl
t- 1 m i - m boln dan l< calice. Col honneur eel rèrtrvé au prêtre el va
diacre; l'emportai moIj adroit, le jowdi m ftcra, taxaimplei lulèle*
LES SACREMENTS. 149
De même que le baptême et l'eucharistie, la plupart des
sacrements offrent, dans les deux Eglises, des différence*
notables. La confirmation, par exemple, est bien, par les
orthodoxes, considérée comme un ■aéraient, un ntyeJ
mais elle n'alliez eux, ni le même nom, ni le même rit.',
ni le même ministre, ni tout à l'ait !<• mèSM MBf. <»u l'ap-
pelle le ï't'-rrnirnt rfli .<>n itt-c/irrm>-, et. ail lîcil de l'é\êque.
c'est un prêtre qui l'administre. Mm point tprèS la pre-
mière communion, comme en Frasée, maia, selon Rasage de
l'antiquité chrétienne, immédiatement sprèi ié baptême.
i le sceau doni L'Église marque ms meanbree, la m\^-
Uque sjikragis qui, par le don de HEeprit, i.-- corrobore dans
la foi. Ici, par exception, les Orientaux ont abandonné le rite
apostolique de l'imposition îles mains, lui substituant une
onction sur différentes parties de II lêie ai du corne. Si le
sacrement est administré par un simple prêtre, la COnaé
cration du saint chrême appartient aux ésèqu- laiis
toutes les Eglises orthodoxes, a lérémonie «l'une grande
solennité, d'ordinaire réaertéeè la métropole religieuse.
En Russie, le saint ebrème est, pour tout l'empire, préparé
à Moscou, durant le carême, dans l'ancienne saùtetlc pa-
triarcale du Kremlin. On n'\ emploie que des cbaudi
et îles rasai d'argent 11 ventre, non seulement de l'huile,
mais du vin, des herbes, des aromates. des ingrédientl
toute sorte, auxquels on attache une \aletir symbolique.
L'autre sacrement de l'onction, l'extrème-om tion des
Latins, n'a également, chez les orthodoxes, ni le même
nom, ni tout à fait le même emploi. Les Raieaei l'appellent
sohorovaitic, ce t] n î , d'après l'ét\ niolo^ie. \eut dire assem-
blée, réunion1. Au lieu d'être conféré par un seul prêtre, il
Lest, d'ordinaire, par plusieurs, par sept s'il est possible,
ce que les Crées disent plus conforme au texte de lepîlre
de saint Jacques. L'Église gréco-rossc voit dans ce mys-
la communion est doutée, au mu\en d'une cuillt r d'en-, OQ les parcelles du
pain eueharisUqtM BoUeal dana l«- vin eoam
1. De tooral, i menMw ». d«>u aooor, « emeUe, «'-dise ».
150 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tère, moins le sacrement des mourants et une prépara-
tion à la mort, que le sacrement des malades et un moyen
de guérison.
Toutes ces divergences, dont la liste serait longue, peu-
vent sembler indifférentes ou puériles aux profanes ; pour
l'observateur, comme pour le croyant, elles ont leur impor-
tance. Ce n'est point seulement que, dans les religions, la
masse du peuple s'attache surtout au côté extérieur, c'est
que, sous ces diversités de forme ou de discipline, se cachent
souvent des différences d'esprit. Il en est ainsi des deux
sacrements par où l'Église intervient dans la vie civile, le
mariage et l'ordre sacerdotal. Sur l'un et sur l'autre, les
orthodoxes sont, en théorie, d'accord avec les catholiques,
et, en pratique, ils se rapprochent de certaines sectesprotes-
tantes. Dans l'Eglise gréco-russe, il n'y a point d'incompa-
tibilité absolue entre ces deux sacrements, dont les Latins
se sont habitués à regarder l'un comme aussi essentielle-
ment laïque que l'autre est ecclésiastique. Loin que la
renonciation au mariage soit la condition indispensable du
sacerdoce, l'ordination, en Russie comme en Grèce, n'est
communément accordée qu'au lévite pourvu d'une femme,
en sorte que c'est le mariage, et non le célibat, qui ouvre
l'accès de l'autel.
Elle a beau ne p;is s'étendre aux degrés supérieurs de la
hiérarchie, à lepiscopal, <>n comprend l'importance sociale
d'une telle coutume. Marié et père de famille-, le prêtre,
plus rapproché du fidèle par le genre de vie, s'en séparé
uiniiis par 1rs idées cl les seiilimcnls. La constitution de
l'orthodoxie, par Etat ou par peuple, faisait déjà de ses mi-
oistras an clergé uniquement national; le mariage el la
\ ta il — i î « 1 1 1<* en ton! des citoyens ayant des intérêts ana-
logues à cru\ (les autres classes. A celle dillérence eptre
1rs deui Églises B'en joint une autre non moins digne d'at-
lention.Ghez les orthodoxes, !«• sacerdoce a'esl pas, comme
i lie/ les catholiques, un sceau Indélébile. Un prêtre peut,
avec l'agrément du saint-si node h l'autorisation du sauve-
LES BACREMBNTB : LA PRÊTRISE. 151
rain, être délié de ses miux et rentrer dans la vie civile, à
peu près comme un militaire suri Je farinée1. Le pope
convaincu d'un crime esl dégradât OOÉMÉé un officier. Jadis,
des prétree dont mi était aaécon tendon faisait des soldats
Avec même origme et mômea fonctiona, le clergé a ainsi
dans les deux Kglises un<' position cl une influence hien
diverses. Comme «liez les Latine, le prêtre est, chez les
orthodoxes, le ciinal unique cl nécessaire des sacrements
et de la grAce divine; mais, eidre le fidèle <'t lui, ni la dis-
cipline ecclésiastique, ni lai pratiquée religieuaee n'ont mis
le même intervalle qu'en Occident Le prêtre n'est pas
élevé aussi haut BUHfeaaua de lli umaiiité- : il u'esl point, par
l'ordination, tellement mis en dehors «les Impies « j u'il ne
puisse retomber à leur niveau. Lee Bëèki ai h- . lergé
Gommunient également sont iea deui I
enfin, est le grand irait d'union qui joint le clergé aux
laïques. Pourvue de famille ei privés de tout chef étnut*
ger, les popai ne pouvant fcuimev enfer* eui encorpe auaut
étroitemenl associé el aussi distinct de tous lea .mire- Pat
eala même qu'elle mal moins de distance entre le peuple
et le lacerdoee, L'Égliai la nue plue
grande influence aux laïques et à l'Étal, qui en est le na-
turel représentant. Chez elle, le eatUétèfa m\slique, divin
du prêtre, est moine en lumière; l'éclat de la religion re-
jaillit moins sur lui cl l'accompagne inoins m dehors .les
cérémonies sacrées. Le clergé ne se confond p
l'Église; le peuple voit moins en lui le représentant de
Dieu el le roi du temple que le ministre, le serviteur de
l'autel.
Pour le mariage, il n'\ a pas entre les deux Églises le
1. Voici, d'apir- une feuille ecclésiastique officielle, !<• libellé d'une auto-
risatioo de ce genre. « s. m. l'Empereur a. le 12 mai de cette année, daigné
accorder à l'ancien prêtre du diocèse de Volhynie, Ivan Lvovitch **", ayant
déposé la dignité sacerdotale en 1880, l'autorisation d*eatrer au service de
l'État, avec les droite de sa naissance,... en dehors toutefois du diocèse de
Volhynie on il a servi dan- les fonctions de prêtre. » T$erkovnyi l'est h ik.
16 juin 1884» p. 101.
152 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
même contraste. Là encore, tout en étant plus voisine de
Rome, l'Église orientale est, a certains égards, entre Rome
et la Réforme. Fidèle aux répugnances des premiers
chrétiens pour le renouvellement du lien conjugal, l'ortho-
doxie tolère chez les laïques les secondes et les troisièmes
noces; elle se refuse à bénir les quatrièmes. Au veuf ou à
la veuve assez charnels pour recourir à un nouveau ma-
riage, elle impose même une légère pénitence. Avec les
catholiques, l'Église gréco-russe fait du mariage un sacre-
ment et en proclame l'indissolubilité; avec les protestants,
elle admet, d'après l'Évangile (saint Matthieu, v, 32), que
l'infidélité d'un des époux autorise l'autre à s'en séparer.
Selon ses traditions, l'adultère est la mort du mariage, et
la violation du serment conjugal annule le sacrement.
L'Église russe autorise l'époux injurié à contracter une
nouvelle union, elle interdit les secondes noces à l'époux
qui n'a pas tenu les promesses des premières. En Russie,
où il n'y a, pour les orthodoxes, d'autre mariage que le
mariage religieux, cette jurisprudence ecclésiastique tient
lieu de législation civile. Elle a l'inconvénient de prêter
parfois à de frauduleux compromis, à de honteux marchés.
Le code mondain a singulièrement altéré et faussé la loi
canonique. Quoique la faute en soit aux mœurs et à la pro-
cédure plutôt qu'à l'Église, le clergé a le tort d'être trop
facilement la dupe des combinaisons intéressées des époux
mal assortis.
Il n'est pas rare de voir des hommes se reconnaître cou-
pables du crime commis par leur femme et l'aider a épou-
ser son complice. C'est la, dans le beau monde, le procédé
d'un galant homme; <>u «mi a presque hit une règle du
SAVOiF-vivre. Il csl admis (pie, dans les marnais ménages.
C'est an mari de prendre sur lui Ions les loris; il doil, au
besoin, se laisser prendre en flagrant délit, h même, s*ii
le faut> jouer devant témoins la comédie de l'adultère. Plus
rarement, c'est la femme qui se sacrifie el prend sur «die
l'opprobre de la faute qu'elle n'a pas commise. Quelques-
LE MARIAGE KT LE DIVORCE. 153
unes le font par dénouement, d'autres par cupidité. On cite,
dans Je monde des marchands, de riches veuves qui ont
ainsi acheté à des femmes sans fortune un mari de leur
goût. Le théAtre russe a mis sur la ntai des transactions
de ce genre. Ces! 1«' sujet d'une médiocre comédie d'Os-
trovsky, le Bellâtre Kraê&neU ii<ntehtekina). On s vu des
époui ainsi divorcés, pris du désir de M remarier, alors
que, grâce à leur complaisance, leur conjoint l'était d
intenter une action nouvelle et demander la révision d'une
sentence l'ondée sur des (ails suppoai
La question de savoir si le mariage <1 * > i t être interdit à
perpétuité aux époui ooupablea i été fcnrt diicntée. Mu-
sieurs canonisiez on! soutenu que jamais les OOûCiles
Dravaienl condamné l'époui adultère au célibat perpétuel.
D'après eux, cette règle n'aurait d'autre fondamonl que les
préceptes du Nomokanon, soda byzantin qui aeaoeie aui
canons de l'Église les lois civiles concernanl l'Église el le
clergé. Toujours est-il que l'on incline, en Russie, a se
départir d'une sévérité généralement jugé leive.
Cela n'est plus guère qu'une atl'aire de temps. Il y a déjà
des exemples d'autorisation de remariai pour l'époux
déclaré coupable. Le jour OÙ Cfl Itra devenu la règle, les
demandes de di\orce se multiplieront. Si lennvocès de ce
genre en deviennent un peu moins scandaleux, il Ml dou-
teux que le lien conjugal en soit forlitié'.
Dans une étude des sterementa il e>t iinpoaaibUi de lais-
ser de côté Celui qui t'ait l'originalité morale du catholi-
cisme, la pénitence, la confession. L'Église grecque r>t
d'accord avec l'Église romaine pour exiget la enafeaeson
auriculaire. La théorie du sacrement est à peu près sem-
blable chez les Crées et chez les Latin-; en ast-i] de même
de la pratique, qui seule décide de la valeur d'une telle
institution? Pour un étranger appartenant à une autre
1. Pour le nombre deadfroreefl M la procédure Mark éuu eet u'faiivs par
)>'s eoasiatoirei ecclésiaaiKpiet, voyai cî-dottoM, même livre, chap. vu.
154 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Église, il ne saurait en pareille matière, être question
d'expérience personnelle, ni de comparaison directe. Il faut
se contenter de réponses plus ou moins nettes, plus ou
moins sûres, arrachées à des gens qui sont eux-mêmes
hors d'état de rapprocher des leurs les usages catholiques.
Entre la confession orientale et la confession latine il
semble s'être établi, dans la pratique, un intervalle que les
années pourront élargir ou combler. La première paraît
plus, brève ou plus sommaire, moins explicite, moins exi-
geante; elle est moins fréquente et elle est moins longue,
ce qui diminue doublement l'influence qu'elle a sur le
fidèle et l'autorité qu'elle donne au clergé. Elle semble se
restreindre davantage aux fautes graves, parfois même se
contenter de déclarations générales, sans désignation de
péchés particuliers. Elle n'aime pas autant à spécifier, à pré-
ciser; elle pénètre moins avant dans les secrets de la con-
science et l'intimité de la vie. Les Russes ne mettent point
entre les mains des fidèles de ces examens minutieux qui,
jadis surtout, se rencontraient dans tous les pays catholi-
ques. Ils fcie mettent pas non plus, croyons-nous, aux mains
des prêtres de ces théologies morales où l'anatomic du
vice est poussée jusqu'à une répugnante dissection. Par
tous < 'S côtés, la confession orthodoxe paraît plus simple
et plus discrète, à la fois plus formaliste et plus symbo-
lique que la confession romaine; elle semble garder quel-
que chose de primitif et comme de rudimentaire. Ici encore,
l'Église d'Orient se montre moins éprise de précision cl de
logique que l'Église latine, moins disposée à pousser sa
doctrine à ses dernières conséquences.
Kn Russie, près du peuple surloul, e'esl par inlerro-
galions que procède d'ordinaire h' confesseur. Avec lcpa\-
san, le pope s, dit-on, deux questions habituelles: • As-iu
volé? re-,-iu enivré? à quoi le moujik répond en s'iu-
< i i n • 1 1 1 1 : le suia pécheur4 . Une telle réponse à une
i on i .11 péché mon père ffréelwn, batiotiehka.
LA CONFESSION. 155
ou deux demandes rapidement pesées suffit, en général,
pour obtenir l'absolution, Quelques personnes prétendent
même Be blesser de questions trop directes, in pope ayant
demandé à an fonctionnaire s'il l'étafl laissé corrompre,
ou, selon l'expression du narrateur, s'éteil laissé graisser
la patte, le pénitent aurait répondu au confesseur qu'il
allait trop loin. Parfois, à la suite ou au lieu de Ml inter-
rogations habituelles, le prêtre s'enquierf si l'on se seul la
conscience chargée, ou si l'on i quelque lente particu-
lière à déclarer. J'ai entendu citer, dans no chef-lieu de
gouvernement, un ecclésiastique qui. pour tout.' question,
se contentait de demander à ses pénitents leur pré*
nom, l'absolution se donnant pomiiieUveenent. D'habi-
tude, une confession en bloc, un simple aven de culpabilité,
comme la vague formule •!«■ Buispécbeni ». est un»' rép
suffisante à loul ; il n'est pas besoin d'entrer dans des dési-
gnations plus précises. On semble avoir un mode de con-
fession analogue dans l'Église arménienne, qui, pour les
rites et les pratiques. 6S| ivst.V très \oisin.- ,1e l'Kirlise
grecque. J'ai rencontré dans la TrenSCanCasil un é\è.pie
arménien, homme instruit et intelligent, qui ne er an.ii ait
pas d'ériger ce mode sommaire de confession en théo-
rie théologique. « Reconnaître qu'on a péché, disait-il,
comprend toutes les tantes. Quand nous a\e/. dit « Je
suis pécheur », vous ave/, tout dit. La coulaseion est le
rite extérieur de la pénitence: éviter d'elle des aveux
plus précis, c'est la matérialiser au proiit du clerv.
Celle doctrine, qui pouvait se ressentiras quelque influence
protestante, n'est point celle des théologiens russes. Pour
la théorie, on ne trouve, sur ce sacrement, entre eui et les
catholiques, qu'une différence notable : c'est à propo- de
la pénitence qu'impose le confesseur. Selon l'enseignement
orthodoxe, ce n'est point une satisfaction pour le péché,
une compensation des fautes commises; ctest simplement
une correction, un moyen de discipline pour le pécheur,
et ce remède ne lui est d'ordinaire prescrit que s'il le
156 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
réclame. Cette doctrine sur la pénitence se lie à celle sur les
bonnes œuvres; elle fait rejeter à l'orthodoxie orientale
toute l'économie des indulgences latines, tout ce que les
Russes appellent ironiquement les comptes en partie
double et la banque spirituelle de l'Église romaine1.
Si l'oreille de l'étranger ne peut juger par elle-même de
la confession orthodoxe, ses yeux lui en peuvent apprendre
quelque chose. Il n'a pour cela qu'à se rendre dans une
Église, au commencement ou à la fin du grand carême.
Dans les pays orthodoxes il n'y a point de confessionnaux;
rien, dans les temples catholiques de Kief ou de Yilna
n'intrigue davantage le paysan russe. La présence ou l'ab-
sence de ces monuments spéciaux, de ces petites guérites
[boudki), comme les appelait naïvement un moujik, est
déjà un signe du plus ou moins d'importance de la confes-
sion dans les deux Églises. Il n'y a, d'ordinaire, en Russie,
ni siège pour le prêtre, ni prie-Dieu pour le pénitent : tous
deux se tiennent dans l'église, debout en face l'un de
l'antre, derrière une grille ou un paravent qui les sépare
de la foule sans les enlever aux regards. Parfois même celte
mince barrière est supprimée : le prêtre reçoit la confession
au pied d'un mur ou d'un pilier de la nef, sans que rien
l'isole du commun des fidèles. A côté, de lui est un pu-
pitre avec une croix et un évangile, sur lequel le pénitent
pose deux doigts de la main, comme pour jurer de dire la
vérité. En certains jours du carême, on voil, dans les pa-
roisses des villes, se dérouler de longues files de fidèles de
tout sexe et de toute classe, parfois des milliers de per-
sonnes, faisant queue 1rs unes derrière les autres, toutes
1. (!*e-t tins! que le slarophlle Khomiakof montrai) à iei compatriotes
l'Eglise de itm établissant entre l'homme el Dieu une balance de devoirs
. i de méritée; mesurant les péchés si las prierai, les fautes el les actes d'ex
plation i.ci-.ini des reports d'un homme sur un autre: Introduisant enfin
■ Lui- le sanctuaire de la lui tout le mécanisme d'une maison de banque l.
I I ulir l.itnir il //• l'rutrslnnlismi'. — Le cleii.'é n'ayant |>as, selon I e\
ion 'lu mène Kbomiakof, i «le fonds de réserve «le la grâce s distribuer »,
il *e trouve, pai li encore, privé d'un des moyens d'influence du clergé catho
liujlle.
LA CONFESSION. 157
debout et tenant chacune à la main un petit cierge. La tète
de ces colonnes se presse contre le paravent derrière lequel
s'abrite le confesseur ; serré par le Ilot sans cesse renou-
velé de la foule, il peut à peine donner une ou deux mi-
nutes à chaque pénitent Chacun s'avance à son tour, se
courbe et se signa plnsieuri foil salon L'nsagl ruese, ré-
pond à deux ou trois questions «lu pope*el n-roit I absolu-
tion, que lui donne le prêtre en lui imposant mi la t.teun
pan de l'étole. Le fidèle ebsous baise la eroii on l'Évangile,
i près avoir recommencé, devanl quelque ini
signes de croix et ses salutations, il \a le faire inscrira MM
|f>a registres du diacre, <>n sort pour revenir communier
le lendemain.
Un usage bien russe et bien chrétien, c'est, en allant à
confesse, de demander pardon à toub ?s les personnes qui
vous approchent, parente, amis, serviienre k ttoeeouj
ne suffit pas aui gens du peuple* Lee Jours de oonlessioni
on en voit, dans l'église, s'incliner hnnthlomonl lés wàâ
devant les autres, sans mène m connettrej en signe tnette
de mutuel pardon.
La plupart de ces confessions, eecumu
fixes, sont naturellement rapides, •QBMMiMi, parfois tout
extérieures. 11 n'en est pas cependant toujours ainsi. 11 y S ÉSS
âmes scrupuleuses ou repentantes, il y a des prèti
qui ne se contentent pas de ces conl - lue uni-
quement cérémonielles et ont besoin de demander, ou de
donner, des conseils ou des consolations, un retrouve, à cet
égard, les deux tendances opposées que nous avons signa-
lées chez l'Église gréco-russe, l'une, dans lesens catholique
allant au développement de la confession, l'autre, dans le
sens inverse, la réduisant aune affaire de forme. Parmi
les Ames les plus pieuses, c'est le premier penchant qui
semble dominer. 11 y a des jeunes filles qui s'effrayent
d'approcher du pope, des mères qui s'inquiètent des ques-
tions (pie Ton peut poser à leurs tilles. Cela toutefois est
rare. La confession est parfois si peu intime, qu'il est des
158 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
pensionnais ou des écoles où, pour aller plus vite, le
prêtre confesse deux ou trois enfants à la fois, leur posant
simultanément les mêmes questions, auxquelles les enfants
font les mêmes réponses. Gela rappelle l'histoire de la
confession du régiment, l'aumônier demandant à haute
voix : « As-tu volé? as-tu bu? as-tu forniqué? » et les
hommes répondant en chœur : « J'ai péché, mon père ».
Encore cela se peut-il comprendre en campagne.
Une chose digne de remarque, c'est que chez les vieux-
croyants, qui prétendent en toutes choses demeurer
fidèles aux anciens usages, la confession est plus longue
et plus stricte. Chez eux, le prêtre, en habits sacerdotaux,
reste seul, face à face avec le pénitent. Les autres fidèles
attendent leur tour à l'écart, parfois même au dehors, sous
le porche de l'église. Non content d'interroger sur les dix
commandements, le prêtre, qui, chez eux, tutoie toujours
les pénitents, ne craint pas de leur adresser les ques-
tions les plus délicates. Tel est, du moins, ce que je tiens
de certains vieux-croyants. Un sectaire du nomd'Avvakoum,
brûlé sous la minorité de Pierre le Grand, nous a laissé, dans
une espèce d'autobiographie, un exemple de la pratique
de la confession auquel l'antiquité et la sincérité du nar-
rateur donnent un intérêt singulier. Ce passage1 montre
qu'alors, à l'origine du schisme, la confession russe était
loin d'être toujours purement cérémoniellc .
Aujourd'hui encore, dans quelques églises de couvent, par
exemple, l'œil de l'observateur croit parfois distinguer une
confession plus animée et plus intime que d'habitude. La
l. Le rold,d'apréi ont traduction de Mérimée, qui a cherchée rendre lanaï-
veté de Poriginal. •> Comme pétait parmi lei popei, vint une lille pour se con-
eoupal>l<- ilr paillardise et de toute vilenie.
mi ivii 1.1 n ii un luiii.uii v,,n r.iii, debout devant l*Évangtle< Alan
iimi h. ii-, (mi maudit, moi médecin det Imee, je pris l'infection et le feu
brûlant de pailiardiie m'entre m cour. Rade pour moi l'ut la journée. J'allu-
mai i que j'attachai à nu pupitre, el mis ma main dans la tlauiiue
jii-'iu a i a que l'éteignll i ette ardeoii Impure, PuU, avant congédie' la Bile, je
pliai ne - habite .. Jitie protopopa Awakou 12 [Journal det
Savant MO).
LA CONFESSION. 159
pratique du sacrement de la pénitence n'en semble pas
moins être restée plus primitive et plus discrète en Orient
qu'en Occident La confession j est plus flexible, moins
strictement réglementée; elle se rétrécit ou l'élargit selon
les habitudes ou selon les besoin! des âme*. A ce mysté-
rieux tribunal, comme en tonte chose, lot éoo-russe
serre lenrur et l'espfif de tes «niants de moins i'i-s que
l'Église romaine. La ékreetion, cette institution catholique
>i chère au \\ ir siècle, esl peu connue de l'orient. j..( géné-
ralité mémedcs aveux de II eonfessiOfl en diminue l'attrait
et, par suite, la fréquence; te prêtre i moins de prise Mil-
les Ames: le sacrement qui lui assure le plus d'empire.
les Latins, lui donne peu d'influence chez les Grecs.
Il y a dans les usages mémefl de i i . de
l'Église russe en particulier, plusieurs raisons pour que la
confession soil moins exigeante qu'en Occident L/un
le mariage des prêta temple de l'Orient prouve que
la confession n'exige pas le célibat du confesseur. Rome
même le reconnall en admettant le do u clergé ches
les Grecs-unis, les Arméniens, les Maronites, il s/en est
pas moins vrai (pie l'homme attaché I une Comme inspire
moins de confiance ou, pour nÛOUX dire, moins d'abandon.
Plus exposé au soupçon d'indiscrétion, le prêtre m
lui-même plus disOTOl IfOC le pénitent.
Bn Russie, la loi punit la violation du soi rel sacramen-
tel. Si l'on \ entend plus d'histoires de ce genre qu'en
Occident, elles y sont cependant fort i le plus sou-
\enl, sujet tes a caution. En voici une, lue jeune lille deve-
nue secrètement mère avait étoutl'é son enfant. Le carême
l'ayant, avec tout le village, amenée devant le pope, elle
confesse humblement son crime, et l'absolution la délivre
de ses remords. A quelques Bemaines de là, dans une réu-
nion de femmes, un jour de fête, elle se trouve par basard
près de l'épouse du piètre. Au contact de la jeune fille, la
popesse laisse échapper un cri d'horreur et manifeste si
clairement sa répulsion, que, d'explication en explication,
160 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tout finit par se découvrir. Le pope fut, dit-on, dégradé, et
la jeune fille criminelle graciée par l'empereur. De tels faits
sont trop exceptionnels pour retenir souvent l'aveu des
péchés sur les lèvres du coupable. Ce que le mariage du
prêtre peut arrêter, c'est moins peut-être la confession des
crimes et des fautes graves que les confidences et les effu-
sions de l'àme religieuse. Marié et père de famille, comme
un simple mortel, le pope n'est point entouré de l'angé-
liquc auréole que met au front du prêtre catholique le vœu
de chasteté ; il n'exerce pas sur les cœurs pieux, sur les
femmes surtout, la même fascination mystique.
Une autre cause de cette simplicité de la confession et en
même temps du formalisme qui a envahi l'Église, c'est
l'usage de faire payer immédiatement au fidèle chaque
fonction que le prêtre remplit pour lui. En Russie, de
même qu'en Orient, tous les sacrements se payent, la
pénitence aussi bien que le baptême ou le mariage. C'est
là une triste nécessité de la pauvreté du clergé; il n'a
point de budget suffisant pour affranchir le fidèle de pa-
reilles redevances. Ces offrandes n'ont pas de tarif : pour la
confession du moujik, c'est 10 ou 20 kopeks (40 ou 80 cen-
times), pour celle du riche quelques roubles. Les dons
dépendent de la condition ou de la générosité, de la vanité
ou du repentir. Celle aumône, remise comme un salaire à
la fin de la confession, incline le prêtre à l'indulgence et
à la réserve; il se seul intéressé a encourager la libéralité
«In pénitent et à en garder la pratique. Pour l'Eglise et pour
son ministre, le fidèle devient une sorte de client
si la confession el les autres pratiques de dévotion sont
souvent, en RussiSi des actes purement extérieurs, tout cé-
rémonials, le bute «ii est, pour une bonne part, à l'intimité
des doui pouvoirs, à ls force légale que l'État prête aux
commsndemenlsde l'Église. Ce c'est pas Impunément qu'on
iraiistoi'iiic les devoirs religieui en obligations civiles. La
lation russe ordonne à tout orthodoxe de recevoir les
remonte i loins une Ibis par an; d'après un article du
LES SACREMENTS ET LA CONTRAINTE LÉGALE. 161
rode, le soin de veiller à l'exécution de cette loi est confié
aux autorités civiles et militaires en même temps qu'au
clergé. Ce sont là, il est vrai, des règlements dont, en Itus-
sie même, il est aujourd'hui malaisé d'assurer l'appUe**
lion. La liberté personnelle ■ déjà fait trop dé progrès pour
que l'exécution en puisse être siricte. Dei milliers de per-
sonnes violent impunément la loi: elle n'en moi
moins pour intimider 1rs uns cl servir de prétexte au zèle
indiscret dei auli
Qfioe à celte législation, les pratiques religieuses et
L'Église même sont considérées eonjnsé un moyen &
lice; le gouveiiuMiieni et le elergé restent exposés à des
reproches ou à des soupçons souvent Immérités, toujours
exagérés. Dans certaines provinces, on entend dire que
pai l'ois le pops demande au pénitent s'il aune le tsar et la
Russie, question qui n'admet, naturellement, qu'une ré-
ponseï Bien plus, il est ordonné au confesseur, sons i
de mort, de dénoncer les complots contre IKlat et contre
l'empereur1. De pareilles lois sont de» restes de ces I
lations sarbarea moèas destinées à l'application qu'à l'inti-
midation. Les tyrans les plus loupçoaneux, snx plus msn4
vais jours de la Russe1, mit rarement pu arracher .tu \ \<\ PSI
du clergé le secret qui leur avait été eonflé devant l'autel.
L'Église russe a eu, comme l'Église tanne, ses martyrs de
la confession, Pour obtenir quelques avons du oonfbsnonr
de son. tils Alexis, Pierre le Qrand fut obligé de lé mettre I
la torture. Il n'en est pas moins \rai que sou\ent. durant
la crise du nihilisme surtout, les OOttSpirsteurs politiques
s.- sont montrés déliants des COnlSSSenfl qu'on leur «n-
\ on ait, affectant parfois de les regarder connue les auxi-
liaires du juge d'instruction.
Ce qui pèse sur l'Kgiise, c'est moins le manque de coo-
Elance en ses ministres que la consécration légale donnée
par l'Etat à des prescriptions religieuses qui ne regardent
1. lîeylcment a/nritucl de Pierre le Urand, 1" partie du supplément,
m. 11
162 . LA RUSSIE ET LES RUSSES.
que la conscience. Là est une des principales raisons du for-
malisme tant reproché à l'orthodoxie russe. La contrainte
matérielle est rare, presque uniquement bornée à des sec-
taires dont le gouvernement se refuse à reconnaître le
culte; la contrainte morale est fréquente, presque géné-
rale. Grâce à l'intimité de l'Église et de l'État, les mœurs
religieuses de la Russie ne sont pas sans analogie avec
celles de Rome, sous le gouvernement papal. L'amour du
repos et le désir de se trouver dans la règle, le besoin
d'avancement ou la crainte d'attirer une surveillance désa-
gréable amènent au pied de l'autel ceux que n'y conduit
point la piété : le moujik ou le petit employé trouve sage
d'aller prendre Pâques, ainsi que s'exprimaient, avant 1870,
les sujets du saint-père. Pour beaucoup, les actes les plus
mystérieux du christianisme deviennent ainsi une pure for-
malité.
D'ordinaire, quand le prêtre leur a donné l'absolution,
les employés ou les soldats reçoivent du sacristain leur
billet de confession; en outre, le pope tient registre des
fidèles qui s'approchent des sacrements. Chaque année, les
listes des paroisses sont envoyées aux évêques, celles des
diocèses au saint-synode, qui en dresse un tableau d'en-
semble, sur lequel son procureur général fait un rapport à
l'empereur. D'après cette slalisliquc des dévotions, il \ a,
en dehors des enfanta en bas âge, une cinquantaine de mil
lions de Russes orthodoxes qui remplissent leurs devoirs
religieux. Ceux qui s'en dispensent, à peine cinq ou six
millions, sont divisés en plusieurs catégories; il y a les
malade» cl les infirmes, il y a les lièdes el les iiulifl'érenls,
il \ ;i les geni a suspects (l'inclination ;iu schisme ou à
l'hérésie Cette dernière catégorie, qui comprend les adhé-
rents des sectes non reconnues, derrsii en réalité, dans les
CSmpSgneS BU moins, embrasser la presque totalité des
Ruas* - 'pu je refusent au derofe pascal; Et dehors des
lires retenus par la conscience, peu de paysans se lais-
Senl Mtlonl.iiremenl classer parmi les négligents. Le pope.
ENREGISTREMENT DES DÉVOTIONS. 163
doublement intéressé à ^accomplissement des prescriptions
religieuses, 'l01^ •' esl rsspsussbls devant son évoque, et
qui sont le gagne-pain de M famille, ne peut les liu'tsw
oublier à ses ouailles. Comme il arrive chaque fois « j n»
l'Église exige le certificat d'un ado de piété, chez nous, par
exemple, pour la confession a\iint le mari! eux, les
mœurs amènent souvent le clergé à dispenser lui-même
l'indifférent OU le sceptique de la pratique d'une règle qui
leur répugne. Au moyen d'une offrande, on peu! •><■ faire
inscrire sur les listes (lu pope. -.iu> ic tourneUM eux cotes
religieux dont elles enregistrenl l'accomplissement. Le fait
n'est point raie parmi les membn -êtes populaires.
Le croyant et l'hjpOCrite pavent ainsi pour rece\oir le»
sacrements, l'incrédule et le sectaire p..ur eu être dispen-
Dans un ca| ffwnflM dan» ravira, Is prêtre looche de
SOI] paroissien la rede\anee que lui attribue l'usage. L
religieuse, l'esprit même de la piété, ne peuvent échapper
entièrement à l'influence de pareilles eonhunea. L'habi-
tude de voir sppmehef de l'autel des .nues hadea an indif-
rérentes rend le prêtre lui-même moins difficile SUT Iflf
conditions spirituelles <ie la participation sus laernnieniK
Il est plu» porté à se contenter des dehors el de la soumis-
sion matérielle aux rites: par là. les dévotions de com-
mande diminuent indirectement la \aleur des aulivs.
Pea raisons analogues avaient amené <u-> snsfturs à peu près
semblables dans tout l'ancien empire Ottoman, où. SOUS
la domination turque, le plef Mervait un rôle
politique. C'eal ainsi que deacanaai catériéures ont entre-
tenu, cbe/ la plupart des peuples orthodoxes, le formalisme
religieux, auquel tes inclinait déjà leur tempérament ou
leur état de ei\ ilisation.
Le plus grand acte de la vie chrétienne, la communion.
suggère dans l'Église iMveo-nissc les mêmes remarques
que la confession. La masse du peuple, qui remplit si scru-
puleusement les prescriptions religieuses, œ s'approche du
sacrement eucharistique qu'une fois Tan, pendant le grand
164 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
carême. La communion fréquente, que saint Philippe de
Néri et saint François de Sales, que Fénelon et les jésuites
ont fait prévaloir dans la dévotion catholique, est étrangère
à la piété orientale. Bien plus, c'est, pour les orthodoxes,
moins un sujet d'édification que de scandale. Ils parta-
gent, sur ce point, les idées de nos anciens jansénistes.
Aux yeux de leur clergé, la fréquence de la communion en
diminue la solennité et, par suite, l'efficacité morale. Il re-
proche aux catholiques de manquer de respect à la table
eucharistique en en laissant approcher, sans préparation
suffisante, des âmes mondaines indignes de renouveler un
pareil commerce. Il ajoute que les confessions trop répé-
tées font dégénérer le sacrement de pénitence en simple
conversation édifiante. En Russie, les personnes pieuses
ne s'approchent de la sainte cène que quatre fois l'an;
chez les plus dévotes, la communion mensuelle est peut-
être plus rare que, chez les catholiques, la communion
hebdomadaire.
La rareté de la participation au plus auguste des sacre-
ments de l'Église en pourrait augmenter la solennité; l'ha-
bitude de conduire en troupe à la sainte table le gros de
la nation en diminue felïet individuel. Une autre raison
enlève à la communion quelque chose de la grandeur de
son impression sur les âmes. Selon l'ancien rite, l'Eglise
orthodoxe y admet les petits enfants : on la leur administre,
comme aux adultes, au moyen d'une cuiller d'or ou de
vermeil1. A proprement parler, il n'y a donc pas de pre-
mière communion. Celte solennelle initiation aux saints
mystères, qu'on environne de Uni de crainte religieuse,
qui, chez les catholiques <'i certains protestants, a une si
nde Influence sur l'enfant, manque aux Eglises orien-
tales. Par la, non seulement le sacrement de l'eucharistie
en impose moins é l'enfance, habituée è le recevoir disses
premiers jours, mais la religion, n'ayant poinl à préparer
I I i iil.inl •• .'ni ilr . omnium. t ,i hm- ou i|imlr<! ans, pour WC -
i à Mpt un, cmmm i'- -Limi'- |Mi>.,iiii<v fcprèt t'étutt ooaftwièu
LA COMMUNION HT USA DÉVOTIONS RUSSES. 165
à ce grand acte, perd de MU importance dans l'éducation
et, par suite, de son ascendant sur la vie.
Ce n'est point que la communion ne soil, en Russie, en-
tourôe l'- préparation et de recueillement; loin île la, on
l'y dispose, d'habitude» par la jeûne, la prière ai la retraite.
Durant cette retraitai m doit aaalatar, déni ou trois foii p \i
jour, aux longs offices de I Église. Dans la semaine d
réme, où elles s'approchent des HCWBMUta, lai hum»
plus délicates observent rigoureusement la - I » -s. t i -
nence de l'Église orientale. Les plu^ élégantes l'isolent,
pendant quelques jours, du monde et de leurs amis. On v
met à la fois plus de solennité et plus ,|e sinij di<it«- que
clic/ nous. On l'enferma, mais on ne tait point mystère du
motif. On ne met pas dans m pratiquai reUgieueei le
marna myatera, la même pudeur qu'an franc.-, ftaaala
lociété "H dit à ses mnnaiaainona que l'on va - Faire
dévolions •; il y a un mot pour cela •/ ■■■•(';. La chose faite,
les amis et le monde vous complimentent, comme pour une
(été <»u un événement de famille. La communion de l'em-
pereur, de l'impératrice, du grand-duc héritier est enre-
gistrée dans le journal officiel et portée par la près».- à la
connaissance du publie*
Ce tableau du culte orthodoxe al des nio-urs religieuses
de la Russie, il serait facile de l'élendre. Nous en SfOUfl
aaaei dit pour montrer que, son- -cmhlances exté-
rieures, il y a, le plus souvent, antre l'Église gréeo-
russe et l'Kglise latine, des différences importantes, au
point de vue moral comme au point de vue polilique.
l/étude comparée des rites et des pratiquas religieuse-,
amène à une conclusion fort éloignée des opinions reçues.
Du dit, d'ordinaire, qu'ayant même foi et mêmes traditions,
même hiérarchie et mêmes sacrements, les deux Églises
ne différent que par les rites et les formes. Il serait peut-
être plus juste de renverser l'opinion vulgaire, de dire que
c'eat par les formes et les rites, par les dehors du culte,
que les deux Églises se rapprochent le plus; que c'est par
166 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
l'esprit qu'elles sont le plus loin l'une de l'autre. Là même
où les formes sont catholiques, l'esprit est souvent pro-
testant.
Avant d'avoir étudié l'organisation intérieure du clergé
et les rapports de l'Église et de l'État, nous pouvons déjà
apprécier l'efficacité morale et la valeur sociale de l'or-
thodoxie gréco-russe. Les formes religieuses, on l'a souvent
répété, non sans exagération, ont une secrète affinité avec
les formes politiques. Par sa concentration et sa hiérar-
chie, par son esprit d'obéissance et la puissance dont il a
revêtu son chef, le catholicisme tend à l'autorité, à la cen-
Iralisiilioii. à la monarchie. Par la foi individuelle et l'es-
prit d'examen, par la variété des sectes, le protestantisme
mène plutôt à la liberté, à la décentralisation, au gouver-
nement représentatif. L'Église orthodoxe ayant une consti-
tution mixte, moins décidée dans l'un ou l'autre sens, ses
tendances spontanées sont plus difficiles à saisir. Elle sem-
ble n'avoir de parenté avec aucune forme politique. Elle a
pour toutes une sorte d'indifférence qui lui permet de se
concilier aisément avec tout régime conciliable avec l'Evan-
gile. L'orthodoxie ne porte point en elle-même de type,
d'idéal de gouvernement vers lequel diriger les nations.
Liberté ou despotisme, république ou monarchie, démo-
cratie ou aristocratie, elle n'est impérieusement poussée
d'aucun côté et se plie à tout ce qui l'entoure. Si elle n'a
pas dans son sein de principe de liberté, elle n'a pas da-
vantage de principe de servitude. Elle laisse agir libre-
ment le génie des peuples et les causes historiques; elle
Bietec sur le monde du dehors moins d'influence qu'il n'en
a sur elle. Loin de prétendre à façonner l'Etat à son
image, (die se laisse plu lui façonner à la sienne. C'est ce
qui explique \<>> destinées et l'organisation de l'Église
russe.
CHAPITRE VI
Pm relations de l'KpIisc cl .1-- l'État. — Dominent l.t •<<n^ti tution ecclé«ias—
tique a éU allecl..- par l'autocratie. — Principales plias»-* I I
l'ÉgUM HMW. — ModM MecesMN .1<- «...u jmuv.iu. in. ni. I
l.s/.inliiic. — Les «Icux. inctropolies. — Le patriarcat. — l.c ptM
Nikone et la lotte ÔÊ» deu\ pouvoir*. — l'une le Grand et l'abolition .lu
patriarcat. — Le * Règlement spirituel et la suprématie de l'Étal. — La
fondation .lu i oollégt aoclèaiMtiqofl m niai tysoda. — nomment l'admi-
nivlralioii lyaodtlfl semble I» forme détlnitive .lu gouvernement
orthodoxes. I)u poiisuir «lu Kir .n in.ii i.istique. — Bal il
que reiii|icrcur soi! 1.- . le ï île |'Li;li«.o? — C.iu|.:u.iisoo avec l'étranger.
Dans l'orthodoxie orientale, la constitution ecclé.M
tique tond à se modeler sur la constitution politique, île
même que lai limitai des ftgUam lendonl à m calquer sui-
tes limites des Klals. Ce sont là deux faits corrélatifs,
inhérents à la forme nationale des Eglises orthodov
Confinée* dans les frontières de l'Etat, dépourvues de chef
commun et de centre religieux étranger, ces Églises, indé-
pendantes les unes des autres, sont plus ouvertes à l'in-
fluence du pouvoir temporel, plus accessibles au contre-
coup des révolutions de la société laïque. Avec une
hiérarchie partout identique de prêtres et d'évêques, les
Eglises orthodoxes s'accommodent, selon les temps ou les
lieux, de régimes fort divers : le mode de leur gouverne-
ment intérieur finit toujours par se mettre en harmonie
avec le mode de gouvernement politique. Le degré de leur
liberté est en raison de la liberté civile, et la forme de leur
administration en rapport avec l'administration de l'État.
Sur ce point, nous devons le rappeler, on a souvent, en
Occident, pris l'effet pour la cause. L'asservissement des
168 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Eglises de rile grec a été la conséquence plutôt que le
principe de la servitude des peuples de l'est de l'Europe.
En Russie, comme à Byzance, c'est moins la dépendance de
l'Église qui a créé l'autocratie, que l'autocratie qui a fait
la dépendance de l'Église.
L'autocratie, telle est la clef de l'histoire de l'Église russe.
Yeut-on en comprendre les destinées et la constitution, il
faut sans cesse se répéter que c'est une Église d'État, et
d'un État autocratique. Cela seul explique bien des ano-
malies apparentes. Placée à côté d'un tsar omnipotent,
grandie à l'ombre d'un pouvoir illimité, l'Église a dû se
faire à de pareilles conditions d'existence. Aucune religion
n'eût échappé à cette nécessité. L'Église la plus jalouse de
sa liberté, la seule qui ait jamais revendiqué une indé-
pendance absolue, l'Église romaine, n'eût pu respirer impu-
nément l'air épais de l'atmosphère autocratique. On ne
conçoit pas une Église entièrement libre dans un État où
rien n'est libre. Comment le spirituel s'y émanciperait-il
du temporel? Comment délimiter ce qui est à Dieu et ce
qui est a César, sous un régime où César est en droit de
tout exiger?
L'histoire de l'Église de Rome en fournit la preuve. Les
papes ne se sont sentis pleinement indépendants que lors-
qu'ils ont été affranchie de la sujétion des Césars grecs ou
germaniques. Si l'on étudie les relations des pontifes
romains avec les empereurs byzantins, au sixième, au
septième, au huitième siècle, on est étonné des marques
(l'humilité auxquelles sont obligée (le se courber les pré-
déceeseure de Crégoire VII. Comme à tous les sujets de
liiiijicrtilor, il leur faut descendre, envers les Augustes, aux
formules servi les de l'abjecte étiquette orientale, aux for-
mules païennes de l'idolAlriquc étiquette romaine. Il leur
r.ml appeler •■ divins » les ordres qui leur viennenl de la
personne «sacrée » du pactXe<i«, alors même que eel héritier
duprincâpt romain n'est qu'un usurpateur sans autre droil
au IrOne que ses crimes. Les plus grands, les plus saints
L'ÉGLISE ET L'AUTOCRATIE. 169
des pontifes, un Léon le Grand, on Grégoire le Grand.
non contents de flatter les empereurs, doivent faire leur
cour aux Impératrices et, pour gagner le maître, -
surer la faveur de* maîtresses, les Augusta;'. Et cepen-
dant, pour Grégoire et mi luceteeeuri, l'empereur est
loin; il ne trône pal au Palatin ou au Câline, dans le voi-
sinage du Lairan; il n'est repréaeaié en Italie que par un
officier étranger, l'exarque, qui n'habite même pan à Home.
Lei écrivaini catholique! liment à conaidérer l'abandon
delà Ville Éternelle par lei emperenri et li chute de l'em-
pire d'Orient comme do événement! providentielle ils ont
raison. L'empereur lût demeuré à BOOM ou 1.- ptpi l'eûl
sui\ i à Byiance, que jamais la panante nVùt été la papanté.
On conçoit mal un pape face à far.- a\« « un autocrate*
Ce contact du pouvoir ibeolu, l'Églill rueec MM"
mise durant des lièçlee. Gemment toute m flonetitutton
n'en aurait-elle pas été iffectéef Bill M pOUTait, i oinme
Rome, se parer du preetige do la roeceeaion ipoatolique
ci s.- retrancher dam le principal de saint Pierre, Pille
L'Église grecque, elle ne pouvait prétendre à plue d'indé-
pendance que sa mère. Lei modèles que lui offrait Bjnnei
ni l'excitaient pas à convoiter une orgueilleuse indépen-
dante. A l'exemple de sa mèrOj une mère qu'elle ne pou-
vait prétendre égaler ni en illustration ni en science, elle
ne de\ ait point m montrer trop exigeante en Jail delinc
Ses premiers instituteurs dans le christianisme lui avaient
inculqué la soumission iux puieiancee; les mimionmirei
grecs lui avaieid apporté les lois et les règles de la Nou-
velle Home. Comment le métropolite de la Russie, long-
temps suffragant de Ryzance, eùt-il réclamé plus de fran-
chises que le patriarche œcuménique? Pour Moscou, comme
pour Kief, Tsargrad. la Ville Royale du Rosphore1, n'étail-
1. Yovez notamment M. K. l.avisse : h'tules Q» l'histoire d'Allemagne :
l.Yntrée ni KèM de la |>apaut<\ Rénêé otM D'ii.r Mon'lc.i. K> dfe. 1886.
•2. Tsargrad. la Ville Hoyale, nom slave d>- CoMtaattMplej c'e>t à tort qu'on
traduit parfois : « la ville du tsar •.
170 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
elle pas le soleil vers lequel se tournaient sans cesse les
yeux des orthodoxes? Or, à Tsargrad, l'autocrator grec, lit-
téralement adoré et encensé comme un dieu, était le gar-
dien traditionnel de l'union de l'Église et del'État, union qui
pour lui, comme pour son clergé, revenait à la subordina-
tion de l'Église à l'État. L'empire grec écroulé, les tsars
russes devaient se regarder comme les héritiers des empe-
reurs d'Orient, s'en approprier l'étiquette et les prétentions,
avec une double différence à l'avantage de l'Église russe.
Dans la sainte Moscou, les murs du Kremlin n'ont jamais
été souillés par les rites idolàtriques de la cour byzantine;
à Moscou, les tsars ne naissant pas tous théologiens
comme les empereurs grecs, ni les Rurikovitch, ni les
Romanof ne se sont, à la façon des Comnènes, ingérés dans
les querelles de doctrine ou de discipline. Respectueux du
dogme, il leur suffisait de tenir les pasteurs de l'Église
dans leur dépendance. Pourvu que la doctrine demeurât
intacte, le clergé, de son côté, acceptait la subordination
de l'Église. Heureuse d'être honorée par le tsar orthodoxe,
la hiérarchie sentait moins la suprématie du trône qu'elle
n'en sentait la protection. Loin de se révolter contre le
pouvoir suprême, l'Église se faisait un mérite de se
montrer humble et soumise, se flattant d'être fidèle aux
antiques traditions des Constantin et des Théodose, préten-
dant ainsi témoigner son esprit de paix et mettre en pra-
tique la maxime : « Mon royaume n'est pas de ce monde ».
Les conséquences du régime autocratique dans le gou-
vernement ecclésiastique ne se sont manifestées que peu a
peu. A\ant d'occuper dans l'Étal la place que lui a marquée
l'i'-nv le Grand, l'Église russe a passé par des phases fort
diverses. Qette Église, dont toute la vie nous semble un
sommeil de neuf sierles, ;i eu une existence active, vivante,
souvent tragique. A notre étonnement, elle a une histoire
aussi remplie el aussi animée qu'aiieune1. La lento dill'u-
I I i ; lini|iii's. l'uni plusieurs fois écrite, M. MOU
rtvid !■■ ii' m -in !•■' i IbU général l'avait ébauchée . Mgr Philarètt, évéque «le
PRINCIPALES PHASES DE 1/HlsToIRK DE L'ÉGLISE. 171
sion du christianisme dans les immenses plaines du Nord,
parmi des peuplades do tant de races diverses, prête à ces
annales un charme égal à celui des récits de la prédication
chrétienne dans les forets de la Caule ou de la Germanie.
Pour le politique, elles ont un douhk intérêt : au del.
l'émancipation progressive ile l'Église raaaa risà vis de
l'Église mère de Constautinople; au dedans, l'intimité
croissante de l'autorité spirituelle et du pouvoir tempo-
rel. Cette marche parallèle vers un double objet donne
à l'histoire ccclésia>ti< | u<- de la Rusefo BUS SUIguI
unité.
Au point de vue de ses relations étrangères, comme au
point de vue de sou gouvernement intérieur, faristf
de l'Église ruaae Be partage en quatre phases : l'âge de la
complète dépendance du siège de Constautinople, — la
période transitoire où l'Église DOOaeovite acquiert peu à
peu son autonomie, — enfin, l'indépendance ecclésiastique
définitivement proclamée, — la période du patriarcat,
puis celle du saint-synode, qui dure encore.
Pendant la première époque, les métropolite* de la
Russie, Siégeant à kieï, comme U-s grands-princes, aottt
d'ordinaire directement nommés par le patriarche de Con-
stautinople. Souvent même ce sont des Orées étrangère à la
langue et aux mœurs du paya. Bo dépit des tentatises de
quelques Jbtiastt pour rompre cette sujétion, l'Église russe
n'est guère alors qu'une province du patriarcat hy/antin.
Peut-être un jour, l'intluence russ.- dominant sur le Bos-
phore, verra-t-on l'inverse : des Slaves s'a-woir BUr le
trône patriarcal de Photius, et les Ègliaee grecques d'Asie
devenir vassales du Nord.
Tcheroigof, en a public un résumé substantiel, traduit en allemand par le
If lilumcnthal [GetchillUê der Kirc/te Russl<uuU. 1X72); Mgr Macaire. mi
tropolitc de HoMM, la racontée en un vaste ouvrage, malheureusement
inachevé, qui partout ferait honneur au clergé (letortfa ffcmwfcoï Tserkvi,
13 volumes). Nous citerons en outre la savante histoire de M. Goloubinsky,
UTétée encore aux époques primitives, l'excellent manuel de M. Znamensk\,
et, BO allemand, le livre déjà ancien d<- Strahl.
172 LA RUSSIE ET EES RUSSES.
L'invasion des Talars et le transport du centre politique
de la Russie des bords du Dniepr au bassin du Volga relâ-
chent, en les isolant, le lien de Byzance et de sa fille. Le
métropolite, qui suit les grands-princes à Vladimir, puis
à Moscou, est encore sufîragant du patriarche grec, mais
il est de sang russe ; il est élu par son clergé ou choisi
par le souverain. Les guerres civiles des princes apanages,
puis la domination tatare, lui garantissent longtemps plus
d'influence ou d'indépendance que ne lui en eût laissé
un pouvoir plus fort. Comme les kniazes de Moscou, les
métropolites étaient confirmés par les khans mongols.
La politique des oppresseurs se joignait à la piété des
princes nationaux pour assurer les prérogatives de la hié-
rarchie ecclésiastique. Russes et Tatars contribuaient à
l'ascendant d'un clergé dont les chefs servaient d'arbitres
entre les différents kniazes, ou d'avocats vis-à-vis de l'en-
vahisseur. Il n'y avait qu'un métropolite et il y avait plu-
sieurs princes. L'autorité métropolitaine s'étendait plus
loin que le pouvoir du souverain. Ce dernier avait in-
térêt à ménager le chef du clergé, à s'en faire un allié ou
un instrument. Et, de fait, l'unité de la hiérarchie a préparé
l'unité politique. Les métropolites peuvent être comptés
au nombre des fondateurs de la Moscovie. Cet âge est
peut-être le plus glorieux de l'Église russe; c'est son âge
héroïque; c'est l'époque de ses plus grands sainls natio-
naux : 1rs Alexandre Nevski, les Alexis, les Serge, l'époque
de la plupart de ses grandes fondations monastiques.
Pendant que les métropolites de Moscou aidaient à «ras-
leinbler la terre russe », une autre mélropolie surgissait a
l'ouest, dans les terres orthodoxes passées sous la domina-
tion lithuano-polonaisc. L'Kglise se dédoublait, comme la
Rout antérieure à l'invasion tatare. Jaloux de posséder
une hiérarchie Indépendante du Moscovite leur voisin, les
princes Lithuaniens érigeaient dans leurs Etats, tour a
tour a Vil na et a Kief, une métropole rivale de Moscou.
I à prélats moscovites eurent beau continuer à s'intituler
LES DEUX MKTROI'OLIKS. 173
métropolites de toutes les Russies1, ce dualisme dura jusque
vers la fin du dix-septième aiècie. Pour ramener l'unité
dans la hiérarchie, il fallut la réunion de la Petite à la
Grande-Russie. Les deux métropoles, toumiMfl à des
influences diverses, se montrèrent animées d'un esprit dif-
férent Kief, orgueilleuse de sa culture, dédaignait la gros-
sièreté de Moscou, lui reprochant son ignorance et §00
formalisme; Moscou, liere de son indépendance, suspectait
l'orthodoxie de Kief. En contact avec les Latins et en lutte
a\er L'Union, la métropole occidentale ■whinsjil lasenidanl
des idées européennes, tout en faisant tète à la propagande
Catholique. A Kicl M rattachent plu-»ieiir> d6t grande!
Qgurea de rÉgliee ruase, an premier rang le métropolite
Pierre Moghila. D'origine moldave, bien que aanadontode
aaag slave, Moghila eet on des grandi évêquea de l'ortho-
doxie, pour ne pas dire de la chrétienté, il evail étifrd
Paris : l'Orient doit à cet éltvt de la Sorbonne la fanr
confession orthodoxe, acceptée DOflMBM régie de foi pal
patriarches. Sujet de la Pologne, Hoghila i mérité d'être
udé comme un des précurseurs de Pierre !<• lirand. 11
lui avait, à un deini->ièc|e «le distance, préparé dei auxi-
liaires dans son Académie de Kiel Office à lui, lorsque la
métropolie kiévienne fut réunie au patriarcat de Moacott,
dana l'Égliae raaee, reconatitoee an ion unité, le premier
rôle appartint aux Petits-Kn^ien^. aux enfants de la
métropolie supprimée.
L'élévation de l'autocratie, au sortir dujougtalar, devail
diminuer la position de l'Égliae : l'extinction de la maison
souveraine lui redonna, pour un temps, une puissance
nouvelle. A travers aei rureuffl bizarres, h an le Terrible
avait abaissé le clergé au^si bien tpie les bo\ais. Le
métropolite Philippe avait pa\e de e6u Siège, et peut-être
1. Ivan kalita, qui prit, k premier, la titre de craint-prince Je tuules les
Russies, ae lit peulèlro en cela. Béton l'historien licstoujef Hiuuuiine, iju'iuii-
ter les métropolite*
2, Vou/. Mgl Macaiie: hturiia Ilutisskuï Tserkvi. t. XI, 7f partie.
174 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de sa vie, ses remontrances à Ivan. Aujourd'hui la châsse
d'argent du saint évêque occupe, selon l'usage oriental,
un des quatre angles de la cathédrale de Moscou (ce sont
les places d'honneur); et les souverains de la Russie
vont baiser les reliques de la victime du tsar. Le métropo-
lite, chef unique de l'Église moscovite, était déjà un per-
sonnage bien considérable en face d'un autocrate. Il fut
remplacé par un prélat pourvu d'un titre plus imposant et
de plus hautes prérogatives. En 1589, au lendemain de la
mort du prince qui avait le plus violenté le clergé, sous le
fils du Terrible, la Russie demanda un patriarche. L'initia-
tive de cette innovation ne vint pas d'un tsar, elle vint des
calculs d'un homme qui, devant la fin prochaine de la
famille régnante, rêvait le pouvoir suprême. Le patriarcat
fut établi à la même époque et sous la même influence
que le servage. Par l'une de ces deux mesures, Boris
Godounof cherchait l'appui de la noblesse, par l'autre
l'appui du clergé. Les motifs étaient honorables pour la
Russie : il s'agissait de l'émanciper de toute suprématie
religieuse étrangère, de mettre la chaire de Moscou sur le
même rang que les vieilles métropoles ecclésiastiques
de l'Orient. Les prétextes étaient plausibles : la Moscovie,
démesurément agrandie sous les derniers tsars, était trop
vaste pour que son Église pût être gouvernée des rives du
Bosphore; Conslantinople était tombée sous le joug des
Turcs et son patriarche sous la dépendance du suiian.
L'empire russe n'était pas seulement le plus grand des
Liais orthodoxes, il était le seul libre de toute domination
étrangère : ae semblait-il pas naturel que l'indépendance
ecclésiasli(|iie suivit l'indépendance politique?
La création du patriarcat) commet un siècle plue tôt, la
mariage divan m avec l'héritière «les empereurs d'Orient,
cachait-elle de lointaine! visées? Les Russes entrevoyaient*
ils 1,1 possibilité de Biiccéder sui Grecs dans leur ancienne
suprématie religieuse et politique? Od ae saurait l'affir-
mer : les peuples, les princes mêmes, en pareil cas, obéis*
LE PATRIARCAT DK M<)S« 175
sent d'ordinaire à un vague instinct. Toujours est-il qu'en
faisant conférer a son Église, si longtemps vassale de
Byzance, la suprême dignité ecclésiastique, Godounof con-
tinuaitrœuvre des Ivan s'appropriant, a\. •<• le titre de tsar,
l'aigle impériale. C'était le second acte du transfert de l'hé-
ritage gréco-romain de Constantinople à Moscou. Moscou
était la troisième Rome. La défection de la vieille Home,
en rupture avec l'orthodoxie, justifiait l'érection du patriar-
cat moscovite. La place laissée \ acuité par le pape était
occupée par le pontife russe. Kl, comme I» Mtesksi BOSBC
avait lUCCédé à l'ancienne, la troisième ne pou\ait-ell.
supplanter la seconde, profanée par le Musulman, et
détenir, à son tour, la tête de l'orthodoxie l !>«■ pareilles
perspective! semblaient peu faites pour disposer le
patriarcat de Constantinople à l'érection d'un patriarcal
rival. Moins faibles ou moins besogneux, les hiérarques
orientaux ne M lussent pas SOSSJ facilement prêtés SOI
désira du tsar Péodor et du graneVboyar OodounoT Le
patriarche Jérémie. venu en Russie pour chercher Bat
aumônes, consentit à toutes les demandes rnjl -. I. pré-
lat byzantin eût même volontiers échangé BOB pré
liège de Constantinople, acheté au Sérail, contre l'opulente
Église de Moscou, u semble que les Russes eussent eu
avantage à faire asseoir sur la chaire nouvelle le patriar-
che œcuménique, le chef traditionnel de l'orthodoxie. <io-
dounof avait d'autres vues; pour ses desseins personnels
l'usurpateur avait besoin d'un Russe. In Russe, Job, fut
sacré patriarche1.
Le patriarcat moscovite eut un caractère strictement
national; sa juridiction ne s'étendit qu'avec les limites poli-
tiques de l'empire. C'était aux évèques russes, rassemblés
en concile, de nommer leur chef; ils choisissaient trois
noms, entre lesquels le sort devait décider. Les préroga-
tives du patriarche restèrent, au fond, les mêmes que
1. Voyei M. Eiib M. de Vogué : Histoires orientales.
176 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
celles du métropolite : il fat seulement entouré de plus
d'hommages. Comme le métropolite, le patriarche était le
chef de la justice ecclésiastique, et cette justice d'Église,
outre les affaires du clergé et les causes de mariage, em-
brassa, jusqu'à Pierre le Grand, les causes de succession. A
l'entretien du suprême pontife étaient affectés les revenus
de riches couvents et de vastes domaines. Sa maison était
modelée sur celle du tsar; comme le tsar, il avait sa cour,
ses boyars, ses grands-officiers ; il avait ses tribunaux, ses
chambres financières, ses administrations. C'était une sorte
de souverain spirituel.
A l'Église, l'institution d'un patriarche revêtu de tels
privilèges donna plus d'éclat que de garanties d'indépen-
dance. En coupant le lien qui la rattachait à la juridiction
de Constantinople, le patriarcat accrut l'isolement de la
hiérarchie russe, la laissant, par là, plus exposée aux entre-
prises du pouvoir civil. Affranchi de toute autorité étran-
gère, le clergé moscovite n'eut plus à l'étranger de recours
contre l'autorité des tsars. N'ayant au dehors ni supérieur,
ni sujets spirituels, le patriarche restait sans appui du
dehors, enfermé dans les limites de l'empire, face à face
avec l'autocrate. L'autocratie devait tôt ou lard réduire les
privilèges du patriarcat ou supprimer le patriarche, comme
un contrepoids incommode. Une pareille dignité, dans de
telles conditions, ne pouvait avoir longue vie : elle ne dura
guère plus d'un siècle (1589-1700).
La situation d'où était sorti le patriarcat lui donna
d'abord un grand rôle. La forte organisation de son Église,
au moment de l'affaiblissement de son gouvernement civil,
lui pour la llussir une chance heureuse. C'était, (lisent ses
historiens ecclésiastiques, une précaution providentielle*
Institué a li veille dé l'extinction de la maison Isarienno
du sang de Rurik, le patriarcat traversa l'anarchie «les
usurpateurs si présida à l'établissemenl des RomanoL
Durant la première période, il aida A sauver la Russie de
la dissolution Intérieure OU de. la domination étrangère
LE PATRIARCAT DE MOSCOU. 177
Durant la seconde, il contribua largement a donner au
règne réparateur des premier^ Romanof le caractère reli-
gieux et paternel qui, dam l'histoire de la Russie, en l'ait
une sorte d'âge d'or.
Les dix patriarches (le Moscou forment comme une dy-
nastie ponlilicaledont l'existence est remplie d'alternatives
de grandeur el de chute. Le patriarche Job est le principal
promoteur de l'élection au trône de Boril Godounofj il est
chassé de son liège pu le lam Dmitri. Le patriarche H nr-
mogène, déjà octogénaire, soulève le peuple contre les
Polonais campés daM MOSCOU; arrêté par le parti des
étrangers, il meurt de faim dani si prison. Sous Michel Bo-
manof, c'est le père du tsar, le patriarche Philarète, qui
gouverne; c'est lui qui rétablit l'autocratie si est le mi
fondateur de la dynastie. Les actes publics portent le nom
du patriarche à côté de celui du tsar. Le dimanche des
Hameaux, quand le patriarche, monté sur une in
figure l'entrée du Sauveur A Jérusalem, le tsar en per-
sonne tient la bride de si monture. Soui Alexis, c'i il un
patriarche, Nikone, qui a la principale part à la conduite
des affaires; c'esl lui qui «lé-ci. le la réunion de l'Ukraine et
la soumission des Cosaques. Le pontifical de Nikone marque
le point culminant de l'Église russe el ls crise de son
histoire. Ce tils du peuple, arraché à un couvent du lac
Blanc, est peut-être le plus grand homme qu'ail produit
la Russie avant Pierre le Grand. Sa puissance, odieuse aux
hoyars, tourna à l'abaissement de son siège, el la plus sage
.le ses réformes, la correction «le- livres liturgiques, au
déchirement de son Èglie
Nikone est le Thomas Becket de l'orthodoxie moscovite.
Sous son pontificat, la Russie assiste, pour la première et
pour la dernière t'ois, à ce vieux duel du sacerdoce et de
l'empire que M. de Bismarck faisait un jour remonter à
Calchas el à Agamemnon. Avec Nikone, l'autorité ecclésias-
tique, à l'apogée de la puissance, entre un moment en
conflit avec le pouvoir civil. Celte tentative, unique dans
m. 11
178 LA RUSSIK ET LES RUSSES.
l'histoire russe, a été sévèrement appréciée par la plupart
des historiens nationaux. Le personnage et les idées de
Nikone leur sont tellement étrangers qu'ils ont peine à
comprendre l'homme et à juger ses actes. Ecclésiastiques
ou laïcs, la plupart sont portés à ne voir, dans les reven-
dications du patriarche, que l'orgueil d'un homme et l'es-
prit de domination d'un prélat. Ils l'accusent d'avoir voulu
mettre en antagonisme le chef de l'Église et le chef de
l'État; ils lui reprochent d'avoir imité les procédés du pon-
tife romain et tenté de s'ériger en pape russe. Le fait est
que Nikone reste une figure sans analogue en Orient.
On ne s'attend pas à rencontrer, chez un prélat moscovite,
une telle confiance dans les droits de l'Église, une telle
conscience de la dignité épiscopale1.
Homme fort supérieur à son temps ou à son pays, ennemi
de l'ignorance et de la superstition, presque aussi remar-
quable par l'étendue des connaissances que par l'indé-
pendance du caractère, Nikone est un objet d'étonnement
dans un pays comme la Russie, un quart de siècle avant
Pierre le Grand. On dirait d'un prélat d'Occident, transporté
des monastères de Rome sur la chaire patriarcale de
.Moscou. Sa science ecclésiastique, ses prétentions mêmes
feraient croire que les couvents de la Russie notaient pas
aussi fermés aux idées de l'Europe et aux influences latines
qu'on se l'imagine d'ordinaire. On retrouve chez lui toute
la théorie scolastique des deux pouvoirs. Celle théorie, le
prélat moscovite l'expose avec les formules H les méta-
I. Cm) .( un ànghifj v\. Palmor, que l'on doit l'ouvrage If plui contidé
rable et !<• plue cuiiaui -ni Nikone [The patriarch and thr tsar, 6 vols.
1871 |876)< Ptlmer, plai pauégyriatc peut être qu'hietorien, ;i traduit, sur
bm copie dea manuacrita originaux, l«,v Répliquée (Vourajénna) du par
i,M|l \,,- au \ i .usa i -, bch iiilvciMiiris. o (Idcuineni capital n'oel tnalheurouea*
Ml. ni connu que par cette traduction anglaiacj la nardieaae des Répliquée de
Nikone aal loue que le texte raaae riaqne >i attendre longtemps d'être imprimé*
i l'ouvrage da Palm " puai comparer, dam nu autre sens, ceux * i « ■
i- Mikballovekl (1863), de m Habbenei (1883 1884), le tome XI de l'Histoire
,i,- (tuerie Me Botoviei ei le tome mi de YHUloire de VEqUh rtt»M de
\l.i M.ituin-.
LE PATRIARCAT BT L'AUTOCRATIE. 179
phores classiques «le notre moyen âge. Il invoque, tour à
tour, les deux glaives dont l'un frappe les malfaiteurs et
dont l'autre ■ lie les âmes : les dem luminaires dont
l'un, le plus grand, luit dans le jour, éclairant l'esprit; dont
l'autre, le plus petit, brille dans la nuit, éclairant les corps1.
Tout en proclamant, avec les théologiens de l'Occident, la
prééminence du pouvoir spirituel, il déclare que les deoi
pouvoirs sont nécessaires l'un «à l'autre et qu'en ce sens
aucun des deux n'es! supérieurs chacun d'euji tenant son
autorité de Dieu. Fort de cette distinction, il avec
autant d'énergie qu'un évéque catholique» contre la supré-
matie de l'État dane l'Église, la traitant d'aï qui
vicie tout le Christianisme, anatbématieant Pitirimc et les
prélats disposés à b'j soumettre. Dana ses répliquée écrites
en 1863, ce contemporain de Bossuet proteste hautement
contre l'idée que l'administration des afl - liaati-
(|u»'s ait nu lui •'•ire conférée par le taar. Ce que vous d
là, répond-il au boyar Strechnef, n'est qu'un horrible blas-
phème. Ne savez-vous point que la sublime autorité du
sacerdoce, nous ne la recevons ni dr* rois m des eu
reurs, tandis qu'au contraire c'est du Bacerdoce que i
qui gouvernent reçoivent l'onction pour l'empire, Par là
même, il est clair que le sacerdoce est une chOSC bien plus
grande que la royauté. • Kl l'inflexible patriarche insiste,
demandant quel pouvoir il tient du Uar: rappelant que
l'homme orné du diadème est lui-même soumis à l'auto-
rité du sacerdoce; jetant à la face de SOS adversaires ce
canon suranné : « Celui qui reçoit ni du pouvoir
civil doit être déposé ».
C'était là un langage auquel n'était pas habitué le Krem-
lin. Nikone paya son audace de son siège patriarcal. —
« Quoi de plus inique, avait-il «lit, qu'un tsar jugeant les
évêques et s'arrogeant un pouvoir que Dieu ne lui a pas
conféré? » Le tsar Alexis, homme religieux et timoré, n'eut
1. Un. l'aimer : TkêMtptÙM <>/' the hvtnbtë Sthttt. QjMtt; xxn;
180 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
garde de juger en personne le patriarche. Il laissa ses
boyars, les ennemis de Nikone, le traduire devant un con-
cile, qui finit par le condamner et le déposer. Longtemps
tout-puissant, grâce à son ascendant personnel sur le pieux
tsar, Nikone fut perdu du jour où les intrigues de ses ad-
versaires réussirent à l'empêcher de communiquer avec
Alexis. Il éprouva qu'en Russie, dans l'Église comme dans
l'État, rien ne résiste, quand l'appui de l'autocrate vient à
manquer. Dépouillé de la dignité patriarcale, exilé dans
un couvent des bords du lac Blanc, l'unique faveur qu'il
obtint du tsar fut de rentrer au monastère de la Nouvelle
Jérusalem, érigé par lui au nord de Moscou. Il mourut
avant d'en avoir atteint les portes. Le grand patriarche y
repose aujourd'hui dans une tombe délaissée. Les paysans
qui viennent, en pèlerins, à la Nouvelle Jérusalem vénérer
le fac-similé du Saint-Sépulcre et du Calvaire, dessiné par
Nikone, ne baisent point la dalle qui recouvre ses os.
Frappé au service de Rome, il eût eu, en tombant, les hon-
neurs de l'apothéose chrétienne. Dans la Russie orthodoxe,
son inflexi'ble revendication des droits de l'Église ne lui a
pas seulement coûté le béret blanc de patriarche, mais
l'auréole de saint.
Telle fut la fin de ce duel disproportionné entre deux
pouvoirs trop manifestement inégaux pour que le combat
pût être long, ou l'issue douteuse. Sur le sol autocratique,
il était interdit au sacerdoce d'entrer en lutte avec l'em-
pire. Toute querelle des investitures aboutissait fatalement
à la défaite de la hiérarchie ecclésiastique, isolée dans
l'empire, sansrecoursau dehors, sans foi en sa propre force.
Le champion de l'Église devait être abandonné du clergé
;nissi bien que des laies. L'épisCOpal (levait sacrifier l'allier
défenseur de sa dignité, et l'Église russe renier son patri-
arche. Les Eglises orientales, résignées ,'i Imites les humi-
liations, vouées par h' joug turc à une éternelle mendicité,
«le\ .lient elles-mêmes subir les décisions d'un concile
.dde nu isar orthodoxe. Pour que la leçon fût com-
LE PATRIARCAT KT I/ÀUTOCRATIK. 181
plète, rabaissement du patriarcat eut lieu sous un ami du
patriarche, sous un prince dévot et scrupuleux, que sa piété
eût arrêté devant les résistance! de l'épiscopat, si l'Église
eût adhéré à son chef. Après un pareil exemple, on com-
prend que Nikone n'ait pas trotné d'imitateurs. Le savant
patriarche avait beau citer lei anciens canons, il s'était
trompé de pays e{ d'Kglise. La constitution eeelésiastique
de la Russie le condamnait presque autant que la consti-
tution politique. Le personnage qu'il avait osé Jouer ne
convenaitpasa une Kgiise essentiellement national.-. Dani
l'Église russe, comme s'en plaignail rainement Nikone, la
grâce du Saint-Eaprit ne pouvait agir que par oukaze du
tsar'.
La défaite de Nikone établit délinitivcnient la suprématie
de l'État dans l'Église. La chaire de Moscou reçut de la
chute du plus grand de aea pontiffea nn ébranlement dont
elle ne se remit point: la déposition du patriarche prépara
l'abolition du patriarcat. Le schisme, le raskol, qui repous-
sait h» rétorma liturgique de Nikone» dépouilla l'Église offi-
cielle de son influence sur une grande partie de la nation.
En ayant, pour lutter contre les sectaires, reOOUM au pou-
voir civil, la hiérarchie ne fit que s'en rendre plus dépen-
dante; l'appui qu'elle perdait dans le peuple, elle fut obligée
de le chercher auprès du trône. A ce point de vue, la posi-
tion de l'Eglise russe n'était point sans ressemblance avec
celle de l'Église anglicane, vers la même époque, vis-à-vis
des sectes puritaines. Lorsqu'elle fut supprimée par Pierre
le Grand] l'autorité patriarcale était déjà en décadence.
Le patriarcal était affaibli, il parut encore entouré de
trop de prestige au rénovateur de la Russie. L'abolition du
1. l'aimer. The rtpUtt «/' the humble Sikon, p. 206. — On a quelquefois
■Otpeeté Nikone de penchants mts Home. Cela semble erroné. Loin d'avoir
fait appel au pape. Nikone traite ses adwr-aires de papi-tes. Malgré cela, le
patriarche nttM D l goèn rencontré de sympathies qu'en dehors de la Russie,
parmi les catholique-.
182 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
trône patriarcal devait être une des réformes de Pierre le
Grand : c'était la condition de la durée des autres. Le pa-
triarcat représentait les vieilles traditions, l'esprit conser-
vateur hostile aux étrangers et aux mœurs étrangères.
L'Église était naturellement trop opposée aux innovations
pour que le réformateur lui laissât une constitution aussi
forte. On connaît le propos du malheureux tsarévitch
Alexis : « Je dirai un mot aux évêques, qui le rediront aux
prêtres, lesquels le répéteront au peuple, et tout reviendra
à l'ordre ancien ». Pierre savait les encouragements donnés
dans le clergé aux projets réactionnaires de son fils. Petit-
fils d'un patriarche, il se souvenait du pouvoir exercé par
son bisaïeul, Philarète, sous le nom du tsar Michel ; il se
rappelait les embarras qu'avait donnés à son père Alexis
la déposition de Nikone. Pierre Ifir n'était pas homme à
admettre la théorie scolastique des deux astres qui éclai-
rent les peuples d'une lumière indépendante; ce n'étaient
point de pareilles leçons qu'il avait rapportées de l'Europe
du dix-huitième siècle.
La suppression du patriarcat fut un des effets de l'imita-
tion de l'Occident. Ne pouvant, comme à la guerre ou dans
l'administration, y employer des étrangers, Pierre se servit,
pour la réforme de l'Église, de Petits-Russiens élevés à
l'académie de Kief, au contact de l'Europe. La réforme ecclé-
siastique se fit sous une inspiration occidentale, en partie
sous une inspiration protestante. C'était l'époque où les
souverains réformés et luthériens montraient le moins
d'égards pour l'Église, où, presque partout, le pouvoir civil
s'ingérail sans scrupules dans les affaires ecclésiastiques.
Les voyages du tsar, les exemples de l'Angleterre, de là
Suèd<\ de la Hollande, de certains Êtàts de l'Allemagne, ne
furent probablement pas étrangers à la nouvelle constitu-
tion de l'Église russe. La France elle-même y contribua
d'une manière indirecte. Le remplacement d'un chef unique
par une assemblée ne fut point, dans l'œuvre de Pierre le
i,i. nul. un acte isolé, spécial à l'Kglise; c'était un plan gô-
SUPPRESSION DO PATRIARCAT. 183
aérai, un système alors en vogue en Occident, particuliè-
rement en France, où les minisires de Louis XIV cédaienl
la place aui conseils de la Régence. rHerres'était approprié
cette innovation; au retour de son second voyage, il sub-
stitua partout, aux dignités < ' par an seul homme,
.h-s collèges composés de plusieurs membres. !>'• l'admi-
nistration de l'État, il transporta ce système I l'administra-
tion de l'Église. Le Saint-Synode russe n'eu! point d'autre
origine, et, pendant quelques semaines, il ports le titre de
Coltiljr Sjjiriturl.
Pierre lui-même, au début de SOU Règlement spiri
tuel ' , assimile le collège ecclésiastique soi autres col-
B, déjà établis par lui. (Tétaient, <-n effet, des intitu-
lions analogues, taillées sur le môme patron : on j sent le
même esprit; on j retrouve les mêmes la même
procédure. Comme tous les grands révolutionnaires, Pierre,
le plus pratique des réformateurs, s\ si id montré épr
logique etde symétrie. Il s'est plu à façonner toutes cfa
suivant les mêmes maximes, modelant l'Étal et l'Église
d'après des principes Identiques, les l'aidant de force rentrer
dans le même moule, sans souci des traditions el des cou-
tumes. Dans son Règlement spirituel, écrit pour lui par
un évêque, il ne se demande pas quelles sont les institu-
tions les plus conformes à l'esprit ecclésiastique ou A l'en-
seignement de l'Égli c nue sorte de rationalisme
inconscient, il recherche uniquement quel est le meilleur
mode d'administration. Et il prouve, par de longues déduc-
tions, que c'est la forme collégiale, le gouvernement d'un
seul étant sujet à des erreurs, a des partis pris, à des pas-
sions. Ce qu'il j a de singulier, c'est que les auteurs du
Règlement D*onl pas un instant l'idée que tout ce qu'ils
1. Le Règlement spirituel (Doukhovnyi Heylament), rédigé, sous l'inspira-
tion du tsar, par Iheophane I'rokopovilch, est demeuré le code ecclésiastique
.If l'empire, le texte nuée, accompagné d'une traduction française et d'une
ancienne \cr<ioii latin.-, m | été imprimé a Paris, en 1874, par les soins du
F. Tondini.
184 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
disent de l'Église et de l'autorité patriarcale s'appliquerait
aussi bien à lÉtat et à l'autocratie.
La vérité, qui se trahit çà et là, c'est que l'autocratie
entend être seule. Elle veut être hors de pair; elle n'admet
pas, à côté d'elle, d'autorité qui lui puisse être comparée.
C'est précisément parce que l'État est une monarchie abso-
lue, et le tsar un autocrate, que l'Église doit cesser d'avoir
une constitution monarchique, et le patriarche disparaître.
Entre l'État et l'Église, entre le pouvoir temporel et l'au-
torité spirituelle, il ne doit y avoir ni comparaison ni
conflit; et, pour cela, le meilleur moyen, c'est qu'ils n'aient
pas une constitution analogue. L'autocratie est un soleil
qui ne peut tolérer dans son ciel aucun astre rival. Sur ce
point, le tsar russe renchérit sur l'autocrator byzantin.
Dans la Russie de Pierre le Grand, il n'y a qu'un pouvoir
suprême; à côté du trône impérial, il n'y a pas de place
pour le trône patriarcal. Le « Règlement » le confesse avec
une sorte de naïveté : il importe de déraciner l'erreur po-
pulaire sur la coexistence de deux pouvoirs. — « Le simple
peuple, dit Pierre par l'organe de Prokopovitch, ne voit
pas en quoi la puissance ecclésiastique diffère de la puis-
sance autocratique. Ébloui par la haute dignité et la pompe
du suprême pasteur de l'Église, il s'imagine qu'un tel per-
sonnage est un second souverain, égal à l'autocrate ou
môme supérieur à lui; il regarde l'ordre ecclésiastique
[dQukhovnyi tchin) comme un autre Etat et un meilleur État
\yusuwlarttoo). » Pierre touche ici à la formule si souvent
opposée au clergé; il ne veut pas que l'Eglise forme un
Étal dam l'Etat. Pour lui en enlever la possibilité, il lui
enlève son chef, craignant que la foule ne voie dans le
patriarche une sorte d'empereur spirituel. A l'entendre,
le peuple s'élail habitué « à considérer, en toutes choses,
momi l'autocrate que le pasteur suprême, jusqu'à prendre
parti pour l<- lecoud contre le premier; se figurant ainsi
embrasser la cause même de Dieu ■■• D'après son Règle-
ment, c'esl donc bien un pouvoir rival que Pierre renverse
SUPPRESSION DU PATRIARCAT. 185
en supprimant le patriarcat Pour <|u<' la liussie n'ait
qu'une tête, il décapite l*Églii
En réalité, ce qui recommandait à Pierre le gouver-
nemi'iil synodal, ce n'était | lupériorilé théorique,
laborieusement démontrée par le Règlement spirituel,
c'était sa (aiblesae. Le grand tort « i 1 1 patriarcat étail sa
force. Avec la constitution collégiale, l'Étal, «lit le Règle-
ment spirituel, n'a point à redouter les trouhh M et les agi-
tationsqui 1»- menacent lorsqu'un seul nomme eal I la tête
de l'Église. L'autocrate sentait qu'un pontife, chef de droit
de la hiérarchie, en concentrant en ses mains loua lea pou-
voirs, devait être un instrument moins « 1« »«-i 1 1- qu'un synode
composé '!«■ membres nommés par le prince, séparés d'opi-
nions ou d'intérêts, et ne portant chacun qu'une part de
responsabilité, il savait que fractionner l'autorité eeel<
tique, c'était l'affaiblir.
Dans sa jalousie de toute apparence dfl pouvoir rival,
Pierre, en subatituanl au patriarche un conaeil de prélats,
a soin de ravaler la dignité épiacopale. Il met lea évéqnes
en garde contre l'orgueil, il leur fait prêcher l'humiliti
Règlement spirituel, signé par tous lea évéquea de Etui
se plaint du faste indolent des évéques; il I soin de leur
rappeler que, si leur ministère est un honneur, c'cel un
honneur médiocre, qui ne saurai! à aucun titre s'égaler à
la dignité du tsar. Le réformateur est partout préoccupé
d'établir la suprématie du pouvoir civil. Le souvenir de
Nilcone semble l'obséder. Il n'a pas oublié que son père
Alexis a entendu le patriarche exalter la sublimité des
fonctions épiscopalea ans dépens de la majesté taarienne.
Nikone, à l'appui de son dire, avait cité les prières où
l'Église appelait l'évéquc image de Dieu : celte inconve-
nante métaphore a disparu du rituel, comme si, pour la
Kussie orthodoxe, il ne devait \ a\oir qu'une image de
Dieu, le tsar1.
1. Palmer a remarqué que celte BxpraMJOO, iflMgfl »le Dieu, avait été sup-
primée dans le rituel du MCN des tfSqw. Elle aurait également été effacée
186 I.A RUSSIE ET LES RUSSES.
Pour être faite dans l'intérêt de l'État, au bénéfice de
l'autocratie, la révolution opérée par Pierre le Grand n'en
était pas moins facile à colorer de l'intérêt de l'Église.
Au nouveau synode on pouvait découvrir des précédents.
N'était-ce pas les conciles qui dans l'orthodoxie orientale
avaient, de tout temps, exercé l'autorité suprême? D'après
les canons, c'était aune assemblée de prélats que, pendant
les vacances de la chaire patriarcale, revenait l'adminis-
tration ecclésiastique. Ce mode de gouvernement, rien ne
défendait de le rendre permanent. Pour donner à la nou-
velle institution un caractère ecclésiastique, il suffisait
d'un changement d'étiquette. Au nom de « collège spiri-
tuel » il n'y avait qu'à substituer un nom plus religieux.
Pierre et Prokopovitch n'y manquèrent point. Après avoir
présenté le nouveau conseil « comme une sorte de synode
ou de sanhédrin », ils se déterminèrent pour le premier
terme; le collège spirituel prit définitivement le nom de
Très Saint Synode. Ses fondateurs eurent soin de le repré-
senter comme un concile permanent1. Ils ne semblent pas
avoir vu combien une assemblée d'évêques et de prêtres
choisis par le tsar différait d'un véritable concile.
En renouvelant la constitution de l'Église, Pierre agis-
sait en autocrate. On est frappé des précautions prises par
le tsar dans ce remaniement de l'organisation ecclésias-
tique. Sa conduite, dans toute celte affaire, contraste avec
ses procédés habituels. II a recours à des lenteurs, à des
fictions, à des déguisements étrangers à son caractère.
C'est qu'alors même qu'il s'érige en arbitre de la hiérarchie,
Pierre ne se sent pas aussi libre dans le domaine religieux
que sur le terrain politique. S'il s'arrange de façon à deve-
dcs édition» grecques modernes. La formule «lu serment des évêques ù leur
MCre a été aussi modifiée par Pierre le Grand, \\anl lui. les évéquei juraient
de résister à In pre-sion du tsar plutôt que d'exercer leur ministère en de-
hors de leur diurèse. Une pareille promesse était malséante pour le pouvoir
suprême.
1. - Un gouvernement conciliaire permanent . dll le Règlement spirituel:
pravlénit tobomoi VMQdiu !>• < L/OOkejM dt janvier 172] se sert de termes
analogue*,
ÉTABLISSEMENT DU SAINT-SYNODE 187
nir pratiquement le chef de l'Église, ce n'est point en chef
de l'Église qu'il agit, ni encore moins qu'il parle. Le pou-
voir que l'autocrate s'arroge sur elle, l'autocrate cherche I
le dissimuler.
Le principal acte d'ingérence des tsars dans l'Église a
été l'établissement <lu Saint-Synode. Ces! l'usage le plus
extrême, et, si l'on veut, l'abus le plus grand qu'ils aient
l'ait de leur pouvoir; mais, jusque dans l'abus, on en sent
les limites. On sent, même chei Pierre le Grand, que l'em-
pereur n'est pas le mettre de l'Église, comme 11 l'est de l'État.
C'est le plus despote des souverains russes; lé plus enclin
à aller en tout au bout de ses idées et de sa naissance;
c'est le pius entier, le moins scrupuleux des réformateurs
qui accomplit cette révolution; et il s'ingénie à éfftter tout
C6 qui peut lui donner l'apparence d'une révolution. Ce
prince, d'ordinaire incapable de ménagements et de bu-
teurs calculées, n'attaque pas de front la dignité qu'il veut
détruire. Avant de supprimer le patriarcat, il habitai
Russie à se passer de patriarche. Lui. d'habitude, si pit
comme si une \i.' ne pouvait infBrc t ISS dessein-, il pro-
longe indéfiniment la vacance de la chaire de Moscou.
Entre le patriarcat et le futur synode il cherche une tran-
sition. Au patriarche il substitue dans la personne de Sté-
phane Iavorski un exarque. Ce n'est qu'an bout de vingt
ans, lorsque le patriarcat n'est plus qu'un souvenir histo-
rique, quand le haut clergé a été renouvelé et rempli de
Pelits-Russicns imprégnés d'un autre esprit, que Pierre
déclare ses intentions. I ne fois décidé, le monarque ortho-
doxe, qui aime à l'entendre comparer à Constantin, ne se
contente pas de décréter le remplacement du patriarcat
par un synode; il ne dédaigne point de le faire approuver
par l'épiscopat. Ce synode, il en déguise la forme; il a soin
de lui donner un faux air de concile. Le règlement orga-
nique qui détermine les fonctions du nouveau pouvoir,
le tsar le fait sanctionner par les évêques et les hégou-
mènes.
188 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Le Saint-Synode institué, il ne suffit pas à Pierre d'en faire
part aux autres branches de l'Église orthodoxe; il demande,
pour sa nouvelle institution, la reconnaissance, on pour-
rait dire la confirmation des patriarches orientaux. Que
lui pouvaient répondre ces hiérarques aux mains beso-
gneuses, toujours tendues vers le nord? Ils n'avaient qu'à
souscrire aux volontés de l'unique prince orthodoxe. Leur
faiblesse complaisante laissa supprimer le patriarcat de
Moscou, comme elle l'avait laissé établir. Le Saint-Synode
fut reconnu par eux comme légitime héritier du patriarche
et légitime tête de l'Église russe. La pauvreté des grands
sièges d'Orient, leur sujétion de l'infidèle, leur permettaient
peu d'indépendance vis-à-vis du tsar; il n'en est pas moins
vrai que le seul fait d'être membre d'une Église œcumé-
nique, ainsi que disent les Grecs, alors même que cette
Église affecte la forme nationale, impose certaines restric-
tions à l'ingérence de l'État. Il est des mesures que l'auto-
cratie ne pourrait décréter par oukaze sans s'exposer à un
schisme. Si loin que s'étende dans l'Église le pouvoir du
tsar, il rencontre ainsi une double borne : l'une dans la foi
du peuple, l'autre dans le besoin de demeurer en commu-
nion avec les patriarcats d'Orient. Pour n'être ni bien
hautes ni bien gênantes, ce n'en sout pas moins des bar-
rières que l'omnipotence impériale ne saurait franchir
impunément.
Aux collèges administratifs de Pierre le (ïrand ont, sous
Alexandre Ier, succédé des ministres : le collège ecclésiasti-
que, le Saint-Synode a seul survécu. C'est que le tsar, mal
inspiré pour les départements civils, avait rencontré une
forme de gouvernement adaptée à son Église et à son épo-
que, si bien que, en dépit de tous les défauts qu'on lui peut
reprocher, U-. Saint-Synode russe a trouvé au dehors des
imitateurs. Après la mort de Pierre, quelques personnes
songèrent à rétablir le patriarcal ; rùl-il été relevé qu'il
n'eût pu rester debout 11 n'y a plus de place en Russie
pour un psiriarche;à vrai dire, il n'\ m aurait dans aucun
ÉTABLISSEMENT DU BAMT-6YN0DB. 189
Etat moderne. Quelques Russes «le tendances slavophiles,
Ivan Aksakof notamment.1, ont eu beau en rêver le réta-
blissement, jamais autocrate ne redressera le trône du
patriarcbe Nikone. Une Russie < 'institutionnelle ne s'en
soucierait pas davantage. I ii parlement ne serait pas, sur
ce point, moins jaloux ou moins ombrageux (jue l'auto-
cratie. Si la Russie doit de nouveau avoir un patriarche,
ce sera celui de Constantinople, le patriarche oecuménique;
et encore les tsars ne toléreraient an aussi encombrant
personnage qu'aussi longtemps qu'il serait indispensable
à leur politique.
En détruisant le patriarcat, l'ierre Alexiévitcb n'a fait,
comme en bien d'autres choses, qu'anticiper sur les temps.
La création de son Saint-S\ mule, une des plus contestées de
SCI réformes, a été l'une des plus durables, Ce que ><»n
Église lui pourrait reprocher, c'est moins la substitution
du gouvernement de plusieurs au gouvernement d'un seul
que la manière dont le principe Synodal lill appliqué et la
composition du nouveau bj node. Au point de vue religieux,
en effet, il est difficile de contester que Pierre obéit, sciem-
ment ou non. à des influences prou stantes. Élève de pro-
testants étrangers] son orthodoxie avait pris une teinte cal-
viniste1. La composition de son Eteint-Synode) où de simples
prêtres figurent a côté des évéques, révèle une tendance
presbytérienne. L'esprit de la Réforme n passé sur le Règle-
ment spirituel, demeuré le code du clergé. Les protestants
attirés en Russie ne 8*3 sont pas trompés, et ils en ont fait
honneur au fondateur du Saint-Synode, l'ne dissertation
écrite à l'occasion du mariage de l'ierre III et de la future
Catherine II apprend à l'Allemagne que la religion russe,
« établie et purifiée par le glorieux l'ierre », se rapproche
étroitement du luthéranisme3. On est tenté de se demander
I, \ oy« la /■
•J. \u\c/, par exemple, une étude (|e M. 1». Tsvélaiel sur les |>iote>t. mi-
en RuMte, soua le gouvernâmes! da Sophie, Rotufc*i Vmtmki nov. 188
3. Ueligioiieui Riithenorum a glorioswsimfl Petit ii^lauiatam et purgatain
190 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
pourquoi Pierre Ier, ce grand admirateur de la Hollande
et de l'Allemagne, si enclin à les copier en tout, n'a pas
essayé d'implanter dans ses États le protestantisme, par-
tout si commode aux princes. Peut-être est-ce uniquement
qu'il sentait que son omnipotence y échouerait. Au lieu
d'introduire officiellement la Réforme en Russie, il se con-
tenta d'en faire pénétrer l'esprit dans l'Église et le clergé.
Le remplacement du patriarcat par un synode a eu beau
s'effectuer sous des influences étrangères, en partie hété-
rodoxes; il a eu beau fournir un grief aux sectaires et
rendre le raskol plus obstiné, ce n'en était pas moins, pour
la Russie, une révolution inévitable. La substitution, chez
les Églises nationales, d'une autorité collective à une auto-
rité unique était dans les destinées, sinon dans l'esprit du
christianisme oriental. Comme l'ensemble de l'Église ortho-
doxe, chacune de ses Églises particulières tend à être gou-
vernée par des assemblées : dans les membres, comme
dans le corps entier, l'autorité est en train de passer à une
représentation ou à une délégation multiple.
Il y a une autre cause de celte transformation. Dans
l'orthodoxie, c'est, en grande partie, à la nation, au pouvoir
civil, qu'il appartient de décider du mode d'administration
de l'Église. Naturellement, le gouvernement ecclésiastique
tendra de plus en plus à se mettre en harmonie avec le
gouvernement civil et les habitudes des sociétés modernes.
Un a dit qu'en créant le Sainl-Synode Pierre le Grand avait
fait une œuvre analogue à celle de Henri VIII et d'Élisa-
Im lli t ii Angleterre. A part toutes les autres, il y a cette
différence, que le catholicisme grec comporte, dans sa
constitution, des réformes incompatibles avec le catholi-
cisme romain. Chez lui, l'autorité administrative lupréme,
patriarcal ou synode, a toujours été d'institution humaine,
historique; aucune ne peut, comme la papauté, élever de
... ail iiokIi.iiii BVMgvIleo 1 ni iii-r.-i fi.-» m qtttn proximd accedere. Wilh. Fwd.
Luttai //i>>i;7. </<• ftUçiOH» H'itliriniiiiiii fioilirriin ( 1 7 'i - ■ ) . Tomlini i Règle
•Ml.
DU GOUVERNEMENT 8YNODAL. 191
prétentions à une origine divine et à une durée éternelle.
Le gouvernement de l'Église par une assemblée n'est point
particulier à la Hussie el au régime autocratique. Les peu-
ples orthodoxes, auxquels le dix-neuvième siècle a rendu
une existence indépendante, ont adopté la même institu-
tion. La Grèce démocratique, la Roumanie libérale ont,
comme la Hussie, mis à la tête de leur Kglise un synode.
l.,i Serbie a également suivi l'exemple ru^e. Dans tous
ces États, I is détails de l'organisation varient, le fond est
le même.
La Tonne synodale peul etn mime la forme
définitive du gouvernemenl des I - lia - de rit grec Le res-
pect de leur antiquité pourra préserver les patriart
orientaux du sort de celui de Moscou : ils verront leur
autorité effective se réduire à une sorte de présidence du
conseil d'administration de l'Église, aujourd'hui même, le
patriarche de Constantinople asl entouré d'un synode sans
lequel il ne prend aucune mesure importante, Dans toutes
les Églises orthodoxes, L'ancienne administration monar-
chique par patriarche, exarque ou métropolite, doit gra-
duellement céder la place aux autorités colledivi
Il ne suit point de là que les Églises gouvernées par un
synode doivent partout el toujours demeurer dans une
•droite et perpétuelle dépendance de l'État La forme syno-
dale n'implique point es elle-même l'asnrirrisoomont dos
Églises, pas plus que le patriarcat n'implique leur liberté.
De nos jours même, la comparaison entre le Saint-Synode
de Pétersbourg et le patriarche de Constantinople est peu
propre à faire regretter au clergé russe asile dernière
dignité. A l'étranger, me disait un Husse en rade de
Constantinople, vous pleurez volontiers le patriarcat de
MOSCOU. Connaissez-vous celui du Phanar? Quand nous
aurions un patriarche, quelles seraient les garanties de son
indépendance? Votre grand patriarche d'Occident, le pape
romain, qui a des sujets spirituels aux quatre coins du
globe; ne se trouve pas a«»<ez libre dans un État libéral;
192 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
il ne voit de garanties pour sa liberté que dans la souve-
raineté. Que serait-ce d'un patriarche national, isolé en
face d'un autocrate? Il lui faudrait descendre au rang de
fonctionnaire révocable ou s'ériger en empereur religieux,
en mikado. Vous plaignez, en Occident, la servitude de
notre Église, et, quant à l'Église de Turquie, vous lui trou-
vez assez de liberté pour mettre vos armes ou votre di-
plomatie au service de ses maîtres musulmans; serait-ce
que le Saint-Synode russe est choisi par un prince chrétien
et que le patriarche byzantin est confirmé par le sultan?
Nous avons vu des patriarches œcuméniques tour à tour
nommés, destitués et renommés; nous avons vu le synode
de Constantinople composé en majeure partie d'anciens
patriarches déposés. Y a-t-il là de quoi faire envie à
notre Église? »
En effet, ni l'une ni l'autre forme, ni le synode ni le pa-
triarcat n'a la vertu d'assurer la liberté de l'Église. L'es-
sentiel, c'est le mode d'élection d'où sort l'une ou l'autre
autorité et les garanties qui l'entourent; c'est, avant tout,
les lois et plus encore les mœurs publiques. Dans des
conditions également favorables, la comparaison entre un
patriarche et un synode pourrait tourner au profit du der-
nier. C'est un conseil synodal qui saurait le mieux assurer
la liberté intérieure du clergé et les droits des prêtres ou
des lidèles; c'est lui qui mènerait le mieux la société reli-
gieuse au self-govmtmciit. 11 n'y a pas de constitution libé-
rale qui ne soit conciliable avec un synode : en le compo-
sant de membres de droit, inamovibles, comme l'est en
partie le synode de l'élershourg, on en pourrail faire une
sorte de sénat ecclésiastique, — en le laissant élire par les
éréques, une sorte de concile par délégation, — en le
faisant choisir par les différentes classes du clergé, un
parlement, une sssemblée représentative de tous les inté-
rêts ecclésiastiques. Cette Forme flexible se prête à toutes
les évolutions drs moins politiques ou des idées reli-
[fieUSeS. Là est le gage de sa durée : un synode est aussi
DU POUVOIR DU TSAR DANS L'KGLISE. 193
bien à sa place dans un gouvernement absolu que dans un
gouvernement libéral, dans une république que dans une
monarchie.
Le Saint-Synode de ltussie est en rapport trac le gou-
vernement cl la BodéM mites. Comme toutes les autorité!
de l'empire, il est à la nomination du sovrarajn. A l'instar
du Sénat, dont il est le pendant, il l le titre de IVéi Saint
Synode dirigeant, c'est-à-dire administrant; mata le code et
le Règlement spirituel ont soin de constater qu'il n'agi! qu'en
vertu d'une délégation 4e l'empereur. Le Svod ne 1»' étnai»
mule point; le Recueil dei lois le proclame an maint endroit
Pour la puissance autocratique, le synode est l'instrument
de l'administrai ion des alla ires ecclésiastiques orthodOS
il est pour elles ce qu'est le Sénat pour les atVaires
civiles'. Les Roases n'en contestent pas moins les déduc-
tiolis tirées de CM textes législatifs par les ad\ei-aii.
leur l'élise. 11 en est, disent-ils, de celte pférogathre souve-
raine comme de louics i. > prérogativee monarchiques: il
est facile de les pOUSSer à l'abaurde, facile d'en tirer des
conséquences outrées. En pareille matière, il es! toujours
malaisé de déterminer les bornes des droits du pouvoir;
ce sont moins les litres ou les textes qui en décident que
les mesura. En Russie, où il ne peut y avoir de concordat
avec un pouvoir ecclésiastique étranger, l'Ktat semble
libre de régler la constitution de l'Église à son gré. En
fait, le pouvoir de l'Ktat est limité parles mœurs nationales
et par les coutumes des pays orlhodox -
11 nous faut ici loucher un point délicat. L'étranger
se représente le tsar comme le chef de son Église,
comme une sorte de pape national. Aucun Russe, aucun
orthodoxe n'admet de pareilles vues. L'orthodoxie orien-
tale ne reconnaît qu'un chef, le Christ, qu'une autorité
pour parler au nom du Christ, les conciles œcuméniques.
1, Svod Zakonof. t. I. hï. 43; cf. Alexandrof : Sborn&t tserkovno-
grajdunskikh postanuvlenïi . 18GU.
III. 13
194 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Quel que soit le pouvoir du tsar sur l'Église, ce pouvoir est
extérieur à l'Église. L'empereur est plutôt le maître de la
hiérarchie que le chef de la hiérarchie.
Écoutons ce que disent les Russes, ce qu'enseigne leur
Église. Elle ne veut voir dans le tsar qu'un protecteur, un
défenseur, qualités que les traditions chrétiennes attri-
buent à tout monarque chrétien. Si parfois l'empereur re-
çoit dans la législation le titre de chef de l'Église, il ne
s'agit que de l'administration des affaires ecclésiastiques.
Vis-à-vis du dogme, le souverain n'a pas plus d'avis à
donner que le dernier des fidèles. A cet égard, les empe-
reurs de Russie n'ont jamais glissé sur la pente où s'est
laissé entraîner plus d'un des premiers empereurs chré-
tiens. Seul peut-être, Ivan le Terrible s'est piqué de théo-
logie, et sa théologie ne lui servait guère qu'à enlacer ses
ennemis dans de captieuses questions. Le dogme reste en
dehors et au-dessus des délibérations du Saint-Synode :
les questions de discipline lui sont même d'ordinaire
étrangères; viennent-elles devant lui, c'est comme devant
une commission d'étude, la décision suprême restant aux
conciles et au corps de l'Église. Dans ce cas, la continua-
tion impériale n'est guère qu'une sorte d'exequatuv ou de
placet, comme en Occident s'en est si longtemps réservé le
pouvoir civil. L'administration de l'Eglise, voilà la sphère
où se renferme l'intervention de l'État; là même, son au-
torité est contenue pu la tradition, par les canons des
conciles, et aussi par le caractère œcuménique de l'Église,
par l'exemple des autres peuples orthodoxes aveclesquels
l'empire tient à rester es communion.
En llussie, comfflé «mi Occident, le droit de nomination
au\ dignités ecclésiastiques est la principale des préroga-
tives du Irnnc \is à-vis de l'autel; encore, celle préroga-
tive rsl-elle partagée entre le Saint-Synode cl le tsar.
L'intervention «le la puissance civile dans la distribution
,irs bénéfices s'explique aisément, au point de \ ue du droit
du peuple connue au point, de vue du droit divin. Dans le
DU POUVOIR 1>U TSAR DANS L'ÉGLISE. 195
premier cas, c'est comme représentant de la nation, dont
il absorbe en sa personne tous les pouvoirs, que l'empe-
reur propose ou confirme les évoques, jadis directement
choisis par le peuple; dans le second, c'est comme pré-
posé au bien-être physique et moral de se- lujetfl que le
souverain a part à la collation de dignité! -tiques,
qui, d'ailleurs, confèrent de- privilège! temporel!; i
comme l'écrivait Pierre le (irand au patriarche de Con-lan-
tinople, que Dieu doit demander rompt! aux prino m de l!
manière dont il- auront reilW MU l'administration de
Église. u>'e d! querelle- !uedtéei en « tacidenl par la quee-
lion de- mveatifturea] Comment s'étonner qu'elle .ut
tranchée au profil du pouvoir eirfl dan- une Église qui n'a
pa- de pape pour le- lui diapul
En Hussie, l'ingérence de l'empireur dan- le- ami
acclésiaatique! peut encore atre regardée comme anecoav
aéquence de l'esprit patriarcal, naturellement peu -ubiil
en fait de di-tinction de! dOUl pu Parmi la! -ujet-
de peinture des églises russe! aont lea aapt cooeilea oseu*
méniquee, sur leaquel! repoae l'orthodoxie orientale. Le
mode de repiv-eiilation en <-l simple : dO! é\èque- a--em-
bb's autour iiu tn'iue d'un empereur, paffbat, comme pour
L'impératrice Irène, autour d'une femme. Ce injel m rea>
COntrait aussi dans i, - du ino\eii Ige, al U j et. ut
li^uré à peu près de la même la.-oii. Lej -eus qui ont -
lea jeui de telle* représentations s'étonnent peu de la
part que prend le -ouwrain à l'administration eccléfl
Uque, Kl de fait, -il- ont parfois oulre| - à-\i- de
l'Église, les droits que s'étaient arroge! lea empereur!
d'Orient, les t-ar- -ont le plus lOUvent demeurés en deçà.
L'influence du pouvoir Civil sur le clergé de Russie pourrait
même sembler un reste des anciens rapports de l'&gliee
et de 1 Ktat, dan! wfl Orient qui chang! si peu, si les
Russes n'avaient l'ait la remarque que, cbez eux, les plus
grande abus de l'autorité laïque dans les affaires ecclé-
siastiques dataient de l'influence occidentale.
196 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
On prétend que, lors de l'ouverture du Saint-Synode, un
prélat moscovite ayant demandé à l'empereur s'il n'y au-
rait plus de patriarche, Pierre lui répondit : « C'est moi
qui suis votre patriarche1! » Quand le mot serait vrai, de
pareilles saillies ne sont pas à prendre à la lettre, pas plus
que l'assertion de Catherine se décernant, dans une lettre
à Voltaire*, le titre de « chef de l'Église grecque ». Tout
autres sont les prétentions avouées [par le gouvernement
et les théories enseignées dans ses écoles. Il est vrai qu'en
matière ecclésiastique, comme en toutes choses russes, la
pratique n'est pas toujours d'accord avec la théorie. Dans
les catéchismes orthodoxes, les tsars sont simplement
appelés principaux curateurs et protecteurs de VEglisé. Les
célèbres catéchismes de Platon et de Philarète, demeurés
les dépositaires de l'enseignement officiel, ne recon-
naissent pas au souverain d'autres qualités. Un Fran-
çais est humilié de découvrir que, en fait d'adulation
et de servilité, il ne s'y rencontre rien de comparable au
chapitre « des devoirs envers l'Empereur » du catéchisme
de Napoléon Ier.
Le tsar est-il pratiquement le chef de l'Église, c'est de fait
et non de droit. Il n'en est point de l'Église russe comme
de l'Église anglicane, comme des Églises luthériennes ou
évangéliques de l'Allemagne et des pays Scandinaves. En
Angleterre, le roi et, a défaut de roi, la reine est, de par la
loi, le chef de l'Église; il l'est en droit non moins qu'en
l'ail. De même dans la plupart des pays prolestants. La su-
prématie de l'Etat sur l'Eglise a été hautement proclamée,
elle a été régulièrement établie, elle persiste efl droit
alors même qu'elle ne s'exerce plus toujours dans la pra-
tique. L'Eglise ne la contcslc pas, ou l'Église a été des
siècles sans la contester. Sur ce point, jamais l'autocratie
Isaricime n'a élevé les mêmes prétentions ou montré les
1. Nicola PoltVOl I !" Ut /'-/, m l'rlihiii/o; Toiidiui, The Humait Pope
and tltr l'uslern l'ope».
2. LeUftdtlSI déMMbfl 1773 (8 jun\i.-r \i:\).
DU POUVOIR DO TSAR DANS L'ÉGLISE. 197
mômes exigences que la couronne d'Angleterre sous les
Tudors, sous les Stuarls, sous les Georges de Hanovre1. Ni
Moscou ni Péterabourg n'ont vu une assemblée laïque, telle
que le Parlement britannique, légiférer souverainement
sur l'Église. Ni Moscou ni Péterabourg n'ont entendu les
juristes. ou h's tbéologieni revendiquer pour le prince, en
matière ecclésiastique, la inpréme autorité que lui défé-
raient si volontiers juristes si théologiens dans l'Allemagne
protestante, La classique théorie «le l'évéque du dehors
n'a 'jamais reçu les mêmes développements dans la Russie
orthodoxe que dans les pays luthériens. Ici encore, on
pourrait dire que, lout en s,- rapprochant davantage des
premiers, l'Église russe est demeurée à mi-chemin des
protestants al des catholiques.
Un autre fait moins connu et non moins digne de re-
marque, c'est que, de tous les &taftl orthodoxes, l'empire
russe est encore celui qui a témoigné le plus de «leiVronce
vis-à-vis de l'Église, (''est peut-être une îles rsJSOOS des
sympathies que garde la Russie parmi le clergé, eo
tains 'pays où les laïcs |onl défiants envers elle. Si le
gouvernement impérial n'a pas laissé à l'Église plus de
liberté réelle, il a pris plus de soin d'en déguiser la dé-
pendance. i.<k^ États orthodoxes sortie des démembrements
successifs de la Turquie ont tous, nous l'avons .lit, imité-
la constitution imposée à l'Église russe par Pierre la Grand;
mais, en copiant la Russie, ils ont, d'liahitude} renchéri sur
leur modèle.
1. Fn Angleterre, la roi • m déclara chef suprén e i gardian et
défenseur da la vérité religi lui foi est. aa s.m eoaaeil, la juridic-
tion suprême pour loi mati. r.s spirituelle*. L'hérésie même n'échappe pas à sa
compétence. Cranmer eetimeaaa la couronne peut, à elle seule, faire un prêtre
■ans qu'aucune ordination soit nécessaire. Même après qua cette ojiinion
extrême a été aliaudonnée. il reste atlniis que les évèqncs reç >i\enl du prince
seul l'investiture et ne gardent leur dignité Cfl% son plaisir: une nouvelle com-
mission leur est délivrée à chaque régne <pii commence. » E. lîoutmy : /
vetoppement de la Cotutitution et de ta Société politique en Angleterre
18S7), p. l'iO. — Pour les Êtaia du continent, cf. Dôllinger : h'ircfie uml Kir-
chen, passini.
198 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
En Grèce, le roi a été reconnu, par les synodes natio-
naux, comme l'administrateur et l'archège, àp/r,Tô; de
l'Église nationale. En Serbie, le gouvernement du roi
Milan a montré son respect de l'indépendance ecclésias-
tique en déposant ou, mieux, en destituant de sa propre
autorité, comme de simples fonctionnaires, les métropoli-
tains récalcitrants à ses ordres. La Russie autocratique y
eût mis plus de formes. Les évoques de Serbie ont eu beau
prendre parti pour leur chef, le métropolitain déposé a en
vain excommunié l'intrus placé sur son siège par les
ministres de Belgrade. Le gouvernement serbe a fait fi
des protestations de l'épiscopat, et les évêques ont dû se
soumettre aux ministres1. En Roumanie le « régalisme »
s'étale à nu. Aussi a-t-on vu le synode de Pétersbourg se
joindre au patriarche de Constantinople pour représenter
au gouvernement de Bucarest que la constitution de
l'Église roumaine outrepassait les droits du pouvoir civil
et violait les canons des conciles. Ces remontrances des
deux plus hautes autorités de l'orthodoxie, les Roumains
n'en ont pas tenu compte. Ils ont persisté à souligner dans
l'Église la suprématie de l'État. Leurs évêques, élus par un
corps électoral mi-ecclésiastique, mi-laïque, reçoivent
publiquement l'investiture des mains du roi, qui la leur
confère dans son palais, du haut de son trône. Pour le
métropolitain primat, choisi par une assemblée composée
des membres du Saint-Synode et des deux Chambres, le
ministre des cultes présente au souverain la crosse ar-
chiépiscopale, en le priant de donner l'investiture au nou-
vel élu1. — <• Jr confie à Votre Sainteté le bâton archiépi-
l. Mui Mil lui, iin-tr<(|Miiiiain ileSerbiOj ;i\.iii rie révoqué en 1881 pour avoir
protesté contre un Impôt atteignant Im membres du clergé aussi bien que lei
entres citoyen*, n ra lani dire que le prêtai aine! mis de oôté était dea ad«
ils du parti alors au pouvoir a Belgrade. Comme c'était un ami de
l'influence rasée, il a trouvé on refuge en Russie. Le métropolitain de Serbie
. .mil;, n.- a ofiii'icr connut' aivln!v<*t|uo a Pétersbourg el a Moscou, tandis que
iccossourn inleste sur l'Église serbe. (Test encore là un exemple
tlei •! |ue ii politique peul Introduire entre les Êglisea orthodoxes.
'i. Quand il s'agit d'un simple évéque, c'eal le métropolitain primai de
DU POUVOIR DU TSAK DANS I/KGLISE. 199
m ..pal pour diriger la métropole de Hongro-Yalachie », dit
le roi au nouveau primat. Et le métropolitain primat et lei
évéques, dans leurs remerciements ia prince, se félicitent
de tenir la crosse de ses mains, promettant d'accomplir
fidèlement la mission dont ils sont investis par Sa Majesté».
Il est vrai que, la cérémonie dinveMilure terminée, le roi,
descendant du trône, baise la uiain du métropolitain; et
les ministres, lei sénateurs, les dépités en font autant
a tour de rôle. Le pouvoir temporel, satisfait .l'avoir
consiaté ss suprématie, rend sinai hommage h l'autorité
■pirituelle.
En Kussi<\ <»ù l'on a épargn lise cette humiliante
investiture du pouvoir laïque, l'empereur boise, lui insai,
la main des dignitaires eoclésiastiques, montrant que, dans
l'intérieur du temple, le OMT l.iit partie des ouailles du
troupeau et non des pBSleUTS. Selon l'usage national.
princes baisent la main des prêtres. On raconte qu'on curé
de village hésitant à tendre sa main aux lèt res d'un grand-
duc, qu'il était venu recevoir à la port-- de ^<>ii église, le
prince impatienté s'écria : » Allonge donc la patte, imbé-
cile1 . tu tel hommage peut sembler tout extérieur, par-
fois presque dérisoire; comme beaucoup d'actes de religion,
en devenant habituel il est devenu machinal j il n'en
garde pas moins une râleur symbolique et marque la <iis-
Linction entre le temporel et le spirituel.
Loin tlo se regarder comme un pape ou un patriarche,
le tsar russe ne revendique aucun rang dans la hiérarchie.
Je ne sais qu'un empereur qui ait jamais prétendu à des
fonctions ecclésiastiques; C'est le malheureux Paul I'r. In
jour, dit-on, il eut envie de célébrer la messe; pour l'en
dissuader, le métropolite de Péter>l>ourg dut lui rappeler
qu'il avait été marié deux fois, CC que l'orthodoxie interdit
llomnanie qui prenait au roi la crosse en disant : « Je prie respectueusement
Votre Majesté de donner l'investiture d'ewque du diocèse de "" au l'"'\ •
i. Ainsi, dm nantie, Mur Jowaph, Beauté anaevéqoe primat en iè-
cenhn 1886.
200 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
à ses prêtres. Le pauvre maniaque eût aussi bien pu dire
la messe en qualité de grand maître de l'ordre de Malle
qu'en qualité de chef de l'Église russe. Le tsar n'a aucun
caractère ecclésiastique. Ses droits vis-à-vis de l'Église lui
viennent de son pouvoir civil; ce n'est pas comme chef du
clergé, c'est comme autocrate, qu'il intervient dans l'admi-
nist ration ecclésiastique.
Il faut toutefois faire ici une distinction essentielle. Si le
tsar reste un laïc, si, dans les affaires religieuses aussi
bien que dans les affaires civiles, l'empereur agit en qua-
lité de chef de l'État, ce n'est point comme chef d'Élat laïc,
à la façon moderne ou à la manière occidentale. S'il n'a
aucun caractère ecclésiastique, le tsar a, pour la masse du
peuple, un caractère religieux. Il est l'oint du Seigneur,
préposé par la main divine a. la garde et à la direction du
peuple chrétien1. Le sacre sous l'étroite coupole d'Ouspenski
lui a conféré une vertu sacrée. Sa dignité est hors de pair
sous le ciel. Ses sujets de toutes classes lui ont, collecti-
vement ou individuellement, prêté serment de fidélité sur
l'Évangile*. L'autocrate couronné, par les soins de l'Église,
selon le rit emprunté à Byzance, est, par le fait de l'onction,
non seulement le défenseur de l'Église, mais, à certain
égard, le suprême représentant de l'orthodoxie. Le sacre
1. Voyez plus haut, livre I, eh. iv. Ce sentiment se trouve naïvement ex-
primé clans une adresse envoyée à l'empereur Alexandre III par une stmtilsa
de CoeaqOM du Don, à l'occasion de l'attentat de mars 1887. « La loi du Sei-
gneur, disaient ces Cosaques, nous enseigne que les Souverains sont désignés
et sacrés par le Seigneur lui-même. C'est Lui qui leur donne le sceptre et le
pouvoir suprême; c'est lui qui gouverne les hommes et délègue son pouvoir
à qui il lui plait. Connue lu il est fail pour diriger le corps humain, de même
le Souverain es| donné à un peuple pour le guider dans la bonne voie. Le
Souverain est sur la terre l'image di Dieu, car il n'y a personne au dessus de
lui I.'- COBur du Souverain est entre les mains de Dieu... Tel est l'enseigne
ment de NVriiuie teinte et des antiques traditions ds nos ancêtres.... »
2. « .Non*, Cosaques du lion. Tes fils et lldèles sujets, nous sommes prêts,
OQCttMUe Toi donne |r Miment que nous T'avons prèle, à Te (Sire le Sacrifice
de nos l.j.-ns, de notre vie de tout ce qui est SU imlie pouvoir, selon l'exemple
de nov ancêtres. » (Adresse de la HaniUa de Ousl-llelukaliventsk, en
mars IXH7.)
DU POUVOIR DU TSAR DANS L'ÉGLISE. 201
est une espèce d'ordination qui confère au souverain les
lumières d'en haut pour l'accomplissement de sa provi-
dentielle mission. L/Église qui présidée rouctionne saurait
oublier le caractère dont l'huile sacrée a marqué l'oint du
Seigneur. Quant au peuple, le tsar itéré au Kremlifl est a
ses yeux comme le namettorik, le lieutenant de Dieu1.
On peut se demande!' si un chau-'iiieiil dans le régime
politique accroîtrait les libertés de l i dou-
teux. Rien n'assure que l'Églii Brait plus d'indépen-
dance à la conversion du gouvernement aiiloerati. jti.
gouvernement constitutionnel' I régimes les pins libres,
au point de vue politique, ne tonl pas toujours tes plus
libéraux en matière religieuse. L'Étal moderne est lingn-
lièremeni déflantde l'Église, in pariemenl n'a pas toujours,
\is-à-\is du cierge, moins d'exi qu'un autocrate,
La Grèce et la Roumanie en sont la preuve parmi les i
orthodoxes, Dam une Russie libre, les membres du <i
pourraient revendiquer leur pari des illicites publiques;
l'Église, comme corps constitué, risquerait fort de demeu-
rer en tutelle*.
I. M. Bareof a publié en l883,poor|a Société Impériale d i. I anti-
quités runes, im cnrieaee étude sur le rite etsar !«• -eus du -acr<- d' -
verain- nHWt, I. auteur in.mt r .• OQCBbiaa Mttfl Bé] - intimement 1 i> .•
au développement «lu principe autocratique . I.e rite du sacre Ses empereurs
byzantins a. depuis la n siècle, ier»i da modèle pev lai haara ■
Ml I remarquer que, depuis l'ierre NJ (irand et l'aUdition .lu | at.iarcat, le
Cérémonial a subi de- altérations en rapport avei céments effi
dans l'Eglise. C'est ainsi qu'autrefois l'empereur flnoonadall M um ai
l'autel pour être oint et eOTOSWé par la main du patriarche. On voit encore,
à l'églisa de l'Aaaomption du Kremlin, les deux, aiubonsou troue- du t-ar et du
patriarche. Anjou nihui l'empereur est simplement a--i-te par le- -vèques;
le métropolitain loi apporte la couronne, que le souverain piaM lui-même
sur sa tête, indiquant par là qu'il ne tient son pouvoir que de son droit. De
même, l'empereur, comme prince orthodoxe, 111 encore le Çrtdo J mais il ne
promet plus, comme les vieuv tsars et les empereon greca, de maintenir les
droits de l'Eglise et de re-peck-r les canon-.
S, Les repréaentanta ofticiels du gouvernement russe aiment à montrer que,
sou- la régiras autocratique. l'Eglise a une meilleure situaiion que dans les
Etats eonalitulionnela d'Orient. C'est ainsi qu'on a vu. en décembre 1886.
dans son rapport pour l'année 1S84. le haut procureur du Saint-Synode.
M. Pohédonostsef. accuser la Grèce, la Barbie, la Roumanie, de faire de l'Eglise
202 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
L'Église russe, on ne doit pas l'oublier, est une Église
d'État; et, partout, l'union de l'Église et de l'État amène la
dépendance de l'Église. Plus l'union est intime, plus cette
dépendance est étroite. L'Église latine est la seule qui ait
pu jouir des privilèges de religion d'État sans aliéner
toute sa liberté, parce que le Vatican peut faire ses condi-
tions et que l'Église y peut traiter d'égal à égal avec l'État.
Tout autre est la situation des communautés orthodoxes^
Pour s'émanciper de la tutelle civile, pour être entièrement
libre, même dans une Russie libérale, il faudrait que l'Église
russe devînt une Église libre. Or tout le lui interdit, son
histoire, ses habitudes, sa grandeur même; l'État, du reste,
n'aurait garde de le lui permettre. Selon l'expression d'un
écrivain orthodoxe1, elle a dû endosser l'uniforme de
l'État; il s'est collé à ses membres; elle n'est plus maîtresse
de le quitter. Église d'État depuis des siècles, elle est con-
damnée à demeurer Église d'État; par là même, elle ne
saurait échapper à la fatale dépendance des Églises natio-
nales. Ce qu'elle peut rêver de liberté, elle ne doit l'espérer
que du progrès des mœurs publiques.
En attendant, pour la traiter en mineure, l'État n'en est
pas moins tenu, vis-à-vis de l'Église, à des égards et à des
hommages dont il ne saurait s'affranchir. Si l'Église n'est
pas libre de se séparer de l'État, l'Etat ne l'est pas davan-
tage de se séparer de l'Église. Leur dépendance est, à cer-
tains égards, réciproque. La suprématie de l'État s'étend
aux personnes, au clergé, aux dignités ecclésiastiques; elle
lie S'étend Di aux doctrines ni mêmeaux usagesde l'Eglise.
un Instrument politique, «le la mettre dana la complète dépendance <les ma
jorités variables ode soi-disant repreeentanti de la volonté populaire », de
façon que i Église est à In merci des partit el des Intéréti personnels, sans
qu'il puis.-" \ a\oii | elle <lc liberté. A sa croire le procureur du Saint
Bynode, fÉgÛes H-' Mursil être libre que soui l'égide de l'autocratie. Sans
partager m point de rue par trop russe, i i peu) nier qu'il > ait une part
• !■- mi il, ,1,'ins 1rs n-prorlies lails par NI. l'nbédonOStsef au\ OrtbodoXSS
d'Orient.
I. M. Mailimir Bolovief, article sur l'aulorilé spiriliielle, dans la lions
d'Àkeakof, Dec. ikhi.
DU POUVOIR DO TSAR DANS L'ÉGLISE. 203
La religion reste en dehors du pouvoir des tsars : leurs
oukazes ne sauraient l'atteindre. Les matières ecclésias-
tiques sont un domaine où la souveraineté de l'autocrate
ne peut s'exercer qu'avec un*- certaine discrétion. II lui
faut prendre garde de froisser la conscience du peuple.
C'est une observation que nous avons déjà dû faire. Sur
le terrain religieux, la toute-puissance impériale n'est plus
un pouvoir Illimité. L'absolutisme russe esl tempéré par
la loi ou, si l'on aime mieux, par la superstition populaire,
c'tsi là, du reste, nue remarque qu'on pourrait appliquer
a d'autres États et à d'autres cultes, chrétiens ou non chré-
tiens. La même »'ù elle enseigne te despotisme, la religion
reste, pour le despote, un frein ou une limite.
CHAPITRE VII
Constitution intérieure de l'Église. — Composition et fonctionnement du
Saint-Synode. — Membres effectifs et membres assistants. — Le haut pro-
cureur et sa chancellerie. — Cléricalisme orthodoxe. — La censure spiri-
tuelle. — Les évêques et les grades épiscopaux — Grandeur des diocèses.
— Les consistoires diocésains. — Influence des secrétaires de consistoire.
— Les entrepreneurs de divorces. — Conciles provinciaux. — Centralisation
et caractère bureaucratique de l'Église russe.
Examinons maintenant le mécanisme intérieur de l'ad-
ministration ecclésiastique. Pénétrons dans le palais du
Saint-Synode qui, sur la place de Pierre-le-Grand, fait le
pendant du palais du Sénat. Au point de vue civil, le
Saint-Synode est le premier des grands corps de l'État ; au
point de vue religieux, il tient la place du patriarche et
exerce les droits du patriarcat. Pierre le Grand, tout en se
réservant d'en choisir les membres, semble avoir voulu
faire de son synode une sorte de représentation dos diffé-
rente! classes du clergé. Les évoques y étaient en mino-
rité; au-dessous d'eux siégeaient des archimandrites de
monastères et des membres du clergé séculier. Le conseil
dirigeant de l'Eglise russe est revenu à une composition
plus en harmonie avec la hiérarchie et les canons ortho-
doxes, qui attribuent le gouvernement de l'Église aux
évoques. Dans le S.iint -Synode, l'épiscopat est aujourd'hui
en majorité. Le nombre «les membres n'es! pas Bxe; tous
sont égalemenl noi es par l'empereur, mais non au
inrinc titre el pour le même temps. Il y n les membres
effectifs et les membres assistants» les membres inamo-
vibles et les membres temporaires. En télé des premiers
h tirent les trois métropolitains «les capitales successives
LE SAINT-SYNODE : SA COMPOSITION. 205
de l'empire, Kief, Moscou et Pétersbourg. C'est au métro-
politain de Novgorod et Pétersbourg qu'appartient d'ordi-
naire la présidence avec le titre de premier membre.
L'usage aasure encore une place dans le Saint-Synode à
l'exarque de Géorgie. Lee autres membres sont nom-
nus pour un tempe déterminé; ce sont quatre ou cinq
archevêques, évéquea <>u archimandrites. Enfin riennent
deux membres du clergé tnférienr, du clergé marié, dent
Srchiprélres, dont, en général, l'un est l'aumônier, autre-
ment dit le confesseur de l'empereur, l'autre le grand
aumônier de l'année.
Il semble peu conforme aux notions essentielles du SJOVh
vernemeol ecclésiastique ave, pour gouverner l'Église, de
simples prêtres snieiii ass irouu-nt
ainsi érigée es juges de L'épiseopat D'un autre cote, la
présence au conseil suprême de l'Église de quelques repré-
seiitanis de l'ordre desprétrss i on incontestable avant
dans un pays comme la Kussie, où le 0Of] lissUqUS
est partagé en deui classai afsni des tondante! et des
intérêts divers* il ee rencontre, dans L'Église même, des
hommes qui voudraient l'aire au clergé séculier, su el
blanc, comme on dit là-bas, une plus large plSCS SU MU
de la haute assembla rail peu, an effet, que deux
prêtres séculière, an Buse de sept ou huit prélats du clergé
monastique, si l'appui de l'opinion ou du gouvernement
ne compensait souvent l'infériorité numérique.
Le lieu de la résidence, comme la composition du Saint-
Synode, l'ait que l'influence effective ne s'y répartit pas
exactement sur le nombre des voix. C'est à Pétersbourg
que Biège le synode : à MOSCOU, comme en Géorgie, il n'a
que des délégations, des commissions locales. Les titulaires
pourvus d'évéchés sonl obligés de se partager entre l'ad-
ministration de leur diocèse el leurs fonctions synodales;
ils n'exercent ces dernières qu'à tour de rôle, selon un
ordre de roulement déterminé. De cette façon, les membres
qui ont leur demeure habituelle dans la capitale, comme
206 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
le métropolitain de Pélersbourg et le confesseur de l'em-
pereur, ont à la direction des affaires une part plus grande
que leurs collègues de province. Lorsqu'il est question de
réformes économiques ou civiles pour le clergé, le synode
est appelé à siéger dans les commissions chargées de
l'étude de ces difficiles problèmes : en d'autres termes, on
lui adjoint alors quelques hauts fonctionnaires laïques.
Ainsi était composée la grande commission des affaires du
clergé orthodoxe, à laquelle le gouvernement d'Alexandre II
avait remis la recherche des moyens d'améliorer la situa-
tion matérielle et la position sociale du clergé. Dans
d'autres cas, c'est le synode lui-môme qui réclame, de tous
les évoques, des renseignements et des avis.
Près du synode est un délégué de l'empereur portant le
titre de procureur général ou haut procureur [Ober-pro-
couror). Ce fonctionnaire, qui, devant les dignitaires ecclé-
siastiques, personnifie le pouvoir civil, est toujours un
laïque. Il doit, selon les instructions de Pierre le Grand,
être l'œil du tsar. Sa fonction est de veiller à ce que toutes
les affaires ecclésiastiques soient traitées conformément aux
oukases impériaux. En Russie, il n'y a point de ministre
des cultes, il n'y en a jamais eu qu'un moment sous
Alexandre I,r. Le haut procureur du Saint-Synode en tient
lieu ; il a sa place au comité des ministres et ne relève que
du maître. Les religions dissidentes dépendent du ministère
de l'intérieur; l'Église orthodoxe s'administre par le synode
sous le contrôle de son procureur. Ce dernier élanl le fondé
de pouvoir de l'empereur, c'est par lui que s'exercent tous
lr> droits Attribués au souverain. Le haut procureur 6S(
l'intermédiaire entre ^empereur et le Saint-Synode; toute
communication de l'un à l'autre passe par lui: il soumet
au synode les projets de loi du gouvernement, et à là
s.uniion impériale i<vs règlements arrêtés dans le synode.
Hicn dans le conseil dirigeant de l'Église ne se fait sans la
participation du procureur^ c'est lui qui propose et expé-
die les affaires, lui qui fait exécuter les mesures prises.
LE SAINT-SYNODE : LE HAUT PROCUREUR. 207
Aucun acte synodal n'est valable sans sa confirmation '; il
a un droit de veto dans le cas où les décisions de rassem-
blée seraient contraires aux lois. Chaque année, il pré-
sente à l'empereur un rapport sur la situation générait de
l'Église, sur l'état du clergé et de l'orthodoxie dans l'em-
pire et parfois au dehors*.
Cette importante fonction, Pierre le Grand, désireux
de faire marcher le olergé ooomm une armée, conseillait «le
la confier • HO militaire, homme hardi el décidai Boill
Nicolas, le haut procureur fut pendant longtemps un ofli-
cier de cavalerie, aide de eamp de l'empereur, le comte
Protassot De pareils «ii<»i\ pour un pareil ponte u'ayaienl
rien de très anrprenant dans un pays et dans un tempe
habitués à roir les plus hautes bnetioni <i\iie> neeni
par desgénéraux. L'impressiosi était autre an Ocmidont. '>u
l'on se représentait un hussard rouge présidant en bottai
éperonnées une assemblée d'éréquos. Le haut procureur
a. depuis longtemps, cassé d'être su hussard; de ce côté,
il n'y a plus de motifs de tusoeptîbilité pour la dignité de
l'Eglise, de raillerie OU de scandale pour l'éli foajS
Nicolas, <lu reste, lorsque l'Église était régis par Is stars
de ProtasSOf, Ce BUS le tsar demandait avant tout à s,,n
haut procureur, c'était de fourbir les armes touillées de
l'orthodoxie pour la mener à l'asSSUl des régions hétéro-
1. Ce passage noua a été emprunte presque textuellement par M. LIL- aeftadaa,
fana -a tfoweUe Q t"jrti/ihie Universelle. Conijtarez i't'urofH: scanditmve
et russe, p. 909, à notre étude MU le patriarcat et le Saint S% node, Revue des
Data* Mimée», 1" niai, 1874, p. 20.
M. L'étranger ne voit pta MOU etounement le procureur Ju Saint-S\node
adresser ollieieilement à l'empereur un rapport sur les relations de- autres
gouvernements a\ec Unis aqjata 'le rite rave, cuiium- ai If l-;ir .-tait reconnu
pour le patron de tou> les orthodoxes, et le haut procureur pour gardien de
toute- les Eglises d'Orient Ceat ce qu'a l'ait notamment M. PoMdonostaof
(Rapport de décembre 188o), prenant à partie lai gouvernements étrangers :
Autriche -Hongrie, Turquie .Or ,-cc. Houmanie. Serbie. Itulgarie. les tançant et
leur faisant la leçon, reprochant à l'Autriche BCf préiataacas latines, à la Hou-
manie [allons avec le Vatican. aux autres leur ingérence dans les
affairai aocléaiaaUqueSj à tous Las obstacles apportés aux rapports des Églises
locales avec le Saint S\ node ;
208 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
doxes des frontières. La réforme du clergé, la situation
matérielle et morale des popes, la justice ecclésiastique,
l'enseignement des séminaires, n'avaient pour le suprême
curateur de l'Église et pour son vicaire près du Synode
qu'un intérêt secondaire. La propagande au profit de
l'Église d'État était leur grand souci.
Avec Protassof, l'apôtre bureaucratique de l'orthodoxie en
Lithuanie et dans les provinces baltiques, le haut procu-
reur était devenu le ministre du prosélytisme. Il l'est resté
avec ses successeurs, les Tolstoï et les Pobédonostsef.
Si la propagande n'a plus été leur unique préoccupa-
tion, elle est demeurée la principale. Au lieu de calmer
les passions religieuses et d'inculquer autour d'sux l'esprit
de tolérance, ces tuteurs laïcs de la hiérarchie se sont
donné pour mission de secouer l'apathie de l'Église et de
stimuler le zèle convertisseur d'un clergé, à leur gré, trop
indifférent ou trop tiède. Au lieu d'apprendre aux popes,
dans leurs luttes avec les confessions rivales, à mettre toute
leur confiance dans les lumières de la science ou dans la
force de la foi, ils leur ont enseigné à en appeler en toute
circonstance à l'appui de l'État. Au lieu de maintenir
l'Église dans le cercle de sa mission purement religieuse,
où elle tendait à se confiner, ils se sont efforcés d'étendre
la sphère de l'activité ecclésiastique, cherchant à transfor-
mer l'Église en moyen de gouvernement et le clergé en
agent politique.
Les passions nationales et l'agitation révolutionnaire ont
également contribué à celte sorte de cléricalisme ortho-
doxe, parfois serondé à la cour par 1rs penchants person-
nel! du BOUVerain OU pur la dévotion de la souveraine, car,
à Pétershourg, de même qu'à Byzance, L'influence 'les
femmes n'a pas toujours élé étrangère au gouvernement
de l'Église'. Inévitable sous un pareil régime, ce piétisme
i. Ain»i, par exemple, l'empereur Alexandre n cédait loovontj dan les
M i-«-l i ■• n-ti i- :iu\ inv|'ii.itiMii8 do sa femme, l'impi ratrico Marie
Alt!\ainlr.iviia.
LE SAl.NT-svxoDK : LE HAUT PROCUREUH. 209
officiel s'est particulièrement manifesté aux époques d'in-
quiétudesrévolutionnsires, ions Nicolas, bous Alexandre H,
sous Alexandre III. il s'était déjà lait jour sous la gestion
du comte Dmilri Tolstoï, qu'Alexandre H avait appelé simul-
tanément aux lourdes fonctions de ministre de l'instruction
publique cl de liant procureur du Sainl-Suiode1. 11 ■ éclaté
bruyamment aoua l'administration de M. l'obédonostsef,
ancien précepteur de l'empereur /Uexandre lll, dont il est
demeuré le confident Sorte de moine laie, aour ridée Écri-
tures et des mystiques, traducteur de Vhnitftlitm, dênanl ,
par principe comme par tempérament, de toutes les
libertés politiques et religieuses) M. Pobédonootaef lenablc
moins appartenir à la Russie contemporaine qu'à l'Espagne
du seizième siècle. On l'a appelé an Philippe il orthodoxe.
Sa droiture, aon austérité, son manque d'ambition person-
nelle le mettent assurément for! an deaani du roi «atholi-
que. De Philippe il ou des grande Inqniatteure espagnols^
le haut procureur a la foi, le fanatisme froid et patient, la
haine de l'hétérodoxie, la passion •!<• l'unité, l babitade
d'identifier les intérêts de l'État et les intérêts de
le peu de BCrupuleS quand il s'agit des un» OU des BatrOSi
On comprend qu'à tous les ministères qu'ait pu lui offrir la
conflance du mettre, un pareil homme ail préféré un pareil
poste. Du Sains-Synode il peut veillera la rois sur l'Église
et but l'État, faire la police spirituelle de l'empire, et, aane
avoir la responsabilité du pouvoir, inspirer la politique de
son impérial élève,
Les affaires qui dépendent du Saint-Synode sont divisées
en plusieurs branches, dont les unes, eomme la justice -'I
la censure, sont plus particulièrement dans les attributions
du synode, les autres, connue les < îles et les finances,
dans celles du procureur. Les affaires ecclésiastiques se
traitent par ôcril et par correspondance : de là une admi-
nistration compliquée, des bureaux et des dossiers de toute
1. Ou sait qu'Mt-viudre 111 lui a depuis conlié le ministère de l'intérieur,
m. 1 1
210 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sorte. C'est la principale originalité et non la moindre
plaie de l'Église russe. De toutes les institutions occiden-
tales, la bureaucratie est celle qui s'est le mieux accli-
matée en Russie; elle s'y est étendue du domaine civil au
domaine religieux. Dans l'Église, comme dans l'État, aucune
question ne se décide sans rapports et sans pièces à l'ap-
pui. Pour l'étude et l'expédition des affaires, le synode et
le procureur ont chacun leur chancellerie. Ces administra-
lions laïques, remplies de fils de popes qui n'ont pu ou
n'ont voulu entrer dans le sacerdoce, ont l'intlucnce qu'ont
partout les bureaux. Leur pouvoir effectif est d'autant plus
grand que la composition du synode est plus variable, et
que moins de ses membres sont au courant des détails de
la jurisprudence ecclésiastique.
Le synode est hors d'état d'examiner toutes les ques-
tions en séance; il ne siège guère qu'une ou deux fois par
semaine; et il vient devant lui environ 10000 affaires par
an. Un millier au plus peuvent être examinées en séance;
pour le reste, pour toutes les affaires courantes, la décision.
comme le rapport, est abandonnée aux bureaux, et c'est le
procureur ou le directeur de sa chancellerie qui décident
quelles sont les affaires courantes. Les membres du synode
n'ont qu'à signer. Pour plus de rapidité, on va souvent, dit-
on, chercher les signature* à domicile. De là des anecdotes
ou des mois plus on inoins édifiante. C'est mi membre du
gynode qui, voyant un de ses collègues examiner un rap-
port, lui dit : « Ce n'est pas pour lire que nous sommes
ici, c'est pour Signer, ce qui est moins long ». Ou bien,
efasl un prélal <|ui laisse surprendre sa signature dans une
affaire du il etl directement Intéressé à la refuser; parfois
même, prétend-on, ce soni les bureaux qui allèrent une
décision prise en séance) al sons cette forme la présentent
à la signatures il faul beaucoup rabattre de ces récits ou
i.O/"'"' o •'"' »'"» Rounkotn lch*rnom i bélom Doukhowutvi, i. U, ch. 29,
miiviim publié à Leipil m Uoxandre II* L'auteur, D.llostislavof,
LK SAINT-8YN0DB : CBNSURB SPIRITUELLE. "211
partout se complaît la malignité publique. La sévérité du
gouvernement contra les employés prévaricateurs a déjà
réformé plus d'un abus. La bureaucratie n'en a pas moins
dans l'Eglise un rôle qui seinhlc d'autant plus exag
« 1 1 1 « - 1 1 < - y parait moins à BB place. Du Saint-S\ aode, le
Formalisme bureaucratique descend, par les consistoires,
jusqu'au fond «les diocèaea et dea pan Bserranl
toute l'Église dans lea rouages inertes d'un pddanteaque
mécanisme.
Entre toutes eea aflairea, dont un grand uomtuv sont
abandonnées au procureur on au chancelleries, l*' synode
se réserve plus spécialement les plus ecclésiastiques, oslles
qui touehenl déplus près am tradilionaou i la discipline de
l'Église : ainsi l'enseignemesW des psaninnima. les enqe
sur les dévotions et les Bupetalttaons populaires, la censure
spirituelle. Cette dernière institution est aujourd'hui parti-
culière à la Elussiez elle n'avait d'analogue que dans las
États romains, avec cette différence que, soua !<• gouvaj>
uement papal, la censure ecclésiaatique embrassait tonte,
la sphère de l'esprit humain, tandis qu'en Russie elle eat
renfermée dans les matière - i
laïques sont soumises è 1s censure talque, dont l'esprit eat
Daturellement moins étroit ou moins défiant*. Des ouvra-
ges de sciencea, de phUosophie on d'dennonite politique
trouvent ainsi dans l'empire un accès qu'auraient pu leur
fermer les scrupules de la commission synodale'. A la cen-
sure spirituelle sont d'abord soumis les traitée de dévotion,
donne sur l'Eglise de curieux détails mai- il manque tr< ►[ » d'impartialité
t-n v. i- le haut clergé pour qu'on ■*] puisse entièremenl Set.
1. ?oyea tome 11. livre vil. efcap. i et n.
I l.'lmtinilrttr de lu Lierai, <i t pu (Ulom p>-tcUati), feuille ofli-
cielle paraiaaanl à Pétarabourg deux foie par mois, donne la liste dea livres
admia ou repoussés par l'une <>u l'autre censure. On peut ainsi se rendre
compte de retendue de la spnéw <le chacune, ai naSane temps que de leur
sévérité. Dana quelques aaméroe pria ta hasard] j'ai remarqué la prohibition
de livra de Strauss, d'Alhenaae Coquerel, de Renan, de il. Spencer. Bien
dea traductions n'ont pu paraître qu'avec dea eaaieaiona sftigées par la rea-
■are oa par la prudence des éditeurs.
212 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
puis les livres sorlis du clergé, puis les recueils et les
journaux ecclésiastiques, déjà nombreux en Russie. A l'in-
térieur, cette censure est préventive; l'Église a retenu, vis-
à-vis de la presse périodique, un privilège abandonné par
l'État. L'oukaze d'Alexandre II qui, en 1865, a libéré la
presse de ce servage, a eu soin d'édicter que les nouvelles
franchises ne s'étendraient pas aux compositions, traduc-
tions, éditions, ni même aux passages [mesta] traitant de
questions religieuses1. Dans ce domaine, l'oukaze de 1828,
avec le règlement draconien de Nicolas, est demeuré en
vigueur. Pour toucher aux matières religieuses, les feuilles
politiques doivent obtenir l'agrément de la censure spi-
rituelle; le plus souvent elles préfèrent s'abstenir. Le
clergé se trouve ainsi plus protégé que l'administration,
et l'Église que le gouvernement. De là, en partie, le peu
déplace que tiennent dans la presse et la littérature russes
la religion, l'histoire ecclésiastique, la théologie, la philo-
sophie même. L'indifférence pour les questions religieuses,
parfois reprochée aux écrivains russes, leur a été enseignée
par la censure spirituelle.
