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Full text of "L'Empire des Tsars et le Russes"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lempiredestsarse03lero 


L'EMPIRE 


des  tsars 

i:i  Les  m issbs 


01  Vli.M'.KS  DU  MEME  AUTEUR 


L'empire  de?  tsars  et  les  Russes,  in-8°.  Paris.  Hachette. 
Tome  I.  —  Le  pays  et  les  habitants,  2e  édition,  1853. 
Tome  II.  —  Les  institutions,  2°  édition,  1886. 

U.n  homme  d'État  russe.  (Nicolas  Milutine),  d'après  sa  correspondance  inédite,  étude 
sur  la  Russie  et  la  Pologne  pendant  le  règne  d'Alexandre  II.  1855-1872.  Taris, 
Hachette,  1884. 

Brama  de  solitude,  fantaisies  poétiques.  Paris,   1965.   Dcnlu. 

La  resi  m  Hun»  M  Ml  mommlvi-  historiques.  Brochure  in-8*.  Paris.  18TÔ. 
Alpli.  Picard. 

l>  empereur,  um  roi,  un  pai'c,  im  rbtadbatiob.  l'aris.  IS"!).  Charpentier. 

L'empereur  Napoléon  III  et  la  politique  du  second  empire.  —  Le  roi  Victor- 
Kmmanucl  et  la  monarchie  italienne.  —  Pie  IX,  le  Saint-Siège  et  l'Église.  — 
La  monard ipagnole  aooa  Alphonse  XII, 

Lu  catmuqum  i.iiiiuiv.  i  h.ii-i  m  1 1.  liuéralisme  de  1830  à  nos  jours.  Pans. 
B.  Pk»,  11 

La  I'iiami.  la  Hi^-ii  i.T  l'Europe.  Paris,  1888.  Calmann  l/w. 


laipr M.    \.  i  il i  ni   de  Plein  u  .  ''.  .'i  l'un  i 


>T-\~le 


L'EMIMHK 


DES   TSARS 

BT  LES  RUSSES 

l'A  H 

Anatole    LEROY-BEAULIEU 

Membre  ■!<■  l'InMitui 


rOHl    lll 
LA    RELIGION 


LE     8  e  >  T  I  M  t.  SI     1 B  L I  •  1 1  ■  I     B  T     U    M  V  ->  1  I  U  «  X  L     M   \  \  L 

L'OBTBOBOXIB    t'HIESTALE     El     RUSSIE 

il     ET     LE    TSAH 

LES     Hll\  MOINES    ET    POPES 

IK     «     I\A>8.oL     »     ET     LES     V  I  E  t  X  -  t  H  O  T  AST  » 

rit    BAT  101  i-    m-ii 

PKn  CATHOLIQUES,     JUIFS,     MUSULMAEs 


PARIS 

LIBRAIRIE  H  A<:  Il  Kl  ÏK   K  1'  C"        .  1 

79,   UOLLKVAHU   IIIHI  IBUbUIB  il    "  " 


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L»ro,u  i»  pf '|*i«U  «t  d.  m4iartMS  limiti 


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LIVRE  I 


Dl    i  v  RELIGION  ET  in:  BBNT1MEN  I   iti  l.n.ii  i  \ 
l.N    l;i  --il  . 


CHAPITRE    l 

Pourquoi  m  volume  « — t  -  »  I  la  religion  t  —  Intérêt  iciaotifl  , 

politique  dot  queoUOBI  religieuses.  —  Leur  Importance  particulière  <laii« 
ti ii  paye  tel  que  la  ltu>>ie.  —  Révolution  •  '-  naclere  reli- 

(ld  •  nihilisme  •  et  du  mouvement  révolutionnaire  en  Ruw 


i     troisième  volume  est  tout  eniiei  la  reli- 

gion «'i  aux  choses  religieuses.  On  l'en  étoanert  peul- 
en  France  <-<»niin.'  en  Russie.  Pour  beaucoup  de  nos  con- 
temporains,  l'époque  de  pareilles  études  esl  passée;  ils 
n'eu  comprennent  ni  l'intérêt  ni  l'attrait  S'j  lm 
à  leurs  yeux,  -m-  montrer  en  retard  sur  le  siècle,  avoû 
idées  ou  des  curiosités  d'un  autre  i<'m[is.  go  vérité,  •  a 
pourrait  leur  retourner  ce  reproche  et  leur  dire  qu'ils  en 
sont  encore  au  dix-huitième  siècle.  Que  Eaut-il  pour  dé- 
montrer rimportance  'les  questions  rolij  >i  l'his- 
loire,  depuis  la  Révolution,  n'y  suffit  point?  Le  dix-neu- 
vième Biècle  s'était  Batte  d'en  avoir  fini  avec  elles;  il  a  eu 
beau  les  dédaigner,  elles  ne  l'eu  oui  pas  moins  agit* 
force  lui  esl  «le  reconnaître  qu'elles  lui  survivront.  Tout 
annonce  «pie.  bous  <•>•  rapport,  le  ->urW  qui  vient  ne  dif- 
férera guère  de  celui  qui  s'en  va. 

11  nie  revient  à  la  mémoire  un  souvenir  de  mon  udoles- 
cence,  >ous  l'Empire.  M.  Guixot  venait  de  publier  ses  .!/.</<- 


2  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

talions  religieuses;  M.  deMorny,  alors  dans  le  voisinage  du 
Yal-Richer,  à  Deauvillc,  disait  à  ce  propos:  «  Comment,  de 
notre  temps,  peut-on  s'occuper  de  pareilles  questions?  » 
C'était,  il  est  vrai,  à  un  banquet  pour  l'inauguration  d'un 
chemin  de  fer.  Bien  des  Russes,  aujourd'hui  encore,  seraient 
de  l'avis  de  l'homme  d'État  du  second  Empire.  Il  est  peu 
de  pays  cependant  où  pareille  opinion  nous  semble  moins 
de  mise.  La  religion  y  mérite  d'autant  plus  d'attention 
qu'elle  a  gardé  plus  de  prise  sur  les  masses.  N'aurait-elle 
d'autre  attrait  pour  notre  curiosité,  que  l'étude  en  serait 
encore  pour  nous  un  moyen  de  connaître  le  peuple,  de 
pénétrer  ses  sentiments  et  ses  instincts,  de  le  saisir  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  intime  ou  de  plus  spontané. 

Les  religions  sont  comme  des  moules  où  les  générations 
se  viennent  successivement  modeler,  et  dont  souvent  l'em- 
preinte persiste  après  que  le  moule  est  brisé.  Parfois,  au 
contraire,  la  religion  se  moule  elle-même  sur  le  peuple 
qu'elle  prétend  former  à  son  image.  Ainsi  en  est-il  notam- 
ment des  sectes  russes.  En  Russie,  l'empreinte  religieuse. 
chez  le  peuple  du  moins,  est  d'autant  plus  marquée  que  la 
religion  est  demeurée  plus  nationale,  plus  populaire;  que, 
dans  les  sectes,  elle  a  pris  quelque  chose  de  plus  per- 
sonnel, de  plus  russe.  C'est  dans  le  vaste  champ  de  la 
religion,  dans  les  aériennes  et  nébuleuses  régions  de  la 
théologie,  que  l'esprit  encore  inculte  du  peuple  a  pu  jus- 
qu'il i  m  donner  le  plus  librement  carrière.  L'étudier  dans 
ses  croyances,  c'est  étudier  l'ethnographie  russe  dans  ce 
qu'elle  a  de  plus  relevé,  non  seulement  dans  les  coutumes 
ou  dani  lei  vêtements  du  paysan,  mais  dans  son  esprit, 

dans  sou  aine  et  sa  conscience. 

i  ce  là  le  seul  Intérêt  d'une  pareille  étude?  Nullement. 
A  cette  sorte  d'intérêt  à  demi  scientifique)  à  demi  litté- 
raire, -  'ii  Jolnl  un  autre  au  moins  égal,  l'intérêt  politique. 

t.ii  examinant  II  religion  du  peuple,  en  scrutant  ses 
croj  d  considérant  l'Église  qui  l'a  instruit  et  les 

sectes  qui  l'attirent,  nous   sommes  persuadé   que   nous 


LA    RELIGION    ET  LES  SOCIÉTÉS.  3 

étudions  l'Étal  et  la  société  russes  dans  un  de  leurs  prin- 
cipaux éléments,  dam  CS  qui,  OO  réalité,  leur  sert  de  base 
et  de  support 
il  serait  auaai  facile  de  bâtir  une  \ill<-  dosa  lea  airs  que 

de  constituer  un  Kt.it  lana  cr<»\ance  aOl  dieux.  Ain-i  parle 
un  ancien,  IMutarque,  si  je  ne  nie  Irmnpe,  et,  BOTCC  point, 

la  plupart  dee  paBaouri  aaodernee,  j  oenpria  Kousseau  et 

Hobcspierre,ont  été  d'aCCOfd  avec  l'antiquité.  Bo  dépit 

apparences,  cette  vieille oiaxioifl  ne  nooaparatl  pas  encore 
Boraooée.  La  science  a  eu  boao  émancipef  la  paoaée  de 
l'homme,  les  sociétés  homaiaaa  ool  peina  a  rrtrè  sans 
croyances  -upérieures,  """  pat  laaOFéaoOOl  -ans  colle 
officiel  OU  ->ans  religion  d'Ktat.  mai-  -.tu-  culte  ni  senti- 
inenl  religieux.  Ils  montrent  uni-  préaomntiOQ  Baffe,  lee 
philosophes  qui,  a\ec  le   fondateur  du   poeittl  isine,  croient 

l'heure  venu.'  de  recondoire  Dieo  toi  frontièree  de  laor 
république,  aaol     aie  remercier  di  -  provi- 

soires  .  Dieu  a  eocorodea  servi  adre.  Mao  exilé 

de  la  cité,  bien  daa  eooaea  pourraient  émigré*  a  ai  suit.-. 
Telle  est,  à  notre  sent,  la  difficulté  capitale  de  aotrechri- 

lisatiOD  arrivée  à  l'âge  adulte.  Loin  de  diminuei 

bempa  ci  avec  l'habitode,  cette  difficulté  l'accote  de  plus 
en  plus  avec  l'nfffcihlinaomonl  de-  croyant  ieoaea  et 

L'éoervemenl  daa  aotiooa  moralaa  doal  i  aoea  fai- 

saient la  force.  Le  péril  dea  Etala  moderne-,  leur-  | 
lotions  périodiipies.  leur-  agitations  incessantes,  l'esprit 
d'inquiète  convoitise  qoi  travaille  la  plupart  des  nation-, 
proviennent,  avant  tout,  de  ce  «pie  le-  peuple-  contempo- 
rains uni,  en  grande  partie,  perdu  leur  ancienne  toi.  | 
que  rien  l'ait  remplacée.  De  là.  les  ébranlements  de  l'Oc- 
cident et  toutes  «es  commotions  populaires  qui  menacent 
la  BOCiété  européenne  d'un  bouleversement  sans  analogue 
depuis  quinze  siècles. 

Le  socialisme,  Lanarchisme  ou,  d'une  manière  plus» 
générale,  l'esprit  révolutionnaire  est  le  fils  aîné  de  l'in- 
croyance. Les  utopies  de  la  terre  remplacent  la  foi  au  ciel. 


4  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Partout  de  nos  jours  il  y  a,  entre  les  questions  religieuses 
et  les  questions  sociales,  une  corrélation  qui  éclate  aux 
yeux  les  moins  ouverts;  et  cette  connexité  deviendra  plus 
manifeste  à  chaque  génération.  Nous  ne  pouvons  ici  que 
répéter  ce  que  nous  disions  récemment  ailleurs1:  frustrées 
du  paradis  et  des  espérances  supraterrestres,  les  masses 
populaires  poursuivent  l'unique  compensation  qu'elles 
puissent  découvrir.  A  défaut  des  félicités  éternelles,  elles 
réclament  les  jouissances  de  la  terre.  Le  socialisme  révo- 
lutionnaire prend  chez  elles  la  place  de  la  religion;  et 
plus  s'affaiblit  l'empire  de  cette  dernière,  plus  cet  héritier 
importun  acquiert  d'ascendant.  Le  sentiment  religieux 
disparu,  les  luttes  de  classes  deviennent  fatales;  l'ordre 
social  n'a  vis-à-vis  des  appétits  déchaînés  d'autre  garantie 
que  la  force. 

Encore,  chez  certains  peuples,  en  Occident  notamment, 
la  société,  privée  de  base  religieuse,  peut  en  retrouver 
une  autre,  plus  ou  moins  chancelante,  dans  la  science,  dans 
les  progrès  du  bien-être,  dans  les  intérêts  matériels  sur- 
tout. Un  Etat  relativement  pauvre,  tel  que  la  Russie,  un 
peuple  encore  peu  cultivé,  comme  le  peuple  russe,  ne  sau- 
ra il  de  longtemps  avoir  une  pareille  ressource.  Chez  lui, 
comme  ailleurs  durant  de  longs  siècles,  la  religion  de- 
meure le  principal,  si  ce  n'est  l'unique  élai  de  la  société  et 
ilr  la  paix  sociale. 

Ain>i  en  est-il  bien  en  eiïet.  Le  grand  obstacle  à  la  ré- 
volution esl  dans  la  conscience  populaire*.  Tout  le  lourd 
édifice  de  la  puissance  russe  repose  sur  un  sentiment,  sur 
ir  respect,  sur  l'affection  du  peuple  pour  le  tsar.  Or, 
comme  nous  le  verrons,  ce  sentiment  du  peuple  envers 
son  souverain  esl  entièrement  d'essence  religieuse. 

\  regarder  certains  côtés  de  son  existence,  de  ses  moeurs 
communales,  certaines  de  ses  notions  ou  de  Bes  ira  Niions, 

1.  \  '  l>'  Ubéraliime,  <io  |830  •» 

ii'  -  (oui     '  p,  15. 

•i.  Vojm  i.  il.  iiv.  \i,  eboft.  !. 


RELIGION   ET  RÉVOLUTION.  5 

ce  peuple  semble  avoir  la  vocation  du  socialisme;  il  porte 
en  lui,  pour  ainsi  dire,  la  révolution  à  l'étal  latent'.  A-t-il 
jusqu'ici  fermé  son  aux-  à  dea  doctttees  BOOTenl  d'accord 
avec  les  instincts  du  moujik,  c'est,  en  grande  partie,  qu'il 
a  un  frein  invisible,  plus  puissant  que  toute  l'autorité  de 
la  police  et  le  génie  de  la  bureaucratie,  la  loi  religieuse. 
Sans  cette  foi,  la  Ruasie  sérail  déjà,  de  ton-*  lea  États  dea 
deux  mondes,  le  plus  révolutionnaire  al  le  plne  bouleversé. 
S'étonne-t-on  que  l'eapril  rérolnUonnaire,  aoua  m  forme 

la    plus    radicale,  ait    si  profondément   pénétré    la    p.  ; 
(11880;  «'«si  .pic,  .liez   d.s  rlaB80a  l 'u I 1ère B,  l'a ■  «' ndant  de 

la  religion  a  été  ébranlé.  L'aflaibliasemenl  du  aentiment 
religieux  a  produit,  à  cotte  extrémité  de  l'Europe,  lei 
mêmes  effets  qu'en  Occident  Là  aoaai,  la  plaea  laiaaée  ride 
par  la  foi  chrétienne  a  été  occupée  par  l'eapril  d'utopie  •  t 
les  rérerioa  eocielieteo.  Là  ni--i.au  culte  de  l'invisible  a 
auccédé  le  cuite  dea  réalités  tangibles»  el  aux  promoaai 
la  Jéruaalem  oéleate  leavisiona  d'un  parodie  humanitaire. 
C'est  une  observation  déjà  ancienne  que,  ehea  lea  peuplée 

modernes,  la  révolution  BgM  à  la  manière  d'un.-  religion. 

Nulle  pari  cola  n'eal  plus  aenaible  qu'ai  Ruasse.  Noua 

avons  eu  mainte  fois  l'oCCaaion  île  raire  COtte  remarque 
aujourd'hui  devenue  banale*.  En  aucun   pa\s  le  mouve~ 

meiii  révolutionnaire  n'a  autant  pria  l'aaped  ,-t  lea  allurea 

d'un  mouvement  religieux.  Quelle  M  etl  la  raison?  C'est 
qu'en  Ruaeie  la  aecouaae  a  été  plus  bruaque  et  la  conver- 
sion  plus  rapide;  que  l'eapril  rnaae  a  plu-  rite  paaaéde 

la  foi  chrétienne  à  la  foi  ré\olutionuaire,  et  qu'on  >autant 
de  l'une  à  l'autre  il  a  apporté  dans  sa  conversion  toute  la 
ferveur  d'un  néophyte.  C'e6t,  en  même  temps,  que  l'âme 
russe  eal  restée  plus  profondément  religieuse;  que,  jus- 
qu'en ses  révoltée  et  aee  négations,  elle  a  gardé,  à  son 
insu,  les  habitudes,  les  émotions,  les  générosités  de  la  foi, 

1,  Voyez  t.  Iw,  liv.  VIII,  chap.  vu. 

2,  Youv  t.  |»    liv.  IV,  <hap.  iv,  p.   193  (2#  édit.).  Cf.  Revue  des  Deux 

Mondes,  looet.  1873. 


6  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  façon  qu'en  devenant  révolutionnaire  elle  n'a  fait,  pour 
ainsi  dire,  que  changer  de  religion. 

Telle  est,  nous  l'avons  vu.  la  principale  originalité  du 
«  nihilisme  »  russe1.  Cette  originalité  est  dans  le  sentiment 
bien  plus  que  dans  les  idées.  Jamais  l'âme  humaine,  si 
souvent  dupe  d'elle-même,  ne  s'était  montrée  aussi  reli- 
gieuse à  travers  son  irréligion.  Ils  ont  beau  faire  profes- 
sion d'athéisme,  le  «  nihilisme  »,  chez  beaucoup  de  ses 
adoptes,  n'est  que  de  la  religion  retournée.  C'est  pour 
cela  que  le  sexe  pieux  par  excellence,  que  la  femme  a  pris 
une  si  large  part  au  mouvement  révolutionnaire  russe. 
Elle  allait  aux  sociétés  secrètes  et  aux  missionnaires  du 
socialisme,  comme  elle  eût  été  au  Messie  et  à  ses  pro- 
phètes. Précipitée  du  faîte  des  espérances  chrétiennes, 
la  femme  russe  a  cherché  un  refuge  dans  les  rêveries  hu- 
manitaires, et  remplacé  l'attente  de  la  résurrection  par 
les  songes  de  palingénésie  sociale,  portant  dans  sa  foi 
nouvelle  le  même  besoin  d'idéal  et  les  mêmes  ardeurs, 
le  même  appétit  de  renoncement,  la  même  ivresse  de 
sacrifice. 

La  jeune  fille  a  dit  à  la  Révolution  :  «  Tu  me  tiendras 
lieu  d'époux,  lu  me  tiendras  lieu  d'enfants  ».  Et  elle  s'est 
donnée  à  celte  divinité  farouche,  comme  d'autres  se  vouent 
aux  fiançailles  du  Christ;  abandonnant  pour  son  im- 
périeuse idole  père  et  mère;  lui  offrant  en  holocauste 
beauté,  jeunesse,  amour,  pudeur  même.  Les  cheveux  que 
d'autres  laissent  tomber  au  pied  de  l'autel  sous  les  ciseaux 
du  prêtre,  ••il»'  les  a  coupés  en  l'honneur  de  ce  Molocfa 
iosensible.  Pour  lui,  elle  a  dit  adieu  aux  parures  de  son 
se\e  et  quitté  1rs  vêlements  de  son  raii,-.  Kilo  a  dépouillé 

les  habitudes  du  inonde  et  revêtu  une  robe  grossière;  ellea 
frappé  à  la  maison  des  indigents  el  a  partagé  leur  repas 
el  leur  manière  de  vivre.  Kilo  a  fait,  à  su  façon,  vœu  de 
pauvreté  nour  ko  consacrer  au  service  des  humbles  cl  à 

|.  VoyM  I.  I'    le.     I\     Cbtp.  n     il  t.  Il,  !!▼.  VI.  cliap.  il. 


RELIGION   ET  NIHILISME.  7 

l'évangélisation  des  ignorants,  servent  et  adorant  le  Dieu 
nouveau  dans  ses  membres  souffrants. 

Le  jeune  homme,  M  ion  côté,  obéissant  aux  mêmes 
vois.,  a  laissé  là  ses  étudi  livrée,  il  s'esl  «lit,  comme 

l'auteur  de  l'Imitation,  que  l'abondance  du  Bavoir  n'amenait 
qu'orgueil  el  affliction  de  l'esprit  lia,  lui  aussi,  découvert 
qu'une  seule  science  importail  à  l'homme,  celle  du  >alut; 
qu'une  seule  doctrine  valait  d'être  en»  celle  qui 

pouvait  racheter  l'homme  de  le  lervitudc  de  la  mit 
Périsse toul  le  reste,  s'il  le  Cuit,  si  l'art  el  la  civilisation! 
Une  seule  chose  est  nécessaire^  la  rédemption  des  masses 
opprimées.  Tel  sel  !<*  nouvel  Évangile,  et,  s'il  \ »-n t  des 
confesseurs  el  des  martyrs,  l'élite  de  la  j.iun — *■  -<•  dispu- 
tera l'honneur  de  mourir  pour  lui.  Il  se  trotn  cen- 
taines, des  milliers  déjeunes  gens  pour  avoir  cette  folie 
de  la  révolution,  comme  d'autres,  as  d'autres  lampe,  oui 
eu  la  folie  de  la  croix. 

c'est  à  celle  exaltation  religieuse  que  le  nihiliams  russe 
a  dû  sa  force  el  sa  vertu.  Peut-être  eût-il  nul  plus  de  con- 
quêtes, peut-être  eûfril  été  plus  difficile  é  raincre,  si,  fidèle 
à  sa  premiers  Inspiration1,  il  s'en  fût  toujours  tenu  à 
l'apostolat  pacifique,  su  lieu  de  faire  appel  sus  mines 
<i  aux  bombes.  Hais,  pour  n'avoir  d'autre  ambition  que 
celle  de  s'immoler,  pour  s'enfermer  obstinément  dsns  la 
sereine  protestation  du  martyr,  il  ne  suffit  pasd'une  quasi- 

religion  sans  Dieu  el  B8J1S  ciel  :  il   faut   une  loi  possédant 
un  Dieu,  attendant   kOUl  de  Dieu,  lui  laissant  le  choix  de 

ses  voies  et  de  son  heure. 

La  révolution  a  peau  devenir  une  >orte  d'humaine  reli- 
gion, au>si  fervente,  aussi  croyante  à  >a  manière  que  l'an- 
cienne; elle  a  heau  inspirer  le  même  zèle  enthousiaste  et 
la  même  abnégation,  elle  ne  saurait  longtemps  résister  au 
démon  de  la  violence.  Bile  est  condamnée  par  son  prin- 
cipe à  laisser  la  force  morale  pour  la  force  brutale.  Sur  ce 

J.  You/  t.  11.  liv.  VI.  cliap.  11. 


8  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

point,  il  lui  est  interdit  de  rivaliser  avec  les  vieilles  doctrines 
qu'elle  prétend  supplanter.  Il  faut  le  Christ  pour  dire  à 
Pierre  de  remettre  l'épée  au  fourreau.  Le  croyant  seul 
peut,  devant  le  juge  ou  le  bourreau,  répéter  le  fiât  vo- 
luntas  tua.  N'est-il  pas  sur  d'avoir  son  jour  et  sa  revanche? 
Et  encore,  que  de  fois  le  croyant  même  s'est  lassé  d'atten- 
dre !  Que  de  religions  ont,  elles  aussi,  armé  le  maigre 
bras  du  fanatique!  A  certains  esprils,  le  fanatisme  semble 
même  un  trait  essentiel  de  l'exaltation  religieuse.  Rien,  à 
ce  compte,  n'a  été  plus  religieux  que  le  «  nihilisme  ».  Ses 
héros,  un  Jéliabof,  une  Sophie  Pérovsky,  ont  égalé  le  fakir 
le  plus  endurci  ;  et  cela,  sans  Dieu  pour  les  voir,  ni  paradis 
pour  les  recevoir. 

De  tous  les  mouvements  révolutionnaires  du  siècle,  le 
nihilisme  russe  est  celui  qui  a  le  plus  clairement  affecté 
les  caractères  d'un  mouvement  religieux,  et  c'est  pour 
cela  qu'il  a  surpassé,  en  intensité  et  en  grandeur  morale, 
des  mouvements  politiques  autrement  importants  par  leurs 
résultats.  Toute  sa  force  était  dans  sa  foi,  une  foi  russe. 
La  jeunesse  des  écoles,  dédaigneuse  des  conceptions  théo- 
logiques, «  l'intelligence  »,  comme  on  dit  là-bas,  a  montré 
qu'en  elle  le  besoin  de  croire  était  toujours  vivant.  Pour 
ses  dogmes  révolutionnaires,  l'athée  a  bravé  la  pauvreté 
et  l'exil,  souffrant  pour  la  foi  nouvelle  avec  une  patience 
russ<\  comme  ont  souffert,  durant  des  siècles,  ses  compa- 
triote du  peuple,  les  Raskolniks,  pour  «  la  vieille  foi  ». 
Si  la  révolution  a  eu  l'air,  en  Russie,  de  prendre  elle- 
méme  l'aspect  d'une  secte,  comment  s'en  étonner  dans  un 
pays  où  Démissent  tant  de  sectes?  Ainsi,  là  même  OÙ  la 
religion  semble  a\oir  entièrement  disparu,  la  révolution, 
qui  l  h  .1  pris  la  plan',  laisse  voir  le  fond  religieux  de 
l'aine  russe. 


CHAPITRE  II 

Comment,  ebei  lepenple,  le  sentiment  religieux  a  parJé  toute  sa 

—  RaiaOM.  .le  (•«•  pli. ■in. m. -ii.-.—  L'étal  df  'iilture  .te  lit  ltussie. —  l.'ln 

<-t  le  mode  ta  savwameasent.  —  Da  mysticisme  et  du  fatalisme  rus». 

Où  faut-il  en  clienlicr  I. 

.-i  la  «limât/ —  toiueacea  da  la  lataraet  «lu  mille*).—  Le  ptaiae  et  In 

l'iinH.  —  Lm  MiMM.  —  Lai  maux  lii-t..ii.jn.~      .-|.i.|.  un.  -  .1  lamines.  — 

Commenl  il  ae  faut  |>.*-  outrer  l<-  myeUciea  s  en 

sont  les  caracièiv*  el  les  innit.  ..mt.-  eoanbiaaieoa  de  réalisme  et 

d'idéalisme. 


Chez  le  peuple,  «-i  non  seulement  ebei  l«'  paysan,  i 
chei  l'ouvrier, chei  le  petit  bourgeoii  e(  le  marchand  des 
Nillo,  le  sentiment  religietu  i  oomerré  son  antique  naïveté. 
La  religion  \  donne  me  tneonteatable  pretrre  de  \i<":  la 
fécondité;  elle  >  est  une  cesse  en  enftuitement,  mettant  au 
monde  dea  sectes  biiarrea  don!  l«-  nonibre  même  est  •  l ï t~t i — 
elle  a  fixer.  L'homme  du  peuple  semble  n'avoir  pas  encore 
franchi  ce  degré  de  civilisation  où  toutes  les  conceptions 
prennent  spontanément  nue  Ibrme  religieuse.  \  gard, 
comme  à  tant  d'autres,  il  est  1»'  contemporain  de  généra- 
tions depuis  longtemps  disparues  chea  nous.  S'il  est,  en 
Europe,  des  États  où  la  religion  a  tenu  une  aussi  grande 
place,  il  n'en  est  peut-être  point  ou  elle  en  occupe  encore 
une  aussi  large.  La  rudesse  du  sol  et  du  climat  avait 
préparé  son  empire;  les  vicissitudes  de  l'histoire,  la  forme 
du  gouvernement  publie  et  privé  l'ont  affermi;  l'état  de 
culture  l'a  maintenu. 

Lorsque,  au-dessus  d'un  village  des  steppes,  j'apercevais 
l'église  dominant  île  ses  coupoles  vertes  l»is  noires  ca- 
banes du  paysan,  il  me  semblait  voir  un  emblème  de  cette 


10  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

vieille  royauté  de  la  religion  sur  la  terre  russe.  Que  si  l'on 
nous  demande  comment  ou  pourquoi  la  religion  a  gardé, 
sur  le  peuple  et  sur  la  vie  populaire,  un  ascendant  qu'elle 
a  perdu  en  tant  de  contrées  de  l'Europe,  les  raisons  en  sont 
multiples.  C'est  d'abord,  et  avant  tout,  le  degré  de  civili- 
sation du  pays  et,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  l'âge  intellectuel 
de  la  nation.  Ce  peuple,  encore  jeune  malgré  ses  mille  ans 
d'histoire,  en  est  à  une  sorte  d'adolescence,  où  les  croyances 
de  sa  longue  enfance  conservent  presque  toute  leur  autorité. 

11  n'en  est  pas  encore  arrivé  (nous  parlons,  bien  entendu,  des 
classes  populaires)  à  la  phase  du  scepticisme,  à  cette  crise 
des  croyances  que  traversent  depuis  un  siècle  les  sociétés 
occidentales.  Il  n'a  pas  encore  passé  par  cette  redoutable 
mue  intellectuelle  qui  a,  pour  longtemps,  ébranlé  la  santé 
morale  des  peuples  modernes.  Il  a  eu  beau  être  visité  par 
Diderot,  il  a  beau  posséder  la  bibliothèque  de  Voltaire,  il 
en  est  encore  à  l'âge  théologique,  et,  malgré  les  recrues 
faites  chez  lui  par  les  disciples  de  Comte,  rien  n'indique 
qu'il  en  doive  bientôt  sortir. 

Dans  cette  Russie,  pareille  à  ses  paresseuses  rivières,  les 
siècles  paraissent  couler  plus  lentement.  Pour  la  grande 
nii^se  de  la  nation,  le  moyen  âge  dure  toujours.  Luther 
est  encore  à  son  couvent,  et  Voltaire,  l'ami  de  Catherine, 
n'est  pas  né.  Elle  est  restée  au  quinzième  siècle,  pour  ne 
pas  dire  au  treizième.  C'est  une  impression  que  j'ai  sou- 
vent eue  en  Russie.  Après  avoir  franchi,  au  milieu  d'un 
peuple  de  pèlerins,  les  hautes  portes  du  monastère  de  Sainl- 
Serge,  OU  être  descendu,  à  travers  deux  Longues  liles  de 

mendiante,  dans  les  galeries  des  catacombes  de  Kicf,  il  me 
semblait  mieui  comprendre  notre  moyen  âge.  De  môme, 
pour  qui  n'a  i»as  foulé  le  sol  encore  intact  de  la  sainte 
Russie,  la  meilleure  manière  de  se  représenter  le  peuple 
russe,  e'csl  encore  de  remonter  an  delà  de  la  Réforme  et 
de  1.1  Renaissance,  aux  séries  où  la  foi  au  surnaturel 
doinin.ni  toute  1s  vie  populaire,  où  des  hérésies  naïves  et 

lairul   !-•  pTiivc   des   rsprils  les  pins  hartlis. 


I.A   Foi  DO  PEUPLE.  11 

ta  peuple  a  conservé  l'intégrité  d.-  croyances  des 
époques  où  l'on  n'ose  mettra  en  doute  que  les  conditions 
de  la  loi  H  la  forme  du  nkit.  Son  grand  charme  et  sa  grande 
force,  c'esl  qu'il  n'a  paaété  entamé  par  notre  aride  scepti- 
cisme. De  là  vient  qu'à  bravera  son  apparent  roté 
il  a  souvent  l'âme  mofatti  groaaière  que  des  peuplea  exté- 
rieureinenl  plus  policée.  Ce  qu'il  avait  de  noble  'd  d'élevé 
<lans  le  cœur  ne  a'eet  paa  tiétri  au  contad  d'un  esprit  de 
négation  qui  n'est  paa  lad  pour  laa  petita  et  lea  humbles, 

et  qui.  en  descendant   des  lettréa  ou  d--  -avant-  dan-  lea 

foulée,  a'j  dessèche  en  un  Inepte  et  brutal  matérialiame. 
C'est  uniquement,  dira-tan,  que  la  Russie  est  an 
pluaieura  générations.  C'en  est  .m  muni-  une  des  raisons. 

laine  à  chacun  de  l'en  plaindre  OU  d»-  l.n  féliciter.  Ce  «ini 

est  certain,  c'est  que  c'est  là  un  fait  gros  de  conséquen 
d';udant  qu'à  considérer  ri-p.ii--.Mir  des  couches  popnlairea 
«d  leminceépiderme  cl<  i  la--  -mi  in-truit.-.pn  les 

recouvre,  il  faudra  longtemps  pour  que  ce  qu'on  appelle  lea 
Idéea  modernes  en  pénètre  1''  fond. 

Le  Russie  populaire  vit  dans  un.-  autre  atmosphère  que 
la* nôtre:  les  vents  qui  soufflent  de  l'Occident  seront  long- 
temps  avant  d'en  avoir  renouvelé  l'air.  Cest  presque  le  seul 
paya  de  l'Europe  où  l'homme  «lu  peuple  ait  conservé  le 
s.-us  de  l'invisible,  <>ù  il  se  --ente  réellement  eu  communion 
avec  les  hôtes  du  monde  aupraierreatre.Sea  riUagesdebois, 
en  vain  traversés  par  la  vapeur,  sont  de  ceux  on  un  saint 
des  vieux  j»>ui-  -.-  sentirait  1.-  moins  dépa] 

L'état  de  culture  du  peuple  n'ont  pas  la  -euh-  raison  de 
cette  persistante  prédominance  des  penchante  religieux; 

l'histoire,  l'état  -oeial,  l'état  politique  de  la  Hu— ie  n'\  sont 

pas  étrangers.  Dure  a  été  la  vie  sous  le  sceptre  paternel  des 
Isars.  Rares  et  précaires  étaient  les  joies  qu'oflrait  l'existence 

h  ce  peuple  de  sert'-.  Sentant  peser  BUT  lui   tout  le  poids 

d'un  des  plus  posante  édifices  sociaux  qu'ait  connus  le 
monde  chrétien:  ne  voyant  s'ouvrir  u\  de  chair 

aucune    libre  perspective!  il  était  d'autant  plus  enclin  à 


12  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

chercher  des  échappées  sur  l'au  delà.  Il  lui  fallait  un  monde 
plus  clément,  où  il  trouvât  en  tout  temps  un  refuge.  La 
religion  le  lui  assurait.  En  même  temps  que  la  grande 
consolatrice,  la  foi  était  pour  lui  la  grande  revanche 
de  l'Ame.  Plus  celte  vie  était  lourde,  plus  il  vivait  de 
l'autre. 

L'ignorance  des  masses,  le  manque  de  tout  bien-être,  la 
double  tyrannie  du  bailli  représentant  le  seigneur  et  de  la 
police  représentant  l'État,  toutes  les  tristesses  de  l'exis- 
tence russe  concouraient  au  même  effet,  tournaient  le 
cœur  du  peuple  dans  le  même  sens. 

Cette  influence  historique  s'étend  secrètement  jusqu'aux 
classes  cultivées,  aux  classes  atteintes,  depuis  un  siècle, 
du  scepticisme  occidental.  Elles  aussi  ont  durement  res- 
senti le  poids  de  l'histoire  et  de  la  vie.  De  là,  en  grande 
partie,  l'accent  original  de  leur  mélancolie,  leur  précoce 
«N'-i'iichantement  d'une  civilisation  inférieure  à  leurs  exi- 
gences, leur  effort  convulsif,  dans  le  naufrage  de  leurs 
croyances,  pour  se  rattacher  à  une  foi  nouvelle.  De  là,  chez 
tant  de  ceux  qui  traversent  le  désert  de  la  vie  russe,  un 
penchant  au  pessimisme,  au  mysticisme,  au  nihilisme,  trois 
puits  profonds  et  voisins  l'un  de  l'autre,  où  se  laissent  choir 
bien  des  âmes  lasses.  De  là,  pour  une  bonne  part,  les  sou- 
dains et  douloureux  coups  d'aile  d'une  littérature  restée 
eroyante  dans  l'incrédulité,  gardant  le  sentiment  d'une  foi 
qu'elle  ,i  perdue  el  frappant  de  ses  élans  impuissants  un 
ciel  vide. 

Nom  sommes  portés,  en  Occident,  à  demander  à  la  race, 
au  sang  tiare,  i«'  secret  des  penchants  mystiques  el  <i<i 
l'instinct  religieux  des  Russes.  De  pareilles  vues  ont  beau 
se  retrouver  jusqu'à  Pétcrsbourg  ou  à  Moscou,  c'est  là,  me 
Nmble  l-il,  moins  mu;  explication  qu'une  simple  con- 
stat.ilimi.  Knlre  le  génie  slave  et  le  génie  hindou,  entre 

le  nihilisme   de  l'un  et  le  bouddhisme  de  l'autre,  on 
;  plu  à  découvrir  une  ressemblance;  h  cette  ressom- 

blanee,  on  a  été,  riiez  nous    el    en  Hussie,  jusqu'à  l'allri- 


LE  MYSTICISME  ET  LA  RACE  SLAVE.  13 

buer  à  une  parenté  des  deux  races  et  a  la  pureté  du  sang 
russe  *. 

Le  nihilisme  mystique  de  certain!  contemporains  (nous 
ne  parlons  pas  ici  du  nihilisme  révolutionnaire,  assez 
improprement  dénommé)  a  beau  présenter  certains  points 
de  contact  avec  le  vieux  bouddhisme  des  bordl  du  liange, 
il  y  a  entre  l'esprit  russe  si  L'esprit  hindou,  l'un  essentiel- 
lement réaliste,  l'autre  essentiellement  métaphysique,  non 
moins  de  contrastai  que  de  similitudes,  h  tout  prendre)  ils 
ne  différent  guère  moins  que  les  épaisses  junglss  du  Dec- 
can  el  les  pâles  forêts  do  Nord.  L'un  t i.-iii  du  loleil  dea 
tropi(|iics  el  l'autre  dea  neigea  du  cercle  polaire*  SI  notre 
œil  perçoil  entre  oui  de  secrètes  affinités,  eela  i  rouve  une 
l'ois  de  plus  que  lea  eitrèmes  m  tonehent;  eeta  montra  que 
la  najture  sait,  dans  h  ma  1rs  plua  disaamblablei 

par  dt-s  moyens  opposés,  aboutir  parfois  ans  mameaeffeta; 
que  l'homme  pont,  sous  lea  eieui  les  plus  divera,  éprou- 
ver à  son  insu  les  mêmes  sentiments.  Bnaoro,  an  pareil 
la  pari  de  l'histoire  .-t  ,i<-  l'état  de  culture,  la  part  du 
régime  aotial,  politique  ou  religieux,  est  elle  peut-être 

plus  grande  que  celle  de  la  nature. 

Quant  à  conclure  de  pareilles  aimilitudaade  Umujersment 

à  une  étroite  parante*  de  race;  quant  à  an  mire  honneur  à 

la   pureté  du  saiijj  aryen  des  Ku»  mune  la 

lignée  diractades  sryas,  toutes  lea  donnéaade  l'ethnographie 
protestent  contre  ne',  s  il  est  Injuste  de  refuser  aui 

Husses  le  utre  d'Aryens,  il  est  iiora  de  doute  que  te  Slave 
moderne,  que  le  Busse  en  particulier,  fortement  a 

d'éléments  linno-tuivs,  ,-st  par  le  sang  un  des  moins  aryens 

des  peuples  indo-européens  .  La  rasa  ambiance  du  vieux 

slavon  avec  le  sanscrit  ne  saurait.  ml.  rien  prouver. 

Les  Lithuaniens  du  Niémen  seraient,  à  <«•  compte,  en  droit 
de  faire  \aloir  des  titres  supérieurs.  Le-,  plus  éloignés  du 

I  Voyez,  p.  sx.,  k  beau  livre  de  M.  E,  M.  Je  Yogtké  de  Roman  Russe, 
ebap.  icr. 

2.  Vuytz  t.  1  '.  liv.  il.  ebap.  il. 


14  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

berceau  supposé  de  nos  ancêtres  communs,  les  Celles,  pour- 
raient, eux  aussi,  par  certains  côtés,  prétendre  à  une  res- 
semblance avec  leurs  lointains  cousins  du  Gange,  sans  que 
Bretons  ou  Gallois  en  puissent  conclure  au  privilège  d'un 
sang  plus  pur. 

Ici,  comme  en  bien  d'autres  questions,  l'appel  à  la  race 
n'éclaire  rien,  d'autant  que  l'instinct  mystique  est  loin 
d'être  également  commun  à  tous  les  peuples  de  souche 
slave.  Il  est  peut-être  plus  rare  chez  les  Slaves  du  Danube 
ou  de  l'Elbe  que  chez  leurs  voisins  de  sang  germanique. 
Il  n'a  guère  d'empire  que  chez  les  Russes  et  les  Polonais, 
en  tant  de  choses  si  différents,  en  cela  seul  peut-être  sem- 
blables. Et  encore,  si,  au  dix-neuvième  siècle,  la  littérature 
polonaise,  la  religieuse  poésie  de  Mickicwicz,  ou  de  Kra- 
sinski,  le  poète  anonyme,  est  tout  imprégnée  d'un  doulou- 
reux mysticisme,  cela  tient  avant  tout  aux  souffrances  ou, 
comme  disent  ses  fils,  au  long  martyre,  à  la  passion  de  la 
Pologne,  cette  crucifiée  des  nations.  Si  Mickicwicz,  le  grand 
poète  de  Lithuanie,  s'est,  avant  Léon  Tolstoï,  égaré  dans  les 
subtils  brouillards  des  sectes  mystiques,  c'était  chez  l'adepte 
dutovianisme,  attendant  la  résurrection  de  sa  patrie,  autant 
folie  patriotique  que  folie  religieuse. 

Veut-on,  chez  les  Slaves  du  Nord,  regarder  le  penchant 
au  mysticisme  comme  un  Irai!  «lu  tempérament  national,  il 
faut,  croyons-nous,  en  rechercher  l'origine  dans  l'histoire 
d'un  côté,  dans  la  nature  de  l'autre.  Pour  employer  le  lan- 
gage du  jour,  la  théorie  des  «  milieux  o  nous  parait  Ici  moins 
décevante  que  celle  des  races,  si  de  pareilles  recherches 
ne  sont  pas  entière ni  vaines,  l'explication  la  moins  trom- 

peUM  6Sl  encore  celle  que  BOUS  fournissent  ces  dcuix  grands 

faririirs  du  caractère  d'un  peuple,  l'histoire  el  le  climat, 
auireinetii  dii  le  milieu  moral  el  le  mil  ion  physique 

chez  les  Slaves,  comme  chez  toutes  les  grandes  races, 
l'instinct  religieux  b  ses  sources  au  plus  profond  du  cœur; 

(lie/    |e     IllISSe,    le    >e  1 1 1  1 1 1 1.  •  Il  |    |||\>lii|l|e     MOUS    SCI  1 1 1 1  le  j  a  i  1 1  i  I' 

du  sol  el  découler  du  cieli 


80URCB8  DO  SENTIMENT  RELIGIEUX.  15 

Nous  avons  déjà  tenté  d'analyser  lei  principaui  traits  de 
la  nature  russe  H  la  manière  dont  ce  de]  et  cette  terre  ont 
n'/i  sur  le  caractère  national'.  Les  impreasiona  de  o 
pâle  nature  se  résumenl  pour  nous  en  un  contraste.  Sur 
ces  vastes  plaines  tantôt  nue-,  tantôt  couvertes  de  maigres 
forêts,  l'homme  se  sent  petit,  sans  que  la  nature  m  montre 
réellement  grande,  il  se  sent  bible,  il  ie  sent  pauvre  sans 

que    la  nature    lui  fasse    toujours    sentir    sa    for- 

richesse.  Une  pareille  terre,  sous  le  froid  ciel  do  Nord, 
éveille  aiaémonl  l'insttnel  de  l'infini  svec  le  sentiment  «le 
l'inanité  de  la  rie.  Cette  terre  russe,  à  la  bis  fnvwwwt  al 
débile,  incline  l'âme  à  la  mélancolie,  à  l'humilité,  à  la  médi- 
tation intérieure,  par  suite  au  mysticisme. 

La  plaine  illimitée,  forél  <»n  steppe,  a  sur  le  Russe  une 
influence  comparable  à  celle  du  déserl  sur  l'Arabe, 
espacessansnn  donnenl  à  l'homme, auivanl  leségeeou  les 
tempéraments,  deui  impressions  différentes.  Tantôt  cetfc 
t'tendue  plate  ei  monotone  l'effraye,  le  rapottase,  le  repli* 
sur  lui-même,  lui  donne  le  besoin  <i. 
semblables  el  lui  rend  Dieu  présenl  derri  i<l  tou- 

jours l'usant.  Tantôt  ces  vastes  borisoni  toi  donnent, 
le  sentiment  de  l'espace  libre,  celui  de  la  Nie  libre;  il»  le 
sollicitent  à  des  courses  illimitées  ••(  |  de  longues  chevau- 
chées, excitant  en  lui  le  goût  de  l'indépendance,  de  l'entre- 
prise, de  l'aventure.  Ces  deui  impresaioaa  se  retrouvent 
chez  le  Russe,  non  moins  que  chei  l'Arabe,  parfois  iaoM 
souvent  réunies.  L'une  t  encouragé  le  moujik  ft  ses  u\>- 
lions  séculaires  al  poussé  au  loin  le  Cosaque,  le  sau 
enfant  de  la  steppe,  qui  ne  pouvait  tolérer  de  frein 
liberté  ou  de  boni.-,  à  ses  incursions.  L'antre  s  peuplé  les 
couvents  ou  les  tkitei  des  fan 'ts  du  Nord  et  fomenté  les 
rêves  des  sectes  mystiques  de  la  Grande-Ruasie.  Toutes 

deui  ensemble   ont  conduit   aux  Sanctuaires   lointains  les 

longues  Aies  de  pèlerins,  aani  m  marche  de  tous  les 

l.  Voyei  1. 1  \  liv.  111,  chap.  u  el  in. 


16  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

coins  de  l'empire,  el  mis  en  mouvement  les  sectes  d'er- 
rants ou  de  vagabonds,  car  le  vagabondage  du  corps  et  de 
l'esprit  est  devenu  une  des  formes  de  la  piété  et  de  la 
mystique  russes. 

Vues  d'en  haut,  du  sommet  des  falaises  abruptes  ou  des 
collines  boisées  qui  bordent  le  Dniepr,  le  Don  ou  le  Volga, 
vues  des  tours  de  Kief  ou  des  murailles  de  Nijni,  ces  plaines 
russes  donnent  la  même  sensation  d'infini  qu'ailleurs  la 
mer.  Ce  paysage,  tout  horizontal,  laisse  généralement  au 
rirl  la  plus  grande  place.  Souvent  le  ciel  occupe  seul  tout 
le  tableau;  la  terre,  à  force  d'être  plate,  s'efface:  les  regards, 
que  rien  n'arrête,  vont  en  tous  sens  se  perdre  dans  le  ciel. 
Les  ditîuses  forêts  du  Centre  ou  du  Nord  donnent  d'une 
autre  manière  une  impression  analogue.  L'œil,  à  travers 
les  noires  aiguilles  des  pins  dénudés  ou  le  grêle  feuillage 
<l< se  trembles  et  des  bouleaux,  se  sent  invinciblement  attiré 
vers  le  ciel.  La  forêt,  comme  la  nuit,  est  partout  mystérieuse. 
Les  songes  habitent  la  vivante  solitude  des  bois.  Leur 
silence,  fail  de  bruissements  confus,  a  une  solennité  gra\e 
donl  l'Ame  ss  sent  enveloppée;  cl,  quand  lèvent  du  pôle 
passe  sur  leur  tête,  les  forêts  du  Nord  ont  tour  à  tour  les 
gémissements  et   les  grondements  de  la   vague   sur  la 

A  >es  impressions  du  sol  russe  s'ajoutent  celles  qu'ap- 
pOltenl    les   saisons,    plus   contrastées  ici  que  nulle   pari 

ailleurs  en  Europe;  les  saisons,  donl  les  oppositions  vio- 
lentes nous  oui  Bemblé  expliquer  ce  qu'il  y  a  de  heurté, 
de  déréglé,  d'outré,  dans  le  caractère  el  la  pensée  russes1; 
expliquer  par  leurs  contrastes  l'antithèse  perpétuelle  de 
rame  russe,  tour  à  lour  résignée  el  révoltée,  douce  el 

dure, indifférent*  ri  passionnée,  somnolente  el  lié\reuse; 
loin-   |    lour   el    BOUVenl  à    la    fois    réalisle   el    mystique, 

positive  el  rêveuse,  brutale  et  idéale,  ci  sans  cosse  prête 
■i  passer  d'un  extrême  à  l'autre,  avec  une  égale  sincérité 

i    \-.;1/ 1. 1 •■  iiv.  h.  chip.  Ml. 


l.i:  SENTIMENT  RELIGIEUX  ET  LA  NATURE.  17 

de  conviction,  avec  des  emportement!  et  des  élans  <•(  ranges. 
Ce  manque  d'équilibre,  ce  manque  de  mesure,  si  frappant 
chez  ce  peuple,  comme  sous  es  climat,  forait  seul  com- 
prendre ses  accès  de  mysticisme  <■(  les  bouda  et  les  chutes 
violemment  renvoyée  de  la  terre  au  ciel: 
Les  saisons,  avons-nous  dit,  confirment  et  corroborent 
les  impressions  du  soi;  le  ciel  russe  est  an  cela  d'accord 
avec  II  lerre  russe*  C'est  d'abord  l'hiver,  le  long  recueil- 
lement de  l'hiver,  le  froid  sommeil  de  la  nature,  engourdie 
sous  la  neige,  et  « I « > i ■  t  la  mort  apparente  Ml  un.'  Impres- 
lion  solennelle.  N'est-ce  pas  un  (ait  trop  peu  remarqué 
que  l'énergie  du  sentimentreligieui  dons  les  pays  du  Nord? 
\  cet  égard,  comme  pour  tout  ee  qui  touche  finfluence  du 
climat,  nous  vivons  peut-être  -u  r  un  préju  «d  n'est 

pas  moins  religieui  que  le  Midi;  peut-être  serait  il  permis 
de  dire  qu'il  l'est  davantage.  L'histoire  en  fait  loi.  Quels 
sont,  en  dehors  de  l'Espagne,  les  pays  de  l'Europe  oè  les 
croyances  oui  pris  l'empire  le  plut  absolu  al  i<-  plua  per- 
sistant? Ge  sont  les  pays  les  plus  septentrionaux,  trois 
États  tic  confessions  <•!  «!<■  races  différentes,  1 1 .  «  sse,  la 
Suède  de  Bwedenborgi  la  Russie.  Nulle  pari  la  tolérance 
ou  ce  qui  «'H  csi  le  dernier  terme,  l'égalité  <*i\  il<-  d<  i  cultes 

n'a   BU     plus   de    peine  à    se   l'air.-    admettre.    Nulle  pari. 

l'Église  dominante  n's  obtenu  an  tel  ascendant  sur  les 
mœurs  privées  et  sur  les  mœurs  publiques.  L  K 
presbytérienne  a,  sous  ce  rapport,  mérité  d'être  <-<>m| 
à  l'Espagne  «I»'  l'Inquisition.  Ls  Pologne,  l'Irlande,  l'An- 
gleterre même  ont,  «.le  tous  temps,  été  au  nombre  des  pays 
les  plus  croyants  de  l'Europe.  Le  sentimenl  religieui  des 
peuples  septentrionaux  diffère  de  celui  »!<•-  peuples  du 
Midi  comme  les  lacs  de  1  u  de  la  Finlande  diffèrent 

des  golfes  bleus  de  Naples  ou  de  Valence.  Des  ès\ 

du  Nord,  il  prend  une  teinte  plus  sombre  et  plus  austère, 
il  devient  plus  mélancolique  el  plus  rêveur,  peut-être  en 
e^i-il  plus  profond. 
Les  régions  septentrionales,  où  ont  longtemps  été  con- 
nu -2 


18  LA   RUSSIE   ET   LES   RUSSES. 

fines  les  Grands-Russes,  sont  celles  où  ont  pris  naissance 
la  plupart  des  sectes  mystiques  de  la  Russie.  Sous  celte 
latitude,  les  longues  nuits  de  l'hiver,  les  longs  jours  de 
l'été  tendent  presque  également  à  ouvrir  L'âme  aux  impres- 
sions mystiques  ou  aux  religieuses  angoisses.  Ce  n'est  pas 
seulement  au  figuré  que  les  ténèbres  engendrent  la  super- 
stition, elle  naît  spontanément,  chez  l'homme  comme  chez 
l'enfant,  de  l'obscurité  physique  et  des  heures  nocturnes. 
Partout  la  nuit  est  le  temps  des  craintes  mystérieuses  qui, 
ainsi  que  les  phalènes  et  les  oiseaux  du  soir,  se  cachent 
dans  le  jour  pour  voltiger  autour  de  l'homme  après  le 
coucher  du  soleil.  L'été,  les  longues  soirées  de  juin,  avec 
leur  diaphane  crépuscule  qui  n'est  ni  la  nuit  ni  le  jour, 
donnent  à  l'atmosphère  du  Nord  quelque  chose  d'éthéré, 
d'immatériel,  de  fantastique,  qui  semble  étranger  au 
monde  réel;  tandis  que,  durant  les  gelées  d'hiver,  les  deux 
Ourses,  inclinées  sur  le  pôle,  et  l'innombrable  armée  des 
étoiles  scintillent  sur  les  cieux  noirs  avec  un  éclat  obsé- 
dant. 