La censure synodale et ses comités de province étant
composés de moines, l'esprit monastique y prédomine; le
clergé marié, le clergé paroissial se trouve, plus encore
que les laïcs, «ni rave dans l'exposition de ses griefs ou
de ses vœux. Au lieu d'être toujours asservie à l'État, l'Église
en cette matière s'asl parfois servie de l'autorité publique
dans des vues qui n'étaient ni celles de la nation, ni tou-
jours celles du pouvoir. Avec la faveur de l'opinion, et même
«1rs hautes régions gouvernementales, le clergé inférieur
el ses avocats mil souveiil été obligés d'avoir recours à des
moyens détournés, à dee récita romanesques ou è des livres
imprimés à l'étranger. Il SIl a été de même des laïcs les
plus religieux, de Khomiakof el <ir Samarine à Vladimir
SolOVief. La censure privilégiée de l'Kglise a été ainsi
|, \..\. / l,..l.,\.tl' I.H : Dtofal Ui <;■[,,, ■„,., |.. 388 86.
LKS DIOCÈSES, LES KYKniKs. 213
un obstacle à la réforme du clergé, Érigée, en 1740, par
Pierre le Grand, pour combattre le raskol, elle a manifaa-
tement manqué i ta oaission d'arrêter la diffusion des
lectee. Dans l'étal actuel dee noceurs politiques de l'en»
pire, on n'en saurait espérer la euppreasion; ce qui
sérail i désirer, eresl qu'elle fût réduite à un contrôle
disciplinaire du clergé orthodoxe.
Grâce au Saint-Synode, l'Église russe est probablement
lapins centralisée du monde. Obligés à d'incessantes rela-
tions avec k pouvoir central, les Évéques. sont devenus
une sorte de préfets ecclésiastiques, Da sont nommés i »• * »
l'empereur sur la proposition «lu synode, qui présente trois
candidate; d'ordinaire, le souverain désigne lepresaiereV
ta lisic Les Russes se Battent d'avoir ainai mis d'accord les
droits de l'Église el les intérêts de l'État, Les diocèses, les
épi tressée, eonunedisenl les orthodoxes, sont en général
délimités sur les gouvernements civile. L'empire en compte
soixante, divisés sa trois clssooa il b*j est i pas cinquante
pour la Russie d'Europe1. Dana certaines régions,
diocèses sont plus grande que la France ou l'Italie. Ils
sont, en moyenne, quinse ou ringt fuis plus vastes que i<>
nôtres, a cet égard, l'Église russe est an eontraate
l'Église grecque, où chaque bourgade a son évéqua.
De ces soixante éparchies. trois ont le titre de métro-
polies, dix-neuf celui d'archevêchés, (les titres ne corres-
pondent plus à une juridiction réelle: ils indiquent un
rang, non une fonction. 11 n'y a plus de sulTraganls;
les métropolites métropoUty) et les archevêques ont pour
auxiliaires un ou deux é\èques-vieaires, ou coadjuteurs.
Il ne reste dans l'empire qu'une province ecclésiastique,
ce sont les diocèses qui forment l'exarchat de Géorgie;
partout ailleurs les évéques dépendent uniquement du
synode.
Les titres de métropolite et d'archevêque ne sont pas tou-
I, la Russie d'Europe formait, en 1887, 48 diocèses; la Transcaucasie en
formait | ; la Sibérie 6; h Turkeslati 1 ; les îles Aléoutiennes et l'Aliaska 1.
214 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
jours portés par les prélats assis sur le siège auquel ils
appartiennent. Le gouvernement n'accorde souvent la
dignité qu'après plusieurs années d'occupation du poste.
L'évêque est promu archevêque, ou l'archevêque métro-
polite, en récompense de ses services. Ces titres, donnés
comme une sorte de grade dans la hiérarchie du tchine,
deviennent ainsi une distinction personnelle. Parfois le
souverain accorde aux prélats la jouissance des honneurs
autrefois réservés au patriarche. Ainsi de Philarète, métropo-
lite de Moscou ; ainsi de son disciple, Monseigneur Isidore,
métropolite de Novgorod et Pétershourg.
Il en est, à quelques égards, du traitement comme du
titre; les évêques sont, par ce double lien, tenus dans la
dépendance du pouvoir central. L'allocation du trésor n'est
point fixe, ou plutôt elle ne forme que la moindre partie
des revenus épiscopaux. A côté du traitement, il y a les
secours du Saint-Synode, puis les immeubles ecclésiastiques
ou l'indemnité qui les remplace, enfin le casuel et les
dons volontaires. Toutes ces ressources constituent des
revenus assez élevés, sans être excessifs. Les évêques, les
principaux surtout, ont dans la société un haut rang dont,
en général, leur mérite les rend dignes. Les choix du
Synode et du gouvernement portent presque toujours sur
des hommes éclairés, instruits, de mœurs pures. Pour la
\cilii. la science, l'éloquence, les métropolites de Moscou,
les Platon, les l'hilarète, les Macaire n'aiiraienl pas déparé
les plus grands sièges de l'Occident. Aucune chaire de
l'Europe, ni Paris, ni Vienne, ni Cantorbéry, n'a été illustrée
par Une plus remarquable lignée île prélats. Ou en pour-
r.iil dire ^retqiM autant de Pétershourg. A cet égard, les
Ames pieuses ne sauraient regretter que la Russie ne soit
pas revenue à l'élection des évoques par le concours du
clergé el des laies. L'accès de l'épiscopal n'est point, ouvert
par l'intrigue. Il n'en est pas comme en Turquie, OÙ les
échelons de la hiérarchie ne sont trop souvent franchis
qu'à pri\ d'argent. Sont le sceptre des tsars orthodoxes,
LES KVKQUKS, LES CONSISTOIRES DIOCÉSAINS. 215
l'Église russe est demeurée indemne de la plaie invétérée
• le l'Église byzantine, la semoule.
L'existence extérieure des évéquea rtusee es! entourée
d'un certain luxe, leur rie Intérieur rôre. il- sont
astreints à la résidence, conformément eui canons, à moins
que la eon&ance du souverain m les appelle à siéger au
synode. ii> ne quittent guère leur \ili pale que
pour de pénibles \i-ite> pastorales daui leurs Immenses
diocèses. Pris dans le eloiliv. Im évéquea OUI d'ordinaire
un couvent pour demeure. A bravera les plus hautes
dignités de l'Église al au milieu des honneurs les plua
éle\és .le l'État, ils observent la rigoureuse abstinence des
moines. Auv banquets des fêtes officielles, à la table même
du tsar, il> m' touchent d'autres mets que les légumes et
le poisson, il est vrai que, dan- leurs tourner- pastorales,
la mondaine vanité de leurs hôtes laïque-, non contente de
leur offrir li sterlets du Volga ou de la Dvina, m
permet parfois, dit-on, de leur servir de PouAft* au bouil-
lon'.
Lea évoques ne sont pas aeulemenl subordonnés,
l'autorité du synode, chacun d'eux est assisté d'un conaeil
ecclésiastique qui joue, dan- le diocèse, un rôle compa-
rable à celui du Saint-Synode dans l'empire : c'est le
listoirc ôparchial, éparkkimtnata consi- . Lei membrea
en sont nommée par le synode sur la présentation de
l'évéque; el leurs décidons n'ont de validité qu'avec la
confirmation épiseopale. Ces consistoires participent aui
-oins de l'administration diocésaine. Ce sont eux qui jugent
en première instance les eau-.'- encore déférées à la justice
ecclésiastique. Pour la plupart des affaires, spécialement
pour la justice, le Saint-Synode sert de cour d'appel et de
cour de cassation jugeant en dernier ressort. Les causes
soumises aux tribunaux de l'Église peuvent se ranger BOUS
deux chefs principaux : les affaires disciplinaires du
1. Oukha, soupe maigre au pofcWMk
216 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
clergé, et les affaires de mariage ou de divorce. Ce droit
de justice que presque seule, dans le monde chrétien, elle
a conservé jusqu'à nos jours, l'Église russe ne voudrait
pas s'en dessaisir. Les attributions de ses tribunaux, déjà
réduites par Pierre le Grand, devaient être encore dimi-
nuées. Il avait été question de leur enlever les causes de
divorce, pour ne réserver à l'évêque que la confirmation
de la sentence rendue par les tribunaux ordinaires. Cette
délicate réforme a été ajournée. Le gouvernement s'est
arrêté devant les répugnances de l'Église et les objections
du Saint-Synode, montrant par là, une fois de plus, que
le domaine ecclésiastique est celui où le pouvoir se sent
le moins libre1.
La justice consistoriale est cependant une des parties
les plus défectueuses de l'administration ecclésiastique.
Avec l'ancienne procédure se retrouvent, dans les tribu-
naux diocésains, les vices des anciens tribunaux russes,
l'extrême lenteur, le formalisme, la vénalité môme. Ces
défauts apparaissent surtout dans les affaires de mariage et
de divorce, pour lesquelles la société civile relève encore
de l'Eglise et de ses consistoires. Malgré les efforts du
clergé et la sévérité de la plupart des évêques, le rouble
n'a pas toujours perdu son empire séculaire dans les
bureaux laïques des consistoires orthodoxes. — « Je sais
par expérience, me disait, à Pétersbourg, une femme du
inonde divorcée et remariée, ce qu'il en coûte pour prépa-
rer le dossier d'une demande de divorce; je sais la couleur
des billeta de banque qu'il est sage de laisser sur la table
des différente employée. » El de fait, le divorce légal n'est
guère accessible (]u'aii.\ hautes classée. Ces! ce qui explique
le nombre relativement minime des mariages cassés par
les consistoires diocésains1. Les paysans, qui, à bien îles
i. sur l'orftolntloa 'les tribunal lecléciMliqawi «i sur les réforme*
. roy. i. il, iiv. i\ chtp, h, p. MO W7 (2" éd.).
'i. Tour l'amiiT I8KD, par <'\ciii|»lt>, les rapports <lu liaul. procureur du Saml
SwkmIi' .iiiiiuii .h, ut B2Q diYOrCM OU annulations ■!<- mariaur. ainsi tivrs :
LES éVÊOOBS, LIS CONSISTOIRES DIOCÉSAINS. 217
égards, demeurent en dehors des lois, se passent de ces
coûteuses formalités : les mauvais ménagea l'ont casser
leur union par l'assemblée «lu ntfr <>u par les tribunaux
dr bailliage1.
Près de chaque consistoire est placé un secrétaire laïque
dont 1rs fonctions, dans le conseil diocéaain, rappellent
celles du haut procureur près du Saint-Synode. Ce secré-
taire est à la téta de la ehaneeUerie éparchiale, chargée
de la rédaction et de la oorreapondance. Nommé par le
S\ node sur la présentation du haut procureur, il reste IOUI
la juridiction immédiate de ce dernier. C'est au procureur
que le secrétaire adresse Mt rappurU, tandis que l'évéqoe
et le consistoire envoient lae lanri M Synode. Comme la
plupart des employés des chancelleries ecclésiastiques,
ce fonctionnaire laïque est, d'ordinaire, sorti d'une famille
cléricale. Dans toute «vite vaste administration, le haut
procureur et ses principaux sssistants sont à peu prèi les
seuls qui, par la imiSSMlOO. M tiennent pas au clergé.
L'influence du secrétaire et des ehaneelleriee éparchialea
sur la présentation des affaires, sur la nomination au\
places, sur la décision des pi ouvert les porter .|.-
l'Église à la corruption administrative. Ctael aux ■
tairesde consistoires «pie l'on fait remonter la plupart des
abus de l'ailininistration OU de la justice ecclésiastique-,.
Un en a ru s'ériger en entrepreneurs de difOrCOS, mettre
toutes les ress lurces de leur expérience au service des
ménages mai asaortia, fournir eux>mémes des témoins aux
époux désireux de faire constater un adultère tictif*. La
littérature russe a parfois mis en scène de oes hureauci
SI |i:ir suite de bigamie d'un des épouv; 17 pour impuissance; 121 pour
adultère; 483 pou ah—M prolongée; 259 pour cause de condamnation aux
travaux. forCét W I bl déportation; 9 mariages enlin avaient été annulés
coinnii' ayant MA ooaftractéa antre paraaU à des degrés prohibés. On voit
que l'adultère n'est pas la seule cause de rupture du lien conjugal admise
par l'Ildise RMan.
1. Veyai t. il, liv. IV, cimp. ii. p. 3uy (•*• éd.),
2. \u\.v plus haut, même livre, chap. iv.
218 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ecclésiastiques, adonnés à cette lucrative spécialité1. Pour
supprimer de telles pratiques, on a tenu les secrétaires des
consistoires sous une surveillance plus exacte, en même
temps qu'on augmentait leur traitement. Les bases de
l'administration diocésaine n'ont pas été modifiées; elles
tiennent à toute la constitution de l'Église. Dans chaque
diocèse, comme dans le Synode, on a conservé près des
autorités ecclésiastiques un fonctionnaire laïque, organi-
sation qui, par certains côtés, rappelle notre système
judiciaire, avec sa double et parallèle hiérarchie de juges
et de procureurs.
Le Saint-Synode intervient dans l'administration du
diocèse à peu près de la même manière qu'un ministre de
l'intérieur dans celle d'une préfecture. De là une énorme
correspondance et toute une paperasserie encombrante.
L'évêque et son consistoire doivent sans cesse en référer
au Synode : pour toute chose de quelque importance, pour
l'érection ou la suppression d'une église, pour l'emploi
des fonds ou des aumônes, pour la déposition d'un prêtre
ou le relèvement de ses vœux, il faut une autorisation
synodale. Pour s'absenter plus de huit jours de son
diocèse, l'évêque a besoin d'un congé du Synode. Chaque
année, il est tenu de présenter un rapport sur l'état de son
éparchic, sur les écoles ecclésiastiques, sur la réception
des sacrements, sur les conversions faites parmi les cultes
p&érodoies.
Cette tutelle administrative s'explique par les conditions
partieulières à la Russie et à l'Église russe. L'immensité
dei diftancefi a longtemps opposé de telles difficultés à
tout recours contre les abus de l'autorité locale, que le
gouvernement a, dans toutes les branches de l'administra-
tion, été conduit à une étroite centralisation. La division
du < In-.' en deux classes, animées d'une sourde rivalité.
1. Ainsi, par exemple, le Vtêtfiik Btoopy (JMHN 1879); d&nj une nouvelle
intitulée Un *pécialinte.
l.Es i':vk<ji : ■ H.Ks PROVINCIAUX. 219
rendait plus nécessaire le contrôle «lu pouvoir central.
Plus l'évéque et le haut clergé célibataire étaient, par le
genre de rie <»u les intérêts, lépsrés du clergé marié, plus
se faisait sentir dans l'Église le besoin d'un pouvoir modé-
rateur el impartial. On ne I S point remanpié, c'est là une
des causes de l'influence «lu pouvoir civil chec l'Église
rutse. Dana l'Église latins, oo le clergé n'es! point de la
même Façon divisé en <l<-n\ classes, le pi
trouvé trop exposé à l'omnipotenee de l'évêque pour ne
pai cbereher un abri contre «die. Cette i rotectîdn que,
depuis la Révolution, il n«' pouvait réclamer de l'État, l-
clergé Inférieur !'■ demandée à Rome. Cesl là. on le -ad.
une des causée de l'ultrsmontanisinc parmi le clergé
français. N'ayant ni <dnd' national ni BOUVOTSiQ pontife
étranger, le clergé russe pj'a en contre le despotisme
épiscopal d'antre refuge que l«- recoors su gouvernement
civil. Lea garantie! que l«i prêtre catholique ;» « •'•
auprès du pape dans l'ultramontanisme, le pope orthodoxe
les a trouvées auprès «lu tsar dans l'intervention de l'Ktat.
Si l'autorité «!«' l'Étal pèse sur le haut clergé, elle abrite le
clergé intérieur: pour la plèbe ecclésiastique l'ingérence
gouvernementale esl peut-être moine un joug qu'une
protection.
11 y aurait beaucoup à faire pour pend) lise plus
de rie el plus de liberté, car les deux eta lauraient
guère aller l'une sans l'autre. Ou i*esl souvent, en Russie
même, préoccupé des moyens de relever l'autorité spiri-
tuelle. Suivant un conseil (tes Aksakof et «les Katkof, le
gouvernement impérial s'est décidé à rendre à la hiérarchie
un droit, de tout temps suspect a la plupart des gouver-
nements. Les évèquee, «pie le Règlement de Pierre le
Grand B'attachait à maintenir isolés, ont été autorisés, il
serait peut-être plus juste de dire, ont été invités à se
réunir en assemblées régionales. L'Église russe a ainsi
revu ce que l'Église de France n'a pas connu depuis long-
temps, sauf un moment sous la deuxième république, des
220 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
conciles provinciaux. Il faut dire que ces conciles russes
ne peuvent siéger, ni délibérer, ni rien publier qu'avec la
permission du Synode, autrement dit du gouvernement.
Kief, Yilna, Kazan, Irkoutsk même, plusieurs des capitales
régionales de l'empire ont assisté à des assemblées de cette
sorte. Il est. vrai que, selon l'impulsion donnée à l'Église
par la main des hauts procureurs, ces assises épiscopales
se sont peut-être moins préoccupées des intérêts du clergé
et des réformes intérieures de l'Église que de prosély-
tisme. Quelques orthodoxes de tendances slavophiles
avaient, sous Alexandre III, préconisé la réunion à Moscou
d'un concile national de toutes les Russies, voire d'un con-
cile œcuménique de tout l'Orient, destiné à resserrer les
liens des Églises de rit grec et la solidarité du monde ortho-
doxe. Les questions à débattre auraient beau ne pas lui
manquer, il est douteux que les tsars russes soient de long-
temps curieux de provoquer un pareil concile, ou les gou-
vernements étrangers pressés d'y envoyer leurs évêques.
En dehors du renouvellement des conciles provinciaux,
bien des réformes pourraient être introduites dans l'Église,
si les mœurs publiques étaient mûres pour elles. On pour-
rait, selon le vœu de certains publicistes, rétablir les élec-
tions ecclésiastiques; on pourrait, en presque toutes choses.
revenir à l'antique discipline. En admettant qu'un pareil
retour au passé fût toujours un progrès, ce serait assuré-
ment moins malaisé dans l'Église gréco-russe que dans
l'Église catholique romaine. Dans l'une, la centralisation
dérive d'un principe Idéologique; elle vient de l'intérieur,
du cœur même de l'Église; dans l'autre, la centralisation
n'a qu'un principe politique; elle vient du dehors, du
pouvoir civil. On pourrai! faire bien des choses dans
l'orthodoxie russe, si les mœurs s'j prêtaient; mais les
mœurs s*j prêtent peu. Bo loul cas, s'il est un pays on la
SOdété religieuse ne Se puisse isoler de la société civile,
c'est la Russie. Les mœurs religieuses ne s'y pourront
former qu'avec les mœurs politiques.
DE LA RÉFORME DE LWDMIXlSTRATluX ECCLÉSIASTIQUE. 221
Ce que peuvent désirer lei amis de l'Eglise, ce n'est pas
l'abrogation des institutions existantes, c'esl leurélai
Bernent progressif de manière qu'elles restent en harmonie
avec les besoins spirituels aussi bien qu'arec le gouverne-
ment civil. Bn gardanl le surveillance de l'administration
ecclésiastique, l'Étal se devrail interdire d'user du pouvoir
séculier dans un intéréj confessionnel si d'user du clergé
dans un intérêt temporel. Selon l'expression d'un des plus
éloquents panégyristes de l'orthodoxie, Il ï"i m «luit
être subordonnée an but extérieur et étranger d!ua étroit
conservatisme officiel, il n'est pas bon que i Église soit
chargée de bénir et '!«• consacrer tout <••• qui <-\i>t<- dans
l'ordre politique à an moment donné L intérêt d
religion demande que l'intervention de l'Étal dans les
affaires ecclésiastiques soit réglée et discrète; l'intérêt de
l'Église et l'intérêt du pays ^opposent égalemenl à ce que
l'Étal abdique toute Influence dans l'Église. L'abandon
prématuré de l'Église à elle-même la livrerait à l'ignorance
et àla routine. Dans l'opinion vulgaire, la principale cause
de la torpeur séculaire de l'Église russe est h dépendance
du pouvoir civil. L'observateur aboutit souvent à de tout
autres conclusions; il découvre que, dans la Russie
moderne, la plupart d. ^ progrès, la plupart des réformes
de l'Église ont été dus à l'initiative de l'État II y a pour
cela deux raisons. La première, c'est que l'esprit ecclé-
siastique est généralemenl conservateur, stationnaire;
que, pour l'amener à des réformes, il faut le pins souvent
des influences extérieures, La seconde c'est que, en Rust
l'initiative est presque toujours partie d'en haut, du trône;
c'est .pie. -race au contait avec l'Ocddent, le pouvoir s'est
trouvé plus éclairé que la nation. Ce fait historique s'est
Imposé à l'Église comme à l'État.
Chez un peuple aussi foncièrement religieux, l'Église a
le droit de revendiquer sa pari dans la grande œuvre du
I. Q, Saïuarine, Introduction aux enmrm (U Kliomiakof.
222 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
renouvellement national; si elle n'y a pas coopéré davan-
tage, si bien des projets sont restés stériles, bien des
mesures mal exécutées, la faute n'en est pas toujours à
l'État, elle est parfois aux sourdes résistances ou aux
répugnances de l'Église. Cette Église, en apparence si
dépendante, si docile, a, vis-à-vis du pouvoir, plus de
moyens de défense qu'il ne le semble; quand elle n'en a
point d'autre, il lui reste la force d'inertie. Dans la société
ecclésiastique plus qu'ailleurs, la routine, les traditions,
l'esprit de corps font obstacle aux innovations. Le pouvoir
ne peut guère agir sur l'Eglise que par l'Église, par la
hiérarchie. Au lieu d'être entravées par l'immixtion de
l'État, les réformes ecclésiastiques peuvent aussi l'être par
la timidité, par l'incurie ou la faiblesse du pouvoir. Le
gouvernement n'aime point à provoquer le déplaisir du
Saint-Synode ou le mécontentement du clergé; il redoute
surtout de blesser l'ignorante piété du peuple. C'est ainsi
qu'a été ajournée plus d'une réforme, comme l'émancipa-
tion des raskolni/cs, la sécularisation de la justice ou des
registres de l'état civil, l'adoption du calendrier grégorien,
la suppression de la censure spirituelle. En pareille
matière, nous ne saurions trop le répéter, l'autocratie n'est
pas omnipotente : les mœurs sont plus fortes que l'auto-
crate. L'empereur a, si l'on veut, le gouvernement de
l'Église; il ne peut l'exercer qu'en en respectant les tradi-
tions, et parfois les préventions.
CHAPITRE VIII
Lfl «lergé noir, les couvent* >'t 1.- MoiSM. — ln\i-i<>n du cierge en deux
classes. Baprémtie dn etargé noautiqae. — Csradéiw du mouari.
iu-se. — Son iii;iii'|ii'(|r variété. Soft inpOftMM hÙtort(|Q«. — Les grands
couvents lUtUolMUX. — l'élit iiuiiiln.- nl.tlil A -'les.
— Le recruteinenl des iimiiic». I . — t.oiiiiii.-iit lo oment-
sont devenu» KM m-litutioii .1 Ul.it . — I ■ m i UmUoHoo. — Leur- biin>
et leurs n m,--. — I .. m - ■■ u\ i ••- — L»-> . ou%. ut- de INMMI I
béguiin-. 1a- SU3V1 de c 1 1 u 1 1 1 • • .
Kn Russie, if clergé n'esl pas Beolemenl un corps, e'es(
uni- classe. Jusqu'à ane époque toute récente, ce D'étsit
pai seulement, comme en France avant la Révolution, un
des ordres de l'État, c'était nne caste. Cette caste, 1
temps fermée et encore aujourd'hui héréditaire, rote une
des quatre ou cinq ••la»- ma entre lesquelles se
partage la nation. Bile se subdivise elle-même en deux
groupes, en deux classes différentes el souvent rivales :
les popes et les moines, le cli ilier, paroissial, et le
clergé régulier monastique, ou, selon l'expression i ulgaire,
le dergéblancel le ckrgi noir. Cette désignation ne répond
point à la différence des costumes. Si les moines sont vêtus
de noir, les prêtres séculiers ne sont pas vêtus de blanc;
ils mêlent seulement an noir des couleurs brimes ou fon-
cées. Moines et popes portent également une longue barbe
et de longs cheveux; le principal insigne des premiers est
le grand voile noir, qu'ils laissent pendre en arrière sur
leur haute coiffure.
Entre ces deux clergés, la distinction fondamentale est
I. Voyei t. I; livre \ . eh. 1.
224 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
le mariage. Le clergé noir est voué au célibat, le clergé
blanc, celui qui forme proprement la caste, est marié. Cette
opposition, cette sorte de dualisme du sacerdoce se ren-
contre dans toutes les Églises d'Orient, chez les Orientaux
unis à Rome comme chez les autres. Il n'y a, croyons-nous,
d'exception que chez les Grecs melchites de Syrie, où, selon
l'esprit de Rome, le clergé célibataire a fini par évincer le
clergé marié et par le supprimer. Chez quelques peuples
orthodoxes on pourrait un jour voir un changement
inverse.
Dans toutes ces Églises orientales, la tradition réserve
l'épiscopat au célibat; c'est là le principe de la domination
du clergé régulier, de la dépendance et parfois de la
jalousie du clergé marié. En toute confession, lorsque, près
du sacerdoce ordinaire, s'est formée une milice religieuse
spéciale, il y a eu des rivalités entre le gros de l'armée
ecclésiastique et ces corps d'élite. L'Église russe, où tout
l'avancement, tous les honneurs étaient le privilège du
corps monastique, ne pouvait échapper à de telles compé-
titions. L'antagonisme y est d'autant plus naturel qu'entre
les deux fractions du sacerdoce le contraste est plus grand,
et le passage de l'une à l'autre plus difficile. Le mariage
pour le pope est aussi obligatoire que le célibat pour le
moine. Entre l'un et l'autre, la femme est une barrière
qui n'est renversée que par la mort ou, rarement, par la
séparation volontaire des deux époux.
Chez les deux clergés, la diversité des intérêts a produit
la diversité des tendances. Le clergé noir veut maintenir
n domination, le clergé blanc cherche à s'en affranchir :
entre eux, c'est une lutte d'influence, une compétition
sourde, souvent inconsciente, non une hostilité ouverte et
déclarée. I)u lorrain matériel des intérêts cl du pouvoir,
la rivalité a parfois passé dans le domaine spirituel, dans
la sphère religieuse proprement dite. Ces deux clergés
iont, par ieur situation même, involontairement attirés
vns les lieux pôles opposés du christianisme j l'un est plus
LES MOINES: CARACTÈRES DD MONACHISME RUSSE. 225
porté vers la tradition et l'autorité, l'autre vers les inno-
vations et la liberté. Ainsi <jue nous l'avons indiqué plus
haut', il y a là, pour l'Église russe, le cadre de deux
partis plus ou moins analogues au high thurch et au foto
church de l'Église anglicane. Il s'en faut, du reste, que
l'Église russe suit aujourd'hui expotée à <\<> pareils conflits.
L'ascendant de la tradition et le besoin d'union la préserve-
ront longtemps de toute lotte ouverte, de tontesdssion. Les
deux clergés vivront côte à côte sans ({ne le triomphe de
l'un soit assez complet pour amener L'anéantissement de
l'autre. l>e ces deux émules, l'un est plus important par
le pouvoir, par la science, par son rôle traditionnel,
l'autre par le nombre et par son rOte social; l'un a
derrière lui un plus grand passé, l'autre a peut-être devint
lui un plus long avenir. Nous commencerons par le pre-
mier, par le plus élevé, le clergé unir.
Les monastères «i les moines ont longtemps tenu un»'
large place dans l'existence de la Hostie : aujourd'hui
encore ses vastes couvents sont les plu- remarquables
monuments de son histoire. i>ans aucun pays, le rôle des
moines n'a rit- plus considérable; il n'a pas toujours
le même qu'en Occident Le monaehismc orthodoxe orien-
ta] n'a point eu de branches aussi multiplet, d'inflorescence
aussi complexe, que lf monaehismc catholique latin. Au
lieu de se ramifier en une foule de congrégations et d'ordres
divers, il a gardé, à travers les siècles, une simplicité
archaïque; il est. à beaucoup d'égards, demeuré primitif.
Connue toute- choses, l'esprit monastique a eu moins
de mobilité, de variété, de fécondité, en Orient qu'en
Occident. Les Russes et les Grecs n'ont connu que les
premières phases du monaehisme, celles du moyeu âge
antérieur à saint Bernard, OU, au moins, à saint Dominique
et à saint François. Des deux grandes directions de la
vie religieuse, la vie active et militante, la vie conten>
1. Voy. même livre, chap. n. p. 95.
m. 15
226 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
plativo et ascétique, les moines d'Orient ont toujours
préféré la seconde, sans doute la mieux adaptée à l'esprit
oriental. Chez eux, Marthe a toujours été sacrifiée à
Marie.
C'est pour la pénitence et l'ascétisme, pour la prière et
la méditation que se sont fondés la plupart des couvents
orthodoxes. Ce n'est ni le besoin de se grouper pour la
Lutte, ni le zèle du bien des âmes, c'est l'amour de la
retraite, c'est le renoncement au monde et à ses combats
qui ont jadis peuplé les couvents de la Russie. Les enne-
mis auxquels on y venait livrer bataille, c'était, à l'exemple
des rudes, athlètes de la Thébaïde, la chair rebelle et le
dragon tentateur, sans autres armes que la prière et
le jeûne. N'est-ce pas ainsi, à force de macérations, que
les ermites de Pelchersk ont mérité d'être appelés « des
anges terrestres el des hommes célestes » ? Le moine russe
n'avait en Mie ni l'activité intellectuelle, ni le travail
manuel, ni la charité, ni la propagande, mais son salut
personnel et l'expiation des péchés du siècle.
« La mission des moines, disaient encore, sous Nicolas,
au tbéplogien Palmer, les religieux de Troïtsa, n'est ni
l'élude ni le travail d'aucune sorte; leur mission est de
chanter les offices, de vivre pour le bien de leurs à mes el
de faire pénitence pour le monde1. » Kl ils ajoutaient que
l'ascétisme était le nerf du christianisme, se vanlanl d'y
être demeurés plus lidèles (jue les Latins, y voyant une
marque <|<- la snpériorilé de leur Eglise. A eerlains de
ces moines d<- Saint-Serge, les deux vices séculaires des
monastères orientaux, l'ignorance de l'esprit, la Baleté du
corps, semblaient presque une vertu de leur état. Quand
Palmer, après avoir passé quelques jours dans Leurs
cellules, se plaignait des insectes el de la vermine, ses
botes lui répondaient, d'accord à leur insu avec notre
Benoll Labre, que. dans un couvent, ces créatures avaient
1. \\ . Palmw S'otn ••/ a uUU tù thi RuMfan Chureh, p. 200*201.
LES MOINES: CARACTERES DU MONACHISME RUSSE. 227
leur utilité, comme instrument de mortification et exercice
de patience. Pour le moine du peuple, l'idéal du religieux
est toujours l'anachorète du désert; c'est le Btylite BUT H
colonne1 ou !<■ gyuinosopniate chrétien, uniquement rétn
de sa longue barbe, qui ligure encore dans les peinturée
des couvents rosées; ce sont Les saints ensevelis vivante
dans les catacombes de Kief. Les noms des monastères
rappellent la Tbébalde ; les plui grandi portent celui de
taure lavra), les petits ceux de tkyk ou de
Leurs cryptes al leurs eatacombes sont moins la tombe des
moris que la demeure des anciens anaenori les retires
dan-. les grottes à l'exemple des Pères du désert
cavernes, telles que le as de saint Ifc nolt à
Subiaco ou la ausea de saint Ignace à Manresa, semblent
avoir conservé, sur l'imagination religieuse du peuple, leur
antique attrait. Dans le voisinai:.' du rit) le de Gethsémani,
près de Troltaa, l'on peut visiter les catacombes où de
modernes émules des saints de Kief s.- sont enfouis
années, dans des cellules souterraines, loin des bommes
al de la lumière du jour, lu Grimée, au monastère de
l'Assomption, près de Bachtebi-Saral, des moines m sont
établis, cuire le cid et la terre, dans des gTOtl BneS
pratiquées aux flancs du rocher et reliées antre elles par
de frêles galeries de bois I turent de. troglodytes d's
point un siècle d'existence. Le goûl de la rie d'ermite h'esl
pas éteint dans ic peuple; ^i l'£tal iien autorise plus la
fondation, les sectaires dissidents al parfois encore
dl 8 ermitages dans les contrées écarh
Avec de telles tendances, m,,- seule règle monastique
suffisait, comme, en Occident, s longtemps sufli le seul
ordre de Saint-Benoit. I.u Ruaaie, ainsi que dans tout
l'Orient, règne la règle de Saint-Basile, dont 1» - .ions
moins précises, moins s\ sUmaliques, ne se peuvent com-
parer aux constitutions savamment coordonnées de la
l. I i ne compte deux sainte Btylite*, mini Cyrille de Toorofel uu
saint Nikila, loue deus >1ii douzième -i' «1.-.
228 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
plupart des ordres ou congrégations catholiques. Celte
règle, rédigée en forme de réponses à des questions de
oute sorte, ne fait guère que poser les bases de la vie
monastique sans l'enserrer dans d'étroites observances.
Pour la vie religieuse, comme pour la foi, la Russie n'a
rien ajouté à ce que lui apportèrent les Grecs : elle n'eut
aucun ordre qui lui fût propre. Les couvents russes eurent
beau subir, à différentes époques, diverses réformes, il n'en
sortit rien d'original. Leur idéal demeura toujours en
arrière ; leurs modèles furent toujours au dehors. C'est
ainsi qu'au onzième siècle, un moine, du nom de Théodore,
introduisit aux Grottes de Kief, d'où ils se répandirent au
loin, les statuts du monastère constantinopolilain de Slou-
dion, avec la pratique de la vie commune. Les milices reli-
gieuses de la Russie n'ont jamais offert celte prodigieuse
variété de troupes, d'armes, d'uniformes de toute couleur,
qui a donné tant d'éclat et de puissance aux armées monas-
tiques de l'Occident. Par suite, les monastères russes n'ont
rien connu de comparable aux grandes figures de moines
pacifiques ou batailleurs, hommes d'action, hommes de
plume, au besoin hommes d'État, qui ont tant remué le
monde latin. La Russie a eu des moines; elle n'a pas eu
d'ordres religieux. La Russie a eu des couvents; elle n'a
pas eu de ces fédérations, de ces républiques monacales
(|iii, dans la Dation et dans l'Église, formaient comme des
États Bpirituels. De même que chez nos Bénédictins, 1rs
monastères russes oui quelquefois élé dos colonies, parlant
des dépendances les uns des autres, mais de ce groupe-
menl n'est sortir aucune pu issani «• congrégation. La trie
monastique a ainsi manqué à la fois de variété et de
cohésion, de diversité et d'unité. Par là. les moines n'ont
I ii donner à le société et à la civilisation ni les mêmes
secours, ni !<••> mêmes embarras qu'en Occident.
Pour avoir été moins variée, l'influence des monastères
en Russie n's pas été moins profonde. Les couvents ont
eu, dans le formation de la nation el de le culture russe,
LES MOINES : LEUR RÔLE HISTORIQUE. 229
un rôle analogue à celui des moines de Saint-Colombun
ou de Saint-Benoit dans L'Europe catholique. De môme
qu'en Gaule et en Germanie, lea moines oui été Lee i»ion-
niers de la civilisation iusei bien que dn christianisme.
Convertissant les tribus barbaree si délriehant lea landei
OU les forets, ils ont, sur leurs pas, attiré les eoloni ni
au tbttd des solitudes du nord el de l'esl. Plm d'une ville
a eu pour noyau un monastère. Plus d'une foire longtempi
célèbre a commencé sus portes d'un couvent ainsi la foin-
de Rfakartef, aujourd'hui transportée à Nijni-Novsjorod.
En Russie aussi, les cloîtres ont été l'asile des Mires,
apportées de Byzance par tes moin. Peu de nos
sbbayea se pourraient, à cet égard, comparer à Petchersk
de Kief, où écrivaient Nestor et les premiers snnalisl
S'il est un pays qui ait été l'ait par les înoiie-, . 'est la
Russie.
Les couvents > oui un caractère plus national que partout
ailleurs. Dans la \ie monastique, ennuie en toutes dft
la religion s'esl davantage identil le peuple. Pen-
dant les luttes contre les Tatars, contre les Lithuanien
lea Polonais, lea monastères ont été le 'principal rempart
de la nationalité dont, par la diffusion du christianisme,
ils avaient été l'un des principaux facteurs*. L'histoire de
la Russie revit presque tout entière dans deuv grandes
taures • Petchersk, le couvent des catacombes des bords du
Dniepr, symbolise et résume la première période de t'eus*
tence nationale; Troïtsa la seconde. Petchersk personnifie
l'âge de Kief, Troïtsa Page de Moscou. Pes monastèri
Russie étaient dea citadelles ; beaucoup gardent encore
leurs murailles crénelées: ce sont les châteaux forts du
1. Les moines de Kief ont beau montrer, dans leurs catacombes, le tombeau
de -tint Nestor, l'annaliste (létopisett), la paternité de la Chronique de
es n<<m reste doatease; m sjai ivst pea, c'est qu'elle a été écrite par tes
moines. Voy. I.. Léger: Chronique dite de Neti
2. Il en a été do même «liez la plupart des peuples orthodoxes, chez les
Grecs et chai les Barbes, chai les Bulgares notamment. Des couvents, comme
celui de Rilo, ont été le refuge du slavisme dans les Balkans.
230 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
moyen âge russe. Les plus grands sont de vraies villes
contenant de nombreuses églises ou chapelles : Petehersk
en a L6, Troïtsa 14, Solovetsk 7. Rien du reste, dans ces
laures russes, de comparable aux merveilles d'architecture
de nos gothiques abbayes de France, d'Angleterre, de
Portugal.
A défaut de la beauté de l'art, beaucoup de ces monas-
tères ont le charme du pittoresque. En Russie, comme
partout, les moines onl choisi les plus beaux sites. Les
ermitages se sont posés au bord d'un lleuvc ou d'un lac,
parfois dans une île ; les cénobites onl occupé les clai-
rières des forêts ou les oasis boisées des steppes. Troïlsa
élève au bord d'un ravin ses grosses tours de briques
rouges, qui ont arrêté les Polonais, maîtres de Moscou, et
servi d'abri à Pierre le Grand contre les strelts;/ en révolte.
Dans une de nos visites à ce sanctuaire national, le moine
qui nous faisait faire le tour des murs nous montrait par
les embrasures l'emplacement des tentes et des canons
polonais, auxquels répondaient les canons du monastère
( 1608-1609 . A Petehersk1 de Kief, le site est plus grandiose,
les souvenirs pins légendaires. Ge couvent, berceau du
monachisme russe et séjour de saints innombrables, dresse
ses clochers roses et ses coupoles d'or ou d'azur étoile
sur les collines dé la rive droite du Dniepr. Au pied du
monastère, de l'autre côté du grand fleuve, s'étend un
paysage vert, aussi plat et aussi vaste que la nier; au-
dessous sont les noires catacombes où vécurent les vieux
anachorètes, OÙ leurs corps reposent debout. Dans ces
galeries sépulcrales, aussi étroites que les voies dés
catacombes romaines, se presse au malin la foule des
pèlerins. Dirigés par les moines, ils s'enfoncenl en longues
tilrs dans le mystérieux labyrinthe, chacun un cierge à la
main, écoutant l'écho du plain-chanl slavon qui aecom-
oe la liturgie dans les églises souterraines. De la niche
I Peteherikii mona$tyr le couvent dei grottei; de pechtchera, petchera,
me,
I.Ks COUVENTS, LEUR RÉPARTITION, LEUR N'OMRRE. 13!
dontilsfont leur tombeau, après en avoir fait leur demeura,
les sainls ascètes, muréi daof la paroi, tendent une main
desséchée aux baisera des Bdèies.
D'aulne monastère! à peine moins illustres, Simonof,
i)un>k<.i ci Novospaski, don1 l< i mura oui arrêté les iatars
aux portes de Moscou, Saint-George de Novgorod, l'Assom-
ption de Tver, Solovetsk, sur la mer Hlaiichc. rappellent
aussi de glorieux souvenirs «•! sliirenl ment de
nombreux pèlerins. Ces sanctuaires rehaussent aux jeux
du peuple les contrées «ai les \iil<-s ou! les possèdent.
Pierre le Grand, malgré son peu d'amour des moinei
voulut pas laisser sa nouvelle capitale -ans cette sort
consécration. Pour rattacher à la sainte Russie le sol à
demi finnois de sa \iiie au nom allemand, la réformateur
lit porter de Vladimir à Péterabourg les reliques du saint
Louis russe, Alexandre Nevski : le kniaz victorieux des
Suédois, non loin de la Neva, pouvait sembler le précur*
seurdu vainqueur de Charles \n. Autour du tombeau du
sainl national s'éleva, aux portes de la capitale, un vaste
couvent mm pour les richesses h le- privilèges, fut mis
au rang de Troltaa et de Petcherak.
Sauf les grandes taures, la population des clolti
plus aujourd'hui ce qu'elle fut autrefois. Le peuple \ afflue
en pèlerinage, les moines qui s'j enferment sont relative-
ment en petit nombre; souvent il> semblent n'être plus
que les gardiens de ces forteresses religieuses, j i lis habi-
tées par des milliers d'hommes. La décadence graduelle du
monachisme est déjà indiquée par la répartition géogra-
phique des monastères. A cet égard, nne carte de la Russie
monastique serait instructive. On j verrait marquées les
différentes étapes de la colonisation slavo-russe. Le nom-
bre des convenu est en rapport non avec la densité, mais
avec l'ancienneté de la population. La plupart se groupent
à l'entour des \ ieilles capitales ou des vieilles républiques,
de Kief.de Moscou, desdeux Novgorod, de Pskof,deTver,de
Vladimir. Dans les régions de colonisation récente, dans la
232 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
terre noire ou les steppes du sud, les couvents sont rares.
Les Russes en établissent cependant toujours quelques-uns
dans les contrées nouvellement colonisées ; ainsi en Crimée,
ainsi dans le Caucase où les moines russes ont repeuplé
des cloîtres abandonnés depuis des siècles ; ainsi en
Sibérie et en Asie Centrale. Dans ces régions écartées, les
couvents sont d'ordinaire fondés et dotés par l'État, comme
des établissements d'intérêt public, servant de point d'appui
à la colonisation et à la russification1.
Chaque évôché possède au moins un monastère dont le
supérieur est membre de droit du consistoire diocésain. Il
y a aujourd'hui, dans l'empire, environ 550 couvents, con-
tenant près de 11 000 moines et près de 18 000 religieuses,
soit moins de 29 000 personnes pour le clergé noir des deux
sexes*. Un pareil chiffre, pour un pareil empire, n'a de quoi
alarmer personne, d'autant que, si le nombre des reli-
gieuses tend à croître, le nombre des moines reste sla-
tionnaire. Il n'y a là rien de comparable au spectacle offert
naguère par l'Espagne ou l'Italie. En dépit dos obstacles
de tout genre apportés chez nous au recrutement des con-
grégations, la Russie orthodoxe, avec une population de
fidèles presque double, compte cinq ou six l'ois moins de
religieux, de frères ou de sœurs de toute sorte que la France
catholique; peut-être en a-t-clle moins en réalité que la
minuscule Belgique. Ce qui ne se retrouve guère qu'en Rus-
sie, ce sont les vastes cités monastiques, telles que Troïlsa
ou Pctchersk, encore peuplées de centaines de moines. Elles
font revivre à nos yeux les légendaires colonies d'ascètes
de l'Orient ou des îles de Lérins. La laurc des catacombes
de Kicf contient BÎI cents moines ou novices. Dans la
1. Le monastère d'Issik Koul| construit au* Irait «lu Trésor, au TurkostoOj
a ain.-i i té tot< • Alexandre ni, de terres fertiles <-t de pêcheries.
2. D'après len comptée rendue <l" procureur du Baint*Synode (déc. I886)(
i.i EU doit 380 couvente d'aonunesj comptant une population de
etda4107 novices, soil en toal 10 B79 religieux, — et 171 convenu
di femmes ranfermaal 194] noanee et 13 966 novices i>u lœuri converseoj
n tout 17 'Mil religieuses.
LES COUVENTS : MOINE8 RUSSES DE L'ATHOS. 233
même province, un couvent de femme», dit de Florovo,
renferme près de cinq cents religieuses. Une remaniue
encore à faire, c'est qu'en Rouie, OOHUne «luis la France de
l'ancien régime, il y a pins de couventa d'hommes que de
couvents de femmes, ce qui, du refis, n'empêche ptl les
religieueea de l'emporter aujourd'hui par l<- nombre.
Aux moines officiellement enrégimentée dena les monas^
tarée de l'empire, il faut ajoutai loi irrégulicra du elotlrs,
l<- lin--.- enrôlée dans Lee eouvsnta du dsbors, au
Mont-Aihos notamment On dei riogt • couvents chefa
de la Sainte Montagne, i«- Pantalémon .»u Roasioon, en
abrite quatre ou cinq conta. D'antre* o sennent lea eooventa
de Saint-André et du Prophète-Élie, on mènent iaolémenl
la vie de Botitairea . anachorètes ou cénobites, eoe momsa
rnasee de l'Athoe aont, pour la plupart, renne I l'Agion
Oros en aimplea pèlerins, qaelqnss-one sneore anlhnta
La beauté .lu lits, la dooeeur du eUmai, la facilité de
l'exiatsnoe, la contagion d'une pisnse oialveté Isa ont
retenus. Ils rivent la m liberté, dan-, UN molle contem-
plation, entre la/.ur du ciel et lanappe bleue lU la mer !..
loin «les réglemente et du contrôle du BaJnt-8ynode ianp -
rial. to gouvernement de Peterabourg, tout en les KMtsnant
dans leurs démélsa avec le- calo] -, ne da
leur reconnaître 1»' titre de moine-, cariée lois interdisent
de prendre le voile -ans autorisation. Il M défie de CCS libtea
colons delà vieille république monacale. Loin d'en encou-
rager l'émigration, il Isa trait ision an déserteurs;
il leur a plus d'une toi- interdit le voyage et les qu
dans la mère patrie* Les moines russes de l'Atlios, au
liesoin déguisés en laie-, n'en continuent guère moins à
faire en Kus-ie de (ruetuoussa collectes. Quêter pour les
ermites de l'Athos est une ressource des aventuriers
avides d'exploiter la crédulité populaire.
1. Outre le Pwlalémoo, (foui autres des grands monastères de l'Athos, le
Zôgrapfaoa et le Chilantari, occupés par dea Serbes et des Bulgares, forment
comme un avant poste slave sur la Chaleidique grecque.
234 LA RUSSIE HT LES RUSSES.
xMalffré la faveur que lui témoigne encore le peuple, le
monachisme, en Russie comme dans lout l'Orient, est en
déclin, moins cependant qu'en Grèce et dans les autres
États orthodoxes où les couvents, déjà bien réduits de
nombre, sont menacés d'une prochaine disparition. Ce
n'est pas seulement que notre civilisation est mortelle a
l'ascétisme oriental ; que l'activité ou la sécurité de la vie
moderne éloigne du cloître beaucoup des âmes qui venaient
y chercher un asile ; c'est que, en Orient, la vie religieuse
ne s'est point, comme chez nous, successivement adaptée
à toutes les évolutions de la société pour les seconder ou
les arrêter; c'est qu'elle ne s'y est point renouvelée par le
travail ou par la charité.
En outre, les deux faits qui dominent l'histoire ecclésias-
tique de la Russie moderne, le schisme ou raskol et l'in-
stitution du Saint-Synode, ont été presque également défa-
vorables aux monastères. Le raskol a éloigné d'eux la
portion la plus fervente du peuple ; le synode les a tenus
dans une dépendance peu propice à la vie religieuse. La
faveur que, à son origine, le schisme rencontra dans plu-
sieurs d'entre eux, à Solovetsk par exemple, amena l'Église
et l'État à soumettre les couvents à un joug étroit. Leur
sourde opposition à la réforme de Pierre le Grand fut une
autre cause de leur décadence. Le pouvoir s'appliqua à
diminuer le nombre, la richesse et l'influence de ces re-
fuges des Idées anciennes. Toutes les restrictions qui se
peuvenl apporter à la vie monastique, sans abolir les
BOMstères, Pierre et ses successeurs les imposèrent. La
loi en garde encore la trace, In homme ne peu! prononcer
de vo-u\ qu'à trente ans, une femme qu'à quarante. On ne
I m- 1 1 1 entrer dans le cloître qu'après s'être libéré de toute
obligation enfers l'État, la commune ou les particuliers,
Le moine doit renoncer aux privilèges de B8 classe, à loule
propriété immobilière, à tout héritage, i ii Instant, Biron,
I. (avorl protestant d'Anne Ivanovna, ne permit la prise du
voile qu'aux prétflM fOUfl et aux soldais en congé; les vo-
LES COUVENTS ; RESTRICTIONS A LA VIE MONASTIQUE. 23b
caiioDl ne furent admises qu'avec l'autorisation du Saint-
Synode. Vers 1750 il y avait encore sept cent trente-deux
couvents d'hommes; ils furent réduits à moins de deux
cents.
Du s'attaqua non seulement au nomluv el au\ bien-
défi moines, mais aussi à leur ascendairl religieux. Le
Règlement spirituel, tout en daignant les encourager A
l'étude des Écritures, leur défendit, ^<»us peine de •h.ui-
inenis corporels, de composer des livres ou d'en Urer de*
extraits, il leur fui Interdit d'avoir dans leur cellule encn
ou papier sans autorisation de leur supérieur, attendu, dit
le Règlement de Pierre l<- Grand, que rien M trouble plus
la tranquillité de la \i<- des moines que leurs Insensés ou
inutiles écrits. Les religieux ne durent avoir qu'un encrier
commun, enchaîné à une des tables du réfectoire, <-t ne s'en
servir qu'avec la permission de leur supérieur. C'étaient
là de singulières réformes pour un apôtre dés lumfc
lin cria, comme en beaucoup «le choses, Pierre h- Grand
risquait de compromettre h- but par les moyen* si de
semblables procédés ne pouvaient relever les moines,
ils réussirent à leur enlever toute influent
l'ai- un singulier contraste, ces moines tant anale
conservèrent toutes les liantes dignités eeclésiasUquee. \
ces couvents, ainsi tenus en suspicion, on a laissé le mono-
pole de l'épiSGOpat. Le maintien de ce privilège, en de
telles conditions, serait une aberration, -'il -étendait réel-
lement à la plèbe monastique. Ce qui l'explique, c'est que
le plus grand nombre de- religieux n'y ont aucune part,
qu'il est réservé à une élite qui souvent n'a du moine que
le nom et le costume.
Sous l'unité extérieure de la profession monastiqu.
rencontrent des vocations et des existences fort diveri
Des deux cents ou trois cents hommes qui prennent an-
nuellement le \oile, une lionne moitié sort de familles
sacerdotales; le reste appartient aux marchands, aux
236 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
artisans des villes, aux paysans. Le contingent des classes
dirigeantes, de la noblesse ou des professions libérales est
très faible. La vie formaliste du moine russe, presque tout
entière absorbée en pratiques machinales, a peu d'attraits
pour les natures cultivées. Il se cache cependant sous la
robe noire du religieux quelques hommes du monde, d'an-
ciens officiers par exemple. J'ai entendu citer des hégou-
mènes qui avaient commandé des régiments avant de
commander des couvents. Pareils au P. Zosime des Frères
Karamazof de Dostoievsky, ils avaient demandé aux cel-
lules d'un monastère la paix ou l'oubli. Les anciens soldats
ne sont pas rares parmi les moines; sous le régime du
long service militaire, beaucoup de vieux troupiers échan-
geaient l'uniforme contre le froc, et la caserne contre le
cloître. Parmi les religieux sortis du peuple, plus d'un
aurait pu faire la môme réponse que le moine de Yologda
à l'Anglais Fletcher : « Pourquoi es-tu entré au couvent? lui
demandait l'envoyé de la reine Elisabeth. — Pour manger
en paix. »
Dans les monastères se voient en même temps les deux
extrémités du clergé, les hommes les plus intelligents et
les plus ignorants, les plus cultives et les plus grossiers.
Il entre au couvent des hommes mûrs, de vieux prêtres
que l'âge y conduit, qui viennent chercher un asile pour
leur vieillesse; il y entre des jeunes gens qui ne prennent
l'habit que pour s'élever dans la carrière ecclésiastique.
Parmi les recrues fournies par le clergé se rencontrent, à
la fois, les sujets les plus brillants et les fruits secs des
séminaires. Les uns sont condamnés a un long noviciat et
n'arrivent même point toujours à la prêtrise ou au dia-
conat (en Russie, comme aux premiers siècles de L'Église,
un grand nombre de moines ne sont pas prêtres) ; — les
autres w font que traverser le cloître pour monter à l'épir
pat el aUX dignités de L'Église. Tandis que, euOeeidenl,
Les religieui renoncent le plus souvent aux honneurs de
l'épiscopal '■! de La prélature, sauf dans les pays de mis-
LES COUVENTS : DIVERSES SORTES DE MOINES. 237
sions; en Russie, on vient au couvent pour faire car-
rière. A rencontre des pratiques primitives de l'ordre
monastique, on prend le voile pour ceindre la mitre.
Après avoir choisi entre l'Église et le monde, les sémi-
naristes ont à choisir entre les dm \ clergés, entre la vie
du pope, avec les joies de II famille, et la fie du moine,
qui ouvre l'accès des dignités de L'Église. Jusqu'à une
époque récente, les religieux dirigeaient exclusivement
1rs académies ecclésiastiques; Ils n'épargnaient rien pour
attirer dans leur sein les jeunes gentde-Ml ince.
Pendant que le jeune homme hésitait entre les ton
aspirations du cour et les llatteuses perspectives de l'am-
bition, ses supérieurs employaient pour l'ainener a eux
toutes i.s fascinations de la piété et toutes les séductions
de l'amour-propre. Quelquefois on allait jusqu'à la ruse;
on usait, pour le recrutement des moines, du pn>.
des anciens racoleurs pour le recrutement des troupes du
roi. S'il faut en croire un livre qui prétendait dévoiler les
mystères des couvents russes', on a vu des supérieurs
attirer chez eu\ un séminariste indécis, le faire boire, lui
l'aire signer une demande d'admission a la profession reli-
gieuse; et le moine sans le saVOÛf BC réveillait tonsuré et
velu de l'habit monastique. Ce fait SS passait à l'académie
de Moscou, sous le métropolite Platon, au commencement
du siècle. De pareils traits appartiennent à DU monde déjà
évanoui. D'ordinaire, il n'est pas besoin de ces fraudu-
leuses habiletés; l'amour-propre et les misères de la \ie
du pope suffisent, à défaut de la piété, pour (aire prendre
l'habit religieui aux sujets que désigne le zèle intéressé
de leurs supérieurs.
Une fois ses vœux prononcés, rien de plus facile, déplus
rapide, que la carrière du séminariste devenu moine. La
loi n'admet les hommes aux vœux monastiques qu'à trente
ans; pour l'élève des académies, la limite légale s'abaisse
1. 0 Pravoslavnom télum i tchet-nom Doukhoventsvé v Iîossii : t. I,
cli. VII.
238 LA RUSSIE HT LES RUSSES.
à vingt-cinq ans; pour lui, point de noviciat. Ses études
terminées, il est nommé inspecteur ou professeur de sémi-
naire; il devient ensuite supérieur ou recteur, il peut êlre
évêque avant même d'avoir atteint la maturité de l'âge.
Ces privilégiés arrivent parfois aux plus hautes dignités
sans avoir jamais mené la vie du cloître, sans presque y
avoir vécu. A proprement parler, ce sont moins des reli-
gieux que des prêtres voués au célibat ; ils ne sont comptés
comme moines que parce qu'en Russie le célibat n'est
d'ordinaire admis que sous l'égide du régime monastique.
Entre ces jeunes savants, désignés par leurs confrères
sous le sobriquet d'académiciens, et la foule des moines,
il y a peu de relations et peu de sympathies. Bien que
sortis du couvent, les évêques ne montrent parfois ni
grand souci, ni grande estime de la vie monastique. Près
de ces moines mitres, le clergé noir, tout comme le clergé
blanc, rencontre moins des frères que des maîtres.
Pour la plèbe des moines, point de carrière, une exis-
tence monotone, le plus souvent remplie de pratiques
minutieuses. L'entretien de leurs couvents, le service de
leurs églises, le chant des longs offices du rite grec, voilà
la principale occupation de leur vie ; le travail des bras
ou de la lèlc n'y tient qu'une place secondaire. Selon
l'usage des couvents grecs, le noviciat, pour la plupart* ne
consiste guère qu'à servir les moines plus Agés. Le novice.
c me l'indique son nom russe (poslouchnik), estime sorte
de serviteur, on pourrait presque <linv de domestique. Aussi
novice et frère lui OU frère convers sonl-ils en russe
sMionymes, uien, dans ces couvents, de la lente el scru-
puleuse initiation donnée aux futurs religieux dans les
noviciats des ordres catholiques. Le aovice russe n'ap-
prend guère de la vie monastique que la routine; c'esj elle
qui le forme à l'existence toute mécanique de la plupart
des mois
Jusqu'à ces derniers temps, le régime de la communauté
était rare parmi les moine-, russes: plusieurs patriarche»
LES COUVENTS : REGLEMENTATION BUREAUCRATIQUE. 239
ou métropolites s'étaient en \ ain efforcée de le répandre.
La plupart des couvents étaient une réunion d'hommes
vivant sousleméme toit, sans pour cela vivre en commun.
On priait ensemble, d'ordinaire on manu. -.ut ensemble,
mais chacun avait BOn pécule, sa pari des revenus de
la maison, et en disposait à ion gré. Le SainUSynode ■
l'intention d'introduire dans tonales monastères !•■ régime
de la communauté avec une discipline plus sévère, t
l'autorité ecclésiastique centrale, et, par suite, le gouverne-
ment, que regarde la réforme monastique. Les couvents, en
Russie, ne sont point des établissements particuliers:
une institution nationale, une |QTte de Service publie.
Dans un gouvernement autocratique, de i
lions ne peuvent vivre qu'è la condition d'accepter la
tutelle gouvernementale.
Comme l'Église, la vie monastique i été soumise, par le
pouvoir, à la réglementation bureaucratique. Loin d'<
comme en Occident, de libres corporations plus on moins
Indépendantes, les couvents pus* i ont longtemps perdu 1**
droit de nommer leurs supérieurs, il» aonl pla<
l'absolue domination «lu SaintrSynode; sans l'autorisation
synodale, on ne peut fonder un couvent; sans elle, on ne
peut admettre un novice à prononcer sea veaux. Jusqu'à
une réforme récente, c'était le synode qui nommait i toutes
les dignités monastiques. Les postes d'hégoumènes et d'ar-
chimandrites, e'esl-à-dire d'abbés ou de prieur^, étaient
devenus comme des grades de la carrièi Mastique.
Les monastères étaient souvent donnés à des i ou à
des aspirants à l'épiscopat; de là un ordre de choses qui
n'était pts sans analogie a veclea bénéfices ei \eBcommendes
de l'ancienne France. Les archimandrites ou supérieurs
COUVenlfi de première eiABBS étaient des prélats jouissant
de gros revenus, ayant des équipages, vivant peu de la
\ ie de leurs moines, alors même qu'ils habitaient au milieu
d'eux.
Le Saint-Synode s'est préoccupé de corriger ces abus. En
240 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
soumettant les monastères à une vie plus sévère, il a
promis d'y introduire une administration plus libérale; en
appliquant à la plupart des couvents le régime de la com-
munauté, on devait restituer aux religieux l'élection de
leurs supérieurs. Une telle mesure serait en harmonie
avec les grandes réformes civiles. Comme toutes les classes
de la nation, les moines retrouveraient, sous l'autorité
publique, une partie du self-govemment qui est l'âme des
institutions monastiques. Reste à savoir si une telle inno-
vation est assez en rapport avec la constitution actuelle de
l'Église et de l'État pour être sincèrement pratiquée et
être réellement profitable aux monastères et au clergé.
Les couvents russes sont officiellement divisés en deux
catégories, les couvents subventionnés et les couvents sur-
numéraires (zachtatnyé), qui ne touchent rien de l'État.
Les premiers sont les plus considérables et les plus nom-
breux1 : la loi y détermine le nombre des moines. Ces
monastères se partagent en trois classes, au-dessus des-
quelles s'élèvent les plus illustres couvents de l'empire.
Quatre ont reçu l'antique nom de laure : ce sont les
trois grands sanctuaires des trois âges de la Russie,
Petchersk de Kief, Troïtsa au nord de Moscou, Saint*
Alexandre Nevski à Pétersbourg ; on y a ajouté, sous Nico-
las, le couvent de Potchaïef en Volhynie, enlevé aux Grecs
unis ou Ruthènes. Au-dessous des laures, qui, d'ordinaire)
dépendent du métropolite voisin et lui servent de rési-
dence, viennent sept ou huit maisons portant le titre de
stavrojiii/irs : ce sont les seules dont les supérieurs doivent
rrst.r ,i la nomination du Saint-Synode, héritier des pa-
triarches1. Après les stuvrojiiyies, qui comprennent les plus
I. Iiapr.s !.•> i-appui-ls du procureur «lu Saint S\no,lc, on coinpluil '2117 cou-
vente d'iioniiiK's Miliventibnnèa ci I7:t non lubTentionnéa. Pour loi rommei
Ich pivmi' i - étaient ia nombre de 106, Im derniers au nombre de 66.
5. Ce nom <)<■ itavropigiej en grec aroupoir^Yiov, donné eus monastère!
placés souk la juridiction Immédiate dei patriarche*, feil allusion au ni par
laquai le patriarche preoail poeeeation de leur emplacement an j plantant
•a croix.
LES C0DVBKT8 : LEURS RICHESSES. 241
vastes monastères de la banlieue de Moscou, se placent
les couvents de première classe, qui comptent encore de
célèbres sanctuaires, comme Saint-George de Novgorod. Le
nombre des moines est généralement en rapport avec le
rang du monastère. Dans les Iaurcs, le cbilïre légal avait
été filé à une centaine de religieux, les novices ou frères
lais non compris, ce qui en réalité doublait ou triplait
l'effectif monastique. Dans lei tfmrû\ les couvents
de premier rang, le maximum légal descendait à 33 pro-
b. D'après les réformes récentes, la limitation du
nombre des moines s été abandonnée peur les coûtants
des campagnes et pour i< - grands mon urbains.
Dans les autres courants des rilles, on se proposait
de restreindre le nombre des religieux, de manière à ne
plus garder que ce qui était nécessaire au culte. On pré-
tendait ainsi éloigner les moues de l'agitation des \iilcs,
et les ramener à l'esprit de leur Institution eu les rendant
à la solitude des champs. Les couvents de ire classe ne
devaient plus avoir que 18 moines, ceux de !■ classe, 13,
eaux de 3'' classe, io. Le but de cette réforme était, en
diminuant la population des monastères, d'en alléger le
budget. Les maisons religieuses étant astreintes an régime
de lacommunauté, l'excédent de leursreTenusdeTaitétreem-
ployé à l'augmentation du temporel des évéOUCS, en ICCOnTS
aux pauvres du clergé, à la création d'hospices ou (fécoles.
On entend encore en Russie parler des richesses des
couvents : il faut savoir ce que sont ces richesses. Les
monastères russes ont perdu la plupart de leurs terres,
ils ont conservé les objets mobiliers, les présents, les ex-
rotu, amoncelés dans leur sein depuis des siècles. Rien en
Italie ou en Espagne ne peut plus donner une idée de
splendeurs; l'or et l'argent revêtent les châsses des
saints et l'iconostase de l'autel; les perles et les pierre-
ries C0U1 rent les ornements sacrés et les images. A Troïlsa,
dans la sacristie ou vestiaire (rizni(sa), on a, de tous ces
m. 10
242 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
dons sans emploi, joyaux, vases précieux, étoffes tissées
d'or et de perles, objets d'art de toute sorte, formé un
musée sans autre rival en Europe que la sacristie patriar-
cale de Moscou. Outre ce trésor, les caves de Troïtsa con-
tiennent encore, dit- on, des amas de perles et de gemmes
non montées. Ces richesses appartiennent aux images et
aux saints : les moines n'en sont que les gardiens, ils
peuvent vivre pauvres au milieu d'elles.
Jadis les couvents possédaient de vastes domaines : les
terres et les villages s'étaient accumulés dans leurs mains
aussi bien que les pierres et les métaux précieux. Dans la
sainte Russie comme partout, l'État dut de bonne heure
chercher à contenir l'extension des biens de l'Église. Les
propriétés des monastères s'étaient démesurément agran-
dies à la faveur de la domination tatare; l'autocratie mos-
covite s'en inquiéla dès le quinzième et le seizième siècle. En
dépit de leur piété souvent bigote, les derniers princes de
la maison de Rurik n'hésitèrent pas à mettre une borne à
la mainmorte monastique. Ivan III avait déjà confisqué
les biens des églises et des couvents du territoire de Nov-
gorod. Ivan IV, au milieu de ses opritchniks et de son ha-
rem de la SlobodeAlcxandra, avait beau mettre sa dévotion
à parodier la vie religieuse, le Terrible se plaisait à répri-
mander les moines, les poursuivant de ses pédantesques
sarcasmes, leur reprochant leur paresse, leur vie molle
et déréglée, al tri huant leurs vices à l'excès de leurs ri-
chesses. Sous son règne, le concile de 1573 fit défense
aux monastères les plus opulents d'acquérir des terres
nouvelles; le concile de l58o étendit cette interdiction à
tous lescouvents. Le clergé régulier el Béculier, menacé dana
sa fortune, recourut naturellement à ses armesspiriluellcs.
A la liturgie Furent ajoutés des anathèmea contre les
spoliateur! de l'Église. Dam m» missel du diocèse de Etostof
de 1642, 8C trOUVC en marge de ces ;inalllèmes celle
annotation à l'usage du prolodiacre : a Chante fort1 ».
I. I Otgiati "/»" — ' I St'trui'i, l'i'V. LSSOi |>. J07.
LES COUVENTS : LEURS BIENS. 243
Ces solennelles imprécations lancées par la voix de ton-
nerre des diacres ne réussirent pas à conjurer la sécula-
risation. Le tsar Alexis relira aux moines l'administration
de leurs terres: Pierre le Grand s'adjugea le meilleur de
leurs revenus; Pierre III entreprit de conli>quer huis les
biens de l'Eglise ; Catherine 11 ne les mulit au clergé que
pour s'en faire concéder l'abandon par les autorités ecclé-
siastiques. Lea bleui toeaméréi par l'amie de Voltaire, en
1764, comprenaient un million d'âmm, *M femmes non
comprises, selon le système de dénombrement de8 serfs.
Les deux tiers appartenaient aux matai ItM Bill]
avait 120000 payaana maies. Boloratfefe poHédiil pfeatjiM
toute la cote occidentale de la mer Manche. | sa-
lines, des pêcheries et une Hotte de einquanle \oilier>. Aux.
couvents de tout ordre la tsarine ne laàfitfil que quelques
terres sans aerfa, des BBOolina, dee prairies ou pêtwi
dee étangs pour la pèche, des hois pour le chauffage.
Bu t'emportai île la plus grande partie des bleui des
monastères, l'Étal s'était engagé à oontribuer à l'entretien
des moines. De là l'allocation • aui laurea et monastères»
qui Bgure encore au budget inqiérial. Cette Mthuntion
montait, en 1875, à 440000 roubles; en 18S7 elle était ré-
duile à 402 000. Celte somme était inégalement répartie
entre plus de 300 monastères, habités par 5500 moines ou
frères lais, et par au moins autant de raUgioUMl K Chacun
des couvenii aubventionnéa m raeevail gnère en moyenne
1. Oulre les allocations servies aux couvents indigènes, le gouverne-
ment russe accorde fréquemment, par l'organe du Saint S\node ou du minis-
tère des affaires étrangères, des subventions ou ;s aux couvents
Orthodoxe! de l'étranger, 1 M partie en peut être prélevée sur les revenus
dsi couvent-; dédies », 11 reste, en effet. dan> |M provinces d'acquisition
récente] en Bessarabie notamment, de vaste» propriétés affectées, avant la
domination rasée, à l'entretien dé certains couvents des lieux saints, de
l'Alhos, du Binai, de Itoumanie. Cet Mens légaés, pour la plupart, par les
hospodars moldo-va laques, ont été placer sous l'administration du Ministère
il. 's domaines. Ils oui donné lieu à des difficultés entre le gouvernement rou-
main et le gOUTeraemeal rasât, qui. dans l'emploi de leurs revenus, ne s'est
pas toujours conformé aux volontés des donateurs.
2^4 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
qu'un millier de roubles, c'est-à-dire à peine de quoi en-
tretenir une de ses églises. En fait, pour une trentaine des
couvents subventionnés, l'allocation gouvernementale ne
dépassait pas 500 roubles, tombant pour quelques-uns à
20 roubles. Calculés par tête de religieux, les subsides
annuels du gouvernement n'atteignaient pas en moyenne
4 roubles, soit, au cours du change, moins d'une dizaine
de francs. Si sobre que soit leur table, il est clair que ce
n'est pas avec une pareille dotation que peuvent vivre les
monastères et les moines. Aussi entend-on souvent ré-
clamer la suppression de ces subventions de l'État, d'au-
tant que les monastères subventionnés sont parfois les
plus riches. Les défenseurs des couvents répondent que
ces allocations du Trésor ne sont qu'une maigre indem-
nité des biens qui leur ont été enlevés.
Ces biens confisqués au dix-huitième siècle, les monas-
tères russes sont parvenus à les reconstituer, en partie
au dix-neuvième siècle. C'est là un phénomène qui n'a
rien d'étrange; il s'est reproduit partout sous nos yeu\;
la générosité de la foi et l'avare économie de la vie reli-
gieuse suffisent à l'expliquer. En enlevant leurs biens àui
couvents, le gouvernement russe leur a laissé ou leur a
rendu la faculté d'en acquérir de nouveaux. L'État a op-
posé d'autant moins d'obstacles à la reconstitution de la
fortune monastique que, grâce à l'organisation de l'Église,
l'emploi de cette fortune n'échappe pas entièrement au
contrôle du gouvernement.
Comme institution de l'Etal, les monastères jouissent de
la personnalité civile; pour chaque acquisition de terre, ;'i
titre Onéreux OU gratuit, il leur faut toutefois une autorisa-
tion. Non content de leur permettre d'accepter les libéra*
Lités «lis particuliers, l'Étal ;i parfois lui-môme concédé
aux moines des domaines pris sur les biens de la cou-
ronne. On calcule que, de 1836 à 1861, le gouvernement
Impérial s ainsi distribué, entre 180 couvents, yooo désia-
lines de terres ou de prairies, cl 16 000 dosiatines de
LES COUVENTS : LEURS BIENS. 245
forêts '. Vors la fin du régne d'Alexandre II, 1rs propriétés
territoriales du clergé noir étaient évaluées à près de
156 000 désialines, et, depuis, elles ont dû grandir encore.
Les monastères du gouvernement de Novgorod possédaient
ensemble environ îoooo désiatlnes; Saint-Serge seul en
possédait 7000. Pour apprécier cette fortune immobilière,
il ne faut pas oublier qu'en Russie, dus le nord surtout,
OÙ sont situés le plupart des couvents, il y a nombre .le
terres de 50000, voire de îooooo hectares et plus; H que
souvent les revenus de ces immenses domaines sont infé-
rieurs au revenu d'une tenue ringt fois moindre en déci-
dent, il n'en est pas moins vrai que eeftains coorents sont
redevenus de grands propriétaires, à telle enseigne que
l'on a pu se demander s'ils n'avaient pas le droit d'être
représentés soi assemblées territoriales *$.
Ces lenes ne forment, en tout CSS, que la inoindre partie
de la fortune ou îles rerenus des monastères, Beaucoup
possèdent en mitre des eàpitaui que leurs supérieurs t'ont
valoir SU mieux de leurs intérêts. On disait, il y a quelques
années, que Solovotsk, cette ultima Thulé du monde mo-
nasiique, Solovetsk de la mer Blanche, cet asile classique
de la \ie ascétique. a\ ait perdu 600 000 roubles dans la
banqueroute de Skopine*. Plusieurs COUTentS des deux
sexes ont été victimes du même sinistre financier. Abbés
et sbbesses, avec une avide ingénuité fréquente chez les
gens. d'Église, avaient confié leurs économies à cette banque
municipale qui servait aux déposants un intérêt de 6 1/2.
Les affaires d'argent, les placements de capitaux sont,
dans la sainte Russie comme ailleurs, un des soucis des
chefs de maisons religieuses. Quoique, à cet égard, les abus
et les plaintes même soient rares, certains faits, tels que
le procès de t'abbeese Métropnanie, sous Alexandre II, ont
inouï ré que le soin d'enrichir leur communauté entraînait
I. La dôsiatiiio vaut l !i<'< laiv '.» IM
J. banqueroute qui a fait beaucoup de bruit -ous Alexandre 111. Voy. t. II.
liv. m, eh. iv.
246 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
parfois les saintes âmes à de profanes habiletés. D'une
famille aristocratique fort bien en cour, elle-même an-
cienne freiline ou demoiselle d'honneur de l'impératrice,
l'abbesse Métrophanic fut traduite en cour d'assises pour
avoir employé, au profit de son couvent et de ses bonnes
œuvres, des moyens peu réguliers, tels que captations,
dois, faux. Le jury était composé de marchands, de petits
bourgeois (mechtchanes), de paysans, c'est-à-dire des classes
les plus respectueuses de la foi et de l'habit religieux : on
eût pu craindre que la robe de l'accusée n'en imposât aux
jurés de Moscou. L'ancienne freiline n'en fut pas moins
condamnée. Le président du tribunal était, m'a-t-on dit,
protestant; l'un des avocats de l'abbesse orthodoxe était
juif : en sorte que tout semblait s'être réuni pour faire de
ce procès une éclatante démonstration du nouveau prin-
cipe d'égalité devant la loi. Quelques années plus tard,
sous Alexandre III et sous l'administration de M. Pobédo-
nostsef, il est fort douteux que la même abbesse eût été
traduite devant le jury; en tout cas, d'après les nouveaux
règlements, l'affaire eût été jugée à huis clos. Pour avoir
été reconnue coupable par les tribunaux laïcs, l'abbesse
Métrophanie n'en a pas moins gardé la vénération de dé-
vots admirateurs; pour quelques-uns sa charité était tout
son crime, et sa condamnation n'a été qu'un martyre '.
A certains couvents russes, comme aux .lésuiles du dix-
huitième siècle, et a certaines maisons religieuses de nos
jours, on a reproché de se livrer â des opérations indus-
trielles ou commerciales sans payer patenta. L'Anglais
Fletcher disait, an seizième siècle, que les moines étaient
les plus grands marchands de la Kussie. Aujourd'hui on
ne saurait dire que les mnnasli 'Tes d'hommes on de femmes
.s'adonneiil au commerce; ils se contentent de vendra les
produit! de leurs terres ou de leur travail. Ce qui est vrai.
. 'i I que plusieurs possèdent, dans les villes, des maisons
I. Ainsi d'après M. Andréef, uutcur d'une apologie de fabbtue.
LES COUVENTS : LEORS REVENUS. 247
et des magasins qu'ils louent aux commerçants, et d'où
ils tirent un revenu élevé. Sainl-Akxan.lre-Nevsky, par
exemple, avait, sur le poil «1rs bits de ii Neva, des dépôts
de farine et des installations qui lui rapportaient près de
130 000 roubles; la munieipalité eu avait m \ain oll'eil au\
moines un million (de roubles). Saint-Serge touche annuel-
lement une centaine de million de roubles pour gel niai-
sons 1 1 magasin! <i<- Moscou et de Pétersbourg. En outre,
certaine marchande moscovites lui abandonnent une part
du revenu de leurs immeubles ou du produit de lents
a Ha ires1.
I. s couvents ont beau pOOaOdOf des terres ou des mai-
|Oni au soleil, d esl malais.' d'é\ahler leur richOSBS.
sonnes en sont hop multiples et trop » ( 'ii | .salué
l'ensemble «le leur* Fovanui à une di/ame de millions
de roubles, ce qui pour plus .uiveuts ne l'erad DU
80000 roubles par maison. On a de même estime 1
valeurs mobilières à ftû ou 25 millions .le roubles), sans
compter les objets préeiaiii de toute sorte, or, argent,
pierreries, vases, reliquaires, en poaaoaaion des moines.
Bn Hussie, comme ailleurs, il s'est trOWfé ÔCi b.iri
pour conseiller de mettre en vm' nérabb-s tr. -
de l'art national, atin de mieux doter la bienfaisance
publique ou l'enseignement populaire. D'antres amis du
progrès, faisant valoir que tes rkàv comiennent
point à l'institution monastique intenteraient de
mettre la main sur les tara et sur les revenu* des moines,
pour grossir le budget de l'instruction publique. Cfesl là
une question qu'on ■ plus d'une fois agitée. Qoetquos
réformateurs iraient jusqu'à supprimer entièrement les
couvents, dans l'intérêt même de la religion, atin d'attri-
buer leurs revenus au clergé séculier. Les projets de ce
genre sont rarement exempts d'une part d'illusion. On
1. Sur les biens <l l«i ravanni monastiques, voyez ùpyt izsledovaniia ob
imouchlchestvakh i duUtodukh naehikh motMufyrsf, St Pët. anonyme,
I8T6, cf. 0 pravosluvnom Mom i Icficrnom doukhov. t. I, cfef. vin.
248 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
oublie que les grandes laures historiques de la Russie ne
sauraient vivre sans revenus ; que le peuple n'est pas
préparé à les voir fermer ou à voir de simples popes y
remplacer les moines. On oublie surtout que la plus
grande partie des ressources des monastères leur vient
toujours de l'aumône, et que supprimer les couvents, ce
serait, le plus souvent, supprimer leurs revenus.
Les moines ont conservé la principale source des re-
venus monastiques, les ofTrandes, source ancienne, pro-
fonde, qui, depuis des siècles, jaillit de toutes les couches
de la terre russe ; loin de tarir, elle va sans cesse grossis-
sant. Aux couvents appartiennent la plupart des reliques
et des images en renom; aux couvents vont la plupart des
pèlerins et des aumônes. Les chemins de fer et l'émanci-
pation des serfs, les facilités morales et matérielles laissées
au moujik ont prodigieusement développé les pèlerinages.
Il y a une vingtaine d'années, Kief s'enorgueillissait de la
visite de deux cent mille pèlerins. Les savants s'effrayaient,
pour la santé publique, de ces agglomérations d'hommes
à certaines fêtes. Gomme dans les grands pèlerinages de
l'Inde, de la Perse, de l'Arabie, on faisait remarquer qu'en
Europe le choléra semblait parfois avoir pris son point
de départ, à Kief, parmi les pèlerins. Aujourd'hui le nombre
des pieux visiteurs des catacombes de Petchersk a qua-
druplé et quintuplé. Kief est devenu le premier pèleri-
nage du monde chrétien, si ce n'est du globe. En cer-
taines années, en 1886 notamment, la ville sainte du
Dniepr B compté, assure-t-on, près d'un million de pèlerins,
qui tous ont acheté un cierge et laissé une obole.
A Saint-Serge, de même qu'4 Petchersk, l'affhienee est
telle qu'à certaines solennités les cierges Qniesenl par
manquer. Il arrive aux moines de Troïtsa de revendre
cinq fois de suite le même Cierge B.UI pèlerins qui vien-
nent prier sur la tombe de saint Serge. La vente des
croix et des saintes images fabriquées à la laure est uns
autre source de revenu. Ces pi««u\ iivenire ne sont cédés
LES COUVENTS : LEURS REVENUS. 249
aux fidèles qu'avec un bénéfice de 100 ou 200 pour 100.
Les aumônes perçues pour la remise du pain bénit (prosfora)
rapportait à Troïtsa de 80 000 à ÎOOOOO roubles par an.
Vers 1870, le même monastère M tir;iit de ses proêfory
qu'une trentaine de mille roubles, et, vers 1830, qu'un
millier. On voit la progression. Il y a, en outre, le produit
des messes, dites à la l'ois, à toute heure, dans les douze
églises «le la lauro; il y 1 les Tt Omm on tes De prufun>n<
chantés «i.-vant lâchasse «le saint Serge. Un non ssJ pré-
levé par le métropolite; le surplus revient ati couvent Les
moines ont le produit des Te Deuvi (liantes par eux devant
d'autres reliques ou d'autres Images, et la plélé des mar-
chands de Moscou se les laisse pss chômer.
Les grands monastères ont encore une autre source de
revenus; ce sont ie> auberges el les ballets établie èlesri
portes el loués par loi moiBSS SUl industriels qui les
exploitent. A Troïtsa, les hôtelleries de le lanre hébergent
ainsi des milliers de personnes* 11 e>t vrai qu'à Trottas
même, à Petcherak, el dans nombre ds eouventa, les
pèlerins pauvres reçoivent une hospitalité gratuite, on bien.
comme à noire Crainle-Chartreu-e. |, ,-urs laissent
en partant une aumône à leur convenance. Dans quelques
monastères, les pèlerins ne se contentent pas d'une courte
visite. H en est qui, pour accomplir OD VOMI, y font une
longue station de dévotion ou de pénitence. A Solowt-k
notamment, sur les dix ou quinze mille passagers qui pro-
filent du court été d'Arkhangel pour atteindre en bateau
la citadelle monastique de la mer Manche, plus d'un reste
des mois, et parfois des années, en servage volontaire, au
profil des moines.
Kn dehors des grands pèlerinages, il est pende couvents
qui n'attirent des visiteurs aux pieds d'une image vénérée :
si tous ne peuvent venir à elle, l'image va au-devanl des
fidèles. Les Vierges miraculeuses, dont chaque monastère
es| la demeure, font chaque année des tournées dans les
campagnes voisines. Conduites par les moines, elles vont
250 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
en procession de village en village. On se presse sur leur
chemin, on se dispute l'honneur de les baiser, de les porter,
de les héberger la nuit. C'est là, pour les moines, l'occasion
d'abondantes collectes. Chez le peuple russe, si passionné
pour les images, une iconc suffit à la fortune d'un couvent.
Il n'est pas de voyageur qui n'ait remarqué, à Moscou, une
petite chapelle adossée à la principale porte de la Place-
Rouge, la place qui sépare le Kremlin du bazar. Cette cha-
pelle, devant laquelle peu de Russes passent sans se signer,
contient la Vierge d'Ibérie1 (Iverskaïa), la plus vénérée
de Moscou. L'empereur n'entre jamais dans la vieille
capitale sans l'aller saluer. Comme, à Rome, le Bambino
de YAra-Cœli, la Vierge d'Ibérie va visiter les malades à
domicile; elle possède, à cet effet, chevaux et voitures.
Durant ses courses, un double la remplace dans sa niche.
Cette image rapporte 4 ou 500 000 francs par an : une
partie est prélevée par le métropolitain, le reste revient
au couvent propriétaire de l'icône.
Les reliques et les images miraculeuses sont, pour le
clergé noir, une sorte de monopole; il ne souffre pas vo-
lontiers qu'en cette matière de simples popes lui fassent
concurrence. De ce double avantage, les couvcnls en tirent
un autre, presque également lucratif. Les Russes aiment à
se construire des tombes auprès du tombeau des sainls.
La mode ayant imité la piété, les monaslères sont devenus
les lieux de sépulture les plus aristocratiques, les plus en
vogue. Longtemps, eu Russie comme en Occident, ce fut,
pour les princes et les boyars, une coutume de prendre, à
l'approche de la mort, l'habit monastique et de se faire
enterrer dans les monastères. Aujourd'hui les habitants
diB Pétersbèurg SS disputent è prix d'or une place dans le
cimetière de Saint-AIexandre-Nevsky, ou, a son défaut, dans
celui du couvent de Saint-Serge, près de Slrelna, au bord
du golfe de Finlande.
î. Umiic r i ■ •ut .ni' -ii-ii d'une partie de li Oéi i
LE9 COUVENTS : LEURS ŒUVRES. 251
De ces revenus monastiques de provenance si diverse, une
partie, nous l'avons vu, va aux métropolites ou aux arche-
yéquea, à ce que nous pourrions appeler la mente épisco-
pale des grands liège*. U reete '" ^ I"- toujours perdu
pour le pays : la bienfaisance publique ou l'instruction
populaire en ont déjà leur part. Comprenant que le meil-
leur moyen de défendre leurs revenus était d'eu taire un
noble usage, le clergé noiret les montsierefl ' '"' OOmnK
à l'aire d'eux-mêmes ce que leur- "l\ lient
leur imposer. Beaucoup ont fondé deeéQOles, dei ssilee, des
hôpitaux. Ce n'était pas toujours die/ eux une inno\ation.
plusieurs avaient, dés te moyen âge, ouvert dea refa
pour les pauvres et les mendiante. Aujourd'hui une bonne
partie des sommes léguées au\ rouveuU eel affectée, par
les donateurs mêmes, à la création d'etabli»ciii.'iit-> d en-i-
gneuient ou de charité. Outre d< nipheli-
nais pour les enfants des deu\ w^, Saint-Serge a fonde
naguère un hôpital de femmes. D'entrée ont conatruil
asiles pour les intimiez .m |ef I ieillanh. Il y a aujourd'hui
plus de soixante hôpitaux attaches à de> cousent-* ou
entretenue à leurs fraie,
tue chose distingue eei fondations monastiquei des
fondations analogues de l'Occident, c'e-d qoa h-utes DM
OMivret sont plutôt antreprieee avec l'argent dea monaa
leres que P;ir tes nieios des religieux. ta aeolea, les
refuges, les hospices, établis par les moines, sont souvent
tenus par d'autres. Parfois même ainsi pour l'hôpital de
femmes élevé par Saint-Serge . leemonaateraa abandonnent
au clergé diocésain l'administration et jusqu'au Bel
religieux des établissements fondés par eux. C'est que le
caractère séculaire du monachisme russe persiste, et que
ni l'Église ni l'État ne semblent désireux de l'en voir
changer. Ils craindraient de laisser les moines s'écarter du
vieil esprit de leur institut, et prendre, comme leurs frères
d'Occident, une part trop large ou trop indépendante aux
luttes de la vie et aux affaires du siècle. Les Russes qui
252 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
reprochent le plus aux moines leur oisiveté ne se sou-
cieraient pas toujours de les en voir sortir ; ils aimeraient
mieux les ramener aux solitudes de la Thébaïde. Aux
ordres militants, aux actives et remuantes congrégations de
l'Église romaine, la plupart préfèrent encore des ascètes
voués à la contemplation ou à la routine des rites tradi-
tionnels. S'il n'y a pas plus de Russes à demander l'entière
suppression des monastères, c'est, comme je l'entendais
dire à l'un d'eux, que l'esprit ascétique est encore trop
vivant dans les couches populaires pour que le peuple se
passe entièrement de moines. « En fermant nos monastères,
nous risquerions, me disait-il, de faire ouvrir des skytes
clandestins. Or, mieux vaut des couvents de l'État que des
moines occultes. »
Aujourd'hui encore, clans beaucoup de monastères, les
moines semblent n'avoir d'autre mission que d'être des
gardiens de reliques et d'images, ou des collecteurs
d'aumônes. Leur principal travail est souvent de rehausser
la majesté de leurs offices. Ils y mettent parfois beaucoup
d'art; quelques couvents, comme Saint-Serge de Slrelna.
sont célèbres par leurs chœurs, ce qui n'est pas un petit
mérite dans un pays où la musique sacrée est en tel hon-
neur. Ailleurs les religieux ont, selon les traditions byzan-
tines, à côté des écoles de chant, conservé des ateliers
de peinture Ailleurs encore ils pratiquent un des vieux
arts monastiques, la copie des saints livres: seulement
l'imprimerie a remplacé les manuscrits. Les presses de
Petchersk de Kief fournissent un grand nombre de ces
livres liturgiques slavons qui ont longtemps défrayé les
Slaves de la Turquie, el de l'Autriche. Quelques monastères
doivent ;'i leur position des occupations spéciales : Solovetsk,
dans son Ile de la mer Hlanehe, a des moines marins et
transporte ses pèlerins sur bos propres bateaux a. vapeur.
Lis grandes laures sont, en oulre, le siège des académies
ecclésiastiques, s'ils ne rendent pas toujours à la société
des services immédiats, si, comme il > a un demi- siècle, ils
LES COUVENTS DE FEMMES. 253
persistent à trouver la prière et la sainteté supérieures au
travail et à toutes les bonnes œuvres, on voit que les
religieux russes ne sont pas toujours oisifs et inutiles.
L'opinion forcera L'Église à être, pour eux, 4e plus en plus
exigeante, si toutefois oo laisse subsister assez de moines
pour leur permettre des loisirs en dehors «lu lenrice du
culte.
Moins nombreui que les couvents d'hommes, les eou-
vents de femmes sont d'ordinaire plus peuplés: Au premier
abord, les statistiques officielles semBleni indiquer moins
de religieuses que de religieux ; à y bien regarder, on roil
que, dans les cloîtres, le nombre des femmes «lé passe
celui des honinies. La loi ne les admettant SOI POND
monastiques qu'à quarante ans, Is statistique ne compte
Comme religieuses que les tilles avant dépassé et âge.
Les règlements qui, depuis Pierre k Grau i, interdisent sw
jeunes tilles la profession monastique in- leur «défendent
l'entrée du cloître. Elles j rivenl comme novices cl restenl
libres de rentrer dans le monde et de se marier, beaucoup,
prêt, raut cette liberté, \ ieillissent au coin eut MHS taire «le
\ieu\. Ces novices ou sieurs laies ce qui, dans les COUVentS
russes, est d'ordinaire synonyme sont ainsi deux ou trois
fois plus nombreuses que les religfouaesproièssfcOydonteUes
partaient la \ ie. 11 peut sembler bizarre <l pour des
«rœui monastiques, quarante ans d'un sexe alors qu'on n'en
demande que trente à l'autre, (l'est que le législateur a
voulu laisser la \ie de famille toujours ouverte aux jeunes
filles, ne leur permettant le vœu de virginité que lors-
qu'elles ont passé l'âge de la maternité. Il y a là, vis-4-vis
de la femme, de ses engouements et de sa mobilité, une
précaution d'autant moin- Ive que l'Église orthodoxe
n'a point de couvents admettant des vomi temporaires.
L'Etat y supplée en imposant un long noviciat. C'est pour
des raisons semblables qu'aujourd'hui, dans l'Église ca-
tholique, la cour de Borne accorde difficilement son appro-
254 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
balion aux congrégations de femmes qui exigent des vœux
perpétuels.
Le nombre des femmes qui prennent le voile est, depuis
un siècle, en progression sensible. En 1815 il n'y avait
dans l'empire que 91 couvents, avec moins de 1700 reli-
gieuses professes. Vers 1870 la Russie ne comptait en-
core que 11 000 nonnes ou novices, réparties en 148 mo-
nastères. Une quinzaine d'années plus tard, en 1886, le
chiffre des femmes vouées à la vie religieuse était monté
à près de 17 000, et le nombre de leurs couvents à 171.
Quoiqu'il y ait encore loin de là aux 120 000 ou 130000 Sœurs
de toute robe possédées par la France, on voit qu'en Russie,
comme partout de nos jours, c'est sur la femme que le
cloître exerce le plus d'attraction.
En dehors des novices ou des nonnes qui portent la
robe à traîne de la religieuse orthodoxe, la Russie compte
quelques milliers de béguines ou tchernitsy, c'est-à-dire
femmes vêtues de noir. Ces tchernitsy, sorte de chanoi-
nesscs plébéiennes, vivent en commun, dans le célibat
et dans le jeûne, sans faire de vœux, gardant chacune son
pécule et sa liberté. Elles sont, d'habitude, fort respectées
du peuple ; on prétend que beaucoup d'entre elles ne
revêtent la robe sombre de tchemitsa que pour vivre
indépendantes de leurs familles. Pour ces filles du peuple,
chez lequel la femme est encore tenue dans un servage
oriental, cette profession de piété est un procédé d'éman-
cipation. Quand une fille d'artisan ou de paysan veut se
foire tchemitsa, il estd'usage de lui abandonner la part de
l'avoir commun qui doit lui revenir à la mort de ses
parente*. Ce sont ces béguinea que l'on rencontre quêtant
• tans les rues ou à la porte des églises, coiffées d'un
épeil bonnet rond avec de grandes oreilles. La religieuse
]. VmMk l:'irnpii, juin t S 7 '. • , (Uinlc ftjgaét : 1 ' . . . s U \ . Comparer, pour les
béguloagei de la (iréce ci <i<- la liul^.irii', m. d'EstourneUe '!<■ Constant. La
m Grèce; et Hoir Mackensie cl Irby, TrùvtU fa ih>- Slo-
Mwrfi /,,-.., ,//<•,■, ,,/• ftarfeaf, i. il, ru..
LEB GOUVENTS DB FKMMKs. 255
demeure enfermée dans son couvent; si elle n'est pas
strictement cloîtrée, il lui faut, pour sortir, une permis-
sion de l'abbesse1.
Par leur défaut de spécialité et leur manque de grou-
pement, les couvent! russes det deux boum ont une na-
turelle analogie; par leur composition et leur mode de
recrutement, ils présentent un remarquable coati este. Le
clergé, qui fournit plus île la moitié des moineS) ne donne
guère que le demi-quart des religieuses.
La noblesse et les professions libérales apportent ans
couvents de femmes un continrent presque ausi
que celui des famille- MOSrdotsJsÉ. Ls raison SU SSl
simple : pour les tilles du clergé, comme pour les antres,
\r monastère n'est (prune retraite; pour les Bla é
c'est une carrière. Ls plupart des nonnes orthodoxes
sort. 'ni de la classe des marehands ou des petits b
mechtchané). Tour \ être moins nombreuseï qu'en 0
dent, les femmes do monde ne sont | an couvent.
Plus d'une s rient chercher un abri contre le chagrin ou
la passion, telle que la pale religieuse rencontrée par
Théophile Gautier à Troltsa, telle que la Li->,« de Tour-
nef, qui, entre elle et l'homme qu'elle aime, met l'infran-
chissable barrière du voile, pour la femme plus en
que pour l'homme, le cloître resta fhotpics A - douleurs
mor;iles. Tant que son âme aura des générosités que la
vie ne sait employer, tant que son COBW aura des bles-
sures dont il ne voudra guérir, les couvents iont assurés
île ne pas demeurer \ïd<
L s monastères de femmes rirent généralement du tra-
vail des religieuses ou d'aumône-. Des SOBUIS quêteuses
voyagent pour recueillir les otl'randes des bonnes âmes.
Les nonnes n'ayant pas d'église à desservir, les exercices
1. Dans lu Roui primitive, les précautions prises vis-à-vis des religieuses
étalent telles que, d'après un récent historien, les aumùniers des monastères
de rciiuncs ,l,.\aicnt ctic eunuques (Utdoubinskv, Isturiia rousskoï tserkvi,
t. 11. p. '.,TJ; L. l.c-cr. Chronique dite de Nestor, 3ui).
256 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de piété leur laissent, pour le travail, plus de temps
qu'aux religieux de l'autre sexe. Aussi leur vie est-elle
moins oisive. Elles se livrent à des travaux manuels de
toute sorte, et le produit en est parfois mis en vente.
Certains couvents sont renommés pour la confection de
riches étoffes, de broderies d'or et d'argent et de vêtements
d'église. D'autres s'adonnent à diverses fabrications indus-
trielles : ainsi, par exemple, à Arsamas, dans le gouver-
nement de Nijni-Novgorod, le monastère d'Alexéievsk, dont
les ateliers, autrefois décrits par Ilaxthausen, ont con-
servé leur vieille réputation1.
S'ils emploient utilement leurs loisirs et leurs revenus,
la plupart de ces couvents russes manquent d'un des prin-
cipaux attraits des nôtres, l'esprit de sacrifice, le dévoue-
ment au prochain. Communautés de femmes ou d'hommes,
la Russie compte peu de maisons entièrement consa-
crées au soin des pauvres, des malades, des vieillards,
des enfants. Cet admirable génie de la charité, qui, dans
l'Église catholique, en France particulièrement, a rajeuni
la profession religieuse, l'adaptant merveilleusement à
toutes les misères humaines, ce mouvement de fraternité
chrétienne, qui est une des plus pures gloires du dix-
neuvième siècle, n'a encore qu'effleuré l'Église orthodoxe
de Russie. Déjà cependant se manifeste chez elle une sorte
de pieuse contagion. Les religieuses se sont toujours,
dans leur intérieur, occupées d'œuvres de charité. Elles
tendent à leur faire une place plus large. Quelques
ubbesses ont fondé des hôpitaux où les malades sont soi-
- par la main des épouses du Christ. Il s'est môme
formé quelques congrégations spécialement vouées au soin
des infirmes Si des pauvres. La Russie est fière d'avoir, elle
aussi, ses Sœurs de charité; à l'inverse de ce qui se fait à
Paris, Pétersbourg et Moscou cherchent à les substituer
1. Voyei Ihilhiimn . Studiê* [MIL <io 1847), t. I. p. 313, 828,
Cf. V. lii/'il.ra/.cif, l.'lwlrs sur l'i'coimiitir nul ionult' <lr lu llussir, l. II,
i.. i; l
RELIGIEUSES ET SŒURS DE CHARITÉ. 257
dans les hôpitaux aux infirmières mercenaires. On ne leur
fait guère qu'un reproche, leur trop petit nombre.
Elles ont beau porter le nom de Sœurs de charité, ces
Sœurs russes ne sont pas. su général] regardées comme des
religieuses. Biles ne fonl pet de roux; elles n'ont pas de
règles ou de constitutions spécialement approuvées par
l'autorité ecclésiastiqae. Ci ne sont, pour la plupart, que
de pieuso femmes associées pour le noin des naïades.
(loin me tout, en Russie, doil comment un but pa-
triotique et sous la protection du pouvoir, î tirs, pla
oées sous le patronage ds l'impératrice Marie Alextndrovnt,
oui été instituées pour Boigner les blettes militais -
guerre turco-russe de 1877-78 ou\ rit subitement à leur
activité' un champ immente. Des remmes du monde s'enrô-
lèrent parmi elles; le» saloni des deux capitales rournirenl
aux ambulances des Infirmières aux nains délicates.
Beaucoup avaient trop présumé de leurs forces; el|es ont re-
joint leurs blettes dans lei cimetières improvisés de Bul-
garie4; A une époque ou le femme rutte était lontmentés
d'un vague besoin de dévouement, pouvait-elle rester
sourde à l'appel l'ail à sa génerOtHé | * i r la pairie et la
pitié? Comme aux plus nobles élans se mêlent les bouflées
des passions et les fumées de la vanité, la vogue mondaine,
le goût des aventures, l'amour-propre même ne furent
pas Étrangers à cette levée de la charité. Aussi, à dire
vrai, tout ne lut pas sujet d'édification parmi ces BOBUTS
laïques. La guerre terminée, les femmes qui avaient servi
boui le brassard de la Crois rouge ne furent pas loutefl
licenciées. A défaut des blessés de l'année, elle-
mirent à veiller les malades des hôpitaux. Leur ouvre
s'est ainsi perpétu
La religion a beau BOmbler Seule eapalde de provoquer
ou de Boulenir de semblables renoncements, ces volontaires
de la charité ne se m ml pas toutes inspirées des exemples
1. \o\ez P. A. llin>kii : llousskuai Jeitelttcliinu l Matou, 1877-1878. gg.
m. 17
258 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
du Christ. Il en est qui, en partant soigner les blessés ou
les malades, n'ont guère vu là qu'une manière « d'aller au
peuple », un peu moins décevante que l'apostolat révo-
lutionnaire. Parmi les jeunes filles aux cheveux courts
accourues au chevet des blessés de Plevna, plus d'une
s honorait d'avoir substitué l'amour de l'homme à l'amour
de Dieu, faisant fi de l'antique charité chrétienne au profit
des viriles doctrines de la solidarité et de l'altruisme.
L'âme russe a une sincérité de foi qui la rend plus capable
de pareils exploits. La religion que prêchaient aux mou-
rants ces modernes Sœurs n'était pas toujours celle de
l'Évangile. Il s'est trouvé, sous cet habit de la charité,
de jeunes socialistes pour faire de la propagande jusque
dans les ambulances ou les hôpitaux. Quelques-unes de
ces Sœurs (je le tiens d'un témoin oculaire) s'étaient
donné pour mission, dans les camps de Bulgarie, d'écar-
ter des blessés l'ombre de Dieu. Disputant les âmes aux
superstitions des popes, elles poursuivaient de leurs
sarcasmes la pusillanimité des moribonds assez faibles
pour accepter les consolations d'une foi surannée. On voit
que, pour porter le nom de Sœurs de charité, ces infir-
mières n'étaient pas toutes des religieuses.
Ce ne sont point celles-là qu'on cherche à enrôler pour
les hôpitaux. Elles n'ont, du reste, jamais été qu'en mino-
rité parmi les libres servantes des malades. Si ce n'est pas
l,i religion qui les a toutes amenées au pied du lit des
pauvres, c'esl d'ordinaire i,i religion qui les y a l'ait rester.
im Institution comme celle des Sœurs de charité ne sau-
rai! guère s'étendre et as Baurail guère durer qu'en se sou*
mettant à l'austère discipline de nos Filles de Saint- Vio-
ecnt-de-Paul ou d<- nos Petites Sœurs des pain res. Quelque
vivaei - qu'eu soient les racines au e<eur de la femme, la
Charité l besoin, pour donner tous ses fruits, de l'égale
chaleur de la loi et du eou\erl de la vie religieuse. Il y
);tlii L-, continence, Is pauvreté volontaire, l'obéissance
Qliale. Cela ait Si mi qu'en Angleterre on a vu des pro-
BBLHIIEDSEfl i-.'i BŒOlfl DE CHARITÉ. 259
testants fonder, pour le loin des Infirmités humaines, de
véritables communautés de femn*
Les lois, les habitudes, la réglementation bureaucratique
de l'Église russe ne Iniinml QBalhoureuaemenl pas à la
charité chrétienne la même spontanéité, pariant la même
rariété ni la même fécondité, qu'en Occident, n semble
qu'en cela, comme et) toutes choses, il faille encore au-
jourd'hui l'initiative des autorités laïques ou ecclésias-
tiques. Autrement, aucun peuple n'es! plus que le peuple
russe naturellement enclin à la pitié el aux oeuvres secou-
rantes; aucun même n'est plus poj re cons
toute la religion dans l'amour <iu prochain, aussi ne
serions-nous pas étonné que la charité j renouvelât peu
à peu la vie religieuse, chea lei femmes «lu moins,
Quant à la pari qu'eu d'autres contrées l< - couvents <»m
prise à l'enseignement, H est douteni que nos collèges de
Pères el nos écoles >l<- i 8 aura trouvent de
longtemps des Imitateurs m Rusas luvernemenl
encourage la fondation d'écoles près des monastèrei
est peu disposé à laisser s'établir de« lions
d'hommes <>u de femmes, pouvant apporter dans l'édu-
cation du peuple nn esprit particulier. L'enseignement
libre est peu fait pour un paya autocratique. Veut-il, pour
l'instruction populaire, taire appel an clergé, l'État pn
s'adresser au clergé séculier;
1. Voyez, par exemple, M
CHAPITRE IX
Le clergé blanc ou séculier. — Comment le clergé est devenu une caste.
De l'hérédité des fonctions ecclésiastiques. Églises apportées en dot. Subdi-
visions de la caste sacerdotale. — Éducation du clergé. Séminaires et
Académies ecclésiastiques. Caractères de ces établissements. Leur personnel,
leur esprit, leur enseignement. — Situation matérielle du clergé. La
plupart des popes ne reçoivent pas de traitement. Tendance à les salarier.
Formation et accroissement du budget du culte orthodoxe. Les biens de
l'Église. Ressources du clergé. Le casuel. Difficultés auxquelles donne lieu
sa perception.
A côlé ou au-dessous du clergé noir vient le clergé
blanc, le clergé séculier et marié. C'est lui qui, à propre-
ment parler, forme la classe sacerdotale, longtemps érigée
en corporation héréditaire, sorte de tribu vouée au service
de l'autel. Ce singulier système s'était établi peu à peu :
le lévitisme était la conséquence du servage et de la con-
stitution de la société civile. Le paysan, lié à la terre, ne
pouvait entrer dans l'état ecclésiastique sans IVusInT son
seigneur; le noble, propriétaire de serfs, ne pouvait deve-
nir prêtre sans renoncer à ses serfs et aux privilèges de
sa classe1. Dans de telles conditions, le recrutement du
clergé ne pouvait se faire que par le clergé. Il dut y avoir
1. Au moyen âge m rencontre parfois dans le clergé dea membres de*
grandes nuniliea, tels que le métropolite Uexia; mail cela devint i><mi à
pan de H"- an i'i'is tué, La noblseee al l<" elergé se trouvèrent loua deux
affaiblis par leur iaolemeat. Les kaiaaea, jalons de eonaerYW autour d'eux
toui leori (Iruujinniks, ><• souciaient |m-ii ,]<■ 1rs soir entrer dans II
l)cs ir quatorzième wiècle Vaaalli Dtnitt icviich concluait un arrangement
la métropolite pour qu'ancra serviteur du grand prince m recul l<'>;
ordres (Botoviêfj htorlia Kt>*sit. i \ni. p, 36). La disette d'bommes «i"in
louflril ai longtemps la Moacovie fût alnal l'une dei causes de l'hérédité des
t..!,. M. ,n- sacerdol
LE CLERGÉ BLANC : LA CASTE SACERDOTALE. £61
une classe attachée à l'autel, comme il y en avait une
attachée à la glèbe. Ceel et qui advint; les fils de pop -
furent élevée au séminaire, el les emplois ecclésiastique*
furent réservés aux séminaristes. La coutume ayant rendu
le mariage des prêtres obligatoire, il fallait leur assures
des femmes; à leurs lilles il fallait essorer un établisse-
ment Les Biles dé popes furen! destinées ans clercs, el les
clercs aux lilles de popes. \u\ flllem, comme soi Us du
clergé, il fallut une 'autorisation spéciale pour sortir de la
classe sacerdotale et as marier sn dehors d'elle.
Ainsi, par le t'ait même des besoins de la société, le
clergé russe, avec ses femmes al ses -'niants, se trouva
constitué en véritable caste. En dédommagemenl ds cette
sorte de servitude sacrée, il recul eértams avantaf
on le compta au nombre des classes privilégiées , il fut
exempt du servie.' militaire, exempt des impôts personnels,
exempt des châtiments corporels, préeievses prérogatives,
si elles avaient toujours été res] si les supérieurs
ecclésiastiques ou les fonctionnaires laïques eussent plus
souvent daigné se conformer aux lois.
c.eite constitution du elergé tenait I l'étal de cfc
sorti du servage, elle devait cesser avec l'émancipation. En
1864, trois ans après l'affranchissement des serfs, l'empe-
reur Alexandre il lit tomber les murs séculaires de II
caste sacerdotale. L'ac ■< a du sanctuaire fut ouvert .1 toutes
les classes, et toutes les carrières furent ouvertes aux en-
fants du clergé. Cette émancipation du corps ecclésiastique
ne produira ses conséquences que dans un temps ssseï
éloigné. Si la loi permet au clergé de se recruter en dehors
de lui-même, les mœurs le lui rendent encore difficile.
Tant que les autres classes de la nation, que le noble, le
marchand, le paysan, seront, par leur éducation ou par
des liens civils, retenus en dehors du sacerdoce, le clergé
restera dans le peuple une classe à part.
1. Vcuv. I. I. liv. Y cliap. 1.
262 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
La constitution lévitique du clergé l'avait amené à des
habitudes qui ne peuvent disparaître en quelques années.
A la faveur de l'hérédité du sacerdoce, tendait à s'établir
l'hérédité des fonctions et des emplois ecclésiastiques. Le
pope cherchait naturellement à transmettre sa paroisse à
l'un de ses enfants; la cure du père était l'héritage du fils,
plus souvent elle était la dot de la fille. Les paroisses ten-
daient ainsi à devenir une sorte de fief privé, de propriété
des prêtres. Il s'en fallut de peu que le clergé ne se fit re-
connaître ce droit de succession : plusieurs des principaux
prélats de la Russie en combattirent vainement l'exercice
au dix-huitième siècle. La coutume était pour les prétentions
du clergé. D'ordinaire, pour entrer en possession d'une
cure, le candidat devait épouser une des filles de son pré-
décesseur mort ou retiré; le plus souvent l'évêque ne le
nommait qu'à celte condition. Il y avait pour cela deux
raisons. En perdant son chef, la famille du pope tombait le
plus souvent à la charge de l'Église et de l'État, qui s'en
déchargeaient volontiers sur le nouveau curé. Ensuite, peu
de presbytères appartenaient à la commune ou à l'Eglise;
il y avait un champ affecté aux besoins du pope, mais la
maison qu'il y construisait était son bien, elle faisait par-
lie de sa succession; pour en prendre possession, le nou-
veau venu devail se mettre d'accord avec la famille de
sou prédécessetnr, la dédommager. L'arrange&ieul le plus
simple était, en entrant dans la maison, d'entrer dans la
famille. Le second mariage étant interdit aux femmes
de prêtree comme au] prêtres eux-mêmes, h ceux-ei ne
poutanl épouser qu'une vierge, il n\ n\;iii point à Bouger
à une union aYSC la V*UV6 du défunt. C'était donc par un
mariage avec nue «les mies si mie pension à la veuve on
Mi\ autres enfants que se réglai! i«' plus souvent lu trans-
i. ,11 des DUreS. <>n évitail ainsi les querelles et les
procès, <'l, pour y couper eonrl, l'autorité avad encourue/'
,,■ genre de solution. Les séminaristes n'étant promus an
rdoce qu'après leur m, m tait avant leur ordi-
LE CLERGÉ BLANC; LA CASTE SACERDOTALE.
nation qu'ils devaient s'assurer dune limier, ,11 même
temps que d'une paroisse. Aussi le principal aoueî des
aspirants à ls prêtrise était-il de chercher une héritière
dont la main leur valût MM !.<• futur curé >' -ii-
quérait moins des charmes ou des vertus de m Saucée que
de l'aménagement du presbytère el des revenue de la
paroisse qu'elle lui devail apporter su dot.
La coutume d'arriver sus cures par un mai un
marché était si générale qu'il i fallu une loi pour i\''\< ndn
d'en faire une obligation. Ge n*eel qu'en 1867 (ju'il b
interdit d'exiger, pour la collation (Tune cure, que le
didal entrai dans la famille de gon pré r ou lui
gervtt une pension. Cette loi était excellente; ell i ncj
\;ui changer d'un coup des habitudes séculaires. Pour que
1,1 collation des cures cesse d'< bre compliquée d*s Rsin
marisge si de luceession, il faut mettre les i les
orphelins .lu clergé à l'abri du besoin, il faut essui
chaque pope une demeure para
L'hérédité ne s'était pas esulemeni introduite dans
fonctions de curé el de prêtre, elle était descendue
qu'aux derniers emploie de i | La classe sacerdotale
comprenait non seulement les prêtres si les di iyant
reçu les ordres, mais aussi les chantres au i -,i]w-
les sacristains, les bedeaux, las sonneurs1. Le cl< :
compte environ 500000 âmes; sur ce nomhre, en appa-
rence considérable, les ecelésiasUques en fondions,
prêtres en particulier, sonl pou nombreux. Le cl
blanc est encore moins homogène que !•• clergé noir: il
BC divise en deux ou broie groupes, dOO( chacun formait
une (dasse dans la daaSS, un.' BOrte d
îles autres par !«■ genre d.- \ ie ou l'éducation, -d, es \
ne se mariant que dans son propre BCÙ. C'est, d'abord.
1. Noos partons ici <i<- la rit Me, de i.i caste, telle qa'eili
jusqat il- joua. Vu point de vae Se I onlinatiun, l'Église artl
reoonaail trou degrés 'lui- la hiérarchie : W diaeoaat, la pr#triee3 Pépî-
-copat.
264 J.A RUSSIE ET LES RUSSES.
le prêtre, vulgairement appelé « pope » '; les paroisses ordi-
naires en ont un, les plus importantes deux. Il y en avait,
en 1887, à peine 35000, dont près de 1500 portaient le titre
d'archiprêlres. C'est ensuite le diacre, qui assiste le prêtre
dans les cérémonies et peut le supléer dans quelques-unes,
ainsi dans les enterrements; chez lui, la qualité la plus
prisée est une belle voix de basse. Comme le diacre n'est
point essentiel à la liturgie, toutes les églises n'en ont
pas, et les paroisses qui en possèdent en ont moins que de
prêtres. On n'en compte guère que 7000. Ils étaient près
du double il y a vingt-cinq ans; cette diminution montre
moins une tendance à la simplification du culte qu'à l'éco-
nomie des frais du culte. Enfin viennent le sacristain et
le bedeau, le chantre et le sonneur, les assistants du
"culte ou serviteurs de l'église Jserkovno-slôujiteli). Ce bas
clergé correspond aux ordres mineurs de l'Église latine;
il en exerce les anciennes fonctions. La plupart des
paroisses ont un ou deux de ces assistants ou acolytes.
Comme celui des diacres, le nombre en a notablement dimi-
nué depuis un quart de siècle; ils ne sont plus guère qu'une
quarantaine de mille. De même qu'en Occident, on tend
maintenant à les remplacer par des mercenaires laïques.
Les deux ou trois clergés entre lesquels se partageai l
la classe sacerdotale étaient jusqu'à présent demeurés
distincts. Au lieu d'être les degrés successifs d'une même
carrière tour à tour parcourue par le même homme, les
emplois inférieurs, le diaconat et la prêtrise restaient d'or-
dinaire isolés, exercés pour la vie par des clercs spéciaux.
Le lecteur ou psalmisle demeurail psalmiste, le diacre de-
meurait diacre, surtout quand il avait une belle voix, comme
le pope demeurail pope. Grâce à l'introduction de l'héré-
dité, les générations étaient même souvent rivées au même
degré de la hiérarchie. Entre ces familles cléricales vivant
L Ci m"' de i >"i><- 1, ''<|iiiviiiiwiiijii RncitMtSc, n prend ao ruiae plutôt on
part. On m i*rl d'ordinaire dn nol prêtre tviachtohennik), qu'on
• iiil-l'Hi: •"Miwni dans le •en-- de cuit
LE CLERGÉ BLANC; I \ < ISTE SACERDOTALE. 265
côte à côte dans la même paroisse, il y avait peu d'al-
liances. Chaque clause m mariait dans son propre sein :
psalmiste, diacre ou pope épousait la tille d'un de
pareils. Souvent même il ne suffisait point, pour une union
entre deux familles sacerdotales, qu'elles tussent le même
titre hiérarchique, il fallait qu'il \ eût entre «'Iles une
certaine parité de situation.
Pour lVdueation, OOtnme pour l'itfHHHT, le DOpe dot
villes est d'ordinaire bien MHiesSUl des popes des I ain-
pagnes; aussi \ i t n peu d'ailianeee de familles entre le
clergé rural et le clergé citadin. L'élite du clergé blau
formée des protopopes ou arebiprêtres, premiers prêtres
d'une paroisse qui en a plusieurs. Qoa protopopos suiii
souvent ehargéi des fonctions de Mapolentnnys mot à moi.
« hommes du bon ordre , sorte de doyens OU. inspecteurs
du clergé paroissial. Un archiprêtre marié peut monter
au plU8 haut emploi OÙ puisse être appelé l'évéïjlie. à Ull
siège dans le Saint-Synode. Entre ces sonunitèi du clergé
blanc et le pope ou le diacre des campagnes, il y a un
intervalle presque égal à la distance qui, dans le clergé
noir, sépare le moine revêtu de la dignité épiscopale du
novice réservé aux plus humbles services du couvent.
Dans le clergé marié, comme dans le clergé célibataire,
l'intelligence et le travail M Sent point étrangers à cette
diversité de destinées. Aux plus mauvais jours de l'héré-
dité et de la routine, le mérite avait encore sa part dans
la distribution des emplois occlésiastiqucê. Pour la prêtrise
et le diaconat, il y avait une gradation de connaissances
et d'examens. On n'arrivait au sacerdoce qu'en passant par
deux ou trois épreuves successives; le candidat qui s'arrê-
tait à la première était relégué dans le diaconat; celui qui
n'avait pu obtenir aucun diplôme n'avait, pour conserver
les privilèges du clergé et n'être point pris comme soldat,
d'autre refuge qu'une place de chantre ou de sacris-
266 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tain1. Les emplois ecclésiastiques se trouvaient ainsi mis
à une sorte de concours.
Les écoles du clergé sont partagées en trois catégories :
écoles de paroisse et de district, séminaires et académies,
correspondant à peu près à nos trois degrés d'instruction :
primaire, secondaire et supérieure. Les clercs inférieurs
sortenf des écoles élémentaires, le plus grand nombre des
popes des séminaires diocésains, et l'élite des deux clergés
des quatre académies qui tiennent lieu de facultés de théo-
logie. De ces académies, les trois plus anciennes sont près
des trois métropolites de Pétersbourg, de Moscou, de Kief ;
la quatrième est à Kazan, aux confins du monde musulman.
A cette académie de Kazan on fait une large part aux langues
orientales; c'est, en quelque sorte, la Propagande pour les
missions d'Europe et d'Asie. Dans ces académies, l'ensei-
gnement s'est, jusque vers 1840, donné en latin. Elles
étaient autrefois entièrement sous la direction des moines.
Aujourd'hui encore, les académies ecclésiastiques sont
annexées aux grandes laures de Saint-Alexandre-Nevsky,
de Troïtsa, de Petchersk ; mais elles occupent un local
dislinct. A l'académie, comme au séminaire, les moines
ont été généralement supplantés par les prêtres séculiers,
voire par les laïcs, ces derniers, il est vrai, tenant d'habitude
au clergé par leur origine et leur éducation. Les trois
quarts au moins des élèves de ces haules écoles de théolo-
gie sont des boursiers diQ l'État, des diocèses ou des cou*
vents. La plupart se deslinent plutôt à l'enseignement
qu'au sacerdoce. Les académies sont moins de grands
scmiii;iiiv- que des écoles normales pour les professeurs
de séminaires. l-<i professorat) qui laisse rivre dans If
siècle, esi carrière recherchée des jeunes gens sortis
il h clergé,
Académies ou séminaires, toutes les écoles ecclésias
liqucs sont, comme l'Église eik môme, Portement centrali-
l L'exemption du ierrice militaire n'es) plus accordée aujourd'hui ■< c«
|. | | •_■ l r - ■■*<■//,
UH CLERGÉ : BEfl ÉCOLES. 267
sées. Elles relèvent direetemrnt du Saint-Synode et du
haut procureur. Dam BOB Séminaire, « I * - m. me que daflS
son consistoire, l'autorité épitsopale est sous la surveil-
lance de l'autorité svnoii.tlr, et !<• clergé H>ii8 la tutell
L'état. Naguère encore, c'était le s.iint->>node qui, sur la
proposition d<- révèqin-, nommait ou confirmait les recteurs
et professeurs des séminaires, aussi i»i»'n que d. I seadé-
mies. Pour relever la situation morale du clergé, on a,
sur la lin du règne d"Alc\.ui<iiv il, appelé !<• clergé local,
joint aux professeurs des séminaires, à élire l.n-m. m.
recteurs. En outra, c'est le clergé, réuni as aeeemblé* -
périodiques, qui choisit les comités: charj ureiller
ses écoles.
Recteurs, professeurs, 61ères, les h clé-
siastiques de tout ordre as recrutent presque uniquement
parmi les lils et les MlOS d«- prêtres, CUV il \ | dOS établis-
sements pour lOUN lille^. SUSSJ bien «pie pour leUTS lil».
Académies de théologie ou séminaires ^mt moins faits
pour 1rs jeunes gens qui veulent entrer dans le clergé que
pour les jeunes ^r* ' 1 1 — leSUS du fier-.-, lai dépit des lois qui
(ii ouvrent l'accès à toutes les classée, les iil> de i
sont encore presque seuls à solliciter d'j sire admis.
Beaucoup, il est Mai, ne l'ont que traverser le lémînairc
pour passer dans les carrières civiles. Les séminaires n'es)
ont pas moins gardé un caractère de i certains
égards, ils sont la propriété et la forteresse de le caste.
Ils l'entretiennent dans son isolement, en donnant aux
enfants du clergé une éducation à part, dans des maisons
pratiquement fermées aui autres familles, aussi, pour
supprimer la «aste, a-l-on parfois proposé de supprimer !<•
séminaire. Pour rapprocher le el< I mires classa - de
la nation, on a conseillé de lui enlev< les et d"« 'lr-
ver s«'s 'ils et bcs Biles avec les enfants des autres clas
Qe serait peut être le seul moyen d'avoir un clergé vrai-
ment séculier. Par malheur, l'Église entend nourrir ses
prêtres feutres aliments que des sciences profanes; la
268 LÀ RUSSIE ET LES RUSSES.
vocation sacerdotale exige un long dressage, difficile dans
des collèges publics, au milieu déjeunes gens voués à de
tout autres soucis. Si rien ne l'oblige à conserver des
écoles primaires spéciales pour ses filles et ses fils, le
clergé ne saurait guère fermer ses séminaires pour donner
aux futurs prêtres un enseignement tout laïque.
Ce n'est point qu'en Russie les séminaires et les écoles
ecclésiastiques de tout rang se distinguent beaucoup, par
les idées ou les sentiments, des établissements laïques.
L'esprit n'en est pas toujours meilleur. La religion môme
est loin d'y posséder toujours sur les âmes l'ascendant que
semblerait lui devoir assurer l'éducation cléricale. De ces
maisons ecclésiastiques sont, de tout temps, sortis nombre
d'incrédules. Si le fait n'est nullement particulier à la
Russie, il n'est nulle part plus fréquent. Cette anomalie
apparente s'explique, en partie, par le régime longtemps
suivi dans les séminaires, par les rigueurs morales et
les privations matérielles infligées aux séminaristes.
En dépit des lois et des privilèges officiels du clergé,
on n'y a longtemps connu d'autre discipline que les
verges et les châtiments corporels. Les supérieurs, dit-on,
n'y ont même pas toujours renoncé aujourd'hui. Mal
nourris, insuffisamment vêtus, aigris par de précoces souf-
frances, ne connaissant guère de la religion que de fasti-
dieuses pratiques, les séminaristes prenaient en aversion et
leurs mailrcs et leur vocation, et la société et l'Eglise. Les
académies ecclésiastiques ne valaient pas beaucoup mieux;
les étudiants en théologie ne se faisaient pas scrupule de
fréquenter le traktir ou le kabak. Jusque parmi cette élite
de la jeunesse sacerdotale, la débauche et les orgies de
toute sorte n'étaient pas rares. Il arrivait à ces élèves en
théologie d'être rapportés du cabaret, ivres morts; dans
leur argot de séminaire, cela s'appelait, naguère encore, la
translation des reii.piesa.Ua tijs de prêtre, mort à vingt
D60f Ml de mitère el d'excès, l'omialovsky, s'était fail un
nom en dépeignant, dans ses Nouvelles, la vie des « vieilles
LE CLERGÉ : LES SÉMINAIRES. 269
bourses » (ainsi nonunait-on dans le peuple les séminaii
Pomialovsky y avait lui-môme été élevé comme boursier.
A une certaine époque, ces maisons avalent si mau\
réputation que, pour les peupler, la police 'lait obligée de
recourir à une sorte de presse parmi les enfants du clergé1.
Les professeurs, mal payés, mal trait.'-* par les lupériewi
monastiques, étaient aussi misérables si entai mécontents
que leurs élèves. Comment, après cela. I «tonner que les
séminaires russes aient longtemps été Une pépinière de
radicalisme '
Aujourd'hui même, en dépil des réformes accompli- ->
par le conte lolal t par M. PohAdonoaJaetV l'esprit des
séminaires ortbodoxes n'est pas toujours b— OOQOf pllM
Ligieux Le séminariste libre penaeur est on kj pc qui n'a paa
encore disparu. Sous Alexandre III. les éoolei du i
vont parfois montrées non moins indiioiplinéef que teag] m-
onsea civils ou les Universitéa. Les révoltes n\ sont pas
sans exemple. <»n a ru, à Moscou^ en 1885, le métropolite
contraint de recourir aux bons offices «le la police pool
dompter une rébellion deson séminaire. COBUHO OOflOCtioU ,
les mutins furent, dit-on, fustigés jusqu'au sang, manu
militari, en présence du métropolite, qui les e\<itait au
repentir, après avoir, Selon les mHUTlinni Isnflnea, béni de
sa main les verges. Deux ou trois au-* plus tôt. toujours aOQS
Alexandre m. les séminaristes de Voronèje, mécontents
de leur recteur, s'étaient approprié, contre lui, les pffOO
des conspirateurs politique- contre le tsar. Ils ai aient
tout simplement tenté de taire SSUter leur supérieur au
moyen de matières explosibles placées dans un calorifère
donnant sur son cabinet. El ce n'était pas, chez ces futurs
ecclésiastiques, une invention nouvelle; deux ans supers*
I. Mémoire» de 1>. RoiUstevoT, lotottoia Starùta, janv. issu. Cf.
a DouMomyM mtfchiHektckakh ■ Romi, oumgi uwbjem du même au-
teur. Cl Rootisfevof, professeur d'académie ecclésiastique, êttivU •■usuite, tou-
joan suiis le voile de l'anonyme, un livre sur le clergé blane et le clergé noir.
Pour n'être pu victime dM rancune- de Mt -uperieur-, il lui fallut de hautes
protections.
270 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
vant, en 1879, ils avaient, de la même manière, essayé de se
débarrasser de leur inspecteur. Iln'y a que des séminaristes
russes pour se permettre de pareils expédients. Un peu
plus tard, parmi les conspirateurs qui, en mars 1887,
avaient fabriqué, pour l'empereur Alexandre III, des bombes
strychninées, il se rencontrait un « candidat (bachelier) en
théologie » de l'académie ecclésiastique.
Jusque vers la fin du règne d'Alexandre II, les élèves
diplômés des séminaires étaient admis à l'université au
même titre que les élèves des collèges classiques. Cette
faculté leur a été brusquement retirée, durant la crise du
nihilisme. Est-ce l'appréhension de leurs tendances radi-
cales, est-ce la défiance de leur pauvreté et des mauvais
conseils de l'indigence, qui a fait fermer aux séminaristes
les portes du haut enseignement? Etait-ce uniquement le
désir de restreindre le nombre des étudiants et d'arrêter le
recrutement des groupes révolutionnaires en diminuant
le prolétariat lettré? Était-ce simplement, comme l'affir-
maient les rapports officiels, l'infériorité dos séminaires
vis-à-vis des gymnases classiques? Toujours esl-il qu'en
coupant aux séminaristes l'entrée de l'université, en reje-
tant sa? les académies de théologie les lits de popes sans
\m ation ecclésiastique, le gouvernement a renforcé l'isole-
ment de la caste sacerdotale. L'Etal a dressé une barrière
de pins entre les enfants du clergé et lesclasses instruites1.
Si les jeunes gens issus du clergé continuent a être
élevés datts des écoles spéciales, l'enseignement donné
dans ces écoles se rapproche singulièrement de celui des
établissements laïcs. Lesséminaires rnssesonl à peu prèsles
iiièmr programmes que les gj mnases, avec cette différence
(pie, durant les dernières années, les études théologiques
..• nperposenl aux études classiques, (le qu'on appelle en
I. l'.n iniiii,-. [m ,iiiiii:h btftfl qui n'entrent pas dans les ordres sont au-
JMfd '"" KKMnk .'ni MrviM militaire, cou les autres jeunes gens. Coi
Ml, Ut participent IIU avantages accordés par la loi russe aux élèves de
l'aoMignraMnl tacoadtii* ei ropéritar.
LE CLERGÉ: i/f:xsi;iGXKMi:.\T ECCLÉSIASTIQUE, 271
France le grand et le peiil séminaire se trouvent ainsi
réunis. L'enseignement des séminaire-» ru*^es n'est point
ce qu'on se figure à l'étranger. Bn pende pays, les cou*
oaissances demandées au clergé sont aussi i c'est
le slavon liturgique, jniis le latin, puis un peo de -
< j i j t « i < 1 1 1 < ' le grec tienne peu de place pool un rite
grec. L'élève n'est point bonté aux langues anciennes et aux
lettres sacrées : une langue vivante, le français au I ;t 1 !<•
mand, a son choix* doit tulouvrii i du inonde mo-
derne et les sources des cultes dissidents. Les programmes
sont pleins de promesses; les letta - n'\ font pas tort aux
sciences, ni les études théoriques aux études pratiques.
A la géométrie, à l'algèbre, à ls physique ite, pour
le futur ooré, un peu «le botanique, d'économie rurale «'i
parfois même de médecine. Le tout esl couronné par l'his-
toire, la philosophie, la théologie, «l< >nt chaque branche i
son enseignement spécial. H serait difficile de concevoir,
pour des ecclésiastiques, un plus lai d'ensei-
gnement. L'inconvénient est, comme dans tontes nos
écoles modernes, que tes matières enseignées se pressent
dans un temps trop limité, en sorte qne l'ampleur des études
prend sur leur profondeur. Un autre vice des séminaires
orthodoxes c'était, tout récemment encore, l'imperfection
des méthodes, la routine, l'emploi «l«' livres <»u d'auteurs
surannés, l'absence d'esprit critique, d'esprit scientifique.
Fondées aux derniers siècles, à l'imitation de celles de
l'Occident, les écoles ecclésiastiques russes ont, en 61m
sani leurs programmes, gardé bien des défauts de leurs
modèles. Ls Russie j ajoutait les siens, la rareté et le peu
de science des professeurs, l'instabilité du professoral.
Aujourd'hui le personnel enseignant des séminaires et
des académies n'est plus inférieur à sa tache ; il s'est
levé depuis que les prêtres séculiers y ont supplanté les
moines. Pour beaucoup de ces derniers, pour les plus dis-
tingués surtout, l'enseignement était moins une profession
que le premier échelon dune autre carrière. On \ oyait
272 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
des jeunes gens, après leur prise d'habit, passer presque
subitement du banc de l'élève à la chaire du maître, puis
bientôt quitter celle-ci pour les hautes dignités.
Avec tous ses défauts, l'instruction offerte dans les
séminaires et les académies de théologie a l'avantage
certains diraient l'inconvénient) d'être moins spéciale,
moins exclusivement ecclésiastique qu'en d'autres pays.
Les programmes seraient remplis que le clergé russe serait
le plus instruit et le plus éclairé du monde. S'il ne l'est
point, il n'est guère inférieur à certains clergés de l'Occi-
dent; il est supérieur à la plupart des clergés d'Orient, unis
ou non à Rome. Les connaissances du plus grand nombre
des prêtres les mettent encore au-dessus du milieu où ils
virent, et si la plupart en tirent peu de parti, la faute en
est moins à l'enseignement du séminaire qu'au poids dé-
primant de la vie du pope. L'instruction des diacres et des
clercs inférieurs est plus faible; les plus vieux de ces der-
niers savent à peine lire le slavon et récitent leur office
par cœur. Le temps est loin cependant où le patriarche
Nikone se faisait taxer d'exigence en prétendant que tous
les clercs sussent lire : encore aujourd'hui tous Les
sonneurs ou sacristains le savent-ils en Occident?
L'ignorance n'est point la principale plaie du clergé russe,
c'est la pauvreté ou plutôt le manque de moyens d'exis-
tence indépendants. Le clergé paroissial n'est point salarié
ou m- l'est que d'une façon insuffisante. Un tiers seulement
des popes touche une allocation de l'Klal, el ces pris ilégiés
ne sauraient x ivre «le ce que l'Klal leur donne. Les provinces
00 les culte*, étrangers ont de ih »inl>i «u \ adhérents sont
les seules où 1rs prêtres orlhodoiCS reçoivent un traite-
ment sérieux* Dtai cet régions, la politique unit l'intérêt
de l'orthodoxie à l'intérêt national; elle empêche l'État de
laisser le pope à la eharge de son troupeau. Alors même
le cuir lllssr ||e recuit e.l|e|e plus de 800 roubles : a\ec
eela, le pope. pêN de famille, se trouve encore BOUVenl dans
!.!■: CLERGÉ : LE BUDGET DES COLT] 273
une situation inférieure à relie des ministres des confessions
rivales, <|ui d'ordinaire sont, eux aussi, salariés par l'État
défiances mômes du gouvernement contre les cultes
hétérodoxes i'engag^nl A en payer le clergé, pour le mieux
tenir sous sa main. Il le fait, d'ordinaire, au moyen d'une
taxe spéciale appliquée aux membres de chaque confession,
île qu'il n'es! que l'intermédiaire obligé entre les . 1 i il"*'- -
rentes Églises el leurs ministres. Avec le*
il n'est pas besoin de tels moyens; l'Étal le tient bous
tutelle par assez d'autres liens.
Gel exemple montre l'erreur «le ceux qui font consister
la séparation «le l'Eglise el de l'État dans la suppression
du budget de8 cultes. Cesl là nue n <|iii ne
peill elle acceptée ipie par l'jg lloiaiice. l'en d'ÉglisCS mit
nissi étroitement unies à l'Étal que i i russe, et,
jusqu'à nue époque toute récente, il n'\ avait pas en Rus-
Bie <ie budget des cultes. Aucun clergé n'a été plu» dé-
pendant du gouvernement, et, aujourd'hui encore, la plus
grande partie de ce clergé ne reçoit rien du Trésor.
(liiez, un peuple riehe, mi l'initiative individuelle I
mûrie par les libertés publiques, là Burtoul où la nation
est partagée entre diverses confessions et le sentiment reli-
gieux simmlé par la rivalité des différents cultes, le cl
peni trouver plus de liberté, plus de dignité, à n'avoir
d'autre soutien que la piété de ses Qdèles. Il en est autre-
ment dans mi pays pauvre, habitué à se reposer de tout
but l'État, Le clergé, dont l'entretien est abandonné au cèle
privé, y perd en considération et eu indépendance, souvent
même en moralité. ESn ("-tant à la charge de ses paroissiens,
le prêtre tombe à leur merci. Cesl ce qui se «voit en Ku-
au moins dan» les campagnes. A-l-il affaire aux anciens
serf», le pope a peine à leur arracher la nourriture di
enfants. Compte-t-tl sur sa paroisse quelque riche famille,
il n'en est d'ordinaire qu'une, celle de l'ancien Beigneur,
en sorte que la générosité est >ans émulation, et que la re-
connais8ance, n'ayant point à se partager, se change en
ni. • 18
274 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
dépendance et en servilité. Au temps du servage, le pope
vivait surtout des bienfaits du seigneur local : à force
d'être son obligé, il devenait son homme, sa créature; il
était comme l'aumônier ou le chapelain du propriétaire.
Cet état de choses n'a pu disparaître en un jour avec
l'émancipation.
Alors que d'autres pays en discutent la suppression, la
Russie incline au salariat des cultes. Chez un peuple, en
effet, où l'Église est liée à l'État, le salariat du clergé offre
à tous deux plus d'avantages que d'inconvénients. Pour que
le prêtre ait profit à se passer des subventions du gouver-
nement, il faut qu'il soit libre de sa tutelle. Dépendre à la
fois de l'État par l'administration ecclésiastique et des
fidèles par les besoins pécuniaires, c'est, pour un clergé,
une trop lourde servitude. Pour qu'il n'en soit pas écrasé.
il faut que l'une de ces deux dépendances l'affranchisse de
l'autre. Dans un pays encore pauvre, comme la Russie,
subventionner le prêtre serait le meilleur moyen de le rele-
ver aux yeux du peuple. L'obstacle est dans les finances.
Chacune des réformes de l'empire vient, temporairement
au moins, peser sur son budget; cette considération ne
permet pas L'application immédiate de toutes les réformes
projetées. Le chapitre du culte orthodoxe est déjà un de ceux
qui ont le plus grossi, dans un budget dont tous les cha-
pitres se sont singulièrement enflés. L'allocation du Saint-
Synode a plus que décuplé depuis une cinquantaine d'an-
nées : ru 1833 elle n'a t tri^rnail pas 1 million de roubles;
en 1887 elle montai! à près de il millions. Il est vrai que
le clergé urbain ou rural ne louchail guère que la moitié
deces 11 millions1. Sur près de :{.r>000 paroisses, 18 000 en-
i. Voici, d'après le budget de 1887, comment se réparlissaienl les sommes
allouéei au Saint 8j le el an culte orthodoxe ;
Roubles.
administration centrale 246 789
Chapitres dei cathédrales, consistoires, archevêchés et
i réehéa. .. 1 YM ■■
.1 reporter l 684 '^«'2
LE CLERGÉ : LE BUDGET DES CULT1 . 275
riron avaient Beules pari aux libéralités de l'État. L'admi-
nistration bureaucratique de l'Eglise es( naturellement dis-
pendieuse. Les chancelleries el leur personnel de commis
absorbent une notable part d< lésiastiques.
Heureusement pour l'Église, la piété privée esl plus
généreuse «mincis elle que te Trésor Le budget que lui
octroie l'Étal esl au moins doublé par les libres dons
particuliers. Le clergé recueille, des quêtes* des troncs des
('•-lises, des offrandes de toute espèce, une doujuinede mil-
lions <lf rouiller. En outre, le Saint-SynooV des
capitaux, une sorte de fonds de réserve amassé peu à peu
ei montant à une trentaine de millions de roubles dont
le revenu B'ajoute au budgel du culte orthodoxe.
En Russie de môme qu'en France, le budgel du culte
dominant pourrai! être regardé comme uue dette nationale.
Là aussi, la subvention accordée à i Église n'est qu'une
mince indemnité des biens qui lui oui été enlevés. Dans
l'ancienne Moscou te, l'Église possédai! d'énormes propriétés
territoriales. La lerre el les paysans élaienl la monnaie du
pays; les princes et les boyare, pauvres de numéraire,
payaient en terre les prières du cl» il ainsi que
l'Église était devenue le plus grand propriétaire de la
Russie. Ses Ineus, déjà limiiés par les vieux tsars, l'Église
les a, pour la plupart, perdus au dix-huitième siècle. La
sécularisation, effectuée en 1764, atteignit le clergé blanc
en même temps que les couvents. En B'emparanl des biens
Monastères . . »7J
Clergé des \ill>"< si dea campagnes r. wi 0S3
Subvention aux etabliaaements J instruction du cierge. 1 748
Établissements orthodoxes à l'étranger ISS 133
Travaux de construction .il
Dépenses divers* 301
létal 10 968 Û5
Ajoutons, comme point de comparaieaa, que la service des cultes être
était inscrit au même budgel de IS81 chapitre du ministère de l'intérieur
pour la somme de 1 758000 roubles.
276 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ecclésiastiques, Catherine II, comme une trentaine d'an-
nées plus tard notre Assemblée constituante, prétendait
n'y porter la main qu'alin d'en faire un meilleur usage
■o pour la gloire de Dieu et le bien du pays ». Plus heureuse
ou plus habile que la Révolution française, la tsarine eut
l'art de faire ratifier par le clergé la dépossession de
l'Église. Un seul prélat, Arsène Matséiévitch, archevêque
de Roslof, protesta au nom des canons de l'Église. Ce petit
Nikone fut dépouillé de l'épiscopat. Comme plus d'un des
récalcitrants aux volontés autocratiques, il fut déclaré fou
ou radoteur [vrai), et, à ce litre, enfermé pour la vie dans
une prison de Revel. Il y mourut après vingt ans de capti-
vité, et sa mort fut tenue secrète, de peur que les dévols
n'eussent l'idée de l'honorer comme confesseur de la foi.
Le clergé séculier, de même que les couvents, a conservé
ou recouvré une partie de ses terres. Dans chaque paroisse,
le pope a d'ordinaire la jouissance d'un champ; la plupart
des communes feui attribuent une trentaine de désialines1.
Les prêtres qui reçoivent un traitement du Trésor sont
parfois les mieux dotés de terres. C'est que, dans les
provinces de religion mixte, là où il est en concurrence
avec le curé catholique, le pasteur protestant ou le mollah
musulman, le pope es! soutenu par l'État comme un agent
(h; russification. D'ètprès h's statistiques du zenistvo de
Podolie, les I3.r)0 paroisses orthodoxes decé seul diocèse se
partageaient 80000 désialines de champs labourés, rap-
portant environ gou ooo roubles, et à ces champs venaient
B'ajouterdes potagers, des prairies, quelques bois.
Les diocèses de la Russie centrale sont, souvent moins
favorisés. Dans un village du gouvernemenl deYoronège
011 j'ai Séjourné, à Konrlak ", sur le Itiluk, l'église possédail
douze désiatines; la moitié, c'ést-a-dire six désialines,
1. On m rappelle que It deeialine vaul on hectare neuf axes.
m relativement pauvre de terrée, lea payeâne n'ayant reçu,
; 1 '•■iii.iii. tpalion, que le quart de loi gratuits. Voyex t. i,li\. \n,
eh. m. p. 148 ('2 ftdil
J.K CLERGÉ : SES R] 277
revenait au prêtre; le quart, autrement dit trois désiatines,
revenail an diacre; le reste, Boit une désiatine <•! de-
mie par tête, formail le loi du ebantre et du sacristain.
Comme point de comparaison, il est bon de dire que, dans
toute celte région, la pari de terre attribuée à chaque
paysan par le statut d'émancipation dépassait l< s
désiatines du pope. Quant au pamechtchik, à l'ancien
Beigneur qui me donnail l'hospitalité, son domaine n'avait
pas moins de 40000 hectares; il lui fallait des relais pour
aller d'une extrémité à l'antre de ses champs.
Prêtres et diacres oni beau jouir de tant et tant ded^ -
tincs, ce leur est souvent une mince ressource dans
pays peu peuplé, ofi parfois la terre n'a de râleur qu'au
tant qu'on la peut cultiver soi-même. Les paysans prêtent
d'ordinaire au pope un travail gratuit, mais insuffisant.
Souvent le prêtre esl réduit à mettre lui-même la main à
l'ouvrage. \ Kourlak, par exemple, le pope cultivait la
moitié de ses six désiatines et louait l'antre. La princi-
pale ressource du clergé n'est pas là. elle est dans les
cérémonies religieuses, dans le casuel. Il j 1 dans chaque
paroisse deux, trois, quatre familles, suivent vingt on
vingt-cinq personnes, à vivre de l'autel. Toutes monde
pourrait encore trouver là un revenu Suffisant, Si le pro-
duit de chaque église était abandonné à son clergé, Or il
n'en esl point ainsi : certaines aumônes, certain
ecclésiastiques sont réservées aux caisses du diocèse ou
du synode.
Dans les églises orthodoxes, chez le^ Grecs comme chez
les Russes, nue des branches de revenus Icn plus régu-
lières est la vente des cierges: cette rente se peut comparer
à la location des lianes on pmoê en Angleterre et des
chaise en France. Les orthodoxes, qui 'ne al point
pendant les offices <d prient d'ordinaire debout, n'entrent
guère dans leurs temples sans achètera la porte un petit
cierge qu'ils laissent à l'église ou qu'ils brûlent devant
une image. Les dévots en allument à la fois devant plu-
278 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sieurs saints. La pôle lueur des cierges remplace devant
les icônes la prière qu'elle symbolise. L'Église tient a. la
pureté de la cire, dont l'odeur ambrée doit se mêler au
parfum de l'encens; on veut qu'elle soit fabriquée par les
ouvrières ailées auxquelles le Seigneur en a confié le
soin. Dans cette Russie où le peuple boit encore de l'hydro-
mel, et où tant de terres n'ont jamais porté que des fleurs
sauvages, les ruchers sont nombreux. En certaines ré-
gions, vers l'extrême nord, vers l'Oural ou le Caucase, on
se contente souvent de recueillir les rayons des essaims
en liberté. Sauvages ou domestiques, les innombrables
abeilles de l'immense empire travaillent avant tout pour le
Christ et pour ses saints. Des cinquante millions de kilo-
grammes de cire qu'elle récolle annuellement, la Russie
consomme la plus-grande partie dans ses églises. Autrefois
la confection des cierges était abandonnée à l'industrie
privée. Aujourd'hui l'Église, en bonne ménagère, s'en
ebarge souvent elle-même. Nombre d'évêques ont leur
fabrique diocésaine ; plus d'un couvent a également la
sienne. De cette façon, tout le produit de cette pieuse in-
dustrie revient à Dieu et à ses ministres. Je ne sais exac-
tement combien de millions rapportent au clergé la vente
cl la fabrication des cierges. Toujours est-il (pie c'est un
de M's principaux re\enus. Aussi l'uni1 des questions les
plus agitées, dans le monde de l'Église, tt-t-elle été celle de
la répartition du produit de celle vente. Le plus ncl de ce
saint trafic va encore, croyons-nous, au Saint-Synode et
,iu\ écoles ecclésiastiques.
A l'inverse du prêtre catholique, le pope ne peut guère
compter parmi ses ressources les honoraires de ses messes.
On dit bien la messe pOUT les morts, surtout aux anniver-
seires funèbres, mais l'usage n'est point d'en multiplier la
répétition. LeS dispenses de jeûne et de carême lie sont
non plus d'aucun secours pécuniaire pour le diocèse ou les
paroi L'orthodoxie orientale, pour ses quatre carêmes,
qc donne pas de dispenses, chacun les observe suivant sa
LE CLERGÉ : LB CASUEL.
conscience; au jeûne elle ne substitue point l'aumône.
L'Église gréco-russe a 'lu chercher d'autres boui ces de rev< -
uns. Obligée de faire vivre de l'autel un cl urvu «l<-
famille, on comprend qu'elle en soit arrii ée à faire argenl
de tout, el qu'aucune d< rémonii s, aucun de set
sacrements ne soit gratuit. Le lecteur sait déjà que toul se
paye, l'absolution des péchés comme le bapt! i le
mariage*. Les inconvénients d'une pareille pratique, pour
la dignité du cl< chappenl pas aui autorités ecclé-
siastiques. Elles vomiraient en affranchir au moins les
deus sacrementsdemeurésenlièrementgratuilsdans l'Église
latine, la confession el la communion. En iss7 le Saint-
Synode a résolu d'interdire aui pénitents de remettre «!«■
l'argent dans la main du prêtre, ou d<- lui en laisser aur une
table après laconfession. Il a, de même, décidé de supprimer
l'usage! pour nous assez bizarre, de déposer une offrande
sur un plat en buvant du \in chaud après la communion.
Pour remplacer celte branche de revenus, le Saint-Synode
a ordonné de placer dans les églises des troncs spécialemenl
destinés à recueillir tes dons des fidèles qui viennent faire
leurs dévotions. Cette mesure a .'-té appliqué* • M< scou,
dès 1887, durant la semaine sainte. Comme il fa lia j !
attendri', la recette a été en notable déficit sur 1rs an i
précédentes, il s'est rencontré des orthodoxes qui ont jeté
dans 1rs tronCS des boutons et des chiffons de papier, au
lieu de pièces d'argent ou de billets de banque, si le nou-
veau Bystème est plus conforme à la dignité du prêtre, il
est assurément moins favorable à SOS intérêts. Aussi .-<t-il
douteux qu'il puisse être maintenu ou étendu à toutes les
paroisses. A plus forte raison ne saurait-on supprimer ta
rétribution perçue par le prêtre pour les autres sacre-
ments.
Si le Russe du peuple recourt suivent aux services du
pope, il les rémunère chichement : pour les principales
1. Yo\ez plus liant. mèiue livre, cliap. v. p. 160.
280 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
cérémonies, à peine donne-l-il un ou deux roubles ; poul-
ies plus petites et les plus fréquentes, quelques kopeks
(centimes du rouble). La multiplicité de ces redevances
peut seule dédommager le clergé de leur modicité; aussi
n'en néglige-t-il aucune. 11 tend à se transformer en agent
financier, en collecteur de taxes. Tout se paye, et rien
n'a de tarif; depuis Pierre le Grand, on a plusieurs fois
songé à tarifer le casuel ; les préventions du peuple s'y
sont opposées. La misère besogneuse du pope doit le
disputer à l'avare pauvreté du moujik. Pour une céré-
monie, pour un mariage ou un enterrement, on négocie,
on marchande parfois, comme on ne marchande plus qu'en
Russie. On a vu des fiancés venir à l'église et s'en retour-
ner, sans être mariés, pour n'avoir pu se mettre d'accord
sur le prix avec le curé. On a vu des paysans enterrer
clandestinement leurs morts pour échapper aux exigences
du prêtre.
De là toutes sortes d'anecdotes, de contes, de légendes.
Une fois c'est un pope qui, pour se venger de la ladrerie
du père, donne à l'enfant qu'il baptise un nom ridicule.
Une autre fois, c'esl un paysan qui demande à son curé
L'autorisation de se marier dans une autre paroisse, a C'esl
fort bien, répond le ministre de Dieu; mais as-tu calculé
ce que me coûte ton départ? D'abord je t'aurais marié: soit
tant de roubles. Puis lu auras des enfants, mêlions sepl :
cela me ferait sepl baptêmes, Puis, plusieurs de les enfants
viendront à mourir; niellons trois : cela me ferai! trois
enterrements. Puis tu amas des lits OU des tilles à marier:
niellons quatre: cela me ferai! quatre mariages. - Mais.
batUntchka, réplique !<■ paj Ban, lu es déjà viem : tu pourrais
mourir avant toul cela. — C'esl vrai, mon ami, riposte
le pope, nous sommes ions mortels, aussi .i<v ne te deman-
derai que dis rouble!
La rapacité du clergé b fourni la matière de plusieurs
contes populaires. Ces ekoski montrent quelle opinion
l'impitoyable lovée du casuel b donnée du pope au moujik.
LE CLERGÉ : LE CASUEL. 281
Pour juger des sentiments d'un peuple à regard de
pivircs, on ne saurait, il est vrai, s'en fier è s< - confc s on
à ses proverbes. Monastique ou séculier, le clergé a par-
tout été en butte lui traits de la satire populaire. Ce qui
dislingue la raillerie rai son &preié. En voici uji
exemple d'après un conte recueilli par aianasief. i a pope,
c'est là chose commune, a refusé de célébrer les funérailles
d'une femme pauvre. Le mari, en creusant lui-même la
tombe, décom re un trésor; il port.' une pièce d'or au pn
Aussitôt les prières sonl dites; le pasteur, tout chai
assiste au repas mortuaire; il 5 mange el boit commet]
personnes. La richesse du festin sen i par le pauvre homme
étonne le curé, ii l'interroge, il l'adjure de confei
péché, \--iii tué quelque marchand f lui dit-il. — J'ai
découvert un Irésor , répond le moujik. Le pope décide
de s'emparer de la trouvaille de <*,,u paroissien en lui
faisan! peur. D'accord avec se popesse, il imagine d<
déguiser en diable. Pour cela, il s'affuble «le la peau d'une
chèvre, Le stratagème réussit, le moujik livre ><>n trét
mais, on le rapportant, l«i pope B'apercoil que la peau de
chèvre s'esl attachée à ms membres*. Cette nais.- légende
pourrait servir d'allégorie. Comme la peau de chèvre, i<-
renom de cupidité s'est attaché au prêtre; il s'est collé i
Iront, il le défigure, il t'ait prendre le ministre de Dieu pour
un suppôt du diable. « 4 voir des veux de pope est une
expression proverbiale pour désigner des regards avides.
Les évoques cherchent à modérer la cupidité <i«- leurs
prêtres; ils savent .m besoin leur donner d'édifiantes leçons.
Voici à tel égard un trait que j'ai tout lieu de croi
Une pauvre femme «'lait vomie trouver Mgr Dmitri, alors
archevêque de Toula, le suppliant «le lui avancer deux
roubles. Le prélat, dont la charité était légendaire, ne put
les trouver BUT lui. o (lue \oulez-vous taire de ces deux
1. Alannsit't': Xarodnijia RoHsskiia Skazki. VII' partie, n° 'i."). — Kalston :
Russian folk-tales. ch. i.
282 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
roubles ? demanda -t-il à la femme. — Mon mari est mort,
répondit-elle, je voudrais faire dire pour lui les prières de
l'Eglise, et le prêtre exige deux roubles pour l'enterre-
ment. — Je ne puis vous les prêter aujourd'hui, répli-
qua MgrDmitri ; mais je présiderai moi-même demain aux
funérailles de votre défunt. » Et il tint parole, à la conster-
nation du pope ainsi mis en cause. Le service funèbre
terminé, l'évêque, au lieu d'adresser un reproche au
prêtre, lui tendit un billet de deux roubles, en disant :
« Prenez, vous n'êtes pas comme moi. "Vous n'avez pas d'ap-
pointements, vous n'avez que votre casucl pour vivre. »
Cela, en effet, est d'ordinaire exact et explique l'apparente
rapacité des malheureux popes.
Le premier souci d'un prêtre, en prenant possession d'une
paroisse, est de s'enquérir de la valeur du casuel. Il y a
quelques années, un jeune pope du diocèse de Volhynie
avait été nommé à une cure du district de Rovno. Ayant
appris que c'était une paroisse pauvre, il écrivit à l'arche-
vêché pour en solliciter une plus lucrative. L'archevêque,
Mgr Palladius, fit droit à la demande du jeune ecclésias-
tique, mais en même temps il écrivit en marge de la
requête : « Le pétitionnaire sollicite une paroisse de rap-
port. Pour l'obtenir il faut travailler et s'en montrer digue.
Les préoccupations matérielles cadrent mal avec la mission
ecclésiastique. Le pétitionnaire ferait peut-être bien de
chercher sou avantage en dehors du sacerdoce, qui ne paraît
pas être sa vocation1. » Je doute que le prêtre en question
ail suivi le conseil épiscopal. Pour la plupart des popes,
la prêtrise n'es! qu'une carrière qu'ils ne se fonl pas scru-
pule d'exploiter de leur mieux. Quelques-uns necraignenl
même point, pour en augmenter les profits, de violer les
lois de l'Étal ou les canons de l'Église, c'est ainsi qu'il s'en
rencontre pour bénir des mariages secrets et calmer,
i. i„i note <!<• l'archevêque, publiée par !<• roiisisioiiv pour la gouverna
• i ti clergé diocésain, fui reproduite par lei journauXi notamment pai ta
Kinlianin» {od. 1886).
LE CLERGÉ : SES EXIGENCES PÉCUNIAIR] 283
moyennant finance, la conscience des couples qui ne
peuvent s'unir légalement*. Dans tes contrées écartées, en
Sibérie spécialement, certains popes, non contentsde rouler
leurs prosélytes indi se livrent à toutes sortes de
commerce*.
Les exigences pécuniaires du clergé sont si connues que,
en mainte contrée, elles constituent un obstacle au pro§
de l'orthodoxie. La foi russe est trop chère . répondent
au\ convertisseurs certains indigènes de Sibérie. Le |
est trop avide, disent de leur côté les radeolni
h ici ils sont trop dispendieux. > Cette considération toute ma
térielle n'a pas été étrangère au Bâc6 - de quelques-unea
sectes les plus récentes, les Stundistes, par exemple. Plus
d'un moujik en est renu à se persuader de t'inutilib
sacrements, à la suite d'une dispute avec le prêtre sur le
prix d'une cérémonie. L'un des sectaires les plus en \u<- de
.•clic tin de Biècle. Soutaïef, c'avait pas débuté autrement.
De telles habitudes ont l'ait accu rthodoxe de
simonie. Le reproche serait plus juste en Turquie, où les
hautes dignités ecclésiastiques s'achètent «le la Porte ou des
paehas: le clergé esl obligé de rançonner les Qdèles pour
payer ses maîtres musulmans. En Russie, dn moins, le trou-
peau n'est tondu que pour l'entretien dn pasteur. !.<■ el< ;
qui \it des offrandes de ses paroissiens, ne leur peut faire
remise des redevances qui sont le pain de ses enfants.
Il ne reconnaît point aui indifférents ou aux dissidents
la liberté de se soustraire aux taxes de PI srail
frustrer ses ministres ou accroître les charges des parois-
siens Qdèles. Pour ne pas profiter des cérémonies ortho-
doxes, le raakotnik est souvent tenu d'en payer au pi
la rançon. De là des compromis pécuniaires entre les curés
et les Bectaires. Le clergé levait les droits qui lui revenaient,
sans tenir compte des opinions de Ceux qui les lui devaient.
1. Voyei Letkof : SMotctti arkhiéreithot jinû.
•j. Le voyageur Maksimof cita ■ !•■ oombreoi oxempl rétrea m;ir-
chands.
284 LA RUSSIE ET LES ROSSES.
comme ailleurs il a longtemps perçu la dîme, comme, en
d'autres pays, l'Étal fait contribuer au budget des cultes
leurs adversaires aussi bien que leurs partisans. La modi-
cité de ses ressources défend au pope d'en rien abandonner.
11 a sa femme et ses enfants qui le poussent à ne rien
omettre de ses droits; il a ses confrères du clergé, le diacre
et les clercs inférieurs, qui, vivant sur les mêmes gratifi-
cations, se trouveraient victimes de son désintéressement.
Pour éviter les querelles, il a fallu soumettre la répartition
du casuel à des règles officielles. Le prêtre a trois fois, le
diacre deux fois plus que le chantre.
Pour les mieux partagés, ces redevances seraient insuf-
fisantes, si, en dehors des sacrements et des cérémonies ha-
bituelles de l'Église, la piété ou la superstition du peuple
n'offrait au clergé d'autres sources de bénéfices. A la
campagne, les diverses saisons et les diverses cultures
réclament l'intervention du prêtre, dont les services sont
payés tantôt en argent, tantôt en denrées. Les fléaux phy-
siques, la sécheresse, les épidémies sont, pour le pope
rural, autant d'occasions de profits. J'ai ainsi vu, dans le
midi, le clergé bénir successivement les melons de chaque
paysan. Parfois, quand elles n'obtiennent pas le résultat
attendu, les [trières de l'Eglise se retournent contre ses
ministres. Le moujik les. accuse de lui avoir fourni de
mauvaises oraisons ou d'avoir mal accompli les rites. Dans
une commune du gouvernement de Voronègc, comme la
Bécheresse ne Unissait point, les paysans Imaginèrent d'im-
merger l«' prêtre dans la rivière. D'ordinaire, c'est pour les
sorcières qu'ils réservent ce Buprème argument; mais
entre le magicien h le prêtre, entre les Incantations de l'un
et les Invocations de l'autre, l'obscure Intelligence du
moujik ne l'ail pas ton joins grande différence \ d'autant que
prêtre el sorcier lui oflrenl à peu près le même genre de
secours, à des conditions analogues. La pauvreté du clergé
i . Voytt plu ii.'iui in i chap tu.
LE CLERGÉ ET LES SUPERSTITIONS POPULAIRES. 285
l'oblige à se prêter à des pratiques peu dignes de l'Église;
elle fait quelquefois de lui le complice des superstitions
populaires. C'est ainsi que longtemps s'est perpétué l'us
d'emporter des prières dans un bonnet pour les femmei
en couches. Le paysan tendait son bonnel foun
pour «i1"' le prêtre pût y récil remua. La prière dite,
il fermaitavec soin le bonnel pour ne pas la laisser échap-
per et la transmettre Intacte à l'accouchée, im la
de laquelle il la répandait en agitant aa chapka- Cette
coutume, condamnée par le I ru tptrituel de Pi<
le Grand, a, dans certaines contrées, persisté jusqu'à nos
jours. On comprend la faiblesse du pope i leanper>
alitions dont il vit.
En dehors même de Viaba du moujik., la religion <>u
mieux te cérémonial religieux tient encore une grande
place dana la vie russe, dans la famille, dans lea aflai
Pour tout événement Important, pour un anniversaire,
pour un retour ou pour un départ, lora d'un emmén
ment ou lors d'un voyage, au début ou à la conclusion de
toute entreprise, le Russe demande la bénédiction de l'Église
cl de ses ministres. <>n appelle !•' clergé dans les maisons
pour chanter des /'• /'■ wn el bénir les fêtes de famille;
c'esl pour lui une occasion de réjou al de bonne
chère en même temps que de profit Le pope n'attend pas
toujours d'être invité. 11 \ a des époques à l'Epi-
phanie, à Pâques, où il est d'usage que le ille bénir
les demeurée de aea paroissiens. Une coutume aemblable
existe encore en quelques paya catholiques. Dans les \ill<s
et les campagnes de Russie, 1»' prêtre et le diacre, en habits
sacerdotaux, B*en vont de maison en maison chanter un
alléluia. A peine introduits, ils >><• tournent vers les saintes
images, récitent rapidement leurs prières, donnent aux
assistants la croix à baiser, empochent leur argent et s'en
vont recommencer ailleurs. Il esl des maisons où on les
l'ait parfois recevoir dans l'antichambre par des domes-
tiques; il en est où, en leur remettant la gratification
286 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
d'usage, on les dispense du chant des prières. Dans les
campagnes, ces tournées périodiques donnent quelquefois
lieu à des scènes bizarres ; on voit des paysans fermer
leurs cabanes et prendre la fuite à l'approche du pope,
au risque d'être poursuivis par les femmes ou les enfants
du clergé. Pour mettre fin à leurs importunilés, le synode
a dû défendre aux popesses et à leurs enfants d'accom-
pagner leurs maris dans ces quêtes à domicile. D'autres
fois, le paysan refuse l'offrande habituelle, et alors s'en-
gagent, entre le prêtre et lui, des discussions plus dignes
de la foire que de l'Église. J'ai entendu raconter qu'un
pope, las de réclamer le salaire des prières qu'il venait
de réciter, imagina de retirer les bénédictions qu'on ne
voulait point lui payer pour les remplacer par des impré-
cations. La superstition triompha de l'avarice du paysan,
effrayé des malédictions du prêtre comme des sortilèges
d'un magicien.
Ces tournées paroissiales, qui se répètent plusieurs fois
par an, sont une des causes de la déconsidération du clergé,
moins pour cette sorte de mendicité solennelle que pour
les circonstances qui l'accompagnent. En de telles visites,
le clergé, celui des campagnes surtout, est souvent victime
d'une qualité nationale, de l'hospitalité russe, qui garde
cnroie quelque chose de primitif. 11 n'est si pauvre mou-
jik qui n'offre, en ces jours de fêle, un verre de vodka a
son cuir; le moins généreux se blesse si le prêtre ne boit
chez lui. Un refus est, par lit plupart des paysans, considéré
comme un outrage; le prêtre es1 alors un orgueilleux qui
méprise le pauvre i ide. Les paysans se vengent «mi lui
refusant leurs services pour la culture de son champ. Le
plus prudent esl de se soumettre, ci l'honneur accordé
à l'un ne Se peut dénier à l'autre. Le clergé s'en va ainsi,
d'izba en izba, en babils Bacerdotaux el portant la croix,
distribuant partout ses bénédictions et recevant en échange
un verre d'eau-de-vie ci quelques Icopeks. Les suites sont
deviner. A la lin de la journée, le prêtre esl facile-
LE CLERGÉ : SES TOURNÉES PAROISSIALES. 287
ment hors de son bon sens. Les paysans s'en scaodaiisenl
peu, sur te momenl du moins. L<i pope a-t-il peine
soutenir, il se trouve de bonnes Ames pour lui venir en
aide el le conduire avec précaution, de porte en porte, jus-
qu'au bout <lc sa tournée. Naturellement pareil spectacle
est peu fait pour ramener les dissidents. J'ai ru, dans la
galerie «l'un riche ratkolnik de Moscou, un tableau <!»■
Pérof représentant une scène <!<■ ee genre. Le pops chan-
celle, la croix à la main, et le diacre ivre souille les orne-
ments sacrés1. De tels accidents ne peuvent inspirer de
respect au paysan oui les provoque] avec la contradiction
habituelle au peuple, il se moque, !<■ lendemain, de os qu'il
encourageait la veille. Pour un pope, l<- plus evantaj
est d'être en état de Bupporter la boisson, «-t, pour ne pas
suer imber A l'ivresse, d'être bon buveur. I isions de
le devenir ne lui manquent point; aux repas de noces des
paysans, comme en ses tournées paroissiales, le curé doit
rendre raison à tous ceux qui boivent à sa santé. A\<-«- de
telles habitudes, on s'explique sa réputation de buveur ou
d'ivrogne, d'autant que, partout, le peuple attribue volon-
tiers au clergé le goût du \in el de la bonne chère.
Il faut se garder de croire que ces faiblesses enlèvent à
l'humble clergé rural tout sentimenl de sa haute mission.
Les fonctions du prêtre se ravalent trop souvent pour lui
à l'accomplissement mécanique des rites el de la liturç
mais ces rites, il les célèbre avec la conscience de leur
valeur religieuse et morale. Le pope est d'ordinaire fidèle
à ce qu'on pourrait appeler 1»' devoir professionnel
homme aux manières vulgaires, à l'horizon borné, sait, à
l'occasion, trouver des consolations pour les malades et des
exhortations pour les mourants, il a le secrel du lan§
qu'il faut parler aux simples el aux ignorants. Plus il est
pics du peuple par les mœurs, par l«vs défauts mêmes,
mieux peut-être il sait s'en taire comprendre. Les prêtres
1. Ce n'est pas le -.-ni tableau do ce genre de Pérof, dont le pinceau ■ peu
ménagé te clergé noir ou blanc.
288 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de la nouvelle génération, plus instruits, plus réservés,
plus sobres, ne sont pas toujours ceux qui inspirent le plus
de confiance au moujik. Il préfère parfois le pope de l'an-
cien type avec sa bonhomie, sa grossièreté et ses vices qui
sont les siens. « Je sais qu'il se soûle, disait de son curé un
paysan, mais c'est un bon chrétien et il n'est gris ni le
samedi soir ni le dimanche matin.» Ademi paysan durant
la semaine, le pauvre pope redevient prêtre en revêtant la
chasuble ou l'épitrachélion. La mystérieuse vertu de la
religion le porte au-dessus de ses chétives préoccupations
et l'élève, pour une heure, au niveau de ses sublimes fonc-
tions. Elles sont particulièrement rudes ces fonctions du
prêtre, sous un tel ciel, avec un lel hiver et les énormes dis-
tances des paroisses russes. Pour aller, sur ces plaines sans
abri, porter l'extrêmc-onction a un malade ou confesser un
mourant, il ne faut guère moins, en certaines saisons et eh
certaines régions, qu'une sorte d'héroïsme. Or, si le pope
veut en être payé, il est inouï qu'il refuse les sacrements.
Plus d'un a été surpris par l'ouragan en portant le viatique
par une nuit d'hiver. Pour se donner des forces, il avait,
avant départir, bu d'un seul coup un large verre de vodka}
et le lendemain sa femme et ses enfants ont retrouvé son
cadavre sous La neige. J'ai entendu raconter plus d'un trait
de ce genre. Ce qui est peut-être plus rare, c'est un prêtre
en réputation de sainteté, attirant à son église la piété
populaire, il s'en rencontre cependant quelques-uns. Ainsi,
dans ces dernières années, le P. Ivan Iliileh Serguief,
archiprétre de Saint-André de Kronstadt, ('/est, pour le
peuple des environs, une Borte de curé d'Ars ou de doni
Bosco. On lui attribue des guérisons miraculeuses, <>n a foi
dans ta vertu de ses prière-; aussi vient-on de tous côtés
lui en demander, ou se confessera lui, si bien queson église
présente, en toul temps, l'aspect encombré des églises
orthodoxes un vendredi du grand carême.
CHAPITRE X
I <• . 1 < • I _• < • lilanr i-/u/'- . - SiIii;iI|(.|i -.,<iilr .lu
dépendance. Comment il Ml I — La famille <iu
pope, Sa femme. Sot enfante, ses BU. Esprit de lé eusse et tendances) elee
hommes (|ui en sortent. — Morts pour relever la situation m<iral«- '-i
riellc 'lu cierge Diminution 'lu nombre des paroisses et det i
inconvénients. I»" l'élection dot curés. Lei curatelles psi D<
l'emploi du clergé clan- l'hMtraetloa publique Pourquoi Pon eberebe I lui
remettre l'onseignemenl populaire. Les écoles de paroisses. — De la
dicaUon, commenl elle était oaguère encore peu répandue. Impulsion >\w
lui ont donnée les inquiétudes politiques. Caractères de la prédication
russe. — Peut-on supprimer la barrière entre l<- el<
l.iauc et ouvrir a ce dernier l'accès de IV >
La situation du pope explique le peu de considération et
le pou d'influence du clergé. Le resped que '•' Russe, le
moujik ou le marchand, porte à la religion rejaillit peu mu-
scs ministres, il ne s.- fait pu faute deMmoquerdu pi
qu'il salue du nom de père et dont il l>ai>«' dévotement la
main. Dans smi exagération Blême, Cette distinction filtre
l'Église et le prêtre t'ait donneur au sens spirituel du peuple:
sa religion n'est point si grossière qu'elle lui ftmoo con-
fondre l'Église avec le pope, ou rendre le Chris! respon-
sable des fautes de ses prêtres. Four le paysan, le pope est
une sorte île tchinorni/c spirituel, qui, de même que les
autres fonctionnaires, prélève des redevances sur le pau\re
momie. Il se reproduit, chez le peuple, le même phénomène
dans l'ordre religieux que dans l'ordre politique. Les minis-
tres de Dieu ne lui inspirent guère plus île sympathie que
les employés du tsar. Sa dévotion filiale au maître ne
s'étend pas à ses représentants. Sur le paysan, le prêtre a
peut-être moins d'empire qu'il n'en possède dans noseam-
îiu 19
290 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
pagnes de France où, d'ordinaire, il en a si peu. Rien cepen-
dant ne lui interdit d'en acquérir un jour, car, par la reli-
gion, le pope est encore le seul qui ait prise sur le moujik.
Sur les hautes classes, le clergé n'a pas l'influence que
lui donnent ailleurs l'éducation, les femmes ou la politique.
Nulle part l'Église et ses ministres n'occupèrent moins de
place dans ce qu'on appelle le monde. Le pope est tenu à
distance de la maison seigneuriale et exclu de la société
cultivée. Si, dans les campagnes, le propriétaire ouvre
parfois sa porte à son curé, c'est pour une fêle ou pour une
cérémonie, et, d'ordinaire, sans intimité comme sans consi-
dération. Ce n'est pas dans les maisons russes qu'on aurait
l'idée de réserver la place d'honneur aux ecclésiastiques.
Le respect pour la religion s'y allie fort bien avec le dédain
de la soutane. «Le prêtre, disait J. de Maislre, est employé
comme une machine. On dirait que ses paroles sont une
espèce d'opération mécanique qui efface les péchés, comme
le savon fait disparaître les souillures matérielles. «Même
dans les familles qui se croient religieuses, il en est encore
souvent ainsi. On requiert le pope à jour lixc, à peu près
comme le blanchisseur, a dit M. E. M. de Vogué1; ses oftices
payés, on se croit quille envers lui. Les hautes classes
n'ont pas, pour le clergé, plus de respect ou de sympathie
que le peuple, et elles ne sentent pas encoro le besoin de
lui en témoigner pour relever la religion aux yeux du
peuple.
Tenu à l'écart par les classes civilisées qui diffèrent de
lui par leur éducation, leurs manières, leurs idées; plus»
voisin du peuple par son genre de vie, mais déjà tropsupé-
rieur aux moujiks pour se rabaisser sans souffrances à
leur niveau, le pope russe, le pope rural surloul.esl isolé
entre deux oaondes, l'un au-dessus, L'autre au-dessous de
lui, ci se seul presque également étranger à l'un h à
l'autre* Gel isolement social borne son horizon intellectuel*
I ,/.,,,/•„-/ de» Débatê, 20 octohfe II
I.K CLERGÉ : SON ISOLEMENT.
Retranché de la société cultivée, le pope ne peut rien
apprendre que par les livres, el il n'a guère à aa portée
que des traités de théologie '»n des ouvi traunés.
La science, la connaissance du inonde moderne ne lui son!
guère pins accessibles que la société '.
L'une des causes et, en même temps, l'un des « Bèts de
cet isolement social, c'est qu'entre le elergé et les autres
classes il n'j a, d'ordinaire, ni liens de famille, ni corn*
munaulé d'origine. Sons ce rapport, aucun cl liba-
taire n'est plus Béparé de la société civile que ce cl<
marie. Comme, * 1 « * i n i i — d s, n se recrute presque
entièrement lui-même, le mariage, au lieu de le rappro?
cher des autres classes et de !«■ mêler aux 1 1 an s
tenu à l'écart. Le pope n'esl pas seulenx m séparé du
monde par son éducation de séminaire et ses Ibncti
mais ans>i par son origine d ses relations de parent
pins souvent, le prêtre est un fila de pope qui s ôp
mu- Bille de pope, el ions deui onJ été élevés dana les
écoles spéciales sus enfants des ecclésiastiques. Se i ar?
peinant lui-même par ses propn - n est
rattaché, par les liens du sang, ni au l»as peuple ni aux
classes insl miles. Les laïques, les hommes cultivés sur-
tout, entrent fort rarement dans les ordres, et moins eo
parmi les popes que parmi les moin ntion
séculaire il n'\ a guère d'exceptions que depuis peu d'an-
nées. J'ai entendu Citer, SOUS Alexandre III, quelques pro-
priétaires un quelques étudiants, appartenant à la nobl
qui s'étaient l'ait ordonner simples popes : ainsi, par
exemple, dans le diocèse de Kharkol*. Pour Ces hardis
novateurs, ce n'était peut-être là encore qu'une manière
«d'aller au peuple . de servir le peuple et le moujik,
i\ une époque OÙ tant de dévouements cherchent en \ain
leur voie.
Moralement séparé de toutes les autres classes, le pope
1. NOM devons diiv ([u'aujoitnl'lmi il *<• publia un certain nombre Je
journaux ecclésiastiques, dont plusieurs ne manquent |>a« de valeur.
292 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
se sent mal à l'aise parmi elles; et, par là, il prèle souvent
au ridicule, en même temps qu'au mépris ou à la pitié.
Chez ce peuple si plein de respect pour ses saints, le clergé
est l'objet des railleries populaires. Dans les dictons natio-
naux, comme dans l'art et la littérature, le pope et tout ce
qui lui appartient, sa femme, ses enfants, sa maison, son
champ, sont souvent tournés en dérision. « Suis-je un pope,
pour dîner deux fois? » dit le moujik, et ce dicton n'est pas
le plus méchant du genre. « Le pope est ivre et la croix est
de bois (pop pianyi a krest déréviannyi) », assure un mélan-
colique proverbe, où semblent se résumer les déceptions
religieuses du peuple. La superstition, qui semblerait
devoir profiler à la considération du prêtre, tourne elle-
même parfois conlre lui. Il passe pour avoir le mauvais
œil; on craint la rencontre d'un pope comme celle d'un
mort; pour détourner ce présage de malheur, on crache
quand un prêlre passe près de vous.
Méprisé des uns, isolé de tous, le pope des campagnes
est dans la dépendance de chacun. Il dépend du paysan,
qui le paye et cultive son champ; il dépend du propriétaire,
qui souvent l'a fait nommer et peut le faire révoquer;
il dépend de l'évoque, du consistoire, du doyen ou blago-
tchinniji: il dépend de toute la bureaucratie ecclésiastique
ou civile. L'évêque, le vladyka, c'est-à-dire le souverain, le
iiiailrc1, est moins le père et le protecteur de ses prêtres
que leur chef et leur juge. Les dignitaires ecclésiastiques,
sortis du clergé noir, témoignent souvent eux-mêmes au
clergé des campagnes un dédain peu l'ait pour le relever
aux yeux de ses paroissiens. Le pope est rarement admis
.•h présence de son éréque et il en redoute les \isiies dio-
césaines. La sciilr perspective de la collation à offrir <• au
Très Sacré preowiachtchennyty est pour beaucoup un sujet
de trouble et de transes. Naguère encore, on accusait cer«
lains é\r«|iirs de (aire attendre leurs prêtres dans la pièce
i. Coopti i k |** dmpot*, «Tnôrr.c, employé dani !<• même uni.
LE CLBROÉ : ISS POPBfl ET LEURS ÉVÊQUES. 293
des laquais u la • «'I de ne les recevoir que pour
leur adresser des réprimandes OU des me08C( s, Aujour-
d'hui, au moins, ils n'appellent plus leurs curés ''ii public
ivrognes ou voleurs.
L'émancipation des séria si l'abolition des châtiments
corporels ont indirectement relevé le clergé rural, que ses
chefs s'étaient longtemps nabitti comme
une sorte de serf, On ne saurait m figurer en Occident
de quelle manière les pauvres popes étaient, à une époque
encore peu reculée, traités par leurs supérieurs. Les
cours ecclésiastiques ne recouraient pas moins que l.-s tri-
bunaux séculiers aui punitions corporelles, e( les cm
loires diocésains en usaient largement vis-4*vii d<
de tout ordre, Les mandements épiscopaux m plaisaient à
taire siffler le Cuiiet ,iu\ oreilles du clergé1. Après même
que Catherine il eut sdouci Is législation, lorsque la caste
ecclésiastique fut officiellement rangée au nombre tl«*s
classes privili comptes des châtiments corporeli
es continuèrent à cingler les épaules des prêtres de
campagne, Le Bouvenirs'en est conservé dans les familles
sacerdotales; on s'y raconte, de père en lils. d- s traits
de la manière dont certains prélats respectaient les ;
rotatives légales de leur clergé. En voici un exemple
emprunté aux mémoires d'un professeur d'académie qui
le tenait de son grand-père ". C'était, vers la tin du dix-
nuilième Biècle, un évéqtM de Vladimir, non point un de
ces tyrans mitres dont maint diocèse a gardé la légende,
mais un évéque réputé bon enfant, recevant ses prêtres
et ses clercs paternellement et les corrigeant de même à
l'occasion. Ah! polisson! leur disait le vlmhjfoi, du divan
où il restait étendu, je sais te donner une leçon. Qu'on
apporte les verges; déshabille-toi ! ■ Et, séance tenante, le
prêtre ou le diacre ainsi apostrophé devait enlever sa sou-
I. Znamenski : Prit nikhovenstvo v Rossii so vrèméni réform
Pétra.
•y Mémoires d© RoslUlavot ; Ri ut*kaui Starina, janvier 1880.
294 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tarie et ses vêlements supérieurs. On retendait à terre à
demi nu: quatre hommes tenaient le patient par les quatre
membres, au pied du divan de Monseigneur, de façon
que l'œil épiscopal pût mesurer les coups. Des prêtres
étaient parfois, sur l'ordre de l'évèque, contraints de tenir
leur confrère, pendant que les verges lui étaient adminis-
trées parles gens du prélat, et cela devant tout le monde.
Le châtiment était cruel, le sang coulait. La loi qui
exemptait le clergé du service militaire n'était guère
mieux respectée des chefs ecclésiastiques; pour faire d'un
prêtre un soldat, ils n'avaient qu'à le déposer. Encore sous
Nicolas, un certain Mgr Eugène, évêque de Tainbof, avait
ainsi fait raser et incorporer dans l'armée nombre de ses
popes. En une seule fois, il avait envoyé au régiment
toute une fournée de prêtres et de séminaristes1. S'ils ne
sont plus fouettés pour une peccadille ou enrégimentés
comme soldais sur un caprice épiscopal, les popes peuvent
toujours être emprisonnés sur une sentence de leur évêque
et de son consistoire. Ils peuvent aussi (et avec eux par-
fois les laïques rire condamnés « à la pénitence ecclésias-
tique ». Dans ce cas, c'est un couvent qui sert de geôle; les
clercs ainsi punis sont, d'ordinaire, internés dans un mo-
naatère. L'Église a ses prisons aussi bien que ses tribu-
naux. La forteresse de Sou/.dal a ainsi élé transformée en
maison de détention pour les membres du clergé: elle
avait encore pour commandant, en 1887, un religieux.
l'archimandrite Dosithée.
Lé dépendance <•! la misère du clergé orthodoxe n'ont
p.is été étrangères au formalisme de l'orthodoxie russe.
Pour le pope, écrasé bous le poids desdédatns-du monde
«■I des préoccupations matérielles, la mission du prêtre se
rabaissait Irop ><>u\rni à un rôle toul extérieur, tout céré-
monial. Dans une pareille existence, la science et l'étude
étaient superflues; aucun espoir de B'élaver au-dessus .de
i. i.. o.iwuii . . .1 ■ i conservé dani le peuple mm le nom de ■ triage
.1 1 M ■, me • : Doubattof Histoire data région de Tambof,
LE CLERGÉ : LA FA.MII.LK DU POPE. 295
sa cure ou de servir plus oUlemenl l'Église ne Btimolail
le prêtre de campagne. Lapatienee, U lion, l'humi-
lité étaient h-s vertus de ion état. Exposé a être révoqué,
à être enrégimenté ou colonisé an loin, sur la dénoncia-
tion d'un ennemi, 1»- pope de village s pu longtemps être
regardé comme le paris de la Russie. Devrai Irai de
causes de démoralisation, si quelque chose doit étonner,
c'esl qu'après plusieurs siècles d'une toile existence, le
clergé russe n'ait pas été plus avili.
Le poids sous lequel s'esl longtemps snaissé ce clei
c'esl le mariage, c'est la famille. La politique «'t la religion
peuvent trouver certains avantages au mariage des prêtres :
au point de rue économique, quand I loce est
devenu une fonction spécial ml toul le temps et
tout le travail d'un homme, un clergé pourvu de famille
esl cher. !<<■ prêtre mari.'- convient à deux ordres de société :
à un peuple patriarcal où, toutes les (onctions étant encore
peu distinctes, le prêtre n'a pas lu-soin d'appartenir exclu-
Bivement à l'autel. — à un peuple riche, de civilisation
avancée, capable de rétribuer largement toutes les spécia-
lités. Dans une situation intermédiaire, comme celle de la
Russie actuelle, le clergé ne p.ut l'aire vivre M famille
d'un travail manuel, et le pays n'est ptsasseï riche pour
que le sacerdoce suffise aui besoins de toute une famille.
Le piètre n'est plus, comme le curé maronite, un paysan
donnant la semaine au travail des champs, le dimanche à
l'égliBe; ce n'es! pas encore, connue le pasteur anglais 01
américain, un homme du monde recevant d'une société
opulente et cultivée un traitement honorable. Analw-t-on
les dépenses d'un pope de campagne, on est étonné de ce
qu'il lui faut d'industrie pour vivre. Nous avions ce budget
dressé par un prêtre russe sous Alexandre n ' : le> différents
1. Qpimmiè Seltkago Doukhoventiva, révélations anonwnes attribuées
ù un pivtiv du diooèM de Tver et publiées à l'aris et a Leipzig (librairie
Franck). Cf. le P. Gagerine . /.<■ Clergé mets.
296 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
chapitres de dépenses, la nourriture, le vêtement, la toi-
lette de la femme et des filles, la pension des fils au
séminaire, formaient, pour sept ou huit personnes, un total
d'environ 600 roubles. Aujourd'hui encore, les recettes
demeurent souvent bien en deçà. Pour mettre ce maigre
budget en équilibre, le pope anonyme supprimait un à un
tous les objets de luxe, le sucre, le thé, puis la viande et
la farine de froment, puis l'entretien de la vache. Avec des
retranchements sur la nourriture et sur l'éducation des en-
fants, il en venait à un minimum irréductible de 407 roubles
pour toute une famille, obligée à une existence décente.
La vie a renchéri depuis lors, et nombre de popes touchent
encore à peine ces 400 roubles. Nos pauvres curés français
vivent avec aussi peu ; mais ils n'ont ni femme à entre-
tenir ni enfants à élever.
Le malaise matériel et moral d'une telle situation retom-
bait sur la famille du prêtre et dégradait en elle la profes-
sion sacerdotale. Jetons un coup d'œil sur les différents
membres de cette famille. C'est, d'abord, la femme du
prêtre, la popesse. Il en est qui ont une grande influence
dans le presbytère, car c'est souvent par elle que le pope
a obtenu sa cure. « Heureuse comme une popesse », dit-
on parfois, par allusion aux soins qui doivent entourer une
femme qu'on ne peut remplacer1. Triste bonheur souvent!
Si le pope a encore quelques bons jours, quelques hon-
neurs ou quelques réjouissances, la popesse y a rarement
pari. Sou éducation et le poids des soins domestiques lui
permettent encore moins de seconder le prêtre dans les
travaux do son ministère, dans les œuvres de piélé et de
charité. Entre elle <-t lui m voil rarement cette sorte de
coopération religieuse qui se rencontre souvent parmi les
un -nages de pasteurs protestante, où la femme, se faisant
l'associée de son mari, eo. double les Forces el les facultés.
I. o II n'j a do dernier (d'unique) ipie la frimne du pope {poalcdninia OU
popa jiiii.n) %t dit un proverix pu ilIaitoBau venvigt psrpétaol du prêtre,
LE CLERGÉ : LA FEMME DU POPE. 297
La première lois que j'assistai à la messe dans mi village
russe, je remarquai au premier rang une femme en cha-
peau rond, différant partout son costume dea paysannet <pii
l'entouraient. C'était la femme du prêtre : elle était seule,
au milieu des baba* des moujiks, a porter la robe et les
atours de la ville. La p tpesse -u i t «le loin, le dimanche au
moins, lea modea européennes! J'en ai su à L'église en
chapeau retrousaé* Leur toilette révèle aux yeux leur iso-
lement ; e'eet comme un emblème de leur situation sociale.
La popesee n'a au village ni égale ni compagne; elle ne
peut frayer qu'avec aea pareilleedu voiainage. il n'eneal
déjà plus de même dans Lea i Ulea. Lee < mona on lea régle-
menta accléaiaatiquea Lnterdiaent, ditou, à la femme «lu
prêtre de porter dea couleura voyantes <-t de prendre pari
aux divertiaeementa mondaine; maie, à la ville au noina,
là où le pope est à son aiae et où la popeaae trouve de la
société, eearègleaaemblenl aouventtombéeaen déeuétude.
L'infériorité de l'éducation dea femmes a été une des
eauses de l'isolement du clergé : telle maJSOU qui eût pu
recevoir dans l'intimité le prêtre institut, n'y saurait
admettre son ignorante compagne. Chea un clergé, comme
celui de France, aorti d'ordinaire dea elaaaea inférieures,
la dignité sacerdotale peut suppléer à la naissance, et
l'instruction à l'éducation; il en sel tout autrement pour
un clergé marié". Entre la société et lui, la femme élève
une barrière, et, de cette façon encore, le mariage devient
pour le prêtre un principe d'isolement. Pour relever le
clergé, il faut relever l'épouse du prêtre. Quel mariage
peut exiger d'une femme plus d'élévation, de noblesse et
de hautes vertus? Il semble qu'il y faille une sorte de
vocation. Il existe des écoles pour les filles des popes
comme il y a des instituts pour les tilles nobles. On s'est
souvent moqué de ces pensionnats pour les demoiselles du
elercjé: il est cependant difficile de s'en passer. Dans l'état
des mœurs, il faudra des années pour qu'en dehors de sa
classe, le prêtre rural puisse trouver d'autres compagnes
298 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
que d'ignorantes filles de paysan ou d'artisan. En Angle-
terre même, le pays où la situation sociale du clergé est
le plus relevée, il fut un temps où les counlry clergrjmeti
ne trouvaient à épouser que des servantes *.
Après la femme viennent les enfants du pope. Filles et
garçons ne peuvent tous demeurer dans la classe sacerdo-
tale. Aujourd'hui qu'on leur en a facilité la sortie, un grand
nombre des jeunes gens élevés à l'ombre de l'autel ne
veulent pas entrer dans une carrière dont ils ont de trop
près aperçu les souffrances. Au sortir du séminaire ou de
l'académie, beaucoup détournent la tête du calice que leur
présente l'Église. A ces fils du clergé qui rejettent le froc
et la soutane, la vie n'offre pourtant que d'assez sombres
perspectives. Leur éducation les met en dehors du monde
de l'artisan ou du paysan, et, dans les professions libérales,
la route leur est barrée par la pauvreté, par le manque de
relations, par les préjugés sociaux, peu favorables aux
gens de leur classe. Ce triple obstacle en retient la majo-
rité dans les emplois inférieurs de la bureaucratie. A force
de ténacité cependant, un assez grand nombre de fils de
prêtres, de séminaristes, comme on les appelle en Russie,
parviennent à un rang honorable. Il s'en rencontre dans
presque toutes les carrières, dans celles surtout qui
demandent «lu savoir et du travail, dans le professoral,
dans la médecine, dans la presse, dans le barreau, parfois
même dans les affaires è1 dans l'armée. Ils ont, pour sti-
muler leur ambition, l'exemple de Spéranski, le conseiller
d'Alexandre [* et de Nicolas, qui s'éleva des bancs de l'aca-
démie ecclésiastique aux plus hautes dignités de l'empire.
On ,i remarqué, dans les pays protestants, que (rancune
ClaSSS <\<' la BOCiété il ne sort aulanl d'hommes distingués,
autan! de savants surtout, que des ramilles de pasteurs.
Cela se comprend, ces tiis de pasteurs tiennent de leur
éducation deux grands éléments de supériorité, l'inslrue-
1. Macaulav : Bùtory <</' Bngland, i. 833, 334 (Tauchnlta).
LE CLERGÉ : LES FILS DE 0OPE8. 299
lion ci l.i moralité. Avec une éducation analogue, Ici til>
de popes fourniraient à la Rueeie une classe aussi pré-
cieuse. Malgré toutes les difficultés de leur origine, ils
formenl déjà dans la société russe un élément important.
Parmi les savants on lei écrivains de Pétersbourg et ife
Moscou, on pourrait citer plus d'un rejeton du c 1 « - r
ainsi, pour ne mentionner que les morts, l'historien s. So-
lovie!'.
Km entrant dune les diverses professions, ses enfants du
clergé passent officiellement dans les diverses elai
soilovHa entre lesquelles est répartie la nation. Ha n
confondent point toujours, pour cela, avec !<■ milieu dans
lequel ils entrent. Dans louti i les ean loue
les degrés du kMnè, ils gardent fréquemment une pin
nomie et des tendances particulières. Un séminariste
reconnaît partout: au milieu de la BOCÎété laïque, l'em-
preinte cléricale demeure indélébile. A défaut d'autres
traits, on reconnaît souvent ces popwiichi à leur nom.
Beaucoup portent comme nom defamilledes noms de fête
ou de mystère, plus ou moins analogues A certains nomade
baptême espagnols. Ils s'appellent : de la IVansfigaration
Préobrajenski , de la Résurrection Voekrésenski . de la
.Nativité de Noire-Seigneur ltojdestwnski , de l'Ascension
Voanésenski), île l'Assomption Ouspenski), du Sauveur
Spas>ki , de l'Exaltation de la Crois Krestovozdvijenski ,
de la Trinité Troïtski , de t'AnnonciaUon BlagOVedt-
Ichenski , de la Purification Srétenski . J'ai entendu citer
le singulier nom d'AUilouief Alléluia . D'autres fois. Us
conservent pour nom. de génération en génération, un
litre ecclésiastique, tel que Protopopof, protopo]
L'esprit apporté dans le inonde par les élèves des sémi-
naires n'est point ce qu'on attendrait des fils de l'Église.
(.'est un esprit libéral, parfois révolutionnaire, un esprit
de dénigrement et de jalousie contre les positions acquises
et les liantes (lasses. Ces penchants, en apparence incom-
patibles avec leur origine et leur éducation, en sont le
300 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
résultat; ils sont la conséquence des souffrances, des
misères, des dédains, pour ainsi dire, accumulés dans la
classe sacerdotale. Le clergé blanc lui-môme n'a point
d'opinion; affaissé sous le double fardeau de la vie maté-
rielle et de l'autorité religieuse, il n'en peut guère avoir.
Raisonnées ou non, ses tendances sont différentes de ce
que sont aujourd'hui, dans la plus grande partie de l'Eu-
rope, les tendances du clergé. Au lieu d'être toujours
attaché aux intérêts aristocratiques ou conservateurs, le
clergé russe, le clergé blanc, au moins, a des instincts po-
pulaires, démocratiques. Plus d'un prêtre est taxé de nihi-
lisme ; c'est là, il est vrai, un mot dont on fait un singulier
abus. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, il y a, entre
les popes et le haut clergé monastique, une opposition
naturelle. Les premiers n'ont pas assez lieu d'être satisfaits
de l'ordre social pour redouter les innovations dont s'ef-
frayent les chefs de l'Église. Ce qui, chez le prêtre, n'est
qu'un instinct, devient, chez ses fils, une conviction, une
doctrine calculée.
Le contraste entre la haute vocation et l'humble position
du prêtre choque de bonne heure le jeune séminariste; les
obstacles qu'il rencontre au début de sa carrière blessent
son orgueil; les préjugés qui le poursuivent à travers la
vie l'irritent. De là l'esprit démocratique et novateur,
quelquefois radical et révolutionnaire, des fils de popes.
Ils m- gardent souvent pas plus d'affection ou de respect
pour l'ordre religieux que pour l'ordre social. En sortant
de ses (•(•oies, ils se révoltent . -outre l'Église, qui, pour eux
et pour leurs pires, û 'était qu'une marâtre; ils se raidis-
sent contre la compression spirituel le de leur éducation.
Dans «es esprits ulcérés et impatients de toute autorité, la
réaction contiv Les doctrines traditionnelles va parfois jus-
qu'au derajèrea extrémités. On a remarqué qu'au dix-
huitième siècle les philosophei las plus téméraires et les
plus riolenti révolutionnaires étaient sortis des écoles «lu
'•. Les presbytères russes oui donné naissance à des
DU RELEVEMENT DU CLERGÉ. 301
légions d'athées et <l<- socialistes. Parmi les apôtres du
niliilismect les fabricants de bombes se sont distingués des
fils et dos filles de l'Église :. V a-t-il en liu-sie une classe
<lc mécontents naturels, une classe révolutionnaire par
origine, rôvanl par situation le renversement <l<' l'ordre
social, elle se recrule, pour une bonne part, parmi les tils
de prêtres. Dans ce pays, où il j s encore peu de prolétariat
ouvrier, ils contribuent à former une sorte de prolétariat
Intellectuel. Parmi eui se rencontrent à la fois des déclas-
séset des parvenus, animés d'une même antipathie contre
les anciennes supériorités de naissance ou de fortune.
A ces lils de popes, nombreui dans l'administration Infé-
rieure, remontait, «mi partie, l'esprit radical, niveleur, -
vent reproché à la bureaucratie comme à la preste rus
L'État et l'Église ont on intérêt manifes lever la
situation du clergé Le gouvernement impérial fades l<
temps compris. D'AIeiandrc I à Alexandre III il n'est pas
un souverain <pii ne B'en soit occupé. (7est une de ces q
lions qui, à chaque règne, reviennent à l'on Ire du jour.
L'empereur Alexandre II avait montré le prix qu'il atta-
chait à cette œuvre ensuivant, pour elle, une marche ana-
logue à celle qu'il avait adoptée pour l'affranchissement
des paysans. Celait nue autre émancipation qui avait
tenté le libérateur des serfs. Des is»>2 il avait formé, dana
ce dessein, une commission composée de membres «lu
Saint-Synode *'t de hauts fonctionnaires. Pour faciliter les
travaux, on avait créé un comité dana chaque dia
études, poursuivies durant toul le règne du tsar libérateur
et reprises sous son successeur, n'ont pas produit tout ce
qu'on en avait espéré; elles n'ont pas cependant été sans
résultats.
Pour accroître les ressoura - des ministres de l'autel
sans augmenter les chargea de l'État ou des fidèles, on
1. Vo\. t. Il, for. VI. eliu|>. i, |>. i>32, 683 ('2e Mit.).
302 LA RUSSIE RT LES RUSSES.
avait mis en avant un procédé en apparence fort simple,
c'était d'élever les revenus du clergé en en réduisant le
personnel. Jusqu'aux premières années du règne d'A-
lexandre III, le Saint-Synode s'est appliqué h diminuer le
nombre des paroisses et, en même temps, le nombre des
hommes d'Église. Il ne faisait, à son insu peut-être, qu'i-
miter les luthériens des pays Scandinaves, où, pour des
raisons analogues, on avait considérablement réduit le
nombre des paroisses et des pasteurs1. Ce n'élait pas là une
réforme appropriée au culte orthodoxe et à l'empire russe.
L'immensité du territoire lui opposait un obstacle presque
insurmontable. Au moment où, sous Alexandre II, on
entreprenait de réduire le nombre des paroisses, la Russie
orthodoxe ne possédait point 39 000 églises (sans compter
quelques milliers de petites chapelles), et beaucoup de ces
églises étaient groupées dans les villes ou autour des
villes. Au commencement du règne d'Alexandre III on
en avait supprimé plus de trois mille. Quoique un cer-
tain nombre aient été reconstruites ou rouvertes depuis,
on ne saurait dire que le chiffre en soit trop considérable
pour un tel empire. En 1887 la Russie ne comptait pas
en tout 33 000 paroisses. En se bornant aux campagnes»
on trouverait que, avec un territoire onze fois plus vaste,
la Russie d'Europe a sensiblement moins d'églises, moins
de paroisses que la France.
Ce rapprochement donne une idée de la grandeur dé-
mesurée de certaines paroisses russes. Si le nombre en
pouvait être réduit, ce n'était (pic dans les contrées les
plus peuplée! H BUrtOUt dans 1rs villes, dans les vieilles
citéfl U10SC0vit68j où, comme en Occident, avant la Révo-
lution, l.i quantité des édifices religieux <-st en proportion
de la piété (1rs ancêtres et non de la population vivante.
On SVail posé <'ii principe «pi»' chaque paroisse devait
avoir environ lin millier d'unies, toujours s;m^ compter
i. DSlUngtr: Kirtfu and Kirehen,
DU NOMBRK DES PAROISSES ET UKS PRÊTRES. 303
h i femmes, selon le système mis en usage par le sen
<in calculait que chaque Ame mêle pouvait être assu-
jettie à> donner au pope i rouble, ce qui eût fait à L'église
un revenu de 1000 roubles* Dans un État où des conii
ne comptant que 35 habitante par kilomètre carre* figurent
parmi les régions les plus peupléesi dea paroisses de
2000 âmes seronl toujours bien restes. Que serait-ce des
provinces do nord ou de l'est, où certaines |
dépassent en étendue nombre d'Ualie ou
d'Orient I aujourd'hui déjà les paroisses russes sont, en
général} formées de plusieurs vili iriois d'une
dizaine de hameaux, souvent fort éloignés loi uns
autres. La religion et L'État ont intérêt à ne point la,
i<- paysan à trop de distance de son - di-
mensions des paroisses rurales mettent déjà le « ■ n 1 1 *-*
officiel hors de la portée d'une partie du peuple; par là
môme, elles tournent au profil du roafco/, au profit surtout
des sectes qui se passent de prêtres, des bezpopovtsy. luasi
ne sauraiUon s'étonner que le gouvernement et le Saint-
Synode aient renoncé à poursuivre la diminution du
nombre des paroisses el des prêtres. Nous L'avions prévu
à l'époque ou ce système était en vogue*. Les fid
s'en sont montrée mécontents. Le clergé n'en s menu
retiré les avantages matériels qu'on s'en était promis, i -
glise, étant trop loin, a été moins fréquentée»*! les offrandes
ont baissé d'autant. On s'est aperçu qu'éloigner le prêtre
de Ses paroissiens, c'était éloigner le peuple de la reli-
gion.
La diminution du nombre Jésiasiiques revêtus
du sacerdoce présente les menus inconvénients que la
diminution tics paroisses, d'autant que, à l'inverse du
piètre catholique, le pope russe ne célèbre jamais qu'une
seule me>se; il n'est jamais autorisé à biner ». L'empire
ne compte point 3f>000 piètres orthodoxes : pour un tel
l. Vojci lu Peouc dot Deux Monde*) p. 830, 831.13 juin 187 '*.
304 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
territoire, ou même pour une telle population, ce n'est
assurément point trop. La Russie en possédait quelques
milliers de plus, il y a vingt ans. C'esl sur les diacres,
surtout sur les chantres et les sacristains, qu'a porté la
réduction du personnel ecclésiastique. Ces serviteurs de
l'Église, tserkovno-sloujitéli, formaient la masse delà classe
sacerdotale; ils en étaient la portion la plus ignorante et
la moins morale. Par leurs vices ou leur misère, ils avi-
lissaient tout le clergé. Tout en demeurant individuelle-
ment dans la pauvreté, ils sont, pour l'Eglise et le pays,
une lourde charge. Le plus simple serait de supprimer
ces clercs inférieurs, et, comme dans l'Église latine, de
prendre pour chantres ou sacristains des laïques vivant
d'un autre métier. C'est, du reste, ce que l'on commence à
faire. Là où ils n'ont pas été licenciés, on s'est efforcé de
relever le niveau de ces serviteurs d'églises. C'est ainsi
qu'on a cherché à les utiliser pour l'enseignement popu-
laire.
Comme on ne peut améliorer la situation des membres
du clergé en en diminuant le nombre, on a imaginé d'au-
tres expédients. On s'est demandé si, à défaut de l'État,
les prêtres ne pourraient pas être rétribués par les assem-
blées provinciales (zemslvos) ou par les communes. La
commune ou le zemstvo assurerai! au pope un traitement
fixe, et l'on pourrait affranchir les lidMes de toutes les
redevances actuellement perçues pour les cérémonies de
l'Église. La gratuité des sacrements satisferait le peuple
en môme tempi qu'elle relèverait le prestige (lu clergé.
Malheureusement, les finances des zemstvos ou des com-
munes ne leur permettent guère de prendre à leur
compte l'entretien des popes. La plupart ne sauraient s'en
charger sans établir de nouveaui impôts, ce qui ren-
drait la réforme singulièrement moins populaire»
On cite quelques communes qui ont volé des appointe*
menls à leur prêtre, mais c'est là une exception, el «le pa-
reilles résolutions sont révocables. Pour encourager les
DE L'ÉLECTION DES .305
assemblées rurales à rétribuer leur clergé, des laïques
ont conseillé d'abandonner aux paroisses le choix de leur
curé. Cette idée a trouvé faveur dans certains cercli
Moscou surtout; feu Altsakofen était partisan. Des •'••■ri-
va in s à tendances slarophiles se son! attachés à démontrer
que L'élection des curés était conforme aux coutumes na-
tionales et aux eanoni de l'Église'. Loin d'être nne Lnno-
ration, le choix des pasteurs par leursouailles ne serait, en
Russie, qu'un retour aux anciens usages, il as! mi que
l'élection des membres du clergé donnail souvenl li<
des scandales dont témoignent les conciles moscovites «lu
seizième et du dix-septième siècle. I - mdidats aux
postes ecclésiastiques achetaienl parfois tes roix des
tours. La <ontu l'élire le curé I maintenue plus
longtemps dans la Petite-Russie que dans la Grande. (,n
en trouverait des traces dans le diocèse de Kief jusque
vers 1840. Kn Bessarabie, l'élection était encore habi-
tuelle vers t8S0;l'évèque n'ordonnait que )< s qui
lui apportaient l'approbation [odobrénié de la paroii
\u cœur même de la Grande-Russie, le célèbre métro-
polite Platon aurait encore, nous àlexandrc 1 . reconnu
aux paroisse-, le droit de lui présenter un candidat aux
cures vacant
Le zemstvo de Moscou avait demandé, en 1880 et 1884,
que le droit d'élection ou, au moins, de présentation t'ùt
rendu aux paroisses. D'autres assemblé* - provinci
s'étaient prononcées dans le même sens, Cette intervention
des zemstvos, le Saint-Synode la blâmée, par la bouche
du haut-procureur, comme un empiétement des autorités
laïques sur le domaine de l'Église. D'après la vénérable
assemblée, si l'Église laissait autrefois les lési-
gner leur pasteur, cela tenait à l'insuffisance du nombre
d'hommes instruits connus des évêques. Il n'en est plus
de même aujourd'hui que les séminaires forment la pépi-
1. Voyv notamment la Rom», '2't M 31 janvier 1881.
J, Kteoafcata starina. avril 188-».
m. 2(j
306 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
nière naturelle du clergé; l'élection des curés ne serait, à
en croire le Saint-Synode, qu'un retour aux temps d'igno-
rance1. Cette objection n'a pas convaincu les partisans de
l'élection; ils répondent aux chefs de la hiérarchie que le
choix des paroisses pourrait être limité aux candidats
ayant achevé leurs études théologiques. En fait les assem-
blées de villages ou de volost, qui se croient en droit de
donner leur avis sur tout ce qui intéresse la commune, se
permettent parfois de demander la nomination ou le ren-
voi d'un prêtre. Le ministère de l'intérieur, d'accord avec
le haut-procureur, a, en 1887, interdit aux assemblées de
paysans de s'immiscer dans de pareilles questions.
L'avantage de l'élection des prêtres, ce serait, en inté-
ressant le peuple au choix de ses pasteurs, de le rappro-
cher du clergé. Ce rapprochement, on l'a poursuivi par
d'autres moyens ainsi :- notamment par la création des
curatelles paroissiales {prikJtodskiia popetchitelstva). L'un
des appas des sectes, pour l'homme du peuple, c'est que les
adhérents du raskol sont membres d'une communauté soli-
daire, qu'ils participent à son administration, comme à ses
dépenses, que son oratoire leur appartient, qu'ils s'j
sentent chez eux. Les curatelles de paroisses, instituées
en 1864, devaient donner aux laïques orthodoxes une pari
dans la gestion i\^> all'aires de leur église. (Vêlaient une
sorte de conseil de fabrique <■! en même temps un bureau
de bienfaisance) parfois même un conseil scolaire. A l'aide
de ces curatelles laïques on comptait relever à la fois la
situation matérielle el l'autorité morale du clergé. Nous
ne voyons pas qu'elles aient beaucoup servi à l'une ou à
['autre. Créés d'en haut, par voie administrative, ces con-
seils de paroisse ont manqué de spontanéité el d'indépeti
dance. I û grand nombre d'églises n'en son! pas encore
pourvues; là où elles existent, elles n'ont Bouvenl qu'une
existence nominale. La curatelle doit être nommée par
|. I , iu ,lu littitl /,,;,! nrrur fOUf l SS 'i (.!.'•.' 1886).
LES CURATELLES PAR01SSIA] 307
l'assemblée de paroisse prikhod Jwdka) et, celte
assemblée, composée de tous les habitants orthodoi
il es! souvent malaisé de la réunir. Lorsqu'on la i
voque, c'est d'ordinaire pour une demande d'argent; cela
seul explique 1<- peu d'empressemenl «lu peuple,
offrandes volontaires devaient former la principale
source d msells de fabrique; mais, ces oflran
faisant défaut, un eal souvent contraint d'astreindre les
paroissiens à une sorte de laxe que la curatelle ■
peine à percevoir, même pour les dépens* - (es plus
urgentes. Le paysan donne peu, ••! les ;
sont généralement privées d'une des grand*
du culte et du clergé en d'autres pays, les fondations pri-
. S'il > a des legs pour l«'s écoles, pour les hôpitaux,
pour les couvents, il > <-n a peu pour les rurales.
Aucune classe de la nation ne semble leur porter grand
intérêt. Gels parait singulier tu (ace d.- l'esprit d'initiative
des dissidents de loute Boite, ches !<• même peupfc
contraste, entre le roêkolmk et l'orthodoxe, ne saurail
guère être attribué qu'au carat 1ère officiel du clergé el
aux habitudes bureaucratiques de 1
Le gouvernement impérial a cherché dans un
autre moyen de rapprocher le peuple du
hausser la situation du pope, l'ue nouvelle sphère d acti-
nie a été ainsi ouverts à l'Églia des paroissiales,
Confiées a ses soins, ont pris BOUS Alexandre 111 un rapide
développement Pendant qu'en France l'État travaillait à
exclure la religion et le clergé de l'enseignement popu-
laire, en Russie l'Etal appelait l'Église a diriger l'instruc-
tion du peuple. L'idée n'était pas nouvelle. Dans l'ancienne
Koscovie boutes les connaissances étaient distribuées par
le clergé. s<ms Pierre le Grand et ses successeurs l'instruc-
tion populaire était encore du ressort du Saint-Synode. Le
gouvernement d'Alexandre III l'a, en grande partie, ramenée
sous la tutelle ecclésiastique.
308 LA RUSSIE ET EES RUSSES.
Le comte Dmilri Tolstoï, à l'époque où il cumulait les
fonctions de haut-procureur et celles de ministre de l'in-
struction publique, s'était déjà attaché à multiplier les
écoles de paroisses, placées sous la direction du clergé
local. Un moment, vers le milieu du règne d'Alexandre II,
ces écoles étaient, au moins sur le papier, montées
au chiffre d'une vingtaine de mille. Mais, comme il
arrive souvent en Russie, où la fatigue et la négli-
gence suivent de près l'engouement, la décadence des
écoles paroissiales avait été aussi prompte que leur
faveur. La plupart avaient disparu devant les écoles
laïques inaugurées par les états provinciaux (zemstvos) '.
M. Pobédonostsef s'est donné pour mission de les relever.
Sous son impulsion les écoles de paroisses ont, de nou-
veau, surgi de tous côtés. Aucun ministre de l'instruction
publique n'a autant fait, à cet égard, que ce procureur du
Saint-Synode. A cette collaboration de l'Eglise dans l'œu-
\iv de l'enseignement populaire le gouvernement impérial
a découvert un avantage moral et un avantage matériel. Il
se llatte d'instruire le peuple à moins de frais et à moins
de risques. Le prêtre, le diacre, le clerc ordonné par l'É-
glise et placé sous l'autorité de l'évoque, lui paraît encore
['instituteur le plus sur, comme le moins cher. Los pre-
miers résultais de l'instruction primaire en Russie n'ont
pas, on doil l'avouer., été fort satisfaisants. Là aussi, on a
éprouvé la ranité du préjugé banal qui voit dans la diil'u-
si le IVnseignrmont primaire un gage de moralité. II
S'en Luit que la BCience «le la lecture ou l'art de l'écriture
aient toujours "alise le moujik assez heureui pour
avoir une école dans son \ illage. <>n s'est, en même temps,
aperçu que les paysans lettrés devenaient moins sourds
aux revendications révolutionnaires. Le gouvernement
te a tenté ce que, a d'autres époques, ont fait d'autres
tvernements, eux aussi conscients de l'utilité de l'in-
I. Vhu/ UMM II. liv. III. Cbap. il, p. . <lil )
LE CLERGÉ ET L'ENSEIGNEMENT POPULAIRE. 309
struciion primaire el défiants d sultatB; Alexan-
dre III el .M. Pobédonostsefont demandé la solution dn pro-
blème à la religion el à l'Église. Placer le clergé à la léte
de l'école, c'était en relever le rôle; c'était ;iu---i en amé-
liorer la situation matérielle an ajoutant rces
ecclésiastiques une indemnité seolai
D'après le règlement de juin 1884, règlemenl élal
parle Saint-Synode, les écoles paroissiales, ouvertes par
le clergé orthodoxe, ont expressément pour l»ut d'affermir
dans le peuple les principes de la foi et de la morale chré-
tienne, en même temps 'iu<' de lui donner les premiers
éléments des connai utiles. <>u ne murait nier
qu'un enseignement ainsi fondé sur ia religion noil le
plus conforme anx goûts et aux mœurs do paysan, m
bédonostsef n'exprimait qu'une vérité d'expérience, en eon-
Blatanl dans ses rapports que, pour inspirer confiance au
peuple, l'instruction doits'appuyer sur l'enseignement re-
ligieux1. Le paysan russe désire entendre son Bis chanter
à l'église et lui lire, durant les longues veillées d*hi
quelque livre de dévotion. C'esl pour cela qu'il l'envi
1<> plus volontiers à l'école Bn lui Baisant apprendre à lire,
il a peut-être moins en vue la vie et les avantages tempo-
rels que li' bien de l'Ame el 1»- salut. Pour lui, eomme
pour notre moyen âge, la edenee ne «luit être que la ser-
vantede la foi; il ne l'estime qu'autant qu'elle ><• plie à
cet humble office. Avec une pareille conception, avec k -
superstitions qui pèsent sur le^ campagnes, l'école reli-
gieuse peut bien être la plus capable d'arracher le moujik à
■ la Puissance des ténèbres
Les difficultés en laissant de côté la question financii
ne viennent pas du peuple, mais plutôt du clergé. L'Église
orthodoxe n'a jamais refusé ses ministres pour une pa-
reille œuvre; mais le piètre russe en a-t-il la forée? le
prêtre russe en a-t-il le loisir? C'est ce que mettait en
1. Rapport pour l'année ISM, publié en 188o\
310 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
doute plus d'un esprit impartial. L'ignorance d'une partie
du clergé semblait le mal préparer au rôle d'instituteur.
Celte objection, il est vrai, ne saurait s'étendre à un ensei-
gnement tout à fait élémentaire; il dépend, du reste, du
clergé et des écoles ecclésiastiques de l'écarter entière-
ment. Pour cela, on a déjà fait à la pédagogie une place
dans certains séminaires; on a institué près de quelques-
uns des écoles primaires modèles. Ailleurs, dans le dio-
cèse de Nijni par exemple, on a récemment (1887) créé des
écoles normales ecclésiastiques. Quant au temps enlevé à
l'église par l'école, le prêtre est moins l'instituteur que le
directeur des nouvelles écoles paroissiales. L'évéque peut,
en cas de besoin, lui substituer une autre personne. Le
pope peut se faire aider ou suppléer dans son école par le
diacre, ou par les clercs inférieurs, les serviteurs de l'é-
glise (tserkovno-slovjitéli). On a proposé d'y employer spé-
cialement les diacres ou les psalmistes, qui professeraient
la semaine à l'école pour chanter le dimanche à l'église.
Dans la pratique, ce serait à peu près la situation de nos
anciens instituteurs qui échangeaient leur chaire pour le
lutrin, avec cette différence que ces ma lires russes seraient
eux-mêmes investis d'un caractère ecclésiastique. A défaut
de diacre ou de psalmiste, le prêtre peut se faire aider par
sa famille, par 8a femme, par ses Hls ou ses filles. Il y
trouve une modeste rémunération.
L'enseignement, dit le règlement de 1884, est à la charge
des prêtres ou autres membres du clergé. Il peut aussi
être confié à d'autres maîtres ou maîtresses, mais tou-
jours sons la surveillance du prêtre et avec l'autorisation
de l'autorité diocésaine. Les maîtres ainsi choisis doivent
être pria de préférence parmi les anciens élèves des écoles
ecclésiastiques, c'est-à-dire des séminaires el des institu-
tions spéciales au clergé. Le principe de la subordination
de l'école à l'Église a été ainsi poussé a ses dernières
conséquences. <*n chercherai! «mi vain, dans aucun pays de
l'Europe» un système Bcolaire aussi délibérément «cléri-
I.K CLERGÉ KT LES ECOLES DE PAROISSES. 311
cal . Ces écoles paroissiales relèvent directement de
l'autorité épiscopale; elles ne peuvent être fondées, ni fer-
mées, ni transférées à une administration civile qu'
l'autorisation de l'évêque. Chaque di boii c h
scolaire, en majorité composé d'ecclésiastiques; les bien-
faiteurs laïques \ peuvenl siéger avec le titre de curateurs
honoraires. Chaque évéque h ses inspecteurs diocésains,
nommés par lui, ses prêtres inspecteurs; il est vrai que
ses écoles restent en outre soumises à l'insj ection scolaire
laïque.
L'école paroissiale étsnt une succursale de l'église, la
direction générale de renseignement est i Saint-
Synode. CTest le Saint-Synode qui rédige les programmes,
et ce que ces programmes mettent en première lij
c'est l'histoire sainte, le catéchisme, les prières, le chanl
lise. La lecture, l'écriture, les éléments «le l'arithmé-
tique telle est d'ordinaire toute la sphère «le cet humble
enseignement ne viennent qu'au second rang. Dans les
écoles a deux classes, ce qui est l'exception, on ajoute des
notions élémentaires sur l'histoire nationale et sur l'his-
toire ecclésiastique. L'assistance aux offices, les dimanches
et fôtes, est obligatoire. \ l'école pour les enfanta on peut
joindre, toujours avec l'autorisation épiscopale, des cours
d'adultes, des Bections techniques pour l'enseignement
professionnel, des cours du dimanche. <>n j peut aussi
annexer des bibliothèques populaires: le choix des livres
appartient au Saint-Synode.
- écoles paroissiales sont encore trop récentes pour
qu'on en puisse apprécier l'influence sur le peuple et sur
li- clergé. Quoiqu'elles n'aient que des moyens d'existence
précaires, .'tant à la charge des paroisses ou des particu-
liers, (dles oïd pris un rapide développement ESn quelques
années il en a BUTgi des milliers. Des confréries ini-ivli-
gieuses, mi -patriotiques, telles .pie la confrérie ortho-
doxe de la Vierge à Saint-Pétersbourg OU la confrérie.!.'
Saint-Cyrille et de Saint-Méthode à Moscou, se sont donné
312 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
pour mission d'en répandre les bienfaits. On les a vantées
comme un préservatif contre l'esprit de secie. Kalkof les
célébrait, comme un agent de russificalion dans les pays
de nationalités ou de confessions mêlées. Ainsi, par exemple,
aux bords du Volga, chez les Tchouvaches ou les Tchéré-
misses; et cela, non seulement dans les régions à demi-
asiatiques, près des « allogènes » aux trois quarts païens,
mais aussi sur les frontières européennes, dans les pro-
vinces occidentales, en Lithuanie, en Russie Blanche,- en
Petite-Russie. Il est des localités où, dans l'école du
pope, les catholiques sont plus nombreux que les ortho-
doxes. On ne permettrait pas au clergé catholique romain
d'ouvrir école contre école.
Au moment de la promulgation de l'oukaze de juin 1884,
il ne restait dans tout l'Empire que 3000 écoles de paroisses :
si\ mois plus tard, le clergé avait fondé près de 2000 écoles
nouvelles, et ce mouvement n'a fait que grandir. A la voix
des évêques, sur le signe du haut-procureur du synode, les
écoles ont surgi par centaines, dans chacun des 54 diocèses
orthodoxes de l'Empire. A en juger par les dernières an-
nées, il y aura bientôt peu de paroisses qui n'en soient pour-
vues. Les sceptiques, il est vrai, se demandent si toutes
ces écoles fonctionnent, si nombre d'entre elles n'existent
pas uniquement sur les registres des consistoires. On
est encore, en Russie, exposé à de pareilles mystifications.
Il BUffit d'un ordre on d'un \u'ii des gouvernants du jour
pour que les institutions encouragées en haut lieu sortent
tout à coup du BOl, sauf à ne jamais fonctionner que dans
les rapports officiels <>u à bientôt retomber dans le silence
iiu néant L'Age des villages Improvisés de Potemkine n'est
pas encore entièrement évanoui, il se peut que, parmi ces
milliers d'écoles improx is.'es à grand bruit, il y en ait des
centaines s,ui-> maîtres ou sans élèves. <',ela s'est déjà vu
■ n Russie, pOUr ces mêmes écoles de paroisses, sous
Uexandre II, à une époque ûo l'on avait déjà songé à
mettre l'enseignement populaire au\ mains du clergé. Vers
LE CLERGÉ ET LES ÉCOLES DE PAROISS1 313
1865, par exemple) les Blalistiques officielles inscrivaient
jusqu'à 18 000 écoles ecclésiastiques paroissiales; et, quand
on descendait à examiner le nombre des élèves de
18000 écoles, on trouvait, non sans rarprise, qu'il ne dépas-
sai! pas 100 000 '. Chacune de ces écoles de paroisses ne
comptait ainsi, en moyenne, que 5 on 8 «.i qui
revient à dire que beaucoup n'avaient qu'une existence
nominale.
11 semble, il es! vrai, n'en plus être de même eujour*
d'hui. A en croire les comptes rendus officiels, les nou-
velles écoles paroissiales auraient, en maint diocèse, une
moyenne <!<■ ringl à trente élèves. Dea centaines de mil-
liers d'enfants des deux sexes apprendraient, sons la dû
lion * * ii pope, à déchiffrer les trente-six lettres de l'alpha-
bet russe*. H s'est trouvé des localités si satisfaites de
ce mode d'enseignement qu'elles voulaient transférer au
clergé les écoles latques. Un moment, il a été question de
lui confier les libres écoles fondées par i
Quoique la Russie ne soit paa nu-un' en proie aux luttes
du « lalcisme > et du « cléricalisme , une pareille absorp-
tion de renseignement primaire parle clergé répugnerait
à la plupart dos Russi >s. Les avantages il»- la variété <-t <l<-
la concurrence ne leur échappent point. Parmi les amis
attitrés (!<• l'Église, il s'en est rencontré d'assez clair-
voyants pour ne paa lui souhaiter un monopole bî mani-
festement au-dessus de bob forces. Le dernier des alavo-
philes, l'eu Aksakof, appréhendait de voir l'exclusion uv
l'élément laïque provoquer un antagonisme entre la société
civile représentée par lea semstvos et les influences ecclé-
siastiques. L'idée d'abandonner à l'Église l'enseignement
1. Chiffrai donnés pu la haut-procureur, M. Pobédoaoetsef ; mpporl pour
l'an», « 1883, publié ea
'.'. Ces écoles de paroisses sont surtout destinées au* garçons; ainsi, d
diocèse de Podolie, il y avait, en I8f 4aa paroisaJalesaveclOOOO ■•lèves,
dont un millier de Biles. Lu certains diocèses on h proposait, en 1887,
d'ouvrir, ilaus les institutions diocésaines pont • le- demoiselles du ctei
des écoles modèles de Biles.
314 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
populaire n'en a pas moins été agilée jusqu'au sein des
assemblées provinciales. Enquelquesdistricts, leszemslvos
ont eu assez de confiance dans le clergé pour lui remettre
spontanément leurs écoles, en continuant à les subven-
tionner de leurs deniers. Le plus souvent, le zemstvo a
conservé ses propres écoles, en y faisanl une plus grande
place aux matières religieuses, spécialement à l'étude du
slavon ecclésiastique et des livres liturgiques; c'était le
meilleur moyen de gagner la conliance du peuple à l'en-
seignement laïque '.
Si les écoles du zemstvo sont généralement demeurées
indépendantes du clergé, il n'en est pas de même des
petites écoles villageoises, dites écoles de lecture et
d'écriture {gramotnosi , où l'enseignement était donné par
des paysans, d'anciens soldats ou des employés eu retraite,
dont le plus clair du traitement était d'être nourris par
les parents de leurs élèves. Toutes ces chétives écoles
«paysannes», l'empereur Alexandre III les a placées sous
la direction des autorités ecclésiastiques. Gomment s'en
«'tonner, alors qu'en France, au lendemain de la révolution
de 1848, M. Thicrs \oulail abandonner tout renseignement
primaire aux frères et aux curés-'. Il est vrai que l'Église
russe est loin d'avoir pour l'enseignement la même, pas-
sion et les mêmes ressources que l'Église catholique. Pour
que le récent essor des écoles paroissiales se soutienne et
que l'' règne d'Alexandre lit ne revoie pas les déceptions
du règne d'Alexandre II, il faut que les habitudes du clergé
changenl singulièrement. Naguère encore il montrait si
peu de souci de l'instruction <\yi peuple qu'il ne se donnait
même pas toujours la peine de lui apprendre le catéchisme.
i zemstvos avaient beau rétribuer le prêtre pour ensei-
gner à l'école la loi de Dieu, ainsi que disent les Husses,
nombre de popes négligeaient ce premier devoir de leurs
I. i /■'/ h i.i i |68fi p. 889.
!! i ombe DébaU •!<■ ii Commiêiion </>■ 1849, sur la lui
■ I MiMlgnêintnt.
I.i: CLERGÉ ET LA PRÉDICATION. 315
fonctions. Aprèscela, on comprend que plus d'un sceptique
doute encore de l'aptitude du clergé à l'enseignement.
Ce n'est pas seulement dans L'école que le clergé doil
contribuer à l'inatruction du peuple, c'est aussi dans
l'église. I>a participation à l'enseignemenl scolaire ne lui
doit pas l'aire délaisser son mode propre d'enseignement, la
prédication. A ce point de i ne, il j i beaucoup à Faire dans les
pays ortbodoies; le prêtre j avait presque abandonné une
de ses plus importantesfonctions : le pope ne prêchait point
ou prêchait peu. L'institution par laquelle le christianisme
a peutrêtre l»' mieui serti le ; de la moralité,
l'humble sermon du curé, l'I recque, qui, dans
premier âge, eul tant de grands orateurs, l'avait, sui der-
niers siècles, laissée tomber en désuétude abandon
n'étail pas uniquement imputable à l'ignorance du cl<
gréco-russeou au génie des gouvernements autocratiques :
il était, en partie, la conséquence de l'espril de l'Église.
Tandis que la Réforme, appuyée buf le libre examen et
l'interprétation individuelle, taisait du prêche la principale
l'onction ecclésiastique, l'orthodoxie orientale, rivée à la
tradition, laissai! ses ministres renoncer à l'exposition de
la foi, comme si, en i,( livrant à leurs commentaires, elle
ent craint de la leur voir défigurer. La chaire, qui, dan
temple protestant, s'est emparée de la place de l'autel,
esl généralement absente des églises orthodoxes. L'Orient,
fatigué de ses nombreuses h Unit par prendre en
soupçon la parole vivante. L'initiative individuelle, la libre
inspiration, l'improvisation excitèrent ses défiances dans
l'éloquence comme dans l'art, dans la représentation orale
de la foi comme dan- présentations figurées, ainsi
1. L'absence de tonte prédication des églises moscovites frappait lea étran-
gers, « L'on n'y prêche jamais ; ains, à quelques fêtes, ils ont certaines leçons
qu'ils lisent .Unis quelque chapitre delà Bibleoo Nouveau Testament. » ainsi
s'exprime» au commencement du dix-septième siècle, le eapHaine Hargeret:
Estai '!>• l'Empire </-• Russie oti grau ie-dwbè. de Moscovie.
316 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
que la peinture, la prédication fut enfermée dans des lignes
rigides etmorles. A l'invention, à l'imitation même, l'Église
préféra la reproduction, la copie servile des modèles con-
sacrés ; on conçoit qu'elle se défiât de la langue d'un clergé
ignorant. Ne pas exposer le dogme était un moyen de ne
pas le dénaturer. « Les Russes, disait l'envoyé moscovite
à Paul Jove, ne souffrent pas de sermons dans leurs égli-
ses, afin de n'entendre que la parole de Dieu dégagée de
toute subtilité humaine. » A la prédication s'était substituée
la lecture des Pères et des livres autorisés.
La parole vivante n'est rentrée dans l'Église russe que
sous l'influence de l'Occident et de Kief, à l'époque de
Pierre le Grand ; encore se trouva-t-il des gens pour se
scandaliser ou s'inquiéter de cette importation étrangère.
Le Règlement spirituel de Prokopovitch constate lui-même
que peu de prêtres étaient capables d'enseigner par cœur
les dogmes et les préceptes de l'Église. Pour ne pas lais-
ser le peuple sans aucunes notions religieuses, le Règle-
ment recommandait de lui faire des lectures entre les
offices. On avait, à cet usage, rédigé des traités approuves
par le synode; mais ces livres, émaillés de locutions sla-
vonnes et mal lus par le pope, restaient souvent inintel-
ligibles aux masses. Jusqu'à cette lin de siècle leur foi n'a
guère eu d'autre aliment. Le catéchisme, qui ne pouvait
s'enseigner aux illettrés.que de vive voix, était presque
aOSSi négligé que la prédication. En l'ait, le Russe ortho-
doxe s'est, durant des centaines d'années, passé de toute
instruction religieuse. On se demande comment pouvail
bs transmettre la foi; il esl vrai qu'aujourd'hui encore
nombre de moujiks en ignorent les dogmes essentiels;
beaucoup ne savent même pas leurs prières. Quand la t igné
du Seigneur était ainsi laissée en friche par les mains char-
de la cultiver, comment s'étonner d'f voir partout
lever l'ivraie de l'hérésie et les folies herbes des sectes?
Dr Pierre le Grand jusque vers l'avènement d'Alexan-
dre m i;i prédication esl restée presque entièrement con-
CARACTÈRES DE LA PRÉDICATION RUSSE. 317
Bnée dans les hautes régions ecclésiastiques. Chez le clei
noir, parmi tes archimandrites et les évéques, l'éloquence
était un moyen «!<■ distinction «'i un titre à l'avancement.
Aussi les principaux orateurs sacrés d<- la Russie ont-ils
été des prélats. Quelques-uns <>nf laissé une grande re-
nommée : aiii^i Mgr Philarète de Ifoseou, et Mgr Innocent
de Kherson, comparéi en leur temps aui Lacordaire <-t
aui Ravignan. Cette éloquence episcopale excellail surtout
dans le panégyrique; c'esi encore !<• genre national
raison en est aux institutions. La chaire chrétienne sem-
blail autant s'inspirer d<- Pline le Jeune ris-è-via de 1 1- - * —
jan que de saint Ambroise <>u destin! Chrysostomeen race
des empereurs. La solennité en avait quelque chose d'offi-
ciel. L'éloge <lu prince et du pouvoir > tenait une grande
place. La Batterie j mélail les byperi» : les
raffinements byzantins au l<»n patriarcal et biblique cher
;m\ Russes. L'adulation s'j montrait parfois tellement
outrée qu'Alexandre ir secrul obligé d'interdire par ou-
kaze « qu'on appliquai dans les sermouc
Impériale, des louanges qui n'appartiennent qu'à Dieu1 ».
Quelques orateurs, Philarète par exemple, ont cepen-
dant laissé voir, devant le tsar, le même genre de coui
que Bossuet ou Rfassillon devant Louis XI?.
Êvéques <•( archevêques ont, \ Is-a- \ ii des prédicateurs du
bas clergé, un immense avantage; ils n'ont pas à compter
avec la censure. Naguère encore, d'après les règlements
édictés sous Nicolas, les Bermons corn r de simples
prêtres devaient être soumis à l'approbation de leurs
supérieurs ou à la censure ecclésiastique. <m conçoit ce
qu'une pareille obligation avait de peu encourageant pour
de pauvres popes, d'ordinaire peu versés dans l'art d'écrire.
En des discours ainsi travaillés à la lampe, il leur était du
reste malaisé de parler au paysan la langue du peuple.
Aussi le métropolite Platon avait eu beau ordonner aux
1. OofctM d'octobre 1817. Tondini Le Règlement tptritud de Pierre te
Grand, p. 199.
318 LA HUSSIE ET LES RUSSES.
prêtres ayani achevé leurs éludes de prononcer chaque
mois un sermon de leur composition, la pratique n'avait
pu s'en établir. La censure ecclésiastique s'est aujourd'hui
relâchée de ses prétentions; la langue du pope a élé dé-
liée. Les pessimistes disent qu'on n'a pas toujours à s'en fé-
liciter. 11 est des prèlrcsqui ne savent pas peser leurs pa-
roles. C'est ainsi qu'en 1884 un curé du diocèse de Tvcr
village de Vernovo) s'était l'ail accuser d'avoir, dans un ser-
mon, excité les paysans contre les propriétaires.
La prédication a-t-ellc pris, dans les dernières années,
un essor inattendu, la cause en est aux événements pro-
fanes. Ici encore, le clergé a cédé à l'impulsion du dehors.
L'Église (on pourrait presqueaussi bien dire l'État) s'est-cllc
efforcée de rendre au peuple le sermon évangélique. c'esl
dans un intérôl politique presque autan I que dans un intérêt
religieux. La chaire, de môme que l'école, a paru un moyen
d'agir sur le peuple. Pour la guerre contre les doctrines
subversives, on a enrôlé l'éloquence chrétienne. Le pope
a été appelé à l'aide du gendarme. Au sourd apostolat des
propagandistes révolutionnaires, on a tenté d'opposer ta
parole de Dieu. Les conspirations oui remis en honneur
la pré lication.
Le principal souci des pasteurs russes, de ceux, notam-
ment, qui portent la houlette épiscopale, est de prémunir
leur troupeau contre les pièges <lu loup •■ nihiliste . Cette
préoccupation est d'autant plus naturelle qu'en combat-
tan! les ennemis de l'État, ils onl conscience de combattre
les adversaires de l'Église. Le gouvernement ne saurait
reprocher au clergé, bu haul clergé du moins, son inac-
tion. Le haut-procureur a tout lieu d'être satisfait du zèle
des évoques. La plupart onl <'n personne conduit leurs
prêtres A la défense de l'autocratie. Les prélats orthodoxes
ont, comme l'évoque de Viatka, Invité le clergé à Incul-
quer à ses ouailles de bons principes religieux et poli-
tiques . Les mandements el les discours êpiscopaux ont
été remplis de dissertations politico sociales, cl les simples
CARACTERES DE LA PRÉDICATION RUSSE.
prêtresse sont efforcés d'imiter leurs chefs. La fidélité sa
tsar et au tronc a été le thème d'une multitude d'homé-
lies. Les fêtes impériales reviennent plusieurs fois chaque
année fournir l'occasion de solennels panégyriques. dVst
ainsi que l'un des plus renommés prédicateurs de l'em-
pire, Mgr ambroise, archevêque de Kharkof, célébrait,
en 1887, l'anniversaire du couronnemenl d'AIeiandre lll
par un discours sur les devoirs des sujets . <:<■ n'était
assurément pas là un sujet neuf pour un auditoire russe.
Pierre le Grand, tout on montrant peu de confiance dans
les talents oratoires de son clergé, lui faisait déjà recom-
mander, par son Règlement, de prêcher Bur le respect dû
iiu\ autorités et spécialement à la ■ suprême autorité du
tsar ».
La chaire russe u beau regarder souvent la lerre <-u
parlant du ciel, la religion et le clergé ont tout profil
au renouvellement de la prédication dans l'églis Pour
avoir été longtemps sevré de sermons, i<- peuple russe,
avec sa gravité naïve, n'en a pas moins le goût de
genre solennel, tacun clerg h un public
aussi avide ou aussi respectueux »!«• la parole de Dieu. Les
prédicateurs en renom j trouvent des lecteurs non moins
que des auditeurs, aussi les recueils de sermons ne font-ils
pas défaut, a Moscou, Mgr Macaire, le métropolite histo-
rien, avait piis l'initiative d'une publication destim
faire connaître au peuple les principaux prédicateurs de la
vieille capitale. A Pétersbourg, une collection de discours
prononcés à Saint-Isaac était, en quelques semaii
pandue à des centaines de milliers d'exemplaires. Hux
sonnons le clergé a ajouté, dans les grandes villes, des
lectures, des conférences, voire des colloques contradic-
toires qui attirent nombre de curieux. Le clergé, sorti de
sa torpeur séculaire, commence à prendre part aux luîtes
delavie nationale. Avec le glaive de la parole, il a retrouve
l'arme propre du prêtre; elle peut l'aider à reconquérir
l'autorité qui lui manque. La prédication est peut-être la
320 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
meilleure mesure de la valeur d'un clergé : c'est par là
que le pope russe était le plus au-dessous des prêtres ou
des pasteurs de l'Occident. Cette infériorité n'était pas seu-
lement l'une des causes du peu d'ascendant du clergé,
c'était un des motifs pour lesquels la religion n'avait point
sur le peuple l'influence moralisatrice qu'eût dû lui assu-
rer la piété populaire.
La situation matérielle du clergé paroissial a été amé-
liorée, sa position sociale relevée : à ses membres on a
ouvert, au profit de l'instruclion nationale, de nouvelles
branches d'activité; peut-on faire davantage? peut-on ou-
vrir au pope l'accès des dignités ecclésiastiques, jusqu'ici
réservées au moine? Quelques Russes le pensent. Pour
cela, il faudrait renverser la barrière qui sépare le prêtre
de l'épiscopat, ce qui ne peut se faire que de deux ma-
nières : en permettant le célibat au pope ou en permettant
le mariage à l'évcque. A ces deux innovations s'opposent
de sérieuses difficultés. 11 semble aisé de rendre, pour le
clergé blanc, le mariage facultatif cl non obligatoire: avec
la discipline de l'Eglise orientale, ce n'est qu'une appa-
rence. D'après la loi établie par la tradition, l'homme ma-
rié peut être admis au sacerdoce, le prêtre déjà consacré
ne l'est point au mariage. L'ordination devant suivre el ne
pouvanl précéder, les clercs qui ne veulent pas faire vœu
de célibai doivent recevoir la bénédiction nuptiale avant la
consécration sacerdotale. De là l'usage, an premier abord
étrange, de ue conférer le sacrement de l'ordre qu'aux
clercs unis à une femme. C'est que, s'il Q'esl marié avant
d'être ordonné, le prêtre ne l<% sera jamais. Tant que la
discipline en vigueur dans tous les pays orthodoxes ne
era point abrogée, le célibal facultatif ne pourra faire dis-
paraître la distance qui sépare les dni\ clergés J tout au
plus en créerait-il un troisième intermédiaire, il > aurait
alors, dans le clergé paroissial, deux catégories de prêtres
presque anssj BéparéS, par leur -cure de vie, qu'an jour-
LE CLERGÉ : LE CÉLIBAT, LE VEUVAGE. 321
d'hui le moine et le pope. Ce n'es! pas à dire que le prêtre
orthodoxe ait toujours été tenu d'opter entre le mariage et
le couvent. Il y a déjà eu, en Russie, quelques exemples
d'hommes admis au sacerdoce sans être mariés el sans
être moines. Il pourrait v en avoir davantage, mais de tels
prêtres, placés en dehors des autres par le célibat, ne ser-
viraient point à relever le clergé marié.
Le célibat facultatif ne saurait demeurer qu'une
tion, à moins qu'il ne préparé! le célibat obligatoire, dont
aucun Russe, aucun orthodoxe ne souhaite l'établi
ment. L'abrogation de l'usage qui n'admet à l'ordination
que drs nommée mai ul tin pas reri le eatholieismej
l'abandon de la discipline qui reflue le mariage su prêtre
ordonné serait un pas ver> ],• protestantisme. Cette der-
nière révolution, peut-être plus conforme aux tendano
l'esprit publie, rencontre deux obstaclee : à l'extérieur le
besoin d'union avec les autres pays orthodoxes, à Tinté-
rieur la crainte du roaftoJ et rattachement du peuple au\
traditions. Les ni.'ine-, barrières B*opposenl à une autre in-
novation réclamée par certains espiîtl ond mai
des popes. Le prêtre Neuf ne peut COnvolef a d'antres
noces; lui ouvrir l'accès d'un second niai, :t encore
violer les canons et aller même contre certains texti
l'Écriture. Si jamais le courant de l'esprit public emporte
l'Église russe au delà de ces règles traditionnelles, le
moment en est encore éloigné; et, comme en religion de
telles réformes vont rarement seules, l'orthodoxie sers
jour-là, sortie de sa voie séculaire. Ce que rien n'interdit,
ce que l'on commence à mettre en pratique, c'est de laisser
le pope veut' à l'exercice de ses fonctions. Il n'en était pas
ainsi autrefois. Après de longues disputes, le concile de
Moscou de 1503 avait interdit aux prêtres et aux diacres
veufs d'officier. Tout ce qu'on leur permettait, c'était de se
tenir dans le chœur en habits sacerdotaux et de chanter
vêpres et matines. Naguère encore, le prêtre perdait sa
cure en perdant sa compagne: d'ordinaire il se retirait au
m. 21
322 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
couvent. Le clergé blanc a été enfin affranchi d'une des
servitudes qui pesaient sur lui ; sa vocation, mise à l'abri
des coups du hasard, ne dépend plus que de sa vertu et
non de la vie d'une femme.
Les obstacles que la tradition apporte au libre mariage
des prêtres, elle les met au choix des évoques parmi les
prêtres mariés. La discipline ne permet point la promotion
d'un homme marié à l'épiscopat. S'il n'y avait là qu'une
habitude nationale, elle aurait déjà succombé sous les in-
stincts démocratiques des Slaves modernes, qui sont portés
à reprocher au clergé noir d'être une sorte d'aristocratie
en même temps qu'une institution du moyen âge ; mais il
y a là une coutume séculaire de tous les pays de rite grec.
Ses défenseurs l'appuient sur un texte de l'Écriture, texte
qui semble, il est vrai, en contradiction avec la loi en fa-
veur de laquelle on l'invoque, ou ne se réconcilie avec elle
que par une subtile interprétation1. Si, entre le pope et la
crosse épiscopalc, il n'y avait d'autre barrière, le clergé blanc
l'aurait bientôt franchie; il y a les canons, la tradition, la
pratique générale des Églises orthodoxes, et jusqu'ici on
les a respectés. Cette règle aboutit assurément à des con-
séquences bizarres; en forçant à prendre les dignitaires
ecclésiastiques parmi les moines, elle a donné à l'état mo-
ustique une direction opposée à l'esprit de son institu-
tion. Au lieu d'une vie de renoncement et d'humilité, elle
en b l'ail une carrière d'ambition: le vœu de pauvreté est
devenu la porte de la fortune. Par contre, on ne Baurail
nier que, depuis l'introduction de la foi chrétienne à Kief,
c'est le clergé noir qui a personnifié la tradition ortho-
doxe; c'est lui qui, vis-à-vis des autres Églises orientales,
représente l<- mieux le côté oecuménique, catholique de
l'orthodoxie. Abandonnée au clergé blanc, plus cxclusivc-
1. « Il convient t|M l'érftqM K>it Irréprochable el qu'il n'ait été marié
qa'oM fois, i (I- épttre i Timotbée, m, 2.) L'épttre « Tilo (n, 6) <iii la
1 1 1 •' 1 1 1 • choM 'i" prêtre i peu prof oi toee terme*. Belon lea Interprète
ii 1 1 . m :. re i pou e de i ôvfl |uc ôtanl l'Église, il n'en peul avoir d'antre.
LE CLERGÉ : LE CÉLIBAT ÉPI8G0PÀL. 323
ment national, plus accessible aux influences du siècle,
l'Église russe serait plus ouverte aux Innovations, ent-
rait ])lus exposée au relâchement de l'unité de la foi, elle
risquerait de dévier rers la Réforme. Le fait seul d'un
épiscopat marié sérail on pas reri l'anglicanisme1.
Si la tradition ne permet pas de oodm que un
prêtre marié, elle n'interdit point l'épiseoptfl em pi
devenus veufs. Longtemps, dans ce cas mémo, l'otage rat
de ne les sacrer ôvéquet qu'tprèe leur avoir lait prononcer
des vœux monastiques. Aujourd'hui, on admet que, •'ils
sont tenus .ni célibat, les évéques De sont pu tenus <i
moine-. Quelques-uns ont an ii avoir brtr
versé le couvent. Gela seul «'-tait une telle Innovation «pie,
lors du sacre de L'archipretre Popiel, en 1875, on ne savait
trop comment \ r- 1 î r pour la cérémonie l'ancien uniate
galicien. Faute de préoédenti, on se décida à lui taire
porter, comme à ses collègues de l'épiscopat, l'habit monts*
tique.
La discipline de l'Église maintient tu clergé noir le mo-
nopoie de l'épiscopat Pour les autres dignités ecclésiasti-
t|ues. rien n'empêchait d'en ouvrir l'accès au clergé bl
aussi a-t-il récemment pénétré dans la plupart des fonc-
tions jadis détenues par les moines. Sa plus importante
conquête ■> été, nous l'avons dit, le haut enseignement
eccléBiasUtyue, que les moines s'étaient longtemps
avec un soin jaloux. Cela Beul est une sorte de révolution
dont, à la longue, la portée peut être considérable, car de
1. La question du célibat episcopal est de celles que le clergé russe, sou-
mis à la censure spirituelle, ne peut guère débattra librement. Au->i un pro-
fesseur de l'Académie ecclésiastique de Kief avait-il en- .'>ugo-
siuvfs à profiter de leur liberté pour rechercher si l'antiquité oïfKaiaatiqMi
ne fournirait pas de- argumenta contre le célibat obligatoire des évéques.
Telle est l'origine d'une dissertation de M. N. Milach, intitulée : Dostojau<tca
ou pravoslavnuj tsrkvi,po tsrkveno-prtivimi izvorima do HIV tjeka; l'an-
tchevo, 1879. L'auteur serbe s'efforce de prouver que les évoques n'ont pas
toujours été astreints au célibat. Teuton, en effet, citer, dans l'Église grecque,
quelques évéques mariés, cela n'a jamais été qu'une exception. (Yoncz entre
autres \V. Gass : $>jml>olik der Griech. Kirche, p. 282.)
324 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
la direction donnée à l'enseignement des académies et des
séminaires dépend l'esprit même de l'Église. Si l'on n'ose
point appeler à l'épiscopat des prêtres mariés, on a con-
cédé à certains archiprêtres le droit de ceindre la mitre, ce
qui leur donne un faux air d'évêques. En outre, le clergé
blanc peut, comme le clergé noir, recevoir de la bienveil-
lance gouvernementale des décorations de diverses sortes,
faveurs dont l'un et l'autre clergé se sont montrés si friands
qu'il a fallu leur interdire d'en parer leurs vêtements
sacerdotaux. Encore cette défense ne s'étend-elle pas à la
croix de Saint-Georges. Pour les popes qui ne peuvent
aspirer aux ordres impériaux, il y a des récompenses plus
modestes, telles que la barrette violette qui sert de pré-
lude à la croix pastorale et au litre d'archiprêlre. Avec le
haut professorat, avec les grandes aumôneries, avec les
distinctions honorifiques et l'accès même du Saint-Synode,
on ne peut plus dire que le clergé séculier soit sans avenir
et sans carrière. L'épiscopat et les dignités monastiques
sont à peu près seuls restés aux moines. Il est difficile
de les dépouiller davantage sans les enfermer dans les
murailles de leurs couvents et les isoler entièrement du
inonde et de la nation.
Quand il serait délivré de la misère et soustrait à la dé-
pendance de ses paroissiens, qui pèse plus lourdement sur
lui que la domination du haut clergé monastique, le clergé
séculier ne sera définitivement relevé et mis à la hauteur
de Ba mission que par l'extension des libertés de l'Église
et des libertés publiques. Comme toutes les classes de la
dation, c'est dans l'émancipation morale, par une partici-
pation à son propre gouvernement, qu'il retrouvera sa force
el sa dignité. Cel affranchissement a été déjà en partie
elleelué. .\ll\ | H'rl IVS (le |i,l l'< liSS6S "Il a\a'll aCCOrdé, SOUS
Alexandre il, l'élection tics blagotchinnye, sorte de doyens
ou d'inspecteurs chargés «le surveiller leurs confrères*,
I. I. "■ I' ■' li>> h n .1 po . - 1 .- i.llii i.'llrinciil :ilni|ir, mais elle n'esl plus \alable
niii maii.ui jui la rend louvanl Qclivei
LE CLERGÉ : CONCLUSION. 325
Si cette franchise a été depaif restreinte, le cler-
recouvré le droit de se réunir en assemblées périodiques
pour y débattre ses propres intérêts. Entoul pays, de telles
mesures seraient dignes d'éloges: an Russie, la réforme
ecclésiastique ne sera achevée que h- jour où L'Église do-
minante aura assez de conliance en son clergé pour sup-
porter la libre concurrence des dissidents du dehors et du
dedans.
LIVRE III
LE RASKOL ET LES SECTES.
CHAPITRE I
Origine et caractère du raskol ou schisme ; ses causes religieuses. Impor-
tance attachée aux rites et aux formules. Révolution provoquée par la
correction des livres liturgiques. — Les principaux points en litige. Les
Yicux-Ritualistes ou Vieux-Croyants. — Comment ils ont outre le< principes
du christianisme oriental. Exagération du principe d'immobilité. Exagéra-
tion du nationalisme dans l'Église. De quelle manière le vaskol est sorti
de la liturgie slavonne. — Comment, en se révoltant contre l'Église
officielle, les Vieux -Croyants se révoltaient contre les influences étran-
gères.
L'orthodoxie russe est, depuis plus de deux siècles,
sourdement minée par des sectes obscures, inconnues de
l'étranger, mal connues des Russes. Sous l'imposant édi-
fice de l'Église officielle se creusent des retraites souter-
raines, de vastes cavités, tout un dédale de cryptes téné-
breuses, asile des croyances et «les Buperstitions populaires.
C'est dans ces catacombes de l'ignorance ei du fanatisme
que nous allons descendre; oous essayerons d'en dresser
le plan, nous en explorerons les coins les plus sombres
pour y saisit-, dans leur refuse, le génie cl les aspirations
du peuple. Rien ne saurait mieui donner l'intelligence
du caractère national e( nous faire toucher le fond de
l'âme russe. Le raskol, avec ses mille sectes, est peut-
être le trait le plus original de la Russie, celui par où
LE RASKOL OU SCHISME. 327
l'Orient moscovite se distingue le plus nettement de l'Occi-
dent.
Qu'on ne s'étonne pas de nom voir réclamer l'attention
pour de bizarres et rustiques hérésies. Ce D qu'à
ces sectes illettrées doua prétendions attribuer une Impor-
tance ou un avenir sans proportion avec leur râleur mu-
rale ou leur force numérique. Si nous insistons sur cette
face obscure île la ris nationale, e*esf qu'à nosyeus c'est te
côté par lequel le Russe du peuple, si différent du Ri
que connaît l'Europe, se laisse le pins facilement pénétrer.
c'est presque toujours par les (ténors, par tes Institut
et les lois, par la haute littérature ('t la haute gOCJ
c'est-à-dire par h' dessus, par la surface, qu'on envii
l'empire du Nord. L'étude des sedes populaires nt
met d'atteindre le peuple russe par le dedans, par le fond
et en quelque sorte par le dessons.
Comme les rivières ^lon le sol qu'elles traversent, les
religions, en passant par des populations différentes, pren-
nent aisément des teintes diverses. Le rathol est le chris-
tianisme byzantin au sortir des couches ii s du
peuple russe. Dan» les eaui troubles et bourbeuses des
sectes moscovites, il est possible de signaler des intiltra-
tions étrangères, parfois protestant a-fois juives,
plus souvent gnostiques ou païennes. Par son principe,
connue par ses tendances, le rsasoi n'en diiïere pas moins
• le tontes les religions ou confessions du dehors; il ti
■îiiellenient original, foncièrement national. 11 est
si bien russe que, en dehors de la Russie, il n'a nulle
part fait de prosélytes, et que, en dedans môme de l'em-
pire, il n'a guère d'adeptes que parmi les populations
grandes-russiennes, moscovites, les plus russes de la
Russie. Il est si bien spontané que, à travers toutes ses
phases, il suffit à s'expliquer lui-même; enfermé dans un
continent isolé, comme en un vase clos, il n'eût rien changé
à sa marche. Le plus national de tous les mouvements
religieux sortis du christianisme, le raskol est en même
328 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
temps le plus exclusivement populaire. Ce n'est ni dans
les écoles ni dans le clergé, c'est dans Yizba du moujik,
dans le comptoir du marchand qu'il a grandi; c'est là
qu'il reste confiné. A ce titre, d'ignorantes hérésies ont,
pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à
l'intérêt des doctrines. L'attention que ne leur saurait valoir
leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore
serfs, la méritent comme symptôme d'un état mental,
d'un état social dont rien, en Occident, ne saurait plus
donner l'idée.
Le raskol, c'est-à-dire le schisme, n'est ni une secte ni
môme un groupe de sectes; c'est un ensemble de doctrines
ou d'hérésies souvent différentes et opposées, n'ayant entre
elles d'autre lien qu'un point de départ commun et un
commun antagonisme avec l'Église orthodoxe officielle. A
cet égard, le raskol n'a d'autre analogue que le protestan-
tisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et par l'in-
struction de ses adeptes, il l'égale presque par l'abondance
et l'originalité de ses formes ; là, du reste, s'arrête la res-
semblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protes-
tantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la
marque de leur origine et comme l'empreinte de l'Église
dont ils sont sortis, du monde qui les a produits. En Eu-
rope, la plupart des sectes modernes sont nées de l'amour
de la spéculation et du goût de lacritiquc, de l'esprit d'in-
vestigation et de liberté; en Russie, elles sont issues de
l'entêtement de l'ignorance et de l'esprit de révérence.
En Occident, le principe des déchirements religieux est la
prédominance du sentiment inférieur sur les formes elles
dehors de la religion; en Russie, c'est le culte des formes
extérieure!, du cérémonial et du rituel* Les deux mouve-
ments sont, pour ainsi dire, en sens inverse, au rebours
l'un de l'autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés
d'aboutir au même point. C'est qu'une fois affranchi de
l'autorité traditionnelle qui maintenait l'unité de la doc-
trine, lerot&oi, pas plue que le protestantisme, n'a pu
ORIGINE DU RASKOL. 329
constituer dans son sein de nouvelle autorité. Par là, il a
été, malgré lui, voué au libre examen, aux fantaisies
individuelles, parlant, à la diversité, à l'anarchie.
Peu de révolutions religieuses ont été dans leurs consé-
quences aussi complexes que le raskol; aucun»' n'a été plus
simple dans sa cause première. Les sectes innombrables
qui, depuis deux siècles, s'agitent dans le peuple russe
ont, pour la plupart, un même point de départ, la correc-
tion des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties
d'une môme souche : quelques sectes Seulement, non les
moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étran-
gères à la réforme de la liturgie. En Russie, comme par-
tout) le moyen âge eut ses hérésies, Les pins anciennes
purent naître au contact des Grecs ou A . SU con-
tact des ancêtres ou des fi ientaui de DOS ÀUbigi
les Bogomilea bulgares. D'autres hérésies surgirent pins
lard, dans le nord, sur le territoire d< rod, au con-
tact des marchands européens on juifs. De 1s plupart, il
oc reste guère que le nom, les ntartynoelty, les -'riyolniki,
les judaïsante, etc. Toutes ces si aient à leur tin
lorsque éclata le raskul, qui recueillit dans son sein les
croyances informes en germe an fond du peuple rai
Quelques-unes de ces anciennes hérésies, les striyulniki
et les judaïsants par exemple, semblent même, a]
avoir disparu de l'histoire, reparaître dans certaines s-
contemporaines, comme si, durant plusieurs siècles, elles
eussent coulé sous terre.
Dans ces obscures querelles du moyen âge se montre
déjà le principe fondamental du raskol, le culte minutieux
de la lettre, le formalisme. « En telle année, dit un anna-
liste de Novgorod du quinzième siècle, certains philosophes
commencèrent à chanter : 0 Seigneur, ayez pitié de nous;
tandis que d'autres disaient : 8mgneurs ayez pitié de nous1. »
1. Schédo-Ferroti, La tolérance et le schisme religieux, p. 33. Il s'agit
là du Gospodi pomiloui, l'équivalent de notre Kyrie eleison, qui revient sans
cesse dans la liturgie slavonne. De semblables discussions sur V Alléluia ou
330 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Le raskol est tout entier dans cette remarque; c'est de
controverses de ce genre qu'est né le schisme qui déchire
l'Église russe. Pour ce peuple, demeuré à demi païen
sous l'enveloppe chrétienne, les invocations religieuses
étaient comme des formules magiques dont la moindre
altération eût détruit l'effet. Il semble que, pour lui, le
prêtre fût resté une sorte de chaman, les cérémonies des
enchantements, et toute la religion une sorcellerie1. L'atta-
chement au rite, à Yobriad, est, nous l'avons dit, un des
traits caractéristiques du Grand-Russien. La manière dont
la Russie a passé au christianisme n'y est point étrangère.
La masse du peuple était devenue chrétienne par ordre,
sans avoir été préparée à la foi nouvelle, sans môme avoir
achevé l'évolution polythéiste qui, chez les autres peuples
de l'Europe, précéda l'adoption du christianisme. La reli-
gion de l'Évangile, trop élevée pour l'état intellectuel et
social de la nation, s'y réduisit aux formes extérieures.
D'autres peuples se sont lentement assimilé l'esprit du
christianisme dont ils n'avaient d'abord adopté que les
dehors : l'isolement géographique et historique de la
Russie lui rendit celte assimilation plus difficile. La dis-
tance et la domination mongole la séparèrent des centres
du monde chrétien, la misère et l'ignorance y dégradè-
rent la religion comme le reste. Toute théologie disparais-
sant, le culte devint tonte la religion. Au milieu de l'abais-
sement intellectuel général, la connaissance des paroles
(I des rites «lu service divin fut l'unique science exigée
ii'iin clergé dont lee membres ne savaient point toujours
lire.
L'attachement 'lu peuple moscovite à ses rites et à ses
textes traditionnels étail d'autant moins justifié que textes
it nies avaienl subi plus d'altérations. La liturgie, qu'elle
entourait d'une superstitieuse vénération, l'igoorance l'avait
d'auti rencontrait également longtëmpi avant l'explo-
i • • 1 1 ■ i ■ m ra
I . \(i\<V. |>ltl* ll.llll, ll\ I i 11 III. |i 'l I
ORIGINE DU RASKOL. 331
elle-môme corrompue. Dans les livres s'étaient ^lis- éea des
leçons erronées, dans les cérémonies des coutumes locales.
L'unité liturgique avait insensiblement l'ait place aux
divergences de lecture et de rituel. La main des copil
avait introduit dans 1rs mi- MB, des in-
terpolations bizarres, parfois dei mtercalauons capri-
cieuses, et ces leçons nouvelles reCCI aient du peuple k
respect dû à l'antiquité. Les versets corrompi rfoii
inintelligibles semblaient d'autant plus lainti qu'il- étaienl
plus obscurs. La dévotion j cherchait des mystères, un
sens caché; sur cet textes ait fondaient dos théories
el des systèmes qne le scie imposteur des scribes formulait
parfois dans des livres apocryphes, mis sous Le nom de
Pères de il i altérations étaient si visibles, que,
dès le commencement du seizième siècle, un prince m
covite, Vassili IV, avait appelé un moins g r les
livres liturgiques, L'aveugle révérence du i I «lu
peuple fit échouer cette tentative. Le correcteur deslivi
.Maxime le Grec, fut condamné par un concile et enfermé
comme hérétique dans un couvent lointain. Ce l'ut l'im-
primerie qui iii éclater la crise définitive. Comme partout,
la nouvelle découverte provoqua l'étude des textes et, par-
tant, les luttes théoli Les misa s sortis des prêt
russes du seizième siècle empirèrent d'abord l<- mal au-
quel ils eussent dû remédier. Aux butes des manuscrits
sur lesquels ils turent com] la donnèrent
l'autorité et la diffusion de l'imprimé, aux variantes et aux
divergences des copistes, ils substituèrent une unité, une
unanimité d'où les anciennes erreurs tirèrent une force
nouvelle.
La corruption de la liturgie slavonne russe semblait
irrémédiable, lorsque, au milieu du dix-septième siècle,
le patriarche Nikone en décida la réforme. D'un esprit
cultivé pour son temps et pour son pays, d'un caractère
entreprenant et inflexible, Nikone possédait tout ce qu'exi-
geait une telle résolution, le savoir et le pouvoir, car, par
332 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
son influence sur le tsar Alexis, il gouvernait l'État pres-
que autant que l'Église. C'était une chose hardie qu'une
telle œuvre d'érudition dans la Moscovie antérieure à
Pierre le Grand. Par l'ordre du patriarche, d'anciens ma-
nuscrits grecs et slavons furent rassemblés de toutes parts;
des moines de Byzance et de l'Athos furent appelés à com-
parer les versions slaves aux originaux grecs. Des livres
liturgiques, Nikone effaça les interpolations de l'ignorance
ou de la fantaisie. Les nouveaux missels imprimés, le pa-
triarche les fit adopter par un concile qui en imposa l'usage
à tous les États moscovites1.
« Un grand tremblement me prit, dit un copiste du
seizième siècle, et l'épouvante me saisit quand le révé-
rend Maxime le Grec me donna l'ordre d'effacer quelques
lignes d'un de nos livres d'église*. » Le scandale ne fut pas
moindre sous le père de Pierre le Grand: la main qui tou-
chait aux livres sacrés fut, de toutes parts, traitée de sacri-
lège. Soit instruction, soit esprit de corps, le haut clergé
soutint le patriarche; le bas clergé et le bas peuple opposè-
rent une vive résistance. Après plus de deux siècles, un grand
nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens
livres et les anciens rites, consacrés par les conciles natio-
naux et la bénédiction des patriarches. C'est là le point de dé-
part du schisme, du raskol, qui déchire encore l'Église russe.
A la prendre de haut, cette contestation roule sur l'épineuse
question de la transmission et de la traduction des textes
sacrés, question qui plus d'une fois a divisé les Églises de
l'Occident En Moscovie, il n'y avait pas dix hommes capa-
bles de porter, en connaissance de cause, un jugement sur
le Tond de la dispute : la querelle n'en fut que plus vio-
lentc et plus longue* DdS moines, des diacres, souvcnl de
I. l.< s < orrectiooi apportée! aux livret liturgique* par Nikone n'onl paa
toiyoori loffl I rétablir la pareté 'lu texte, taee] b I il été parfoii quesUon
d'une nouvelle revlaion ; mais le n-iiismc suscité au dix-eeptiéme eiécle par
l'eotreprite de Nikone est peu encourageant pour iei Imitateurs.
■ /•, ,.■<■ huniilii mitropolUa Unskovskago t'inokom Uak$imonv) p. 10;
l<> IViTdti
LE RASKuL : LES PRINCIPAUX POINTS EN LITIGE. 333
simples sacristains dénoncèrent les corrections de Nikone
comme un emprunt à Home on aux protestants, comme
une religion nouvelle. Contre ces séditieux, l Église employa
les supplices partout usités contre les hérétiques : elle ne
til que donner au Bchismc une impulsion nouvelle en lui
donnant des martyrs. t>i\ ans après la proclamation de la
revision liturgique, un concile en déposait solennellement
le hardi promoteur, victime de la jalousie des boyardi
déposition de Nikone parut justifier le ratkoh La condam-
nation du réformateur semblait devoir entraîner l'abandon
de la réforme. Aussi, grande fut la stupéfaction popul
quand le concile qui venait de déposer l'auteur
rections liturgiques, lança l'anathème contre les adi
de ees corrections. La pari prise a cette excommunication
par les patriarches orientaux en affaiblit l'effet an lieu de
le renforcer, les dissidents refusant à des évêqu
mi syriens, qui ne connaissaient point une lettre slave, le
droit de prononcer Bur des livres slavons.
Dans le monde Lhéologique, SI habitué aux ^uhlili
jamais pent-èlre d'aussi longues querelles n'eurent d'aussi
futiles motifs. La forme et le signe de la croix, la dit
lion îles processions à l'oecident ou à l'orient, la lecture
d'un des articles du symbole, l'orthographe du nom da
lésus, l'inscription mise au-dessus du crucifix, Vattehtia
répète deux ou trois fois, le nombre de prospnoret ou p
à consacrer, tels sont les principaux points de la contro-
verse qui, depuis Nikone, divise l'Églie A vrai dire,
les premières disputes entre les Latins al les G por-
taient pas sur des questions beaucoup plus lient
aussi des altérations dans le rite que les Grecs reprochaient
aux Latins comme des hérésies. En attachant une telle
valeur au rituel, les raskolniks moscovites ne faisaient
guère que suivre l'exemple de leurs maîtres grecs. En ce
sens, le iwkol russe n'est qu'une conséquence ou, si l'on
préfère, une exagération du formalisme byzantin.
Les Russes orthodoxes font le signe de la croix avec
334 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
trois doigts, les dissidents avec deux doigts comme les
Arméniens. Les premiers admettent comme nous la croix
à quatre branches, les seconds ne tolèrent que la croix à
huit branches, ayant une traverse pour la tête du Sauveur
et une autre pour ses pieds. L'Église, depuis Nikone, chante
trois alléluia, les raslcolniks en chantent deux. Les dissi-
dents justifient leur entêtement par des interprétations
symboliques ; d'un simple rite, ils aiment à faire toute une
profession de foi. Ainsi, dans leur signe de croix, ils pré-
tendent avec les trois doigts fermés rendre hommage à la
Trinité, et avec les deux autres à la double nature du
Christ, en sorte que, sans aucune parole, le signe de la
croix devient une adhésion aux trois dogmes fondamen-
taux du christianisme : trinité, incarnation, rédemption. Ils
interprètent de même le double alléluia venant après trois
gloria, reprochant à leurs adversaires de négliger dans
leurs rites l'un ou l'autre des grands dogmes chrétiens.
Ces interprétations, appuyées sur des textes corrompus
ou de prétendues visions, montrent de quel singulier
alliage de grossièreté et de subtilité s'est formé le raskol.
A en juger par l'origine de la querelle, le culte de la
lettre, le respect servile de la forme est l'essence du
Bchisme. Pour le Moscovite en révolte contre les réformes
de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christia-
nisme «•! la liturgie toute l'orthodoxie. Cette confusion
entre les formes du culte et la foi s'exprime dans Le nom
que se donnent à eux-mêmes les dissidents. Non contents
de L'appellation de vieux-ritualistes, staroobriadlsy, ils
prennenl Le titre de vieuaycroyantai stairovèry, c'est-à-dire
de vrais croyants, de frais orthodoxes, car, & l'inverse des
sciences humaines, dans Les choses religieuses c'est tou-
jours L'antiquité qui fait Loi; Les innovations môme ne s'j
font qu'au nom <iu passé* Gela est particulièrement vrai
de L'Église grecque, qui a mi- i gloire dans l'immobilité,
al fait de la fidélité à la tradition l'unique critérium de la
vérité. Ici encore, Lorsqu'ils le refusaient à toute apparence
LE RÀSKOL : BON PRINCIPE. 335
d'innovation, les vieux-croyants 06 Taisaient qu'outrer le
principe de leur Eglise. Peu importe que la prétention des
starovères fût mal justifiée, que le parti qui w réclamait le
plus de l'antiquité eût le moins de titrée à l'antiquité
vieux-ritualisles, en se laieeanl martyriser pour les anc
livres, n'étaient que les aveugles victimes de l'immobilité
systématique du byzantinisme.
Le principe du raekol asl essentiellement réaliste* >ous
ce matérialisme du culte m laisse cependant découvrir une
sorte d'idéalisme grossier. Les aberr&Uoiu - ont
toujours un cùii- élevé, dans la déraison m al n'est
point ignorante superstition dans l'attachement scrupu-
leux du siarovère pour imonies traditionnelles.
Cette vulgaire hérésie n'est, en somma, qu'un ritualisme
ssif et logique jusqu'à l'absurde. Si le vieux-croyanl
re ainsi la lettre, c'esl qu1 i\ la lettre et l'esprit
sont indissolublement unis, que, dans la religion, les formes
el le fond Boni également divins. Pour lui, le christia-
nisme esl quelque chose d'absolu, le coite aussi bien que
le dogme; c'est un tout complet dont toutes les partiel
tiennent: à ce chef-d'œuvre de la Providence, nulle main
humaine ne peut toucher sans le défigurer. A chaque pa-
role, à chaque rite, le berche une raisoneachée.
Il se refuse à noire qu'aucune . aucune
des formules de l'Église soit vide d< a de vertu.
Pour lui, rien d'accessoire, rien d'indifférent ou d'insigni-
liaut dans le service divin. Tout est saint dans les eli
saintes, tout est profond et mystérieux, tout est incommu-
table et adorable dans le culte du Seigneur. Sans pouvoir
formuler sa doctrine, le storovére fait de la religion une
sorte de Qgure achevée, de représentation adéquate du
monde surnaturel. Ainsi compris, le vieux-croyant, qui se
faisait brûler vif pour un BÎgne de croix, et arracher la
langue pour un double alléluia, devient éminemment reli-
gieux; ce qui l'égaré, c'est en quelque sorte l'excès de
religion. Son formalisme a pour principe le symbolisme,
336 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ou, pour mieux dire, le raskol n'est que l'hérésie du sym-
bolisme. Là est son originalité, là est sa valeur dans l'his-
toire des sectes chrétiennes. Aux yeux de ces rilualistes
outrés, les cérémonies ne sont point un simple vêtement
de la religion, elles en sont le corps et la chair; sans elles,
le dogme n'est qu'un squelette inanimé. Par là le raskol
est en opposition directe avec le protestantisme, qui fait
bon marché des formes extérieures, les regardant comme
une parure frivole ou une dangereuse superfétation. Pour
le starovère, le rituel est, de même que le dogme, partie
intégrante de la tradition; il est également le legs du
Christ et des apôtres : la mission de l'Église est de les
conserver intacts l'un comme l'autre.
Unie au goût du symbolisme, cette scrupuleuse fidélité
aux formes extérieures du culte n'implique pas toujours
un esprit servile. Loin de là, le penchant à l'allégorisme,
qui s'attache tellement à la lettre, prend parfois de sin-
gulières libertés avec l'esprit des cérémonies ou des textes.
C'est le propre du génie symbolique de respecter scrupu-
leusement les dehors en traitant arbitrairement le fond.
Dans ses mains, le rituel et les livres sacrés deviennent
comme la donnée d'une céleste énigme dont l'imagina-
tion trouve le mot. En demandant un sens caché aux faits
comme aux paroles, certains raslcolniks ont fini par allé-
gi iriser les histoires de l'Ancien et du Nouveau Testament,
par transformer les récils de l'Écriture en paraboles. Quel-
ques-uns ont été jusqu'à D6 voir que des ligures dans les
plus grands miracles évangéliques1. Avec une telle mé-
thode d'exégèse, on peut aboutir à une sorte de rationa-
lisme mystique; les formes de la religion risquent de de-
1. S'il faut pu croirt; Iimiln do lloslof, évê<|uc du dix huitième siècle, cer-
iujn., ii ;n. ni déjt M1"' h rèmrraction de Lazare était, non point
un fuit, mai* une paraliok. I i l'Aini' humaine, cl sa nn.rt le péché.
Marthe et Marie, sunl lu corps ot l'Ame. La tombe, Ce sont les
,[• li rk II té OITaet , c'esl la conversion. De même, l'entrée du
| une ànesse n'est i|u'unr similitude. Kelsicf, Sbor-
ntt jnacit'i.Avini'jUt evAMnfl o raikolÂikakh, t. 1", |). 14.
LE RASKOL : LES VIEUX-CROYANTS. 337
venir plus solides que le fond, et le culte plus sacré que
le dogme. C'est ce qui est arrivé pour quelques-unes des
sectes extrêmes du raskol. Il y eut, chez ce peuple ignorant,
une véritable débauche d'interprétation <'t. par loite, d'en-
seignements fantastiques et de erojancea bizarres.
Le vieux-croyant est attaché à ses rites non II 'iib-inent
pour le sens qu'il leur donne, mais pour la bouche dont
il les tient; le respect des coutume-, traditionnelles, des
mœurs léguées par lei incétrea, est la raison morale, la
raison sociale du schisme. Dani m dévotion obstinée ini
rites et aux prières (|ue lui ont enseignée lee pères, le
starovère ne fait encore qu'exagérer un sentiment religieui
ou. du moins, un des sentiments qui, d'ordinaire, se lient
à la religion et en augmentent la f«< hommes ou
les peuphs ont toujours tenu à honneur île garder- la toi
de leurs pères : l'abus que la rhétorique a fait de cette
expression en montre la puissance BUT le cœur humain.
Ainsi liée à la famille ou à la patrie, la religion Semble un
héritage et connue un dépôt des ancêtres. Nulle pai
liment n'a été plus vivace qu'en Bussie, oo il s'unit souvent
à un respect superstitieux de l'antiquité. Beaucoup de sec-
taires, quand on les interroge sur leur foi, n'en donnent
point d'autre raison. Naguère encore, aux exhortations d'un
juge de notre connaissance, 'les pas sans poursuivis pour
des pratiques religieuses clandestines répondaient : «Ce
sont les rites de nos pères; qu'on BOUS transporte où l'on
voudra, mais qu'on nous laisse sui\re le culte de nos
pères ». On raconte que, lors de sa visite à leur cimetière
de Hogojski, le césaré\itch Nicolas, frère aine d'Alexan-
dre III, reçut des vieux-croyants de Moscou une semblable
réponse1.
La réforme de Nikone était une révolution dans les pra-
1. a Pourquoi rejetez-vous noire Enlise :' leur avait demandé le prince. —
pare* que ainsi nous ont enseigné nos pères et nos aïeux, u F. Y. Livanof
Ratkotnik* i Ostrojniki. t. 1". p. 28.
\
\ m. 22
338 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tiques élémentaires de la dévotion; le fils était obligé de
désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère.
En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble;
en aucun la perturbation ne pouvait être plus grave qu'en
Russie, où la prière, accompagnée d'inclinaisons de corps
et de signes de croix répétés, a une sorte de rite matériel.
Le peuple repoussait le nouveau signe de croix et toute la
nouvelle liturgie. Il se souciait peu que les rites établis
par Nikone fussent plus antiques que les siens. Pour l'igno-
rant Moscovite, il n'y avait d'autre antiquité que celle de
ses pères et grands-pères ; et ses pères lui avaient enseigné
de minutieuses observances pour toutes les heures et
tous les actes de la vie. Le Moscovite était emmailloté
d'un réseau de rites comparable au cérémonial chinois.
Un livre du seizième siècle, le Domostroï, le Ménagier
russe, montre jusqu'où était poussé le formalisme de l'an-
cienne Moscou. La religion que recommande le prêtre
Sylvestre, précepteur d'Ivan IV et rédacteur du Domostruï,
consiste avant tout dans le respect scrupuleux des rites
extérieurs. Pour ce code de la piété et du savoir-vi\re
moscovites, le bon chrétien est celui qui se lient raide pen-
dant les offices; qui baise la croix, les images, les reliques, en
retenant son souffle, sans ouvrir les lèvres; qui consomme
l'hostie sans la faire craquer avec les dents; qui, le
matin et le soir, s'incline trois fois devant les icônes do-
mestiques, en frappant la terre du front, on (Mise courbanl
au moins jusqu'à la ceinture1. Tous ces usages des ancêtres,
Icraslcolnik mil son honneur à leur demeurer fidèle, et eela
non seulement en religion, mais en toute chose. Mans cer-
taines régions il i conservé avec presque autant de soin
les coûtâmes domestiques, les rites des fêtes civiles, les
n. les .lu passé»] compris les traditions el les chants
d'origine païenne, que la liturgie antérieure à Nikone.
i. rotes ii.-nis in Bibliothèque t'uim-srii,- Lausanne, mal |H87, l'élude de
M. L. i.' ii II rti doua i"i"r ■'" Rouie.
LE RASKOL : LES VIEUX-CROYANTS. 339
C'est ainsi, parmi les raskolnik* de l'Onega, que Hilferding
a recueilli les principales de ses bylinas ou romances
épiques1. C'est ainsi que, dans la fête à demi païenne du
printemps, A. Petchersk] avait cru retrouver, a du
de dislance, un écho de la lointaine poésie liai <\ intérieure
à la prédication du christianisme. Dani Vùba d.-s vieux-
croyants, les vieilles coutumes se tout conservées inta
comme enfouies sous la superstition.
L'un des caractères de j'orthodoiie orientale, c'est, nous
l'avons dit', sa propension à prendre une forme national.-
en se constituant en Églises locales, ayant chacune leur
langue liturgique, .Nulle part cette tendance n'a été plus
marquée que chez le Sla\e russe. A certains égardi
raskol n'a été que la conséquence OU le dernier tenu
ce nationalisme. 11 ftgl sorti de le liturgie national.-; il
est né des missels ilavone. Le liturgie ilave, héritée de
Cyrille et de Méthode, le Rut tait alla une
ignorante révérence, sans tenir compte é rai U
slavon était devenu pour lui la véritable langue
Identifiant l'orthodoxie avec ses livres ••( les apocryphes,
le Moscovite n'a pas \oulu en croire I
grecs, appelés en témoins par tes patriarches, il l'en
tenu obstinément à ies missels ilavone, égalée par lui aux
Écritures. Chez lui, le côté local, national .le II
prévalu sur le coté œcuménique, catholique, il n'a plus
connu que son Église, que Sa liturgie, que les traditions,
et il l'y est aveuglément cantonné, comme si la révélation
avait été faite m paléoslave, ou comme si la Russie était
tout le bercail du Christ. Aussi a-t-on pu dire que le raskol
n'a pas été seulement la vieille foi, mais la foi russe5.
Chez le Moscovite du dix-septième siècle, rattachement
auxformes extérieures du culte était d'autant plus vif que
Moscou se méfiait des tenlatives des papes et des jésuites
1- Voyez A. Rambaud, La Russie épique.
2. Voyez plus haut, liv. II, chap. n.
3. Vladimir Solovief, Religiozuyia Omovy jizni • Appendice.
340 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
pour la rapprocher de l'Occident. En laissant loucher à
ses cérémonies traditionnelles, le Russe pouvait craindre
de se laisser romaniser et, comme les grecs- unis de
Pologne, d'être à son insu incorporé à l'empire spirituel
des papes. C'était par une aveugle fidélité à l'orthodoxie
que le vieux-croyant se soulevait contre la hiérarchie ortho-
doxe. Dans leur crainte de toute corruption de l'Église, le
peuple et le clergé tenaient en suspicion tous les étrangers,
même leurs frères dans la foi, que les tsars ou les patriar-
ches appelaient de Byzance ou de Kief. Demeuré, seul
de tous les peuples orthodoxes, indépendant de l'infidèle
ou du catholique, le Russe se regardait comme le peuple
de Dieu élu pour conserver sa foi. Avec la présomption
et l'entêtement de l'ignorance, ce pays, longtemps détaché
de l'Europe, repoussait tout ce qui lui en venait. Dans leur
haine contre l'Occident, contre ses Églises et sa civilisation,
certains vieux-croyants en excommuniaient la langue théo-
logique et savante. A la fin du dix-huitième siècle, un de
leurs écrivains s'indignait contre les prêtres orthodoxes
de la Petite-Russie, dont beaucoup, disait-il, « étudient la
trois fuis maudite langue latine ». Il leur reprochait de
ne point regarder comme un péché mortel d'appeler Dieu
Deus, et Dieu le père pater\ comme si la Divinité ne put
avoir d'autre nom que le slave Bog, ou comme si le chan-
gement de mot changeait le Dieu. La résistance faite par
les starovères à la correction du nom de Jésus est dans
le même esprit. Conservant la forme populaire corrompue
de rstoui, ils repoussèrent comme diabolique la forme
lissuus, directement dérivée du grec A de iHs traits on
seul un peuple isole par la géographie et l'histoire, et
comme enfermé dans sa propre immensité, une BOTté de
Chine « liivliriinc. ne connaissanl H ne voulant connaître
qu'elle-même.
l. Btotakêw i> podvigakh ttradalttêf Pokrovikago noncutyria tov*r-
ektvchikhtia >■ 1791 godou Keltief: 86orniA pvaviteklwnnykh tvicUnii o
1 II p. 2'2.'>.
LE RASKOL : LES VIEUX-CROYANTS. 341
C'était contre l'étranger, contre t'influence occidentale]
que se soulevait 1«- peuple russe en Haut contre
Nikone. Quand ils accusaienl 1«- patriarche de pencher
vers I»' latinisme ou le luthéranisme, tes rieux-croyanta
formulaient mal leur reproche. Ce n'était pas les théologies
de l'Occident, c'était son esprit el m civilisation qu'em-
pruntaient, à leur insu peut-être, le patriarche Nikon
le tsar Alexis. L'origine du rotfcoJ concorde ivec I
ration de l'influence étrangère en Ru« l'est point lu
un l'ait accidentel. C'est que le njhisnn; l'ut le contren
des réformes européennes des Rotaanof. L'oeuvre de Nik
parfois attribuée à la vanité du patriarche, à -
paraître lettré, était un signe avant-coureur de la n
lulion prochaine, un symptôme du rapprochement avec
l'Occident, où, vers la môme époque, en Angleterre, par
exemple, des réformes analogues donnaient lieu à de sem-
blables querelles. En appelant la critique et l'érudition
à contrôler tes pratiques de la piété] l'ancien ermite
du Lac-Blanc cédait an courant qui, sons i
d'Alexis, sous le frère atné de Pierre le Grand, allait faire
établir à -Mus, 'nu une académie, une aorte d'univi :
clésiastique, sur le modèle de celle de Kief. Le vent d'où
qui se levait sur les plaines russes, soufflait sur
aussi bien que sur l'État. C'est dans 1«- domaine religieux
que se m d'abord sentir l'imitation européenne, e*eSl dans
la religion qu'elle rencontra te plus redoutable obstacle.
Au point de vue de l'histoire, le raskol est la résistance du
peuple aux nouveautés importées de l'Occident Ce carac-
tère du schisme, Pierre le Grand le mit dans tout son
jour; d'une révolte théologique, le réformateur fit une
révolte sociale et civile.
CHAPITRE II
Origine et caractère du raskol : ses causes politiques. Le schisme est une
réaction contre les réformes de Pierre le Grand et de ses successeurs.
Du raskol comme protestation des Vieux-Russes; il personnifie la résis-
tance aux formes de l'État moderne. — Les innovations de Pierre le Grand
données comme un signe de la fin du monde. L'empereur regardé comme
l'antéchrist. L'ère de Satan. — Condamnation de tous les usages posté-
rieurs à Nikone et à Pierre le Grand. Lutte avec l'État pour le port de la
barbe. — Le raskol et les revendications populaires contre le servage et le
despotisme bureaucratique.
Sorti d'une rébellion du formalisme moscovite contre la
correction des livres d'Église, le raskol a reçu, de la réforme
européenne de Pierre le Grand, une vigueur nouvelle et
une portée plus haute. Les adversaires des changements
liturgiques introduits par le patriarche Nikone se sontgros-
sis des adversaires des changements politiques introduits
par Pierre et ses successeurs. Le schisme est devenu une
protestation nationale contre l'imitation de l'étranger, une-
protestation populaire contre la constitution de la Russie
en État moderne. Le stardvère, le vieux-croyant, a person-
nifié l'opposition de la Russie byzantine aux mœurs nou-
velles et aux importations occidentales.
Pierre le Grand lût, malgré lui, le second promoteur du
schisme. Il est difficile aujourd'hui de se représenter l'im-
pression Faite par Pierre l" sur ses sujets, de ne fut pas
seulement «le l'étonnement, de ls stupéfaction, ce fut du
scandale. Les coutumes, les traditions, les préjugés de la
Dation étaient attaqués ouvertement, systématiquement h
parfois avec une sorte de brutalité. Le réformateur ne s'en
prenait pas uniquement aux Institutions civiles, il touchait
.1 l'Kglise, il pénéirail dans la maison, réglementant à son
LE RASKOL : SES CAUSES POUTIQU] 343
caprice la vie privée, comme les Affaires publiques. Dam
la Russie nouvelle de Pierre I r. le Vieux-Moscovite ne pou-
vait reconnaître sa patrie; il était dép n propre
pays. Des vêtements étrangers choquaient ses veux, des
appellations administratives étrangères frappaient de tous
côtés son oreille. La perturbation était partout, dans les
noms et dans les choses, dans le calendrier comme dans
les lois, iiaus l'alphabet comme dans les modes <-t le
tume. Au lieu du i,r septembre, le premier de l'an était le
i" janvier: an li.'ti de compter les années à partir do com-
mencement du monde, on comptait, comme les Latins,
depuis la naissance du Christ Les vieilles lettres slavonnes,
consacrées i ar l' - anciens missels, étaient défont]
plusieurs rej r ordre «In souverain. Le vêtement
hommes était modifié si leur menton rosé, le voile était
arraché du iront des femmes. Quelle émotion pouvait
ressentir, d'une telle en de secousses, une nation
obstinément attachée aui coutum - anoètres? Celait
comme un tremblement de terre qui ébranlait la vieille
Russie jusqu'en ses fondements.
De ces changements, tous empruntée à l'Occident] <•
à-dire aux Latins ou aux protestants, un inand nombre
avaient, pour le peuple, une valeur religieuse. En touchant
à l'ancien calendrier, à l'écriture slavoone, au eostumi
tional, Pierre le Grand continuait, am yeux de se> suj
la révolution commencée par Nikone. L'assimilation pai
sait si naturelle que, pour les vieux-cro\auts. l'œuvre de
l'un ne l'ut que la suite et la conséquence de celle de l'autre.
Cette idée se formula dans une légende séditieuse qui lit de
Pierre le lils adultérin de Nikone. La répulsion du vieux
Russe pour les innovations du patriarche s'accrut de sa
répugnance pour les innovations de l'empereur: son op-
position aux réformes civiles s'étaya de sa résistance
à la réforme liturgique. La révolte des mœurs se cou-
vrit d'un manteau religieux parce qu'elle avait été pro-
voquée par une mesure ecclésiastique et, plus encore.
344 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
parce que la Moscovie n'avait pas franchi cet âge de la
civilisation où tout grand mouvement populaire prend
une forme religieuse. La résistance nationale donna au
raskol le prestige de la nationalité, et le raskol lui com-
muniqua la force de la religion. En en mettant le siège
dans la conscience, le schisme donna aux répugnances
populaires une vigueur et une durée dont deux siècles
n'ont pu entièrement triompher.
Ce n'était point seulement contre les innovations et les
emprunts étrangers de Pierre le Grand, c'était contre le
principe môme de ses réformes, contre l'idée de l'État,
contre les procédés de l'État moderne, que s'insurgeait le
raskol. Pour le Moscovite, comme aujourd'hui pour l'Orient
musulman, comme pour tous les peuples d'une civilisa-
tion primitive, l'imitation des pratiques de gouvernement
de l'Europe se faisait surtout sentir par des charges, par
des vexations. A cet égard, le raskol fut la résistance d'une
société encore à demi patriarcale aux formes régulières et
savantes, aux formes impersonnelles et importunes des
Étals européens. 11 répugne instinctivement à la centrali-
sation et à la hureaucratie, à l'empiétement de l'État sur
la vie privée, la famille et la commune; il cherche à se
dégager de cette inflexible machine administrative qui,
dans ses rouages de fer, emprisonne toulcs les existences.
Comme le Cosaque dont la sauvage liberté se réfugiait dans
le steppe, le vieux-croyant ne se voulait pas soumettre à
ce mécanisme compliqué : il repoussait les recensements,
les passeports, le papier timbré, il repoussait les nou-
veaux modes d'impôt ou de service militaire. Encore au-
jourd'hui, il <'si des rtukolnikt en rébellion systématique
contre les procédés élémentaires de l'État, A leur antipa-
Ihle les dissidents ont, comme d'habitude, trouvé des moi ils
religieux, ils uni des arguments théologiques contre le
recensement, contre l'enregistrement des naissances et des
déOSS. Aux > i • 1 1 \ (11111 slriel \ irii\-cro\anl , Dieu seul a
droit de tenir registre dis h< <•>. témoin la Bible ci la
LE RASKOL ET L'ŒUVRE DE PIERRE LE GRAND. 345
punition Imposée à David. Parfois des dénominations
administratives accroissent les scrupules de ces hommes
simples, toujours enclins à prêter aux mots et aux noms
une haute valeur. De la, en partie, la répugnance populaire
pour la capitation, pour Vimpâi des dmes, podouefu
podal : en se révoltant contre de telles désignations,
peuple de serfs, dont l<- lait enchaîné à la glèbe,
revendiquait à sa manière la propriété de son sm
Dans leur lutte contre la tutelle et l'ingérence de l'État,
certaines Bectes oc sonl venues à Bti refus r .» toutes les
obligations impoe a habitants par tout paj - ch ilisé.