Partout  ce  qui  déconcerte  l'esprit,  ce  qui  trouble  et 
épouvante  les  sens,  éveille,  avec  l'idée  de  l'inconnu,  Le 
sentiment  du  surnaturel.il  semble, au  premier  abord,  que 

la  Russie  soif  entièrement  libre  des  grands  phénomènes, 

des  commotions  de  la  nature,  qui,  à  Java  ou  au  Pérou  et, 
en  Europe  même,  sur  les  pentes  du  Vésuve  ou  les  croupes 
des  aJpujaraSj  donnenl  à  L'imagination  populaire  une 
lotte  d'ébranlemenl  périodique.  Elle  n'a,  la  vaste  Russie) 

ni  volcans  corn L'Italie,  ni  tremblements  de  terre  comme 

L'Espagne;  elle  a'a  ni  pics  neigeux,  ni  avalanches,  ni  gla- 
ciers, ni  fiordfl  aux  bonis  esrarpés.  ni  rochers  h;illus  des 
Ilots  du  large.  Elle  n'a  ni  les  serpents  ni  les  tigres  de  l'Inde  : 
elle  S,  il  est  I  Pal,  des  LoUpS  dans  ses  bOÎS,  des  ours  dans  ses 

solitudei  du  Nord.  Ces  deux  fauves  oui,  durant  des  siècles, 
été  la  terreur  de  les  campagnes;  ils  ont  l'un  et  l'autre 
Inspiré  m. ouïes  superstitions;  mais  tous  deux,  l'ours 
surtout,  sont  devenus  relativement  rares.  Ce  serai!  an  tort 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX   ET  LA   NATURE.  1'» 

cependanl  de  croire  les  plaines  russes  entièrement  demi 
des  phénomènes  ou  des  spectacles  <|ni,  avec  l'épouvante, 
provoquent  les  î « l«"-« «  superstitieuses.  An  Heu  de  provenir 
iin  sol,  c'esl  encore  au  saisons  qu'ils  appartiennent,  sus 
saisons  qui  fournissent  à  l'imagination  russe  les  aliments 
que  le  sol  lui  refuse. 

L'hiver  s  lebourtne  ou  coasse-neige,  tempête  de  lerrc 
non  moins  effrayante  que  les  tempêtes  de  mer.  Ls  w 
soulevée  violemment  du  sol,  se  mêle  sus  Hocons  < | u i  lom- 
benl  d'en  haut,  en  sorte  que  ls  terre  semble  se  confondre 
avec  le  ciel.  Tous  les  objets  disparaissent  dans  une  obscu- 
rité trouble;  les  chemins  s'évanouissent  dans  le  tourbillon 
donl  les  tournoiements  emportent  troupeaux  et  voyageurs. 
Le  printemps  .1  la  débâcle,  phénomène  moins  enrayant, 
mais  encore  frappant  pour  l'imagination.  Les  golfes,  l<^ 
lacs,  les  larges  Beuves,  fransformés  par  l'hiver  en  plaines 
immobiles,  se  fendent  avec  on  sourd  craquement, 
iii\isiMii  en  énormes  bancs  de  glace  qui  se  mettent  en 
marche  vers  la  mer,  en  s'entre^hoquant  pendant  des  cen- 
taines de  lieues.  Apres  la  débâcle  viennent  les  Inondations, 
partout  un  des  fléaui  ou  l'homme  croit  le  plus  sûremenl 
reconnaître  ta  main  divine.  Les  rivi  — les  par  la 

Honte  d'un  océan  de  neige,  débordent  sur  les  plaines  ou  sur 
les  plates  vallées,  qui  se  transforment  en  lacs1.  Ls  Russie 
tout  entière  est  comme  une  mer  basse  ou  on  Immense 
marais.  Rien  alors  n'égaie  la  majesté  «le  ses  Douves;  ils 
ont  plusieurs  kilomètres,  parfois  plusieurs  lieues  <!<■ 
large.  Le  Volga  sa  portei  inds  bateaux  à  plusieurs 

es  jusqu'aux  murs  de  Kasan,  à  pins  d'une  heue  de 
sa  rive  ordinaire.  Pétersbourg,  pris  entre  le  Ladoga  et  le 
golfe  <le  Finlande,  semble  en  danger  d'être  submei 
la  Neva,  enflée  des  eaux  des  grands  lacs,  franchit  ses  «juais 
de  granit  et  bal  le  roc  qui  porte  le  Pierre  le  Grand  de 

1.  llazliiij  r<:k  via  podobnye  murant.... 

o  Les  d4bordeiMBta  de  >e>  lleuu-s,  pareils  à  dM  mers  »,  dil  le  poète  Ler- 
nuiiitof. 


2U  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Falconnel.  Les  villes  construites  sur  les  fleuves  ne  sont  à 
l'abri  qu'en  se  niellant,  comme  Kazan,  à  plusieurs  verstes 
de  distance,  ou  en  Rétablissant,  ainsi  que  les  deux; 
Novgorod,  sur  les  pentes  des  falaises  qui  dominent  les 
rivières. 

L'été  a  d'autres  phénomènes  moins  redoutables,  mais 
plus  mystérieux,  qui,  dans  le  cœur  de  l'homme  simple, 
éveillent  de  vagues  terreurs.  Sur  les  innombrables  marais 
du  Nord  et  du  Centre  auxquels  souvent,  comme  en  Occi- 
dent, des  craintes  naïves  ont  donné  le  nom  de  Mare  au 
Diable,  voltigent  des  feux  follets,  pris  par  le  paysan  russe 
pour  des  âmes  en  peine.  Dans  le  Nord,  les  aurores  boréales 
mettenl  le  ciel  en  feu,  et  leurs  reflets,  couleur  d'incendie 
ou  couleur  de  sang,  semblent  de  sinistres  présages.  Dans 
le  Sud  et  jusque  dans  le  Cenlre,  dans  les  steppes  ou  les 
plaines  dénudées,  c'est  un  spectacle  plus  rare,  le  mirage. 
qui,  ainsi  que  dans  les  déserts  de  l'Asie,  rend  les  objets 
lointains  mobiles  et  présente  aux  yeux  des  images  fantas- 
tiques. En  quelques  contrées  de  la  Russie,  plus  d'une 
apparition  miraculeuse,  rappelée  par  des  chapelles  com- 
niéinoratives,  semble  devoir  être  attribuée  à  des  illusions 
de  celte  sorte1. 

En  dehors  de  ces  phénomènes  naturels,  les  llusses  de  la 
Grande  Russie  son!  restés,  pendant  «les  siècles,  sous  le  Joug 

de  trois  QéatlX  qui  ont  plu8  l'ail  encore  pour  les  incliner  à 

la  superstition  ou  au  fatalisme  :  ce  sont  les  famines,  les 
épidémies.  !<•>  incendies,  dette  Russie,  si  riche  en  blés, 
a  en  pendant  longtemps  de  la  peine  à  gufnre  à  sa  maigre 

population.    Le    sol  et   le  climat    s'unissaient  pour  rendre 

1rs  terres  du  Nordel  du  Centre  peu  productives:  il  suf- 
lisail  d'un  retard  dans  le  printemps  pour  empêcher  les 
-  île  mûrir  durant  !»•  court  délaique  leur  accorde  l'été. 
Dans  le  >ud  ri  la  plus  grande  partie  du  tchernoxiom,  la 
culture,  iiu  Tatars,  fui   longtemps  impossible  pu 

1.  Vofti  p.  tx.(  il'  il"  ii  Barr]  :  R***rta  "'  1870,  p,  IM-1W. 


SUPERSTITION   KT  FATALISME.  21 

précaire*  Là  même,  l'insuffisance  ou  l'irrégularité  des 
pluies,  la  lécheresse,  contre  laquelle  ses  prières  implorent 
en  vain  pendant  dei  mois  la  clémence  du  ciel,  <'\p<i^«>  le 
cultivateur  à  voir  des  récoltée  misérables  succéder  à.  de 
magnifiques,  aussi  a-i-il  Fallu,  dès  longtemps,  institue! 
dans  chaque  commune  des  greniers  de  réserve,  qui,  mal 
surveillés,  trahissaient  l'espérance  publique,  et  laissaient 
les  disettes  aboutir  à  des  famines.  Nul  pays  de  l'Europe 
n'a  plus  longtemps  et  plus  horriblement  souffert  de  ri- 
mai, dont  la  facilité  des  v«»i(  iMiiiiinii-.tthiii  i  pour 
jamais  affranchi  l'Occident  (Tétaient  des  hunines  comme 
relies  de  l'Asie  ou  de  l'Afrique,  comme  n<>u^  an  avons 
encore  vu  de  n<>s  Joors  dans  l'Inde  ou  dans  lt  Perse,  «pii 
font  périr  en  nne  année  juaqu'é  nu  cinquième  <>u  un  quart 
de  i,i  populationa  Dans  ootre  siècle  même,  la  Russie  i 
éprouvé  de  ce  fait  des  souffrances  qu'on  croirait  Impos- 
sibles en  Europe. 

La  rigueur  du  climat  condamnait  la  vieille  Moseovi 
de  fréquentes  lamines;  ^a  position  iphique  la  livrait 

souvent  à  un  Beau  non  moins  terrible.  Le  contact  de  1 
l'a,  pendant  des  siècles,  soumise  i  des  invasions  plus  dan- 
gereuses que  celles  des  Mongols  ou  desTalars,  I  l'invasion 
d'épidémies  asiatiques.  Innombrables  sont  les  pentes  enre- 
gistrées, à  côté  des  hmines,  par  les  annaliatesde  la  M 
covie,  et,  bous  le  nom  de  pesta  noire,  de  mmt  neir*,  le 
choléra  j  a  peut-être  mis  le  pied  bien  avant  d'avoir  apparu 
dans  le  reste  de  l'Europe,  aux  maladie  venues  de  l'Asie, 
Les  animaux  et  le  bétail  n'échappent  pas  pins  que  l'homme  : 

la  peste   sibérienne  est   eneore  aujourd'hui  hi  terreur  des 

paysans.  Epidémies  et  lamines,  s'abattent  pendant  des 
siècles  sur  chaque  génération,  n'ont  pas  moins  affecté  le 
tempérament  moral  des  Russes  que  la  richesse  de  la 
Russie. 

Tout  ce  qui  rond  la  \ie  précaire,  tout  ce  qui  semble  la 
mettre  dans  la  dépendance  de  causes  extérieures  à  la  nature, 
porte    l'homme  à  implorer  plus  vivement    un    secours 


22  LA   RUSSIE   KT    LES   RUSSES. 

surnaturel.  Les  fléaux  soudains,  sans  cause  apparente  ou 
explicable,  sont  attribués  par  le  peuple  à  des  crimes  de  la 
terre  ou  à  des  vengeances  du  ciel.  Rien  n'entretient  davan- 
tage la  conception  primitive  de  la  maladie,  tour  à  tour  im- 
putée à  des  sortilèges  ou  à  une  punition  divine,  sans  autre 
remède  que  les  prières  ou  les  enchantements.  C'est  là  une 
des  sources  historiques  du  fatalisme  et  de  la  superstition 
des  populations  orientales.  A  l'aide  du  médecin,  au  soula- 
gement incertain  d'une  science  qu'il  ne  comprend  point,  le 
paysan  russe  préfère  souvent  des  paroles  mystérieuses,  une 
amulette  ou  un  pèlerinage.  Pour  chacune  des  épidémies 
dont  est  atteint  son  village,  pour  la  petite  vérole,  pour  le 
choléra,  comme  pour  la  peste  bovine,  le  moujik  a  des 
charmes  traditionnels,  des  rites  magiques  parfois  hérités 
de  l'ancien  paganisme.  Par  contre,  on  l'a  vu  souvent,  par 
une  religion  mal  entendue,  repousser  comme  diaboliques 
les  spécifiques  les  plus  efficaces.  On  dirait  qu'il  réserve  sa 
foi  pour  le  sorcier  et  ses  scrupules  pour  le  médecin.  Cesl 
ainsi  qu'en  plusieurs  contrées  la  vaccination  a  été  long- 
temps fuie  comme  un  péché,  sous  prétexte  que  c'était  le 
sceau  de  l'anléchrist.  Naguère  encore,  lors  des  épidémies  de 
diphtérie,  devenues  si  fréquentes  dans  l'Europe  orientale, 
les  villageois  de  Poltavi  s'opposaient  opiniâtrement  à  la 
désinfection  de  leurs  maisons,  \oyant  dans  les  procédés 
sanitaires  une  profanation  de  leurs  demeures  et  dans  les 
fumigations  une  opération  diabolique1.  Quand  il  a  recours 
au  médecin,  le  moujik  en  attend  souvent  le  môme  genre 
de  service  que  du  sorcier;  si  ses  remèdes  sont  impuissants, 

il  le  traite  O0mme  un  imposteur.  Aussi,  dans  plusieurs 
épidémies,  a-t-OU  VU  la  Nie  des  médecins  mise  en  péril  par 
l'aveugle  colère  du  peuple. 

1. 1  peste  et  la  famine,  ces  deux  blêmes  cl  maigres  sieurs 
-i  longtemps  acharnées  sur  elle,  ^«>ni  en  train  de  dispa- 


I    I  h  tSW,  .<  I  IdOOlkl    dtOI  le  Rhum  tih-iiii-iiI  >\r  l'ult.i\;i,   lr~  |ia\s;nis  I  «lit.- 
i.  ni  il-    l.rulit  \  iv  un.-  (•ni  ni.-  •  |  •  ■  i   Vuul.iil   |cm  il.-c  kfor  I  M  IftJtMT  ilrMiil'ivli-r. 


SUPERSTITION    ET    FATAI.IS.MK.  23 

naître  ds  la  Russie  somme  du  monde  civilisé.  Il  s'en  est 
pas  de  même  d'un  autre  fléau  dont  l'Occident  peut  à  peine 
comprendre  les  ravages  si  (impression  décoarageante, 
l'incendie.  Le  feu,  le  coq  n.m>j<-.  eomme  l's  surnommé  le 
moujik,  s'attaque  aux  forets,  eux  villes,  aux  rillages,  en- 
core presque  entièrement  consiruéts  m  bois;  il  prend  par 
accident,  il  est  allumé  par  une  main  erfmioello.  La  Ru 
a.  de  nos  Jours  même,  été  désolée  par  de  véritables  épi- 
démies d'incendies,  car,  pour  les  faibles  et  les  opprimés, 
le  feu  a,  de  tout  temps,  été  l'arme  populaire  oontre  les 
puissants.  Les  pertes  par  l«-  feu  se  chmYenl  chaque  année 
à  des  centaines  de  millions,  mais  <•<•  n'est  pas  i<-  seul  dom- 
mage  qu'il  apporte  à  la  Russie,  Le  caractère  <iu  peuple  en 
i  été  aussi  éprouvé  que  son  bien-être,  Ctanme  las  hunines 
ci  Icn  épidémies,  comme  tout  ee  <|ui  rend  la  aanté,  la  \u- 
mi  la  fortune  instables,  t'incendie  a  fomenté  chez  l«  >s  Russes 
la  superstition  et  le  fatalisme.  Lut  aussi  a  souvent  pro- 
voqué  les  BOUpçon^  a\eu:Jes  .-I    les   \iolenees  soudaines 

d'une  foule  atteinte  d'un  mal  dont  la  eusse  lui  échappait. 
L'origine  «lu  feu,  qu'allume  parfois  la  foudre,  est  souvent 
aus^i  mystérieuse,  aussi  énigmaiique  que  «fil»'  de  la 
peste.  Comment  s'étonner  que  l'imagination  populaire  s 
voie  également  un  châtiment  céleste,  contre  lequel  il  n> 
a  d'autre  secours  que  la  prière  ou  une  Image  oairacu- 
leusef  Naguère  encore,  ce  sentiment  était  esses  fort  chei 
le  paysan  pour  paralyser  aes  bras  en  (ace  des  nommes, 
on  en  a  vu  déménager  leurs  maisons,  enlever  leurs  vête- 
ments et  leurs  ustensiles,  décrocher  les  châssis  de  leurs 

doubles  fenêtres,  et  laisser  leur  village  brûler  en  s'éeriant  : 

«1  la  main  de  Dieu!  ■  L'étshlissemcnt  des Bssurances* 

plus  bienfaisantes  en  Russie  <pi«'  partout  ailleurs,  trouva 
dans  cette  croyance  un  obstacle  inattendu.  Par  une  sorte 

de  scrupule  de  fataliste,  le  vieux  paysan  as  faisait  un 
remords  de  se  mettre  en  garde  contre  un  mal  envoyé  du 
riel;  il  lui  répugnait  d'acheter  à  prix  d'argent  l'immunité 
contre  les  colères  d'en  haut.  Bien  des  campagnes  Nasent 


24  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

demeurées  en  dehors  de  toutes  les  assurances,  si  les 
assemblées  provinciales  n'avaient  imaginé  d'en  établir 
d'obligatoires. 

Les  villageois  font  parfois  encore  le  même  accueil  ré- 
signé aux  maladies  nouvelles  qui  déciment  leurs  troupeaux 
ou  leur  famille  et  aux  insectes  qui  fondent  à  {'improviste 
sur  leurs  champs.  Le  sud  de  la  Russie  n'est  pas  toujours  à 
l'abri  des  ravages  des  sauterelles.  Vers  1880  on  a  vu,  dans 
le  gouvernement  de  Kherson,  les  paysans  refuser  de  se 
défendre  contre  une  invasion  de  criquets.  «  Dieu  est  irrité, 
disaient-ils  :  les  sauterelles  sont  un  châtiment  de  È&u.  » 
Et  ils  restaient  assis,  immobiles,  en  face  de  l'armée  dévo- 
rante des  locustes,  répétant  :  «  Quand  le  jour  du  châtiment 
sera  passé,  les  sauterelles  partiront  ».  Pour  triompher  de 
l'obstination  de  ces  moujiks,  l'autorité  civile  dut  s'adresser 
au  clergé,  et,  en  pareille  rencontre,  le  peuple  des  cam- 
pagnes est  loin  de  toujours  obéir  aux  exhortations  de  ses 
prêtres. 

Le  fatalisme  est  un  des  traits  les  plus  marqués  du  carac- 
tère national.  Général  chez  les  paysans,  il  persiste  fré- 
quemment dans  des  classes  ou  chez  des  hommes  que  leur 
éducation  semblerait  devoir  y  soustraire.  L'esprit  russe 
en  est,  pour  ainsi  dire,  imprégné.  On  en  retrouve  la  trace 
dans  sa  bravoure  comme  dans  sa  résignai  ion,  dans  ses 
révoltes  comme  dans  ses  soumissions,  dans  ses  témérités 
iiDii  moins  que  dans  ses  découragements,  dans  ses  accès 
d'activité  fiévreuse  aussi  bien  que  dans  ses  langueurs  et 

sou  apathie,  dans  ses  négations  presque  autant  que  dans 

sa  religion,  il  perce  jusque  dans  ses  plaisirs  et  ses  goûts, 

connue  dans  hi   passion  des  jeux  de  hasard,  passion  qui 
repose  ;ui  fond   sur  une  sorte  d'acte  de  loi  à    la  chance  cl 

au  pouvoir  mystérieux  du  sort.  Si  le  Russe  a  vraiment 
quelque  chose  d'oriental,  c'est  par  là. 

Au  (atalitme  s';illie  BOUVeni    CDei  lui  le   mysticisme,  un 

mysticisme  inavoué  qui  s'ignore,  qui  fréquemment  se  nie 
lui-même  el  a  honte  de  se  reconnaître.  Cette  veine  mys- 


LE   MYSTICISME   RUSSE.  25 

tique,  longtemps  inaperçue  des  indigènes,  frappe  L'étranger. 
Nous  l'avions,  pour  noire  pari,  dès  longtemps  signalée1. 
Après  avoir  été  lente  à  le  découvrir,  l'Europe  csl  peut-être 
aujourd'hui  disposée  à  grossir  es  mysticisme  russe,  à  lui 
faire  mit'  trop  grande  part  dans  la  littérature,  dans  la 
pensée,  dans  le  caractère  slaves,  il  s'en  Etui  que  tous  les 
Russes  en  soien!  vraiment  atteints.  Partout,  sur  notre  globe 
déjà  vieux,  c'est  le  forcement  d*  Peut-être  môme 

est-on  d'autanl  plus  frappé  de  i<-  rencontrer  an  Russie  qu'il 
s'j  mêle  Fréquemment  à  des  instincts  quj  semblent  jurer 
avec  lui. 

Pareil  à  une  rapeur  subtile,  le  mysticisme  n'en  plane  pas 
moins  sur  la  terre  russe,  s'il  n'a  pas  de  prise  sur  toutes, 
il  pénètre  certaines  an* sa  on  pins  unes,  ou  plus  srden 
ou  plus  maladives.  A  l'opposé  de  ce  qu'on  sérail  tenté 
d'imaginer,  les  années  sembîenl  y  rendre  plus  sensible;  la 
jeunesse  s'en  défend  parfois  miens,  que  l'homme  rail 
mysticisme  est,  chea  plus  d'un  Russe,  une  affection  de  la 
maturité.  Tel  qui  en  semblait  exempl  i  vingt-cinq  ans,  an 
es!  atteint  à  cinquante.  Gogol  el  Léon  Tolstoï  an  sont  des 
exemples,  Cette  sorte  d'évolution,  el  comme  de  conversion 
mystique,  s'esl  rue  égalemenl  ailleurs.  En  Russie  elle  ne 
s'explique  pas  seulement  par  l'éternel  désenchantement 
de  la  vie  humaine,  mais  aussi  par  les  ratalea  déceptions 
encore  inhérentes  à  la  vie  r  -  étroites  limites 

l'activité   intellectuelle  sous  le  réj  autocratique;  les 

barrières  où  se  heurte  an  tous  sens  l'initiative  indivi- 
duelle; l'inaction  tôt  on  tard  imposée  aux  esprits  indé- 
pendante; le  Vide  mal  dissimulé  de  l'existence  officielle 
et  le  vide  trop  apparent  de  tout  ce  qui  n'est  p;is  service 
d'État;  en  un  mot,  l'impuissance  d'agir  et  la  btigus  de 
vouloir,  l'inutilité  de  l'effort,  mieui  ressentie  avec  l'âge, 

rejettent  parfois  dans  la  ronteinplalion  et  le  mysticisme 
tles  âmes  robustes  qui,  an  d'autres  pays,  s;-  fussent  absor- 

i.  Voyez,  p.  <-\.,  li  I        .  MoinfM  du  16  «"t.  187J,  p.  880-888. 


26  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

bées  dans  l'action.  Peut-être  l'usure  du  climat  n'y  est-elle 
pas  non  plus  étrangère,  car  les  forces  morales  ne  lui 
résistent  souvent  pas  mieux  que  les  forces  physiques;  on 
vieillit  vite  sous  ce  ciel. 

En  Russie  le  mysticisme  habile  le  Nord  plutôt  que  le 
Midi  et  VizJ'ti  du  pa\ san  de  préférence  à  la  maison  sei- 
gneuriale, parce  que  le  moujik  est  plus  voisin  de  la  nature 
et  qu'en  Russie  la  nature  est  d'ordinaire  plus  mélancolique 
et  plus  mystérieuse  dans  le  Nord.  Le  mysticisme  russe  se 
ressent,  du  reste,  du  sol  et  du  peuple;  il  conserve  presque 
toujours  une  saveur  de  terroir.  Ne  lui  demandez  point 
l'exquise  et  allègre  poésie  de  ce  doux  extatique  de  Fran- 
çois d'Assise  qui,  dans  sa  charité,  embrassait  toute  la  nature 
vivante,  prêchant  aux  petits  oiseaux  et  «  à  ses  sœurs  les 
hirondelles  ».  Peut-être  faut-il  pour  cela  le  ciel  et  les 
fraîches  vallées  de  l'Ombrie  ou  de  la  Galilée.  S'il  n'a  pas 
la  suavité  franciscaine,  le  mysticisme  russe  a  rarement 
l'àpreté  de  l'ascétisme  oriental.  S'il  est,  lui  aussi,  souvent 
bizarre,  lourd,  prosaïque,  il  est  d'ordinaire  moins  sombre 
et  moins  farouche.  Il  perd  rarement  tout  A  fait  le  sens  du 
réel:  il  garde  dos  soucis  pratiques  jusque  dans  ses  con- 
oeptions  les  plus  folles.  Son  vol  ne  dépasse  jamais  les 
sommets.  Le  vide  éther  des  espaces  célestes,  l'air  raréfié 
des  hautes  cimes  ne  conviennent  point  A  ces  entants  de  la 
plaine.  ÏUSqu'én  ses  envolées  les  plus  hardies,  le  Russe  ne 
quitte  presque  jamais  la  terre  du  regard.  Aux  songes  les 
plus  étranges  de  rilluminisme  religieux  ou  de  l'utopie 
politique,  il    mêle  fréquemment    les  calculs  de  l'esprit   le 

plus  pratique  :  curieuse  alliance  qui  se  rencontre  en 
d'autres  pays  du  Nord,  en  Angleterre  et  surtout  aux  États- 
Unis,  l'.'csl  là  peut-être  une  des  rares  ressemblances  des 
lin-,-!-,  et  d.s  Unéricains. 

C'est  que  le  tond  dn  caractère  russe,  demeure  un  posili- 
risme latent,  un  réalisme,  lui  aussi,  parfois  inconscient  qui 

perce  I  travers  tout  ce  qui  le  recouvre  el  le  déguise.  Nous 

axons  déjà  en  l'occasion   d'insister  SUT  n  Irait,  el    il  suflil 


LE  MYSTICISME  RUSSE.  27 

de  le  rappeler'.  Ce  n'es!  pas  seulement  dans  la  littérature, 
dans  le  roman  qu'on  Irouvc  combinée  en  Russie  ce  que  les 
Occidentaux  onl  appelé  positivisme  et  mysticisme,  natura- 
lisme et  idéalisme;  c'esl  dans  l'âme,  dans  la  rie,  dans  le 
caractère  russes.  Les  contrastes  que  loseph  de  Haistre  se 
plaisail  déjà  à  signaler  dans  les  idées  el  dans  les  mœurs 
de  --s  hôtes  de  la  tféra,  nous  les  avons  partout  retrouvés 
dans  l'homme  lui-même9,  il  faut  toujours  en  revenir  là, 
quand  on  parle  des  Russes.  C'esl  cette  alliance  même  de 
irails  opposés  qui  fait  l'originalité  de  leur  c  na- 

tional, qui  lui  donne  quelque  chose  d'imprévu,  de  trou- 
blant, d'insaisissable  el  en  rend  l'étude  m  attachante  parce 
qu'elle  réserve  toujours  des  découverl  les  énigmes. 

Chez  le  Russe,  les  contraires  s'attirent  Toutes  ces  opposi- 
tions de  tempérament,  tous  ces  contrastes  de  caractèi 
manifestent  dans  sa  religion,  el  nulle  part  peut-être 
plus  de  relief  que  dans  ses  sectes  populaires.  N'aurait»!! 
d'autre  intérêt,  l'examen  de  ses  croyances,  de  ses  rit.->,  de 
ses  superstitions,  i\<-  ses  Ignorantes  <-i  grossières  h 
ries,  sera!!  toujours  un  curieux  chapitre  de  psychol 
nationale. 

l.  Voyez  t.  I  ',  liv.  in  ehtp.  a. 
jfos  t.  I  .  Ut.  III   ehap.  m 


CHAPITRE    III 

I)"1  la  nalure  de  la  religion  en  Russie.  —  Est-il  vrai  que  le  peuple  russe  ne 
soit  pas  chrétien? —  Caractères  du  sentiment  religieux  chez.  lui.  —  Com- 
ment son  christianisme  est  parfois  demeuré  extérieur.  —  Raisons  de  ce 
fait.  —  Manière  dont  la  Russie  a  élé  convertie.  —  De  quelle  façon  le 
polythéisme  a  persisté  sous  le  christianisme.  —  Dieux  slaves  et  saints 
chrétien.  —  En  quel  sens  le  peuple  russe  est  un  peuple  bireligieux.  — 
Rites  chrétiens  et  notions  païennes.  —  Persistance  de  la  sorcellerie.  — 
Religion  envisagée  comme  une  sorte  de  magie.  —  Pourquoi  le  peuple  rasée 
n'en  doit  pas  moins  être  regardé  comme  chrétien.  — Influence  de  l'Évan- 
gile sur  ses  idées,  ses  mœurs,  sa  littérature. 


Nous  étudions  le  sentiment  religieux  en  Russie;  mais 
le  peuple  russe  est-il  vraiment  religieux,  est-il  vraiment 
chrétien?  Les  vagues  et  grossières  croyances  du  moujik 
méritent-elles  le  nom  de  religion;  ses  confuses  notions  sur 
l.i  vie  et  sur  le  monde  proviennent-elles  bien  de  la  foi 
chrétienne?  Beaucoup  de  ses  compatriotes  le  contestent. 
Pour  ii ii  grand  nombre  de  Russes,  la  Russie  n'est  ni  reli- 
gieuse ni  chrétienne.  À  Pétcrsbourg,  à  Moscou  même,  cela 
esl  devenu  une  sorte  d'axiome.  Des  hommes,  d'opinions 
d'ailleurs  forl  diverses,  sont  là-dessus  d'accord.  A  les  en 
croire,  le  moujik  n'a  de  la  religion  que  l'apparence;  il  n'a 

de  chrétien  que  les  dehors.  Kn  certains  cercles,  ce  n'est  pas 
i.i  seulement  un  lieu  commun,  c'est  aussi  une  prétention 

nationale.  On  esl  disposé  à  s'en  l'aire  -luire,  oubliant  que, 
s'il   \  ;i   là  une  pari   de  Vérité,  la  .cuise  eu   est    surtout  au 

peu  de  culture  du  !»-••>  ^ .  Déjà,  sous  Nicolas,  l'un  «les  oracles 
de  la  pensée  russe,  Biélinskj  écrivait  à  Gogol,  si  je  ne  me 
trompe:  Regardez  bien  le  peuple  et  roua  verrez  qu'au 
fond  11  esl  athée,  il  a  des  superstitions,  il  n'a  pas  de  reli- 

\  plus  l'un  Pétorsbourgeois  cela  semble  préférable. 


CARACTÈRES  m-;  LA   RELIGION   DU   PEUPLE.  2«J 

On  trouve  avantage  à  ce  qu'au  poiol  de  vue  religieux, 
comme  au  point  de  rue  politiqu**.  L'esprit  russe  aoil  une 
table  rai 

Un  Busse,  ami  et  disciple  de  Uitré,  i  fort  bien,  >ur  ce 
point,  exprimé  l'opinion  de  beaucoup  de  sss  compatriotes; 
il  nous  reprochai!  d'avoir  attaché  trop  d'importance  à  l'en- 
trée de  la  Russie  su  nombre  dss  m'inns  rjhrétionnoa *  En 
Russie,  a  dit  M.  Wyroubof,  il  j  i  su  des  Églises,  Un']  i 
jamais  eu  de  religion,  si  ce  n'est  le  polythéisme  primitif. 
L'Église  a  dissous  peu  à  peu  le  paganisme  Bans  réunir  i 
lui  rien  substituer.  Le  peuple,  resta'  sans  croyances  en 
rapport  avec  ses  besoins,  s'est  monta  lible  i  toutes 

les  superstitions,  à  toutes  les  élrangetés  Rn  l'ail,  la  Un 
n'a  jamais  été  ni  réellement  chrétienne,  m  réellement 
orthodoxe;  «'lit'  n'a  jamais  été  soumise  qu'à  un  linral 
de  baptême. 

L'objection  revient  à  dire  que  les  sujets  'lu  tsar  ont  un 
culte  h  n'ont  pas  de  religion.  Cest  là,  qu'on  veuille  bien 

le  remarquer,  une  observation  que,  pour  des  raisons  ana- 
logues, on  pourrait  étendre  à  bien  ifautrei  pas-,  à  bien 
d'autres  époques.  Certes;  il  n'a  pu  suffire  sus  Varègues  de 
Vladimir  de  prendre  un  bain  dans  les  eau  du  Dniepr 
pour  en  sortir  chrétiens,  a  Kief  et  >rod,  eomme 

plus  tard  à  Moscou,  un  paganisme  latent  et  Inconscient 
a  pu  longlempi  régner  à  l'ombre  de  la  eroii  bysantine. 
.Mais,  à  regarder  l'histoire,  la  Rus  il  ni  le  seul  fctst 

de  l'Europe  où  le  christianisme  ait  été  oifidellement  im- 
posé par  une  sorte  de  eoup  d'autorité,  ni  le  ,-eul  où  la  foi 
chrétienne  soit  longtemps  demeurée  tout  extérieure,  toute 

superficielle.  Les  Francs  de  Clovis  et  Isa  Saxons  de  Char- 
lemagne  ne  nous  semblent  pas  avoir  beenconp  mieux  com- 
pris le  christianisme  que  les  droujinniks  de  Vladimir  et 
d'Iaroslaf.  Nous  pourrions,  à  cet  égard,  faire  de  curieux 
rapprochements  entre  les  Francs  peinte  par  (uégoire  de 

1.  Vo\.v  la  Pfùlotophie  poêitite,  ik»\.  ls;3et  auùi  II 


30  LA  RUSSIE   HT   LES  RUSSES. 

Tours,  et.  les  Slaves  décrits  par  la  Chronique  do  Nestor. 
A  comparer  les  deux  pays  et  les  deux  époques,  ce  n'est  pas 
toujours  chez  le  moine  de  Kief  et  chez  les  Rurikovilch 
qu'on  trouverait  le  moins  de  religion  et  le  moins  de  sens 
chrétien.  Dans  la  Russie  des  Apanages,  l'Église  et  la  foi 
n'ont  guère  eu  moins  d'ascendant  sur  les  grands  princes 
qu'elles  n'en  ont  eu,  en  Occident,  sur  les  Carolingiens  et 
les  premiers  Capétiens.  Qu'on  lise  les  instructions  de  Vla- 
dimir Monomaque  à  ses  fils';  l'empereur  Louis  le  Dé- 
bonnaire ou  le  roi  Robert  n'auraient  pas,  dans  leur  testa- 
ment, montré  plus  de  respect  de  l'Évangile  ou  de  souci  de 

l'Église. 

A  prendre  l'époque  actuelle,  la  Russie  n'est  pas  non 
plus  le  seul  pays  des  deux  mondes  où  le  christianisme 
se  réduise  fréquemment  en  pratiques  extérieures  et  en 
notions  grossières.  Ce  que  certains  Russes  disent  de  leurs 
compatriotes,  bien  des  nationaux  ou  des  étrangers  l'ont 
dit  de  maint  peuple  de  l'Europe  ou  de  l'Amérique  méri- 
dionale. Combien  de  fois  n'a-t-on  pas  répété  que,  avec 
toute  sa  dévotion,  avec  tous  ses  hommages  aux  saints  et 
aux  images,  le  Napolitain  ou  l'Andalou,  et,  à  plus  forte 
raison,  le  Mexicain  ou  le  Péruvien,  n'étaient  réellement 
pas  chrétiens;  que,  sous  le  mince  vernis  de  leur  christia- 
nisme de  surface,  perçait  partout  le  vieux  polythéisme?- 
Pour  un  esprit  non  prévenu,  le  cas  de  la  Russie  n'est  donc 
pas  aussi  singulier  que  semblent  le  croire  beaucoup  de 
Russes.  Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  dénier  au  moujik  le  litre 

de  chrétien,  car  il  faudrait  alors  le  refuser  a  bien  d'autres. 
i»u  risquerai!  d'aboutir  à  cette  bizarre  découverte,  que 
les  pays  où   la  religion  est  restée  le  plus   en  honneur. 

ou    sel    rites   et    ses    préceptes  oui  -aide    le    plus  d'empire 

sur  les  ui.i>->e-,  ne  connaissent  "i  religion  ai  christianisme< 
i     religion,  et  cela  esl  vrai  de  la  plus  sublime  comme 

des  plu-  liumhle-,  la  religion  s'épure  ou  se  dégrade  selon 
1.  M.  i    i  •   •  i  i  ii  .i  donné  la  traduction  dam  aa Chronique  de  /Valois 


CARACTÈRES   DE   LA  RELIGION   DU   PEUPLE.  31 

le  milieu  qui  la  reçoit.  Chez  un  peuple  grossier,  ignorant, 
elle  devient  ignorante  et  groesière.  Entre  elle  et  le  croyant 
il  y  a  one  action  réciproque;  «-Il  •  se  saatérialise  quand  elle 
ne  peut  le  spiritualiser;  elle  s'abaisse  avec  ceux  qu'elle 
ne  peui  élever.  La  religion  prend  loi  hommes  par  le  dedans 
ou  par  le  dehors,  selon  leur  degré  de  culture;  el  c'est  par 
le  dehors  que  commence  le  plus  souvent  mm  empire, 
comme  c'est  encore  par  h-  dehors  qu'il  >••  prolonge,  alors 
que  s'affaiblit  son  autorité  sur  le  ded 

Il  se  rencontre  souvent  ici  une  confusion  aVidées  qu'il 
importe  d'éviter.  De  <e  qu'une  religion  esl  le  ce 

que  les  rites  et  les  formel  j  prédominant,  il  ne  s'ensuit 
pas  toujours  qu'elle  soit  toute  de  forme.  Die  peut  être,  ou, 
mieux,  elle  peut  sembler  huit  extérieur  Ire  peur 

eela  superficielle.  Ce  sont  là  deux  «hoses  fort  différentes. 
Telle  pratique,  qui  nous  parait  tic  pure  forme,  peul  tenir 
au  plus  profond  des  Dotions  populaires  on  au  plus  intime 

du  ifcur:  il  faudra  des  iièoles  pour  l'en  déraciner.  L'im- 
portance attachée  aux  rites  et  aux  observances  ne  pn 

point  que  le  culte  rCStS  SaUS  prise  BUT  le  fond  de  riioinilie. 

Loin  de  là,  à  un  certain  degré  de  culture,  comme  à  un  cer- 
tain âge  de  la  vie,  l'intérieur  est  asservi  à  l'extérieur.  Il  ne 
pénètre  à  l'Ame  que  ce  qui  frappe  le  sens;  il  n'\  .»  de  règle 
pour  le  dedans  que  ce  qui  règle  le  dehort  qu'alors 

l'homme  est  presque  loul  en  dehors^  ou  le  dehors  sel 
presque  tout  l'homme. 

Celte  réserve  laite,  il  rote  vrai  qu'en  Russie  Is  religion 
est  demeurée  plu  lière  qu'en  tel  ou  tel  autre  p 

La  foi  chrétienne  \  est  entachée  de  notions  païennes.  En 
dehors  même  de  ces  tribus  d'origine  tinno-turque,  qui 
n'ont  de  chrétien  que  leur  inscription  sur  les  re-istres  de 
l'église,  le  paysan,  >'ii  est  toujours  religieux,  ne  semble 
pas  toujours  chrétien.  Pour  être  parvenu  à  rayer  de  Lame 
russe  le  nom  et  le  souvenir  de--  dieux  païens,  le  christia- 
nisme n'a  pas  toujours  réussi  à  y  graver  ses  dogmes  et 
ses  croyances.  Entre  les  vieilles  conceptions  païennes  et 


32  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

les  enseignements  évangéliques,  il  y  a  une  sorte  de  su- 
perposition qui  a  persisté  jusqu'à  nous.  Ce  ne  sont  pas 
seulement  les  rites  du  paganisme  que  le  paysan  a  cà  et  là 
conservés,  c'est,  sous  une  enveloppe  chrétienne,  l'esprit 
même  du  polythéisme.  Aussi,  est-ce  devant  le  moujik  qu'on 
pourrait  dire  que  le  paganisme  est  immortel. 

Ce  phénomène  s'explique  par  plusieurs  raisons  faciles  à 
saisir,  par  l'état  de  culture  du  peuple,  par  son  manque 
d'éducation  historique,  et  aussi  par  son  caractère,  par  son 
réalisme  invétéré,  son  attachement  traditionnel  aux  rites 
et  aux  coutumes.  Il  s'explique  par  l'esprit  de  l'Église  qui 
lui  apporta  l'Évangile,  par  les  défauts  du  christianisme 
byzantin,  lui-même  déjà  tombé  dans  le  formalisme,  et 
au>si  par  la  manière  dont  la  foi  nouvelle  se  substitua  à 
l'ancien  polythéisme.  Le  missionnaire  grec  était  enclin  à 
faire  consister  toute  la  religion  dans  les  rites,  et  ses  pro- 
tecteurs, les  convertisseurs  du  peuple,  les  princes  de  Kief 
étaient  naturellement,  par  leur  éducation  païenne,  encore 
plus  portés  à  ne  demander  à  leurs  sujets  que  le  respect 
des  observances  de  la  foi  nouvelle. 

Une  des  choses  qui  frappent  dans  l'histoire  de  la  Russie, 
c'est  la  facilité  avec  laquelle  le  christianisme  s'esl  intro- 
duit chez  les  Slaves  russes.  Entre  l'Evangile  et  le  paga- 
nisme, la  lutte  lui  courte,  la  victoire  peu  disputée.  A  Kief, 
où  le  Christ  avait  des  églises  des  avant  Vladimir,  le  poly- 
théisme semble  avoir  élé  vaincu  sans  avoir  presque  com- 
batlu.  Il  s'efface,  en  quelque  sorte,  il  s'évanouit  tout  à  coup 
devant  le  conquérant  étranger1.  Or,  en  religion,  plus  en- 

qu'en  politique,  il  n'y  a  de  Complètes  et  île  durables 

que  l<  i  victoires  disputées. 
Le  triomphe  «in  christianisme  fut  d'autant  pins  rapide 


I.  si  à  Novgorod  lar<  i- laine  <iu  paganUnM  lui  un  pea  plot  longuo  si  plut 
M,  \    Mik.ii  i>i  .1  iii'uiiii-  que,  un  borda  nêmai  du  Volkof,  oeUt  rèuV 

l.ino-    lui  ii Il  f   ,1m'  m-    |  uni  nu   SolOYtol  il    KOtl arof.    Nikiltki   :    l'rlihi 

Novgorod, Oteherk  vnoutrenndi  ■  <■■>  n  <•  veUkotn  Novgorodé,  Saint  Wtert» 


CHRISTIANISME   A   DEMI  PAIKX.  33 

que  le  polythéisme  des  Slaves  Russes  était  plus  informe, 
plus  vague,  plus  primitif.  Si  1  irait  des  dieux,  s'il  possé- 
dai! même  des  images,  des  statues  de  ses  dieux,  le  Slave 
du  Dniepr  n'avait  ni  temples  pour  les  abriter,  ni  cl- 
pour  les  défendre.  Le  culte,  pour  ne  pus  dire  la  religion, 
était  encore  chez  lui  en  voie  de  formation.  Au  lieu  d'être 
en  décadence,  comme  le  polythéisme  classique,  son  paga- 
nisme semble  avoir  été  plutôt  dana  la  période  d'éiab 
tion.  Ce  qui,  en  d'autres  circonstances,  su  sût  pu  rendre 
lu  résistance  plus  rive,  ne  l'a  pas  empêché  a\  mber 

devant   une  religion  supérieure  non  seulement   par 
croyances,  mais  par  son  organiaation,  par  son  eutte  M  son 
clergé.  Toutefois,  comme  le  sentiment  palan  était  en 
dans  toute  sa  vigueur,  'pi*'  l'âme  populaire  au  était  imbue, 
le  triomphe  du  Dieu  unique  s  été  longtemps  pins  appa- 
rent que  réel.  Les  Idées  et  les  Dotions  du  polythéii 

Ont,  après  SS  défaite  «  »  Il  i<  ■  i  «  - 1 K- .    p  u.t\.  r->   les  rites 

du  nouveau  culte.  Ce  qui  I   été  rSOfUné   par  \ladimir.  ce 

sonl  tes  diem  de  boisé  barbe  d'or  du  paganisme  rai 
slave,  plutôt  que  les  antiques  conceptions  q 
personnifiaient.  Aux  anciennes  Idoies,  convaincues  d'iin- 
puissance  devant  1  v-  Dieu   des  missionnaires  bysantina, 
ont  succédé  le  Christ  et  les  snnu  du  chrietianisme.  I 

victoire    de    l'Évangile    s'est    ainsi    trouvée   d'autant  plus 
facile  qu'elle  était  moins  profonde.  II  s  j,i  i*.  .fautant  plus 

vite  possession  des  collines  de  Kief  et  des  dssneures  des 
Varëgues  qu'il  B'emparail  moins  rit-  et  apportait 

moins  de  trouble  dans  les  âmes,  moins  de  changement 

dan-    les   idée-.   (»n  comprenait    -i    peu   le    christianisme 
(pion  icslait   à  demi  païen  -an-  le  Savoir.  Telle  est  encore 

souvent,  après  d»-  siècles,  la  religion  du  moujik.  I 
nisine  latent,  l'Église  et  l'Étal  se  sontdonné  d'autant  moins 
de  peine  pour  le  déraciner  qu'il  opposait  moins  de  résis- 
tance extérieure  et  B'ignorait  davantage  lui-même1. 

1.  Il  nous  a  paru  inutile  de  rappeler  le  récit  de   Nestor  sur  la  conversion 
m.  3 


34  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

La  religion  du  peuple  a  ainsi  été  longtemps  une  sorte  de 
paganisme  chrétien,  ou  mieux  de  christianisme  païen,  où 
le  polythéisme  «  représentait  les  croyances  et  le  christia- 
nisme le  culte  ».  Si  les  idées  chrétiennes  s'infiltraient  peu 
à  peu  à  travers  les  notions  païennes,  en  revanche  les 
vieilles  cérémonies  du  paganisme,  avec  ses  chants  et  ses 
danses,  revivaient  souvent  au-dessous  des  rites  de  l'Église1. 
Un  a  pu  dire  que  le  peuple  russe  était  un  peuple  Irré- 
ligieux. Les  vieux  chroniqueurs  en  faisaient  déjà  la  remar- 
que. Celte  sorte  de  dualité  de  croyances,  persistant  à  tra- 
vers les  siècles,  a  frappé  tous  ceux  qui  ont  étudié  le  paysan; 
elle  se  retrouve  encore  aujourd'hui  clans  ses  chants,  ses 
contes,  ses  traditions,  comme  dans  son  imagination.  L'élé- 
ment chrétien  et  l'élément  païen  s'y  mêlent  et  s'y  entre- 
croisent de  telle  façon  que  sa  religion  ressemble  à  une 
étoffe  de  deux  couleurs*. 

Les  dieux  slaves  ont-ils  été  elfacés  de  sa  mémoire,  le 
peuple  a  gardé  le  souvenir  des  divinités  secondaires,  de 
celles  du  moins  qui,  par  leur  nom  ou  par  leurs  attributs, 
l>.  i^onnifiaient  le  plus  nettement  les  forces  de  la  nature. 
Comme  presque  partout,  c'est  la  partie  inférieure  de  la 
mythologie  qui  a  le  mieux  résisté.  C'est  ainsi  que,  en  près 
de  dix  siècles,  le   christianisme   n'a  pu  supprimer  ni  le 

de-  ftMQM]  d'autant  qu'une  grande  partie  de  ce  récit,  spécialement  la  pn '-ten- 
due enquête  <1<-  \  I  idiinir  sur  le  Judaïsme.  I  Maniisme  et  le  Christianisme  _rec 
ou  latin,  a  toutes  les  apparences  (l'une  loirende. 

1.  Cafte,  ael  si  vrai  qu'an  MizièaM  riècle,  sous  Ivaa  le  Terrible,  lors  du 
Caocile  qui  rédigea  le  StogUtr,  les  évoques  se  plaignaient  publiquement  de 
la  fréquenee  de»  oeraneeneu  païennes.  \.n  cettann  contrées  ils  pourraient 
aajatfe  renouveler  les  mêmes  plaintes  aujourd'hui. 

2,  Voyez    notamment     Manasjel'  :    Xurmhnjin     Itoiistlciin    l.ctjt'ndij,    p.   I.  ; 

i  Folk  t.ilex,  p.  :;.'.,.  i  q  grand  nombre  des  r hanta  de  la 
«ii.iinb-  comme    de   la   l'élite   Itussie  sont    ce    que   des   savants    russes  oui 

appf-b  beraQgaanj  [dêouviernyia.)  il  en  est  de  naine  dee  Zagow>ryi  conjura- 
lions  magiques  rythmées  et  parfois  rimées,  dont  le/bifc  lore  awacorite  eal  fort 
ikIk.  tin  eu  BWnade  de  rorme  clirélicnnc  el  de  Forme  païenne  :  parfois  le 
CbfM   |  Ul  invoqué  en  même  temps  (pie  le  Soleil  et  la  Taire  bumide.  L'appel 

|i  ne  nluircK,  aux  llenvea,  aux  tenta,  au  I   Soleil  trois  loi     nïnl 
sat  du  reste  fr^pj  (  poésie  m-si-  populaire  de  toute  époque.  Voyez, 

\   i:  Mnb.iud    la  Runii  épique, 


PERSISTANCE  DES   NOTIONS   PAÏENN:  35 

Vodiany,  l'esprit  des  eaux,  vieillard  au  visage  boursouilé 
et  aux  longs  cheveux  humides  qui  habite  les  rivières  et  fait 
sa  demeure  près  des  moulins;  ni  les  Aesuoifeas,  eorta  de 
girènei  ou  de  naïades  slaves,  à  la  peau  ûYargenl  et  à  la 
chevelure  verte,  qui,  de  même  que  les  nymphes  grecques 
le  jeune  Hy  las,  attirent  leejeoo  -  au  fond  des  eaux:  ni 

le  Lécha,  l'esprit  des  boit,  sorte  de  lutin  folâtre  ou  de  Syl- 
vain aux  pieds  de  ehevre,  qui  ég*re  'es  voyageurs  dans  la 
forêt;  ni  le  Domoao*,  le  génie  de  la  maison,  dont  le  poêle, 
ce  foyer  russe,  est  la  demeure  pn  Iras  fan- 

tastiques jouent  un  grand  rôle  dans le> chanta  al  les  eontss 
populaires.   Les  marais,  les  lacs,  If-  les  ont  fait 

vitre  «laiiN  l'imagination  rnou 
En  Rnsak  pins  qu'ailleurs.  ••'*•>!   vint,, ut  dans  le  culte 
sainla  que  le  polythéisme  a'esl  m  Si  oubliés  que 

soienl  lea  dieoi  listes,  Ui  n'ont  diaparu  da  toi  rusas  qu'an 
se  travestissant  en  aainta  chrétiens.  Pour  se  retrouver 
dans  l'Orient  hellénique,  pomme  dans  l'Oeeident  latin,  de 
pareilles  mntsmnrphoson n'ont nnlln part (HUi pins frftjncsitsa 
qu'en  Russie.  Mlles  aeulee  eipUquenl  la  vogue  de  certains 

bienheureux  et  la  bizarre  hiérarchie  da  de]  rUSBO.  La  place 

assignée  par  la  dévotion  populaire  I  asa  assnta  nivorie  sol 
sans  rapport  avec  h-ur  rôle  dans  l'histoire  ecclésiastique  ou 

leur  rang  dans  la  liturgie  orthodoxe.  On   a  remarqué  que. 

parmi  les  hôtes  de  l'ompyrée  chrétien,  les  plus  vénérée  du 

peuple  étaient  souvent  les  moins  humains  ou  le-.  motUS 
historiques,  ceux  quels  légende  i  le  plus libresaeatmode- 
lés  à  son  gré,  La  raison  en  est  simple  :  saints  légeudaJ 
anges  du  ciel  OU  prophètes  de  l'ancienne  loi,  h's  pn  ; 
de  la  dévotion  russe OOt pour  1s  plupart  conservé  un  carac- 
tère mythique. 