Les arrant» ou Urotmiki, en particulier, font profession de
vi\ reen guerre avec l'autorité «-i\ île, ils érigent la rébellion
eu principe de morale ou en devoir religieux. L'État, d'abord
condamné comme auxiliaire de I fut maudit pour
ses propres tendances, pour ses propres prétentions. Chose
singulière, le-> sect< - extrêmes du schisme Unirent par con-
sidérer le gouvernement de leur patrie à peu près du même
d'il que certains chrétiens des pieu, l'empire
romain encore païen. Pour ces fanetiqu oent
des isars orthodoxes devint le règne de Satan, et ce ne fut
point là une vaine métaphore; ce fut une croyance arn
un dogme.
Au bouleversement des mœurs publiques et pri\
Pierre le Grand, à loul ce qu'ils regardaient connu.' le
triomphe de l'impiété, les raskoiwki ne virent qu'une
explication : l'approche de la On du monde, la venue de
l'antéchrist Si grand était l'ébranlement de la terre russe
qu'il semblait que tout dût disparaître, l'Église, la son
l'humanité entière. La lin du monde, tel est, depuis des
siècles, le cri de la douleur ou de la stupeur des peuples
chrétiens. Nous avons vu. après des révolutions politiques
I. L'opposition de certains raxkulniks à la eapitation était d'autant plus
\i\e (pue. dans les intervalle! d'une révision à l'autre, on payait pour les
limrs mortes: e'es-t le sujet du roman de Gogol. Cet impôt, nominalement
appliqué SOI morts, paraissait à ces CûMira pteox une sacrilège profanation.
346 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ou des guerres désastreuses, dans les pays les plus éclairés
de l'Europe, en France et ailleurs, nous avons vu des
âmes religieuses, prises d'un trouble subit, recourir à
cette suprême explication des maux de l'Église ou de la
patrie, et, comme les prophètes du raskol, annoncer que
la fin était proche. Que devait-ce être dans l'ancienne
Russie, alors que, sous la main de Pierre le Grand, elle
semblait voir tout crouler autour d'elle? Déjà, lors de la
réforme de Nikone, les fanatiques avaient annoncé que la
chute du patriarche était le signe précurseur de la fin du
monde. Les jours de l'homme sont comptés, disaient-ils,
l'époque d'angoisse décrite dans Y Apocalypse est arrivée,
l'anléchrist va paraître. Et quand vint Pierre le Grand,
bouleversant tout, aux yeux d'un peuple incapable de le
comprendre, foulant cyniquement aux pieds les vieilles
mœurs et la vieille morale, les raskolniks n'eurent pas de
peine à reconnaître en lui l'antéchrist annoncé. Chose qui
montre le peu de clairvoyance des nations, le créateur
de la Russie moderne fut regardé, par une notable por-
tion de son peuple, comme un envoyé de l'enfer, et, depuis
lors, l'empire russe a été maudit, comme l'empire de
l'antéchrist, par une partie de ses propres BUJets1.
La personne même du réformateur prêtait, par certains
côtés, à cette silanique apothéose. Comme une sorte de
M' -sie, renié du peuple qu'il venait renouveler, le til>
d'Alexis fut, pour sa nation, une pierre de scandale. Non
seulement ses réformes <i\ ilesel sa réforme ecclésiastique.
l'abrogation du patriarcat qui semblait décapiter l'Église
au profil <ln Lrône, mais ses mœurs privées, mais sa con-
duite personnelle et celle de ses associés étaient, pour la
masse du peuple, une énigme peu édifiante. Le répudiation
de sa femme légitime, la tsarine Budoxie, son union adul-
I. on m ici ou i lu'on vn\;iit en lui mm i t i <- .i i i i; i i i< > 1 1 du mauvais esprit,
Pierre le Grand eut loin de faire rédiger par Stéphane lavorikl un traité sur lei
tue de VAntéchri$l\ Znaméniia prichettviia Antikhrit
LE RASKOL ET PIERRE LE GRAND. 347
tère avec une concubin*' étrangère, la mort de son fils
Alexis, dont on faisait retomber le sang sur ses mains,
tout, jusqu'à sa Banté et sux eontractioni nerveuse-
son visage, jusqu'à ses prodigieui soecès sjm ton-
nantes défaites, contribuait à entourer la raronebe «'t gigan-
tesque figure «tu réformateur d'une sorte d'auréole diabo-
lique. Ivan le Terrible avail eu non moins de vices, mais,
jusqu'en ses crimes, Ivan le Terrible était do vrai Mos-
covite, dévol «-t luperstitieux eonune le dernier de ses
sujets.
Devant un souverain t«'l que Pierre I . le trouble et la
Btupéfaction des vieux Russes étaient d'autant plus grands
que plus profond était leur respect pour leurs princes, in
tel homme, un tel «vase d'iniquité •, un tel ■ loup i- i-
pouvait-il être le vrai tsar, le (mm* bku>
rejeté lui-même le titre slave, national et biblique de t
pour le nom étranger el païen d'empereur? Le souvenir
des usurpateurs «-t de» faux Dmitri était encore vivant
Parmi ce peuple illettré et dévo i nièrent des I
qui mirent d'accord sa foi au règne de l'antéchrisl avec
son respect pour ses prino s. i - - --nt ainsi
t'ait une sorte d'histoire fantastique, dont les récits SS SOOl
secrètemenl transmis jusqu'à nos jours. Selon les un-,
avons-nous dit, Pierre le Grand est le bâtard sacrilège de
Nikone, le patriarche, et d'une telle origine ne pouvait
sortir qu'un lils du diable. Selon le» autres, le t>ar Pierre
Alexéiéviteh était un prince pieux, comme ses ancêu
mais il avait péri en mer, et on l'avait remplacé par un
Juif de la race de Danof, c'est-à-dire de Satan. Quand il se
fut emparé du trône, le faux tsar enferma la tsarine dans
un couvent, tua le tsarévitch, se maria avec une aventu-
rière allemande, et remplit la Russie d'étrangers*. Pour le
vieux-croyant, de pareilles fables expliquaient cette mons-
truosité d'un tsar russe destructeur des mœurs de la
1. Sbornik pravitelstvennykh svédénii, etc.. I. I", p. 178. 17'.'.
348 LA RUSSIE ET LES RUSSES
sainte Russie. Dans le cours même du dix-neuvième siècle,
les plus petils comme les plus grands événements de la vie
de Pierre Ier, ses vices, comme sa gloire, ont servi de preuves
à sa mission de perdition. Remportait-il, après de terribles
revers, d'insignes victoires, c'est que, aidé du diable et
de la franc-maçonnerie {farmazia), il faisait des prodiges.
A-t-il dépassé en puissance tous les souverains russes et
tous les vieux bogatyrs, c'est que Satan est le prince de ce
monde, et que son ministre s'y devait faire adorer comme
un dieu. Les faits les plus simples sont interprétés de la
même façon. Si Pierre se faisait appeler Auguste et célé-
brait le commencement de l'année au 1er janvier, avec des
fêtes et des images allégoriques, c'est qu'il voulait restaurer
le culte des faux dieux et « l'antique idole romaine Janus1. »
Dans ces fables ridicules, dans cette incapacité de com-
prendre qu'on se puisse servir d'un emblème ou d'un nom
païen sans revenir au paganisme, se reconnaît un des
trails fondamentaux du ras/col, son symbolisme réaliste, sa
manière matérielle d'entendre les images, les allégories,
les mots.
La présence de l'antéchrist une fois découverte, les sinis-
trea descriptions des prophètes furenl aisément appliquées
à la Russie ci à son gouvernement. Avec leur penchant à
chercher de mystérieuses énigmes dans les noms ei les
nombres, les fanatiques n'eurent pas de peine à retrouver
toute l'Apocalypse dans la Russie nouvelle. Ils cherchèrent
le chiffre de la bête dans le nom même de Pierre et de ses
successeurs. Chaque lettre ayant, chez les slaves comme
chez les Grecs, une valeur numérique, il s'agit, en addition-
nant le total des lettres d'un nom, d'en former le chiffre
apocalyptique de 0OT Apocalypse, un, 18). En intercalant,
doublant <»u supprimant quelques caractères el en se con-
|, ToatM cm tllémtioM m trouvant dani no écrit composé vers ikîo al
Imprimée Londraa m IM1( iooi la titra itSobraniéol niàtago Piianiia o
dan !■ dauxièma lomQd\iSbom{kpravitel$lv.$vidéniioratk .
LE RASKOL : L'EMPEREUR EST L'ANTÉCHRIST. 349
tentant de nombres approximatifs, les sectaires ont décou-
vert le chiffre diabolique dans le nom de la plupart des
souverains russes, de Pierre le Grand à Nicolas. S'il-
permettent de pareilles altérations, c'est, disent-ils, que,
pour se dissimuler, la bête foufM le chiffre qui doit la dési-
gner, en sorte qu'on peut aussi bien la reconnaître bous le
nombre 662 ou 664 que tous le nombre 666, Passant de
chaque souverain à l'empereur BO général, 1 '(/As
ont démasqué le chiffre de la bête dans le titre impérial.
Par un singulier hasard, pour tirer le nornl lyp-
tiquc du mol imperatorl ils n'<>nt qu'à supprimer la Mconde
lettre, ce qui leur l'ait dire que l'antéchrist Cache son nom
de perdition bous la lettre M1. Par une rencontre non
moins bizarre et non moins fâcheuse, le concile de Ë<
qui, après la déposition de Nikoi nmunia déflnitt-
remenl le schisme, avait été convoqué en l'année 1666.
C'était là le chiffre fatal : il ne fut révélé aux ratholnik» que
par la réforme du calendrier, lorsque Pierre substitua
l'ère duChrisI à l'ère datée de la création. Lesvieui croyants
ne manquèrent pas d'en être trappes; ce fut pour
comme une arme fournie par leurs adversaires. 0
année devint la date de l'avènement de Satan. Non contents
d'avoir fait de leurs souverains une série de ministres du
démon, certains de ces défenseurs de la vieille Russie ont,
à l'aide d'une anagramme, l'ait de leur propre patrie la
mystérieuse contrée maudite des ii. %[ la
Russie, Russa, qu'ils reconnaissent dans r.t>»«, de la
Bible, c'esl à elle qu'ils appliquent les anathèn
prophètes contre Ninive et Babylone.
Pour les raskolnila, le signe de l'enfer ne fut pas seule-
ment dans le titre et le nom de leurs souverains, il fut
dans toutes leurs innovations, dans toutes leurs importa-
1. Sobranié ot tvialago Pitaniia •> ÀHtîkhriité; Sbornik prmvùehtv.
svédénii o rank., t. II. p. -2J7. Comparer le lome l", p. 179.
350 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tions de l'étranger. La Russie étant sous le règne du
« diable, fils du démon », les vrais fidèles devaient repous-
ser tout ce qui s'était introduit dans leur patrie depuis les
années de Satan. Favorisée par cette notion de l'antéchrist,
la lutte du raskol contre la réforme européenne et l'Étal
moderne s'étendit à tout ce qui venait de l'Occident. Nulle
part ne se montrent mieux au jour les principaux traits du
schisme: son étroit formalisme et son allégorisme grossier,
son culte aveugle du passé, son exclusivisme national. Il
donna ce singulier spectacle de sectes populaires mettant
à l'index tout ce qui venait du dehors, tout ce qui était
nouveau, les objets de consommation matérielle comme
les découvertes de la science. Tandis que l'Europe s'enri-
chissait des productions des deux Indes, le vieux-croyant
leur fermait obstinément sa porte. Il condamnait l'usage
du tabac, l'usage du thé ou du café, l'usage du sucre; trans-
portant le culte des anciennes mœurs dans le boire et le
manger, il dénonçait la plupart des denrées coloniales
comme hérétiques et diaboliques. Tout ce qui était posté-
rieur à Nikone et à Pierre le Grand fut proscrit par les
défenseurs des vieux livres. Un sectaire défendit de se
servir des routes pavées, parce que c'était une invention
de l'antéchrist; plus récemment, un autre enseignait que
la pomme de terre était le fruit à laide duquel le serpent
avait séduit la femme.
Le n ieux-croyant s'entourait d'une muraille de scrupules
cl de préjugés, se retranchant dans son ignorance station-
nain' ri excommuniant à la fois toute la civilisation. Aux
ordonnances de Pierre l'r enjoignant de changer de vêle-
ment, «le calendrier ou d'alphabet, le raskol répondit par
un décalogne nouveau: tu ne te raseras pas, in ne fume-
rai pas, tu n'useras pas de SUCre, etc. Dans le nord de
l'empire, où Ht sont plus aombreuxel plus stricts, beau-
coup de raikoUnikt se font encore scrupule de prendre
du tabac, ■ L'herbe trois fois maudite , ou de mettre du
lUCre dans leur thé. Cd répugnances s'appuient chez eux
LE RASKOL : RÉSISTANCE A IX NOUVEAUTÉS. 351
sur des argument- tirés de 1 Écriture et, le plus souvent,
empreints du plus grossier réalisme. Le rieux-croyant qui
ne fume pas s'autorise de ce mot de l'Évangile : Ce n'est
point ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille,
c'est ce qui en sort M. m- \n, 16). Il ajout.- que l'homme
qui fume se rend semblable su diable, dont la bouche
exhale une fumée empestée. Le \ i«u \-t r..\ anl qui répn
le sucre se fonde sur ce que les raflineries emploient
du san-, <i que L'Écriture défond do se Dourrirda
bêtes, prohibition qui semble avoir été plui mpa
respectée en Russie qu'en tonl autre paye ehrétieu< A en
croire un dicton des Star ''lui qui fume du t
chasse l'esprit saint, celui qui prend du ri trappe
de la foudre, celui qui prend du thé ne
En dépit de tous les arguments théol te wal
motif de l'antipathie du vieux-croyant pour telle ou telle
denrée, pour tel mi 1.1 U| -I sa DOOVeauté,
récente introduction en Russie. Pour la manière «le rivre
comme pour la roi, pour la table de même que pour le
culte, il prétend rester tidèle sus pratiques de ses ano !
In jour, «lit-on, un roikolmk et un orthodoxe étant à I
ensemble, le dernier prit un i Ohl le poison diabo-
lique! s'écria le premier. — El t'eau-de-vie? répondit
compagnon. — Le \ in (vinu. en russe on appelle ainsi
l'eau-de-vie . h- vin, reprit h- rieux-croyant, était appr
de notre grand-père Noél — Eh bien, répliqua l'autre,
prouve-moi que Noé ne fumait pas. i Chez ce peuple aux
mœurs encore patriarcales, l'antiquité est | qoj
décide -ans appel. .Ne te moque pas des vieillards, dit
une maxime des raskulniks, car le vieillard sait les vieilles
choses et enseigne la justice. »
En tout conflit politique ou religieux, les partis ont
1. In actes proverbe, eiW pu M. Ralston, m plaint qu'une Dècbe eaéaoiae
ait volé jus.ju'it» Russie .i MBoil an foncée au essor da paysan. Malgré cela,
1.' thé ne semble plus exciter chez les ratkolnika la même antipathie que le
tabac.
352 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
besoin d'une bannière, d'un signe extérieur visible à tous
les yeux, accessible à toutes les intelligences. Comme,
en plusieurs pays modernes, les questions politiques ou
sociales se symbolisent dans la couleur d'un drapeau, ainsi,
en Russie, dans la lutte entre l'entêtement populaire et la
propagande européenne, la barbe devint le signe de rallie-
ment des vieux Russes, l'emblème de la nationalité et des
vieilles mœurs. Le combat engagé autour du menton mos-
covite fut moins puéril qu'il ne le semble. Déjà, longtemps
avant Pierre le Grand, les imitateurs de l'Occident avaient
commencé à se raser, contrairement à l'habitude orientale
observée par toutes les classes du peuple russe. Sous le
père du réformateur, un des chefs du raskol, le protopope
Avvakoum, dénonçait déjà les hommes « à la ligure liber-
tine », c'est-à-dire au visage rasé. Comme d'habitude, les
vieux Russes mettaient en avant des scrupules religieux,
ils alléguaient d'abord les prohibitions du Lévitiqw1,
ensuite les anciens missels et les décrets du Stoglaf, sorle
de code ecclésiastique attribué à un concile national. La
défense de se couper la barbe, d'ordinaire faite uniquement
au clergé, avait été peu à peu étendue à tous les fidèles
orthodoxes. L'une des objections d'Ivan le Terrible au
jésuite Possevin, c'cstque les Latins se rasaient et permet-
taient le rasoir à leurs prêtres*. Les patriarches, qui jusqu'à
Nikonen'étaienl jruère moins formalistes ni moins opposés à
toute importation des mœurs étrangères que Leurs futurs
adversaires «lu roekol, les patriarches avaient condamné
l'usage de ie couper la burin1 comme «une coutume héré-
tique défigurant l'image de Dieu el rendanl l'homme sem-
blable aux chiens el aux chats1 .c'est là le principal argu-
ment Ihéologique des ennemil du barbier; c'est ainsi qu'ils
I. « Vour ne BOOpWM pu M KMld Im COilM M voire clie\elure i't vous m
oini da rôti* bwbt i 1/ Mtigue, ta, '.'7. cf. m, 6), Ce pa
a inspire mu juifs mm moiii l pour la liai lie.
I'"ssevill fut lielirellX de l'epi nulle que le pape l,n ■,,!,,■ X. 1 1 1 portait toute
m liai lie Ltrptgay, Un otéitragt ponHfiotU mi uiêièiM tièol$} p. 130.
i I. \IY, p. Vil, 27«.
LE UASKOL : LA BARBE. 353
interprètent le verset de la Genèse : Dieu lit l'homme à son
image. Pour combattre cette singulière i . un des
évoques de Pierre le Grand, Dinitri de Rostof, composa en
vain un Traité ntr V imagé et la ranemManee de Dùnt dans
l'homme1. L'image de Dieu est la barbe, <•( ia ressem-
blance la moustache , ecrivail encore un raikohnk
1830». Voyez, disent les rieux-croyants, royea le Chrisl
et les saints des anciennes ta al la bai
Pour leur répondre, tes théologiens orthodoxes onl d
mettre à la recherche des rares Minti imberbes de lleono-
graphie byzantine. Au fond, c'était toujours, chea ces
hommes simples, même attachement aui formes ••' dm
symbolisme dans le même réalisme* Gomme an texte de la
parole divine, il [usent à rien laisser changer à
l'œuvre rivante de Dieu; comme ils renient que chaque
mot, chaque lettre de l'office sacré ail nne râleur proj-r.'.
ils n'admettent point que le i » « » î I dont le Créateur ■ fourni
les joues de l'homme puisse être - aiflcatton. A 1
yeux, c'est la marque dislinciive du risage mâle, le -
naturel de la supériorité de l'homme sur la femme]
laisser dépouiller, c'esl déformer l'œuvre divine en L'effé-
minant, c'est une sorte de mutilation et comme de castra-
lion de la virilit
Gomme le double alléluia ou la croix à huit branches, la
barbe a eu ses martyrs, a P&ersbourgmeme, sous Alexan-
dre II, en 1874, un .uns. rit destiné à la marine refusait
1. RcusoujtMnii o tenue bajii ipodobié v tchélovéké. 1707. Dl -
m'As disaient au même prékd : Nom aimons autant nous laisser couper la
tête que la barbe. — La tète ropoqinora I elle? répliqua l*év6ejM.
2. Oglachenia BoudaAvcva, Befcèdo-Femti, p.
S. L'anecdote suivante montre la méthode d'argumentation des vieux-
civ\ants et de leurs ai. \ certaine- nfeolwifct et I— ttfca*
doxes de Moaeoa avaient au Kremlin des discussions publiques. « L'homme,
disait le champion des vieux-croyants, a été créé avec la barbe; par suite.
se raser, c'eat mutiler l'image de Dieu. — Point du tout, répondit l'ortho-
doxe; l'homme ■ été crée imberbe; la barbe lui a poussé après la chute,
l'âge de l'innocence, les enfants: ils naissent sans barbe; elle ne leur
vient qu'à l'âge où ils commencent à pécher; donc, en se rasant, l'homme
retourne à sa forme primiti\
m. 23
354 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
obstinément de permettre au rasoir d'approcher de son
visage, et, plutôt que de manquer à sa religion, se faisait
condamner à une peine de plusieurs années, pour révolte
contre ses chefs. De tels scrupules ont amené le gouverne-
ment à laisser la barbe à certains corps de troupe, en
majorité vieux-croyants, aux Cosaques par exemple. Pour
triompher des répugnances populaires, Pierre le Grand
usa de tous les moyens : il échoua ; la barbe a vaincu le
réformateur. Les tsars ont dû laisser tomber en désuétude
les nombreuses lois de leur Sobranié Zakonof sur la barbe
et les barbus. En vain, ne pouvant raser de force tous les
récalcitrants, Pierre avait imaginé d'imposer une taxe aux
longues barbes; en vain, il avait mis, sur les plus ardents
défenseurs des anciennes coutumes, sur les raskolniks, un
double impôt. Quand il leur interdisait d'habiter les villes
et qu'il les privait de droits civils, quand il les obligeait à
porter, comme signe distinctif, un morceau de drap rouge
sur l'épaule, Pierre ne faisait que désigner les vieux-
croyants au respect du peuple, comme les plus courageux
représentants des traditions nationales.
Devant une telle attitude vis-à-vis de la civilisation, il
est difficile de se méprendre sur le caractère social du
schisme. C'est une protestation populaire contre l'invasion
des mœurs étrangères. C'est une réaction contre la réforme
de Pierre le Grand, un peu comme l'ultramontanisme
moderne est une réaction contre la Révolution. Les staro-
Bonl les défenseurs des anciennes mœurs, dans le
domaine civil comme dans le domaine religieux. Le vieux-
croyant esl le vieux Russe par excellence, c'est le slavophile
du peuple, le slavophile Conséquent jusqu'à l'absurdité.
It.ins sa révolte contre l'autorité, il ressemble moins au
jacobin qu'au Vendéen. Le vieux-croyant est le rélraclairc
moscovite persistant à travers les transformations de la
i • nouvelle. C'est le Russe repoussant l'Europe pour
demeurer asiate, a col égard, le schisme est le trait le plus
oriental de la Russie.
LE RASKOL : SON CARACTÈRE RÉTROGRADE. 355
Comme l'Orient, leraskoi s'est enchaîné ans forme» exté-
rieures, il glorifie l'immobilité et veut maintenir la société
dans un moule traditionnel, au risque de l'y pétrifier.
Comme l'Orient et comme l'enfant, il place la et la
science à l'origine dea civilisatione ; il ne croil I rien de
bon en dehors des leçons de l'antiquité; il estime que les
pères valaient mieux que leurs fils; il regarde l'ancienne
manière de vivre comme préférable un temps p
C'est à ce point qu'on peut se demander si, su lieu d'être
le principe de rattachement anj vieilles mœurs, le rasfeoJ
n'en est pas plutôt la suite. Bon respect do
de l'antiquité, il !<■> porte là où la religion n's rien I i
ou, mieux, ce respect du passé est le fond même d
religion.
Ainsi envissgé, le vieux-croyant est rétrograde, il
opposé au principe du progrès, c'est le héros de la routine
et le martyr du préju - feus sont d'ordinaire ton:
en arrière; s'il rêve des réformes, c'est le plus souvent un
retour au bon vieux temps légendaire. Dans ss lutte contre
le pouvoir, il en est resté à l'ancienne conception de la
souveraineté. « lu tsar au lieu d'un empereur », telle
la devise politique de la plupart des dissidents, COmm
la majorité du peuple. On montrait un jour l'empereur
Alexandre 11 à un conscrit rotffo&ttfc. Ce tt'CSl pas là un
tsar, dit le conscrit, il a des moustaches, on uniforme, une
épée comme tous nos officiers; c'est un général comme un
autre. Pour ces adorateurs du passé, pour ces dévots du
cérémonial, un tsar est un homme à longue baron, à lon-
gue robe» comme dans les anciennes images. Lee pieux-
croyants sont les représentants outrés de l'esprit station-
naire avec lequel le gouvernement russe est obligé de
compter. L'aveugle résistance faite à la réforme liturgique
montre quels obstacles peut eut encore rencontrer dans la
nation quelques-unes des mesures qui, partout ailleurs,
sembleraient les plus simples1.
1. Voyez plus haut. liv. II. chap. iv, p. 137.
356 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Par son principe, le 7-askol est conservateur, réaction-
naire même; par son attitude vis-à-vis de l'Église et de
l'État, par les habitudes que lui ont données deux siècles
d'opposition et de persécution, il est révolutionnaire, par-
fois même anarchique. Il y a entre toutes les autorités une
secrète connexité ; le rejet de l'une mène au rejet de l'autre.
Une fois, dit un historien russe1, qu'il a repoussé une
autorité, l'homme se montre enclin à s'affranchir de toute
puissance, à s'émanciper de tous les liens sociaux et mo-
raux. Ainsi les Hussites en rébellion contre Rome abou-
tissent vite aux Taborites en rébellion contre la société;
ainsi Luther mène aux anabaptistes. Le même phénomène
s'est répété en Russie, comme en Angleterre et en Ecosse.
Une fois entraîné par l'esprit de révolte, le schisme a été,
malgré lui, poussé vers la liberté ; certaines de ses sectes
sont arrivées, en théorie comme en fait, à la licence la
plus effrénée. Il y a là un de ces contrastes si fréquents en
Russie, une anomalie apparente qui fait que, dans sa pa-
trie, le rashol a été jugé de tant de manières différentes.
Les plus opposées de ces vues ont une part de vérité. Ce
mouvement, réactionnaire dans son point de départ, a pu
être regardé comme une revendication de la liberté indivi-
duelle et de la vie nationale, vis-à-vis du gouvernement et
de l'autocratie. Et de fait, il l'a été à sa manière, à la façon
des réfractaires et des contrebandiers, à la façon des défen-
Beore des abus et des préjugés. Ce que revendiquaient
les starovères, c'était bien la liberté, telle que l'homme <lu
peuple L'entendait, liberté de ses mœurs et de ses allures,
liberté de ses superstitions etde son ignorance) sans que
cela cul rien de commun avec la Liberté politique, s'il
repousse (oui ce qui vient de l'étranger, le vieux-croyanl
peut être réformiste en ce qui lui semble conforme à la
tradition nationale, conforme aux Intérêts du peuple, du
paysan el de L'artisan. Comme loul mouvemenl populaire,
I. Sc.li.virf, Utoriia !>■ U L Mil. p, 1 l:i.
LE RASKOL : SON CARACTÈRE DÉMOCRATIQUE. 357
le raskol est en effet essentiellement démocratique; dans
quelques-unes de ses sectes, il est même socialiste et
communiste.
Deux choses surtout ont contribué à donner au raskol un
caractère démocratique, en an nui même libéra] : te
vage des paysans el le despotisme bureaucratique. L'explo-
sion du raskol Buiril d'un demi-siècle environ l'établi
inenl du servage: ce ne fut pas là une simple coïncidence.
Le schisme dut beaucoup de sa popularité', beaucoup de
sa vitalité, à l'asservissement de la nasse de la nation.
L'esclave se complut à garder une foi différente de «elle de
ses maîtres, el partout l'esclavage est no toi propice aux
scrds. pour ce peuple de serfs, le rottoJ fut, à son insu,
une revendication de la liberté de l'Ame, de la digniti
l'homme, contre !<• seigneur, contre l'État, contre l'Église.
Criait celte dignité, c'était cette liberté que le i ieux-eroyant
défendait dans son signe de croii el dans sa barbe. A tous
les opprimés, le raskol offrit un refuge m irai, parfois
même un refuge matériel. Ce fut un asile ouvert I tous
adversaires du seigneur et de la loi, un abri pour le serf
fugitif, comme pour le Boldal déserteur, pour les débiteurs
publics, connue pour les proscrits de toute sort oint
de vue, le raskol fut une forme inconsciente de l'opposition
au Bervage de la glèbe et à l'autocratie bureaucratique.
là vient que les vieux-croyants sont an plus grand nombre
chez les éléments les plus récalcitrants de la Russie, au
nord, parmi les paysans libres, les anciens colons de Nov-
gorod, au sud. parmi les libres Cosaques de la steppe. La
résistance religieuse et la résistance civile t jointes
el soutenues l'une l'autre. Cette union fit la force des
grands mouvements populaires du XVU" et du xvme siè-
cle, des insurrections des -drcltsy à la révolte de Stenka
Ua/.ine et de Pougatchef. Par ses causes comme par ses
excès, la rébellion de Pougatchef rappela singulièrement
les pastoureaux et les anabaptistes de l'Occident, au temps
où le servage régnait aussi en Europe. Dans la grande
358 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
jacquerie russe et dans toutes les séditions qui promet-
taient au peuple l'émancipation, les vieux-croyants parta-
gèrent le premier rôle avec les Cosaques, dont le plus
grand nombre étaient leurs coreligionnaires. Entre ces
deux formes de la résistance nationale il y a une naturelle
parenté : toutes deux personnifient également le génie et
les préjugés du vieux Russe; toutes deux furent, avant
tout, une protestation populaire, si bien que l'on pourrait"
dire que le vieux-croyant n'est qu'un Cosaque religieux, qui
transporte dans la sphère spirituelle les instincts des cava-
liers du Don1.
1. Les skytes ou ermitages des vieux-croyanls ont souvent servi de centre
auv plus ardents défenseurs de l'autonomie cosaque. Voyez Vitevski, Raskol
v Ouralskom voïské (1878).
CHAPITRE lil
Évolution du raskul. Aperçu gfeénl -le la marche du schisme. Avec quelle
logique il m développe, I ItualiMtetpi rgé. — Comment
continuer le culte sans hiérarchie? Le raskot coupe eu deux camps:
popooUy et bespopooUy ou saus-prétres. — l'oint de d leux
partis. Par quoi remplacer le - MMte? A qejol ai arri-
vent les groupes OTlrflWM l'ius de pr-tres, plus de ! - Comment
expliquer la disparition des larromaalsT Pat l'approche delà lia di
monde, Le règne de l'antéchrist Ponr y échapper, eertaii
courent a la mort violente, l.a rédemption par le suicide et le 1
feu. — Le iiiilleiianMin- et l'attente d'un nouveau Messie. Comment -
léoa a été ajuelqaefoji pii^ pew ea Maaaja. I m milléoai
l'émancipation des serfs. — Comparaison entre les sectes russes et les M
américaines.
Rien de plus logique que les religions, rien de pins
conséquent dans ses déductions que l'esprit Ihéologique.
Dans les espaces élhérés, à travers l'obscurité d
tères où elle se nient, aucun obstacle D'entrave le vol de la
pensée religieuse; les faits matériels Boni impoie
l'arrêter, rien ne la force h se détourner de son chemin.
Chez le nxskolnik, à la logique naturelle de respril théo-
logique s'ajoute la logique innée ^^ l'esprit russe. Bn
effet, un des traits du caractère grand-russien est !<• goût
dea conclusions rigoureuses. Le Russe aime à tirer d'un
principe tout ce qu'il contient: il ne craint pas d'aller jus-
qu'au bout de ses idées, jusqu'à l'extrémité de ses rai-
nements. C'est là une des causes de l'esprit de secte, de
la multiplicité et de la spontanéité des doctrines singu-
lières qui s'agitent dans ce peuple. Si ce penchant logique
le conduit souvent à la bizarrerie OU à l'absurdité, il donne
(à la marche du schisme, jusqu'à travers ses déviations, une
360 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
curieuse régularité. Dans sa diversité même, le raskol
garde une remarquable unité. Il en est de ce mouvement
spirituel comme d'un phénomène physique : le désordre,
l'accident n'y sont qu'une apparence; en en connaissant
le point de départ, on en eût pu prévoir le terme et toutes
les complications. Les sectes issues du raskol ont beau
présenter l'aspect d'un chaos, il n'y a, pour en saisir la
mystérieuse ordonnance, qu'à les regarder du haut de
leur point de départ historique.
Dès l'origine, le schisme moscovite se trouva en pré-
sence d'une impossibilité qui eût rebuté des hommes
d'une foi moins robuste. Les vieux-rilualisles se soule-
vaient pour le maintien du cérémonial et du rituel, et ils
se voyaient obligés de renoncer aux rites et aux céré-
monies les plus vénérables, faute de prêtres pour les
accomplir. Du premier coup, les défenseurs de la vieille
foi se voyaient hors d'état de la pratiquer. Lors de la ré-
forme de Nikone, un seul évêque, Paul de Kolomna, avait
embrassé le parti des anciens livres. Emprisonné et peut-
être mis à mort, il périt sans avoir consacré d'évêque. Par
ce seul fait, le raskol se trouva sans épiscopat et, par suite,
sans sacerdoce. L'orthodoxie orientale n'est pas seulement
une doctrine, c'est avant tout, comme l'a dit du catholi-
cisme M. A. Réville, « une manière de constituer la commu-
nion de l'homme avec Dieu, par l'intermédiaire d'un sacer-
doce organisé, dont 1rs membres se transmettent succes-
sivement, sans interruption, les pouvoirs divins qu'ils
tiennent 'lu Christ ' ». Avec la morl de Paul de Kolomna,
1,1 chaîne qui reliai! les vieux-croyants au Sauveur était
briser, le schisme était à jamais privé des pouvoirs que le
Chris! i légués I ses apôtres et suis lesquels il ae peut y
avoir ni prêtres ni Église.
i.c raskol paraissait perdu dès ses premiers pas, il sem-
1. a. iti Mlle, n-.'i/iisc da ancien» oatholiguet de Hollande t dans la/îcime
det Dcu.r Monde» 'lu l.'> mai
LE RASKOfc : SES DEUX BRANCHES. 361
blait, pour ainsi dire, mort-né. Commenl Borlir de l'ex-
trémité où il l'étail laissé acculer - j la ni pas revenir
en arrière, il n'avait devant lui que detu idmettre
tes prêtres consacrés par une Église qu'il réprouvait, ou se
passer de clergé, bien que, mua i I ne nul célébrer
le culte pour lequel les rieiu util s'étaient révoltés,
leux solutions étaient presque aussi contradkti
l'une que l'autre: elles eurenl chacune leurs partisans. Au
premier obstacle, te schisme le divise eu dota
qui, depuis deux siècles, demeurent hostiles. ■ il a
pas de christianisme sans sacerdoce, disaient les ans.
Pour avoir suivi l'hérésie de Nikone, Il russe n'a
pas perdu les pouvoirs apostoliques, lacAtrolofM*, le droit
de consacrer des évéques et des par rimposition
des mains. Leur ordination étant valable, pour avoir un
Clergé, nous n'avons <ju'à ramener à DOUS et auv sndens
rites les prêtres de l'Église oflicielle. » — Non, répli-
quaient les autres, en quittant les anciens livres, en ans-
thématisant les anciennes traditions, ■ i;i secte nikoniennc
a perdu tout droit à la succession apostolique. Le clergé
officiel n'est plus une Église, c'est la synagogue de
Satan ». Toute communion - ministres de l'enfer
est un péché, la consécration île ces évôqi itats une
souillure. En adhérant aux anathèmes des prélats rut
cintre les \ieux rites, les patriarches orientaux mit par-
tagé leur hérésie. Avec la chute de l'épiscopat i péri
l'orthodoxie; il n'j a plus de BuccessMM spostolique, plus
de sacerdoce légitime. »
Dès la première génération, le se trouvait ainsi
coupé en deux partis: lesjtMpov<aytqui gardent des prêtres,
et les bexpopovbyi ou sans-prêtres, qui repoussent t<mt
sacerdoce. Pour avoir encore un clergé, les pqpovfty étaient
obligés de recourir à des transfuges de l'Église officielle,
et par là restaient dans sa dépendance. Nous verrons com-
menl, au milieu du dix-neuvième siècle, ils ont réussi à
se procurer un épiscopal et toute une hiérarchie ecclésias-
362 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
lique indépendante. En gardant un sacerdoce, quelque
peu nombreux et quelque ignorant qu'il fût, les popovtsy
conservaient les sacrements et toute l'économie du chris-
tianisme orthodoxe. En dépit de l'inconséquence d'admettre
les prêtres d'une Église qu'ils rejetaient, ils pouvaient
en demeurer au point de départ du schisme et se main-
tenir sur le terrain des premiers vieux-croyants.
Pour les bezpopovtsy, au contraire, il est presque impos-
sible de trouver un point d'arrêt sur la pente où les en-
traîne une logique implacable. En renonçant au sacerdoce,
ils renoncent à l'orthodoxie ou, au moins, au culte ortho-
doxe. Avec le sacrement de l'ordre disparaissent tous les
sacrements administrés par des prêtres. Des sept canaux
traditionnels de la grâce divine, un seul, le baptême, reste
ouvert aux hommes ; les six autres sont clos et taris pour
jamais. Ainsi, du premier coup, les bezpopovtsy en sont
arrives à l'anéantissement du principe du culte chrétien.
Les vieux-croyants les plus rigides ont été précipités par
l'aveugle logique dans la plus manifeste des contradictions.
Pour sauver tous les rites, ils ont sacrifié les plus essen-
tiels; pour garder le signe de la croix à deux doigts et le
double alléluia, ils ont rejeté les sacrements sans lesquels
il n'y a plus de vie chrétienne, plus de lien visible entre
l'homme et Dieu. C'est en abolissant le ministère sacré
et le Berviee « livin qu'ils protestent contre les légères
atteintes portées par l'Église à leurs pratiques de dévotion.
Faute de sacerdoce, en repoussant les prétendues innova-
tions de Nikone, les bespopovtey ouvrent la porte à toutes
les fantaisies de l'esprit de secte. Par leur opiniâtre atta-
chement ;ï l'antiquité, ils s'exposent à toutes les nou-
veautés*.
La triste solution à laquelle aboutissaient les sans-
pTdtres u«' pouvail satisfaire i<i goûl du cérémonial cl
l'amour de II tradition <|iii avaient provoqué le schisme.
Comment combler !<• vide laissé dans le christianisme par
la disparition «lu sacerdoce cl des sacrements? Toute l'an-
LE RASKOL : PLUS DE SACREMENTS. 363
cienne loi orthodoxe était devenue inexécutable sans
abrogée. L'abîme où ils s'étaient laisfé pousser avait de
quoi troubler lea sectaires les plus résolus, aussi, parmi
ces bespopovtsy, d'accord pour repousser le sacerdoce, sur-
girent bientôt de Dombreuses divisions, ici des hésitations
et des compromis, là de folles rêveries al dTéxtrovagantes,
parfois de lauvages doctrine s.
Les plus timides ou les plus éprit du évite m refusaient
à croire qu'un chrétien put fivre et -■< t lans les
moyens de salut institués par le Christ, lis cherchèrent ;'i
suppléer aux sacrements disparus : la piété éperdue usa
de toute surir d'inventions, de toute sorte de Btratagèmea
pour se consoler si souvent i r se tromper elle-mémei
Privée de sacrements, elle tentait de s'en donner le simu-
lacre. Le prêtre ordonné pour absoudre n'étant plus là,
certains sectaires se confessent à leurs parfois
môme à des rem s. et le confesseur, qui ne peut remettre
le péché, en promet au pénitent le pardon au nom de Dieu.
Sans prêtres pour consacrer l'eucharistie. |< itl'a-
mées de la chair du Chris! ont eu recours à des Sgures
ou à des souvenirs du divin sacrement Pour cette pseudo-
communion, les ans ont imaginé des rites gracieux, d'an-
1res des cérémonies sanglantes et terribles. Ici c'étaient
des rai8ins secs distribués par la main d'une jeune tille;
ailleurs, chez une secte qui no se rattache, il est \rai,
qu'indirectement au ratkol, c'était, prétend-on, le sein
même d'une jeune vierge qui servait de nourriture eucha-
ristique. Un groupe de frespopoofsy, appelés les bàill
soutient que le Christ ne peut dérober aux fidèles le o
et le sang immolés pour les hommes. Dans leur office du
jeudi saint, ils demeurent la bouche ouverte, attendant
cpie les anges, les seuls ministres qui soient restés à Dieu,
viennent les abreuver d'un calice invisible.
Ainsi faisaient, pour sortir du gouffre spirituel où les avait
précipitées le raskol, le< âmes les plus tendres ou les plus
exaltées. Tout autre est la conduite des plus résolus, des
364 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
plus rigoureux théologiens, entraînant derrière eux le plus
grand nombre de bezpopovtsy, car, dans les religions, la
logique l'emporte encore sur la piété et la tête sur le cœur.
Ceux-là ne reculent devant aucune conséquence de leur
doctrine et repoussent tous les subterfuges de la dévotion
en deuil. Il n'y a plus de sacerdoce, et il n'y a plus de
sacrements que celui que peuvent administrer les laïques,
le baptême. Aucun simulacre ne peut suppléer aux autres.
Ces chaînes sacrées par où l'Église rattachait la terre au
ciel sont brisées, un miracle seul peut les renouer. En
attendant, les vrais chrétiens sont pareils à des naufragés
jetés sur une île déserte, sans prêtre parmi eux. Il n'y a
plus d'eucharistie, plus de pénitence, plus de saint chrême;
chose plus grave encore, il n'y a plus de mariage. Le
prêtre seul a le droit de donner la bénédiction nuptiale;
plus de prêtres, plus d'époux.
Telle est la dernière conséquence du schisme, tel est
l'écueil où viennent échouer les sans-prêtres : plus de ma-
riage, parlant plus de famille, plus de société. Par où
réconcilier une telle doctrine avec le cœur de l'homme,
avec l'ordre social, avec la morale elle-même? Le mariage
esl la pierre d'achoppement des bezpopovtsy, le nœud prin-
cipal de leurs discussions et de leurs divisions; sur ce
point se voient parmi eux toute sorte d'aberrations, par-
fois corrigées par les plus bizarres compromis. Les plus
pratiques conservent l'union de l'homme ci «le la femme
comme une convention sociale; les (tins logiques érigent
le célibal en obligation générale. Le profit n'en est point
toujours pour L'ascétisme. Comme il esl souvent arrivé
dans l'histoire religieuse) la sensualité charnelle et le
mysticisme contractent parfois, chez 1rs sectaires russes,
une strueuse alliance. On en o vu prêcher h pratiquer
l'indépendance de l'amour, l'union iil>i<' des sexes, la corn-
munauté des femmes. <>u a vu, au fond «lu peuple russe,
les plus j i hérésies de l'antiquité h <iu gnosticisme
se mêler au pins romanesques et aux plus malsaines
LE RASKOL : BON DERNIEB TERME. 365
des utopies modernes. Bans tomber en de tels excès, la
plupart des théologiens de la beapopovttchàne, en mainte-
nant la prohibition du mariage, proclament les plus élran-
maximes. A leurs yeux, la débauche, qni n'est qu'une
faiblesse accidentelle, est un moindre péché que le ma-
riage, qui, proscrii par la fol, devient une sorte d'apostasie.
Se taisant une morale i rebours, à l'étal conjugal ils pré-
fèrent le concubii ce dernier le libertinage. Mieux
vaut, «lit dans sou cynique langage un de leurs plus
res docteurs1, mieux vaut rivre avec une béte qu
une jolie iill<', mieux raut hanter différentes femmei
secret que d'habiter avec une seule publiquement ■ Voilà
où en sont venu-, les pin-, scrupuleux défenseurs des rieui
rites. Emportant avec eux quelques anciennes cérémonies,
ils sont sortis non seulement de la morale chrétienne,
mais de la morale naturelle. (>> sectes,déjà en lutte i
l'Etal et la ei\ ilisation moderne, m arrivent à nier le prin-
cipe même de la société.
i.es plus fanatiques des hommes ne peuvent en r< nir à
de telles conclusions sans en être effrayés. En renversant
tout le culte et la morale du christianisme, les h tpopo
ont besoin de s'en justifier eux-mêmes. — Le Christ a
délaissé l'Église et l'humanité. Gomment a-t-il pu les frus-
trer des sacrements et des moyens de salut qu'il leur avait
légués? Comment a-l-il laissé la main des impie-, rompre
les liens qu'il avait noués entre l'homme et Dieu? — A
cette terrible énigme il n\ a qu'une explication. Cette
chute du Bacerdoce et de l'Église, ce triomphe do l'iniquité
et du mensonge ont été prédits par les prophètes. <
l'heure marquée dans l'Écriture où les saints mêmes
seront ébranlés, où Dieu semblera livrer ses enfants
à l'adversaire. L'Église sans prêtres est l'Eglise veuve
1. Kovyline, cité par N. Popof, Chlo lakoé sovrêmennoé staroobriad-
tchestvo v Iiossii, p. 3'».
366 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
annoncée par Daniel pour les derniers jours du monde.
— Le raskol arrivait ainsi par une nouvelle route, par
la théologie, à cette croyance au règne de l'antéchrist, où
nous l'avons déjà vu aboutir par un autre chemin, par son
aversion des réformes de l'Église et de l'État. Le règne de
l'antéchrist a commencé, telle est la doctrine fondamentale
du raskol et surtout de la bezpopovslcfiine. A la clarté de ce
nouveau dogme, toutes les contradictions des sans-prêtres
s'expliquent et se justifient. On voit pourquoi il n'y a plus
de sacerdoce, plus de mariage, plus de famille. A quoi bon
s'unir à une femme, à quoi bon conlribuer à la propaga-
tion de la race humaine, lorsque la trompette de l'ange va
sonner la fin de l'humanité?
L'approche de la fin du monde était annoncée dès avant
Pierre le Grand, et, près de deux siècles après lui, les
arrière- neveux des vieux-ritualistes, qui l'avaient procla-
mée, ne sont pas encore las de l'attendre. Comme les chré-
tiens d'Occident à d'autres époques, les raskolniks savent
expliquer le retard de l'heure marquée et ne se désabusent
point. Pour beaucoup, le règne de l'antéchrist est devenu
une sorte d'ère ou de période qui peut durer des siècles.
C'est une des trois grandes époques de l'existence reli-
gieuse de l'humanité, et, de même que les deux autres. d€
même que celles de l'ancienne et de la nouvelle loi, elle a
M loi propre qui abroge les précédentes. Les raskolniks,
les betpopovtsy même, sont, du reste, loin d'être tous d'ac-
cord sur l'antéchrist. La plupart admettent son règne,
mais, autant qu'on <mi peut Juger, ils l'entendent de façons
fort diverses. Pour les popOVt8yy les \ieil\ d'oNanls qui
lent nn sacerdoce, h pour i<is pins modérés des ians<-
prétres, 1»; règne de l'antéchrist est spirituel, invisible;
c'est a leur insu cl malgré <'n\ que l'Étal et l'Église offi-
cielle servent de ministres à l'enfer. Pour la gauche du •
schisme, pour les sectes extrêmes de la l><z/>uj>oustchine,
c'est matériellement, d'une manière corporelle et pal-
pable, que l'antéchrist règne dans le monde. Comme nous
LE RA8K0L : le RÉGNE DE L'ANTÉCHRIST. 367
l'avons vu, c'est lui qui depuis Pierre le Grand est assis
sur le trône des tsars, et c'est son tonhédrin qui Biège bous
le nom de Saint-Synode. La différence, secondaire au point
de vue théologique, est considérable an point de me poli-
tique. Avec l<-v sectes qui le regardent comme on égaré et
un aveugle, l'État peut encore trouver nue base d'entente,
un modu» Vivendi] avec celles qui le considèrent comme
une incarnation diabolique, il n'y ;i ni ptil ni Q
possible.
La croyance an règne de rantéchrist devait, ehei d'igno-
rants paysans, engendrer les aberrations les pins singu-
lières. Le monde étant soumit m, iil> de Belzébulh
'tluritrlt », tout contait av.v lui était DOS BOUÎl-
lure, toute soumission à ses lois une défaillance, une
slasie. Pour échappera la contagion diabolique, le meilleur
moyen était l'isolement, la claustration dans des retraites
fermées, la fuite eu des liens inhabités. Au milieu du
trouble et de l'épom ante dOS An - M
virent de refuge que dans la mort. Pour abrégei le temps
de l'épreuve et sortir de ce monde damné, on recourut
systématiquement au meurtre, au suicide. Des fanatiques,
Surnommés les tueur* d'enfant» >iu'tooubi Qrent un
devoir d'envoyer au ciel l'âme innocente des nouveau-
et de leur épargner ainsi les angoisses du règne infernal.
D'autres, appelés êtuuffeurs ou aasommeurs [d/mckilstchiki,
tioukalstchi/riji croient rendre service à leurs parents et a
leurs amis en les préservant de mourir de mort naturelle
et eu hâtant leur tin lorsqu'ils sont gravement mala
Entendant à la lettre, avec un farouche réalisme, le ?er-
Bet de l'Évangile : ■ Le royaume de Dieu se prend par
force, cl c'e8t par violence qu'on le ravit » (Matthieu, xi, 12 ,
ils prétendent que le ciel ne s'ouvre qu'à ceux qui péris-
sent de mort violente.
Ces forcenés russes ne se doutaient pas que, à une quin-
zaine de siècles de distance, ils reproduisaient des fureurs
africaines. Pareils aux circoncellions de l'Afrique, qui se
368 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
brûlaient vifs ou se jetaient dans la mer du haut des
rochers pour imiter la mort des martyrs, des sectaires, tels
que les philippovtsy, prêchaient la rédemption par le sui-
cide. Les uns recouraient au fer, les autres à la faim, le
plus grand nombre aux flammes. La mort en commun,
« l'accord pour le salut », était regardée comme l'acte le
plus méritoire. Des familles, parfois des villages entiers,
se réunissaient pour offrir à Dieu le vivant holocauste.
Les victimes spontanées se barricadaient dans des enceintes
construites à dessein, pour n'être pas dérangées durant leur
sacrifice. Souvent le prophète, l'apôtre qui avait recruté
ces martyrs volontaires, veillait à ce que parmi eux il
n'y eût pas de défaillance, écartant les profanes et barrant
la fuite aux lâches tentés de rentrer dans ce monde de
péché. On cite, sous le règne d'Alexandre II, un paysan
du nom de Khodkine qui avait décidé une vingtaine de per-
sonnes à se retirer avec lui dans les forêts de Perm pour
y mourir de faim. Il leur avait fait construire une grotte,
où il les avait enfermées, après leur avoir fait revêtir des
chemises blanches pour paraître dans le royaume des
cieui avec la robe nuptiale. Les faibles, les enfants qui
n'avaient pas l'énergie de résister au supplice de la faim.
Khodkine les maintenait de force dans la grotte. Deux
femmes étant parvenues à s'enfuir, les fanatiques, crai-
gnanl d'être dénoncés et ramenés sous le règne de Satan,
se massacrèrenl las uns les autres, le Mis tuant sa mère, et
le père ses enfanta.
La mort par inanition étant lente et exposant à des
défaillances, les pkUippovlsy lui préféraieul d'ordinaire le
baptême du feu • a leuri yeux, la flamme seule était capa-
ble de purifier des souillures de ce nde tombé sous la
domination du Malin. Un chef de famille s'enfermait avec
imme, ses enfants, sr* amis, dans sa cabane de bois,
après l'avoir entourée de paille et 4e branches sèches. Un pré
( iniii j meltail te feu» encourageant de la voii les patients,
ei au besoin les ramenanl dans la fournaise. \u temps des
LE HASKOL: LE BAPTÊME DU I 369
grandes persécutions contre le raskot, au dix-huitième
siècle, ces sacrifices humains s'accomplissaient en
Les sectaires cherchaient dans les Qammes un rel
contre la poursuite des soldats al les tentations du |u
menl ou de la question. Il > s eu mainte mis mto-
dafés, ■ vrais actes de foi . <!«• <<*nt et «!<-u \ cents personnes.
On calcule qu'en Sibérie et sur tes confins de L'Oural, il
» si mort ainsi des milliers de chrétiens. L - brûleurs
d'eux-mêmes sam — / , '' s'entassaient sur de vastes
bûchers entourés de d de palissa l< a pour qu'il n'\
eût pas de désertion.
De semblables fureurs n'ont pas été inconnues du dix-
neuvième Biècle. (m en cite ça et là d< s exemples jusque
sous Alexandre 111: «m 1883, un paysan du nom de Joukof
se brûlait en chantant des cantiques. Le baptême du -
« la morl rou «sidéré comme aussi efficace que le
baptême du feu, est peut-être demeuré moins rare, il se
rencontre surtout parmi tes parents désireux d'arracher
leurs enfants aux séductions du prince des ténèl
En 1847, un moujik du gouvernement de Perm avait ainsi
résolu d'ouvrir d'un coup te ciel à toute sa famille; la
hache lui étant tombée des mains avant l'achèvement de
sa sinistre besogne, il était venu lui-même se livrer à la
justice. Un autre paysan, du gouvernement de Vladimir,
Iraduit devant 1rs tribunaux pour avoir imnu leui
UN, répondait qu'il avait voulu les sauver du péché; cl
pour les rejoindre, il se laissait mourir de faim en prison.
Une légende symbolique mis,' en vers par un poète ras<
kolnik, la légende • de la femme Alléluia », juslilh
féroces marques d'affection paternelle. La Gemme Alléluia
tenait, un jour d'hiver, son tils dans sis bras, devanl
poêle allumé. Tout à coup entre dans Vizba Jésus «niant,
qui demande un asile pour échapper à la poursuite «I
ennemis, La femme cherche en vain une cachette. Jette
ton lils dans le poêle, dit Jésus, et prends-moi dans t, ^
bras à sa place. » Elle obéit, et quand arrivent les ennemis
m.
370 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
du Christ, elle leur montre le poêle où brûle son lils ;
mais à peine sont-ils partis qu'elle pleure son enfant.
« Regarde dans le poêle », lui ordonne Jésus pour la con-
soler. Elle regarde et, dans l'intérieur du poêle (un grand
poêle de paysans semblable à une sorte de four), elle décou-
vre un frais jardin où son fds se promène en chantant avec
des anges. Jésus la quitte en lui recommandant d'enseigner
aux fidèles à vouer aux flammes la chair innocente de leurs
jeunes enfants. Ce barbare conseil, digne des adorateurs
de Moloch, il se trouve des parents pour le suivre. Une
paysanne qui avait ainsi offert à Dieu une petite tille disait :
«J'ai imité la femme Alléluia; réjouissons-nous, l'enfant
esl montée au royaume des cieux ». En 1870, un moujik
essayait d'imiter le sacrifice d'Abraham; il liait son lils, de
sepl ans, sur un banc et lui ouvrait le ventre, puis se met-
tait en prière devant les saintes images. « Me pardonnes-
tu? demandait-il à l'enfant expirant. — Je te pardonne, et
Dieu aussi », répondait la victime, dressée au sacrifice1.
Une folie en engendre une autre; la croyance que l'Anté-
christ a déjà paru mène à. la croyance au prochain renou-
vellement de la terre, à la seconde \enue du Chris! et au
règne de mille ans. Le millénarisme et le messianisme
onl ainsi envahi les sectes extrêmes de la bezpopovstchine,
qui, par là, donne la main à des sectes gnostiques de
différente origine. Comme beaucoup des premières héré-
sies du christianisme, le réalisme russe interprèle d'une
h toute matérielle les prophètes el ['Apocalypse. Le
moujik attend l'établissement d'un royaume temporel du
Chris! el escompte d'avance l'empire promis à ses saints.
l. Voyea .a particulier leeétodea de M. Prougavine (Bousakata Mi/xl,
j uiv.-jiiillri |886)i il vienl partait devant lot Iril aux de* affaires de m
Unsili iiiiniii.il d'Od en une eeule année (1879), uno affaire
de Dagellalion de toi même [lamobitchtvanié] et de crucifiement (rai/riatfé),
mim' ,iii. le raldde pei le feu [tatno$oggdnié) el une affaire de mutila-
tîoii i par pii
LE RASKOL : MILLENÀRISME ET MESSIANISME. 371
Une telle foi ouvre la porte au prophélisme et à toutes lt -
insanités, comme à toutes les fourberies qui l'accompa-
gnent. Le code russe a beau condamner les faux pro-
phètesel les faui miracles, les campagnes sont parcourue*
par des illuminés qui proclament la nue du
Sauveur, cl parfois se donnent eux-mêmes comm(
messie annoncé. D'autres foii Bimples
qui B*en vont à la recherche du Rédempteur. Sous Nicolas,
des Bectaires sibériens appel
[iskateli Khrisla soutenaienl que le Sauveur devait avoir
reparu sur la terre, «-t Us allaient ; ut, pour le
découvrir, les forêts el les lieui déserts1. Ailleurs <>n a
vu des paysans refuser l'impôt sous prétexte que le Christ
était arrivé el toutes les taxes abolies pai aement
En bien des villages, les moujiks on! passé des nuits en
prières, attendant le signal de la Irompette des don,
jours.
-i tantôt un simple paysan] tantôt un prince national
ou étranger, que les w claires russes prennent pour i
aie. il \ en a qui ont fait de Napoléon le libérateur anm
irdant l'Étal russe comme l'empire de l'Antéchrist,
certains de ces dissidents purent accueillir comme un
sauveur celui qui venait châtier l'orgueil d Dans
l'envahisseur de Moscou en cendres, dans le grand pro-
moteur de l'affranchissement ir toute l'Europe,
plusieurs crurent reconnaître le lion de la vallée de J
phat, le messie conquérant des prophètes. Cette singu-
lier e se. -te n'a qu'un culte secret el prohib inte que
ideptes rendent leurs adorations au\ images de \
léon, dont nulle part les bustes ne sont plus répandus
qu'en Russie. A l'égal de ces bustes de plâtre, il> honorent
les gravures représentant l'empereur au milieu de ses ma-
réchaux, planant au-dessus des nuages, dans une suit"
d'apothéose, qu'avec le réalisme national les napoléonistes
1. Lipraadi, Sbornik pravileUtv. nèdèn* oratk., t. II. \>. UT.
372 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
russes prennent à la lettre. C'est ce qu'ils appellent son
ascension au ciel; ils l'ont, affirme-t-on, fait graver à leur
usage; c'est pour eux un signe de reconnaissance. Selon
ses adorateurs, Napoléon n'est point mort, il s'est échappé
de Sainte-Hélène et est allé chercher un refuge au bord du
lac Baïkal, au fond de la Sibérie, d'où il doit revenir un
jour pour renverser le trône de Satan et établir le règne
de la justice et de la paix.
Le fond de toutes ces espérances millénaires était la
suppression de la corvée et de Yobroh, l'émancipation dos
pavsans. le partage équitable des terres et des biens de
ce monde. Un tel évangile, mêlant à des promesses de
liberté des rêves d'un vague communisme, devait recevoir
bon accueil d'un peuple de serfs. Là est l'explication des
faciles succès de tant de sectes bizarres, de tant de faux
prophètes et de faux messies. De semblables songes ont,
en Occident, soulevé les pastoureaux du moyen âge et les
anabaptistes du seizième siècle : ils doivent peu à peu
disparaître avec la servitude qui les engendrait. Cet âge
de liberté, pressenti par le moujik, ce royaume de Dieu,
entrevu dans les promesses de ses prophètes, est enfin
arrivé; le messie, le libérateur du peuple a paru, et son
règne a commencé. L'affranchissement des serfs a porté
un grand coup à ces rêves millénaires ou messianiques,
parlant aux Bectes extrêmes; c'esl au progrès de l'instruc-
tion «•! au progrès de la richesse d'en achever la ruine.
Les sectes dont nous venons d'esquisser révolution nous
paraissent Bouvent ridicules et toujours enfantines. Nous
Bommes lentes de prendre en dédain le peuple dupe de
telles aberrations : ce serait nous tromper. Partout la dé-
bile raison humaine a aisémenl accueilli l'extravagance
bous le «ouvrit de- la religion, il esl des pays d'une cul-
ture i >l u ^ ancienne ou plus populaire qui, sous ce rap-
port, ne le cèdenl guère à la Russie. Le raekol russe a sa
conlre-partie dans les sectes de l'Angleterre et des États-
t ni d'Amérique. Entre les puritains el les vieux-croyants,
SECTES RUSSE8 KT SECTES ANGLO-SAXONNES. 373
nombreuse sonl les analogies. Pour les excentricités reli-
gieuses, l'Anglo-Saxon se peut comparer au Grand-Rus-
sien. Les Russes aimenl a découvrir d<
entre leur patrie <'t la grande république du Nouveau
Monde : ce n'esl pas une des moindres. Gomme lea anciens
mtI's moscovites, les citoyens de l'Union onl leurs pro-
phètes '•! leurs prophétesses; il n'esl absurdité, il n'esl
immoralité qui, chez eux, n'ait trouvé Bes prédicateurs el
ses prosélytes. A quoi attribuer cette singulière anal
•les deux plus vastes États des deux continent
de la race ei à an mélange de sangs encore mal fondus?
aux aspects du boI et aux contrastes d'un elimal excessif?
ou bien à l'étendue même du territoire el a la diffus
des hommes et des idées sur de restes espaces? ou en
à la croissance trop rapide, au tempéramenl mal équilibré
des deux colosses, à la nullité «I"- l'instruction populaire
chez l'un, à la médiocrité de l'instruction supérieure chez
l'autre?
\ certains égards, il esl vrai, le principe de l'espril de
secte, dans la république démocratique et dans l'empire
autocratique, paraît tout différent, presque opposé. Aux
États-Unis, cette exubérance de l'idi ieuse el
débauches théologiques proviennent d'un individualisme
outré, d'un esprit d'initiative et d'innovation, d'habitudes
d'indépendance el de témérité, transportés de la politique
ou de l'industrie dans la religion. En Russie, au con-
traire, si l'intelligence populaire s*eal émancipée dans la
sphère religieuse, c'est que ce l'ut longtemps la seule qui
lui demeurai ouverte, la seule où «die put s'ébattre libre-
ment. Les fantaisies ou les folies théologiques, qui dans
l'un des deux pays semblent une conséquence de l'état
social, sont plutôt dans l'autre une réaction contre lui.
Sous ce rapport, la Russie a un avantage BUT l'Amérique.
c'esl que le peuple y esl plus primitif, plus près de la na-
ture, et, somme toute, plus enfant. (>r il est des maladies
qu'il vaut mieux subir avant que le corps ne soi! formé,
374 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
qui son! moins graves dans l'enfance ou dans l'adoles-
cence que dans la maturité. Le peuple russe n'a pas en-
core franchi l'âge habituel des fièvres religieuses et des
accès mystiques. Il en pourra sortir un jour : le scepti-
cisme précoce d'une grande partie des classes instruites
montre assez que le génie russe est loin d'être fatalement
condamné à la crédulité et à la superstition.
Le raskol n'est point uniquement un symptôme morhide
ou un signe de débilité intellectuelle : s'il fait peu d'hon-
neur à l'esprit du peuple russe, il en fait beaucoup à sa
conscience, à sa volonté. Au fond de cette nation, si souvent
accusée de servilité et de manque de personnalité, les
vieux-croyants nous font sentir la vigueur du caractère et
le sentiment du devoir qui, non moins que l'intelligence,
sont une des forces des nations. Sous la surface terne et
plate de la société politique, les sectes nous font toucher
le fond résistant de ce peuple en apparence inerte; elles
nous montrent son originalité, son individualité, son in-
dépendance dans les choses qui lui tiennent à cœur. Celle
énergie patiente et ferme, celte initiative parfois déployées
dans les luttes religieuses, le Grand-Russe les saura peut-
être un jour manifester en d'autres sphères, ha révolte
d'une notable partie de la nation contre la réforme litur-
gique suffit à prouver que ce peuple n'est point le trou-
peau Btupide <•! indifférent que s'est longtemps figuré
l'Europe. Il <'sl au moins un terrain où sa conscience s'est
émancipée de l'autorité temporelle, et où l'autocratie ne
peut tout oser. Si de simples changements de rites ont
soulevé i telle opposition, que Berait-ce de changements
plus profonds? Loin d'être une masse toujours docile, dé-
nuée de toute volonté et de toute spontanéité, re peuple ;i.
dans ses égarements religieux mêmes, Pail voir un singu-
lier esprit d'organisation, une remarquable faculté de libre
ociation. Pour s'en convaincre, il n'j a qu'à examiner la
constitution el les ressources des principales sectes du
CHAPITRE IV
lui n • >it 1 1 >r<- dea ra$kolnik*. Difficulté d
Listiquea officielles. Ratkolnik I irThoauM
du peuple. — Répartition géographique «lu ratkol. Comment il
mrtoat parmi lea Grandi I Dea rieui iota eomm
colonisation. Leuri coloaiea m dabora derampira. — i la athlaaae
I pas t. .ut entièri- «laiis I.- nombre de se> adhérents. - mo-
rale dea rieui eroyanta; alla ae lienl |>a^ uniquement à la rel
proapériU matérielle. Quellea en toal lea eaaaaa Importance de* raak^
dans le commerce moacovile. Do rôle de l'argent dana leui
— De la culture dea vieux rttoaliatea De quelle manière . <le la
polémique leur oui donné la goal de i iaatractioB. Cara law
érudition. Comment l'matraction élémestafra m aalfit point à Unir ■
ehiaaement intellectuel.
Quel eat le Dombre dea roafoJrufctf' C'eal la première ques-
tion que Buggère le rcukol, et c'cal la plus difficile I
Boudre. Lee Btatiatiquea oCQcielIea donnenl le dénombre-
ment des adeptea de loua lea cultea pro ma l'em-
pire; lea ra&kolnika y figurent à leur rang, mais le chiffre
indiqué pour eux n*eal même pas an chiffre approximatif.
Les recensements aceusenl un peu moins de 1500000 .
kolniks*. Les hommes lea plus compétents, lea BtaUatieiena
les première, sont unanimes à repouaaer, sur ce point, lea
données de la statistique, unanimes à les trouver notoire-
meut inférieures à la vérité; ils sonl en désaccord sur le
nombre à substituer au nombre reconnu. Pour avoir la
force numérique réelle des dissidents,il Buffit, selon quel-
quea-una, de doubler ou de tripler le chiffre officiel : selon
l. ?era 1K3.">, lea relations synodales ni> eomptaieot |>as tout à fait
180000 sectaires; et l'on prétaodail en ooaYertir des milliers chaque année.
376 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
la plupart, ce n'est pas trop de le quintupler, de le sextu-
pler; selon plusieurs, il faut monter au-dessus de 12 mil-
lions, peut-être au-dessus de 15 millions d'âmes. L'absence
de toutes données positives explique ces divergences. Un
des premiers statisticiens de la Russie me disait avoir con-
sulté, à ce sujet, les chefs du raskol venus à Pétersbourg
pour les affaires de leur culte. « Nous sommes nombreux,
avaient-ils répondu, mais nous ne savons combien nous
sommes. » Personne ne le sait, et celte obscurité n'est pas
la moindre singularité ni la moindre force du raskol.
Les statistiques gouvernementales ne comptent à l'actif
du schisme que les dissidents qui, depuis plusieurs géné-
ral ions, ont réussi à échapper aux registres des paroisses
du clergé orthodoxe. Ce n'est naturellement que le petit
nombre. En dehors de ces raskolniks déclarés, il y a tous
ceux que les actes publics continuent à inscrire parmi 1rs
orthodoxes; il y a tous les raskolniks déguisés qui crain-
draient de s'exposer à des poursuites; il y a enfin toutes
les sectes secrètes ou prohibées qui fuient obstinément la
lumière. A défaut de'recensement, il est une classe de do-
cuments d'où se peuvent tirer quelques données approxi-
matives sur le nombre des dissidents. Ce sont les rapports
des hauts-procureurs du Saint-Synode sur la fréquentai ion
des Bacrements dans l'Église officielle. Le Règlement spi-
rituel de Pierre le Grand remarquait déjà que l'éloigne-
menl pour l'eucharistie étail le meilleur indice auquel se
put reconnaître un raskolnik. Or, sur les listes officielles,
parmi les gens inscrits comme n'ayant pas participé aux
remonta, ont longtemps Qguré plusieurs catégories de
fidèles qui paraissaient appartenir au schisme. L'analyse
du tableau «les confessions el communions pascales avaii
conduit, vers 1860, à estimer à 9 ou 10 millions le nom-
bre des dissidents*. Ce chiffre sérail sans doute aujour-
|, Bchédo-FerroU, La tolérance <i /<■ tehittne religieuœ en Buasie,
p. 158 i i mini itrc de I intérieur, dam un rapporl
mp< n ni Nicolai ai rlvail déjà au même chiffre.
NOMBRE DES RASKOLNIKS. 377
d'hui inférieur à la vérité. Le nombre des vieux-croyants
augmente chaque année, par le seul l'ail de L'excédent
naissances sur les décès : on a remarqué qu'à cet égard
[es raêkolniks l'emportent, d'ordinaire, sur les orthodoj
Puis, aux Fieux-ritualistes avérés, qui refusent de prendre
pari aux offices et aux sacrements de l'Église, ilfaul ajou-
ter les dissidents timides ou honteux, qui . pour échapper
aux vexations du clergé ou de la police, continuent à re-
cevoir l'eucharistie des main-- du pope, sauf à communier
en cachette suivant leurs propres rites. Il y a, encore au-
jourd'hui, beaucoup de ees non insi que
les appellent leurs coreligionnaires. On ne saurait guère
évaluer le nombre des raahoMki de t» »ut<- - soins de
19 ou 15 millions. Sur ce chiffre, près d'une moitié semble
revenir aux popovtsy, à la branche du schisme qui conserve
un clergé; le reste se partage entre le-* sans-prétree
les sectes mystiques ou rationalistes. S'il est «littieii.
déterminer le nombre total des dissidents, il l'est plus en-
core de fixer celui des adhérents des div< les.
Le nombre des raëkolntks ne peut, du reste, donner une
juste idée de l'importance du raëkol. 11 n'en est point »ln
schisme russe comme de Is plupart des religions étal
l'influence n'en saurait être mesurée à un chiffre. Le
hol n'existe pas seulement à l'état dl le confession
adoptée par tant ou tant de millions d'an* souvent
une simple tendance, comme une ponte vers laquelle in-
clinent beaucoup d'iiommes demeurés dans l'uitbodoxie
officielle. La force du raskol est peut-être moins dan- les
adepte- qui le professent ouvertement que dans tes m
qui sympathisent sourdement avec lui. Cette Bympathie
s'explique quand on Bonge que le vieux-ritualisme est sorti
spontanément du fond du peuple, qu'il est le produit aussi
bien que la glorification des mœurs et des notions popu-
laires. Au lieu de Us avoir en répulsion comme des re-
belles et des hérétiques, le paysan ou l'ouvrier, demeuré
clans l'enceinte de l'Église, regarde souvent les vieux-
378 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
croyants comme les chrétiens les pins pieux cl les plus
fervents, comme des chrétiens semhlables à ceux des pre-
miers temps, et comme eux persécutés pour la foi. Dans
certaines régions se rencontre, chez le petit peuple, cette
singulière opinion, que l'orthodoxie officielle n'est bonne
que pour les tièdes, que c'est une religion mondaine
mirskciïa) dans laquelle il est difficile de faire son salut,
que la sainte et vraie religion chrétienne est celle des
vieux-croyants. « Qui craint Dieu ne va pas à l'église»,
assure un dicton des vieux-rilualislcs; beaucoup de soi-
disant orthodoxes semblent encore de cet avis. Un haut
fonctionnaire, chargé, vers la (in du règne de Nicolas, d'une
enquête secrète sur le raskol, raconte à cet égard une in-
structive anecdote. « A mon entrée dans Vizba d'un paysan,
j'ai souvent, dit-il, été accueilli par ces mots : Nous ne
sommes pas chrétiens. — Qu'êtes-vous donc, des infi-
dèles? — Non, répondaient-ils, nous croyons au Christ,
mais nous suivons l'Eglise; nous sommes des gens mon-
dains, des gens frivoles. — Comment, n'étes-vous pas chré-
tiens, puisque vous croyez au Christ? — Les chrétiens sont
ceux qui gardent l'ancienne foi ; ils ne prient point de la
même manière que nous; mais nous, nous n'en avons pas
|i> temps1. » Celte naïve façon de s'accuser de penchant au
schisme, en se défendant du soupçon de lui appartenir,
montre quelles racines le schisme a jetées dans l'esprit du
peuple. A torl ou à raison, une grande partie de la nation
passe pour incliner au raskol, CVsl là un fait grave, et
c'est peui-cire le principal obstacle à l'entière émancipa-
tion des deux-croyants. Le jour où chacun serait maître
d'adhérer ostensiblement aux BtarovèreSf on craindrail de
voir l'Église dominante perdre le quart, peut-être la moi-
tié de ses enfants. Aussi, pour autoriser la libre profession
du raskolf le gouvernement Bemble-t-il attendre que la
l /. wkretnykh aj \ittii is.,? Sbomik pravit, tvéd. o raak.t
i il p i
KÉI'ARTITrON* DES RA8K0LNIK3. 379
grande majorité de la Dation soit retenue dans l'orthodoxie
par l'instruction ou par 1'indifférei
Le schisme est loin d'être également réparti entre
différentes contrées el les différentes races de l'empire.
C'esl chez les populations les plus énergiques et les plus
foncièrement russes, que le rencontre surtout le ni-/:<>f,
chez le paysan du nord, l'ancien colon de N ' et chei
le mineur de l'Oural, cbes les pionniers »lo la Sibérie el
chez les Cosaques du sud est. I. , avons-nous dit,
appartient essentiellement à la Grande-Russie, A la Moe-
covie des premiers Romanof. Do toutes les tribus sla
finnoises ou tatares, de tous les peuples qui habitent
l'empire, le Grand-Russien esl presque le seul qui se mon-
tre ainsi enclin A l'esprit de secte. Il j i des vieux-croyants
de différents rites dans la Petite-Russie, dans \<
Blanche, dans la Pologne, dans la Livonie, au milieu de
populations orthodoxes, catholiques ou protestantes; par*
tout là. ces raskolnikê sont tics colonies de Grands-Rus-
Biens, vivant à pari au milieu des indigènes. Dans ton
pays, comme en Sibérie <>u au Caucase, on a remarqué
que, d'ordinaire, l<^ dissidents ne font pas de prosélytes;
s'ils en font, c'est en général parmi des Grands-Russ
parmi les soldats, par exemple. Il j a là un caractère si
prononcé qu'il semble une marque ethnique, un signe de
race. On esl lente d'en chercher l'explication dans le s
du Grand-Russien. On se demande si celte bizarre végétation
de sectes esl sortie de la terre slave, si elle n'a pat
racines dans le BOUS-SOl linnoi- de la (irande-linssie. Le
l'ail est que ce penchant aux sectes demeure d'ordinaire
confiné dans le rameau le moins slave du tronc slavon.OH
n'ose dire pourtant qu'il Boit finnois ou touranien, puisqu'il
semble étranger aux Finnois purs ci aux Finnois russifiés.
On a bien signalé quelques sectes en Finlande, comme les
sauteurs, les sauvages ou volante \ mais il n'\ a rien là qui,
pour la spontanéité ou pour l'importance, se puisse compa-
380 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
rcr au raskol. Il a bien aussi, à une époque récente, surgi
quelques secles dans la Petite-Russie, les stundistes no-
tamment, mais ces sectes a tendances rationalistes sont
nées sous des influences protestantes, et l'on a mainte
fois observé que le Petit-Russien n'a pas le même goût
que son frère du Nord pour les disputes dogmati-
ques1. De toutes les populations de la Russie, la princi-
pale et la plus mêlée a été seule à ce point accessible à
l'esprit d'hérésie, et cet esprit reste une des marques dis-
linctives de cette puissante tribu.
Les Russes cultivés et sceptiques se plaisent à dire que
le Grand-Russien, si enclin aux sectes, est le moins reli-
gieux des Slaves de l'empire. Il y a là un curieux contraste,
il n'y a peut-être pas absolue contradiction. Le principe
du raskol n'est pas exclusivement religieux, il est surtout
formaliste, il est surtout réaliste, et, de sa nature, le réa-
lisme est peu religieux. Dans cette dévotion excessive aux
formes du culte, on pourrait peut-être voir une sorte d'in-
capacité, d'infirmité religieuse.
Parmi les Grands-Russiens mêmes, chacune des deux
branches du schisme a sa région propre, son domaine pré-
féré. Toutes deux régnent surtout dans les contrées do
l'empire où la population est le moins dense, dans les con-
trées excentriques, les forêts du nord, les Bteppes du sud :
nous ne parlons pas ici de .Moscou, qui est redevenu le
centre du raskol, comme de toute la vie russe. Les sectes
hiérarchiques, les popovtsy, t'emportent dans le centre el le
Bud-est; les sans-prêtres, les bespopovt8y} dans le nord.
Ceux-ci dominent chez les paysans «lu l>;issin de la mer
Blanche, dans les monts Oural el la Sibérie, ceux-là parmi
tes Cosaques, sur les bords du Don, du bas Volga, du
fleuve Oural. Lesolel le climat, l'histoire el les mœurs
expliquent celte répartition. Si les vieux-croyants sont pins
I Voyttsp m, Tcboubiiuki, Enquête ethnographique tur la Russie oeei
dentale, fouffO'Zapadnyl otdel, t. \n. p 3M
RÉPARTITION DBS RASKOLNIKS. 381
nombreui dans les contrées écai - vieilles
mœurs b'j sonl mieux conseï plus loin du
centre de l'Etal, les sectes onl en moins de peine h se pro-
pager ei i se constituer. Si les sans-prêlres dominent dans
les gouvernements septentrionaux, tes confessions chré-
tiennes onl eu, pr< sque partout, des tendances plus laïques
bous le rude ciel du nord que bous le ciel i»I us doux du
midi.
Dans le nord de la Russie, le tuccès des inti-
sacerdotales •'•(ait particulièrement favorisé par l'étendue
môme du territoire, par la mauvaise qualité du toi «'t par
l'extrême diffusion de la population. Dans ces énormes
gouvernements septentrionaux, donl un, àrkhai
aussi vaste que la franco el l'Italie ensemble, dont d'au-
tres, comme Vologda ou Perm, ionl aussi grands que
l'Angleterre ou la Hongrie, le nombi i le
nombre des prêtres onl toujours restreints. L'in-
fluence sacerdotale a été par suite d'autant plus faible el
la religion plus laïque. Encore aujourd'hui, l'étendue
paroisses esl telle qu'il l'aut souvent plus d'un jour de
marche pour aller de leur extrémité à leur cent]
une population aussi dispersée, avec des chemins impra-
ticables durant des mois, l'église étail hors de la portée
d'un grand nombre de fidèles. Les habitants allaient i
menl à la paroisse-, les actes les plu-- solennels de la rie
ne se pouvaient toujours célébrer avec l'assistance du prê-
tre. Dans la galerie d'un riche vieux-croyanl de Moscou.
j'ai été fTappé d'un tableau représentant un enterrement
dans ces régions du nord. Sur un traîneau de paysan, au
milieu d'une campagne blanche de neige, une femme con-
duit à quelque lointain cimetière une nière de bois. |
là une image de la sombre existence de ces vastes régions
où, avant d'être rejeté par l'hérésie, le prêtre avait été
rendu inaccessible par la dislance. Au fond de ces soli-
tudes, les hommes, réunis en petits -rouîtes, étaient obli-
gés de se sut'tire en tout à eux-mêmes, contraints de pour-
382 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
voir à leurs besoins spirituels comme à leurs besoins ma-
tériels. Dès avant l'explosion du schisme, les paysans se
construisaient des oratoires où ils lisaient et chantaient des
prières ensemble, les plus instruits enseignant les autres.
La bczpopovskJiinc était ainsi sortie des mœurs, avant
d'être érigée en doctrine1. Des écrivains russes de dilï'é-
renles écoles, Khomiakof et Kelsicl' entre autres, ont attri-
bué cette prédominance des bezpopovtsy dans le nord de la
Russie à l'influence des protestants du nord de l'Europe.
Ce n'est là qu'une hypothèse inutile2. Le raskol, dans sa
branche la plus radicale, comme dans son point de départ,
est essentiellement indigène, autochtone; il est sorti lonl
entier des habitudes et des mœurs locales. A Novgorod
même, les strigolniki professaient, dès le quatorzième
siècle, des doctrines fort analogues à celles des bczpopovlsij
actuels; ils rejetaient l'autorité du clergé longtemps avant
les apôtres de la Réforme.
11 serait d'un haut intérêt d'avoir une représentation
graphique, une carie du raskol. Aucun pays peut-être
n'aime autant que la Russie à se figurer lui-même aux
yeux; aucun ne s'est retracé sous plus d'aspects et ne pos-
sède plus de cartes de son propre territoire. Sur les allas
où Boni représentés les différents cultes, les dissidents
I. Aujourd'hui encore, il se rencontre parfois, en Sibérie surtout, des
- pr< très involontaires. I n prêtre orthodoxe, le P. Oouriof, a raconté,
BO 1881, dans le Roussis ii l'est niL\ « [in- l'cvèipie <!<' Tomsk l'avait un jour
chargé d'interroger de dangereux sectaires arrêtés par la police et expédiés
.! ii ville épiscopale pour y être morigénés. Le P. Gourief découvrit que ces
bravi schés à leurs cabanes, étaient toul bonnement des orthodoxes
perdus dans an hameau écarté, loin de tonte église, qui avaient imagine,
pour ne p;i ■• «le tout -mne religieux, de faire célébrer les offices
par quelque! ans d'entre eux. Et, ajoutait le P. Gourief, on trouverait en
Sibérie nombre de <•• - se< lairoi malgré eus »,
•>. Chas certains [lusses, chei Khomiakof notamment, cette assertion tient
a an système. Khomiakof, un des coryphées du slavophilisme, rogardail le
protestantisme et l'esprit d'hérésie < m me le produit logique du o romanisn
Selon lui rien d'analogue ne pouvait sortir ds l'orthodoxie; par suite, il lui
fallait attribuer i ai I in< de i des influences étrnn
Khomiakol / Byl\ Staline et h protenantieme au point de vue de l Eglise
d'Orient.
LES COLONIES DU RA8K0L. 383
russes sonl d'ordinaire confondus avec les orthodoxes. On
avail naguère, au bureau de statistique, dressé un projet
de carte du rashol que j'ai eu entre tes m. un-: je ne sais
s'il a été publié. Sur cette carte, Moscou apparall comme le
centre religieux, la métropole ecclésiastique du schisme
moscovite. Autour de la vieille capitale, la masse des
kolniks décril une sorte de cercle plus épais rers le nord,
l'esl el le sud, plus étroit el presque ouvert rers l'ouest,
vers les provinces de récente acquisition. Du cœur de l'an-
cienne Moscovie, on \<jîi te rtuhol rosse Be rattacfa
l'Europe par de longs Sis, de minces traînées qui le relient
• l'un côté à la Baltique, d'un autre i la Prusse, «l'un autre
à l'Autriche et à l'ancienne Turquie. A l'aspect d'une telle
carte, on pourrait croire que !<• schisme inei en
Europe: il n'en rst rim. Au lieu d'être
luiii'iirs branches qui pénètrent en Occident ne sont que
des rejets émis de la souche moscovite d i Dans le
premier siècle «lu schisme, un grand nombre «le dissidents
uni été chercher la paix a l'étranger, sur le territoire de la
Buède el de la Pologne, «le la Prusse et de l'Autriche. Sur
différents points, ces colonies «le >/
sans se tondre avec les populations -, «i les
tains du dedans sonl restés en relation avec ceux du do*
hors. De là ces lignes plus ou moins continues qui, sur la
carte, rattachent le schisme moscovite à l'Europe. Elles in-
diquent les différentes étapes de l'émigration des schisma-
tiques; elles marquent les routes ordinaires des émis-
saires du rctëkol entre ces colonies de l'étranger «-i le- cen-
tres dissidents de la Grande-Russie, et, par suite, les points
de repère des vieux-croyants et les roies où s'exerce leur
propagande.
Le schisme se montre ici sous un nouvel aspect, comme
agent d'émigration, agent de colonisation. A ce point de
vue, et ce n'est pas le seul, le rôle des vieux-croyants
russes n'a pas été sans analogie avec le rôle des non-eon-
formistes, des puritains anglais. S'ils ne pouvaient, connue
384 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
les puritains, traverser les mers pour y jeler les bases
d'un empire à leur image, les starovères avaient, clans les
limites mêmes de leur patrie, un champ indéfini d'émigra-
tion. En cherchant, dans les solitudes de la forêt ou de la
steppe, un abri contre les vexations du pouvoir, les dissi-
dents ont notablement concouru à répandre la nationalité
russe dans des régions naguère exclusivement asiatiques.
Tantôt comme émigrés volontaires, tantôt comme déportés
par l'autorité, ils se sont établis dans les provinces les
plus reculées de la Russie, à l'est de l'Oural et au sud du
Caucase, au milieu des catholiques de la Pologne et des
protestants des provinces baltiques, comme parmi les mu-
sulmans de l'Orient. Les colonies du schisme à l'étranger
lui ont servi de villes de refuge et comme de places de sû-
reté. C'est sur le territoire de l'ancienne Pologne, à Yelka,
dans la province de Moghilef, que fut longtemps le prin-
cipal foyer de l&popovstchine; pour détruire ce repaire du
raskoly les troupes d'Anne Ivanovna et de Catherine II vio-
lèrent par deux fois la frontière polonaise (1735 et 1764).
C'est dans une bourgade de la Bukovine, sous le drapeau
de l'Autriche, que les starovères ont pu, a la face de l'em-
pereur Nicolas, se constituer une hiérarchie épiscopale.
Dans les provinces balliques et dans la Lilhuanie, dans
toute cette vaste zone de provinces annexées au dix-hui-
tième Biëcle, les nukolniks, établis jadis sous le sceptre
de la Suède ou de la Pologne, Boni encore aujourd'hui
presque les seuls habitants d'origine grande-russienne.
Outre ces émigrés vieux-croyants, ressaisis par les serres
de l'aigle impériale, quelques-uns <>nt été rappelés par
Catherine il el établis, avec certaines garanties de tolé-
rance, dans la région du lias Volga el la \<>iiv<dle-liussic.
I».' dos jours encore, il reste, en dehors de l'empire, plus
d'une colonie de dissidents qui mènent, au milieu des
populations environnantes, une vie toute russe, toute mos
covite. La Prusse en possède une près de Gumbinnen, l'Au-
triche plusieurs en Bukovine; la Roumanie en a en Vala-
LE RASKOL : CLASSES i RECRUTE.
chie, comme en Moldavie, la Turquie, but plusieurs points
de son territoire, en Europe el en Asie Mineure.
La force <ln schisme n'est pas toute dans le nombre ou
dans la diffusion de ses adhérents, <dl<- est dan-, let
où se transmet V ancienne /'<>;. Objet des mépris du u
civilisé, c'est dans le peuple <>n dans ; «lies du
peuple, chez le paysan, chex l'artisan, ehes !<■ marchand,
que se recrute le ratkol. La noblesse lui est entièrement
fermée1. Eo d'autres pays, celte localisation dans les cou-
ches inférieures de la nation eûl pu être une cause de
faiblesse; dans la Russie du lait une garantie
d'existence. Le schisme est une des suites de cette rup-
ture de la société russe en deui moi ra l'un à
l'autre, en deui peuples sans sympathies réciproques, que
nous avons signalée comme une des conséquences delà
violente réforme de Pierre le Grand. I. muraille
que le dix-huitième siècle avait élevée, entre le peuple el
les classes instruites, s servi de rempart aux superstitions
et aux Bectes populaires. I 1 1 grandi derrière le dé-
dain de la Doblesse, comme derrière un retranchement,
protégé contre les attaques de la civilisation par le mépris
même des classes civilisées. Confinées dan-- le peuple, les
hérésies moscovites étaient si bien à couvert que, pendant
plus d'un siècle et demi, elles restèrent presque enti
ment inconnues des hommes qui eussent pu les combat-
Ire. C'est seulement à une époque récente que les Elut
instruits onteu la curiosité de pénétrer dans l'obscur dé-
dale des croyances de la plèbe dissidente. Ce simple mou-
vement d'intérêt est un symptôme du rapprochement des
classes, et c'est ù ce rapprochement plus qu'à toute chose;
c'est à la Bympathie mutuelle des deux moitiés de la na-
|. il n'\ a guère d'exception qu« parmi le» Cosaques. Chez les Cosaques .lu
Don noLiuuiH'iiL au nombre des vieux-croyanta se trouvaient quelques fa-
milles appartenant officiellement à la noble-
m. 2b
386 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tion d'effacer ou de redresser les aberrations religieuses
des classes populaires.
Tout dédaigné qu'il fui, le raskol possédait deux éléments
de puissance souvent liés ensemble, la moralité et la ri-
chesse. « Ces raskolmks, entend-on répéter presque par-
tout, sont les hommes les plus sobres, les plus économes,
les plus honnêtes. » Quand un propriétaire vous mène
dans une cabane de paysan propre et bien tenue, si on lui
demande ce que sont les habitants, il vous répond le plus
souvent : « Ce sont des raskolniks, des vieux-croyants ».
Quand vous demandez à un chef d'industrie quels sont ses
meilleurs ouvriers, à un commerçant quels sont ses meil-
leurs employés, il n'est pas rare de lui entendre dire : « Ce
sont des dissidents, des slarovères ». A la foire deNijni-Xov-
gorod, qui, pour nombre de marchands russes, n'est qu'un
rendez-vous de plaisir, les vieux-rilualistes se distinguent
par leur retenue et leur respect des bienséances. Ils lais-
sent d'habitude aux adhérents de l'Église officielle 1rs
brutales orgies dont le champ de foire donne chaque nu il
le cynique spectacle. Ces qualités d'ordre et d'économie,
ils les montrent vis-à-vis de l'Etat qui les a persécutés*
o Les vieux-croyants, me disait un gouverneur de province,
soiii les contribuables qui s'acquittent le plus régulière-
ment. » Dans ce pays, où tant de communes sont en retard
pour le payement «les impôts, il est rare que les villages
deros&o/mfa aient de l'arriéré. C'est là un fait connu:
aussi, d'un bout à l'autre de l'empire, les starovères jouis-
sent-ils de l'estime des collecteurs de taxes. Les paysans
orthodoxes, qui comparent la prospérité des vieux-ritua-
lisics avec leur propre misère, sonl souvenl tentés d'y voir
un signe de la supériorité de • la vieille foi .
Cea avantagea moraux tiennent, <vn partie, aux préjugea
des dissidents, <•! s'affaibliaaeni peu à peu avec cea préju-
gés. La répulsion de beaucoup d'entre eux pour certains
plaisirs, pour certains alimenta, les préserve de tel ou tel
Mcc.de le| ou tel défaut, de inèiiie que les prescription-
LES RASKOLXlkS : 1 - 1 : l 1 1 MORALITÉ. 387
du Coran défendent l«i musulman contre L'ivrognerie.
Le principe de la moralité des ratkoUnikg n'est cependant
pas dans leurs répugnances ou leurs préventions; il esl
encore moins dans leur culte. La morale dans les reli-
gions, ne découle pas toujours directement du dogme; elle
vaut souvent moins, souvent mieux que les doctrines. A
l'honnêteté ou aui vertus des raakotmk» il > a, en dehors
de la religion, deux caust b: une cause nationale, particu-
lière au peuple russe et i l'origine du roafcoA une cause
générale qui, dans i«>u-> les cas semblables, agit en tout
tçon analogu I nationale, c'est que,
tiisme étant Borti d'un.' révolte <l- la conscience popu-
laire, ce sont les âmes ou les familles les plus conscien-
cieuses qui lui soûl demeurées fidèles; c'est que i
esl en harmonie avec l'idéal social, l'idéal moral et, pour
ainsi dire, L'idéal domestique du peuple. I
oérale, c'esl que, dans loua les Etats où, vis-à-vis
lises privilégiées, il \ a d<-^ confessions moine
voria - dernières doivent à l'infériorité même
de leur situation une supériorité relative uN i de
vertu, l'n devenant de minorité majorité, nn parti reli-
gieux, comme un parti politique, tend, malgré lui, au
relâchement. L'efficacité morale d'une même religion, en
des pays divers, est souvent m raison inverse de sa puis-
sance politique. Comme une source qui en se répandant
perd de sa limpidité, une doctrine religieua tendant,
perd aisément de sa pureté, de son austérité.
Chez les vieux croyants, de même que chez la plupart
«les minorités religieuses, les qualités inhérentes à l'infé-
riorité du nombre ou de la situation ont encore été ren-
forcées par les souvenirs ou tes perspectives de persécu-
tion, qui élevaient les esprits et trempaient 1rs earael
Il esl des pays où, après un long abaissement, les mœurs
publiques ont été relevées par des minorités religieuses
d'abord dédaignées. A cet égard, il a manqué quelque
chose aux vieux:croyanta pour avoir sur la Russie l'in-
388 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tluence qu'ont eue les puritains sur l'Angleterre des Sluarls.
Confiné en lui-même, absorbé dans la contemplation du
passé, isolé d'une civilisation qui s'imposait malgré lui à
sa patrie, le raskol est demeuré dans le peuple comme une
protestation stérile; il est resté impuissant à doter la Russie
d'un idéal politique, sinon d'un idéal moral.
A la force que donne la moralité s'ajoute chez les vieux-
croyants la force de l'argent. Ici encore, il y a des causes
spéciales au raskol, et des causes générales tenant à la si-
tuation des raskolniks. Cette aptitude à s'enrichir est, en
partie, une conséquence de la supériorité morale, et,
comme celle-ci, peut tenir à certaines croyances, à cer-
taines préventions du schisme. Le starovère, qui ne fume
pas, qui boit peu, arrive plus vite à l'aisance par la so-
briété et l'économie. Ce n'est là pourtant qu'une explica-
tion incomplète. Il y a une raison plus haute, une raison
qui se rencontre chez la plupart des religions, chez la plu-
part des races longtemps tenues dans un étal d'infériorité.
Par la persécution, pur les lois d'exclusion, les sectes
opprimées, contraintes à se désintéresser des affaires pu-
bliques, sont rejetées vers les aifaires privées, vers le
commerce. Chez elles, h s capacités financières ou com
mercialcs, fortifiées par L'exercice el accumulées par l'hé-
rédité, Qnissenl par devenir comme un don naturel, une
raculté innée. Lee Juifs dans le monde entier, les Armé
niene en Orient, les Parais dans l'Inde, les ('optes en
Egypte, offrent dei exemples divers de la même loi. Le
>/ est trop récent, un trop grand nombre de ses adhé
renia apparlienl aui classes rurales, pour qu'une sembla-
ble adaptation boII aussi marquée et aussi générale chez
les raskotnike. Ce qu'on peut affirmer, c'esl que, chez eux,
l'esprit positif cl les qualités mercantiles du Grand iiusm'
m son! d'autanl mieui manifestés que, pour être libres,
Us avaient besoin d'être riches. La corruption de l'admi
nistration Impériale les contraignait à recourir ;'< la clef
d'or qui ouvrai! toute* les portes. Les premiers peut-être
LES RASKOI.NIKS : I.KUî PROSPÉRITÉ MATÉRIELLE. 389
en Russie, les starovères ont compris que l'argenl pouvait
être un** sauvegarde, el la fortune, une force; les premiers,
ils ont demandé l'émancipation I la richesse.
La prospérité mercantile des vieux-croyants se peul
rapprocher de celle de plusieurs Bectefl protestantes en An-
gleterre el aui États-Unis; Il est des formel religieus
principes simples, à morale sévère, parfois même mon
qui conviennent A certaines classa - social
laine médiocrité «le cuitui loctrines pour ainsi dire
bourgeoises, qui voni facilemenl A l'esprit du marchand ou
île l'homme d'affaires, el mènenl à (a fortune par un che
min plus régulier el plus sûr. Chez les raafcoJnifo, comme
chez le puritain, le quaker ou le méthodiste, chei le
Grand-Russe comme chez l'Anglo Saxon, reapril pratique
s'allie fort bien à l'esprit théologique, et le sens des
ail'aires aux illusions religieuses, Dans les villes, donl
l'accès ne leur a élé olliciellement rouvert que SOUS CaltlC-
liue il, les dissidents comptent parmi les plus riches de
ces marchands russes dont souvent l'énorme fortune riva*
li^c avec «-.lie des négi ciants américains, a Moscou, I i
piiale commerciale et financière de l'empire, beaucoup 'les
plus belles maisons, beaucoup des plus fastes UBÎn< s
appartiennent à des raskolnikt. \ Perm el dans l'Oural, la
région des mines el d< a forges, les vieux-croyants
rendus maîtres d'une grande partie des transactions. La
richesse s'est si vile accumulée dans leurs mains que, s(>us
l'empereur Nicolas, un écrivain officieux assurait qu'une
portion considérable des capitaux ru— - se trouvaient
déjà au pouvoir des Bchismaliques'. Les appréhensions de
quelques esprits ont été jusqu'à craindre, île la part du
raskol, une sorle d'accaparement des affaires ou de mono-
pole financier, tel qu'ailleurs on en a souvent redouté de
la part des Juifs : de semblables terreurs étaient au
1. Mémoire île Melnikof pour le grand «lue Constantin, SAorntfr prav. ;
0 rask.. t. I. |. (83 <•! 192.
390 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
moins exagérées. Ce qui est vrai, c'est qu'au dix-neu-
n ième siècle la force principale du schisme a été dans la
liourse. L'argent est devenu le nerf du raskol; le rouble a
été la grande arme des raskolniks, pour leur défense
comme pour leur propagande.
Il y a des régions entièrement assujetties à la domina-
tion économique des vieux-ritualistes. Tel, par exemple,
le district de Séménof, dans le gouvernement de Nijni.
Ils monopolisent certaines branches d'industrie, à tel poinl
qu'on voit des ouvriers ou des paysans passer au schisme
pour obtenir du travail. C'est ainsi que la fabrication de
ces cuillers de bois, qui pénètrent dans toute l'Europe, est
presque entièrement aux mains des raskolniks*. Leur es-
prit de solidarité a été entretenu par de longues persécu-
tions, et l'assistance mutuelle qu'ils se prêtent les uns aux
autres leur donne une grande force vis-à-vis de leurs con-
currents. Comme, en d'autres contrées, on en a souvent l'ail
le reproche aux Juifs, ils forment entre eux une sorte de
franc-maçonnerie. Cette solidarité s'étend parfois jusqu'aux
membres de sectes différentes. En dépit de leurs que-
rellas intestines, sorte de guerre civile du schisme, ils se
coalisent à l'occasion contre L'ennemi commun. Ils ont en-
tre BOX «les BigneS de reconnaissance, tels que des anneaux
OU des Chapelets, OU encore des cuillers de bOlS, peintes
spécialement pour eux, avec des emblèmes particuliers.
Leurs Chapelets sont d'un ancien type commun aux po-
povtsy el aux Bans-prêtres : il y en a de tout prix et de
toute matière, de bois el de pierres précieuses. Séménof,
ou est le centre de cette pieuse industrie, expédie de ces
chapelets dans toui le monde fU\ raskol, Jusqu'au delà des
lointaines frontières de l'empire; ils voyagent d'autant
plus facilemenl qu'il est malaisé de les prohiber.
Grâce aux liens que noue entre les dissidents la com-
munauté de croyance, le schisme a parfois pu être consi
i. Bmobruol I ■' ,lr '■' /'"■"■, II, p
LES RA.SKOLNIKS: RÔLE DE 1/ ARGENT DANS LE SCHISME. 391
déré comme le chemin de la fortune. Pour certains nom-
me8 d'affaires, pour certains ricfaea marchands, le rosft
été un putssanl moyen d'influence, pour quelques-uns un
moyen d'exploitation, Dans plusieurs de ces sectes reli-
gieuses, comme ailleurs dans lés partis politiques, il sem-
ble qu'à côté des fanatiques <-t des naïfs il y ail des me-
neurs el des intrigants, pour qui l'hérésie, comme ailleurs
la révolution, n'est qu'un instrument d'élévation* La su-
perstition des masses dissidentes n'a parfois servi qu'a
alimenter la cupidité i il les coffres des ehefil t
,i i on dit, n'es! plus que la rache laitière de fripons mil-
lionnairea '. Prise à la lettre el étendue à loua b
croyants, une telle appréciation ne serait qu'une calomnie.
Il n'en esl pas moins rral que l'argent jour un grand Pôle
dans toutes les affaires du schisme, ches les popovfty
comme chez les sans-prêtres. Un écrivain qui a dépeinl
les mœurs des roêkolnUct du Volga an de longs récits,
A. Petchersky*, ;i montré l'importance «les préoccupations
matérielles chez l<vs chefs comme parmi la roule des sfo-
rouèt i e héroïque de la vieille foi esl passé; le mer
cantilisme lui a succédé. 8'tia >"id 0 tx \i<-u\
rites, c'est, pour nombre de marchands, moins en rue de
la béatitude éternelle que des avantages temporels.
Pourquoi gardent-ils la vieille foi? s'écrie, dans nu des
récits de Petchersky, la mère atanéfa, abbesae d'un de
leurs skyles] est-ce pour leur salut/ non, c'esl pour leur
profit, a il en est, en effet, parmi les meneurs, qui se font
payer leurs dettes ou leurs Impôts par de crédules coreli
gionnaires. Les dons mêmes qu'ils offrent à leurs ora*
boires ou à leurs skytes leur sont Bouvenl b par
l'esprit de hure, par calcul, pour capter la faveur du ciel,
1. J. Y l.ivanof. Ha>kolniki i Oslrojn'tki, t. Il, p, G.
•2. De sua nom, Melnikof. Longtemps employé au ministère de fîatériesu
pour les affaires du schisme, Melnikof a dèerîl les raakohuk» en trots grandis
compositions à cadres romanesques : Dans les foréto. Dont les montagnes
el Sur '<• Volga,
392 JA RUSSIE ET LES RUSSES.
« Grâce à vos saintes prières, écrit un marchand à la mère
Manéfa, j'ai sur mou poisson prélevé un bénéfice de moi-
tié. » Et, en reconnaissance decetle bénédiction, il envoie
à l'abbesse cent roubles pour les distribuer aux Ames qui
« ont bien prié », eu recommandant de n'en rien donnera
un tel et un tel qui prient pour ses concurrents; « mais
leurs prières, ajoute-t-il, sont moins avantageuses que les
Nôtres; aussi, nous vous demandons de ne pas cesser de
bien prier pour que le Seigneur nous accorde plus de pro-
lil dans notre commerce ». Est-ce là vraiment la dévotion
de certains vieuv-croyants, il faut dire qu'elle ne (litière
pas beaucoup de celle de nombre d'orthodoxes.
Si les raskolmks savent amasser de grandes fortunes,
beaucoup en font un noble usage. Les starovères rivalisent
de libéralité avec les marchands orthodoxes pour la fon-
dation des écoles ou des établissements de bienfaisance.
Chose plus singulière, ces vieux-croyants, les héritiers
des Vieux-Russes en révolte contre toutes les importa-
tions occidentales, sont parfois les protecteurs des arts
que la Russie a empruntés à l'Occident. Ces hommes, hier
encore fidèles au costume moscovite, s'entourent déjà de
toul le luxe delà civilisation moderne. Nous avons visité à
Moscou l'hôtel d'un de ces riches marchands starovères.
Les architectes avaient, pour celle Vaste demeure, mis
tous les si\ies à ei.nl ribul ion ; les marbres, les peintures,
les fleura > étaienl prodigués; un œil parisien n'y eût
pu reprocher que l'excès même de la décoration* Dans une
aile de l'édifice se trouvait i chapelle, don! ['iconostase
ei les murs étaienl couverts de ces vieilles peintures de
■ style -i'1'1 . que lea deux-croyants achètent au poids de
l'or*. L'1 maille de la iuai»on nous montra a\ec orgueil un
1. n , -i ., remarquer que m sonl las ratholniki qui ont rendu à la Russie
l'intelligence du rleil art russe, avec le front des antiquité! nationales. Dans
h m i m du passé, les rieua rituaiistes se Boni mis à collecti 1er non
. iiii-iii-iii les rieux livres el las vieilli mal te vleu* meublos, 1rs
yitaj l'i|"n\. les vi.in l.jli. Ici- «|i- loiilc soilc C.i's anlii|iiitii'i's par BUpersli
t ni .1' lai ni.iih. ou |i |)|-i i ni simii> île an In nlo
I.KS RASKOLNIKS : [NFLUENXE l>K LA RICHESSE. 393
panneau d'André Roublef, cet artiste du quinzième siècle,
dont les œuvres étaient données en modèle par les ma*
miels iconographiques de l'Église moscovite. Prt - le I
toire consacré aux saintes icônes s'ouvrait une longue
galerie de toiles profanes. Il j avait là despa] ; des
marines, des tableaux de genre et des tableaux d'histoire.
Tout ce qui séduit l'art moderne, jusqu'aux souvenirs my-
thologiques et aux nudités païennes, avait sa place dans
[e musée de ce disciple des fanatiques advi de l'Eu-
rope et de Pierre le Grand. Un \wul Irait dénotait le Vieux-
Russe, toujours vivant au fond du \ ieux-croyaot -. ces toiles
si variées étaient toutes d'un pinceau russ I it là une
galerie nationale, et nulle part, pas même peut-être dans
les coll< clions publiques de Pétersbourg ou de Moscou, <»n
ne pouvait mieux étudier l'école russe contemporaine.
Tels -ont aujourd'hui ces riches vieux-croyants, en cela
du reste semblables à plus d*un opulent marchand <i<-
Moscou : ils ont le luxe, ils ont le superflu <l<' notre civilisa-
lion, sans toujours en avoir le fond, l'essentiel. Pour que,
chez de telles familles, r ancienne foi oppose au prof
un obstacle insurmontable, il faudrait qu'elle les isolai
dans un monde fermé. Ces hommes que la fortune a con-
duits au seuil de la culture resteront-ils dans le raskoh
Peut-être les nu de ces marchands, qui, à chaque généra-
tion, se dépouillent de quelques uns des préjugés de leurs
pères, sortiront ils v\n schisme, «Mi sortant de l'étroit cer
de d'idées où le schisme «'si m'-, n \ a déjà eu desexem-
ples de semblables conversions. Peut-être les vieux-ritua-
listes arrivés à la civilisation sauront-Us renoncer aux
coutumes et aux préventions du r - ma renier le culte
île leurs ancêtres. Ce ne serait pas la première fois que les
fidèles d'une religion changeraient de mœurs et de ma-
nière de voir sans changer de religion. An scandale «les
lionnes âmes de province, on VOÎt déjà de jeunes VÎ6UX-
croyants de Moscou se permettre de fumer, de se raser,
de danser, d'aller an théâtre. La fortune, qui, pour le
394 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
schisme, a été le principe d'une émancipation sociale,
sera aussi pour lui le principe d'une émancipation intel-
lectuelle. L'argept n'aura pas seulement aidé les vieux-
croyants à s'affranchir des vexations administratives ; il
contribuera à les délivrer de leurs entraves spirituelles.
Après avoir été pour le raskol une force momentanée, l'ai-
sance et le bien-être seront -une cause de faiblesse pour
les doctrines et les principes du raskol. Les hommes ne
s'enrichissent pas impunément; c'est la richesse qui, par
les lumières de l'instruction, non moins que par les jouis-
sances de la civilisation, adoucira et pour ainsi dire appri-
voisera les vieux-croyants. GrAce à elle, le schisme devra
se mitiger, ou il devra périr.
Ce résultat est encore éloigné : chez ces nababs raskol-
n&ks, comme chez la plupart des marchands russes, la for-
tune a de longtemps précédé l'instruction. Ce n'est poinl
que les dissidents soient plus ignorants que leurs compa-
triotes orthodoxes. Pour l'instruction, comme pour la mo-
ralité et le bien-être, les schismatiques l'emportent souvent
sur les autres Russes de même classe. Parmi ces dévots du
rituel, ces sectateurs du passé, l'homme qui ne sait pas
lire est notablement plus rare que dans la masse du peu-
ple. Les vieux-croyants estiment l'instruction élémentaire ;
pour la répandre parmi leurs coreligionnaires, ils ont fait
de nobles saeriliers. C'est eneore là Une qualité qui lient
autant à la position des ra&kolniki qu'aux principes du
• </. Quelques sectaires isolés on1 pu ériger l'ignorance
en vertu; pour la plupart des vieux-ritualistes, l'instruc-
tion, la lecture el l'écriture étaient des armes Indispen-
sables contre les attaques de l'Église dominante. Comme
le protestant, le raskolnik l'ut, par sa révolte, obligé de se
créer, de se démontrer sa toi à lui-même. Sur ce point,
comme sur plusieurs autres, les iionimes qui fondaient
toute la religion sur la tradition furent amenés aux mô-
mes conséquences' que les hommes qui fondaient toute la
I.KS KASKOLNIKS : LEUR CULTURE, 395
religion sur la Bible, sur l<- livre, Le lien avec l'autorité,
avec l'antique gardienne dessainti i une fois rompu,
le raskolnik dut chercher dans les vieux missels, dans les
vieui manuscrits, 1rs traces de ces traditions dont il repro-
chaità l'Église l'abandon. Le manque de niérarohie r<
lièrechez les popoutey, la Buppreaaion «!<• toute hiérarchie
«liez 1rs sans-prétrea obligea presque agilement les deux
branches du Bchismi ejeter but l'Écriture sainte.
Privéa de sacerdoce, privés d'intermédiaire officiel entre
l'homme el Dieu, lea dissidents retombèrent diredemenl
sur la paroi.' de Dieu, il tant aussi t.-nir compte dece fait,
qu'en agitanl l'intelligence, l'esprit de secte remue la pen-
sée; qu'en développant le goût de la discussion, il dN
loppe l<- goûl '1rs libres recherches ri les habitudes d i
men. Le r<ukol n'a pu échapper à cette influence; dans
de noires izba8} à la lurur tremblante de la loutckme faite
d'un éclal <lr sapin, on a vu de pauvres paysans cher-
cher dans quelques pages de l'Écriture la révélation
religieuse qu'ils ne recevaient plus toute faite «lr l'Église.
ici reparais8enl tous les désavantages du t-vis
du protestantisme occidental. Au lieu des Pères et des
grands écrivains <!«' l'antiquité, lr schisme mss.> n'avait,
pour tout aliment, que quelques lourdes compilations
byzantines, quelques nuageux apocryp!
a cette infériorité, qui tenait àrinfériorité même de l'an-
cienne Russie, le raûcol en ajoute nne autre qui tient I
propre principe. Les vieux-croyants savent lire, mais ils ne
lisent que des livres de dévotion, ils ne lisent que d'anciens
livres. C'est ici surtout que se montre l'aveugle respect du
raskol pour l'antiquité, et, de toutes les formes du culte
du passé, le culte exclusif des vieui livi [eux au-
teurs, n'rst pas |t- moins fatal au progri S, I. - tukolnik*
ont un grand goût pour 1rs ouvrages en langue slavonne
écrits en lettres sla\rs avec des rubriques rouges; ils ai-
ment à en lire et à en écrire. A la foire de Nijni-Novgorod,
où la librairie occupe toujours la dernière place, j'ai vu
396 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
vendre de ces vieux bouquins el de l'ancienne musique
avec la notation à crochets des anciens missels. Ce com-
merce est, paraît-il, si lucratif, que Russes et étrangers se
sont plus d'une fois livrés à la contrefaçon des éditions
* prénikoniennes ». Pour avoir un accès plus facile près
des dissidents, leurs adversaires ont eu fréquemment re-
cours ù <os formes archaïques; on s'est servi du si a von
pour combattre les sectes issues de la liturgie slavonne.
A cette prédilection pour la langue morte, pour la langue
hiératique, aux dépens de la langue vivant», se reconnaît
l'opposition primitive du raskol et du protestantisme. Chez
|es \ ieux-croyants, l'amour des vieux usages s'étend aux
procédés de l'écriture comme aux formes des lettres et île
la langue; aux ouvrages imprimés ils préfèrent les ouvra-
ges copiés à la main. Il s'en vend encore à la foire de
Nijni. Dans leurs shytes ou ermitages, hommes cl femmes
transcrivent avec révérence les manuscrits fautifs du vieux
temps, et, comme les moines du moyen âge, les moines du
raskol mettent leur gloire à calligraphier les saints livres.
V « écriture maritime», comme ils disent [pismopomorskoé),
la main des copistes de la région de la mer Blanche, a
conservé chez eux une grande réputation.
Les raskolniks on\ des livres, ils ont des hommes d'une
grande lecture, ils n'onl pas de science. Des suhiililés
recherchées, des compilations sans critique leur en tien-
nent lieu. Cette fausse science, cette sorte d'ignorance
érudile, outillée de l'ails ni.il vérifiés cl de mois mal com-
pris, e>l peut-être plus nuisible qu'une ignorance illettrée,
parce qu'elle fait plus aisémenl illusion. Le schisme a
sa littérature, il a sa prose ci sa puésie, l'une el l'autre
parfois intéressantes, comme toute littérature populaire,
niai-, le plus BOUVOnl lourdes, phles, \ ides d'idées. A\ec 868
disputes BtérileS cl ses naïves inélhodes d'argumentation,
le raikol a'esl fait une sorte de grossière scolastique, me-
naçant la Russie moderne d'un mal donl l'avait préservée
au moyen âge l'entière ignorance.
LES RASKOLNIKS : EFFETS DE L'INSTRUCTION. 397
Dans le domaine religieux, comme ailleurs dans le
domaine politique, l'instruction, du moins l'instruction
élémentaire, la Beule universellement accessible, n'esl
pas, pour le peuple, une panacée d'un usage aussi Bûr que
les hommes se sonl plu longtemps à le croire. Au lieu de
les étouffer immédiatement, une instruction nécessairc-
menl superficielle aide souvenl à propager les erreurs
Ihéologiques, non moins que les erreurs politiques el éco-
nomiques. E)n Russie, l'enseignement primaire ne redr<
guère plus les rêveries mystiques ou tes fantaisies reli-
gieuses qu'ailleurs il n< les utopies Bocialisles
et les sophismes révolutionnaires ', L'homme qui sait lire
esl parloul plus enclin à se faire lui-même sa foi, politique
ou religieuse, Ici d'après la Bible, là d'après le journal.
On a remarqué que le moujik sachant lire est plus expose
à tomber dans les sectes, Le PrcwiteUtvennyi i l/ea-
mger officiel constatait un jour, à l'aide des statistiques
judiciaires, que l'école, «jui diminuait 1rs délits contre
U - moeurs el contre les personnes, augmentait la propen-
sion aux délits contre la religion el contre l'ordre établi.
Enlre l'instruction et la Bcience il > a un abîme; nais,
pour arriver à l'une il n'j a d'autre porte que l'autre. Par
malheur, les préjugés des raskolnikt les écartent des études
1rs plus propre^ à les affranchir de ces pr»
ainsi que ces hommes, si épris du slavon, répugnent au
latin et aux études classiques; ils restent d'ordinaire an
dehors des gj mnases, <mi dehors des universités, et, par là
même, en dehors de la vraie Culture et du \rai savoir '.
l. Les provint* montrent le phu t souvent celles
qui comptent la plus grande proportion d'hommes lettrée, d'ai/aoett, ainsi que
disent les Italiens. Tel, par exemple, le gouvernement >le iaroslavl, on plus
de til pour ino des conscrits savaient lire.
:. En I887i par exemple, il Diversité de Saint-Pétersbourg ne comptait,
sur 2523 étudiants, que '* raskolniks.
CHAPITRE V
Constitution et organisation îles principales sectes du schisme : les pppovtsy.
— Comment les différents groupes du raskol se sont d'abord organisés
dans les skytes ou ermitages. Importance de ces skytes. De quelle manière
la direction du schisme est plus tard passée aux cimetières moscovites. —
Efforts pour donner plus de cohésion aux vieux-ritualistes. Tentatives de
l'émigration révolutionnaire pour se mettre en rapport avec eux. Com-
ment les vieux-croyants sont parvenus à s'assurer un sacerdoce indépen-
dant»— La hiérarchie de Bélokrinitsa. Kvèques vieux-cro\anls; leur situa-
lion, leurs discordes. Division de leurs adhérents en deux partis. —
Kllbrls du gouvernement pour rapprocher les vieux-croyants hiérarchiques
de l'Église d'État. On leur concède l'usage des anciens rites. Les Edinovert&J
ou vieux-ritualistes unis à l'Église. Obstacles à l'union.
Après la période de prédication, de sédition individuelle
et indisciplinée, vient, pour toute secte nouvelle, la période
d'organisation, de constitution en confession définie, en
Église. Les sectes du schisme ne pouvaient échapper à ce
besoin de toute doctrine religieuse ; la plupart n'en oui pas
moins gardé quelque chose d'inachevé, d'incohérent. Soil
manque de culture des dissidents, soit faute du principe
même du schisme; le raskol a eu plus de peine encore que
le protestantisme a se fixer et, pour ainsi dire, à se solidi-
li.T en confessions déterminées, en Églises. Il es! en quel-
que ><>rir demeuré à L'étal Quide.
Chez la plupart des sectes de Hussie se montre une sin-
gulière Faculté d'association, d'organisation pratique, jointe
.1 iinc certaine difficulté d'arrêter des doctrines, de for*
muler une théologie, ha théologie «'si peut-être ce qui fait
le plus défaut dans beaucoup de ers sectes religieuses.
Chez elles se retrouve au contraire ce qui trappe dans la
commune rurale comme dans Vartel des villes, l'espril
CARACTÈRE 1>K> SECTES DU RASKOL. 399
d'association <d de sdf-govemment discipline-, à l'aid<
chefs «'lus et obéis. (Test par là « j n '< >i 1 1 pu vivre el se con-
stituerdana un État autocratique, <'n race de l'Église d'État,
des sectes Bans existence légale. Les maîtres des prin-
cipales communautés du schisme, sauf peut-être André
Denissof, n'ont pas été des théologiens, des hommes de
science ou de controverse ; c'étaient, pour la plupart, des
hommes d'action, d'habiles organisateurs, on pourrai!
dire d'habiles hommes d'affaires. lux rêveurs e! aux fana-
tiques, uniquement occupés de la prédi atîon <!«• doctrines
bizarres, succédèrent des hommes pratiques, qui donnè-
iciii au schisme l'assiette, la consistance matérielle qu'il
n'eût pu tenir de ses croyaue
Les sectes <lu rtukol sont nombreuses; on évêque «lu
dix-huitième Biècle, Dmitri «le Rostof, en comptait déjà
deux cents. Beaucoup ont disparu, beaucoup sont i.
depuis. Les spécialistes contemporains n'en énumèrenl
guère moins que Dmitri de Bostof. Sur la surface mobile
dnraakol i<'s sectes se forment el B'évanouissent, comme
les vagues but la mer, au gré du veni qui souffle,
poussani 1rs nues les antres, se heurtant el se mêlant au
hasard. Devant cet incessant démembrement du schisme
en schismes et des sectes en sectes, il ne faut pas se lai
abuser par les mots ou par l'apparence. Il en est du rtukol
comme du protestantisme. Toutes ces -
dénominations, selon l'heureuse expression des Anglais,
ne constituent point toujours des confessions, des cultes
différents. Souvent ce sont moins des I
partis, des écoles dans le schisme. A cet égard, le terme
de Bectes, dont nous sommes contraints de nous servir,
parfois fort impropre. Au lieu de l'idée de séparation, les
mots ni^srs d'ordinaire employés pour désigner les diffé-
rents groupes de dissidents] togUuàéy obstchinayObstcheiUvo,
impliquent l'idée de réunion, de société, de communauté,
ou, comme le mot toW, l'idée de doctrine, d'interprétation.
11 n'est pas rare que les raskolniks forment entre eux une
400 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sorte d'arlel Spirituelle ou de confrérie, ayant ses chefs
propres, son centre de réunion, ses statuts ou ses cou-
tumes. Pour l'homme du peuple, c'est môme là, on l'a
mainte fois constaté, un des principaux attraits des sectes.
Des deux grandes branches du schisme, la popovstchine
est celle dont la constitution en Église était le plus facile.
Le maintien du sacerdoce, en retenant les \ ieux-croyants
hiérarchiques dans l'enceinte dogmatique de l'orthodoxie,
rendait chez eux les sectes plus rares et l'unité plus aisée.
Pour les popovtsy, les conditions de l'admission des popes
étaient la principale, presque l'unique occasion de dissen-
timent et de schisme intérieur. Sans évêque pour leur
consacrer des prêtres, les vieux-croyants étaient dans la
sil nation où se seraient trouvés les vieux-catholiques de
Suisse et d'Allemagne sans le secours de la petite Eglise
janséniste d'Utrecht. Tout leur clergé était nécessairement
composé de transfuges de l'Eglise officielle, ce qui valut
à la secte l'injurieux sobriquet de béglopopovslchine ou
communauté des prêtres en fuite. Ayant de les admettre
comme pasteurs, les vieux-croyants obligeaient 1rs popes
orthodoxes à une humiliante abjuration, ils leur faisaient
Bubir une sorte de purification ou de pénitence. Dans les
premiers temps, on les rebaptisait à leur entrée dans le
schisme, et, de peur de leur enlever les pouvoirs de l'or-
dination en les dépouillant des insignes du saeerdore,
certaines communautés les plongeaient dans l'eau avec
leurs vêtements Bacerdotaux. Quelque condition qu'ils
missenl ;i 1,1 réception de leurs popes, les vieux-croyants
ne pouvaienl avoir grand respect pour des prêtres d'ordi-
naire chassés de l'Église orthodoxe nu attirés au schisme
par la cupidité. Le plus Bouvenl . les dissideuis rétri-
buaient jrw emenl leur clergé el le tenaient en peu
d'estime.
Chez les vieui croyants qui oui conservé un sacerdoce,
le prêtre <'si ainsi devenu une §orte d'employé mercenaire,
LES VIEUX-CROYANTS POPOVTSY. 401
auquel on fait célébrer le culte divin comme un métier
dont l'ordination ecclésiastique lui a conféré le monopole.
Loin de conduire en maîtres leur troupeau, tes popes du
raakol restent dans la dépendance des communautés qui
les stipendient, qui les éliseul et les déposent à leur .
Ce ne sont ><>uvent que des aumôniers <»u des chapelali
la dévotion des rieiies marchands qui les entretiennent)
chez, les popwtty, loul comme chea i -prêtres,
l'autorité, la direction appartient aui laïques. Le sacer-
doce, chez les sectes mêmes qui en proclament la m
site, a beaucoup perdu de son autorité; quelques vieux-
eroj aids allaient jusqu'à recevoir comme prétresdc simples
diacres, ou parfois acclamaient comme ministres les pre-
miers venus. Gbes tous, t'est entre des mains talques,
entre les mains des anciens de la communauté qu'est le
gouvernement de la secte. A cet égard, les deux partis du
schismeont eu une grande ressemblance, au moins jusqu'à
l'époque récente où les popovfty ont -pat.
retrouvé un sacerdoce indépendant.
Chez les deux branches du schisme, les premiers centres
religieux furent des ikyte* ou armil
COUVents qui groupaient autour d'eux un certain nombre
d'adhérents el communiquaient avec les
des différentes provinces. Ces communautés se cachaient
d'ordinaire dans l'épaisseur des forêts ou s'abritaienl sous
la domination étrangère, au delà des frontières de l'em-
pire. Le principal foyer des popovtty fut ainsi longtemps à
Vetka gouvernement actuel de Mohilef), sur le territoire
polonais. Les monastères de Vetka renfermaient, dit-on,
plus de mille moines; les troupes russes franchirent par
deux fois la frontière polonaise pour disperser ces moines
du schisme et ramener de force en Russie les paysans qui
s'étaient groupés autour d'eux. Les skytes de Starodoub
(gouvernement de TchernigofJ héritèrent de l'influence de
Vetka. A Starodoub comme à Vetka, comme dans tous les
centres du raakul, des villages de sectaires s'étaient élevés
m. m
402 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
autour des ermitages de leurs moines. Les skylcs de
popovtsy ou de sans-prêtres servaient de noyau à de labo-
rieuses colonies. De ces communautés des deux branches
du schisme, beaucoup durent à leur industrie et à leur
vie paisible d'être tolérées et parfois presque protégées
par l'administration impériale. Le dix-neuvième siècle leur
a été plus dur que le dix-huitième. Les skytes les plus
renommés ont été fermés ou détruits sous le règne de
l'empereur Nicolas. Leurs murs en ruines sont restés pour
les raskolniks une sorte de lieux saints que visitent les
pèlerins du schisme. Ainsi, dans le gouvernement de
Saratof, les fameux monastères de l'Irghiz ; ainsi, dans les
forêts du gouvernement de Nijni-Novgorod, les curieux
skytes de la rivière de Kerjenets, un des plus anciens re-
fuges des vieux-croyants qui, parle Yolga, communiquaient
facilement avec Moscou, Nijni et tout l'empire. Ces com-
munautés de popovtsy, fondées dès le dix-septième siècle,
se composaient de plusieurs couvents échelonnés dans la
vallée. Quelques-uns de ces monastères, Komarof, par
exemple, étaient de véritables villes formées de vastes
chaumières ou i/.bas. reliées entre elles par des passages
couverts; Komarof abritait, dit-on, deux mille habitants
des deux sexes.
Ces Bkytes du Kerjenets, l'empereur Nicolas, non content
de les fermer, les lit jeter à terre vers 1850. Contre ces
humbles asiles «les vieux-ritualistes il déploya presque
autant d'acharnement que Louis XIV contre Port-Royal.
Les recluses du schisme, bannies de leurs cloîtres rustiques,
ne montrèrent pas moins d'énergie que Les victimes du
grand roi- Telle de leurs obscures abbesses eût pu se com-
parer à la mère Angélique arnauld. Entre ks jansénistes
français cl les sitirovères russes, malgré tout l'intervalle
mis entre eui par l'ignorance des uns et l'érudition des
mires, il serait facile de découvrir de nombreux points de
ambiance. De même qu'à Port-Royal des Champs, la
vénération des persécutés s'attacha aux murs des couvents
LES VIEUX-CROYANTS : LEURS SKYTES. 403
ahallus par l'orthodoxie officielle. Dei religieuses expul-
des monastères du Kcrjenels en sont revenues garder
1rs lombes délabrées, qui attirent des vieux-croyants de
toutes les parties de l'empire.
Les skytes détruits se sont, du reste, reformé! à peu de
distance des ruines d'Olénief el de Komarot Les Iiobimi
chassées par Nicolas avaient sur leurs coreligionns
le fascinant prestige du martyre. Plusieurs étendaient jus-
qu'aux orthodoxes leur mystérii indant. Ainsi no-
tamment la mère Eslher, l'ancienne supérieure d'Olénief;
M. Bexobraxof l'a vue, à la lin du règne d'Alexandre IL
tenant de sa main octogénaire la CTOSSC d'abbeSM '. Autour
de la mère Bsther el de ses aacieiines religion tient
groupées des femmes et .les jeunes Biles <|ui, mus leur
direction, \ Paient eu communauté, i.a petite rille de 8émé-
nof et ses environs comptent plusieurs de ces mrifftm
tlules de rieux-croyants de diverses dénominati
On y enseigne SUI enfants à lire Si I travailler, en même
temps iju'à prier selon les anciens i | religieuses
starovères ne restent pas cloîtrées derrière Iles.
Biles voyagent pour les affaires de leur communauté; elles
Nont donner leurs soins aux malades, et surtout réciter
des prières pour les morts dans les maisons de leurs riches
coreligionnaire»; c'est là pour ellefl une lOUrCC d'abon-
dants revenus.
11 reste en Russie, Spécialement dans le nord et dam
Test, un grand nombre de COS skytes ou de ees obitéh
(couvents), sans existence légale. Il s'en l'onde encore au-
jourd'hui, surtout pour les l'emm i lisons sont une
des forces du schisme. Elles ont pour l'homme russe un
double attrait; en même temps ijne son idéal religieux,
elles réalisent en quelque sorte son idéal terrestre; jusque
dans les cellules de leurs obitèli se retrouvent les préoc-
1. Vlad. Bezobrazof: Étude» tur l'économie nattoHalt de biiiiMtV, l. II.
p. 93 (1986)« Cf. les rèciti a"A. Pclcfaenk;.
404 LA RUSSIE ET LÈS RUSSES.
cupations pratiques des vieux-croyants. Rien de plus con-
forme au goût national que le travail en commun sous
l'autorité d'un supérieur élu. On tient beaucoup dans
ces skyles à la bonne économie domestique, « au ménage »
(khoziaïstvo), comme disent les Russes; les supérieurs se
font autant d'honneur de ces soins matériels que de l'in-
telligence des choses sacrées. Un des héros de Petchersky,
Polap Maksimytch, ne veut pas croire aux accusations
contre le P. Mikhaïl, parce que tout est en ordre dans sa
communauté. Les riches marchands moscovites, qui dotent
ces skytes « pour le salut de leur Ame » et se font un de-
voir d'y faire élever leurs filles, se complaisent à y trouver
tout en règle, à y voir partout régner la propreté et
l'abondance. Ils y recherchent la satisfaction de leur goût,
on pourrait dire de leur sentiment esthétique, aussi bien
que de leur sentiment moral. Ils jouissent en amateurs des
vieilles icônes et des vieux manuscrits prénikoniens; ils
savourent les vieilles hymnes chantées par de fraîches voix
de femmes; ils admirent les broderies à la russe et les
savants ouvrages à l'aiguille des nonnes et des bélitses1.
Un des attraits de ces couvents, c'est, paraît-il, ces jeunes
brlitses. Le mariage ne leur est pas interdit, mais elles
ne peuvent, dit-on, se marier « qu'à la dérobée ». Aussi,
derrière les murs des skytes se nouc-l-il parfois des
romans. A en croire les profanes, ils abritent des intri-
gues peu édifiantes. Les obUéU du raskol cherchent avanl
tout à éviter le scandale. Les jeunes brebis égarées y trou-
vent un asile discret, et les enfanta du péché y sont élevés
comme orphelins.
La métropole religieuse des raskolniks, jwpovlay ou sans-
prôlres, esl aujourd'hui Moscou. Les skyteB relégués aux
extrémités de l'empire ou dispersés dans les provinces ne
pouvaienl toujours suflirc à la direction des affaires du
i . / le bi le blanc.
LES VIEUX-CROYANTS: LEUR ORGANISATION. 405
raskol. Il se produisait souvepl parmi eux des dirigions,
(1rs rivalités, qui séparaient les rieux-croyants de rite
voisin en groupes div< rs, Aussi les deux branches du
schisme cherchèrent-elli réer un centre au cœur
iiirine de l'empire,à Moscou. Elles y pari Inrenl toutes deux
en même temps, et cela, chose inespérée, avec l'aveu du
gouvernement. C'est à la laveur d'une calamité publique,
de la peste de .Moscou ■>(.)!■< Catherine II, qu'eut lieu
celle heureuse révolution tl.ni-> la position des sectaires.
Les grandes épidémies, en rejetant violemment le peuple
vers la religion ci les vieilles cro] lonl souvent
Favorables aux nukobùks, On l'a remarqué lors du choléra
au dix-neuvième siècle, comme lors de i,( peste au dix hui-
lième. Dans son impuissance contre le Déau, l'adminis-
tration impériale avait l'ait appel à tous les dévouements.
askolnikij qui de tout tem] - se sont distingués par leur
esprit d'initiative, offrirent d'établir à leurs frais un cime-
tière et un hôpital pour leurs coreligionnaires. !
nement de Catherine II était trop* éclairé • pour leur en
refUser l'autorisation; elle leur fut accordée en 1771, et,
presque la même année, les bexpopovtoy, à Préobrajenski,
les popovtay% à Rogojski, fondèrent les deux établissements
qui depuis sont restés les foyers religieux du raskoL S
le \oile de la charité, la création des deux ciiie tiens fut
pour le schisme un nouveau mode de constitution. C
ainsi (pie, durant l'ère des persécutions, les chrétiens du
troisième siècle avaient obtenu de Home encore païenne
une sorte de reconnaissance officielle, à titre de « cull
funéraires
Les cimetières des raskolnik» ne s'enfouirent pas au fond
d'obscures catacombes. Sur des terrains encore déserts
surgirent, dans les faubourgs de Moscou, deux vastes
établissements sans analogues peut-être en Europe. Le
cimetière fut entouré de murailles, et dans l'enceinte
1. Rossi. Roma Sotterranfa, t. I.
406 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
on construisit des hôpitaux, des monastères, des églises,
des bâtiments de toute sorte. A l'ombre de la demeure des
morts et de l'asile ouvert aux malades se cachèrent les
retraites des chefs du schisme et les agissements de ses
meneurs. Autour des cimetières ou dans les quartiers
voisins se groupèrent des maisons et des ateliers de ras-
kolniks. Le culte proscrit eut ainsi, aux portes mômes de
la vieille capitale, sa ville et sa citadelle, on pourrait
presque dire son Kremlin. Les fondateurs des cimetières
obtinrent du gouvernement une sorte de charte leur lais-
sant la libre administration de leurs fondations. Rogojski
et Préobrajenski, la popovstchine et la bezpopovstchine,
eurent un comité de direction, un gouvernement indépen-
dant; elles eurent leur caisse et leur sceau, leurs statuts
approuvés de l'autorité, partant une position reconnue
dans l'État. L'argent des vieux-croyants et la corruption du
tchinovnisme firent le reste.
Les cimetières eurent de tous côlés des communautés
affiliées; leur conseil d'administration devint un synode
dont les injonctions furent obéies d'un boni à l'autre de
l'empire. De toutes les parties de la Russie, l'argent afflua
aux deux établissements moscovites. Grâce aux dons ou
aux legs des marchands dissidents, des richesses considé-
rables s'amassèrent rapidement derrière ces murailles.
Ce ne fut point tout; le génie pratique, mercantile du
raêkolf le côté positif du caractère russe se montra là,
comme partout dans le schisme. L.s cimetières furent des
centres d'affaires en mèms temps que des centres reli-
gieux; Ils lurent à la fois un COUVent, un séminaire et une
sorte de chambre «le commerce, un consistoire et une
bourse. Les deux hospices' ou les quartiers voisins offraient
nu refuge aui sectaires poursuivis, aux soldais déser
teins, aux vagaboods pourvus de faux passeports; parmi
ces oHthni's, les riches meneurs du BChismé trouvaient des
ouvriers au rabais et d'aveugles instruments.
('ne pareille puissance, élevée peu à peu dans l'ombre.
LES VJEUX-CROYANTS : LEURS ÉTABLISSEMENTS. 407
à la faveur des règne* tolérants de Catherine II et d'A-
lexandre I,r, devait être mise en péril en se dévoilant,
cimetière* se rirent reprocher différents délits, ils lurent
compromis dans des procès de succession et docaptation,
ils entendirent lancer contre eus la grands seeusalion
faite à toutes les institutions de ce genre : do dit qu'ils
formaient un État dans l'État. Rarement, il «st frai,
reproche tant prodigué avait été mieui mérité. Sous l'em-
pereur Nicolas, une enquête vint porter aux cimetières un
coup dont ils n'ont pu entièrement m relever. Leu
furent confisqués, leurs bâtiments séquestrés. Du commis-
saire du gouvernement fut Imposé à l'administration de
leurs hospices, et dans I a, pendant un demi-
siècle, avait été célébré le service des deui grandes bran-
ches du schisme, officièrent des prêtres du SaimVSyn
J'ai, dans un de m» »U, visité Rogojski,
le centre de la popoufJeAtne. avec ses murailles et k i dif-
férentes églises, l'établissement ratkohtik ressemble fort
aux grands couvents orthodoxes. <>n éj rouvait ea entrant
une impression de tristesse et d'abandon; le cimeti
planté d'arbres, avait l'air pauvre et mai entretenu; on
sentait partout quelque chose de pénible et de contraint.
Rogojski possède un hôpital et un asile pour les vieillards
seinhlahle aux établissements de nos Petites-Sœurs «les
pauvres. 1. 'asile, à l'époque de nia visite, contenait une
centaine d'intinnes de chacun des d< u\ BSXes; les salles
étaient nombreuses , niais basses et petites. L'hôpital
paraissait plutôt humble et Indigent pour les riche
attribuées aux vieux-croyants; peut-être sont-ils rebutés
par la surveillance de l'Etat, peut-être craignent-ils de
trop montrer leurs ressources. Partout se voyaient de
vieilles images devant lesquelles étaient des hommes . u
prière. Tous ces gens, infirmes et infirmiers, vieillards et
vieilles femmes, avaient un air honnête et simple qui tou-
chait. A notre passage dans les salles, ils se levaient et s'in-
408 . LA RUSSIE ET LES RUSSES.
clinaient, selon l'ancien usage russe, comme ils s'inclinent
devant leurs images, en pliant le corps en deux. Tout le
luxe de Rogojski a été réservé pour les églises. La plus
grande, l'église d'été, est haute et spacieuse; les murailles
et les coupoles en sont couvertes de peintures comme à
l'Assomption de Moscou. Beaucoup des images sont an-
ciennes, les vieux-croyants payant fort cher ces vieilles
icônes qui font de leurs églises une sorte de musée archéo-
logique. Ils nous les montraient avec soin, nous en faisant
remarquer l'antiquité, distinguant en connaisseurs les
imitations de style archaïque des peintures originales. Du
reste, le culte pour les images est le môme chez eux que
chez les Russes orthodoxes; leurs Vierges sont couronnées
des mêmes diadèmes de pierres précieuses. Toute la diffé-
rence est que les vieux-croyants n'admettent que d'an-
ciennes images, ou des images copiées sur les anciennes.
Après les peintures on nous fit voir les vieux livres sla-
vons, les missels dont le texte sert de témoin contre là
liturgie nouvelle. A Rogojski, comme dans toutes les églises
du rite grec, l'autel était caché derrière la haute muraille
de l'iconostase; mais là s'offrit à nos yeux un spectacle
inattendu. Les portes de l'iconostase étaient fermées par
des lanières de cuir où était appliqué le sceau impérial.
L'entrée du sanctuaire demeurait scellée, en sorte que
l'église des vieux-croyants n'avait point d'autel. « Nous ne
pouvons plus célébrer la messe, nous dirent-ils, il faut
nous contenter des offices qui se peuvent réciter Bans
prêtre. Nous avons notre clergé, niais il nous est défendu
de nous en servir ici; ou veut nous imposer des popes
Dominés par ie synode d<i Pétersbourg, <it nous refusons
leur ministère. Ainsi, dans leur métropole, les popovtoy
en étaient réduits à un office sans sacerdoce, comme leurs
adversaires les bezpopovtey '.
i. Lm leelfés mis sur les autels de Rogojski on! été levés, oo 1880, malgré
l'opposition do comte i> Tolstoï alors procureur du Balnl Bynodeel ministre
LES VIEUX-CROYANTS ET LES REVOLUTIONNAIRES. 409
Les popovtsy ont un clergé, efl ce clergé n'est plus
emprunt*'* à l'Église orthodoxe, il n'est plus composé de
popes transfuges ou dégradés. La popomtchim
évoques, elle a sa hiérarchie indépendante, «-t. i ar une
combinaison hardie, la tête de cette hiérarchie a été pi
à l'étranger, bore de la port.'.- de la puissance n
Toutes les tentatives des tkn procurer un
épiscopat demeurèrent longtemps infiructuenses. Un histo-
rien orthodoxe assure que, dans leur désespoir de découvrir
une main vivante pour leur consacrer des él cer-
taine vieux-croyante proposèrent «l'avoir recours à la main
d'un mort1. Le projet n'eut point de suite. ■ Quand m
main serait placée sur la téta du Candidat I, la
bouche de l'évoque défunt demeurerait muette, tirent
observer les plus timides, et qui de nous i le droit de
prononcer la prière ôpiscopaJe pendant l'imposition des
mains? » Plusieurs foie des communautés schiamatiqueS
en quête d'un prélat avaient été dupes de hardis impos-
teurs, La manière dont, après deux liècies d'attente,
popoctsy ont retiouvé une hiérarchie eccléaiastique esl un
des épisodes les plus curieux de l'histoire reUgieuse du
dix- neuvième siècle.
C'est à l'aide d'alliés sur lesquels Ils ne comptaient point,
alliés dont la plupart d'entre eux eussent désavoué le
concours, que les dissidents sont parvenus à réaliser leur
long rêve de hiérarchie indépendante. Les Vieux>M<
vites, les hommes les plufl nationaux et les plus cou- r-
vateurs de l'ancienne Russie, oui rencontré pour auxiliaires
les promoteurs de la révolution cosmopolite et les enne-
mis île la grandeur russe. Au commencement du r. .
de l'instruction publique. Ce fut l'occasion de sa chute. S'etant trouvé pr
seul de s.in ;i\i> au comité dM ministres, le comte Tolstoï avait, paraît-il.
ilonné à entendre que B6t collègues étaient achetés par k- raskolniks. A la
smlr de l'émoi suscite par cette affaire, il dut abandonner son double porte-
feuille, p.. tir revenir au pouvoir, quelques années plus tard, comme ministre
.le l'intérieur, sous Alexandre 111.
1. M^r Pbilarète de Tchernigof, htoriia ftouttfco* Uerkoû
410 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
d'Alexandre II, de môme qu'aujourd'hui, les révolution-
naires russes se sentaient séparés des masses populaires
par un abîme; sur cet abîme ils tentèrent de jeter un
pont au moyen du raskol.kvec ses millions d'adeptes, dont
le nombre semble d'autant plus effrayant qu'il est indé-
terminé, avec ses ramifications souterraines et ses secrètes
affiliations d'un bout de l'empire à l'autre, le raskol sem-
blait offrir à la révolution et aux ennemis politiques des
Isars russes une prise sur le peuple. Où trouver une oppo-
sition plus facile à organiser que ces Églises populaires
confinées dans les classes inférieures ou les classes igno-
rantes, tout en détenant une part notable des capitaux de
la Russie, hostiles par éducation à l'ordre de choses établi
et comptant de nombreux adeptes parmi les milices les
plus guerrières de l'empire? N'était-ce pas la le point vul-
nérable du colosse russe? Ne pouvait-on réveiller chez
les vieux-ritualisles l'esprit de révolte des Stenka Razine
ou des Pougatchef, et soulever contre le tsar des sectaires
qui voient en lui l'Antéchrist? Il semblait qu'il n'y eût
qu'à rapprocher ces forces éparses, et à leur donner une
impulsion unique pour ébranler jusqu'en sa base le grand
empire du nord.
L'épreuve a été tentée. Il vint aux vieux-croyants des
avances de deux côtés différents, avances directes de la
pari de l'émigration révolutionnaire russe, avances détour-
nées de la pari dé l'émigration révolutionnaire polonaise.
La première rêvait d'unir dans un dessein commun la
jeune Russie et la vieille afoscovle, la révolution athée et
le conservatisme religieux; la seconde songeait a l'al-
liance «le deux choses non moins opposées : l'intérêt latin
et polonais et le vieil esprit moscovite, schismatique des
vieux-croyants. Pour gagner les ra8/?olntft*, les émigrés
russes fondèrent à Londres une feuille spécialement des-
tinée à la défense des Intérêts du schisme, ils lui prêtèrent
leurs presses, ils lui envoyèrent des émissaires, ils traitè-
rent a Londres avec des représentants de la vieille foi; —
LE8 VIEUX-CROYANTB ET L'ÉTRANGER. 411
pour ne pas les scandaliser, les chefs de l'émigration s'ab-
stenaient, dit-on, de ramer en leur présence. Toute tentative
(l'action commune échoua néanmoins devant l'opposition
des principes. De cet essai infructueux il n'est resté que
la publication «le quelques-uns des plus importants docu-
ments que nous possédions sur le rm/tol*.