Plusieurs  ne  sont  que  des  dieux  dégradas  ou  puriliés.  De 
l'Olympe  barbare  delà  Rouss  primitive  ils  ie  jonfl  gj 
dans  le  paradis  orthodoxe.  Parfois,  sous  le  couvert  d'une 

t.  Vu\e/.  p,  ex.,  Haillon  :  The  Sonys  of  the  Russian  peuple. 


36  LA  RUSSIE  ET  .LES  RUSSES. 

ressemblance  de  noms,  ils  ont  transmis  à  un  saint  leurs 
attributs  et  leurs  fonctions.  C'est  ainsi  que  saint  Biaise,  en 
russe  Vlas,  a,  dans  les  superstitions  locales,  pris  l'emploi 
de  l'antique  Yolos  ou  Yeles,  le  dieu  des  troupeaux.  Le 
Jupiter  slave,  Péroun,  le  dieu  de  la  foudre,  dont  les  statues 
lurent  jetées  dans  le  Dniepr  et  le  Yolkof,  est  remonté  sur 
les  autels  sous  la  figure  d'Élie,  saint  Elie,  Ilia.  Le  prophète 
d'Israël,  enlevé  au  ciel  sur  un  char  de  feu,  a  succédé  au 
dieu  du  tonnerre  des  anciens  Russes,  de  même  que,  chez 
les  Grecs,  le  même  Elie  avait  déjà  hérité  d'Hélios,  le  Soleil. 
Lorsqu'il  tonne,  c'est,  pour  le  moujik,  le  char  du  prophète 
Elie  qui  roule  dans  les  deux1.  En  même  temps  que  de  la 
foudre,  ce  maître  de  l'orage  dispose  de  la  grêle.  Un  conte 
du  gouvernement  de  Iaroslavl  le  montre  détruisant  les 
récoltes  d'un  paysan  qui  célébrait  la  Saint-Nicolas  sans 
fêter  la  Saint-Élie*. 

Pour  d'autres  bienheureux,  pour  saint  Nicolas,  pour 
l'archange  saint  Michel,  pour  saint  Georges,  l'un  des 
patrons  de  l'empire,  dont  l'équestre  image,  d'origine 
païenne,  décore  l'écusson  national,  le  caractère  mythique 
n'est  pas  moins  marqué.  Saint  Georges  et  saint  Michel  par- 
tagent avec  saint  Élie,  et  aussi  avec  saint  André  et  saint 
Pierre,  la  succession  du  Thor  slave,  Péroun.  D'autres  fois, 
dans  m  lète  du  printemps,  le  23  avril,  Georges,  Iouri  ou 
i  j  le  brave  devient  le  protecteur  des  troupeaux  et  appa- 
raît, d€  même  que  saint  Biaise,  comme  l'héritier  du  dieu 
Yolos.  I>au>  la  légende  du  chevaleresque  pouivhasseur  du 

dragon, aorte  de  Persée  ou  de  Bellérophon  chrétien,  les  sou- 
venirs païens  et  les  idées  chrétiennes  s'enchevêtrent  et  se 
confondent,  chez  les  Rosses  tout  comme  chez  les  Grecs  et 
tes  Latins. 

1,  Yoytt  l'.iiti- iiii'-i'-miMit  M'îiiiasii-r  :  Poétitchtêkiia  Voureniia  >/< 

i    Ralston     The  Songé  of  il"-  Rutttati  peuple, t[  M.  I..  I  • 
acquitte  -<nn  111:111  «•  de  la  mythologie  titre,  Nouvelle*  élwU$  elavet,  9  »érie^ 

2.  AfaniiM  thyfa  Rouukiia  Legendytvf  10.  —  RiUloa  :  Ruttian 
folk  talc*,  p  140. 


DIEUX  PAÏENS  ET   SAINTS  CHRÉTIENS.  37 

Il  en  est  de  môme  de  saint  Nicolas,  le  plus  invoqué  et  le 
plus  puissant  de  tou>  les  saints  russes,  eelui  qui,  selon  la 
croyance  populaire,  doit  succéder  a  Dieu,  lorsque  Dieu  se 
fera  vieux.  Saint  Nicolas  .t  Lee  vocations  les  plus  diyei 

t,  comme  en  Occident,  le  patron  des  enfants,  cfesl  le  pro* 
tecteur  des  matelota,des  pèlerins,  dea  gens  an  danger.  Par 

Opposition  à  saint  Élie,  souvent  dur  et  \  indicatif,  laÎDt  S 

las,  est  le  bon  saint,  obligeant  et  leconrable  par  excellence. 
Le  Husse  en  emporte  le  culte  partout  avec  lui  et  le  répand 
autour  de  lui.  Chez  les  indigènes  de  la  Sibérie,  saint  Nicolas 
est  le  dieu  agricole  et  le  «lieu  de  la  bière  que  l'on  fête  pan 
dant  la  moisson.  Les  païens  d'au  delàde  l'Oural  ont  pour  lui 
les  mêmes  bonunages  que  les  orthodoaee  :  ainai  les  \  otiaks 
non  baptisés  el  les  <  tstiaks,qui  l'appellent  Kola,  le  dieu  ru 
Kn  Europe,  comme  en  âaie,  pluaJenrs  tribus  flnno-torq 
officiellement  convertie-,  au  christianisme,  ne  connaJasent 

guère  d'autre  dieu  chrétien.  PreaqUC  toute  la  n-h. 

TchouYaches  du  Volga  ss  réduit  en  pèlerin 
tuaire8,  partout  fort  nombreux*  I  In  peut  aini  aujour- 

d'hui suivre,  en  Bussie  même,  les  diferees  phases  de 
l'évolution  religieuse,  du  paganisme  ou  du  fétichisme  au 

christianisme. 

La  façon  dont  le  pa\san  honore  BeSSSintS,  l'idée  qu'il  SS 

fait  de  leur  puissance,  de  leur  protection,  de  leurs  raneo 
es!  Bouvent  encore  toute  païenne.  H  redoute  leu  mee 

et  prend  garde  de  bleSSCT  leur  amour-propre.  Il  eherehe  à 
gagner  leur  faveur  et  leur  en  veut  de  leur  négligence.  «  Te 
sert-il,  prie-le;  ne  te  sert-il  pas,  mets-le  SOUS  le  pot  »,  dit 

un  dicton  populaire',  On  >;ut  que  dans  chaque  maison, 

presque  dans  chaque  chambre,  la  place  d'honneur,  un  des 
angles  de  la  pièce,  selon  un  USage  Oriental, est  OCCOpée  par 

les  Baintes  images,  ces  dieux  lares  moscovites.  Pour  elles 
est  le  premier  salut  de  tout  Husse  qui  entre.  Veut-il  com- 
mettre un  acte  qui  puisas  les  i  hoquer,  le  pécheur  a  le  soin 
de  leur  voiler  la  face.  Ainsi  les  femmes  de  mœurs  légères. 

1.  «  Goditsia,  molitsia;  ne  goditsia,  gurchki  pokrivat.  » 


38  LÀ  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Les  Russes  ont  l'habitude  d'honorer  les  saints  et  le  Christ 
lui-même  en  faisant  briller  des  cierges  devant  leurs  images. 
Durant  les  offices,  les  fidèles,  debout  les  uns  derrière  les 
autres,  se  transmettent  de  main  en  main  les  petits  cierges 
à  poser  devant  l'iconostase.  Un  jour,  c'était  la  fête  de  saint 
Georges,  un  paysan  passait  ainsi  deux  cierges.  <c  Pourquoi 
deux?  lui  demanda-t-on. —  C'est,  répondit  le  moujik,  qu'il 
y  en  a  un  pour  le  saint  et  un  pour  le  serpent.  »  Plus  d'un 
homme^du  peuple  serait  enclin  à  rendre  ainsi  hommage  en 
même  temps  à  saint  Georges  ou  à  saint  Michel  et  au  dragon 
terrassé  parle  saint.  Il  y  a  dans  leurs  croyances  une  sorte 
de  dualisme  inconscient.  La  vie  leur  apparaît  comme  la 
lutte  de  deux  principes  opposés.  On  a  cru  retrouver  dans 
les  traditions  populaires  le  souvenir  de  deux  dieux  ennemis  : 
le  dieu  blanc,  dieu  du  bien,  le  dieu  noir,  dieu  du  mal.  Cette 
vue,  à  en  croire  les  mythologues,  a  beau  sembler  inexacte, 
elle  est  d'accord  avec  les  idées  et  la  religion  de  nombre  de 
moujiks.  On  dirait  parfois  que,  sous  leur  christianisme,  se 
retrouve  une  sorte  de  manichéisme  latent.  Maintes  sectes 
pi  «pulaires  croient  partout  découvrir  le  diable  et  l'anléchiïsl . 

Une  chose  plus  d'une  fois  remarquée,  c'est  la  facilité  avec 
laquelle  le  moujik  russe,  le  colon  russe,  transporté  au 
milieu  de  populations  idolâtres,  en  adopte  les  superstitions 
ri  parfois  même  les  rites  païens.  En  Sibérie  notamment,  un 
grand  nombre  de  paysans  orthodoxes  se  laissent  prendre 

aux  grossières  séductions  dn  cliamanisine  et  figurent  parmi 

ta  ouaillet  det  ebamans.  Aux  bords  de  la  Lena,  beaucoup 
fréquentent  les  sanctuaires  bouddhistes  des  Bouriates,  leurs 
voisins.  Jusqu'aux  environs  dlrkoustk,  la  capitale  de  la 
Sibérie  orientale,  siège  d'un  archevêché'  orthodoxe,  <>n  ren- 
contre, dans  lei  isbas  russes,  des  idoles  bouriates,  en  même 
temps  que  des  images  de  saint  Nicolas  dans  les  huiles  des 

it iates.  Bn  Europe  même,  dans  la  région  du  Volga,  le 

nbii  souvent  la  oontagioa  des  superstitions  poly- 
théistes ou  retiehislcs  de  ses  roisins  allogènes,  les  lchou- 
raehes  ou  les  Tchérémisses,  par  exemple,  il  semble  qu'à 


PAGANISMK  ET   SOMGKIXJklE.  39 

demi  émergé  du  pagani*me,  Ifl  moujik  -uit  toujours  près 
de  s'y  laisser  retomber,  quand  il  ne  rencontre  pas  de  main 
pour  l'aider  à  en  sortir.  L'immensité  du  pays,  l'éloigne- 
ment  de  centres  intellectuels  e(  religieux,  l'insuffisance  et 
la  négligence  d'un  clergé  à  la  fois  trop  peu  nombreux  et 
trop  peu  instruit,  soûl  |»our  la  religion  autant  de  causes  de 
corruption.  Chez  un  pareil  peuple.  ce  qui  doit  étounei 
n'est  point  que  le  christianisme  s'j  allie  souvent  à  dei 
notions  païennes,  c'eut  que  Ii  foi  eurétfenue  y  ait  reçu  ei 
duré,  qu'elle  n'ait  pa  entièrement  étouffée   parles 

nonces  du  uagini— o, 

Sous  le  pol\tliéi*me  < loviien  du  moujik  BfU  une 

couche  religieuse  encore  inférieure,  qu'eu  creusant  un  peu 
l'on  découvre  également  au  fond  des  peuple*  de  l'Occident, 
la  ■Oreellerie.  Ou  M  saurait  demamler  au  paysan  du  Don 
ou  du  Volga  d'a\oir  perdu  l'antique  foi  da 
et  les  maléfices,  alors  quede  semblables  croyances  rampent 
encore  1U  tond  des  campagnes,  dans  le^  pa\  -  les  plus 
nejneul  civilisés.    '  u*d  eu,  oie,  U)  tptctuclu  UjOO  ttWM 

offre  l'i/l'a  russe  nous  fait  remonter  de  plusieurs  siècles 
en  arrière.  Kn  aucun  pa\*  contemporain.  Ktrouii, 

le*  charmes  magiques,  la  crainte  du  mauvais  mil  et 

mauvais  présages,  la  foi  dan*  le*  -onges  et  les  encha: 
nieuls,  ne  sont  au*si  commune*.  Il  e*t  peu  de  village*  qui 
n'aient  leur*  sorcier-,,  et  l'un  des  livres  le^  plus  répandu* 
dans  le  peuple  est  le  SoiMtK,  l'interprète  des  - 

Ces  Buperstitiona  soûl  tellement  eofacsnées  que,  si  fou 
ae  Bavait  quelle  peine  ■  au  la  culture  à  en  triompher  en 
de*  pays  autrement  favorisés,  l'on  serait  tenté  d'en  rejeter- 
la  faute  sur  le  sol  OU  PUT  la  race.  Le  Nord  a  tOUJOUM  été  la 

terre  des  magiciens  el  la  sorcellerie v  a  conservé  un  carac- 
tère plu*  sombre.  Entre  toute-,  ie>  races  ou  le*  nationalités 
de  l'Europe,  les  Finnois  ont,  tous  ce  rapport,  longtemps 
joui  d'une  sorte  de  primauté.  Aucun  peuple  n'a  eu  plus  de 
foi  dans  la  forée  des  enchantements.  Les  magiciens  tchoudes 
ont,  eu  Russie  connue  en  Scandinavie,  gardé  leur  antique 


40  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

renom.  Les  traditions  finnoises,  les  poésies  recueillies  dans 
les  villages  de  Finlande,  font  à  la  sorcellerie  une  place 
unique  dans  la  littérature.  Le  grand  poème  dont  les  runot, 
habilement  soudées,  ont  formé  le  Kalevala,  est  l'épopée 
des  conjurations  magiques.  Dans  cette  sombre  Iliade  ou 
cette  brumeuse  Odyssée  du  Nord,  les  héros,  au  lieu  de  com- 
battre avec  le  fer  ou  l'airain,  luttent  à  coups  d'incantations 
et  de  talismans,  terrassant  leurs  ennemis  et  domptant  les 
éléments  par  la  puissance  de  leurs  évocations.  Le  principal 
personnage,  le  vieux  runoia  Wàinamôincn,  n'est  qu'un 
sorcier  divin,  l'Achille  ou  l'Ulysse  de  la  sorcellerie.  Lônnrot 
et  les  savants  finlandais  qui  ont  recueilli  les  runot  du 
Kalevala  ont  également  publié  des  formules  d'enchante- 
meut  et  des  exorcismes,  destinés  à  conjurer  tous  les  périls 
dont  la  colère  d'êtres  malfaisants  peut  menacer  l'homme. 
Chez  les  Finnois  modernes,  chez  les  Finlandais  protes- 
tants du  moins,  la  religion  et  la  culture  ont  secoué  le 
joug  des  plus  grossières  de  ces  superstitions.  Il  n'en  est 
pas  de  même  en  Russie.  Le  Grand  Russe,  dans  les  veines 
duquel  coule  tant  de  sang  finnois,  le  Russe  qui,  pour  la 
sorcellerie,  a  été  l'élève  des  devins  tchoudes,  est  demeuré 
plus  fidèle  aux  croyances  de  ses  ancêtres  et  maîtres. 
Dans  toutes  les  calamités  publiques  ou  privées,  en  cas  de 
maladie, en  cas  de  disette  ou  d'épidémie,  le  moujik  continue 
à  recourir  à  la  science  du  magicien  et  à  l'expérience  des 
Sorcières.   En  cerlains  villages,  le  paysan    l'ail   régulière- 

meni  exorciser  son  champ  par  le  sorcier  après  l'avoir  fait 
bénir  par  le  prêtre;  il  esl  ainsi  en  règle  des  deux  côtés. 
En  Sibérie  el  dans  certaines  régions  «lu  nord]  les  sorciers  el 

les  ihamatis  prélèvent  une  sorte  de  dîme  pour  protéger 
les   \illages   contre    les    maladies  el    les  épi/.oolies.    Ce    D€ 

sont  pas  seule ni  des  paysans  isolés  qui  consultent  en 

Si  lefl  mailles  de  |,i  science  noire;  ce  sont  des  villages 

entiers,  publiquemenl  et  en  quelque  sorte  officiellement, 

parfois  apn-,  délibération  des  assemblées  communales. 

Jusqu'au  centre  de  la  Russie,  dans  les  gouvernements 


CHRISTIANISME  ET  MAGIE.  41 

qui  entourent  Moscou,  <m  voit  la  population  des  campagnes 
recourir,  pourchasser  la  peste  bovine,  iai  rites  de  leurs 
BBcétres.  Les  femmes,  rassemblées  au  milieu  des  ténèbres, 
pendant  que  les  hommes  demeurent  enfarinés,  fonl  à  demi 
nues  une  procession  nocturne.  Bn  trtc  marchent  les  saintes 
images,  associanl  malgré  lui  le  christianisme  aui  antiques 
cérémonies  païennes.  Des  jeunes  filles  sont  itroléon  à  la 
charrue;  elles  tracent  autour  du  villsgw  un  lilloo  que  dea 
incantatione  traditionnellea  interdisenl  à  la  peste  de 
franchir.  D'autres  fois  la  maladie,  personnifiée  par  un  man- 
nequin de  paille,  est  noyée  dans  la  rh  1ère,  oubienenl 
ou  brûlée  solennellement,  avec  un  chien  <>u  un  chat.  On  i 
vu,  en  temps  de  choléra,  des  payant  du  centre  de  l'empire 
contraindre  leur  prêtre  en  habita  taoerdotaui  i  ensevelir, 
selon  lea  rites  de  l'£s;lise,  une  poupée  de  cette  sorte  repré- 
sentant le  choléra. 

C'est  contre  U  sorcellerie  el  non  contre  les  dieux  du 
paganisme  que  l'Église  el  le  clergé  oui  eu  l.-  plus  à  lutter. 
Dansée  combal  séculaire,  le  christianisme,  l«>in  de  toujours 
triompher  de  son  occulte  adversaire,  ne  l'a  emporté  qu'en 
dégénérant  lui-même,  pour  nombre  de  moujiks,  en  une 
sort.»  de  magie  sainte,  officiellement  mnascréo  par 
l'Église  et  l'État,  Aux  yeux  de  maint  paysan,  les  rites  de 
l'Église  m-  sont  «in.'  des  eharmes  plus  solennels  el 
prières  dea  incantations  propres  à  conjurer  lea  périls 
réela  ou  imaginaires.  Pour  lui,  le  prêtre  est  avant  tout  le 
dépositaire  des  saintes  formules  <-t  l<'  maître  des  célestes 
évocations;  le  (ilui>t  n'est,  en  quelque  (acon,  que  l<'  i>lus 
puissant  et  le  plus  (i(.u\  des  enchanteurs;  Dieu  n'est  «pit- 
ié magicien  supréro 

lu  des  traita  lea  plus  marqués  »  i  «^  la  religion  du  moujik 
<f  n'est  j.a>  seulement  le  formalisme  extérieur,  c'est  l'atta- 
chement au\  rites,  à  Vobriadj  comme  disent  les  EUist 
Cet  attachement,  qui  a  été,  chez  le»  Moscovites,  le  principe 

1.  El  Magico  prodigioso,  selon  le  titre  de  la  pièce  de  l'Espagnol  Calderon. 


42  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

d'un  schisme  et  de  nombreuses  sectes,  tient  en  partie  au 
caractère  national  respectueux  de  toutes  les  formes,  dans 
les  choses  profanes  comme  dans  les  choses  sacrées  ;  il  tient 
aussi  à  la  conception  religieuse  du  peuple.  Pour  lui,  le 
rituel  et  les  paroles  sacrées  ont  par  eux-mêmes  une  vertu 
mystérieuse,  on  pourrait  presque  dire  une  vertu  magique; 
les  changer,  c'est  leur  faire  perdre  cette  vertu.  Ainsi 
s'expliquent,  par  exemple,  les  longues  controverses  sur 
l'orthographe  du  nom  de  Jésus  ou  sur  le  signe  de  croix,  dont, 
aujourd'hui  encore,  les  Russes  de  toutes  classes  font  un 
tel  usage.  Si  la  manière  de  se  signer  a  coupé  l'ancienne 
Moscovie  et,  après  elle,  la  Russie  contemporaine,  en  deux 
partis  ennemis,  c'est  que,  pour  la  masse  du  peuple,  le  signe 
de  croix  n'était  pas  seulement  une  sorte  de  mémento  du 
Crucifié  et  de  profession  de  foi  du  christianisme,  mais  une 
espèce  de  signe  magique,  un  préservatif  contre  le  mauvais 
œil  et  contre  les  dangers  du  corps  et  de  l'âme. 

Si  grossière  que  semble  une  pareille  religion,  c'est  encore 
là  (nous  devons  le  répéter)  de  la  religion  ;  c'est  encore  là 
du  christianisme;  et  un  christianisme  qui,  en  réalité,  ne 
vaut  peut-être  pas  beaucoup  moins  que  celui  de  plusieurs 
peuples  des  deux  mondes.  En  Occident  môme,  si  notre  façon 
d'entendre  la  foi  du  Christ  est  généralement  supérieure, 
elle  ne  l'a  pas  toujours  été.  Dans  la  dévotion  du  moujik, 
bien  des  pratiques  que  protestants  et  catholiques  lui  repro- 
chent comme  d'indignes  Buperstittons,  ne  sont  que  des  restes 
d'un  âge  ailleurs  évanoui,  et,  sî  l'on  peut  ainsi  parler,  des 
traits  d'archaïsme  religieux. 

A  côté  des  sorciers  suspecta  de  relations  avec  le  Malin, 
il  se  rencontre,  par  exemple,  des  hommes  on  des  femmes 

laissât  profession  de  piété  que  la  crédulité  populaire  érige 

en   me  espèce   de   devins  chrétiens.   Ainsi    parfois   de 

dévotes  appelées  <viatOChi,OQ  de  pèlerins  revenus  de  Terre 

nte,  qui  se  plaisent  à  expliquer  aux  simples  les  phéno- 
mènes de  la  nature  avec  lei  mystères  des  Écritures.  Le 
peuple  des  campagnes  recherche  les  oracles  de  ces  voyants 


C.oMMKNT   Ll   PKIl'LK   KST  CIIHKTIKX.  43 

illettrés  qui  BOUTOnl  inventent  mi  répimient  d<-  nouvelles 

sectes.  Gomme  toujours  en  pareil  «as.  il  Ml  m. dais.'-  de 
distinguer  les  illuminés  de-  hnpn-lenis.  . l'aiit.uit  que,ehon 

hM  riaionnairee  comme  eha  lêf  hyeténemas,  la  rolonlé 
eai  Booveol  la  dupe  ou  la  complice  de  l'hallucination.  II 

n'\  a,  dans   ton!  cela.    rien   qu'un   ne   pm--e  relions  .1    en 

bien  d'autres  contrées,  à  des  époques  peu  reealéeui  II  t-n 
est  de  même  dea  poasédéa  que  leuw  pasunss  amunuartant, 
pour  les  guérir,  sur  la  tombe  ses  minti  en  renooL  il  en 
est  de  même  encore  des  innocenta  ».  comme  [e  Menheu- 
reui  Vasaili  de  Moscou,  mt'amsî  que  l'Oritnl  muaulman, 
la  Russie  populaire  continue  a  entourer  d'une  mite  de 
vénération  religieuse. 

t-oe  uniquement  par  1,1  1,  tiona  ou 

par  ses  pratiquée  enfantines  que  !<■  peuple  :  Iroit 

au  titre  «le  chrétien?  Nullement;  iil  est  chrétien,  m  n'eut 
pal  leulement  par  les  dehors,  par  me  nie-  an\quel>  il 
attache  tant  de  |>n\.  ofatl    in— 1  pm  1'    <l<  dan<,  par  l'esprit 

et  par  le  cœur.  Peut-être  même  mérite  t-fl  plu 

rd,  le  nom  de  chrétien  que  bouiicioup  de  cem  qnl  k 
lui  contestent.  A  travers  cette  reli|  um 

épaissie  par  son  ignorance  et  sa  gr<  on  retrouvi 

souvent  chez  lui  le  senttmenl  reHgieui  dans  mule  -a  no- 
blesse. Sous  ce  d('ini-j>a_raiusn)r,  et  j  iher> 
rations  de  Bectea  bisarres,  se  fait  jour  reeprit  chrétien  dan- 
ce  qu'il  a  de  plus  intime  et  de  pins  singulier,  tel  qu'en  la 
plupart  des  pays  de  l'Occident  il  n'apparaît  presque  jamais 
dan-  le-  OOUChes  populaire-. 

De  tous  les  peuples  contemporain-,  le  Russe  esl  un  de 
ceux  0(1  il  est  le  moins  rare  ne  rencontrer  les  aspirations 
propres  au  christnmasme,  et  les  uni  tua  qui  en  ont  fait  une 

religion  unique  entre  toutes,  la  charité,  l'humilité,  et 
chose  moins  commune  encore,  chose  ailleurs  pivsque 
inconnue  de  l'homme  du  peuple,  l'esprit  d'ascétisme  et 
de  renoncement,  l'amour  de  la  pauvreté,  le  goût  de  la 
mortification  et  du  sacrifiée.  S'il  comprend  mal  la  doctrine 


44  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

du  Christ,  s'il  est  peu  au  fait  des  dogmes  de  l'Eglise, 
d'autant  que  son  clergé  omet  parfois  de  les  lui  enseigner, 
le  moujik  entend  la  morale  et  les  conseils  du  Christ;  son 
cœur  en  sent  l'esprit.  A-t-il  l'intelligence  ou  l'imagination 
encore  païenne,  il  a  déjà  l'âme  chrétienne.  A  travers 
l'impur  alliage  des  superstitions,  sous  la  rouille  des  sectes, 
reluit  l'or  de  l'Évangile. 

Pour  s'expliquer  ce  singulier  phénomène,  moins  extraor- 
dinaire et  moins  rare  peut-être  chez  les  pauvres  d'esprit 
que  nous  ne  le  croirions  de  loin,  il  faut  dire  que  cette  com- 
préhension de  l'Évangile,  que  cette  disposition  à  se  péné- 
trer du  sentiment  chrétien,  semble  tenir  en  partie  au 
caractère  ou  au  génie  national,  à  de  secrètes  affinités  entre 
la  foi  chrétienne  et  le  fond  de  l'âme  russe.  Terlullien,  par 
un  sublime  paradoxe,  disait  de  l'âme  humaine  qu'elle 
était  naturellement  chrétienne.  Si  cela  a  jamais  été  vrai. 
c'est  peut-être  surtout  de  la  Russie  et  des  Slaves  du  nord. 
Entre  l'Evangile  et  la  nature  russe  il  y  a  une  sorte  de 
conformité,  si  bien  qu'il  est  souvent  difficile  de  décider  ce 
qui  revient  vraiment  à  la  foi  et  ce  qui  appartient  au  tem- 
pérament national. 

Une  chose  manifeste,  c'est  qu'en  tombant  sur  la  terre 
russe,  dans  les  tourbières  des  forêts,  et  dans  les  grandes 
herbes  de  la  steppe,  la  mystique  semence  du  semeur  de 
l'Evangile  n'est  pas  tombée  sur  un  sol  ingrat.  Les  ronces 
du  paganisme  et  les  broussailles  de  la  superstition  ne  l'ont 
pas  empêchée  d'y  lever,  d'y  donner  parfois  ses  fleurs  les 
plus  délicates  el  ses  fruits  les  plus  exquis.  Ce  peuple,  que 
certains  de  Bas  Mis  se  plaisent  à  mettre  hors  du  Christia- 
nisme, est  du  petit  nombre  de  ceux  qui  onl  conservé  L'idée 

de  la  saintelé;  «  1 1 < ■  /  lesquels  celle  haute  vision,  si  étran- 
gère aux  foules  de  l'Occident,  esl  demeurée  populaire  el 
rirante,  avec  ce  qu'elle  a  pour  nous  de  sublime  el  d'él  range. 

Le  paysan  russe  esl  presque  le  seul  en  Europe  A  chercher 
encore  la  perla  de  la  parabole  évangélique  el  A  vénérer  lei 
maina  qui  lemblenl  l'avoir  trouvée.  Ce  qui  esi  l'essence 


COMMENT  LE   PEUPLE  EST  CHRÉTIEN.  45 

du  christianisme,  il  aime  la  croix;  il  ne  la  porte  pas  seu- 
lement à  son  cou,  en  cuivre  ou  en  bois  de  cyprès,  il  se 
réjouit  de  la  porter  dans  son  cœur.  Il  n'a  pas  désappris  la 

valeur  de  la  souffrance;  il  <-n  goûte  la  vertu;  il  b  ml  l'effi- 
cacité de  l'expiation  et  en  savoure  l'amère  douceur.  Un 
des  appâts  qui  l'attirent  aux  sectes,  e*esJ  le  désir  de  souffrir 
pour  la  vérité;  c'esl  la  soif  de  la  persécution  <-t  du  mart]  re. 
«  La  souffrance  est  une  bonne  chose;  Mikalka  i  pcatH 
raison  de  vouloir  souffrir,   «lit  un  des  héros  deDoetoievsky*. 

Ces  sentiments  se  retrouTenl  dans  la  littérature,  dopais 
que  cette  littérature  i*esl  rapprochée  du  peuple;  non  point, 
il  esl  vrai,  chez  les  écrivains  démophiles  »  à  tendances 
révolutionnaires  qui  exaltent  le  paysan  sans  1«-  connaître 
ou  le  comprendre,  maischea  les  stands  romandera  donl 
l'âme  a  pénétré  son  âme,  qui.  parfois,  pour  mieux  s'iden- 
tifier &  lui,  n'ont  pas  craint  de  dépouiller  l'homme  cultivé. 
ainsi  de  Léon  Tolstoï;  ainsi  de  Dostoievsky;  ainsi  m 
d'Ivan  Toyrguénef,  quoique,  à  l'inverse  de  feds 

émules,  l'auteur  d  rsonnellement 

la  tête  libre  »!«'  toutes  fumées  mystique 

Chose  singulière,  cette  littérature  russe  oontetnpofaine, 
presque  tout  entière  ouvre  die  sceptiques  lihros ponaoura, 
esl  par  certaine  cotés  nne  des  plus  reJ  de  l'Europe. 

Le  fond  en  est  souvent,  à  son  Insu,  seerètemenl  chrétien. 
Les  romanciers  sont  avant  tout  préoccupés  de  l'âme,  de  la 
conscience  et  de  la  paix  du  oosur;  ils  ont  la  souci  anxieux 
de  l'énigme  de  l'existence  et  des  mystérieuses  destii 
humaine?,  h  travers  leur  rationalisme  i"  intiment 

religieux  dans  ce  qu'il  ■  «le  plus  obsédant  Cbeseux,  le 
christianisme  s'est*  pour  ainsi  dire,  volatilisé.  <>n  peut  leur 
appliquer  la  belle  image  d'un  de  nos  penseurs  :  pareille 
a  ces  vases  qu'imprègnent  encore  des  parfums  éva- 
porés, la  littérature  russe,  comme  l'àme  russe,  reste  sou- 
vent imbue  des  sentiments  d'une  foi  évanouie.  Du  peuple, 
comme  du  sol,  s'élève  jusqu'aux  froides  couches  lettrées 
une  sotte  de  vapeur  religieuse. 

1.  Crime  et  Châtiment. 


CHAPITRE  IV 

Du  dualisme  de  la  Russie  lettrée  et  de  la  Russie  populaire,  au  point  de  vue 
religieux.  —  Si  le  peuple  ou  est  resté  au  mo\enàge,  les  classes  supérieures 
en  sont  souvent  encore  au  dix-huitième  siècle.  —  En  quel  sens  l'état  reli- 
gieux de  la  Russie  est  inverse  de  celui  de  la  France.  —  De  quelle  façon  la 
diffusion  des  idées  révolutionnaires  tend  à  modifier  cette  situation.  —  Efforts 
de  l'État  pour  fortifier  l'ascendant  de  la  religion.  —  Du  «  cléricalisme  » 
gouvernemental.  —  Rôle  de  l'Église  au  point  de  vue  politique.  —  Lien 
séculaire  de  la  foi  orthodoxe  et  de  la  nationalité.  —  La  Russie  patronne  de 
l'orthodoxie.  —  De  quelle  manière  l'État,  de  même  que  la  nation,  conserve 
un  caractère  religieux  et  confessionnel.  —  Comment  l'autocratie  russe  esl 
une  sorte  de  théocratie. 


En  Russie,  de  même  que  dans  le  reste  de  l'Europe,  l'ère 
de  l'unanimité  morale  est  passée  pourne  plus  jamais  reve- 
nir peut-être.  La  religion  a  cessé  de  «  relier  »  toutes  les 
âmes;  elle  a  perdu  son  sens  étymologique  ;elle  n'enveloppe 
plus  les  intelligences  d'une  atmosphère  commune.  Ici  se 
montre  un  des  contrastes  que  l'on  retrouve  partout  en 
Russie.  Ici  se  manifeste  le  dualisme  qui,  depuis  Pierre  le 
Grand,  coupe  la  nation  en  deux.  Nulle  part  la  religion  n'a 
une  telle  influence;  nulle  part  elle  n'en  a  si  peu.  Taudis 
que  le  gros  de  la  nation  est  demeuré  sous  son  empire,  des 
■  •hisses  presque  entière*  se  vantent  d'en  avoir  secoué  le 
joug.  Celte  seule  opposition  expliquerait  comment  l'action 
du  christianisme  et  l'importance  de  la  religion  sont  jugées 
d'une  manière  si  diverse. 

A  cet  égard,  1rs  classes  cultivées,  «  l'intelligence  », 
comme  on  dit  là-bas,  el  le  peuple,  tesdeux  Russie*  super- 

pOSéesel  presque  étrangères  Tune  à  l'autre,  semblent  appar- 
tenir à  deux  Ages  différents,  sans  qu'aucune  d'elles  peut- 
i  Ire   loi)    ImuI  ,i   fait  nuire  contemporaine.  Si  l'une  nous 


ÉTAT  RELIGIEUX  DES  CLASSES  CULTIVÉES.  47 

paraît  en  être  toujours  au  moyen  âge,  au  quinzième  ou  au 
quatorzième  siècle,  L'antre  es  est  fréquemment  restée  au 
dix-huitième  tiède,  à  l'incrédulité  frivole  ou  au  naïf  phi- 
losophisme  antérieur  à  la  Révolution.  Dont  lea  salon* 
Bétersbourgj  un  Ifesneer,  do  Baint-Martin,  un  Caglioslro, 
tous  les  rêveurs  os  lea  faiseurs  de  la  tin  «lu  dit-huitième 
siècle,  auraient  bien  des  chances  de  rencontrer  1*'  11. 
accueil  que  chez  les  contemporains  de  Calhorîne  II.  l'our 
être  plus  ou  iiiniiiv  sceptique  el  n'encorder  qu'une  foj 
limitée  am  dogmes  efaoenne  fcglise,  alors  même  qu'il  en 
observe  décemment  las  rites,  le  beau  monde  n'a  pas  tou- 
jours renoncé  a  loul  rranmcsTn  avec  le  sursaturai.  Si  som- 
bre d'hommes  el  de  femmes  eroieni  de  leur  dignité  d'êtres 
cultivés  de  s.-  .outiller  dans  i,i  sphère  des  réalités  scienti- 
fiques, bien  p<'ii  -  'id  à  ne  pas  dépasser  les  ,lr 
frontières  des  i onnsiss— isn  positives  et  s.ts,  nt  | 
un  bords  obscurs  sa  Phicognoscible.  Parmi  lescosjlenqH 
leurs  les  plus  décidés  «les  chimères  métanbysioju 
illusions  religieuses,  plus  d'un  se  donne  dans  las 
utopies  du  millénarisme  humanitaire,  iiiiitres  en  revien- 
nent, eonmie   leurs  arriei v-_'iands -pères,  à  une   SQffli  ds 

tbéosonbie  ou  oYilluminisme  nébuleux  L'obsessèon  de  Ws> 
eonnu,  le  goûl  toujours  renaiasanl  du  merveilleux, 
cette  Bortede  mysticisme  mconscieni  qui  travaille  l'homme 

russe,  apparaissent  sous  les  ft.rnies  les  plus  diverses  jusque 

«lans  les  classes  instruites.  Tel  qui,  p. au-  scruter  la  nuit 
«les  destinées  humaines,  méprise  les  lointaines  rJartéf 

la  religiOB  et  le  demi-jour  de  la  foi,  reeourt  volontiers  au\ 

troubles  lueurs  des  visionnaires  et  des  magnétiseurs.  A 
défaut  du  christianisme,  on  fait  appel  au  spiritisme. 
Pétersbourg  est  une  des  villes  où  le  «  médiumisme», 

Comme  on  disait   aux   bords  de  la  Né\a.  >i    exdté   le  plus 

d'engouement  II  n\  .1  certes  là  rien  de  singulier;  ne  faut- 
il  pas  partout,  en  pareil  088,  faire  la  part  de  la  vogue,  du 
besoin  de  nouveauté  et  de  distraction?  Ce  que  je  n'ai  guère 
mi  qu'en  Russie,  c'est,  dans  le  monde  scientifique,  des 


48  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

savants  de  profession  se  passionner  pour  de  semblables 
questions.  Je  ne  crois  pas  que,  en  aucun  autre  pays,  des 
naturalistes  ou  des  chimistes  aient  jamais  exposé  dogmati- 
quement les  preuves  du  spiritisme,  que  des  revues  sé- 
rieuses se  soient  appliquées  à  démontrer  la  théorie  de  «  la 
matérialisation  »  de  la  main  des  esprits,  qui  opèrent  pour 
l'édification  des  croyants1. 

Entre  l'état  religieux  de  la  Russie  et  celui  d'une  notable 
partie  de  l'Occident,  il  n'y  en  a  pas  moins  une  différence 
capitale,  pour  ne  pas  dire  un  contraste.  La  situation  est  en 
quelque  sorte  inverse.  L'axe  religieux  est  déplacé,  le  point 
d'appui  de  la  foi  chrétienne  retourné.  Tandis  qu'en  plu- 
sieurs pays  de  la  vieille  Europe,  en  France  et  en  Angle- 
terre notamment,  la  religion,  devenue  suspecte  au  bas 
peuple  qu'elle  a  si  longtemps  consolé,  s'est  en  grande  par- 
tie réfugiée  dans  les  hautes  classes,  dont  le  dix-huitième 
siècle  lui  avait  fait  essuyer  les  dédains;  chez  les  Russes, 
les  croyances  chrétiennes  vont  en  diminuant  de  bas  en 
haut.  En  bas,  chez  le  paysan,  chez  le  marchand,  chez  l'ou- 
\rici-  môme,  la  foi;  en  haut,  chez  les  classes  cultivées,  le 
scepticisme  ou  L'indifférence.  Celte  sorte  d'interversion  des 
rôles  est  avant  fcoul  imputable  à  l'état  social  et  à  l'histoire. 
Plus  le  peuple  montre  de  foi,  plus  il  reste  attaché  aux 
croyances  de  ses  pères,  et  plus  les  classes  supérieures  sont 
portées  à  regarder  la  religion  comme  bonne  pour  le  peuple, 
moins  ailes  tentent  le  besoin  de  la  soutenir  de  l'autorité 
de  leur  exemple.  Le  sentiment  aristocratique  est  alors  d'ac- 
cord avec  l'orgueil  du  savoir  pour  .pousser  à  mettre  sa  vie 
comme  SOI  idées  au-dessus  des  règles  communes.  Le  frein 

social  est  assez  solide  pour  qu'on  ne  se  fasse  pas  scrupule 
de  ne  s'j  point  soumettre.  Ainsi  longtemps  de  la  Russie; 
l'empire  de  la  religion  semblait  assez  fort  pour  qu'en  le 
secouant  elles-mêmes,  les  classes  civilisées  ne  craignis 


i .  i  '.--i  ce  m11  "Ml  l-"1   i'"  rompt*,  M.  I<  professeur  w  agner  el  M.  le  pw- 
fusseur  BootMrot  dent  le  RouMfctf,  i  tttnik  en  1876  si  1876. 


ÉTAT  RELIGIEUX  DES  HAUTES  CLASSES  :  CLÉRICALISME.    49 

sent  pas  de  l'ébranler  au-dessous  d'elles.  Ce  n'est  pas 
qu'il  y  eût  moins  d'hypocrisie  (il  y  a  partout,  en  pareil 
cag,  plus  d'instinct  que  de  calcul  ,  c'est  plutôt  qu'il  y  avait 
plus  de  frivolité  et  moins  d'expérienc 

Qu'un  jour,  à  une  époque  prochaine  peut-être,  il  y  ut 
dans  la  société  ruase  une  reprise  religieuse  analogue  à 
celle  dont  a  été  témoin  le  dix-neuvième  tiède  m  Angle- 
terre, en  France,  en  maintee  partiel  de  L'Allemagne,  on  ne 
saurait  en  rire  surpris.  Là,  tout  comme  ailleurs,  un  des 
effets  de  la  propagande  révolutionnaire  parmi  les  Coules 
sera  de  ramener  i  la  vieille  foi  lot  sympathies  des  esprits, 
des  profeaaiona,  dm  claaaea  oju'eArayenl  lei  progrès  de 
la  démocratie  al  les  menaces  du  socialisme.  Assaillie 
comme  an  obstacle  par  les  uns,  la  religion  tel  par  les 
autres  défendue  eoronM  110  rempart*  La  Bol  de  la  Révolu- 
tion n'a  qu'à  grossir  ou  à  se  rapprocher,  pour  que  la  foi 
religieuse  apparaisse  connue  une  digue  contre  le  déborde- 
ment des  idées  subversives,  et  qu'on  voie  les  maint  ojui 
se  faisaient  un  jeu  de  la  miner,  l'efforcer  ds  la  relever. 

Il  y  a  déjà,  i*n  Russie,  &  B  BymptÔUMS  d'un  pareil  r 
renient.  Cela  est   sensible  dans  la  haute  -  !  m-  I.  | 

couches  aristocratiques,  Dos  certaine  liberléoTeapril  j  est- 
elle  toujours  de  mise,  le  r«  1 1  q  a'esi  la  pratiqua,  da  la 

religion  J  est  de  bon  ton.  L'impiété,  l'alhei-me  tranchant,  on 

les  laisse  à  de  moins  raffinée.  Cela  e>t  plus  sensible  encore 

dans  le  monde  officiel,   où  la  politique  B  toujours  tenu  la 

religion  en  honneur.  Plus  la  propagande  révolutionnaire 

lui  a  tlonne  de  BOUCÎS  cl  pi  US  le  gOUl  ornement  a  été-  pris  de 

ferveur  religieuse. 

Ainsi  à  diveraes  époques,  BOUS  Nicolas  <t  SOUS  Alexan- 
dre 111  notamment  h<'  «  nihilisme»  a  valu  à  la  Russie  un 

réveil  de  ce  zèle  officiel.  L'Étal  a  t«>ut  t'ait  pour  fortifier 
l'ascendant  des  croyances  religieuses,  non  seulement  sur 

le  peuple,  mais  sur  toutes  les  classes  de  la*  nation,  dans 

tous  les  établiaaëments  d'instruction,  de  l'école  populaire 

aux  universités.  A  cet  égard,  la  politique  impériale,  sous 

m.  4 


50  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Alexandre  III,  comme  autrefois  sous  Nicolas,  eût,  en  tout 
autre  pays,  été  qualifiée  de  cléricale. 

Beaucoup  de  Russes,  il  est  vrai,  affirment  que  toute 
espèce  de  «  cléricalisme  »  est  incompatible  avec  la  Russie, 
incompatible  avec  l'orthodoxie  orientale.  N'est-ce  pas  là 
encore  une  prétention  que  les  faits  peuvent  démentir?  Si 
cet  équivoque  terme  de  cléricalisme,  mal  défini  en  Occident 
même,  semble  particulièrement  impropre  en  Russie,  c'est 
d'abord  que  l'Église  et  l'État  y  sont  trop  intimement  liés 
pour  que  l'activité  de  l'Église  s'exerce  aux  dépens  de  l'État 
et  contre  l'Étal  ;  c'est  ensuite  que  le  clergé  est  loin  d'y  pos- 
séder, ou  d'y  pouvoir  revendiquer  le  même  ascendant  que 
dans  les  pays  catholiques.  Presque  entièrement  isolé  de 
ses  compatriotes,  formant  lui-même,  comme  nous  le  ver- 
rons, une  sorte  de  caste,  le  clergé  russe  a  peu  de  rap- 
ports avec  les  autres  classes  et,  par  suite,  peu  d'empire 
sur  elles,  en  haut  surtout.  Pour  la  noblesse,  pour  l'État 
lui-même,  l'Eglise  a  longtemps  été  une  Église  de  paysans, 
ses  prêtres  un  clergé  de  moujiks.  Cela  a-t-il  empêché 
l'État  de  la  soutenir  de  son  autorité,  de  lui  prêter,  d'une 
manière  constante,  ce  qui  lui  fait  défaut  presque  partout 
en  Occident,  l'appui  de  la  loi  et  du  bras  séculier?  Repousse- 
l-on  le  tenue  de  clérical,  le  gouvernement  russe  s'est 
maintes  fois  montré  piétiste.  L'État,  en  effet,  peut  faire  du 
piétisme  ou  du  cléricalisme,  peu  importent  les  mots,  par 
calcul  politique  autant  que  par  conviction  religieuse;  l'État 
peut  rire  dévot  par  instinct  de  conservation,  dans  son 
propre  Intérêt,  bien  ou  mal  entendu,  et  non  dans  l'intérêt 
d'une  Église  ou    d'une  doctrine»  .Même  en   paya  catho- 

liqUOS,  la  plupart  des  hommes  que  leurs  adversaires  Irai- 

irni  de  cléricaux  onl  beaucoup  moins  en  vue  l'avantage 

du  clergé,  ou  la  défense  de  la  foi,  que  le  bien  de  l'Étal  *i  de 

L'Église  russe  a  conservé  des  droits  el  prérogatives  dont 
ne  une  .  1 1 1 1 1  m  jouil    «n  Europe.  Nulle  part  le 

ipirituel  «i  le  temporel  ne  son!  restés  aussi  étroitement 


RELIGION  ET  NATIONALITÉ.  51 

unis;  nulle  part  la  religion  n'est  aussi  protégée.  Il  est 
vrai  que,  selon  la  règle  commune,  ses  privilèges  rié-àVvis 
du  pays,  l'Église  a  du  les  payer  en  dépendance  vis-a-vis 
du  pouvoir. 

Une  des  raisons  de  cette  Intimité  de  l'Étal  et  de  rÉgtfu 
c'est  qu'en  Russie  la  religion  sel  demee  sntielle» 

ment  nationale.  Gela  explique  comment  l'Église  excite  si 
peu  de  haine  jusque  dans  tes  sarcles  où  l'on  est  le  plus 
rebelle  à  ses  dogmes.  Le  scepticisme  est  oobmhhu  dans  les 
classes  cultivées;  l'eapril  de  négation  >  est  souvent  tran- 
chant; l'Église^  est  rarement  attaquée.  L'ineHCTérence  n'est 
point  seule,  comme  en  Occident,  à  retenir  dans  ion  sein 
les  hommes  qui  franchissent  les  limites  du  dogme,  lu 
perdant  la  foi  île  ><•->  enfants,  l'Église  rai 
lement  leur  sympathie.  Gomme  certains  Us,  un  ru  voit 
qui  lui  témoignent  de  Paffeetton  en  lui  montrant  peu  de 
respect  ou  même  peu  d'estime.  Le  plus  grand  nombre 
reportent  sur  elle  un.-  part  de  l'attachement  qu'ils  ont  pour 
leur  patrie.  Les  deux  choses  leur  paraissent  liées;  le  Russe 
qui  ose  renoncer  au  mite  de   ><■>    ani  -t  honni 

moins  comme  apostat  à  sa  foi  que  comme  traître  à  son 
pays.  C'est  que  l'Église  est  pour  eux  «de  ;  qu'elle 

est   avant   tout  une  institution  nationale,  la  plus  ancienne 
el,  malgré   tout,   la   plus  populaire  de  toutes.  C'est  que, 
non  seulement    elle  a  contribué  à  former  la  nation  et  à 
faire  la  Russie,  mais  qu'uujourd'hui  même  elle  en  est 
lée  le  ciment. 

Le  peuple  russe  n'est  pas  encore  entièrement  sorti  de  cet  te 
phase  où  la  religion  tient  lieu  de  nationalité  et  se  confond 
avec  elle.  Pour  les  masses,  bien  mieux,  pour  les  hautes 
classes,  pour  le  gouvernement  lui-même,  il  n'y  a  de  Mais 
et  foncièrement  Russes  que  les  orthodoxes1.  «■  Autocratie, 
orthodoxie,  nationalité  »,  disait  l'empereur  Nicolas,  et  de 
cette  triple  devise,  reprise  par  l'empereur  Alexandre  III, 

1.  Voyez  ci-dettoos,  liv.  IV,  cfeap.  i. 


52  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

• 

les  deux  derniers  termes,  regardés  comme  équivalents, 
sont  les  moins  contestés.  Pour  le  moujik,  russe  ou  ortho- 
doxe semblent  synonymes.  Le  paysan,  dont  le  nom  tradi- 
tionnel signifie  chrétien1,  le  paysan,  quand  il  s'adresse  à 
ses  pareils,  les  appelle  orthodoxes,  mettant  à  l'orientale  la 
religion  à  la  place  de  la  nationalité.  Yeut-on  dans  le  peuple 
exciter  la  fibre  nationale,  c'est  la  foi  qu'il  faut  toucher. 
Ainsi  ont  toujours  procédé  les  hommes  qui  ont  poussé  la 
Russie  à  guerroyer  en  Orient.  C'est  pour  les  souffrances 
des  orthodoxes  opprimés  par  le  musulman,  que  le  cœur 
du  peuple  battait  en  1878,  sous  Alexandre  II,  comme  un 
demi-siècle  plus  tôt.sous  Nicolas.  Ce  n'est  qu'à  une  époque 
relativement  récente  que  l'idée  d'affinité  de  races  a  tendu, 
dans  les  cercles  cultivés,  à  se  substituer  à  l'idée  de  frater- 
nité religieuse;  chez  les  masses,  celle-ci  a  toujours  primé. 
Pour  remuer  les  couches  profondes,  il  n'y  a  qu'à  leur 
montrer  des  orthodoxes  à  délivrer,  ou  la  croix  à  relever  sur 
la  coupole  de  Sainte-Sophie.  Yeut-on  réveiller  les  passions 
guerrières,  ce  n'est  pas  le  clairon  qu'il  faut  sonner;  ce 
sont  les  cloches  des  trois  cents  églises  de  Moscou.  Le  vieil 
esprit  des  Croisades  couve  encore  dans  le  sein  du  peuple. 
Peut-être  un  jour  l'enlrainera-t-on  ainsi  en  Asie  jusqu'au 
tombeau  du  Christ,  sauf  à  s'arrêter,  comme  les  Francs  de 
la  quatrième  croisade,  à  faire  des  conquêtes  en  chemin. 

Ce  lien  de  la  religion  et  de  la  nationalité,  l'histoire  l'a 
noué  et  les  siècles  n'ont  fait  que  Je  resserrer.  Sous  ce  rap- 
port, la  Russie  dous  a  rappelé  l'Espagne*,  avec  celte  diffé- 
rence que  toutes  ses  luttes  nationales,  toutes  ses  guerres 
politiques,  à  l'Occident  comme  à  l'Orient,  ont  pris  pour  le 
peuple l'asped  de  guern-s  de  religion.  Qu'il  oui  affaire  à 
L'Asie  oui  l'Europe,  au  Nord  ou  au  Midi,  au  Mongol  ou  au 
Turc,  au  Suédois  ou  au  Polonais,  à  l'Allemand  ou  au  Fran- 
iikiiic,  c'.'i.iit  toujours  l'inAdèle,  L'hérétique,  le  schis- 

l.  ta  mm  Ml  leteéttc  il  <>"  fait  dérirer  kr&lianint  (payian)  de  krett, 
!   i,  ir.   iv.  okap.  m   i».  280  340  (T  Mit.). 