Des Polonais turent des mes ptui encore. I
point d'appui au dedans de la Russie, que la plupart de
leurs compatriotes eherchaienl en vain aui frontières de
l'empire, dans l'Ukraine et la Petite-Russie, quelques
émigrés crurent le trouver su cceur même de l'ennemi,
chez les vieux-croyants, il s'ourdit une reste intn.
depuis dévoilée dans les Feuillet russes par l'homme qui
y prit la principale part, Un Polonais, alors au servie
la Porte Ottomane, conçut l'Idée hardie de donner aux
vieux-croyants un centre religieui en dehors de la Russie
pour mettre la direction du schisme au service des enne-
mis ilu tsar. C'étaient l - hiérarchiques qui,
leur principe et par leurs colonies sur le territoire de la
Turquie et «le l'Autriche, Se prêtaient le mieux à ce projet
de concentration. Il J avait. SUT la frontière de la Rufi
dans la Dohrudja, une colonie de Cosaques vieu\-cro\anU
sortis du territoire russe, au dix-huitième siècle, à la
Buite d'une insurrection, et demeurés en relation
leurs frères, les Cosaques de l'intérieur de l'empire. L'émi-
gré polonais, devenu bej et pacha, entra en rapport avec
ces Cosaques de la Dobrudja. Faisant miroiter à leurs
yeux le rétablissement de Ytmeitnne foi et de l'ancienne
liberté cosaque, le pacha polonais leur lit entrevoir, dans
1. Le Sbornik praoit«Utvmnykh tvécUna o ratkolnikakh, et leSooronte
praviteitlv. po»lanovUnii << ratk.j l'un et l'autre publiéf à Londres par
l'imprimerie de Herzen, à l'aide de papiers dèrobéa un chancelleries ru
1. 'éditeur de COI documents et le principal intermédiaire entre Hei/en et le-
vieux-CTOyinU, Kel&ief, était un ancien séminariste, enclin à la fois au mysti-
cisme et au socialisme. Apres avoir parcouru l'Orient et cherché à \ fonder,
avec des ttarooères, une Borte de phalanstère, Keisief découragé revint n
livrer à la police russe, qui le mit en liberté. Il est. dit-on. mort fou.
412 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
une vague perspective, une république cosaque et staro-
vère où la Pologne eût forcément trouvé une alliée1.
Pour préparer les voies à cette sorte de panslavisme
retourné contre la Russie et plus chimérique encore
que l'autre, la première chose était de donner aux vieux-
croyants la consistance qui leur manquait, de leur donner
un chef, une sorte de pape ou de patriarche placé à l'abri
des atteintes de Pétersbourg. Ce que le schisme ne pouvait
espérer trouver dans sa patrie, un épiscopat indépendant,
il n'était pas impossible de le rencontrer parmi les innom-
brables prélats de l'Église de Constantinople, si souvent
disgraciés ou déposés. Le rêve des vieux-croyants eût été de
découvrir un évêque demeuré fidèle à l'ancienne foi. Dans
leur ignorance, ils se persuadaient qu'au berceau du chris-
tianisme il devait être resté un clergé vieux-croyant; plu-
sieurs fois les émissaires du raskol avaient parcouru la
Syrie et les métropoles orthodoxes de l'Orient, où d'ordi-
naire on ne connaissait même point de nom la vieille foi
russe. Après d'inutiles recherches, les raskolni/cs de la Tur-
quie et de l'Autriche durent se contenter d'un transfuge
grec découvert par un renégat polonais. C'était un ancien
évêque de Bosnie, du nom d'Ambroisc, déposé par le pa-
triarche de Constantinople. Le métropolite improvisé du
schisme s'installa, en 1846, en Bukovine, à Bélokrinitsa (en
roumain Fontana-Alba}, dans un des couvents etarovères.
I n moment, vers 1860, à l'époque de leurs négociations
avec Herzen, les chers du Bchisme songèrent à transporter
leur nouvelle métropole dans la libre Angleterre. C'eût été
rendre moins aisées leurs communications avec la Russie.
A Bélokrinitsa, le siège du nouveau patriarcal était
1. L'auteur de et plan, Czaïkowekl (Tchaïkoveky), «•< >n 11 11 en Turquie sous
le nom de Badyfc pacha, l'élail par 1*1 conlM la.il une place dans la litléra
lui. polonaise De même que Keleief, il Bnil par Implorer la clémence du
tonvornomenl ratât. Rentré en iluaeieto 1873, l'ancien patriote polonaia
i-ciivil .Lui- |. I.111II. m- . 1 1 < > 1 . ■ 1 1 1 1 1 1 1 - 1 1 1 ilans le linusskii \'cst)u'k tlo
Kalknf. Il n lini pur !>• siiii iilc, v.n IHN6.
LES VIEUX-CROYANTS : LA HIÉRARCHIE AUTRICHIENNE. 413
admirablement placé, dans une province en partie rutfa
en partie roumaine, au point de jonctioo defl trois grands
empires où dominait la race bUy6i 11 Russie, L'Autriche et
la Turquie. L'Autriche, inquiète des menées panslavistes
attribuées su cabinet russe, ne pouvait refuser l'hospita-
lité à une institution qui sembiail lui permeUre d<' rendre
à la Russie intrigues pour inli Ire vu tour à
tour éloigné et rappelé, Interné si remis >-u liberté, selon
les relations des deui empires, le métropolite de I.i Bien*
che-Fontaine finit par siéger tranqmlleménl sur la brou-
tière russe. L'autorité ds Bélokrinitss svail • sent
acceptée des vieux-croyants d'Autriche '-t de Turquie, Ben
de posséder la tète de Is hiérarchie du schisme. En Itu -
la reconnaissance du nouveau pontife présents pins
difficultés. Quelques sectaires ne voulurent , sou-
mettre à un prêtre étranger, qu'on leur naïve ignorance
ils appelaient un pops d'outre-mer. Les chefs du schisme
••I le plus grand nombre ds ses adhérents hésitèrent
une réunion des emeiêm su cimetière de Rogojski reconnut
le métropolite de Pontana*Alba. Les meneurs du
ne regrettèrent probablement pas d'avoir un patriarche en
dehors du territoire national, c'est-à-dire hors de Is portés
de l'autorité Civile. Ils cédaient, à leur insu, à Un penchant
d'indépendance. Mettre à l'étranger la tête île leur Église,
c'était la rendre invulnérable*.
L'autorité du DOUVCSU métropolite reconnue, les vieux-
croyants procédèrent à la création de toute une hiérarchie.
Du fond d'un obscur couvent de la Bukovîne, un moine
mitre, Bans nom et >ans réputation, partages tes États de
1. Les vieux eroyanU OUI • gaiement recouru à l'étranger pour la puMica-
ln'ii de leurs li\! ..lsi que dans leur couvent de Saint-Nicolas, dit de
Ifanuelos, en Roumanie, ils ont réimprime les principaux classiques du
schisme, tels que (ej . i todré Deniaaof, et le Zitimenot, apologie
du signe de croix à deux doigts, d'Alexis Rodiooof. Ces éditions se distinguent
autant par la pureté du te\te que pu le luxe typographique. Ailleurs, a ko
tourna, en Galieie, il^ avaient publié un journal : le Staroobritukti (l'ieux-
Hitualislr).
414 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
l'empereur Nicolas en diocèses, y nommant des évoques
qui relevaient de lui seul, faisant en Russie ce que faisait
le pape Pie IX en Angleterre, alors qu'en dehors du gou-
vernement anglais, le Vatican couvrait la Grande-Bretagne
d'un réseau de diocèses catholiques. Le raskol eut des
évêques parfois déguisés en marchands, et connus seu-
lement de leur troupeau, un épiscopat occulte dont les fonc-
tions furent facilitées par l'argent des dissidents et la cor-
ruption de la police. De tous les coins de la Russie, les
offrandes affluèrent à la Blanche-Fontaine, devenue comme
la Home des vieux-croyants. Grâce au lien secret qui unit
les raskolniks, et qui, dans toutes les provinces, leur fait
trouver des amis et un asile, les émissaires du métro-
polite Cyrille, le successeur russe du Bosniaque Ambroise,
parcouraient en sûreté les routes de l'empire.
Un gouvernement comme celui de la Russie, sous le
régné d'un prince comme l'empereur Nicolas, ne pouvait
voir de bon œil un sujet étranger, établi sur la frontière,
parler en pasteur et en maître à des millions de sujets
russes. Chez quelques conseillers delà couronne, la Blan-
che-Fontaine inspira des craintes presque égales aux espé-
rances qu'elle avait suscitées parmi les adversaires du
trône. Les esprits timides voyaient déjà le pontife de Bé-
lokrinilsa s'avancer avec 1rs troupes de l'ennemi, soulc-
\ani sur Bon passage la foule des vieux-croyants. « Que
serait-ce, disaient-ils, en cas de guerre avec l'Autriche, si,
en avant des bataillons autrichiens, marchait le métropo-
lite Cyrille revêtu des anciens Vêtements patriarcaux! Kn
donnant la bénédiction avec la crou à huit branches, il
rerail à 1 • i Russie <<miI Fois plus de mal que les canons au-
Urichieni I terreurs étaient aussi exagérées «pie les
calculs des fauteurs étrangers de la nouvelle métropolie.
i défenseurs des vieilles mœurs russes, les représen*
i \m i l'exprimait un rnémoii nd duc Constantin par
Mclnikof / kotn raêhoti, 8bomik pravi svéd\ o rush., i. I,
LES VIEUX-CROYANTS : LEUR HIÉRARCHIE. 415
lauls outrée <lu principe national, no pouvaient faire CMM
commune avec les ennemie <!<■ la Russie, avec lee latins
de l'Occident. On le vit pendant la guerre de Crimée.
Sourd'' aux suggestions des promoteure de la hiérar-
chie echiematique, ta maeee «1rs rieux-croyants demeura
tranquille] les plus mécontenta attendant le jugement de
Dieu, vieux-croyants et cœaquea n'oubliant pas sue l<
Turc, firère «lu Tatar, «'tait l'ennemi traditionnel de la
sainte Russie. La Porte ne trouva quelques auxiliaires que
parmi les petites ooloniea ttarovèret étabiiee chea elle.
Comme toutes lee classes de la nation, les rieux-croyanti
partagèrent le reste espoir suscité par l'avènement de
l'empereur Alexandre il. Dans leur confiance, les eu
du cimetière de Rogojski invitèrent 1<- métropolite Cyrille
a venir en Russie visiter son troupeau. A l'aide d'un dé-
guisemenl et d'un Taux passeport, grâce à l'ignorance ou
à la secrète connivence de l'administration, l<* pontife de
Bélokrinitsa se rendit à Moscou, au commencement de
l'année 18«83. Sous la présidence «lu pseudo-métropolil
tint, aux portes de la seconde capitale, un concile j
un concile œcuménique] «lisaient les rieux-ritualistes, des
évéques et «l«is déléguée de toute-, les communauti
iv/vx. Dans w coueile d<- marchan«is, de moines et «le prê-
tres transfuges, turent arrêtée les statuts de la nouvelle
hiérarchie. Le schisme, enfin pourvu d'un épiscopat, ><-in-
blait s'être définitivement constitué en Église ans et auto-
nome, lorsque des querelles intestines vinrent déchirer
cette unité. En retrouvant un clergé indépendant, les rieux-
croyants «de Rogojski se trouvèrent en face de résistant-.
de prétentions inattendues de la part de leur nouveau cl-
Lee Lu tpi 18, habitués à régner en maîtres dans leur Église,
ne rencontrèrent point toujours, dans leur hiérarchie impro-
visée, la même docilité que jadis chez les prêtres dérol
l'orthodoxie officielle. Le concile de Rogojski ayant décidé la
nomination d'un prélat qui lut en Russie, le vicaire du mé-
tropolite de Bélokrinitsa, le nouveau chef de l'Église, déjà
416 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
avare de ses pouvoirs, se montra peu disposé à les déléguer
à un représentant permanent. De là un conflit qui exposa
la popovstchine à peine pacifiée à de nouveaux schismes.
Les événements extérieurs vinrent donner au débat une
autre direction. Le concile slarovère siégeait encore qu'é-
clatait l'insurrection polonaise de 1863. On sait quelle
exaltation du sentiment national provoquèrent dans tout
l'empire les téméraires revendications des Polonais et les
menaces d'intervention de l'étranger1. Les vieux-croyants
éprouvèrent le contre-coup de l'émotion générale. Soit
entraînement patriotique, soit calcul politique, les chefs
laïques de Rogojski tentèrent de se rapprocher du gouver-
nement. Pour éviter tout soupçon de connivence avec les
ennemis de l'empire, les marchands moscovites proposèrent
à leur concile le renvoi du métropolite étranger et l'aban-
don momentané de tout rapport avec Bélokrinitsa. Cyrille
dut quitter la Russie, et l'on vit ces vieux-croyants, depuis
deux siècles en lutte avec les tsars, envoyer à l'empereur
une adresse pour l'assurer de leur dévouement au trône
et à la patrie. A une heure aussi critique, une pareille ini-
tiative de la part des plus purs représentants du vieil esprit
russe ne pouvait manquer d'être bien accueillie.
Dans leur désir de réconciliation, les chefs de Rogojski
ne s'en étaient pas tenus à leur adresse à l'empereur; ils
axaient envoyé a tous les enfants « de la Bainte Église
apostolique, catholique des vieux-croyants » une circulaire
ou encyclique où les doctrines du schisme étaienl présen-
tées sous le jour le plus acceptable pour l'Église et pour
l'État imprimée ù lassj , en 1 862, cette - épitre circulaire •>
okroujnoé poilanié fut, dit-on, répandue à plus de deux
millions d'exemplaires. « Les vieux-croyants du rite sacer-
dotal, disail l'encyclique, B'accordenl en toute chose sur
le dogme avec l'Kglise gréco-russe; ils adorent le môme
i. v<i\r/ /,, h, muni- ii'i.'t.ii ru$$e [tïicolat UUutiné), Etude sur la
■ I li Pologne "ii- It regae d'Alexandre U (Hachette, iss'i)-
LES VIEUX-CROYANTS : NOUVELLES DIVISIONS. 417
Dieu, le môme Jésus-Christ, et lonl en réalité beaucoup
plus près de cette Église que ci. qui rejettent le
Bacerdoce. » La circulaire flétrissait I lutionnai
les ennemis de la religion <•! de ta pairie, ■ les Qls de
l'impie Voltaire »; elle déclarail en terminant que I i -
officielle et L'Église des vieux-croyants, d'accord toutes
deux sur le fond des dogmes, pouvaient vivre côte à côte
une mutuelle tolérance et fraternité chrétienne.
Un tel langage, tenu par les descendants des forcenés
qui excommuniaient l'Église el l'État, montre quel prof
s'est accompli dans l'intérieur «lu séhisme. Quelle dé
lion pour les étrangers qui voulaient y voir le principe
d'une dislocation de l'empire, el quel scandale pourles fana-
tiques! Il en restait à Moscou, et l< ie Irouvèrenl
de nouveau di\ isé> en deux partis, presque en « 1 < * 1 1
les défenseurs et 1rs adversaires de la circulaire, li i
okroujniki et les prottwhckrcvjniki ou rcudomiki*. Tandis
que les plu-- éclairés des u m montraient cette
largeur de nies, un parti nombreux reprenait les plus
étroites notions du schisme, ressuscitant jusqu'aux igno-
rantes querelles sur le nom de Jésus. I. - i Iven
la libérale circulaire soutenaient que le Chris! /-
orthodoxes ne pouvait «'ire le même que le Christ /
d.s vieux-croyants, le premier n'étant que l'Antéchrist,
qui contrefaisait lf nom divin du Sauveur* lu concile
convoqué à la Blanche-Fontaine, en 1868, ne tii qu'enveni-
mer ces discussions et détacher du schisme quelques-uns
de ses plus notables partisans.
Depuis lors les popootey, les vieux-croyants proprement
dits, restent scindés en trois groupes inégaux : l*ceux, en
petit nombre, qui repoussent toute la hiérarchie autri-
chienne, se contentant, comme par le passé, de prêta B
dérobés à l'Église officielle ; st*ceui qui reconnaissent la
1. Voyez, sur toutou ces luUes, N. Popof: Qkroujnoé Potlanié Popovtlchiny
r\ suit. Hit N Boubbotioo : Sovrémennyia Lèiopùi raskola et fotoriia l
krinitékoï iêrarkhii.
418 LA RUSSIE Et LES RUSSES.
hiérarchie issue de Bélokrinitsa et adhèrent à la circulaire
de 1862; 3° ceux qui. tout eu reconnaissant le nouvel épi-
scopat, rejettent l'encyclique comme entachée d'hérésie.
Entre ces trois partis, entre les deux derniers surtout, de
beaucoup les plus considérables, la lutte est très vive.
Tous deux ont chacun leurs évoques qui parfois s'excom-
munient et se déposent les uns les autres. On a vu en
différentes villes, à Moscou notamment, libéraux et intran-
sigeants élever autel contre autel, chaire contre chaire.
Moscou a possédé, durant plusieurs années, une double
hiérarchie de prélats storovères qui s'analhématisaicnt
réciproquement Aussi ne saurait-on s'étonner que les
discordes des popovlsy leur aient fait perdre du terrain au
profit des sans-prêtres, si bien qu'à en croire certains
observateurs l'ancienne proportion numérique des deux
branches du schisme tend à se renverser au détriment de
la popovstchine.
La reconstitution d'un épiscopat vieux-ritualisle n'a pu
ainsi mettre fin aux divisions des partisans des vieux rites.
L'esprit de secte, inhérent au raskol, a survécu. La tolé-
rance relative montrée au schisme sous Alexandre III
semble avoir encore attisé ses querelles intestines. Depuis
qu'ils sont libres de vaquer à leurs fonctions, les évêques
vieux-croyants ont pu donner cours à leurs rivalités.
Longtemps, sous Nicolas, sous Alexandre il même, ils
avaient élé obligés de se cacher et de se déguiser pour
visiter leur troupeau. Vers la Bu du règne d'Alexandre II,
loui l'épiscopat Btarovère étail en exil ou en prison. L'État
avait traité ces pseudo-évêques comme des usurpateurs
qui s'appropriaient Indûment îles dignités auxquelles ils
o'avaienl aucun droit1. Ceux d'entre eux qui étaient lom-
|, Tuiii illicite qu'en eal l'origine, il semble difficile, au polni de vue
idéologique, de nier la validité* de eeUe hiérarchie t ancienne orthodoxe t
ive) qui lu'iii directement ses pouvoirs d'ôvôqucs d'Orienl
i.ii.- . i |" h près dani la môme situation
qui la in< r&rchte jan* nlste d I tr« ht vi k ri di 1 1 grli e romaine.
LES VIEUX-CROYANTS : LEURS ÉVÊQUES. 419
béa entre ses mains, le gouvernement impérial les avait
enfermés, comme des popes rebelles, dans le monasfc
forteresse de Souzdal qui sert au clergé de prison ecclé-
siastique. Ils n'en sont sortis qu'en 18 le ministère
de Loris-Mélikof. Des trois évéques du schisme alors mis
en liberté] l'un, Konon, était i ire et avait été
vingt-trois ans incarcéré dans la geôle orthod cap-
tivité de ses deux collègues, égalemenl deux vieillards,
avait duré une vingtaine d'années. Lorsqu'ils ftiii ni
élargis, sur les réclamations de la pi
de la vieille foi semblaient, eomme le disait i
avoir été oubliés.
Depuis qu'ils sont devenus libres d<
cn>i\ » sur la lerre russe, les hiérarques vieux-orthodoxes
se réunissent fréquemment en concile ou synode ponr les
affaires de leur Église, il- sont aujourd'hui nne quinzaine
d'évéques en résidence dan- l'empire. Sur ce nombre,
quatre ou cinq appartiennent à la fraction des fanatiques
qui rejettent la circulaire. Ces prélats des deux
parti- ont pris le nom des grandi aux.
\ Mi SCOU et à Ka/.an. ils SC 8 at affublés du litre d'ar-
chevêque. L'archevêque de Moscou, bu Antoine, aurait
voulu, m'a-t-on affirmé, s'émanciper entièrement de la
métropole autrichienne et se faire reconnaître métropolite,
sinon patriarche, de toute la Russie. La plupart de
porte-mitre du Bchisme ont peu d'instruction. Plusieurs,
tels que Sawatii, « l'archevêque actuel de Moscou, -ont
d'anciens marchands sans connaissances théologiques
moins lettrés ont près d'eux des secrétaires, chargés de là
correspondance, qui souvent dirigent en réalité les affai
du diocèse. Il,- même que leurs collègues orthodoxes, les
évéques du ra&kol habitent d'ordinaire des couvents ou
skytes. Ils mènent une existence confortable, parfois
luxueuse. Les vieux-ritualistes de Moscou ont ainsi eon-
struit pour leur archevêque un véritable palais.
Les riches marchands starovères sont généreux pour leur-
420 LA KUSS1 F. ET LES RUSSES.
prélats; en revanche, ils se montrent souvent exigeants et
impérieux. Ils les tiennent par l'argent. Ils leur témoignent
quelquefois si peu de respect qu'un ou deux de ces
évoques de la hiérarchie autrichienne ont, pour celte raison,
quitté leur chaire et le schisme. Ces postes d'évèques n'en
sont pas moins recherchés, car ils sont lucratifs. Les pas-
leurs sont choisis par leur troupeau, et, le plus souvent,
les marchands, qui ont la haute main dans les affaires du
schisme, portent leur choix sur des hommes qu'ils puissent
tenir sous leur dépendance. Les querelles théologiques se
compliquent des rivalités des nababs du raskol et des
conflits d'intérêts ou d'amour-propre des coteries locales.
Si les ôvèques ont parfois à se plaindre de leurs ouailles,
celles-ci n'ont pas toujours à se louer de leurs pasteurs. 11
en est qui se sont rendus suspects de simonie. L'archevêque
de Moscou, Savvatii, a été ainsi accusé de ravaler le sacer-
doce en prodiguant les ordinations à des hommes sans
instruction ni moralité, qui ne voient dans le titre de
prêtre qu'un moyen d'exploiter la foi de leurs coreligion-
naires. En rompant avec l'Église, les vieux-croyants n'ont
pu entièrement échapper aux inau\ qu'ils reprochent au
clergé officiel. Entre leurs popes et les popes de l'État, la
différence n'est pas toujours au profit du schisme. Heu-
reusement qu'à côté de ses prêtres el de ses evéques, la
popoostehine a ses conseils spirituels, Borte de consistoires
laïques, composés d'anciens et de lettrés, de natchetchiki,
qui tiennent le clergé en tutelle.
L'Église, ou, si l'on aime mieux. l'État, devait profiter
des discordes des vieux ritualistes pour chercher à dis-
soudre le schisme el à ramener au giron de l'orthodoxie la
fraction modérée des popovts;/. Alors que ses indiques ad-
versaires B6 plaisaient à répudier un fanatisme Buranné, on
i rail croire au Saint-Synode que. pour rallier la portion
la plus éclairée de la popovstchhM, il suffirait de quelques
concessions de formes. A pr< adre l'épllre circulaire .
DE LA RÉUNION DBS VIEUX-CROYANTS. 421
cause de tant de dissensions, il semblait qu'il n'y eût qu'à
dresser l'acte de réconciliation des ttarovt rw et d< - ortho-
doxes. En dépil dea manifestations libérales d< - chefs dn
schisme, les clauses d'un traité de paix restent difficil
stipuler. Chaque parti garde ses prétentions. La hiérar-
cliie officielle ne veut pas s'infliger un démenti, et tes
vieux-croyants ne veulent rentrer dans l'Église que par le
grand portail, au carillon des cloches et bannières déploya
Non contents d'être reçus avec le baiser de paix. Us vou-
draient que la hiérarchie orthodoxe les accueilli! en se
frappant la poitrine el en murmurant un mea culpa, La
tolérance des anciens rites ne lodr suffit peint: ils récla-
ment leur réhabilitation avec le concours des patriarches
orientaux, disant qu'ayant été condamnés par un con
les vieux rites et les vieux livres doivent être reconnus par
un concile.
Pour faire la pais - lil^ rebelles, l'Église russe
n'a point encore réuni an concile le monde orthodoxe; * - 1 1 « *
persiste à considérer son différend avec <-u\ comme une
affaire de famille. Elle leur a, toutefois, concédé une satis-
faction qui, à certains prélais du dix-huitième siècle,
aurait pu paraître un désaveu du past 3 unt-Synode,
«le concile permanent de l'Église nationale, a levé l'ana-
thème lancé au concile île 1667 contre les partisans des
vieux rites. Bien plus, le Saint-Synode a déclaré officiel*
lement, en 1886, que l'Église orthodoxe n'avait jamais
condamné les anciens rites et les anciens textes qu'autant
qu'ils servaient de Bymbolc à il»--, interprétations h
tiques. D'après la vénérable assemblée, ce que t'Églû
combattu durant plus de deux siècles, c'est uniquement la
rébellion di^s rasftofaifts, leur dés ibéissance à la hiérarchie
établie par le Christ. El de l'ait, en résistant aux injonc-
tions de l'épiscopal et en le taxant d'hérésie, les vimx-
ermants niaient, sans s'en rendre compte, l'autorité de
l'Église, ou ils taisaient résilier l'Église, en dehors île la
hiérarchie et des autorités ecclésiastiques, en eux-mêmes,
422 F.A RUSSIE ET LES RUSSES.
dans le peuple chrétien, dépositaire de la tradition1. S'ils
ne le comprenaient point, les évêques le sentaient, et c'est
ce qui faisait pour eux la gravite et la malignité de la
« vieille foi ». « Si nous vous brûlons, si nous vous met-
tons à la torture, répondait déjà aux premiers raskolniks
le patriarche Joachim, ce n'est pas pour votre signe de
croix, c'est pour votre révolte contre la Sainte Église.
Quant au signe de croix, faites-le comme il vous plaira2. »
Dès la (în du dix-huitième siècle, le gouvernement et le
clergé s'étaient autorisés de semblables vues pour aplanir
aux mslwlniks le chemin du retour à l'Église. 11 semblait
que la permission de conserver les anciens livres et les
anciennes cérémonies dût suffire à ramener des hommes
qui s'étaient révoltés pour ne point changer les formes
du culte. Après plus d'un siècle de résistance, l'au-
torité ecclésiastique accorda aux vieux-croyants la faculté
de garder le rituel en usage avant la réforme de Nikone.
Pur un ouka/e daté de 1800 et inspiré du métropolite
Platon, le Saint-Synode consentit à l'ordination de prêtres
destinés à officier selon les anciens rites. Aux adhérents de
celte nouvelle Eglise, ou mieux de cette ancienne liturgie,
mi donna le nom d'édinovertoy, c'est-à-dire unicroya/nts.
C'était à l'aide d'une semblable concession aux utraquistes
que l'Église romaine avait terminé la guerre des Hussites.
Des pétitions au tsar Alexis attestent qu'un tel compromis
eût satisfait les premiers vieux-croyants : an siècle plus
1. Voyez: V. Bolotief l*toriia i Boudouohnoil Teocralii (Agraru, 1887))
Préface. *'.(■ Chtchapol i Houtikii rat/coi $tofOobriadlche$tva,
•>. i > .- 1 1 . i > \i. i Macaire, le métropolite historien, tel aurait été le point de
% m- iiu patriarche Nikone. s'il (al demeuré sur le trône patriarcal; il eût
i. mi adversaires de la réforme liturgique) comme il l'a fail à l'archi-
prélre Néronol l'autorlaition de te servir doa anciens rites. Au lieu de
provoque! le v> bisme Nikone i eûl ainsi prévenu
Selon certains historiens, au contraire, selon Chtchapof comme selon Kosto
m. m ,.i. . esl le caractère el les procédés despotiques de Nikone qui onl provoqué
/•./. \ en ci toute une école, l'adalre des vieux livres fut moins la
|i ■ pr< texte ou l'occasion du schisme. La cause véritable aurait été
ilèvenienl du peuple contre la tendance de l'épiscopol à modifier, au
1 Mu haulcl* I dix ii i des laïques el de la hiérarchie.
LES VIEBX-CR0YAN1 423
tard, leurs descendants ne s'en contentaient plus. En reli-
gion comme en politique, les concessions tardiw - son!
souvent repoussées avec dédain de ceux qui d'abord les
imploraient humblement. En iadan1 que toutes les
dissidences étaient extérieures, l'Église officielle faisait
une erreur analogue à l'erreur des vieux-croyants, '
qu'ils s'étaient insurgés conti lutorite* au nom
rites. Le principe «lu schisme n'est i > 1 1 « -^ toul entier dans le
cérémonial. Après de longues années de lutte. Le
pris un espril propre, une individualité, des habita
d'indépendance et de liberté qui rendonl la réconciliation
plus difficile.
Le droit de conserver les anciens rites ne pouvail ^id'-
firc à vaincre les préventions des vieux-croyants. Sous le
couvert d'une pacification, ils redoulaienl qn'on ne leur
offrît qu'une soumission. Ils craignaient que ;nn-
verié le gouvernement et le Synode ne vissent qu'un
expédient transitoire,, une sorte de parvis <>u de vestibule
où les adversaires de Nikone devaient faire un stage, avant
d'aller bc perdre dans le temple de l'orthodoxie
En provoquant les dissidents à entrer dans l Église des
unicroyantSj le gouvernement avait soin d'eu interdire
l'accès à tons les fidèles réputés orthodoxes; par là il
repoussait lui-même de Védmoveriê le pins grand nombre
des schismaliques qu'il j voulait attirer. Depuis, il
vrai, dans les dernières années notamment, l'Etal s'est
départi de cette restriction : les Russes inscrits comme
orthodoxes ont, dans certains cas, été aul recourir
aux prêtres des édmvoertsy, l. - anciens rites n'en
restent pas moins dans une position inférieure vis-à-vis
des cérémonies en usage depuis Nikone. 11 y avait deux
manières d'amener à VêdinoverU le gros des vieux-
croyants: la première, c'était de placer les deux rites sur
un pied d'égalité, laissant les fidèles libres de choisir entre
eux: la seconde, c'était de constituer les unicrox anls «n
Église autonome. On n'a t'ait ni l'un ni l'autre. Aussi la
42<t LA RUSSIE ET LES RUSSES.
plupart des vieux-ritualistes ne veulenl-ils voir dans
Yédinoverié qu'un piège; ils l'appellent la souricière,
lovouchka.
Entre cette création des unicroyants orthodoxes et celle
des grecs-unis de Pologne par la cour de Rome et les
jésuites, il y a une ressemblance qui n'a pas été remar-
quée. Les deux institutions étaient un moyen terme
répondant à un but analogue et excitant de semblables
déliances. On dirait que, pour ramener ses dissidents, la
Russie a imité le procédé employé par Rome et la Pologne
pour se rattacher les sujels polonais du rite grec. Sciem-
ment ou non, le gouvernement russe n'a fait que s'appro-
prier la tactique religieuse qu'il combattait de la part de
Rome et des Polonais. L'imitation est demeurée incom-
plète ; de là, en partie, son peu de succès. A ses grecs-unis,
l'Église romaine laissait, outre leur liturgie et leur rituel,
des évêques et une hiérarchie propre. A ses stamvères-
unis, l'Eglise russe prétend au contraire imposer des
prêtres consacrés par ses propres évoques et relevant
directement d'eux. C'est là un des motifs de l'opposition
des vieux -croyants. Les évêques orthodoxes ont beau
consentir à les bénir selon l'ancien rituel, cela ne leur
suffit point. La plupart se refusenl à entrer dans ce ber-
cail officiel, dont les prêtres ne célèbrent les anciens rites
que par obéissance, et dont les évêques n'ont pour les
cérémonies vénérées «le leurs ouailles qu'une tolérance
dédaigneuse. L'épiscopat (pic l'Église nationale leur a
refusé, les vieux-ritualistes ont ôlé le chercher an dehors*
Ainsi s'explique comment le r<ts/<<ii a été à peine entamé
par un compromis qui semblait devoir clore le schisme,
Quoiqu'ils Fassent, chaque année, des recrues mentionnées
avec soin parles rapports du haut-procureur, les vieux-
croyants unis n< dépassent guère UD mi II ion: et, parmi eux,
beaucoup ne semblent s'être ralliés que pour la l'orme ou
par amour de la tranquillité. En 1880 ils n'avaient, dans tout
l'empire, qui lises, et ces églises restaient souvent
LES VIEUX-CROYANTS UNIS.
vides. Parmi cea édinovertsy il y a des indifférents, des
« mondains », qui fréquentent peu la maison du Seigneur.
D'autres, après avoir extérieurement adhéré à l'union, con-
tinuent à Be rendre en secret aux oratoires des dissidents.
Quelques-uns retournent ostensiblement au schisme <-t
\ oui chez leurs anciens coreligionnaires faire pénitent
leur faiblesse. Il se trouve de eee relaps jusque parmi le
clergé. Ainsi, en 1885, le I*. Verkhovsky, curé d'ui
nnicroyante de Ptarsbourg, abandonnait sa paroisse pour
se réfugier à la métropole de Bélokrii
(jni persistent dam l'union manifestent d'habitude plus de
sympathie pour les vieux-croyants schismatiques que pour
ic-> orthodoxes de l'autre rite. ll> ne forment guère, en
réalité, qu'un parti de plus parmi les popovtay, La plupart
conservenl leur fanatique attachement pour l'ancien
rituel. La tolérance que témoigne pour leurs us
l'Église dominante, ils sont loin de la montrer pour les
siens, il ne l'ait pas bon, dans leurs églises, de priera la
façon ■ oikonienne ». J'ai entendu raconter qu'un ortho-
doxe qui, par mégarde, avait, durant un de leurs offl
l'ait le signe de la croii avec trois doigta avait été brutale-
ment jeté à la porte. Ces orthodoxes du vieux rite mettent
non moins .le scrupule que les dissidenti rvir
que des anciens livres et de l'ancienne notation musicale
à neumes ou crochets kriouki). Ils ont, pour l'impression
de leurs missels, une typographie à Moscou. (Mitre leurs
églises, consacrées spécialement pour eux, ils possèdent
couvents auxquels l'union \aut l'avantage d'être officielle-
ment reconnus. Tel le stytode Pokrovakyprès de Sémenof.
Le principal obstacle à la pacification du schisme, c'
peut-être les habitudes de liberté des \ ieUX-CTOJ anls.
Accoutumés ;\ élire leurs prêtres, ils repoussent le pope
nommé comme un fonctionnaire et traite en tchinovnik.
Pour attirer les édinovertsy, il a fallu leur reconnaître le
droit de choisir ou de présenter leurs prêtres. Par une de
ces transformations fréquentes dans l'histoire Ai>> révolu-
426 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
lions et des hérésies, le point de départ initial du raskol,
le formalisme ritualiste des anciens vieux-croyants, a cessé
d'être la principale cause de la persistance du schisme.
Dans sa lutte contre l'orthodoxie officielle, le raskol a
trouvé une raison d'être nouvelle. Si la popovstc/rinc per-
siste encore, c'est qu'elle personnifie la résistance populaire
à l'ingérence de l'État dans les affaires ecclésiastiques,
c'est qu'elle est devenue une protestation contre toute
dépendance apparente ou réelle de la religion.
L'Église dominante, disait, sous Alexandre II, une sup-
plique manuscrite en circulation parmi les vieux-croyants,
n'est pas l'orthodoxie catholique; ce n'est qu'une ortho-
doxie russe, moscovite, synodale, officielle, qui a pour
chef l'empereur et non le Christ et laisse nommer les
évoques par le pouvoir civil; une institution d'Etat, con-
sistant dans le signe de croix à trois doigts et autres pra-
tiques analogues; un ritualisme grec {greko-obriadstvo) ou
une foi ritualiste (ubriadovvrir) croyant à l'importance
dogmatique de certains détails du rituel, érigés en article
de foi1. N'est-il pas curieux de voir ces vieux-croyanls
renverser les rôles séculaires et accuser à la fois l'Église
dominante de formalisme et de servilisme?
Les vieux-croyants hiérarchiques demandent, à leur
manière, la séparation du temporel et du spirituel. Ils
réclament la liberté de l'Église, Bans se rendre compte que,
par leur longue révolte, ils ont été les premiers à l'affai-
blir. Si, en la dépopularisant, ils ont contribué à la mettre
dans la dépendance du pouvoir civil, ils l'ont oublié. I ne
des choses qu'ils reprochent à l'orthodoxie officielle, c'esl
l'abandon de l'ancienne constitution ecclésiastique ei la
suppression du patriarcat1, Quelques-uns en réclament la
1. Voy. loueof lenty: Starovéry i Doukhovnye Khri$lîan»
(iMHl, p, ,1
v L'abolition du patriarcat, dani le deitein de subordonner l'autorité
i totale ■! i ftutoi it'- 'i" \nika comme une
preuve que Pierre le Grand étail l'Antéchrist, Vinai le Sobranië ot Sviatago
o Antikhri i< Sbornik prou, tvéd, >> tatk, i. II. p, 3
LES VIEUX-CROYANTS ET L'ÉGLIî \T.
restauration, sans se rendre compte qu'une telle autorité
.il peu en harmonie -ivre leurs habitudes religieu
avec leurs mœurs à demi presbytériens
On distingue chez eux deui tendances ailleurs souvent
séparées: ils aspirent à rendre ['Église indépendante du
pouvoir civil, mais ce n'es! point pour en remettre tout te
gouvernement au clergé, c'est plutôt pour faire dans
l'Église une pari plus large h l'initiative d<-s laïques et du
peuple chrétien. ESn maintenant la nécessité 'l'un i
doce, les popovtty ne sont, pas plus que les
pas plus que les Russes orthodoxes, enclins à abdiquer
dans les mains du prêtre. A cet égard, chas eux comme
chez toutes les sectes russes, il n'y a aucun vestige de
sacerdotalisme ou de cléricalisme, et ce n'est pas là nn
drs traits les moins curieui du caractère moscovite, i ne
Eglise autonome, s'administranl elle-même sous le con-
trôle des fidèles, grâce à l'élection du clergé, une Église
nationale, populaire et démocratique, tel semble
l'idéal religieux tics vieux-croyants. Ainsi envia
raskol, sorti d'ignorantes querelles et nourri 'l'une .
scolastique, devient européen et moderne; il représente,
dans le christianisme oriental, des aspirations qui ont
souvent travaillé les Églises d'Occident. Devant de telles
tendances, te meilleur moyen de préparer la réunion
starovèrt le réformer i dominante, c'est d'en
accroître les libertés el d'j donner plus de part au prin-
cipe de l'élection, longtemps demeuré dans les habitudes
russes; c'esl de relever moralement et matériellement le
clergé orthodoxe, car, en Russie comme partout, pour les
vieux- ritualisles comme pour les ttrigobùki du quator-
zième siècle, les faiblesses du prêtre n'ont pas été la
moindre cause des hérési
CHAPITRE VI
Organisation el doctrines des sans-prêtrea (Betpopovtsy). Comment il leur
esl plus difficile de se constituer en L'glisc. Leur fractionnement en nom-
breuses sectes. Les principales: Pomortsy, Théodosiens. — Questions
débattues entre elles. Los Fanatiques et les politiques. De la soumission a
l'État. La prière pour l'empereur. — Le mariage et la famille. Toute union
des sexes est i 11 ici to. Théorie et pratique du célibat. L'union libre. (Jom-
ment la plupart des sans-prétres ont dû s'écarter de leur point de vue
primitif. — Sectaires qui persistent à s'y tenir : Errants ou StrannikÀ.
Le vagabondage érigé en devoir religieux. Deux degrés dans la secte : les
pèlerins et les hébergeurs. — Autres sectes extrêmes. Mue!*, .Meurs.
Non~priatU8. Quel est le dernier terme du rashol.
Pour la seconde branche du raskol, pour les bezpopovtsy,
il élait plus difficile de se constituer en Église. Le prin-
cipe fondamental de la secte, l'abrogation du sacerdoce,
exposait les sans-prétres à tomber en dehors des limites
dogmatiques de l'orthodoxie, en même temps qu'il privait
leurs communautés du plus puissant des liens ecclésias-
tiques. Chez eux, plus de digue aux débordements de la
fantaisie individuelle, plus de barrières aux innovations;
l'esprit de division el d'hérésie peut librement se donner
carrière. Ce sont des sectes de sectes, ou, comme disait
Bossuel des protestants, ce son! • des morceaux rompus
d'un morceau ». Pour le iiisLoi, comme pour la Réforme,
on se tromperait es regardant ce fractionnement comme
«iit Bymptome de dépérissement. Les doctrines semblables
sont, par leur point de départ, vouées au changement
perpétuel. Mlles sont en quelque Borte Instables, Inca-
pables d'immobilité, Incapables d'unité. Le jour où elles
cessent de varier et de se diviser esl le jour où com-
mence leur réelle décadence.
LES BEZPOPOVTSY OU SANS-PRÊTRES.
Ne reconnaissant plus d'ordinatlOD, ! . * » 1 1 L
d'autres ministres du culte que di - des lecteurs
sans caractère sacerdotal. Lire et expliquer l'Écriture,
baptiser et parfois confesser sont leurs principales attri-
butions. Chez quelques communautés, ces fonctions peu-
vent être confiées à d< b femmi -
sont tantôt fort ignorants, tantôt fort rers< - dans la litté-
rature Bacrée. il n'est pas rare d'eu rencontrer de supé-
rieurs aux prêtres orthodoxes; d'ordinaire, ils ont pin»
d'autorité sur leurs adeptes que n'en possèdent sur les
leurs les popes des popovtêy.
Chez les Bans-prêtres, la simplicité presbytérienne du
rice divin n'implique point l<" rejet de tout culte exté
rieur. Loin de là. en s'émancipent du clergé, la plupart de
leurs communautés ont conservé toi pratiques de
la dévotion russe, la révérence superstitieuse des ima
ou des reliques, l'observation scrupuleuse des jeûnes, tout
le formalisme méticuleui d'où est sorti le raskol. Comme
les popovtey, les Bans-prêtres ont gardé h de eroii
cent fois répétés, et les po&fony, les salutsou inclinations
de corps devant les ima les battements de Iront
contre la terre. Celte sorte de gymnastique religieuse tient
parfois chei eux une place d'autant plus large que leur
culte, dénué de prêtres, est plus vide de cérémonies. Pour
la purification des mets achetés au marché, tel
ordonne cent de ces inclinations de corps ou poklone$t pour
un enterrement deux cents, pour un néophyte deux mille
par jour, pendant bU semais adjonction de vingt
prosternations par chaque centaine, Plus encore que les
popovlsy, ces hommes, qui ont rejeté tout clergé, ont
gardé une horreur religieuse pour le tabac ou pour le
sucre, une superstitieuse répugnance pour certains mets,
pour le lièvre par exemple. Au lieu de toujours s'épurer,
le culte, ehe/. nombre de beipopovUy, semble s'être dédom-
magé de la privation des mystères les plus sacrés de la toi
nationale en s'altachant d'autant plus aux mesquines pra-
430 LA RUSSIE ET LES ROSSES.
liques de la dévotion populaire, se matérialisant ainsi par
les causes qui semblaient devoir le spiritualiser.
Aujourd'hui que le raskol tend à sortir de son cadre
séculaire, les sans-prêtres que ne retient aucune barrière
hiérarchique, sont emportés par leur négation de l'autorité
vers le rationalisme. C'est là un phénomène tout récent.
Longtemps les bezpopovtsy ont rivalisé avec leurs frères
ennemis,'les j>opovlsy,de fidélité aux rites et à la tradition,
s'ingéniant à n'en rien omettre en dépit de leur manque
de clergé. Dans l'histoire de leurs variations, les querelles
sur le rituel et les formes du culte ont tenu une large
place. Un exemple des questions qui les ont longtemps
passionnés, c'est « le titre de la croix », les lettres inscrites
sur la tète du divin Crucifié. L'une de leurs sectes en reçut
le nom de Tillovtsy. Un parti repoussait les quatre lettres
slaves correspondant à TINRI de nos crucifix latins. Ce
litre de Jésus de Nazareth, roi des Juifs, donné au Christ
par les soldats romains, lui paraissait une dérision sacri-
lège, à laquelle il refusait de s'associer même en appa-
rence, remplaçant l'inscription évangélique par les sigles
grecs du nom de Jésus-Christ: ICXC. Après cela, com
nient s'étonner que l'unique sacrement conservé par eux,
le baptême, ait été, chez les sans-prèlrcs, l'origine
de longues querelles et de nombreuses divisions? Les uns
l'administraient selon le. rite orthodoxe, moins l'onction
du saint chrême qu'ils ne pouvaient plus consacrer;
d'autres rebaptisaient les adultes, la nuit, dans les ri-
vière-.; quelques-uns, à la recherche du pur baptême, se
baptisaient de leurs propres mains. Quanl aux autres
Bacrements, ils les oui abandonnés faute de sacerdoce, ou
ils n'en ont gardé qu'un simulacre. Ces! ainsi que certains
Philippovlêy se confessaienl à une image, en présence de
leur ancien [itarik . qui leur disajl au lieu d'absolution :
Puissent tes péchés l'être pardonnes! ■• Chez d'autres
prêtres, le confesseur, un homme ou une femme,
n'es! plus qu'un conseiller*
I.KS SANS-PRETRES. 431
Ce n'est pas seulement par son attachement aux dehors
du culte ou ses raffinements sur lé rituel que la gauche
du raskol&élé longtemps non moin! inti-
libérale que le parti opposé, c'< il plus encore pai
manière d'entendre le règne de Satan, par - - vues sur
l'État, sur la société, sur le mariage, sor la vie si
rai. C'esl parmi ceafr fque le fanatisme l'est mon-
tré le plus intransigeant Sans aller jusqu'ani foreenés
(jui se brûlaient eux-mêmes pour échapper a la domi-
nation de l'Antéchrist, les principales
povstchine onl longtemps professa une craint
laminer tout orientale. Ils considéraient loul conl
un homme étranger à leur doctrine, avec les nilconû
surtout, comme un.' souillure. U - th< ater-
disaient «le boire eu de manger avec les profanes, ou,
comme ils disaient, avec les Juifs jidovekiié . Un do repro-
ches qu'ils adressaient à une secte voisine, les rtty,
c'était d'aller aui mêmes bains si de boire dans le même
verre que les autres bomm< quarante-cio
posées par leurs docteurs ■ au concile de Vetka . en 1751,
ce que l*on pourrait appeler leurs commandement!
l'Église, n'ont pour la plupart d'autre objet que de
hiber tout contact impur, ils y apportaient un cèle ju-
dalque, mêlant, connue certains chapitres do Deutéronome
ou du Lévitique, les prescriptions morales les plus él< •
aux observances les plus minutieuses. Une d 9 du
code théodosien enjoint de ne consommer les 'Ici
achetées au marché qu'après le- avoir purifiées au moyen
de certaines formules. Une autre interdit rentrée de leurs
oratoires aux hommes vêtus d'une chemise rouge. Voilà
ce ([n'étaient, à une époque encore peu éloig
radicaux du BChisme parmi lesquels s'infiltre aujourd'hui
le rationalisme.
S'ils repoussent les prêtres, la plupart des bespopovlsy
ont consené des moines. Ils ont des sfcyi
pour l'un et l'autre sexe. Chez les sans-prêtres, comme
432 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
chez les vieux-croyants hiérarchiques, ces skytes ont été
les principaux foyers, les principaux centres d'organisation
du raskol. Beaucoup des sectes de la bezpopovstchine en
ont tiré leurs doctrines et leur nom. C'est au nord-ouest,
dans la région de l'Onega, dans ces contrées presque po-
laires, si bien préparées pour le schisme par leur isole-
ment, que se constitua, vers la fin du dix-septième siècle,
la première grande communauté de sans-prètres, celle
qu'on pourrait regarder comme la mère des autres. Au-
tour de quelques ermitages, bâtis sur les bords du Vyg,
se groupèrent de nombreux dissidents avec leurs femmes
et leurs enfants. Ainsi surgit, au fond des forets, une sorte
de république théocratique, qui trouva dans une des lu-
mières du schisme, André Denissof, un intelligent légis-
lateur1. Pierre le Grand avait, dans un de ses voyages,
été frappé de la vie industrieuse de ce libre mir de rtxskol*
ni/»; ce grand adversaire du schisme fut le premier à leur
accorder certains privilèges. Les doctrines des skytes du
Vyg pénétrèrent dans tout le Pomorié, la contrée qui
s'étend entre les grands lacs et la mer Blanche. Les
adeptes de celte communauté en reçurent le nom de
pomorUy ou riverains de la mer. Parmi les nombreuses
sociétés filles ou rivales des riverains, il en est une qui' la
richesse de ses membres et la rigidité de ses doctrines ont
liui par placer à la trie des sans-prèlres • ce sont les Ihéo-
dosiens féd08éievtey , ainsi nommés d'un saerislain (dta-
ichok morl en prison au commencement du dix-huitième
siècle, Au lieu d'une Église Centralisée et unitaire, la
betpopovstchme forma une sorte de confédération ayant à
Sa lôte celle puissante c.uiiiiiiliiauté lliéodosienne.
Ce sont les théodosiens, alors dirigés par tovyline, un
de ces marchands russes unissanl ;ï un merveilleux degré
i. i . i \n,ii. DraiMof al ton Mre Simon aussi l'un dei chef* du sebismo,
,iii\. 1 1 .1.- ii. mil- u. i,--. m. i il appelaient de leur
non l'iih'i-- \i\i ii.-i-u. 1..-1 i.i une oxcepUon qui ne m rencontre qu'au
pre i âge 'lu fcukoi
LES BAN8-PRÉT1 43*
le sens pratique au fanatisme, <iui donnèrent aux sans-
prêtres leur centre matériel et moral, le eimetière de
Préobrajenski. Fondé sous Catherine II, Ion de la peste de
Moscou, un peu avant Bogojski, L'établissement rival des
popovtey, Préobrajenski, rm plus poissant encore que ce
dernier. Kovyline obtint que l'hôpital. Joint an cimeti
lïit bous trait à tonte surveillance des autorités eccléi
tiques, et que le culte y lût célébré selon les rites ds la
secte. La société fondatrice eut le droit de choisir dani
son sein les administratenri de l'établissement, si eeux-d
n'eurent de compte à rendre qu'aux fondateurs, kvec les
doctrines parfoii antisociales de la fospopoveteft
brajenski devait, dans son existence séculaire, donner li
plus de soupçons, à plus d'accueaUons encore que Bogojski.
Le cimetière tbéodosien fut dénoncé connue au repaire de
voleurs, une fabrique de taux billets de banque, un asile
de débauches, il se peut que, sous le voile de la charité, les
austères fédoêéUvt*y aient caché pins d'une Grande et que
le masque de l'ascétisme ait parfois déguisé le libertin
Pour avoir régné cent ans sur le raskol, dans une période
de l'histoire OÙ tonte-, les institutions ont en une si courte
existence, il n'en a pas moins fallu à Préobrajenski,
connue à Rogojski, de grandes qualités, roin odes
vertus. Si leurs chefs avaient été étrangers au sentiment du
devoir, si, en dépit OU plutôt en raison de leur fanatisme,
ils n'eussent obéi à une conviction profonde, les deui
puissants cimetières lussent bien vite redevenus de silen-
eieuses demeures des morts. 11 est difficile de ne point
ressentir d'involontaire admiration pour ces marchands
moscovites, gouvernant sans contrainte une libre société
dans un État autocratique, maniant sans contrôle un tré-
sor immense pour le temps, un trésor qui s'éleva, dit-on,
à une douzaine de millions de roubles. Préobrajenski a,
comme Rogojski, été envahi par la police et le clergé de
l'Etat. Le cimetière théodosien a été mutilé sous Nicolas
On laissa aux raskolniks leur hospice, on leur prit leur
m. *28
434 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
église. Le célèbre métropolite de Moscou, Philarète, puri-
fia la cathédrale du schisme. Les sans-prêtres de l'hôpital
durent entendre résonner, dans l'église de leurs pères,
le chant des popes uaicroyants nommés par le Saint-Synode.
Les doctrines de ces sans-prêtres leur laissaient-elles
des droits à la tolérance moderne? Chez les bezpopovtsy, la
réconciliation avec la raison, avec la civilisation, était assu-
rément moins aisée que chez les vieux-croyants hiérar-
chiques. Des deux principes fondamentaux de la gauche
du schisme, l'un, le rejet du sacerdoce et des sacrements,
la conduisait, quant au mariage, à des conséquences immo-
rales; l'autre, la croyance au règne de l'Antéchrist, l'ame-
nait à des conclusions révolutionnaires, anarchiques.
C'est sur l'interprétation ou l'application de ce double
point de la doctrine, que se sont divisés les riverain* de
la mer, les théodosiens, les philippovtsy ; et c'est de leur
manière d'entendre l'un et l'autre dogme, de leur ensei-
gnement sur le mariage et la famille d'un côté, sur la
nature et les droits du pouvoir civil de l'autre, que doit
dépendre l'attitude de l'État vis-a-vis des bezpopovtsy.
Quelle peut être la soumission au souverain, ou l'obéis-
sance aux lois, d'hérétiques qui prêchent que, depuis le
patriarche Xikone et le tsar Alexis, ia Hussie est tombée
BOUS le règne de Satan? Qu'attendre de pareils hommes,
si ce n'est révolte ouverte ou rébellion latente? Ainsi des
sectes extrêmes, des phiUppovtty qui ne reconnaissaient
d'autre Isar que le toar du ciel, d'autre puissance que la
hiérarchie angéliqueyel qui se brûlaient \ifs pour échapper
aux serviteurs de Satan; ainsi desstranniki, des errants, qui,
pour n'avoir pas de communication avec le gouvernement
de l'Antéchrist, rompent aujourd'hui encore tous les liens
civils. Ces forcenés ont pour eui la logique du raskoly
dans les religions le triomphe de la logique n'est pas
éternel. \ l'ère des fanatiques et des extravagants buc-
i • des politiques et des modérés, aux dogmes
LES 8AN8-P] ET L'ÉTAT. 435
absolus les compromis qui corrigent, les interprétations
qui mitigent. Il en a été ainsi chez les Bans-prêtres. La
trompette de l'archange tardant à sonner, lejnge su] !
pressant p;is de d( scendre sur les nuées, il s bien
fallu s'accommoder s ce monde de perdition. Comme aa
Occident après l'an mil!»'. <<n s'est n mis k eivre sn cherchant
un nouveau sens à l'Apocalypse si aux docteurs, Petil
aujourd'hui est !»• nombre des rc irdenl le
souverain comme l'im aruation ou le vicair dan.
uns expliquent le règne de l'Antéchrist d'une i
spirituelle, les autres attendent qu'il se manifeste d'une
manière sensible, et les uns et les autn ml tran-
quillement aux lois, >ans se préoccuper de leur
i nommes qui disent le terre toml l'empin
l'enfer Boni Bouvent d'aussi l'on- citoyens, d'au
sujets, que leurs compatriotes qui en spirer sous le
sceptre paternel de Dieu.
lu grand nombre de r^ofatte professant plus ou m
ouvertement des maximes de rébellion, le gouvernement
impérial, lorsqu'il s.> relâcha d gueurs contre le
schisme, fut naturellement conduit à exiger de tout.
communautés dissidentes un signe extérieur de soumis*
sion. Celte marque d'allégeance, c'i bI au teux
qu'il la demanda, comme pour se mieux assurer qui
doctrines de la Becte n'avaient rien de séditieux. Des rietlX-
çroyants, comme de l'Église officielle, furent réclan
des prières pour le souverain; ou, mieux, l'omission de
cette partie de la liturgie, par les défenseurs scrupuleux
des traditions liturgiques, fut regardée comme un
d'insubordination. L'absence des prières pour le souverain
devait d'autant plus choquer l'oreille russe que, dans les
offices de l'Église, elles tiennent une place proéminente.
Ce n'est pas un simple Domine tahum fac regem ou impe-
ratorem, c'est une longue litanie où les membres de la
famille impériale sont désignés un à un, et que la belle
voix de basse des diacres récite avec une particulière
436 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
solennité. C'est moins le chef civil de l'État que le protec-
teur de l'Église, le défenseur de l'orthodoxie, qui semble
mentionné dans les ekténies de la liturgie russe. Or les
formules byzantines de très pieux, très fidèle empereur, de
souverain ortJiodoxe, les dissidents se refusaient à les em-
ployer pour un prince à leurs yeux tombé dans l'er-
reur.
Celte question de la prière pour l'empereur fut, au
dix-huitième siècle, une des principales causes du schisme
des pomorlsy et des théodosiens. Les premiers, ayant
appris que l'impératrice Anne envoyait inspecter leurs
colonies du Vyg, s'étaient décidés à improviser une litur-
gie pour le souverain; les théodosiens leur reprochèrent
cette concession comme une apostasie. Les pomortsy
avaient cependant, eux aussi, leurs scrupules; ils consen-
taient à prier pour le tsar, non pour l'empereur, ce der-
nier titre étant, selon la plupart des raskolniks, un des
noms sous lesquels se masque l'Antéchrist. Si beaucoup
de raskolniks, de popovtsy même s'obstinent à ne pas prier
pour le souverain, disant que demander à Dieu, conformé-
ment au rituel, la victoire de l'autorité sur ses adversaires,
c'est demander la ruine de la vieille foi, la plupart des
Bans-prêtres ne se refusent pas adonner au pouvoir d'au-
tres marques de soumission. Les rigides théodosiens se
sont eux-mêmes, à cel égard, singulièrement relâchés de
leur Sévérité première. Dans les communautés les plus
opiniâtres de celte extrême gauche <lu schisme, la raison
.■I l'esprit de conciliation ont Uni par peu cirer. On a vu
les ihrodosiens de Préobrajenski, comme les vieux-
croyant de lingojski, envoyor à l'empereur Alexandre 11
des adresses de fidélité et à ses enfants tics présents de
noces. Cesl à la tolérance publique de faire le rcsie, et
dans la oe*pQpovttcMnet comme dana la popov8tch%nef les
ennemis, étrangère ou Intérieurs, du gouvernemenl russe
ne trouveront pas plus d'encouragement que n'en trouverait
un ennemi de la France parmi les protestants français.
LES 8AN8-PRÊTRES ; LE MARIAGE ET L'AMODR. 437
Entre les sans-prêtres et l'État, ou. mieux, entre les sans-
prôtres et la société, reste la question «lu mariage, de la
famille. Pour la betpopovBtchine, qui proclame la perte du
sacerdoce, le mariage lacramentel n'existe plue, C'est là
le point de vue commun de toutes (efl liions.
là, en môme temps, la principal objet de leurs diai
La disparition du sacrement entrain.- t-«'ll<- la BUppfeaaJon
absolue du mariage, fait-elle du célibat une obligation
universelle, ou la miséricorde divine <-t l'intérêt de la
société autorisent-ils à suppléer au laerement parduf Sur
ce problème capital, tous 1rs points de vue ont trouvé des
partisans.
Les plua modérés ont conservé «ai restauré l'union
conjugale Le mariage, disent-ils, n'est pas seulement un
sacrement, c'est aussi une union civile, ire à la
société pour la propagation de I I indispensable à
la faiblesse de la chair pour éviter la débauche '. Ne pou-
vant faire consacrer leurs noces par un prêtre, ils se con-
tentent de la bénédiction des parents ou du baisement
de la croix et de l'Évangile, en présence de la familli
qui, pour les Eusses, • -t la tonne la plus solennelle du
serment. Selon d'autres, comme certains pomortay, le
sacrement étant abrogé, toute l'essence du mai
dans le consentement mutuel des deux époux, et la vie
conjugale n'est légitime qu'autant que dure nte-
ment. L'amour, disent quelques-un>. est de nature divine;
C'esl à l'union des rieurs de décider de l'union des exis-
tences. On est surpris de retrouver ches de rustiques
sectaires les théories les plus raffinées de tel de nos
romanciers sur le droit di\in de l'amour et l'assujettis-
sement du mariage au sentiment. Nombre de ces mou-
jiks ont. mis en pratique dans leurs humbles izbas la
troublante utopie du Jacques de (J. Saod. Maintes babas
villageoises ont, connue l'iléloise d'Abailard, écarté le titre
1. K. Naiii-jdine. Spory betpopovtoef... a braké, VUdiatr 1877. Cf. J. Nilsk
Semeinaïa Jim u rousskom raskolé.
438 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
d'épouse, trouvant plus de douceur à ne rien devoir qu'à
l'amour.
Ce que repoussent, sous le nom d'union conjugale, la
plupart des bezbratchniki (sans-mariage), c'est l'union in-
dissoluble. Sous de spécieux prétextes théologiques, beau-
coup aiment à secouer le joug de ce qui ne leur paraît
qu'une convention sociale. De même que plus d'un soi-
disant philosophe, ces marchands ou ces paysans semblent
considérer l'antique mariage chrétien comme une institu-
tion surannée. A ce contrat tyrannique, dont ni l'homme ni
la femme ne peuvent se dégager à volonté, ils s'ingénient
à substituer un mode d'union plus conforme aux exigences
de la nature humaine. Aussi ces ignorants « sans-mariage »
[bezbratchniki), qui semblent dupes de l'esprit de super-
stition, il se trouve de leurs compatriotes, affranchis de
toute foi traditionnelle, pour les prôner comme des précur-
seurs de l'avenir et des pionniers du progrès social. Parmi
les femmes du monde, j'en ai rencontré qui avaient l'air
d'envier à leurs sœurs du peuple l'honneur de cette noble
initiative. Avec l'engouement de ses pareils pour les « idées
avancées », plus d'un Russe cultivé est porté à louer ces ra-
dicaux du schisme de ne point vouloir aliéner leur liberté,
de remplacer les lourdes chaînes de l'union conjugale par
<i<s Liens moins pesants à l'humaine faiblesse. On leur esl
reconnaissant de mettre eu pratique l'égalité des sexes el
l'émancipation de la femme, ainsi soustraite au servage
domestique; on les admire, pour un peu l'on en serait lier.
ne seraienl pas vos paysans normands ou bourguignons
qui oseraient pareille hardiesse . me disait un étudiant <ie
Moscou. !-<• l'ail esi qu'aux deux extrémités de la pensée russe,
le vieux-croyant bcxbratchnik et le novateur révolutionnaire
professent sur le mariage des principes analogues; et le
plus radical en pratique n'est pas toujours !<* plus négatif
eu théorie. Tels de ces sans-prêtres, Instruits dans les vieux
livres, onl réalisé d'avance l'idéal présenté à la jeunesse
par les ■ nommes d'avenir < i . 1 1 1 -> Qttt foi /•'■:' de Tcherny-
LES 8ANS-PRBTR] MON LIBRE.
chevsky. Plusieurs de ces partisane de l'ancien signe de
croix poussent l'esprit de progrès jusqu'à attribuer les en*
fants à la communauté, el à les Caire élev< dans
des asiles spéciaux.
L'union libre, tel esl le terme auquel aboulissenl la plu-
pari des sans-mari luvert de préventions
religieuses, il se fait, au fond de ce peuple, une singulière
expérience. Dana le- villages où la coutume régil les par-
tages de succession, <>ù le mir distribue h son gré la '•
entre ses membres, les sans-mai uvent éluder une
des difficultés inhérentes à ce mode d'union, celle qui tient
à l'illégitimité des enfants. Chez le moujik <»ii l'homme ne
peul \ i\ re sans la femme, où tons deui se complètent pour
former une unité économique, le rejet du mariage ne
détruit point nécessairement la famille. Elle peut subsi
encore, bien que d'une manière précaire. Ces unions i
cables qui ne reposent que sur la libre volonté des conjoints,
les sans-mariage les entourent parfois de formes qui
en rehaussent la dignité et tour donnent une certaine
garantie; ainsi du consentement des parents h de la pu-
blicité, Il est des régions <>n, pour faire part de leur entrée
en mena >uples <|ni ont résolu d'associer leur \
promènent ensemble dans les foires et les marcb<
tenant par la main ou par un mouchoir, comme pour dire
à chacun : Voua voyez, nous sommes unis ». Parfois il est
aussi des formes d'usage pour la rupture »>n le divorce. On
pare en présence des parents el des amis, en se taisant
ton.' révérences à la rue b qu'un caj
peut rompre sont, paraît-il, souvent durables et paisU
comme si des époux libres d urer montraient l'un
pour l'antre d'autant plus de douceur el d'attachement, on
comme si un lien qui peut toujours être dénoué restait
d'autant moins tendu. Il se peut que la simplicité des
mœurs et le sérieux des convictions mitigent ce qu'il
de taux et de malsain dans de pareilles situations. Sous
tous ces beaux dehors et ces poétiques formules, l'union
440 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
libre, l'amour libre, chez les sectes russes, comme chez
les prétendus réformateurs de l'Occident, n'en garde pas
moins un vice ineffaçable. Au fond, ce n'est toujours qu'un
concubinage, avec les illusions et les déceptions, avec les
souffrances et les déchirements des liaisons mal assurées.
Sentant eux-mêmes la fragilité du nœud qui les unit, les
sectaires désireux de faire légaliser leur union vont par-
fois, sous l'impulsion de leurs femmes, se faire marier
par le pope dont ils nient les pouvoirs, sauf à se sou-
mettre à des pénitences de la part de leur communauté.
Chez quelques sectes on a vu tous les abus et les
scandales des pays où le divorce est facile ; on a vu les
époux d'un jour s'unir sans sérieux et se séparer sans gra-
vité. Gela est surtout vrai des villes, où la femme est moins
nécessaire à l'homme, et où l'ouvrier ne voit dans la
famille qu'une charge. De là vient que les raikolniks, à
qui leur probité et leur sobriété ont valu le renom d'être
plus moraux que les autres Russes, passent souvent, quant
;iu commerce des sexes, pour plus immoraux. Et cela, non
toujours sans raison, quelques-uns de ces proscripteurs
du mariage lui préférant franchement le libertinage, appe-
lant la libre union de l'homme et de la femme l'amour
fraternel, le saint amour, l'amour chrétien. Dans les cam-
pagnes môme, il s'est rencontré des pères, alïirine-l-on,
pour encourager leurs biles au dévergondage, les félici-
tant de leur apporter de futurs travailleurs ou travail-
leuses, leur permettant tout, sauf le mariage. Gomme
ailleurs des moralistes profanes, quelques-uns de ces ad-
hérents «!'• la vieille foi semblent en être arrivés à rejeter
hors de la morale tout ce qui touche les rapports des sexes.
L'union libre esl peut-être pour la société un moindre
embarras que les maximes des sectes plus rigides qui
poussent jusqu'à leurs dernières conséquences les prin-
cipes du schisme, km yeui de plusieurs communautés de
très, toul commerce de l'homme el de la femme
illicite, rien oe pouvant suppléer au sacrement perdu.
LES SAXS-PHKTUKs : I/UNION DE8 SES 441
Chez quelques-uns de ces sectaires, me disait à ce propos
Ivan Tourguénef, l'idée ascétique semble renforcer le
jugé théologïqiic. Le rapprocbemenl des sexes leur pareil
une impureté; le mariage, qui le consacre légalement, une
abomination. S'ils pardonnent plus facilement le liberti-
nage que le mariage, c'est que le repentir peut arracher
à l'un et que l'autre enchaîne au péché.
Les théodosiens exprimaient leur raronehe doctrine
dans une formule rendue plus nette par la concision de la
langue ijenatyir sl^ine/emi; marié, dém
loi; non marié, ne te mari»- pas. le mariage fui interdit
aux célibataires, la vie conjugale aux gens mariés; les
noms de père et de mère furent proscrits. Que le jeune
homme ue prenne pas de femme, que l'époux n'use point
de l'épouse, dit une -<>rte de Catéchisme rimé : M"
jeune tille n'entre pas en mariage, que la femme mai
n'entante point. » Les époux coupables «l'avoir enfreint CC
précepte, coupables d'avoir donné ('existes enfants,
furent chassée de la communauté ou soumis à d'humi-
liantes pénitences. Lei adhérents de ces maximes qui n'a-
vaient point |a force d'y rester fidèles furent tentée de
faire disparaître les preUTCfl de leur faild.sse. L'infan-
ticide est ainsi un des .-rime-, reprochée aux moines laïque-,
de Préobrajenski. On assure que d'un étang voisin de leur
cimetière on a retiré un grand nombre ivres de
nouveau-nés*. Pour affranchir leurs coreligionnaires
de semblables tentation-, les théodosiens avaient fondé à
Moscou et à Riga de vastes orphelinats. Certains fanatiques
expiaient, dit-on, leur faute en enterrant vivant le fruit
1. l.ivanuf, Raakolniki i Oftrojniki, t. I , p, i>'j, die à ce. propos dm
épigramme qui m pool traduira ainsi :
Pharaon tuait les enfanta
Comme Bérode les innocenta;
Ce n'étaient là que peceadiilea,
Car t.ni- doux faisaient grâce aux Biles :
Nous tuons lotis nos nourrissons,
Les filles avec les garçons.
442 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de leur péché. Si les théodosiens s'en sont toujours défen-
dus, de pareils crimes étaient la conséquence indirecte
de leur enseignement. « Dans la conception d'un enfant, dit
encore une de leurs poésies manuscrites, ce n'est plus
du Dieu créateur, c'est du diableque vient l'Ame humaine.»
Une société puissante par l'industrie et la fortune ne
pouvait toujours maintenir de pareilles opinions. Quelques
communautés, comme les monintsy, se détachèrent du cime-
tière de Préobrajenski pour en revenir au mariage. Une
classe plus nombreuse s'ingénia à conserver les joies de
la vie conjugale, sans perdre dans la secte le titre de céli-
bataire. Les hommes réduits à ce triste compromis vivaient
avec une femme qu'ils traitaient dans la maison en épouse,
et dont ils élevaient les enfants comme leurs enfants lé-
gitimes. A ces honteux restaurateurs du mariage, les stricts
théodcsiens donnèrent le nom de novojeny, c'est-à-dire de
néo-mariés. Les sévères gardiens du célibat et les parrains
du libertinage fermèrent la porte de leurs oratoires à ces
faibles novojeny; ils refusaient même de boire ou de man-
ger avec eux. Ces rigueurs ne pouvaient toujours durer;
entre les deux partis s'est opéré un rapprochement.
Jusque chez l'inflexible théodosien, il s'est fait une
évolution contre l'ascétisme en faveur de la nature et de
la famille. Gomme la plupart des sans-mariage », ce qu'il
exige sous le nom de célibat, ce nVsl qu'un célibal civil
qui n'exclue nullement la cohabitation avec une femme.
parmi ci b nommes qui semblent condamner la Russie à
n'être plus qu'un immense monastère, la réaction esl telle
que les théodosiens de Moscou en sont venus, il j a quelques
années, à rejeter le monachisme aussi bien que le sacer-
doce1, disanl que sans prêtres il ne peu! plus \ .noir de
m<Hii< ^ et <i<- consécration monastique. En vertu <l<' ce nmi-
\r.iu principe, tel ou tel de leurs moines les plus en n u<-,
le r. loasapb h l<- 1\ Joanniky, mil jeté le froc pour prendre
i. Ion '.'/. i>- 100, lOli
LES BANS-PRÊTRES : LA PAMLLE. 443
n ne ménagère ou, comme Us disent dans le jargon de la
secte, une cuisinière, 6triapoukhax car ible
fout pratique qu'un théodosien désigne la compagne qui
lui tient lieu d'épouse. A en juger par m nom, il semblerait
que la femme a peu gagné aux doctrinesdes sans»m
On en pourrait dire autant d« h enfants, la grande difficulté
de tout système de ce genre. Pour eux, kmki
n'ont rien trouvé de mieux que des maisons d'orphelins
auxquelles les parents sont libres de confier leur progéni-
ture. Aussi ne nous paralt-il point qu'ils aient résolu d'une
manière satisfaisante le problème de l'union libre. Bu fait,
ils vivent dans le concubinat, tout comme nombre d'oun
de nos villes d'Occident. Toute la diffères ast qu'à
travers les aberrations de l'esprit de secte, la plupart de
sans-mariage » ayant gardé une foi religieuse et nne
murale positive, ces unions révocables < >nt chez eux, sinon
plus de garanties, du moins plus de i
chances < t * - paix et de durée, si l'utopie il»- la famille libre,
sans lien légal, pouvait impunément entrer dans les
mœurs, ce serait » ncorc à couvert de la religion. Au fo
d'un croyant il reste Dieu, le témoin invisible, pourpro-
r la femme et reniant.
Sur cette question «le la vie conjugale et de la famille,
comme sur celle «lu règne 'le l'Antéchrist et de la soumis-
sion à l'État, la bêspopcwatchme s'est adoucie et connue
apprivoisée. Ses écarts lui sont communs v\
qui ne tiennent en rien à la vieille foi. !.•• sans-prétre
moderne répudie les farouches doctrines de ses préd<
seurs; il en conteste l'authenticité ou l'interprétation, il
recourt au besoin à la presse ou à la justice pour repousser
ce qu'il appelle les calomnies de ses adversaires. Ce ne
sont plus aujourd'hui les chefs du schisme qui proclament
ces maximes attentatoires à la morale, ce sont ses enne-
mis qui vont les déterrer dans les livres ou les manuscrits
des docteurs de la secte pour s'en servir contre elle.
Que leurs adversaires théologiques reprochent aux sans-
444 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
prêtres d'être inconséquents, plus d'un culte n'a dû l'exis-
tence qu'à des inconséquences de cette sorte. Si le sau-
vage génie de l'ancienne bezpopovslchine n'est point mort,
il ne vit plus que dans quelques sectes extrêmes, dans une
secte bizarre en particulier, les errants ou slrannihi.
Les plus choquantes aberrations des premiers sans-
prêtres ont encore été professées en plein dix-neuvième
siècle par les errants. Appelés aussi les fuyants (bégouny),
ces fanatiques se donnent le nom de pèlerins. Un déserteur
du nom d'Ephime, devenu moine dans un des skytes théo-
dosiens, fut leur premier apôtre. L'erranlisme est sorti, à la
fin du dix-huitième siècle, d'une sorte de réveil, de revival
de la bezpopovstchine. La croyance au règne actuel de Sa-
tan est la pierre angulaire de l'enseignement des errants.
Repoussant comme une apostasie toutes les concessions
ou les inconséquences des sans-prêtres modernes, l'errant
n'admet aucun compromis avec celle sombre doctrine.
Il cesse tout commerce avec les représentants de Sa-
tan, c'est-à-dire avec l'État et les autorités constituées.
A l'instar des anciens prophètes, il se retire dans la
solitude, il s'enfonce dans les forêts, où n'ont point encore
pénétré les serviteurs de l'Antéchrist. 11 fuit particulière-
ment les villes, ces maudites Habylones où résident les
ministres du Frime des ténèbres. La devise du stremnik
est cette parole de l'Évangile : » Abandonne ton père et
ta mère, prends la croix <'l suis-moi ». Avec le vieux réa-
lisme moscovite, avec le réalisme habitue] au ras/col, il
prend C6 conseil à la lettre, quittant BOn champ el sa famille,
incitant sa piété à n'avoir pas de foyer SOUS les cieux.
Il tant direque celle singulière série parait inoins étrange
en Russie qu'ailleurs. ESlie esl 6 coup sur bien russe, elle
semble née de la nature du pays et des penchants du
peuple. On aai! legoûl du moujik pour la vie itinérante,
it ce que l'on a souvenl appelé Bes instincts nomades:
l'infini de la terre russe, 1rs larges et bas horizons de 868
LES EHHAN 445
plaines natales semblent le provoquer à des courses Bans
lin. De la profondeur de ses forêts lui viennent de loin-
tains < ( mystérieux appels. La lorét comme la mer semble
avoir sc< sirènes. En peu de contrées, l'homme est plus
fortement tenté de quitter la demeure fixe, I étroite prison
de 1;» vie civilisée pour la rie libre et sauvage de l'étal de
nature. Comment s'étonner qu'en un pareil pays il se soil
trouvé de rustiques docteurs pour condamner la
sédentaire el ériger le ragabondage en Idéal de sainl
Où l'homme se sent-il plus près de i >i«u que dans la soli-
tude des bois et sous le tabernacle du delï On a remai
que l'erranlisine avait la plupart de ptes dans la
région des forêts el les gouvernements du nord, là od l< -
métiers errants ont de tout temps été <n bout
beaucoup de paysans passent une moitié de l'année hors
de leur village, abandonnant leur i/ba et leur famille,
pour chercher du travail en des contrées plus fertiles,
habitudes locales prédisposaient à la propagande du
strannik. Le centre de l'errantisme est ainsi dans le gou-
vernement de laroslavl et les régions voisines1.
Pour le strannik, il n'y a de salut que dans l'isolement
el dans la fuite, il quitte ss maison, sa femme, ses en-
fants, il quitte le village et la commune on il est légale-
ment inscrit, ne voulant avoir ni famille ni domicile. En
signe de rupture avec la société, les pèlêritU rejettent lee
passeports el tous les actes pouvant établir leur identité;
c'c>t la première condition de l'entrée parmi les rrais
chrétiens. Au lieu de passeport, l'errant porte des papiers
avec des maximes de la secte ou simplement une croix
avec des sentences de ce genre : « Ceci est le vrai passe-
port visé à Jérusalem ». Il \ a des errants de l'un et
1. l'ai- une rencontre qui mérite d'être signalée, ce gouvernement est à la
t'ois un de COOX OÙ la population est le plus lettrée, où les sectaire?-, tet BUfr-
piètivs notamment, lont le plus nombreux, et ou les mœurs sont le plus
relâchées : sur quatre tilles, il y a une tille inere. Voyez Uezobrazof. Etudes
sur fieonomie nationale de la Huai'.', t. II (1886).
446 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
l'autre sexe. Us pratiquent une sorte de communisme,
nient toutes les distinctions sociales et regardent tous les
hommes comme égaux. Ils se considèrent comme moines
et se donnent les noms de frère et de sœur. Avec les plus
rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui, suivant
eux. ne sert qu'à couvrir le péché. A la vie conjugale ils
préfèrent les relations illicites, sous prétexte que l'homme
marié se voue éternellement au mal, tandis que, chez les
célibataires, les faiblesses des sens trouvent leur punition
et leur purification dans la condamnation des hommes.
Il en est qui s'adonnent en fait à la polygamie, ayant des
maîtresses en divers villages, ou traînant avec eux des
femmes qui partagent leur vie nomade. Sans moyens
réguliers d'existence, les errants ont parfois recours au
vol, se justifiant toujours par ce principe, que, le monde
étant sous la loi de Satan, toute attaque contre la société
est une protestation contre la domination de l'enfer '.
Une pareille doctrine ne peut exiger de chacun l'applica-
tion immédiate de ses maximes. Gomme toutes les sectes
dont les dogmesfont violence à la nature humaine, les stran-
ni/cl ont dû s» partager en deux classes, en deux ordres
d'adeptes. Ainsi nos Albigeois qui, eux aussi, croyaient au
règne de Satan, proscrivaient le mariage et repoussaient
l'Église comme une institution démoniaque; ils admet-
taient deux degrés d'affiliation : les parfaits, astreints à
toute la rigueur du code cathare, et les simples croyants,
autorisés à vivre de la vie ordinaire, à condition de rester
en communion avec les parfaits*. Les stranniki ont une
organisation analogue. Ils se divisent en deux catégoriesi
les errants proprement dits, les pèlerins ou coureurs, qui
mènent la \i«* «mi fuite, et les domiciliés, les sédentaires
on mondains, qui demeurent dans le siècle,payen1 les Im*
pots et au besoin fréquentent l'Église. La mission de ces
ftornikj t. H, p, 39 $1 luiv,
Mb Réville, Im Albif | m,ii [874).
LES ERRANTS. 447
derniers est de donner asile à leurs frères plus aval
ce qui leur a valu le nom d'héfa I ou bospital
8trannopriimtëy. De ces deui classes d'adhérents, les uns
sont les initiés de la secte ou les proies de la commu-
nauté, les antres en son! les catéchumènes ou les not
Les premiers seuls reçoivent le baptême de l'errant,
baptême qui se donne de nuit, dans des lieui déserts, et
oblige ceux qui l'onl reçu à mener Is rie des saints, la rie
de pèlerin. Dans leur répugnance pour la société et la
nature extérieure, qu'ils consi lèrenl comm osent
maudites de Dieu, certains slronmat n'admettent pour le
baptême que l'eau de la pluie du ciel ou l'eau d<
écartés, sous prétexte que les rii ml souillées par
les adhérents de l'Antéchrist Chacun de •
homme ou femme, i son écuelle et ss cuiller de
comme son image de métal; ils ne prienl ni nemanj
arec les profanes, pas même arec les qui leur
donnent asile. IN n'ont ni église ni chapelle, m
brent leurs offices dans des retraites . t,ii, le plus
souvent, dans les forêts, autour d'images qu'ils suspendent
aux arbres. Au\ hébergeurs on permet, à cause de leur
faiblesse, de remettre leur entrée dans la vie parfaite,
comme, aux premiers Biècles,les prosélytes de le foi chré-
tienne retardaient souvent le baptême jusqu'à leurs der-
niers jours. Les donneurs d'asile n'ont du reste qu'un
sursis; avant de quitter celte terre. île doivent faire ad
vrais chrétiens, abandonner tout lien temporel, quitter
maison, femme, enfants. Pris de maladies ! et sen-
tant les approches de la mort, ils se font porter dans les
forêts ou les landes écarté* s. «m au moins dans une demeure
étrangère, pour \ recevoir le baptême et expirer en pèlerins,
en errants. Pendant leur vie mondaine, les receleurs ont
souvent, dans leurs i/.bas. des retraites dissimulées où se
retirent les errants de passage. Leurs maisons, dispos
de façon à dérouter les recherches de la police, ont plu-
sieurs portes et plusieurs sorties. Les deux classes d'adej
448 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
se reconnaissent à certaines formules, à certains signes.
Parfois l'hébergeur loge le pèlerin sans l'interroger, sans
lui parler, presque sans le voir. Grâce à cette complicité,
les apôtres de la fuite peuvent parcourir d'immenses
espaces, prêchant sur leur chemin l'abandon du monde,
trouvant partout des asiles sûrs, menant même parfois, à
l'abri de leur fanatisme, une vie plantureuse. La dévotion
de leurs receleurs les entretient si généreusement que,
pour profiter de celte hospitalité, des charlatans et des re-
pris de justice se vouent à la vie de prophètes ambulants1.
Le règne de l'empereur Nicolas a été l'époque la plus
florissante de Verranlisme. Les poursuites n'en faisaient
qu'accroître la vogue. Pour recrues, le strannik pouvait
compter sur les serfs fugitifs, sur les forçats évadés de
Sibérie, sur les déserteurs, alors que le service militaire,
durant plus de vingt ans, équivalait à une mort civile.
La secte se propageait dans les régiments et dans les
prisons ; elle trouvait des néophytes et des mission-
naires dans cette nombreuse classe de br-odiagi, de vaga-
bonds sans passeport, si rudement pourchassés par la
police. C'est surtout dans cette branche extrême de la
bezpopovstchine que le raskol se montrait l'expression des
résistances populaires aux vexations de l'étal social, au
long service militaire, à la bureaucratie allemande, au
servage. Bd certains gouvernements du nord-est, on arrê-
tait chaque année des centaines d'errante. Alors s'établis-
saient entre eux el La police des dialogues de ce genre*.
\ — 1 1 1 un passeport? —Oui. .. Kl le pèlerin présentait une
feuille rédigée dans un jargon apocalyptique avec des
maximes comme celle-ci :« Celui qui te persécute se prépare
une place dans l'enfer. » ■ i>'où tiens-tu ce passeport!
demandait l'agent du gouvernement. — il vient du Roi
des deux, du tout-puissanl monarque de l'univers, ré-
I. La Itusur crr.iulr Vagabondé êl Scrritrur* du Christ: ( Hctchest-
., juillet 1876.
i < olnikx i (htrojnikt, 1. 1, p. 6, :.
LES ERRANTS- 449
pondait le pèlerin. —Tu n'as pas de passeport légal ? —
Non. — Pourquoi cela? — Parce que ces reuilles de la
police portent le sceau de l'Antéchrist Les errants dési-
;ii ain^i les armes impériales»] — Tu rem aller en
prison? reprenait l'interrogateur. — J.- sais prêt à tout
souffrir, tes tourments ne m*effrayen1 pas. Ie£nc crains ni
tes botes féroces, ni les ministres de Satan. Et, dans
son exaltation, le tfremmft continuait sur ce ton, imitant I
SOn insu, devant l'tfprotmifr, le lan-t. - des
Aeta martyrum devant le proconsul. Plus on en condam*
Dait, plus il apparaissait de ces forcenés, ls persécution
étant pour beaucoup l'attrait de mores doctrines.
Aujourd'hui même l'errantisme n'est pas mort Oo entend
parfois encore signaler ls i 1 prophètes. Vers
la lin du règne d'Alexandre il. un certain Nikonof, ancien
déserteur comme le fondateur de la - hait ainsi le
vagabondage aux paysans du gouvernement d'OloneU
police l'arrêtait en 1878 ; elle a\ait déjà un- deox fois la
main sur cet apOtre «le la fuite; mai-, la première fois, il
s'était échappé; la seconde, il avait été déli\ ré par les inoii-
jiksdu voisinage. Pour s'en emparer dans son asile, il fallut
profiter d'un moment où h 1- .(aient occupés à leurs
travaux. On en vient rarement aujourd'hui à de pareilles
extrémités, s'il donne toujours «i - de rie, l'erran-
tisme semble, lui aussi, eu train de se transformer. Le
farouche pèlerin qui personnifiait tout--- les aberrations
drs énergumènes de la bexpopovêtchmé tend, à son tour,
à s'humaniser. Les rues de ces intransigeants du schii
Be -ont curieusement modifiées. Certain- de leurs apôtres
inclinent, assure-t-on, à une sorte de mysticisme empreint
de rationalisme. Ils réduisent le dogme et l'Écriture en
allégories, rejetant les tél.-, tes jeûnes et tout le culte
extérieur. Ce n'est pas là un phénomène unique dans l'his-
toire du rwskol. Celle sorte de volte-face de l'extrême gau-
che des vieux-croyants est plus marquée encore chez une
ou deux autres sectes. Cela vaut la peine qu'on s'y arrête.
m. 29
450 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Entre les hérésies issues du schisme du dix-septième
siècle, nous mentionnerons encore les muets, les nieurs.
les non-priants. Les muets ou silencieux, moltchalniki, ont
été signalés, à une époque récente, en Bessarabie, sur le
bas Volga, en Sibérie. De celte secte l'on sait peu de chose,
et cela se comprend. Pour elle, la première condition du
salut est le silence. Les moltchalniki renoncent à la parole,
prenant peut-être, eux aussi, à la lettre certains conseils
des Écritures. Haxthausen1 raconte que, sous Catherine II,
un gouverneur de la Sibérie, du nom de Pestel, s'était en
vain amusé à les mettre à la torture pour leur ouvrir la
bouche. 11 avait eu beau leur faire bàtonner la plante des
pieds et verser sur le corps de la cire brûlante, il n'avait
pu leur arracher une parole. Les tribunaux modernes n'ont
guère été plus heureux. Sous Alexandre II, en 1873, des
silencieux des deux sexes se laissaient condamner à la
déportation par le tribunal de Saratof, sans répondre un
seul mot a. aucune question, assistant à loule la procé-
dure en spectateurs indifférents. Peut-être ces muets ne
sont-ils qu'une variole d'errants. Se taire est encore une
manière de se retrancher du monde et de rompre avec le
siècle. Parmi les sectaires du bas Volga, désignés par
le clergé sous le nom de Montanisles, il s'en trouvait,
vers IÔ55, qui avaient l'ail uni de silence, errant dans la
campagne en contrefaisant les muets ou les idiots5.
Les meurs sont un peu mieux connus. Ils soutiennent que,
depuis Nikone el le rejel du sacerdoce, il n\ a sur terre
plus rien de sacré : tout, disent-ils, s été emporté au ciel,
Us arrivent ainsi à la négation «le toul culte extérieur,
repoussanl les cérémonies, les sacre nts, 1rs images,
n'admettant que l<- recours direct au Sauveur, d'où ils
lonl aussi nomméa Confrérie du Sauveur.
Les instincts négatifs en germe dans la bespopovstchw
i m. p
. I II | 0 l/i. ,1,1,, l.,,l .,■/,/,.
IfÛETS, NIEURS, N0N-PRIAN1 451
déploient librement chez 1«-^ non-priants, némoliaki. Ici on
voit \eraskol, parvenu au dernier ternie de son évolution,
aboutir aux antipodes de ^<»n point d<- départ Le fondateur
des non-priants est, croit-on, on cosaque du Don, nommé
Zimine, passé des popovtiy aui sans-prétres. Celait un
bravo soldat, décoré de la croix de Saint-G
enseignement lui valu! d'être expé lié au l en 1837.
On ne sait ce qu'il > devint Sa doctrine repose sur une
conception originale, celle desqualn n saisons du
monde. Ces quafa mutile printemps ou l'Age anté-
paternel. de la création à Mol du P i
Moïse au Christ; l'automne ou l'âge du Pila, du < il 1 1 i-t s
l'an 1666; l'hiver ou l'Age de l'Esprit, qui ;• comm<
avec l'hérésie nikonienne pour continuer jusqu'à la On
temps. Ce calendrier théologique dérive manifestement de
l'idée de maints raskokiHu que 1»' règne de l'Àntéchrisl
forme une des grandes époques de l'histoire humaine;
ce qu'il a de particulier, c'est que, pour les non-priants,
l'ère de l'Antéchrisl devient l'Age de l'Esprit.
La hiérarchie ayanl laisi indre l«- Dambeau delà
foi, le culte ancien est ai salut ne peut plus être
obtenu à l'aide de rites matériels. Toutes les céréiw
extérieures ayanl perdu leur vertu, Dieu n<- doit plus être
adoré qu'en esprit, il n'accepte qu'un culte spirituel. Les
prières de nos lèvres <>nt cessé de lui plaire; Dieu n'a que
faire des oraisons lues dans les livres ou apprises de mé-
moire. La seule prière qui luiaj celle qui sort ducœur
et est prononcée en esprit El rl-il de rien
demander à Dieu? .Notre Père céleste ne >ail-il pas, sans que
nous le lui demandions, tout ce dont nous avons besoin?
Poussant leur principe jusqu'à ses dernières conséquences,
les non-priants repoussent les fêtes, les jeûnes, les reli-
ques, les images, et jusqu'à la croix devenue inutile sous
le régne de l'Esprit. Us ont renoncé au baptême, aussi bien
qu'aux autres sacrements. Ils se marient sans prières ni
cérémonies, disant qu'il suflit du consentement des époux
452 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
et des parents. Ils condamnent les rites des funérailles
comme une sorte d'impiété, soutenant que le corps qui
appartient à la terre doit simplement être rendu à la terre.
Le principe du culte de l'Esprit, ils l'appliquent aux
Écritures, affirmant qu'elles doivent être entendues dans
un sens spirituel. Partant de cette maxime, ils ne voient
que des allégories dans les dogmes du christianisme ou les
faits évangéliques. La naissance, la passion, la mort, la
résurrection du Christ ne sont pour eux que des symboles.
Ainsi la vierge Marie est la vertu dont naît le Yerbe divin.
Ils interprètent de même le second avènement du Sau-
veur, le jugement dernier, la résurrection des morts, qui
s'accomplit chaque jour par la conversion des pécheurs.
Selon certains investigateurs, ils en seraient venus à nier
l'immortalité future, disant qu'après la mort il n'y a rien '.
Tel est le dernier terme du raskol. Après avoir, durant
plus de deux siècles, poussé des branches en tout sens,
cet arbre touffu, qui a ses racines dans la superstition, a
pour dernier fruit le rationalisme; sur cette lige arrosée
du sang des martyrs, la fleur suprême est le déisme. Si
peu de sans-prêtres vont aussi loin que les non-priants,
beaucoup en religion inclinent également à une sorte de
radicalisme. L'absence de toute hiérarchie, les controverses
des sectes, la libre interprétation de l'Écriture, demeurée
la seule autorité debout parmi les bezpojHtvtsy, les ache-
minent sur les roules du rationalisme. Des vieux livres
qu'ils s'obstinent à garder, ils tirent peu à peu dos idées
nouvelles, qui eussent singulièrement scandalisé leurs pre-
miers pères. Os héritiers des défenseurs de la lettre pro-
testenl de plus en plus contre le liltéralisme. Le plus eim
quant de leurs dogmes, le règne actuel de. l'Antéchrist, est
devenu, pour beaucoup, le principe d'un renouvellement
spirituel. L'entendant d'une manière allégorique, ils oui
étendu la même méthode à d'autres croyances. Dans leurs
i. luusof. Rouaki* Dittidetity, p. 88.
LE DERNIER TERME DU RASKOL. 453
polémiques avec les orthodoxes, il ifest pas rare d'enten-
dre des cosaques raskolnika dire que « nous vivons sous de
nouveaux cieux », idée qui ouvre un large champ aux nou-
veautés et aux hardiesses de toute sorte. Au renom-
leurs ancêtres qui regardaient la religion comme un tout
immuable, auquel nul ne pouvait changer 00 iota, ils en
viennent à lui appliquer l'idée moderne la plu -ée à
la vieille foi, l'idée d'évolution. Plusieurs soutiennent que ce
qui était bon à un autre âge, pour les chrétiens enfants,
ne convient plus au nôtre poor lei chrétien! adnl
Les noms de \ ieux*croyants .-t de rieux-ritualistes, dont
ils aimaient à se parer autrefois, beaucoup tient
pour s'intituler simplement chrétiens, disant que les rieux-
croyants sont les gens de l'Église, ou encore ceux «le l'an-
cienne loi, les juifs. Le reproche de (aire r la reli-
gion dans les cérémonies, nombre de -
de popovtêy le renvoient arec dédain à la hiérarchie offi-
cielle. Les Don-priants ne sonl pas seuls à transformer les
dogmes et 1' menti en symboles. Il s'en ti
d'autres pour dire m1"' Is \ raie communion, c'est de se nour-
rir de la parole du Christ et de vivre selon sa loi. Uuelques-
uns vont, dans leurs contro\< i les orthodo
jusqu'à infirmer l'autorité de l'Écriture, prétendant «ju'il
faut croire avant tout à l'évangile écrit dans le cœur. I
tréme gauche du schisme aboutit aux mêmes conclusi
que des - . lirales parties du pôle opposé.
Si tout mysticisme o'a pas disparu de la attestne,
il s'y allie souvent avec un rationalisme ingénu. Cette com-
binaison de rationalisme et de mysticisme semble même
un des traits du caractère religieux de la Russie moderne.
La masse des ratkolnika est assurément loin d'avoir dé-
pouillé toutes les traditions et les préventions de l'an-
cienne foi; mais, presque partout, s'insinuent chez eux des
dées étrangères à leurs- pères. Dans les vieilles outres
ermente un vin nouveau qui risque de les faire éclater.
CHAPITRE VII
Sectes non issues du schisme : leur division en deux groupes. Les mys-
tiques : khtytly ou flagellants. — Caractère général des sectes mystiques;
le prophétisme, les incarnations. Christs et Mères de Dieu. — Légende et
doctrines des flagellants. Leurs rites. Comment ils se procurent l'extase. —
Khlysty dans les monastères. Khlysty civilisés. — Les skakouny ou sau-
teurs. Les rites licencieux. L'amour en Christ. — Les rites sanglants. Com-
ment communiaient certains sectaires.
Le schisme provoqué par la réforme liturgique de Nikone
n'est que l'étage supérieur du dissent russe. Au-dessous
du rasfcol proprement dit, au-dessous des vieux-croyants
hiérarchiques ou « sans-prêtres», viennent des sectes étran-
gères à la rébellion du dix-septième siècle, sectes d'une
autre origine, d'un autre esprit, parfois plus gnostiques
que chrétiennes, qui montrent le caractère populaire sous
une face nouvelle. Leur point de dépari n'es! plus une
rupture avec l'Église nationale au nom de 1 ; * tradition
orthodoxe, c'est une révolte contre l'orthodoxie orientale,
parfois même contre toute la tradition chrétienne. Envisa-
dans leur ensemblej les Bectes russes présentent ce
lingulier contraste que les unes sonl minutieuses el les
autres radicales, que les unes semblenl ne s'attacher qu'à
ries détails insignifiants, el que '(>s autres rejettent d'un
seul coup toul le dogme avec [e culte, en sorte qu'on 5
trouve 1rs deu\ extrêmes opposés, le eonserv.ilismo le plus
.•irod. i.s Innovations les plus révolutionnaires. Ce con-
traste tienl A Is fois au caractère national, en tout excessif,
1 1 .1 la constitution de l'Église orientale. Corn (ans i<%
catholicisme romain, toutes les pierres de l'édifice dogma-
SCHISME.
tique c'ii sool tellemenl jointes qu'on n'y peul repoiu
une croyance sans lea renverser toul
A travers leur variété si leurs oppositions, les sectes
étrangères au raskol du dix-septième - ni toutes un
point <lr vue commun : à l'inverse du schismei elles font
pou de cas du rituel, peu de Au lieu
de s'attacher à la lettre el au sens littéral, elles proclament
le culte "I*1 l'esprit, se vantant de i un chrislianii
spirituel. A ci l, ces hérésies, d'ailleurs si diver
peuvenl être regardées comme une réaction contre* la
vieille foi «i contre le formai!
Chez ''Il Uranenit des formes i
bien que des traditions «lu culte, il s'émancipe <l«' t<»u t
joug, et, s'abandonnant à bod penehanl pour les solutions
logiques, il va droil è leurs dern
Les origines de ces différent - »"nt plus ou m
ures. Les racin tnblent plonger au delà
limites du boI national, lea unes en Orient, les autrei
Occident, tenant à la fois à l'Eur reliant
• •m même temps aux croya
le noire ère e( aux avei onnements de la
conscience moderne. Plusieui - ont pu être
rattachées historiquemenl à l'influence étrangère, au eon-
tacl de l'Europe avant ou depuis Pierre le Grand; i
montrent cette influence sous un des côtés les moins con-
nus, sous le Beul peut être par lequel le peuple en ai i
directement atteint. Aux principales de ruel-
ques prélats orthodoxes ont, en souvenir de leur filiation
supposée, ou en raison de certaii mblances, donné
le nom de quakérisme russe. Les doctrines ainsi di
sont trop multiples, Irop originales, même dans l'imitation,
pour être affublées d'un nom étranger. Comme dan-
hérésies du premier âge de l'Église, on y rencontre un
singulier mélange de naturalisme et de mysticisme, un
amalgame bizarre de notions païennes et d'idées chré-
tiennes. La ressemblance entre ces ignorantes sectes de
456 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
paysans et les plus célèbres hérésies du monde romain est
parfois si frappante que des sectes modernes ont reçu du
clergé russe des noms antiques1.
Unanimes à proclamer le culte de l'Esprit, les sectes
radicales ou excentriques se partagent en deux groupes, en
deux camps, selon qu'elles en appellent à l'imagination ou
à la raison, aux transports de l'inspiration ou aux calculs
de la réflexion. Elles se divisent ainsi en sectes mystiques
et en sectes rationalistes, les unes penchant vers le vieux
gnoslicisme, les autres vers une sorte de nouvelle Réforme;
les unes reproduisant, exagérant même les égarements
des plus aveugles illuminés, les autres inclinant à un
culte épuré, à un christianisme dépouillé de dogmes et de
ri les, fort voisin du protestantisme libéral de l'Occident.
Il est des îles ou des continents isolés, l'Australie, par
exemple, où se sont retrouvées vivantes des formes ani-
males ou végétales qui semblaient propres a des créations
antérieures, ne s'étant ailleurs rencontrées qu'à l'état
fossile. La Russie offre à l'Europe un phénomène analogue.
Au fond de ses campagnes se cachent des doctrines étranges,
de difTormes et monstrueuses hérésies, qui paraissant
appartenir à l'Age hybride des croisades ou de la Rome
impériale. En face de ces débris d'un passé qui semble
m' Burvivre, s'élèvent des doctrines réformatrices on révo-
lutionnaires à la moderne, inachevées et comme embryon-
naires, iiniii les témérités semblent un effort vers un
monde nouveau, en sorte qu'au fond même de ces aber-
rations religieuses, on \<>ii l'esprit russe, attiré en sens
Inverse vers deux pôles contraires, se débattre entre un
passé suranné <•! un avenir indécis. Cela Beul donnerait un
Intérêt aux plus originales de ces manifestations populaires.
Dans les balbutiements de CSfl Confuses hérésies, on croit
parfois saisir les secrètes aspirations d'un peuple souvent
i I' • /,..,"/.///</ pu ■ ■ x • ■ 1 1 j | • l< • , ainsi apptléi in Miiivcnir îles montanistes,
iiii<- dM I'Ihm i|>;ilcs hérésies du UT liée le. Suiitirnir <> îmnitauskaï scltté, par
un évéqoc 'i'- s.iin.ii.i >/n,rnii, praviteltlv, tvéd, " rcukoln., t. Il, p. 80<
HÉRÉSIES MVSTIQUES : KHI.YSTY OD CHRISTS. 457
accusé de mutisme, parce qu'il n'a guère parlé d'autre
langue que la religion.
Les hérésies à formes primitives, archaïques, les h<
mystiques, onl pour caractère commun l«k prophétisme,
la croyance à d'incessantes communications du ciel par
l'inspiration et les visions. Sel< n ces illuminés, la période
de révélation n'es! pas dose, <>u elle s'est rouverte pour le
monde moderne. Comme il j i des prophètes, il j a en
des incarnations de la Divinité I , uple juif D'est p i
seul qui ail «-u le pri \ ilège 'le voir descendre dans son s.iu
le Bis de Dieu, Telle bourgade des bords du \
prétend à la môme gloire que Bethléem. Les paysans de
i.'l district reculé onl entendu de nouveaux christs révéler
aux hommes une nouvelle loi. De tous les pays chrétiens,
la Russie est celui où de semblables prétentions se s.iut
produites avec le plus de cynisme ou de naïveté; c'est
peut-être le seul où des imposteurs ou des hallucinés
puissent encore s'en le nom de Dieu.
suis le Dieu annoncé par les prophètes, descendu une
seconde l'ois sur la terre pour le salut «lu genre humain,
et il n'y a pas d'autre Dieu que moi », dit, dans i«- premier
de scs douze commandements, Daniel Philippovitch, la
dieu incarné des khlysty*, t'ne telle affirmation caract
l'état mental d'une partie du peuple; cet opiniâtre anthro-
pomorphisme recouvre une sorte de paganisme incon-
scient, d'incurable polythéisme semblable I celui au mi-
lieu duquel B'est propagé l'Évangile.
Les (Uux principales de ea mystiques, d
sectes souvent considérées comme le prolongement l'une
de L'autre, sont les khlysty, flagellants ou fouetteu
skoptsy, eunuques ou mutilés. Le nom de flagellants ou
de kMysty n'est qu'un sobriquet, faisant allusion à une pra-
I. S. V. Réoutsky, Lioudi Bojii i skoptsij. Moscou, 1872, p. 77, et Sbornik
prav. svrd., t. il. p. r.'ti. — Cf. Dobrotvoraky, Lioûdi Bojii, et A
cherskv, y fjorakh.
458 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
tique réelle ou supposée des seclaires; l'Europe du moyen
âge a eu aussi ses flagellants. Les adeptes de ces mystiques
doctrines s'étant donné à eux-mêmes le titre de commu-
nauté du Christ ou des Christs, en russe khristovslchina,
leurs adversaires en ont par dérision fait khlystovstchina.
Les noms que les khlysty s'attribuent le plus fréquemment
sont ceux d'hommes de Dieu (lioudi Bojii) et de société des
frères et sœurs. Tandis que le clergé les a rapprochés
des quakers, le peuple les désigne souvent sous le
sobriquet de farmazons, c'est-à-dire de francs-maçons. Le
terme générique de khlysty peut du reste s'appliquer à des
mystiques de diverse sorte. On connaît mal l'origine de
ces hommes de Dieu. D'après les uns, la khlystovstchinc
est une hérésie d'une haute antiquité; elle serait venue
aux Russes des Bulgares ou de l'Orient, avec l'orthodoxie
grecque. D'après les autres, elle est née en Russie, vers le
milieu du dix septième siècle, au contact des marchands
de l'Occident, qui déjà fréquentaient Moscou. Selon quel-
ques écrivains, les khlysty se rattacheraient à un religion-
naire allemand du nom de Kullmann, arrêté comme fauteur
d'hérésie sous la régente Sophie, et brûlé publiquement à
Moscou, en 1689. Ce Kullmann, dont les idées rappelaient
celles de Bœhm, rejetait l'Écriture et prêchait le règne de
L'Esprit, en se donnant, dit-on, pour le Christ. Ayant peu
de succès parmi ses compatriotes, il se serai I retourné vers
les Russes el aurait t'ait parmi eus plusieurs prosélytes.
I. es khlysty du peuple s'allrihueni une Origine national»1
en même temps que surnaturelle. Ils ont, sur leurs pre-
miers prophètes, un déserteur du nom de Daniel Philippo-
viich el un serf des Narychkine du nom d'Ivan Souslof,
leur tradition, ou mieux leur évangile. Gel évangile n'a
pas eu d'évangéliste; un de leurs dogmes fondamentaux
esl de ne pas écrire leurs doctrines, tan! pour laisser toute
liberté à l'inspiration que pour dérober aui profanes les
mystères de la fol el les secrets du culte. Lorsque leur
■ ii« u parul sur la terre russe, un de ses premiers préceptes
LES KIILVSTV : CHRISTS ET SAINTES VIERGES. 459
fut de ne point confier - gnements à la plume, un
de ses premiers actes de jeler loua ses livrca au Volga. Le
livre de la vie qu'il tant s'appliquer à lire SSl écrit au fond
de dos Ames, Selon la tradition dea i-hhjsty, i i le
règne de Pierre le Grand que la vraie foi s'est révélée à la
Russie. Elle lui fut apportée par le Père éternel, qui, au
milieu de nuages «le feu, descendu sur le mont Gorodine,
dans le gouvernement de Vladimir, el j prit la forme
humaine. Dieu le père, ainsi incarné, portait parmi lea
hommes le nom de Daniel Philinpoviteh sea adorateurs
lui donnent le titre à l'aspec! gnbslique de I»> -th.
Daniel Philippovitcfa engendra, d'une femme l
ans, un paysan du nom d'Ivan Timoféévitch Sooalof,
qu'avant de monter au ciel il reconnut pour son Qla et son
christ. Avec le réalisme de la plupart «le l»u-
laires, les adorateurs de Daniel Philippovitcfa et d'Ivan
Timoféévitch B'intitulenl un du D I. On
dirait que ces lioudi BojU ont lu-soin de personnifier la
Divinité dans un homme, d'an avoir sons les *
un représentant visible. De là, chez eux, toute une
christs, s.- succédant par une sorte de filiation ou d'adop-
tion. Chaque génération a le aien, chaque communaul
montre avec BOn christ en chair et an
Cette grossière hérésie sembl • parfois aboutir aui m(
conclusions que les raifinementa Bymboliques de telle ou
telle philosophie. Il semble que, d'apret jrnement
de certains khlysty, il dépende de l'homme de s'unir à la
Divinité el de l'incarner dana ses membres. Chezeu\, cette
incarnation spirituelle e^i ,>n quelque sorte facultative;
tout croyant peut y être appelé. L'Esprit saint, qui souffle
où il veut, peut descendre but tous el en faire des chi
aussi est-il des communautés où les sectaires B'adorent
les uns les autres, se rendant une sorte de culte mutuel.
Comme Jésus devint Dieu par sa sainteté, ils aspirent à
devenir des hommes-dieux. Cette divinisation de 1
humain est accessible à la femme aussi bien qu'à l'homme.
460 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Tandis que celui-ci reçoit le titre de christ, celle-là prend
celui de sainte vierge ou de mère de Dieu, bogorodilsa.
11 y a ainsi des multitudes de christs et de saintes
vierges, sans compter les prophètes et les prophétesses.
A quelques femmes les khlysty ont même décerné le titre
de déesse (boghiniia). Cette sorte de mystique apothéose
est sans doute un des attraits de la secte.
La légende de leur premier christ est une curieuse
et enfantine parodie de l'Évangile. Ivan Timoféévitch se
choisit douze apôtres avec lesquels il prêcha, sur les bords
de l'Oka, les douze commandements de son père Sabaoth.
Arrêté sur l'ordre du tsar, le nouveau christ fut flagellé,
brûlé, torturé de toute façon, sans que rien lui pût arra-
cher le secret de sa foi. A la fin, il fut crucifié près de la
porte sainte du Kremlin; mais, enterré le vendredi, il res-
suscita dans la nuit du samedi au dimanche. Cette légende,
elfrontément calquée sur le récit évangélique, fut peut-
être inspirée à l'origine par le supplice de Kullmann; elle
ne suffit point aux adorateurs d'Ivan Souslof. Pour ce
christ de moujiks, ce n'était pas assez d'une passion et
d'une résurrection : Ivan Timoféévitch, arrêté de nouveau,
est de nouveau crucifié. Pour mieux prévenir tout retour à
la vie, l<> persécuteurs écorchent le cadavre de leur vic-
time: mais, une femme ayant jeté un linceul sur les
membres sanglants du dieu, ce linceul lui reforme une
nouvelle peau, et le christ de l'Oka ressuscite une seconde
luis pour vivre de longues années sur la terre russe, avant
de mouler au ciel s'unir à son père.
pendant plus d'un siècle, les khlysty du centre de l'em-
pire honorèrent pieusement tout ce qui rappelait leurs
dieux incarnés, les villages où l'un et l'autre étaient nés,
les maisons OU ils avaient habité, les lieux <>ù ils avaient
été ensevelis avant leur ascension. Regardant d'ordinaire
le maria-e connue une souillure, ces khlydty en perinel-
taienl l'usage aux membres de la famille d'Ivan Souslof ou
de Daniel Philippovitch, afin de ne point laisser tarir le
LES KHLVSTV : LEDR DOCTRINE. 461
sang qui coulait dans lea reines du rédempteur. Au b
de Staroïé, à 30 verstes de Kostroma, vivait encore, à la
fin du règne de Nicolas, une fille du nom d'Ouliana Vassi-
lief, que les khlysty regardaient comme une - livi-
nité, parce qu'elle était le dernier rejeton <i«- la race de
Daniel Philippovitch. Pour mettre Qn ta càHe dont elle était
l'objet, le gouvernement dut faire enfermer la sainte des
sectaires dans un courent. Prirés de la famille de leur
dieu, les hérétiques continuèrent s témoigner leur rén
tion aux lieux Banctiflés par sa présence. Une maison de
Moscou, jadis habitée par Daniel Philippovitch, fut l<
temps pour eux une sorte de sonla i iea»el levillagi
Staroïé resta leur Bethléem ou leur Nazareth, il j s dans
ce village un puits <|ni avait le privilège de leur fournir
l'eau avec laquelle se cuisait le pain qui serrai! à leur com-
munion. Le transport se taisait en hiver, lorsque l'eau
gelée Be laissai! aisément charrier en bloc
L'inepte légende de la double mort ai résurrection
d'Ivan Soualof explique mal le succès d'une secte qui s
pénétré dans toutes les provinces de l'empire, l.
commandements de Daniel Philippovitch, par son
lils Ivan, n'en paraissent pas donner davantage la rais
c'est un code d'ascétisme : l'un prohibe I
sons fermentées, l'autre l'assistance aux noces et aux festins.
Le serment et 1»' \ol sunt condamnés, le mariage et l'union
des sexes sont absolument interdits*. Aux jeunes gens il
est enjoint de ne pas sa marier ; aux époux, de vivre OU
frère el Bceur, C'est un des points par où les khlysty don-
nent la main aux plus exaltés des sans-prétres, auxquels
ils peuvent avoir fait plus d'un emprunt. Des douze
commandements attribués à Daniel Philippovitch, il en
1. Le commandement qui condamne le vol, une des faiblesses le> plus fré-
quentes du paysan russe, offre une image d'une énergie singulière, bien
faite pour frapper des hommes simples. I .Ne volai point. Si quelqu'un a dé»
robe seulement un kopeck pièce de k centimes), on lui mettra au jugement
dernier ce kopeck sur la tète, et le péché ne lui sera pardonné que lui
le kopeck aura fondu dans le feu. »
462 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
est deux qui recèlent peut-être les deux grandes causes
du succès de la secte; c'est le précepte qui commande
de croire au Saint-Esprit et celui qui ordonne de garder le
secret. Croyez à l'Espriti c'est-à-dire à l'inspiration, croyez
à vous-même, croyez aux transports et aux illusions de
l'imagination; c'est, sous une brève formule, la liberté des
visions et la promesse de l'extase, avec toutes les fascina-
tions du mysticisme. A cette séduction, le secret en ajoute
une autre : de tout temps, les cultes voilés d'ombres et
enseignés à voix basse ont eu, pour la tête ou les sens des
adeptes, un attrait semblable à un délicieux vertige. On sait
les voluptés de l'initiation et le charme des dévotions
clandestines qui donnent à la religion la saveur de l'in-
trigue et la troublante douceur des émotions prohibées.
« Ces préceptes, dit le Dodécalogue de Daniel Philippo-
vitch, garde-les en secret; ne les révèle ni à ton père ni à
ta mère. Qu'on te frappe avec le knout, qu'on te brûle avec
le feu, souffre sans rien dire. » Et le prosélyte admis dans
la communauté, après avoir passé par plusieurs épreuves,
doit jurer « de garder le silence sur tout ce qu'il verra
ou entendra, sans se plaindre ni s'effrayer du knout, du
feu ou du glaive ». Une telle discipline explique comment
ces hérésies ont été longtemps si niai connues. Pour se
mieux dérober aux regards profanes, les khlysty comme
les tkoptey, comme tous les sectaires qui sortent virtuel-
lement du christianisme, demeurent extérieurement dans
l'Eglise, en fréquentant les offices et les sacrements.
Le succès des khlyêty semble moins provenir de leur
inoral:- OU de leurs dogmes que de leurs rites cachés.
Comme chez toutes les doctrines qui fuient le jour, comme
dans les mystères du paganisme antique et les secrètes
réunions des premiers chrétiens, on a, chez les khlysty %
soupçonné d'immorales pratiques, de nocturnes débauches.
Si quelques-unes de leurs communautés ont justifié de
semblables soupçons, il D'est pas besoin de celle gros-
amorce pour expliquer ls diffusion de pareilles sectes.
I.I-ls KHLYSTV : LEUH CL'LTK.
En telle matière, les appan al quelquefois trom-
peuses; on peut êlre induil en erreur par les ardentes simi-
litudes, les mes et voluptueuses images chères aux -
t iqucs. Dans les assemblé) - des /- Dieu, comme
dans celles de la plupart des illuminés, les sens ont un rôle,
mais ce n'est, le plus sou\ent. qu'un rôlfl auxiliaire. 11 n
là qu'un procédé mystique. C'eil au ce aprit,
c'est aux Bens de préparer É l'extase. Non contentée
s'élever à Dieu sur les ailes de il prière pu de la contem-
plation, par les voies spirituelles qu'indique i
laines âmes, impatientes des lenteurs d'une telle rnéth
cherchent à s'unir à Dieu par des roules plus courtes,
appelant à leur aide des moyens artificiels
lants physiques. L'extase trop lon| oir, on -
à se la procurer pat le vertige des sens. On tarent* \
cela des procédés mécaniques, on emploie des
matérielles. Il j en n de plusieurs ■ l< -
visionnaires de tous les temps et de toutes les religions. v
prétexte d'atteindre Dieu par l'esprit, c'esl au corps qu'on
a recours, lin prétendant se détacher de la lerre el
sens, en aspirant a se transfigurer pour une heure en de
purs esprits, les mystiques peuvent ainsi tomber dans une
sorte de matérialisme. Tel est le cas des kMy$ty. Comme
plusieurs cultes de l'antiquité, comme quelques
anglo-saxonnes de nos jours, ils oui dans le service divin
donné une place au mouvement corporel. La da non
moins que le chant, un des éléments de leur office. Cbex
les hommes de bien, le rite habituel est un mouvement
circulaire, une sorte de ronde ou de tournoiement, en
usage, dans le mémo dessein, en différents pays, par
exemple chez les derviche* musulmans et chez les eliak
d'Amérique.
Les khtysty <o rassemblent d'ordinaire de nuit. Hommes
et femmes Boni vêtus de blanc Après l'ouverture du ser-
vice par des cantiques propres à la sede et des invoca-
tions au dieu Daniel et au ehrisf Ivan, le chef de la coin-
464 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
munauté lit des passages de l'Écriture, par exemple les
Actes des apôtres, à ces paroles de saint Pierre, empruntées
au prophète Joël : « Il arrivera dans les derniers jours, dit
le Seigneur, que je répandrai mon Esprit sur toute chair,
et yos fils et vos filles prophétiseront, et vos jeunes gens
verront des visions, et vos vieillards songeront des songes. »
Alors commence une scène plus ou moins semblable à
celles que les voyageurs vont chercher, en Turquie et dans
les pays musulmans, aux tékiés des derviches tourneurs.
Quelques adeptes se mettent à se mouvoir en rond. Le reste
des assistants les imitent peu à peu : ils tournent, len-
tement d'abord, puis avec une rapidité croissante, bien-
tôt vertigineuse. Hommes et femmes, jeunes et vieux,
frappés d'une sorte de frénésie contagieuse, sont emportés
dans le même tourbillon; ils tournent d'abord en cercle,
chantant et poussant des soupirs et des sanglots, les
hommes au centre, les femmes en dehors. Puis, quand
l'excitation est à son comble, ils rompent la ronde sacrée.
Chacun suivant son inspiration, la piété et les transports
prennent ditTérentes formes. L'un, saisi d'un tremblement
convulsif, cherche l'extase dans un mouvement uniforme ;
l'autre frappe bruyamment le sol, trépigne des pieds et
bondit en l'air; l'un va se balançant dans une sorte de
valse furieuse; l'autre pivote sur lui-même, les bras en
croix, les yeux fermés, comme insensible à toute chose. Il
in est qui s'hypnotisent on regardanl un point ûxe, par
exemple une colombe peinte au plafond. Chez les khlysty,
comme chez les derviches, il y a des dévots si habiles à
-unis exercices, qu'à la rapidité de leur mouvemenl
rotatoire ils semblent Immobiles; au lieu d'un homme,
l'œil ne perçoit plus qu'un fantôme incertain. 1rs vête-
ments des mystiques tourneurs se gonflent, leurs cheveux
se dressent sur la tête, l'air tourbillonne dans la salle.
khlytty offrent alors un spectacle bizarre et presque
effrayant, qui doit agir sur 1rs nerfs des prosélytes non
moins violemment que la danse elle-même. Dans leur em-
LES KIILVSTV : LEURS DARSES. 465
portement, les fanatiques perdent toute conscience du
monde extérieur : un haut fonctionnaire m'affirmai! qu'on
avait vu la police surprendre leurs réunions el pénétrer
au milieu d'eui sans que les malheureux s'en aperçuse
ci suspendissent leurs danses, il- 1 st de tourner que
pour tomber d'épuisement si quelques-uns sont pris de
syncope ou de convulsions, c'est un Bigne de la venue de
l'Esprit. De leur bouche sortent des sanglots entrecou
et leur iront ruisselle de sueur, oomme le eoirpa «l'un
baigneur su sortir des étuves ru
fail lance, celte sueur dont dégouttent leurs membres, les
forcenés les comparent à la faible* i sueur d<- -
du Christ au jardin de Gethsémani, de même qu'en balan-
çant leurs bras étendus ils prétendent, dans leurs dan
imiter le battement de l'aile des sngi
religieuses portent, ehes h-- khtysiy, le nom
expressif de i est-è-dire àe ferveur, Biles sont, pour
eux, une jouissance divine, en même temps qu'un
cérémonie, ils aiment à sentir leurs jeuj 1er, leur
tête >'■ troubler, leur poitrine s'oppree
progressivement sceéléri tournoiemenl proh
agissent sur les nerfs el le cerveau d'une façon anal,
a certaines boissons fortes ou à certains narcotiques. Au
premier alourdissement succède une sorte (fivresse, d'hal-
lucination, comparable à celle »pi<- provoque L'opium ou
le haschisch. Les khtyety appellent eux-ou rondes
sacrées leur boisson ou leur bière spirituelle, doukhamoié
pivo. Us ont parfois, dan- le même a, recours I
d'autres artifices, notamment aux rerj i la Ragella-
lion, ce qui justifierait leur nom vulgaire de flagellants* Il
i n est, dit-on, qui Be frappent de verges dan- leurs dai
ou qui se brûlent à la flamme des ci* | la suite
du radénié que vient l'heure des prophéties. Des plu
entrecoupées, souvent insaisissables, des mot-; incohérents
et incompréhensibles sont accueillis comme des révéla-
lions en langues inconnues. Dans cet état d'exaltation, les
«*• 30
466 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sectaires croient que c'est l'Esprit Saint qui parle par leur
bouche. Ils expliquent ainsi comment, le plus souvent, leurs
prophètes ne comprennent ni ne se rappellent eux-mêmes
ce qu'ils ont prophétisé. Non contents de se procurer des
extases et des révélations, certains khhjsUj ont des recettes
pour se procurer des visions. C'est ainsi que, dans leurs
radéniia, ils dansent parfois toute une nuit autour d'une
cuve pleine d'eau. Lorsque la salle se remplit de vapeurs
et que l'eau de la cuve vient à se troubler, les tourneurs
en délire tombent à genoux, s'imagïnant voir un nuage sur
la cuve et dans ce nuage le Christ, sous la forme d'un jeune
homme brillant de lumière. Dans toutes les folies de ce
genre, il faut faire la part de l'exaltation réciproque des
fanatiques, de la contagion magnétique qui accroît le délire
des uns de la démence des autres. Ces assemblées d'hommes
et de femmes à la recherche de l'extase suscitenl des acci-
dents nerveux, des convulsions, des crises de catalepsie et
tous ces phénomènes d'hypnotisme que les âmes simples
prennent pour des marques d'inspiration ou de ravissement
céleste. C'est ce qui s'est vu en France, au dix-huitième
siècle, chez les Irembleurs protestants des Cévennes cl
chez les conrulsionnatres du cimetière Saint-Médard,
Les homme* de l>'n't< se divisent «Mi groupes désignés du
nom de /coraM, c'est-à-dire de naviiv ou de nef. Celle orga
nisiiiimi, analogue à celle des loges maçonniques, est peut-
être la raison qui a valu aux hhlysty le sobriquet de
Francs-Maçons4. Chaque korablt chaque - nef » comprend
1rs flagellants d'une \ i 1 1 < • , d'un village, d'une région. Cha-
cune .1 b - prophètes <•! ses prophétesses donl les inspira-
is Introduite en Russie par BchwarU el Kovikof, la franc* maçonnerie \ pril
un rapide développement sont Cathei il <-\ Uox.-imiiv i-r. i.< - !..-<•>. ili'-jà
forméet par Catherine, onl été supprimées par Nicolas, en môme temps que
les, qui avaient préparé l'insurrection de décembre 1825. Ut
jourd'nul II n'existe plusj ofûciellemenl du moins, de francs maçons en
, Le emblèmes maçonniques sont exposés dans les mutées, à Moscou
notamment, comme des monuments archéologiques. I >■ • Iran» i maçons russes
smblenl avoir été imbus de tendance! mystiques. On a'esl parfois demandé
■ il u'\ avall pas eu de lien entre eux el losArÀty (y civlli ésdePétoi ibourg.
LB8 KIII.YSTY DÊ8 MONASTERES. 467
lions lui servent de règle, ee qui naturellement Facilite la
diversité des croyances ou des rites. Chacune a aussi, d'or»
dinaire, son christ et bs mère de Dieu. l.«' premier chrial
• 1rs khlytty, l\. m Souslof, ;i\ait ainsi sa rierge immaculée.
Ces mères de Dieu ou ces prophéteeses, les dernières sur
tout, n'ont pas toujours l«- charme «i«- Ut jeunesse oa de la
beauté; toutes n'ont pas non plus gardé le célibat. Il •
a de veuves ou de séparées de leurs maris. Pour saintes
vierges, certaine khly$ty aimenl à choisir d<- belles «
bustes jeunes Biles, qu'ils adorent comme nue incarnation
de la Divinité. Au culte qui l<-m est rendu, oi i parfois roula
reconnaître, dan ogoroéUiyt une personnification
de la nature et de la Ion itrice. <»u a même voulu
les identifier avec la Terre mère, donl l<- non Irait
dans les hymnes chantées en leur honneur. U semble
que la plupart des nefs découvrent leurs saintes
vierges, plutôt qu'elles ne les choisissent; on les acclame
par inspiration. Pour ce rôle, les Illuminés prennent de
préférence des femmes hystérique b prédis]
ports de l'extase ; une jeune fille sur laquelle agit forte-
ment la danse de leurs radéniia, ou encore une h
une possédée «qui pousse des cris inconscients. Des
névropathes ne sont-elles pas les saintes ou les propbé-
s qui conviennent à «l> pareilles assemble
Tandis que les vieux-croj ants des deui rites sont, depuis
Pierre le Grand, confinés dans le peuple, les sectes mys-
tiques, comme les kkbjslij, ont parfois pénétré dan- les
hautes classes. D'après les oukazes et les actes officiels, la
kfdygtovstchine aurait, au dix-huitième siècle, compté des
adeptes dans tous les rangs, des prinees aux marchande,
parmi les étrangers comme parmi les Russes, parmi les
ecclésiastiques comme parmi les laïques. Chose digne de
remarque, cette doctrine, qui semblait renverser le chris-
tianisme, se propagea surtout parmi les moines et les reli-
gieuses, parmi les paysans appartenant aux monastères.
468 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Peut-êlre même esl-clle née à l'ombre des cloîlres. On a
tenté d'expliquer celte anomalie en considérant l'enseigne-
ment des lioudi Bojii comme une réaction du bas clergé
monastique contre l'âpre domination et le relâchement du
haut clergé. Il serait plus naturel de n'y voir qu'une réac-
tion contre le vide formalisme byzantin. Toujours est-il
que les murs silencieux des couvents orthodoxes semblent
avoir entendu secrètement prêcher le baptême de l'Esprit
après le baptême de l'eau. Des communautés entières
d'hommes et de femmes, telles que le célèbre couvent
Dévitchy à Moscou, auraient été infectées de ces pieuses
hallucinations. Des moines, des nonnes surtout, auraient
ouvert leurs cellules aux fascinantes délices des tour-
noyants rcuiénUa. Des prophètes flagellants, à commencer
par leur christ Souslof, auraient été ensevelis aux places
d'honneur dans des églises orthodoxes, au monastère
Ivanovsky notamment. Pour mettre un terme au culte
scandaleux que recevaient les reliques des saints khlysty,
l'impératrice Anne Ivanovna dut les faire déterrer et
livrer aux flammes par la main du bourreau*.
Le même phénomène s'est reproduit dans la première
moitié du dix-neuvième siècle, sous les empereurs Alexan-
dre Ier et Nicolas. Une société de mystiques de ce genre fut
découverte, en 1817, dans une propriété impériale, an
palais .Michel, à Saint-Pétersbourg. Celte société, dissoute
par la police, étail de nouveau surprise, dans un faubourg
de la capitale, viugi ans plus lard. Les réunions de 1817
avaient lieu dans l'appartement de la veuved'uncolonel,sous
la direction d'une dameTatarinof, demeurée célèbre dans les
annales du mysticisme russe, tilles éiaieui Fréquentées par
des officiers de la -aide et «le hauts fonctionnaires,^ ème
temps que par ^*'> soldais et des gens de service. Là aussi
I. Sbornik pravit, >■■!. ,, ,•.,.,/. , t. u p, i.\s. DéouUk^ [Lioudi Bojii i
i donm mi appendice la liste des prêtres, diacres, moines h rell-
ursuivj wkhlytty de 1746 A 1 762. On en c pto 76; la plu-
part
LES KHLYSTY Civil.! 469
le secret était la condition de l'initiation: l'existence de la
société ne fut dévoilée que l,;,r 'a saisie «l'une lettre d'un
des membres. L'évocation de l'Esprit, lu recherche de
L'extase étaient l'objet des conciliabules de la Tatarinof. L -
adeptes, ^'appliquant les promest tint Paul aux
nn'ers chrétiens, revendiquaient, eux aussi, le don de pro-
phétie. Pour le provoquer, ils recouraient également è des
procédés artificiels, entre autres au mouvement circulaire.
Le ministre des cultes d'Alexandre l ', le prince Galitzyne,
a été soupçonné d'avoir honoré- de u présence ces danses
extatiques. Pour lui, et pour d'autres peut-être des apec*
laleurs ou des acteurs d< ntalion
n'était là sans doute qu'une fantaisie de haut dilettantisme
religieux.
Comme les flagellants du peuple, ces illuminés de I u
locratie se donnaient les noms de frères <\ de soeurs; 1 1
familières appellations, et la liberté' de ces pieuses réu-
nions, et le suave précepte d'amour mutuel, et la douce
complicité d'un secret en commun peuvent avoir été, |
les deux sexes, l'un des attraits de ces mystiques séances.
Au lieu «les cantiques des khlysty vil modelés sur
le rythme des chanls populaires, la communauté du pa-
lais .Michel avait des h\uine> en langue littéraire. \. im-
fiées à la manière de Derjavine, et parfois empruntées aux
poètes de la France, de l'Allemagne,
khlysty civilisés provenaient mi^ doute moins des paui
enseignements de Daniel Philippovitch ou d'Ivan Soi
nue des leçons des mystiques de l'Occident Leurs auteurs
favoris étaient, dit-on, Madame Guyon et Jung-Stilling.
(Vêlait l'époque où la noblesse ru- pticisme
voltairien et du matérialisme encyclopédique, inclinait,
par lespentes les plus opposées, aux doctrines mystérieu
el aux enseignements arcanes, où Saint-Martin avait des
disciples el Cagliostro des admirateurs, où avec Novikof
la franc-maçonnerie pénétrait dans tout l'empire, pendant
qu'avec Joseph de Maislre l'influence des jésuites s'iiLri-
470 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
nuait dans les hautes sphères pétersbourgeoises. Dans ce
monde ouvert à tous les souffles du dehors, sur celte terre
où germaient toutes les idées de l'Europe, l'illuminisme
avait, lui aussi, trouvé un sol propice.
Venu ou non de l'Occident, l'illuminisme russe se retira
peu à peu dans les couches inférieures de la nation; là,
chez un peuple grossier, sur un sol réaliste, il se dégrada,
se matérialisa. Chez le moujik se propagèrent toutes les
aberrations auxquelles peut conduire le dogme de la libre
inspiration. Au-dessous des zélateurs de l'ascétisme sur-
girent des communautés aux doctrines impures, au culte
sensuel, aux rites obscènes. Là, comme ailleurs, les
exaltés, qui prétendaient s'élever au-dessus de la nature
humaine, ne purent toujours se tenir sur les escarpements
des cimes mystiques; de l'abrupt sommet de l'illuminisme
ils tombèrent en d'étranges chutes. L'inspiration passant
par-dessus la morale comme par-dessus le dogme, aux
égarements de l'imagination succédèrent les égarements
de la chair. L'extase lui demandée à la jouissance, et la
mysticité alliée à la voluplé. Comme certaines nations pri-
mitives et certaines religions antiques, des sectaires du dix-
huitième H du dix-neuvième Biëcle semblent avoir attribué,
dans leur culle, une place à ['union îles sexes. Peut-être
fout-il moins voir là une impudeur calculée qu'une admi-
ration ingénue devant Le plus mystérieux des mystères
de la nature. Partout les peuples enfants ont été enclins à
donner A. Is génération un caractère religieux. L'acte
qui perpétue l'espèce humaine et associe la créature au
Créateur peut prendre, pour des âmes naïves, quoique
chose de Burnatureli jusqu'à leur Bembler l'hommage le
plus agréable au Père de la i le.
Rien néanmoins ne prouve que tous les khlysty aient
divinisé la génération et sanctifié la volupté. Loin de là.
on ne saurait croire que toutes leurs communautés s'ahan-
donnenl au péché en las ou en foule • svcUnyi grekh .
Pour la plupart, ce qui b donné ii<'u à cette accusation,
LE8 KHLY8TY : R1TE8 \ AGENÇA] i X. 471
c'est, aemble-t-il, qu'après leur qui dure parfois
des nuits, frères et sœurs, épuisés par leurs dans*
leurs flagellations, s.- eouehenl e( dorment ans imble. ( * • - 1 K*
habitude a dû être mal interprétée; elle prêtait di
des abus qui ont pu dénaturer ls i de ces noeiui
assemblées, d'autant qve la fustigation arec dV
orties , comme disent les fcfttyaty, d
employée pour dompter ls chair el provoquer l'ail
\)r ce que l< > accusationa adressées aui flagellants pa-
raissenl le plus souvent peu méritées, il ne suit point
qu'elles ne l'aient jamais lévolion, on pourrail dire
l'adoration d'un khlytt pou? ses christs si ses prophèi
telle, qu'il ae croit obligé d'obéir à toute- leurs part
comme à des inspirations de l'Esprit, alors même que l<
commandements sembleraient contraires à la morale rul-
gaire. Chez quelques communaul Myaty, de même
que chea les errants, l'ascétisme théorique a pu laire
place à une sorte de religieuse luxui leur dédain
du corps, qu'avec leurs notions manichéen
gardent souvent comme une création de Satan, certain
grossiers mystiques ont pu ae persuader que l'âme,
faite par Dieu et à son image, ne aaurail être souillée par
les souillures du corps. Pour d'autres, le péché »!<■ la chair
a pu être un moyen «le dompter l'orgueil de l'esprit, car il
esi plusieurs Bentiers pour mener du mysticisme à dos
maximes ou à des rites impurs. Aussi ne aauraitao
s'étonner si, dans les secret blées des kMysty du
peuple ou du monde, les chastes noms de charit
dilection chrétienne ont parfois, comme eh.-/ d'anciens
gnostiques, couvert d'indécentes pratiques et de prolianes
amours.
Les u emhrassemenls fraternels et les baisers angé-
liques ont pu çà et là prendre place dans le rituel. La
communion des sexes a pu compléter la communion des
ànves. cl l'holocauste île la chair achever le sacritice spiri-
tuel. Selon les dépositions recueillies par le Saint-Synode
472 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
au dix-huitième siècle, certaines communautés de khlysly
avaient pour coutume de clore les rondes sacrées par un
souper en commun; cl, ces agapes terminées, les frères
et les sœurs s'abandonnaient librement aux délices de
l'« amour en Christ ». De semblables pratiques ont élé
imputées aux khlysly civilisés du palais Michel et aux
staritses ou bélitses (religieuses ou novices) des couvents
lvanovsky et Dévilchy, aussi bien qu'aux rustiques ado-
rateurs d'Ivan Souslof. L'homme, et encore plus la femme,
est un être d'une complexité étrange, et, comme dit Pascal,
qui fait l'ange fait la bote. Aux natures primitives, aux
sens novices, les mystères inconnus de la volupté peuvent
inspirer une sorte de terreur religieuse et comme un
fascinant vertige. Il est des vierges qui s'y livrent avec
d'autant plus de frénésie qu'elles les redoutaient davan-
tage. L'attrait du sexe exerce sur certains tempéraments
une obsession dont ils ne se délivrent qu'en y cédant;
tandis que, par une sorte de perversion intellectuelle, des
natures ral'linéesou blasées prennent plaisir a mêler l'éro-
lisiue au mysticisme, se délectant à aiguiser et a rehausser,
l'un par l'autre, le délire des sens cl l'ivresse du surna-
turel. Chez quelques illuminés, la débauche en commun
a même pu ôtre employée comme un procédé ascétique,
un moyen d'abattre le corps en le rassasiant; la volupté
a pu servir au même but que la mortification, et, elle
aussi, devenir le prélude de l'inspiration ou de l'extase.
Une Becle voisine, pour DO pas dire une branche de la
l.hlystorstrinm', la communauté des skakouny ou 8auteur8t
Offrait un exemple de cet impudique m\ slicisme. C'est ;m\
environs de Pétersbourg que {esskaJcouny tirent leurappa
rition;c'es! par la nouvelle capitale, par cette fenêtre ou-
verte sur l'Europe, que semble avoir pénétré en Russie
cette nouvelle folie. La Becle pareil d'origine étrangère,
occidentale; «1 1«- s'e.sl d'abord montrer au milieu des po-
pulation finnoises, des populations protestantes du voisi-
LES 8AUTEUR8 : EUTES LICENCIEUX. 473
nage de la capitale; lef paysans rosses de L'intérieur n'ont
fait que se l'approprier. Les sauteursont été signalés, pour
la première fois, sons le règne d'Alexandre I : c était une
variété de khlysty; iii n'en différaient guère que par le
mode de leurs mouvements.
Au lieu de tourner en rond, les tkakcuny sautaient : d'où
leur nom de sauteurs. Eui aussi se réunissaient de nuit et
t h secret, l'hiver, dani une cabane écartée, l'été, au fond
des bois. Le chef de le communauté entonnatl un «aniiqu»"
d'une voix lente; il pressait peu à peu la mesure, accélé-
rant toujours li- rythme. Tout à coup il commençai! à
sauter, cl 1< -s assistants l'imitaient »'u chantant. Les sauts
et les chants devenaient de pi us en plus rapides; l'enthou-
siasme s'exprimait par des cri» de plus en plus forts et des
bonds de plus en plus liants, (/heure trn-
\aii au milieu de ces transports, l-1' trait particulier d
singulier office, c'est qu'il s'accomplissait par couples
d'hommes et de femmes, qui d'ordinaire s'étaient d'avance
engagés pour la danse Dans les réunions
skakounydeB (unirons de Pétersbourg, lorsque l'exaltation
était à son comble, l'officiant déclarait qu'il entendait la
voix des anges. Les sauts s'arrêtaient, les lumièn
gnaient, les couples se livraient dans les ténèbres aux dou-
ceurs de 1' « amour en Christ ». Dana loua
les sentiments, tous les appétits, d pour inspirés,
et leur satisfaction pour légitime. L'inceste n'était point
regardé connue un péché, tous les fidèles, au dire des
taires, étant frères en Christ A leurs yeux, l'amour ayant
un principe surnaturel, c'était un acte de religion qui
Obéir. Aussi regardaient-ils le mariage connue une im-
piété, et ne se laissaient-ils marier qu'atin de se dissi-
muler. Pour justifier leurs maximes, ils alléguaient les
plus scabreuses histoires de la Bible, les tilles de Loth, le
harem de Salomon. A côté de ces pratiques immondes,
les sectaires russes ou linnois des environs de Pétersbourg
avaient des rites repoussants et abjects. Telle la eonimu-
474 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
nion, qui consistait dans un rapprochement avec le chef
de la communauté, regardé comme un Christ vivant. A ses
disciples, cet impudent prophète donnait à baiser sa main
ou ses pieds, aux plus fervents sa langue. Comme les
khlyêty, ces sectaires se distinguaient du reste par leur
sobriété; un zélé sauteur se reconnaissait à sa pâleur1.
Les efforts du clergé et de la police ne purent empêcher
[e&8kakouny de pénétrer dans l'intérieur de l'empire, où ils
devaient se confondre avec les khlysty. Les sauteurs des
districts de Pélcrsbourg et de Peterhof avaient été dispersés,
les hommes emprisonnés, les femmes mises dans des
maisons de correction. Au bout de quelques années, on
découvrit des communautés de sauteurs dans les gouver-
nements de Kostroma et de Riazan, de Smolcnsk et de Sa-
mara, au nord et au sud, à l'ouest cl à l'est de Moscou.
Chez les skakunny de Riazan, la licence avait revèlu une
forme plus solennelle et plus mystérieuse. Après que la
danse habituelle avait été célébrée par un groupe choisi
d'adeptes des deux sexes, une femme, parée du titre de
mère de Dieu, appelait les jeunes filles à jouir de l'amour
du Christ, représenté par un paysan. Parodiant la parabole
des vierges sages et des vierges folles, la sainte entremet*
teuse convoquait en cantiques rimes l'assistance à une
sorte de communion charnelle. « Approchez, ô fiancées,
voici venir L'époux qui vous accueillera avec amour. Ne
rous laissez pas aller au sommeil, ne ferme/, pas l'œil, ô
jeunes biles, tenez vos lampes allumées. » El pendant ce
1. Sbomikprav, ttèd. o rtufc., t. II, p. 86. Il m peul qu'ainsi que les kMytly
les ikdkouny aient été parfoii calomniai 6t qu'il» n'aient été qu'une variété
■ h- fuaken. 9oui la règne d'Alexandre ir\ leuri réunions ayant été interdites
pat la police I i;i requête des pasteurs luthériens, dont les ouailles formaient
la secte, les sauteurs réclamèrent, o Notre service, disaient lis
■ i un une pétition au ministre des cultes, consiste on chanta sacrés et on lec-
Biblei mpagnéi de baisers d'amour fraternel et de marques de
chrétienne, en discours pieui proférés par loi différents prédicateurs
qu'une Inspiration soudaine (ait lovet au milieu de l'assemblée, enfin en
i,i.i i ii i . ! •inr-i ii de corps génuflexioni et prosternations, avec
plem -, soupirs ou Invi ntimi ati provoqués par le parole
leur. »
SAUTEURS OU KHLY8TY. : RITES LICENCIEUX. 475
mystique appel ;m libertinage, le* auditeurs s'inclinaient
et se signaient avec dévotion devant leur prophélesae. Ail-
leurs, oca formes arcanes étaienl laissées il«- côté; le rond
licencieux se montrait presque à nu. Dîna leurs offices, les
sauteurs ou khlysty <lu gouvernement de Smolensk se dé-
pouiliaienl de toul rétament, ce qui leur avait fait donner
le sobriquet de cup I ne coutume an ivait
peut-être valu aux survivants du cercle de Mme Talarinof,
découverts a Pétersbourg en 1849, Le surnom populaire
d'odamtfes, déjà porté par une secte des premier!
Chez plusieurs de ces tkakouny, le nyatique
semblail B'être évanoui, les cantiques étaienl a dea
chansons erotiques; la secte se recrutait parmi les Jeunes
gens el les jeunes filles, entraînés par l'appel <lu plaisir.
Ces oppositions ou lisme el de
naturalisme ne sont pas les seules que nous oflreol
sectes d'illuminés. Aux rites licencieux quelques vision-
naires cul joint ou substitué tirs cérémonies sanglanlee.
Gomme la volupté et la génération, la souffrance et ta
mort ont pu prendre une place dans 1«' culte. La
lion el la mort, les deux extrémités des choses humaines,
l'alpha et l'oméga de t<>ui être vivant, sont les deux eh
qui frappent le plus violemment l'imagination; toutes deux
prennent presque également, chei les peuples enfants, on
aspecl religieux. De tout temps» des forcei ni plu à
les associer à l'ombre des temples, il en * * lait ainsi, dans
l'antiquité, de plusieurs des cultes de l'Orient, de la Syrie
notamment. Pourquoi la superstition ne les aurait-elle
pas accouplées ça et là dans les isbas russes? Pour les in-
telligences primitives, le sang s été partout le grand puri-
ficateur. A une époque même de haute culture, sous la
Rome impériale, la Banglante aspersion du taurobole et
du criobole était le dernier effort du paganisme expirant.
Le sacrifice, l'holocauste vivant s etc. chez tous les peu-
ples, l'acte religieux par excellence. La grande originalité
du christianisme a été de le supprimer pour le rem-
476 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
placer par le mystique sacrifice de l'agneau. Comment
s'étonner que, par une sorte de rétrocession ou d'ata-
visme, il ait pu se trouver, au fond d'un peuple encore à
demi païen, parmi les descendants de tribus barbares
superficiellement converties, des natures assez grossières
pour ne point se contenter du symbolique holocauste de la
cène chrétienne, et revenir clandestinement au sacrifice de
chair et de sang? C'est ce qu'on a souvent imputé à cer-
tains sectaires russes, aux khlysty spécialement. Ils ont
été maintes fois soupçonnés de remplacer le vin eucharis-
tique par le sang d'un enfant. On sait que cette sorlc de
cannibalisme sacré est un des reproches que les différents
cultes se sont le plus fréquemment jetés à la face. Les
chrétiens en ont été accusés par les païens; les juifs, par
les chrétiens. Le plus grand nombre des khlysty ne mérite
probablement pas plus celte sauvage imputation que celle
d'immoralité. Certains traits nous inclinent cependant à
croire que toutes les histoires de ce genre ne sont pas de
pure invention. Elles s'accordent trop avec d'autres pra-
tiques trop bien constatées chez ces singuliers mystiques.