RELIGION  ET   NATIuXAUTK.  53 

matique  qu'il  avait  à  combattre.  Son  ennemi  était  toujours 
l'ennemi  de  Dieu.  Ce  sentiment I  survécu  à  l'émancipation 
du  joug  lalar.  Il  lui  était  antérieur.  Déjà,  dans  la  Ru- 
des apanages,  le  baptême  était  regardé  comme  la  marque 
disliuclive    du  Russe  vis-à-vis  des  juipulations  allogènes. 

Déjà  la  foi  était  le  garant  bu  la  marque  de  la  nationalité. 

Le  Finnois  ou  le  Finno  Turc  converti  était  regardé  eomme 
Russe.  Dans  la  cuve-  baptismale  se  combinaient  les  élé- 
ments d'où  devait  sortir  le  peuple  nouveau.  C'est  l'ortho- 
doxie,   non   moins  que    l'autoeratie,   qui    1   fondé  l'unit.' 

russe;  elle  ■  créé  et  conservé  le  a  nationale1. 

Comment,  après  cela,  lei  théoriciens  de  la  nationalité, 
les  Russes  résolus  à  rantertoul  ce  qui  eal  russe,  \> 
pliiles  et  leur-,  émules,  oc  se  seraient-ils  pas  raits  ! 
gyristes  de  l'Église  nationale/  ils  n'\  oui  paa  manqué;  les 
Samarine,  les  àkeakof,  les  Khomiakof  ont  i  l'envi 

les  mérites  et  les1  services  de  ^orthodoxie  orientale*  Ils 
n'ont  pas  craint  d'en  établir  la  supériorité  sur  toutes  tes 
autres  Cormes  vivantes  du  christianisme,  ils  ont  été  jus- 
qu'à montrer  dans  le  peuple  russe  I  entant  de  la 

vraie  civilisation  chrétienne,  paire  que  te  Rui 

dans  l'orthodoxie,  le  vrai  christianisme*  I  l'exalter 

leur  Église,  de  lui  chercher  des  titrer  aux  yeux  même  des 

incrédules,  certains  slavophiles  ont» par  le  rationali-m 

leurs  argumenta,  éveillé  les  déAanees  de  cette  orthod 

dont  ils  s'étaient  constitues  les  apoI<  )uelques-uns 

Ont  eu  la  surprise  de  se  Noir  censurés  parle  Saint  S\  noile*. 
Par  sou  principe,  il  est  vrai,  leur  apologétique  était  autant 

politique  que  religieuse.  L'apôtre  était,  chez  aux,  au  ser> 

Vice  du  patriote. 
S'ils  ne  donnent  pas  dans  les  liions  systématiques 

des   slavophiles,   la   plupart  des   fasses    croient    devoir  à 

I.  làiliv  tous  li'-  èeritaine  qui  OUI  mi-  M  fuit  80  lunik-iv,  je  citerai  spécia- 
lement kuviliiR'.  Mysli  i  tamitki  u  Rouukoïùtorii, 

1.  lMusicur-  ouvrages  de  t.  Samarine  >-t  de  Khomiakof  a'ont  pu  ainsi  être 
imprimés  qu'en  AJiem  i 


54  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

leur  pays  de  faire  taire  leurs  préférences  religieuses  per- 
sonnelles devant  ce  qui  leur  semble  un  intérêt  national. 
«  En  religion,  me  disait  à  Moscou  une  femme  du  monde, 
je  suis  simplement  chrétienne,  sans  attache  à  aucune  con- 
fession; mes  tendances  seraient  plutôt  protestantes;  mais, 
comme  Russe,  je  suis  passionnément  orthodoxe.  »  Telle  est 
la  pensée,  si  ce  n'est  le  langage,  de  la  plupart  de  ses  com- 
patriotes :  étant  Russes,  ils  sont  orthodoxes  ou  pravo- 
slaves,  ainsi  qu'on  dit  en  russe. 

Le  rôle  déjà  séculaire  de  patronne  de  l'orthodoxie  a  été 
trop  avantageux  à  la  Russie  pour  qu'aucun  patriote  ose  en 
faire  fi.  De  pareilles  missions  historiques  apportent  d'or- 
dinaire autant  de  profit  que  d'honneur.  Les  considérations 
politiques  et  l'instinct  populaire  sont  d'accord  pour  ne 
pas  le  laisser  oublier  à  Pétersbourg.  Entre  les  Russes  et 
l'Orient  grec  ou  roumain,  la  religion  est  le  seul  lien  qui 
subsiste.  Entre  eux  et  leurs  congénères  du  Danube,  elle 
est  peut-être  encore  le  moins  fragile,  car,  tôt  ou  tard,  chez 
les  Slaves  émancipés  par  l'aigle  moscovite,  les  affinités  de 
race  s'effaceront  devant  le  sentiment  national;  le  Slave 
disparaîtra  sous  le  Serbe,  sous  le  Bulgare.  Les  Bulgares 
entendrai. ni  la  messe  en  latin  que  la  Russie  n'aurait  pas 
plus  de  prisa  sur  eux  que  sur  les  Polonais.  Si,  parmi  les 
(Jrecs,  les  Roumains,  les  Serbes  môme,  la  politique  russe 
a  gardé  quelques  s>  mpalliies,  c'est  surtout  parmi  le  clergé. 
Cet  instrument  religieux  viendrait  à  s'user  en  Europe 
qu'il  pourrait  encore  servir  en  Asie,  où  déjà  il  a  ouvert  aux 
tsars  la  Géorgie  <i  le  Transcaucase.  L'orthodoxie  a  valu 
au  peuple  russe  nue  sorte  de  primato  dont,  i\  l'inverse 
d'autres  nations,  en  cas  analogue,  l'empire  du  nord  n'en- 
Icu.l  pas  se  dépouiller  lui-même. 

\u  dehors  comme  au  dedans,  les  destinées  de  l'Étal  sem- 

blenl  liées  aui  destinées  de  l'Église.  Après  avoir  élé  le 
premier  (acteur  de  la  nationalité  russe,  l'orthodoxie  orien- 
te premier  élément  de  sa  grandeur.  Ce  qu'elle 
était  sous  lea  Rurikovitch  et  les  vieux   tsars»  elle  l'es! 


COMMENT  LA   IUSSIK   E8T    IX   ÉTAT  CHRÉTIEN.        55 

encore,  près  de  deux  siècles  après  Pierre  le  Grand.  De  nos 
jours  môme,  nous  devons  le  répéter,  la  religion  est  restée 
la  pierre  angulaire  de  l'Empire.  Sur  ell«-  repose  tout  l'Étal 
autocratique.  H  nous  faut  tenniner  ces  réflexions  par  où 
nous  les  avons  commencées.  Li  Rus  t  pas  seule- 

ment un  pays  chrétien,  c'est  encore,  I  bien  des  égards,  un 
Étal  chrétien.  Et,  quand  nous  (lisons  qu'allées!  demeurée 
un  Étal  chrétien,  nous  avons  bien  moins  en  me  la  situa- 
tion légale  de  l'Église,  ou  la  conception  officielle  de  l'État, 

que  les  DOtiOOJ   populaif. 

Les  \  i'iiicsinis  russes)  donnent  bréquènunenl  a  l'empereur 
le  titre  de  souverain  chrétien,  al  c'est  a  es  titre  qu'elles 

reconnaissent  aux  taan  une  autorité  suis  limite.  Le  c 

od,  débute  en  proclamant  If  pouvoir  autocratiqne  et  eu 
réclamant  pour  lui  l'obéissance  au  nom  de  la  loi  divine, 
dans  l«>  termes  méra  ils  par  l'apôtre*.  .Mai 

un.'  (Soie,  ce  qui  l'ail  de  la  Russie  un  Liai  chrétien'  à  base 
religieuse, c'esl  bien  moins  la  loi §4  renseignement  officiel 
de  l'Étal  ou  .if  l'Église  que  la  notion  de  Plmmenoe  majorité 
du  peuple.  Pour  le  paysan,  1<-  ksareat  le  peprAwntant  de 

Dieu,  délégué  par  le  Ciel  au  irouverneuif  ni  de  la  nation.  Là 
soûl,  pour  la  conscience  populaire.  If  principe  et  la  jusliti- 

cation  de  l'autocratie.  Là  eal  la  raison  de  l'espèce  de  culte 

publie  el  privé  rendu  par  lf  moujik  au  tsar,  oint  Au 
gneur.  Il    a  réellement   pour  son   SOttveram  une  relu 

souvent  poussée  jusqu'à  la  superstition  :  mais  le  culte  qu'il 
lui  renddane  sou  tour,  comme  \  les,  le  paysan  le 

fait  remonter  au  Dieu  que  l'Église  appelle  le  roi  .le-  rois  et 
livres  -lavons  le  tsar  éternel.  Ces!  pour  cela  qu'il  se 
courbe  et  se  prosterne  devant  lui  et  parfoi  ne  à  son 

passage,  comme  devant  les  saintes  icônes.  Pour  son  peuple, 
l'empereur  sacré  au  Kremlin  a  un  caractère  strictement 


1.  I  'empereur  de  Ruaak  eat  un  monarque  autocratique  au  pouvoir  illi- 
mité (néogranitekennyi).  ln'eu  lui-même  commande  qu'on  soit  soumis  au 
pouvoir  suprême,  non  leulenenl  par  crainte  .lu  châtiment,  mais  encore  par 
motif  do  conscience.  »  Ce  BOBl  les  termes  de  saint  Paul  :  Romains,  XIII,  5. 


56  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

religieux  ;  le  tsar  est  le  lieutenant  et  comme  le  vicaire  de 
Dieu;  cela  explique  l'autorité  et  l'ingérence  que  le  peuple 
orthodoxe  lui  a  laissé  prendre  dans  l'Église.  A  plus 
forte  raison,  cela  explique  l'esprit  de  docilité  des  masses, 
le  peu  de  goût  d'une  grande  partie  de  la  nation  pour  les 
libertés  politiques.  Le  tsar  gouvernant  au  nom  de  Dieu, 
n'est-il  pas  impie  de  lui  oser  résister?  L'Église  ne  lance- 
t-elle  pas,  chaque  année,  l'anathème  contre  les  téméraires 
qui  ne  craignent  pas  de  mettre  en  doute  la  divine  vocation 
du  tsar  et  contre  les  rebelles  à  son  autorité1?  La  soumis- 
sion aux  puissances  n'a-t-elle  pas  été  commandée  par 
l'apôtre;  et  l'obéissance  et  l'humilité  ne  sont-elles  plus  les 
premières  vertus  chrétiennes?  Ces  sentiments  ne  sont  pas 
toujours  confinés  dans  le  peuple.  L'un  des  chefs  du  slavo- 
jihilisme,  Constantin  Aksakof,  dans  un  mémoire  remis  à 
l'empereur  Alexandre  II,  le  conjurait  de  ne  pas  se  des- 
saisir de  l'autocratie,  parce  que,  de  toutes  les  formes  de 
gouvernement,  celait  la  plus  conforme  à  l'Évangile*. 

Un  survivant  des  luttes  du  nihilisme,  se  plaignant  des 
privilèges  accordés  au  clergé,  s'attaquait  à  ce  qu'il  appe- 
lait la  théocratie  russe5.  Ce  mot  jeté  à  la  légère,  comme  un 
reproche  banal,  par  un  révolutionnaire,  pourrait,  à  bien 
des  égards,  être  pris  au  sens  propre.  Le  gouvernement 
russe  n'est  pas  sans  droit  au  titre  de  théocratique.  Chez 
lui,  la  théocratie  est  à  la  base  de  l'autocratie.  Et  cela  n'a 
rien  de  surprenant  :  il  en  a  été  de  même  ailleurs.  Chrétiens 


1.  «  A  0MS  qui  pttMMl  que  If*  monarques  orthodoxes  ne  sont  point  élevés 
M  |rÔM  DSf  mile  il  uni1  l>ieii\i'illiince  spéciale  de  Dieu;  et  que.  Lus  de  l'onc- 
tion (a  ii'nr  ncre)j  les  dont  du  Bain!  Esprit  ne  lent  tonl  point  Infuses  pour 

mplissemenl  ds  leur  grande  mission;  et  qui  osent  se  soulever  contre 
eux   cl    s<-  révolter,   tels    que  (irichka,    (Urcpief,  Jean   Mazeppa   cl    autres 

pareils)  enetbéms,  snsibéms, snsibéme,  » 

Ces  iinpi ■'•<  alioni  |  .11  ii'  llllél M  à  l'Église  russe,  sont  récitées solennellement 
,1. m-  t.. lin...  de  l'orthoiloxie  »,  où  elles  fonl  suite  au\  anatheines  contre'  lei 
ail s  il  lis   ln-i  ■ 

2.  Meiii'.iie  redigi  ■'  ii"  m  uni  ni  d  Ueiandn  H  et  publié,  sn  issi,  par  Iran 
Aksakoi  pou  l'édification  de  l'empereur  llexaodn  m. 

;i.  m.;, m. ik  (pssadonyme)    Rttttkmd  undw  (As (sort,  Londres,  1886< 


ARISTOCRATIE,  THÉOCRATIE.  57 

ou  musulmans,  la  plupart  des  gouvernements  autocra- 
tiques ont  eu  un  principe  religieux.  L'Église,  au  lieu  de 
dominer  le  pouvoir  civil,  l  beau  lui  sembler  subordonnée, 
le  gouvernement  russe  est  demeuré  une  théocratie,  en  ce 
sens  qu'il  s'appuie  tout  entier  sur  la  foi  religieuse.  J'ose- 
rais, à  cet  égard,  le  comparer  ;ui  gouvernement  des  Hé- 
breux qui,  sous  leurf  rois  OOUUnO  SOU8  leurs  juges,  fai- 
saient profession  d'être  gouvernés  par  Dieu  et  par  la  loi 

divine.  Le  rapprochement  etl  d'autant  plu-  naturel  que  le 

Russe,  lui  aussi,  t'est,  depuii  des  liedes,  bebttué  à  se 
regarder  comme  le  peuple  élu,  comme  le  peuple  de  Dieu. 
Les  tiis  de  la  sainte  Russie  «>iit,  pour  leurflosouaTér,  quelque 
chose  du  sentiment  que  pouvaient  avoir  les  Hébreux  pour 
leurs  rois  ou,  comme  dit  le  Slavon,  pour leurstsari  David 

et  Salomon.  Qu'est-ce  au  fond  que  le   régime  ru- 
sorte  d'anachronisme  vivant  dani  i  Europe  mod 
Isarisme  n'est  qu'une  méoeraUe  patriarcale,  déguisée  par 
la  nécessité  dea  tempe  et  l'influence  du  voisinage  en  mo- 
narchie militaire  et  bureancratique  '. 

1.  Compare*  t.  Il,  Ihr.  \i  dwp.i,  p.  581  (;2'édit.). 


LIVRE  II 

L'ÉGLISE   ORTHODOXE    RUSSE. 


CHAPITRE  I 

Caractère  général  de  l'orthodoxie  orientale.  —  Faut-il  y  voir  la  forme  slave 
du  christianisme  ?  —  Orthodoxie  et  pravoslavie.  —  De  l'infériorité  de  l'Église 
gréco-russe  dans  l'histoire  de  la  civilisation.  —  Où  doit-on  en  chercher  la 
raison  ?  —  Des  différences  dogmatiques  entre  les  deux  Églises.  —  Opposition 
de  leurs  points  de  vue.  —  Comment  l'immobilité  do  l'orthodoxie  orientale  peut 
être  favorable  à  la  liberléde  penser.  —  La  constitution  de  l'Église  gréco-russe. 
—  Absence  d'autorité  centrale.  —  Ses  conséquences.  —  Tendance  à  former 
des  Églises  nationales.  —  Annexions  de  l'Église  russe  el  démembrement 
du  patriarcal  byzantin. —  Le  «  phylétisme  ».  —  Comment,  dans  l'orthodoxie 
orientale,  les  luttes  religieuses  recouvrent  d'ordinaire  des  querelles 
politiques. 


Comme  l'Église  anglicane,  l'Église  russe  est  une  Église 
nationale;  comme  noire  ancienne  Église  gallicane,  c'est,  en 
même  temps,  une  branche  d'une  grande  communion  chré- 
tienne élevée  au-dessus  des  divisions  de  peuples  ei  d'États. 
r.ciic  communion  se  donne  à  elle-mtmie  le  nom  de  Sainte 
Eglise  ccUhoUque^  apostolique,  orthodoxe}  nous  la  désigne- 
rone  soui  cette  dernière  dénomination,  qu'emploient  de 
préférence  ses  fidèles,  réservant  te  lennc  de  catholique 
pour  m  grande  rivale  d'Occident. 

A  l'époque  de  sa  rupture  avec  Home,  l'Église  orthodoxe 
orientai*'  ne  comptait  pcul-ôtre  point  20  millions  d'adhé- 
rents; aujourd'hui  elle  m  a  environ  100 millions, dont  près 
ni  lujeta  de  la  Russie';  sur  te  reste,  le  moitié  Boni 

l.  il  fiaudrall  dlfalquor  de  <•■  nombre  pluaieuri  millions  poor  lea  Motairti 


L'ORTHODOXIE  ORIENTALE  KST-KU.K  SLAVE?  59 

des  Slaves  de  l'ancienne  Turquie  ou  de  l'Autriche-Hongrie. 
Dans  cette  Église,  originairement  tout  hellénique  et  que 
nous  appelons  encore  du  nom  de  grecque,  le  nombre  a 
passé  aux  Slaves,  et  la  civilisation,  comme  la  puissance, 
donne  le  premier  rôle  à  la  Russie. 

On  a  souvent  vu  <lans  le  catholicisme  la  forme  latin»-  .lu 
christianisme,  dans  1.-  protestantisme  la  l'orme  germa- 
nique; h-  Russes  aiment  à  regarder  l'orthodoxie  comme 
la  forme  Blavonne.  il  y  a,  au  moins,  cette  <iiiivr.nr,  qu'au 
lieu  (ir  s.'  la  façonner  à  eux-mêmes,  les  slaves,  selon  leurs 
habitudes  d'emprunt,  ont  reçu  d'autfUi  leur  foi  toute  l'ait. i  : 
par  suite,  ils  se  sont  presque  également  partagée  entre  les 
deux  Églises  rivales. 

La  vérité  est  que  te  religion  i  coupe*  en  doux  le  monde 
slave,  a  prendre  l'histoire]  l'orthodoxie  orientale  n'est  pas 
plus  slave  que  le  catholieisme  romain*  Le  Busse,  le  Berne, 
le  Bulgare  en  ont-ils  rail  leur  culte  national,  l«-  latinii 
n'a  guère  été  moins  national  ches  les  Polonais,  lei  Slo- 
rènes,  les  Croates,  roire  même  <-ii<'/  les  Tchèques.  Des 
slaves  d'ordinaire  rej  comme  foocièremenl   ortho- 

doxes,  il  en  esl  qui  ont  longtemps  flotté  entre  Byxaneeel 
Rome.  Ainsi  naguère,  sur  le  sol  russe,  les  inthènes;  ainsi, 

au  temps  de  leur  grandeur,  les  Hul.  Bi,  parmi   lesj 

Slaves  contemporains,  la  supériorité  numérique  appartient 

au  rite  oriental,  la  cause   n'en   est  nullement   une    Secrète 

sympathie  de  racej  elle  est  tout  entière  dans  h»  géogra- 
phie et  la  politique.  H  n'y  a  guère  là  qu'un  phénomène  de 
gravitation.  Comme  des  corps  attires  en  sens  contraire,  les 

Slaves  d'Orient  et   les  Slaves  d'Occident,  en  allant  les  uns 

à  Sainte-Sophie,  les  autres  à  Saint-Pierre,  n'ont  rait qu'obéir 

aux  lois  de  l'attraction. 

En  dépit  des  doctrines  en  rogUC  à  Moscou,  les  SI 
Catholiques  BOnl   aussi  Slaves  que  les  Slaves  orthod«e 

nan,  nuit,  eoame  mim  le  rerroae,  le  chiflre  esl  tiifiicile  à  déterminer,  et 
la  plupart  eoal  m  rerolle  eoatre  l'Sgttee  eSMeUe  de  VEmifkt  plutôt  que 

contre  l'Église  orthod. 


60  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Il  est  vrai  que  les  premiers  ont  généralement  subi  plus 
d'influences  étrangères.  C'est  un  point  qu'il  est  difficile  de 
contester;  on  ne  saurait  même  refuser  aux  slavophiles 
de  Moscou  que  la  religion  y  a  été  pour  quelque  chose.  Le 
slavisme  des  Slaves  du  rite  latin  vous  semble-t-il  moins 
intact,  le  développement  en  a-t-il  été  moins  libre  ou  moins 
spontané,  la  religion  n'en  a  été  que  la  cause  indirecte.  La 
principale  raison,  c'est  la  supériorité  de  la  civilisation 
latine  transmise  par  Rome,  sur  la  civilisation  byzantine 
puisée  à  Constantinople.  Si,  aux  yeux  des  Russes,  les  Slaves 
catholiques  semblent  plus  ou  moins  dénationalisés,  c'est 
qu'ils  n'ont  pas  en  vain  approché  de  la  culture  occidentale. 
A  y  bien  regarder,  ils  ne  vous  semblent  peut-être  moins 
Slaves  que  .parce  qu'ils  ont  été  plus  civilisés. 

Au  terme  grec  d'orthodoxe,  le  russe  a  substitué  le  vo- 
cable slavon  «  pravoslave  ».  Bien  que  calqué  sur  le  grec, 
ce  mot  pravoslave  a,  pour  les  étrangers,  le  défaut  de 
prêter  à  !'équivoquo,  comme  si  l'orthodoxie  était  de  nature 
ou  d'origine  slave.  11  n'y  a  là,  faut-il  le  dire,  qu'une  ren- 
contre de  sons1.  Pour  s'appeler  en  russe  ou  en  slavon 
pfaYOSlavié,  rorlhodoxie  orientale  n'a  rien  de  spécialement 
>l;m\  Loin  qu'il  y  ait  une  confession,  une  loi  slave,  il  n'y 
.1  même  pas,  à  proprement  parler,  de  rite  slave,  les  Slaves 
ayant  une  langue  liturgique  plutôt  qu'une  liturgie  par- 
ticulière. V  a-t-il  une  Eglise  russe,  une  Eglise  serbe,  une 
Église  bulgare,  il  n'y  a  point  d'Église  slave.  Pour  imposer 
leur  DOm  à  la  vieille  orthodoxie  grecque,  il  ne  suffit  point 
sttl  Slares  < l'y  être  en  majorité.  Les  peuples  de  souche 
germaine  seraient  tous  restés  fidèles  à  Rome  que  l'Église 
catholique  D'en  serait  pas  pour  cela  plus  germanique,  v.u 
fait,  le»  siav.s  orthodoxes  ont  été  los  prosélytes  des  Grecs, 
comme  les  Germains  et  les  Anglo-Saxons  l'on!  été  do 
Rome.  La  fol  qu'ils  ont  reçue  de  leurs  instituteurs  byzan- 


L  l  i  phonétique  avec  le  1er tbaogrtpklqua  etl  acciden- 

'•  il      ii.i'imi.  |.i  i rosùvii  par  orthoslave,  c'est  faire  un  j>"n  de  mole. 


L'ORTHODOXIE  ORIENTALE  EST-ELLE  SLAVK?  61 

lins,  ils  se  sont  bornés  à  en  conserver  le  dépôt.  Ils  ne  lui 
ont,  d'aucune  façon, donné  L'empreinte  de  l'esprit  slave.  Ils 
n'ont  eu  ni  leur  Luther,  ni  leur  Réforme.  Ni  les  Bogo- 
miles  bulgares  du  moyen  âge,  ni  le*  Raikolnika  roi 

de  nos  jours  n'en  sont  l'équivalent,  l'our  Irouv.-r  un  mou- 

rement  reiigieui  que  l'on  puisas  appeler  -lave,  il  faut 
sortir  du  monde  orthodoxe  el  aller  à  Jean  Hu— ,  obéi  loi 
Bohèmes  catholiques.  Bile  i  eu  beau  s'allier  intimement 
à  la  nationalité  russe,  si  devenir,  pour  le  peuple,  minent 
nationale,  la  foi  orthodoxe  n'en  ssl  pas  moins  A 
grecque,  il  n'a  point  suffi  d'en  traduire  su  slavon  le  I 
et  le  rituel  pour  leur  snlever  le  car  i  ière  helléniques 

Grecque  pai  g^nesetsoQespritrSl  la  majo- 

rité de  Bes  adhérents,  l'orthodoxie  orientale  eux 

Russes,  franchi  dès  longtem]  rieilles  limites  histo- 

riques. Sans  être,  somme  l'Église  latine,  devenue  vraiment 

universelle,  elle  déborde  au  .  1 . •  1 . i  d.-  SOQ  sire  pniuili\e. 
Bile  n'est  pas  plu-  confinée  dans  saU  nos  CJUe  dans  un 

EStat.  De  même  que  h-  catholicisme  el  le  protestantisme, 
l'orthodoxie  compte  des  fidèles  parmi  de-  nation-  de  tonte 
race  :  en  Europe,  les  Hellènes,  i'  -  Roumains,  des  si 

Croisés   de   divers   éléments,    d.'-    Albanais,   et.   au    milieu 

même  des  Russes,  des  tribus  finnoises  a  demi  russifiées);  — 
à  l'entrée  de  l'Asie,  I  iens;  eu  Syrie  OU  00  Egypte, 

des  arabes  ou  des  Sémites;  au  cœur  de  la  Sibérie,  des 
peuples  d'origine  turque  ou  mongole  convertis  pu  leurs 
maîtres;  et.  plus  loin,  le*  aléoutes,  qui  relient  le  Nouveau 

.Monde  à  l'Ancien.  Elle  a  de-  prosélytes  jusque  dans  l'Amé- 
rique du  Nord;  en  abandonnant  l'Alaska  aux  Ktats-Unis, 
les  Russes  v  ont  laissé  un  évéque  orthodoxe.  Grèce  à  la 
Russie,  l'Église  orientale  a  de-  mi-sions  en  Chine  et  au 
Japon;  un  évéque  rUSSS  réside  à  Tokio  et  il  a  sous  sa 
direction  un  clergé  indigène  déjà  nombreux.  De  la  mer 
Noire  au  Pacifique,  l'Église  orientale  prend  l'Asie  à  revers  ; 
si  le  christianisme  s'empare  jamais  de  ces  vieilles  contrées, 
il  e^t  probable  que  le  propagande  «religieuse  et  politique 


62  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

des  Russes  fera  à  l'orthodoxie  une  large  part  dans  ces 
conquêtes1. 

Ses  fidèles  ne  sauraient  le  nier,  cette  grande  Église  n'a 
pas,  dans  l'histoire  de  la  civilisation,  tenu  une  place  compa- 
rable à  celle  du  catholicisme  latin.  A  cet  égard,  il  y  a  eu 
une  fâcheuse  coïncidence  entre  l'Église  orthodoxe  et  la  race 
slave.  Notre  culture  européenne  se  fût  aisément  passée  de 
l'une  comme  de  l'autre,  tandis  qu'on  ne  saurait,  sans  la 
mutiler,  lui  retrancher  la  part  des  protestants  ou  des  catho- 
liques, des  peuples  germains  ou  des  latins.  Cette  frappante 
infériorité,  dont  la  Russie  a  doublement  souffert,  est-elle 
réellement  le  fait  du  culte  ou  le  fait  de  la  race? 

On  a  souvent  discuté  la  supériorité  relative  des  nations 
protestantes  et  des  nations  catholiques;  on  n'a  guère  mis 
en  doute  l'infériorité  des  peuples  du  rite  oriental,  et  on  en 
a  toujours  rendu  la  religion  plus  ou  moins  responsable. 
En  Occident,  catholiques  et  protestants  ont  cherché  dans 
l'orthodoxie  byzantine  la  principale  raison  du  retard  de 
l'Est  sur  l'Ouest  de  l'Europe.  On  a  vu  dans  cette  Église  un 
principe  d'engourdissement,  une  façon  de  narcotique;  on 
a  fait  de  cette  forme  orientale  du  christianisme  une  sorte 
d'islamisme  stationnaire  frappant  d'immobilité  les  peuples 
qu'il  retenait  en  ses  liens. 

Dans  cette  question,  on  nous  semble  avoir  pris  l'effet 
pour  la  cause;  on  a  oublié  que  les  religions  n'agissent 
point  sur  une  matière  inerte,  que,  si  les  peuples  sont  sou- 
vent formés  par  leur  culte,  les  cultes  sont  encore  plus  sou- 
v»'iil  <v  que  les  peuples  les  font.  Au  quinzième  siècle,  l'in- 
fêtiorHé  '!'■  l'Église  d'Orient  est'  manifeste  ;  Il  n'en  était 
de  même  au  diliôine.  Est-ce  la  foi  de  Byzance  qui, 
I  qu'on  l'a  «lil,  a  momifie"  l'Orient,  ou  le  génie  oriental 
qui  ;i  pétrifié  l'orthodoxie  grecque?  Bal  ce  bien  l'Église  qui 
■i  entravé  la  civilisation  du  Russe,  <iu  Bulgare  <•!  du  Serbe? 


i.  LmRommoiiI  mémi  i> mt<  di   nouer  dea  relation*  en  Afrique  avec  l'an- 
jai  ol»ilo  d  Abysi  inio. 


DE  [/INFÉRIORITÉ  DE  L'ÉGLISE  ORTHODOXE.  63 

Ne  serait-ce  pas  l'infériorilé  de  ces  peuples  qui  a  fait  celle 
de  l'Église?  A  nos  feux,  ce  sont  des  influences  extériem 
indépendantes  de  la  religion  comme  de  11  race,  qui  ont 

arrêté    OU  ralenti   la  culture   dftâ   nations  orthodoxes.    La 

longue  stérilité  de  l'Église  tient  à  la  stérilité  des  peuples; 
et  l'une  comme  l'autre  rient  dea  huâmes  de  leur  éducation 
séculaire. 

La  faute  vulgairement  attribuée  ê  l'Église  orientale  doit, 
pour  une  bonne  pari,  en  i  les  destinées  poli- 

tiques de  ses  enfanta,  sur  une  histoire  Umrmentée,  Incom- 
plète el  comme  tronquée  :  m  tour,  ta  faute  de  l'his- 
toire retombe  sur  la  géographie,  sur  la  position  de  toutes 
ces  nations  orthodoxes  aux  avant-postes  de  la  chrétienté, 
dans  it>  régions  de  l'Europe  Isa  moins  anrop  I  Isa 
pins  exposées  aux  incursions  de  l'Asie1. 

A  Byzance,  comme  aujourd'hui  en  Ru 
maux  dont  souffrit  I  :  d  peut-être  plutôt  politique 

que  religieux.  Au  lieu  de  créer  le  despotisme  stationo 
du  Bas-Empire, l'orthodoxie  an  fut  la  première  victime.  Le 
schisme  des  deux  accrut  le  mal  en  séparant  l'Orient 

de  l'Occident,  où   l'élément  classiqu  lément  bar- 

bare  sciaient  mieux   fondus.  L'isol  raphiquc 

fut  aggravé  de  l'isolement  religieux.  CTesl  par  là  surtout, 
c'est  par  la  rupture  avec  la  grande  communauté  chrétienne 

du  moyen  Age  que  les  Rui  rbes  ont 

vu  leur  civilisation  souiVrir  de  leur  religion.  Abandonnés 
de  l'Occident,  parfois  même  assaillis  par  lui,  l<s  peuples 
du  rite  grec  succombèrent  sous  les  barbares  de  l'Asie  :  leur 
développement  national  en  l'ut  interrompu  pour  des  siècles. 
Ce  n'est  point  en  elle-même  qu'est  la  cause  première  de 
la  longue  infériorité  uY  l'Église  gréco-russe  vis-à-vis  de 
l'Église  latine;  ou,  du  moins,  ce  n'est  ni  dans  son  dogme, 
ni  dans  sa  discipline  OU  ses  rites,  c'est  dans  le  schisme, 
dans  le  schisme  dont  l'Orient  a  bien   autrement  pàti  «pic 


1.  Voyez  l.  lr,  li\re  IV.  ili;\|>.  1  et 


n 


64  LA.  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

l'Occident.  Les  usages,  les  traditions,  l'esprit  de  l'ortho- 
doxie orientale  n'en  expliquent  pas  moins,  pour  une  bonne 
part,  la  diversité  de  son  rôle  historique,  comparé  à  celui 
du  catholicisme  romain.  L'examen  des  différences  des  deux 
Églises  peut  seul  permettre  de  juger  de  la  différence  de 
leur  action  sur  les  sociétés. 

Ce  que  nous  avons  ici  en  vue,  ce  ne  saurait  être  les 
divergences  théologiques;  ce  sont  leurs  conséquences 
intellectuelles,  sociales,  politiques.  Or,  à  cet  égard,  des 
croyances  en  apparence  étrangères  à  la  vie  pratique  ont 
souvent,  sur  les  mœurs  et  la  vie  des  nations,  une  influence 
cachée. 

Séparées  à  l'origine  par  de  simples  questions  de  préé- 
minence et  de  discipline,  les  deux  Églises  le  sont  aujour- 
d'hui par  le  dogme  :  de  schismatiques  elles  sont,  l'une 
pour  l'autre,  devenues  hérétiques. 

Longtemps  il  n'y  eut,  entre  les  Grecs  et  les  Latins, 
d'autre  dissidence  dogmatique  que  la  procession  du  Saint- 
Esprit,  l'Orient  refusant  d'ajouter  au  Credo  de  Nicée  le 
l'ilioque  des  Occidentaux.  Encore,  pour  ne  pas  admettre 
que  l'Esprit  procédât  du  Fils  aussi  bien  que  du  Père,  les 
Grecs  n'ont-ils  jamais  proclamé  explicitement  la  croyance 
opposée.  Cette  différence  toute  théologique,  qui  a  tant 
coûté  à  l'Orient  et  à  l'Europe,  tenait  en  somme,  comme  la 
plupart  des  dissidences  des  deux  Églises,  à  ce  que  Rome 
avait  poussé  plus  loin  la  définition  du  dogme,  précisant 
avec  soin  ce  que  Byzancc  laissait  obscur.  L'une  des  deux 
Églises  refusanl  de  s'arrêter  dans  la  voie  des  définitions 
dogmatiques,  tandis  que  l'autre  demeurait  immobile,  elles 
devaient  peu  à  peu  cesser  de  se  trouver  d'accord,  et  l'in- 
tervalle entre  elles  risquait  fort  d'aller  en  s'élargissanl. 
C'est  ce  qui  arriva,  d'autanl  que,  les  passions  nationales  ou 
les  préjugés  d'école  se  joignant  à  une  antipathie  séculaire, 

les  théologiens  des  deux  e;uups,  les  I  héologiens  d'Orient 
du  EDOint,  grecs  ou  russes,  nul  presque  nmslamineul  tra- 
vaillé i  creuser  le  fossé  entre  Byzance  (,i  Home,  B'attachanl 


DIFFÉRENCES  DOGMATIQUES  DBS  DEUX  BOUSES.  65 
à  multiplier  les  points  de  dissidence,  à  les  grossir  ou  à  les 
mettre  en  relief.  Les  différences  les  moins  importantes 
dans  les  formules  dogmatiques,  dans  les  rites,  dans  la 
discipline,  furent  relevées  avec  soin  par  les  Grecs  pour 
constituer,  en  face  de  Bome,  une  doctrine  nationale,  et 
permettre  de  répondre  au  reproche  de  schisme  des  Occi- 
dentaux par  l'accusation  d'hérésie*.  Et  ce  qu'ont  fait 
antrefois  les  «ires  <  1  u  Bas-Empire,  les  Russes,  an  cela 
imitateurs  des  Byzantins,  l'ont  GUI  souvent  à  leur  tour.  C'est 
ainsi  que  Rome  et  Gonstantinople  <|ui,  malgré  les  ana- 
thèmes  intermittents  des  papes  el  des  patriarches,  étaient 
encon-  en  communion  au  onsième  siècle  et  même  u  com- 
mencement tlu  dousjème*,  ont  fini  par  tonner  non  seule- 
ment deux  Églia  s,  mais  deux  confessions,  deux  ouïtes 
distincts. 

Ces!  ainsi  qu'à  cette   vieille  querelle  sur  la  prot 
sioii  du  Saint-Esprit   s'en   est  Jointe    une  autre   moins 
ancienne  sur  le  purgatoire.  Ici  encore  le  différend  pr 
nait  en  grande  partie  de  ce  que,  ehea  les  Grecs,  I 
était  moins  défini.  Les  Orientaux,  de  mémo  que  les  Latins, 
ont  toujours  prié  pour  les  morte;  mais  leurs  théologiens 
n'ouï  pas  précisé  l'état  des  âmes  avant  d'être  admises  à  la 
béatitude.  Non  contents  de  rejeter  tout  le  système 
indulgences  de  l'Église  romaine,  ils  bc  montrent  scanda- 

du  feu  spirituel  des  Latins,  i  ut  la  purification 

par  les  flammes,  refusant  même  aux  âmes  sorties  de  cette 
vie  la  faculté  d'expier  leurs  lautes,  <»u  n'admettant  pour 
elles  d'autre  expiation  que  les  prières  des  rivants  et  les 
saints  mystères*.  A  cette  double  différence  dogmatique 


1.  Voye«  par  exemple  DôUingèr:  Kirch*  und  Kirchen,  l'apsthum  und 
Kirchenttaat. 

J.  Cette  iiilt'iiuiniiuinion,  longtemps  levai  PhotÎM  et  même  après  Michel 
CeruU&ire,  explique  l'union  de  princes  rt  princeai  le  Kief  avec  des 

membres  de  l'Eglise  lutine,  pu  exempte  le  mariage  'l'Anne,  îiile  de  laroslaf, 
avec  noire  roi  Philippe  1". 

3.  Vovea  notammenl  le  D*  \V.  Uass  :  SymioUk  der  Griechischen  Kirche 
(1872),  p.  336-342. 


66  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

dont  la  première  est  d'ordre  tout  spéculatif,  le  Vatican  en 
a,  sous  le  pape  Pie  IX,  ajouté  deux  autres,  également 
repoussées  des  théologiens  russes  et  grecs,  l'Immaculée 
Conception  de  la  Vierge  et  l'infaillibilité  du  pape1.  De 
toutes  ces  dissidences,  anciennes  ou  récentes,  une  seule,  la 
dernière,  a  une  réelle  importance  religieuse  et  politique. 
En  elle  se  résument  tous  les  dissentiments  des  deux 
Églises. 

Le  fait  même  de  la  proclamation  de  certains  dogmes  par 
les  Latins,  alors  que  les  Grecs  repoussent  toute  définition 
dogmatique  nouvelle,  a  une  sérieuse  gravité.  Cette  opposi- 
tion révèle  une  conception  différente  du  rôle  de  l'Église  et 
de  la  marche  du  christianisme.  Pour  les  catholiques,  la 
période  des  définitions  doctrinales  reste  toujours  ouverte; 
pour  les  orthodoxes,  elle  est  depuis  longtemps  close.  Ils 
n'ont  rien  à  ajouter  aux  décisions  des  grands  conciles  anté- 
rieurs à  la  rupture  de  Rome  et  de  Constantinople.  Certains 
théologiens  romains  ont  réduit  la  promulgation  succes- 
sive des  dogmes  en  théorie;  ils  l'ont  représentée  comme 
une  sorte  de  manifestation  graduelle  de  la  vérité  se  dévoi- 
lant de  plus  en  plus  clairement  aux  fidèles.  Celte  applica- 
tion des  idées  modernes  de  développement  et  de  progrès  à 
la  théologie  est  repoussée  par  l'Église  gréco-russe.  Ello  se 
refuse  à  rien  laisser  ajouter  à  son  symbole,  comme  à  y  rien 
retrancher.  «  Notre  Église,  disait  sous  Nicolas  à  un  théo- 
logien anglais  Séraphim,  métropolitain  de  Pétersbourg, 
notre  Eglise  ne  connaît  pas  de  développement1  ».  A  cet 
rd,  l'orthodoxie  est  presque  aussi  éloignée  des  catho- 
lique •  | ne  des  protestants.  L'Orient,  qui  jadis  a  élucidé  et 
Formulé  pour  l'Occident  les  dogmes  fondamentaux  du 
christianisme,  condamne  toute  adjonction,  comme  toute 

|.  T.ui.ii-  que  lea  Ruitee  reprochent  au  Vatican  l'Immaculée  Conception 
c  < .m iik  dm  Innovation,  lei  écrivains  catholiques  se  Dattent  d'avoir  découvert 

mer  ilans  la  1 1 1 n •  i  ilans  la  trmlilion  dc-s  Vieux  (Irojnnts 

niO»(o.  I       P.Gagarine     /    6gtitt  rn>srrt  riinnt'tritli'i'.  t'mtcrption  (1876). 

m  Ghuroh,  Londres,  1882,  p.  326, 


L'ÉGLISE  ORTHODOXE   :   IMMOBILITÉ  DOGMATIQUE.      67 

dérogation,  à  l'œuvre  des  vieux  conciles.  A  ses  yeux,  l'édi- 
fice est  achevé  depuis  des  siècles. 

Cette  divergence  a  des  conséquences  capitales.  Dans 
l'orthodoxie  gréco-russe,  ni  la  conscience  des  Qdèles  ni  la 
prévoyance  des  hommes  d'Étal  n'ont  à  m  preoccu]  i  île  la 
possibilité  de  décisions  dogmatiques  nouvelles,  i.  -  limités 
de  la  foi  étant  à  jamais  fixées,  il  n'y  a,  de  ce  côté,  ni  mo- 
tif ni  prétexte  à  des  inquiétudes  privées  on  publiques. 
Soumis  aux  décisions  de  L'église  dans  le  passé,  le  i  i  •  1  <  1  «  * 
n'a  point  à  craindre  de  se  heurter  contre  elles  dans  l'ave- 
nir; il  peut  se  mouvoir  a  sou  gré  dans  renceinte  du  dogme. 
Tandis  que  Rome,  en  transformant  en  eroj  mees  obi 
toires  des  opinions  libn  lervc  le  droit  d'enfermer 

ses  enfanta  dans  on  cercle  dogmatique  de  plus  en  plus 
circonscrit,  l'Orient,  cantonné  dans  ses  frontières  théologi- 
ques, ne  resserre  ni  n'élargit  le  domaine  de  la  roi.  Chez  lui, 
le  champ  occupé  par  le  <i  ml  plus  étroit  et  ne  pou- 

vant être  agrandi,  l'espace  abandonné  à  la  discussion  esl 
plus  vaste  et  moins  exposé  aui  empiétements. 

C'est  une  des  différences  entre  les  deui  dont  on 

ne  s'est  pas  asaei  rendu  compte;  dans  la  fol  orthodoxe  il 
y  a  moins  de  points  déterminée,  moins  de  précision  dans 
l'enseignement,  moins  de  rigueur  dans  les  définitions, 
parlant  plus  de  liberté  d'opinion,  plus  de  place  à  la 
variété  des  points  de  rue  et  des  écoles.  Le  plus  illustre 
adversaire  catholique  de  l'Église  orientale,  J.  de  Haisii 

lui-même  tiré  parti  de  cet  avantage,  lorsque  dans 

de  Saint-PétertbowQ  il  a  mis  sur  les  lèvres  d'un  séna- 
teur russe  les  plus  hardie-  de  ses  hypothèses  religieuses4. 
L'orthodoxie  grecque  n'ayant  pas  plus  d'autorité  centrale 
pour  condamner  les  erreurs  que  pour  proclamer  les 
vérités,  il  y  a  double  raison  pour  que  l'horizon  ouvert  à  la 
pensée  ou  à  l'interprétation  individuelle  y  reste  plus 
étendu. 

1.  Ainsi,  lorsque  le  grand  ultramontain  donne  à  entendre  que  le- 
premiers  chapitres  do  ki  (ienèse  pourraient  bien  n'être  que  des  allégories. 


68  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

La  liberté  de  l'esprit  est-elle  un  élément  de  progrès,  ce 
n'est  pas  à  ce  point  de  vue  que  la  foi  grecque  le  cède  à  la  foi 
latine.  Si,  aujourd'hui,  les  Orientaux  peuvent  tirer  parti  de 
cette  latitude  théologique,  il  est  difficile  de  n'y  point  voir 
dans  le  passé  une  cause,  ou  mieux  un  signe  d'infériorité. 
Cette  immobilité  dogmatique,  devenue  comme  un  garant  de 
liberté,  provenait  d'une  espèce  de  somnolence.  Elle  a  été 
un  des  effets  de  l'engourdissement  spirituel  qui  a,  pendant 
des  siècles,  paralysé  l'Orient.  Si  la  Grèce  chrétienne,  en 
son  premier  âge,  si  éprise  de  spéculations  et  d'abstractions, 
a  cessé  de  disputer  et  de  raffiner  sur  le  dogme,  n'est-ce 
point  que,  sous  le  joug  turc,  succédant  au  despotisme 
byzantin,  son  génie  épuisé  avait  perdu  le  goût  des  hautes 
recherches,  pour  se  réduire  à  de  vaines  subtilités  ou  s'ab- 
sorber dans  un  étroit  et  minutieux  formalisme?  Si  la  Russie 
moscovite  ou  pétersbourgeoise  n'a  point  creusé  les  abîmes 
de  la  haute  théologie,  se  bornant  à  conserver  pieusement 
le  dépôt  de  la  tradition,  n'est-ce  point  que  l'esprit  russe 
n'a  jamais  eu  le  goût  de  la  métaphysique?  que  le  sol  russe 
n'a  pas  engendré  plus  de  théologiens  que  de  philosophes? 
que  les  Origène,  les  Athanase,  les  Grégoire,  perdus  par  les 
Grecs,  Moscou  ne  les  a  jamais  possédés?  L'Église  orientale 
b'<  -t-  II.  Bgée  dans  son  dogme,  c'est  que  la  chaleur  de  sa 
jeunesse  s'élait  refroidie. 

Un  brillant  <-l  parfois  paradoxal  apologiste  de  l'ortho- 
doxie orientale,  Khomiakof,  s'est  plu  à  montrer  dans  le 
catholicisme  romain  et  dans  le  protestantisme  un  principe 
commun,  développé  en  Bens  opposé.  Ce  que  le  slavophile 
russe  reprochait  ;\  la  fois  à  Home  et  à  la  Réforme,  sous  le 
nom  de  rationalisme  latin,  c'est  le  goût  des  déductions 
logiques,  des  définitions,  «les  abstractions,  sans  voir  que 
pareil  goûl  ;i  <'•!»'•  un  des  principes  de  la  philosophie1  cl  de 
ience  lernes,  aussi  bien  que  de  la  scolastiquc  el  de 

la  Réformation.  Quand  toul  penchant  analogue  disparut 
de  ri  ii  e  byzantine,  le  monde  orthodoxe  perdit  un  des 
ferments  du  progrès  en  des  temps  où  la  pensée  humaine 


I/ÉGXI8Ë  ORTHODOXE  :  ABSENCE  D'AUTORITÉ  CENTRALE.  69 
se  concentrait  sur  la  religion.  Pour  le  passé;  il  en  est  resté 
une  lacune  dans  la  vie  des  peuples  du  rite  L-rec.  Pour  le 
présent,  où,  devant  l'activité  intellectuelle,  s'ouvrent  des 
champs  plus  sûrs  que  la  théologie,  les  disciples  de  l'Église 
gréco-russe  peuvent  trouver  avantaf  qu'en  Orient 

ces  obscures  régions  aient  été  moins  «  -  x  |  *  1 .  »  i . 

Entre  les  latins  et  i  il  j  i  nue  différence  consi- 

dérable dans  la  manière  de  concevoir  b*  développement 
du  dogme  chrétien;  il  y  en  a  une  plus  profonde  encore 
dans  l'organisation  du  pouvoir  ecclésiastiqui  une 

hiérarchie  analogue  de  prêtres  et  d'évéques,  le  mode  de 
gouvernement  des  deui  I  -t  en  complète  opposition. 

Dans  l'orthodoxie  orientale  il  n'y  a  point  d'autorité  rivante 

devant  laquelle  tout  doive  S*il*  liuer.  Sel. m  les  Catéchit 

russes,  en  eela  d'ae.-«»nl  a\  ec  les  grttS,   l'Église  n'a  d'autre 

chef  que  Jésus-Christ  et  ne  lui  connaît  pas  de  vicaire  qui 
tienne  sa  place.  En  face  des  controverses  jadis  eoulei 

dans  le  momie  catholique  par  la  proclamation  de  l'infailli- 
bilité papale,  les  Orientaux,  les  Russes  en  particulier,  se 

montraient   tiers   de  n'être  point   soumis  à  la  monarchie 
spirituelle  de  Kome.  Que  de  t'ois  les  ai-je  entendus  Insister 
sur  ce  contraste  des  deux  Églises,  se  plaisant  èenexj 
toutes  les  conséquenc 

«  Vous  appelés,  DM  disaient-ils,   la  Russie  la  patrie  de 
l'autocratie,    et    sous   en    admette/    en    France  une   plus 

absolue,  l'autocratie  religieuse  des  papes.  Votre  principe 

de  la  division  des  pouvoirs,  si  nous  ne  l'avons  pas  dans 
l'État,  nous  l'avons  dans  l'Église.  Dans  cette  orthodoxie 
si  méprisée  de  vous,  la  puissance  législati  aux 

conciles,  et  la  puissance  executive  Si  administrative,  défé- 
rée aux  évoques  OU  aux  synodes  nationaux,  ne  sont  jamais 
unies,  au  lieu  de  l'être  indissolublement  sur  une  seule 
tête  comme  à  home.  Dépourvue  de  chef  visible,  la  religion 
ne  peut  intervenir  de  la  même  manière  vis-a-vis  des  con- 
sciences ou  vis-à-vis  des  peuples.  Toute  la  puissance  qu'elle 
a  reçue  du  ciel  ne  se  concentre  pas  en  une  seule  voix  pour 


70  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

commander  aux  hommes.  L'autorité  collective  de  l'Église, 
qui,  chez  nous,  tient  la  place  de  l'infaillibilité  personnelle 
du  pape,  n'a  pas  pour  s'exprimer  d'organe  permanent. 
Aucun  de  nos  pontifes  n'a  le  droit  de  nous  parler  au  nom 
de  l'Église  entière;  c'est  le  privilège  des  conciles  œcumé- 
niques, et  de  telles  assemblées  sont  toujours  malaisées, 
souvent  impossibles  à  réunir.  Chez  nous,  l'Inquisition  eût 
été  plus  difficile  «à  établir,  plus  difficile  à  maintenir.  Ce 
n'est  point  que  notre  clergé  n'ait  souvent  eu  recours  au  bras 
séculier  ;  ce  n'est  point  qu'il  ne  se  môle  aussi  d'approuver  ou 
de  prohiber  les  opinions  ou  les  livres,  c'est  que  tout  cela  se 
l'ii il  avec  moins  de  logique  et  avec  un  poids  moins  accablant 
d'autorité.  Notre  synode  a  bien  sa  «  censure  spirituelle  », 
à  laquelle  sont  soumis  les  ouvrages  traitant  de  sujets  reli- 
gieux. Il  en  résulte  qu'en  ces  matières  la  liberté  de  la 
presse  n'a  point,  en  Russie,  la  même  latitude  que  dans  la 
plupart  des  pays  catholiques.  La  faute  n'en  est  pas  à  l'or- 
thodoxie :  c'est  le  fait  de  l'État,  qui  croit  encore  devoir 
donner  aux  décisions  ecclésiastiques  une  sanction  que, 
chez  vous,  leur  a  généralement  retirée  le  pouvoir  civil. 
Alors  même  que  nous  sommes  condamnés  par  nos  évo- 
ques ou  réduits  au  silence  par  leur  censure,  nos  opinions, 
uns  consciences,  noient,  dans  le  for  intérieur,  plus  libres 
que  les  vôtres.  Les  décisions  du  Saint-Synode  de  Péters- 
bonrg  un  du  patriarcat  de  Constantinople  ne  peuvent  avoir 
qu'une  valeur  locale;  ni  les  unes  ni  les  autres  ne  se  pré- 
tendenl  infaillibles.  Rien,  pour  nous,  d'équivalent  a  votre 
linuui  locuto  est.  Nous  n'avons  pas  déjuge  dont  l'autorité, 
vis-a-vis  des  consciences,  se  puisse  comparer  a  celle  du 
pape  ou  il.  s  congrégations  instituées  par  le  pape;  nous 
n'avons  pas  de  ces  censures  sans  appel  auxquelles  un 

l'ïnelon  se  soumet,  auxquelles  un    La  Mennais  ne  résiste 

qu'en  sortant  de  l'Église.  En  Russie  môme,  notre  doukhov- 
naXa  \ra   (censure   spirituelle)  n'csl   guère  qu'une 

affaire  ii<-  police  ecclésiastique.  » 

Ainsi  parlent  les  Hnsses,  et,  Sur  Ce  point,  les  adversaires 


L'ÉGLISE  ORTHODOXE  :  LATITUDE  DE  LA  FOI.         71 

de  leur  Église  sont  d'accord  avec  ses  panégyristes.  «  A 
l'heure  qu'il  est,  écrivait  un  homme  qui  connaissait  la 
«  pravoslavie  »  pour  y  avoir  été  «'-levé,  la  ploa  élr 
anarchie  règne  dans  l'Église  russe*.  Pourvu  que  vous 
approchiez  des  iacranenti  à  la  première  ou  à  la  dernière 
semaine  du  Carême,  aucune  autorité  eecJesiaatiqu  ne 
g'aviaera  de  vous  demander  ce  que  roua  croyea  ou  ne 
croyez  pa^.  Voua  pouvez  rejeter  les   dogmee  lea  plus 

essentiels;  tant  que  vous  m-  VOUS  exclure]  pu  VOUS- 
môme  de  la  communion  de  1  I  elle  ne  EOUi  exclura 

pas.  d  Cette  dernière  assertion  du  prince  rusée,  mort  dans 
la  Compagnie  de  lésjns,  peu!  bien  paraître  ontréei  car  tout 
orthodoxe  reste  tenu  en  conscience  de  eonfbrmef  aa  foi 
ans  décisiona  des  eoneilea  si  des  Pères,  il  n'en  est  pas 

moins  vrai  que,  les  COBCilSS  n'a\ant  DSS  tout  défini,  ni  le> 

Pères  tout  prévu,  et  la  controverse  ou  i  moderne 

passant  souvent  paiHJesoua  les  anciennes  querelles  Ibéo* 

logiques,  ta  foi  orthodoxe  jouit  d'une  latitude  qu'il  SSl  difti- 

cile  de  lui  enlever.  Sons  ..•  rapport,  comme  loua  plus  d'un 
autre,  l'Église  gréco-russe  n'est  pua  romsnnlanrri 

avec  l'Église  anglicane;  et  encore  cell  !  39  arti- 

cles, a-t-elle  peut-être  en  réalité  des  frontières  doctlin 
mieux  délimitées. 