Voici comment semblaient procéder à la communion les
khlysty accusés d'unir les rites sanglants aux rites volup-
tueux. Au lieu de se servir uniquement, pour Unir cenc
de pain noir el d'eau, s. 'Ion la coutume de la plupart des
flagellants, ils se servaient de la chair ou du Bang d'un
enfanl nouveau-né, non pas du premier enfant venu, mais
du premier lits d'une jeune tille non mariée, érigée en
sainte vierge 01 bre de Dieu, bogorodilsa, el saluée
comme t<dl«' dans les radéniïade la série. «Tu es bénie
entre toutes les femmes, lui disaient 1rs prophétesses en
prosternant devanl elle; lu donneras naissance à un
Sauveur dans les langes. < 1 tous les mis viendronl adorer
le Isar céleste. • Duranl cette parodie de la salutation an-
ique, les vieilles prophétesses dépouillaient la nouvelle
vêlements; on la plaçait nue sur
un autel, an des images, el les Qdèles venaient, à
KHLYSTY : EUTES SANGLANTS. 477
lowr de rôle, lui rendre nne Borie de culte obscène, lui liai-
saut 1rs pieds, les mains, l« h seins, en se courbant "levant
elle avec force signes de croix. Ils t'appelaient souve-
raine reine du ciel, el la priaient de les juger dignes de
communier de Bon corps très pur, lorsque, par le Saint-
Esprit, naîtrait d'elle un petit christ khrùUmk . Quand* à la
suite îles radénHa qu'elle était la première à danser, la tu-
goroditta devenait enceinte, § niant, si c'était une tnie,
devenait plus tard, à son tour, une sainte tait
un (Ils, un khrùtoêik, il était immolé le huitième jour
après sa naissance. A en croire certains récits, on lui .
«■ait le coeur avec une lance analogue à la lance liturgique
en usage dans l'Église orientale pour couper le pain con-
sacré. Le sang et le cœur de ce petit christ, mêlés à du
miel et à de la farine, servaient a la confection des gâteaux
eucharistique-,. C'était ce qui s'appelait communier du
sang de L'agneau; car celte cène in: ispirait d'un
sombre réalisme, a ces prétendus mystiques il (allait, pour
la communion, un vrai corps, un vrai saoj |ues-uns
communiaient, assure-t-on, avec le sang chaud de leur
petit Jésus, et faisaient dessécher la ehair pour la réduire
en poudre et en préparer leurs kaltitchi ou gàtoaui de
communion. D'autres t'ois, c'était une jeune fille, Une
sainte vierge », vivante et volontaire victime, dont le
sein gauche, enlevé au milieu <! j chants,
servait de nourriture eucharistique1.
Ont-ils jamais été autre chose «pie des monsiruos
isolées, de pareils rites ne pouvaient brer que de
loin en loin en des contrées écartées. Ils ont toujours dû
être [dus rares dans la Russie moderne que, en Amérique,
le sanglant oaudoux africain, le sacrifice du a bouc Bans
cornes a encore en usage chez les noirs de Haïti. En Ht
on est d'autant plus porté à se délier des récils de ce genre
1. Mgr Philarèle, hloriia Roustkoï t$erhritV période, 111: Haxlhausen,
Sludien, t. 1, cl», vin, p. 345; Livano!', llaskoliiiki i Ustrojniki, t. Il, p. 2"fl;
Réoutsky, l.itiudi Bojii i Skoptay, p. 35.
478 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
que le paysan est généralement plus doux. Il est des aber-
rations du fanatisme qu'on ne saurait cependant révoquer
en doute et qui rendent moins sceplique-pour les horreurs
de celle sorte. Comment oublier qu'il s'est trouvé des
énergumènes pour prêcher le suicide par le fer ou par
le feu, tandis que d'autres recommandaient l'holocauste des
enfants? La communion n'est peut-être pas le seul sacre-
ment que la superstition se soit ingéniée à perfectionner
à l'aide de rites sanglants. J'ai entendu raconter que, en je
ne sais quel district, des forcenés, flétris du surnom de
sangsues, enseignaient de baptiser les nouveau-nés avec le
sang de leur mère. De pareils récits sont-ils suspects, une
secte contemporaine pratique, au su de tous, le baptême
du sang ou du feu, en l'entendant d'une façon plus odieuse
encore. Nous voulons parler d'une secta mystique comme
los khly8ty, rapprochée de ces derniers par son origine et
par ses dogmes, la secle des slcoptsy ou mutilés.
CHAPITRE VIII
mystiques : les blai nb - eunu
iniitilaiii.ii comme moyi d i lu feu. liul
.l<Mi v iex< us de
propagande. - i
khlystj. Leur Christ ilu div-huilicun I
ou nefs. Leur millénarisme. l'ieriv III •( N
— Professions favoi
intage d'avoir 'le» manques i rt- lc> al
Leurs pi Isy >|iiiiiu.
Des mystiques comme les /.v. - illuminés aux
doctrines Ascétiques ou sensuel] snl l'inspiration
en règle de ta foi, il montrés de tout temps, chez les
peuples où l'imagination religieuse b i
mière puissance. Due secte qui de lapins inte pra-
tique de l'esclavage < t des harems d'Orient l'ait un sysl
religieux, une secte qui converti! la castration de l'homme
en obligation morale, ne s'est peut-être rue'qu'en Russie.
Il est facile île trouver aui thoptoy di
dans Le paganisme ou même dans le christianisme, depuis
les prêtres de Cybèle ou d'Atys, qui semblent n
mutilés que par symbolisme religieux, jusqo'an savant
Origène qui, dans la mutilation du corps, cherchait la
paix de l'esprit. La pensée du grand docteur d.' I B|
est une de celles qui inspirent ses imitateurs russes; elle
n'est point la seule. L'émasculalion est une forme d'as-
cétisme : c'est la plus radicale des macérations, la plus
effective des pénitences. Dans leur haine contre les BOUS
et la chair, les skoptsy retranchent par le 1er le - g
la tentation. A leurs yeux, le meilleur moyen d'ani\
480 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
l'extase ou au don de prophétie, c'est de rendre l'esprit
libre du corps en anéantissant les appétits corporels. Pour
s'unir à Dieu, l'homme doit devenir semblable aux anges,
il doit abdiquer tout sexe. Ces rêveries de sectaires fréné-
tiques, les skoptsy les ont poétiquement développées dans
leurs hymnes et leurs vers. Par allusion à cette pureté
idéale, ils se donnent à eux-mêmes le nom symbolique
de blanches-colombes (bélyie goloubi). Ils se vantent, dans
leurs cantiques, d'être plus blancs que la neige. Ils sont les
purs, les saints qui traversent sans se souiller ce monde
de péché, les vierges qui, dans l'Apocalypse, suivent par-
tout l'Agneau.
Des étrangers ont été tentés de voir, dans la doctrine de
ces ennemis de la génération, le terme logique du pessi-
misme. Rien de plus juste en apparence : la vie étant
mauvaise, il faut en tarir la source; la génération étant la
grande coupable, il faut en retrancher les organes. Tel
ne semble pas cependant le point de vue des skoptsy
russes. S'ils suppriment en eux la faculté reproductrice,
ce n'est pas que leur main ait soulevé le voile trompeur
de la Maya, ce n'est pas que leur volonté se soit détachée
de la vie et qu'ils se refusent à être complices des pièges
de la nature. Leur Frigide chasteté d'eunuques n'est point
le premier pas dans « la voie de la négation à l'existence ».
Ils n'uni rien de Schopenhauer ou du Bouddha; ils sont
moins pessimistes que mystiques. Ils n'oni pas en vue la
Un de l'espèce, mais la perfection de l'individu et la glorifi-
cation de Dieu, il ne professent point, que la \ie esl mau-
vaise e1 De cherchent pas à s'affranchir du mal de l'être.
Leurs visées sont moins philosophiques que théologiques;
elles ne sortent pas du cercle d'idées communes aux sectes
russes.
Ku touchant au mariage et à la génération, L'esprit de
secte i provoqué en Russie les égarements les plus con-
traires. il & itiscité, d'un côté, l'impudent libertinage de
certains sans-prétrea et l'impudique ■• amour en Christ •
j.i:s SKOPTSY OU Mi'ïi: . i8l
de quelques khly$iy\ de l'autre, le célibat obligatoire de
plusieurs sans*msriage et la mutilation des blatu
colombe*. Dans leur aversion pour l'œuvre de «haïr ■>
les skoptty *e rapprochent de certains beapopovtey.
poinl de contact n'es! pas le seul. Entre ces fanatiques,
en apparence isolés, el les vieux-croyants du ras/col, il
n'est pas Impossible de trouvai plus d'un trait de resseav
blance et, jusqu'en des aberrations divergentes, des ten-
dances analogues. Ces! d'abord !»• i qui,
chez le ikopt to, comme cbea le Un <>
montre enclin à pousser les idées jnsqu au bout, m
culant devant aucune extrémité. C'esl ensuite, jusque ehea
ces mystiques qui en semblent le phis éloignés, l<- i
réalisme moscovite, qui s'insinue dans l'illuminhune
même, matérialisant l'ascétisme, aitad anl le salut à Une
opération de chirurgie. C'est encore le culte de la lettré,
l'amour du sens littéral, c'est»! dire la chose qui, d'halu-
lude, répugne le pins au m > --t i< j u.-. Les tkopity iu\ • •-
quent dans l'Évangile un texte plus facile à citer en lalin
qu'en français1. Le Christs dil Ion oui dreil te
scandalise, arrache-le si jette-le, et si ta main droite te
scandalise, coupe la main el jelte-la I nseil, les
nouveaux origénistes l'érigenl en précepte, svec le même
aveuglement que les rae&o&u/bt, d'autres textes non moins
malaises à entendre à la lettre. Ces versets, par lesquels
ils justifient la plus bizarre de leurs coutumes, ne sont
pas les seuls que les tkoptty prennent au sen- littéral; Us
en font autant des prophètes el de l'Apocalypt miel
et île saint Jean.
Ce n'est point d'ordinaire sur les jeunes enfants que les
&koptey pratiquent leur rite fondamental; c'est le plus
Bouvenl sur des hommes faits, alors que le sacrifice est
le plus dur et l'opération le plus dangereuse. Cette san-
1. « Sunt cniui eunuclii qui de mairie siéra sic Mli >uut. et twM ettaddiiqai
facll sunt ;il> lioiiiinilius. el sunt eunuclii qui Mipaoa tastraveiunt proptei1
regoum cœlorum : <pii poteat capere captât. » [VtUgatt, Maith.. mx, 12.)
m. 31
482 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
glante initiation a parfois plusieurs degrés : la mutilation
est complète ou incomplète; suivant l'un ou l'autre cas,
elle porte, chez les sectaires, les noms de sceau royal ou de
seconde pureté*. Les femmes n'échappent pas toujours à.
l'horrible baptême. Pour elles, la mutilation n'est pas obli-
gatoire; beaucoup cependant, lors de leur admission parmi
les « colombes », reçoivent les stigmates de la secte
et le sceau royal, qui est le signe de l'entrée au nombre
des purs. Chez elles, les skoptsy paraissent s'en prendre
plutôt à la faculté de nourrir qu'à la faculté d'engendrer.
Le sein nouvellement formé de la jeune tille est amputé ou
défiguré, sa poitrine soumise à une sorte d'odieux ta-
touage. Parfois les deux mamelles sont entièrement enle-
vées. Chez quelques femmes, le fer des fanatiques va plus
loin, il s'attaque à des organes plus intimes, sans que le
plus souvent ces incisions, exécutées par des mains igno-
rantes, rendent les malheureuses qui les subissent inca-
pables d'être mères. Des procès ont mis en lumière ces
outrages à la nature humaine : on a discuté devant la jus-
tice les procédés chirurgicaux employés pour ces détes-
tables cérémonies. Les juges ont vu de vieilles femmes
octogénaires et des jeunes filles de quinze, de dix-sept, de
vingt ans toutes diversement déformées par le couteau
ou les ciseaux des fanatiques s. La plupart des jeunes Nie-
limes avaient, «à la fleur de l'âge, perdu la fraîcheur de la
jeunesse ; c me celui du sfcopete,leur visage était préma-
turément flétri. Quelques-unes déclaraient ne point se
souvenir de l'époque où ellea avaient été soumises à ce
sauvage traitement. Il n'est pas Impossible qu'on ait par-
loi-, confondu avec les rites des skoptsy de barbares pra-
I. l'our h's hommes, || première pureté semblerait consister dam l'abla
imii des testicules, Is seconde dans l'ablation <\<- la verge. H \ a du reste
différentes manières ds procéder à ces opérations.
v. Voyes par exemple, dans le procès de K Irine loi dépositions des
itoire '!'•- accusés. Skoptcheakoi /'■■/., i Prottctt Kou
drinykh Moscou, \h~,\,
LES SKOPTSV : I.A MUTILATION.
liqucs inspirées à d'ignorants parents par d'autres su-
perstitions* I)'- semblables mutilations <l<- la Femme,
signalées par les ancii ânes chroniques chez les païens
de la /<"'<* primitive, se seraient retrouvi
chez <l«-s tribus finnois*
il semble, au premier abord, qu'une pareille religion ne
se puisse recruter qu'à t'aide de prosélytes étrang< rs : il
n'en est point entièrement ainsi. Les nkoptty ne con-
damnent pas tous, d'une manière absolue? le mai
la génération. sidérant comme les élus de Dieu, l< i
dépositaires de la sainte doctrine, il en est qui se croient
permis de donner la \ le à des enfants | our leur ti ansm<
la vraie foi. Souvent ce n'eal qu'après la na d'un
lils que le père passe à l'état de pur esprit. L'enfant
grandit en Bâchant à quelle immolation il est destiné.
L'homme qui, l'heure venue, refuserai! de se soumettre
au sanglanl baptême sérail en butte auz poursuites el
vengeances des Bectaires, qui forment dans l'empire une
vaste association, dont l«-^ membres, o mme ceni des
sociétés i i politiques, Be permettent d eux-
mêmes justice des traîtres el des déserteurs. <»n entend,
à ce sujet, de lugubres histoires. On aftonefe,par exemple,
avait un lils qui, arrivé à l'âge d'homme, s'enfuit de
la maison paternelle, passa à l'étranj '] maria. Au
bout d'une quinzaine d'années, il crut pouvoir revenir dans
sa patrie; il fut reconnu par son père et disparut.
Soi! pour perpétuer leur doctrine avec len
pour se mieux dissimuler el se donner i n même lemj s les
avantages de la vie conjugale, les skoptsy se marient sou-
vent, et ees ménages inféconds ou d'une >!eiiliié préma-
turée semblent souvent heureux, comm - froides
unions étaient d'autant plus paisibles que la passion \ ,•
moins de part. A en croire certains récits, il \ aurait, parmi
les blanches-colombes, des époux assez débonnaires pour
laisser leurs femmes leur donner d'ailleurs des enfants
qu'ils ne peuvent engendrer eux-mêmes. Mariés ou non.
484 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ayant ou non des héritiers de leur sang, les skopsty ne suf-
fisent point à la reproduction de leur secte. Il leur faut
chercher des prosélytes, el. pour s'en procurer, ils n'é-
pargnent ni fatigue, ni ruse, ni argent. Les sacrifices que
s'imposent à cet égard les blanches-colombes s'expliquent
par leurs doctrines. Comme la plupart dos sectaires rus-
ses, les shoptsy sont millénaires. Ils attendent un messie
qui doit établir son règne en Russie et donner l'empire de
la terre aux saints, aux vierges. Or, selon l'Apocalypse
[VI, 10, 11), ce messie ne doit paraître que lorsque le
nombre des saints sera complet. Pour que le nouveau et
dernier Christ vienne leur assurer l'empire, il faut que les
hommes marqués du sceau de l'Ange soient au nombre de
144 000; aussi tous leurs efforts tendent-ils a atteindre le
chiffre apocalyptique.
Les riches marchands emploient souvent leur fortune à
la propagande. Aux promesses de la béatitude étemelle ils
ne dédaignent point de joindre le grossier appât du bien-
être terrestre. Tantôt ce sont de pauvres gens, des soldats
surtout qu'ils séduisent par des offres brillantes; tantôt
ce sont de pauvres enfants qu'ils se font céder pour les
élever dans leurs principes. Ils recherchent de préférence
les enfants et les adolescents, s'efforçant de les pénétrer
de la nécessité de « tuer la chair ». Ils y réussissent par-
lois >i bien qu'on a vu des garçons (Tune quinzaine d'an-
nées s'amputer eux-mêmes pour se délivrer des troubles
de la puberté. Parfois ces apôtres de la pureté ne se
fonl pas scrupule de recourir à la force OU à l'arliliee.
ils surprennent le consentement de leurs victimes par
d'équivoques formules, ne révélante leurs confiants pro-
sélytes le dernier mol de leur doctrine que lorsqu'il est
Irop lard pour se dérober à leur couteau. Deux hommes,
l'un encore jeune, au teinl frais,, l'autre âgé, au visage
jaune el glabre, causaient un soir <'u prenant le Hié dans
une maison de Moscou. • Les vierges paraîtront seuls
devant i(' trône du Très Haut, disait le dernier. Qui regarde
LES SK0PT8Y : LEUR PROPAGANDE. 485
une femme en la désirant commet l'adultère dans
cœur, el les adultères n'entreronl pas dans le royaume des
deux. — Que devons-nous donc faire, nous pécheurs?
demandail le jeune nomme. — Ne sais-tu pas, reprit !<■ plus
la parole du Sauveur : si ton œil droit te scan lalise,
arrache-le el jette-ie! Ce qu'il Tant faii luer la
chair. Il faut devenir semblable aux anges incorporeli
cela ne se peut que par le blanchiment 6 i
ce que le blanchiment? interrogea le jeune homme,
lieu <lc répondre, l<- vieillard invita son compagnon
suivre; il le fit descendre dans une cave brillantede lu un.
Une quinzaine d'hommes el de femmes étaient lé rassem-
blés, tous velus do blanc, Dana an ••••in. nn poêle on le
feu flambait. Après des prières el des dans* s, à Is rnsn
des khlysty, l'initiateur «lit à son prosélyte : Voici l'heure
d'apprendre ce qu'est le blanchiment . Et, sans qu'il eût le
temps de faire des questions, le can chun il pai les
assistants, les yeux bandés, la bouche bâillonnée, rat
étendu à terre, pendant que l'apôtre, armé d'un couteau
rougi au feu, lui imprimait le sceau de Is pureté*. Cette
aventure, arrivée à un paysan du nom de Saltykof, i pu se
reproduire plusieurs fois. Évanoui durant l'opération, 1<*
n mvel élu entendit, lorsqu'il reprit - - chastes
parrains lui donner le choix entre le secret ou la mort.
Une fois opérés, il ne reste plus aux initiés malgré em
qu'à mettre à profit la générosité des chefs de la -
On sait à quelle époque les eunuques ont formé <-n
Russie des communautés; on ne sait point s'ils se ratta-
chent, par quelque obscure filiation, aux religions de l'O-
rient C'esl à une date peu reculée qu'ils se sont montrés
comme secte distincte. Cette hérésie qui, de toutes, -.-in-
itierait la moins moderne, lit son apparition au dix-hui-
tième siècle, vers 1760 ou 177e. C?CSt la nouvelle capitale,
1. Réooteky, Lioudi Bojii -
486 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
la ville européenne des bords de la Neva, qui en fut la
Jérusalem. Le fondateur ou l'organisateur de la scclo,
André Sclivanof, prêchai! sa doctrine à Pétersbourg au
temps de Napoléon I,r : il n'est mort qu'en 1832, sous le
règne de Nicolas. Pour les blanches-colombes, ce Sclivanof
est une incarnation divine; les skoptsy lui rendent les
mêmes adorations que les khlysty à Ivan Souslof. Eunuques
et flagellants ont, du reste, de nombreux rapports, dans leur
dogme comme dans leur culte, si bien qu'on peut regarder
les deux sectes comme le rejeton l'une de l'autre. Le
skoptehestoo est la dernière expression de la khlystovsU
china; il n'en est qu'une exagération ou une réforme. Les
premiers skoptsy sont sortis d'une communauté de khlysly,
cl le sauvage ascétisme de Sclivanof n'est peut-être qu'une
réaction contre le mystique dévergondage imputé aux
adorateurs d'Ivan Souslof.
A l'image des hommes de Dieu, les skoptsy fondent tout
leur culte sur l'inspiration elle propbélisme : pour arriver
à l'extase, ils emploient des artifices analogues, en parti-
culier le mouvement circulaire. Comme les khiysty, les
mutilés appellent ces danses du nom de rmlènie (ferveur).
Pour leurs assemblées, ils révèlent aussi tic longues che-
mises de lin et se ceignent les reins de ceintures symbo-
liques. Pe BOIl vivant, Sclivanof, le dieu sans sexe, présidait
en personne aux radénia do ses fidèles, dans une maison
de Pétersbourg, naguère < ocore la possession d'un sko-
pets. A lcur> réunions, les blanèhes-coîombes admettent
loua loa Initiés de la Becte, alors même qu'ils n'ont point
encore rem le baptêfiM du feu. Comme les fchlysty, les
mutilés se conformenl extérieurement aux pratiquée de
l'Eglise dominante, pour mieux sesouslraire aux soupçons
de l'autorité, ne môme enfin que les flagellants, les eunu-
ques sont répartit en logea secrètes, également appelées
d m mystique de nef [korabl}* au temps do Sellvanof,
le korabl de Pétersbourg, dirigé par le faux-christ, por-
tail parmi les adoptes le litre de nef royale -• Dans leur
USa SKOPTSY : LBUR DO ;.\IK. 487
langage allégorique, les communautés affiliées n'étaient
que de légères na œlles voguant dans le sillage du naTire
qui, pour pilote, avait le Dieu rivant Les mutilés ont, eui
aussi, leurs prophétesses el leurs saintes rierj
femmes, et en particulier une prophétesse «lu nom «l'Anna
Romanovna, onl eu une grande pari dans l'invention « u
la diffusion de la doctrine. Parfois es sont encore
femmes qui, de leurs mains, transforment les hommes
en an
Chez les blanehes-eolombeti t'émasculation n'es! pas sau-
lement un acte d'ascétisme, elle dé ouïe du d route
la doctrine repose sur une interprétation du péché ori-
ginel, qui s'est plus d'une f»>i> pro tuile ailleurs, mais dont
on n'avait jamais tiré d'aussi rigoureuses conséquent
Selon les sicoptsy, e'est l'union charnelle des premiers pa-
rents qui a été !•• premier péché; ce péché, c'est à la cas-
tration île !<• racheter. Ils rojettenl ainsi, ou mieux ils ren-
versent le dogme fondamental du christianisme, la
demption par le Christ. Au lieu d< il leur christ
eunuque, Selii anof,que leiblanehes-coUm .naissent
comme rédempteur, et ce n'est point en mooranl sur la
croix, c'est en se mutilant que le nouveau sau\eur a déli-
\ ré l'humanité. Ce Bacrifice de leur rédempteur, les blan-
ches-colombes b'v doivent r en l'imitant. Ils a
dent à Jésus le titre de tils .le Dieu, mais, interprétant
l'Évangile à leur manière, ils l'ont de lui une sorte de
précurseur de Selivanof. il* lui prêtent un enseignement
ésotérique. La mutilation était, Belon eux. l'objet de la
doctrine secrète de Jésus; mais, cette doctrine ayant
corrompue ou oubliée, il a fallu, pour achever la rédemp-
tion du genre humain, la venue d'un nouveau Christ qui
enseignât et pratiqué! le principe de la mutilation dans
toute sa force.
Ce sauveur, dont les blanches-colombes attendent le retour
visible, se lit connaître sous Catherine II. (In ne sait rien
de son origine; il est probable que ce n'était qu'un paysan
488 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
échappé au recrutement. Avant de devenir fondateur de
religion, il avait longtemps mené une vie vagabonde.
Reçu par les khlysty, il rompit un jour avec eux. C'est
dans une de leurs communautés, alors dirigée par une
prophétessc presque centenaire, Akoulina lvanovna, que
la nouvelle foi fut proclamée, et le vrai Dieu, reconnu dans
la personne de Selivanof. Ce christ improvisé était sans
éducation, il ne savait ni lire ni écrire. Ses enseignements
étaient recueillis par ses disciples, qui devinrent rapide-
nieiil nombreux. Arrêté comme un des instigateurs de la
nouvelle hérésie. Selivanof fut knouté et exilé en Sibérie,
à Iikoulsk: il n'en revint que sous le règne de Paul Ier.
Chose singulière, par ambition politique peut-être au-
tant que par folie religieuse, ce paysan qui se donnait
pomme fils de Dieu, se donnait en même temps comme
prince et empereur. Egalement fréquentes ont été les deux
impostures dans la Russie moderne : un peuple crédule et
''pris du merveilleux, un peuple esclave et rêvant de
vague délivrance, accueillant avec la môme naïveté les
faux tsars et les faux christs. Selivanof est probablement
le seul qui ail assumé à la fois celle double qualité.
Comme son contemporain le raskulnik Pougatchcf ',
Selivanof se faisait passer pour Pierre III. Encore aujour-
d'hui, les ekoptoy identifient les deux personnages, l'em-
pereur el le Bectaire. A l'origine, sous Catherine II, alors
que le peuple s'attendait toujours à voir reparaître le sou-
verain détrôné, celte Beconde imposture ne fui peut-être,
pour le foui christ, qu'un moyen de faire réussir la pre-
mière. Peut-être l'idée n'en vint-elle pas à Selivanof, cl
lui fut-elle imposée par l'ignorance ou les calculs de ses
adeptes. Toujours esi-ii que, de son vivanl même, le nou-
veau rédempteur prenait, dans les prières qu'il se faisait
adresser^ le litre de dieu des dieux el de roi des rois. La
i. on i parfoii Imaginé que Pougatchel 6lall affilié aux tkoptty mm être
lui 1 1 1 • 1 1 1 • ■ eunuque. Celaeai peu vraisemblable, si Pougatchefa réellement
lui mu. il i dfe i uni i était par barbarie plutôt que par fanatisme)
I.KS SKOPTSY : LEUR MESSIE. 489
vieille bogorodUsa Akoulina [Vanovna reçut «les blanche**
colombe*, comme son fila spirituel, dea titres royaux en même
lempa que dea honneurs divins. Pour les initiés, cette
Akoulina [vanovna n'était auir«- que l'impératrice Èliaa-
betb, dont ils faisaient la mère de Pierre 111. Selon lea
tkoptsy, l'empereur Paul l" aurait ronluroir rbommequi
se déclarai! son père: c'esl pour cela qu'il l'aurait t'ait
revenir du fond delà Sibérie, où le faui taarélail oxilé.
Lea sectaires ont, iur l'entrevue de leur chef él de l'em-
pereur, une légende reproduite déni leura chanta1. Cette
tradition ne paraît pas justiiiée. Paul l i qui rappela de
Sibérie l'apôtre de la mutilation, semble n'avoir ru en lui
qu'un l'on. Selivanot tut enfermé dans un hôpital d'aliénée.
Il ne recouvra la liberté que aoui Alexandre I .
l'intervention d'un gentilhomme polonais du nom d'Elinaki,
secrètement converti à la secte, qui comptait déjà dans la
capitale de nombrOUI «I riches partisan»'. Pendant dix-
huit ans, ce singulier meaaie vécu! a Péterabourg, dans la
maison d'un de ses disciples, recevant les hommages de
ses adorateurs en Ba double qualité de dieu et de U
travaillant à propager sa doctrine, parfois même, dit-on,
faisant à ses prosélytes l'honneur de leur en appliquer de
sa main le principal précepte. L'argent dea sectaires - 1
l'état moral de la société rUS8C BOUS Alexandre l expli-
quent seuls celle longue tranquillité du fanatique dou-
blement imposteur. En 1*20 Sciivanof, enfin arrêté, fut
enfermé, pour le reste de tes jours, dans le monastère de
Souzdal; d \ est mort en 1832, âgé de cent ans. Le dieu
châtré était tombé en enfance.
Pour les skoptsy, Selivanof, ou mieux: Pierre III, qui a
reparu sous ce nom, n'est pas mort. Il vit dans les soli-
1. I. A. Arsoni.'f. Sektti tkopUof n ffaarii, Berlin, 1874.
'2. Comme lea khlysty, les skoptsy Bernaient, sous Alexandre 1 r, avoir
recruta dea proaérytea jusque dnna les araaaaa privilégiées, panai les
officiers et les fonctionnaires. C'eal au moins ce qui resuite îles Rotoa de
police inis.s a profil par Nadejjdine daaa ses hstôdovamia a aJpopfeA
tfreat, Sbomik. t. 111.
490 LA RUSSIE ET I.KS RUSSES.
Indes de la Sibérie, d'où il doit revenir, à la lêlc des
légions célestes, pour fonder l'empire des saints. C'est
vraiment une destinée bizarre que celle de ce prince de
Holstein, détrôné pour avoir si mal compris la Russie, et
devenu le dieu de la plus singulière des sectes russes1.
Pour établir le règne de la justice, quelques skoptsy don-
nent, comme futur lieutenant, à l'époux peu guerrier de
Catherine II, Napoléon Ier, que ces eunuques revendiquent
comme un des leurs2. D'autres sectaires, voisins des
skopt-y et des khlysiy, ont fait de Napoléon leur unique
nnv<sie, et rendent à ses images le même culte que les
blanches-colombes aux images de Pierre III *. Les portraits
de ce dernier prince, comme ceux de Selivanof, sont un
des indices auxquels se reconnaissent les skoptsy. Ils ont
aussi parfois d'autres emblèmes, ainsi un moine crucifié
qui semble une figure de leur nouveau rédempteur. Le
roi David, qui dansait devant l'arche, est encore un des
lypes favoris dos èkopisy, aussi bien que des khîysty.
Malgré leurs précautions pour se dissimuler, les mutilés
sont souvenl dénoncés par leur extérieur même, par leur
visage, par leur voix. Comme les sopranisles des chapelles
romaines, le ekopets a d'ordinaire le teint jaune, la barbe
rare, la \<>i\ aiguë, avec un je ne suis quoi d'efféminé et
d'incertain dans la démarche cl le regard. A ces Bignes,
l'œil reconnaît les disciples de Selivanof parmi les chan-
geurs de Pétersbourg ou de Moscou. La police somb le par-
loi- seule à ne pas 1rs \--ir.
1. si Pierre m est . | . - 1 1 1 . - 1 1 1 • - populaire parmi lei dissidents, c'est <|u'il leur
avait a< cordé la liberté de conscience. De plus, en dépouillant lee monastères
de leun biens, Pierre in avait enjoint de doonor b leur» paysani les lerrea
qu'ils cultivaient Or Ici kklyêty, d'on ^"iii sortie loi $kopt$y, étaient nom
brous parai Isa serTsdea couvents. On comprend qu'en !<• voyant leur octroyer
latorroeila liberté, certains de ces pu ni cm reconnaître, dans ce
• '•ni* couronné, un moi
'2. Uprasdl, Soornifc, il, p. ISft.
\ oysa pins baol, mé Ih re, cb. il, p. ;t7
I.i:s 8KOPT8Y ET LA BANQUE. 491
Les thoptsy font en effet fréquemment le métier de chu*
geur. Ils aiment à manier l'or, l'argent, Lee billets de
banque; h leur comptoir de chai ivenl ébau-
chée une fortune achevée dam nue autre industrie. D'où
vient cette prédilection dei Msneaes-eofomeai pour un
métier ailleurs accaparé parles juifs Bal-ce d'une idée
religieuse, est-ce d'un calcul politique nV •■ nt-ili de pré-
parer par la richesse la domination de leur n 5ont«
ils limplemenl soucieui de l'assurer des armes contre une
police longtemps vénale T a cette question posée dans un
procès, un témoin répondait que les tkoptty étaient chan-
geurs parce qu'ils ni ntaienl i de Baire
antre chose. Peut-être serait-il plus juste de dire qui
blanclies-colombe* se livrent au commerce des métaui
précieux parce qu'en les préservant de certaines lentati
la mutilation leur donne plus de chance d'j réussir.
j'étais banquier, me «lisait un Russe, je ne voudrais d'autre
caissier qu'un tkopêU. Pour une caisse, comme pour un
harem, un eunuque est le plus |Ar gardien. I>an> huile
soustraction de fonda, toute infidélité de comptable, il
\ a une femme; avec les blanche* -colombeê, on peut
dormir en paix. Telle semble être l'opinion de certains
skoptsy. lu de leurs chefs disait, dans un procès, qu'i •
mutilaient parce que, l'or étant le prince de ce monde, il
faut supprimer dans sa racine huit ce qui en peut distraire.
Le skopeti, sans passion et sm> jeunesse, peut, pendant une
vie entière, mettre à la recherche de la richesse un esprit
de suite, une régularité, une opiniâtreté, qui d'ordinaire
n'appartiennent qu'à la vieillesse ou à la maturité. Sau^
femme et sans famille, ayant peu ou point d'enfants, il est
plus madré d'épargner, comme il est plus libre d'acquérir.
Aussi a-t-on mi, parmi les tkoptsy, des hommes riches a
millions de roubles, et ces richesses, ils les employaient à
la propagande de la secte, qui leur offrait de dociles agents
et île sûrs commis. Ils se passent, d'ordinaire, la fortune
de main en main, par adoption; le patron la laisse son-
492 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
vent à un commis. La succession d'un shopets, mort en
prison avant son jugement,» été, en 1874, l'un des motifs
du fameux procès do l'abbessè Métrophanie. L'intrigante
abbesse prétondait tenir de l'eunuque millionnaire, à qui
elle devait procurer la liberté, pour six (vnl mille roubles
de lettres de change. Un skopels a, vers la fin du règne
d'Alexandre II, consacré cinq millions de roubles à l'érec-
tion d'un asile pour les vieillards et les enfants '. Do pareils
moyens d'action expliquent la persistance de celle répu-
gnante hérésie. Dételles fortunes, un tel souci des intérêts
matériels rapprochent, en même temps, les skoptsy <\c>
\icux-croyants et des autres raxkolnihx. Celle secte mys-
tique par excellence, ces illuminés affamés de prophéties
n'ont pas failli à l'esprit positif, à l'esprit mercantile du
(irand-Russe et du raskol.
Pour mettre lin à la barbare religion de Selivanof, il
semblerait n'y avoir qu'à en isoler les partisans et à les
laisser s'éleindre sans postérité ni prosélytes. Ce moyen
a longtemps élé employé; en dépil de toutes les rigueurs
de la loi, il semble n'avoir que médiocrement réussi.
Comme les autres sectes, e'esl dans l'étal mental, dans
l'état moral de la nation, (pie la doctrine des mutilés
trou\e des aliments. La prison et la déportation n'ont
point suit i à en débarrasser l'empire. Sous le règne de
Nicolas «»n faisait souvent de ces fanatiques des soldats.
Une ville du Caucase. Maran. a longtemps servi de garni-
son a c.tie singulière troupe. Aujourd'hui on les envoie
au fond de la Sibérie orientale. Il en a élé ainsi, sous
Alexandre il. du marchand Plotitsyne el des frères Kou-
drine, condamnés, h d 1889, les autres en 1871. Dans le
premier procès il y avail une quarantaine d'accusés des
deux sexes; dans le second, une trentaine. Plotitsyne, arrêté
avec sa iœur,étail le chef des blanehes^olombea du gouver*
I. L'aaila TiinuiUi .1 iÉ. 1. 1 -i...m •_■ . construit i»ar un banquier tkopeU
qu'un tn.-i t . Ili n<i orthodoxe avili converti i In Bourse Le riche eunuque
.,\;iii ii.-iii.- a. ..i, patron, lui autel un eunuque.
j.i:s BK0PT8T : LEURS PBOCÉS. 493
oement de Tambof. Comme la plupart de ses coreligion-
naire-, <•(• ricin- marchand se donnait pour un zélé ortho-
doxe. Il avait construit, a ses frais, des chapelles «'i enrichi
des hôpitaux. On découvrit dana sa maison, au beau milieu
de la ville de Morchansk, une vaste cave fermée j»;i r une
porte de fer. C'était la salle des opérations; les cris des
patients ne |,iiii\;iici)t s'entendre du dehors. Ceux qui suc-
combaient étaient enterrés but place. Dans une eave vol*
sine, la presse ai nçait qu'on avail découvert un fabuleux
trésor métallique de plusieurs millions de roubles.
trésor B'évanouit lors de l'enquête judiciaire; la crédulité
publique en imputa la disparition A la police.
PloÙtsyne fui condamné à la déportation avec ringt •!«■
complices. Interné aux bords «lu Pacifique, il employa
ses loisirs à monter un chantier de bateeui à rapeur.
L'administration ue pouvait qu'en cette utile
initiative. Le premier Bteamer lancé, le déporté j monta,
sons les yeui de la police, pour en essayer la machine.
Une t'ois à bord, il mit 1»-' cap sur San Francisco. Ce!
passait <m 1879, La même année, le tribunal d'Ékate-
rinebourg condamnait à la déportation quarante-deui
blanchefrcolombea des deui h tes. Le plus souvent, les
skoptsy son! arrêtés et poursuivis en troupe, tonte une
net' OU korobi à la l'ois. Kn 187Q eenl trente eumiqw -
affiliés à la secte étaient traduits d'un même coup devant
le tribunal de SymphéropoL en Crimée. C'étaient «les mar-
chands, des petits bourgeois, des ouvriers. Les quarante-
deux condamnés d'Ékaterioebourg étaient des paysans à
la vie ascétique. Us ne buvaient pas d'alcool, ne Initiaient
pas. ne mangeaient pas de viande : «La viande, disent les
s&optey, est maudite, connue le fruit de l'accouplement
des sexes. Tous, dn reste, observaient les rites de l'Église.
Aucun ne voulut avoir d'avocat. Pour toute défense, ils
se contentaient d'alléguer le verset de l'Évangile qui leur
semble justifier leur doctrine1.
1. Saint Matthieu 3 SIX, 12. — Il vient aussi parfois devant les tribunaux <i
494 LA RUSSIE Et LES RUSSES.
Pour D'être pas inquiétés, quelques skoptsy ont émigré à
l'étranger, en Roumanie notamment, où ils sont confondus
avec les vieux-croyants, sous le nom de lipovanes*. Aucune
mesure n'a encore pu arrêter la propagation de la secte.
En 1871, dans le procès des frères Koudrine, un expert,
M. Bélaïef, professeur à l'académie ecclésiastique de
Moscou, affirmait que, loin d'être en diminution, le nombre
des mutilés était en accroissement. Malgré tout, une doc-
trine qui a un pareil baptême ne saurait compter sur des
millions d'adeptes. On n'estime guère leur nombre qu'à
deux ou trois milliers.
La loi est justement rigoureuse pour les adhérents du
faux Pierre III : tout eunuque est obligé d'avoir cette qua-
lité inscrite sur son passeport, et demeure placé sous la
surveillance de la police. Toute personne logeant ou
employant des skoptsy est tenue d'en prévenir l'autorité.
Une fois arrêté, un skopets échappe avec peine à la prison
ou à la déportation; mais l'argent étouffe bien des affaires
de ce genre. Tandis que des eunuques sont poursuivis
aux quatre coins de l'empire, on en voit se promener, au
grand jour, dans les « perspectives» de la capitale. A la
Hoursc de Pétersbourg il y avait naguère un liane appelé
bane des shoplsy. On a vu, il est vrai, des ouka/es déclare)
officiellement que tel riche marchand connu pour eunuque
avait été mutilé, malgré lui, dans Ba jeunesse, ei n'appar-
tenait point ;ni\ disciples de Selivanof. Le mode de propa-
gande de* blanch6§~àotombesi leur prosélytisme parmi les
enfants ne permettent guère de punir que les apôtres ou
opérateurs de la secte, aujourd'hui surtout que ces
de mutilation Isolée, lu t879, par exemple, le tribunal d'Odessa jugeail une
affaire de ii— i" m des partiel génitales par pieté i (i revnoêti). Toul recoin
m* ni. en ihs7. un déporté du nom deTeliegol, se trouvant à l'éftipede Koui
kountkj dans le gouvernement d'iéniséisk, profitait de II nul! pourso chalrei
I iatre i nfante,
i. i . h. .m parfoti appliqué •• tort aux eunuques, n'esl qu'une abréviation
•lu nom '!'■ phiUppovtëy, donné par extension aux sei lairee russes établit en
ituuiiiiiiiM . i.i plopaii m ""i paseunuqui mees égalent chei eux
h - •! kureik I /'", 1878.
LES SKOPTSY. 495
délicates affaires sont renvoyées au jury, la pitié publique
acquitte les aveugles victimes du ranatisme d'autrui.
Les 8koptsy semblent former ans sorte de corporation
dont ions les membres Be tiennent el s'entr'aident mutuel-
lement. Cette franc-maçonnerie d'eunuqu< - s, pn fcen !-• d,
à son sen ice des émissaires » cr< ts su moyen des |u< -
colombe» correspondent, «l'un bout de l'emj ire à l'autre,
adeptes onl pour se reconnaître des signes de ralliement,
entre autres un mouchoir rouge, que dans leurs entretiens
ils poseraient sur le genou. Ces cruels partisans de l'émas-
culation sont, dans la rie ordinaire, 1« s plus honnêtes oi les
plus doui des hommes. Ils se distinguent par leur fini
lité, leur probité, la simplicité de leurs mœurs. Leurs réu-
nions sont innocentes; on j chante de chastes cantiq
un pain noir ou un gâteau de blanche Tarin.' sert I la com-
munion '. Tout leur crime est dans leur doctrine et leur
prosélytisme, moins coupable cependant que les calculs
Intéressés des parents qui. naguère, en Italie, infligeaient
à leurs enfants semblable mutilation pour en faire des
sopranistes. On affirme que sur les adhérents
maximes contre nature souille an esprit nouveau. I
tains des disciples de Selivanof tendraient à prendj
précepte du Maître, comme le conseil évangélique, au sens
spirituel'. L'émasculation serait remplacée par la chasteté.
Pour rester vierges, ils renonceraient à être eunuques
police de l'empereur Nicolas avait déjà Bignal< ptsy
spirituels; leur chef, an ancien soldat «lu nom de Nikonof,
avait personnellement connu Selivanof et sedonnait pour
son suce,--, ni Bien que lui-même mutilé, ce réformateur
niait la nécessité île la mutilation. Il serait curieux «le voir
la plus barbare des sectes rus» - se transformer en une
inoffensive communauté de moines laïque-.
1. Selon certains écrivains, tefl tkopUy communieraient parfois avec I.
provenant île la castration d'un enfant : mais oek a'esi nallemenl [ > »- « » 1 1 \ « -
Soorntfc prav, »»«*., t 11. p. 133-124
496 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
CHAPITRE IX
Les seclcs rationalistes ou protestantes. — Molokanes et dnulJwbortsy. —
1 ciir origine et leur théologie. Singulière doctrine sur Dieu et sur l'Ame.
— Comment ces sectaires envisagent le pouvoir civil et la société. Ten-
dances radicales et socialistes. — Les obclitchiic ou communistes. Appli-
cation de leurs principes. — l.e ttundisme. Comment, des colonies alle-
mandes du Midi, l'esprit de la réforme a pénétré «In/ le moujik. — Doctrine»
et progrès des stiuutislcs ou évangéliques russes. — Les sabbatistes ou
judaïsants. D'où proviennent-ils? Unitaires à rites judaïques.
skoptsyci khlysty, comme en Amérique les mormons, ont
peu de droils au litre de chrétiens; ces deux sectes sont
moins des hérésies que des contrefaçons du christianisme.
Le culte de l'Esprit a été, dans le peuple môme, entendu
d'une autre manière que celle des flagellants ou des mu-
tilés. En voulant échapper aux superstitions du ritualisme,
le moujik ne s'est point toujours jeté dans les aberrations
.|r L'illuminisme» Les tendances réformistes, pour ainsi
dire protestantes, !<•* tendances rationalistes, Boni repré-
sentées en Russie par plusieurs séries, les unes déjà an-
ciennes, les autres toutes récentes. Parmi les premières; il
en est deux D. ri voisines, que l'histoire comme les doctrines
lient l'une à l'autre. Ce sont les dovkhoborUy ou lutteurs
<l, I rsj>rit. et les inolnLuiii ou hureurs tir fait, ainsi UOIllinés
parcs qu'ils usent librement de laitage, les joins où cel
aliment est interdit'. S'ils admettent le jeune, ils disent
1. Tetli Ml "i moini l'Interprétation la plus vraiitemblable de co nom bi-
/ h i « : ..m <ii .i aussi cherché I étymologte dani un.' petite rivière du sud do
la i:n--i. .i laquelle la couleur crayeuae d >■ eaui ;i lui donner le bobi de
RATI0NAUS1
qu'il doil être surtout spirituel. Certains d'< oire eux, il esl
vrai, s'abstiennent de porc, d lilleset des
mets prohibés par L'Ancien Testament; mais ils cherchent
,i expliquer cette abstinence par l'hygiène.
Au milieu du peuple russe, eu général - tueux de
toutes les observances, mo ou doukhoh
dislinguenl par le dédain des formes traditionnelles du
culte. Ces réformés russes se donnent le nom de chré-
tiens spirituels : ils repoussent, comme une
matérialisme et d'idolâtrie, la plupart des pratiques exté-
rieures, des cérémonies, des sacrements
V esprit el ces buveur» de Uni personnifient la r< le la
h el de la conscience contre le formalisme, orlho
du ritualisme, dans ; *>u dans
lise, mène a 1,1 négation du rituel; !<** disputes sur les
cérémonies conduisent au rejel 'lu cérémonial, devenu un
principe de dis eussions el
disait un de ces contempteurs de la forme, iront au billot
pour 1<- signe '!<' crois a deux doigts; quant a non--, nous
m- nous signons ni avec deux niai gis, mais
nous cherchons à mieux connaître Di l imme le
gauche du raskol, comme la betpopovetchin . le doukho-
bortse el l<' molohane ne reconnaissent point de -
mais ce n'esl plus parce que 11. lu le pou
Bacerdotal, c'esl pan-.' que la rentable pas
besoin de clergé. Il n'j s pas d'autre pontife, pas d'autre
maître de la foi que le Christ, dis
sommes imis prêtres. La même id< ncontre chez
nombre de bexpopovl&y qui prétendent, eux aussi, être reve-
nus au sacerdoce primitif, au sacerdoce de Melchic
Pour présider à leurs réunions les molotem i se contentent
d'ordinaire d'un ancien ou presbyter quin'a aucun caracl
laiteuse [Uohtchna), H sur lee borda de la<iui.*lle furent établi» quel ima
colonies de molok
1. I Doukhovnykh KKriêtian obyknovenn Rufc/i
Mulol;anai)n. Genève,
in.
498 LA RUSSIE ET EES RUSSES.
sacerdotal, aucun pouvoir sur la communauté, pas même
un costume particulier durant l'office divin.
Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité.
Telle est la maxime fondamentale de ces chrétiens spiri-
tuels. Cette maxime, ils l'appliquent avec la logique du
paysan russe. Dieu est esprit, dit le rigide molokane, et
c'est en esprit que le chrétien se prosterne devant lui. Dieu
est esprit, et toute image n'est qu'une idole. Aux exhorta-
teurs officiels qui leur présentaient l'image du Christ, les
sans doukhobortses de la Nouvelle-Russie répondaient :
a Ce n'est pas là le Sauveur, ce n'est qu'une planche peinte.
Nous croyons au Christ, non à un Christ de cuivre, d'or ou
d'argent, mais au Christ de Dieu, Sauveur du monde ».
Rien de plus simple que le culte de l'une ou l'autre secte.
Les molokancs n'ont ni églises ni chapelles: Dieu, selon eux,
n'a d'autre temple que le cœur de l'homme. Le templum
Dei eslis de saint Paul, ils le prennent à la lettre. Une
église, disent-ils, n'est pas faite de poutres, mais de côtes :
ne v breunàkh tserkov a o rebrakh, donnant à entendre que
c'csl la poitrine du chrétien cl non un édifice l'ail de main
d'homme. Pour leur office, ils se réunissent dans une de
leurs maisons : le Pater, la lecture de l'Écriture, le chanl des
psaumes, constituent tout le service divin de ces paysans.
La mystique échelle de grâces et de sacrements dressée
par l'Église entre la terre el le ciel, le molokane la rejette
avec dédain, prétendant s'élever à Dieu par ses propres
forces, il supprime les sacrements te les entend que
.Tune manière allégorique. Selon lui. le baptême <le l'eau
est sans vertu : ce qu'il Faut au chrétien, ce n'est pas l'eau
matérielle, mais l'eau vivante, la p. noie divine. La pé-
nitence consiste dans le repentir; le chrétien spirituel
ii fi Dieu (m à ses frères, selon le précepte de
.nul Paul. La vraie communion du corps cl du sang du
Christ, c'est la lecture el la méditation de sa parole, s'ils
mangenl le pain en commun, en Bouvenir du Sauveur, les
btweuri de laii ne voient là aucun mystère. i>c même, ce
DOUKHOBORTSES ET MOLOKANES. 499
qui, pour eux. l'ait i»; mariage, 00 n'es! pas la cérémonie,
mais l'amour cl le bon accord dea époux, Pour leurs n
contentenl de la bénédiction de leura parents.
Le culte dea doukhobori*e$ et »!•■> molokanm eal raelle à
connaître; l'origine et la théologie dea deux aectea sont
obacurea. Cea réforméa ru ablent procéder Indin
ment il»- la réforme de Luther et de Calvin, Lea étranj
si nombreux <'n Russie, depnia al même avant pïen
Grand, > apportaient, pour ainai dire, dea aemencea d'I
aiea à la semelle de leura ebauesores. âua lectea ratio-
nalistes néea dana le aud-oueal dti l'empire, aux confis
l'Europe, On a'eai complu à chercher d< lents russes
ou slaves. L qui prétendent avoir cona
retrouvé la primitive doctrine du < lu i>t, font remonter leur
nr en Russie jusqu'aux Rurikovitch. Selon quelques
historiens, ils auraient pour ancétrea V 1 bérétiquea ou
libres-penseura moscovites du aeiiième liècle, notamment
Bacbkine, condamné à Hoscou au lutefoia
qu'au dix-huitième Biècle que lea kendanees proti atantes
prirent corpa dana lea denx aectea Jumellea dea dbvMo-
borteet et dea molohann. Parmi leurs précurseurs, ou <-ite
un médecin du nom de Dmitri Tvéritinof, poursuivi an 1714
pour avoir prêché le calvinisme Le premier apôtre dea
athlètes de Vesprit semble on ancien soldat ou sous-officier,
probablement étranger d'origine, peut-être un prisonnier
allemand, qu'on rencontre, rare 1740, dans un vill
Slobodes de l'Ukraine. Il y trouva pour disciples dea Rui
du nom de Kolesnikof qui répandirent sa doctrine parmi
leurs compatriotes. L'Ukraine, alors parcourue par des
exilés el dea sectaires de toute sorte, russes ou polonais,
était un pays Favorable à l'éclosion L'ensei-
gnement drs dotikhobortot d'Ekatérinoslaf aurait été ré-
sumé, dès 1791, dans une profession île loi attribuée à l'écri-
1. Koslomarof, Oietck. Za^Uki, DM I \ il-k\ , DoukkoborUy, ikli
iiloriia i oérooutchenié} kk-f fl« édit, 1882). Cf. Vethtik Evropy : Roù
Batsionatiaty (février 1881).
500 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
vain ukrainien Skorovoda, dont les écrits moraux et religieux
auraient exercé une grande influence sur « les chrétiens
spirituels ». De l'Ukraine, la nouvelle doctrine était passée
dans la région de Tambof, où elle fut propagée par
un prophète nommé Pobirokhine. Celait, paraît-il , un
homme impérieux, violent, à la fois mystique et fanatique,
qui gouvernait ses adhérents en despote. Son gendre ou
beau-frère {ziat) Ouklein, un tailleur de pierre, entra en lutte
avec lui et forma une communauté dissidente d'où provien-
draient les molokanes de Tambof. Cet Ouklein, poussant la
doctrine dans le sens du rationalisme, en élimina les élé-
ments mystiques. Avant la fin du dix-huitième siècle, les
molokanes avaient pénétré jusqu'au Yolga et à Moscou.
Ces nouveautés n'échappèrent pas à l'attention du clergé
et du gouvernement. Le nom de molokanes se rencontre
dans un rapport du Saint-Synode, dès 1765. Paul lr persécuta
ces réformés russes, pour des motifs plutôt politiques que
religieux, "leur radicalisme théologique les ayant amenés à
une sorte de radicalisme politique. Alexandre I'r se montra
plus tolérant envers eux. après avoir fait faire une enquête
dans leurs villages par les sénateurs Lopoukhine et Mé-
letsky. Les sectaires qui, sous Paul l"r. avaient été en partie
exilés en Sibérie, demandèrent à être réunis dans unecon-
Irée nouvelle. On leur assigna des terres, vers 1800, sur les
bords delà Molotchna, dans les environs de Bffélitopol, au
nord de la mer d'Àzof. Les doukhobortees formèrent là une
sorte de république agricole, sous la direction de Kapous-
Une, un ancien caporal qui devint leur législateur et les
gouverna avec ce génie pratique si commun chez les sec-
taires russes. K côté des aUilètes de l'esprit furent colonisés
des molokanet qui se constituèrent on communauté dis
tincte< !-• b adhérents des deux sectes Bœurs vécurent là en
paix un demi-siècle, dans le voisinage de Tatars musulmans
et de coloni allemands anabaptistes, donl les doctrines ont
pu réagir sur les leurs. 01 Israël des steppes reçut plu-
irs visites, entre autres celle de l'empereur Alexandre I",
DOUKHOBORTSES ET MOLOKÀ* 501
attiré vers la Holotchna par ami penebanl pour nilumi-
iiisinc. En 1817 ou 1818, des quaker* d'Angleterre eurent
la curiosité de faire connaissance le LAzof
<[u'on leur avait repr< DDime des coretigionnaû
ils se réjouirent d'avoir découvert au Eluaaie nue nouvelle
Pensylvanie el discutèrent par interpri - princi-
paux doukhoborteee^ s'émerveillent de leur corn
ilure et s'effrayent de la hardiesse de leura spécula-
tions1. Une vingtaine d'années plua lai orda
de la Mololcbpa furenl visitée par Haxlhauaen; m
la plupart dea doukhoàorUeê en avaient été expu
mort doKapoustine, leur législateur, les avait livi éa a l'anar-
chie, <-i en 1841 l'empereur Nicolas avait donné l'ordre
Iranaporter au Caucase loua les hérétiques qui ne vou-
draienl pas rentrer dana le giron de l'orthodoxie.
Bectairea dea deux dénominations durent ainsi ami-
grer dana la Transcaucaaie. [fa j unt fondé dea villa
aujourd'hui encore prospères. Quelq upea de
exilée ont pouasé juaque dana les dernières conquêtes du
lear. Sur le territoire de Batoum «-t de kais on an comptait
en I888pluaieura milliera, vivant de culture etde jardin i
Comme tanl d'autrea aectain ont
été, eux aus>i. 1rs pionniers de la coloniaation ruai
a athlètes de I il 1rs buveurt de luit dilTèrent par
plusieurs pointa de leur doctrine. Laprenn . aujour-
d'hui la moins importante pour le nombre, est la plua ofi-
ginale par sea croyances. Son rationalisme est tout im-
prégné de mysticisme. Entre les doukhoborteet modernes
et Us bogomile8 du moyen Age, on a cru retrouver plus
d'un irait de ressemblance. Dea Etu8sea, jaloux de ne rien
devoir à l'Occident, ont même imaginé de • infiltra-
tions de l'hérésie bulgare à l'hérésie russe. L'enseignement
des doukhobortee* semble, malgré ses obscurités, un des
plus hardis etïorts de la pensée populaire. A de pareilles
1. Voir The Quaker* pu Caninghanij Edimbourg, 18»'>8. Livanof, Raskol-
niki i Uilrojniki, t. II. BaxthaUMB, Studien, t. I. |». 4H.
502 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sectes de paysans souvent illettrés, on ne saurait malheu-
reusement demander une théologie bien arrêtée l.
Tandis qu'ainsi que les protestants, le molokane prétend
fonder la religion sur la Bible, le doukhùborlse n'accorde
aux saints livres qu'un rôle secondaire. Il fait une large
part à la tradition, appelant l'homme le livre vivant, par
opposition à l'Écriture composée de lettres mortes. Le
Christ, dit-il, a tout le premier préféré la parole à la plume.
La grande originalité des douhhobovtses, c'est la croyance à
la révélation intérieure. Suivant eux, le Verbe divin parle
en chaque homme, et cette parole intérieure est le Christ
éternel. Ils rejettent la plupart des dogmes ou ils les en-
tendent d'une manière symbolique : ainsi de l'incarnation,
de la rédemption, de la Trinité. D'ignorants paysans inter-
prètent les îm stères d'une façon analogue à celle des hégé-
liens; l'incarnation, affirment-ils, se reproduit dans la vie
de chaque fidèle : le Christ vit, enseigne, souffre, ressuscite
dans le chrétien. Ils nient le péché originel, soutenant que
chacun ne répond que de ses fautes. S'ils admettent une
tache primitive, ils la font remonter à la chute des âmes
avant la création du monde, car, dans leur cosmogonie à
demi gnoslique. ils croient à la préexistence de l'Ame. Cette
croyance leur a fait attribuer des pratiques aussi barbares
que logiques. Comme Ilaxthausen remarquait la vigueur
des dovkhoborteeê de la Molotchna : « il n'\ ;i rien là d'é-
iinui.ini. lui dil son guide, ces athlètes de Vesprit mettent
à mort les enfants débiles OU contrefaits, sous prétexte
l. lin- anecdote montrée quel point lei doctrines de semblables hérésies
peuvent longtemps resta indécises. Un professeur de l'académie ecclésias*
tique de Kief, do nom de Novitsky, ayanl entrepris d'exposer les doctrines des
doukhoborlêêi, dont lui-même n'avait, comme tout le monde, qu'une vague
connaissance, enl la surprise ds recovoii les remerctments des sectaires. Le
livre do critique orthodoxe fui achète par les hérétiques, comme pour leur
h nu lieu de catéchisme on de régie de i"i il bien <i ni- le i>ii\ de cet opuscule
■ i que le malheureux auteur en devint quelque
peu sa pect. I ouvrage de NovKek] a M réimprimé en 1682. Quant ;"i\
motoketu "H ■< publie* ;i Genève an leur i. une profession <ic fol qui
montre une i ei ieu»c i urinai 1 1 1 ilures.
DOUKHOBORTSES KT MOLOKANES. 503
que l'âme, image de Dieu, ne doit habiter qu'un corps
sain.
Certains de ces paysans onl poussé leurs spéculations
jusqu'à ne plus reconnaître è Dieu qu'une existence sub-
jective et à l'identifler à l'homme. Dieu, disenUils
esprit, il esl en nous, nous sommes Dieu. De môme que
les khlysty, les doufehobortsi s s'inclinent dans leurs réu-
nions les uns devant les autres, prétendant adorer la
forme vivante de Dieu, l'homme, Le prophète Pobirokhine,
un de leurs chefs du dix-huiliéme Biècle, aurait an
gné que Dieu n'existe i •* • i 1 1 1 par lui-même et qu'il esl
inséparable de l'bom • Ceal aux justes, an quelque
sorti', de le taire vii moujiks prononcenl aini
leur manière, le fiai Data de certains de nos philoso]
Dieu est l'homme, aimenl à répéter les don
Trinité divine, c'eal la mémoire, la raison, la volonté. D
cord avec cette conception, il> nient la nelle, le
paradis et l'enfer. Le paradis doit se réaliser sur cette
terre; il n'\ a pas de différence essentielle entre la vie
actuelle et la \ie future. L'âme humaine, au lieu de pai
après la mort dans un autre monde, s'unit à un nouveau
corps humain pour mener Burla terre une vie nouvelle
doukhobortsei Bniasenl ainsi par sortir du Ghriatianic
Pour eux, le christ n'est qu'un homme vertueux. J
esl lils de Dieu dans le aens où nous nous appelons
nous-mêmes tils île Dieu; nos vieillards, disent-ils, en
al plus que lui. Leur notion de onforme
à leur théologie. Suivant eux, Il si la réunion de
Ions ceux qui marchent dans la lumière et la justii
quelque religion, à quelque nation qu'ils appartiennent,
chrétiens, juifs ou musulmans.
Une pareille doctrine, dans un pareil milieu, ne pouvait
recruter beaucoup d'adhérents. Aussi les doukhobo\
n'ont-ils jamais été bien nombreux. Il en existe à peine
quelques milliers aujourd'hui, tandis que les mulul.
se comptent par centaines de mille. L'enseignement des
504 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
athlètes de V esprit était trop abstrait pour faire beaucoup
de conquêtes dans un peuple grossier. Le Christianisme
spirituel ne pouvait guère se répandre cbez le moujik que
sous une forme plus accessible. De là le succès des buveurs
de lait. Chez eux l'idéalisme mystique des doulchobortses
s'est évaporé: il n'est guère resté que le rationalisme. Les
molokanes interprètent les livres saints avec non moins de
liberté, s'appuyant, eux aussi, sur la maxime : La lettre tue
et l'esprit vivifie. Comme ils ont des adhérents en des ré-
gions fort éloignées, on distingue parmi eux divers groupes
et diverses opinions. Ils ne semblent pas toujours croire
à la réalité historique des récils évangéliques; mais, à les
entendre, cela importe peu, tout clans l'Évangile devant
se prendre au figuré. Les molokanes sont ouvertement
unitaires, et ce n'est pas une petite surprise pour l'étran-
ger de rencontrer, au fond d'obscures communautés popu-
laires, le christianisme de Newton, de Millon, de Locke.
On songe au socinianisme, accueilli en Pologne alors qu'il
troûvaitsipeu d'adeptes dans l'Europe occidentale, comme
si, au contact des juifs et des mahomélans, les peuples
slaves de l'Orient eussent eu pins de facilité à revenir à la
conception hébraïque de l'unité divine.
Molokanes et douhhobortstt ont été accusés de repousser
l'autorité temporelle, aussi bien que l'autorité spirituelle.
On leur a prêté la maxime que les gouvernements n'étaient
faits que pour les méchants. La conception sociale de ces
rationalistes aboutil à une sorte de théocratie démocra-
tique. D'après les motokaneêi l'Eglise el la société ne doi-
\cni pas être séparées; l'une et l'autre ne fonl qu'un. La
société civile esl réellemenl l'Église; et, comme telle, la
iété dod être constituée sur les principes évangéliques,
sur l'amour, l'égalité et la liberté. On retrouve là. en termes
presque Identiques, la devise de la Révolution, avec celte
différence capitale que le premier terme esl l'amour el que
point de dépari est Dieu. I leur esl Esprit, dit le
DOUKHOBORTSES ET MOLOKANES. 505
molukane, d'aprèfl Bain! Paul II Corinthiens, m, 17 , et où
esL l'Esprit «J ii Seigneur est la liberté. ■ Le vrai chrétien
doit être libre de toutea lea lois el obligations huma
Les autorités terrestres onl beau avoir été établies pif
Dieu, elles oe Pont été que pour lea Bis du siècle, car le
Seigneur s dil des chrétiens : Ils ne son! i as du monde,
comme je ne suis pas du monde S. tint Jean, IVit, 14 .
lois des hommes ne son! point Faites pour lesjusl
au li<vu d'obéir à ces lois changeantes, le vrai chrétien doH
obéira la loi éternelle écrite par Dieu sur la table de notre
cœur.
Les molokanet arrivaienl ainsi au mépris des autorités
et de la loi positive. Leur radicalisme théoloj
tissait, l'Écriture en main, au radicalisme politique. Comme
les quaki n el les frèn b moraves - nicls ils onl plus
d'un trait de reaaemblance, molol v >•<•„• '>nt
une religieuse répugnance pour le serment el pour la
guerre, prenant à la lettre I< - qui
défendenl de jurer el de tirer 1 en plus, eerl
d'entre eux se >"nt refusés au payement des impôts, aussi
bien qu'au service militaire. Le Christ s bien .lit : Rendes
à César ce qui est à César» : mais les chrétiens spirituels,
qui n'appartiennent qu'à Dieu, ne doivent rien | i
D'accord avec ces maximes, plusieurs ont essayé d<
soustraire aux impôts aussi bien qu'au recrutement; mais
leurs résistâmes ont été sévèrement réprimées par
colas. Beaucoup ont été knoutéa et dé]
selon une méthode plus d'une fois adoptée par l'auto-
cratie, furent enfermés comme aliénés dans des mai-
de fous. Depuis lors les buveur* dé lait ont dû se plier à la
loi commune. Comme l'extrémo-gauche du ratkolj il leur
a fallu en venir à tles compromis, (l'est ainsi que les mo-
lokanes du Don admettent qu'on peut être soldat et se battre
pour la défense de la patrie. D'autres ont montré une telle
obstination à ne pas porter les armes que le gouvernement
a dû ne les employer que dans les ambulances et les ser-
506 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
vices auxiliaires. Se soumettent-ils, clans la pratique, aux
lois et aux autorités, les molokancs les nient souvent en-
core en théorie. Non contents de ne pas reconnaître l'em-
pereur comme l'oint du Seigneur, ils contestent l'utilité
de l'institution monarchique, s'appuyant sur les objections
de Samuel contre la royauté de Saiïl. Avec le pouvoir im-
périal ils rejettent les distinctions de classes, les grades
et les titres, comme contraires à l'Evangile *. Si, en dépit de
ces maximes révolutionnaires, ils vivent paisiblement sous
l'autorité des pouvoirs qu'ils nient en droit, on les a soup-
çonnés de ne se résigner à l'obéissance que par nécessité,
jusqu'au moment où les vrais chrétiens seront assez forts
pour secouer le joug des enfants du siècle et établir le
règne des saints.
Comme la plupart des sectaires russes, les molokanes
ont des ambitions apocalyptiques. Leur rationalisme ne les
a pas défendus des espérances millénaires. Ils ont, eux
aussi, leurs songes de prochaine rénovation de la terre, ils
attendent, sous le nom d'empire de VAnxrai, le régne uni-
versel de la justice et de l'égalité. On raconte qu'en 1812
les Cosaques arrêtèrent une députation de molokanes ou
de doiihlioborlses du sud, chargés d'aller demander à Napo-
léon s'il n'était pas le libérateur annoncé par les pro-
phètes.
De ces bvoewn de lato csi sorti un groupe de sectaires
qui n'ont pas voulu attendre l'établissement de ['empire de
VArarat pour mettre eu pratique leurs rêves de transfor-
mation sociale. Comme ils prêchaient la communauté des
biens, ils nul été appelés obûhtchiéf ce qu'on ne saurait
re traduire que par tommuniite*. A leur tête était un cer-
tain Popofqui commença Bon apostolat, vers 1825, en distri-
buant ses biens su i pauvres. Des villages entiers du gouver-
nement de Samara adoptèrent cette doctrine, moins dure
doute à des oreilles russes qu'A des oreilles françaises.
"ri, h, /.,/■! I, m. || - |Hli'.".
LES COMMUNISTES. 507
Pour couper court à celte singulière propagande, le gou-
vernement transporta Popof, avec ses principaux adhérents,
au delà du Caucase. Le prophète parvint, après des années
de misère, à constituer autour de lui une nouvelle commu-
nauté. Cela lui valu! d'être de nouveau déporté, cette fois
dans le-, déserts de la Sibérie orientale, il visait en
assure- t-on, dans la région de l'Iénisaéi en 1867.
L'enseignement de Popof était directement inspiré de
l'Évangile ai des âcti - des apôtres. Bo mettant leur-, i
en commun, bcs disciples prétendaient imiter les premiers
Chrétiens. Comme eUZ, Us venaient déposer leurs richesses
aux pieds de leurs apOtres, dont ils avaient ti\é le nombre
à douze, pour que l'imitation ml complète. L , les
maisons, le bétail, les instruments de culture élaienl
communs comme la terre, il n'\ avait <\<- propriété per-
sonnelle d'aucune sorte. Chaque village devait former
une communauté ; mais, pour i. de l'exploita-
tion rurale, chaque communauté était divisée en plusieurs
groupes entre lesquels s,- partageaient le bétail el les in-
struments de culture, Dans chaque groupe il j avait
ordonnateurs de l'un et de fauta qui aux
travaux de champs, qui aux soins du ménage, qui à la cui-
sine, qui à la lingerie el aux vêtements. \ |« tète même
de la communauté se trouvaient les autorités centi
élues par les intéressés. Pour réaliser leur utopie.
obehtchié avaient été' obliges de donner à leurs villa
une constitution monacale. Le fondateur Popof SQ était
venu à supprimer la liberté de discussion et d interpréta-
tion chère à tout molukaae. 11 avait t'ait de la soumission
aux autorités le premier devoir, de l'insubordination le
plus grand pèche. C'était là une nécessité du système
communiste. Pour maintenir COS pieux phalanstères, il ne
fallait rien moins qu'une obéissance religieuse. Malgré
cela, les disciples de Popof se lassèrent de la servitude
inhérente à un pareil régime. Leur zèle se refroidit; ils
finirent par partager leurs hiens entre les diverses fa-
508 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
milles. De leur ancienne organisation ils n'ont guère
conservé qu'un magasin communal où chaque ménage
doit verser, au profit des indigents, la dixième partie de
ses récolles. Ces communistes, qui ont cessé de l'être, ne
se trouvent plus qu'au Transcaucase, au village de Niko-
laïevka.
Popof est loin d'avoir été le seul apôtre du commu-
nisme dans les campagnes russes. La forêt ou la steppe
ont mainte fois entendu annoncer le même évangile. Vers
la fin du règne d'Alexandre 11, un prophète, nommé Gri-
gorief, prêchait aux molokanes des environs de Samara la
communauté des femmes avec la communauté des biens,
sous prétexte que, le Christ ayant émancipé l'homme, le
Niai chrétien doit user de tout en liberté, et de l'amour
comme du reste1. Les penchants communistes se sont l'ail
jour chez des sectaires de différente origine. Ainsi chez les
errants : les mois « lien » et « mien » sont maudits, disait leur
prophète Eugène. Ainsi chez les ckalopoutes, variété de
khlysty qui, vers 1860 et 1870, ont tenté d'appliquer à
certains villages la doctrine de la communauté. Kn dehors
des sectes où le communisme a été formellement prêché,
beaucoup de' skytes de raskolni/cs ont été de véritables
phalanstères, où les frères vivaient en égaux, travaillant
en commun et partageant le produit de leur travail. C'est
qu'en effet, si le communisme n'est pas une pure utopie,
il ne saurai! être mis en pratique, même partiellement,
qu'à l'aide d'une discipline religieuse et du lien de la
charité. Le communisme religieui esl le seul qui ail
quelque chance de durée, non seulemenl parce qu'jl a pour
le la fol ei pour fondement l'amour, mais parce qu'il a
pour principe moins la convoitise des biens de ce monde
que le renoncement aui biens de ce monde; pan-.' que ce
sonl moins les pauvres qui veulent usurper les biens des
riches, que. les riches qui veulenl partager avec les pauvres*
i. m.i. Itetuic Wall* I édtt.j i . i. p. i
LE COMMUNISME RELIGIEUX. 509
C'est là une différence essentielle entre le sociali-
religieux et le socialisme révolutionnaire; ai cela seul BUf-
lil'ail pour que l'un pûl Vivre, çàet là, en petit -
volontaires, tandis que l'autre eal Irréalisable. I lires
et les prophètes erranti qui prétendent transformer les
sociétés humaines ••! Fonder sur la lerre nnc -
de Dieu ont beau être des Illuminés ils sont notas chi-
mériques que nos prétendus réformateurs qui rêvent le
même songe, -ans Dieu et sans f<>i pour tes aider à le
réaliser. Entre les disciples de flopof <'t nos communistes
ou mutualistes, les moins naïfs sonl las moujiks
<ini prétendent bâtir sur l'Évangile.
t-ce à dire, comme semblent I
qu'il germe su fond de ces sociét nces
de rénovation sociale? Noua ne le penm i qui
nous en fait douter, ce n'est ni l'ignorance, ni le p< tit
nombre, ni la dispersion des groupes de paysans o
tentent ces curieuse a expériences c'est qu'elles ne |
vent se faire qu'à couvert d<- la religion et ient-
i'ii< a à cet abri, elles ne sauraient s'en passer. Pour qu'il
sortit il»' là une transformation en grand de la pronrii
de ht famille, de l'État, il faudrait d'abord, selon le
de maints raskolnik*, transformer la Russie en une sorte
de république Ihéocratique ou de fédération monacal. .
Par contre, on se tromperait en ne voyant dans les p- n-
chants plus ou moins communistes de telle ou telle -
qu'une conséquence de ses doctrines. Les penchants sont
dans le peuple et pour ainsi dire dans le sol*. Bn faut-il
«lire autant de l'esprit de fraternité, qui anime toutes
petites communautés sectaires ! «m peut aussi en retrouver
le germe dans le génie national et dans K-> institutions
communales, mais il ne fleurit pleinement qu'à l'ombre
de la foi. S'il a plus de force chez les dissidents, c'est que
d'habitude les dissidents sont les plus religieux des moujiks.
1. Voyez tome 1. livre VIII. cliap. vu.
510 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Les cltrctiens spirituels ne le cèdent, à cet égard, à aucuns
raskolniks. Les molokanes ne souffrent pas de misérables
parmi eux; mais ils n'arrivent à prévenir l'indigence qu'à
l'aide de la charité, en se secourant les uns les autres en
cas de malheur. Cela, du reste, est singulièrement plus
facile dans de petites démocraties rurales qu'en de grands
centres industriels. Il en est de môme de l'égalité, que
quelques-uns de ces sectaires poussent jusqu'à une exa-
gération contre nature. Les doukhobortses proclament égaux
non seulement les sexes, mais les âges. Ils vont jusqu'à
proscrire les noms de père et de mère; les enfants appel-
lent leurs parents le vieux, la vieille (starik, staroukha), ou
encore ils les désignent par leur prénom, Pierre, Jean,
Marthe. Les femmes témoignent de leur égalité avec leurs
maris en buvant et en fumant comme eux.
Le rationalisme évangélique s'offre à nous, en Petite-
Russie, sous une forme plus nouvelle et plus simple que
le molokan8lvo. Le shindisme ou, comme prononcent les
Russes, le chloundisme est une des plus récentes et déjà
une des plus vigoureuses sectes de l'empire. Deux choses
donnent à cette hérésie, née d'hier, un intérêt particulier :
c'est peut-être la première qui ne soit pas sortie d'une
population grande-russienne et peut-être la seule qui soit
directement issue du protestantisme occidental. Le gftw»-
ilismr a clé découvert en lsi;7 ou 1870. Il s'est propagé, en
quelques années, sur la Burface de [a itiissie méridionale,
I. | iil ;i frappé d'autant plus que les Pelils-Russiens avaient
jusque-la montré peu de penchant aux sedes. tue chose
encore à noter, c'est le >ml cl non le nord de l'empire qui
,i été I'- point de dépari des principales sectes rationalistes,
de la shnnln comme dn molokalUtVO. Kn France aussi
le protestantisme a eu pins de prise sur le midi.
l.e titmditme s'est d'abord montré aux environs d'Odessa,
dan- la NOUVelle-RUSSie, région OU SOnl établies, depuis
plusieurs générations, des colonies allemandes, lulhé-
LES BTUNDISTl 511
riennes ou mennoniles. Lee doctrines, comme le nom du la
stunda, viennent de ces coloofl allemands. Cesl lé an phé-
nomène éeent, car, d'ordinaire, ces Allemands se tenaient
à L'écart de leurs voisina russes h avaient peu d'influence
sur le moujik. Parmi ces colons, pour la plupart d'orif
souabe, les hommes pieux onl l'habitude d mirpour
lire en commun la Bible. Ces réunions portent dans leur
nouvelle patrie, comme dans l'ancienne, le nom de Stui
(heures ', d'oo le sobriquet de êtvndiêUë donné aui Rui
qui les ont fréquentées ou imitées. Un pasteur du vil;
de Rohrbacb eut, v< » l'idée d'inviter des paysans
petits-ru 8tundênt non pour les convertir
qui est interdit par la loi* mail pour les moi Mors
même qu'il admettait des Russes dans laconfo
de Dieu Qottesfreunde), ce pasteui
à ne pas abandonner 1*1 thodoxe. Ses conseils
Furent pas Buivis. Les visiteurs des 8hnn rent
des maximes protestantes el se détachèrent entièrement
de l'Église. Le berceau du ttundûtmê semble <'u «-nv-t le
village de Etaslopol, limitrophe de la colonie de Bohrl
Le paysan Michel Ratouchny, qu'on s n mine le
fondateur de la ttunda russe, adopta l'enseignement <K^
anabaptistes ou mennonites, exigeant de ses j
adultes un Becond baptême. Un autre paysan, Gérasime
Balabane, nie au contraire la nécessité du second banti
ri repousse des rites conservés par les baptisles rui
Les sectateurs de Balabane, qui paraissent le> j.ius nom-
breux, s'iniiiulent Confrérie évangélique
Baptistes ou non, la théologie de ces nouveaux évangé-
liquesne semble pas toujours fort arrêtée. Connu.' mainte
secte russe, ils paraissent avoir sur l.- dogme des i
moins nettes que sur le culte et la morale. En paysans,
avant tout préoccupés de la vie pratique, c'est par la
réforme du culte el des observances qu'ils onl commencé,
1. Compares le mut Heure* bo français. On a aussi voulu faire dërii
nom oie stundisles d'un livre .le |>i.'te intitulé Stunden der Andaeht.
512 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
s'embarrassant peu du reste. Ils ont rejeté presque tous
les sacrements, quelques-uns même, le baptême. Ils
avaient gardé des fêtes ou des rites, que la plupart ont
depuis abandonnés. Ainsi, par exemple, de la fête de
Pâques, laquelle a suscité beaucoup de discussions parmi
eux. De même que les molokanes, ils repoussent tout
clergé. Au début, ils avaient à la tête de leurs commu-
nautés un ancien ou frère aîné, starchii brut, qui présidait
à leurs réunions ; aujourd'hui le rôle de ce frère aîné est
bien réduit. L'office de la plupart des stundistes se borne
au chant de Psaumes ou de cantiques et à la lecture de
la Bible. Chacun est libre de prendre la parole et de com-
menter à sa façon le texte sacré, en sorte que la polémique
s'introduit parfois dans leurs assemblées1. Une des causes
du succès de leur prédication, c'est, semblc-t-il, l'emploi
dans leur culte de la langue locale, le malorusse. Lastunda
a fait ses plus rapides conquêtes à l'époque où l'harmo-
nieux provençal russe était le plus sévèrement traité3.
Le mépris des formes extérieures est, pour le peuple et
le clergé, le principal trait du shmdisme. Aussi, en certains
districts, a-t-on pu exciter contre ces sacrilèges contemp-
teurs de la Vierge et des saints, le fanatisme des masses
orthodoxes. Le passage à la stunda se manifeste d'habitude
par l'enlèvement des images qui, dans l'izba russe, occu-
pent uni' place d'honneur. Voici comment procédaient, il
y a quelques années, les convertis d'un village du gou-
vernemenl de Kief. ils décrochèrent leurs images et allè-
rent en commun les porter au pope, lui disant qu'ils
c'en avaient plus besoin, parce qu'elles ne leur servaient
à i i< M . Quelquefois, semble-t-il, c'est moins les scrupules
religieui que l'esprit de calcul ci d'économie qui inspirent
nouveaux iconoclastes. Ce n'esl pas toujours commodes
pratiques impies ci idolatriques, c'esl aussi comme une
dépense mutile que ces paysans paraissent repousser les
I / }(i ' "il ÏM1.
\.' . / i..iii. i livra il chap. iv.
LES STlWIilSTi 513
sacrements et les offices de l'Église. A eel égard, les Petits-
Ruaaiena se montrent aussi positiïa que tels sans-prétres
de la Grande-Hussie : ils cherchent A m dérober aux rede-
vances ecdéeiasLiques. [ta restent soumis aui autorités,
ils acquittenl régulièrement l'impôt, mais, en dépit
pourauitee, ils refuaent le minialère du clergé; arâaique
nos révolutionnaires, Ha paraissent le considérer comme
un coûteux parasite. Au luxe dea pompes orthodoxea lia
préfèrenl un culte simple et peu diapendieûx, un culte
pour ainat dire domeatiqne, dont la hectare des lii
>;iints l'ail les principaux trais.
lt«' l'avis de leurs advei les %tu font re-
marquer par leur probité, leur - . leur amour du
Lraveil. Depuis qu'ila ont passé A l'héréi n'ai qu'à
me féliciter de nos payaana, m'affirmait un propriétaire
du gouvernement de Kherson: lia ne s'enivrent plus, ils
ne soient plus. Ht observent leura engagements. La rie
et la proapérité de cea évangéliquee leur raient plna de
prosélytes que la prédication. Le moujik embrasse leur
doctrine pour participer ,i leur aiaance, de même qu<
premiers adeptes «le la stotnda ont été attirés par le -
tarie du bien-être de leurs voisins allemande.
Comme la plupart laircs, les utmàiêiet ont lin
struction en grande eathne. Toute leor religion eal fondée
sur la Bible, et le besoin de lire la Mil>le leur donne le -
de l'école* Les idéea <le liberté et d'indépendance s'insinuent
dans leura villages avec le libre examen. Les jeunes soé-
nages oe se plient plus à la subordination patriarcale de
l'ancienne famille russe, chez les thmdiatê* aassi, la reli-
gion est une des formes populaires de l 'émancipation des
l'emnies. Les fados prétendent être lea égalée et non plus
lea servantes de leurs maris. Aussi sont-elles souvent
parmi les plus ardente apôtres de la secte. Gomme les 6m-
oewrt cb lait des mêmes régions, cea nouveaux motok
ont des tendances êgalitairea à demi communiâtes. Ils
tonnent une société de frères et de sœurs où tous les meni-
iii- 33
514 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
bres sont égaux. On y prêche, dit-on, le partage égal des
terres, ce qui est une nouveauté dans la Nouvelle-Russie
où, d'habitude, les partages périodiques du mir ne sonl
point en usage. La terre doit être à tous, disent ces rus-
tiques réformateurs; chacun n'en doit posséder que ce qu'il
peut cultiver. C'est là, partout, une des idées du moujik.
La rapide croissance du stundisme est un des phénomènes
les plus curieux du dernier quart de siècle. Les exhorta-
tions du clergé, l'intervention de la police et des tribunaux
n'ont pu arrêter ces déserteurs de l'Église officielle. Poul-
ies faire rentrer au giron de l'orthodoxie on a vainement
recouru aux amendes et à la prison. On peut agir avec les
stundistes comme autrefois avec les moloftanea, on peut les
déporter aux extrémités de l'empire, au Caucase, en Si-
bérie, il estàcraindre que, pour cette nouvelle secte, comme
pour les anciennes, les exilés ne servent de missionnaires.
On s'est demandé si les stunditte* al les molokanêB se
fondront ensemble, ou si, au contraire, \i\stunda s'émictlera
en petites sectes. Ce n'est là qu'une question secondaire;
l'important pour nous, c'est de montrer la prise de pareilles
doctrines sur le moujik. Le fait est d'autant plus digne
d'attention que le mulukanxtvo et le, ilundisme ne sont pas
les seules manifestations de ce genre. Nous avons vu le
rationalisme et le libre examen se glisser dans le vieu\
riisiad. Chez les descendants des fanatiques vieux-croyants,
on < ntemt professer des maximes non moins hardies que
Chef les prosélytes des anabaptistes allemands. Les bczpu-
povtty répètent, eui aussi : L'Eglise, c'est nous. Quelques
sans prêtres ronl jusqu'à dire que, pour le chrétien, le pain
ordinaire de\ ieiil eonimunion el que l'homme < pi i se nourrit
de ion travail eoininunie Ions les jours '. Les sectes d'avant
-aide réagiflsenl surtout le raikol. Certains Russes annon-
cent déjà la prochains dissolution du schisme au profil
i radicales. Le rationalisme pénètre peu à peu ces
I I '"'7. !' '< '
DU RATIONALISME DANS LE PEUPLE. 515
sombres campagne* ratées enveloppées d'une buée de
mysticisme; il s'infiltre lentement dans
rurales, su apparence réfractaires .1 tontes l< a idées de l'Oc-
cident. -Mais si le libre esaaaea entame le moujik, comme
l'ouvrier ou le paysan de l'Europe occideala n'est
tous la forme d'un matérialisme abject ou d'un
vide el frivole scepticisme; c'est .1 couvert même eV
religion el su nom de la foi religieuse. Loin de fermer
dédaigneusement l'Évangile comme on livre d'enfant, dont
l'homme adulte n'a plus rien I apprend] oi-dissnl
rationalistes l'inspirent* dans leu sieotsm<
la parole du Christ, > ci^erchanl la rente et la lui
Entre le peuple athée <!<■ u<»^ ceptUùV - el les plus
hardis de ces hérétiques, cela seul forait une différent
l'avantage <iu Russe, il garde encore des croyances enx-
quelles attacher ses ooiions momies et sur lesquelles
sppuyer ses souflVanees el -.1 l'aib moujik ibnicure
religieux jusqu'en n reli-
gion rente pour lui le viatique «l«- la rie. alors môme
qu'il iK' semble plus en attendre les l'un pai
supraterrestre, o'est d'elle qu'il attend la direction si l«-
bonheur de son existence sublunaire; s'il s, lui
aussi, rameo - du ciel en terre, c'est à elle,
la vieille consolatrice, qu'il demande de lui ouvrir le nouvel
Ëden. L'obscure évolution de la pensée religieuse dans Isa
s de Russie tient muins de l'infidélité contempo-
raine que de la réforme du seizième siècle, luaqne *lau^
le uauir logmes traditionnels, Dieu et l'ame
nagent
H y a au foml du peuple des sectes réformées, protes-
lantes; il y a aussi une secte à tendances juives, à la
plus ancienne et moins connue: tesjudafsants ou sabba-
tistts soubbotniki). Ces judéo-chrétiens ont substitué l<
medi, le sabbat juif, au dimanche. Cette secte, qui incline
à revenir aux rites du judaïsme, est-elle bien une héresii
516 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
chrétienne? Les sabbatistes de Russie ne sont-ils pas,
comme les marranes du Portugal,- les descendants de juifs
jadis amenés au baptême par la violence ou l'intérêt, et
qui, de génération en génération et d'une manière de plus
en plus confuse, se sont secrètement transmis la foi et les
rites de leurs ancêtres? Un juge de paixdu sud de la Russie,
(fui avait eu l'occasion d'en voir à son tribunal, nous disait
que ces judaïsants lui avaient rappelé le type israélite. Ce
n'est pas, semblc-t-il, le cas habituel. Les soitbbotnikine pa-
raissent pas de sang sémite. Les sabbatistes cités devant
notre juge de paix pour réunions clandestines semblaient
eux-mêmes ignorer l'origine des traditions auxquelles ils de-
meuraient obstinément attachés. A toutes les questions, à
toutes les objurgations du magistrat, ils faisaient la ré-
ponse ordinaire des raskolniks : C'est la foi de nos pères.
Le juge ayant été contraint par la loi de leur infliger une
amende, en les avertissant qu'en cas de récidive ils seraient
plus sévèrement punis, les malheureux répliquèrent qu'ils
m- demandaient qu'à garder les usages de leurs ancêtres;
pour cela ils étaient prêts à tout supporter.
L'existence des sectes judaïsantes n'est pas nouvelle en
Russie. Ces sabbatistes, aujourd'hui perdus dans Les classes
inférieures, sont les derniers héritiers d'une hérésie qui,
au quinzième siècle, pénétra jusque dans le haut clergé el
mil 6H péril 1'orlhodOXie russe. Des juifs do Novgorod, un
-avant Zadiarir niliv autres, avaient enseigné aux chré-
tiens la négation <\<* ta Trinité, de le Rédemption, de la
divinité du Christ Bous leur influence, nue partie du clergé
de Novgorod aval! ramené le christianisme , ainsi sim-
pliflé, à une Borte de judaïsme. <»n voit que les tendances
rationalistes ne ><>nt pas nouvelles en Russie. Ivan Ml en
.i\.ni transporté i<- germe de Novgorod à .Moscou, en trans-
férant Isa prêtres Denya et Alexis de l'ancienne république
dans la capitale des tsars. Un moment, les judaïsants furent
assez puissants pour élever un des leurs, le métropolite
me, a la chaire suprême de l'Église, ils ne purent cepen-
LES JUDÀlSANTS. 517
dant triompher des résistances de Péntscopat. Anathéana»
lises aux conciles de 1490 et de 150%, les chefs |< - héréti-
ques furent condamnés au bûcher on à la claustration
dans les couvents, ft l'hérésie sembla disparaître de la
terre russe1. Les judàlsants avaient, an Russie, fraj
voie aux sectes radicales et, en Pologne, bus unitariens
du seizième Biècle.
aujourd'hui e'esl surtout dans les provinces du sud,
dans Le voisinage des contrées habitées par les nuis polo-
nais, que se rencontrant les sabbatistès. On s parfois attri-
bué leur présence h une propagande Israélite, ce qu'il asl
difficile d'admettre, pour qui connaît le peu de pronom
des Israélites modernes au prosérytisi ttton
n'en a pas moins été, rera isv", I ouïe prétexte de
l'expulsion des juifs «!<' certains districts <!<•> gouverne*
menti de v*« I de Tambof. Les sabbatistès ont, eux-
mêmes, été une .l«- sect a les plus pei - durant Ion!
le dix-neuvième Biècle. Alexandre i . Nicolas, Alexandre II
oui tour à tour aévi contre eux, s'attachanl a extirpée le
sabbatisme Mu midi do l'empire, comme ai l'on «ùt redouté
de lui voir dénationaliser les villages où il s'implantait.
La plupart de ces soubbotniki ont été déportés au Cau-
case.
Quelle qu'en soit la provenance ou la filiation, 1<' sabbe-
lisuic n'esl guère «prune tonne (le l'unitariame. En reje-
tant le dogme de la Trinité, des lecteurs de la Bible en
sont revenus à la tradition mosal pic et ont rendu à l'An
1. Voyes, par exemple une étude de M. 0. Lévitskj da
Starina, avril 1882. St.NUùtsk] ("/•/•■ 7. -
kom A 1879, chap. v1 attribue principalement l'apparition de
secte a la déception des ii lèles nui atteadaieot la Bn da monde poof Vè&
oompliasemenl dea lept mille ans. d^prèa l'ère île la création en
Russie. L'année fatale s'étanl écoulée sans que le Christ redescendit sur la
teir.', l'Evangile, les apôtres et les P lise furent, pour nombre de
croyants, convaincus de mena
•2. .M. .Y GradovakVj dans ses •■tudessur la situation desjuifa en Ruai
constaté qu'aucun Israélite n'avait été compria dans les nomb
intentés aux labbatistes. — Cf. le Raxaoit, revue itraéltte, 1819] p. 121.
518 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
cien Testament le pas sur le Nouveau. Les sabbatistes de
Russie ont adopté certains rites juifs, y compris la circonci-
sion. Ils attendent le Messie et croient que le règne d'Israël
commencera l'an 7000 de la création. De môme que les mor-
mons, qui sont, eux aussi, à certains égards, des judéo-
chrétiens revenus à la polygamie patriarcale, certains
soubbolnihi permettraient d'avoir plusieurs femmes à la
fois, tout en se bornant d'ordinaire à une seule1. Ils obser-
vent les prescriptions bibliques sur les viandes pures et
impares; mais en cela ils ne font guère que se conformer
à l'ancien usage de l'Église russe, qui a longtemps main-
tenu la prohibition de se nourrir de sang et de bêtes étouf-
fées. Des sabbatistes du Caucase est sorti, vers 1860, un
groupe d'ullra-judaïsants désignés sous le nom de Ohéry-,
ils ont appelé un rabbin juif et remplacé dans leurs
prières le russe par l'hébreu*. La Russie n'est point le seul
pays chrétien où se soient montrés des sabbatistes ou
s;ibbatariens. lien existe aussi en Hongrie, en Transylvanie,
« I là, comme en Russie et dans l'ancienne Pologne, ils se
sont trouvés en contact avec des Israélites et des sociniens,
des chrétiens unitaires. Si délestés ou méprisés qu'ils
soient, les juifs n'en ont pas moins, par leur seul voisi-
nage, Inspiré des tentatives de synthèse religieuse, de
réconciliation de l'ancienne et de la nouvelle loi. Dans ces
dernières années, était encore enfermé au couvent de So-
lovetek, but nue (le de la mer Blanche, un vieillard du nom
de Nicolas Iline, coupable d'avoir prêché, aux mineure de
l'Oural, un évangile qui, en dépouillant l'Église et la Syna-
gogue de leura dogmes et riies particuliers, les devait
toute- deux réunir dans une nouvelle forme d'unilarisme .
i Élude -ni- 1m rattonaUetee rouet] Vestnik Evropy, Mvrierl881,
./ Nakeimol ia Kavkcuom [Otetch. ZapUki, I s<'.7).
:i. sur ce pereoBAMje on peut w>ii do chapitre de H. DIxon /<•<•'• Bu$$ia
.; Mit., i vol., p
CHAPITRE \
Secte* récente! du peuple <t du monde — Continua lion de '■
Piyehologte i i ptaphéeMM». bemptri
d*nérée|af nouyelle*. — Un t > ; mlanymi
théologie m politique. — Bactee du grand monde le •■■ ou
paeMcouifme. Le lord-api i lique .lui- Im aeJoau.
Propagande parmi I ■ peuple. - I
rente Intellectuelle avec lee prophètes de village». An i
dm Idéea. Le dogme fondamental «tu ehrietianiem*, la i. ace au
mal. — Tolatol v< i<>! m iteui mm ial. Bouddhiame chrétien et afMlianM
géliqae,
Los sectes naissent des sectes, il en esl d'elles eon
des herbes dels steppe; elles nient spontanément
Il en surgit sens cesse *l«' nouvelles : <>n en signale
presque chaque année. On l'étonné >l<- :
cet esprit de sectes, dii générations après Pierre le Grand
el trente ans sprès l'aftVanchissemenl des serfs. Ni les
réformes de Pierre I r, ni celles d'Alexandre II n'ont encore
modifié l'état mental du peuple. Près de deux siècles ne
lui ont pas suffi pour se faire entièrement eux proo
de l'Étal moderne, Le ! est supprimé, mais les
rêves du moujik ont survécu à l'émancipation. Ce que n'uni
pu lui donner les ministres du tsar, il persiste à l'attendre
des envoyés de Dieu. Puis, outre ses vagues aspirations
sociales que son imagination enfantine enveloppe de formes
religieuses, ce peuple illettré a ^>'> besoins spirituels que
l'Église n'a encore pu satisfaire; ce qu'il ne trouve point
près de son clergé, il va le chercher près îles prophètes
de villag
Dans les sectes nouvelles, comme dans les anciennes,
l'imposture et le fanatisme >,■ côtoient et s'associent. Par-
520 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
fois, chez d'obscurs hérésiarques, comme chez Mahomet ou
Joseph Smith, la fraude et l'enthousiasme se combinent
de manière à ne plus se distinguer. De môme que le Toscan
David Lazzarelti, le santo du mont Amiata, nombre de
ces petits Luthers russes sont, à la fois ou tour à tour, fous
et sensés, fourbes et exaltés, crédules et rusés, intrigants
et ingénus1. La rencontre de l'esprit de superstition des
masses avec l'esprit sceptique du siècle, le contact de la
foi populaire avec l'incrédulité individuelle prèle, plus que
jamais, à des impostures et à des exploitations religieuses.
Ce qui frappe d'abord, c'est combien ce peuple, combien
le moujik, en tant de choses si avisé, reste naïf en religion
et en politique. Comme au temps de Pougatchef et de Seli-
vanof, il est encore capable d'accueillir les faux prophètes
et les faux tsars, les faux christs comme les faux Deme-
trius, les faux Pierre III, les faux Conslantins. Les mystifi-
cations les plus effrontées peuvent encore faire des dupes.
En 1874, pendant un de nos premiers voyages en Russie,
il est venu devant un juge de paix une singulière affaire.
C'était dans un district du gouvernement de Pskof, sur la
grande route de Pétersbourg à Berlin. Parmi les paysans
s'était répandu le bruit que, de ce gouvernement septentrio-
nal, l'on allait expédier « au pays des Arabes » cinq mille
jeunes filles pour les donner en mariage à des nègres. Le
vide laissé par le dépari des cinq mille jeunes Russes devait
être comblé par l'envoi d'autant <!<• négresses. Cette rumeur
avait Jeté la panique dans l<- districl d'Opotchka; on se
pressait de marier les tilles nubiles, les noces se suivaient
avec une rapidité inaccoutumée. Une enquête établit que
cette fable avait été inventée par un cabaretier «lu nom de
lakovlef, afin d'augmenter ses profits en augmentant l«v
i \ i: ii /..ii.iti ■ ietto U tanto, i
ta ltggendat Bologne, 18SS. LauaretU, toé à la tête
d'une | ---i'. ii. en 1879, par lea carabinier», prêchait, lui aussi, une sorte
lernel, pr ttanl mm paysan le parla ■• prochain dea bienida
i dea 'ii-' îlptee qui attendent u résurrection.
PSYCHOLOGIE DES BECTAIR] . 511
nombre «les mariages, qui rapporteal non moins an ca-
baret qu'à 11.- Ii
Un peuple accessible à de telles râbles I 'est davanl
encore am mystifications couvertes d'un voile de piélé
ou parées d'une auréole surnaturelle. Dans es même gou-
vernement de Pskof, à une ou deux années de distance,
cette effrontée Bupercberie mercantile avait pour pendant
une impudente escroquerie religieuse. En \s~- on dé
vraii. aux environs de Pskof, une secte dooi !<• fondateur,
un moine du nom de Séraphin, échappé d'un couvenl
dressait de préférence aux jeunes Biles. »>n appelait
prosélytes 1- - parce que Séraphin leur
coupait les cheveux pour l»s vend t pas seule-
ment par cupidité que le cynique prophète abusait de la
bonne foi de ses disciples; il était accusé de prêcher le
aalul par le péché, sous prétexte d'accroître la gloire du
Sauveur en mettant à profil ses mérites. Séraphin avail
réussi & se (aire la plus fantastique légende. Il passail
pour invulnérable; on !<• «lisait maître de se déi
les poursuites par de soudaines métaaaorphoaea, De
fourbes font comprendre les articles du code russe qui
prohibent les Taux prophètes «'i les laui miracles.
A côtédes charlatans il j i les voyants. Dans un .
le peuple ajoute encore foi aux - urtilèges, où les i liots, les
innocents, sont encore n comme des inspirés, les
\ isionnaires soûl nombreux. Chea beaucoup, lllluminismc
confine à la folio, et l'on ne saurait rire surpris de voir
la police enfermer eomme maniaques ers m - de
Dieu. Plus d'un a passé par une maison d'aliénés; ainsi
notamment Adrien Pouchkine et son disciple Eorobof. Ce
Pouchkine, un marchand de lVrni, Irouvanl la parole et
Récriture insuffisantes, exposait sa doctrine dan-- des pein-
tures ci des tableaux symboliques. Il avait découvert une
nouvelle révélation dans le corps de l'homme et le cor]
la femme, pris comme figure rivante des vérités éternelles.
Il envoyait des lettres et des télégrammes aux ministre-
522 LA RUSSIE ET EES RUSSES.
et au Isar, leur démontrant que le temps élait venu « de
délivrera tous la terre comme propriété de Dieu ». Cela lui
valut d'être incarcéré, une quinzaine d'années, dans une
cellule du couvent de Solovelsk sur la mer Blanche. II n'en
est sorti qu'en 1882. Ce singulier messie a trouvé pour
« témoin » un médecin, du nom de Korobof, qui s'est évadé
de Russie pour publier, à Genève, un journal qu'il appelait
le premier organe officiel des fils de Dieu1.
Imposteurs ou illuminés, les apôtres ambulants qui
parcourent les campagnes sont portés à se distinguer par
la singularité de leurs doctrines; ils renchérissent en
excentricités les uns sur les aulres. Le prophélisme est le
caractère commun de la plupart des secles extrêmes,
anciennes ou nouvelles. Dans le langage des sectaires,
comme dans le langage de la Bible, le mot de prophétie
ne s'applique point exclusivement a la révélation d'un
avenir inconnu : souvent les prophètes n'annoncent autre
chose que l'accomplissement, plus ou moins prochain, des
menaces ou des promesses de l'Écriture. Ces prédictions
ne sont guère qu'une prédication, si ce n'est que l'orateur
donne à son enseignement le tour d'une inspiration ou
d'une vision. In Russe qui. non sans peine, était arrivé à
se faire admettre parmi les auditeurs d'une célèbre pro-
phêtesse, nous disait avoir été désappointé en n'entendant
autre COOSe que des déclamations sur le règne futur du
Christ, et en voyant les assistants accueillir ces vieilleries
avec aidant de respeel que des révélations inattendues. Ce
qui relevait ces baaales prophéties, c'était le rythme, une
i Bpèce de versification on de cantilène. Le prophète n'est
parfois qu'une sorte d'improvisateur, talent quidansle Nord
^<>i longtemps conservé chei l»' peuple. Tantôt le voyant
prononce de vagues formules qui, dans le nombre des
I. Le Vminik pravdy (Ménager cli /•< i évité), remplacé, en 1882, par <l«-s
brochum intermittente*, M. a. Korobof a bien voulu nom adresser des
avertissement! prophétiques pour notre salut, il en b nié du même avec
notnbn d< | entre autres avec m Ftoquetei M. Lockroy. en 1886
PR0PHÊTE9 BT PR0PHÉ1
assistants, ne peuvent manquer de trouver quelque! ap-
plications particulières; lantôl il profère de longs discours,
dans lesquels il esl facile de trouver quelque cotise qui se
réalise eu loul ou eu partis.
On (ait digne de remarque, c'est le grand Bombre dea
propbétesses el le prend rote des Eemases dane la plupart
des sectes. Il > a dea saintes \ i< omme il
christs; les deux ronl eoufenl ensemble, par paire, el a
vent l'impulsion vient de la lemrne autant que de l'bomme.
\iis 1880, par e\eni|ile. un-- prophétesse du nom d<- v
Ivaaof fondait, dans la province duDon, ui Iquc
don! 1<> a leptea s'interdisaient le m t l'usage de
la \iau<ie. Ce n • -i pal seulement ehea les illuminés si les
mystiques que le rois des (emmes esl eonsi lérable,
aussi, bien qu'à un moindre degré, ches l< - ssn/i
et !<■> ranfeolnikt de toute sorte. La religion est ares ras
l'unique domaine »»ù la femme du pavana m montre
l'égale «le son époux. Esclave ou servants dans loul le
reste, elle est libre. souwnt Ulèn Ile SSl MlSlIrOSnC dau>
la sphère spirituelle. Une dispute d'Aksin
mari, sur un objet profane, lui vaudrait une rcfte répri-
mande, dit quelque part A. Petchersk] ; quand il s'agit de
shi/tes, d'affaires religieuses, la
plus l'homme, c'eal la femme qui esl la tôle; c'est aksinis
qui décide el lame son mari. De ce l'ait, quelq<
vains ont tiré une conaéquence inattendue. Chef an peuple
qui considère la femme comme un être inférieur, les ques-
tions dogmatiques seraient-elles abandonnées sux ïemm< -
si l'homme en Taisait une de ses préoccupations princi-
pales? La piété est pour le paysan une affaire de mena
et. comme telle, renarde surtout la femme. <»n reconnaît
dans cette thèse le penchant de certains Russes à repré-
senter leurs compatriotes du peuple comme indifférents en
matière religieuse, et, pour ainsi dire» inconsciemment icej -
tiques. Celte prétention n'est nullement justifiée par l'in-
fluence des babas dans le schisme ou l'hérésie. L'initiative
524 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
de la femme russe s'exerce où elle a le champ libre : chez la
paysanne, dans lapropagande religieuse, comme chez l'étu-
diante, dans la propagande politique. C'est, aux deux extré-
mités de la nation, un phénomène du même ordre. La
Russie n'est pas du reste le seul pays où la femme a l'es-
prit de prosélytisme. Dans toutes les religions, le sexe
faible, le sexe pieux, joue un rôle considérable. Les sectes
anglo-saxonnes ont aussi leurs prophétesses, et dans cette
société moins ignorante il y a également des femmes illu-
minées, qui s'attribuent des fonctions surnaturelles et des
lilivs presque divins. Les khlysty américains, les shakers
des Etats-Unis, ont souvent à leur tôle une mère ou une
fiancéede l'uyneaude Dieu. En Angleterre même, les shakers
de New-Foresl étaient naguère dirigés par une certaine
mislress Girling, dont les visions servaient à la com-
munauté de règle de foi.
(l'est un spectacle monotone jusqu'en sa diversité, que
l'infatigable génération des sectes. Toutes ces obscures
doctrines, ne pouvant se fixer par l'enseignement et la
publicité, gardent quelque chose d'incohérent qui les
expose à de perpétuelles variations. C'est comme des
dunes de sable sans consistance, que les vents de la mer
on du désert font et défont sans cesse. Ces confuses
hérésies ne sont parfois que l'expression des aspirations
du moment Chaque événement dans la vie du peuple donne
naissance à quelque secte qui, à boa heure, est comme
la formule des besoins ou des préoccupations populaires.
-I ainsi que l'émancipation du Bervage, qui, en reti-
rait! an peuple son principal grief, semblait devoir porter
un grand coup à iVspril «le série, a passagèrement enfanté
lectes nouvelles. Le mécontentemen! excité chez te
paysan par les conditions du radiai des terres a, dans
plus d'une contrée, pris une forme religieuse. - La lerre
est 1 lien disaient de rustiques prophètes, et Dieu veut
que tous ses enfants en jouissent librement sans rede*
vances, En d'autres moments, c'est l'impôt don! le paysan
BECTES RECENTES. 52b
refuse de s'acquitter au nom d'une prétendue révélation,
mettant en avant la religion et le ciel làoii rolution-
naires se retrancheraient derrière le droit naturel, Cette
forme de résistance aus I si maint* produite
au Nord el au Sud; aile donne lien à de tingnUen dél
« Pourquoi ne pai payer l'impôt? demandail uo fonction-
naire à des paysans du Don. — Parce que la On du monde
est arrivée. — Qui vous ■ fait cette I — CTesl une
nouvelle apportée du aeptième ciel. — Par qui cela! — Par
saint Jean-Baptiste el sainte Barbe. ■ fi riotem
continuait sur ce ton jusqu'à la découi l l'emprison-
nement du faux lean-Baptiste. Dana nn district d<- l'Oural,
les mêmes refus s'appuyaient, il j i quelques années, Bur
l'apparition d'un homme avec nn livre d'or qu'aucun des
sectaires n'avail ru el auquel loua croyaient. <m con
l'embarras de la police el des juges devant di
ainsi formulées; il n'j i d'autre remède que d'arrêter les
propagateurs des célestes nouvelles. Ces exemples mon-
trent que les erreurs religieui avrent souvent, dm
le Russe, des soucia lemj • n'esl | as toujours
le paradis invisible que se tournent b
naïves hérésies. Les mystiques chimèrei du moujik
ont parfois une singulier nblance - utopies
révolutionnaires de l'ouvrier athée des bords de la Seine
ou de la Sprée : la méthode diffère, le point d'arrivé*
le même.
La plupart des sectes découvertes dans les ,\ ingt ou trente
dernières années sont radicales. Presque toutes rejettent
le Bacerdoce el les rites de l'Église; elles se partagent entre
les deux tendances que nous avi liées. Khiysty ei
molokanet ont, en même temps, des émules ou des conti-
nuateurs; mais, entre les deux groupes, l'ancienne propor-
tion est renversée. Le mysticisme à demi gnostique m
produit plus que de faibles et obscurs rejetons. En :
dans les villes de Troltsa et de Zlotooust, ce sont lespftiv
ïoi/ioj ou danseurs, sorte de khlysty fréquentant ostensible-
526 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ment l'église. En 1872, dans le district de Bélef, c'est la
« foi de Tombof », ainsi appelée de son fondateur, un sous-
officier dont l'enseignement rappelait, dit-on, celui des
sfeoptsy. Vers 1880, dans la province du Don, ce sont les
sumobogs [autudicux, self-gods), ainsi appelés parce que,
à l'instar des doukhobortses, ils aboutissent à la déification
de l'homme. En 1868, dans un village du gouvernement de
Tambof, c'étaient les troue f tarer >/, qui se regardaient comme
les purifiés, et considéraient les autres hommes comme
impurs et voués à l'enfer : leur chef, un petit bourgeois du
nom de Panof, se donnait pour le Christ. En 1866, dans le
gouvernement de Saratof, c'étaient les tehisUnniki ou
compteur*^ ainsi désignés pour leur manière de compter
les jours de fête. Ils intervertissaient tout le diurnal de
l'Église, déplaçant les solennités ecclésiastiques, transpor-
tant le jour de repos du dimanche au mercredi, célébrant
Pâques, par exemple, le mercredi saint. Tous ces change-
ments se justifiaient sur un livre tombé du ciel. Selon ces
compteurs, dont le chef était un simple moujik, il n'y a ni
eucharistie, ni clergé; tout homme a le droit de confesser
et de célébrer l'office. Comme au moine Séraphin de Pskof,
on leur reprochait d'enseigner le salut par le péché.
La tendance protestante est représentée par le stundisme.
dont nous a\oiis raconté les rapides conquêtes. Des hérésies
plus ou moins analogues oui surgi au nord et au centre.
J v nmerai une. découverte en 1871, dans la ville de
Kalouga, parmi la classe inférieure de la population urbaine.
Le fondateur de cette secte, qui se prêchai! dans les traktirs
cl les cabarets, élail comme J. Smith, le Moïse des mormons,
un cordonnier, il s'appelail Tikhanofj sa doctrine se rap-
proche de celle des non-prMuift. Comme eux, il rejette les
sacrements, disant que baptême, confession et communion
doivent «lie spirituels et san> intermédiaire de Dieu ïi
l'homme. Cal artisan enseignait que la vraie religion
n'adiiH i que le culte de l'esprit; la prière, la parole des
b-vres est elle-même trop matérielle pour plaire à Dieu.
IX TYPE DE SECTAIRE CONTEMPORAIN.
Les aspirations de l'Ame el les soupirs du cœor sont la
seul»; offrande, la seule prière du chrétien. Aussi est-ce
par de fréquenta el longs soupirs <|H'' les disciples du cor*
donnier de Kalouga rendent nommât . ce qui leur
a valu le nom de vozéykhanUy ou I
conclusion de ce rigide spiritualisme, celle sorte de eonlù-
Bion du souffle el de l'esprit, des aspirations de l'âme el des
inspirations de la poitrine, noua fait retrouver, ches
chrétiens spirituels, le naïf réalisme rusi
De loua les sectaires du dernier quart
curieux esl peut-être Boutait s m di - mieux oonnus
et des plus dignes de l'être, n'eût-il pas été le maître *»u
l'inspirateur de Léon Tolstoï, Souialef est un moujik «lu
gouvernement de Tver. il peut servir de type I tous
paysans <iu Nord qui cherchent solitairement la v<
dans les évangiles. Ils se font leur religion d'après le I
sacré, <•! ils savent à peine lire. Chacun des versets qu'ils
déchiffrent péniblement, un à un, prend pour i ui une
importance singulière; à chaque page ils croient découvrir
une vérité nouvelle, inconnue des hoiuuie>. Soutalef é
marié qu'il ignorai! l'alphabet. Travaillant à Pétersbo
l'hiver, comme tailleur de pierre, il apprit à lii
que seuli pour chercher dans I Évangile la vraie toi. Un
jour, en 1880, \c Messager i w annonçai! l'apparition
d'une nouvelle secte, les wutaï*wt8*j. Comme les nifurfû
disciples de Soutalef rejetaient, disait-on, les
menls; mais, à l'inverse des baptistes ruât -.m-
du Nord n'avaient eu aucun contact w
tanis. chez eux rien que de russe el de spontané1,
1. Sur Soutalef, voyez, dans la Revu* des Deux Monde» . 1 rjanv 1883), uip
éluda île M B. M. de VogOè, d'après M. Prougavtne. M. Prougaviae atl ail •
étudier Soutalef au villa ivériao el il • racoaU aa i>ut>Lic ses e
tiens avec te leetaire Rousskaïa My*l ■ oei, el dèc 1681-jaav. 1881). Le
même écrivain a entrepris, tous le titre de RaakotSektant$tvoJ obo aorte «l'en
cyclopédie des hérésies russes. Le 1 ' volume, eoaaacré à la bibliographie du
rashol et îles sectes) issues du Bchisme, a para aa 1887. Le ï volume -km
528 LA RUSSIE KT LES RUSSES.
Soutaïef, au dire du prêtre de sa paroisse, était le
paysan le plus pieux, le plus assidu aux offices. Quand il se
mit en révolte contre son pasteur, il avait cinquante ans
passés. Une contestation sur le casuel, pour l'enterrement
d'un de ses petits-fils, détermina la rupture. Comme on lui
demandait pourquoi il ne fréquentait plus l'église, « parce
que, répondit-il, on n'en revient pas meilleur et parce que
tout s'y paye. Puis, ajoutait le paysan, j'ai l'église en moi. »
Toute sa doctrine découle de cette maxime également chère
aux mystiques et aux rationalistes du peuple. Le pope de
son village le fit en vain admonester par un archiprêtre.
Soutaïef et ses proches, l'Évangile à la main, discutèrent
avec l'ecclésiastique. « Nous sommes des créatures nouvel-
les, disaient-ils, des créatures régénérées. Nous étions dans
l'erreur; maintenant nous savons! » On leur envoya le chef
de la police, ils s'en débarrassèrent avec un billet de dix
roubles. Gomme on lui reprochait de former une Becte,
« nous ne formons pas de secte, répliqua Soutaïef, nous
voulons seulement être de vrais chrétiens. — Et en quoi
consiste le vrai christianisme? — Dans l'amour. » Ce mol
résume sa religion. Pour lui toute la loi est dans l'amour,
dans la chanté, (le que ce moujik a en \ne, c'est « une vie
nouvelle, c'est l'organisation de la vie chrétienne ».
Le paysan de Tver fait bon marché des austérités ascé-
tiques aussi bien que des aspirations mystiques. Toute la
doctrine de ci idéaliste est tournée vers la vie pratique.
En cela il esl bien russe. C'est la \ le qu'il veut transformer
par la charité, comptant sur l'Évangile pour ramener parmi
les Qommea la pais el la justice. Quand M. Prougavine
lui demande : ■ Qu'est-ce que la vérité? — La vérité, répond
Soutaïef, c'esl l'amour dans la trie commune. Ici encore
il esl bien de son paysj ce qui le préoccupe, ce n'est pas
son salut, c'esl le bien de ses frères el le saint de la société.
donner ii claMiflcation «I lei cartel eetei lortiei du raikol. La
bibliographie el la claMiflcation det autrei hérèsiei doivenl remplir doua
aotroi roian
UN SECTAIRE CONTEMPORAIN : BOUTA IBF. 529
Toute la religion se réduil pour lui à la pratique <ie la
justice; il n'y a d'utile et de itéré que ce qui apprend à
l'homme A mieux vivre, S'il lient les rites el lea sacrements
pour superflus, c'esl qu'il n'a pas remarqué que les hommes
en devinssenl plus vertueux. Aussi repousse- 1- il obstiné ■
meut le ministère du prêtre. Un petit-fils lui naît, il refuse
de le laisser baptiser; un autre meurt, il veut l'enterrer
dans sou jardin, sous prétexte que tonte terre est sainte;
el comme <>u I»' lui défend, il esche le cadavre sous son
plancher. Il marie sa lill»' lui -même et, quand 00 lui dit :
Tu ne reconnais pas le maria-.'. Ci que je i e reconnais
pas. réplique-i-il, c'esl le mariage menteur. Si je dm bats
ou me querelle avec ma femme, il n'y i pas de mari
parce qu'il n'y s pas d'amour. En mariant ses enfanta, il
ontente de leur recommander de vivre selon ls l«»i
divine el de iraiter tous leuTi semblables comme >\
Tel esl l'évangile de ce simple d'esprit, et, avec la double
logique de ls foi el de l'ignorance, il tire de ce principe
d'amour des conséquences subversives, h son insu» de l'Étal
el de la société, n prétend, ce tailleur <ie pierre, réformer
le monde en commençant par son village. Pour lui, c'est
même là l'essentiel, car il est, lui aussi, millénaire à sa
façon. Connue tous ces lecteurs solitaires du Nouveau I
lament, il a, durant les longues veillées d'hivCTj peine sur
l'Apocalypse. 11 attend la nouvelle Jérusalem, il en pie,
l'avènement Son apostolat n'a qu'un l>ut : établir le ri
de Dieu sur cette pauvre terre BOUÎlléc par le vice et ls
misère. Dans l'autre vie, ce croyant n'a qu'une foi incer-
taine. Ce qu'il y alà-bas. s'écrie-t-il en montrant le ciel, je
l'ignore. Je ne suis pas allé dans l'autre monde; peut-
n'\ a-t-il là que des ténèbres. Aussi rêpète-t-il : « Il faut
que le royaume de Dieu arrive ici-bas ».
Gomment le réaliser ce royaume de Dieu? Pour un
moujik, cela est simple; il n'y a qu'à établir la commu-
nauté, à supprimer la propriété qui engendre l'envie, le
vol, la haine. C'est le communisme par horreur du péché :
m. 14
530 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
la communauté détruira l'égoïsme. Les seigneurs, les riches
doivent « restituer la terre ». Ils le feront d'eux-mêmes,
quand on les aura convaincus; car l'apôtre ne veut violenter
aucun de ses frères : on ne force personne dans le royaume
de Dieu. Pour opérer la grande révolution, il ne faut qu'un
peu de lumière à l'esprit, un peu d'amour au cœur. Comme
la propriété, Soulaïcf réprouve le commerce et l'argent
démoralisateur. Il avait quinze cents roubles d'économies,
il les a distribués aux pauvres; il avait des créances, il les
a brûlées. Avec la propriété et l'argent disparaissent les
tribunaux, devenus inutiles, puis les collecteurs de taxe et
les fonctionnaires qui vivent aux dépens du peuple, puis
l'armée, car la guerre est supprimée, tous les hommes
étant frères. Quand le starchinede sa commune vient exiger
sis contributions, Soutaïef répond par des citations de
l'Écriture. Lesiarchine se paye en saisissant une des vaches
du contribuable récalcitrant. Traduit devant les tribunaux,
le réformateur oppose aux lois des hommes la parole de
Dieu. De môme pour l'armée. Le dernier de ses fils, Ivan.
est appelé au service : on lui ordonne de prêter serinent :
le jeune conscrit allègue qu'il est défendu de jurer: on lui
commande de prendre un fusil: il refuse, disant : « 11 est
«'■.•lit : Tu ne tueras pas. — Imbécile, lui objecte un chef
bon enfant, il n'y a pas de guerre, Ion temps se passera à
ta caserne. » Tous les raisonnements n\ fonl rien. On jette
l'insoumis m prison; on le met au pain cl a l'eau; il
repousse toute nourriture, au boni de trois 'jours, pour ne
pOfl le laisser mourir de faim, il fallut le tirer du cachot,
(lu l'envoya, à SchloSSelbOUrg, dans une compagnie de
discipline! Un «les soldais .le l'escorte du réfractaire, louche
de ses discours, se convertit. N'est-ce pas là des traits
dignes des Actes des Martyrs? Ces! que. à tant de siècles de
distance, sujets du tsar on sujets de César, c'est presque
mêmes esprits et mêmes -nues.
Religion «d politique, toutes ces conceptions du paysan
-le Chevelino ns les retrouverons, presque trait pour
J/KVAXliKI.ISMI. liEti SALONS.
trait, chez le comte Tolstoï. Ce qu'enseigne l«- romaneier,
le moujik le met en pratique. Sur l'état el l«- gouvernement
un Soutalef ne saurai! avoir que des idées confuses
politique est bien russe, inspirée i la fois d<- notions enfan-
tines el de notions ihéologiques. Pour lui, il \ i dans l'auto-
rité l<'s bons <-i les mauvais. Les mauvais, ce — « » 1 1 1 les bu
tionnaires <|u*ii connaît, les tcbinovniks de tout ordre qui
lèvent les impôts el mettent en prison. Les bons, c'est !<■
isar qu'on ne voil pas, l<- Isar qui trône au loin. Si le i^.ir
savait! dit Soutalef, tvec la foule d< 'il>. in joui
il pari pour Pétersbourg, il reuj » avertir le Isar . Peine
perdue. <>n ne le laisse pas approcher. L'infortuné réforma-
teur csi contraint de revenir à son villas usant d'avoir
péché par manque de persévérance. Soutalef n'a que quel"
ques centaines d'adeptes; mais ils ^"ui des milliers les
paysans qui, sans avoir le courage de l'appliquer, sympa-
thisent avec sa doctrine. Us ^unt légion les prophètes
innommés qui \<>nt prêchant au fond du peuple un sem-
blable évangile.
Les simples, les primitifs ne son! pas les seuls tour-
mentés du lu-soin d'une rénovation religieuse, il se ren-
contre aussi, dans les classes supérieures, parmi les en ilisés
el les raffinés, des Ames affamées de vérité el dégoûté
l;i fadeur des mois traditionnels que leur sert i n ses lourds
plais dur. le clergé officiel. La fin du dix-oew ième siècle eu
a rappelé le commencement, Gomme au temps de .Mm»' de
Krudener el de Spéransky, l pétersbourg
demi détachée de l'orthodoxie, semble parfois possédée du
besoin de croire à côté1. Comme lorsqu'ils se nourrissaient
de Saint-Martin et de Swedenborg, c'est le plus Bouvent de
l'étranger qn^ los délicats font venir leur pâture spirituelle.
Le beau monde de Pétersbourg a, sur la fin du règne
d'Alexandre II, donné un pendant à la 9tunda dus moujiks
1. M. E. M. de Vogtiè ; l.< Huihuh t*unse} \>. 31.
532 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
du midi. C'est ce qu'on pourrait appeler le stundisme des
salons. Dans la résidence impériale, le remueur des âmes
ne pouvait être un simple pasteur ou de vulgaires colo-
nistes allemands. Un monde aussi blasé voulait un autre
prophète. La parole de Dieu lui fut apportée par un lord
anglais. Celait chez lord Radstock une vocation; il avait
commencé son apostolat dès le collège d'Eton; il l'avait
continué dans l'armée de la reine. Il s'élait même, à son
passage, l'ait entendre dans quelques maisons de Paris. C'est
à Pétersbourg que ce missionnaire de qualité devait ré-
colter la plus ample moisson. Il y fut vite à la mode. Ses
familières homélies faisaient concurrence aux séances dos
s phites fort en vogue au même moment. Il prêchait dans
les soirées, ou au five o'clock tea, comme les prophètes
populaires autour du samovar, dans les tavernes. C'était,
d'habitude, en français que lord Radstock instruisait les
dames russes. Les sceptiques avaient beau jeu à railler le
lord apôtre1. Pour tomber sur le tapis des salons la se-
mence évangélique n'en levait pas moins.
Lord Radstock trouva un précieux auxiliaire dans un pro-
priétaire russe, riche, élégant, renommé en sa jeunesse
comme valseur, M. Pachkof. Une de ses anciennes dan-
seuses me racontait qu'il avait, un soir, entrepris de la
catéchiser pendant une mazurka. A M. Pachkof se joignirent
d'autres gentilshommes, notamment le comte Korf et jus-
qu'à un ancien ministre, le comte Alexis Bobrynsky.
Il serait injuste de ne voir dans le pàchkoviamé ou rad-
ttocttùme qu'un caprice de la mode. Lord Radstock était ap-
paru A Pétersbourg en 1878 el 1870, à une heure troublée,
.m début de la crise nihiliste, alors que nombre d'ames
dévoyées cherchaient, autour d'elles, nu consolateur ou
un guide. NI lord Radstock m If. Pachkof ne prétendaient
inventer une doctrine, ils évitaient les controverses dog-
matiques, se bornant à commenter l'Évangile. Une des
I. / I Litre d'un ieo satirique du prince Mechtchersky.
L'ÉVANGÉLISME DES SALONS : PACH KO VITES. 533
causés 'lu succès de cette sorte de revwal mondain, c'est
qu'il répondait A on besoin spirituel naguère encore trop
négligé du clergé orthodoxe. Les prêtres délaissant la pré-
dication, les laïques prêchaient h leur pla<
Les paehkovUeê ne sortent pas de 1 I ils montrent
combien, faute d'autorité doctrinale, il j >i de liberté pra-
tique dans les murs de cette vieille Église. En fait, l'ensei-
gnemenl de ces évangéliques orthodoxes a une teinte pro-
testante, calviniste; n repose sur la justification par la foi,
ce qui les sépare des sectaires tels que Soutalef, qui font
consister toute la religion dans les ûauvrei
croient avoir l'assurance d'ôti i quand lisse sentent
en union Intime avec le Sauveur. « Avex-vous Christ !
demandait lord Radstock à chacun de ses auditeurs; cher-
chez «'i vous trouvères. Tandis que le lord anglais ne
pouvait s'adresser qu'aux gens du monde, .M. Pachkofa
étendu son apostolat aui gens du peuple, Il réunissait, dans
son hôtel de Pétersboorg, des personnes de toute condition
auxquellesses amis et lui anseignaienl I chercher Christ .
C'était un phénomène nouveau no Russie que cette parole
distribuée à la fois sus hommes du commun et sus hommes
cultivés, si peu habituel d'ordinaire i se voir servir les
mêmes aliments intellectuels. Des sssemblées du même
genre axaient lieu à Moscou et en d'autres villes, bous le
patronage de dames qui se plaisaient a tan-' asseoir, dans
leurs salons, les valets derrière les maîtres. Il ne suffisait
pas à M. Pachkof d'évangéliser de sa bouche les ouvriers
et les paysans, il taisait traduire, pour eux, de cet
chers aux piétistes anglais. Traités et sermons étaient
répandus gratuitement par milliers d'exemplaires. M. Pach-
kof devint rapidement populaire parmi tes dissidents.
sectaires de passage dans la capitale allaient le voir.
Les fils de Soutalef expédiaient de Pétersbourg à leur père
les brochures pachkovites, M. Prougavine en a rencontré au
Caucase, dans l'Oural, en Sibérie.
Tant que le radstockisme était resté confiné dans les
534 LA RUSSIE ET LES RUSSKS.
classes privilégiées, le gouvernement ne s'en élait guère
inquiété; s'il est une liberté en Russie, c'est la liberté des
salons. Il en fut autrement lorsque, des corsages décolletés
et des habits noirs, la propagande passa a Yarmiak et au
touloup. Le peuple, avec sa logique naturelle, ne gardait
pas toujours, vis-à-vis de l'Église et du clergé, la déférence
de bon goût que continuaient à leur témoigner des esprits
dressés aux compromis de la vie mondaine. Il arriva, me
racontait un de mes amis, que des paysans, qui avaient
entendu M. Pachkof parler sur l'inutilité des cérémonies et
des observances, n'eurent rien de plus pressé, en rentrant
dans leur izba. que de jeter par la fenêtre leurs saintes
images. Le gouvernement impérial ne larda pas à prendre
des mesures contre les aristocrates prédicateurs. M. Pachkof
fut expulsé de Pélersbourg; interné d'abord dans ses terres,
il fut ensuite invité à voyager à l'étranger. Le comte Korf dut
également quitter la capitale. La société de propagande
l'ondée par ces messieurs a été dissoute en 1884; leur organe,
la Feuille évangélique du dimanche, a été supprimé. Le haut-
procureur du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, n'a pas traité
ipôlres en gants blancs avec beaucoup plus de mena*
gement8 que les prophètes en peau de mouton. <■ Jusque
dans la haute société, disaient ses rapports annuels, il s'est
rencontré des insensés qui ont abandonné la foi de leurs
pères pour drs doctrines absurdes, apportées par des sec-
taires de passage. Non contenl de leur reprocher de trou-
bler la foi des simples, M. Pobédonostsef les accusai! de
prêter un appui moral ei matériel aux séries du peuple,
notamment am Blundietes. Le beau monde tient rarement
en Russie contre la défaveur officielle. Le pachUornsme des
salons rsl déjà en décadence. Les rigueurs du pouvoir ne
semblent pas cependant avoir entièremenl arrêté la pro-
mets évangélique, en province du moins. En i««<-., par
exemple, i«' tribunal de Novgorod condamnai! ;'i la prison
deui hommes coupables d'avoir prêché ■• l'hérésie de Pach-
: ol L'année suivante, ou signalai! dans la même région
I,A RELIGION DB I.Km.N TOLSTOÏ. 535
un nouvel apôtre de la même doctrine1. Le haut-procureur
se plaint dans tei comptée rendue «lu aroeélytiamc de cor-
taine propriétaires*. Quand la vigilance «lu laïque berger
préposé à la garde des Ames russ, -s éloignerait tlu ber-
cail tous les loups déguieée en brebis, iionibreiieei reste-
raient les ouailles infectées d'une aorte .le protealantieme
inconscient Lord lUdaaock ne fût pae renu édifier l'arieto-
eratie péterebourgeoiee que l'érangélismc à demi nrjatiqne,
à demi rationaliste, n'en eût guère été moins fréquent chai
les orthodoxee du peuple ou du monde <| u i allument un»*
lampe au-dessus des teintée icon<
La parole » i « - vie qu'appellent, dee lalone comme de
Vizhn, les allâmes de justice el <!<■ \ » rit. , eat OU I dee
étrangère de L'apporter à la Rueaief x
des file de sa chair; et, entre loua, qui en semblait plue
capable qu'un de ade écrivain*, qu'un Doeiolerakj
ou un Tolstoï, un de rocaieora d'âmes qui
ont bu fondre en eux-mémee l'homme du peuple et l'homme
civilise, «i exprimer tous tea troublée et lee tourmente de
la pensée russe? La révélation attendue, Doetoferek] et
Tolstoï ont l'un el l'autri de la proférer; et tous
deux ont, à leur manière, annoncé le même meei
d'amour, l.a foi vive de Doetolevek] a'eal épanchée en une
sorte de mysticisme apocalyptique el humanitaire d'une
chaleur contagieuse, mais trop i agoe pour qu'on en pu
tirer un corps de doctrine. Il en Bel autrement de Tolstoï.
I. Wstnik Evropy, juin I8S6, fcrriar 188? tt. mm 1***.
.;. via>i. dana le compte rendra mr Pinnén 1885, M. Pobédonoataef tapotaS
l'apparition du petehktmùme dam le gonrerneaaenl A i la propa-
gande de la veuve d nu général. Mm- Ifebarkof.
3. Le radêtoekimaru a'ealpai la Mal emprunt récent de la toeUti nu
l'étranger. On peut encore mentionner un petit ?roup<- tflrwkujUet
leur bixarre hiérarchie d'apétree, de prophètes, de pasteurs, d'évangélietee.
La doctrine d'Ed. Irwing, née an Angleterre van is:;o, i été introduit!- ■>
Pétarabonrg par le l»r Dietmann. Ses adhérante ont un oratoire rue Ser-
guievsàam. On e i i » • parmi eu\ la prlneeoac D. K.. tonur dn gwmrmi généra]
du Cau<
536 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Moins modeste ou plus naïf, il n'a pas craint d'enseigner
un nouveau Christianisme. A ce titre, il nous appartient ;
il a sa place dans la galerie des sectaires contemporains
entre Soutaïef et M. Pachkof.
Chez Tolstoï tout est spontané, russe, national. Isolé de
la terre natale, il reste une énigme. Pour comprendre ses
idées religieuses et sociales, il faut replacer Léon Niko-
laïévitch dans le cadre de la vie russe, parmi ces paysans
qu'il a tant pratiqués. Il est, cet aristocrate, de la famille
des voyants et des saints du raskol. Sa religion est du
même sol que la leur; elle a un goût de terroir marqué. On
retrouverait les articles de son credo dans les hégaiements
• les apôtres de village. On dirait presque qu'il a condensé
et codifié les incohérentes doctrines des sectes populaires.
Il semble nous en donner la synthèse ou la somme, non
que le grand romancier ne soit qu'un écho ou un reflet du
moujik; — loin de là, peu d'hommes ont plus d'individua-
lité; il est, en toutes choses, enclin à rejeter les notions
reçues et à se faire sa foi à lui-même; — mais, en dépit do
son origine et de son éducation, c'est un esprit de même
trempe que ses paysans, un homme de même sang que
les prophètes rustiques. C'est, en quelque façon, un
mulokane ou un Soutaïef qui a passé par l'Université.
A vrai dire, le grand écrivain est, lui aussi, un primitif. Il
COIintlt l'art, les littératures, les sciences de l'Occident ; mais
tout cola n'a point entamé son âme russe. Mans la sphère
religieuse, comme dans le domaine social, Léon Niko-
laiévitcfa est presque aussi ingénu qu'un Soulaïef. Lui
au^si CTOil que la parole de salnl, le lalisman sacré qui
«luit guérir les plaies de l'humanité esl encore a découvrir;
el pour le trouver, il lui semble qu'il n'j a qu'à prendre
l'Évangile et à bien lire. Lui aussi, en matière lliéologi-
que ou économique, esl un autodidacte, cherchant Bolitat-
remeni la rérite dans la nuit à la lueur de sa lampe de pé-
trole. S'il Q'igDOre pat M qu'ont fail les autres avant lui,
il l'oublie volontiers, l'eu lui importe que le monde, déjà
L, TOLSTOÏ BT LES SECTAIRES DO PEUPLE. 537
vieux, ait peint'1 des Bièelei sur le saint livre *el Erar lei
éternelles énigmes, il ;t le goût du Boue pour la table
. Il prétend tout apprendre par ses propree lumières et
se persuade aisément que tout est encore à trouver. Tolstoï
s'étonne, un moment, d'avoir vu le premier ce que des
millions de chrétiens avaient cherché avant lui; mais cela
ne le t'ait pas douter de -a découverte, il a la confiance
l'adolescent ou de l'homme du peuple qui croit Qu'on peut
tout découvrir et loul résoudre, il ae (ait ïa religion,
Refipûm, comme il dit, < t comment la (ait-il?— comme les
réformateurs populaires.
C'est même méthode, mêmes procédés, il oui re l'Éi an(
et il l'interroge comme un livre uoiiv.au tombé du <i.-|
hier, \ apercevant do vérités Inconnues, des liés.
De même que Soutalef, il a one cinquantaine d'années quand
il s'avise de demander au viens livre la véritable doctrine
du Christ. I.a grande différence, c'est qui-, au tien de se
contenter des versions russe ou alavonne, Il recourt à I
ginal, au texte grec. Il se souvient de ses études classiques,
il s'aide îles meilleurs dictionnaires; mais tout cet appareil
scientifique ne change en réalité ni l< lés ni l<
sultats de son exégèse. Comme ses slnés du peuple, il suit
le texte sacré verset par rerseL Sun Interprétation est le
plus souvent littérale, et son érudition, parfois ingénieuse,
lui sert uniquement à démontrer que le sons littéral
le seul acceptable. Peu lui importe que le christianisme,
ainsi compris l'être la grande religion à la porter de
tous, pour devenir une sort.- de i tique pratiquée
par quelques élus. Le christianisme, tel que l'enseigne
l'Église, n'a pu transfigurer l'humanité : cela seul suffirait
à condamner l'Église; car, avec ses frères du peuple, ce
que Tolstoï exige de l'Évangile, ce n'est rien moins que la
transformation radicale des sociétés humaines.
Tolstoï n'a pas toujours été religieux, ou il l'a été long-
temps à son insu. Il avait seize ans quand un de
camarades lui annonça que, au collège, on avait découvert
538 LA RUSSIK ET I.KS RUSSES.
qu'il n'y avait pas de Dieu. « Pendant trente-cinq années
de nia vie, nous dit-il, j'ai été nihiliste dans l'exacte accep-
tion du mot, un homme qui ne croit à rien. » Gomment
s'est -il converti? Il l'a raconté dans sa Confession : ses
romans seuls nous l'auraient laissé deviner. P. Bezouchof
et Lévine nous ont fait assister à ses doutes et à ses luttes,
en nous laissant pressentir d'où lui viendraient la paix
et la lumière. Le pessimisme a été pour Tolstoï le fruit
amer du nihilisme. L'idée de la mort l'obsédait; l'ombre
de la mort se projetait pour lui sur toutes les joies de la
vie. Comme Lévine, il a songé à se tuer. D'où lui est venu
le salut? De là où il était venu à ses incarnations roma-
nesques, du moujik. Tolstoï avait remarqué que le mystère
de la vie semble plus obscur aux gens du monde qu'aux
gens du peuple. L'énigme qui tourmente l'homme instruit
n'existe pas pour des millions de créatures humaines. Elles
en ont trouvé le mot sans efforts, sans l'avoir cherché. Ce
que nul h' science n'eût pu lui apprendre, le sens de la vie
et de la mort, une vieille paysanne, sa nourrice, le savait;
elle avait la foi et ne connaissait aucun doute. Telle est
L'idée maîtresse de Léon Nikolaïévitch, idée encore bien
i usse. Pour comprendre la vie, il n'y a qu'à se mettre à
l'école des simples. Pareil à ses héros, Tolstoï a pris pour
initiateur un moujik. Il a, comme eux, rencontré son paysan
lateuT. Mais en revenant à la religion, Tolsloi ne re-
vient pas à l'orthodoxie: cl en cela encore il est l'élève de
nombre de paysans. Le secrel de la vie esl tombé des lèvres
• le Jésus, mais l'Église, dépositaire «le sa parole, l'a déna-
turée! Le christianisme <lu Christ a disparu bous les men-
teurs commentaires de ses Interprètes officiels; il était plus
difficile à retrouver que Bi l'Évangile ne nous fûl parvenu
qu'à demi effacé <>u brûlé, parmi ces manuscrits «le Pompéi
réduits ''M cendres.
Un a-l-il donc découvert ce Sannale que ni Grec, QJ Latin,
m Germain n'aient aperçu avant luiî 11 b découvert la
morale évangéiique enfouie, depuis quinze cents ans, sons
I.. toi.stoï : LE VRAI CHRISTIANISME.
l'amas des compromis mondains. Il s lu le Sermon sur la
montagne et il a vu que le fondement de la foi chrétienne,
c'est de ne pas résister sui mécbsnli seils, d'une
sublimité déconcertante pour la nalura humaine, Eeme et
Byzance n'osaient en recommander la mise en pratique
qu'à l'ombre des clotlres, aui exilés volontaires du siècle;
le Eusse l'impose à chaque chrétien. C'esl en sui qu'il fait
consister t<»ui le christianisme. La elefde la doctrine
la paroi»- de saint Mathieu : H a été dit : «iil pour "-il ri
dent pour dent; et moi j<v roua dis de ne point résister an
mal qu'on % <oii roua Bain ta résister sui méchante.
tel eal le • pivol de l'enseignement de Jésus, le centra
de sa doctrine. Tendre l'autre joue, voilà le précepte est
Bel, la règle poaitive prescrite |>ar le M.tilre. \pre>
esi-il possible de bs dire chrétien <it d'avoir une poli
des prisons? Bat-il possible de eonfoaaer Jésus-Chris! et.
en même temps, de Iras ailler avec préméditation à l'or-
ganisation de la propriété, des tribunaux, de l'État,
armées? d'organiser en un mol une exiatence contraire à la
doctrine de Jésus ? Jésus s dit: Ne jures pas, el Tolatol,
appuyé sur le texte grec, prouve que «rite prohibition
ne peut avoir qu'un Bons : N'ayez pas de tribunaux, i
a dit : Ne tue/ pas; al cela ne peut s'entendre que d'une
manière: N'ayez pas d'armée, ne laites point la guerre.
Jésus a dit .- Ne jure/ pas; ri cela signifie : Ne prêtes serment
ni aux tribunaux ni au tsar. Ainsi de suite de loua les con-
seils évangéliques, érigés en préceptes abeolus, en nouveau
décalogue imposé aux peuples non moins qu'aux individus.
Le mystérieux parrain du Filleul lui apprend qu'on ne
détruit pas le mal par la justice, par la prison ou la mort;
que le mal se multiplie par le mal: que plus les nommes
le poursuivent, plus ils t'accroissent. ir<m Ptmoéctfa nous
l'ait, voir qu'une nation qui ne se défend pas n'a rien à
craindre de ses voisins. Pour désarmer les envahisseurs,
le peuple envahi n'a qu'à tout leur livrer. Hue le Ku-
tienne en paix, ni le Turc ni l'Allemand ne le molesteront,
540 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
L'Évangile, ainsi entendu, est la négation de l'État, de la
société, de la civilisation. Tolstoï n'en a cure. Il ne porte
guère plus d'intérêt à l'État que le raskolnik qui voit dans
l'État le royaume de l'Enfer. En vrai Russe et en Vieux-
Russe, il ne recule devant aucune conséquence de sa doc-
trine. Pour l'auteur de Ma Religion, Église, Etat, culture,
science, ne sont que des idoles creuses, condamnées par
Jésus, parles prophètes et tous les vrais sages, « comme le
mal, comme la source de perdition ». Il croit, à sa façon,
au règne de Satan. 11 veut, lui aussi, détruire cette société
maudite et renouveler la face de la terre. Pour cela, il suffit
d'appliquer les préceptes évangéliques. Les hommes n'ont
qu'à vivre en frères; ils réaliseront ici-bas le royaume de
Dieu, qui n'est que la paix parmi les hommes.
Sont-ce là des idées nouvelles sur la terre russe? Ne
reconnaissons-nous point, dans l'enseignement du grand
romancier, ce que nous avons maintes fois rencontré chez
d'obscurs réformateurs de villages? N'est-ce point, par
exemple, ce que balbutiaient, à leur manière, molo/canes ou
doukhobortses, ce qu'ils ont essayé de réaliser dans leurs
colonies de la Mololchna? Ne prétendaient-ils pus, eux
aussi, établir ici-bas le règne de Dieu en fondant la fra-
ternité et l'égalité? N'ont-ils pas, longtemps avant Tolstoï,
prohibé le serment et déclaré que les enfants de Dieu
n'avaient que faire des tribunaux et des lois humaines?
Y;i\,iinii-ils pas déjà condamné la guerre et l'état mili-
taire, d'accord, en cela, avec des chrétiens de (oui temps
et de tout pays, des qudkan anglais aux mennoniles
allemands? Car il \ a bien des vieilleries dans toutes ces
nouveautés; s'il esl quelque chose <ie propre à Tolstoï, ce
n'est guère que l'accenl de tendresse de sa charité. El cette
tendresse même se retrouve «lie/, nombre de Bes émules du
peuple. Des moujiks onl prêché avanl lui que tout le chris-
tianisme était dans l'amour. Pour savoir ce qui fait vivre
leêhommêêf Soutalef n'a pas attendu la révélation du i>r<>-
phète d'Iasnala Poliana. Entre i<- paysan de Tver et l'ancien
I.. TOLSTOÏ : SON RATIONALISME. 541
seigneur, la ressemblant al au fond même
doctrine, et si l'un a emprunté a l'autre, ce c'est pas le
paj -.-in.
Tolstoï ;i vu Soutalef; il l'a consulté sur les maux du
peuple; il a appris de lui le secret d'être utile aux inis.'-i ai
Singulière rencontre que celle du moujik Inculte et de
l'aristocratique écrivain, dans 1»' paye du monde où il
le plus d'intervalle entre les deui extrémités de la société I
Tolstoï ne l'a point caché, celui des deux qui a 1<- plus reçu,
: lui, el que pourrait, d'ailleurs, an homme du monde
enseigner à un homme du peuple 1 Ce que le gentilhomme
civilisé formulait dans ion cahioet <in belles maximes, le
tailleur de pierre l'avait déjà mis en pratique. plUfl
encore que la parole de Soutalef, a été pour Tolstoï une
révélation. Il savait que le Ma de Soutalef s'était 11
mettre au cachot plutôt que de porter un fusil el de pi
serment. Il savait que Soutalef ne souffrait ni clôture ni
serrure, qu'il laissait ses granges el ses armoires ouvertes,
et que, lorsqu'on l»' volait, son premier -«"in était de mettre
ses voleurs en liberté. Soutalef a été le maître; Tolstoï, le
disciple, l'évangéliste ou le docteur, qui tient la plume .-t
expose la doctrine : il a été le Piston du rustique Socrste.
Autre ressemblance entre Tolstoï et maints apôtres du
peuple. Pour prendre à la lettre le Sermon -»ur la montai
Tolstoï, comme Soutalef, comme les molokatu -, n'en est pas
moins rationaliste à sa manière. De même que Soutalef, il
s'inquiète peu du dogme. Sa religion n'a en rue que la rie,
Soutalef ignore ce qu'il j a là-bas, derrière le ciel; Tolstoï
nie catégoriquement la vie future. En devenant ehrétien, il
e>l pesté nihiliste. Il n'admet, pour l'homme, d'autre immor-
talité que celle de l'humanité. A l'en croire, le vrai chris-
tianisme n'en connaît pas d'autre Jé>us, dit-il, a toujours
enseigné le renoncement à la vie personnelle; or la doctrine
de l'immortalité individuelle, qui affirme la perman<
de la personnalité, est en opposition avee cet enseigne-
ment. La survivance de l'Ame à la mort n'est, comme la
542 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
résurrection des corps, qu'une superstition contraire à
l'esprit de l'Évangile.
D'accord avec Soutaïef, avec les doukhobortses et tant d'au-
livs. Tolstoï place le salut en cette vie. C'est ici-bas qu'il
prétend construire la Jérusalem divine. Il n'attend pas pour
cela que le Christ descende sur les nuées: il ne croit ni aux
prophéties ni aux miracles. Il est millénaire, mais à la façon
de Comte ou de Fourier. La différence, c'est que la clef de
son paradis, il ne la demande ni à la science, ni à la
richesse, ni à la politique, les sachant impuissantes pour
le bonheur. La transformation de l'humanité, il ne l'espère
que de la transformation intérieure de l'homme; cl en cela
il esl assurémentplus sage que la plupart des réformateurs
qui raillent ses utopies. De même que ses humides frères
du peuple, il cherche la roule des Eaux-Blanches, des mysté-
rieuses Hélovody, où il n'y a ni pope, ni ispravnik, ni col-
lecteur d'impôts, ni capitaine de recrutement. Cet Eldorado,
il peut se vanter d'en avoir découvert le chemin. Pour
renlrer au paradis retrouvé, l'humanité n'aurait qu'à le
suivre; elle n'a qu'à quitter le péché et à pratiquer
l'amour. Si les hommes vivaient en frères, ils n'auraient
besoin ni de gendarmes, ni de soldats, ni de tribunaux.
L'erreur esl de croire que l'humanité en masse puisse
jamais suivre l'étroil sculier du renoncement, el tout un
peuple passer par la porte basse iit> l'abnégation.
Ce que Tolstoï oublie trop, c'est la nature humaine, ou.
ce qui revieol au même, c'est le vieux dogme de la chute,
qui symbolise les misères et les faiblesses de notre nature,
il semble parfois croire à la bonté native de l'homme,
croire qu'il suffirai! de le délier de tout lien pour le rendre
I Dans sa confiance en la discipline intérieure, il ne
tolère de contrainte d'aucune sorte* Ce que les croyants
ii'atieinieni que de la grâce, il semble l'attendre de la na-
ture, que toute sa doctrine \ lolente<
Quel esl l'Idéal politique el soda] de ce mystique qui
prétend imposer aui hommes une vie si contraire à tous
I.. TOLSTOÏ : SON IDÉAL SOCIAL. 543
les appétits <iu vieil homme ! i bien d< a égards, le
retour à l'état de nature, après avoir, il esl vrai, extirpé île
l'homme de la nature ks plus invétérés des instincts na-
turels. L'bomanité doit renoncer A toul ce qai t'ait l'hon-
neur, la beauté, la sécurité de la vie. Tolstoï reprend le
paradoxe de Rousseau. Seulement1 chez lui. l'être abstrait
«1rs philosophes du dix-huitième siècle esl devenu un
vivant; » l'homme de la nature a pris corps dans i<
moujik. Gomme Rousseau, Tolstoï croil que. pour être
heureux, les hommes n'ont qu'A s'émanciper des besoins
factices de la civilisation. Ne lui objectes pas le |
l'industrie, la science, l'art : autant de grands mots rides.
Sou dédain «le la civilisation, pour laquelle il i des IraiU
plus durs que lean-Jacques, Léon Nikolaléi itefa ne le puise
pas dans sa misanthropie ou dans les déceptions de sou
amour-propre, mais dans sa compassion pour la souf-
france humaine. Avec nombre de réformateurs populaire s,
il se persuade que la pauvreté des uns provient de l'opu-
lence des autres; qu'accorder à ceux-ci le superflu i
enlever à ceux-là le nécessaire. Pour lui aussi, iout homme
qui vit de ses revenus est un parasite, pareil au puceron
qui dévore les feuilles de l'arbre tpii le poi le . Pour lui
aussi, l'intérêt de l'argent ssl une iniquité, Il n'a i
de sarcasmes pour • ce rouble fantastique dont ou n .
chaque année quelques Itopeks sans l'épuiser jamais. Il va
plus loin, il bannit de sa république l'argent, qui permet A
l'homme de s'approprier te travail d'autrui et <pii s rétabli
un nouvel esclavage plus dur que l'ancien, l'eseta
impersonnel., plus inhumain que l'enclavai nnel. Si
chaque famille ne peut produire ce qu'elle consomme, il
veut que les produits soient échangés en nature.
Tout homme doit vivre du travail de SOS mains, à la
sueur de son front, dit l'Ecriture. Ici encore, Tolstoï ren-
chérit sur Rousseau; mais, pour lui, le travail n'est pas
seulement un devoir, c'est un remède moral, c'est l'agent
du salut Encore une idée qui lui est commune avec maint
544 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sectaire du peuple. Les molokanes aussi érigent le travail
en devoir religieux, affirmant qu'il est aussi indispensable
à l'homme que le pain et l'air. On a dit que Tolstoï pré-
conisait le travail manuel comme un contrepoids au tra-
vail cérébral, par hygiène, pour maintenir l'équilibre de
l'être humain. Ce n'est ni son unique ni son principal
motif. Cet ouvrier de la pensée affiche pour le travail mus-
culaire l'estime et le goût exclusifs du bas peuple. Tel de
ses conles raille avec âprcté le stérile labeur de la léte. Le
travail par excellence est le travail de la terre; tous les
hommes devraient en vivre. Cela encore est bien russe.
Tolstoï a publié, à ses frais, un opuscule d'un sabbatiste, où
il est démontré, d'après la Bible, que tout homme doit re-
muer la terre, au moins trente-cinq jours par an. Le tra-
vail industriel, non moins malsain pour l'âme que pour le
corps, devrait être aboli, et les villes, supprimées. Tolstoï
a pour ces Babylones impures la répulsion de Verront, 11
faut quitter les villes où « l'on consomme sans produire »,
pour vivre aux champs, en renonçant à tous les besoins
artificiels de la \\g urbaine. Le problème du paupérisme
est simple; Soulaïef l'a résolu d'un mot : il n'y a qu'à re-
liait ir les pauvres dos \illes entre les izbas des paysans.
Sa doctrine, le réformateur l'a mise lui-même on pratique,
autant que peu! le faire un Russe de sa classe. S'il n'a pas
distribué ses biens aux pauvres, c'est par scrupule de père
de famille, cl aussi parce <pic l'aumône ne sert d'habitude
à rien : ce n'est pas avec de l'argent qu'on peut secourir son
prochain. Tolstoï x î i à la campagne; il laboure, il fane, il
moissonne de ses mains, et sa robuste santé s'en trouve
bien, car il n'a rien (l'un détraqué ou d'un névropathe, ce
philosophe. Ce n'est pas, comme Dostolevsky, un ôpilep-
tique. De même .pie le paysan russe, il a Bon métier pour
l'hiver, il t'ait des bottes qui se vendenl bien, t'n jour,
-lie/ un de ses amis, il en découvrit une paire dans nue
vitrine, avec cette étiquette : i:<>ttrs faites par le comte
il U n'est pas seulement cordonnier, il sait encore
LE TOLBTOlSME ET LE BOUDDHISME. 545
réparer les poêles; mais c'est toujours la terre qui garde
ges préférences; ta large main qoi a écrit G
délecte à conduire la charme. Pour prendre en pitié les
faiseurs de livres, Tolstoï n'a pas cependant jeté la plume.
Il ne sème pas seulement le seigle ou l'avoine, il esl aussi
un semeur d'idées, un laboureur d'âmes. Il se platl à défri-
cher l'espril inculte de ses frères du peuple; les vérités
qu'il adécouvertes, il les répand & poi^ ir les champs
\ larges de la Russie paysanne*
On s rapproché Tolstoï de Schepenhaoer, On i un
à sa doctrine une saveur hindoue, comme si tout l'effort
religieux de la Russie aboutissait à une sorte de bouddhisme
chrétien. Cela esl vrai et cela est faux. Par le poeafnilame
de son point de départ, par son indifférence pour tout pro-
grès et son exaltation des humbles, par sa philosophie do
renoncement et sa religion de charité sans Dieu, par son
dogme débilitant de la non-résistance au mal, Tolstoï touche
au bouddhisme. On dirait que le réformateur de Toula esl
né Bur les croupes fabuleuses du mont Mérou. Hais la
ressemblance est preequetoot ontière dans le dogme, dans
les Dotions théoriques. Nulle part, mieux qu'en cette simi-
litude de croyances et de systèmes, n'éclate la divergence
del'espril russe et du génie de l'Inde. Tolstoï s beau cher-
cher la délivrance dans 1«> dépouillement de la personna-
lité, au moment où il semble près de s'abîmer dans le
bouddhisme, il lui tourne résolument l< . on-
ception de la vie pratique. Le modèle de l'énergique m
sonneur de lasnala Poliana n'est pas le fakir émacié ou
le richà accroupi en méditation solitaire, immobile, l'oeil
fixé sur sou nombril. Pour interdire de résister aux mé-
chants, il ne recommande ni la passivité ni l'alaraxi<
doctrine est mystique plutôt qu'ascétique; elle préconis*
l'action, non la contemplation1. Ce Russe échappe au boud-
1. Ce ^oi'il de l'action Ml d'autant plus ix remarquer chez Tolstoï qu'aucun
contemporain oo s'est plus observé et anarjoi loi h*mo3 qu'aucun o'o été
m. 35
546 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
dhisme par l'amour du travail, de l'elTort, du labeur mus-
culaire. A cela seul se reconnaîtrait l'homme du Nord. S'il
enseigne la fuite des villes et le renoncement aux commo-
dités delà vie. ce n'est pas pour emmener ses disciples faire
pénitence au désert, ou les vouer, dans une étroite cellule.
aux austérités et à la prière. C'est encore moins pour qu'ils
aillent, dans les grottes des vihumx. anticiper sur le repos
du nirvana. Tolstoï semble faire peu de cas des jeûnes et
des oraisons. De même, lui si enclin à prendre les conseils
évangéliques à la lettre, il ne prêche pas le célibat; il n'est
pas, comme le xhopels ou comme Schopenhauer, l'ennemi
de la génération ; il se contente d'enjoindre à chaque
homme de n'aimer qu'une femme. Pour lui, l'affranchis-
sement des maux de la vie est dans l'action, dans le
développement de l'énergie physique, pour ne pas dire de
l'énergie animale. Heureuse inconséquence! par une sorte
de duperie du tempérament septentrional, ce Slave, en
route pour le quiétisme, aboutit à la loi du travail, à la
rédemption par le travail.
Ce n'est point la seule différence, on pourrait dire la
seule opposition, entre le « tolstoïsme» et le bouddhisme.
Les deux doctrines diffèrent presque autant par la notion
du salut que par les voies de salut. Le bouddhiste a sur-
tout en vue le salut de l'individu, la délivrance person-
nelle. Tolstoï, connue la plupart des liussrs, songe surtout
au salut des hommes, à la délivrance de la collectivité, à
la régénération de la société: et cette œuvre de salut, il
prétend l'accomplir sur celte terre, dans cette vie, qui ne
ni parait mauvaise qu'autan! qu'elle n'esl pas sanctifiée
par l'amour.
i.i doctrine de Tolstoï esl peut-être moins une sorte de
bouddhisme chrétien que de nihilisme chrétien. Chez lui,
ce n'esl pas seulement le théologien ou le philosophe qui
, i nihiliste, c'esl aussi le politique, h- réformateur social.
,i;i\.uii> ■■■ i' i •■• tatou de m propre ptnai e âê m propre* lentixnonts, étal
<■ tfviU ri i.i volonté.
LE TOLSTOÏSME KT LE NIHILISME.
lie tnéme que Soutaïef, il n'est, -<i I on peu! accoler l<>>;
deux mots, qu'an nihiliste évangélique. Sur bien
points, il es! d'accord svec les nihilistes révolutionnaires,
qui, eus aussi, Boni à leur façon des homn» - de foi.
Sauf son aversion pour 11 I • 1 1 1 • - et encore pareil senli-
iiH ni s'est-il rencontré chez plusieurs d unie . les
idées de Tolstoï son! fort voisines très . me d
un réfugié russe. Lavrofi écrit un article pour le démon-
trer '. En vérité, peu de niveleurs révenl autant de démoli-
tions que cel apôtre <!<• la eharitié. H dép iveul lea
Bakounine el les Kropotkine, Au. un de ses compatriotes n'a
été i»lus dur pour le capital, aucun n'a été plua ferm menl
internationaliste. « Ce qui me paraissail bonteui el mau-
vais, lit-on dans Ma Religion, le renoneemenl I la patrie
d le cosmopolitisme, me pareil bon el grand. Bur l'armée,
sur la justice, sur la loi, il i les principes de Kropotkine.
avec lui. il croirait volontiers que Le moyen .1.' supprimer l«'
crime aérait de raser les prisons el de brûler l< -
Que l'on compare deui livres parus en français, la m»
année i§85 , Ma Religion, de Tolstoï, el les P
voUé, de Kropotkine : les conclusions sont analogues. Quoi
d'étonnant? le prince révolutionnaire el l<- théosophe athée
sont tous deux des voyants ri des croyants. Ils <>nt eu la
I. Parmi lea révolatioanairea rnaaea, il ~'.-n ail rencontre dont l<
l'emploi de la force contre la oui reaeaanblaîeaJ liaguitèremeal ;i cal
Tolstoï. Vers 1875, au débat de la «ris.- nihflrrtit, il s'étail forme oa _'rou|>e
dont lea chefs Tchatkovsk^ el Malikof, toal m rejetas! I
l>li-i. réprouvaient toute mesure de violence, lia doaaaieol t leur doctrine na
caractère religieux, précbaal la dmniaaUoa de l'homme oa, comme Ha
disaient, la religion de l'humanité divine : religuia I
D'après eux, le Dieu, vainement cherché aa ciel, eet ea nooa; t< >ut ti. .m n !•- :i
au fond de son moi l'être absolu, tout homme est Dtev. Paù ft oa
être humain est an sacrilège. Enaeigner aux bommes leur divinité est la
voie de si lut. Aux violences du pouvoir, les persécutés ne doivent opposer que
l'affirmation de leur divinité. Pour transformer la société, Il n"\ a qu'à donner
conscience aux hommes de leur dignité divine. On voit que lea idées d
hommes-dieux rappelaient celles dea doukhoborise$ , ea même temps q
anticipaient sur celles de Tolstoï. Lee botnmea--dieax a*exiateal plu-uujnir-
d'hui a Triai de groupe. Malikof est redevenu orthodoxe
548 Là RUSSIE ET LES RUSSES.
même vision. Non moins que Bakounine ou Kropotkine,
Tolstoï est anarchiste ou partisan de « l'an-archie ». Une
société amorphe ne l'effrayerait pas. Détruisez tout gouver-
nement: de ce qu'on appelle le désordre sortira « un ordre
libre ». Il en ferait volontiers l'expérience pour les peuples,
comme il l'a faite pour son école de Iasnaïa Poliana. Une
fois livrés à eux-mêmes, les hommes, comme ses petits
moujiks, feraient régner parmi eux la justice et la paix.
Ici encore, entre ce nihiliste et les autres, il y a une dif-
férence capitale. Ce n'est pas seulement la dynamite en
moins, c'est que toutes les espérances de Tolstoï portent
sur une chose dédaignée de la plupart des socialistes, la
religion et la fraternité chrétienne. Pour élever l'humanité
jusqu'au nouveau paradis, il a un levier, l'Évangile. A qui
saurait éliminer l'intérêt personnel, il serait aisé de refaire
une autre société, une autre économie politique. Par là
même, comme nous le disions de ses ignorants devanciers,
molokane8 ou communistes, ce visionnaire religieux est
moins chimérique que les utopistes révolutionnaires. Sou
rêve de régénération sociale, il dépendrait de l'humanité
de le réaliser. Pour faire de cette misérable terre une de-
meure céleste, les hommes n'auraient guère qu'à mettre
<ii pratique le Sermon sur la Montagne. Ce qui esl chimé-
rique, devons-nous répéter à Tolstoï, ce n'est pas voire
panacée ôvangélique, c'est l'espoir de la faire adopter de
tout un peuple, fût-ce votre bon et grand peuple russe.
N'importe, Tolstoï ;» raison dans s;i folie. Les fous, peut-il
dire, sont les hommes assez, aveugles pour refuser de le
Sllis le.
Malgré ses illusions et ses outrances, la doctrine de
Tolstoï est d'un esprit sain. La terre promise éternellement
, il la cherche au dedans de l'homme plutôt qu'au
dehors, il aenl l'impuissance des révolutions, l'insuffisance
des Ims et de la science elle-même pour transformer les
lociétés. il professe que, pour supprimer la misère, il faut
upprimer le ricôi n affirme que toui progrès social doit
LE TOLSTOfSME: L'APOSTOLAT DU PEDPLB. 549
avoir pour principe un progrès moral. Par là son enseigne-
ment eel bienfaisant. Ce démophile n'est pas an adulateur
du peuple. 11 lui prêche l'émancipation par la eonversioo.
En histoire, il est vrai, dans la guerre comme dans la paix,
Tolstoï ne croit qu'au peuple, aux n mv.
Innés inconaeientea, aui iofinimeol petita. il eal étrai
au cuite des héros: l'esprit russe, dit-il, ne reconnaît j
de grands hommes. A les feux, i est le aoMal qui gagne
les batailles; le général n'j est pour rieur*. Mais, pour
tout attribuer au peuple et à l'homme du peuple, H n'a
garde d'en bure un Dieu, il est auaai réfi I l'idolaV
trie démocratique qu'au aeroee' wonhip.
s'il l'exalte en raee de l'homme eivil portraits du
moujik n'ont rien de Datte. Sea payaanneriea ne sont
tii's idyllea; sea paysana semblent souvent ce que H. Taine
appelait un jour : des pocharda mystiques. Qu'on lise la
Puiiganci roletol mootre aea villageois en-
gluée dans le péché , pareila à dea brutes abjectes. Par
où ae relève ce moujik, qu'ileeplalt, en même lem]
baiaser et à offrir en modèle' Par la charité» par la bi. Bon
héros Favori eal Aidm, !•' vieux paysan vidangeur dont toute
parole est un bégayement; plus l'homme semble bas al
borné, plus Tolstoï i dejoieà faire éclater chez lui ce qui
l'ait la vraie grandeur de l'homme, le aentimenl moral, Au
fond des lénèbres opaques qui pèsent sur sea paysans, il
aime à l'aire briller la petite lueur de la COUI pâle
Veilleuae qui tremble dans la nuit de leurànie. Ceët là, dans
leur cœur, qu'est le principe de I ration dea m
râbles; de là seulement peut leur venir la Maie lum.
L'apostolat du peuple, telle est la mission que Tolsloï
semble avoir donnée à >;i verte vieillesse. Lui aussi «est
allé SU peuple »; il s'e>l plu à en partager la \ie et lefl la-
beurs; mais, plus heureux que les révolutionnaires
1. Voir la belle conférence de M. .Mb. Sorel sur Tolstoï historien. Heitit
Bleue, 14 avril L888.
550 LA RUSSIE ET LES BUSSES.
prédécesseurs, il a su parler la langue du moujik et s'en
faire comprendre. Il est allé au peuple, non pour attiser
ses haines et ses convoitises, mais pour lui apprendre
l'amour et le sacrifice. Racine, ayant renoncé au théâ-
tre, versifiait des tragédies bibliques que les jeunes
iillcs nobles jouaient devant le grand roi. Tolstoï, ayant
renoncé au roman, écrit des contes populaires qu'il l'ail
vendre par des colporteurs quelques kopeks, sans accepter
aucun droit d'auteur. « Naguère, disait-il. en 1886, à M. Da-
nilevsky, nous comptions en Russie quelques milliers de
lecteurs; aujourd'hui, ces milliers sont devenus des mil-
lions, et ces millions d'hommes sont la, devant nous,
comme des oiseaux affamés, le bec ouvert, et nous disant :
« Messieurs les écrivains, jetez-nous quelque nourriture, à
« nous qui avons faim de la parole vivante. »Et lui, l'auteur
de Guerre et Paix, il leur donne la becquée, distribuant à
ces humbles la pâture qui leur convient, des contes cl des
légendes. Il s'en vend des millions d'exemplaires; c'est
que Tolstoï parle au peuple selon le cœur du peuple. Il a,
dans ses légendes, adopté les croyances de ses nouveaux
lecteurs; son rationalisme ne proscrit plus les miracles el
le surnaturel. Alors même que. chez lui, l'écrivain sem-
blait mort dans le chrétien, il a ouvert aux lettres russes
une veine nouvelle, nationale à la fois et populaire. Au
point de vue même de l'art, à ce point <lc vue Inférieur el
païen dont il rougirait «l'avoir souci, ses œuvres morales
ne Boni pas sans beauté, il a retrouvé la parabole évangé-
lique, ce qui n'était guère permis qu'à un Russe écrivant
pour des tinsses. Kn travaillant à l'édification de ses frères,
il a fait, malgré lui, mu\ re d'artiste.
ne sont plus les grands écrivains qui accomplissent
l< m révolutions religieuses. Léon Nikolalévitch a peu! être
moins de disciples que les apôtres en kaftan ou en touloup.
Sa doctrine manque trop d'ossature dogmatique pour
ir de squelette à une ie< te, A une Église, tiares sont les
adeptes qui mettent ses préceptes en pratique. Çà el lé
LE TOLSTOÏSME. 551
quelques propriétaire! exemple, de vivre en
paysans sur leur bien seigneurial* Pour ne pas se con-
vertira m religion) la Buasie n'en resaenl pas moins l'in-
fluence de renseignement de Tolstoï. Sous leur l<'_
enveloppe de moralités si de légendes, i le Léon
Nikolaïévitch ressemblent i d nportées
au loin parle vent. Offert sous cette forme enfantii
vêtu d'un merveilleux naïf, i<- ■ lolstolsme . ramené à une
sorti- «le poème <ic charité et de fraternité) <■ une
vérité idéale, oe fût-ce que cette antique et banale r<
que ni la science, ni le progrès matériel, ni l'argent, ni les
machines ne possèdent le secret «lu bonheur Cent là nne
vieillerie <|u il est bon à un peuple de l'entendre rappeler
au soir d'un siècle; et, pour le faire en des contas d'en-
fants, l'auteur du Patata/ n'est pas tombé en enfano
i. si ii- ktèaaieligieaaee de Doetoleveky .oui-! tua arrêté*,
il aérai! intéreeaanl de Im comparai I i • h. - de rolflol. Bllea lant reaaeeaMast
parfois singulièrement, loul eo gardant un ml .-t romane nn
accent différent Qu'on prenne notamaeeBl la lin da dandei roanaa de
Dostoïevski '■ imoso/1, on > retrouvera bien dea traita do toi*"
toïsme, Ainai, daaa le myatérieoi diaooun qu'il tiead ma diaciple
Alexis, II- moine Zoaima loi révèle que toute la gloire da fhoaaai
1'acUoa et daai la charité; que le rrai paradia eal daaa la rie al daaa
l'amour; que l'onforeal leauppliee da eau ajuj m aeveaal : ■ il lui
•lit ijni> g eat le peuple oui porta an germa (e aalul de b luaeie al de l buma
nité; el que plua humble, al |>lu> voiaine de la la coadUioa de
l'homme, plus il ,•>! praa de la reritéi parti au il eal prèa de la aateve. Il lui
apprend que satialain at lea multiplier; <\u,é la science du
monde eal mensonge et taliberi que le peuple doit réprouver
l'emploi des moyens violents prêches par l que la t";
avec lea doux el que le temps du règ*
sur les lèvrea mortes du P. Zoaime, à la Ba de ce romai judiciaire, jusqu'à
la Ihèae chère à TolatoT, que le juge a ■ pas le droit :
CHAPITRE XI
Situation légale du raskol et des sectes. — Comment la conduite du gouver-
nement à l'égard du raskol a souvent changé. Appel de l'Église au bras
séculier. Longues persécutions. Incohérence de la législation. — De l'em-
ploi des^ioyens spirituels dans la lutte contre le raskol. Colloques ou dis-
cus-ions publiques entre orthodoxes et r<tskulniks. — Droits nouvellement
reconnus aux dissidents. Leur attitude vis-à-vis des nihilistes, avantages
qu'ils en ont retirés. Comment leur émancipation est loin d'être complète.
— Conclusion du IIIe livre. Les sectes et l'avenir religieux de la Russie.
Peut-il sortir des hérésies russes une nouvelle forme du Christianisme '.'
La conduite du gouvernement à l'égard des sectes natio-
nales a singulièrement varié suivant les époques. Du dix-
septième siècle à la fin du dix-neuvième, elle a passé par
trois phases principales. Le tsar Alexis et son fils Féodor
persécutaient les dissidents comme des hérétiques en
révolte contre l'Église; Pierre le Grand les poursuivait
comme des perturbateurs rebelles aux réformes impériales;
Catherine 11 et ses descendants les ont traités successive-
ment avec douceur el avec rigueur, cherchant tantôt à l«is
ramener à l'Église, tantôt à les réconcilier avec l'État.
i»;ius cette dernière période, la politique impériale perd
tout esprit de suite; les raskohikt sont tour à tour frappés
et tolérés, rassurée et menacés, selon l'humeur du sou-
verain et le \ <'ii i du moment
rtains orthodoxes font gloire à l'Église russe de
o'avoir jamais employé la contrainte en matière de r<>i.
Cette assertion est contredite par toute l'histoire du raskol.
.\, h. vois pas que l'Église ait eu de scrupule à recourir
bu bras séculier. Torture, exil, bûcher, tous les châti-
ments usités <'n Occident contre les hérétiques oui été
L'ÉGLISE BT LA PERSÉCUTION DO RASKOL. 553
infligés au\ roêkotnifes, sur les instance! du clergé. L
concile de 1666 réclamait contre eus les pénalitéfl civiles.
Le patriarche Joachim n'hésitait pas à déclarer, en 1682,
à l'un des martyrs de la vieille foi, su pied du bûcher, que
les flammes allaient s'allumer pour \< H du
reproche d'hérésie. « QueN spétree onl enseigné I main-
tenir la foi par le fou, par le knout, par la potence 1 de-
mandait, dans son autobiographie, te protopope awakoum.
On lui répondit eu le brûlant, si Pierre le Grand remplaça
les Bupplices par des mesures BsceleS; si, su souffla de
l'Occident, ses héritière se sont peu à pan montrée plus
tolérants, le mérite en w\ ient surtout soi souverains, i l'in-
telligence d'une Catherine il. au coeur dea broie aJexandre.
Que le clergé ait, contre lesadversai] aruà Is
prison, aux amendes, à la déportation, i la privatioa
droite civils, rien de surprenant L'Église étant une insti-
tution d'État, il était naturel qu'elle eoinhatiii le schisme
avec les forces e( les armes de l'État L'administration et
la poliee étaient les au\iliaire> indiquée du clergé. Kncore
aujourd'hui, l'ingérence du pouvoir eJvU dans les afla
spirituelles est consacrée par plus de mille articles des
codes russes, l'our L'aider son Iroupeau. le pope s'en
remettait à la police, qui, ■ par force, à coupa de fouet,
ramenait au bercail les brebifl i aune la
police n'avait en ces affaires qu'un intérêt de service,
comme elle s'en prenait au\ corps et non BUS eOBUTS, la
guerre faite au roasoi était presque toute extérieure. Selon
une remarque (fAksakof, dans ie> choses de l'Église,
comme dans les autres, ce qu'on tenait à garder, c'était
surtout l'apparence, le décorum3. Au pope, comme à
1. Œuvrât 4'Amm Akaakvf. t. IV. p. SI, 9%. Aillera, duai ne lettre
encore inetlito, le célèbre slavopbilc écrivait à mm père (30 octobre 18ôo) : « La
Russie sera bientôl partagée ea deux moitiés : du cote do monde officiel
[keuny), du gouvernement, de la nobtaese ÏBCiédoJe et da clergé qui détourne
de lu toi. sera l'orlbodoxie; tout le reste eambrasaera le ratkoL Ceux qui
prendront la vziatku (le bakchich) seront orthodoxes; ceux <jui la donneront
seront raskoUiika ».
2. Œuvres itlvan Aksakof, 1. IV. \i. -i'.!.
554 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Yispravnik, l'état des âmes importait moins que le nombre
apparent des fidèles. Ecclésiastiques et laïques se sou-
ciaient peu de guérir le cancer invétéré de l'Eglise, il leur
suffisait d'en cacher les progrès. Le grand tort historique
du clergé a été de se prêter à cette comédie sacrilège et
d'en partager les profils avec la police. Mieux eût valu,
pour sa dignité, un fanatisme moins accommodant. D'autres
Églises ont brûlé, c'était l'argument du temps ; aucune autre
n'a remplacé le bûcher par le bakchich. L'autodafé espa-
gnol était plus barbare, la vziatka russe est plus répu-
gnante.
Si l'Église et l'État n'ont pas entièrement renoncé aux
armes temporelles, ils en ont reconnu l'insuffisance. Le
clergé, reprenant conscience de sa vocation, recourt de
plus en plus aux armes spirituelles, à la prédication, aux
missions. Les évoques s'appliquent à dresser leurs popes
à la polémique. Les séminaires ont consacré des chaires
à l'étude du ras/col. Pour que ses prêtres ne soient pas
aux vieux-croyants un objet de scandale, le Saint-Synode
a, en 1887, interdit au clergé de fumer, de priser, de jouer
;ui\ cartes. Imitant la tactique de Rome, l'Eglise orthodoxe
a recruté une milice de missionnaires spécialement chargés
de combattre le ratkol. A l'aide des ecclésiastiques, on a
appelé les laïques enrégimentés dans (les confréries et
des sociétés de propagande. <>n a fondé des bibliothèques
pour les dissidents; on cherche à conquérir leurs enfants
par L'éCOle. A Vialka, un missionnaire, le I'. kiclunensU,
a été jusqu'à exercer ses écoliers, de petits moujiks, a. la
controverse avec tes nukolnike,
Comme les dissidents B'empressenl peu «l'assister aux
prédications • des prêtres de Bélial », le clergé orthodoxe
esl contraint de leur offrir des conférences contradictoires,
mi chacun des « i< n \ partis expose ses arguments. Ces col-
loques [êobesedovonna) étaient déjà en usage à Moscou,
Nicolas. Ils avaienl lieu Bur la place publique au
COLLOQUES AVEC LES BA8KOLNIKS. 555
Kremlin; et, comme à Byzanee, le peuple m passionnai!
pour ces tournois théologiques. Tombés en désuétude vers
le milieu du siècle, l<-s colloques sont redevenus fréquents
depuis une quinzaine d'années, il s'en tient régulièrement
à Pétersbourg aussi bien qu'à .Moscou: profef I se*
minaristes j déploient leur eoienee el leur dialectique,
ôvéques y assistent et ne dédaignenl pas de descendre
dans l'arène. Ainsi, à POÎSSY, le Cardinal tle Lorraine ar-
gumentait contre Théodore <l«- Bèae; ainsii a Hq>| ono, saint
Augustin provoquait les donatisl afri-
cains, à des discussions publiques* devant une baie fré-
missante, qui interrompait les lutteurs de -*.•> applaudis
mente ou de ses murmun
A ce- assauts icolastiques <>n les combattants luttent à
coupa de vieux testes el de grimoires surannés, pareils a
des modernes qui se battraient à coups d'arbalète ou d'ar-
quebuse, on se croirait rejeté de trois ou quatre siècles en
arrière. Au sortir d'un COUTS ou d'une plaidoirie OÙ I'1 ftuSSS
civilisé s'est plu à distancer l'Occklenl par la témérib
ses théories, on retombe brusquement en pleine Rusais
des premiers Komanof; on entend ducul * si l'Antéchrist
es! venu OU non. lai U68, par exemple, an Marché au
Bel, à Pétersbourg! le professeur Ivanovskj démontrait,
à grand renforl d'érudition, que l'Antéchrist n'avait pas
encore paru, qu'il de\ail être un homme de péché eu chair
et en os. et porter le signe de la Bêle. Aux i qui
affirment que le règne de l'Antéchrist a commencé, on
objecte triomphalement que les prophètes Êlie et Enoch
ne se sont pas encore montres t e ratholnikt ne rendent
pas facilement les armes; ils déconcertent leurs adver-
saires par la hardiesse de leurs COUDS et l'imprévu de
leurs ripostes, se dérobant arec agilité aux arguments
sous lesquels ils semblent pris. On en a vu s'abriter der-
rière des thèses embarrassantes, examiner, par exemple, si
Dieu avait toujours tenu ses promesses. Les plus exercés
sont de redoutables jouteurs, d'une dialectique subtile,
556 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sachant se garder et prompts à surprendre l'adversaire en
défaut, difticiles à toucher, tantôt opposant la lettre de
l'Écriture, tantôt la réduisant en allégories. Aussi les
champions de l'orthodoxie ne sortent-ils pas toujours
vainqueurs de ces passes d'armes dont chaque parti aime
à s'attribuer l'honneur. Plus d'une fois, un pope présomp-
tueux a été réduit au silence par les liseurs du raskol.
Aussi, d'ordinaire, ne laisse-t-on entrer en lice que les
athlètes qui ont fait leurs preuves.
Les défenseurs des vieux rites combattent pourtant à
armes inégales. On a beau, pour ces rencontres, leur
donner une sorte de sauf-conduit, ils se sentent gênés,
ils n'ont pas la libre disposition de leurs bras. Ils n'osent
toujours exprimer toute leur pensée. Ainsi, il leur est
malaisé de dire que l'Antéchrist est le tsar ou le pouvoir
civil. Ils ne peuvent répondre à leurs adversaires que ce
que leurs adversaires veulent bien entendre. La dispute
nicnace-t-elle de mal tourner, les orthodoxes qui, d'habi-
tude, président au colloque, lèvent la séance. Les dissi-
dents ont-ils l'avantage, les vexations de la police risquent
de le leur faire payer. Quelquefois les missionnaires de
l'Église ne trouvent pas de contradicteurs. A Pétersbourg
même, on a vu des dissidents se lever pour leur répondre,
et se rasseoir sur l'invitation d'un coreligionnaire qui
craignait qu'on ne les expulsai de la capitale1. lTn jour-
nal, le Gulos Moskvy, s'était permis de donner le compte
rendu slénographique de ces débats; on l'a supprimé.
après cela, on comprend que Les chefs du ras/soi s<> Boucienl
peu <r> prendre part Le Bimple peuple n'j assiste même
parfois que sur l'invitation des autorités. Dans les cam-
pagnes, les missionnaires convoquent trop souvent les
raïkotmkt sur un ton de commandement, enjoignant aui
oncient de rillagede leur préparer un Local1, donnant eux-
1. Vtêtnth i "- 1888, p. :!«i;i-
: \ . ,i i par «simple, li Evropy, février 1887, p, ISS,
SITUATION LÉGALE DES RASKOLXIKS. 557
mêmes à leur prédication un caractère officiel peu propre
à gagner les Ames.
Dans sa lotte avec le na$kolt le clergé ortt
auxiliaire! qu'il n'a pas appelés el qui lui valent plus
de succès que sa prédication. L'esprit du siècle, le taxe,
le goût du bien-être, la mode, !>• diable et sis pou
arrachent peuUétre plus d'àmea au schisme que les mi-
nistres de Dieu. Le cabaret, l'usine, le journal lé chemin
de fer, l'armée sont autanl de dissolvants dea riellles
mœurs H d'ennemis '!«' la \i<'iik roi. Pour l'affaiblir, la
meilleure tactique serait encore de s'en dot I la rk el I
la contagion des mœurs modernes, à la civilisation. Beeu-
coup de ces grossières hérésies ressemblent aux plantes
malingres qui aiment l'obscurité ci ne rivent que dans dea
grottes ou des caves; «'lies qc saoraient supporter l«- grand
jour. Vis-a-vis du vieux rssfeoi, le meUleor missionnaire
n'est ni le pope ni le tehinovnikt mais la coitore eoro-
péenneet la liberté qui, panni ces sectes eonfl iront
bien trier les doctrines en droit ou en force de rivre. in
Russe a ilil : Si le NUkolë duré deux Cents BUS, c'est «pe-
lé peuple russe eu a sommeillé mille », Cette botitsde
n'est pas saus vérité : combien de tes étran
pourraient être regardées comme les songes d'un peuple
endormi? Laissez-le s'éveiller; les rêves stériles de la nuit
m- dissiperont d'eux-mêmes.
C'est aux persécutions <-\ vexations de plus «le deux
siècles qu'il faut attribuer le fanatisme dea dissidents.
Pour les rapprocher des orthodoxes et les réconcilier
l'État, la première chose était de taire droit à leurs griefs.
Le gouvernement a fini par le comprendre et il s'en est
bien trouvé. Malheureusement, ici comme en toutes choses,
il s'est arrêté à des demi-mesures, sans oser aller jusqu'au
bout de la liberté, île même que, naguère, il reculait devant
les extrémités de la persécution.
Une îles causes de l'incohérence de la législation et des
558 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
longues contradictions des mesures administratives, c'est
la confusion de toutes ces sectes hétérogènes sous un nom
commun qui, en leur donnant une trompeuse unité, en-
gageait à leur appliquer les mêmes règles. Vieux-croyants
hiérarchiques et sans-prêtres anarchiques, khlysty et molo-
kanes, conservateurs rétrogrades et révolutionnaires radi-
caux, réunis et mêlés sous le nom de raskolniks, étaient
combattus et condamnés avec une égale et inique rigueur.
Lorsque l'on se décida à distinguer entre des doctrines si
diverses, la classification administrative ûe prêta guère à
moins de confusions et à moins de reproches. Les com-
munautés dissidentes furent divisées en deux grandes
catégories: « les sectes nuisibles et les sectes moins nui-
Bibles », comme si, entre elles, il ne put y avoir qu'une
différence de degré dans le mal. C'était là un point de
vue plus ecclésiastique que civil. Encore aujourd'hui, les
sectes réputées dangereuses ne sont pas seulement celles
dont les croyances ou les pratiques niellent en péril
l'ordre politique OU la morale; ce sont toutes les com-
munautés dont les doctrines s'attaquent aux fondemenls
du dogme orthodoxe. A cùlé des skopUy, des fchlysty, &6B
errants, figurent sur les listes officielles Les paisibles mo~
lokan&i les ignorants tabbatistes, en Borte que, dans |a
répression de l'hérésie, le gouvernemenl semble agir tan-
tôt en vertu d'un principe, tantôt en vertu d'un autre;, ici
dans un intérêt social, là dans un intérêt confessionnel,
A cette cause de confusion B'en ajoutait une autre, le
manque d'une législation Qxe, ou mieux le défaut de
concordance entre les lois el les Instructions chargées
de déterminer l'application des lois. Jusqu' à ces derniers
temps, la conduite d<- l'administration envers les sectaires
a élé soumise à une double règle : à une législation pu-
blique, Inscrite dans les «oies de L'empire, el à des pres-
criptions administratives secrètes, changeantes, souvent
en désaccord avec l»' code. De là, contradiction h incohé-
rence dans les* ordres donnés, arbitraire »•! vénalité dans
SITUATION LÉGALE DES RA8K0LNIKS. 559
L'application des ordres reçus. Sous l'empereur Nicolas,
c'était un comité sécref qui, à l'aide «l< - ordon-
nances, dirigeai! les affairée da nukol. Les
privés de la connaissance dee réglemente qu dent
leur sort, étaienl livrée fane défense à la cupidité du
bas tchinovniame et du l>as clergé. Les tth&novnikg allaient
parfois jusqu'à contraindre les dissidents A m racheter
de pénalités imaginaires.
Un tel étal de choses ne pouvait persister an milieu
réformes d'Alexandre II. La question du rtukol <^\ une de
celles qui occupèrent la sollicitude du tsar libérateui
s*. n avènement Au mois d'octobre 1858, nus circulaire
secrète, selon les Fâcheuses habitudes de la bureaucratie
pétersbourgeoise, aXTranchissail provisoiremenl les ratkol'
nihs des plus crianics des relations auxquelles lia étaient
encore astreints. En même temps, une commission étail
appelée à étudier la réforme de la législation sur la ma-
tière. Cette réforme, entreprise par Alexandre II, n'a été
effectuée qu'en i883et 1884, sous Alexandre III. Jusque-là,
les restrictions imposées à la liberté civile ou religieuse
des dissidents étaienl maintenues en droit; la loi interdi-
saii aui payaans l'accès des charges communales et enle-
vai! aui marchanda les privilèges des guilde»\ la loi leur
déniai! le droit de déposer en justice contre les ortho-
doxes el les privait de la faculté de sortir des bronti
de l'empire; la loi enfin, hier encore, leur défendait de
construire de nouveaui oratoires et même de répart r les
anciens, si ce n'est dans la partie uV la toiture qui «ouvrait
l'autel. Il est vrai qu'en Russie l'arbitraire est toujours la
pour tempérer les rigueurs du code; les ratkoêmkê con-
naissaient ce dicton : La loi est une corde mal tendue; les
grands liassent dessus, les petits passent dessous.
La première chose pour le législateur était de donner
aux non -conformistes un état civil. Le gouvernement
d'Alexandre 11 l'a tenté, en 1874, au moins pour les onze
ou douze cent mille raskolniks admis par les statistiques
560 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
officielles. La question, il faut l'avouer, était délicate.
Jusque-là, le clergé détenait seul les registres des nais-
sances et des décès, et, la loi n'admettant que le mariage
religieux, les dissidents étaient condamnés à ne contracter
que des unions clandestines, à ne donner jour qu'à des
enfants illégitimes. Les raskolniks se trouvaient dans la
cruelle position où l'ancien régime avait, depuis Louis XIV,
réduit les protestants français. Le législateur, qui repro-
chait justement à certains sectaires de repousser le ma-
riage, leur en fermait lui-même l'accès. Des villages en-
tiers demeuraient des années sans qu'on y enregistrât
ni mariage, ni naissance. Les paysans se contentaient
d'adopter des enfants trouvés que leur apportaient des
femmes qui faisaient profession de recueillir des orphelins.
En réalité, c'étaient leurs propres enfants que les sages-
femmes leur rapportaient, après les avoir fait secrètement
baptiser selon les rites du raskol. La moralité du pays
était officiellement ravalée aux yeux de l'Europe par la
fiction légale qui comptait comme enfants naturels les
enfants des raskolniks.
Comment sortir d'une pareille situation? Il se présentait
deux issues, qui semblaient presque aussi impraticables
l'une que l'autre : reconnaître les formes de mariage en
usage chez les communautés dissidentes, ou instituer pour
les dissidents un mariage civil. A la première solution
B'opposaienI l'intérêl de l'Église, le recrutement Bubreptice
du clergé des pupiivisy, les pratiques de la bexpopovstchinô,
dont beaucoup de séries n'admettent ni clergé ni mariage.
Contre l'institution du mariage civil s'élevaient non
seulement les maximes de l'Eglise et les habitudes du
peuple, mais les préventions mêmes des dissidents, pour
la plupart d'accord, sur ce point, avec leurs adversaires.
On se trouvait devant ce problème : Instituer un acte < - ï >. il
• in mariage sana mariage civil el Indépendamment de tout
mariage religieux.
I.e législateur Crut tout concilier en ouvrant, pour les
LES RA8K0LNIK8 BT LE NIHILISME. 561
ras/coluiks, des registref spéciaux confiés à la police. Les
mariages des dissidents <1<\ aient être inscrits sur la seule
déclaration des conjoints et de leurs témoins, sans que
l'agent de l'état civil eût à s'enquérir de la cérémonie
religieuse. L'État ne mariait pas, l'Étal donnait SUI «'poux
acte de leur déclaration de mariage. L'intérêt social était
satisfait •-ans que les maximes de l'Église fassent bleaséea ;
le principe théologique que le mariage • si un acte reli-
gieux restait sauf, et les alliances des dissidents jouis
Baient de toutes les garanties légaleSi alors même qu'elles
n'étaient consacrées par aucune cérémonie ecclésiastique.
Lors de l'enregistrement du mariage, il j avait publica-
tion des bans pendant sept jours; le divorce ne pouvait
être prononcé que par lis tribunaux talques, jugeant
d'après les lois en vigueur pour les orthodoxi
On s'était flatté d'ouvrir ainsi l'accès d'une vie conjugale
régulière à tous les lectaires sans reconnaître aucune
scie. Celte loi Bomblail un véritable bienfait pour
raskokùk» ■ la plupart n'en <mt pas voulu profiter; les uns
par défiance de la police qui lient les nouveaux registres,
les autres peul «'lit' pat- crainte d'aliéner leur liberté et de
se priver de la l'acuité de divorcer librement L'insuccès
de la loi de 1874 montre combien de difficultés légales
soulève le raàkol. Après les avoir si longtemps molestés de
toute manière, le gouvernement a peine à persuader les
dissidents .le son équité, l'uur triompher de ces déliances
séculaires, il faudrait des années de tolérance.
On a pu croire, un moment, qu'Alexandre 111 allait inau-
gurer son règne par l'émancipation des vieux-croyants.
Les ros&o&ufa ont eu la bonne lbrtune de voir leurs droits
s'élendre à une époque où toutes les libertés des Russes
étaient restreintes. Presque seuls dans l'empire, ils n'ont
point eu à pâtir des sévérités inspirées au pouvoir par les
attentats révolutionnaires. C'était justice. Aucune classe
de la nation n'est restée plus étrangère aux complots que
ces dissidents persécuté- et exploités, depuis des généra-
lll. 30
562 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
lions, par la police impériale. Comme au temps de Herzen
et de Kelsief, leurs oreilles sont demeurées sourdes aux
instigations des artisans de révolutions. A en croire cer-
taines dépositions des procès d'Adrien Mikhaïlof et du
Dr Weimar, quelques « nihilistes » auraient renouvelé, au-
près de ces rebelles de la conscience, les tentatives faites
un tiers de siècle plus tôt par les réfugiés de Londres. Les
Jéliabof et les Sophie Perovsky n'ont pas recruté un auxi-
liaire parmi ces raskolniks qui croient la Russie gouvernée
par l'Antéchrist '. S'ils sont révolutionnaires, ils le sont
d'une tout autre façon que les nihilistes sortis de « l'intel-
ligence ». Il se peut qu'un jour les dissidents russes jouent
un rôle politique analogue à celui des non-conformistes
anglais; mais ils sont encore loin d'y être préparés. Malgré
leurs rancunes contre les suppôts de l'enfer, le vieil esprit
russe les incline au culte du tsarisme. En anathémalisanl
l'empire, la plupart restent dévoués au tsar. Le souverain
le sait et se tic volontiers à eux; les cosaques de l'escorte
d'Alexandre II, le Ie* mars, étaient presque tous vieux-
croyants, et plusieurs ont été mutilés, un mémo fut tué
par les éclats de la bombe qui renversa l'empereur. Le
loyalisme du plus grand nombre des raskolniks est si peu
douteux que, durant la crise nihiliste, un homme, disparu
depuis, M. Tsitovitch, directeur du Bercg, avait imaginé
de chercher parmi 1rs dissidents les éléments d'un tiers-
étal conservateur, à Opposer A l'intelligence a radicale.
Qu'a fait Alexandre III pour ces fidèles insoumis? Les
lois de mai 1883 et 1884 leur Ont accordé des droils que
le code russe leur avait jusque-là déniés, pour la pre-
mière fois, le législateur a reconnu aux vicux-rilualistes le
droit de te réunir pour la prière ci de célébrer l'ofûce
di\iu scion leurs rites. Les lois qui restreignaient les
l .1 m connais qa'an MCtaire, refugii 1 Genève M. Korobof, le disciple
.1 \ Pouchkine 'pu m eoll plus on moine rallié au programme révolution-
naire 'i <i ■' i .ni Mtnonoé tu nom 'In eielj le déposition i <l<s soi-disant lt<i-
iiiiinnf ».
DE [/ÉMANCIPATION DES RASKOLNIKS. 553
droits civils des dissidents ont été abrogées. Ils sont libres
de résider dans toute retendue de l'empire et de voyager
à l'étranger. Us sont autorisés à s'inscrire dans les gnildes
de marchands, ils son! aptes à remplir des fonctions pu-
bliques et à recevoir des distinctions honorifiques. Gela
est quelque chose, mais cola n'est point esses. Les dissi-
dents ont cessé d'être considérés comme des rebelles en
insurrection contre l'État, mais leur émancipation n'est pis
complète, s'ils ont enfin l'égalité cii ile, ils n'ont pas an
la liberté religieuse. En l'ait, les droits que leur i conc
Alexandre m, la tolérance intéressée de l'administration les
en laissait jouir. Ce qu'ont gagné les ratkoh I une
situation légale mieux définie; encore, le^ droits qui leur
ont été reconnus, en matière religieuse surtout, sont-ils
bien restreints et bien précaires'.
Les lois nouvelles sont pleines de fissures par où peut,
de nouveau, se glisser l'arbitraire administratif. Les dissi
dents oui le droit de célébrer leur culte, mais avec de>
restrictions ignorées des juifs, <ii a musulmans ou des
païens. Toute cérémonie publique leur est interdite; i
piètres ne peinent même conduire lr> morts au cime-
litre. La mère patrie refuse encore au\ \ leUX-CTOyantS
des libertés que ne leur a pas contestées réIran.
Lorsque la Bessarabie danubienne ut retour à la Rusi
les dissidents d'Ismall et de Kagoul eurent besoin d'un
OUkaze pour continuer à sonner leUTS Cloches. Les Nfeoi-
rufts n'ont pas encore le droit d'élever librement des cha-
pelles à leurs frais. L'administration reste maîtresse de
leur refuser l'ouverture ou la réparation de leurs ora-
toires; elle peut expulser leurs prêtres ou leurs neeurs,
prohiber l'impression ou la vente de leurs missels. Après
cela, peut-on dire que le schisme a conquis la liberté reli-
gieuse 1 Puis, il ne faut point perdre de vue que les droits
concédés aux raskolnika ne le sont qu'à une infime
1. Voyez une étade de M. kouvaiïsef dans le louriditcheskii Vestnik,
avol (886.
564 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
minorité. Plus des neuf dixièmes des dissidents, inscrits
malgré eux comme orthodoxes, continuent d'être traités
en déserteurs de l'Église et, comme tels, restent passibles
des pénalités judiciaires ou administratives.
L'émancipation est loin d'être accomplie. Il reste beau-
coup à faire ; certaines autorités ccelésiastiques ou civiles
trouvent qu'on a déjà trop fait. Les rapports du haut-pro-
cureur du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, ont exprimé la
crainte que les concessions faites aux raskolnlks ne sem-
blent un encouragement au schisme. Les meneurs du
raskol en auraient profité pour persuader à leurs adhérents
que l'État finissait par reconnaître la vérité de l'ancienne
foi. Devant toutes les restrictions maintenues par le légis-
lateur, il faudrait bien de la simplicité pour croire à cette
conversion du gouvernement. Depuis la promulgation des
lois nouvelles, beaucoup de raskolniks honteux, qui fré-
quentaient l'église et payaient le prêtre, refuseraient,
paraît-il, le ministère du pope. Le clergé et le haut-pro-
cureur s'en plaignent. Le grand obstacle à la liberté, c'est
toujours la crainte de voir le peuple déserter l'orthodoxie
officielle.
Au lieu de se placer, vis-à-vis du raskol et des seeles, an
point de vue séculier, le gouvernement persiste à Les
juger du point de vue ecclésiastique. Pour lui, le raskol peste
nn Beau, une peste, une erreur pernicieuse dont l'État a
le deroir d'arrêter ta contagion. M. Pobédonostsef, dans ses
rapports annuels à l'empereur, parle de l'hérésie H du
schisme en évèque, en pontife, s'approprianl. Contre les
dissidents, lesépithètes les plus injurieuses du vocabulaire
Ihéologiojue. r.i ce ne sont pas seulement les doctrines
Immorales ou extravagantes qui sont ainsi officiellement
DétrieS, mais 1rs séries les plus inoflensil es, relies qui, en
tout autre pays, jouiraienl de la plus entière liberté, i<-
U ,„,- notamment. En certains villages on .1 vu, sous
Alexandre III. !<• bas clergé et l.i police exciter iinpuué
nient la populace .1 def violences contre les Blundiêtet, A
LES SECTES ET LES POURSUITES JUDICIAIBE8. 565
ces réformés russes la loi et l'administration refusent toute
liberté. Le clergé, qui, en poursuivant l'hérésie, défend
revenus, réclame pour les aéephyles de la stmda les
sévérités de la police et les rigueurs de la loi. En 1884,
par exemple, un paysan t$unéi$tét <lu nom de strigoun,
était traduit devant la eour (fassissi d'Odessa pour avoir
oié dire que les ikones ne ^<>nt que des idoles Confor-
mément au code de procédure criminelle, ces aflairee reli-
gieuses sont jugécfl à buil dos et le jnr\ H.- jiciit être
composé que d'orthodoxes, Lee jurés avaient beau lui
accorder dei dreonitances atténuantes, Strigoun était con-
damné à trois ans si oeuf mois de réclusion, Des procès
de ce genre reviennent chaque aine'. • devant la BOUT d
sises ou la justice de pai\. Là où le sluiclisir et le molo-
faute ne sont pal poursuivis devant les tribunaux, ils flont
abandonnée sus sévéritéfl administratives, qui Boni plus
sûres et l'ont moins de bruit. Si le \ ion | t. par deUX
Bièclea de souffrances, eonquia une liberté relatifs, les
sectes récentes, c.dles même dont les doctrines semblent
le moins faites pour provoquer les rigueurs de 1 1 loi, ,
tenl en huile à des persécutions. Le crime d'hérésie on
d'apostasie demeure inscrit dans \v eode, et le langage du
laïque procureur du Saint-Synode est peu fait pour incul-
quer au clergé ou à la police l'esprit de tolérance.
\ eut-on mesurer ce qui manque encore à l'émancipation
des dissidents, on n'a qu'à comparer la situation des ras-
hoènUa vis-à-\is de l'Église russe à celle des non-confor-
mistes anglais vis-à-vis de l'Église anglicane. La question
du raakol ne sera tranchée et la paix religieuse rendue au
peuple que le jour où le $tn>t<lis(r et le molokane seront
aussi libres que le quaker ou le bmptiste en Angleterre.
L'aurore de ce jour n'a pas encore lui, même pour les
petits groupes de vieux-croyants admis comme tels par
la loi. Ces privilégiés, on ne saurait dire qu'ils jouissent
des droits nécessaires au libre exercice de leur culte. Il
est mi droit sans lequel la liberté religieuse reste incom-
566 LÀ RUSSIE ET LES RUSSES.
plète, le droit de créer des fondations, de doter les
églises et le clergé. Or la loi russe ne reconnaît la per-
sonnalité civile à aucune institution des dissidents; par
suite, aucune disposition en faveur de leurs églises n'est
valable. C'esl ainsi que, en 1887, les tribunaux ont cassé
le testament d'un marchand, du nom de Tchoubykine, qui
avait légué au cimetière de Gromof, propriété des popovtsy
de Pétersbourg, plusieurs centaines de milliers de roubles
pour la construction d'un hospice. Si, malgré ces restric-
tions légales, les raskolniks ont leurs oratoires et leurs
hospices, c'est qu'ils usent de procédés analogues à ceux
employés, en pareil cas, par les congrégations religieuses
en France ou en Italie. Les biens-fonds des communautés
dissidentes sont inscrits au nom de quatre ou cinq per-
sonnes formant une sorte de syndicat. En cas de décès
d'un des associés, les survivants élisent un de leurs coreli-
gionnaires pour le remplacer. De celle façon, les raskol-
niks de différentes dénominations se sont transmis des pro-
priétés parfois considérables. Il faut dire à son honneur
que, à l'inverse de certains démocrates français vis-à-vis
des congrégations catholiques, le gouvernement autocra-
tique n'a jamais songé à édicler des lois inquisitoriales
pour empêcher les communautés dissidentes de subvenir
à leurs œuvres de piété et de charité.
Si nous demandons la liberté pour le vieux raskol cl
pour les troubles hérésies du moujik, ce n'est point que
de leur libre développement nous attendions ni renais*
MOCe religieuse, ni rénovation sociale. De celle broussaille
de lectee, enchevêtrées comme des ronces, rien n'annonce
qu'il doive sortir un arbre de haute tige, aux branche!
assez larges pour abriter un monde.
La Russie, il esl vrai, nous apparaît comme un labora-
toire d'idées religieuses, aussi bien que de réformes so-
ciales. Pourquoi ne l'élaborerait-tl pas, dans la cervelle
OU dans le COBUf de ses rnsliques prnpbèles, un moderne
LES SECTES ET LA RÉNOVATION RELIGIEUSE. 567
Evangile que d'ignorants apôlres Tiendront, dans un ou
deux siècles, prêcher à. l'orgueilleuse Europe? Musse ou
étranger, plus d'un penseur croit la Russie appelée à une
haute mission religieuse. Son génie mystique, ss »(»if de
vérité vivante, le tour de son imagination, l'audace juvé-
nile de ss pensée, son goût des expériences hardies, Is foi
de son peuple, m défiance instinctive pour l'intelligence
humaine, son mépris de l'abstraction si de loul es qui n'es!
pas application directe à la \ie morale ou matérielle
autan! de traits de caractère qui semblenl marquer ss
vocation. L'idéal de ce peuple — il est de ceux qui en ont
encore — est raligieui à la fois et locial: clic/ lui le divin
ne se sépare pas de l'humain. Cesl par la religion que
semble devoir se réaliser • l'idée russe , cette vague idée
nationale entrevue confusément par les patriote-.. Où
trouver ailleurs, pour celte énorme Russie, un rôle histo-
rique en rapport avec ss grandeur territoriale? Dans 1<^
champs de Is philosophie, de l'art, de la politique même*,
presque toul a été dit, presque tout s été tenté. Lader>
niera venue des nations de l'Europe s peu de chance
d'apporter au monde une révélation nouvelle, i.e champ
de la religion étant plus mystérieux, et les derniers siècles
en ayant moins remué le fond, on peut croire «pie les dé-
couvertes j sont plus faciles. Ce n'est peut-être là qu'une
apparence. Une rénovation religieuse pourrait bien être,
eu réalité, aussi malaisée qu'un renouvellement de la phi-
losophie ou de la politique. Quand l'ère .tes grandes révo-
lutions spirituelles ne serait point irrévocablement cl
quand une foi nouvelle pourrait, aujourd'hui encore,
monter des profondeurs du peuple aux couches ctvilû*
rien n'assure que la llussie en doive être l'initiatrice. Elle
semble, il est vrai, cette énigmalique Russie, en quête de
nouvelles formules religieuses aussi bien que de nou-
1. Vladimir Solovief, /■( Russie cl VÊglite univmr$eUe} lm part if (1889).
2. Voyez t. 11. livre M. ebap. iv.
568 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
velles formes sociales; mais est-ce la seule nation tra-
vaillée de ce besoin de renouveau? et quand l'humanité
entière le ressentirait, serait-ce bien une raison pour qu'il
fût à la veille d'être satisfait? La parole de vie que réclame
impatiemment le monde moderne, le ciel peut tarder
longtemps à la lui faire entendre.
Cette parole suprême, dont l'humanité lasse a soif, est-
elle encore à dire? Et si elle a été dite, il y a quelque
deux mille ans, n'a-t-elle pas été commentée de tant de
façons qu'il est malaisé d'en tirer un sens nouveau? La
Russie peut-elle prétendre, comme Tolstoï et Soulaïef, que
jusqu'à elle le christianisme est demeuré incompris? Peut-
elle seulement se flatter de lui rendre sa jeunesse, ou va-
t-elle, après dix siècles, lui trouver une forme nationale
en dehors des vieux moules traditionnels? Cela même est
malaisé.
Une ambition reste permise à ce peuple de foi, c'est
moins d'inventer un nouveau type de christianisme que de
s'approprier l'esprit évangélique. C'est par là surtout que
la Russie pourrait être originale, par là qu'elle pourrai!
surprendre notre Occident vieilli en train de redevenir
païen. Ainsi le comprennent d'instinct nombre de ses ré-
formateurs lettrés ou illettrés; presque tous ont moins de
souci du dogme que des vertus évangôliques. Leur idéal,
souvent inconscient, est l'application de la morale du
Christ à la vie publique non moins qu'à la vie privée,
;m\ rapports entre les groupes humains et les peuples,
aussi bien qa'aui rapports entre les individus. Les ques-
tions sociales ou politiques, les questions internationales
mêmes, ces eroyanls \oiulraienl les résoudre par la cha-
rité et la mansuétude. Ce qu'ailleurs ont vainement rêvé
des saints ou des sages, ce qu'ont en vain tenté des rois
«i des inquisiteurs à L'aide du chevalet h du bûcher : bâtir
un Liai chrétien) ce peuple chrétien n'en désespère point,
et, | >< » 1 1 1- j réunir, il n<' compte que sur l'amour. Ne rail-
lons point sa jeunesse, faire passer l'Évangile dans la vie
LA RUSSIE ET LA RÉNOVATION RELIGIEUSE. 569
d'une nation, en extraire, pour ainsi parler, la vertu sociale
en faire sortir ta règne de l'humaine fraternité et de la paix
divine : heureux le peuple qui l'attribuerait une telle mis-
sion, et mal inspiré qui l'en découragerait I Mais prenons
garde h la vieille utopie millénaire. La terre ne sera jamais
un paradis. Sa vision de Justice al d'amour, le Russe ne
1,1 verra jamais pleinement réalisée. Cels ne saurail
donné à des êtres de chair et de >ang.
Quelques Russes, enhardis parleur- [Gonalistes,
sembleul croire que le roeatton de la Russie est de saurer
le christianisme en es abandonnant les formes et les
dogmes. Encore une illusion que l'expérience risque de
mettre en pièces. Garder du christianisme l'esprit! Pes«
sence divine: la morale et la charité; sublimer en quelque
sorte l'Évangile, d'autres ont fait oerére avant le Slare-
Rasse. Séparer, dans la religion, l'âme du corps, laisser
périr l'un en taisant viwv l'autre, je ne sais s'il est 'ii
(reprise plus téméraire. Un homme j réussira, une géné-
ration, peut être; nu peuple, non. Le Bacon brisé, que
restera-t-il du parfum une t'ois évapon
LIVRE IV
LA LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LES CELTES DISSIDENTS
CHAPITRE I
I.'Kirlise nationale et les colles étrangers. — Privilèges de l'Église orlho-
iloxe. Leur raison historique. Lien séculaire de la nationalité russe el de
l'orthodoxie. — Défiances nationales et politiques pour les cultes étrangers.
Le système du cantonnement religieux. Interdiction du prosélytisme. —
Comment la Russie entend la liberté de conscience. Théorie officielle de
cette liberté. Le droit de prosélytisme ne lui est pas inhérent. Ce droit est
réservé à l'Église nationale. — Comment l'Église exerce son privilège de
prosélytisme. Ses procédéi de propagande el les pseudo-orthodoxes. Les
missions russes.
En dehors des 12 on 15 millions de raskolniks en révolte
eonlre l'Eglise oflicielle, le Isar compte, dans ses États,
plus de 3u millions de sujets entièrement étrangers à
r<>rihodo.\ie orientale : protestants, catholiques, armé-
nient, juifs, musulmans, bouddhistes.
Jusqu'à Pierre le Grand, la Russie était, sauf quelques Ta-
tars mahomélans, un Etal exclusivement orthodoxe. En éten-
dant ses frontières en Europe el «m Asie, il lui a fallu l'aire
une place légale aux cultes des contrées annexées, A chaque
acquisition, tes tsars B'étaienl engagea 6 respecter la reli-
gion de leurs nouvelles provinces, ils n'en étaient pas
moins les tsars orthodoxes, jaloux de conserver à leur
I flise, parmi leurs anciens sujets, son antique monopole.
Cela explique la politique confessionnelle de la Russie.
L'ÉGLISE NATIONALE ET LES CULTES ÉTRANGERS. 571
L'Église orthodoxe esl restée l'Égliee russe; à elle toutes
les faveurs el tous les droits. Les autres cultes, introduits
dans l'empire par la conquête, ont été autorisée pour les
populations conquises, non pour les Russes de la vieille
Russie. Le Polonais a pu demeurer catholique; leTstar,
musulman; l'Allemand, protestant; le Juif, juif; mais l«-
tinsse dut demeurer orthodoxe; et toute conquête de l*Of-
Ihodoxie sur les cultes dissidents fui regardée comme un
gain de la Russie sur ie> nationalités étrange !
Cen'esl pas tout : en entrant dans l'empire autocratique,
les cultes dissidents mil dû compter BVCC l'autocratie.
L'Angleterre a. comme la Russie, une Église nationale;
d'où vient que les deux pays ont en recèdes autres con-
fessions une attitude >i différente? Gela Tient, en grande
partie, de la diversité «l<- leurs institutions politiques. En
Angleterre, un seul culte s une position officielle; les
autres sont ignorés du pouvoir. En Russie, tous les cultes
tolérés (en dehors du ratkol sont reconnus par l'Etat, qui
lait partout sentiras main. Le système russe se rapproche
davantage du système français site double différence
qu'en France il n\ s ni religion d'État, ni autocratie. Le
gouvernement de Pétersbourg esl prêt à tolérer, à sûbven*
lionner même tous les cultes, à la condition que ton
plieront au régime autocratique et qu'aucun n'empiétera
sur le domaine de l'Église dominante. Nul État ne reconnaît
autant de religions; toutes les grandes doctrines du globe
Bemblent B'être donné rendez-vousen Russie. La loi les pro-
clame toutes libres. Elle ne leur accorde pas seulement,
comme naguère Rome ou l'Espagne, la liberté de conscience
individuelle, mais aussi celle du culte extérieur. Sur la
perspective Nevsky, en face de la cathédrale grecque de
Notre-Dame de Kazan, s'élèvent une église luthérienne,
une église catholique, une église arménienne, en sorte
qu'à la principale rue de la capitale on a pu donner le sur-
nom de rue de la Tolérance. Sur le champ de foire de Xijni,
la mosquée et l'église se font pendant. Le peuple russe
572 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
est naturellement tolérant; y a-t-il en Russie des restric-
tions à la liberté religieuse, la raison en est à la politique
plus qu'à la religion. Elle est dans les formes du gouver-
nement ou dans les défiances nationales.
L'Église russe, on le sait déjà, n'est pas seulement une
Église d'État, c'est une Église essentiellement nationale, si
bien liée par l'histoire et les habitudes à l'existence de la
Russie que, en dehors d'elle, il semble qu'on ne puisse être
russe. Au gouvernement comme au peuple, l'orthodoxie
parait, encore aujourd'hui, le plus sûr garant de patriotisme
ou de loyalisme. Moscou est bien l'héritière de Byzance qui
de la foi orthodoxe avait fait le ciment de l'empire grec. La
Russie ressemble, par là, à la Turquie où, jusqu'à ces der-
niers temps, la religion tenait lieu de nationalité ou se con-
fondait avec elle. Celte tradition orientale semble, dans l'Eu-
rope moderne, un anachronisme ; dans la sainte Russie, elle
a des fondements historiques qui la font durer. C'est l'or-
thodoxie grecque qui a fondu en un peuple les éléments
ethniques d'où est sortie la nation russe. La Moscovie n'a
rencontré de religions différentes que parmi ses ennemis
d'Europe et d'Asie. Il y a là, pour la cohésion de l'empire,
il \ a là surtout, pour son développement libéral, un obstacle
sérieux. Il est peu sûr, pour un État qui comprend des po-
pulations de différents Cultes, de faire reposer l'unité natio-
nale sur une Église* L'assimilation religieuse risque de
retarder raasimilation politique. Aux provinces de culte
dissident, la russification a'apparall qu'au bout de l'apo-
stasie; aux tinsses enclins à sortir du giron orlbodoxe, la
pairie semble enjoindre de se dénationaliser.
Les désignations officielles aeeusenl nettement celle posi-
tion ries cultes hétérodoxes \is-à-\is du culte dominant.
Dans la langue gouvernenienlale, les confessions non
Orthodoxes sont appelées confessions étrangères \inostran-
nyia i*i»>vctlaniia). Une telle expressi nef en suspicion
devanl le patriotisme russe près d'un tiers des sujets russes.
L'empire i d'autant plus d'intérél à l'abandon d'une pa-
L'ÉGLISE NATIONALE ET LES CULTES ÉTRANGERS, 573
reillc désignation que, historiquement, elle semble plus
fondée. Les cultes bétérodoxei ne M rencontrent que dans
les province* d'origine étrangère, ou demeurées longtemps.
sous la domination de l'étranger. Du Nord au Sud, ils for-
ment, aux flancsde ta Russie orthodoxe, deox bandes d'une
largeur variable, le plus soin rut en concordance avec les
limites ethnographiques. Du golfe de Bothnie à la frontière
autrichienne, ce soui des protestants, des catholtquea, des
juifs; à l'Est, le long de l'Oural, du Volga al du Cau<
ce sont des musulmans mêlés de quelques païens,
cultes dissidents comptent dans L'empire psS i de M mil-
lions d'adhérente, dont plus de 10 millions an Europe*.
Chacune de ces religions étrangères i une légion où elle
domine : le protestantisme en Finlande <d dan» les |
\ i m -es baltiques, le catholicisme en Pologne et en Lithuanie,
L'islamisme dans plusieurs districts de l'Oural, de la
Crimée, du Caucase. i-M-ii besoin de montrer ce qn'a d*em-
barrasaant, pour un gouvernement, cette répartition ter*
ritoriale qui lie chaque culte à une province» à une i
souvent à une langue? L'Irlande el l'Angleterre offrent, i
cet égard, un contraste moins marqué que la Russie et
plusieurs de ses annexes. Pour les R itholique esl
Bynonyme de Polonais, el protestant, d'Allemand. f/<
ces préventions nationales qw lient l'attitude de la Russie
devanl les confessions non orthodoxes. Kll<- les regarde
connue le véhicule de nationalités étrangères, elle redoute
de les voir dénationaliser des provinces que. au nom de
l'histoire, elle revendique comme russes. De même que
l'islam, dans les gouvernements de l'Est, est, pour elle, un
témoin de la domination tatare, le catholicisme el le pro-
testantisme, dans la Kussie-Hlanche, la Lithuanie, les pro-
vinces baltiques, sont, à sesyeux, une importation polo-
1. Pour la religion, pas plus que- pour lu nationalité, on ne saurait s'en
rapporter entièrement aux *tatisliqaes rosses; car, ainsi que nous le verrons,
les statislii|ues oflicielles comptent connue orthodoxes nombre de chrétiens
et même de nwsalmam; qui se défendent de l'être.
574 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
naisc ou germanique qui lui rappelle les longs abaisse-
ments de sa jeunesse. Ne pouvant les arracher des contrées
où ils se sont enracinés, elle tient à ne point laisser ces
cultes étrangers s'implanter dans le vieux sol russe. Ainsi
s'explique sa législation religieuse; si elle viole la liberté
de conscience, la faute en est moins au fanatisme d'une
Église qu'aux craintes patriotiques du gouvernement et de
la nation.
La répartition des cultes par provinces ou par nationali-
tés pouvait inquiéter l'État. Le plus sur remède filt peut-
être sorti de l'extension du mal. Laissées libres de se ré-
pandre, les différentes religions, en se pénétrant et en dé-
bordant les unes sur les autres, eussent elles-mêmes effacé
leurs démarcations géographiques ou ethnographiques.
Leur diffusion parmi les Russes eût fait perdre aux cultes
dissidents leur caractère étranger. Un tel moyen était à la
fois trop lent et trop hardi pour un gouvernement habi-
tué à chercher l'unité nationale dans l'unité religieuse. La
Russie a suivi le système opposé; tout autre à sa place eût
probablement fait de même. Le but de sa législation a été
de confiner les cultes étrangers dans leurs frontières
historiques, de les cantonner parmi les populations qui
les ont reçus de leurs ancêtres. Libre à chacun de de-
meurer dans la religion de ses pères, mais défense à toute
confession hétérodoxe de recruter de nouveaux adeptes.
Le gouvernement s'est regardé comme un tuteur qui. en
accordant à des hôtes étrangers le libre exercice de leur
religiOD, leur eût interdit d'y gagner ses pupilles. Les
conquêtes spirituelles sont prohibées; le privilège et
est réservé à l'Église orthodoxe. La loi le dit expressé-
ment : l'Église dominante b seule le droit de faire des pro-
sélytes, il est toujours permis d') entrer, jamais d'en
sortir. L'orthodoxie russe a des portes qui ne s'ouvrent
que «lu dehors ,ui dedans; elles se referment sur qui les a
une fois franchies.
Les lois confessionnelles remplissent plusieurs chapitres
L'ÉGLISE NATIONALE ET LES CULTES ÉTRANGERS. 575
des tomes X, XIV et W du volumineux recueil qui lient
lieu de code {Svod zahonof). Tout enfant i><u de parents
orthodoxes est enchaîné à l'orthodoxie; il en est de môme
de ceux qui naissent de mariages mixtes. Le mariage, en
pareil cas, ues'obtienl qu'avec on< tentdansec sens.
Si certaines Églises d'Occident n'accordent la bénédiction
nuptiale qu'à la même condition] li loi n<- donne |
exigences ecclésiasliques une sanction « - i x il** : la conscience
des époux reste libre <i<- s*j soumettre ou ifùser. Il
en esi autrement dans nu paya où le mariage religieux etl
le seul légal, où l'inscription sut les registres de l'Église
décide à jamais du culte. »'.< - règlements ont parfoia donné
lieu à dea aéquealrationa d'enfanla «lu genre de celle du
juif Mortara, tant reprochée jadis au pape Pie K, Indép
damment de la violence faite à la conscience, ci i dis]
lions ont l'inconvénient d'entraver les unions entre les
différente cultes, et, par suite, entre les diverses nationa-
lités,
in article du code interdit aux orthodoxes de chanj
A<- religion, un autre Bxe les pénalités encouniee poni
genre de crime. Le Qdèlc enclin à sortir de l'orthod
esl, d'abord, livré à l'exhortation paternelle du clergé pa-
roissial, puis déieié au consistoire, de la au synode; il
peul être condamné à la pénitence ecclésiastique dans un
couvent. L'apostasie entraine la perte des droits civile» Le
tinsse qui abandonne la foi nationale devient inhabile à
posséder ou à hériter. Ses proches peuvent s'emparer de
biona ou le frustrer de Bon héritage. La prosélytisme
étant le privilège légal de l'Kglise officielle, il est interdit
de s'opposer à l'exercice du monopole que lui confère la
loi. C'est un délit d'engager à quitter la loi orthodoxe: c'en
est un de détourner de l'embrasser. l\\ Russe \ ient-il à
déserter l'Église nationale, son père, sa mère. >e> parents
les plus proches sont tenus de le dénoncer. Il est prescrit
aux autorités civiles et militaires de veiller ù l'exécution
de ces lois.
576 LÀ RUSSIE ET LES RUSSES.
Ce n'est point assez de retenir dans l'enceinte de l'ortho-
doxie les Russes qui y sont nés, il importe de ne pas lais-
ser grossir, par des conversions, les cultes dissidents et,
par suite, les nationalités qui excitent les défiances du
patriotisme moscovite. De là une autre mesure générale.
Les dissidents ne peuvent faire de prosélytes les uns chez
les autres. Le monopole de l'Église orthodoxe, en fait de
propagande, n'admet pas de concurrence. L'empire est un
champ dont la culture religieuse lui est réservée; elle
seule a le droit d'y semer l'Évangile. Juifs, mahométans,
païens ne doivent entrer dans le christianisme que par la
porte officielle. On compte, ainsi, en faire des Russes, en
même temps que des chrétiens. Le juif de Lilhuanie, qui vit
au milieu de catholiques, ne peut embrasser leur foi; le
musulman qui, dans la Transcaucasie, vit à côté de l'ar-
ménien, ne peut recevoir de lui le baptême sans une in-
stance auprès du ministre de l'intérieur, qui, dans sa déci-
sion, ne consulte que le bien de l'empire. Pour instruire
un infidèle dans leurs croyances, il faut au catholique ou
au prolestant une permission impériale, spéciale pour
chaque cas. Celte législation aboutit à des prescriptions
bi/.arres. Dans le Transcaucasc, les arméniens sont auto-
risés à baptiser les musulmans assez malades pour que
la mort semble certaine, la conversion, en cas deguérison,
restant soumise à ia confirmation du gouverneur.
Telles sont les lois russes. Peut-on dire qu'elles rcspec-
irni 1,1 liberté de conscience? L'homme qui ne peut changer
.!<• religion possede-t-il la liberté religieuse? Qu'est-ce que
cette liberté qui n'esl pas celle du choix, el se sent-il libre
!'• prêtre ou le croyant qui n'a pas !•' droit «le répandre
i royances? Pétersbourg pose en principe fine la liberté
du prosélytisme n'est pas nécessaire au libre exercice du
cnlte. Gela a été réduil en formule. Un homme qui a le
cour.' m Idées, M. Pobédonostsef, a donné à l'Europe
h théorie officielle de la liberté russe.
THÉORIE OFFICIELLE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 577
L'Alliance Évangélique avait l'ait remettre à l'empereur
Alexandre 111 une pétition où les protestant! d'Occident
sollicitaient, pour toutes les confessions chrétiennes, une
égale et entière liberté. Alexandre ni transmit cett<
quête à son ancien précepteur, et M. Pobédonostsef j ré-
pondit, en 1888, par une lettre publique au président du
mité suisse de l'Alliance, M. Nai Ule . Nulle pari en Europe,
affirmait le haut-procureur tlu Saiul-S\ node , les confessions
hétérodoxes ne jouissent d'une liberté aussi parfaite qu'an
sein (lu penple russe. L'Europe 1 1 le recon-
naître. Pourquoi? Uniquement parce que, chea roue, la
liberté des cultes, telle qu'elle est inscrite daaa les lois,
est unie au droit absolu d'une propagande illimii
la cause première de voa récriminati< ire dos lei^
restrictives à l'égard de ceux qui détournent les Bdèles
de l'orthodoxie et de ceux qui abjurent notre f I lois,
aelon le haut-procureur, n'ont d'autre but que de sauv< .
(1er l'Église nationale contre les attaques de ses adi
Laissant de côté la question abstraite du droit de prosély-
lisiuc. il soutenait que, « la Russie avant puisé son prin-
cipe vital dans la foi orthodoxe, écarter de l'Église ortho-
doxe tout ce qui pourrait menacer sa sécurité est le devoir
sacré que l'histoire a légué à la Russie, devoir qui « -4
devenu la condition essentielle de 800 existence nationale
En Russie, concluait M. Pobédonostsef, leseonfeei
l'Occident, loin de s'être affranchies de leurs prétentions
dominatrices, sont toujours prèles à s'attaquer non seule-
ment à la puissance, mais à l'unité de noire pairie.
La Russie ne peut admettre la liberté de leur propagande;
jamais elle ne permettra d'enlever à l'Église orthodoxe
enfants pour les enrôler dans des confessions étrangi
Elle le déclare ouvertement dans ses lois el B'en remet à la
justice de Celui qui seul régit les destinées des empin
1. Cette lettre a été insérée dans une feuille ecclésiastique, les Taerkounue
Vedomosti lévrier 1888 et dans le Journal de Saint-PéUrtboMrf (17 29
février), cl- qui lui donne un caractère doublement offleieh
m. 37
578 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
On voit, par cet étrange document, que la Russie n'est pas
près de renoncer a. la protection légale de l'Eglise domi-
nante. Qu'un pareil système se justifie par des considéra-
tions politiques, soit : la politique n'a jamais clé très scru-
puleuse sur le choix de ses moyens ; resterait à savoir si de
tels procédés sont efficaces. Mais prétendre que de pareilles
lois n'entament pas la liberté de conscience, cela montre
simplement qu'on ne sait ce que c'est que d'être libre. A
cet égard, la lettre du confident d'Alexandre III est instruc-
tive : la pleine liberté religieuse est d'autant plus difficile
à établir que la Russie officielle n'en a même pas la
notion. Pour un peu, l'on affirmerait — et je l'ai entendu
soutenir — que la Russie est le seul pays en possession de
la vraie liberté religieuse, parce que le prosélytisme est
un empiétement sur cette liberté. Il est vrai que la propa-
gande interdite aux autres, on ne se fait pas faute de
l'encourager chez l'Église impériale.
L'Église dominante n'a pas lieu d'être fière de cette pro-
tection officielle. Non seulement le gouvernement des tsars
témoigne peu de confiance dans la force de la vérité, mais
il montre peu de foi dans le droit de son Église, ou dans le
zèle de son clergé. Le code le proclame et le procureur du
Saint-Synode en fait implicitement l'aveu : l'Église impé-
riale, abandonnée à elle-même, est incapable de lutter avec
ses adversaires, protestants, catholiques, roekolniks. Pour
leur tenir tète, il Haut qu'elle se retranché derrière le
rempart de la loi. Pauvre Église I l'État, qui lui prête sa
police el ses prisons, oublie qu'il l'amollit et l'avilit.
La liberté religieuse, telle que la préconise M. Pobédo-
nostsrf, a pour dernier mol : la contrainte. A l'Église,
édifice spirituel, n'axant d'autre fondement que la fol et
d'autre ciment que le libre amour, les lois russes sub-
itituenl l'Église, édifice matériel, bail sur le eode pénal
avec la force pour mortier et des crampons de fer pour en
h tenir lei pierres vivantes. Au lieu d'être gardées par l«is
si de Dieu, Nés portes, disait aksakof, on! pour
PROPAGANDE ORTHODOXE BT CULTES ÉTRANGERS. 579
diens les gendarmes et les inspecteurs de police. S'ils n.
forcent pas d'y entrer, les gendarmée oui la consi(
d'empêcher d'en sortir. La Russie s.- défi ni d'exercer le
compelk mtrare\ elle se contente de pratiquer \e prohibe
egreâi. Encore, l'adminiatration ne se gêne-t-el!
l'occasion, pour [tousser vers l'entrée, toujours ouvert.-,
du bercail officiel.
Au\ cultes étranger! la Rusais applique le du
refoulemenl après celui du cantonnement. A la propagande
orthodoxe aucun encouragemeni n'est rel t lui est
licite. Laïque ou ecclésiastique, chacun doit lui laisser le
champ libre, pour lui \enir en aide, m existe des
patronnées par la famille impériale. Les mi-
soid une entreprise politique autant «pu- religieuse. Hor-
mis la violence matérielle] le gouvernement met à leur
service tous les stimulants dont il peut disposer. Cna
année, le haut-procureur publie h' bulletin dcSCOnqu
des armes orthodoxes sur des adversaires préalablement
désarmés. Le Christ a dit : ■ Voua serez des pê< heurs
d'hommes : la Russie a soin d*amot
apôtres. Naguère encore, en Asie, en Europe même, on atti-
rait les hétérodoxes avec des promesses d isionsde
terres ou d'exemptions d'impôts. Dans un pays où tout
vient du gouvernement, chacun comprend de reste l'avan-
tage d'appartenir à l'Église du tsar. Il \ a des récom-
penses pour les convertisseurs comme pour les convertis :
exploits spirituels ont élé tarifés. Tout chrétien
ayant t'ait baptiser cent juifs ou intidèles a droit à l'ordre
de Sain te- An m'.
On devine les résultats d'un pareil mode de propagande.
La plupart des conversions enregistrées par l'Église impé-
riale sont tout extérieures, ha Hussie en est, en religion, au
règne des apparences, qui, en toutes choses, est le grand
obstacle à ses progrès. Parmi les fidèles inscrits sur les
livres métriques du pope, beaucoup ne sont orthodoxes,
580 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
beaucoup môme ne sont chrétiens que de nom. Ils sont
moins les adeptes que les prisonniers de l'Église. Pour un
grand nombre, l'orthodoxie n'est qu'une sorte de servage
sanctionné par la loi : comme jadis les paysans à la glèbe,
ils sont fixés à l'Eglise, krépostnye, comme on dit en russe,
et celte fois c'est bien le servage des âmes {douchi). Parmi
les convertis dénombrés, depuis un siècle, dans les rapports
officiels, il en est des milliers dont, après deux ou trois
générations, les descendants s'obstinent encore à prati-
quer le culte de leurs pères. De l'aveu des missionnaires
et du haut-procureur, les prosélytes sont souvent plus
difficiles à retenir dans l'Eglise qu'à y faire entrer.
Parmi ses conquêtes sur la Réforme, sur Rome, sur la
Synagogue, sur Mahomet, sur le Bouddha, l'abandon secret
ou public de la foi impériale est fréquent. Les nouveaux
venus à l'orthodoxie se trouvent dans la situation des
raslcolniks que la loi enchaîne à l'Église. De là, de faux
orthodoxes, de faux chrétiens et de mauvais Russes. Le pro-
sélytisme officiel est pour le culte national un principe de
corruption. L'hypocrisie est fomentée par la loi, et le sacri-
lège est enjoint par le code pénal, sous peine d'amende ou
il»1 prison. De même que le raskolnik, les faux orthodoxes
achètent La connivence du pope ouïe silence de Vitpravnik.
Le privilège légal de l'Église aboutit à la démoralisation
du clergé cl du peuple. En semant l'orthodoxie, l'apostolat
officiel ne l'ait suivent germer que l'incrédulité. La poli-
tique q'j gagne pas toujours plus que la religion. Le béné-
- conversions suspectes est compensé par les ran-
cunes soulevées contre la Russie parmi ses sujets dissidents
el leurs coreligionnaires étrangers.
En mainte région, grattez l'orthodoxe el VOUS relroine-
rez le païen ou le musulman. Des Talars de Kazan, chré-
tiens depuis plusieurs générations, on! pétitionné pour être
autorisés à retournera l'islam. A cela quoi d'étonnant?
nombre de musulmans ou d'idolâtres, Talars, Tchouvaches,
Itnlmoukft, Boudâtes, allogènes Pinno-Turcs ou .Mongols
LES MISSIONS RUSSES. 0 581
d'Europe ou d'Asie, onl été amenés au baptême par \'<
ou par ruse Les conversion! improvisées, par aoul ou par
tribu, ne sont pas entièrement passée* de mode. En \"i«-i
un exemple emprunté aux rapporta de M- Pobéd
C'était boui Alexandre III, I la mission du Transballtal.
missionnaires cherchent, d'habitude, aefa
pour entraîner lea tribus païennes, Un indigène Bibérien,
« le prince Gantimourof -.axait enjoint aui Orotchènes ha-
bitanl ><-^ terres de Be réunir au bord de la rivière Samler
pour être vacciné». Là, un missionnaire, <pii i rnait
le prince, leur lit une conférence aur l'utilité de la vaccine
en terminanl par le conseil de purifier leura tm- -^ dam
eaux du baptême. Le prince Gantimourof appuj
paroles la double prédication de l'apôtre de la vaccine et
de l'orthodoxie; et trente « Irotchènee lurent, aéance tenante,
vaccinés, puis baptisés dans lea tranquilles ondes du
Samter ' . Cette manière de sauver à la fois l'âme el l<-<
donne à ces conversions sommaires, rem uveléesde Vladi-
mir ou de Charlemagne, quelque «.■ln»<> il-- bien modV
Souveni on distribue des cadeaux aux nouveaux bapl
ce qui l'ail qui', a l'instar d tuuieffl <.
certains prosélytes se font baptiser plusieurs Ibis, après
cela, on ne saurait ôlre surpris de voir ces ai i-diaant chré*
tiens retourner à l'islam ou au lamaïsme. Chea beaucoup
règne le paganisme sous sa forme la plu
le chamanisme : l<*s chamana m ni souvent bap~
Le clergé a compris que, pour l'aire dea chrétiens, il no
suffisait pas de l'eau du baptême. Pour attachera l'Église
les ctftogènes d'Europe ou d'Asie, le Saint-Synode a. depuis.
1883, autorisé dans l'office l'emploi îles langues indig
concurremment avec le slavon. La liturgie grecque es|
ainsi célébrée en latar, en* tchou vache, en tchérémisse, en
mordve, en votiake, en bouriate, en yakoute; en Lonngouxe,
I. Comple rendu du haut-procureur sur l'année
582 x LA RUSSIE ET LES RUSSES.
on samoyède. Pour les traductions en langues orientales
la confrérie de Saint-Georges et les missions de Kazan
rivalisent avec la Société biblique de Londres. En même
temps les missionnaires se sont mis à fonder des écoles
parmi ces allogènes. Voilà les véritables procédés de propa-
gande. C'est par là, par l'enseignement et la prédication,
que de tant d'idolâtres baptisés la Russie fera des chrétiens.
Les missionnaires russes ont déjà prouvé qu'ils savaient,
à l'occasion, se passer de la contrainte et des séductions
temporelles. Leurs ambitions évangéliques ont parfois dé-
passé les limites de l'empire. Nous ne parlons pas ici des
efforts tentés pour détacher de Home les Slaves catholiques
d'Autriche ou de Turquie. C'est là une entreprise toute
politique; le journal et les subsides des comités mosco-
vites y ont plus de part que la prédication '. Mais des Russes
ont essayé de porter l'Évangile aux Chinois, aux Coréens.
aux Japonais. En Chine, malgré les relations des deux
peuples, la mission de Pékin n'a eu que des résultats insi-
gnifiants. Avec les Coréens, les missionnaires russes ont été
plus heureux; mais la plupart de leurs convertis coréens
sont des colons établis en territoire russe. C'est au Japon
que la propagande orthodoxe a eu le plus de succès; le
Japon a été la gloire de l'Église russe. Elle y a établi un
évô [ue; elle y comptait, en 1888, 12 ou 15 000 prosélytes,
possédant près de 800 oratoires et un séminaire avec plus
de 100 élèves. Malheureusement la prospérité de cette co-
lonie rel b été menacée par des différends entre les
maîtres européens el les néophytes indigènes*
L'Occidenl n'a peutrétre pas le droit de se montrer sévère
pour les pratiques d'évangélisation adoptées, chez elle, par
la Russie. La moitié de l'Europe chrétienne a été convertie
par des procédés analogues, il est vrai qu'il y a de cela
1. La politique n'a peut-étra pu 10a ptui été étranger! I l'envol d'une
chu i'- \i.\- m 11 1889. On aemble, du roate, affecter, a
Pétonboui coMlea étMopiena comme dea coreligionnaire*
'ju'oii h ,1 qu'A i.HiKii.r | 1.1 pureté du coite orthodoxe.
PROPAGANDE ORTHODOXE ET CULTES ETRANGERS. 583
quelque mille ans; mais. en dépit du calendrier, mainle
contrée des deux versants de l'Oural en eal toujours au
neuvième ou dixième siècle. Pour nombre de tribus ouralo-
aMsfejues, la civilisation européenne n'a guère d'autre porte
que le christianisme. Aussi, U)Ul en réprouvant toute
atteinte à la liberté de conscience, noue ne saurions nous
scandaliser de voir la Russie encourager la diffusion de
l'Évangile. Mais le prosélytisme russe ne se borne i
cela: il ne s'en prend i sa seulenu al au paganisme Inculte
ni même aui religions déjà cultivées, à l'islamisme, tu
bouddhisme; il s'attaque avec non moins d'ardeur su
judaïsme, au protestantisme, au catholicii si même
dans s s campagnes contre les autres chrétiennes,
là où la civilisation n'a rien r, que laproj
orthodoxe s'exerce av< e le plus de passion.
Dn évéque russe s dit : Nos cloisons confessionnelles ne
montent pas jus |u'au ciel. Ce a'esl poinl de cette maxime
que s'inspirenl les maîtres de la Russie, il e^t rrti que
leur zèle orthodoxe s'inquiète moins «lu ciel que de la
terre c'est par politique que
Chacun l'aire son salut par le chemin qui lui plaît . I -
Russes ont peur aller au paradis une route impériale, uu
unie, bien sablée, une • chaussée Urée au COrdOSU et
|iassée au rouleau, bordée de fossés profonds et de hautes
palissades de façon que, une l'ois entré, ou ne s'en pi
écarter, il reste bien des chemina parallèles, officiellement
classés; mais ils sont mal entretenus, ravinés, à demi dé-
foncés; on n'en permet l'usage qu'aux riveraine. Tels sont,
comparés à l'Église dominante, lescultes étrangers.
CHAPITRE II
Culles étrangers : les confessions chrétiennes. — Comment la Russie tend à
imposer aux diverses confessions une constitution analogue à celle de
l'Église nationale. — Arméniens. La politique russe el la hiérarchie armé-
nienne. Le ealholico» d'Etchmiadzîn et les polojéniia. — Protestants.
Luthéranisme et germanisme. Propagande orthodoxe dans les provinces
baltiques. Moyens employés par le prosélytisme officiel. Mariages mixtes. —
Catholiques. Latinisme et polonisme. Le Collège catholique romain. Pa-
pauté et autocratie. Insuffisance numérique du clergé catholique. Difficultés
de son recrutement. Lne messe sans prêtre. Suppression des couvents.
Restrictions à la liberté religieuse. De la substitution du russe au polo-
nais dans l'Église. Incapacités civiles des catholiques polonais. — Les
uniales et la propagande orthodoxe. Paysans sur les frontières des deux
Églises. Suppression de l'Union. Méthode employée pour ramener les
—unis. Persécution des derniers uniates. — lie la réunion îles deux
Églises. Avantages qu'y trouverait la Russie. Obstacles qui sy opposent.
Aux relations de l'État avec l'Église orthodoxe, compa-
rons ses relations avec les autres cultes de l'empire. Rien
ne montre mieux ce qui, dans la constitution de l'Église
dominante, esl le fail de la religion et ce qui est le t'ait de
la politique. Comme l'Église nationale, les culles dissidents
soui soumis au principe qui régit tout en Russie : L'auto-
cratie, aucune confession ne peut se soustraire à la loi
commune; les clergés n'y échappent pas plus que les au-
tres classes. Le souverain ue s'arroge guère moins de droits
vis-à-vis des confessions auxquelles il est étranger que
vis-à-vis de L'Église A laquelle il appartient. La grande dif-
férence esl que, par sou esprit el ses traditions, l'ortho-
doxie s'accommode plus facilement de celte nécessité et
que, pour l'Église nationale, La tutelle de l'État esl une pro-
tection en même temps qu'une servitude.
Le gouvernement tend A donnera tous les cultes de rem-
C0LTE8 ÉTRANGERS: LES ARMENIENS. 585
pire une organisation analogue à celle de L'Église orthodoxe.
Chez luiis. il aime a transporter les formes bureaucratiques
imposées à l'Église dominants. Il y broute double profil :
c'est, d'abord, de leur donner un goaTernement intérieur
russe, indépendant de l'étranf -c ensuite, d'en ••<,n-
traliser les affaires pour lis mieux tenir BOUS -a main.
c.rla est surtout sensible pour les confessions chrétiennes.
Catholiques, arméniens, protestants, ont dû se plier ani
pratiques administratives rosses. Dana rjmpici confession
se rencontre, bous des désignations diverses, su- Isssoa de
la hiérarchie propre à chaque Église, une sorte de synode
rentrai pourvu de représentants laïques «lu | ouvotr enril;
chacune a ses consistoires dotés, pour ses Bdèli b, de fonc-
tions analogues à celles des consistoires ortfa pour
les Russes du rite grec La constitution ecclésiastique de
Pierre b- Grand est une aorte de ni de Procuste sur lequel
toutes les Églises ont él isivemsnl aj plu-
sieurs en oïd clé mutiléi
De toutes les confessions chrétiennes, la plus facile à
plier au régime ecclésiastique russe était peut-être l'Église
arménienne. C'est celle qui, par B8 constitution, sa litur-
gie, sa discipline, se rapproche le plus de l'Église grecque.
c.e qui sépare les arméniens d -, et aussi des latins,
c'est qu'ils n'admettent que les tr<>;- premiers conciles.
Connue ils repoussent le concile de Cbaleédoine, nu b s
accuse d'être eutycbéens; eu\-nièue s s'en défendent En
tait, le différend, quinze fois séculaire, rmé>
niens est moins rsligieui que politique. Comme presque
partout en Orient, ces cpierelles théologiqUM ma- pimt des
rivalités national
En Russie, de même qu'en Turquie, les arméniens tien-
nent une place supérieure à leur nombre. Ils sont un mil-
lion, peut-être un million et demi, soit environ un tiers des
Halkanes chrétiens, car les géographes sont partages -iu-
le nombre total des Arméniens. La Russie, qui possède
chez elle leur chef spirituel, est aujourd'hui la première
586 LA. RUSSIE ET LES RUSSES.
puissance arménienne. Gela lui donne une prise de plus
sur l'Orient. Elle peut, en Asie, s'ériger en protectrice des
arméniens, comme naguère, en Europe, des orthodoxes.
Au traité de San Stefano, elle avait déjà eu soin d'insérer
une clause en faveur des Haïkanes, demeurés sujets turcs.
Ce patronage, il lui est aisé d'en jouer à son heure, d'au-
tant que, en n'exécutant pas l'article 61 du traité de lier-
lin, la Porte a négligé d'élever entre elle et le Caucase
russe la barrière d'une Arménie autonome.
A défaut d'autonomie ou de liberté politique, la Russie a
offert, à ces Européens d'Asie, la sécurité. Aussi nombre
d'arméniens ont-ils émigré des États du sultan dans ceux
du tsar, préférant l'ordre russe au désordre ottoman. Le
« juif chrétien » a si bien prospéré au Caucase que j'ai en-
tendu, à Tiflis, exprimer la crainte de le voir arméniser
toute la Transcaucasie. Pas plus qu'en Turquie, les armé-
niens ne sont absorbés par le commerce ; plus d'un s'est
distingué dans l'administration ou l'armée. Les troupes
russes en Asie Mineure avaient pour chefs, durant la der-
nière guerre d'Orient, des arméniens, les généraux Lazaref
et Loris .Mélikof, et l'on n'a pas oublié de quels pouvoirs
était investi ce dernier à la fin du règne d'Alexandre 11.
Peu (N's Haïkanes, sujets du tsar, sont unis à Rome. La
plupart appartiennent à la grande Église arménienne, dite
grégorienne, de saint Grégoire Villuminateur, qui, au qua-
Iriè siècle, lui donna sa constitution ei sa liturgie. au
sommet de la hiérarchie trôna le cent-qualre-vingt-deu-
lième suceeseéurde l'illuminateur, investi do litre de co-
iholicoê. Ce pontife Bopréme, dont relève tout le clergé ar-
ménien non uni. a S00 Siège au COUVenl (l'KIchniiad/in, sur
les pentes légendairesde l'Ararat. L'empereur Nicolas a eu
soin d'enlever ;'i la Perte le centre traditionnel de l'Église
arménienne. Bn tenant dans ses serres la kôte de la hiérar
«•hic, lai lieni tout !<• corps de la Dation.
i.i poaseaslon de l'humble Vatican arménien soumet les
Haïkanes du dehors à une sorte de vesselage religieux dç
LES ARMÉNIENS : LE CÀTHOLK 587
la Kussic. Il y ■ là, DO petit, un problème analogue à celui
soulevé à Home par la Huile du pouvoir temporel des
papes. Le gouvernement russe la tranchée son profit II ■
réglé la situation du eathôHooê parles ■satuatOje >::)6, sorte
de loi «les garanties qoc les arméniens ~-< » 1 1 1 contraints
subir en fait, tout en la contestant <-n droit1. D'après la
tradition, le eatholieos doit être élu par les députés de tous
les diocèses arméniens du monde. Le gouvernement impé-
rial préside à l'élection et il ne s'est pas contenté de n
monter à n guise les rotes des dû Imeltani les
uns, annulanl les sutres. Au lieu de (sire proclamer] ooêh
formément sus canons, le prélat qui i « 'lit<uu le plus
grand nombre de roix, le Isar s'est arrogé le droit de sub-
stituer à l'élu <Ie la msjorité le prélat qui réunitensuite I»'
plus grand nombre de suffraj es Let considè-
rent l'élection «les di< imme une simple présentation
tir candidats, entre lesquels l'empereur - '!<• dési-
gner If Mtholicos. Qu'on imagine le roi d'Italie choisissanl
le pape entre les deui cardinaui auxquels le conclave a
donné le plut de voix \\ atème, laBusi ara-
rée d'avoir sur le siège d'Etehmiadxin un poi i dé-
votion. Nicolas i ■ ci Alexandre II avaient toujours accepté
l'élu (le la majorité. Alexandre III a rompu a\ee cet li-
eu 1*85: il a donné la chaire d'Etchmiadzin au candidat «le
la minorité. Le ettthoHcot est, ainsi, devenu un dignitaire
russe à la nomination du tsar. Les arméniens non rus
qui Boni les plus nombreux, ont eu beau protester contre
les statuts de 1886 et l'élection de 1885, force leur a él-
s'\ résigner. Pour s'\ soustraire, il leur eût fallu nommer
un anticatkoKcos] ils ont reculé devant un schisme qui
déchirerait l'unité de leur Église.
Le mode d'élection du pontife suprême n'est pas la
seule altération apportée par la Russie à la constitution de
l'Église arménienne. A côté du rutholicos, on a placé, à la
1. Ce* statuts (polojcniia) sont Ce 'in.' |«Q .tnii. •liions de Tur<iui>' appellent
par corruptiou l« balagénia rosi
588 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
mode de Pétersbourg, un synode d'évêques et d'archiman-
drites désignés par le tsar, et, près de ce synode, un pro-
cureur laïque dont l'ingérence dans les affaires religieuses
agrée peu au clergé. Il s'en plaint tout bas en Russie, tout
haut en dehors ; mais il est trop politique pour entrer en
conflit avec la puissance russe. Sous Alexandre III, les
arméniens ont eu un grief de plus contre la bureaucratie
impériale. Ils possédaient des centaines d'écoles parois-
siales, fondées par des particuliers et administrées parleur
clergé. Ces écoles, on en a retiré la direction au ralholi-
cos. C'est là une de ces mesures décentralisation et de rus-
silicalion que le gouvernement applique d'un bout de l'em-
pire à l'autre. L'État autocratique n'est pas de ceux où une
Église puisse avoir des écoles autonomes. Les arméniens
se plaignent de voir remplacer, dans ces fondations de leurs
pères, l'arménien par le russe. Us craignent que le gou-
vernement ne veuille réduire l'arménien à n'être qu'une
tangue liturgique.
On a quelquefois, à Pétersbourg, montré des velléités de
réunir l'Église arménienne à l'Église dominante, pour ne
laisser subsister entre elles que des différences de rite.
Comme Rome, l'orthodoxie russe aurait ses arméniens-
unis. De tels projets se heurteraient aux défiances des Haï-
kanes; ils craindraient de compromettre leur nationalité
en même temps que leur autonomie ecclésiastique, ha
communion avec le Saint-Synode de Pétersbourg ne leur
lemblerail qu'un premier pas dana l;i voie de l'absorption.
• L'union avec l'orthodoxie russe, me disait un de leurs évè-
rail la préface de lft russification. Pour savoir ce
qui noua attendrait, nous n'avons qu'à regarder nos voisins
géorgiens. Leur Église est, de plusieurs siècles, l'atnée de
I Eglise russe ; .-m géorgien l'on n'en a pas moins, presque
partout, substitué le ilavota. »
Chez les protestants aussi, la religion n'esl pas toujours
seule «'H jeu. Le protestantisme a longtemps été la plus
LES PROTESTANTS : LUTHÉRANISME ET GERMANISME. 589
favorisée des confessions étrangères; c'était la plus an-
ciennement reconnue de l'État II était d'autant plu-, facile
d'en modeler la «•institution sur celle de l'Église domn
liante, que, en organisant ion Église, Pierre le Grand avait
emprunté aux protestants. Luthériens el calvinistes ont
leurs consistoires locaux, au-dessus desquels siège un
consistoire général, assisté «l'un procureur impérial. U -
protestants sont de cinq à sii millions, Is plupart luthé-
riens. Plus de deui millions habitent la Finlande, dont
le luthéranisme esl I d'État, administrée pat bois
évéques, desservie par un clergé qui forme do des quatre
ordres de la diète, l'Église luthérienne jouit, dans le grand*
duché, d'une entière liberté, il n'en esl déjà plus de m
au sud du golfe.
Dans les trois provinces baitiques, 1«' luthéranisme est
encore la religion numériquement «-t socialement domi-
nante; niais, de son ancienne suprématie, ii <\alé
au rang de culte simplement loi» innexaut à l'Em-
pire la Livonie el l'Esthooii le Qrand leur avait
garanti, en 1721. le maintien des droits el privi
leur Église. Catherine II avait t'ait les mêmes promesses
à la Coin lande, en 1795; et. les trois provinces l'étant tou-
jours montrées les loyales sujettes du tsar, on ne -au-
rait dire d'elles, comme de Is Pologne, que leur rébellion
i relevé la Russie de sa parole. La liberté religieuse qui
leur avait été jurée, les trois provinces ne l'en ont pas
moins \u restreindre.
Le protestantisme* a étécbei «dles \ i< ■lime de lu politique
de russification. C'est là surtout, dans l'ancien domaine
des Porte-Glaives, que le luthéranisme devait être consi-
déré comme l'allié du germanisme. La communauté d
était presque l'unique lien des divers éléments de la popu-
lation ballique, de la mince couche allemande et des deux
nationalités plébéiennes, les Letles et les fisthes1. Déta-
1. Voya Iobm l. livre II, chapitre V, p. 123 129, de lu i édttioa.
590 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
cher ces derniers du culte de la Ritterschaft, c'était isoler
la noblesse et la bourgeoisie allemandes, les couper mo-
ralement du peuple des campagnes. Les champions de
l'orthodoxie se sont portés à la conquête de la Livonie
avec d'autant plus d'ardeur que là, comme en Russie-
Blanche ou en Lithuanie, ils prétendent opérer sur une
terre primitivement orthodoxe que la Russie a mission de
purifier des souillures de la contagion occidentale. Leurs
historiens croient avoir démontré que, sur ces cotes bru-
meuses, la foi grecque avait précédé la foi latine et, à plus
forte raison, l'hérésie germanique. En quelques contrées,
les paysans luthériens, lettes ou eslhes, fréquentent en-
core, la nuit de Pâques, l'Église orthodoxe. Peu importe qu'en
Livonie les missionnaires russes accomplissent moins une
conquête qu'une restauration. La conscience ne relève pas
de l'histoire. Si le droit historique avait quelque autorité en
religion, les Russes n'auraient qu'à retourner au culte de
Péroun.
La première campagne du prosélytisme officiel contre le
luthéranisme remonte au règne de Nicolas. Plus de cent
mille paysans, lettes et cslhes, furent amenés à l'ortho-
doxie, vers 1840, par le comte Protassof. En embrassant la
foi du tsar, ils s'étaient leurrés de l'espoir d'obtenir des ter-
res de l'État. Interrompue ou ralentie sons Alexandre il. la
croisade orthodoxe a repris tous Alexandre III. La moyenne
des conversions annuelles était, sous le règne précédent,
de quelques centaines ; sons Alexandre m, les convertis
comptent, chaque année, par milliers. Des paroisses
presque entières désertent en corps \ikirka(kirche) luthé-
rienne* Pour cet apostolat, M. Pobédonoslsef 8e défend
d'rmploNer les grossières a moires, autrefois reprochées à
ion prédécesseur, Protassof. En ihh7 les autorités ortho-
doxes interdisaient encore au clergé de promettre aux néo-
phytes des avantages matériels. Pour n'être pas toujours
intéressées, les conversions n'en onl pas moins, d'habitude,
des motifs temporels. La foi impériale doil ses prosélytes
PROTESTANTS : LES PROVINGE8 BALTIQUBS, .*>9l
moins à L'éloquence de ses missionnaires qu'eux opposi-
tions de races et de claasea. L'antipathie du paysan latte
ou eslhc pour le propriétaire illemand sert d'argument
aux convertieaeurs. ils lui représentenl l'abandon de la
a fui allemande ■ comme une émancipation du joog teuto-
nique,
Si le luthéranisme n'a pai encore été rejeté de tonte la
population lettonne <>u eathonienne, e*es4 que, en paaaanl
à la • foi russe », Leltes ou Eslhi compro-
mellre leur nationalité* Ce lentimenl mire inrtont
Chez les L-'lIrs, qui sont plus cultivés qtM leUI - Illi-
nois, les Eelhes. Aussi lee conversiona sont-elfc
parmi eux, Pour aoua dietioguer des Allemands, disail
un patriote letton, noua ne voudrions pas nom confondre
avec les Russes. Il en eal qui, pour cetti incline-
raient au bapiisme. Un dea moyens uv propagande des
orthodoxe! eal bien de célébrer l'office dana lee lanf
localea; mais lee pasteurs luthériens, quoique allemande,
pour la plupart, se résignent, eui aussi, de plus an pion, à
l'emploi des barbarea idiomea de leurs ouaill
Le sentiment national n'est du reste pas la Beule prise
du prosélytisme russe sur la paya baltique. Les laïques
apôtres de l'orthodoxie ne se fonl pas toujours scrupule de
lUrir aux appâts olliiielleinenl prohibés. Chacun
que pour èlre bien \ u des autorités, le meilleur moyen eal
de passera la foi russe. J'ai entendu conter l'histoire d'un
drôle qui, pour se tirer de prison, n'avait pas employé
d'autre recette. C'esi un moyen, à la portée de tous. ,
l'aire des protecteurs. En dehors même des séductions tic
ce genre, k - conversions sont encouragées | av une aorte
de prime, t'oit sensible aux paysans. Le Sénat a récemment
exempté tous les non-lulbériens des taxes ou redevances
prélevées pour les églises luthériennes. Rien de plus juste,
semble-t-il. In paysan orthodoxe ne peut èlre lenu de
paver la dîme au temple. La question cependant n'est pas
aussi simple. Les luthériens soutiennent que ces !
592 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
ecclésiastiques n'incombent pas à la personne, mais à la
terre. Pour s'en affranchir, il faut les racheter : les rede-
vances en nature peuvent, en effet, être rachetées en argent,
d'après un tarif établi par les propriétaires, d'accord avec
leurs tenanciers. Ceux-ci, disent les premiers, ne sauraient
se libérer par l'apostasie. Pour leur en enlever la tentation,
certains propriétaires ont pris les dîmes à leur charge en
relevant d'autant le loyer de leurs terres.
Un des soucis du gouvernement dans son œuvre de pro-
sélytisme, c'est la construction d'églises et d'écoles ortho-
doxes. La Ritterschaft, qui possède presque tout le sol,
se refusant à en laisser élever sur ses domaines, il a fallu
recourir à l'expropriation. Pour une école ou une église
orthodoxe, l'administration est autorisée à tout exproprier,
sauf les maisons d'habitation. Le plus zélé luthérien peut
voir les popes s'installer au milieu de ses terres pour faire
de la propagande parmi ses paysans. De môme, la plupart
des écoles rurales avaient été ouvertes par la noblesse et
placées par elle sous l'autorité des pasteurs. Il y avait dans
les trois provinces, sans comparaison les plus instruites de
la Russie, plus de 2000 écoles luthériennes. Alexandre 111
les a en quelque sorle laïcisées pour les russilier, en
les faisant passer au ministère de l'instruction publique.
Aucun coup n'a été plus sensible au luthéranisme.
Cesl là une mesure telle que s'en permettent d'autres
États aux dépens d'autres clergés. Il n'en est pas de même
d<' la législation appliquée aui mariages mixtes. L'empe-
reur Nicolas avail édicté des lois ordonnant d'élever dans
la lui grecque les enfants issus de mariages entre protes-
tants <•! Orthodoxes. Alexandre 11 avail rendu aux làvo-
niens la liberté d'élever leurs enfants à leur gré. C'était
• •niMail-il, une mesure aussi politique qu'humaine.
l'Étal ayant loul Intérêt au rapprochement des diverses
nationalités; mais, en Russie, pareille liberté était un pri-
Uexandre m l'a supprimée; il a ordonné, en 1885,
d'appliquer) à LOUSj les règlements draconiens de .Nicolas.
PR0UE8TANT8 : LES PR0VINCE8 BALTIQUE 8. 593
De même. Alexandre II avait toléré le nlour au luthéra-
nisme de milliers de paysans attirés, sons - m père, à l'or-
thodoxie par de rallacieuses promesses. I i . • net >ro, AJexan-
dre m s enjoint l'application stricte de la loi. Le général
Zinovief, gouverneur de la Livonfe, rappelai! imi-
nish 87, que les personnes inscrites comme ortho-
doxes qui laissent leurs enfants suivre le culte luthérien
sont passibles de le prison et risquent, en rertu des arti-
cles 156 et loo du code pénal, de se roir enlever leurs
enfants, donl l'éducation peut être confia
Muant au pasteur eoupable d'admettre snx sacrements
«le ees orthodoxes, il s'expose aux plu châtiments.
C'esl ce que .M. Pobédonostsef, dans ss lettre I M. Nasille,
appelle entraver le rapprochement spirituel des in
avec la m ire patrie. Pour ce ■ crime •• nombre de pasteurs
ont été révoqués, emprisonnés, déportés. Catholique ou
protestant les clergés hét - doivent oublier la
parabole lique, i trder de courir après la
brebis arrachée à leur bercail.
nue la Russie cherche à conquérir moralement les
conquêtes de Pierre l et de Catherine II. les revendica-
tions du germanisme sur d'autres frontières semblent r>
inviter; mais il est permis de mettre en doute la valeur
de son système de russification. Bile semble poursuivre
une assimilation extérieure, matérielle; elle - i peu
«le Froisser l< b sentiments, les mœurs, la conscience de
sujets d'origine étranj I n'est poinl par de tels pi
• lés que la France avait gagné le eesur des Alsaciens, des
protestants aussi bien que des catholiques. La politique
de russification à outrance risque de tourner contre son
but et d'affaiblir, à force de les tendre, les liens qu'elle
prétend resserrer. Jusqu'à présent, il y avait dans les pro-
vinces lialliqins des tendances particularist. s: il n\ avait
pas de parti séparatiste. S'il s'en formait un. M. Pobédo-
sef en aurait élé un des promoteurs*.
1. Kn dehors des luthériens et des calvinistes, la Rossie compte plus
m. 38
594 LA RUSSIE ET LES RUSSES. •
La plus maltraitée de toutes les confessions chrétiennes
tolérées en Russie a été le catholicisme. Il avait à la fois
contre lui les préventions du pouvoir et les antipathies du
pays. Liée historiquement à la Pologne, comme l'ortho-
doxie à la Moscovic, la foi romaine aie privilège d'exciler
des rancunes et des défiances particulières. Le Russe la
redoute presque autant pour sa culture que pour sa natio-
nalité : comme Russe, il combat en elle le polonisme;
comme Slave, le latinisme, qui lui paraît étouffer le génie
slave.
L'empire russe compte de 9 à lOmillions de catholiques,
soit plus que la Belgique et l'Irlande réunies. Leur nom-
bre, en dépit du prosélytisme officiel, s'accroît régulière-
ment par le seul fait de l'accroissement de la population.
Ces catholiques ne sont pas tous Polonais ou Lithuaniens;
il s'en rencontre encore de Petils-Russiens ou de Blancs-
Russiens non polonisés. Beaucoup de ces derniers ne s'en
déclarent pas moins Polonais. La confusion que le gouver-
aernent s'est attaché à établir entre la nationalité et la
religion se retourne contre lui. Le paysan hiélo-russe qui
fréquente I'1 ko&ëV répond, à qui l'interroge, qu'il est Po-
lonais, catholique el Polonais étant, pour lui, synonymes*.
Ces! à ees catholiques blancs- ou petils-russiens que s. -si
attaquée de préférence la propagande orthodoxe; elle Bail
qu'elle a peu de prise sur les autres. La guerre menée
i nuire l'Eglise romaine par Moscou el Pétersbourg devail
la rendre plus chère au Polonais el ;iu Lithuanien. C'esl
la passion du Russe à extirper de ses provinces occiden-
tales I'' Catholicisme qui, de la Pologne à demi sceptique
colonlei de m'' Dites ou anabaptistes. Le gouvernement t'esl toujoun
i libéral m- à-vii de cet petite* communautés, qui ne lui inspirent
aucune défiance politique. One partie de cei mennonites avaient quitté le
- |miir I \iiii'i'ji|in- alm il.- -r -oii-li'.iiiv au srnii-r tiiililanv. dovenu
obligatoire poui keoup tonl i *-\ fiin-. ; le gouverncmenl déférante
i. m- doctrines, les a etomptéi do tout service actif,
i. Kotlèt, 'lu polonal I I lise < ilholiquo.
2. Vi pie M. Vladimirol i. tnil Eoropy, mars 1881 , p. 387.
LES CATHOLIQUES : LATINISME BT POLONI8ME. 595
• le la lin du dix-huitième i l'ait le pays le plus pri -
rondement catholique du dix~neu?ième. Chaque coup porté
à sa loi nationale l'a enfoncée davantage dans l'âme polo-
naise. Aujourd'hui encore, pour sentir ce que i < ivenl
la lui d'un peuple «-t l'intensité de sa pi ièrej il n'j a qu'à voir
la foule agenouillée dans une ne.
Le catholicisme était, de ions les «ulh-s tic i'Empin
plus malaisé & plier toi Cormes administrativi t. \
l'Église romaine, comme eus autres confessions, la Ru
prétendait faire revêtir um' constitution i ique
taillée mit If patron «If son i ssus
des ôvéques, 1'' gouvernement impérial a placé u
de synode : le ealholiqu », qui siège è Pél
bourg sous la présidence de l'archevêque -i.- Mohilef, primat
de l'Empire. I auquel Rome ne veut reconnaître
que l'administration «lu temporel, est comp >sé de d«élé-
gués choisis par les chapitres diocésains ir le
gouvernement En outre, è l'instar <l« b orthodoxes,
catholiques ont été pourvus de
dont les membres, désignés par l'évoque, doivent être
Ormes par l'autorité civile. Tout ce mécanisme bureaucra-
tique s'adaptait mal à la hiérarchie catholique; aussi la
curie romaine a-t-elle toujours cherché à en affranchir
ôvéques. Les pap a Grégoire Mil et Pie l\ se Bont, mai:
fois, plaintsde rassujellissement «le l'épiscopat aui
toires diocésains et au collège «le Pétersbourg*. Ils ont
réclamé contre la préf
tiques de procureurs impériaux ou de seert laires laïques
à la nomination des ministres. Léon Mil. à son tour, n'a
'•, dans s.-> négociations avec la Russie, de revendiquer
pour les évéquesla libre administration de leurs
On voit, par là, combien malaisé est tout modu»
entre Pétersbourg et le Vatican. Les difficultés que ><>u-
1. Voyez VEspositione documentata tulle ceMÈanti cure del .S. p. Pia /.\
a riparo dei mali rite soffrt la Chitta eattolica «<•' dominii <li Ruât
di Polonia (Rome, 181
596 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
lèvent, entre le Saint-Siège et le pouvoir civil, la notion
catholique de l'Église et la conception nationale de l'État
sont d'une solution plus ardue en Russie que partout ail-
leurs. De là, entre Pétersbourg et Rome, ces longues négo-
ciations si souvent suspendues et reprises. Alors même
qu'ils parviennent à s'entendre, l'accord conclu entre les
représentants du pape et du tsar ne résiste guère à l'épreuve
des faits, la papauté ne pouvant se résigner à une ingérence
laïque contraire aux canons, et le gouvernement impérial
ne sachant pas renoncer à ses pratiques administratives.
Tantôt par calcul, tantôt par le seul fait de ses institu-
tions, le gouvernement russe tendait à réduire le catholi-
cisme à L'état de simple rit, ne différant de l'orthodoxie
que parla discipline et la liturgie. En mettant obstacle aux
rapports des évêques et du Vatican, en plaçant au-dessus
de Tépiseopat une sorte de synode dépendant du tsar, la
Russie éliminait du culte catholique ce qui en est l'essence,
la catholicité. Dès le premier partage de la Pologne, Cathe-
rine II, aidée de l'évoque Sicslrencewicz, s'efforçait d'en-
fermer ses sujets catholiques dans les fronlières de l'em-
pire, travaillant à relâcher les chaînes qui les rattachaient
à Home, pour ne laisser subsister, entre eux et le Saint-
Siège, (pic le lien de la communion au lieu du lien de la
juridiction. Heureusement pour la papauté que, en aucun
pays, les catholiques ne tenaient davantage à rester unis
au centre dC l;t catholicité. A leurs sujets de ri| lalin. les
tsars russes ne pouvaient offrir d'Église nationale polo*
naise; toutes leurs tentatives pour les détacher de home
étaient condamnées d'avance. Les catholiques de iinssie
(•■huit plus Catholiques que russes, il était malaisé de les
dresser an schisme. Le gouvernement l'a compris : si quel-
,1m b conseillers de Nicolas <>n .l'Alexandre II ont rôvé
d'uni' église latino-slave indépendante de i!onie, le cabinet
impérial paraît avoir renoncé à celte chimère.
i., culte catholique compte douze diocèses : sept dans le
Lume de Pologne, cinq dans l'empire. C b sièges sont
CATHOLIQUES : LES BVÉQUES KT LE CLERGÉ. 597
souvent vacante. Les évoques morts demeurent des ini
Bans être remplacés, et, parmi les rivants, il en est pres-
que toujours quelques-uns de déportés ou d'internés l<>iu
de leur diocèse, ainsi récemment* à laroslavl, l'évoque de
Vilua, Mgr Krymiewiecki. Évoques el prêtres se plaignent
de n'être pas libres dans l'exercice de leur ministère. L
pouvoir civil aime à s'immiscer dans l'administration dio-
césaine; il ne craint pas de soutenir les prêtres en révoli
contre l'autorité épiscopale. Les évéques, étroitement
Burveillés par l'administration, ne peuvent communiquer
librement avec le Saint-Siège. Us ne peuvent m
accomplir leurs visites pastorales sans l'autorisation du
iverneur de la provin
Le clergé catholique ne souffre pas i lulemenl «lu défiuil
de liberté : le nombre des prêtres est insuffisant el l'État
eu entrave le recrutement. Depuis un tiers de siècle on a.
systématiquement, diminué le nombre d des
séminaires, des églises. Si l'on manque d
pas que les jeunes gens reculent 'levant une vocation qui
peiii mener en Sibérie; c'esl <pi<' l'accès du sacerdo
été rendu difficile, il > s bien des séminaires, il j a même
à Pétersbourgi sous le nom d'ooadémid, une sorte de
raculté de théologie catholique. A. ces établissements il j a
des boursiers dr l'État; mais le nombre
esl limité, el n'entre pas au séminaire qui N-mt. Pour être
admis, il faut subir un eiamen rigoureux; l'exam -n p
il faut encore une autorisation, qui n'est pas accordi
tous. Le gouvernement se montre défiant, surtout vis-a-vis
dos Polonais, qu'il cherche 4 remplacer par des Samogitiens.
De nombreuses paroisses sont sans curé «>u ne sont deai
vies que par un curé missionnaire qui ne 1rs visite que
loin en loin. ESn certaines contrées, les catholiques, privés
île prêtres, en sont réduits, pour ne pas se passer de tout
service divin, à chanter, entre laïques, des hymnes et des
cantiques.
J'ai assisté une fois, sous Alexandre II, à un de ces Offi
598 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
sans prêtres. C'était un dimanche de carême, dansla vieille
Novgorod, où, comme dans toute la Grande-Russie, il n'y
a point de catholiques indigènes. On m'avait indiqué une
chapelle catholique romaine, dans un faubourg, au delà
du Yolkof, derrière le Kremlin. C'était au premier étage
d'une sorte de grange basse et sombre. Je trouvai là
réunies une centaine de personnes, dont à peine trois ou
quatre femmes. La plupart des assistants étaient des soldats
de Lithuanie ou de Pologne, auxquels se mêlaient quelques
Polonais internés dans la ville. L'autel, parc d'une nappe
blanche et surmonté de deux cierges allumés, semblait
dressé pour la messe. Comme je m'étonnais de ne pas voir
paraître le prêtre, on me dit qu'il n'y en aurait point. Il y
avait bien, à Novgorod, un évoque polonais interné depuis
des années, mais il lui était interdit d'officier en public. Les
fidèles, presque tous munis de livres, se mirent à chanter
la messe, entremêlant des cantiques polonais aux prières
latines, et se levant et s'agenouillant tour à tour devant
l'autel muet. Le soir du même dimanche, j'appris, chez le
gouverneur, que la masure qui servait de chapelle mena-
çait ruine et que le commandant militaire n'y devait plus
laisser aller ses soldats. Celte messe sans prêtre, dans
une grange Bur le point de crouler, était comme un sym-
bole de la situation des catholiques en Russie. Aux fidèles
privés de clergé, la joie de se réunir pour chanter des can-
tiques n'esl pas toujours accordée. Kn certaines provinces
de l'Oilesl il leur a été défendu de s'assembler à l'église
pour prier en commun. C'esl ainsi que, en 1888, le gou-
verneur de Minsk, un Troubelskoî, enjoignait aux doyens
catholiques de tenir fermées les églises des paroisses va-
cantes cl interdisait d\ célébrer aucun office en l'absence
d'un prêtre. Cet arrêté était, il est vrai, motivé Burceque
des ftdèles, ainsi réunis, s'étaien! permis de chauler des
prières en polonais, « langue prohibée dansées paroisses
Le tix ne peuvenl suppléera l'insuffisance numé-
rique des prêtres séculiers. Le plupart des couvents onl
CATHOLIQUES : LA QUESTION DES LANGUES. 599
été supprimés à la suite de l'insurrection de 1883. Dana
ceux qui n'ont paa été formée, le nombre dea moinee oa
religieuses a été limité par un oukaze1. lia ne peuvent plue
recevoir de novices, on ils ne b ml autoi isés à en admettre
que si le nombre dea religieui eel tombé au-dessous d'un
certain chiffre. En Lithuanie, lea plua beaux moi
ont été enlevée aux catholiquea. Aiffai le couvent de
Pojaîak, eonatruii au dix-eeptième aièele pour dea camal-
diih's. esl aujourd'hui I incc de Vé\ llio-
doxe de Kovno. En mainte bourgade, li catholique a
été coiffé d'une coupole rerte el converti <-n U ortho-
doxe. Les jéauilea, que Catherine II avait reeueillia pour
leur confier l'éducation de l'ariatoeral aujourd'hui
rigoureuaemenl bannie de l'Empli «raqu'on
appela à l'église Saint»' Catherine de Pétersbourg quelques
dominicaine, l<- gouvernemenl eut Boin de faire signer par
le généra] dea Frères Prêcheurs que cea religieui étran-
gers riaient bien «l<s dominicaine »•( non d< - jéauitea.
Naguère encore, un aavanl jéaulte d'origine russe, né
catholique, se voyait refueer l'autorisation d'entrer en
Russie pour faire des recherchée dans l< > bibliolhèqu
Une chose m'avail frappé dana lea gne,
c'est que, d'habitude, lea prêtre-, lisaient leurs sermons.
roua en étonnea paa, me dit-on, les sermons doivent
passer par la censure : «lune il faut les écrire et lea lire.
Lea mandements dea évéquee n'échappenl paa non plus
au\ censeurs. Ce n'eal point la seule restriction à la liberté
de l'enseignement religieux. Pour la prédication ou pour le
catéchisme, le clergé n'est pas toujours libre d'employer
la langue de ses ouailles. Autrefois il était interdit aux
ministres des cultes étrangers de prêcher en russe : lea
laisser prêcher en russe. c'eût été exposer les Russes à leur
1 j'ai raconté ailleurs, d'après des doetweata inédits, conaMal lea
venta île Pologne avaient été fermés on une nuit. Voyex : Un homme d'État
russe {.Me. Biilutine), Btudesur ta Russie <t lu Pologne pendant (<■
^Alexandre 11. chapitre Mil. (Hachette, I88i.)
600 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
prosélytisme. Aujourd'hui le gouvernement enjoint ce
qu'il prohibait jadis. Subordonnant les considérations reli-
gieuses aux considérations politiques, il cherche à intro-
duire l'usage du russe dans la prière catholique comme
dans le prêche prolestant. Il fait imprimer en russe des
livres de prières romains ou luthériens, au risque d'en
mettre les doctrines à la portée du peuple. C'est ainsi que,
on certaines localités, une édition russe de psautier pro-
testant a servi à la propagande stundisle.
A l'introduction du russe dans leurs églises s'oppose
souvent le sentiment religieux, non moins que le sentiment
national des catholiques. Si les livres de prières ont été
traduits en russe, ces traductions, faites par des orthodoxes
ou des catholiques complaisants, sont suspectes au clergé
el aux fidèles. Puis, un prêtre me le faisait remarquer, la
langue polonaise est riche en ouvrages catholiques de
toute sorte, tandis que le russe De donne accès qu'à une
littérature imprégnée d'un esprit hostile à Home. Enfin, en
dehors même du royaume de Pologne, le polonais est la
langue maternelle ou adoptive de la plupart des catholi-
ques. Kn Lilhuanie, et jusqu'en Russie-Planche et en Petite-
Russie, le russe officiel n'est même pas L'idiome du peuple
el ne lui est pas toujours plus familier que le polonais.
On comprend que les Polonais qui, dans les provinces occi-
dentales, forment la majorité des catholiques, soient froissés
de roir substituer, à leur langue sanctifiée par tant do saints.
la langue du maître Bchismatique. Pour couper court à ces
résistances, le gouvernement impérial s'est adressé au
Sainl Se i t là un des points délicats des négociations
entre Pétorsbourg el h' Vatican. .Malgré son désir do don-
ner Satisfaction au tsar, la papaulé hésilo à passer par-
dessui les réclamations des Polonais. Le Sainl siège Bail
que, «'U Irlande, il S'esl parfois mal trOUVé d'avoir paru
intérêts anglais. De même, dans l'ancienne
Pologno, il lui répugne do saerilier ses lils polonais à un
rernemenl qui n'a cessé de travailler à 1rs décatholi-
CATHOLIQUES: INCAPACITÉS CIVILES. 601
ciser. Faire de l'Église un instrument de russification
serait mettre la foi polonaise I une dure épreuve1.
Aux exigences de la bureaucratie pélersbourgeoise, la
plupart des catholique - peuveol objecter que le gouverne-
ment, qui veut les faire prier en russe, ne les traite
lui-même en Rosses. Les catholique! polonais des pro-
vinces occidentales soni somms à des lois d'exception,
qui tombenl dès qu'ils abandonnent la foi romaini
sonl ces Polonais, trappes officiellement comme étranj
qu'on prétend astreindre à n<' parier à Dieu que dans la
langue «lu tsar. Il j a \h un manque de logique. Si l'on
\ <ut nous traiter en Russes, qu'on c menée, peuvent-ils
dire, par nous relever des incapacités civiles qui pèsent sur
nous. Or le gouvernement d'Alexandre III a (ail t«>ui l'op-
posé. Alexandre H avait enlevé aox catholiques polonais
des jtit>\ inces occidentales !<■ droit d'acheter des terres ou
d'en louer à bail. Ces lois de son père, qui n'avaient i ro-
uté qu'aux Ulemands, Alexandre m, an lieu de les adou-
cir, les a aggravées par l'onkaze de décembre ivk*. Dans
toute la Russie occidentale, i pur pouvoir acquérir un
immeuble rural par vente, legs ou donation, il faut être
Russe, et n'est considéré comme Russe que l'orthodoxe.
Ce que garantit à ses sujets tout gouvernement moderne,
l'égalité civile et le liluv accès aux emplois publics, l< -
Iholiques, comme les juifs» en sont privés, en fait, sinon en
droit, l.à où la porte ne leur est pas fermée, il"> ne franchis-
sent guère les degrés min , ursde la bureaucratie. Bien peu
parviennent à s'élever, si un catholique comme .M. de
Mohrenheim est nommé ambassadeur, il est "l'on.
étrangère. En certains ressorts, dans !<■ plus important au
point de vue religieux, dans l'instruction publique, l'ex-
1. ii.uis les campagne* de Lithaaaie, le cierge* ne fait paa ditteatté
servir de la langue locale, le ïamogitien. La goaven il contente'
de rusiifier l'alphabet. Les livres de n imoghieo étaient imprimée
en caractères latins; le gouvernement ea a fait imprimer en caractères cyril-
liqueSj inconnus de la population à laquelle il en imposait lu-
602 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
clusion des catholiques est poussée aux dernières limites.
On a décidé, sous Alexandre III, de n'admettre comme
instituteurs, dans les provinces occidentales, là même où
ils sont en minorité, que des orthodoxes. Non content de
repousser les catholiques des fonctions publiques, on
s'attache à leur barrer l'accès des carrières privées. Je tiens
de directeurs de Compagnies de l'Ouest ou de Pologne que
l'administration leur a demandé, confidentiellement, le
relevé de leurs employés par religion, les accusant d'oc-
cupertropde catholiques ou de juifs, et les prévenant qu'ils
s'exposaient, par là. à perdre ses bonnes grâces. Il a été
question d'interdire tout emploi dans les chemins de fer
aux non-orthodoxes; si cela ne s'esl pas fait par ouka/.e.
cela se fait, peu à peu, sous la pression administrative. La
manière de faire le signe de la croix reste l'indice de la
nationalité.
A côté des catholiques reconnus comme tels, il y a ceux
que le gouvernement considère, malgré eux, comme or-
thodoxes. Leur position est lamentable. L'exercice de leur
religion leur esl absolument défendu. Qu'on pense ce que
signifie pour un catholique la privation du prêtre qui seul
peut lier et délier. De ces pseudo-orlliodoxes il en esl
des di/a nés de milliers en Lilhuanie, en Hussie-Blanche,
en Pologne. Catholiques de conviction, ils sont, comme
B'exprime le haut-procureur, - assujettis à demeurer dans
l'orthodoxie». H. Pobédonostsef se plaint, presque chaque
année, de l'opiniâtreté de ces victimes du prosélytisme
officiel. Parmi les paysans convertis de is63 a i870, beau-
coup, disent ses rapports, s'obstinen! dans leur désir de
retourner au latinisme. Comment s'en étonner pour «les
conversion! opérées par Béduction <»u par intimidation,
des paroisses entières étant réunies à l'Eglise sur La de-
mande de quelques individus ? Le plus souvenl les mis-
ionnairei onl été des fonctionnaires, des agents de police,
PC des soldais. Les feuilles russes oui cité, parmi ces
CATHOLIQUES : i.f.s PSEUDO-ORTHODOXl
apôtres, un commissaire musulman*. Parfois l'assistance
m une cérémonie orthodoxe i été prise comme un acte
d'adhésion à l'orthodoxie, si l»i<*n qu'il es! des gens qui
ont changé de religion sans le savoir.
Après cela l'on comprend que, en certaines contrées de
l'Ouest, le peuple semble ne plus trop savoir à quelle
Église il appartient. D'après les com| lus du haut-
procureur, il n'est pas rare de voir \< - os fréquenter
indistinctement la messe latine el la messe sfavonne. lu
sont, pour ain^i «lin-, sur l«i l'ail.' de partage des deui
Eglises, pareils aui habitants d'une province frontière qui
les chances de la gu< rre auraienl l'ail plusieui
d'un État à un autre. Il en est dont les
ranicm's à l'orthodoxie il y a plus d'un demi-siècle; mais,
à deux ou trois générations de distance, ils n'ont pas en
oublié la loi de leurs pères, si l'un v regarde '!'• pri
plupart de ces paysans, en apparence I ux, (réquen-
lenl le service orthodoxe plutôt par contrainte 1 1 le ser-
vice catholique par goût, Cela Ml Si vrai que. Ofl ûi - |>a-
•soii les orthodoxes sont nominalement en majorité,
l'église du pope reste vide, tandis que le kosièl catho-
lique regorge «le monde*. Beaucoup de fonctionnaires ne
font pas difficulté d'avouer que. livrés a eux-mé
nombre «le paysans bélo-russes ou male-russes retourne-
raienl à Home. C'est même, selon l<-s patriotes, la rais, m de
refuser A ces frères de l'Ouesl la liberté religieuse. Pour
les soustraire à l'attrait du latinisme, on ne trouve
souvent rien de mieux (pie de fermer le- du voi-
sinage. C'est ainsi que, en îs.so ou 1887, ir gouverneur
généra] de Varsovie a prohibé tout service dans lé_
de Terespol, de peur de voir la messe romaine attirer
d'anciens uniates. Alexandre ni a été, * a décembre 1886,
1. Voye» le Veatnik Evropy, mara 1881, p, 366
"-'. l.i' fait a été reconnu par plusieurs écrivains orthodoxes, entra auii<.>
par M. Vladimirof dans la Bouukata Starina eï M. Kofalovtteh dans la
kovnyi Y'cstmk. Voyez le A du, 14 juillet 16
604 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
jusqu'à ordonner que, dans les localités habitées par les
uniates, on ne pourrait ouvrir d'église non orthodoxe qu'a-
près avis du clergé orthodoxe.
Dans les provinces polonaises annexées par Catherine If,
il se trouvait deux ou trois millions de ces uniales ou
grecs-unis, pour la plupart Blancs-Russiens ou Pelils-Rus-
siens d'origine, qui reconnaissaient la suprématie du pape
tout en conservant le rit gréco-slave. L'Union remontait
au concile de Brzesc de 1595. Elle avait été le chef-d'œuvre
de Rome et des jésuites. C'était comme un pont jeté entre
les deux Églises. C'était, en outre, le moyen de rapprocher
les Slaves de l'Est et les Slaves de 'l'Ouest, de faire l'unité
morale du monde slave coupé en deux, depuis des siècles,
par la religion. On pourrait dire que c'était du panslavisme
pratique, mais du panslavisme au profit de Rome et de
l'Occident. Cela ne pouvait plaire à Moscou. Dans l'Union,
les Polonais avaient vu un lien (Mitre les sujets grecs et
les sujets latins de la République. Les Russes n'y devaient
voir qu'une barrière entre les orthodoxes de la Grande-
Russie et leurs congénères de l'Ouest. Ce qu'avait accompli
la politique polonaise, la politique russe travailla à le
défaire. Elle y ;i mis un siècle. Catherine II et Nicolas
avaient « ramené » à l'orthodoxie les grecs-unis de l'Em-
pire; Alexandre II a ramené ceux du royaume de Pologne.
C'esl peut-être la seule région du globe où la monarchie
pontificale ail reculé depuis la Réforme.
L'empereur Nicolas <'t son haut-procureur Proiassof, un
ancien élève des jésuites, ont ainsi enlevé à Rome, en 1839,
deux millions de siijds spiril uels. Vous êtes Russes, di-
sait-on en substance aux uniales, vous êtes du rit grec;
il foui rentrer, avec les busses, au giron de l'Église grec-
que. • a la léle des uniales on avail placé l'archevêque ïos.
Sicmaszko, qui, d'après ses propres Mémoires, n'avait ac-
>pat .qu'avec l'intention de détruire leur Église.
Malgré la complicité d'un haul clergé recruté à dessein, la
réunion, savamment préparée durant douze années, ne se
CATHOLIQUES : LES ANCIENS UNIATKS. 605
lit pas sans résistances. Le knout el ta Sibérie en eurent
raison. Pour se justifier, les Russes n'ont qu'on trgumenl :
c'esl que les procédés employés pour l'aire l'Union ne va-
laient pas mieux. Quand rail exact] les pratiques
du seizième ou <ln dix-seplième siècle pouvaient sem-
bler déplacées au dix-neuvième1. Entre la méthode de
l'anciei Pologne el colle de la Russie moderne, il
eu tout cas, une différent md <in«- rot son aèle pour
l'Union, la Pologne avait laissé subsister, ehea elle, daa
orthodoxes non unis, avec leurs
et leur clergé, tandis que la Rusai ment i
jusqu'au dernier vestige de l'Union. De par l'ordre du laar,
il ne saurait plus j avoir d'uniates. Leur I été sup-
primée par oukaze, comme s'il s'agissait d'une préfe ture.
L'Union avait été rasée du sol russe: il restait
bous alexaudre 11,260000 uniatesdans i<- royaume dV
logne, alors pourvu d'une administration distincte, a.
l'insurrection de 1853, Milutine el Tcherkasaky furent
heureui de découvrir, au ecsur de i ne lékite, un
aoyau de Ruthèncs <>u llalo-Russes, ayant sourde le rit _
C'était un point d'appui pour la politique de russification.
Ces uniates du Traruboug ruata, entourés <1<- catholiques
latins, se montraient attachés à l'Union : <>n n'eul garde
de l'attaquer de front. Le comte l». Tolstoï reprit la t»n-
lueuse méthode de Prolassof. Les derniers «unis
avaient un évoque dévouée Home, on l'éloigna. Ils avaient
moines basiliens hostiles au schisme, on ferma leurs
couvents, au contact des latins, ces uniates <!<■ Chelm
Kholin avaient laissé s'introduire dans leurs
1. Voici cr qu'écrivait à ce sujet, a son père, en 1842, nu slavopbila
Bionnimeal orthodoxe, G.Samariae la lettre eal en fraj i bous qui
sommet devenus les persécuteur». Noua noua sommes mis, rii
catholiques, dana ta position inverse à celle on nous étions an dix-eepttème
siècle, el tout le blâme que noua avons jeté a bon droit sorRocne m retom-
ber sur noua. Cest triste. Bt,daaa dm antre lettre de la même asmée : îi^si
douloureux de voirde quelle façon agissent les nôtres : combien de mauvaise
loi. d'astuce, de perfidie, de bassesse i (Rousskii Arkhiv, lxxo. t. II. i
606 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
quelques coutumes étrangères au rit grec: ils avaient des
orgues, des sonnettes à la consécration, des bancs poul-
ies fidèles; ils portaient des scapulaires et des rosaires;
tout cela fut supprimé. On prétendait ramener leur rit à
sa pureté primitive. Les églises des uniales une fois deve-
nues pareilles aux tserkovs russes, on leur dit : « Nous
avons mêmes églises, même liturgie; nous devons avoir
mêmes pasteurs et même foi ». Pour cette épuration des
rites on avait appelé, de Galicie, des prêtres rulhènes à
tendances russophiles. Lis paysans s'inquiétaient de ces
changements qui, pour eux, étaient une innovation. «Nous
voulons garder le culte de nos pères », disaient-ils au gou-
verneur général, le comte Kotsebue. On leur répondait
que c'était le culte de leurs itères qu'on restaurait. Le
fouet des cosaques faisait taire les récalcitrants. Eu nombre
de villages on dut employer la troupe pour enlever les
orgues ou les bancs; en plusieurs on lit l'eu sur les
femmes qui défendaient l'entrée de leur église.
L'œuvre d'assimilation extérieure achevée, les prêtres
les plus attachés à Home ayant été écartés, on fit de-
mander, en 1875, par des adresses du clergé et îles laïques.
la réunionà L'Église mère. Beaucoup des signatures ainsi
enregistrées n'avaient été obtenues que par la ruse ou la
force. Le retour à l'orthodoxie, accompli par le comte
Tolstoï cl le prélat Popiel, ressemblai! à un escamotage.
s'il tenait à détruire le riJ grec-uni, Le gouvernement en
<ui pu laisser les derniers adhérents passer au rit Latin.