En  Russie,  comme  en  Angleterre,  cette  liberté  de  mou- 
vement dans  les  terres  i  le  la  foi  n'est  pas  égale- 
ment goûtée  de  tous  les  esprits.  Quelques'  uus  en  souflreni 

au  lieu  d'en  jouir.  Certaines  amss  ont  besoin  d'une  auto- 
rité sur  laquelle  s'appuyer,  qui  leur  affirme  qu'elles  sont 

dans  le  vrai  et  leur  épargne  les  angoisses  du  doute.  Pour 
elles,  l'incertitude  religieuse,  même  en  des  matières 
secondaires,  est  comme  une  terre  molle  où  l'on  enfonce, 
sans  pouvoir  marcher  ni  se  tenir  debout;  il  leur  faut  un 
sol  ferme,  résistant,  qui  ne  manque  jamais  sous  leurs 
pieds.  A  de   pareils  esprits  l'Église  gréco-russe   semble 

1.  Le  P.  Gagarine  :  Lh'ylise  rittM  <-t  l'Immaculée  Conception,  p.  51. 


72  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

privée  d'un  des  principaux  avantages  de  la  foi.  —  «  S'il 
s'élevait  aujourd'hui  un  différend  sur  des  matières  pure- 
ment théologiques,  comme  par  exemple  les  deux  questions 
qui  ont  divisé  la  France  aux  deux  derniers  siècles,  le 
jansénisme  et  le  quiétisme,  à  quel  tribunal  de  l'Église 
grecque  en  demanderait-on  la  décision  ?  »  Ainsi  s'exprimait 
une  femme  d'une  nature  élevée,  qui,  pour  avoir  plus  tard 
abandonné  l'Église  nationale,  n'en  était  pas  moins  Russe 
par  les  grâces  de  son  esprit  comme  par  les  traits  de  son 
visage1.  «  L'Écriture,  ajoutait  Mme  Swetchine,  les  conciles 
œcuméniques,  les  Saints  Pères  ne  peuvent  avoir  prévu 
ou  suffisamment  développé  tous  les  points  qui,  par  la 
suite  des  temps,  pouvaient  être  contestés.  »  De  sembla- 
bles réflexions  conduisent  au  pied  de  la  chaire  romaine. 
Pour  de  pareilles  âmes,  l'infaillibilité  pontificale  est  un 
aimant.  De  ces  affamés  d'autorité,  il  s'en  trouve,  en  tout 
cas,  notablement  moins  dans  l'empire  autocratique  que 
dans  la  libre  Angleterre.  Les  Russes  aiment  à  conserver  la 
liberté  de  leur  foi  alors  même  qu'ils  en  usent  peu.  Leur 
clergé  même  a  peu  de  souci  des  problèmes  théologiques 
qui  ont  agité  l'Occident.  Leurs  prêtres  se  plaisent  à  dire 
qu'ils  se  contentent  de  la  foi  des  Pères  ;  et,  pour  toutes  les 
questions,  ils  renvoient  aux  Pères.  Une  des  choses  qu'ils 
reprochent  le  plus  à  Rome,  c'est  ce  qu'ils  appellent  sa  pas- 
sion de  tout  définir  et  de  tout  réglementer.  «  Nous  croyons, 
dirait  un  ecclésiastique  russe  à  un  docteur  d'Oxford  qui,  de 
môme  que  Mme  Swetchine,  devait  chercher  le  repos  à 
l'abri  de  l'autorité  papale,  nous  croyons  qu'il  y  a  beaucoup 
de  choses  que  l'Église  doit  confesser  ne  pas  savoir,  paire 
qu'elles  n'onl  pas  élé  révélées  et  qu'en  pareille  matière  il 
faut  mettre  une  limite  aux  définitions1.  » 


i.  Miip   Bwetchinc  :  rm^mmiis  «le  son  journal  avanl  u  conversion.  Voy, 
M  de  I  alloua     \irm  s"  ttehine,  t.  I.  p.  r,1.1. 

i ■ .;  .•  i  il  fo  the  liussidii  (  iiitrrh.  Ces  Nolei  posthume», 

al  été  publiée!  qu'en  1681  pu  lei  total  du  cardinal 

m  m 


L'ÉGLISE  ORTHODOXE  :  SA  CONSTITUTION  EXTERIEURE.  73 
L'absence  d'un  chef  unique,  environné  du  prestige  de 
l'infaillibilité,  a  des  conséquences  peut-être  plus  impor- 
tantes encore  pour  la  constitution  extérieure  «le  l'Église, 
pour  sa  situation  vis-à-vis  des  peuples  et  des  gouverne- 
ments. Privée  de  chef  suprême,  l'orthodoxie  oriental.' 
n'est  point  obligée  de  lui  chercher  nne  souveraineté  indé- 
pendante et  de  revêtir  un  monarque  spirituel  de  la  puis, 
sauce  temporelle.  Dénuée  de  centre  local  comme  de  tête 
visible,  elle  n'a  point  besoin  de  capitale  internationale,  de 
villesainteou  d'État  ecclésiastique  placé,  pour  I  urde 

de  la  religion,  en  dehors  du  droit  commun  des  peuples  et 
au-dessus  de  toutes  les  péripéties  de  l'histoire.  Elle 
échappe  à  une  des  grandes  difficultés  de  l'Église  latine, 
contrainte  par  ^<>n  principe  de  réclamer  une  royauté  ter- 
restre dont  le->  idées  modernes  de  liberté  «-t  de  nationalité 
semblent  rendre  le  retour  Impossible.  Bile  échappe  du 
même  coupé  toute  tentation  de  suzeraineté  Lhéocrattque; 
sans  muté  monarchique  dans  l'Église,  il  ne  saurait  être 
question  d'un  représentant  de  la  Divinité  élevé  au>dessns 
des  peuples  et  des  couronne*  Par  là,  POiient  se  croit  à 
l'abri  de  ces  luttes  entre  les  deux  pouvoirs  qui,  pendant 
si  longtemps,  ont  désolé  l'Occident  et.  !<•  non  Jours  même, 

troublent  encore  une  partie  du  monde  catholique.  Gomme, 
en  politique,  il  n'\  a  guère  d'avantage  qui  n'ait  un  revers, 
ehe/  les  orthodoxes,  ainsi  que  ehe/.  les  réformés,  ce  fut 
rarement  l'Église  qui  B'assujetUI  l'État,  ce  fut  plus  sou- 
vent l'État  qui  empiéta  sur  l'Église1. 

Sans  souverain  spirituel,  sans  capitale   internationale, 
l'orthodoxie  gréco-russe,  au  lieu  de  s'enfoncer  comme  Rome 


1.  L'Orient  a  cependant  présenté  un  exemple  de  principauté  ecclésiastique, 
c'est  au  Monténégro.  Loagtompi  la  l>-rua^uia  lut  gouvernée  par  ses  évéques, 
ses  uladik  o,  -i-  succédant  d'oncle  en  neveu.  Cette  -meulière  eonstitutiou était 
issue  des  conditions  locales.  Mans  leur  lutte  séculaire  euntre  1  eiivalu--'ur 
niuMilman,  les  chrétiens  de  la  M'ntatiiie  Non-'  s'étaient  naturellement  groupes 
autour  de  leur  evèque.  La  seeulan.-attuu  du  pouvoir  n'a  été  effectuée  qu'en  1851, 
lorsque  le  prince  Danilo,  tardant  pour  lui  l'autorité  civile,  appela  à  l'épi— 
scopat  un  de  ses  cousins. 


74  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

dans  la  voie  de  la  centralisation  et  de  l'uniformité,  devait 
tendre  à  la  décentralisation,  à  la  variété.  Aucune  église 
locale  n'avait  le  droit  d'imposer  aux  autres  ses  usages,  sa 
liturgie,  sa  langue.  En  réunissant  les  peuples  dans  la 
môme  foi,  le  christianisme  oriental  ne  pouvait  les  sou- 
mettre à  la  même  juridiction.  Au  lieu  de  subordonner  les 
nations  à  une  domination  étrangère,  l'Église  devait  tendre 
à  se  constituer  par  peuple  ou  par  État,  en  églises  natio- 
nales et  indépendantes,  en  églises  autocéphales,  comme 
disent  les  canonistes  grecs. 

C'est  là  le  fait  qui  domine  toute  l'histoire  ecclésiastique 
de  l'Orient,  toute  celle  de  la  Russie  en  particulier,  et  qui 
seul  explique  les  querelles  intestines  et  les  révolutions  de 
l'Église  byzantine.  L'autonomie  religieuse  des  diverses 
nations  réunies  dans  son  sein  est  la  forme  naturelle  et 
rationnelle,  la  forme  logique  et  définitive  de  l'orthodoxie 
gréco-russe.  Elle  tend  invinciblement  à  se  modeler  sur  les 
contours  des  peuples,  à  calquer  l'organisation  ecclésias- 
tique sur  les  divisions  politiques,  et  les  limites  des  diffé- 
rentes Églises  sur  celles  des  États  ou  des  nations.  Il  n'y  a 
d'incertitude,  il  n'y  a  de  place  aux  prétentions  et  aux  riva- 
lités locales  que  là  où  ces  deux  termes,  État  et  nationalité, 
ne  concordent  point,  car  alors  l'Église  ne  sait  lequel  des 
deux  lui  doit  servir  de  cadre. 

Cette  tendance  progressive  de  chacun  de  ses  membres  à 
l'autonomie  ecclésiastique  a  été  le  principe  de  l'évolution 
historique  de  cette  Église  immobile  en  son  dogme  comme 
i  discipline.  De  là  le  mouvement  en  sens  opposé  qui 
au  catholicisme  grec  el  au  catholicisme  latin,  à  Constan- 
tinople  et  à  Rome,  a  fait  des  destinées  si  diverses.  En 
Occident,  c'est  une  force  d'attraction  qui  fait  lout  converger 
un  centre  commun,  effaçant  de  plus  en  plus  toute 
différence  locale  et  nationale;  en  Orient,  c'est  une  force 
centrifuge  qui  multiplie  les  centres  de  vie,  et  donne  à 
chaque    peuple    une    Kglise    indépendante.    Pendant    que 

Rome  marcfaail  A  la  monarchie  unitairej  sa  rivale  byzan- 


L'ÉGLISE  ORTHODOXE  liT  LES  ÉGLISES  NATIONALES.  75 
tine  se  subdivisait,  se  morcelait  par  Dations.  U -s  peuples, 
comme  les  Russes,  conquis  au  christianisme  par  les  Grecs, 
ne  furent  point,  pour  Constantinople,  des  provinces  éter- 
nellement destinées  à  la  sujétion  ou  au  •  e  ne 
furent  que  des  colonies  religieuses,  gardant  chacune  leur 
langue  et  leurs  usages,  relises  à  la  métropole  par  un  lien 
de  plus  en  plus  lâche  pour  s'en  émanciper  un  jour  com- 
plètement. 

Dans  l'orthodoxie  grecque,  il  n'\  a  point  •  perpé- 

tuellement désigné  comme centre de  l'unité,  si,  aujourd'hui 
encore,  l'Orient  ne  conteste  point  la  primauté  «le  la  chaire 
romaine,  si  la  nouvelle  Rome  ne  dispute  point  la  pi 
à  l'ancienne,  les  orientaux  n'en  recoonaisseut  la  juri- 
diction à  aucun  degré.  Selon  leurs  théologiens,  e'eel  comme 
première  et  seconde  capitales  de  l'empire  romain  que  Borne 
et  Constantinople  eurenl  la  primauté,  l'une  an  orient. 
l'autre  en  Occident  et  dani  le  monde  entier.  A  leur-  reox, 
le  pontife  romain  n'est  que  le  patriarche  d'Occident;  et  la 
suzeraineté  qu'ils  lui  refusent  SUV  toutes  les  I  ls  ne 

sauraient  l'accorder  à  perpétuité  à  aucun  de  leurs  patriar- 
ches. Le  titre  d'ovuménique,  assumé  par  le  BJAgS  de 
Gon8tantinople,  correspondait  aux  prétention-  Impéri 
et  n'avait  de  réalité  qu'autant  qu'il  était  soutenu  par  l'au- 
torité des  empereurs.  Ne  pouvant  a-  suprématie 
sur  l'héritage  du  chef  des  apôtres,  l'Église  byzantine  devait 
tôt  ou  tard,  de  force  ou  de  bonne  grâce,  sanctionner  l'é- 
mancipation de  -e-  tilles  spirituelles. 

L'Église  russe  a  été  la  première  à  établir  son  indépen- 
dance; Bon  exemple  a  été  suivi  de  tous  les  États  Olthodoi 
Grèce,  Serbie,  Roumanie.  Pour  ces  derniers,  comme  pour 
l'ancienne  Moscovie,  la  dépendance  où  la  Forte  Ottomane 
tieid  le  Patriarcat  n'a  été  que  le  prétexte  du  rejet  de  la 
suzeraineté  ecclésiastique  de  Constantinople.  En  se  frac- 
tionnant avec  les  divisions  politiques,  l'Église  orientale  ne 
fait  qu'obéir  à  son  principe,  comme  Rome  obéit  au  sien 
en  tout  centralisant.  La  juridiction  du  patriarche  de  Con- 


76  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

stantinople  est  liée  à  l'autorité  des  sultans,  qui  ont  pris  la 
place  des  empereurs  grecs.  Tout  démembrement  de  l'em- 
pire turc  amène  un  démembrement  de  l'Église  byzantine; 
l'affranchissement  des  peuples  chrétiens  rétrécit  le  domaine 
spirituel  du  premier  pontife  de  l'Orient.  Dans  l'orthodoxie 
gréco-russe,  le  clergé  d'un  État  indépendant  ne  saurait 
reconnaître  de  chef  étranger.  Avec  leur  titre  fastueux  de 
patriarche  œcuménique,  les  évoques  de  Constantinople 
n'auront  bientôt  plus  dans  la  communion  orientale  qu'une 
primauté  nominale,  une  présidence  honoraire. 

Cette  tendance  des  églises  à  se  délimiter  sur  les  Étals 
ou  les  peuples  soulève  des  questions  délicates,  souvent 
mal  comprises  de  l'Occident.  L'État  donnant  ses  frontières 
à  l'Église,  aux  scissions  nationales  correspond  une  scission 
ecclésiastique,  aux  annexions  politiques  une  annexion 
religieuse.  La  Russie  en  offre  un  double  exemple  dans  la 
Géorgie  et  la  Bessarabie.  En  entrant  sous  la  domination 
russe,  ces  deux  contrées  ont  passé  sous  la  juridiction  de 
l'Église  russe. 

Ce  qui  donne  à  cette  incorporation  ecclésiastique  un 
intérêt  spécial,  c'est  que  les  Roumains  de  Bessarabie, 
comme  les  Géorgiens  du  Caucase,  étaient  en  possession, 
sinon  d'une  liturgie,  au  moins  d'une  langue  liturgique 
nationale.  En  les  soumettant  au  synode  qui  dirige  son 
propre  clergé,  la  Russie,  en  dépit  de  son  penchant  à  Puni* 
lirai  ion,  n'a  point  encore  partout  imposé  à  ces  peuples 
d'origine  étrangère  l'usage  de  la  langue  slavonne,  la  seule 
employée  dans  les  relises  russes.  Les  Roumains  de  Bessa- 
rabie n'ont  point  d'évôque  particulier;  soumis  à  l'évoque 
russe  de  la  province,  ils  ont  seulement  des  paroisses  où 
ils  célèbrenl  l'office  en  roumain.  La  petite  Église  géor- 
gienne, de  cinq  ou  six  siècles  l'aînée  de  la  grande  Kglise 
'■Ile  Kglise  géorgienne,  en  possession  d'un  rituel 
d'une  haule  antiquité,  n'a  pas  obtenu  des  Busses  une  posi- 
tion beaucoup  plus  favorable.  Si  elle  forme  dans  l'em- 
pire une  province  ecclésiastique,  ayant  à  sa  lête  un  prélat 


L'ÉGLISE  ORTHODOXE  BT  LES  BOUSES  NATIONALES.  77 
décoré  du  tilre  d'exarque,  cet  exarchat  n'a  guère  de 
géorgien  que  le  nom.  L'exarque  est  Russe,  et,  dans  -  » 
cathédrale  de  Tiflis,  l'office  « -st.  COmiDS  80   EUlSSie,   célébré 

en  slavon.  Au  grand  regret  des  patriotes,  le  géorgien  ne 
règne  plus  que  dans  quelques  couvents  si  quelques 
paroisses  des  campagnes. 

Les  annexions  de  l'Église  russe  trouvent  leur  contre- 
partie dans  le  démembrement  progressif  de  l'Église  de 
Gonstantinople.  Le  schisme  bulgare,  qui  depuis  1873  a  tant 
embarrassé  la  diplomatie  russe,  est  un  exemple  de  ces  ten- 
dances séparatistes.  Jusqu'alors  les  peuples  chrétiens  de 
Turquie  avaient  attendu  leur  émancipation  politique  pour 
signifier  au  patriarche  de  Gonstantinople  leur  indépen- 
dance religieuse;  les  Bulgares  ont  suivi  une  route  im, 
En  attendant  de  pouvoir  former  une  nation,  ils  réclamèrent 
de  la  Porte  et  du  patriarcal  ls  constitution  d'une  église 
bulgare  autonomei  Ls  riianar,  qui,  sous  le  couvert  de  la 
domination  turque,  avait  rétabli  l'hégémonie  hellénique 

jusqu'au   Danube  et  à  la  Save,  devait  repOUSSSr  de  toutes 

ses  forces  une   prétention   qui  annulait  d'un  coup 

efforts  séculaires.  Il  ne  p.unait  BQ  résigner  I  roiï  renaître, 
BOUS  une  forme  plus  menaçante,  l'ancienne  nu-Impolie 
bulgare  dont  Bes  prélats  B'étaient  appliqués  à  faire  dispa- 
raître le  souvenir,  substituant  partout  dans  l'Église  le 
grec  au  slavon  et  brûlant  systématiquement  les  misa 
bulgares.  L'opposition  du  patriarcat  était  d'autant  plus  vive 
qu'il  était  moins  aisé  de  délimiter  la  nouvelle  circonscrip- 
tion ecclésiastique.  Fixer  les  bornes  réciproques  de  la  jeune 
Église  bulgare  et  de  la  vieille  Église  grecque,  c'était 
déterminer  les  frontières  îles  deui  nationalités,  arrêter 
d'avance  la  part  «les  Slaves  et  des  Hellènes  dans  l'héritage 
des  Ottomans.  Plutôt  que  de  consentir  à  un  tel  partage,  le 
Phanar,  mettant  ses  armes  spirituelles  au  service  de  l'in- 
térêt national  hellénique,  prêtera  rompre  avec  ses  ouailles 
bulgares  et  excommunier  les  Slaves  en  révolte. 

Le  patriarcat  et  le  s\  node  de  Gonstantinople  maintinrent 


78  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

que  les  prétentions  des  Bulgares  étaient  contraires  aux 
canons  de  l'Église.  Suivant  les  Grecs,  les  circonscriptions 
ecclésiastiques  devaient  rester  calquées  sur  les  circon- 
scriptions politiques  :  il  ne  saurait,  dans  le  même  État,  y 
avoir  qu'une  seule  Église  orthodoxe.  La  prétention  des 
Bulgares  de  former,  à  côté  des  Grecs,  une  Église  autonome 
dans  le  sein  de  l'empire  ottoman,  fut  solennellement  con- 
damnée, comme  une  hérésie,  sous  le  nom  de  phylétisme1. 

Les  anathèmes  de  la  «  grande  Église  »  de  Constantinople 
n'ont  pas  empêché  la  Porte,  alors  mécontente  des  Grecs, 
d'ériger  par  un  firman  les  communautés  bulgares  en  Église 
autonome,  sous  le  nom  d'exarchat.  Peu  d'années  après, 
la  Bulgarie  était  constituée  en  principauté.  L'autorité  de 
l'exarque  bulgare  se  fût  bornée  au  nouvel  État  ou  à  l'é- 
phémère Boumélie  orientale,  bientôt  annexée  à  la  Bulgarie, 
que  le  patriarcat  œcuménique  eût,  d'après  ses  propres 
principes,  été  contraint  de  le  reconnaître.  Mais,  en  vertu 
des  firmans  du  sultan,  la  juridiction  de  l'exarque  s'étend, 
au  delà  des  frontières  bulgares,  sur  des  diocèses  de  Thrace 
et  de  Macédoine,  politiquement  soumis  à  la  Porte  et  que 
l'hellénisme  ne  renonce  point  à  disputer  au  slavisme. 
Aussi  le  schisme  bulgaro-grec  a-t-il  persisté,  sans  que 
lise  russe  ait  osé  se  prononcer  pour  l'une  ou  l'autre 
des  deux  parties,  de  peur  de  s'aliéner  les  frères  slaves  ou 
de  scandaliser  les  fidèles  en  rompant  avec  l'Église  mère. 

La  proclamation  de  l'indépendance  ecclésiastique  des 
Serbes,  des  Roumains,  des  Grecs  du  royaume,  avait  sou- 
levé  des    difficultés    analogues*.   Tant    que    les    limites 

I.  De  :./-  tribu,  race,  nation.  Malgré  cette  condamnation,  le  phyh'-lisine 
OU    1 1 : 1 1 i < 1 1 1 ri  1 1 » 1 1 1 < -    n'en    ;i  pat  moins   triomphé   chez    les    sujets  orthodoxes  de 

l'Autriche  Hongrie  ui~-i  bien  qu'en  Turquie.  l.<'s  Roumaine  de  Hongrie  onl 
obtenu  l'érection  d'une  Église  roumaine  autocéphale,  sons  un  métropolitain 

inl  .i  Hermanniladl .  tandis  que  les  Serbes  du  même  royaume  continuaient 
à  relever  iiu  |iairiuirhc  de  Carlowitz,  Pour  les  orthodoxes  de  la  Bosnie  et  de 
l'Herzégovine,  le  gouvernement  de  Vienne  a  conclu  un  concordat  avec  le 
patriarche  de  Constantinople. 

1  enlemenl  en  1886  que  le  patriarche  cocuménique  et  son  synode  ont 
m         roumaine  comme  entièremenl  indépendante  el  placée  sur  le 


L'ÉGLISE  ORTHODOXE  :  PHTLÉTI8ME  ET  L'XITK.  79 
réciproques  des  États  et  des  nationalités  de  l'Orient  ne  sont 
point  définitivement  fixées,  l'Église  orthodoxe  reste,  par 
son  principe  môme,  exposée  à  de  semblables  schisi 
mais  ces  schismes  n'ont  de  religieux  que  l'extérieur.  Ce  ne 
sont  en  réalité  que  des  scissions  politiques  de  nature 
essentiellement  locale  et  temporaire. 

Ces  ruptures  passagères  n'empochent  pas  la  Russie,  les 
petits  États  chrétiens  de  l'Orient]  les  I  glises  orthod 
de  l'Autriche-Hongrie  e(   les  indeni  patriarcats  de  pré- 
tendre  ne  former  qu'une  Église.  Ils  enonl  le  droit;  leurs 
querelles  intestines  ne  sont  que  des  Dfvttes.  i.< - 

peuples  orthodoxes  appartiennent  à  Is  même  confession, 
mais  le  lien  qui  les  unit  n'est  pas  sussi  étroil  que  celui  q ui 
enchaîne  les  contrées  catholiques.   I 
sœurs  ont  l'unité  de  dogme  et  de  croyan  -  l'unité 

de  gouvernement.  Grande  ou  petite,  chacune  garde  son 
administration,  son  rituel,  se  langue  liturgique.  Le  lien 
spirituel  de  la  fol  est  le  seul  qu'elles  connaissent;  pouf 
elles,  une   communion   internationale   n'exig*    point 
juridiction  internationale. 

Les  patriarches  et  les  métropolitains  des  divers  Étati 
bornent  &  se  notifier  leur  avènement  et,  au  besoin,  à  cor- 
respondre entre  eux,  à  se  consulter.  L'unité  dans  l'ol 
sance  de  l'Église  romaine  fait  place,  chez  l'Église  ortnod 
à  l'union  dans  l'Indépendance  réciproque.  D'un  côté,  c'est 
une  monarchie  unitaire  et  absolue,  de  l'autre  une  confé- 
dération où  aucun  pouvoir  central  permanent  ne  gêne 
l'autonomie    de   chaque    Étal    particulier.    Four  amener 
toute  l'Église    orientale  Miih    une  autorité    unique,    il   ne 
faudrait  rien  moins  que  l'unification  politique  de  l'Orient. 
Il  faudrait,  comme  on  l'a  parfois  rêvé  à  Moscou,  l'annexion 
de  tous  les  peuples  orthodoxes  à  la  Ku^sie.  Alors,  devenu 

même  pied  nue   les  autiv-  illocép&aJM.  Jusqu'en  1883  le  clergé 

roumain  faisait  chaque  année  veair  le  ni*!  chrême  »  de  Constantinople,  et 
le  patriarcat  eût  voulu  maintenir  cet  i^age  comme  une  sorte  de  marque  de 
suprématie. 


80  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sujet  du  tsar,  le  patriarche  byzantin  redeviendrait  vrai- 
ment le  patriarche  œcuménique. 

Pour  demeurer  unies  de  foi  et  de  communion,  les  diffé- 
rentes Églises  de  l'orthodoxie  n'ont  pas  besoin  d'un  centre 
commun.  L'immutabilité  du  dogme  en  assure  l'unité.  La 
foi  traditionnelle  ne  recevant  ni  accroissement,  ni  diminu- 
tion, les  Églises  qui  la  professent  ont  pu  se  passer  de  toute 
autorité  internationale,  pontife  ou  synode,  congrès  perma- 
nent ou  périodique.  Le  lien  de  la  communion  ne  saurait 
guère  être  rompu,  comme  entre  les  Grecs  et  les  Bul- 
gares, que  par  des  querelles  de  juridiction  qui  le  laissent 
bientôt  renouer.  Cette  organisation  de  l'Église,  par  peuples 
et  par  États,  a,  selon  les  panégyristes  de  l'orthodoxie  orien- 
tale, l'avantage  de  concilier  deux  choses  ailleurs  sépa- 
rées :  l'unité  religieuse  et  l'indépendance  ecclésiastique, 
l'œcuménicité  ou  catholicité  et  la  nationalité.  Ils  se  flattent 
d'échapper  ainsi  à  ce  qu'ils  appellent  le  cosmopolitisme 
romain,  sans  tomber  dans  ce  qu'ils  nomment  l'anarchie 
du  protestantisme'.  En  Russie,  les  slavophiles  étaient 
assez  épris  de  cette  constitution  du  christianisme  gréco- 
>l;ive  pour  y  voir  le  germe  de  la  rénovation  religieuse  de 
L'Europe,  comme,  dans  la  commune  a  demi  socialiste  de 
la  Grande-Russie,  ils  prétendaient  avoir  découvert  l'instru- 
nuntde  noire  rénovation  économique.  Aux  yeux  de  l'his- 
toire, la  nationalisation  des  Églises  orientales  a  l'ait  leur 
faiblesse  en  même  temps  que  leur  force.  Nulle  part  cela 
n'a  été  plus  manifeste  qu'en  Russie. 

I  Y..yz  par  exemple  one  étude  de  M.  Thœraerdaiule  Recueil  des  Sciences 
poUtiqvet  de  M   Beiobrasol    Sbornih  goioud.  Znemii,  1870). 


CHAPITRE   H 

Con86quencei  de  la  constitution  nationale  •  1<      ;  .  rlhodute.  —  |ng<  i 
du  pouvoir  civil.  -  -  Comment  l'intimité  Ji 

un  obstacle  É  la  liberté  intelh  l'em- 
ploi d'une  langue  nationale  dans  la  lit"  -           i  »ti<|uc. 
—  s<-s  avantagea  pour  lu  Rationalité  nts  pour  la  eivilU 
rame.  —  lin  < i n •  - 1  mm  rortbodoiie  ork  ni 

diaire  entre  le  catholicisme  el   le  protestantisme.  ■  t  des 
Sociétéfl  biblique*  in  Rut         I            ax  courant-  <jui   ><•  disputent  I  I. ^rli -<• 


russe. 


La  constitution   nationale  des  églises  du    rifc  BU 

pour  première  conséquence  l'ingérence  du   pouroir  eivil 
dans  leur  sein  :  indépendante  de  toute  autorité  éti 
chacune  d'elles  l'est  mohiade  l'État  Ces!  là  un  phénomène 
général  dans  loua  tes  paya  orthodoit  a,  dans  la  démocratie 
grecque  aussi  bien  que  ches  l'autocratie  roi  trd, 

la  situation  de  la  Russie  n'est  Dullement  différente  de  celle 
des  pays  de  même  foi;  seulement,  le  gouvernement  étant 
pins  fort,  le  lien  qui  lui  rattache  1  Église  est  plua  étroit. 
La  religion,  ne  pouvant  s'isoler  du  milieu  politique,  s'est, 
comme  toutes  choses  en  Russie,  ressentie  de  l'atmosphère 
ambiante.  L'Église  russe  a  été  tout  os  que  peut  être  une 

Église  nationale  dans  nn  Ktat  autocratique. 

Les  déclinées  de  l'Église  byzantine,  sous  1«'  Bas-Empire, 
présageaient  celles  de  si  Bile.  A  Constantinopte  aussi,  le 
pouvoir  impérial  se  taisait  sentir  jusque  dans  le  sanc- 
tuaire, et  la  main  de  l'autoeraloi  iinn-nt  a 
par  exemple,  se  montra  souvent  plus  lourde  et  plus  indis- 
crète que  ne  le  fut  jamais  celle  des  tsars. 

A  la  plupart  de-  Russes,  comme  à  beaucoup  d'Ocriden- 

ni.  t> 


82  JA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES.     ■ 

taux,  la  subordination  de  l'Église  et  de  la  religion  au  pou- 
voir civil  semble  un  gage  de  liberté  politique,  aussi  bien 
que  de  liberté  intellectuelle.  L'histoire  nous  en  fait  douter. 
L'exemple  de  la  Russie  et  de  l'empire  grec  inclinerait 
plutôt  à  croire  le  contraire.  A  Moscou,  de  même  qu'à 
Byzance,  si  l'Église  orientale  a  contribué  à  la  stagnation 
intellectuelle  et  au  despotisme  politique,  c'est  précisément 
par  sa  dépendance  de  l'État,  parce  que,  ne  pouvant  lutter 
avec  le  pouvoir  civil,  elle  le  laissait  sans  contrepoids  ni 
frein.  Tandis  qu'en  Occident  les  conflits  des  deux  pou- 
voirs, dont  les  Russes  se  félicitent  d'avoir  été  affranchis, 
laissaient  un  champ  ouvert  aux  libertés  intellectuelles 
ou  politiques,  aux  revendications  de  la  pensée  et  aux 
droits  des  gouvernés,  en  Orient  le  pouvoir  civil,  n'ayant 
aucun  rival  pour  le  contenir,  avait  moins  de  peine  à 
devenir  absolu.  L'autorité  civile,  étayée  de  l'autorité  reli- 
gieuse, pesait  à  la  fois  sur  les  âmes  et  sur  les  corps. 
Pour  soulever  ce  double  poids,  il  eût  fallu  des  forces  sur- 
humaines. Le  spirituel  et  le  temporel  étaient  plus  ou 
moins  confondus,  les  ordres  du  prince  s'imposaient  comme 
ks  ordres  de  Dieu,  et  les  prescriptions  de  l'Eglise,  érigée 
m  institution  d'État,  se  renforçaient  à  leur  tour  de  toute 
['autorité  du  prince.  En  ce  sens,  on  peut  dire  qu'à  Moscou, 
aussi  bien  qu'à  Byzauce,  si  la  religion  n'a  pas  créé  l'auto- 
cratie, la  religion  l'a  rendue  possible  en  ne  lui  opposant 
pas  de  barrière.  Dans  un  paya  catholique,  avec  une  hiérar- 
chie ecclésiastique  ayant  au  dehors  un  chef  indépendant, 
l'autocratie  ni-  pouvait  naître  ou  ne  pouvait  durer. 
L'Église,  tant  qu'elle  n'eût  pas  été  écrasée)  lui  eût  fait 
obstacle.  Par  là,  le  catholicisme,  qui,  par  d'autres  côtés, 
semble  moins  propice  à  la  liberté}  en  favorisait  davantage 
l'éclosion.  Comme  nous  l'écrivions  ailleurs,  le  catholicisme 
pour  ainsi  dire,  libéral  malgré  lui,  parce  qu'il  marque 
une  borne  à  l'omnipotence  'le  l'État,  que  le  souverain 
ippelle  empereur  ou  peuple,  «pie  ce  boîI  un  prince  «livi- 
nisé  pai  l'adulation  ou  une  multitude  enivrée  à  son  lour 


CONSÉQUENCES  DE  LA  NATIONALISATION  DE  L'ÉGLISE. 

des  fumées  du  pouvoir*.  Ces!  ce  que  ne  saurait  l'aire  une 
Église  nationale,  ou  ce  qu'elle  ne  peut  faire  qu'à  und<  g 
moindre  . 

Il  n'a  manqué  à  la  Russie  aucun  des  avantages  attribuée 
aux  Églises  nationales  :  concorde  dee  deux  pouvoirs,  force 
du  gouvernement,  unité  morale  de  la  nation,  harmonie  des 
deux  plus  nobles  penchants  do  coeur  humain,  le  sentiment 
religieux  el  le  sentiment  patriotique.  Dans   les  grandes 

•  historiques,  l'alliance  de  I  I  ablé  la  fo 

de  l'État;  elle  n'en  b  i'.i^  motos  6té  une  entrave  pour  la 
civilisation  russe.  Si  les  empiétements  do  pouvoir  spirituel 
onl  été  plue  aisémenl  refrénés,  le  pouvoir  civil  a,  pour  son 
propre  bénéf]  ovent  tenté    de  faire  sortir 

l'Église  de  l'enceinte  du  sanctuaire.  Le  i  plus 

fréquen ni  travesti  en  fonctionnaire;  le  laïque  i  été  plus 

exposé  a  se  voir  traiter  par  I  niant  en  -u j«-i  qu'en 

litièle.  En  transformant  les  devoirs  religieux  en  obligations 
Les,  l'Étal  a  fait  de  la  religion  un  moyen  de  gouver- 
nement, parfois  un  moyen  de  police.  !-«'  rôle  «le  l'Église, 
diminué  d'un  côté,  -  es]  agrandi  de  l'autre,  au  profil  appa- 
nui  de  l'État,  au  dommage  réel  de  la  nation  comme  de  la 
religion. 

Cette  intimité  de  l'État  el  d<  ommuniqué  aux 

Russes  le  mal  de  l'Orient,  la  stagnation,  •  mal 

particulier  à  la  Russie,  l'isolement  Non  contente  de  com- 
primer tout  mouvement  de  l'intelligence  nationale,  l'union 
des  deux  pouvoirs  arrêtait  aux  frontières  toute  invasion 
des  idées  du  dehors.  La  liberté  spirituelle,  <iUi'  semblait 
garantir  à  l'orthodoxie  le  manque  d'une  autorité  centrale 

infaillible,  fui  ainsi  longtemps  annihilée  par  cette  absence 
d'autorité   cosmopolite   indépendante.    La   limitation    «le 

Il  glise  aux  bornes  de  l'État  rétrécit    l'horilOQ   île  l'un  e! 

1.  \  Pion,  1885), 

i.  Sue  la  Miuaiiou  de  I  Église  rasa  I  Lat  el  de  l'autocratie, 

vou'z  ci-dessous,  chapitre  w« 


84  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  l'autre  :  la  religion  renforça  les  préventions  nationales 
en  même  temps  que  le  patriotisme.  Les  Vieux-Russes 
fuyaient  le  contact  de  l'Europe  comme  une  contagion;  pour 
beaucoup,  un  voyage  à  l'étranger  était  un  péché  qui  met- 
tait l'Ame  en  péril.  On  connaît  l'histoire  de  ce  seigneur 
que  Pierre  le  Grand  avait  envoyé  visiter  l'Allemagne  ou 
l'Italie,  et  qui,  après  avoir  séjourné  dans  une  des  princi- 
pales villes,  revint  sans  avoir  rien  vu.  Une  fois  arrivé,  il 
n'avait  jamais  mis  le  pied  dehors  ni  ouvert  sa  porte  à 
personne  :  il  avait  ainsi  obéi  à  la  fois  au  tsar  et  à  sa 
conscience.  Il  y  a  encore,  en  Russie,  des  sectaires  capables 
de  ces  scrupules. 

L'orthodoxie  laissait  la  Russie  en  relation  avec  le  monde 
oriental;  elle  ne  les  unit  point  par  des  liens  aussi  intimes 
que  roux  dont  Rome  enlaçait  les  nations  catholiques.  Le 
manque  d'un  pasteur  commun  n'obligeait  pas  les  peuples 
orthodoxes  à  des  rapports  aussi  fréquents;  le  défaut  d'une 
langue  commune  rendait  ces  rapports  moins  fructueux  en 
mémo  temps  que  plus  rares. 

l'nc  des  choses  qui,  durant  le  moyen  âge,  ont  le  plus 
favorisé  l'éclosion  de  la  civilisation  moderne,  c'est  la  pos- 
session d'un  idiome  clérical  et  savant  d'usage  international  : 
rOrienl  en  manqua.  L'Église  grecque  semblait  plus  endroit 
qu'aucune  autre  d'imposer  sa  langue  à  ses  colonies  spiri- 
tuelles; n'était-ce  pas  celle  du  Nouveau  Testament  et  des 
Septante?  Elle  n'en  m  rien,  elle  laissa  à  chaque  peuple  la 
langue  de  ses  aïeux*. 

Depuis  leur  conversion,  à  la  fin  du  dixième  siècle,  les 
Russes  célèbrent  l'office  divin  en  Blavon.  Les  missionnaires 
-  qui  baptisèrenl  les  Varègues  de  Vladimir  Introdui- 
sirent chez  eu\  l'idiome  créé,  au  Bièçle  précédent,  par  les 
apôtres  des  Slaves,  sainl  Cyrille  et  Baini  Méthode,  eùx- 

i   ^  il  m  retrouve  doni  quelque*  ancienne!  inacriptiona  à  Sainte  Sophie  de 
Kiel  l'.u  ciempte,  le  [rrc<    en  Ruaai<    n'a  juère  peraitté  que  dam  certain! 
ou  Initiale!  de  i  iconographie  A  côW  de  la  tété  du  Gfarial  ou  de  la  Vierge 
notamment. 


DE  L'EMPLOI   DU   SLA  VON   DANS   L'ÉGLISE.  85 

mêmes,  probablement,  deux  Slaves  hellénisés  Je  fhei 
Ionique.  Ce  slavon  ecclésiastique,  écril  par  1rs  deux  IV 
pour  les  Slaves  de  la  Grande-Moravie,  était,  depnie  an 
siècle  environ,  la  langue  liturgiqu  Isinsdes  Rust 

tes  Bulgares,  à  cette  époque  le  plus  redouté  et  le  plus 
cnltivé  des  peuples  slaves.  Il  leur  avait  été  apporté,  avec 
le  christianisme,  par  les  disciples  mêmes  de  Cyrille  et  de 
Méthode,  lors  de  l'écroulement  de  l'Église  de  Moravie  sous 
l'invasion  magyare. 

L'empire  bulgare,  qui  s'étendait  jusqu'au!  pori  a  de 
Constantinople,  servail  d'intermédiaire  entre  la  civilisation 
byzantine  et  les  Slaves  serbes  ou  russes.  La  littérature 
religieuse,  alors  presque  partout  la  seule,  >  était  déjà  en 
honneur  el  s'alimentait  de  traductions  d  I     -  [ue 

les  missionnaires  byzantins  «lu  dixième  et  du  onzième 
siècle  voulurent  apporter  leurs  livres  aux  Russes,  ik 
servirent  naturellement  des  renions  slavonnes  en  os 
parmi  les  Slaves  des  Balkans.  Longtemps  iprès,  la  Bul- 
garie, alors  la  sœur  aînée  de  la  Russie,  était  encore  le  prin- 
cipal foyer  des  lettres  slaves  orthodoxes.  Bile  avait  suc- 
combé sous  le  cimeterre  turc,  que  sa  littérature  religi 
continuait  à  défrayer  celle  de  la  Russie*. 

Leslavon  d'Église,  encore  en  usage  chez  tous  les  Slaves 
orthodoxes  ou  grecs-unis,  n'est  point  le  père  des  lan| 
Blaves,  comme  le  latin  est  le  père  des  langues  latines.  Ap- 
parenté surtout  au  vieil v  Slovène  et  au  vieil*  bulgare,  il 

n'esl  qu'une  forme  antienne  d.--,  dialectes  de  la  grande 

Slavie   danubienne,    avant    que  l'irruption    des    Hongrois 

l'eût  brisée  en  morceaux  en  coupant  les  tribus  Blaves  en 
peuples  isolés.  Plus  ou  moins  corrompu  par  l'ignorance 
des  copistes,  le  slavon  ecclésiastique  a  -ubi,  en  chaque 
contrée,  l'influence  de  l'idiome  local*.  Demeuré,  jusqu'à 

1.  Voyez  ['Histoire  des  iitlératurtè  staven  de  M.  l'\pine  et  la  Bulgarie  de 
M.  L.  Léger. 

î.  on  distingue  ainsi,  eus  lee  naanueerihi  etnYOM,  trois  formes  oo  rédac- 
tions principales:  la  bulgare,  la  pies  aaeiennej  !;i  serbe  el  la  rosse. 


86  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Pierre  le  Grand,  In  langue  écrite  de  la  Russie,  il  est  resté 
celle  de  l'Église.  Dans  le  dialecte  sacré,  la  piété  du  peuple 
trouve  une  langue  assez  voisine  de  la  sienne  pour  lui 
demeurer  transparente,  assez  différente  et  assez  ancienne 
pour  donner  plus  de  solennité  au  culte  divin. 

Tout  a-t-il  été  bénéfice  pour  la  Russie  et  la  civilisation 
russe  dans  la  substitution  du  slave  cyrillique  à  une  langue 
liturgique   étrangère?  On  pourrait   croire    que    l'emploi 
du  slavon,  à  la  place  du  grec  ou  du  latin,  fut  avantageux  à 
la  langue  nationale,  à  l'éloquence  et  à  la  poésie,  qui  peuvent 
y  puiser  des  tournures  ou   des  expressions  auxquelles 
l'Age  el  la  religion  prêtent  une  majesté  particulière.  Les 
critiques  russes  l'ont  mis  en  doute.  Plusieurs,  et  non  des 
moindres,  ont  rendu  le  slavon  d'Église  responsable   dû 
tardif  développement  de  la  langue  russe.  Ils  ont  accusé  la 
langue  liturgique  d'avoir  étouffé  l'idiome  parlé,  et  tué  dans 
son  germe  toute    littérature   nationale  populaire1.   Plus 
grande  était  la  ressemblance  entre  elles,  plus  il  était  diffi- 
cile à  la  langue  vulgaire  de  s'émanciper  de  la  solennelle 
langue  de  l'Église.  Moins  voisines,  elles  eussent  eu  moins 
de  peine  à  se  séparer.  Etroitement  enchaînée  A  une  langue 
morte,  la  langue  vivante  ne  pouvait  se  former  et  croître 
librement.  Le  dialecte  sacré  tendait  a  la  ravaler  au  rang  de 
patois  inculte.  Tandis  que,  sous  le  latin  des  écoles  et  des 

clercs,  la  France,  l'Allemagne,  l'Italie,  l'Espagne  ont  «mi, 
des  l«'  douzième  ou  le  treizième  siècle,  une  littérature 
nationale,  en  Russi<>  le  slavon  d'Église  ne  laissait  rien 
pousser  à  ^<»n bre. 

Kl  ee  n'est  ni   le  BCUl    ni  le  principal  dommage  (pie  la 

liturgie  slave  .lit  porté  à  la  civilisation  russe.  Elle  l'a  en- 
travée d'uiif  autre  manière  en  aggravant,  flic  aussi,  le  mai 
historique  de  la  Russie,  l'isolement.  Ce  n'est  point  seule- 
ment dans  l'espace,  en  la  séparant  à  la  l'ois  de  l'Occident 


i.  \ni-i  pur  «compte  Nadejdine,  en  ■■•■i.i  raifl  par  Pyploe  (Toyess  le  Vt»U 
nik  !..  i opy   juin  I8Ï 


DE  L'EMPLOI  DO  SLAVON  DANS  L'ÉGLISE.  87 

ci  de  l'Orient,  c'est  dana  le  tempe  aussi,  en  la  laissant 
étrangère  aux  civilisations  classiques,  que  1»-  si  a  von  ecclé- 
siastique a  contribué  à  l'isolement  et  I  la  stagnation  de  la 
Russie.  Privé  de  littérature  e!  d'Histoire,  le  alavon  ne  pou- 
vait, comme  le  grec  ou  lé  latin,  dont  il  prenait  la  placer 
ouvrir  aux  Busses  l'accès  de  l'antiquité,  et,  par  là.  leur 
offrir,  dans  la  langue  même  de  l'Église,  un  instrument 
d'émancipation.  L'emploi  du  slavon  fut  une  dea  eauses  de 
l'infériorité  d< 
chrétiennea  en  même  tempe  que  dea  son  tssiques. 

Cette  question  de  l'idiome  liturgique,  en  apparence 
secondaire,  a  <'u  Mir  le  développement  de  la  Russie  une 
influence  peut-être  égale  à  l'influence  même  de  l'Église 
oriental.'.  De  combien  de  siècles  eût  été  retardé  le  monde 
germanique,  >i  l'un  de  ses  dialeei  i,  comme  le  gothique 
d'Clphilas,  eût,  pendant  le  moyen  âge,  lenu  dai  lises 

la  place  du  latin;  si,  ,i\,mt  que  Luther  la  rejetât  de 
temples,  la  langue  de  Rome  n'eût  préparé  l'Allemagne  à  la 
Renaissance  en  même  tempe  qu'a  la  Réforme]  il  a  fallu 
qu'au  latin  aient,  sans  toujours  le  remplacer,  près  pie  par- 
tout succédé  dos  idiomea  vulgaires,  pour  que  la  Russie  fût 
reliée  à  l'Europe.  Aucun  peuple  n'a  autant  cultivé  le  grand 
instrument  de  connaissance  du  monde  moderne,  les 
langues  vivantes;  la  privation  du  commerce  de  l'antiquité 
classique  et  du  moyen  âge  latin  n'en  reste  pas  moine  un 
des  traits  qui  distinguent   les   Rusa  nations  pro« 

testantes  comme  des  catholiqu 

Le  règne  du  slavon  dans  l'Église,  et  longtemps  dans  la 
vie  civile,  a  eu  en  revanche,  pour  la  Russie,  un  avantage 
national,  politique.  L'idiome  de  Cyrille  et  de  Méthode,  en 
dépit  de  ses  altérations  locales  a  été  un  trait  d'union  entre 
les  peuples  slaves  orthodoxes.  II  a  maintenu  entre  eux  la 
notion  de  leur  communauté  d'origine,  tandis  que  l'extrême 
diffusion  du  latin  a  cessé  d'en  l'aire  un  lien  de  parenté  entre 
les  nations  néo-latines.  Au  lieu  de  son  «  Gospodi  pomi- 
loui  »,  l'Église  russe  chanterait  le  Kyrie  eleison  en  grec, 


88  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

qu'il  n'y  aurait  sans  doute  jamais  eu  de  panslavisme.  Si 
cette  chimère  venait  un  jour  à  prendre  corps,  la  liturgie 
slave  n'y  serait  pas  étrangère.  Quand,  chez  le  Serbe  et  le 
Bulgare,  le  slavon  cyrillique  serait  entièrement  supplanté 
par  les  langues  nationales,  il  n'en  aurait  pas  moins,  dans 
le  passé,  rendu  à  la  Russie  un  service  inappréciable  :  il  a 
contribué  à  empêcher  la  dénationalisation  des  Malo-Russes 
et  des  Biélo-Russes,  sujets  de  la  Lithuanie  et  de  la  Pologne, 
et  préparé  la  réunion  de  la  Petite-Russie  et  de  la  Russie- 
Blanche  à  la  Russie  moscovite.  Bien  plus,  comme  l'ortho- 
doxie elle-même,  il  a  été  un  des  fadeurs  de  la  nationalité 
russe.  A  l'intérieur  de  la  Grande-Russie,  longtemps  cou- 
verte de  tribus  finno-turques,  l'idiome  sacré  donnait  à  l'élé- 
ment slave  un  immense  avantage  sur  les  éléments  allo- 
phyles.  La  langue  de  l'Eglise,  a  dit  Solovief1,  tendait  à 
slaviser  les  tribus  finnoises  converties  à  l'Évangile.  Le  slavon 
liturgique  a  clé  un  instrument  de  russification;  après  huit 
siècles  il  l'est  encore  aujourd'hui.  Tout  comme  les  Kniaz 
de  Kiof,  de  Novgorod  ou  de  Vladimir,  tout  comme  les  tsars 
(!•'  Moscou,  les  empereurs  de  toutes  les  Russies  se  servent 
ilu  ril  pravoslave  pour  affermir  leur  puissance  en  Orient 
et  en  Occident,  Bur  L'Asie  et  sur  l'Europe.  Lorsqu'ils  tra- 
duisaient la  liturgie  grecque  pour  leurs  prosélytes  slaves 
el  inventaient  un  alphabet  pour  cet  idiome  barbare,  Méthode 
et  Cyrille  travaillaient,  a  leur  insu,  à  la  grandeur  d'un 
peuple  qu'ils  ne  connaissaient  peut-être  point  de  nom. 

La  langue  Blavonne,  en  usage  dans  'a  liturgie,  peut  servir 
de  Bymbole  à  la  situation  de  l'K^lise  russe  au  milieu  des 

autres  confessions  chrétiennes.  Connue  les  catholiques,  les 

Russes,   dans  leurs  [ivre8  BacreS,  se  servent  d'une  langue 

ancienne;  comme  les  protestauts,  ils  emploient  un  idiome 
national,  un  dialecte  hérité  de  leurs  ancêtres  slaves,  et 

non   emprunté  à  des   lionunes  d'une  .mire  race.    Hessem- 
I.  Sbornik  Oa  inu  \  il  (iK7ii). 


SITUATION  INTERMEDIAIRE  DE  L  ORTHODOXIE  ORIENTAL! 

blantà  ta  fois  aux  uns  et  aux  autre*,  lia  sont,  Bur  ce  point, 
demeurés  ôgalemenl  éloignée  de  Rome  el  de  la  Réforme.  Il 
en  est  de  l'Église  russe  elle-même  comme  de  sa  lai 
liturgique.  L'orthodoxie  orientale  est  à  une  distance  presque 
égale  du  catholicisme  romain  cl  des  sectes  protestantes  qui 
se  (lisent  orthodoxes.  Vis-àvi  is  des  deux  grande  partis  qui, 
depuis  le  seizième  siècle,  divisent  le  christianisme  i 
dental,  l'Orienl  se  trouve,  I  plus  d'un  égard,  dans  une 
situation  intermédiaire  <d  comme  moyennne.  Par  sa  con- 
ception  de  l'aulorité  et  de  l'unité  de  l'Église,  par  la  lil 
de  l'interprétation  du  dogme,  par  la  eonstitution  <-t  ta  dis- 
cipline  de  Bon  clergé,  par  son  mode  de  gouvernement, 
relations  avec  l'Étal  et  l<'s  fidèles,  par  tout  le  côté  moral  et 
politique  du  christianisme,  par  l'esprit,  sinon  par  tes  pra 
tiques  du  culte,  l'orthodoxie  diffère   près  ras  autant  de 
Home  que  «les  mies  révoltées  de  Rome.  Contrairement  à 
l'opinion  vulgaire,  elle  est  peut-être  moins  voisine  «le  la 
papauté  romaine  que  des  di  -  sorties  de  la 

Réforme.  Le  pauvre  prince  d'Anhalt,  père  de  Catherine  U, 

n'était  pas  en  réalité  aussi  dupe  qu'il  en  avait  l'air,  alors 
(pie.    pour  la  Conversion   de   SI    tille  a  ;l  BS 

laissait  persuader  que  luthéranisme  ou  culte  grec,  c'était 
au  fond  à  peu  près  la  même  chose1. 

L'immobilité  séculaire  de  l'Orient  explique  cette  position 
intermédiaire  entre  les  Églises  de  l'Occident.  Assoupie 
durant  près  de  mille  ans  et  comme  pétrifiée  dans  ses  tra- 
ditions, pendant  que  catholiques  et  protestants  dévelop- 
paient chacun  leur  principe,  les  uns  marchant  à  droite 
vers  l'autorité  et  la  centralisation,  les  autres  à  gauche  vers 
le  libre  examen  et  l'individualisme,  l'orthodoxie  gn 
russe  s'est,  au  sortir  de  son  isolement,  réveillée  a.  un 
intervalle  près. pie  égal  des  deux  grands  partis  dont  la 
rupture  a  déchiré  le  monde  occidental.  Cela  ne  veut  point 


1.  Voyez  l'étude  de   M.    V.  Ilunibaii.l  sur  Gttberiae  II  :  lier, te  de»  / 
Mondes  du  l  ••  février  1  s  :  '» . 


90  LA  RUSSIE  BT  LES  RUSSES. 

dire  que  l'Église  d'Orient  soit  un  milieu  et  comme  un 
compromis  entre  le  catholicisme  et  le  protestantisme;  elle 
a  ses  tendances  propres,  originales,  qui  la  distinguent  de 
l'un  et  de  l'autre,  et  l'opposent  à  tous  deux  à  la  fois.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que,  par  certains  côtés,  elle  est  à 
moitié  route  entre  Rome  et  la  Réforme.  Ses  apologistes 
l'ont  plus  d'une  fois  reconnu,  et  plusieurs  lui  en  ont  fait 
un  mérite'.  «  L'Eglise  orthodoxe,  disent-ils,  est  demeurée 
au  centre  du  christianisme,  également  éloignée  de  ses 
pôles  contraires,  parce  qu'elle  est  l'Église  primitive,  ini- 
tiale, dont  les  Occidentaux  n'ont  dévié  que  pour  aboutir, 
par  deux  chemins  opposés,  à  l'autocratie  catholique  et  a 
l'anarchie  prolestante.  »  La  torpeur,  la  léthargie  que  ses 
adversaires  lui  reprochent,  ses  avocats  l'en  gloriiient  sous 
le  nom  d'immutabilité;  ils  la  félicitent  d'avoir  soustrait 
l'Église,  comme  le  dogme,  à  la  loi  du  développement  ou 
du  progrès  qui  régit  les  choses  humaines. 

Catholiques  cl  prolestants  se  font  illusion  lorsqu'ils  se 
représentent  l'attitude  de  l'orthodoxie  gréco-russe  comme 
humble  el  presque  honteuse  vis-à-vis  de  ses  anlagonisles 
occidentaux.  Appuyés  sur  l'immobilité  de  leur  Église  comme 
sur  un  roc,  ses  théologiens  contemplent  avec  une  hauteur 
mêlée  de  pitié  les  discussions  religieuses  de  l'Occident 
L'accueil  l'ail  par  les  membres  de  l'Église  russe  aux  offres 
d'union  des  iAeua>cathcMque$  ou  des  anglicans  est,  à  cel 
égard,  d'un  intérêt  singulier.  Yis-à-vis  des  uns  ou  des 
autn  orthodoxes  onl  toujours  été  loin  de  montrer 

aucun  empressement  hâtif;  ils  oui  toujours  repoussé  tout 

<■ promis  contraire  aux  traditions  ou  aux  usages  de  leur 

Église. 
Entre  les  protestants  ci  les  orthodoxes,  entre  L'Église 

aiiL'Iicaue  surtout  el  ['Église  russe,  il  \  a  eu  plusieurs  len- 

laiivcs  de  rapprochement,  ci  les  avances  son!  d'ordinaire 

i.  pir  exemple,  Bamarine,  létouity  i  tkh  otnocMnié  /.  Rosaii,  \>.  363  et, 
chea       I  D    allai   daal  l'onvrage  intitulé  ll-p\  ày/»>v.  Lelp- 

/■  ,  1865. 


r/ÉGLÎSE   RUSSE  ET  LE8  ANGLICANS.  91 

venues  de  l'Occident.  Ces!  ainsi  que,  dès  ]<•  seizième 
siècle,  les  luthériens  s'adressaient  su  patriarcal  de  Son- 
stantinople,  espérant  obienir  du  pairiarcbe  Jérémie  l'ap- 
probation de  la  confession  d'Augsbourg,  qu'ils  avaient, 
pour    lui,  fait  traduire  i  si  stérilei    que  soient 

toujours  restés  de  pareils  appels,  ils  m  sont  reproduits 
,î  des  époques  plus  voisines  «!«'  nous.  C'esl  naturellement 
L'Église  d'Angleterre  et,  dans  cette  église,  l'école  his- 
torique  en   réaction  eootre   les   Influences  protestantes, 

I  éc  >le  <»ù  l'on  aime  à  -.'intil ul«  r     catholique  ai  qui 

a  le  plus  care  rêves  d'union  entre  la  Bile  rebelle  de 

Boi •!  sa  sœur  d'Orienté  De  tontes  les  tenta* 

tives  de  ce  genre,  la  plue  digne  d'attention  esl  celle  d'un 
théologien  d'Oxford,  ami  du  dooteof  Newman,  w  •  Pain 
il  ni,  sous  le  règne  de  Nicolas,  avec  l'approbation  de 
chefs  ecclésiastiques,  un  voyage  Ihéologique  en  Ruf 
moins  pour  étudier  sur  pis  russe   que   pour 

entrer  en  communion  avec  elle.  Palmer  en  «Mail  arrivé  à 
croire  à  la  presque  identité  de  la  doctrine  orthodoxe  el  de 
la  doctrine  anglicane;  il  ne  voyait  guère  de  difficultés  que 
pour  le  culte  tics  ima  tctionné  par  le  deuxième  con- 

cile  ili-  Nicée.  Fori  de  cette  cou  for  mi  t.'-  d  i  croyance  ^.  1<-  doc- 
teur anglais  prétendait  cire  admis  à  la  communion  par  les 
orthodoxes,  il  vit  les  principaux  dignitaires  de  l'Église 

iiis^c,  -ans  parvenir  à  leur  faire  partager  M  point  de  vue*. 
Au\   yeux   des  prélats  i  pour   que  le>  anglicans 

pussenl  ainsi  entrer  en  communion  avec  BUX,  il  eût  fallu 

une  entente  de  la  hiérarchie  des  deux  Églises,  sinon  l'au- 
torisation d'un  concile.  Par  le  fait,  le  manque  d'autorité 


1.  Les  anglicans  «le  toute  nuance  ont,. le-  kxfgterape,  manifesté  leur  intérêt 
pour  alale;  il  leur  a  inspiré  de  nombreux  travaux,  panai  lesquels 

on  peul  citer  ceux  de  J.  NeeJe  [Hiiioruof  tlie  kohj  Etutim  Church,  4  vol.) 
ei  .le  Stanley,  le  célèbre  deyea  da  Weatminetet  [Lecture*  ■■n  Ihehiêtory  of 
îhe  l'iisteru  Church). 

.'.  Palmer  a  laisaé  le  ir.it  de  cette  curieoae  BégoeiaUoo  dans  dea  notes  de 
voyage,  imprimées  quarante  ans  plus  tard  par  lea  sotna  de  son  ami  le  car- 
dinal Newman  :  \ote8  ofa  vùii  i>>  the  Ruatioti  Church. 


92  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES, 

centrale  clans  l'Église  orthodoxe  lui  rend  tout  accord  de  ce 
genre  plus  difficile  qu'à  l'Église  catholique,  dont  l'autorité 
pontificale  peut  toujours  ouvrir  la  communion.  En  consen- 
tant à  traiter  les  anglicans  comme  des  orthodoxes,  les 
Russes  risqueraient  de  scandaliser  leurs  frères  d'Orient  el 
de  perdre  d'un  côté  ce  qu'ils  gagneraient  de  l'autre.  Aussi, 
indépendamment  des  divergences  de  doctrine  ou  de  disci- 
pline, toute  intereommunion  des  Eglises  épiseopales  de 
l'Orient  et  de  l'Occident  semble,  malgré  leurs  sympathies 
réciproques,  de  longtemps  malaisée. 

Les  vieux-catholiques  de  Suisse  ou  d'Allemagne  n'ont 
guère  été  plus  heureux  dans  des  efforts  analogues.  Ils  ont 
eu  beau,  dans  leurs  congrès,  exprimer  l'espoir  d'une  réunion 
avec  l'Église  orientale1,  celle-ci  a  montré  peu  d'empresse- 
ment à  leur  ouvrir  son  sein.  Elle  n'a  pas  cherché  à  se  créer 
en  Occident  des  communautés  de  Latins  Unis.  Une  société 
de  Pétersbourg,  composée  de  laïques  et  d'ecclésiastiques, 
l,i  Société  des  amis  de  V Instruction  religieuse,  s'était,  par 
des  écrits  et  des  délégués,  mise  en  rapport  avec  les  vieux- 
tathoUqueg  d'Allemagne.  Nul  mouvement  ne  pouvait  être 
plus  sympathique  aux  orthodoxes  russes,  qui,  pour  l'in- 
faillibilité papale,  ont  la  même  répulsion  que  les  protes- 
tante allemands.  A  toutes  les  avances  des  transfuges 
latins  ils  n'en  ont  pas  moins  répondu  avec  réserve,  sur  le 
ton  d'une  Eglise  qui  a  loi  dans  son  principe  el  ne  transige 
point   avec   lui.    En    encourageant   ces  vieux-ealholiques, 

parfois  près  de  verser  en  pleine  Réforme,  les  Russes  ne 
leur  <>ni  poinl  ménagé  les  leçons.  —  Si  vous  voulez  vous 
unir  à    nous,   leur   disait   un   des  inspirateurs   des  slavo- 

philes,  ce  n'esl  poinl  assez  de  rejeter  le  dernier  concile  du 
Vatican,  c'est  sur  dû  siècles  de  traditions  latines  qu'il  vous 
faut  revenir*. 
Cette  Église  impassible  devant  les  adversaires  qui  l'at- 

i.  h.-s  leur  premiei  notamment,  à  Munich,  <•!»  1871. 

Kkomiikol   Bricfan  Dôllinger  oon  einetn  Laien  der  ruttischen  orlho- 
h      tu  Berlin,  i  «7  J. 


DEUX  TENDANCES  OPPOSÉES  DANS  L'ÉGLISE  RI 

taquentà  la  fois,  dea  deux  rivea  opposées,  ne  peut  eut* 
ment  échapper  à  leur  influence.  Comme  toute  confession 
placée  dans  une  position  intermédiaire,  entre  la  centrali- 
sation catholique  et  l'individualisme  protestant,  elle  né 
saurait  manquer  de  subir  une  certaine  attraction  vers  l'un 
ou  l'autre  des  deux  pôles  du  christianisme.  Tant  qu'elle 
se  fait  équilibre,  cette  double  attraction  en  bobs  contraire 
peut,  il  eat  vrai,  contribuer  à  la  maintenir  à  distance  des 
deux  extrêmes. 

Ainsi  que  l'Église  anglicane,  l'Églfs  est,  par  sa 

situation  mitoyenne  <'t  par  les  besoins  mêmes  de  la  «  ontro- 
verae,  exposée  à  deux  tendances  divi  rgentes  :  du 
droite,  sinon  vers  le  catholicisme  romain,  du  moina  dans 
la  même  direction  que  Rome,  rera  la  concentration  de 
l'autorité  et  l'ascendant  de  la  tradition,  —  de  l'enta 
gauche,  non  point  précisémenl  rers  le  protestantisme, 
mais  vers  la  liberté  d'interprétation,  rers  la  tel  indivi- 
duelle  et  l'émancipation  dn  clergé  inférieur  ou  dea  laïques. 
Cette  douille  aimantation  remonte  aux  premiers  [ours  du 
contact  de  la  Roi  l'Occident   c  eat  un 

les  moins  remarquée  et  non  les  moins  curieux  de  l'inflm 
de  l'Europe  sur  la  Russie1.  Sous  Pierre  le  Grand,  lea  déni 
penchants   se  personnifient  dans  les  deux  membres  lea 
plus  influents  de  l'Église,  Etienne  laToraki,  le  suppléant 
du  patriarche  dans  1  intervalle  laissé  par  Pierre  entre  la 

mort  du  dernier  titulaire  et  l'érection  du  Saint-Swinde,  et 

Théophane  Procoporitch,  le  conseiller  du  tsar  dans 
réforme  ecclésiastique.  De  là,  depuis  Pierre  1  ,  deux  écoles 
dans  le  clergé,  l'une  mettant  davantage  en  relief  l'opposi- 
tion de  l'orthodoxie  au  catholicisme,  l'autre  son  opposi- 
tion au  protestantisme,  —  la  première  prenant  dan-  sa 
lutte  contre  Rome  une  teinte  protestante,  la  seconde  une 

l.  Le  même  pbénomèM  m  NMeatro,  qneique  à  un  moindre  degré,  dans 
l'tglise  grecque  proprement  dite.  Ceel  ainsi  qn'aa  di»  eepttène  siècle  lea 
tendances  ualvinietea  du  patriarche  Cjrille  Loacarit  oia  agité  touie  la  tuemr- 
•  liie  orientale, 


94  LA   RUSSIE  ET  LES   RUSSES. 

couleur  catholique  dans  ses  attaques  contre  la  Réforme1. 
De  la  controverse,  cette  double  tendance  a  passé  dans  les 
catéchismes  et  les  traités  de  théologie,  parfois  même  dans 
1rs  questions  de  rite  et  de  discipline,  les  uns  se  montrant 
plus  strictement  conservateurs,  les  autres  moins  éloignés 
des  reformes  ou  des  innovations. 

Sous  le  règne  de  Nicolas  et  l'administration  du  comte 
Protasof,  procureur  du  Saint-Synode,  il  y  eut  une  réaction 
contre  les  influences  protestantes  qui  avaient  dominé 
l'Église  durant  presque  tout  le  dix-huitième  siècle.  Le  gou- 
vernement s'inspirait  en  tout  du  principe  d'autorité  et  de 
l'idée  de  tradition  ;  il  n'oublia  pas  de  les  relever  dans 
l'Église  contre  l'école  de  Procopovitch ,  le  collaborateur 
spirituel  de  Pierre  le  Grand.  Les  tendances  protestantes  ou 
«  évangéliques  »  perçaient  dans  les  écrits  des  deux  plus 
illustres  prélats  de  la  Russie  moderne,  Platon  et  Philarèle, 
l'un  et  l'autre  métropolitains  de  Moscou3.  L'éloquent  Phila- 
rèle dut,  sous  Nicolas,  remanier  son  célèbre  catéchisme, 
pour  s'écarter  davantage  des  théologiens  de  la  Réforme". 
L'Kglise  russe  a,  depuis  lors,  cessé  de  s'orienter  vers  Luther 
ou  vers  l'anglicanisme.  S'arrétant  dans  les  voies  où 
l'avaient  jetée  Pierre  le  Grand  et  ses  successeurs,  elle  s'est 
appliquée  à  s'en  tenir  strictement  au  principe  de  l'immo- 
bilité traditionnelle.  Impuissante  à  supprimer  entièrement 
les  deui  tendances  qui  se  la  disputent,  elle  a,  durant  la 
seconde  moitié  du  <lix-neuvième  siècle,  cherché  a  les  main- 
tenir 60  équilibre. 

aujourd'hui  encore,  les  idées  protestantes  n'en  sont  pas 
Infl  en   faveur  dans  une  partie   du   clergé,  et   somenl 

dans  la  plu--  instruite.  Cela  B'expKque  par  la  Fréquentation 
de    écoles  <•!  des  livres  protestants.  Le  renouvellement  des 


I.  \"\'  /  :i  '•■  -m|.  i  i  introduction  de  Samarine  aux  œUvflM  de  Khomialtof. 

i  orten  1842;  Pbiiarète,  mort  aa  \kvi. 

;    i  m   do  riui.Mi'ir  a  ùlé  traduit  en  allemand    iurla&8   édition 

1 1   publié  en  appundiee  'i  mie  traduction  de   I  Histoire  de  l'Eglise 
•  i  un  mil.'  Philarotc  archevêque  de  Tchernigol 


o    PR0TESTANT18ANT8  BT  CATH0LIÊISAN1  95 

éludes  théologîqots,  les  efforts  pour  relever  le  niveau 
intellectuel  du  clergé  n'y  sont  pas  étrangers.  L'esprit  de  ta 
Réforme  s'insinue  silencieusement  dan-  les  séminata  - 
les  académies  ecclésiastiques  avec  les  ouvrages  des  théolo- 
giens allemands.  Il  en  est  de  même  des  laïcs,  dans  les 
elasses  éclairées  du  moins.  Beaucoup,  el  parfois  les  plus 
pieux,  ne  sont,  à  leur  insu,  que  des  protestants  ritualistes. 
Lu  religion,  comme  en  toutes  choses,  hommes  el  femmes  du 
monde  font,  du  reste,  souvent  preuve  d'un  ainj 
Usme.  On  en  volt,  à  I  r,  fréquenter  presque  indiffé- 

remment  les  diven  ai   en  amati 

impartiaux  les  prédicateurs  des  confessions  rival 

L'esprit  traditionnel  H  l'esprit  de  discipline,  qui  ont  fait 
aa  force,  refrènent  dans  l'Église  tes  penchants  novateurs. 
Le  besoin  de  rester  en  communion  avec  l'Orient,  la  crainte 
de  scandaliser  le  peuple  <d  de  donner  de  nouvelle 
aux  sectes  dissidentes,  opposent  une  barrière  i  l'esprit 
d'innovation,  La  cohésion  de  i  tous  la  main  de  l'Étal 

la  préserve  du  déchirement  des  foetii  raerelles 

des.  Loin  d'en  troubler  le  tond,  1«'>  courants  spirituels 
qui  la  traversent  en  font  à  peine  onduler  la  surftu 

Chez  <dle,  rien  d'analogue  à  l'antagonisme  de-  deux  ou 
trois  partis  de  1  I  tnglicane.  tes  institutions  el  les 

mœurs  permettraient  peut-être  encore  moins  des  partis 
dans  l'Église  que  dans  l'État  Si  la  Un  nhigh  ehureh 

et  sain  loto  church}  c'est  dans  |a  sourde  rivalité  de  ses  deux 
clergés,  le  haut  clergé  monastique  el  célibataire  el  le  ban 
clergé  pourvu  de  famille.  Sous  cette  compétition  de  clai 
se  retrouvent,  il  esl  vrai,  les  deux  tendances  contraires,  te 
haut  clergé,  par  sa  situation  et  son  genre  de  \  ie,  'tant  natu- 
rellement plus  conservateur  ou  plus  aristocratique,  le 
clergé  inférieur  plus  novateur  ou  plus  égalitaire. 

Un   des  épisod  plus  curieux   de  la   hitte,   dans 

l'Eglise  russe,  des  protestantisants  el  descatholicisants  »j 
comme  disait  !•  de  Maistre,  c'est,  sans  contredit,  l'histoire 
des  Sociétés  Bibliques.  En  principe,  la  position  de  l'Eglise 


96  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

orthodoxe  vis-à-vis  des  Écritures  est  à  peu  près  la  même 
(jue  celle  de  l'Église  latine.  Pour  toutes  deux,  l'autorité  de 
la  tradition  égale  l'autorité  des  livres  saints;  l'Écriture  ne 
peut  être  interprétée  que  conformément  à  l'enseignement 
de  l'Eglise,  aux  Conciles  et  aux  Pères1.  Dans  la  pratique,  le 
dogme  étant  moins  défini,  la  tradition  n'ayant  pas  pour  la 
confirmer  de  souverain  pontife,  l'interprétation  reste  plus 
libre  pour  les  orthodoxes.  Le  slavon  ecclésiastique  étant 
beaucoup  moins  éloigné  de  l'idiome  populaire  que  ne  l'est 
le  latin  de  nos  langues  néo-latines,  la  question  de  la  tra- 
duction des  Écritures  en  langue  vulgaire  ne  pouvait,  en 
Russie,  avoir  la  même  importance  qu'en  Occident.  Long- 
temps le  peuple  même  préféra  lire  l'Evangile  dans  la 
langue  hiératique.  Bien  qu'il  n'eût  pas  pour  cela  les 
mêmes  raisons  que  les  Grecs,  la  version  en  dialecte  popu- 
laire lui  semblait  dégrader  et  comme  profaner  le  texte 
sacré. 

Chez  les  Russes,  de  même  que  chez  les  Grecs,  la  pra- 
tique, à  cet  égard,  a  plus  d'une  fois  varié.  D'un  côté,  le 
désir  de  se  distinguer  des  Latins  s'est  joint  aux  influences 
protestantes  pour  encourager  les  traductions  en  langue 
vulgaire;  d'un  autre  côté,  la  hiérarchie  était  retenue  par 
la  crainte  de  prêter  aux  nouveautés  et  de  fournir  un  ali- 
raenl  aux  ignorantes  sectes  de  la  Grande-Russie.  C'est  sous 
Alexandre Ier,  le  mystique  ami  de  Mme  de  Krùdener,quele 
peuple  fui  invité  à  recevoir  la  Bible  dans  sa  langue.  Il  est 
\i;n  que,  dans  celte  nation  de  serfs,  bien  peu  encore  savaient 
lire.  Chez  les  raies  moujiks  ou  les  petits  marchands  un 
peu  lettrés,  1<>  Vies  des  saints,  les  livres  d'heures  et 
quelques  traités  des  Pères,  joints  à  des  apocryphes  de  toute 
Borte,  étaient  alors  plus  répandus  que  les  deux  Testaments, 


i-  Un  potol    i  remarquer,  c'etl  que  ebec  lei  Orientaux,  ehet  1rs  Grecs 

H"i- -ni    le  nombre  des  livret  canonique*  n'a  pas  élé  aussi  nettement  fixé 

que  cuef  lei  catholiques  ou  chei  les  protestant*  L'Église  russe  est,  aujour- 
d'hui du  i i-   'i. lave»  les  reformes  ] 'rejeter  comme  apocryphes 

loi  livret  de  i  loeiea  reslamcnl  considères  comme  tels  par  les  Juif». 


L'ÉGLISE  RUSSE  ET    LES  SOCIÉTÉS  BIBLIQUES.         97 

exception  faite  du  Psautier,  de  tout  temps  un  des  préférés 
de  la  dévotion  russe.  En  certaines  régions,  le  peuple  con- 
sidérait même  comme  un  péché  de  garder  chez  soi  les 
Évangiles  :  l'église  seule  lui  semblait  «ligne  d'abriter  les 
livres  sacrés. 

Les  sociétés  bibliques!  anglaises  a\  aient,  dès  1812,  essayé 
d'établir  des  succursales  BU  Russie  :  «dit  l  y  parvinrent 
en  1813.  L'empereur  Alexandre  Irr  se  lit  inscrire  parmi  les 
membres  de  la  Société  biblique  russe;  le  prince  Alex. 
Galitzme,  ministre  des  cultes,  en  fut  le  président.  Sous  un 
tel  patronage,  en  un  pays  rasai  épris  «le  tout  es  qui  est 
officiel,  une  pareille  œuvre  devait  prendre  une  extension 
rapide.  Près  <le  trois  cents  lOCJétéfl  affiliées  couvrirent  en 
peu  de  kempf  la  surface  de  l'empire.  1  n  moment,  «m  s  it  un 
arcln'\('i|ue  catholique  y  siéger  à  côté  de  prélats  ortho- 
doxes ci  des  zélateurs  de  l'illuminisme  alors  en  vogue. 
La  Bible,  traduite  en  vingt  langues  différentes,  fut  distri- 
buée par  centaines  de  milliers  d'exemplaires  :  ans  torsion 

français'  était   destinée  au   beau  inonde.   Sous  le  couvert 

des  deux  Testaments,  les  promoteurs  de  l'entreprise,  des 

missionnaires    anglican-,    espéraient   voir    l'esprit    de    la 

Réforme  s'insinuer  peu  à  peu  dans  l'Église  russe.  Des 
membres  du  clergé  s'en   effrayèrent.   Aussi  la   Soci 

biblique  russe  n'eut-elle  qu'une  courte  existence.  Son  puis- 
sant patron,  le  mobile  Alexandre  I",  la  prit  lui-même  en 
suspicion.  Le  prince  Galitxine  fut  obligé  d'abandonner  la 
présidence  au  métropolitain  de  Pétersbourg,  Séraphim. 
Bile  eut  beau  être  épurée,  la  Société  Bts  rarfécut  pas  à 
l'empereur  Alexandre.  Un  des  preml  -   dé  Nicolas 

fut  de  la  dissoudre1    1826  . 
Pour  apprécier  le  rôle  de  la  Société  biblique  et  les  que- 

1.  Toute  cette  histoire  a  été  racontée,  au  point  de  vue  protestant,  par  le 
principal  agent  des  Minioni  anglaises  en  Hussie,  le  l)r  l'inkerlon  :  Russia  o> 
AfttcettaneotM  oaagrnoli'em,  1833.  On  trouve  dans  le  même  ouvrage  de  curieux 
témoignage!  dea  penebanai  *  évangeliques  »  de  Pbilaréte  et  de  son  maître 
Platon.  Cf.  Furet  Alex,  .YiA:.  Qaw'Uin  und  neine  Zeit,  aus  der  Erlebnissen 
von  P.  vonUn-t/e  (M 

m.  7   • 


98  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

relies  suscitées  par  elle,  il  importe  de  se  rappeler  qu'à  la 
même  époque  les  Jésuites,  recueillis  par  Catherine,  éle- 
vaient dans  leurs  collèges  une  partie  de  la  jeunesse  russe, 
tandis  que  Joseph  de  Maistre  et  les  émigrés  français  intro- 
duisaient dans  certains  salons  les  idées  catholiques.  Les 
iniluencês  étrangères  en  lutte  à  Pétcrsbourg  atteignaient 
jusqu'à  la  religion.  Sous  les  souffles  du  dehors,  deux  cou- 
rants opposés  agitaient  la  surface  d'une  Église  d'ordinaire 
stagnante.  L'autorité  ecclésiastique  et  civile  ne  pouvait 
manquer  de  s'en  inquiéter.  Entre  les  Jésuites  d'un  côté  et 
la  Société  biblique  de  l'autre,  la  vieille  orthodoxie  sem- 
blait prise  entre  deux  feux;  l'étranger  menaçait  la  sainte 
Russie  d'une  double  invasion.  J-e  gouvernement  autocra- 
tique, de  sa  nature  défiant  de  toute  impulsion  indépan- 
dante,  ne  pouvait  longtemps  voir  remuer  des  idées  qui  ris- 
quaient de  troubler  le  calme  habituel  de  l'Église.  Il  en 
assura  le  repos  en  frappant,  à  peu  d'intervalle,  les  foyers 
des  deux  tendances  contraires,  la  Société  biblique  et  la 
Compagnie  de  Jésus.  La  première  semblait  triompher  avec 
a  fermeture  des  collèges  des  Pères;  elle  fut  dissoute  peu 
de  temps  après  leur  exil.  C'est  ainsi  que,  selon  le  pro- 
cédé russe,  le  gouvernement  fit  la  paix  en  faisant  le  si- 
lence. 

Depuis  la  suppression  de  la  Société  biblique,  le  Saint- 
Synode  russe  9 '< ist  singulièrement  rapproché  des  pratiques 
de  l'Église  romaine  S'il  encourage  la  dill'usion  de  l'Évan- 
gile et  du  Nouveau  Testament  en  langue  vulgaire,  il  n'en 
est  pas  de  inènie  de  l'Ancien  Testament1.  Tout  comme  ehe/ 
les  catholiques,  le  livre  des  Psaumes  est  le  seul  qui  fasse 
'\eeption.  Les  Psaumes  ont,  de  tout  temps,  été  fort  popu- 
laires m  Russie.  Dans  certaines  eoiilrées,  on  croyait  qu'en 

lisant  quarante  I  «  »  i  s  le  psautier  on  obtenait  la  rémission 

i .  La  patriarcal  do  Coiulantinople  procède  à  pan  prèa  de  la  marne  manière. 
<■  n'i  -t  (|u  ■•  n  i  h  1 7  '|n  il  ;i  autorise  l'irapreeeioo  da  Nouveau  Teetamenl  en 
arec  tméttM'  <t  ci,  un  peu  piai  tard,  il  permettail  également  la  traduction 
de  I'Aikm'ii  Tttlamtnt,  otite  dernière  donna  lien  I  de  vives  poléraiqnea, 


L'ÉGUBE  RUSSE  ET  LES   ÉCRITURES.  99 

des  plus  grands  péehés.  On  l'en  sert  aussi,  particuliè- 
rement du  psautier  slsvon,  pour  dire  la  bonne  aventure. 

Ue  nénie  encore  que  l'Église  romaine,  le  Saint-Synode  «le 
Péterabourg  veille  avec  un  soin  jaloux  sur  là  traduction 
•les  livres  saints,  il  s'est  fait  n ^servez  l<;  monopole  des  ver* 
siens  russes,  même  pour  kt  protestants,  les  cathoUqw  q 
ou  les  juifs.  Admel-il  des  Nouveaux  Testaments  imprimes 
à  l'étranger j  ccsi  toujours  Bar  nos  version  sppfof 
par  lui. 

Il  s'est  reformé  sous  Alexandre  il,  en  1863,  une  •  S 
pour  la  propagation  de  l'Écritnrc   sainte     .    BUe  doré 
encore  aujourd'hui.  Comme  L'ancienne  Société  bibliqne, 

bien  qu'à  un  moindre  degré,  elle  jouil  du  patronage  ofti- 
cielj  mais,  à  tout  autre  égard,  eUediflen  l'.unense 

devancière.  Les  seuls  livres  qu'elle  cherche  I  répandre 
sont  les  Psaumes  si  le  Nom»'. m  Testament,  surtout  l'Évan- 
gile. Ses  ressources  sont  minimes]  une  bonne  partie  lui 
vient  des  protestants  du  dehors.  En  une  vingtaine  d'aune,  s, 

elle  n'avait  guère  écoulé  qu'un  million  de  volumes.  Aujour- 
d'hui elle  en  répand  cent  mille  par  an.  Kn  outre,  elle  esl 
autorisée  à  distribuer  les  exemplaires  que  lui  envoient  les 

opulentes  sociétés  bibliques  de  Londres  et  des  États-Unis. 
La  Société  russe  emploie  pour  sa  propagande  des  proe 
américains.  Elle  s  ses  colporteurs  à  la  foire  de  Nijni, 
comme  bcs  comptoirs  aux  expositions  de  Moscou;  e! 
marchandise  trouve  bon  accueil  auprès  du  peuple. 
membres  se  servent  aussi  volontiers  des  chemins  de  fer. 
J'ai  moi-même  rencontré  en  wagon  des  dames  qui,  d'une 
main,  me  présentaient  un  tronc  pour  leur  œuvre,  et  de 
l'autre,  des  évangiles  russes  ou  slavOUS1. 


1.  D*iprèa  Im  comptai  raadna  «le  la  Société  que  j'ai  sous  les  you,  sur  prig 

de  100000  volume*  écoules  par  elle  en  uni-  année,  le  nombre  des  Anciens 
Testaments  m  dépuM  goén  20Q.  La  plupart  des  exemplaires,  les  neuf 
di viniies.  sont  en  russe,  le  reste  en  |  .on.  II  semble  en  résulter 

qu'aujourd'hui,  an  defc  claires  appelés  vieux-croyants,  l'homme  du 

peuple  préfère  lire  l'Évangile  en  langue  vulgaire. 


100  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Si  la  Bible  est  toujours  rare  en  Russie,  plus  rare  peut- 
être  que  certains  apocryphes,  il  n'en  est  pas  de  même  du 
Nouveau  Testament.  Ce  dernier  y  est  probablement  plus 
répandu  qu'en  aucune  autre  contrée  de  l'Europe,  sauf  les 
pays  protestants.  L'Évangile  est  sans  conteste  le  livre  le 
plus  goûté  du  Russe;  on  le  trouve  chez  l'ouvrier  comme 
chez  le  paysan.  Le  moujik  lettre  le  lit  aux  autres;  chacun 
des  progrès  de  l'enseignement  populaire  lui  vaut  de  nou- 
veaux lecteurs.  Le  menu  peuple  y  puise  tout  ce  qu'il  pos- 
sède d'instruction  religieuse  ou  morale.  On  ne  saurait  nier 
l'influence  de  ce  petit  livre  sur  l'âme  russe.  En  dépit  de 
son  ignorance  et  de  ses  superstitions,  la  foi  du  peuple 
mérite  le  nom  d'évangélique  si,  pour  cela,  il  suffit  d'être 
nourri  de  la  moelle  de  l'Évangile. 


CHAPITRE  III 

Du  culte  et  .lu  rilualisme.  —  Importai!,  e  'les  rites  et  du  cérémonial  dan« 
l'Kglise  orientale.  —  l.e  furmalismc  russe  et  le  caractère  national—  I 
de  la  prière.  —  Lm  «  ■«•k'-iikhiu  m  et  la  liturgie.  —  Comment  l'Kglise  russe  a 
rempli  le  rôle  esthétique  de  la  religion.  —  I>u  culte  de»  images  —  Précau- 
tions prtiee  eonliv  la  npenlIUM).  —  Vierges  miraculeuses  et  dévotion  du 
peuple. —  L'imagerie  relij  l'art  byxaotuieo  Itussie.  —  Caractère* 

de  la  peinture  moscovite.  —  Attachement  aux  t\pes  traditionnels.  —  liif- 
liculté  de  le»  renouveler.  —  La  niu*i  |  le  chant  sacre. 

Si,  pour  la  constitution  de  I *figliaa,  l'orthodoxie  gréco- 
russe  occupe  une  position  intermédiaiiv  entre  Rome  et  la 
Réforma,  il  en  est  tout  autrement  dftf  rite**,  du  culte  exté- 
rieur. Parce  eoté.r  l'élise  orientale  >e  montre  a  la  fois  oppo- 
sée aux  deux  grands  partis  qui  ont  divisé  l'Occident.  L'im- 
mobilité traditionnelle  qui,  à  plus  d'un  égard,  l'a  pi 
au  milieu  des  catholiques  et  des  protestants,  l'a  lai  — 
sous  ce  rapport,  a  l'écart  et  comme  en  arrière  des  uns  et 
des  autres.  Pour  les  formes,  pour  l'importance  donnée  au 
cérémonial,  l'orthodoxie  gréco-russe  est  en  quelque  sorte 
à  l'extrême  droite  du  christianisme;  c'est  plutôt  le  catho- 
licisme romain  qui  est  au  centre. 

Les  usages  de  l'antiquité  chrétienne,  souvent  simplifiés 
par  Home  avant  dï-tre  réduits  ou  rejetés  par  la  Réforme,  se 
sont,  pour  la  plupart,  religieusement  conservés  en  Orient. 
Strictement  attaché  aux  formes  ecclésiastiques  des  qua- 
trième et  cinquième  sièeles.  le  culte  orthodoxe  est  essen- 
tiellement ritualiste.  Otte  fidélité  à  des  pratiques  aban- 
données ou  modifiées  par  les  confessions  d'Occident  lui 
donne,  vis-à-vis  d'elles,  un  air  archaïque  et  vieilli.  Ce  ri- 
tualisme  a  valu  à  l'Église  grecque  l'attaque  simultanée  des 


102  LA  RUSSIE   HT   LES  RUSSES. 

deux  camps  opposés.  Catholiques  et  protestants,  qui  d'or- 
dinaire lui  font  des  reproches  contraires,  l'ont  également 
accusée  d'étouffer  la  religion  sous  les  pratiques  extérieures 
La  principale  cause  de  ce  formalisme  byzantin,  transmis  à 
l'Église  russe  par  sa  mère  du  Bosphore,  c'est  d'abord  l'es- 
prit oriental;  c'est  ensuite,  comme  nous  l'avons  dit,  l'his- 
toire, la  longue  ignorance,  l'état  de  civilisation  de  la  plu- 
part des  nations  orthodoxes;  c'est  enfin,  chez  les  Russes, 
le  caractère  réaliste  du  peuple,  son  attachement  inné  au 
rite  et  aux  cérémonies,  si  bien  que  les  corrections  liturgi- 
ques les  mieux  justifiées  ont  été,  pour  lui,  le  point  de  départ 
d'un  schisme  obstiné. 

Le  respect  du  rite,  de  Vobriad,  comme  disent  les  Russes, 
est  tellement  naturel  à  ce  peuple,  qu'il  se  retrouve  partout 
chez  lui,  dans  la  vie  domestique  presque  autant  que  dans 
la  vie  religieuse.  Sous  ce  rapport,  il  n'est  pas  sans  ressem- 
blance avec  son  lointain  voisin,  le  Chinois.  Pour  tous  les 
actes  de  la  vie  humaine,  le  paysan  a  des  formes  et  des 
formules  qu'il  conserve  religieusement.  A  côté  des  fêtes  ou 
des  cérémonies  de  l'Église,  il  a,  pour  la  naissance,  pour 
le  mariage,  pour  la  mort,  des  cérémonies  traditionnelles, 
souvent  compliquées  de  véritables  rites  civils,  qu'il  observe 
avec  presque  autant  de  ponctualité  que  les  rites  prescrits 
par  l'Kglise.  C'est  ainsi  que,  pour  le  mariage,  les  fêtes  do- 
mestiques du  moujik  constituent  un  véritable  poème  en 
action,  une  sorte  de  drame  a  plusieurs  personnages,  avec 
chants  et  chœurs  à  l'antique,  joué  depuis  des  siècles  de 
génération  en  génération'. 

On  sent  ce  qu'un  pareil  esprit  a  pu  produire  en  religion. 
Le  Itusse  a,  en  quelque  sorte,  renchéri  sur  le  formalisme 
l.v/antin.  Il  ne  sVs|   pas  contenté   d'être  fidèle  a  tous  les 

riirs  de  l'Église; il  en  a  mis  là  même  où  l'Église  ne  lui  en 

imposait   point»  Ainsi  dé  la   prière  elle-même.  Pour  lui,  la 
prière,  l'entretien  de  l'A avec  son  ItédempteflT,  est  une 

1.  v<».  luUion.  //(.•  $ongt  "/'  the  RtMtfan  p$oplt, 


LE  FORMAIJBME  RUSSE  :  RITE   DE  LA  PRIERE.      103 

sorte  de  rite;  elle  a  des  formes  consacrées,  formes  toutes 
nationales,  car  elles  sont  en  grande  partie  étrangères  aux 

liiv 

L'orthodoxe,  le   Russe  surtout,  prie  d'habitude  debout. 
conformément  aui  u  le  l'Église  primitive;   mais. 

durant  mi  prierai  te  Russe  ne  reste  pss  as  rapt  i.  Le  corps 
>  semble  prendre  autant  «le  part  que  l'espiil  :  le  moujik 
prie  avec  ton-  Bai  membres*  Pendant  les  sfBœs  il  passe 
son  tempe  à  se  ligner  de  grandi  lignes  de  croix,  lésante 

la  fois  la  tête  et  la  main  droite,  puis  M  lourbant  en  deux 
antre  chaque  ligne  de  croix,  et  se  redressant  aussitôt  pou  i 
recommencer  sans  lin.  Les  plus  pieux  s'agenouillent  cl 
se  prosternent  à  intervalles  réguliers^  m  pslévsml  rrre> 
ment  pour  se  prosterner  de  nouveau,  somme  s'ils  étaient 

Contraints    à   cette    sorte    de    pélllt. -lier.    Les    saillis    repelés 

qu'ils  adressent  ainsi  à  l'autel  «ai  ans  laintes  11  rap- 

pellent  ceux  que  le  s,  il'  prodiguait  BSgUèn  iimcur; 

pour  nous  ûccideniauX)  oas  profondes  el  rapides  inolina* 
lions  ont  quelque  chose  de  lervile  et  de  fatigant.  Dans 
une  église  russe,  un  étranger  i  peine  à  ne  ■  élourdi 

par  le  halauceinenl  de  la   foule   qui  oscille  autour  de  lui. 

Cette  tenue  à  l'église,  où  le  <■■  _  it«*  sans  i  ap- 

pelle moins  la  grave  altitude  de  l'Orante  chrétienne  des 
Catacombes  que  la  prière  musulmane,  elle  aussi.  a  com- 
pagnée    d'inclinations    et    de    prosternenu-nU    réglés    pai 

l'usage.  Gomme  celle  de  l'invocateur  d'Allah,  la  prière  russe 
est  un  véritable  exercice,  une  espèce  de  gymnastique 

sacrée.  Si  les  classes  cultivées  ont.  sous  l'influence  occi- 
dentale, abandonné  cette  religieuse  pantomime  au 

peuple,  ce  dernier  y  parait  fort  attaché.  U  n'a  point  l'air 
de  savoir  prier  autrement.  Beaucoup  semblent  embarras 
île  leur  personne  lorsque,  durant  les  longs  offices,  la  fati- 
gue les  contraint  à  suspendre  leurs  signes  de  croix  et 
leurs  proslernements.  J'en  ai  vu  ne  s'arrêter  qu'après  des 
centaines  de  génuflexions. 
On  ne  lit  point  OU  on  lit  peu  dans  les  églises  russes. 


104  LA.  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

L'usage  n'est  pas  d'emporter  un  livre  aux  offices.  L'homme 
du  peuple  trouverait  inconvenant  de  s'asseoir  dans  l'église 
pour  y  lire  un  livre.  Gela  le  choque  dans  les  églises  latines. 
Les  gens  pieux  lisent  l'office  du  jour  d'avance,  pour  être 
mieux  en  état  de  le  suivre  à  la  messe.  Le  commun  des 
fidèles  se  contente  de  faire  brûler  des  cierges,  de  se  signer 
et  de  s'incliner  en  répétant  sans  cesse  les  mômes  formules; 
uni  d'intention  au  prêtre,  il  suit  l'officiant  du  regard, 
il  écoule  le  grave  plain-chant  et  jouit  de  la  noblesse  du 
service  divin  et  des  chants  sacrés. 

La  liturgie  '  pravoslave  est  bien  faite  pour  commander 
l'attention  et  le  respect  du  peuple.  Elle  n'a  qu'un  défaut, 
l'extrême  longueur  de  ses  offices,  qui  contraint  le  clergé  à 
en  dépêcher  rapidement  certaines  parties.  Les  antiques 
cérémonies  du  rite  grec  sont  d'ordinaire  célébrées  avec  une 
dignité  imposante.  Les  Russes  l'emportent,  à  cet  égard, 
non  seulement  sur  les  Latins,  mais  sur  les  Grecs,  leurs 
coreligionnaires.  Jusque  dans  les  églises  de  campagne,  la 
plupart  des  popes,  parfois  les  plus  ignorants  et  les  moins 
tempérants,  apportent  a  l'autel  une  majesté  vraiment  sacer- 
dotale. Le  peuple,  aussi  bien  que  l'homme  ou  la  femme  du 
monde,  attache  une  grande  importance  à  la  manière  dont 
ses  prêtres  officient.  Une  belle  prestance,  de  beaux  traits, 
de  beaux  cheveux  longs,  une  belle  voix,  sont  des  qualités 
fort  appréciées  chez  le  clergé.  La  liturgie,  la  messe  grecque, 
dont  les  parlies  les  plus  mystérieuses  sont  célébrées  loin 
des  regards  de  la  foule,  derrière  le  mur  de  l'iconostase, 
la  liturgie  CSl  une  véritable  représentation  sacrée  dont  la 
mise  en  scène  et  l'exécution  sont  précieusement  soignées. 
Les  prêtres  el  diacres  sont  avant  tout  les  acteurs  du  drame 
m\ clique;  ils  ont  conscience  de  la  solennité  de  leur  rôle 
et  le  jouent  avec,  la  dignité  <le  maîtres  des  divines  cérémo- 
nies. 

Sis  cérémonies,  II'.-  lise  ne  permet    pas  de  les  écourter, 

1.  Ni. mm  pftMM  ici  M  in"l  dtD    le  MM  !■•  plu-  IttgeiOT  Orient, il  détlgne 

i  •iii'iil   |.:n  I .  - 1     l.i  lin-, 


LES   CKKKMUNIKS   KT   LKS   IUTKS.  105 

de  les  tronquer.  Bien,  ehez  les  Orientaux,  des  conventions 
ou  des  lictions  qui,  chez  les  Latins,  ont  souvent  simplifié 
les  offices.  Rien,  par  exemple,  d'analogue  à  notre  messe 
basse,  où  le  prêtre  dialogue  seul  avec  un  enfant,  qui  lui 
répond  an  nom  d'uneassembléc  absente.  Toutes  ces  lictions, 
toutes  ces  abréviations  «les  rites,  sont  contraires  à  l'esprit 
de  l'Église  d'Orient;  elles  lui  semblent  une  altération,  une 
mutilation  des  sainta  mjetèies.  LetoAces  sont  toujours 

publics,  destinés  an  penpk  chrétien.  Le  prêtre  ne  les  <é|e- 
lue  que  pour  les  fidèles;  aussi  n 'nflicie-t-il  d'habitude  que 
les  jours  de  l'été.  H  n'a  pas  pins  l'idée  de  dire  tout  seul, 
tout  bas,  une  messe  sans  auditeurs,  que  de  prononcer  t 
voix  basse  un  sermon  dans  une  église  vide.  A  la  liturgie  il 

faut,  pour  lui,  la  solennité*  tocérémonsss  pnbliqu 

Si  (die  n'a  rien  élagué  des  rites  que  lui  a  transmis  l'an- 
tiquité, gardant  toutes  les  anciennes  cérémonies  et  toutes 

les  anciennes  observances.  Mih  correction  ni  retranche- 
ment, en  revanche,  l'Église  orientais  ne  leur  a  dfordin 

rien  ajouté.   KUe  n'a  pas  éprouvé  le  besoin  de  rajeuni- 

ment  qui  renouvelle  sans  eesse  la  piété  eatholique.  i 

ses  offices  cl   ses   prières,  comme  dan-  ses  pratiques,  elle 
demeure  fermée  à  tontes  les  innovations.  Aussi    les  ,|. 
lions  les   pins  populaires  des  pavs   catholiques, 

cœur,  par  exemple,  lui  sont-elles  étrangères,  l'.n  ce  sens, 

on  pourrait  dire  que  si  la  liturgie  n'v  a  pas  été  simpli- 
liée,  le  culte  v  est  demeuré  plus  simple. 

Cet  antique  rite  gréco-slave  impose  par  kenëebon,  alors 

même  que  le  sens  symbolique  en  échappe.  A  Rome,  où, 
pour  l'Epiphanie,  on  se  plaisait  à  célébrer  la  messe  dans 
tous  les  rites  admis  par  le  Vatican,  j'ai  plus  d'une  fois 
entendu  remarquer  que  le  plus  noble,  dans  sou  austère 
beauté,  était  le  rite  rutbène,  lequel  n'est  en  somme  que  le 
rite  gréco-slave,  conservé  presque  intégralement  par  les 
Grecs-Unis  de  l'ancienne  Pologne.  Si  les  Russes  et  les  Grecs 
ont,  en  réalité,  le  même  rite  en  deux  langues  différentes,  la 
forme  slave  est  sans  comparaison  supérieure,  les  Russes 


106  LA   RUSSIE  ET  LES   RUSSES 

n'ayant  pas  adopté  le  chant  nasillard  des  Grecs  ou  des  Armé- 
niens. 

Voltaire  disait  que  la  messe  était  l'opéra  des  pauvres. 
Gela  est  non  moins  vrai  de  la  Russie  que  de  l'Occident,  bien 
que  d'une  manière  différente  ;  car  jamais,  en  Orient,  l'église 
n'a  pris  modèle  sur  l'opéra,  ni  le  sacré  fait  d'emprunt  au 
profane.  S'il  est  vrai  que  le  rôle  de  la  religion,  aux  époques 
incultes  surtout,  ne  doit  pas  se  borner  uniquement  au 
dogme  ou  à  la  morale,  nulle  part  peut-être,  l'Eglise  n'a 
mieux  compris  ce  que  j'appellerai  la  partie  esthétique  de 
la  religion,  tout  ce  côté  de  sa  tâche  oublié  ou  méconnu  de 
la  plupart  des  sectes  protestantes.  A  rencontre  des  sèches 
doctrines  de  certains  réformateurs,  l'Église  russe  a  distri- 
bué à  l'homme  du  peuple,  non  seulement  le  pain  substan- 
tiel de  l'Évangile,  mais  aussi  cet  aliment  délicat  dont  aucun 
être  humain  ne  saurait  entièrement  se  passer,  le  sentiment 
du  beau  et  de  l'idéal.  En  réalité  même,  c'est  la,  nous  sem- 
ble-t-il,  que  cette  Église,  tant  dédaignée,  a  surtout  excellé  ; 
c'est  par  là  que,  à  travers  toutes  ses  misères,  (die  a  été  le 
moins  inférieure  à  sa  haute  vocation.  A  ce  peuple  d'igno- 
rants et  d'opprimés,  elle  a  découvert  ce  que  la  religion 
seule  lui  pouvait  révéler,  l'art;  pour  ces  générations  de 
sci fa,  elle  a  eu  des  spectacles  et  des  concerts  qui, par  l'en- 
chantement des  sens,  ont  rafraîchi  l'âme  du  moujik.  A  ce1 
c-ard.  l'Église  russe  peut  soutenir  la  comparaison  avec 
l'Église  romaine,  qui  a  porté  si  loin  l'art  d'atteindre  l'aine 
à  travers  les  sens. 

Entre  Home  et  l'Orient  il  y  a  toutefois,  ici   mémo,  une 
différence  notable.  En  parlant  â  l'œil  et  à  l'oreille,  l'Église 

orientale  b  toujours  eu  peur  de  trop  leur  plaire;  en  s'a- 

dressanl  DU  sens,  elle  les  ,i  toujours  tenus  en  BUSpiciOn. 
ÛOOfiTC  tOUtfl  volupté  charnelle,  contre  l'art  blême,  elle  a 
prll  des  précautions  qui,  chez  les  Hyzanlins.  ont  été  pous- 
sées Jusknt'è  l'extrême.  Entre  le  sacré  et  le  profané,  entre 
Il  peinture  ou  la  musique  du  siècle  et  celles  de  l'Église; 
elle  ;i  toujours  maintenu  une  barrière.  Jamais  ses  temples 


LES  CEREMONIES  KT  LA   LITURGIE.  107 

n'ont  été  envahis  par  les  pompes  mondaines  ci  l'appareil 
théâtral  dont,  à  différente*  reprises,  l'Église  catholique  a 

eu  tant  de  peine  à  se  défendra. 