Au Lieu de cela, il a prétendu faire entrer tous les
uniatet, es blod dans L'orthodoxie, effectuant cette an-
nexion religieuse à la manière d'une annexion politique,
sans inèine accorder aux intéressée Le droil d'option,
Des milliera d'uniates ont refusé d'accepter l'acte qui
les liait officiellement à l'Eglise dominante. On a employé
contre eui tous les procédés imaginés contre les pro-
lestants par Louvoie, j compris les garnisaires cosaques,
ei eeia au déclin du dix-neuvième siècle, s. .us un prince
CATHOLIQUES : LES DERNIERS UNIA1 6Ù7
justement réputé pour ^ou humanité, amendes, inca
ration, fustigation, confiscation, déportation, torture, tout,
saut L'échaiaud, a été mis en oeuvre1* Les prêtres réfrae*
taires onl été destitués ol exilés. Plusieurs centaines de
laïques oui été déporlés, les uns dans la provino
Kherson, les entres dans celle d'Orenbourg aux confine
de l'Asie. Ceux qui n'ont |
ramilles onl - uvenl •
interné dans une contrée, la femme ou les nu dans ans
autre. Lee lera - de ces rebelles onl été séquestrées ou
vendues à l'encan. Pour les anciens muai.- demeurée an
pays, ils ->>wit mie à l'amende s'iia ne vont célébrei
têtes orthodoxes, ou recevoir lee sacrements «!<• la main du
pope, Leur Église eel abolie ol l Bglis i latine l< m
interdiie.il leur faut, pour leurs religieux, ail
la fontaine officielle; peu importe que lee eaux leur <m
semblenl empestées; il leur esl défendu de boire à la
source voisine, le seule qu'ils
Un grand nombre préfèrent m pase t de toul lenl.
Un de mes amis, un EUisse orthodoxe, a vn une femme
briser la tôle de son nouveau-né contre un mur plutôt
que «le le laisser baptiaer par le pope, Ailleurs, des pn-
renls se Boni asphyxies avec l'enfant qu'on voulait bap-
tiser de force. S'ils ne peuvent échapper au baptême
schismalique, beaucoup préfèrent au mai rthodoxe
te concubine^ 1. Ils \<>nt, au loin, se Caire marier
secrètement par un prêtre de Galicie; leurs enfants restent
bâtarde. M. Pobédoooalsef constatait D nt que. dans
le seul gouvernement de Siedlce, il j avait 2866 de
« mariages de Cracovie », La contrebande religieux
sévèrement poursuivie à la frontière autrichienne. Il esl
plus facile à Home d'envoyer des missionnaires au fond
de la Chine que dans la Russie de Chelm, Quel
y onl pénétré, déguisés en paysans <»u en colporteurs,
1. Los commiIs anglais MM. Mansfleld el Webster oal déc
de conversion dans des rapports île l^T'i el 1875, insérés au Bitte Book.
608 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
confessant ou mariant dans les bois ou dans une arrière-
boutique; la plupart ont été découverts et expulsés ou
emprisonnés. Quant au clergé du pays, il suflit que la
police aperçoive un unialc causant avec un ksendi, un
prêtre catholique, ou priant dans une église, pour que le
prêtre soit déporté et l'église fermée. La persécution contre
les catholiques de rit grec retombe ainsi sur ceux de rit
latin. Autrefois les mariages entre grecs-unis et latins
étaient communs; beaucoup d'uniates fréquentaient l'église
latine. Des milliers étaient, ainsi, passés d'un rit à l'autre.
Depuis la réunion à l'orthodoxie, les popes se sont mis à
la recherche des familles passées au latinisme. A Faîde
des registres paroissiaux, ils ont exercé une sorte de
répétition des âmes, prétendant que les familles qui
avaient quitté le rit grec, depuis 1836, devaient être consi-
dérées comme orthodoxes. Aux intéressés de prouver
qu'aucun de leurs ancêtres n'a été baptisé par immersion.
L'avènement d'Alexandre III avait rendu courage aux
uniates. En plusieurs localités, à Biala notamment, beau-
coup, pour prêter serment au nouvel empereur, avaient
refusé le ministère du pope. L'espoir de ces malheureux
B été deçà. Jusque-là ils s'imaginaient que leurs souf-
frances étaient ignorées du souverain. M. Pobédonostscf,
le tout-puissant ober-procouror, les a détrompés. Il a visité
la Russie de Clielm: il a étudié sur place les moyens de
dompter les opiniâtres. Pour sanctionner l'œuvre de réu-
nion, il a pris soin d'j associer la personne du Isar. Ku sep-
tembre 1888, Alexandre m B'esl rendu solennellement à la
cathédrale de Ghelm. ■ Votre visite, a dil à l'empereur
l'archevêque Léonce, affermira la foi orthodoxe dans le
cœur des tiis revenus à notre Bainte Église. Le peuple
\. rra d • ses propres yeux, que cette foi est celle de
< rr>iin il Qu'il doit s'y tenir fermement. » Ainsi
parle i<- clergé : cm apôtres n'ont qu'un argument : con-
vaincre le peuple qu'il a été ramené à la foi du maître, el
qu'il n • lui iera poinl permis do s'en écarter.
DE L'UNION DES DEUX BGLIfi 609
L'élouffemenl de l'Union ayertH les catholiques da sort
réservé aui trois millions de Ruthènes d'Autriche-Hon-
grie 1<> jour où ils tomberaient sou la domination russe.
Gela est l'ail pour mettre eu garde la eurie romaine
contre .^introduction du rîl oriental <>u de la langue slave
«lans les églises catholiques. <m >aii que des Croates, des
Slovènes, des Tchèques, voudraient substituer, dans li
liturgie, le slavoa au latin. Le pape Léon Mil a Eail cette
conci ssion au Monténégro. Si le Vatican hésite à accord*
d'autres la même (Saveur, les leçons rusi sont pas
étrangères. Les Tolstoï et les Pobédonoetsel lui foui
craindre que le slavon ne (raye I hisme.
La Russie, qui traque si durement lea derniers unia
s'unira-t-elle mi Jour elle-même à Rome ? il est des catho-
liques, il est des Russes même qui n'en désespèrent point
Le grand patriote slave, l'évêque Btroasmayer, n'est pas
seul à l'avoir rêvé. Un Moscovite orthodoxe, M. Vladimir
Solovief, y voit la vocation prm identielle de la Russie. N
elle pas manifestement prédestinée à réconcilier l'Orient
et l'Occident, et, comme le voulaient Aksakofel lea si
philes, à fonder une culture chrétienne vraiment oecumé-
nique, ni latine, ni byzantine? Bile est la troisième
Rome • qui doil réunir en elle les deux aulivs. A elle de
faire tomber le mur huit ou neuf fois séculaire qui coupe
en deux l'Eglise. Ainsi seulement s'accomplira la mission
universelle qu'elle aime à s'attribuer '. Rapprocher les
deux Églises, ce ne Berait pas abandonner la tradition
sla\ irait la renouer, car Cyrille et Méthode, les
frères apôtres dont les Slave- ou latins, fêtaient à
l'envî le dixième centenaire, étaient en communion avec
Rome, et Home garde encore les os de saint Cyrille*
A Union, la Russie, peut-on dire, trouverait un avantage
1. Vladimir So touchtekn
— L'idée ruste, Pari-. 1888 — I i Btmie et ïh'yl<~
— Cf. 0 toerfco», istorilch. otofonfe, ouvrage aaoaymo, Berlin, 1888.
m. 39
610 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
à la fois religieux et politique. L'Union ne serait-elle pas le
meilleur, peut-être le seul moyen de rendre à son Église
dignité et indépendance? Ne serait-ce pas la meilleure ma-
nière de rattacher à la Russie les Polonais et les Slaves de
l'ouest, l'unique moyen peut-être d'effectuer l'unité mo-
rale, sinon l'unité politique du monde slave? Gela semble si
manifeste que la seule pensée en épouvanterait les adver-
saires de la Russie et du slavisme. Imaginez un traité
entre Rome et Moscou, le pape devenu l'allié du tsar, quelle
puissance formidable qu'une pareille alliance! quel contre-
coup en Occident et en Orient! Les ennemis de la Russie
peuvent se rassurer. Le pacte du Vatican et du Kremlin
n'est pas encore conclu; entre les clefs de saint Pierre et
l'aigle russe, la religion n'est pas la seule barrière.
Le différend religieux, bien qu'aggravé par la promulga-
tion de l'infaillibilité pontificale, porte moins sur le dogme
que sur des antipathies séculaires, si enracinées chez le
peuple que, en se réconciliant avec Rome, l'Église officielle
pourrait craindre de renforcer le ras/col. 11 en est un peu, à
cet égard, de l'orthodoxie comme du protestantisme : la
haine de la papauté est, pour beaucoup d'orthodoxes, l'àmc
de l'Eglise orientale ; les tendances protestantes d'une
partie du clergé y ont encore fomenté l'anli-romanisme.
Mais le principal obstacle n'est pas dans la conscience
religieuse, il est dansée que Y. Solovief appelle le«nalio-
nalismc», dans le peiiehanl à glorifier tout ce qui semble
russe, si A s'insurger contre tout ce qui parait étranger.
a «et exclusivisme national il ne déplaît pss d'être séparé
de l'Occident par la religion. Le rapprochement effectué
par Pierre le Grand sur le lorrain de la civilisation, il ne
se soucie pas de l'- poursuivre dans le domaine moral.
Pour lui, l'isolement sied à la grandeur russe. Recon-
naître la suprématie romaine, même en conservant une
-,• autonome, ce serait abaisser l;i Russie devant l'Oc-
1 1 1, ut dé répit, dont le Slave n'a plus rien à emprunter,
Quand Moscou assurerait, par là, l'union des Slaves, ce ne
DE L'ONION DES KKLX ÉGLISES. 611
serait, lui semblerait-il, que par une abdication du Bla-
visme. Peu lui imporle que ce nationalisme religieus
répugne à L'esprit, essentiel l< ni cosmopolite, du chris-
tianisme : la Russie prétend UmiI trouver en elle-nU
elle se considère comme un monde à pari, ou mieui
comme le centre de gravité «lu monde futur, s.- erovant
appelée à L'hégémonie intellectuelle <-i politique da
tinent, il Lui agrée peu d'entrer dani L'unité catholique,
et de devenir partie d'un tout; <li<- préfère rder
comme un tout complet] el être, presque à elle seule, l'hé-
ritage «lu Christ, Le peuple chrétien.
Il y s un autre obstacle : après l'idolâtrie nationale,
l'idolâtrie de l'État. L'Étal est un dieu jaloux, qui ne
souffre pas volontiers de rival. Ce qui, aui reui du pen-
seur, l'ait la supériorité de l'Église catholique, ce qui la
rend, en quelque sorte, libérale malgré elle*, c'est que,
par as constitution, slle mol une borne à l'omnipotence d<-
l'État, 1»' tyran prochain des modernes. Cela seul
lui vaudrait les défiances de l'autocratie, aussi bien qu
la démocratie. \u\ Uarsil faut une Église qui tienne dans
leur main, comme le globe surmonté de la eroix. L'auto-
cratie russe, en p »n d'une Église national. -, esl peu
disposée à en transmettre la suprématie à une autorité
étrangère. Le pouvoir que les sièeles lui ont conféré ^iu-
le clergé, il lui plairai! peu de l'abandonner ou de le par-
tager. Entre l'autocratie et la papauté, entre ce que les
catholiques ont appelé le césaropapisme des tsars el
ce que les Husms nomment l'autocratie cosmopolite des
papes, il y a une antipathie, pour ne pas dire : une incom-
patibilité naturelle. Chacune des deux étend trop loin
droits pour ne pas sembler empiéter sur l'autre. Toute
alliance entre la Russie et la papauté est malaisée, tant
que le pouvoir autocratique demeure intact, et, d'un autre
côté, l'initiative n'en saurait guère être prise (pie par une
volonté omnipotente.
1. Voyez les Catholiques libéraux, ÏÉyliseet le libéraU$me : conclusion
612 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
La politique domine, en Orient, toutes les questions
ecclésiastiques. Or, quelle que soit la nature du pouvoir
civil, l'État n'abdiquera pas volontiers son autorité sur le
clergé. Une Église nationale autoçéphale lui semblera plus
docile qu'une Eglise unie à Rome. Il en est de la Rou-
manie, de la Serbie, de la Bulgarie, de la Grèce même,
comme de la Russie. Dans tout l'Orient, l'obstacle à
l'union avec Rome est plus politique que religieux. Il
est facile de démontrer à la hiérarchie qu'elle ne saurait
avoir d'indépendance, vis-à-vis du pouvoir civil, qu'en
renonçant à son indépendance ecclésiastique. Pour se
tenir debout devant le tsar ou le roi, il lui faudrait s'age-
nouiller devant le pape; mais, quand les clergés orthodoxes
seraient pénétrés de cette alternative, le pouvoir civil,
autocratique ou constitutionnel, ne leur laisserait pas tou-
jours le choix. Le principal avantage qu'un chrétien trou-
verait à l'Union, l'indépendance de l'Église, devient un
inconvénient pour les politiques qui préfèrent tenir l'É-
glise dans la dépendance. Si tant de Russes redoutent
l'Union, c'est, en grande partie, parce qu'elle doterait la
Russie de ce qui lui a fait défaut depuis des siècles : un
I ouvoir spirituel. Le même sentiment se retrouve chez les
petits Étais d'Orient: Bulgares, Roumains, Grecs, ne répu-
gneraient pas Ions à se rapprocher de l'Occident en faisant
leur paix avec Rome. Il osl des heures où, pour enlever,
à l'aigle moscovite "ne de ses prises sur l'Orient, ils cou-
peraient rolontiers lo lien religieux qui les rattaches
la Russie. Ce qui les relient, e'esl peul-èlre moins les
LradJlioni ou les préventions nationales que la crainte de
constituer ches eux un pouvoir rival de l'État, En ce sens,
ou pourrait dire que ce qui fail la forer de l'Église ortho-
doxe, e'esl sa faiblesse. Peuples et gouvernements lui gar-
dent leurs préférences, parce qu'ils ne la redoutent point.
CHAPITRE III
h,. ii chrétien*. — Le* Juifs ; kor grand aeenbie. [tffferti
de la question foJv< I ouble* antii umenl il-
pu toajoon été H MOIWMl populaire BDOSatUè. — Juif? russ** et
I Mi|<>ii:tis. l.riirs m. i-urs . leur piété] la fk juive. — Situation légale des
Israélite*. Restriction* I leur* droit* civile, ladondktion
l'intérieur de rompire. loterdictioi de loeer ou ,1'aei,
Défoaa* d'habiter dana le* campagne* — I e* Juifa et k traTail iwnfll
I m Juif* et le* profession* urbaiaea. Reatrietion* ton, haut |,
de* al, nuls. Limitation da nowhrfi de* luira tdmhi mi eollagea et aux
universités. — Conséquences de ce* loii d'exception. Cocainent elle*
unit oontra leur bot. L'Ouest rata* et k parasiticane joif. Ai
l'émancipation de* Israélite* au point de vue —linnal al au peint • '.
M, >itn, [ne. — Le* musulman* I me* Je l'Islam en 1
et en aaie. situation I, "i:ile et organisation les luahum
Je l'empire. I .a propagande orthodoxe et k* anmnlnuni La paki
ru— e et i klam. — Le* bouddhiste*. Ab\ib4ka*jn**ftt da bonddhhui
Europe. Commenl il m défend en \- I -
chrétienne. Peu d'influence directe du bouddhisme sur l'esprit :
Le territoire rosse, sous tes premiers successeurs de
Pierre le Grand, était encore interdit ara luifs; la Bosnie,
aujourd'hui, renferme plus da Juifs qu'encan aalre État.
c'est un héritage da la Pologne, devenue, sur la In du
moyen Age, 1<- centre d'Israël. La moitié peut-être des Juifs
du globe Boni Bujela du tsar. Us sont, dans l'empire, trois ou
quatre millions, quelques-uns disent même cinq millions.
Leur nombre réel est inconnu; les données des statistiqui i
son! suspectes. Il y a, sans doute plus d'Israélites en Elu
que de Suisses en Suisse, ou de Hollandais ara Pays-Bas.
quatre millions de Juifs ne sont pas disséminés >ur la
surface de l'empire : la proportion des Israélites aux chré-
tiens, au milieu desquels ils habitent, est d'autant plus
614 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
forte que les fils d'Abraham sont parqués, pour la plupart,
dans les anciennes provinces polonaises et les deux ou
trois goubernies voisines. Il y a dans ces provinces occi-
dentales 15, 20, parfois 25 pour 100 d'Israélites. Gomme ils
vivent de préférence dans les villes et les bourgades, la
proportion des Juifs aux non-Juifs est encore plus élevée
pour la population urbaine. En mainte ville de Pologne,
de Lithuanie, de Petite-Russie, les Juifs sont en majorité.
Nombre de bourgades, des villes môme de 20,000, de
30,000, de 50,000 habitants, telles que Berdilchef et Balla,
sont de sordides Sions où les chrétiens sont perdus au
milieu des fils de Jacob, rassemblés de nouveau en corps
de nation.
Les Juifs y étant plus nombreux que partout ailleurs, et
le gouvernement s'étant étudié à les cantonner dans une
région, la question improprement appelée sémitique devait
avoir, en Russie, plus d'acuité qu'en aucun autre pays.
Chez elle, tout comme en Allemagne, en Autriche-Hongrie,
en Roumanie, en Algérie même, celte question a plusieurs
faces; on peut l'envisager sous trois aspects principaux,
dont l'importance relative varie suivant les diverses con-
trées. C'est, à la fois, une question religieuse, une question
nationale, une question économique ou sociale *. En Russie,
de môme que dans le reste de l'Europe, les antipathies re-
ligieuses sont, aujourd'hui, le moindre (acteur de l'anti-
sémitisme. Les mouvements populaires contre les Israé-
lites onl beau éclater, d'habitude, à rapproche de Pâques, ce
que l<- peuple bail dans le Juif, c'est moins le non-chrétien
que l'étranger el l'exploiteur.
L'Europe n'a pas oublié les émeutes contre les Juifs qui
oui déshonoré les premières années du règne d'Alexan-
dre III. Os svnes sau\ap's n'élaienl pas une nouveaulé.
i. Celte question Israélite ou sémitique, aujourd'hui soulevée en tant de
i trop complexe pou que nom puissions l'embrasser en quelques
mptons j revenir, un jour, dans a vrage consacre" au
me el ■ le dei Joifl dans le monde moderne.
LES JUIFS : L'ANTISÉMITISME. 615
Le Juif, depuii qu'il habite les bords du Doiépr ou da
Niémen, a exercé des métiers trop odieux sa peuple pour
n'avoir pas amassé contre lui des haines béréditaû
la domination polonaise, comme BOUS la domination ri:
le Juif ;i été l'instrument historique d<- toutes les exactions
publiques ou privées. Il était la meule b >ub laque!
noble ou l'Étal broyait le peuple. Encore aujourd'hui, en
Petite-Russie, 1»' Juif est l'agenl indirecl du ti^<-. Lorsque,
dans les villages, le stanovo rient vendre le bétail d'un
contribuable en retard, il amène on Juif. \ nii-
menta séculaires, contre le fermier des droits du use ou du
seigneur, se joignenl les rancunes du débiteur Insolvable
contre son créancier et les Jalousies du trafiquant contre
un concurrent plus habile ou plus heureux, sani c pter
l'Apre mépris des masses 'pour une rai de loul
temps aux eti irsions.
Malgré tanl de ferments de haine, il ne semble i»a^ que
les émeutes antisémitiques des débuis du règne d'Alexan-
dre m aient été une explosion toute spontanée des fui
populaires, i- • soulèvement contre les Juifs i été, en partie,
le contre-coup de l'agitation antisémilique de l'Allemaf
iui, dans un empire, se bornait à des articles de jour-
naux et à des réclames électorales, aboutit, dans l'autre,
& des violences contre les propriétés et I
presse russe avait, elle aussi, entamé nne campagne con-
tre les Juifs, un de ces corps étrangers que les palri
moscovites Bouffirent de Bentirdans les chairs de la Rosi
Le fait était d'autant plus grave que les attaques partaient
de feuilles placées sous la dépendance de l'administration,
et, en province du moins, soumises à la censure préalable.
Celait quelques mois après la fin tragique d'Alexandre 11 : la
Russie, affolée el irritée, cherchait instinctivement un bouc
émissaire sur lequel elle fit retomber ses péchés et - -
colères. Quelques jeunes Israélites des deux sexes avaient
participé aux conspirations contre le tsar libérateur. La
presse signala le Juif, « ce pelé, ce galeux , au courroux
616 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
des populations. Le peuple déchargea sur lui, à la fois, ses
vengeances patriotiques et ses rancunes privées. L'auto-
rité, énervée, hallucinée par le spectre des complots, laissa
faire ou ferma les yeux. On eût dit que les hommes au
pouvoir, en ces heures d'angoisse, étaient heureux de
trouver une diversion aux inquiétudes politiques et aux
conspirations terroristes.
En beaucoup de villes, les émeutes antisémitiques eurent
lieu à jour fixe, presque partout selon les mêmes procédés.
pour ne pas dire suivant le môme programme. Elles débu-
taient par l'arrivée de bandes d'agitateurs apportés par les
chemins de fer. Souvent on avait, dès la veille, affiché des
placards accusant les Juifs d'être les fauteurs du nihilisme
et les meurtriers de l'empereur Alexandre II. Pour soule-
ver les masses, les meneurs lisaient, dans les rues ou dans
les cabarets, des journaux antisémitiques dont ils donnaient
les articles comme des oukazes enjoignant de battre et de
piller les Juifs. Ils avaient soin d'ajouter que, si les ouka-
zes n'avaient pas été publiés, la faute en était aux autori-
tés, qui avaient été achetées par Israël. C'est un hameçon
auquel ce peuple mord presque toujours, surtout quand il
s'agit de satisfaire ses convoitises ou ses vengeances. Et,
de fail, le bruit se répandit partout qu'un ordre du tsar
donnait trois jours pour piller les Juifs. En mainte loca-
lité, l'incurie de la police et l'indifférence de l'administra-
tion, parfois même la passivité des troupes contemplant,
larme au bras, I'- sac du quartier Israélite, étaient faites
pour confirmer celte injurieuse légende chez un peuple qui,
selon la remarque de <î. Samarine, n'ajoute foi à l'autorité
que lorsque l'autorité emploie la force '. Plus d'une fois,
les luife qui tentèrent (le se défendre furent arrêtés et
désarmés . ceux qui osaient monter la .Manie à la porte de
leur maison, le revolver à la main, étaient poursuis i-> pour
port d'arines prohibées. A l'inverse des ichinovniks laïques,
I. \..v. i. I hv mi .i;.|. il |. v.'i de la -.' édiu
LES JUIFS : ÉMEUTES ANTISÉMITIQOES. 617
la plupart des membres du clergé, évéquesou prêtres, or-
thodoxes ou catholiques, s'honorèrent en cherchant à rete-
nir les émeutiers. Quelques-uns arrêtèrent les pillards sa
se portant au-devant d'eux avec lès saintes imagi b. Des
rahliiiis on des tadigt IrouTèrenl un abri ions le mil
des pOp»
En nombre de \ Mes et de bourgades «>n pul impunément,
durant plusieurs jours, donner la ehasse aux Juif-. tprt t
tout, ils ont bien mérité une leçon . disaient à liante voix
certains fonctionnaires. A Kief, les autorités civiles 1 1 mi-
litaires assistaient à la dévastation des maisons juives
comme o un Bpectacle; les soldats semblaient escorter les
bandes d'émeutiers. Balte, ville de plus de 10,
les Juifs étaienl en grande majorité, fut livrée au pill
durant trente heures consécutives, comme nue place |
d'assaut. Sur plus d'un millier «le maisons appartenant à
des Israélites, il n'en resta pas quarante Intactes. La, an
contraire, où l'administration se montra résolue, le peuple
ne bougea pas. Ainsi, dans les gouvernements du Nord-
Ouest, ceux-là même où les Juifs sonl en plus grand nom-
bre et où ils auraient dû sou lever le plus de colère, pour
couper court à tonte velléité de désordre il suffit d'une
déclaration du gouverneur général, Todleben, annonçant
qu'il ne tolérerait aucuns troubles. On Bavait le héros de
Sébastopol homme à tenir parole : l'antisémitisme
tint COi.
Dans les provinces du Sud-Ouest, où les luift sem-
blaient abandonnés aux vengeances du peuple, il j eut oV -
scènes de désolation. Les maisons qui n'étaient pas mar-
quées d'une croix étaient envahies par la foule. Elle for-
çait les portes, arrachait les devantures îles boutiques et
hàssis des croisées; elle jetait les meubles par les fe-
nêtres, brisait la vaisselle, déchirait le linge avec une joie
do détruire à la l'ois enfantine et sauvage. La popula* i
délectait à évenlrer les édredons et les lits de plume; BUT
les rues flottait un nuage de neige de duvet. En plusieurs
618 LÀ RUSSIE ET LES RUSSES.
endroits, le plaisir de la destruction l'emporta, chez la
foule, sur ses instincts de rapine. Des paysans, arrivés de
leurs villages avec des chariots pour emporter leur part
de butin, virent les émeuliers les repousser des logements
qu'ils venaient déménager. En certaines bourgades, après
avoir brise le mobilier, on démolit les maisons, enlevant
les planchers et les toits, et ne laissant debout que les
murs en pierre. La fureur populaire n'épargnait ni les sy-
nagogues ni les cimetières. Elle se plaisait à profaner les
tombes et à souiller les rouleaux de la Thora. La foule
s'était, d'abord, naturellement portée sur les auberges et les
débits de boisson. Les tonneaux étaient défoncés; l'cau-de-
vie coulait dans les rues; des hommes à plat ventre s'en
gorgeaient dans le ruisseau. En plusieurs localités, des
femmes, délirantes de joie, ont fait boire de l'alcool à des
enfants de deux ou trois ans, pour qu'ils se souvinssent
de ces beaux jours'. D'autres mères amenaient les leurs sur
les ruines des maisons juives en leur disant : « Rappelez-
vous ce que vous avez vu arriver aux Juifs ».
Les colères de la foule s'en prenaient plutôt aux proprié-
tés qu'aux personnes, comme si, en s'altaquant à leurs
biens, elle crût frapper les Juifs dans ce qu'ils avaient de
plus sensible. Heaucoup furent maltraités; plusieurs en
restèrent estropiés; quelques-uns en moururent; presque
aucun ne fut tué sur place; aucun, massacré ou déchiré. Ce
qui, ailleurs, chc/ des Dations soi-disant plus civilisées, eûf
semble impossible, le sang ne coula pas. La foule se moll-
ira barbare sans se montrer Féroce. Il n'y eut pas de car-
. Boil douceur naturelle «le ce peuple jusqu'en ses
rengeances, soil crainte d'outrepasser l'oukaze impérial,
qui enjoignait de piller el 'le battre Les Juifs, non de les
lu r. An milieu mé de os scènes d'horreur, des Israé-
lites ont lignalé des traits de la native bonté ci à la l'ois de
la crédulité du Busse. \u village d'Oriékhof, des paysans
étaienl tombés Chez une pauvre veuve juive qui leur re-
présentail sa misère el leurdemandait grâce. Les moujiks,
LES JUIFS : ÉMEUTES ANTISEMITIni I 619
n'osant ht laisser indemne, de peur de désobéir aux ordres
du tsar, se contentèrent de lui briser ses \iiivs, « afin, di-
>> ,
saienl-ils, de remplir leur devoir
Si doux et si docile que semble on peuple, ceux mêmes
qui l'ont déchaîné ne aavenl jamaie où B'arrêteronl ses fu-
reurs. L'administration, après ses premières complaît
se mit à craindre que le soulèvement contre les trafi-
quants juifs ne s'étendit A d'autres cl la nobl<
;m\ propriétaires, aux fonctionnaires. L'antisémitisme rls-
quail de dégénérer en pur moufemeni socialiste. !-•• parti
terroriste, à l'affût des troubles, cherchail à Mrs d<
émeutes par obéissance dan» un sens révolutionnaire. J'ai
en sous les yeux nne circulaire en petit-russien, où l'on di-
sait au peuple que le Juif n'était pas le seul exploiteur, en
appelant son courroux sur la police et les IchtnovrukB.
11 était temps que tout rentrât dans l'ordre. Parmi les
patriotes les moins suspects de penchant pour les luifs,
quelques-uns, tels que Katkof, osèrent réclamer pour eux
la protection de la loi. Le directeur de la
cou sentait que dans un grand empire il n'était pas :
Bible de laisser proscrire toute une race et tout nn culte.
L'administration centrale se décida enfin à intervenir, là -
fauteurs de troubles furent arrêtés, beaucoup, il est vrai, pour
être bientôt relâchés. <>n laissa échapper la plupart des me-
neurs. Les peines infligées turent légères, parfois dérisoires,
cela dans un pays où, pour la moindre émeute agraire,
on pend les paysans, en dépit de l'abolition officielle de la
peine de mort. Le véritable châtiment sortit des troubles
même». Les luifs ruinés ou momentanément disparu», les
produits de la campagne, ne trouvant pas d'acheteurs, tom-
bèrent à vil prix, tandis que les denrées renchérissaient
dans les villes dont les boutiques avaient été démoli
d'où les commerçants avaient été mis en tuile.
Les Juifs de Pologne et de Russie sont, pour la plupart,
l. Roustkii Evrei, 25 juin 1881.
620 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
fort difîérenls des Israélites français. Les Juifs de l'Alsace
nous en auraient donné quelque idée. Un petit nombre
seulement s'est approprié la culture moderne. Vivant en
masses compactes, les Juifs de la Russie-Blanche, de la
Petite et de la Nouvelle-Russie forment comme un peuple
au milieu du peuple. Ils constituent presque autant une
nationalité qu'une religion. lisse distinguent des chrétiens
par toutes leurs habitudes. Ils ont leur costume national,
la longue houppelande ou lévite bien connue de tous les
marchés du centre de l'Europe. Ils ont leur langue, ce qu'on
appelle le jargon, sorte de patois allemand mêlé de quel-
ques mots hébreux. Ils ont leur littérature et leurs jour-
naux, en russe, en allemand, en hébreu; parfois même
leurs théâtres et leurs acteurs.
Sauf une élite qui mène extérieurement la vie des Gen-
tils, ces millions de fils d'Abraham sont de stricts obser-
vateurs de la loi. Ils n'ont pas moins de religion, ou moins
d'attachement aux rites, que les paysans orthodoxes ou ca-
tholiques au milieu desquels ils vivent. Beaucoup, parmi
les plus pauvres, occupent leurs loisirs à l'élude de laThora
el 1I11 Talmud. En dehors de la Schule ou synagogue, qu'ils
fréquentent assidûment, Us ont, pour l'élude ou la prière, de
sordides oratoires, nommés minjanim ou beth-hamidrasch.Au
lieu de sociétés de jeux ou de musique, les petits Juifs des
\ iilrs de l'ouest fondent des sociétés pour lire el expliquer
en commun les livres hébreux. A Vilua, honorée 60 Li-
tbuanie du litre de mère m Israël »,on complail naguère
plus de vingt chcvroS'pocriim, <>u associations d'artisans
Israélites, ayanl chacune ses KUmsen ou chapelles. Les bou-
cbersde Vilna entretiennent, en outre, waojeschioa, ou école
supérieure talmudique, fréquentée par une centaine de bo-
ehurim, ou étudiants en Talmud. il en est de même à Var-
I Berditchef, dans Ions les centres de la vie juive. Ces
pieuses associations sont encouragées par l'idée, commune
aux Israélites el aux chrétiens, que la prière à plusieurs a
plui d'efQcOCité. <»n prie d'ordinaire par groupe, par ////'//-
LES JUIFS : LA PIÉTÉ ET LA VIE JUIVES. 621
jan, comptant au moins dix adultes mâles, car cbea les
Juifs, comme chez les musulmans, la religion ou, mieux, la
dévotion, sembla plus grande parmi les hommes que parmi
les femmes. Les membres «le chaque "">>
avec h-s instrumenta d<- la prière, les tephiHm ou les taleth,
trois fois par jour. L'été, les plus s lemblenl dès
raurore, à deux ou trois heures du malin, pour la première
prière. Chaque ehevra ou association a son maggid, son lec-
teur, qu'elle entretienl à ses frais, n \ a un grand nombre
de ces docteurs de divers dont
beaucoup, comme parfois lea rabbins eux-mêmes, vivenl
au travail de leurs mains. Les rabbins - irtis offi-
cielles, nommés on confirmés par l«- gouvernement, inspi-
renl souvent peu d<> conflance. Les Juifs les plus fana-
liques, lea kabbaliatee, ou fetasstrfim, ont, en outre, leurs
tadig», sorte de marabouts Israélites, qu'ils entourent d'une
vénération superstitieuse <-t que leur crédulité enrichit
de ses dons '.
La vie juive, avec sa culture à part, issue de vii
clos d'isolement, fleurit ainsi dans les neiges «lu Nord, pro-
tégée contre les influences du dehors par les antipath*
1rs iit-i lains mêmes des Gentils. \ coté du moyen âge chré-
tien, et mieux préservé encore, se retrouve, en Russie, une
sorte d'- moyen âge juif, tout imbu des traditions al des
coutumes des vieux ghettos. Cette vie tnore jvdaïeo, à la
façon des aïeux donl ils ont laisi rorienl
l'occident, ces trois ou quatre millions d'Israélites la mè-
nent librement, bous l'aigle noire moscw île, comme autre-
fois bous l'aigle blanche de Pologne, ils ont leurs cimetières
et leurs synagogues qui rivalisent de grandeur et de ri-
chesse avec les cathédrales orthodoxes; ils ont leurs bou-
cheries pour la viande /cocher; ils ont leurs bains pour se
1. NotM ne pouvons parler ici des feoraïm, ou Juifs non talmudi-tes. dont
il ne resta que quelque! milliers, babiUnt pour la plupart la Crimée. !.,•>
karaùn >e distinguent des autres Juifs par toutes leur- habitudes: i>-
beaucoup mieu\ vus des chrétiens ou des musulman-: il- -ont aur-i niieuv
traites par la législation ru
622 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
purifier, eux el leurs femmes, des impuretés légales. Ils
sont organisés en communautés autonomes et ont môme
gardé le droit de percevoir, sur leurs coreligionnaires, des
(axes spéciales destinées à l'entretien de leurs fondations.
Leur culte est libre, comme est libre la pratique de toutes
les observances rituelles. La loi n'y met qu'une restriction
imposée à tous les cultes dissidents : ils ne peuvent faire
de prosélytes, ni s'opposer au prosélytisme des orthodoxes
parmi eux. En 1887, à Varsovie, un père et une mère
étaient poursuivis en justice pour avoir tenté de disputer
à l'orthodoxie leur fille, Mme Lysakof. La môme année,
à Kharkof, un vieux juif, nommé Tichlenstein, était arrêté
pour avoir fréquenté la synagogue, après s'être laissé au-
trefois baptiser. Il n'y a guère d'années sans quelques pro-
cès de ce genre. De semblables affaires, inouïes ailleurs,
sont ordinaires en Russie. C'est le droit commun, el les
tribunaux appliquent la loi aux Juifs comme aux protes-
tants ou aux catholiques.
S'ils jouissent de la liberté religieuse (autant du moins
qu'elle est compatible avec la législation russe), les Israé-
lites sont loin de posséder la liberté et l'égalité civiles.
Les Juifs, sujets du tsar, sont soumis à une législation spé-
ciale inspirée de défiances en partie religieuses, en partie
nationales et économiques. Cette législation fort compliquée
embrasse plus de mille articles de lois dispersés dans les
quinze volumes du Svoé u*konoft\e Digeste russe1. Ces
luis, sans cesse remaniées, forment un chaos presque inex-
tricable. Biles ne sont pas les mêmes pour l'empire et
pour le royaume de Pologne, où 1rs Juifs oui bénéficié de
i.i tolérance polonais.- ci des traditions françaises du
grand-duché de Varsovie, aux lois viennent encore B'ajou*
ter des instructions ministérielles el t\m circulaires se-
i. Voyai !'• Svod outakontnii <> Evreiakk^ SftJnt-Pélertbourg, i s s : . , pu
M. i . i afin •. ( f. Onbtotki, SoMMfcoa Zakonodatohtoo <> Evreiakh, Pour lu
n i i rmélitei ktio! la domioition rutM, vovm Happe, Verfanwig
FofoM, mu p r.H.
LES JUIFS : LEUR SITUATION LÉGALE. 623
crêtes qui les complètent <d les modifient, tantôt tes
adoucissant, tantôt les aggravant. Voilé plus «l'un siècle
que le partage de la Pologne i posé à ts Russie cette
question juive, et la Russie n'a pas encore su la résoudre.
L'incohérence de la législation actuelle est reconnue de
tous; chaque règne en promet la refonte : âJexandrc lit.
après Alexandre II, avait confié l'étude de oette n
une commission cfui a siégé, des années, muis la présidence
du comte Pahlen. On s aunon la lin <1<- ses tra-
vaux; puissent-ils ne pas se borner I ramoncellemenl
d'une montagne de matériaux et donner à la question mi**
solution digne <iu grand empire 1
Les Juifs sont aujourd'hui traités en étrangers, ou, plus
tentent, ils sont Imités en regnicolea quant aux obli
gâtions, en étrangers qnanl sus droits. Ce prinein
beau n'être pas énoncé dans la législation, 1«- législa-
teur s'en «si constamment inspiré. La loi astreint les
Juifs à toutes les charges des nationaux, Impôts ,-t service
militaire compris; elle leur refuse la plénitude d<
civils.
Les plus élémentaires de toutes les libertés , celle du
domicile, celle d'aller et de venir, n'existent pas pour le
Juif. Il n'est pas maître d'habiter où il veut : le droit A
aider ou de royager dans toutes les parties de rem]
droit garanti par la loi à tous les autres sujets du tsar, la
loi le dénie sus quatre millions d'Israélites, il j s ans ré-
gion ouverte aux J n î t- : l'ancienne Pologne avec quelques
ijoubcntu* attenantes de ta Petite et de la Nouvelle-Rut
C'est là comme un vaste ghetto OÙ les Israélites sont rigou-
reusement cantonnés. Le reste de l'empire, c'est-à-dire toute
la Grande-Russie, toute l'ancienne Moscovie, presque toutes
les possessions russes d'Europe et d'Asie, leur demeure
ternie. 11 n'\ a d'exception que pour quelques privilégiés,
qui forment une intime minorité. En confinant le Juif dans
les anciennes provinces polonaises, là où ils l'avaient
trouvé déjà installé, les tsars semblent avoir voulu pré-
624 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
server la sainte Russie de la lèpre Israélite. Considérant le
Juif comme une peste, on l'a enfermé dans les provinces
occidentales comme dans un lazaret.
En dedans même du cercle où ils sont cantonnés, il y a des
contrées ou des villes que les Juifs ne peuvent habiter.
C'est ainsi que, depuis 1858, il leur est défendu de résider
ù moins de 50 verstes des frontières de l'Autriche ou de
la Prusse. Celte interdiction, suggérée par la crainte de
la contrebande, n'a pu longtemps être maintenue dans la
pratique, mais elle existe toujours en droit, et parfois la
loi est appliquée avec une rigueur d'autant plus cruelle
que les dispositions en semblaient tombées en désuétude.
Il est des pays où, après avoir laissé les Juifs s'établir dans
cette bande frontière, on les en a brusquement bannis par
ordonnance administrative. Ainsi en Yolhynie, en 1881 :
l'expulsion ruinait des milliers de familles; elle ne fut pas
complète. Les pauvres furent impitoyablement chassés;
les riches se rachetèrent. 11 en est naturellement des
Juifs comme naguère des raskolnilcs : les mesures d'excep-
tion en ont fait les tributaires de la police. Israël est, pour
VûtpravnUc ou le slcuwvoï. une proie sans défense. Les lois
restrû lives forment un réseau inextricable, aux mailles si
serrées ,111c le Juif qui en est enveloppé ne peut guère se
mouvoir sans en déchirer une. Le plus habile n'est jamais
sûr d'être en règle avec la loi; la police a toujours bains
mit lui. Cela esl si \rai qu'un des obstacles à l'émancipa-
tion dei Israélites est l'intérêt des tchinovniks <•! de toute
l'administration à les tenir ainsi dans le lilel de la loi.
Au cœur même de la région assignée aux Sémites, la mé-
tropole de la Russie occidentale, Kief, la trille sainte du Dnié-
revendiquais privilège d'être fermée à «ces chiens de
Juifs .11 u'\ a que les Israélites de certaines catégories qui
puissent 5 résider : encore ne doivent-ils habiter qu'un fau-
bourg, i-' icontroversea légales suscitées par la présence des
Juifs à Kief rempliraienl plusieurs volumes, il > a quelques
années, durant un de mes voyagea en ttussie. un banquier
LES JUIFS : RESTRICTIONS A LEURS DROITS CIVILS. 625
d'Odessa élait descendu dans an des premiers hôtels •!-•
Kief. Au vu de sou passeport portanl la mention : fo
et), mention obligatoire pour tout Israélite, l'hôte-
lier mit à la porte le nouvel arrivé. Chaque année, k;
glorifie de l'expulaion de plusieurs de oea eontempleui
la foi.
Ces lois Bur le domicile des Juifs aboutissent aux ano-
malies les plus choquanlea. Elles placent lea Israélites au-
dessous des criminels, h qui certaines villes, lea capitales
notamment, ne ><>nt interdites, à l'expiration de leur p
que pour un temps donné. Parmi ces parias de l empire
il eu est bien quelques-uns que l<- législateur admel
sider <laus les provinces «l«' l'intérietu at, d'un i
les Juifs en possession d< - universitaires; 'le l'an-
tre, les marchanda de première guilde, autrement dit les
négociants qui payenl une patente élevée. La même fa-
veur eal accordée par la loi aux artisans inscrits dans un
corps ii«- métier, mais cela seulement pour un séjour len>
poraire. Aussi, fort peu en proûtenWls, car lia n'<
B'établir dans dea villes où ils r.-^t.nt toujours aoua !<-
coup d'une expulsion. Uo arliate ou un savant israélil
pourvu «le diplôme ne peut, légalement, habiter les capi-
tales. A prendre la loi au pied de la lettre, le plus grand
sculpteur de la Russie, Antokolsky, correspondant «I''
noire Institut, n'a pas le droit de rivre a Pétersboi
11 est naturel que les laraélites cherchent à franchir
l'espèce (!<■ cordon légal derrière lequel nu prétend les re-
léguer. Cela les oblige parfois ourir aux expédients
lf- plus bizarres. Bn voici deux exemples, lu jeune
homme, qui tenait de son litre <le docteur le droit «le libre
résidence, fut réduit, pour garder ses \ ieux parents près de
lui à Pétersbourg, A taire inscrire son père comme ><>n
valet et sa mère comme sa cuisinière, lue jeune lill»' ve-
.nue à Moscou pour apprendre la sténographie n'avait
trouvé qu'un moyen de ne pas être renvoyée par la police,
c'était de prendre une carte de Bile publique, car les pro-
iii. io
626 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
slituées sont les seules Juives qui jouissent de la faculté
d'habiter où il leur plaît. Cette jeune fille, ayant été sou-
mise à un examen médical, fut expulsée comme n'exer-
çant pas, effectivement, la profession qui lui permettait le
séjour des capitales. A combien d'abus prêtent de pareils
règlements, on le devine. En Russie, les rigueurs de la
législation ont, heureusement, pour correctif la vénalité
de l'administration. L'arbitraire tempère les sévérités du
code. Pour l'exécution des mesures ordonnées contre eux,
la police sait octroyer aux intéressés des délais indéfini-
ment renouvelables. L'application des lois varie suivant
les époques et les régions; tantôt la connivence intéressée
de l'administration laisse le riche les tourner, tantôt des
circulaires ministérielles en enjoignent la stricte exécu-
tion. Sous le règne d'Alexandre III, après les troubles anti-
sémitiques, des milliers de Juifs ont été brusquement
chassés de localités où l'on tolérait naguère leur présence,
ainsi à kief, à Orel, à Moscou même.
Dans l'étroite région où ils sont internés, les Juifs jouis-
sent-ils au moins des mêmes droits que les autres sujets
du tsar? Nullement. Ils sont privés de plusieurs droits
essentiels. Ces provinces occidentales où ils sont contraints
d'habiter, il leur est interdit d\ acheter des terres. Cette
prohibition a été édictée, ou rétablie, en 1864. Quelques-
un- avaient profité de l'émancipation des serfs pour se
rendre acquéreurs de biens ronciers. On s'en émut, et on
leur défendit d'acquérir des immeubles ruraux. Beaucoup
louaient des propriétés à long bail qu'ils exploitaient à
leur Compte ou sous-louaient à des paySAOS. «'.elle faculté
leur b été enlevée par ■■ le règlement provisoire « de 1884.
il leur est Interdit d'affermer des terres, aussi bien que
d'en acheter, «-n dehors des \iii<'s; ils ne peuvent pas plus
• ire régisseurs que fermiers. On prétend «pie, dans leur pas*
sion pour le gain, les fermiers juifs épuisent !<■ sol ; mais, à
i i n i. \en koutaki et les marchands de la Grande-Rus-
h ae leur cèdent en rieni Certes, !<■ Juif ménagerai! da
LES JUIFS : INTERDICTION D'ACHETER DES TERB
rantage le fonda >'il était propriétaire. Aujourd'hui, il peut
prêter aux fermier» ou aui pa um toutefois pouvoir
prendre hypothèque, oe qui l'oblige à prêtera plus .
intérêts: il peut acheter les récoltée, spéculer sur I- - blés,
il n'a pas le droit de faire valoir. De par la loi, il ne peut
être qu'un courtier; et, «le l'ait, l'on sait que. dans ces cam-
pagnes de l'Ouest, toutes les transactioni se font par les
Juifs.
Les Juifs, dii-ui). ne labourent i i. En leur inter-
disant l'acquisition de la terre, le législateur n'a qu'un
but, les empêcher de dépouiller la noblesse et le pa]
Le Juif, il est \ rai, n'est pas cultivateur. Cent même la une
d«s principales difficultés de la question sémitique dans
l'est de l'Europe, où, la rie urbaine étant peu dévelo]
encore, l'agriculture est la grande ressource de la popula-
tion. Pourquoi le Juif a-t-il, depuis d< i, abandonné
narras? Toute son histoire l'explique. Voilà bientôt
deui mille ans qu'il ■ été déraciné du sol. Les lois mêmes
l'ont, durant tout le moyen âge, emprisonné dans lesghettoe
des villes. <>r l'on sait que les populations urbaines n<
tournent jamais aux tra\ au\ des champs. Nulle part le «ita-
din ne s'est refait paysan. Cest là une loi historique. L<
Juif, à cet égard, ne se distingue pas des autres races. Le
dur labeur de la glèbe est de ceux auxquels l'homme ne
m remet plus, une fois qu'il l'a quitté. Le Juif n'en aurait
même pas toujours la force physique. L'énergie muscu-
laire a été affaiblie Chez lui; la rie urbaine, la claustration
du ghetto, la pauvreté héréditaire l'ont débilité depuis des
générations. Les statistiques militaires de la Russie en
font foi : ses conseils de revision sont contraints d'exempter
proportionnellement plus de Juifs que de Russes OU de
IN douais. Un grand nombre des conscrits Israélites n'ont
pas la taille, ou n'ont pas la largeur de poitrine réglemen-
taire. La race a été. trop longtemps, en proie à la mis
physiologique, suite inévitable de ta misère économique.
Le plus grand ser\ieeque l'on pût rendre aux Juifs du
628 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
centre et de l'est de l'Europe serait d'en ramener une par-
tie au labour de la terre. La question sémitique serait, par
là, à demi résolue. Cette transformation du Juif en cultiva-
teur, tentée ailleurs par les Israélites eux-mêmes, le gou-
vernement russe l'a entreprise d'autorité, vers 1810 et 1840.
Alexandre Ier, Nicolas surtout, ont fondé, sur plusieurs
points, des colonies agricoles d'Israélites. La plupart n'ont
guère prospéré. Il est vrai qu'on ne pouvait beaucoup
attendre de colonies administratives étroitement régle-
mentées, où l'agriculture était enseignée, à coups de fouet,
par d'anciens sous-ofliciers.
L'interdiction de posséder des terres n'est pas le moyen
d'amener les Israélites au travail des champs. La défense
d'habiter les campagnes l'est encore moins. C'est pourtant
ce que la Russie leur a plusieurs fois interdit, ce que le
règlement « provisoire » édicté par Alexandre III en 1882
leur a, de nouveau, défendu. Depuis 1882 ils ne peuvent
plus s'établir en dehors des villes et des bourgades. Ces!
là ce qu'ont imaginé les conseillers du tsar pour prévenir
le retour des émeutes anlisémiliques, comme si ce n'était
pas des \illcs qu'était parti le signal de la chasse aux Juifs.
Toutes ces mesures contre les Israélites sont à double
tranchant : elles blessent le chrétien, qu'elles prétendent
protéger, en même lemps que le Juif, qu'elles veulent frap-
per. Kn mainte contrée, le prix de \enteoii de loyer des
terres en a été sensiblement abaissé, tandis que le crédit
au\ cultivateurs ru était renchéri.
si l'Étal cherche à fermer aux Juifs les campagnes et
l'exploitation rurale, il doit s'efforcer de les retenir à la
ville «'ii leur ouvrant tous les métiers urbains et toutes les
professions bourgeoises. Non point ; Bur ce champ restreint
tour activité se heurte encore à des lois d'exception, à des
lomeoti ministériels, à <\<-- circulaires Becrètea aux
emplois de l'État, les Israélites u'onl guère à penser; la loi
les déclare incapables d<- toute Ponction publique, sauf
LES JUIFS : RESTRICTIONS A LEUR ACTIVITÉ.
quelques rares exceptions. Ils peuvent, par exemple, en-
trer au service do l'Étal comme ingénieurs; mais, en fait,
presque au. -un Juif judalsanl n\ parvient. Pour avoir
quelque ebanee d'être admis, il leur faut commencer par
se faire baptiser. IN peuvent encore Mre médecins mili-
taires; mais les règlements ont eu soin de décider que les
Juifs le' sauraient occuper plus de 5 pour tOO des p nies
de ce genre. Quant aux fondions électives, rétribuées ou
gratuites, la loi les écarta de presque i »ut.
peul être maire d'une fille ou onctan 'l'un rtlla
m- peuvent jamais former qu'on dixième <lu jars et un
tiers «les conseils municipaux, même dans les rillea >>ii ils
sont en majorité.
Les restrictions légales ou administratives ! wi-
vent jusque dans les carrières privées. On les a ainsi
(ait expulser de i^b 1^ services des chemins de 1er du
Sud-Ouest, Do trait montre de quel les autorités
entendent les droits accordés aux Israélites. La loi recon-
naît aUX Juifs pOUrVUS du diplôme de pharin lloit
«le résider dans i iuI l'empire; l'administration di
bourg n'eu a pas moins fermé les pharmacies tenues par
des Juifs. Elle a décidé (pie le droit d'habiter la capitale
ne donnait pas au pharmacien celui d'j ouvrir une phar-
macie. Gela est conforme à la jurisprudence habituelle SU
pareille matière. Vis-à-vis des Juifs, l'on s'inspin- de
maximes contraires au principe de toute législation : l'on
Considère que tout ce qui ne leur est pas formellement
permis leur est défendu.
Autre exemple des restrictions imposées à leur activité.
La loi garantit aux marchands .le première guildc le libre
séjour dans tout l'empire : elle les assimile au\ négociants
ih1 sang russe. L'administration ne leur en interdit pas
moins tel ou tel commerce, telle OU telle industrie. <
ainsi qu'elle leur a défendu le commerce des boisson-
l'industrie de la distillerie en dehors de la zone d'habita-
tion des Juifs. In grand nombre d'Israélites de l'Ouest sont
630 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
aubergistes, cabaretiers: ce métier dont des milliers de
familles vivent depuis des siècles, il a été question, sous
Alexandre III, de le leur interdire absolument, môme dans
la région où ils sont libres d'habiter. Si cette prohibition
n'a pas été prononcée, on est parfois arrivé, indirectement,
au môme but, par des règlements sur les cabarets. On
reproche au cabareticr juif d'encourager l'ivrognerie; mais
cela est le fait du cabaretieret non du juif. Les statistiques
montrent que les provinces de l'empire où l'on consomme
le plus d'alcool et où l'alcoolisme fait le plus de victimes
sont de celles où il n'y a pas de Juifs.
Une ancienne loi d'Alexis Mikhaïlovitch, confirmée,
en 1835, par l'empereur Nicolas, défendait aux Juifs d'avoir
a leur service des chrétiens. Pour ce crime le code édiclail,
jusqu'en 1865, la peine de mort. Cette loi, inspirée par des
considérations religieuses, n'était d'ordinaire appliquée
qu'aux domestiques. On autorisait les négociants juifs à
employer des chrétiens pour leurs affaires. Malgré cela. Les
autorités ont, encore sous Alexandre III, fait parfois défense
aux Juifs d'occuper des chrétiens dans leurs établissements
OU leurs fabriques. Celait leur rendre impossible toule
industrie. C'était aussi priver de pain les chrétiens cm-
ployéfl par les Israélites. Pareille mesure ne pouvait durer.
L'application de la loi surannée du père de Pierre le Grand
.i été suspendue <m IBHS. Un Juif peut» aujourd'hui, avoir
des serviteurs chrétiens, il est seulemenl tenu cela à bon
droil de les laisser accomplir librement leurs devoirsreli-
u\.
i-.n revanche, une restriction nouvelle, plus pénible peut-
est ?©nue récemment s'abattre sur les Russes du culte
mosaïque* Le gouvernement <!«• l'empereur Alexandre ni a
entrepris de Limiter le nombre des Israélites admis dans
i, i colli gea et les universités. Quoi de plus propre cepen-
dant A rapprocher les iuifi des autres classes de la popula-
tion qu'une éducation commune! Quoi de mieux fait pour
dépouiller de leurs préjugés traditionnels et Les arra-
LES JUIFSIDE I.i:CR ADMISSION AUX UNIVERSITÉS. 631
cher à leur exclusivisme talmudique que l'enseignement
classique et tes études universitah nia l'on est porté
à louer ehea d'autrea races, le goût de l'instruction
change en crime pour lei ftls de laeob. Km Russie, comme
en Allemagne, on leur reproche leur empressement à l'in-
struire, sans avouer qu'on Jalouse leurs Buccès dans l'hum-
ble arène des luttes scolaires. Le Rail sel que, en
villes, les gj mnaaes des deui saies étaient «-n\ a!n> pat les
Sémites. A Odessa, de i« »ui l'empire It fille ou les Juifii
sonl le plus prospères, il j avait dans l<
jusqu'à m et 70 pour 100 de Juifs, i reniement ;i
résola de mettre fin inéale. Le ministère de l'in-
struction publique semble avoir \ a le na péril pour la cul-
ture nationale* n a été ordonné, en 1887. que dorénavant
aneun gymnase ne saurait recevoir pins de lOponrioo
d'élèves Israélites, même dans les district! et !<•«» ailles ot
les Juiiv forment 15 ou 80 pour 100 de la population. Dans
les collèges de l'intérieur de l'empire, le nombre d<
du culte mosaïque ne saurait dépasser ■ pour I
ceux des deua capitales il i » lé abaissé É 3 pour î
J.a mesure pris.- pour l'enseignement secondai!
étendue aux universités. Le tant pour LO0 des Israélites
autorisés a étudier le droit, la médecine, les
•'•lé réduit à un chiffre dérisoire. Bn 1887, par exemple,
75 jeunes gens s'étaient fait inaerireè l'université de Dor-
pat; 7 ont été admis. Que de sonffrances ri de coli
parmi ces étudiants qui se voient, ainsi, fermer 1< b portes
du haut snseignement et barrer 1
libérales que la loi proclame leur être librement ouvert
On l'est plaint que parmi les volontaires du nihilisme il
s'était rencontré des Israélites des deux sexes. Soot-cc de
pareils procédés qui leur feront aimer la Russie et le ta
En vérité, les fauteurs de la révolution auraient des com-
plices dans les conseils du souverain, qu'ils ne sauraient
lui aoufflerde meilleure mesure pour renforcerleprolélariat
intellectuel où se recrutent leurs adhérents. Il ne faut pas
632 LA RUSSIE ET LES LUSSES.
oublier que de pareilles restrictions sont plus vexaloires
pour un Juif qu'elles ne le seraient pour tout autre; car,
d'après la loi russe, lui refuser un diplôme universitaire,
c'est lui refuser le droit de libre habitation dans les capi-
tales et dans l'empire.
Toute cette législation spéciale va, manifestement, à ren-
contre de son but. Elle tend à fomenter chez les Juifs les
défauts qu'on est le mieux fondé à leur reprocher. Elle
travaille à les rejeter sur eux-mêmes, à les isoler des
autres races, à en faire un peuple à part au milieu de la
nation. Quelles sont les accusations le plus souvent et
le plus justement lancées contre les Juifs? Elles se ramè-
nent à deux chefs principaux, l'un national, l'autre éco-
nomique. On reproche aux Juifs leur exclusivisme, leur
penchant à se tenir séparés des peuples au milieu desquels
ils habitent, à former, à travers les âges et les diverses
civilisations, une tribu ayant ses coutumes, ses lois, ses
intérêts propres.
Le reproche peut être souvent mérité, au moins pour les
Juifs d'Orient; mais les barrières légales élevées entre
eux et les chrétiens, les efforts pour les cantonner en
certaines provinces, en certains métiers, en certaines
écoles, les règlements pour les éloigner de la haute cul-
lure, tout cela ne seml>le-t-il pas imaginé pour les main-
tenir dans leur isoloment el les enfoncer dans leurs pré-
jugés lalmiidiques, pour alimenter leurs rancunes contre
Ici Goïm, el ne leur laisser d'autre sentiment national «pie
celui du Juif, d'autre patrie qu'Israël, <mi leur kohalt
On icui l'ait un crime de leur solidarité, de leur tendance
former en corporation sous l'autorité «le leurs chefs
ou de leur kafuUf clandestine ni restauré pour l'exploi-
tation dei chrétiens* On oublie que celle organisation corpo-
rative, on la leur a imposée durant des Btècles; qu'elle
étail de règle partout avant la Révolution; qu'elle a été
rendue plus étroite par les persécutions ou le mauvais
LES JUIFS : CONSÉQUENCES DB6 LOB D'EXCEPTION. 633
vouloir de la société environnante; que, en Russie même,
comme partout au moyen Age, elle i été l < > 1 1 - 1 . ■ m j > > main-
tenue par l'Étal dans un intérêt fiscal : qui-, de Catherine il
à Nicolas, les lois russes assujettissaient les Juifs au joug
de leurs communautés; qu'on a?ait été jusqu'à donner
aui ooosistoires israélites le droit de désigner les Juifs
astreints au service militaire; que, aujourd'hui même,
après l'abolition officielle du fcaAof, lea communautés juives
continuent à percevoir, pour leurs besoins, des taxes obli-
gatoires, appelées taxes de corbeille (koroboleh tyia . Pour
qu'ils cessassent d'adhérer ainsi fortement les ans soi
autres et en quelque aorte d<- liaire masse, il faudrait au
moins que la loi ne les y contraigntl point en les Isolant
«les chrétiens.
l»c même au point do vue économique. Restreindre l<
lement l'activité des Israélites, les écarter des carri
libérales ou scientifiques, leur ferm< oatiquemenl
loua les débouchés intellectuels, c'est les condamner aux
métiers qu'on leur reproche «I»' pi qu'on loi
d'accaparer, après les 3 avoir enfermés. On se plaint qu'ils
soient presque tous marchanda, courtiers, cb col-
porteurs, usuriers, eabaretiers, ci l'on repoui leur
boutique ou leur comptoir tous ceux qui osent essayer
d'en sortir. (>u répète que les Juifs q« sont «[in' des para-
sites, et l'on s'applique à les emprisonner dan Ces-
sions traitées de parasitai]
Le Juif, aftirme-t-ou, a en aversion tout travail productif;
c'est essentiellement an exploiteur vivant <-t s'eniienissanl
du labeur d'autrui. Cela encore peut être vrai, au inoins
en un sens. Le Juif n'est, le plus souvent, qu'un intermé-
diaire entre lf producteur et 1«' consommateur, et moins il
\ a d<> ces intermédiaires, mieux il vaut pour une société.
.Mais doit-on, pour cela, poser en principe que tout mar-
chand, tout négociant, tout intermédiaire est un parasite?
Il si cela est vrai du Juif ou du Sémite, connu ml a
serait-ce pas également du chrétien ou de l'an en ! Ne sait-on
634 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
point que la circulation est une fonction essentielle du
corps social, comme de tout corps vivant?
Le Juif, dit-on, cherche, par tous les moyens, à s'éman-
ciper du travail manuel. Cela encore est vrai; mais cela
est-il propre au Sémite? Il n'a guère fait, en réalité, que
prendre les devants sur nous. En combien de pa\ s du inonde
civilisé ne voit-on pas, aujourd'hui, l'homme des champs,
comme l'homme des villes, s'ingénier à s'affranchir du
labeur musculaire? Le dégoût du travail des bras, l'en-
gouement pour le commerce, pour « les places », pour
toutes les professions qui ne demandent pas d'effort phy-
sique, est, hélas! loin d'être particulier à Israël. Quels que
soient du reste les inconvénients de celte répugnance
croissante pour le travail musculaire, est-on en droit de
professer, avec tels de nos socialistes, qu'il n'y a de pro-
ductif que le travail corporel? C'est cependant ce que font,
implicitement, la plupart des antisémites de Russie et
d'Occident.
Le reproche, du reste, tombe mal en Russie. Là, comme
partout où ils sont nombreux et réunis en groupes com-
pacts, il s'en faut que tous les Juifs vivent de trafic. Le
plus grand nombre peut-être de ces fils de Sem sont con-
traints à vivre du travail de leurs bras, à la sueur de
leurs fronts, tout comme des lils de Japhet.
Dans cet Israël sarmale il y a peu de Dléliers manuels
qui ne soient exercés par les descendants d'Abraham; plu-
sieurs, et parfois des plus humbles ou des plus grossiers,
Boni presque monopolisés par eux. Nombre de Juifs sont
tailleurs, cordonniers, serruriers, menuisiers, corroyeurs,
cochers, fumistes, bouchers, couvreurs, peintres, teintu-
riers. Bien qu'ils préfèrent les métiers exigeant moins de
que d'adresse, bsaucoupsoni charpentiers, forgerons,
maçons, terrassiers. La plupart des maisons de pierre des
villes occidentales ont été construites par des mains juives.
Le bien-être des artisans tient fort au cœur aui com-
munautés Israélites. l'ai visité, •'< Varsovie notamment,
LES .JUIFS : >UENCES DES LOIS D'EXCEPTION. 635
des aklirrs d'apprentissage de dhrers métiers pour les
enfants Israélites, il ne saurait, malheureusement, Buffirc
•le l'instruction t * « - 1 1 1 1 ï « i • i * - pour tirer de la misère les srti-
sans juifs. Trop nombreux pour les besoiosde la i opulalion
urbains ou rurale <!«■ l'Ouest, ils sont !<■ plus souvent \u--
times de l'inexorable l<»i de l'offre e1 dé la demande. I
foui les nus aui autres nue concurrence meurtrière, donl
l'ouvrier chrétien ne souAVe pas moins qu'eux. Le plus
grand nombre travaillent à des prix dérisoires, lin peu
• le pays la main-d'œuvre est plus basse. Aussi les neuf
dixièmes de ces luifs de Russie aotiMls de ptuvri m exploi-
teurs. Entassés dans d'étroits et fétides logements, -
jour et sans air, souvenl plusieurs familles dans la m
chambre el des familles presque toujours nombreu
maigres Juifs, mariés à vingt ans, sont en proie à i<»u- l. -
maux et maladies de l'indigence. Leur Ame et leur eorps
ne résistent à l'action délétère de l'extrême pauvreté qu'a
force de sobriété, de ténacité et de religion.
La vérité est que les Juifs étouffent dans l'enceinte légale
où ils sont enfermés. Pour vivre, ils auraient besoin qu'on
leur ouvrit des pays <>ù ta demande pour l<- travail urbain
et les professions boi s fût plus considérable. H > i
dans tout l'Ouest un excédent manifeste de commerçants,
de petits boutiquiers, de petits artisans, qui souvent font
défaut dans le centre ou l'Est de l'empire. Prenes une
carie île Russie : dans la région OÙ résident tes Juifs, les
\illes. en grande partie peuplées par eux, se pressent en
bien plus grand nombre que dans les régions de l'empire
qui leur sont fermées. Rien qu'à considérer ke tableaux
statistiques, il saute aux yeux qu'il y a là un manque
d'équilibre, une répartition artificielle de la population
urbaine, retenue dans les provinces de l'Ouest par la loi,
comme par une digue qui l'empêche de se répandre libre-
ment sur les contrées voisines. Pour rétablir le niveau,
il faut ouvrir, au trop-plein de la population juive, de
nouvelles régions. La population chrétienne de l'Ouest n'y
636 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
est guère moins intéressée. L'empereur Alexandre III a
nommé, dans les gouvernements de l'Ouest, des commis-
sions chargées d'étudier la question sémitique : elles se
sont prononcées, presque unanimement, pour la suppres-
sion de la ligne d'habitation des Juifs. Et comment en
serai t-il autrement ? Ces provinces sont saturéesd'Israélites.
On leur a fait entendre, presque officiellement, que les
Juifs n'étaient que des parasites, des sangsues ou des sau-
terelles dévastatrices; elles sont naturellement peu satis-
faites de leur avoir été livrées en pâture. En attachant les
Juifs aux lianes de provinces habitées par des Polonais,
des Lithuaniens, des Lettons, des Roumains, des Petits
ou des Blancs-Russiens, on dirait que la Russie leur a
donné à dévorer les enfants qui lui sont le moins près du
cœur.
Malgré tous les inconvénients de cette accumulation de
l'élément juif urbain sur une surface restreinte, il s'en
faut, du reste, que l'Ouest russe ait été entièrement ravagé
et dénudé par ces locustes qui le rongent depuis des siè-
cles. La terre y est encore verte et l'or des épis y reluit
;iu soleil. Plusieurs de ces provinces, en Russie-Hlanche
notamment, ont beau être parmi les moins fertiles de
l'empire, leur développement économique ne le vi^\c pas
à celui des contrées préservées du parasitisme Israélite.
Loin de là, plusieurs «le ces goubemies de l'Ouest sont au
premier rang pour le développement agricole connue pour
le développement industriel, témoin Le royaume de Polo-
gne, qui, a\ee un soi médiocre, est devenu une des ré-
LKiii^ les pins riches de l'empire.
Dire l'ouverture de l'intérieur de la Russie aui Israé-
lites peuvent se présenter deux objections d'une valeur iné-
gale i une d'ordre politique ou national, l'autre d'ordre éco-
nomique. Au point de vue national, on peu! craindre que
1rs luifs, avec les rapides excédents de leur natalité, ne
dénationalisent les contrées qui leur seront ouvertes. Une
pareille appréhension peut se comprendre dans un petit
LES JUIFS : DB [/ABOLITION DES LOIS D'EXCEPTION. 637
i.i.it ici que la Roumanie : aux Roumains il ssl permis
de redouter que leur nationalité renaissante n<' soii
submergée sous le îlot d'étrangers débordant du dehors.
De pareilles terreurs in- -oui pas de mise dans la
vaste Russie : (l'un semblable colosse on ne tera jamais
un Israd. Ce sont le-- Juifs, m contraire, qui, en se
disséminant sur la Burface de l'empire, m laisseront plus
aisément dénationaliser. Plus mince et moins eomj
sera la couche sémitique, plus il sera Cécile de la rus-
sifier.
L'objection économique est plus sérieuse. Ouvrir la
Grande-Russie aux Israélites, c'esl dit-on, la livrer à l'ac-
caparement des Sémites. Le tempe est loin où Pierre le
Grand prétendait qu'un de ses marchands moscoi ites râlait
quatre Juifs. ESI cependant les kovptay russes ont fait preuve
de qualités mercantiles qui semblent les mettre, mieux que
le Blanc ou If Pelit-Eussien, en état de lutter
Israélites, One chose, en tout ras, semble hors «!<• doute:
• .pie. pour la Russie ••! pour le commet . la
concurrence serait le meilleur «les stimulants. Elle seule
lui saurait donner l'esprit d'initiative qui lui fait trop
défaut et dont la rareté est une des causes de l'infériorité
de la Russie vis-ànVis de l'autre COlOSSe du monde mo-
derne, l'Amérique.
La richesse publiqu aérait assurément; le peuple
j perdrait-il? L'ouvrier et le paysan en seraient-ils plus
foulés par l'odieui capital.' Pour .pu connaît les cuiidil
de la Nie russe, cela est bien invraisemblable. En tait d'ex-
ploitation de l'homme par l'homme, l'ouvrier de Rue
n'a rien à perdre: la petite industrie villageoise, en par-
ticulier, l'industrie buissonnière koustemaïa , comme l'ap-
pellent les Uu>s('s, e^t l'exploitation organisée des ouvriers
par les intermédiaires et les marchands accapareurs. Leurs
extorsions et leur mauvaise foi dépassent toute limite,
affirme M. Bezobrazof. « Ce qui se passe, les jouis de mar-
ché, dans certains centres industriels, tels que Pavlovo, le
638 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
Sheffield russe, défie toute description1. Les hommes ont
l'air de bêles féroces s'entre-dévorant. » Là, au cœur de la
(irande-Russie, loin des parasites juifs, les courtiers ortho-
doxes prélèvent, pour leurs avances ou leur commission.
100 pour 100 et plus. De même dans les campagnes et les
communes rurales. Les koulaki et les mangeurs du mir
n'ont rien à apprendre des usuriers juifs5. En maintes
communes, nombre de moujiks, dévorés par les gros
intérêts, ne possèdent plus la terre que nominalement; ils
sont devenus les serfs de leurs créanciers. Pour l'ouvrier
comme pour le paysan, le premier effet de l'ouverture de
la Grande-Russie aux Juifs serait l'abaissement du taux de
l'intérêt.
On dit que les Juifs démoralisent le peuple. Que répon-
dent les statistiques? La proportion des délits et des crimes
est, d'ordinaire, plus faible dans les gouvernements de
l'Ouest que dans ceux de l'Est. Bien plus, les crimes sont
plus rares parmi les Israélites que parmi les chrétiens. C'est,
objecte-t-on,que les Juifs tournent la loi, comme si les lois
russes n'avaient pas l'habitude d'être tournées par tout le
monde. Puis, les lois qu'éludent les Juifs, ce sont surtout
les lois spéciales, arbitraires, vexatohvs, édictées contre
eux; et, dans ce cas, c'est la loi qui fait le délit. Pour la
violer, les Juifs ont, du reste, comme complices, l'admi-
nistration et la police. Ce qui est démoralisant pour l'ad-
ministration, aussi bien que pour les Juifs, ce sont toutes
lois d'exception, d'une application Bouveni malaisée.
Un comprend qu'il OC soit pas toujours facile de l'aire
d'une ligne géographique factice une muraille (le Chine
infranchissable. Le plus simple serait d'abolir toule cette
législation ii-ae.is-.ierc, en soumettant les Israélites aux
lois ordinaires, sauf à les leur appliquer dans toute leur
sur.
i. Vladimir Bwobraxof, Etude» »ur f Economie nationale de la Russie,
■ m f pari ' i", '. .i i partie p
,,v. v i i ir. \in. eb. iv.
LES JUIFS : BÉFRACTAIRE8 AU SERVICE MILITAIRE* 639
Reste la grande, la suprême objection. Nos Juifs de
Russie, entend-on répéter a Pétersbourg ou I Moscou,
ae méritenl pas d'être traites en nationaux. Us seconsî-
dèrenl eux-mêmes comme étrangers. 1U n'aiment pas li
pairie russe, ils ne connaissent d'autre patrie qu'Israël.
— .Mais quand la Russie] répliquent les Juifs, l'est-ellc
montrée pour non-, un.' patrie' et comment aimer un pays
qui vous traite en ennemi!
Une des preuves du peu de patriotisme des Juifs, c'est,
assure -t-on, leur répugnance pour le service milil
L'impôt du sang est ans obligation dont il- n'ingénient, de
toute façon, à s'exempter, aucun culte, aucune
sente autant de réfractaires. En rérité, c'est le conii
qui nous étonnerait. Voilà des hommes privés de la plu-
part des droits de leurs compatriotes chrétiens, et l'on
drait qu'ils apportassent la même abnégation à l'accomplis-
sement du plus pénible des devoirs du citoyen I I
demander plus que oe comporte la nature humaine. Ima-
ginez, ce que révent quelques Israélites d'Orient, un i
juif, un nouveau Juds gouverné perdes Juifs avec
lois juives. Croyez-vous que, si cet Israël ressuscité trai-
tait le> chrétiens connue la Russie orthodoxe traite ISS
Juifs, les chrétiens, sujets d'Israël, se jugeraient tenus, en
conscience, de servir bous les étendards des su
de David? Chrétien, Juif ou Musulman, pour se sentir
astreint à tous les devoirs du citoyen, il faut en posséder
tous les droits. Veut-on exiger des Juifs autant que
Russes, qu'on commence par les traiter en i.
11 n'était, récemment encore, aucune ruse dont un Juif
polonais ne lut capable pour échapper à la conscription.
Il faut dire que, pour les Israélites talmudistes, stricts
ivatcurs de la loi, la vie militaire est particulièrement
dure. 11 est inalaise, au camp OU à la caserne, de demeurer
tidèle aux minutieuses prescriptions de la loi mosaïque.
L'antipathie du Juif russe pour le service a été encore
accrue par les souvenirs que lui a laissés le système des
640 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
canlonistes. Les premiers soldais levés parmi les Israéli-
tes étaient des enfants de dix ans, arrachés, pour jamais, à
leur famille et baptisés de force. Naguère encore, l'armée
était une école de prosélytisme. Il ne faut pas oublier
enfin qu'aux Juifs tout avancement est refusé. Ils ne peu-
vent devenir officiers; les règlements ont soin de leur
interdire l'accès des écoles militaires. Le soldat juif qui a
servi des années sous les aigles impériales n'a même pas
le droit, une fois libéré, de vivre et de mourir là où il a
tenu garnison.
Les conscrits de la classe de 1886 étaient au nombre
de 832,000, dont 45,000 Israélites, de quoi former tout un
corps d'armée. Il y a eu parmi eux un peu plus de 4,000 ré-
fraclaires, soit environ 10 pour 100. La proportion était
autrefois beaucoup plus considérable, elle montait jusqu'à
30 et 40 pour 100. Pour obvier aux répugnances militaires
des Israélites et empêcher que les chrétiens n'en lussent
indirectement victimes, un oukaze de 1876 a ordonné que
1rs jeunes gens reconnus impropres au service ou faisant
défaut seraient remplacés par des jeunes gens du même
culte. Celle solidarité confessionnelle a semblé insuffisante.
Depuis 1886, les familles des réfraetaires israéliles sont,
en outre, condamnées à des amendes considérables. Pour
la classe 1886, ces amendes oui moulé à 1,200,000 roubles,
sud ;j (ni 4 millions de francs, Cel expédient semble n'avoir
pas été inefficace; en i.s,s7, dans les provinces deMohilef
.1 de Minsk, la proportion des réfractaires Israélites ''lait
tombée de 68 cl 60 pour 1UU à 5 et à 16 pour lui». Ce
procédé n'en b pas moins le défaut d'être encore une
mesure d'exception, spéciale aux Juifs. Or ce n'est point
par des loi! d'exception que la Hu^sie recoudra la question
lémilique.
Ce royaume de Pologne en fournirai! une preuve, tue
lui de 1864, alors que la Pologne avail encore une admi-
nistration autonome, a assimilé les Juifs aux autres habi-
tants du pays. Ces provinces de la Vistule n'ont pas eu à
LES .JUIFS : DK L'APPLICATION DU DROIT COMMUN.
s'en repentir. De toutes les régions de L'euipin selle
où l'ancienne loi et la nouvelle font le moine mauvais
mena---. Lei i '■im-ut« - contre les Juifs y ont «'I t, ,ï
Varsovie même, «'lies semblent svoir été provoquées par
.les étrangers. Les « Polonais «lu iïi mosaïque - sont moa-
Irés reconnaissants à leurs compatriotes ealboliqui -
leur émancipation civile. IN ont menu unes neu
témoigné d'une sorte de patriotisme j *« • l • »n .t i — . d'aulaol
plus méritoire qu'il s'adressait à un-
Russes, qui accusent le Juif d'être incapable -i- s'attacher
à une patrie, se -<>ni parfois plaints de cette tendance des
Israélites de la Vistule à sympathiser avec les Polonais.
Que la Russie les traite i n Russes, <-t les Juifs de la Duna
et du Dnieper deviendront, peu I peu, des Russes du rit
mosaïque. A Pétersbourgi à Odessa, i Vilna même, beau-
coup >*>ni déjà russifiés. Une fois régal du chrétien, le Juif
appr< cherait d'autant plus volontiers des Russes qu'il
a tout intérêt à se concilier les maîtres de l'empire; et ls
voix de l'intérêt est de celles qu'entend le Sémite.
Le plus grand obstacle à l'assimilation des Israélii -
DOUS ne saurions trop le répéter, les lois lion.
Cette barrière renversée,les autres s'abaisseraienl peu I pt u
d'elles-mêmes* Ce n'esl poinl qu'on doive, de longtem] s,
attendre la fusion des Israélites et des chrétiens. La fusion.
si elle est jamais complète, demandera des L- -
rivalités, les jalousie-, persîsteronl fatalement ci.
durant îles générations, car il n j pour
soustraire les Etats aux compétitions de races, de religions,
île classes; plus vaste est un empire, plus il > es! exj
par ses dimensions mêmes. Mais le- conflits seront moins
violents lorsque les ehréliens auront appris à traiter chré-
tiennement les Juifs. Le rapprochement sera plus
quand la loi n'y mettra pas d'obstacles artiticiels.
En Russie, tout comme en France, il n'y a pas d'autre
solution que la liberté et l'égalité civiles. Les Russes n'ont
pas la ressource, comme autrefois l'Espagne, d'expulser
m. u
648 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
en masse les Juifs; cela n'est plus de notre temps, môme
en pays autocratique. On a parlé d'émigration ; ce n'est pas
non plus une solution. Il faudrait un Moïse pour entraîner
cet Israël en dehors de celte Egypte, et encore où le con-
duire? La presse russe a eu beau les y inviter, la popula-
tion a eu beau les y inciter en les molestant, les Juifs n'ont
pas commencé leur exode. Des milliers sont partis; les
millions sont restés1. Ils ne veulent ou ne peuvent quitter
le sol sur lequel ils sont nés et que leurs pères habitaient
des siècles avant que n'y parût le Russe de la Grande-
Russie. Les Juifs sont là, dans ses provinces frontières,
augmentant de nombre tous les ans; l'iotérêl politique
seul commanderait à la Russie de ne pas s'en faire des
ennemis. Que peut-elle gagner à laisser la désaffection de
quatre millions d'Israélites renforcer les résistances alle-
mandes ou polonaises?
i ne dernière réflexion, que nous ne faisons pas sans
quelque humiliation pour notre temps et pour notre pays.
11 est, depuis quelques années, en Occident, en France
même, des hommes qui, de bonne foi sans doute, récla-
ment des mesures légales contre les Juifs. Ces lois d'ex-
ception, autrefois générales, voici un empire où elles exis-
tent encore. A quoi ont-elles abouti? Au lieu de suppri-
mer la question sémitique, elles l'ont envenimée. Lois
d'un autre âge, elles ont ramené des violences d'un autre
L'exemple de la Russie suffirai! pour mettre en garde
l'Europe contre les recettes surannées des antisémites.
La Russie, dont la guerre contre l'Islam a été, durant des
siècles, la vocation historique, montre plus de bienveillance
ou d'équité envers le Coran qu'envers le Talmud. Elle esl
aujourd'hui une des grandes puissances musulmanes du
i. L'antisémitisme •< déterminé on courant régulier d'émigration vers le*
i m- m h h de quelquei million do ramilles, chaque
année augmente la nombre des I Unèriquc, sans » ficeler sensible-
ment celui di - Jujfi de Ru
GULTB8 ÉTRANGERS : U LMANS.
globe. El le ne 1<- cède, à cet éganl, qu'à la Turquie et à l'An.
terre. Aux cinquante ou soixante millions de mahomél
sujcis de la Grande-Bretagne, elle n'en peut encore opposer
qu'une. dizaine «le million-: mais l'Islani o'eal paa saule-
menl la religion dominante d'une notable partit
ona asiatiques, Un, en Europe, conserve* des adhérents
jusqu'en plein paye rosse, jusqu'à l'Ouest, en Lilhuanie.
Lee musulmans n'onl i « « i -, toujours trouvé dans la Rue
unesouveraioeaussi tolérante que la France ou l'Angleterre.
Conformément à ses traditions byzantines, « n pa-
rait faute d'essayer sur les disciples du Prophète ses
méthodes de prosélytisme; ainsi, du moins, des musul-
mans d'Europe, des Tatars soumis à ss domination depuis
des siècles, i ta ne saurait dire que ces tentatives lui aienl
beaucoup réussi. L/Islam esl partout le même : il m
laisse guère plus entamer sur I que sur le Nil.
Laissée lui-même, il continuerai! à mire des prosélytes
Bor les confina de l'Europe et d.> l'Asie, tout comme aux
Indes et en Afrique. Les populations à demi païennes du
bassin du Volga montrent souvent plus d'inclination pour
Mahomet que pour l«l Christ. Nombre de TehoUVSH
allés, ou retournés, au Coran après avoir été nantis
La victoire ayant été le signe d'Allah, et le jugement de
Dieu la preuve •!«' la mission du Prophète, on pouvait
se demander si, le vrai croyant un.' l'ois \aincu par l'infi-
dèle, la force de l'Islam ne serait pas I religion,
dont le fatalisme semble t'ame, saurait-elle résister à l'hu-
miliant démenti de la défait. (ai s du Volga mon-
trent que 1 e musulman peut r» 'JL'^'
SU Chrétien, sans clouter d'Allah, et, en même temps, que
le vrai croyant peut devenir un sujet pacifique, ne deman-
dant à ses maîtres infidèles qu'une chose : la liberté de sa
foi et de ses moeurs; car moeurs et religion sont, pour lui.
intimement liées, et les unes ne se modifient guère plus
*pie l'autre.
On sait combien peu le musulman se convertit à l'Evan-
644 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
çile. Nous en avons naguère donné une des principales
iaisons : il se juge supérieur au chrétien par le dogme'.
Il ne croit pas moins l'être par la morale, parce que la
morale du Coran est modelée sur ses mœurs. Elle a beau
nous sembler relâchée, elle le défend d'un des vices les
plus funestes aux peuples modernes. L'inlerdiclion des
boissons alcooliques est, pour le musulman, un bienfait
dont la comparaison avec ses voisins russes orthodoxes lui
fait sentir toute l'étendue. La propagande chrétienne n'a
quelques chances de succès que parmi les populations con-
verties depuis peu au Coran, ou sur lesquelles l'Islam n'a
pu encore mettre son empreinte indélébile. Les mission-
naires russes avaient fondé des espérances sur les Kirghiz,
souvent tièdes mahomélans, qui fréquentent peu les mos-
quées. Ainsi, en Algérie, les jésuites s'étaient flattés de
ner les Kabyles. Même sur ces Kirghiz, la prédication
orthodoxe n'a pas eu, jusqu'ici, beaucoup de prise. Il est
douteux qu'elle en ait davantage à l'avenir; car, à. me-
sure qu'ils quittent la vie nomade, les Kirghiz devien-
nent meilleurs musulmans : ils s'imbuent des principes
du Coran dans les mektabê et les nn-dressés que les mol-
lahs, tatars ou sarles, ouvrent dans leurs aouls.
Quant aux Tatars qui habitent au milieu des Russes de
l'Oka ou du Volga, ils sont généralement réfraelaires à
toute propagande. Parmi les Tatars de Kazan, 45 000 en-
viron, soit à peine un dixième, ont, à diverses époques,
été officiellement convertis; mais, comme autrefois les
M»rri.<r,is d'Espagne, la plupart sont restés musulmans de
, (î-iir et de mœurs. Le plus grand nombre fête le vendredi
kutei bien que te dimanche. Le pope a beau, dans leurs
villages, célébrer l'office en latar, beaucoup ne \oni à
-. que pour Mre mariés ou Caire baptiser leurs
enfants. Encore payent-ils souvent le prêtre pour être dis-
i Voyca Imm 1", Ihnt II, ■ ii;i|i h tai pagw contactées aui Tatan
lilion.
LES MUSULMANS KT LE PROSÉLYTISME RUSSE. 645
pensés de cette cérémonie. Il n'est pas par», noue l'avons
déjà constaté, de le» voir revenir oatanaiblemenl à llslam.
pour les soustraire à l'influence des mollahs. Nicolas I
avait cherché à les isoler de leurs a musulmans
en 1rs réunissant dans des rillages séparés, L'intervention
des autorités n'empêche pas des mouvements d«' retour à
Mahomet «!<■ se produire périodiquement parmi 1rs Talars
et les Tchouvaches. Lee rapporta de H. Pobédonoe
à l'empereur Alexandre lit n<- le dissimulent pi
apostats, affirmait le haut procureur en 1885% se montrent
sourds ;m\ conseils de leurs chefs spirituels chi
Durant les exhortations auxquelles on les sstreint, ils i
forcent de ae point penser su sujet dont on leur parle, afin
d'éloigner de leur esprit jusqu'à la possibilité d'un doute
sur la foi. ■ Cea musulmans endurcis l'Église, après avoir
en vain tenté de les ramener par la douceur, lea livn
bras Béculier, qui leur applique lea rigueurs de la loi.
Beaucoup de cea relapa ont été déportés en Sibérie. Ko
1883, des paysans tatars du \iila_ laienl poor-
Buivis devant !<■ tribunal de Kasan pour avoir abandonné
l'orthodoxie. Lea accuséa déclaraient avoir toojo
muanlmans; sopt d'entre eux n'en furent pas moins con-
damnée, Comme apostats, aux travail! fo msi
que, sous Alexandre III, l'islamisme a encore, <-n Rufl
mari] rs ou sea confesseurs.
De tels scies ont t'ait «le-- Tatars de Kaxan lea plus léléa
et aussi lea plue fanatiques des musulmans rosses l
l'effet ordinaire de la contrainte. -t d'autant plus
regrettable que cea Tatars sont fort considérés de leurs
coreligionnaires. Ils fournissent ira grand nombre de
mollahs pour tout l'empire. Le gouvernement cuereh
restreindre leur influence; il eût été plus simple de ne pas
se les aliéner par une intolérance inutile. On connaît la
solidarité du inonde musulman. Les procédés de la Rufl
1. Rapport sur ['armée 1883, publié <mi 1$
64ff LA RUSSIE ET LES RUSSES.
envers les Tatars du Volga sont peu propres à lui gagnei
la confiance des mahométans du dedans et du dehors. Le
Tatar de Kazan se rencontre, à la Mecque, avec le Sarle de
Samarkande, avec le Turc d'Erzeroum et l'Afghan de Caboul.
La Russie, il est vrai, n'a garde de faire du prosélytisme
parmi ses musulmans d'Asie, dans ses nouvelles conquêtes
aralo-caspiennes surtout. Elle serait encore mieux avisés
en ne permettant pas aux cent mille pèlerins qui se ras-
semblent, chaque année, sur le mont Arafat, de dire qu'il
est une contrée de ses États où le tsar persécute les vrais
croyants. Heureusement pour elle que, en Asie, la Russie
n'est pas seulement en comparaison avec la Turquie et
l'Angleterre, mais aussi avec la Chine. Or, de ce côté,
la comparaison ne peut tourner qu'au profit des Russes.
Pour remercier Allah d'être sujets du tsar blanc, les mu-
sulmans duTurkestan n'ont qu'à se rappeler comment les
Célestes ont traité leurs frères de Kachgar.
Au Caucase et dans l'Asie centrale, plus encore que sur
le Volga ou en Crimée, l'Islam est équipé pour la lutte.
Presque partout les musulmans ont un clergé nombreux,
si l'on peut employer le mot de clergé pour une religion
qui n'admet pas d'intermédiaire entre le croyant et Dieu.
Les mollahs sont généralement les hommes les plus in-
struits de leurs communautés. Ils sont souvent, à cet égard,
supérieurs aux popes russes. Beaucoup sont versés dans
les lettres orientales* La plupart de leurs mosquées el de
leurs écoles sont, connue dans tout l'Orient, entretenues
avec des biens vakouf$.l\y a, an Turkestan seul, quatre ou
cinq mille mektabê <>u écoles élémentaires musulmanes,
compter an certain nombre de médtmés ou écoles plus
relevées. Les mollahs, selon l'habitude de l'Islam, sonl à la
rois prédicateurs el instituteurs; ils font aussi fonctions de
juges ou d'arbitres, car les musulmans ont, en Europe
même, conservé leur statut personnel, presque inséparable
de leur religion. Le gouvernement n'a eu garde de se
désintéresser de la direction d'un clergé investi d'une
LES MUSULMANS : LEUR CLERGÉ, LEUB BITUATICm. 647
telle influence. 11 a placé à aa lete un cheikh-ul-ialara ou
tnoufti, résidant à Orenbourg. Il j a aueei, eo Crimée,
un moul'li pour les Taiars de la Tauride. L - cbiiû -
Caucase, qui aonl près d'un million, ont, '"mine les
sunnites, leur moufti désigné par le gouvernement.
D'après la loi, »'es hauts dignitaires « l«>î \ t* n t être eb<
par les communautés musulmanes, don! le gouverneur ni
n'a qu'à confirmer le eboix; mais, su lait, le moufli
d'habitude, nommé i»;ir oukaxe, Ses fonctions ><>nt sur-
tout administratives el judiciaires; il est le juge suprême
pour lealitigea civils ou religieux de ligionna
Pr< - de lui siège une Boris de synode islamique, dont l< b
membres sont élus par les mollahs. On nomme d'ordi-
nsire comme moufUs des musulmans élevés A l'ei
péenne et ayant passé par le servi* Le moufti
actuel d'Orenbourg a servi dans la garde impériale.
En dehors du Caucase, ou Schamyl el lesTcherkesaeslui
ont opposé une résistance acharnée, les musulmans de
l'Asie russe se sont facilement i à la domination
du tsar, a cela il > ;i plusieurs raisons : l<^ Irions les
plus rebelles à la conquête chrétienne ont ém
terre musulmane : ainsi, à plusieurs reprises, au Cau
et en Crimée, et plus récemment à Kara et à Batoun. Puis
le fanatisme ne semble pas avoir, dans cette partie de
l'Asie, la même énergie, ou le même empire, qu'en Afri-
que. La mosquée n'y sembl ir la KM
et les mollahs par les inarahotits ou le> confréries de
Khuuans, comme en paya arabes. A Samarkande, à B
khars même, ces citadelles de l'Islam, le vrai croyant a
accepté la souveraineté OU la suzeraineté du tsar blanc.
Chez lui, le fanatisme, là où il persiste, a du reste pour
correctif le fatalisme. Le Batte et l'Ouzbek ne sont
insensibles aux bienfaits de la domination russe: ell<- i
mis tin à l'anarchie sanglante de la steppe: elle a apporté
- oasis la paix, la sécurité, le bien-être. I f est
un maître qui se fait aisément comprendre des Orientaux,
648 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
peut-être parce que, enire eux et lui, la nature, le tem-
pérament national, les mœurs, l'éducation ont mis moins
d'intervalle. Puis, il faut bien le dire, les musulmans de
Russie ont des avantages sur nos Arabes ou nos Kabyles
d'Algérie. S'ils ne possèdent pas de droits politiques, leur
voisin chrétien n'en a pas non plus. Ils ne se sentent
pas assujettis à une autre race; le Russe est leur cosujet
et non leur maître. Us ont gardé la propriété de leurs
champs; ils ne sont pas astreints à des impôts plus lourds
que les colons chrétiens. Ils peuvent, comme les Russes,
être appelés à des emplois civils et militaires. Les fonc-
tions électives leur sont ouvertes; si, comme les Juifs, ils
ne peuvent, en Europe, former plus du tiers d'un conseil
municipal, ils y entrent sur un pied d'égalité avec les
chrétiens.
La question la plus délicate était celle du service mili-
taire. Dans la Russie d'Europe, les musulmans sont astreints
au service, comme les chrétiens et les Juifs; ils sont con-
fondus avec eux dans les mêmes régiments. En Asie ils
sont d'ordinaire exemptés; s'ils servent, c'est dans des
corps spéciaux recrutés parmi leurs coreligionnaires. La loi
de 1886, qui a étendu au Caucase le service obligatoire, a
temporairement libéré les musulmans de tout recrutement.
Ils peuvent servir comme volontaires, sinon, l'impôt du
sang i m\, pour eux, converti en taxe pécuniaire. C'est l'in-
rerse de ce que l'on \<»ii en Turquie, où les musulmans
1 --ni- .i servir, avec celle différence, & l'avantage des
musulmans du Caucase, qu'ils ont le choix entre l'armée
et h- radial par argent, si résignés qu'ils soienl à la domi-
nation russe, celte précaution n'était pas Inutile, ne fut-ce
i|ii<- pour avoir des Irnuprs sfuvs. Les musulmans, qui
vivent en sujets paisibles du isar orthodoxe, répugnent
loovenl .i servir sous ses aigles. Bn Europe même, c'est,
- les luifs, parmi eux qu'il j a le plus de réfraclaires.
La lui sur l'obligation du service a failli, sous Alexandre II,
amener l'émigration des derniers Tatars de Crimée. Sous
LES MU8ULMAN8 : LEUR SENTIMENT PODB LA RU8SIE. 649
Alexandre III, en 1886, l'appréhension d'être contraints
.•m service provoqua chez une tribu «lu Caucac Pehe-
tchènes, une émotion qui faillit dégénérer en insurrection.
Le gouvernement avait exigé >!<• ces montagnard! la liste
de leurs familles; la pluparl des souli la refusèrent, i
gnanl de fournir des liâtes de recrutement Parmi lei
cali-iirants, le- un- proposaienl de bc traBaporter en m
chc/ les Turcs, d'autres annonçaient déjà la prochaine
apparition, but te plateau de la Tchetchnia, d'an iman qui
devait se mettre A la tête des rraie croyants. Pour venir a
bout du crédule entêtement des Tchétchènes, il fallut dm
eipédition de dix bataillons dans les lu Causai
si bien assise que soit la domination russe des deux
côtés de la Caspienne, il y a donc quelque exagération à
dire que l'assimilation des indigènes musulmane est |
Ce qui est Mai, 0*001 que le |atf n'a rien à redouter d<
sujets mahométans, même en cas de conflit ave.- 1«- khalife.
On l'a bien vu par la dernière guerre d'Orient. I
quées appelaient les béaédictione d'Allah sur l. -
orthodoxes, ci de nombreux irréguliere musulmane conv-
baltaient, a côté • mes, contre lenre sncienfl compé-
triotes Icherkessee émigrés en Turquie. Pour ébranler la
fidélité des musulmans du Caucase, il faudrait que le Cl
eanl reparti en vainqueur sur leurs montagnes. La Rui
es| gûre d'eux tant qu'ils croiront en M fol
Il en est de même, sur l'autre rive de la Caspienne,
des Turkmènes conquis par le railway d'Annenkof plus
encore que par l'épée de Skobélef. Le Tekké de Mon -
ble prêt à porter les armes, au sud de l'Asie, pour
nouveaux maîtres. Le vainqueur a eu l'art de s'attacher
les vaincus en leur faisant une place dan- "gs.
Le- anciens chefs des Tekkés, revêtus d'élégante uniformes
russe-, ont reçu des grades dans l'armée impériale; plu-
sieurs ont sous leurs ordre- des ebrétiens. aussi bien que
des musulmans. Ali-khan, devenu le colonel Alikbanof,
est le chef d'un districl étendu; il commande à ces Musses
650 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
qu'il combattait à Geôk-Tepé, une dizaine d'années pins
lût. Cela est d'un grand exemple; cela se sait dans les
bazars de Delhi et de Lahore. où les musulmans de l'Inde
se plaignent de ne pouvoir arriver aux hauts emplois civils
et militaires. Suit-il de là que, en cas de duel avec l'An-
gleterre, la Russie pourrait compter sur le soulèvement
de l'Islam et retourner le fanatisme musulman contre les
dominateurs de l'Inde? Il est permis d'en douter : ses pro-
cédés de prosélytisme sur le Volga le lui rendent ma-
laisé. Si jamais elle vient à lancer le Turkmène et l'Afghan
sur les détilés de l'Hindou-Kouch, ce sera en leur mon-
trant les plaines du Gange à piller. Skobélef annonçait que,
un jour prochain, l'Angleterre mènerait l'Islam à l'assaut
des frontières asiatiques de la Russie. On se représente
mal les tsars orthodoxes arborant le drapeau verl du
Prophète pour rallier autour d'eux les musulmans de
l'Asie. L'Angleterre, môme avec l'aide du sultan, n'y réus-
sirait peut-être pas mieux. Les deux puissances chrétiennes
pourraient entraîner chacune ses musulmans. Ce que ni
le Russe ni l'Anglais ne doivent ignorer, c'est que, s'il
consent à servir le cafir, le mahomélan n'est lidèle qu'à
la victoire.
Le bouddhisme, en Europe du moins, n'offre pas la
môme force d<> résistance que l'islamisme. l>e toutes les
religions professées dans l'empire russe, c'est, croyons-
nous, la seuil' dont le nombre des adhérents diminue.
Cela tient moins pauUétre aux mystérieuses affinités de
forme ou d'esprit, si souvent signalées entre le christia-
nisme ci le lamaïsme, qu'à l'isolement des tribus qui
avaient apporte* en Russie la foi du Bouddha. Coupés de
leurs coreligionnaires asiatiques, les Kalmouks du bas
Volga, naguère encore tous bouddhistes, sont déjà en
ode partie baptisés. Le lamaïsme sera peut-être, au
vingtième siècle, entièrement refoulé en \sie, el Les \enis
irope auront de faire tourner Bes moulina à
LES BOUDDHISTES : LEUR CLERGÉ» LEUR SITUATION. 651
prières. Le oorpe du dernier lama des Kalmouks a élé
brûlé en grande pompe, dans la steppe, prêt de Vetlianka,
en décembre 1886. On ne lui i pas donné de inccesseur :
la dignité de lama, jusque-là reconnne par 1 11 ai, a élé
officiellemenl abolie, al le lamaïsme kalmous sinsi déca-
pité.
La propagande orthodoie l'attaqne au bouddhisme en
Asie aussi bien qu'an Europe, mais en sais, sur l'Altaï, el
aux bords du lac Bafkal, le lamslsme, appuyé sur les
bouddhistes <!<■ la Mongolie, lienl résolumenl lête sus
assaillants. Dans la Russie d'Asie, comme dans Is Russie
d'Europe, les bouddhistes, encore au nombre de quelques
centaines de mille, son! presque i<mi> A mongole.
Des plus féroces des bordes deGengiz-Khan,les disciplei
Çakya-Mouni ont l'ait 1<- peuple If plus doux La prédica-
tion religieuse, qui a accompli tant de miracles^ n'a peut-
être jamais opéré nue aussi complète mélamorphoei
bouddhisme n'a pas seulement apprivoisé la barbarie des
Mongols, il las a pour ainsi dire émasculi
Le bouddhisme ne s'esl peuUèu tutaal corrompu
dans les glaces du Nord qu'au Tonkin ou au lapon. Les
Bouriatea de Sibérie uni parfoia des lamas instruit!
dans les livres sacrés. Us possèdenl une hiérarchie for-
tement organisée, qui dispose d'une grande autoril
jouit de revenus élevés. \ la té(e SBl un grand lama, k
Kfuimbo-laiiui, auquel est attribué un domaine de mo hec-
tares; il prélève, en outre, nue sorte de diiue SUT l< B
35 (faisons, ou diocèses qui relèvent de lui. Les chais de
chaque (faisan, appelés sdtfréftnn, et, au-dessous d'eui
simples lamas onl égalemenl une dotation territoriale
une part de la dîme. Le (faisan du lac (éai-sino possédait,
récemment encore, un séminaire bouddhiste contenant
une quarantaine d'élèves, pourvus chacun de quinze
désiatines de terre.
lutte énergiquement contre la propagande
orthodoxe. 11 lui dispute les indigènes chamaaiatea que
652 LÀ RUSSIE ET LES RUSSES.
souvenl le lama ravit aux missionnaires de l'Évangile.
Comme ces derniers, les apôtres du Bouddha procèdenl
solennellement à la destruction des idoles et des ustensiles
des chamans. Sans les obstacles mis par le gouvernement
au prosélytisme des lamas, le chamanisme aurait bientôt
disparu de l'Altaï et du Baïkal. Au lama le pope préfère
le sorcier, le trouvant moins difficile à vaincre.
Pour conquérir les bouddhistes, la propagande orthodoxe
et l'administration impériale travaillent à désagréger peu
à peu leur clergé et. aussi, leurs tribus. Les missionnaires
ont fait interdire l'ouverture de nouvelles pagodes; ils
prétendent même parfois fermer les anciennes. En mémo
temps, l'on cherche à réduire le nombre des lamas et à
diminuer leur autorilé. On s'efforce de soustraire les Bou-
riates convertis au pouvoir de leurs chefs païens, pendant
qu'on encourage, de toute manière, le baptême des chefs.
Les lamas, du reste, ne respectent pas toujours la défense
d'ouvrir de nouvelles pagodes; ils en érigent jusque dans
les oalouss ou campements dos nomades baptisés. Il n'est
pas rare qu'ils réussissent à ramener à eux leurs anciens
coreligionnaires. La foi de nombre de Bouriatos est telle
que beaucoup déclinent nettement toute controverse avec
les popes. A l'inverse des musulmans, les bouddhistes
peuvent cependant parfois faire d'excellents chrétiens. Il
en rsl qui partissent avoir abandonné. eu loule convic-
tion, Siddh&rla pour Jésus. D'anciens lamas, hommes
instruits dans les lettres mongoles, se sont faits prêtres
«I -mit devenus de EéléS missionnaires du Christ. Une des
choses qui paraissent le plus frapper ces Asiatiques, dressés
par le bouddhisme même à l'admiration des rites, ''est la
beauté des cérémonies chrétiennes. A en croire certains
récits, |,i m. &ge cl les Chœurs, qu'00 a soin (le chanter en
mongol feraient plus de conversions «pie la prédication.
Entre le mysticisme slave h i»v bouddhisme on a eu
beau découvrir de secrètes affinités1, la doctrine indoue
I VojTM phll bftUl p !■: I i |'
LE BOUDDHISME ET L'ESPRIT RI g 653
n'a pas exercé sur les compatriotes de Tolstoï «-t de Dos-
loievskj la même fascination que Mir les anglais, les
Américains ou les Allemands, si, I l'exemple <!<- leurs deoi
grands romanciers1, certain! Rosses semblenl imbus d'une
sorte de bouddhisme latent, c'est d'instinel el à leur insu.
La foi «lu Bouddha, qui a gagné des adeptes en Ang '
en Amérique, n'a pas fait de prosélyfc - en Russie, le m
nais guère qu'une exception, une femme, Mme Btavatsky.
Non contente de proclamer la supériorité de bouddhisme,
cette Russe y a chercl ocréusme ■ de 1'Orienl •
l'Occident, de la science moderne et '!«• la Lbéurgie anti |ue.
Après avoir épuisé les plaisirs <1<- la rie mondaine,
Urne Blavatsky a parcouru l'Inde; elle a'j est abou
avec les brahmanea el les fokirs el en a rapporté les
principes d'une théosophie hermétique qui compte des
initiés dans les deui mondes
l. Pour Tolstoï, voyeip M6.r\>wDoetoievsky, voyes I latin
hifumazff. l'apparition du moine Eosime en rêve ui jeune Alexis là ou
le Blarelt enseigne que, \f* animant, le boeuf, le cheval, étanl -
le Chris! esl avec >-n\ avant d'Aire svee IImmmm.
Mme EHavatskj s fait paraître, dans le Vettnih E*ropy tous le psi
nyme de Radda l!a> des études >m les sciences occultes des hdous Depuis
.•Ile a été l'une des fondatrices ••( en quelque sorte la prophéteose de lu
iété H sophique » qui a en successivement | >< ><n oriranes the
tphiti de Ma. lia- l Aurure 'lu j>jur nuuveau; te Lutus publié a Paris
-■n ISSS.
CHAPITRE IV
Conclusion. — I. unité de religion et l'unité morale de l'État. — Nécessité
de la liberté religieuse pour un grand empire. Comment c'est la seule
liberté qui se puisse décréter. — ■ Pourquoi il n'est pas sur que, en Russie,
la liberté religieuse précède la liberté politique.
Nous voici au terme de cette longue enquête sur l'état
moral et religieux du vaste empire. Il est temps de con-
clure; mais est-ce bien nécessaire? La conclusion sort
elle-même des faits. Faut-il nous poser, pour les institu-
tions religieuses de la Russie, la môme question que pour
ses institutions politiques1? Estce la peine de nous deman-
der si, pics de deux siècles après Pierre le Grand, la Russie
est vraiment un Etat européen, un État moderne? La réponse
n'est pas douteuse. En religion, non moins qu'en politique,
la Russie se monlre un Etat d'ancien régime. Elle l'est
par ses mœurs, elle l'est par ses lois. Le principe de la
liberté de conscience, accepté par tous les Étals civilisés,
n'est pas encore reçu chez elle. A cet égard, nous la
retrouvons, celte grande Russie, au-dessous de tous les
États de l'Europe ou <\<- l'Amérique, infériorité d'autant
plus regrettable que la liberté religieuse est peut-être le
Bigne le plus Bûr du développement intellectuel d'un
peuple. Elle en esl,en religion, tout comme en politique,
aux vieilles maximes, aux vieux procédés, a l'ingérence
de l'Étal dans les consciences, à la contrainte légale, il
sérail Injuste de dire qu'elle eu esl toujours au moyen
mais, comparée à autrui, elle esl toujours en arrière;
i. Vbyw tome h lirw m ohap m
L'UNITÉ DE RELIGION BT L'UNITÉ DE L'ÉTAT. 655
cl, chose plus humiliante, si on la compare à elle-même,
elle esl peut-être, en fait de tolérance, plus arriérée à la
lin du dix-neuvième Biècle qu'elle ne l'était à la lin du
dix-huitième.
Cet empire, qui réunit chez lui lea cultes de l'Asie aux
cuil. «s de l'Europe, cherche encore l'unité de l'État dans
l'unité de la religion. Par là. ce peuple, qui nous parait
si jeune, nous fait remontera Philippe II on à Ferdinand
d'Autriche, ou, mieux, à travers Byzauee, jusqu'à la so-
ciété païenne el à la cité antique, I i i mm
lion vieille de quelque deui mille ans. Celte notion ar-
chaïque est, ches lui, un irait d'enfance. L'idée d'Unité
grandeur, quoique trop souvent elle ne soil qu'un fantôme
décevant : on comprend qu'elle ail pu être le rêve de
grands esprits et de grands peuples. CTest le droit et l'hon-
neur d'une Église que de la poursuivre; mais, si l'unité
spirituelle a du prix, c'esl quand elle set réelle. Il mut
que ce soil une unité rivante et libre, et non point une
unité extérieure, factice, apparente, maintenue par la i
ou la crainte. i>«'s anciens inquisiteurs a nos mod<
Jaculiins, peu d'idées ont l'ait plus de mal à l'humanité
que cette spécieux- notion de l'unité morale de l'État,
éternel prétexte à tyrannie. L'unité de l'État moderne ne
peut être cherchée que dans la libre satisfaction des be-
soins moraux et matériels des peupli
La religion semble, pour la Russie, une sorte d'uniforme
qu'elle prétend imposer à tous les esprits, gard aux
différences île race-, de tempéraments, d'habitudes. Autant
vaudrait faire endosser à tous se^ sujets, du Lapon au
Géorgien, la chemise rouge ou le touloup du moujik. L'em-
pire russe est trop vaste, il touche à trop de climats, il
s'étend sur trop de races, pour que l'âme ou le corps
lie à une pareille uniformité. Depuis sa grande
expansion territoriale et depuis le déchirement intérieur
de son Église, l'unité religieuse ne saurait plus être, en
Uussie. qu'une fiction légale. La multiplicité s'est introduite
656 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
chez elle; le plus sage serait de le reconnaître et, ayant
perdu le bénéfice de l'unité, de recueillir, pour l'intelli-
gence nationale, pour l'État et pour la religion elle-même,
le profit de la variété.
A la liberté, l'Église nationale gagnerait en profondeur
plus qu'elle ne perdrait en superficie. Le nom de Russe et
le litre d'orthodoxe sont trop liés par l'histoire pour qu'elle
ait à redouter des désertions en masse du peuple ou de
« l'intelligence ». Au prix de quelques défections, dont la
plupart ne lui enlèveraient que des âmes qui ne lui appar-
tiennent point, l'orthodoxie officielle se purifierait des
souillures qui la déshonorent et se relèverait des abaisse-
ments qui l'avilissent. L'intérêt de l'orthodoxie et celui
des autres cultes sont moins en opposition que ne l'imagi-
nent les bureaucrates : la dignité de l'une ne saurait croître
qu'avec l'émancipation des autres. Les différentes confes-
sions sont, malgré elles, solidaires. L'Église d'Etat trouve-
rait dans l'émulation et dans la lutte un aiguillon qui
vaudrait pour elle tous les privilèges. C'est au temps où le
protestantisme a été, chez nous, le plus libre que l'Église
de France a jeté le plus vif éclat; c'est à la révocation de
redit de Nantes et à la destruction de Port-Royal qu'a
commencé sa décadence. Un clergé qui garde ses ouailles
emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les rete-
nir au bercail, moins besoin de science et de vertu.
La plat grande infériorité de la Russie, celle qui esl en
quelque sorte 1<- signe des autres, G'esl le défaul de liberté
religieuse. Il est plus choquant que le défaul de liberté
politique, parce que la liberté religieuse est, à la fois, plus
utiellc et plus facile à établir. De toutes les libertés
dites « modernes », c'est la plus précieuse à l'individu, la
moins redoutable h l'État; c'esl la seule peut-être qui n'ait
pas donné (le mécomptes, là du moins où elle n'a pas été
dénaturée par le fanatisme à ici. ours d'inconséquents
libres-penseurs. On comprend qu'un tsar investi par l'his-
toire d'un pouvoir omnipotent hésite à s'en dessaisir. Si
LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LIBERTÉ POLITIQUE. 657
lourd que lui pèse sa toute-puiaaancej il ne s'en peut
décharger d'un coup; il ne peut la partager evec la nation
sans travail et sans luttes, uni combinaisons eorapliqo
sans mille difficultés d'organisation, (Jn changement de
régime politique est forcément an saut dans les ténèl
quelque désirable, quelque fatal qu'il pu nbler, il
comporte, pour le prince el pour l'État, des risques contre
lesquels aucune science humaine ne les saurait assurer.
Tout autre est la liberté religieuse; ''il»- n'a que des avan-
tages; elle n'entraîne aucun bouleversemenl dans les Insti-
tutions, aucun péril pour l'État. Bile nx t eu repos la con-
ace du souverain, aani rien conter i ion pouvoir. Bien
mieux, à l'inverse des libertés politiques, elle l'apprend
sans appreniissaj
Tout cela es! manifeste, et cependant il peut se faire que
cette inoffensive liberté soit l'une «les dernières oetro
aux Russes; que chea eux, comme <'n tant d'autn
en Angleterre, aux Ètata-Unis, en Hollande, en Suisse, en
Espagne, en Francs, elle ne soit obtenue qu'au pris de
longues luttes ; que, loin de précéder les libertés poliliq
elle ne vienne qu'après elles el sous leur couvert. \ Ren-
contre du préjugé courant, l'histoire des dernien
nous montre que, dans la plupart des Etats des deux
mondes, la liberté de penser el la liberté des cultes n'ont
ôlé reconnues qu'à la (laveur des libertés politiques; que,
là OÙ «'Iles ont survécu riii.ee->. elles sont p,
rieuresen date. Le l'ait est si général que noua avons
tenté d'y voir une sorte de loi de l'histoire '. à cette loi
je ne connais guère, dans l'Europe moderne, qu'une
ception: la Prusse. La tolérance est entrée dans les fon-
dations de la monarchie prussienne. Berlin n'a pas eu à
s'en repentir. En sera-t-il de la Russie autocratique
comme de la Prusse de Frédéric Uf Kien ne l'assure; il ne
faudrait pour cela que la volonté d'un tsar; mais rien ne
1 l.'-s Cothotiquei libéraux, tÊglm H h lit
m.
658 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
dit que ce tsar se rencontrera. Et, si elle ne vienl pas de la
libre initiative d'un autocrate, l'émancipation de la con-
science russe peut se faire^attendre un siècle et plus; les
défiances ou les préventions nationales risquent de la
relarder pour des générations. C'est une de ces réformes
dont l'accomplissement est moins malaisé à un prince qu'à
un peuple.
11 semble que, après l'empereur Alexandre II et l'éman-
cipation des serfs, il n'y ait plus, pour un souverain russe,
de gloire facile à cueillir; qu'un autocrate ne puisse plus
innover sans entamer l'autocratie, partant sans ébranler
les fondements de l'empire. Nous l'avons dit nous-méme :
nous nous trompions; nous ne songions qu'aux réformes
politiques1. A la portée de la main du tsar, il reste une
gloire aisée à conquérir, une tâche noble entre toutes :
l'émancipation des consciences. Elle n'exige ni génie, ni
labeur; il n'y faut qu'un acte de volonté, Un trait de plume
y suffirait. C'est l'unique réforme qui puisse s'accomplir
par ordre; la seule liberté qui se puisse décréter. Il n'est,
pour cela, besoin ni de longues études, ni de savantes
institutions, ni de charte ou de statuts, ni d'assemblées et
de fastidieuses délibérations; une parole du tsar et c'est
assez. C'est la seule réforme que, avec son omnipotence, il
puisse faire seul, comme «l'un coup de baguette. Que faut-
il pour cela? un édil de tolérance déclarant qu'aucun sujel
russe ne saurai! être poursuivi pour ses opinions reli-
gieuses, il n'esl même pas nécessaire d'altérer la constitu-
tion de l'Église, de toucher à ses privilèges légaux, «le
modifier si situation dans L'État. L'exemple de L'Angleterre
montre qu'une Église d'État n'est pas forcément incompa-
tible avec la pleine liberté religieuse. Autre avantage dans
un pays autocratique : cette liberté n'est pas non pins
Incompatible avec le maintien du pouvoir absolu. Elle
n'affecte qu'un domaine où, prince ou peuple, la puissance
Civile est notoirement incompétente.
l. Vojtt, i n lit. \ i chap, m.
OBSTACLES A L'ÉMANCIPATION RELIGIEUSE. f>59
L'émancipation religieuse et intellectuelle de la Ru
suffirai! à l'illustration d'un règne et à l'éternelle renom-
née d'un prince. Ce ne serait assurémenl pas nue oeuvre
moins haute que L'émancipation des eertt al à L'ini
(ii- cette dernière, <l l«* ne coûtersil rien è personne. Sur
les 1 15 ou I2u millions de injeta que va oompter l'empire
des Kirs, 45 ou 50 millions en bénéficieraient person-
nellement, sans qu'aucun an iùi rietime. Bl pourtant, -i
facile, si bienfaisante, >i glorieuse que soit cette réforme, il
n'est pas sûr, sneere une Ibis, qu'il m trouve un pi
pour l'entreprendre. Gela parait m -impie; il lembleque,
pour la décréter, il -unis.- d'un esprit droit, «l'un i
élevé, d'une conscience respectueuse des cons
Hélas 1 s'il m riait ainsi, elle serait déjà effectuée. Alexan-
dre ni se fut liât, .i.' L'ordonner, ou, mieux Alexandre il
ae lui an eut pas laissé l'honneur. Par malheur pour la
Russie, cette réforme, en elle-même al ait rait rien
moins. dans l'état actuel des institutions et des mœurs,
(prune révolution. Bile a contre elle la tradition nationale.
les mœurs officielles, L'intérél de la bureaucratie, le :
jugé publie. Ce pays, où l'autocratie peut tout, attendra
peut-être cent ans le souverain ou le mini-Ire (pu M
11 n'y faudrait guère moins que l'énergie de rolonl»
L'indépendance d'esprit d'un Henri IV, d'un Pierre le
Grand, d'un Frédéric 11. Ce n'est qu'un acte, mai- c'eal un
acte qu'il est difficile de demander à l'élève d'un Pobé-
donos&aef; son eœur r> pousserait, qu'il se Irouverait,
autour île lui. de- conseillers pour lui en l'aire un crime
religieux ou politique. Tout ce qu'on peut espérer, a bi
échéance, c'est la suppre--ion des lois ou de- mesures qui
équivalent à une persécution directe; et cela même, il
sérail téméraire d'y trop compter. C'en serait assez, pour-
tant, pour l'aire honneur à un tsar russe, car on ne saurait,
de longtemps, appliquer à la lUi>sie la même mesure
qu'aux Ktats de l'Occident.
A l'affranchissement de la conscience russe s'opposent
660 LA RUSSIE ET LES RUSSES.
deux choses : l'exclusivisme national et la raison d'État.
Toutes deux sont souvent des conseillères à courte vue.
Qu'on regarde les intérêts de l'État russe au dedans ou
au dehors, la balance des avantages penche du côté de
l'émancipation religieuse. Les religions sont des forces
vivantes, dont la sève n'est pas encore desséchée et qu'il
est mauvais d'avoir contre soi. Un État aussi vaste que la
Russie, un empire auquel toutes les ambitions semblent
permises, a-t-il intérêt à froisser, simultanément, toutes
les grandes religions du globe, à blesser, dans leurs
coreligionnaires, le catholique, le prolestant, le juif?
Catholicisme, protestantisme, judaïsme (nous pourrions
ajouter l'islamisme!, représentent trois influences de taille
et de vigueur inégales, qui, toutes trois, jouent encore un
rôle dans les affaires humaines. Une politique prévoyante
ne les saurait traiter en quantités négligeables. La Russie
a-t-elle intérêt à s'aliéner, dans le monde entier, les mis-
sions catholiques, les sociétés bibliques, la banque juive?
Qu'on veuille bien y réfléchir, on trouvera que son exclu-
sivisme confessionnel a été une des causes de son isole-
ment politique et de son infériorité économique. Le Russe
est trop porté à mettre sa confiance dans la force maté-
rielle; il ne redoute pas assez d'avoir contre lui les forces
morales. Ses intérêts matériels eux-mêmes n'auraient
qu'à gagner à une politique plus tolérante. La Russie
traiterai! mieux les Juifs, que le crédit russe sérail coté
plus baut but li-s Bourses européennes. Katkof le sentait;
c'était u m < - des raisons de mi répulsion pour l'antisémi-
tisme.
Qu'on laisse de côté b-s droits de la conscience, l'intérêt
de la civilisation el de la pensée nationale, l'homme d'État
le piu> réaliste reste <in présence <ic cette vérité : une po-
litique confessionnelle peui être bonne pour un petil État,
d'une sinu'turc nationale et géographique peu compli-
quée, sans grandes vues, sans large champ d'action; elle
ne saurai! convenir i un grand État, .ï une Weltmacht, Ce
AVANTAGES DE LA LIBERTÉ RELJGIEI 661
n'es! point une politique impériale. Rome t'avait compris
quand elle accueillait dans ion Panthéon les dieux de
toutes les Dations. Les droits d<' ta conscience el de l'hu-
manité Boni d'accord avec l'intérêt bien entendu de la
puissance russe: mais c'est peutȐtre se montrer exigeant,
\is-à-\is d'un peuple ou d'un État, que de lui demander
ce qui esl de sun intérêt !<■ mieui entendu.
I IN
TABLE DES MATIÈRES
DI l\ RELIGION ET m SENTIMENT IU Ll
Chapitre i. — Pourquoi ce volume ast-il i ."' —
Intérêt ecieuti Aque et politiqae dot questions reli
tance parti* -iiiu'iv dans an pays loi que la Russie. — Révolution et
religion. Caractère religieux da « nihilisme ■ et da BMmvaoMal i
lutionnaire en Russie l
Chapitre u. — ComwHWti chea le |H'U|ilc, le lentimenl religieux a
gardé toute sa pniasaace. — Raisons d ce phé iom >ne. — i • lai d>-
culture da la Russie. — L'histoire et le m - i. —
itu mysticisme si du lataltsn» : il ea ohe
leiircai — i m daaa la *>>l si la ctinaalf —
Influences da la aatore al da milieu. — La plaioeat la forêt. — i -
i - maux historiques : épidémies si Ixuniaee — »
ment il ae faut pu outrer le mysticisme mmI
iractères el lea limites — I quente combinaison de réalisme
ol d'idéalisme •.»
CHAPITRE m. — De la nature de la religion — Kst-i
que le peuple russe ne soit pu chrétien? — - du sentiment
religieux chez lui, Comment soa christianisme est parfois dosai
extérieur. — Raisons de ce Tait. — Usasèra dont la Rua
convertie. — De quelle façon le polythéisme a p
christianisme. — Dieux ihurea et saints chrétiens. — En quel •
le peupla russe est en peuple ■ biretigieux ■. Itites ebrétteai
notions païennes, — Persistance de la sorcellerie. — Religion en-
visagée comme une sorte da magie. — Pourquoi le peuple rosse n'en
doit pas moins être regardé comme chrétien. Influence de
mu sa littérature
Chapitre iv. — l»u dualisme de la lUi^-i.- lettrée et de la i
pulaire, au point de vue religieux. — Si le peuple ea est re t
moyen âge, lea classes supérieures re au di\-
huitième siècle. — En quoi sens l'état religieux de la Russie est in-
664 TABLE DES MATIÈRES.
verse de celui de la France. — De quelle façon la diffusion des idées
révolutionnaires tend à modifier cetle situation. — Efforts de l'État
pour fortifier l'ascendant de la religion. Du « cléricalisme » gouver-
nemental. — Hôle de l'Église au point de vue politique lien -vu
laire de la foi orthodoxe et de la nationalité. La Russie patronne de
l'orthodoxie. — De quelle manière l'Etat, de môme que la nation,
conserve un caractère religieux et confessionnel. Comment l'autocratie
russe est une sorte de théocratie iG
LlVHi: Il
I. EGLISE OHTHOIiOXK RUSSE
Chapitre j. — Caractère général de l'orthodoxie orientale. — Faut-il y
voir la forme slave du christianisme ? Orthodoxie ou pravoslavie. —
De l'infériorité de l'Église gréco-russe dans l'histoire de la civilisa-
lion. Où doit-on en chercher la raison? — Des différences dogma-
tiques enlre les deux Églises. Opposition de leurs points de vue. —
Comment l'immobilité de l'ortho loxie orientale peut être favorable à la
liberté de penser. — La constitution de l'Église gréco russe. Absence
d'autorité centrale. Ses conséquences. — Tendance à former des
Églises nationales. Annexions de l'Fglisc russe et démembrement
< lu patriarcal byzantin. — Le « phylétisme ». Comment, dans l'or-
thodoxie orientale, les luîtes religieuses recouvrent d'ordinaire des
querelles politiques .'>s
Chapitre ii. — Conséquences de la constitution nationale de l'Église
orthodoxe. — Ingérence du pouvoir civil. Gomment l'intimité de
l'Église et de l'Etat a été plutôt un obstacle à la libellé intellectuelle
et à la liberté politique. — De l'emploi d'une langue nationale dans
la liturgie. — Le slavon ecclésiastique. Ses avantages pour la na-
tionalité, ses inconvénients pour la civilisation russe. — En quel sens
l'orthodoxie orientale occupe une situation intermédiaire entre i
ihoiiciMn. et i.- protestantisme. — De l'Ecriture et «les Sociétés
bibliques en Russie. Les deux courants qui m disputent l'Église
XI
CiiM'iTHK m. — Du culte et du rilualisme. — importance des rite-
et du ceiinionial dan- l'Église orientale. Le formalisme rUSSfl cl le
lue national. — le rite de II prière, — Les cérémonies et la
liturgie. — Comment l'Église rosse a rempli le rôle esthétique de la
religion. — du culte de- Images. Précautions prisoi contre la m
Ition Vierges miraculeuses al dévotion du peuple. - L'imagerie
religieuse et l'art byzantin en Russie.- Caractères de la pointure
n Iti Mil. bemenl dqi typea Iraditionnela. Difficulté de les renou
?eler. — La musique à l'église et le chanl loi
Ciiaimtmk iv. — i<- jstesj 't Isa fêtas. Les quatre caré s Ma
nsat du peuple sax jeûnes. Comment il esl malaisé b ri
TABLE DES MATIÈRES. 665
russe de modifier lea anciennes observances. — Lee Eatee, leur grand
nombre, leurs inconvénients. — Le eaieeririer julien. Raisons eV
maintien. — Los saints russes, leur ueliaïque. De la •
ii i-;it i< >it '-n Russie. Le culte dee reliques. — Lee !»■!■ I inté
rieur et en Terre-Sainte ÏTI
Chapitiu v. — Des sacrements dans l'Église m — lations «lu
prêtre -i dee fidèles. — .Le baptême. I1 -tau
linople. — L'eucharistie, la communion sous les •: s. —
1 mini ebréme >'t l'onction. — La prêtrit - du
mariage dee prêtres. — Le sacrement du mariage; le dh
Commenl on y procède dans la société russe. - 1 wion.
Maniera dont on la pratique. !»•• rasage dopa r. —
De l'obligation légale de s'approehaf daa sacrements. Las regw
«In clergé «-t la statistique îles communions. — » min
font leurs dévotions
CiiAi-rritt: m — Des rejetions de l'Eglise • -t de 1 Etat. — Commaal la
coDstiiutioa ecclésiastique a été afleetée par l'autocratie. — Princi-
pales phases de l'histoire '!>• lï.di-- ni
ion gouvernement. La période byzantine. — Les deux at<
polies. — Le patriarcat La patriarebe NikoM et la lutt-
deux pouvoirs. — Pierre le Grand et l'abolitioa du patriarcat. — La
gle ut spirituel et la suprématie de l'Etat.— 1 a du
s Collège ecclésiastique ou Baini-Synode. Commenl l'adminii
lion synodale semble la (arme définitive du gouvernement d
orthodoxes. — Du pouvoir du taar '-n matinni |oe. Est-il
vrai que l'empereur soit !•■ < I; — Comparaison avec
l'etian-er
Lhapiihk \ii. — Constitution iatérieUJ glise. — Composition
et [bncUonnemenl du Saint-Synode. Membrca a&eetiÉ et meenl
assistante. — La haut procureur et >a chancellerie. — Qéricaliame
orthodoxe. La canaure spirituelle. — 1
èpiscopaux. Grandeur des diocèses — I es consistoires :
— Iniluence des secrétaires de ronsiatffl atrepreneura de
divorces. —Condles provinciaux. — Ceatrausation et caractère but
étatique de l'Eglise rUSSC
Chapitre mu. — La clergé noir, las couvents '-t les moines. — I
sion du clergé en deux classes. Suprécnatie du cierge aaoaaMtiajna.
— Caractères du monacbisme russe. s..n manque de va
importance historique. — Le* grands couvents aationaax Petit
nomhre relatif des religieux des deux sexea. — La recrutement des
moines. Leur genre de vie. — Comment les couvents >oiit deveXMM
une institution d'État. Leur classification. — Leur* biens et leurs
ressonrees. Leurs ouvres. — Lea couvents de (saunes. Las bégiiiiMis
saura de charité
Chapithe ix. — Le elerpé blanc ou séculier. — Comment le etergé
evt devenu une caste. De l'hérédité des (onctions ecclésissti
ses apportées en dot. Subdivisions de la totale. —
Éducation du clergé, Séminaires et Académies ecclésiastiques.
666 TABLE DES .MATIERES.
ractères de ces établissements. Leur personnel, leur esprit, leur cns.-i
gnement. — Situation matérielle du clergé, la plupart des popes
ne reçoivent pas de traitement. Tendance à les salarier. Forma-
tion et accroissement du budget du culte orthodoxe. Les biens de
l'Église. Ressources du clergé. Le casuel. Difficultés auxquelles
donne lieu sa perception 260
Chapitre x. — Le clergé blanc [suite). — Situation sociale du
clergé, son isolement, sa dépendance. Comment il est traité par
ses supérieurs. — La famille du pope. Sa femme. Ses enfants, ses
(ils. Esprit de la caste el tendances des nommes qui en sortent. —
Efforts pour relever la situation morale et matérielle du clergé.
Diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Ses inconvé-
nients. De l'élection des curés. Les curatelles paroissiales. — De
l'emploi du clergé dans l'instruction publique. Pourquoi l'on cherche
à lui remettre l'enseignement populaire. Les écoles de paroiesesi
— De la prédication, comment elle était naguère encore peu répan-
due. Impulsion que lui ont donnée les inquiétudes politiques. Ca-
ractères de la prédication russe. — Peut-on supprimer la barrière
entre le clergé noir et le clergé blanc et ouvrir à ce dernier l'accès
de l'épiscopaf.' 289
LIVRE III
I. K RASKOL ET LKS SECTES
Chapitre i. — Origine et caractère du raakol ou schisme : ses
causes religieuses. — Importance attachée aux rites et aux formules.
Révolution provoquée par la correction des livres liturgiques. —
Les principaux points en litige. Les Vieux Ritualistes ou Vieux
Croyants. — Comment ils ont outre les principes du christianisme
oriental. Exagération du principe d'immobilité. Exagération du na-
tionalisme dans l'Eglise. De quelle manière le raakol est sorti de le
liturgie slavonne. — Comment, en se révoltanl contre l'Eglise
officielle, les Vieux Croyants se révoltaienl contre les influences
étrangères 326
Chapitre d\ — Origine el caractère du raskol : ses causes poli-
tiques, — Le schisme sel une réaction contre les rôfor i de Pierre
le Grand el de ses successeurs, Du ras/coi comme protestation îles
Vieil 'i personnifie Is résistance eux formes de l'Étal
moderne. — Les Innovations de Pierre le Grand données comme cm
ie de la lin du monde» L'empereur regardé comme l'Antéchrist.
de Satan. ~- Condamnation <ie ions les n térieurs s
Nikone 'i •> Pierre le Grand, Latte avec l'Étal pour le porl de la
barbe. — Le i I Ici les revendications populaires contre le ser-
'•i ie iies|„,ii- bureaucratique
Chapitre: m. — Évolution do i\ énéral de le morche
.. \ . quel li logique II se développe. Lee vieux ritwt*
TABLE DES M ATI Kl; 667
litleë privés de dergé. <— Commuât coaUaaer le culte -ans Lierai- -
chioî Le raikoi coupé en deux eampe: poponlty ai fa
en tant-prétr**. — l'oint de départ d.-- deux partie. Par Quoi
remplacer le sacerdoce et les taerameats ' A quai ea arment les
groupes extrêmes Plai d ploa «l'- mariage. — Comment
expliquer la diaparition d ni-.' Par rapproche de la la
il i monde. Le règae de l'Antéchrist. Pour \ échapper] eertaiai
laii'- recourent a la mort violente. La rédemption pat- le suicide el
le baptême du feu, — Le millénarUme h l'attente dTae non
ie. Comment Napoléon a .-t.- quelquefois prit |
i nces millénaires et l'émancipation deeserfs.-— Comparai-
son entre lei m 3^9
Crapitbi i\. — Do Dombre doi ra$l Iniks. Diffleulb de le eouaa
Peu de valeur de- statistiques oflicielle-. /
lige du schisme sur l'homme du peuple. — Répartition gé<>:
du raskol. Comment il se recrute uirtoot parmi les Grandi II
rieux-croyanta eomme ageaii 'i'- colonisation. Leun coloaiea ea
dehors da l'empire. — La force du schisme n'est pas tout enl
dans li- sombre de ses adhérents. Supériorité moi sas
croyaats; elle ne lieat pas aaiquement a la religion, leur pn
rite matérielle. Quelles en son! i
daas i'' commerce a* i dan- i. ara commu-
nautés. — Da la culture dea vieux-ritaalistos. Da quelle manière le*
beaoiaa da la polémique leur ont doaaé le ajoat de l iaatraetioa.
leur éruditioa. Commeat l'iaeiraetioa élénu
suffit point à leur affranchissement intellectuel
Chapitre v. — Constitution et organisation dea prindpa
duschlami — Comment lea différen
roahol se sont d'abord o ou ermitai
Importance de De quelle manière la direetioa da schisme
est plus lard passée aux cimetières moscovites. — Efforts poar
donner plu- de cohésion aux vieux-ritua de l'emi-
gration révolutionnaire pour se mettre en rapport avec anx. <
ment les vieux-croyants sont parvenus
indépendant. — La hiérarchie de Bélokrinitsa. i ieux-
ints; leur situation, leurs Division de leur- adhé-
rents ea deux partis. — Efforti rnemaat pour rapproehet
les rieux-croyenta hiérarchiques de 1*1 a. On leui
|'u*agedes anciens rites. Lea BdinootHt^ ou vieux-ritualistea m
use. Obstacles a l'union
Chapitob vi. — Organisation et doctrines dea sane-préfres ('■■
imienl il leur e-t difficile da -e constituer en I .
Leur fractionnement eu nombreuses sectes. Lea priaetpalea ; Po-
morfey, TModwiena. — Questions débattaea entre allés. Les l'ana-
tiquea et le- politiques. Da la soumission à l'Etat. La prière pour
l'empereur — Le mariage et la famille. Toute union des
illicite, théorie et pratique du célibat. L'union libre. Commeat la
plupart des sans- pré 1res ont dû s'écarter de leur point de vue
primitif. — Sectaires qui persistent à s'v tenir : ErrcuUt ou Sfraa-
668 TABLE DES MANIÈRES.
niki. Le vagabondage érigé en devoir religieux. Iteux degrés dans
la secte : les pèlerins et les hébergeurs. — Autres sectes extrême*.
Muets, Xieues, Xon-priants. Quel est le dernier terme du raskol. M8
Chapitre vu. — Sectes non issues du schisme : leur division en
deux groupes. Les mystiques : khlysly ou ilagellants. — Caractère
général des sectes mystiques; le prophétisme. les incarnations.
Christs et Mères de Dieu. — Légende et doctrines des flagellants.
Leurs rites. Comment ils se procurent l'extase. — Khlysly dans les
monastères. Khlysty civilisés. — Les skakoany ou sauteurs. Les
rites licencieux. L'amour en Christ. — Les rilcs sanglants. Comment
communiaient certains sectaires 4ô4
Chapitre viii. — Sectes mystique* : les blanches-colombes, eunuques
ou skoptsy. — De la mutilation comme moyen d'ascétisme. Le
baptême du feu. Mutilation des deux sexes. Skoptsy mariés. Com-
ment se recrute la secte. Ses moyens de propagande. — Dogmes et
histoire des skoptsy. Leur parenté avec les khlysty. Leur Christ
du dix-huitième siècle. Leur organisation par loges ou pe/fc. Leur
miilénarisme. Pierre III et Napoléon messies des eunuques. — Pro-
fessions favorites des skoptsy. Leur goût pour l'or, leurs richesses.
Avantage d'avoir des eunuques pour caissiers. — Lois contre les
skoptsy. Leurs procès. Skoptsy spirituels 4?'.1
Chapitre ix. — Les sectes rationalistes ou protestantes. — tfoiofames
et douhhobortsy. — Leur origine et leur théologie. Singulière doc-
trine sur Dieu el sur l'âme. — Comment ces sectaires envisagent le
pouvoir civil et la société. Tendances radicales et socialistes. — Les
obchtchiic ou communistes. Application de leurs principes. — Le
stnndisme. Comment, des colonies allemandes du Midi, l'esprit de la
Réforme a pénétré chez le moujik. Doctrines et progrès des stnn-
<lisles ou évangéliques russe-. — Les sahbutistcs ou judaXSantS. D'où
proviennent-ils? Unitaires à rites judaïques 496
Chapitrk x. — Sectes récentes du peuple et du monde. — Continua-
tion de la génération dei sectes. Psychologie des sectaires. Prophètes
et prophétesses. Exemptée d'hérésies nouvelles. — Un type de sec-
taire contemporain : Bonlaïef. Sa théologie, sa politique. — Sectes
du grand monde; le radtloeki$me on pachkovùme. Le lord-apôtre.
La prédication èrangéliqoe dani lea talons. Propagande parmi les
■ lu peuple. — Le conta Léon Tolstoï, sa parente intellectuelle
avec les prophètes de rfllagos. analogie dea procédés ei .les idées. Le
dogme I • ■ 1 1 • I .- 1 1 1 1 « ■ 1 1 1 .- 1 1 du christianisme, |g non-resislanee .ni mal. —
Toiato! i< •l'ormaieiii- social. Bouddbisms chrétien al nihilisme érangé-
lique .'i!'.'
< iim'itiik xi. — Bltoation légale du nukiA ai des sectes. - Comment
la conduite du gouvernement i l'égard du rusfcoi s souvent changé.
\pp--i de l'Église au bras séculier Longues persécutions Incohérence
d< ii législation. — De remploi des moyens spirituels dans la lutte
contre le raikol Colloques ou discussioni publiques autre orthodoxes
i s Douvellemenl reconnus sus dissidents. Leur
altitude Ms a\i« .leN nibilislei Avantages ou'ili an ont relirai
TABLE DES MATIÈRES. 669
Comment leur émancipation est I< >i u d'être compléta — Conelueioa
«lu 111° livp I tM 'I l'avenir religfom de la I ;l-il
sortir des h< s une nouvelle forme de christianisme
LIVRE l\
u m
Chapitre i. — L'Eglise nationale '-t let calti ii allèges
de ; i i ear raison btatoriqoe. Solidarité de la
nationalité rosse et de l'orthodoxie, — Défiances nationales .t petf*
tiques pour loi cultes étrang I itème du cantonnement reli-
gieux. Interdiction du prosélytisme. — Comment la Rus«ie enten
liberté de oonacience. Théorie officielle <le eeita Ubarté. La « I f •» t de
prosélytisme ne lui est pas inhérent. Ce droit
nationale. — Commoot il | e son privilège de prosélyt -
procédés de propagande tH las psendo-orthodoxi
muni
CiiAPiniK u — Culte- étrangers : las • chréUeaaoi — I
meut la Russie tond ■ Imposer un divers asti
talion BOfl celle de l'Église nationale. — Arméniens I
politique rosse et la hiérarchie arménien: I i teh-
miadsifl '-t les poieyénifa. — rrotessaals Inthrtianisms al geraaa
m -me. Propagande orthodoxe dan- Uw provinces baltiavea. Mo
employés par le prosélytisme officiel. Mariages n Uholiqoes
LaUaisme et pofonisme. Le CoUègt catholiqoe romain l'apaute et
autocratie. Insuffisance namérique du clergé catholique. Difficult
Sun recrutement, lin- inesse sans prêtre. Suj»! >i • — i- -u îles o-i venta.
Restrictions à la liberté religieuse. I>e la substitution du russe au
polonais dans l'église. Incapacités civiles des caAholiqnes
— Les uniates et la propagande orthodoxe. Paysans Rrosv-
- dos deux Églises. Suppression de 1/ M thode empi<
pour ramenar les grecs uaàa. Persécution das derniers asiates. —
De la réunion des d< i qu'y trouverait la It . •
Obstacles qui s'y opposent
('.iivpithk m. — Cultes non chrétiens. — Les Juifs : leur grand nom
bre. Différents aspects de la question juh saliséiai
tiques. Comment ils n'ont pas toujours ete un mouvement populaire
spontané. — Juifs russes et polonais. Leurs imeurs, leur piété, la vie
juive. — Situation légale des Israélites. Restrictions a leurs droits
civils. Interdiction de résider dan- l'intérieur de I empire. Interdic-
tion de louer ou d'acheter des terres. Défense d'habiter dans le* Cam-
pagnes, — Lés Juifs et le travail manuel. Les .lu l- et les professions
urbaines. Restrictions touchant le commerce des alcools. Limitation
du nombre des Juifs admis au\ collèges et aux universités. — Con-
séquences de ces lois d'exception. Comment elles tournent contre
leur but. L'Ouest russe cl le parasitisme juif. Avantages de I éman-
670 TABLE DES MATIERES.
cipation des Israélites au point de vue national et au point de vne
économique. — Les musulmans. Force de résistance de l'Islam en
Europe et en Asie, situation légale et organisation religieuse d< -
mahométans de l'empire. La propagande orthodoxe et les musulmans.
La puissance russe et l'Islam. — Les bouddhistes. Affaiblissement
du bouddhisme en Europe. Comment il se défend en Asie. Les lamas
et la propagande chrétienne. Peu d'influence dkecte du bouddhisme
sur l'esprit russe Gi:>
Chapitre IV. — Conclusion. — L'unité de religion et l'unité morale
de l'État. — Nécessité de la liberté religieuse pour un grand empire.
Comment c'est la seule liberté qui se puisse décréter. — Pourquoi
il n'est pas sûr que, en Russie, la liberté religieuse précède la liberté
politique 6M
Kl! HATA
.', Iil'ik- 13», u lit u de : I * $ont con>
</'■>■
KM I jeté le* y
— '.», ligne 6*, •▼•nt Im moU: Awi *«e$tdifflm
ajoutai
— '.'. lunr 14 . au lien de : /•< rudtêtê du sol et du eMnof, ln>- : la rudeête
l et la rii/itrur </« climat.
— lu dernière ligne, au lien de : froemerot, tire : tubH
— 17, ligne -
— .:-j. Doto, ligne '■*>'. eu lien de Vileiêtki, I
— i'. ii. lien de : te /'■ -■ de l'anuwr. li
/'(/t et <i uiiuie.
— Ï7. liL'in- .".i , aj.niti r : (i {• IflMfM, a\ tut lee mol- : i
— B6j note S1 u lien de Ruatinnel lire
— .'i7. litre it'iiiant. au lit-u dt- mtocratie.
— i lie* de : aus </t. li:
— 12ii, ligne 1", au ln-u di
— 135, ligne 7 . ajoute* ■ullure i
— 179, au li.-u de : \*'>'i. lire
— vi i milite centrai de statistique » a | < u L> 1 1 - un relevé
du eombrodee confie al dee religieux d.mt lee dùflreo difleeeeri
k gèremenl de eenx donnée dnne i<- lente et la note de la pnge
D'epréa ce travail il > avait, dnne lonl l'empire nti <>rtl»« ►-
doxeo (\ compris lei tkyttt et lee ennitngi iim] déni
420 d'hommes et m de femmes. Le nombre dee religions dee deux
comprie lee noviceo, MnM de 29 7jô. dont io x.i-i hommes.
— 244, ligne 7*, en lien it, on cours du
iliuiri.tizuine deframs, lire : 10 fO
(«m' centaine de franc*.
— 282, ligne '.''. au lien de : toi billet de deux rou/>les, lire : dt
rouldcs.
— 330, ligne ('>*, au lion de : l'effet, lire : la vertu.
— 34'.', ligne "29*. au lieu de : la race de Danof. lire : In tribu de ban.
— 57'). Ajouter au dernier alinéa la note suivante ; Voyes la 11' partir du
Code pénal, epemnlemenl lee articles 184-195. Il est jnste de <lir>- ma
«tih'eles de l<«i> ne -«Mit paa toujours appliqués.
t à 7 7 3 . — [mpriowrM A. Laka i
m o)
s t>
s=n
3
*
H
o
>
•
«
Cj
4;
*•
CL
0.
i-«
■
•
«t
i-i
1
O
r-l
ed
-*J
c
«>
««;
CO
•
u
3
Ï
•
CD
«H
l «
r-i
3
«
ï
V
O
•a
»
1
4
>»
u
O
•H
h
a
«
e
-)
M
*
■4
h
.=
•j
-
H
UNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARY
the card
from this
Pocket.
Acme Library Card Pocket
Under Pat. " Reî. Index .
Made by LIBRAEY BUEEAU
■> ^
m
,.-.
^
M
tÀ