L'austérité  du  culte  apparaît  dans  la  eceae  même  «lu 
drame  Bacré.  Alors  qu'il  est  le  plus  somptueux,  le  «léeor 
.h  est  toujours  simple.  Bien  ne  Ironble  l'impression 
«l'unité  «!<'  relise  et  «lu  service  divin.  Au  fond  deFabside, 

à  l'orient,  un  seul  aut<d,  comme  il  n  \  a  qu'un  Dieu  et  un 

Sauveur.  Entre  l'autel  «'t  la  nef  ne  dresse  la  barrière  de 
l'iconostase,  donl  i« ■>  portai  royales,  qne  le  prêtre  >«'ui  a  le 
droit  «le  franchir,  se  forment  durant  la  loneèoraajati)  fai- 
sant aux  lainta  mystères  comme  an  aanetnaire  dans  le 
sanctuaire;  seul  d'entre  lea  laloa,  le  taareal  admis  à  y 
pénétrer  pour  recevoir  la  communion,  le  jour  da  ^«»n  edu* 

roiiiHinent.   Dans    les   vieilles  Cathédrales,  dans  les  sobor 

d«'s  grandes  villas  ou  des  grandi  monastères,  cette  mu- 
raille, qui  symboliie  le  voile  du  Temple,  reluit  d'or  et  de 

marbres  précieux.  i.<-  jaspe  de  Sibérie  >  encadre  t •  t.  mala- 
chite et    l«-    lapis-|a/uli.    C'est    l'iconOStaBC   qui   porte    lai 

images  les  plus  vénérées,  les  ioonea,  d'où  lui  riant  son 
nom1.  L'entrée  et  la  sortie  «lu  pivtre,  le  transport  des 
menis  «lu  sacrifice  de  la  table  de  l'oflartoire  à  l'autel,  la 
marche  du  diacre  portant  sur  son  (root  l'Évangile  au  le 

calice,  la  clôture  et  II  réomerture  des  p«»rt«  s  saintes  l«>r- 
nient  autant  «le  scènes  du  drame  liturgique  et  lui  «lonnent 

plus  de  mouvement  al  de  Nie  que  dans  le  rite  latin.  Tout 

ce  lent  cérémonial  est  en  harmonie  a\ec  le  luxe  sévère  de- 

vieilles  églises  byzantin*  l'or  mat  «les  peintures  ou 

des  mosaïques.  Le  caractère  d'antiquité  qui  rehausse  la 
solennité  des  rites  se  retrou\e  jusque  dans  le  mobilier 
liturgique.  On  >'  reconnaît  les  /labclla,  les  é\entails  de 
métal  que  h'  diacre  agite  autour  du  tabernacle,  et  la  cuil- 
lère  d'or  pour  le  vin   de    la  communion,  et  la   lance  et 

1.  Chez  lea  Runes,  la  hauteur  de  Pteoawetaee,  notablement  plus  élevé  qne 
chez  les  Cinés,  dépare  parfois  lï-glise  en  la  terminant  lirusijuement  par  une 
muraille  ilr«>iie  qui  cache  Kabeide. 


108  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

l'éponge,  qui  rappellent  le  Calvaire,  et  d'autres  instru- 
ments sacrés,  depuis  longtemps  disparus  de  l'Occident. 

En  dépit  ou,  mieux,  en  raison  de  leur  antiquité,  les  lon- 
gues cérémonies  gréco-russes  sont  d'un  symbolisme  à  la 
fois  naïf  et  touchant.  Ainsi,  par  exemple,  du  mariage  :  en 
aucune  Église,  la  consécration  nuptiale,  que  des  esprits 
terre  à  terre  voudraient  dépouiller  de  tout  caractère 
mystique,  n'est  entourée  de  plus  poétiques  allégories.  Au 
mariage  religieux,  vulgairement  appelé  couronnement 
[ventchanié],  les  deux  fiancés,  que  le  peuple  dans  ses  chants 
décore  pour  un  jour  du  titre  de  prince  et  princesse,  voient 
porter  sur  leur  tête  une  couronne.  Après  l'échange  des 
anneaux  et  le  baiser  des  fiançailles,  donné  en  face  du 
tabernacle  sur  l'invitation  du  prêtre,  l'Église,  pour  leur 
rappeler  qu'ils  vont  tout  mettre  en  commun,  présente 
aux  lèvres  des  nouveaux  époux  une  coupe  où  ils  boivent 
trois  fois  tour  à  tour;  puis,  leur  ayant  lié  les  mains 
ensemble,  l'officiant  leur  fait  faire,  à  sa  suite,  trois 
fois  le  tour  de  l'autel,  en  signe  qu'ils  doivent  marcher 
dans  la  vie  en  étroite  union.  Au  baiser  des  fiançailles  cor- 
respond, lors  des  funérailles,  le  suprême  et  troublant 
adidU  du  dernier  baiser.  Après  l'avoir  eux-mêmes  porlé 
sur  leurs  épaules  dans  l'église,  les  parents  et  les  amis  du 
mort  lui  viennent  baiser  le  visage  dans  sa  bière  ouverte. 
De  toutes  les  cérémonies  ou  les  fêtes  russes,  il  y  aurait  de 
quoi  tirer  un  Génie  du  C/trixtimusme,  non  moins  poétique 
et   non  moins  pittoresque  que  celui  de  Chateaubriand*. 

Pour  ses  fêles  religieuses,  pour  les  fêtes  de  Pâques  en 
particulier,  Moscou  pourrait  rivaliser  avec  Home  ou,  mieux, 
;t\cc  Séville,  toujours  avec  cette  différence  qu'en  Russie 
ces  fêles  ont  quelque  chose  de  inoins  théâtral  et  de  plus 
populaire.  Le  Bpeotade  de    la  nuit  (le   PAques   au  Kremlin 

est,  cm  ce  genre,  un  des  plus  entourants  <ie  l'Europe.  Si 

Chacune   des   deUX    Églises   ;i    sa    messe   de    minuit,  celle 
I.  Ourl(|iic8  érrivairiH  rusHos  s'y  sont  essay      M.    Mmiravief   notamment. 

('.(.  M.  le  l' i-t'-iii  Bolmrd,  PÊçlUt  <i<\  RuMte,  t.  i.  liv.  in  (1867). 


LES  CÉRÉMONIES  ET  LA  LITURGIE.  109 

d'Orient  préfère,  en  effet,  célébrer  la  nuit  de  la  résurrec- 
tion. La  foule,  rassemblée  au  pied  de  la  tour  d'Ivan  Veliki. 
outre  les  vieilles  «  cathédrale!  »  du  Kremlin,  attend,  des 
ciergei  <vn  main,  l'annonce  que  le  Sauveur  | -4  reasuseité. 
A  minuit,  les  cloches,  qui  bourdonnaient  sourdement, 
relaient  de  toutes  parla  Ofl  ftffWÊÊÊÊ  NaéaÉ,  pendant  que 

1rs  tètes  le  dénoti  ruait,  que  les  rJergea  s'allument  et  que 
le  canon  gronde  au  loin.  La  liturgie  de  cette  nuit  «le 
Pâques  peut  fournir  un  exemple  du  symbolisme  hJatorfque 

habituel  au  rite  gréco-russe.  A  l'heure  marquée,  après  le 
chant  des  psaumes,  l'éréque,  ou  le  prêtre  qui  ofllefo,  l'ap- 
proche de  l'iconostase  qui  cache  le  aépulera;  les  portes 
royalei  s'ouvrent,  l'olïieiant  va  au  tombeau,  il  lève  le 
suaire   et  \oil  que  le  Sauveur  n\  eal  plus.  Alors,  au  lieu 

d'annoncer  la  léaurrectiou,  il  hésite  eoaame  lea  dlaeiplee 

(le    lï'vangile.    11   sort   de   l'église   ;i\ec  *<>n   clergé,    à   la 

recherche  du  Sauveur  dieparu;  puis,  rentrant  dans  le 
temple,  il  annonce  aux  Bdèlea  que  le  christ  est  ressuscité, 

et  entonne  un  hymne  de  triomphe.  Certes  M  lymboliame 

ne  peut  être  toujours  aussi  tr an-qureut;  le  peuple  ne  le 
Comprend  pas   toujours;  il    n'eu    prend  pas  iimiiis  part  a 

l'allégresse  el  au  deuil  de  CÉgtiae,  pleurant  et  ie  réjoui» 

saut  avec  elle.  Le  jour  de  IWques,  il  y  a  quelque  chOM  de 
touchant  à    voir  les  hommes  de  toute  classe  sVinbra- 

au  cri  de  «  Christ  eal  reaanadté    .  an  échangeauil  daa  o-uts 

de  Pâques,  antique  emblème  de  la  résurrection*. 

En  dépit  de  la  beauté  de  ses  ritCS  bien  dîguea  d'inspirer 

le  poète  el  l'artiste,  l'Église  gréco-russe  n'a  pas  ouvert  à 
l'art  les  mêmes  horizons  que  l'Église  latine.  De  SCS  >plen- 
dides  iconostases,  de  se8  Sombres  absides,  U  n'a  rien  surgi 
de  comparable  aux  vierges  d'un  Raphaël  ou  d'un  Corrège, 


! .  Comme  en  Occident,  les  fêtes  de  IV.irlise  ont  inspiré  des  chants  populaires, 
chants  de  la  Nativité,  chants  de  la  I'u-moii.  chants  de  l'aimes.  Ceux  de  laPetite- 
Rnssie  se  font  remarquer  par  l'humeur  railleuse  de  ses  Cosaques.  Gogol  en 
a\ait  recueilli  et  copié  de  «a  main.Voy.  p,  ex.  la  Kimhata  Starma,tYril  188?. 


110  LA  RUSSIE  ET  LES  KUSSKS. 

aux  anges  d'un  Botticclli  ou  d'un  Fra  Angclico.  Ici  encore, 
on  pourrait  dire  que  la  faute  est  moins  à  l'Église  qu'aux 
peuples  élevés  par  elle  et  à  la  lenteur  de  leur  développe- 
ment. C'est  là,  sans  doute,  une  explication  ;  mais  ce  n'est 
pas  la  seule.  Les  Tatars  n'auraient  pas  arrêté,  de  Irois  ou 
quatre  siècles,  la  croissance  de  la  Russie,  que  l'Eglise  russe 
nVùt  point  donné  à  l'art  la  même  impulsion  que  l'Église 
latine.  Cela  tient  en  grande  partie  aux  précautions  prises 
par  l'Orient  contre  l'envahissement  de  l'esprit  mondain  et 
contre  les  séductions  de  la  beauté  périssable.  En  faisant 
appel  aux  sens,  l'Église  orthodoxe  semble  avoir  toujours 
craint  d'en  être  la  dupe.  Elle  a  toujours  été  déliante  de  ce 
qui  ilatte  l'œil  ou  caresse  l'oreille,  si  bien  que,  dans  les 
foyers  mêmes  de  l'art  antique,  sous  le  ciel  de  Phidias,  en 
face  des  dieux  du  Parthénon  conservés  à  Byzancc,  cette 
méfiance  de  la  chair  a  étouffé  tout  art  vivant. 

L'Église,  il  est  vrai,  n'a  point  condamné  l'art,  la  pein- 
ture et  la  musique  du  moins;  elle  l'a  maintenu  dans  une 
étroite  sujétion.  Elle  ne  l'a  pas,  comme  l'Église  latine, 
traité  en  enfant,  et  longtemps  en  enfant  gâté, .avec  l'indul- 
gence d'une  mère  ou  d'une  nourrice;  mais  bien  plutôt  en 
serviteur,  en  esclave,  avec  la  sévérité  d'une  maîtresse 
dédaigneuse.  Elle  semble  avoir  toujours  gardé  pour  lui 
quelque  chose  des  répugnances  des  iconoclastes.  Elle  s'est 
appliquée,  par  une  sorte  d'ascétisme,  à  le  réduire  à  l'état 
de  symbole,  d'emblème  immatériel,  de  signe  hiératique, 
lui  interdisant  toute  aspiration  indépendante,  lui  refusant 
toute  vie  propre.  Pour  ne  pas  le  laisser  dévier  de  sou  but 
mystique  et  s'humaniser  pour  le  plaisir  dés  yeux,  «die  l'a 
emprisonné  dans  îles  types  conventionnels,  immobilisés 
(four  les  siècles.  Cela  ét;iii  surtout  vrai  «les  précepteurs 
religieux  des  Russes,  les  moines  grecs  du  Bas-Empire;  ils 

semblent    s'être  ingéniés  à  dépouiller   1  art   sacré  de  tout 

charme  .sensible,  proscrivant  de  la  musique,  comme  de  la 
peinture,  tout  attrait  charnel,  jusqu'à  leur  enlever  toute 
trace  de  leur  première  beauté.  Ainsi  entendu,  l'art  byzantin, 


I/J-X1USE  RUSSE  BT  L'ART.  111 

avec  son  mépris  de  lii  rie  et  de  h  nature,  est  l'art  reli- 
gieux, l'art  spiritualieie,  pour  ne  pas  dire  lui  chrétien, 
par  èxeeileuce.  Ces  Bguree  inanimées,  ans  corps  émaeléa, 
sont  Le  produit  de  l'ascétisme  oriental.  Cet  longf  sainte 
immobiles,  hôtes  mauaeadëe  d'un  etèl  noroee,  auraient 
édifié  les  regarda  dei  anachorètes  de  le  Taébelde  ou 
stylttes  de  la  Syrie.  La  Dieu  dont  II  lace  doit  ravir  lea 
bienheureux  durant  lea  liecêea  des  sièclen,  le  christ  lui- 
même  ne  s(Mnlii<>-i-ii  dm  pèrfbtBj  chea  lea  peintrei 
l'Athosi  inspiré  de  ce  Père  de  l'Église  qui  enseignai!  que  le 
Sauveur  avait  été  le  plue  laid  dea  enfanta  des  hommes 

Le  seul  art  oii  l'Égliae  byzantine  ail  freinent  excellé, 
c'est  le  moins  leaeible,  le  moins  charnel  de  tous,  l'archi- 
tecture.  G'eet  aueai  eelni  où  le  génie  moeeovita  a  montré 
le  plus  d'originalité  :  c'est  le  premier  où)  mêlant  l<-s  leçons 
de  l'Europe  et  de  l'Asie,  le  génie  russe  ait  manileeté  quel* 

que  chose  de  national.  Et, malgré  Ceia,  00  ne  saurait  dire 

de  ce  style  russe  qu'il  constitue  une  architecture  compa* 

rallie  au  atyle  gothique  de   la   France,  OU  au   hw.anlin  Mi 

Grecs.  L'architecture  était  le  seul  art  auquel  I  I  ien- 

lale  laissai  quelque  liberté,  et,  en  Russie,  lotit  se  lignait 
pour  l'empêcher  d'atteindre  son  plein  déveJoppemoni,  le 
rigueur  du  climat,  le  manque  de  pierres  <-t  ia  matériaux, 
la  pauvreté  même  <iu  i>a>s.  \  a-t-it  eu  un  style  rusée  t  On 

peut  à  peine  dire  qu'il  y  ait  des  monuinenls  rUS* 

Les  autres  arts,  la  peinture,  la  plastique,  la  musi.pie 
même,  le  dogme  OU  la  discipline  orthodoxes  fea  ont  ehar- 
de  chaînes  pesantes  OU  enfermés  dans  d'étroites 
limites.  Cette  Église,  accusée  de  tout  sacrilier  au  culte 
extérieur  et  aux  formes,  s'est  de  bonne  heure  préoccupée 
de  ne  pas  laisser  l'âme  s'arrêter  aux  formes  et  s'absorber 
dans  le  culte  extérieur.  Contrairement  à  l'opinion  vul- 
gaire, elle  a  multiplié  les  précautions  contre  les  erreurs 
de  la  superstition,  aussi  bien  que  contre  l'entraînement  des 
sens.  Sous  ce  rapport,  nous  la  retrouvons,  en  dépit  des 
apparences,    dans    une    situation  intermédiaire   entre  les 


112  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sectes  protestantes,  entre  le  luthéranisme  en  particulier, 
et  l'Église  latine. 

Au  point  de  vue  du  dogme,  la  position  des  Grecs  vis-à-vis 
des  images  n'est  déjà  plus  la  même  que  celle  des  Latins. 
Après  les  longues  luttes  des  iconoclastes,  ces  calvinistes 
de  l'Orient,  les  Grecs  se  sont  arrêtés  à  une  sorte  de  com- 
promis, repoussant  du  sanctuaire  les  statues,  y  admettant 
les  peintures.  A  l'inverse  des  catholiques  et  même  des 
luthériens,  ils  ont  conservé,  dans  leurs  commandements 
de  Dieu,  la  prohibition  biblique  contre  les  idoles  de  pierre, 
de  bois,  de  métal1.  Sur  ce  point,  ils  sont  d'accord  avec  les 
réformés;  mais  ils  en  diffèrent  singulièrement  pour  l'in- 
terprétation, ne  prohibant  que  les  «  idoles  »,  les  images 
qui,  par  leur  forme,  se  prêtent  à  une  confusion  avec  la 
personne  représentée.  Aussi  rejettent-ils  les  statues,  la 
ronde-bosse,  et  non  les  images  peintes  et  les  reliefs  où  l'œil 
le  plus  grossier  ne  saurait  découvrir  autre  chose  qu'une 
représentation  figurée.  Cette  distinction  repose  assurément 
sur  un  fondement  rationnel.  Y  a-t-il  jamais  eu  des  peu- 
ples assez  simples  pour  adorer  des  idoles  comme  des  dieux- 
vivants?  Cette  confusion  n'est  possible  qu'avec  des  images 
plastiques,  avec  des  statues.  Le  moujik  le  plus  ignorant  ne 
saurait  prendre  une  peinture  de  la  Vierge  pour  la  per- 
sonne de  la  Vierge.  Parlouf,  chez  les  barbares  comme  chez 
les  peuples  classiques,  chez  les  Varègues  de  Kief  tout 
comme  chez  les  Grecs  d'Athènes,  c'est  la  Statue,  l'idole  au 
corps  de  liois,  de  marbre  ou  de  bronze,  qui  a  été  le  prin- 
cipal objet  du  culte;  c'est  devant  elle  que  fumait  l'encens 
<■!  qu'étaient  immolées  les  victimes.  La  peinture  a  sans 
conteste  quelque  chose  de  plus  spirituel,  par  cela  même 
qu'elle  «-si  fondée  sur  une  illusion,  qu'elle  n'csi  qu'un 

Iroiiipc-ld-il. 

Si  justifiée  qu'elle  semble  en  théorie,  cette  distinction 

1.  ev-t  i>"iii  eux  le  deuxième  commandement,  il  en  rétulle  que,  pour  la 
division  (II!  M  >  I  <  ■  •  «  i  ■  •  i  I  onlrc  ilcscoiiiiiinmlenirnls  do  Dieu,  l'fîglise  i  l'Orient 
ont  en  dénocoiil  evw  1 1  pliM  lalino. 


la  DÉVOTION  ai:x  MAGB8.  113 

n'a  guère  abouti  qu'à  placer  l'art  des  payi  orthodoxes  dans 
des  conditions  d'infériorité  vis-à-vis  de  l'Occident  La 
sculpture,  bannie  de  l'église,  I  été  privée  de  son  berceau 
habituel,  et,  le  Moscovite  n'ayant  hérité  d'aucuns  marbres 
antiques,  elle  m-  pouvait  naître  de  l'imitation  de  l'anti- 
quité. En  condamnant  la  statuaire,  l'orthodoxie  orientale 
entravait  le  développement  «le  Part  loul  *-iit i«-i-,  car  par- 
tout, dans  la  France  du  moyen  âge  et  dans  l'Italie  moderne 
aus>i  bien  <pic  dans  la  Grèce  antique,  la  sculpture,  art 
moins  complexe,  a  grandi  plu»  \  Ile  que  la  peinture,  Depuis 
que  Falconel  el  nos  artistes  du  dix-huitième  siècle  l'ont 
Importée  chez  eux,  les  Russes  cherchenl  à  (aire  à  la  sta- 
tuaire uni'  place  dans  leurs  églises.  N'osant  lui  permettre 
d'en  franchir  le  seuil,  ils  aont  encore  obligés  de  la 

eu    dehors    du    sanctuaire.   CV>|    ainsi    QJISflJ    Montl'errand, 

l'architecte  français  de  BainMsaae,  a  pu  placer  <i 
de  bronze  aux  angles  de  si  coupole  '. 

En  Russie,  c'esl  l'art,  1  ait  seul  qui  a  été  la  victime  des 
précautions  prises  par  l'Église  contre  la  superstition. 
Celle-ci  ne  semble  guère  s'en  être  ressentie.  Ls  solennelle 

immobilité  des  icônes  n'a  l'ait  qu'accroître  pour  elles  l'atta- 

chement   du  peuple.  L'Église  a  eu  beau  ne  pas  p] 
d'images  sur  ses  autels,  de  crainte  d'avoir  l'air  de  les  dési- 
gner à  l'adoration  dei  Bdèles;  elle  a  eu  beau  les  continer 

d'ordinaire  sur  les  piliers  des  nefs  <-t  les  parois  de  I 

QOStase,  le  Russe  ne  leur  en  a  pas  témoigné  moins  de  vé- 
nération et  de  confiance.  Les  évêques  de  Russie  prêtent 

serinent,  lors  de  leur  sacre,  de  \eiller  à  ce  que  les  Saintes 

icônes  ae  reçoivent  pas  un  culte  qui  n'est  dû  qu'à  Dieu. 
Leur  vigilance  n'empêche  pas  les  noires  peintures  byzan- 
tines d'être  souvent  l'objet  d'un   culte  superstitieux.  Le 


1.  En  dépit  îles  lois  de  l'Église,  on  cite  parfois,  dans  les  régions  reculées, 
îles  images  de  pierre  ou  de  bois.  Le  couvent  de  Posolsk,  sur  le  lac  Baïkal, 
possède  ainsi  une  ancienne  idole  bouriate  en  bois  peint,  transformée  en  saint 
Nicolas,  et   presque  également  populaire  parmi   les   Rosses  chrétiens  et  les 

indigènes  païens. 

lll.  8 


114  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

contaclino  du  sud  de  l'Italie  ne  prodigue  pas  plus  d'hom- 
mages à  ses  riantes  madones  que  le  moujik  à  ses  vierges 
enfumées.  Toute  la  différence  est  dans  la  manière  dont 
s'exprime  leur  dévotion. 

La  piété  russe  semble  plus  formaliste;  elle  semble  avoir 
moins  d'imagination.  Le  moujik  parait  moins  enclin  à 
parler  à  l'image,  à  s'entretenir  avec  elle;  il  a  l'air  surtout 
préoccupé  de  lui  rendre  ses  devoirs,  de  s'acquitter  vis-à-vis 
d'elle  de  ce  qu'il  lui  doit.  Il  fait  brûler  un  cierge  devant 
l'icône  ;  il  la  salue  de  signes  de  croix  et  de  révérences 
répétés;  il  lui  apporte  son  aumône  pour  la  parer.  En 
dehors  des  images  en  renom,  le  Russe,  de  môme  que  le 
Grec,  semble  honorer  également  toutes  les  icônes  offertes 
à  sa  piété.  On  voit  les  pèlerins  faire  le  tour  des  églises  en 
baisant  successivement  les  pieds  ou  les  mains  de  toutes 
les  images,  sans  regarder  le  visage  du  saint  ni  s'inquiéter 
de  son  nom.  C'est  une  sorte  de  tournée  que  les  Grecs 
accomplissent  souvent  en  riant  et  en  causant,  les  Russes 
plus  lentement,  avec  le  sérieux  qu'ils  apportent  toujours 
dans  la  maison  de  Dieu.  De  même  que  le  pied  de  bronze 
du  saint  Pierre  de  Rome,  les  pieds  des  icônes  russes 
sont  souvent  usés  par  les  baisers  des  fidèles;  il  faut  les 
repeindre  à  neuf  à  certaines  époques.  J'ai  vu  à  Kief.  et 
aussi  en  Palestine,  des  pèlerins  orthodoxes,  entrés  par  nié- 
garde  dans  une  église  catholique,  en  l'aire  le  tour  avec  ce 
même  SOUCÎ  de  n'oublier  dans  leurs  hommages  aucun  des 
Saints  du  lieu.  En  pareille  matière,  le  moujik  esl .  singuliè- 

remenl  éclectique  :  l'important,  pour  lui,  semble  être  de  ne 

négliger  aucun  «les  personnages  ou  des  ol'liciers  de  la  cour 

céleste. 

au-dessus  de  la  plèbe,  en  quelque  sorte  anonyme,  des 
Images  qui  portent  en  vain  leur  nom  ou  leurs  attributs, 
s'élèvent  les  icônes  réputées  miraculeuses  et  honorées  du 

litre  de  faiseuses  de  prodiges.  La  Russie  en  est  peut-être 

plus  riche  que  l'Italie  ou  l'Espagne.  Il  est  peu  de  \illes  ou 
de  couvents  qui  ne  se  fassent  gloire  d'en  montrer.  Comme 


LA  DÉVOTION  ATX  IMAGES.  115 

presque  partout,  tes  plus  rénérées  sont  d'ordinaire  les 
plus  anciennes  et  les  plus  noires.  Quelques-unes  passent 
pour  'ichiiui>nirtt^,  pour  n';i\oir  pas  été  faites  de  main 
d'homme;  d'autres,  comme  <n  (taxaient,  pour  provenir  du 
pinceau  de  sain!  UlC.  Dn  grand  utmibrs  oui  été  miracu- 
leusement découvertes  et  possèdent  une  légende.  A  beau- 
coup se  raiia.ii.nl  des  soutenirs  locaux  ou  nationaux,  la 
fin  d'une  famine  ou  d'une  épidémie,  la  gain  d'une  bataille. 
L.s  Russes,  dans  ionien  leurs  guerres,  emportaienl  ai 

0UX  quelque  sainte  taons;  Victorieux,  il>  lui  reportaient  le 
■UCCèS de  leurs  armes.  Sniolensk  possède  une  vierge chèfC 

à  tout  l'ouest  orthodoxe.  Pierre  l«-  Grand  sn  avait  une  qui  ne 
le  quittai!  point:  elle  est  exposée  am  prières  des  ii.ieies,( 
Pétersbourg,  dans  la  petite  paaison  de  bois  du  réformateui 
aujourd'hui  transformée  en  cfaapeJie.  il  ne  Banque  pas  ,i, 
patriotes  qui  lui  attribuent  la  victoire  de  Pollavau  Une  autre 
vierge  vint  au  secours  des  ortàodoxes  dans  ffnvasiofl 
de  L81S,  Notre-Dame  de  Kazan,  une  des  plus  popula 
de  l'empire.  Le  prise  de  Kasan,  ->"us  hran  l«-  Terrible,  la 
nut  en  réputation, et  depuis  lois  elle  a  été  invoquée  dans 

toutes  les  erises  nationales.  Le  bo\ard  l'ujaiski  et  le  bou- 
clier Ifinine  vinrent,  eu  1411,  la  ehsrdier  I  Kasan  pour 
les  ailler  à  chasser  les  Polonais  de  Wlaésslas,  alors  mattrea 
.le  Moscou,  in  liècle  plus  lard,  elle  était  u*ansporté>  de  la 
vieille  capitale  dans  la  nouvelle  par  Pierre  1<-  Qrand,  dési- 
reux de  consacrer, aux  yeux  de  ses  sujets,  la  ville  de  la 
Neva.  Pour  l'abriter,  Alexandre  i1  tit  élever  la  fastueuse 

église  qui  porte  le  nom  de  .Notre-Dame  de  kazan.  Koulou- 
zol'  y  \int  implorer  l'assistance  divine  axant  de  partir  pour 

Borodino;  et,  depuis,  chaque  année,  à  Noël,  b's  Busses  y 
célèbrent  un  Te  Detm  pour  la  délivrance  de  la  patrie. 
L'argent  enlevé  à  la  Grande  Armée  par  les  Cosaques  du 
Don  a  été  fondu  pour  en  revêtir  l'iconostase,  et  les  aigles 
napoléoniennes,  les  drapeaux  français  aux  couleurs  fanées, 
en  tapissent  encore  les  murailles. 
Ces  icônes  en  renom  sont  d'ordinaire  ornées  de  bijoux  et 


116  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  pierres  précieuses  de  toute  sorte.  Les  plus  célèbres  ont 
des  parures  de  prix  auxquelles  l'Occident,  ravagé  par  les 
révolutions,  ne  saurait  rien  opposer.  11  en  est  qui,  aux 
heures  de  péril  national,  ont  prêté  à  la  patrie  leurs  dia- 
mants et  leurs  émeraudes.  Le  moujik  jouit  visiblement  du 
luxe  de  ses  images;  sur  la  tête  voilée  de  ses  sombres 
vierges  byzantines  il  aime  à  voir  reluire  des  diadèmes 
d'impératrice.  Ce  goût,  naturel  aux  pauvres,  est  si  général 
que  là  où  font  défaut  les  pierres  fines,  on  y  supplée  avec 
le  verre  et  les  fausses  perles.  Partout,  jusque  dans  d'hum- 
bles villages,  la  Vierge  et  les  saints  sont  vêtus  d'or  et  d'ar- 
gent. La  plupart  des  images  russes  ont  la  tête  et  les 
mains  peintes,  tandis  que  le  corps  est  couvert  de  lames 
de  métal  qui,  selon  le  mot  de  Théophile  Gautier,  leur 
loi  nient  une  sorte  de  carapace  d'orfèvrerie1. 

L'art  religieux  de  la  Russie  a  conservé  le  caractère 
byzantin.  Les  types  et  les  méthodes  du  Zoographos  grec 
sont  demeurés  en  honneur  chez  les  moines  de  la  Moscovie 
presque  autant  qu'au  mont  Athos.  A  le  voir  ainsi  traver- 
ser les  âges,  on  dirait  que  l'art  apporté  de  la  Sainte  Mon- 
tai ne  s'est  congelé  dans  les  glaces  du  Nord.  Jusqu'en  ces 
peintures,  recopiées  depuis  des  siècles  sur  des  copies 
cl  Bouvenl  repeintes  en  même  temps  que  redorées,  on 
Béni  parfois  comme  nn  écho  affaibli  desgrands  types  primi- 
tif 8  des  quatrième  ef  cinquième  siècles.  Ainsi,  des  barbares 
christs  sur  !«•  trône  des  fresques  absidales  t'œil  peut  remon- 
ter, de  loin  en  loin,  jusqu'au  fameux  christ  de  Sainle- 
Pudentienne  a  Rome.  Ainsi,  la  Vierge  aus  bras  étendus, 
avec  L'enfant  sur  la  poitrine,  reproduit  encore  aujourd'hui 
la  Vierge  eo  orante  des  catacombes  de  Sainte-Agnès.  Dans 


1.  h  i'-i  ;i  remarquer  quo  cet  usage  de  recouvrir  1rs  ioonei  d'dn  revête 
tui'iit  mi.  •  •  >m ii ■•-   , h-,  nt    lei  RuseMj  d'uni'  cbaauble  <!>•   métal  (rda),  ne 
remonte  qu'au  dis  huitième  lièele.  Intérieurement,  au  lieu  de  couvrir  i  >> 
■ir  plaquai  d'trgtnl  on  de  vermeil  !"•  laleeanl  voir  nue  la  tête,  1rs  mains 
pied    i'    R  lent  le  bon  goût  de  ne  revêtir  ainsi  que  la  bordure 

■i.-  l'icône  opkti  \ 


LES  MAGES  ET  L'ART  R0S8E.  117 

les  petites  pièces  d'orfèvrerie  populaire,  dans  les  crucifix 
ou  les  triptyques  de  enivre,  l'archéologue  peul  reconnaître 
des  types  anciens,  déjà  presque  disparus  de  la  peinture. 
Rien  <  1 1 1  reste,  dans  tout  cela,  du  premier  ari  chrétien,  si 
irais,  si  jeune,  si  antique  <lai  laaaique.  Toutes 

ces  Qgures  ont  passé  par  Byxance;  elles  an  soi  gardéla 
raideur  compassée;  Aucun  mouvement  s'a  dérangé  les  pli^ 
symétriques  de  leurs  retements;  leurs  yeua  Oses  «>nt, 
(ie|tiiis  des  siècles;  perdu  tout  regard,  etjsmaJsaouriri 
entrouvert  leurs  lèvres  décolorées.  On  s  remarqué  que  l'art 
byzantino-ruaee  évitait  de  représenter  la  femme  et  la  jeu- 
nesse, comme  s'il  avait  peur  de  la  beauté  féminine  et  de 
la  grâce  juvénile.  Ses  préférences  sont  pour  tes  types 
masculins,  surtout  pour  les  i  toilUrus  ou  tes  hommes  bouts 
ornés  de  ces  longues  barbes  qu'affectionna  l'iconographie 
russe.  Ce  sont,  chez  elle,  les  seules  Qgures  on  peu  rivai 
les  Beules  dont   les   traits  soient    assez  marqués   i 
prendre  parfois  l'individualité  d'un  portrait. 

Comme  les  rites,  l'art  dans  l'Église  orientale  est  de- 
meuré essentiellement  symbolique.  Les  Images  se  sont 
en  quelque  sorte  qu'une  partie  de  la  litm  1ère 

emblématique  est  visible  dans  les  grandes  fresques  mu- 
rales comme  dans  les  petits  reliefs  de  euh  re,  La  Trinifa 
figurée  par  Abraham  devant  les  tr«'i^  anges.  Les  sept 
conciles  personnifient  l'autorité  de  l'Église  et  la  pureté 
de  la  toi.  Les  scènes  des  deui  Testaments  as  font  pari 
pendant,  par  types  et  antitypea,  comme  jadis  dam  nos 
vieilles  églises.  La  \ie  du  Christ  ou  de  la  Vierge  est  re- 
présentée  par  mystères,  conformémenl  à  un  ordre  et  à 
des  règles  invariables  Lee  saints  et  les  anges,  distribués 
par  chœurs,  font  passer  en  revue  Iob  bataillons  de  l'armée 
céleste,  chacun  avec  ses  attributs:  patriarches,  apôtres, 
martyrs,  vierges,  évéques,  sans  oublier  la  troupe  des  sty- 
liles,  debout  sur  leurs  colonnes.  Anges  et  bienheureux 
sont,  jusqu'à  une  époque  voisine,  demeurés  conformes  à 
la  tradition  byzantine.  Les  saints  russes,  en  prenant  rang 


118  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

parmi  les  saints  grecs,  se  sont  modelés  sur  eux;  ils  en 
ont  pour  ainsi  dire  endossé  l'uniforme. 

Dans  cette  Russie  orthodoxe,  les  types  semblent  s'être  con- 
servés comme  le  dogme,  immobiles  en  leur  attitude  hié- 
ratique. Le  Russe  n'y  a  guère  rien  ajouté  ni  rien  retranché. 
A  l'inverse  de  son  architecture,  on  y  chercherait  en  vain 
quelque  élément  asiatique,  mongol  ou  hindou.  Si  le 
Moscovite  s'y  est  montré  original,  c'est  par  le  procédé,  spé- 
cialement par  le  travail  du  bois  et  du  métal.  Chez  lui, 
plus  encore  que  chez  les  Grecs,  cet  art  rigide,  avec  ses  lon- 
gues figures  aux  chapes  d'argent,  a  quelque  chose  d'en- 
fantin et  de  vieux  à  la  fois;  il  garde  une  sorte  de  naïve 
pédanterie  qui  n'est  pas  dénuée  de  charme.  Sa  rigidité 
même  lui  donne  quelque  chose  d'étranger  à  la  terre  el  au 
temps,  d'irréel  et  d'immatériel  qui  sied  malgré  tout  aux 
personnages  célestes.  Puis,  en  Russie,  de  même  qu'en 
Orient,  cet  art  contempteur  de  la  beauté  et  de  la  nature, 
qui  a  l'air  de  prendre  <i  la  lettre  les  malédictions  évan- 
géliques  contre  la  chair  et  le  monde,  a,  lui  aussi,  son  éclat 
et  sa  beauté.  A  la  simplicité,  à  la  pauvreté  des  formes 
et  du  coloris,  il  aime  à  joindre  le  luxe  de  la  matière  el  la 
somptuosité  de  l'ornementation.  Ce  qui  rend  Tari  byzantin 
éminemment  décoratif  le  rend,  aux  yeux  du  peuple,  émi- 
nemment religieux,  parce  qu'à  l'austérité  des  figures  il 
allie  l'opulence  du  cadre  et  la  richesse  des  matériaux.  I>e> 
saints  émaciél  dans  un  ciel  d'or,  n'est-ce  pas  ainsi  que  le 
moujik  M  représente  encore  le  paradis? 

Dans  l'ancienne  Russie,  à  Novgorod,  a.  Pskof,  à  Moscou, 
la  peinture  a  Longtemps  été  un  art  tout  monastique,  con- 
finé dans  les  cellules  des  couvents.  Le  peintre  ci  a  il.  d'ordi- 
naire un  moins  voué  à  la  reproduction  des  saintes  icônes, 

comme  d'autres  à  la  copie,  des  sainls  livres.  Les  dignitaires 

ecclésiastiques,  les  évèqnes  même,  ne  dédaignaieul  pas  de 

manier  le  pinceau;  on  cite  par  exemple  le  métropolite 

Macaire.  CI  art,  en  apparence  loiil  impersonnel,  n'est  pas 

toujours  aiK.il> me.   Parmi  ces    artistes  qui  peignaient 


s 


LES  IMAGES  ET  L'ART  RUSSE.  119 

comme  ils  priaient,  répétant  les  mêmes  figures  aussi  bien 
que  les  înêmi's  oraison-.,  il  an  Bfll  auxtjuols  la  finesse  de 
leur  pinceau  el  te  uni  de  leur  exécosiou  ont  valu,  à  tanin 
les  âges,  un  renom  durable-  Tel,  entre  aafoes,  André  Besf- 
bief,  dont  les  tableaui  ôtaienl  déjà  donnéf  en  modèles  au 
seizième  siècle.  Aujourd'hui  encore,  les  rieux>croyanta  de 
Moscou  se  disputent  au  poids  ds  l'or  les  panneaui  attri- 
nués  à  Houblef. 

Cesl  bu  seizième  et  su  dix-sepii.me  aiède  ans  Is  pein- 
ture e(  la  ciselure  religieuses  devinrent  des  Industriel 
culières.  L'imagerie  sacrés  m  laïcisa;  Biais,  pour  la  laisser 
sortir  des  monastères,  l'Église  ne  cessa  |  >m 

elle  uns  vigilante  tutelle.  Peintes  on  acaiptées,  les  images 
restèrent  soumises  s  une  sorte  de  censun  siastique. 

Les  clercs  rédigèrent,  pour  les  irtisansdea  saintes  teoi 
des  manuels  d'iconographie,  snalognes  à  cens  des  Bysan- 
im>.  Le  concile  du  SisfJo/  on  des  Garni  ChspMres,  tenu 
\cr>  iwo,  enjoint  sus  évéques  de  veiller  sur  les  pointures 
el  Bur  1rs  peintres,  de  i<u  t-  preacrire  les  sujets  et  Is  ma- 
nière de  las  disposer.  On  redemandait  pas  scinlnasont  à 
l'artiste  sacré  d'avoir  ane  main  exercée,  on  exigeait  <jue 

relie  main  lût  BS86I  pure  pour  n'être  pas  indigne  de  re- 
présenter le  Christ  el  la  Vierge*.  Ut  peinture  dos  leones 
était  encore  considérée  comme  ans  sorte  de  minisl 
sacré.  n<'  nos  jours  même,  ne  s'e>i-ii  pas  trouvé  dos  Rui 
pour  demander  que  Is  rente  n'en  fût  psyntias  eju'aux or- 
thodoxes el  que  ce  pieux  trafic  fût  interdttanx  Juifaf  L'une 
des  choses  les  plus  recommandées  ans  imagiers,  c'est  ton- 


I.  Le  eoncUe  il"  Stoglaf  exprime  avec  me  curieane  naïveté  les  qualités 
nécessaires  aux  peintres.  Le  peintre,  dit  l'article  43  des  Cent  Chapitres,  doit 
être  bafnbtej  doux,  retenu  dansens  paroles, snrinnx,  Alnirn^  im  ejuereUenel 
de  l'ivrognerie,  ni  rofav  ni  issnsrin,  et  mrtonl  garder  la  pureté  de  son  âme 
il  de  BOn  corps.  Et  celui  qnj  M  peut-,'  eonSenir,  «lu'il  se  marie  -elon  la  loi. 
Lt  il  convient  ipic  le-  peintre-  \  i-it-nt  -..usent  leurs  père-  spirituels,  les  con- 
raltent  sur  toute-  choses  et  rivent  d'aprèe  leurs  oonseiis  et  instructions  dans 
le  jeune,  la  prière,  la  continence  ».  Vo>ez  Étude  d'Iconographie  chrétienne 
en   SUSSM,   par  J.  l>uni"uchel,  d  après  Booslaief  (Moscoo,  18 


120  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

jours  de  copier  scrupuleusement  leurs  modèles.  Le  Stoglaf 
réprouve  comme  une  licence  les  libertés  qu'une  main  té- 
méraire oserait  prendre  avec  les  figures  saintes.  Le  Mosco- 
vite, comme  aujourd'hui  encore  les  vieux-croyants,  était 
porté  à  regarder  toute  déviation  des  types  consacrés 
comme  une  sorte  d'hérésie.  Pour  lui,  autant  eût  valu 
altérer  le  texte  de  la  liturgie.  On  distingue  bien  dans  l'an- 
cienne peinture  russe  diverses  écoles,  l'école  Strogonof, 
par  exemple;  mais  ces  écoles  (il  serait  plus  juste  de  dire  ces 
ateliers)  ne  diffèrent  guère  que  par  le  traitement  des  drape- 
ries ou  par  le  coloris.  La  vénération  pour  les  saintes  figures 
était  poussée  à  tel  point  que  l'on  se  faisait  parfois  scrupule 
de  les  représenter  sur  des  matières  trop  peu  durables. 
Tandis  que  l'usage  des  vitraux  peints  a  doué  notre  moyen 
âge  d'un  art  admirable,  un  manuel  iconographique  du  dix- 
septième  siècle,  ignorant  des  verres  à  fond  d'or  de  l'anti- 
quité chrétienne,  interdit  aux  Russes  de  peindre  les  saintes 
images  sur  verre,  parce  que  le  verre  est  une  matière  trop 
fragile. 

Pour  être  demeuré  sous  la  surveillance  du  clergé,  l'art 
religieux  de  la  Russie  n'est  pas  resté  confiné  dans  l'église. 
Le  Russe  de  toutes  classes  se  faisant  un  devoir  de  placer 
des  icônes  dans  chaque  chambre,  les  familles  aisées  de 
marchands  moscovites  aimant  à  posséder  un  oratoire  dans 
leur  maison,  les  saintes  images,  en  se  multipliant  à  l'in- 
Imi,  se  sont  appropriées  au  culte  domestique.  De  monu- 
mentale, la  peinture  russe  s'est  peu  à  peu  réduite  à  la 
miniature.  Rares,  dans  ce  pays  au\  constructions  de  bois, 
élairiil  \r>  murailles  où  le  vieil  art  byzantin  pût  déployer 
ses  colossales  ligures,  tandis  que  chaque  ménage  tenait  à 
posséder  ses  icônes  de  bois  ou  de  métal,  ses  «  tableaux 
ouvrants    .  ou  ses  ptadnftsy,  ainsi  nommées  du  mot piatf, 

paume    de    la    main,    parer    qu'elles    n'étaient    pas    plus 

Dde* que Ifl   main.  Les  (Irecs  avaient  déjà  introduit  avec 

eux  tes  images  portati\ es.  La  patience  russe  s'appliqua  A 

les  perfectionner,  à  en  accroître  la  finesse,  resserrant  les 


LES  [MAGES  ET  L'ART  RUSSE.  121 

sujets,  rapetissant  les  personnages,  ri  bien  que  les  figures 
finirent  par  devenir  microscopiques.  Il  y  a  de  ces  pein- 
tures anciennes  qu'il  faut  regarder  à  la  loupe.  L'artiste 
moscovite  fait  tenir  tout  un  Jugement  dernier  dans  un 
panneau  do  quelque!  pouces.  Les  diptyques  ou  triptyques 
de  métal  ou  de  bois  sculpté  rivalisent  de  finesse  avec  les 
peintures.  Ainsi,  par  exemple,  dei  trodfli  de  cuivre  où 
toute  la  vie  du  Sauveur  s.-  déroule  autour  du  Christ  en 
CTOix<  Nombre  de  ces     tableaux  ouvrants  i  OU  ipty- 

ques  reproduisent  en  raccourci  tous  les  saintl  BJ  les  su- 
jets d'ordinaire  plaoéf  sur  KleonoStlfO;  Aussi  le  peuple 
appelle-l-il    ces  délicates    images  defl   églliei.  L's    \ieu\- 

eroyanU,  lei  leetairei  <'n  lutte  trec  la  Mérarehic  officielle, 

montraient  une    préférence  pour   ces  minuscules   leofl. 

ellefl  avaient,  pour  eu\.  l'avantage  d'êlM  faciles  à  emporter 

en  temps  de  persécution.  On  rencontre  d 

peints  sur  des  tieSUB.  Aux  seizième  et  dix-septième  si,-, des, 
le  goût  de  cette  sorte  de  miniature  dominait  tellement) 
dans  les  ateliers  defl  villes  ou  des  c..u\ents,  «pie  DM  un 

à  dessin  microscopique,  destinées  d'abord  au  culte  pi 

s'introduisirent    jusque    dans    les    grand  I    - 

imagiers  russes,  peintres  qq  ciseJeurs  Otti  témoigné  dans 
ce  genre  d'une  singulière  habileté  de  main,  (le  n'est  point 

du  reste  leur  seule  qualité;  ces  ligures  bwantuio-ru- 
011  dépit  i\^  leur  gaucherie  ou  de  leur  manque  de  naturel, 
ont,  d'ordinaire,  une  simplicité  sérieuse  et  une  noblesse 
d'expression  qui,  par  les  âmes  pieuses,  fas  font  souvent 
préférer  aux  chefs-d'œuvre  de  notre  art  occidental.  En  de- 
meurant attachée  aux  t\  DOS  hiératiques,  la  peinture  ortho- 
doxe a  échappé  au  paganisme  de  la  Renaissance  :  l'art 
religieux,  maintenu  dans  une  perpétuelle  minorité,  ne  s'est 
point,  comme  on  Occident,  tué  en  s'émancipant. 

A  la  persistance  de  cet  art  archaïque  il  y  a  ainsi,  pour 
les  Kusses.  plusieurs  raisons.  Ce  n'est  pas  seulement  le 
respect  séculaire  des  types  traditionnels,  l'imperfection 
du  dessin  et  île  l'éducation  technique;  c'est  aussi  l'esprit 


122  LA   RUSSIE   ET   LES   RUSSES. 

d'ascétisme,  encore  vivant  dans  une  grande  partie  du 
peuple.  Si  cet  art  sacré  s'est,  pour  lui,  pétrifié  en  des 
formes  conventionnelles,  c'est  qu'il  n'a  pas  cessé  de 
répondre  à  l'idéal  religieux  de  la  nation.  Puis,  pour  faire 
sortir  des  figures  vivantes  des  longues  gaines  byzantines, 
pour  passer  de  la  grave  Vierge  grecque  aux  suaves  mado- 
nes de  Luini  ou  de  Francia,  il  faut  des  mouvements  poli- 
tiques ou  religieux,  des  révolutions  sociales  et  morales 
comme  en  ont  vu  l'Italie  et  l'Occident  à  la  fin  du  moyen  âge. 
OÙ  la  Russie  d'Ivan  le  Terrible  ou  de  Michel  Romanof 
eût-elle  pris  les  inspirations  des  vieux  maîtres  des  com- 
munes de  Toscane  et  des  Flandres?  Quelle  main  eût  eu 
l'audace  de  relever  le  voile  de  la  Vierge,  et  de  dégager  sa 
taille?  La  Moscovie  devait  être  impuissante  à  s'affranchir 
de  l'art  hiératique  ;  l'idée  même  ne  lui  en  pouvait  venir. 

Ce  que  n'a  pu  faire  autrefois  l'ancienne  Moscovie,  tirer 
des  types  byzantins  un  art  nouveau,  la  Russie  moderne  ne 
saurait  aujourd'hui  l'accomplir;  elle  en  a  passé  l'âge.  De 
pareilles  mues  ne  s'opèrent  qu'à  l'adolescence  des  nations. 
Depuis  que  la  Russie  est  envahie  par  l'imitation  de  l'art 
occidental,  la  peinture  religieuse  a  peine  à  rien  créer 
d'original.  Tous  les  efforts  pour  la  renouveler  ne  font  que 
montrer  la  difficulté  de  sortir  du  style  by/.anlin  sans  tom- 
ber dans  le  slyle  profane.  Le  problème  esl  d'autant  plus 
malaisé  que  l'ail  russe  contemporain  incline  plus  franche- 
ment au  réalisme,  La  Russie  a,  sous  Nicolas,  possédé  un 
artiste  d'un  génie  singulier  qui  s'était  \<>ué  ;iu\  çomposi- 

lions  religieuses;  mais  cet  [vanof,  donl  la  \iesVsi  passée 

à   peindre  un  unique    tahle.iu.    n'a    guère    laissé  que    des 

esquissai  et  des  ébauches*  Les  grandes  églises  modernesi 
Saint-Isaac  à  Pétersbourg,  l'église  du  Sauveur  à  Moscou, 
trahissent,  dans  leurs  plus  belles  peintures,  les  tâtonne* 

inenls  d'un  ail  en  train  de  |fl  «lieirlier  lui  même.  Les 
Itusses  en  quête  de  rajeunir  les  types  traditionnels  versent 
souvent  dans  les  mêmes  défauts  que  l'imagerie  catholique 

contemporaine!  En  cherchant  la  grâce,  ils  rencontrent  la 


LA  .Misinii;  RELIGIEUSE.  123 

mignardise;  en  poursuivant   le  naturel,  ils  tombent   dans 

la  vulgarité.  Quand  allea  veulenl  se  moderniser  «■(  l'en- 
joliver,  qu'elle!  essayenl  de  sourire  dans  leur  vêtement 
de  vermeil,  les  leonea  rumen  iM  font  que  perdre  leur 
dignité  :  elles  ressemblent  à  de  vieilles  femmes  qui  ne 
savent  polnl  être  de  leur  âge.  <>n  comprend  que  lee 
tairea  repouaaenl  tous  èaa  i>im'v  adoueiaj  dans  aec  \isages 
roses  el  mièvres,  le  rieux-crovenJ  M  refui  mmaltrc 

le  Chrisi  ri  la  Vierge.  Comme  le  moujik,  <>n  serait  tenté 
de  leur  préférer  lee  grossières  images  de  Sousdal*. 

11  m  ii  été  '!<■  la  musique  autrement  que  de  la  peinture. 
si  les  luis  eccléaiaatiquea  an  onl  rétréci  le  champ,  allai 
l'uni  pas  entouré  «  l  «  *  bornée  aussi  étroites,  ou  le  génie  russe 
m'  >\  esl  pas  laissé  enfermer,  il  ne  l'es!  poinJ  content/ 
de  ce  qu'il  avail  reçu  de  Byiance,  il  s'est  fait  du  chant 
religieux  un  arl  national. 

De  même  qu'entre  les  arts  du  deeain  elle  n'admet  que 
le  moins  matériel,  la  peinture,  l'Église  orthodoxe  ne  tolère, 
m  lait  dr  musique  sacrée, que  la  plu-  spirituelle,  la  plus 
liée  à  la  prière,  i«'  (liant.  Gbei  ''ii«'.  point  d'instruments 
Inanimés  de  boic  ou  de  cuivrej  rien,  pour  louer  Dieu,  que 
la  voix  humaine,  l'instrument  vivant,  accordé  par  le 
gneur  pour  célébrer  set  louanges  éternellement.  Dana  les 
temples  de  l'Orient,  ni  harpe  ou  paaltérion,  comme  chei 
les  Hébreux,  ni  viole  ou  baaeen.  tels  que  fta  àngelico  i  ' 
lePérugin  en  mettent  aux  mainade  leurs  anges,  m  a 
aux  mille  sons,  ni  orchestre  aux  instruments  variés  ;  rien 

pour  soutenir  le  chant  des  clercs  OU  des  fidèles:  a  l'égllSC 

comme  au  ciel,  les  cantiques  des  hommes,  de   même  que 


l.  Pour  rurtiiim  de.  leur-  grandes  laUoi  que  S        h   ic,  les 

-  onl  repris  la  décoration  •"  ■omIojm  partout  d'un  caractère  si  monu- 
mental. Ils  ont,  a  PManbMrgj  *■*  aAtiqoe  de  mosaïque  qui  ne  le  cède  en 
importance  qu'a  celle  dea  papes,  l'ont  clic  imite  Im  ■étaodas.  Au  lieu  de 
demeurer  un  art  distinct,  essentiellement  dècoratil 

effets,  la  mosaïque,  en  Rosaie  comme  à  Rome,  prétend,  à  force  de  nuances  et 
■  le  linesse.  reproduire  servilement  la  peinture. 


124  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

les  chœurs  des  anges,  doivent  se  suffire  à  eux-mêmes. 
Chose  à  remarquer,  si,  dans  ses  basiliques  ou  ses  cathé- 
drales, Rome  a  laissé  pénétrer  la  musique  instrumentale, 
les  chefs  de  la  hiérarchie  romaine,  les  papes,  ont,  eux 
aussi,  banni  de  leur  chapelle  tout  instrument  fabriqué  de 
main  d'homme.  Dans  tous  les  offices  auxquels  prend  part 
le  pape,  ne  retentit  que  la  voix  humaine;  l'orgue  môme 
est  proscrit.  Et  ce  n'est  pas  l'unique  ressemblance  entre 
la  chapelle  pontificale  et  l'église  patriarcale  de  Constanti- 
nople.  Il  serait  aisé  d'en  signaler  d'autres,  par  la  bonne 
raison  qu'en  dehors  de  Milan  et  du  rit  ambrosien,  c'est  à 
Rome  même,  autour  du  suprême  pontife,  que  le  rit  latin 
est  demeuré  le  plus  antique. 

Strictement  fidèle  à  ses  maîtres  pour  la  peinture,  l'Église 
russe  s'est,  pour  le  chant  religieux,  émancipée  de  leur 
tutelle.  Elle  ne  s'en  est  point  tenue,  comme  eux,  à  la 
psalmodie  nasillarde  qui  dépare  les  plus  nobles  hymnes 
de  l'antiquité  chrétienne.  Le  Slave  russe  s'est  montré 
plus  exigeant  pour  l'oreille  que  pour  les  yeux  ;  il  ne  s'est 
pas,  comme  les  caloyers  grecs,  contenté  de  ces  mortes  can- 
tilèncs  sans  accords  ni  modulations  qui  rivalisent  de  sé- 
cheresse avec  les  plus  maigres  figures  byzantines;  il  lui 
a  fallu  un  chant  vivant.  Le  sens  esthétique  l'a  ici  emporté 
sur  l'ascétisme,  soit  que  le  Russe  fui  naturellement  mieux 
•  loué  pour  la  musique,  soit  <pie  l'Église  lui  plus  indul- 
gente pour  un  ai  I  partout  regardé  comme  un  symbole  cl 
un  avant-goûl  des  joies  du  paradis. 

Pour  laisser  plus  de  liberté  au  chant  religieux  qu'à  la 
peinturé,  l'Église  russe  se  l'eu  a  pas  moins  loujours  tenu 

sous  sa  main.  Alors  même  <pi  a  côté  des  modes  de  ['antique 
plain-cliaut   (die  admettait  des   tonalités   nouvelles  et   des 

compositions  modernes  d'une  facture  plus  compliquée, 

(die  a  loujours  pris  soin  que  la  musique  religieuse  restât 

distiie  te  t\t- 1,1  profane  et  qu'on  ne  put  i'j  tromper.  Ce  n'est 
point  chez  «die  qu'on  o  jamais  vu  l'opéra  envahir  le  sanc- 
tuaire, ou  1rs  Qdèlei  prier  le  malin  sur  les  airs  <pii  les  font 


LA  MUSIQUE  RELIGIEUSE.  125 

danser  le  soir.  Aujourd'hui  encore,  pour  exécuter  dans 
l'égliw  des  compositions  de   musique  aacrée,il  faut  l'au- 

lorisation  de  la  censure  ecclésiastique1. 

Non   seulement   l«-  chant   liturgique,  originaire  de  la 
Grèce,  b'csI  développé  suiranJ  te  génie  russe,  mais 
peut-être  à  celte  extrémité  de  is  chrétienté,  en  dehors 

de  la  vieille  Europe,  que  le  plain-ehant,  hérité  de  l'anti- 
quité classique,  ■  le  mieux  conservé  sa  grave  nuhlrsse. 
Nulle   pari   la  récitation    dei  pSSUBBeS,  la   lecture  fat 

pons  ou  des  leçons  «le  l'Écriture,  le  chant  des  hymnes 
de  l'Église  n'a  plus  de  majestueuse  limplicité.  Pois,  au 
plain-ehant,  les  maîtres  anonymes  du  mo]  al  ajouté 

des  chanta  appelés  roajn^vy,d'un  dessin  mélodique  original, 
souvent  apparentés  aux  mélancoliques  nhsnanna  p<-pu- 
[aires.  L'invasion  «le  la  musique  occidentale  semblait  devoir 
étouffer  tout  art  rosse;  par  une  heureuse  exception,  elle 

a  rajeuni  el  enrichi  I»'  Chant  sacré.  H  l'est)  à  la  lin  du  dix- 

huiiièine  siècle,  sous  l'influence  des  Italiena  appelés  par 
Catherine II,  formé  tout  un  art  nouveau,  lui  aussi» éminem 
ment  national.  Le  chant  religieux  a  ainsi  été  d<-  tonl  tempi 
en  honneur.  Toutes  lea  classes  j  sont  fort  sensibles.  Rien 

n'attire  le   moujik   à   l'église  connue  dfl   beaux  chcBUl 

de  belles  roix.  En  certains  villages  on  a  remarqué  que 
le  paysan  délaissait  les  offli  [ue  le  chant  j  était 

aégligé.  Le  peuple  déteste  dans  la  liti  qu'il  appelle 

le  l'haut  de  bOUC  [koxloglat  knSSi  attribue-t-on,  dans 

les  BéminaireS)  nne  grande  importance  à  l'éducation  musi- 
cale des  prêtres  et  des  diacn 

Pour  ce  goût  du  chant  et  de  la  musique,  la  Russie  ortho- 
doxe n'est  pas  sans  quelque  analogie  avec  l'Allemagne 

protestante.  Chez  elle  aussi,  la  musique  a  été  l'art  reli- 
gieux: par  excellence;  niais,  privé  d'orchestre,  il  n'a  pu 


1.  Dans  la  pratique,  il  faut  même  souvent  l'autorisation  du  directeur  de  la 
chapelle   impériale,  m  qui  a  éloigné  île  M  -  grands  compositeurs 

contemporains  et  ee  qoi  risque  d'en  amener  la  décadente. 


126  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

prendre  le  même  essor.  Si  elle  n'a  eu  ni  Back  ni  Haendel, 
les  maîtrises  de  la  Russie  lui  ont  donné  plus  d'un  artiste. 
C'est  dans  les  chœurs  de  l'église  que  s'est  d'abord  mani- 
festé ce  génie  musical,  attesté  depuis  par  toute  une  école 
dramatique.  Des  compositeurs,  pour  la  plupart  maîtres  de 
la  chapelle  impériale,  se  sont,  dans  ce  domaine  restreint, 
l'ait  un  juste  renom  :  ainsi  Bortniansky  et  Alexis  Lvof, 
l'auteur  de  l'hymne  national  :  Dieu  garde  le  tsar! 

Tout  ce  qu'on  peut  demander  à  la  voix  humaine,  les 
chapelles  russes  l'ont  obtenu.  Elles  atteignent  tour  à  tour  à 
une  suavité  vraiment  angélique  et  à  une  grandeur  terri- 
fiante, faisant  résonner  tous  les  registres  du  sentiment  re- 
ligieux. En  même  temps  que  des  compositeurs,  l'Église 
russe  possède  des  maîtrises,  aujourd'hui  peut-être  sans 
égales  en  Europe.  Tels  notamment  la  chapelle  de  la  cour 
et,  à  Moscou,  les  chantres  de  Tchoudof.  Dans  ces  chœurs 
russes  n'entrent  que  des  voix  d'hommes  et  d'enfants, 
l'amollissante  voix  de  la  femme  étant  bannie  de  la  liturgie*, 
et  les  Russes  n'ayant  jamais  eu  recours  à  des  sopranistes 
sans  sexe.  On  est  émerveillé  des  effets  de  sonorité  et  de  la 
perfection  qu'atteint  la  chapelle  impériale  avec  d'aussi 
faibles  moyens.  Les  v*oii  de  basses  surtout  ont  une  puis- 
sance et  une  profondeur  incomparables;  à  entendre  ces 
masses  chorales  sansorchestre  pour  les  soutenir,  l'étranger 
jurerait  qu'elles  BOIlt  accompagnées  d'instruments  à  cordes'. 

1.  \u\.  par  OS.  I''  Réft  ll;i/uiim<>\ski.  proie— eur  de  cli.iiil  sacre  au  Conser- 
vatoire île  Moscou  :  Têéfknnoé  pétlié  0  Bossii,  el  If  prince  N.  Ioussoupof; 

Mat.  (/'•   ''i    //MOi'yiC  rrliij.  m  Hitssie. 

7.  DUM  I'-  cumul-  <\<-  femme-,  ce  sont,  au  contraire,  les  religieuses  uni 
t<>! m*  lit   le  clin  ni      o1. ni-   les   | x-n-ii >IHi:i t s .  ci-  sont  les  jeunes  lilles. 

:i.  Berlios,  en  tout  épi  bi  ■  !  tri  "i  igisal,  |OQtail  fort  les  œuvres  de  Bortnianek} . 
Quasi  a  la  chapelle  de  II  coor,  il  écrivait  avec  - utrance  habituelle! 

-  Comparer  1  .- \.  •  ut r limale  île   la  <  hap.-l l«-   SilttSC  a   Knme  avec  celle  île 

ce-  ehaatrei  swvtlllasa,  <  eel  opposât  la  pesvn  petite  troupe  de  racleura 
d'us  tie  tlreltallefl  de  troisième  ordre!  roreboetre  duCoseervatoirc  de  Paris.  » 
/.  forch&trt,  I  i.  Corrt$pondance.) 


CHAPITRE   IV 


|.-  jèfiMl  'i    \m  fttet.        Le*  quatre  carêmes    —  Utaclieinenl   .lu   peuple 

aux    jeunes.    —   Coiiiiiniii    il    ni    m, liai»--   |    i  |  --.•   de   Bodifiei 

lea  anciennes  obeerrancee.       LeafMae  lew  frtad  noAbre,  Uan  iaeoa 
vtaieata.  —  Le  calendrier  julien.  —  Raisons  de  ion  maintien.  -    I 
naMMi  l'i'i-  caractère  archaïque.  —  De  la  canonisation  eu  Hu-  i 

culte  dee  Reliques.  —  Lee  pèlerinagw)  à  l'intérieur  et  date. 


La  musique,  ou  clic  ;i  laissé  introduira  les  tonalités 

iiioilciii.s,   qsI  peut-être    la    Mille    infraction    de 

russe  à  l'espril  d'ascétisme  de  l'orthodoxie  orientale.  Pour 
loui  le  reste,   I»'  «uli«*,   dans  M,n    tottère   immobilité, 
a  gardé  quelque   chose  d'archaïque;  il  a  conservé  Ici 
usages  et  les  ohsertsntei  qui  lemblenl  i<-  moins 
dapter  aui   habitudee  modernee.  Ainsi  pour  le  jensy 
l'abstinence.  Bn  aucune  I  la  jeûnes  ne  Mol  ■usai 

fréquents  ei  au-.>i  rigoureux.  Ni  le  rade  ettmat  du  Nord 
ni  ramollissement  du  siècle  n'ont  mitigé  ces  maoéraUoM 
imaginées  en  un  autre  tempe  pour  un  Mire  ciel. 

\n  lieu  d'un  carême,  l'Église  russe  en  compte  quatre 
l'un, correspondante  l'Areni  des  Latins,  précède  Noël;  un 
antre,  le  grand  carême,  précède  Pâques;  un  troisième  vienl 
a\ant  la  Saint-Pierre;  un  quatrième  svanl  l'Assomption. 
Le  nombre  des  jours  maigres  monte  an  moins  à  un  tien 
des  jours  de  l'année.  Outre  les  carêmes  <-t  les  vigiles  des 

(êtes,  il  y  a  deux  jours  d'abstinence  par  semaine,  le  ven- 
dredi et  le  mercredi,  le  jour  de  la  mort  du  Sauveur  et  le 
jour  de  la  trahison  de  Judas.  Les  GreCS,  toujours  heureux 
de  se  distinguer  des  Latins,  trouvent  malséant  que,  pour 
se  mortifier,  les  Latins  aient  préféré  le  samedi  au  mercredi. 


128  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Pendant  les  quatre  carêmes,  la  viande  est  entièrement 
défendue,  et  avec  elle  le  lait,  le  beurre,  les  œufs.  Il  n'y  a 
guère  de  permis  que  le  poisson  et  les  légumes,  et  cela  sous 
un  ciel  qui  ne  laisse  croître  que  peu  de  légumes.  Aussi  le 
Russe  est-il  en  grande  partie  un  peuple  ichtyophage.  Les 
eaux  fluviales  et  maritimes  de  la  Russie  ont  beau  être 
riches  en  poissons,  si  bien  qu'en  peu  de  pays,  sauf  en  Chine, 
l'élément  liquide  ne  fournit  autant  à  l'alimentation,  les 
pêcheries  du  Volga  et  du  Don,  de  la  Caspienne  ou  de  la 
mer  Blanche  ne  sauraient  suffire  à  cette  nation  de  jeûneurs. 
Le  hareng  et  la  morue  tiennent  une  large  place  dans  la 
nourriture  du  peuple.  Encore  les  plus  sévères  s'interdisenl- 
ils  le  poisson.  Durant  ses  quatre  carêmes,  le  paysan  vit, 
pour  une  bonne  part,  de  salaisons  et  de  choux  conservés; 
il  est  au  régime  d'un  navire  au  long  cours,  et  le  même 
régime  amène  souvent  les  mêmes  maladies,  le  scorbut 
notamment.  Les  dernières  semaines  du  grand  carême  qui 
tombe  à  la  fin  de  l'hiver,  alors  que  l'organisme  a  le  plus 
besoin  d'aliments  substantiels,  encombrent  les  hôpitaux. 
Les  malades  augmentent  de  nombre,  les  épidémies  redou- 
blent d'intensité,  d'autant  qu'aux  jeûnes  débilitants  de  la 
sainte  quarantaine  succèdent  brusquement  les  bombances 
des  fêtes  de  Pâques,  le  peuple  cherchant  à  se  dédommager 
d€  ses  longues  privations.  Les  deux  carêmes  de  la  Saint- 
Pierre  et  de  l'Assomption,  placés  à  l'époque  des  grandes 
chaleurs  et  des  grands  travaux  des  champs,  ne  l'ont  guère 
moins  de  victimes.  Comment  ces  deux  carêmes  d'été  n'ac- 
croitraient-ils  pas  la  mortalité  parmi  des  travailleurs  ru- 
raux abrciiM-s  «le  kvass  et  nourris  de  poisson  salé  ou  de 
concombn 

Cei  Jeûnes  si  durs,  le  peuple  y  lient,  peut-être  par  cela 

même  qu'ils  sont  pénibles  el  que  le  chair  en  souffre.  Ils 
lui  semblent  essentiels  à  la  religion;  ils  sont,  pour  lui,  le 

signe  el  de  la  victoire  de  IVspril  sur  la  chair.  Les 

longs  jeûnes el  les  rudes  jeûneurs  lui  inspireni  une  pieuse 
vénération  Selon  l'exemple  de  la  plupart  des  saints  de 


LE   JEÛNE  ET   LES  CARÊMES.  129 

l'Orient,  la  mortification  est  pour  lui  la  plus  méritoire  des 
pratiques  chrétiennes;  et  le  régime  ordinaire  du  moujik, 
est  si  pauvre  que,  pour  se  mortifier,  il  lui  faut  presque  se 
réduire  à  son  gruau  et  à  son  pain  de  seigle.  Des  pa\- 
d'une  autre  nationalité  auraient  peine  à  rapporter,  - 
<lo  pareillee  latitudes,  une  aemblable  abstinence.  Il  y  faut 
l'endurance  rusée*  Il  y  a  peu  d'années,  eoue  Alexandre  III, 
un  fonctionnaire,  en  viiite  obéi  dei  colons  tchèques 
l'Ukraine,  leur  demandait  si,  <-n  rtroiinsisssnffi  de  Khoe- 
pitalité  russe,  ils  n'étaieoi  pas  dis]  dam 

l'Église  orthodoxe»    Non, Votre  Hanta  Excellai  ndit 

l'ancien  du    village,    VOS  JeÉDêl    >"nl    trop    lOOgl  et  trop 

res  pour  nous  autrea Tchèques,  habitue-,  au  bonn 
au  laitage. 
Bien  des  Rusées  conimenoeiit  à  être  de  l'avis  de  ce  Tchèque. 

11  n'y  a  plus,  à  obsenerdaiis  toute  leur  1  i-ueiir  OH  jeûOOS 
d'anachorètes,  que  le  moujik  et  l'ouvrier,  si  souvent  encore 
semblable  au  moujik.  Parmi  les  marchands,  qui 

étaient  les  plus  stricts  pour  toutes  i  reli- 

gieuses, le  relâchement  s'est  déjà  répandu,  d'autant  que 
dans  les  classe!  moyennes  la  piété  est  en  déclin.  Lee  liantes 
clas-  >nt,    depuis    longtemps,    all'ranchics    de    ces 

durs  carêmes.  Los  maleOUti  lef  plus  pieuses  n'observent 
guère  h4  jeûne,  ou  mieux  l'abstinence,  que  durant  la  pre- 
mière et  la  dernière  semaine  du  grand  carême. 

Pour  se  dispenser  de  suivre  strictement  les  pratiques 
prescrites  par  l'Église,  les  personnes  religieuses  ne  se 
croient  pas  toujours  tenues  d'en  demander  la  permission 
au  clergé.  Ici  se  retrouve  la  différence  d'esprit  et  d'habi- 
tudes des  deux  Eglises.  Avec  plus  de  jeûnes,  plus  de  fêtes, 
plus  d'observances  de  toute  sorte  que  l'Eglise  latine,  l'E- 
glise gréco-russe  laisse  en  réalité  à  ses  enfants  plus  de 
liberté  ou  de  latitude.  11  eu  est  de  la  pratique  des  rites 
comme  de  l'interprétation  du  dogme.  L'Église  orientale  ne 
prétend  pas  astreindre  les  consciences  à  une  domination 
aussi  entière  ou  aussi  minutieuse;  elle  n'exige  pas  une 
m.  9 


130  LA  RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

aussi  fréquente  intervention  de  ses  ministres.  La  soumis- 
sion au  prêtre,  à  l'autorité  ecclésiastique,  n'y  est  pas  glo- 
rifiée au  môme  degré.  Par  suite,  la  pratique  du  culte  n'y  a 
jamais  donné  la  même  influence  au  clergé.  Beaucoup  de 
catholiques  regardent  aujourd'hui  le  jeûne  et  l'abstinence 
comme  étant  surtout  une  affaire  d'obéissance.  Rien  n'est 
moins  conforme  à  l'esprit  de  l'Église  orientale.  Pour  elle, 
l'abstinence  reste,  avant  tout,  une  mortification  et  une  pré- 
paration aux  fêtes.  Aussi  n'y  saurait-on  rien  voir  de  sem- 
blable aux  dispenses  ou  aux  privilèges  accordés  par  Rome 
à  certaines  personnes  ou  à  certains  pays,  tels  que  l'induit 
de  la  croisade  qui,  moyennant  une  aumône,  relève  les 
Espagnols  et  les  Portugais  des  jeûnes  du  carême.  Dans 
l'Église  gréco-russe,  chacun  est  tenu  d'observer  les  prescrip- 
tions de  l'Église  autant  que  ses  forces  le  lui  permettent. 
On  s'y  croit  moins  obligé  à  réclamer  une  permission  parti- 
culière pour  chaque  légère  infraction  aux  pratiques  pres- 
crites; les  plus  timorés  seuls  le  font.  On  y  a  moins  de 
scrupules  à  se  fier  a  sa  propre  conscience.  «  A  quoi  bon,  me 
disait,  pendant  le  grand  carême,  une  femme  d'une  piété 
sérieuse,  à  quoi  bon  demander  à  un  prêtre  la  permission 
de  ne  pas  jeûner,  alors  qu'en  me  donnant  une  santé  déli- 
cate, Dieu  me  défend  le  jeûne?  »  Loin  que  la  lettre  étouffe 
toujours  l'esprit,  l'esprit,  chez  les  âmes  les  plus  religieuses, 
M  ni'l  ainsi  à  l'aise  avec  la  lettre.  Si,  dans  la  société  russe, 
la  dévotion  est  moins  fréquente  que  dans  les  pays  catho- 
liques, elle  >  esl  parfois  plus  large  et  plus  spirituelle, 
1 1 1 1 ■  1 1 1< '  <  lu/  le  «  pio  femineo  sexu  »,  chez  Le  8e*e  qui  par- 
tout est  le  plus  esclave  des  pratiques  du  culte. 

11  \  ,i,  s. .us  ce  rapport,  une  grande  différence  outre  les 
classas  instruites  et  les  classes  ignorantes,  à  tel  point 
.  pi  <u<  >i  tcisnMont  souvent  in-  pas  appartenir  à  la  mené 

loi.  Chez  le  peuple,  la  lettre  règne  en  souveraine.  Le  jeûne 

s'impose   .i    lui   dans    toute    sa    rigueur   co ic   une    loi. 

Dans  les  pays  écartés,  il  se  scandalisa  encore  de  le  voir 
violer.  BOUI  Nicolas,  un  Allemand,  allant  de  IVlersbourgà 


LE  JEÙXE  ET   LES   CARÊMES.  131 

Arkhangel,  eut  la  tête  fendue  par  un  paysan  qui  n'avait  pu 
tolérer  que,  devant  lui,  l'on  mangeât  du  lard  en  carême. 
Aux  yeux  du  meurtrier,  c'était  là  une  sorte  de  sacrilège 
qu'un  chrétien  ne  pouvait  laisser  impuni.  Aujourd'hui  les 
moujiks  sont  trop  laits  à  de  pareils  scandales  pour  être 
pris  d'aussi  violente  indignation.  Us  montrent  même,  en 
cas  semblable,  une  tolérance  singulière,  fil  à»  fil  des 
■  •(rangers  surtout;  mais  il>  m  s'en  croient  pas  moins 
tenus  d'observer  eux-mêmes  la  loi  tia.iitioinnii.-.  presque 

kOttf  resiatenl  à  eaoi  < | ni  tentent  de  ta  en  l'air.'  'levier. 
Pour  y  faire  renonnr  le  peuple,  il  l'an. irait  \  l'aire  renoncer 
i  Église, 

Or,  <m   a-t-rlle  le  droit,  l 'relise   ii  .11  a  guère  la  lib- 

lise  esl  captive  de  la  tradition,  prisonnière  dfl  l'anti- 
quité.  La  discipline,  les  rites,  les  oèeerfineei  sont,  chez 
elle,  presque  aussi  imnmables  que  le  dogm  tyanl  un- 
ilans  L'immobilité  sa  force  et  soi  orgueil,  il  lui  esl  mal 

d'abandonner  officiellement  Of  OJU'elle  S  enjoint  durant 

siècles.  La  simplicité  dee  plus  pieu  de  ses  enfante  e*en  trou- 
verait offensée;  il  en  pourrait  résulter  des  schismes  avec 
l'étranger  ou  de  nouvel!,  -n  Rueete*.   Par  ce  côté, 

l'orthodoxie  gréco-russe  a  un  manifeste  désavantage  vis-a- 
ris  du  catholicisme  latin.  Elle  n'a  point  les  mêmes  res- 
eources  DUS  l'Agita  romain.-.  Ne  poSUéësnl  pas  d'autorité 

centrale,  d'organe  vivant  pour  commander  au  nom  du 
Christ,  elle  ne  peut,  autant  que  sa  grande  rivale,  s'accom- 
moder aux  nécessités  des  taupe  ou  au\  besoins  du  cli- 
mat. Grâce  à  la  domination  incontestée  du  siège  romain,  le 
catholicisme  a,  en  pareille  matière,  plus  de  liberté  et  plus 
de  souplesse.  La  concentration  même  de  l'autorité  dans 
une  seule  main  le  rend  plus  libre.  Personnifiée  dans  le 
pape  infaillible,  l'Église  peut  parler,  elle  peut  marcher, 
elle  peut  lier  et  délier;  tandis  que  l'Église  orientale,  sans 

1.  L'armée  russe,  avec  l'autorisation  du  Saint-Synode,  ne  fait  le  carême 
que  pendant  une  semaine;  mai9  c'est  là  un  cas  particulier  et  un  règlement 
aussi  administratif  qu'ecclésiastique. 


132  LA  RUSSIE  HT  LES  RUSSES. 

voix  pour  parler,  en  son  nom,  ni  ressort  pour  la  mouvoir, 
semble  vouée  au  silence  aussi  bien  qu'à  l'immobilité.  A 
force  de  se  garder  de  tout  changement,  elle  a  pour  ainsi 
dire  perdu  la  faculté  du  mouvement.  Elle  ressemble  à  ses 
rigides  icônes;  sa  bouche,  comme  la  leur,  est  close;  ses 
membres,  raidis  depuis  des  siècles,  ne  peuvent  se  ployer 
à  volonté;  ils  sont  pour  ainsi  dire  ankylosés. 

En  Russie,  le  carême  n'est  pas  seulement  une  époque  de 
mortification  ;  il  est  aussi  ou  il  est  supposé  être  une  époque 
de  recueillement.  L'État,  qui  se  plait  à  se  faire  l'auxiliaire 
de  l'Église,  y  veille  à  sa  manière.  Si  la  loi  n'oblige  pas 
tous  les  Russes  au  jeûne,  si  aujourd'hui  la  police  laisse  les 
traktirs  servir  des  aliments  prohibés,  l'État  enjoint  de 
.s'abstenir  de  certains  plaisirs  profanes,  du  théâtre  notam- 
ment. Le  code  pénal  contient  à  cet  égard  un  article  155 
encore  en .  vigueur.  Pour  les  grandes  villes,  pour  les 
classes  mêmes  qui  jeûnent  le  moins,  cette  sorte  d'absti- 
nence ne  laisse  pas  d'être  pénible.  Pendant  le  grand  carême, 
comme  aux  veilles  de  fêtes,  les  théâtres  sont  fermés.  Le 
drame,  la  comédie,  l'opéra  doivent  chômer.  11  est  vrai  que 
cette  prohibition  s'applique  surtout  aux  grands  théâtres 
subventionnés  par  l'Etat  ou  par  les  villes.  Les  concerts 
spirituels  de  la  chapelle  de  la  cour  ou  des  chœurs  de 
Tchoudof  ne  sont  pas  la  seule  ressource  de  la  saison.  Les 
cirques,  les  sallinihauques,  les  cafés-concerts,  les  tableaux 
munis,  voire  1rs  spectacles  en  langue; étrangère  restent 
d'ordinaire  autorisés.  Sous  Alexandre  II,  si  l'opéra  russe 
était  interdit,  il  n'en  était  pas  de  même  de  l'opérette  fran- 
çaise ou  de  la  potsse  allemande.  Le  carême  était  la  saison 

d'Oflènbacb  d  de  Lecocq.  Le  théâtre  bouffe  devenait  le 

rende/,  vous  de   la  société    élégante,  dette   question    de    la 
clôture  des  théâtres  en  carême  a  bien  des  fois  passionné 

Lei  salons  <t  la  presse,  c'est  pour  (le  pareils  sujets  que  tes 

polémiques   ont  le   champ  le    plus    libre.  A   l'inverse  du 
public  «le    l'<  l-Tsbourg,   on    a    \u,   au    commencement  du 

règne  d'Alexandre  III,  le  conseil  municipal  de  Moscou 


LES  TÊTES.  133 

attribuer  «  la  décadence  des  mœurs  »  à  m  que,  durant 
quelques  années,  le  gouvernement  tétait  relAché  de  sa 
sévérité  vis-à-vis  des  spectacles  en  carême.  Le  pouvoir  a 
l'ail  droit  aux  veaux  de  l.i  doÊtma  moscovite,  et,  conformé- 
ment aux  représentations du  Saint-Synode,  l'article  155  du 
code  pénal  a  de  nouveau  été  strictement  appliqué. 

Il  en  etl  do  fétea  comme  des.  jour-,  «le  jeûne:  ta  nombre 
<  ii  i »sl  manifestement  excessif,  i si  éptosjnmlsil 

mêmes  difficultés  à  le  diminuer.  Ici  encore,  Inculte  ortho- 
doxe  a  pour  nous   quelque  cilOCC  < t  a rr  1  j ,i i « j DO.  Aulaut  de 

Cètes  que  de  jeûnes;  de  trois  jours,  l'un  est  eon 
l'abstinence  el   on  autre   au  cnûinagi     U  i   dimanche-» 

forineul  a  peine  la  moitié  «!«'•>  jOUTf  (ériét;  Si  la-'ii  de-. 
Eetea  oui  une  veillé  ou  un  lendemain.  Aux  solennités  reli- 
gieuses s'ajoutent,  «n  Russie,  les  solennités  civiles,  I 
de  l'empereur,  de  l'impératrice,  du  prince  héritier,  anni- 
versaire de  la  naissance  ou  du  couronnement  du  soavereta 
Autrefois  la  fête  de  loue  les. grands-duce  était  Jour  fêri 

Pour  la  ganté  publique,  ces  enomagi  déni 

guère  mieux  que  les  longe  carêmes.  Lee  jours  de  i 
les  jours  d'ivrognerie  el  de  débauche.  Si  le  matin  est  donné 

à  L'église,  le  cabaret  a  la  journée  ou  la  soirée  :  et,  BJ  lOUS 
les  villages  n'ont  pas  d'église,  tous  ont  des  cabarets.  Le 
Russe  aime  peu  les  exercices  du  corps;  il  passe  ses  fêtes 
au  lrtilclii'\  il  ne  COnnaM  d'autre  plaisir  que  la  boisson  et 
un   rep08  inerte.  On  a  remarqué  qu'en    russe  le  mot  fète 

vient  du  mot  oisiveté1,  et  comme,  sous  tous  les  climats. 

L'oisiveté  est  la  mère  des  VÎCOS,  les  fêtes  trop  fréquentes 
deviennent  une  cause  de  démoralisation. 

En    Russie,    tout  comme  en    Occident,    certains   esprits 

s'imaginent  que  l'Église  a  multiplié  les  fêtes  par  calcul, 

dans  l'intérêt  du  clergé,  qui  bénéficie  de    la  dévotion  de 

ouailles  et  de  la  fréquence  des  offices,  d'autant  qu'à 

1.  Prazdnik  «  fête  »,  deprawfnyt*     oisif». 


134  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

certains  de  ces  jours,  l'usage  était,  dit-on,  de  travailler  au 
profit  du  curé.  Il  n'est  nul  besoin  de  cela  pour  expliquer 
le  grand  nombre  des  jours  fériés.  Le  penchant  naturel  de 
l'esprit  religieux,  de  l'esprit  ecclésiastique,  est  partout  de 
détacher  l'homme  des  choses  terrestres  pour  le  ramener 
au  monde  invisible.  L'un  des  moyens,  ce  sont  les  fêtes,  les 
jours  consacrés  qui  appartiennent  à  Dieu.  Y  a-t-il  eu  là  un  . 
calcul  humain,  l'Église,  en  Orient  comme  en  Occident,  s'est 
sans  doule  moins  inspirée  de  l'intérêt  du  clergé  que  de 
l'intérêt  des  masses,  du  menu  peuple  des  villes  et  des  cam- 
pagnes. En  multipliant  les  jours  fériés,  l'Église  remplis- 
sait son  rôle  de  patronne  des  faibles  et  des  petils.  Tant 
qu'il  y  a  eu  des  esclaves  ou  des  serfs,  les  fêtes,  qui  affran- 
chissaient du  travail  servile,  ont  été  pour  l'humanité  un 
bienfait.  Aujourd'hui  même  que  l'esclavage  a  disparu,  ne 
voit-on  pas,  en  plusieurs  pays,  les  ouvriers  ou  les  employés 
réclamer  des  lois  contre  le  travail  du  dimanche,  afin  d'être 
assurés  d'un  jour  de  repos? 

Instrument  d'émancipation  en  certaines  conditions  so- 
ciales, les  fêtes  en  se  multipliant  deviennent  une  sorte  de 
servitude.  Trop  fréquentes,  elles  entravent  le  travail  et  le 
travailleur,  elles  appauvrissent  les  particuliers  et  les 
nations.  Dans  les  pays  protestants,  le  cultivateur  a  près 
de  310  jours  pour  travailler.  Dans  les  pays  calholiques,  où 
les  fêtes  d'obligation  n'ont  pas,  comme  en  France,  été 
réduites,  l'ouvrier  ou  le  paysan  ont  encore  près  de  300  jours 
de  travail.  En  Russie,  il  ne  leur  en  reste  guère  que  250. 
Pour  les  orthodoxes,  l'année  a,  de  cette  façon,  cinq  ou  six 
semaines  de  moins  <pi<-  pour  les  calholiques  d'Italie  ou 
d'Autriche,  deux  mois  de  moins  que  pour  les  protestants 
d'Allemagne  ou  d'Angleterre,  (l'est  la  une  cause  évidente 
d'infériorité  Économique,  d'Autant  que,  aux  fêtes  d'obli- 
gation, l'usage,  dans  ehaque  contrée,  dans  chaque  village, 

■  iriii^  ehaque  famille,  ajoute  des  Ititea  locales,  des  anniver- 

laires    l»-s  jours  de  naissance  ou  les  jours  de  nom,  comme 
on  dit  en  Russie,  toutes  fêtèS  que  le  peuple  se  plaît  |  eélé- 


LES  FÊTES.  LES  CHÔMAGES.  135 

brcr.  Les  inconvénients  do  ces  chômages  répétés  sont 
d'autant  plus  sensible!  qu'un  grand  nomluv  tombent  sur 
la  belle  saison.  Au  temps  de  M  f-maison  ou  de  la  moisson, 
on  voit  ainsi  parfois  lé  foin  pourrir  sur  place  ou  le  grain 
germer,  pendent  que  faneurs  Ou  moissonneurs  sont  à  faire 
l,i  fête.  Aussi  les  propriétaires  fépètemVils  que  les  jours 
fériés  sont  une  des  ealamités  d<-  l'agriculture  ruses  .  Lee 
pédagogues  DC  >'en  plaignent  guère  moins  qvi  les  agro- 
nomos.  J'en  ai  entendu  calculer  que,  pour  obtenir  des 
enfants  russes  autant  de  travail  que  tes  -  ou  des 

allemands,  il  fallait  leur  demander  un  ou  deux  ans  d'écolo 
do  plus. 

On  comprend  que  l'opinion  et  le  gouverneaseBl  M  soient 
préoccupés  de  cette  question.  La  plua  baute  autorité  de 
l'Église  russe,  le  Saint-Synode,  l'a  mémo  parfois,  dit 
mise  à  l'étude.  Pour  réduire  le  nombre  deajours  f< 

pourrait  distinguer  entre  le*  (êtes  et»  comme  a  Rome  pat 
exemple,  maintenir  pour  certaines  d'entre  elles  l'obliga- 
tion d'assister  aui  Offices! tout  en  autorisant  le  travail.  Par 

malheur,  il  esl  douteux  que  bus  lea  sujets  du  tsar  recon- 
naissent au  synode  de  Péiersbourg  le  droit  es  déclai 
I  son  gré  des  fêtes  de  tout  temps  célébrées  par  l'Église. 
Puis,  pour  être  officiellement  supprimées,  elles  ne  cesse- 
raient pas  toujours  d'être  conservées  par  le  peuple.  Déjà 
quelques-unes  des  fêtes  le  plus  volontiers  célébrées  parle 

moujik,  colles  de  Saint-F.Iie  on  de  Notre  Dame  de  Kazan 
entre  autres,  ne  lui  sont  pas  imposées  par  l'Eglise. 

Il  est  vrai  que  ces  innombrable*.  I.  t.».  |,>  Rmac  ne  les 
chôme  pas  toujours  avec  scrupule.  Jai  vu,  au  cœur  de  la 
vieille  Russie,  des  paysans  achever  leur^  travaux  le  di- 
manche. Us  n'ont  pas,  pour  le  repos  du  Sabbat,  le  respect 
judaïque   des  protestants   anglais  ou   américains.  Us  ne 

1.  Dans  le  district  «le  Staïaïa  Rousja,  par  exemple,  le  nombre  des  jours  de 
travail  e-t  réduit  a  '2kh;  il  en  e*t  de  même  dans  celui  de  Valdaï,  tandis  que. 
pour  les  catholiques  de  Kovno,  il  monte  à  '270  et,  pour  les  luthériens  des  pro- 
vinces baltique*.  à  291).  (Enqoétfl  atrrici.de.'  Cf.  Fontenav  Voyage  ag)-icol^ 
en  /i'i,- 


136  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

craignent  pas  à  l'occasion  de  vendre  ou  d'acheter  au  sortir 
de  l'office  des  dimanches.  En  revanche,  le  peuple  répugne 
à  travailler  pour  un  maître  les  jours  fériés.  C'est  une  des 
choses  qui  le  froissent  dans  la  pratique  de  certaines  indus- 
tries et  qui  parfois  indisposent  les  ouvriers  contre  les 
chefs  d'usine  d'origine  étrangère.  Pour  faire  droit  à  des 
plaintes  de  ce  genre,  le  gouvernement  d'Alexandre  III  a 
enjoint  d'observer  plus  strictement  les  chômages  prescrits 
par  l'Église.  Peut-être  eût-il  mieux  valu,  pour  l'industrie 
nationale,  que  pareil  règlement  coïncidât  avec  une  réduc- 
tion du  nombre  des  jours  fériés. 

A  cette  question  s'en  lie  une  autre  non  moins  délicate, 
la  réforme  du  calendrier.  On  sait  que  l'Église  russe  et 
l'État  avec  elle  ont  conservé  l'année  julienne;  bien  mieux, 
le  gouvernement  impérial  a  ramené  ce  calendrier  suranné 
dans  des  contrées  qui  l'avaient  dès  longtemps  rejeté.  C'est 
ainsi  que  la  patrie  de  Copernic  a  dû  revenir  au  «  vieux 
style  ».  Trois  siècles  n'ont  pas  suffi  à  faire  renoncer  la 
Russie  à  un  mode  de  supputation  abandonné  de  tous  les 
peuples  civilisés,  catholiques  ou  protestants,  et  reconnu 
pour  défectueux  par  les  pays  qui  persistent  à  le  garder. 
Elle  laisse,  la  Russie  orthodoxe,  les  astres  se  mouvoir  et  la 
terre  tourner,  sans  daigner  tenir  compte  du  cours  du 
soleil.  En  dépit  de  ses  observatoires,  elle  vit  dans  un  ana- 
chronisme. On  dirait  qu'il  ne  luidéplail  pas  d'être  en  retard 
sur  le  monde  occidental,  tant  elle  met  peu  de  hâte  a  le 
rattraper.  Ce  calendrier  de  l'ancienne  Rome  qui,  aux  yeux 
de  l'étranger,  est  pour  la  Russie  comme  une  enseigne  (Je 
son  atlanlemenl,  il  semble  pourtant  qu'elle  ait  tout  intérêt 
h  le  laisser  au  vieil  Orient.  Kn  datant  de  douze  jours  plus 
lard  que  le  soleil,  clic  parait  arriérée  de  plusieurs  siècles. 
Si  elle  persiste  a  ne  pas  se  conformer  a  l'ordre  naturel 

•  les  saisons,  c'est  toujours  pour  le  même  motif:  c'est  que. 

•  Lins  II.:.' Ii-^c  orthodoxe,  il  n'y  a  paa  d'autorité  centrale 
pour  décréter  une  pareille  mesure,  ou  pour  la  faire  accepter 
de  tous. 


DE  LA  RÉFORME   DU  CALENDRIER.  137 

Tandis  que  l'Église  romaine,  libre  de  corriger  à  son  gré 
ses  rites  et  ses  coutumes,  a  mis  son  orgueil  à  réformer, 
elle-même  son  calendrier,  l'Église  orientale,  par  sa  con- 
stitution, reste  malgré  elle  enchaînée  à  l'année  julienne, 
comme  si,  depuis  César,  le  monde  et  les  sciences  étaient 
demeurés  immobiles.  Cette  réforme  en  apparence  si  sim- 
ple, effectuée  partout  autour  d'elle,  l'Église  russe  ne  s'est 
pas  encore  senti  la  force  de  l'accomplir.  L'Étal  <-n  pourrait 
assurément  prendre  l'initiative;  1.-  rakmlrier  grégorien 
a  beau  porter  le  nom  d'un  pape,  le  difficile  ne  serait  pas 
de  le  faire  adopter  du  S.iinl-Synode  et  du  clergé,  mais  bien 
de  le  faire  agréer  du  peuple.  Pour  cela,  il  ne  faudrait  peut- 
être  rien  moins  qu'une  entente  i  patriarches  et 
toutes  1rs  Églises  d'Orient, «ma  sorte  de  ooneile  du  mt 
orthodoxe.  Aux  yeux  d'une  grande  parti.-  de  la  nation,  un 
changement  de  calendrier  ne  sérail  rien  moins  qu'âne  p  - 
volulion.  Certaines  sectes  ne  manqueraient  pas  d'y  voir  un 

signe  du  prochain  avènement  de  l'antéchrist  (Test  que  la 
substitution  du  nouveau  >i>ie  à  L'ancien  ne  troublerait  pas 
seulement  les  habitudes  d'un  peuple  en  toutes  eb 
obstinément  attaché  à  la  coutume,  elle  sltérersit  l'.»rdn 
traditionnel  îles  fêtes,  en  attribuant  à  un  saint  le  jour  que 
le  calendrier  consacrait  à  un  autre.  Pour  rattraper  le  nou\ 
Style,  on  serait  contraint  de  retrancher  d'upe  année  douze 
jours,  douze  fêtes,  c'est-à-dire  de  frustrer  autant  de  saints 
des  hommages  auxquels  il>  ont  droit.  Que  diraient  les 
hommes  portant  le  nom  des  saints  sacrifiés  par  la  réforme? 
Le  moujik  aurait  peine  à  comprendre  que  tel  ou  tel  bien- 
heureux, et,  à  plus  forte  raison,  que  le  Christ  ou  la  Vierge, 
pût,  même  pour  une  année,  être  dépouillé  du  jour  qui  lui 
appartient.  11  y  verrait  une  sorte  de  dépossession,  de  dé- 
chéance des  saints  évincés;  en  &']  associant,  le  moujik 
craindrait  d'être  victime  de  leurcourroux.il  n'en  faudrait  pas 
davantage  pour  exciter  les  scrupule*  ooffime  les  appréhen- 
sions d'une  partie  du  peuple.  L'autorité,  en  passant  outre, 
risquerait  de  renforcer  les  rangs  des  adversaires  de  l'Église, 


1S8  LA  RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

de  fournir  une  arme  de  plus  à  ces  vieux-croyanls  qui 
l'accusent  déjà  d'avoir  alléré  la  liturgie.  Ainsi  s'explique 
le  maintien  de  l'ancien  style  :  l'omnipotence  impériale 
n'a  pas  encore  osé  porter  la  main  sur  le  calendrier.  Dès 
qu'il  s'agit  de  la  conscience  du  peuple,  l'autocratie  ne  se 
sent  plus  un  pouvoir  illimité.  Sa  toute-puissance  a  une 
borne,  la  foi,  disons  plus,  le  préjugé  populaire. 

Comment  la  radiation  de  douze  jours  du  calendrier  ne 
serait-elle  pas  une  grosse  affaire  dans  un  pays  où  le  culte 
des  saints  est  resté  aussi  primitif  et  aussi  naïf?  La  dévo- 
tion aux  saints  a,  de  tout  temps,  été  l'une  des  marques  de 
la  piété  russe.  En  peu  de  pays  de  l'Europe,  la  vie  des 
saints,  anciens  ou  modernes,  a  été  aussi  populaire.  Si  elle 
n'a  pas  encore  eu  ses  Bollandistes,  la  Russie  a  eu  sa  «  Lé- 
gende dorée  ».  Ce  sont,  pour  la  plupart,  des  récits  venus 
des  Grecs  ou  des  Bulgares,  et  enrichis  à  sa  manière  par  le 
génie  russe.  Dans  ces  Vies  des  saints,  d'ordinaire  anonymes, 
les  érudits  modernes  ont  distingué  des  rédactions  succes- 
sives, d'abord  courtes,  puis  allongées,  puis  de  nouveau 
raccourcies.  Cette  hagiographie  légendaire  est  une  des 
branches  les  plus  riches  de  la  littérature  populaire  et,  en 
même  temps,  une  des  sources  les  plus  précieuses  de  l'his- 
toire nationale1. 

On  s'imagine  souvent  en  Occident  que  l'Église  gréco- 
russe  ne  compte  dans  son  empyrée  que  des  saints  anciens. 
pour  la  plupart  antérieurs  à  la  séparation  de  Rome  et  de 
Byzance.  Les  écrivains  catholiques  répèlenl  constamment 
ijur  l'Orient,  tiriche  en  saints  avant  le  schisme,  n'en  enfante 
ptm  depuis  le  schisme;  a  les  en  croire,  l'Eglise  gréco-rutsti 
aurait  iiu'iiip  rçssi'  d'en  revendiquer,  confessantelle-in^mc 
N  stérilité*.  Rien  n'est  moins  vrai.  De  pareilles  asserlions 

1.  Voy.  par  «x.  M.  Bouslaief  :  Iatorilch.  <n  \tuft.  immdn.  sloves- 

no$ti  i  iikoiustva,  II,  p.  97-98,  cl  M.  fflfoutcbtvtkl  !  Drevnc-Rousskii*  Jitim 
toriten.  Utotchk 
i.  ïlnftl  pM  •  \    nu  dti  apologiste!  les  ptai  distingué!  de  l'Église  oatho- 


LES  SAINTS   RUSSES.  139 

montrent  simplement  à  quel  point  l'Église  orientale  est 
mal  connue  de  l'Occident.  Loin  de  n'avoir  plus  de  saints 
depuis  une  dizaine  de  siècles,  l'Orient,  la  Russie  en  parti- 
culier, en  compte  une  multitude.  L'Église  russe  possède 
des  saints,  des  bienheureux  ou  des  vénérables  {prépodobnyé) 
de  toutes  les  époques,  de  sainte  Olga  au  dix-huitième  siècle. 
Les  catacombes  de  Kief  seules  en  abritent  plus  d'une  cen- 
taine, dont  les  moines  de  Petcherski  ont  dressé  le  catalogue 
pour  l'édification  des  pèlerins.  Moscou,  Novgorod-la-Grande, 
Pskof,  toutes  les  %m  iennes  villes,  tous  les  anciens  monas- 
tères ont  leurs  saints  et  leurs  vénérables'. 

Parmi  oee  bienheureux,  dont  la  réputation  ■'étend  par- 
fois «le  la  Haltique  au  Pacifique,  il  y  a  des  mari 
def  évéquee,  det  princes,  des  moines  surtout.  Ces  sainU 
ratées  ont,  comme  tenri  icônes  et  comme  leur  fegMee 
elle-même,  quelque  chose  d'ancien  et,  pour  répéter 
le  même  mot,  d'un  peu  archaïque  La  plupart  provien- 
nent de  l'église  ou  du  rluitiv  <  i  y  ont  passé  la  ptttl 
grande  parlie  de  leur  exM'-n. •<•  terrestre.  Beaucoup  sont 
des  anachorètes  ou  des  liontoi  d'un  type  tout  oriental. 
ciiiiiiiic  ees  hienheureui  de  Kief  qui  onl  vécu  des  années 
immobiles  dans  la  nuit  de  leurs  catacombes,  ouelques-uns, 
tels  qu'Alexandre  Nevsky,  le  saint  Louis  du  Nord,  sont 
des  héros  nationaux;  d'autres,  tels  que  saint  Serge,  saint 
Tryphon,  saint  Etienne,  l'apéfeâ  de  Perm,  sont  des  conver- 
tisseurs dépeuples.  Il  n'y  |  qu'à  comparer  la  surface  de  la 
Gaule  ou  de  la  Germanie  à  celle  de  la  Scythie  russe  pour 
deviner  ce  qu'il  a  fallu  de  missionnaires  à  ces  vastes  soli- 
tudes, et  que  de  fatigues  et  de  souffrances  ont  dû  braver 


liqne,  M.  l'abbé  Bougaud,  écrivait  :  •  Non  seulement  l'Église  gréco  russe  n'a 
plus  de  saints,  mais  elle  n'en  revendique  même  plus  ».  [Le  Christianisme  et 
les  Temps  présents,  t.  IV,  1™  part.,  ch.  xi.) 

1.  La  «  Société  do  ami-  de  I  ancienne  littérature  russe  »  a,  par  les  soins 
de  M.  N.  Barsoukof,  publié  une  sorte  de  nomenclature  bibliographique  des 
plus  connus  de  ces  saints  nationaux.  (Istotchniki  rou&skoï  agiogi-afii.  Samt- 
ibeofg,  lattCf  M.  Yakoutof  :  .//-  mm,  ]R*ï. 


140  LA  RUSSIE   ET-  LES  RUSSES. 

les  apôtres  de  i 'Évangile  au  milieu  dé-Finnois,  de Mongols; 
de  Tatars,  de  païens  et  de  barbares  de  toute  sorte. 

Le  ciel  russe  a  beau  compter  de  nobles  et  de  hautes 
figures,  les  saintes  phalanges  n'y  présentent  ni  la  même 
variété  ni  le  même  éclat  que  les  bienheureuses  milices  de 
L'Occident.  Le  plus  patriote  des  hagiographes  ne  le  sau- 
rait contester  :ni  par  l'originalité  de  leur  caractère  ou  de 
leur  œuvre,  ni  encore  moins  par  leur  influence  sur  l'his- 
toire ou  sur  la  civilisation,  les  saints  russes  ne  peuvent 
s'égaler  aux  saints  de  l'Église  latine,  ou  d'une  seule  na- 
tion catholique,  telle  que  l'Italie,  la  France,  l'Espagne. 
On  y  chercherait  en  vain  des  figures  à  opposer  à  un  Gré- 
goire YII  ou  à  un  saint  Bernard,  à  un  Thomas  d'Aquin,  à 
un  François  d'Assise,  à  un  François  de  Sales,  à  un 
Vincent  de  Paul.  Encore  moins  trouverait-on  rien  de  com- 
parable à  une  sainte  Catherine  de  Sienne  ou  à  une  sainte 
Thérèse.  Comme  si  le  térem,  ce  gynécée  moscovite,  avait 
projeté  son  ombre  jusque  sur  le  paradis  russe,  les  saintes, 
chez  ces  disciples  de  l'Orient,  sont  infiniment  plus  rares  que 
les  saints;  leurs  traits  sont  encore  plus  ternes  et  plus 
vagues.  Ce  défaut  de  personnalité  des  bienheureux,  ce 
manque  d'éclat  et  de  relief  du  ciel  russe  ne  tient  pas  uni- 
quement au  rôle  plus  effacé  de  l'Église  ou  à  la  conception 
tout  asiatique  de  la  sainteté  dans  l'ancienne  Moscovie,  il 
tient  aussi  a  l'infériorité  de  la  vie  publique  et  de  la  vie 
civile,  à  l'infériorité  même  de  la  civilisation. 

L'Église  orientale,  en  toutes  choses  attachée  de  préfé- 
rence à  l'antiquité,  a  peu  de  goût  pour  les  nouvelles  dévo- 
ilons, pour  les  nouveaux  miracles,  pour  les  nouveaux 
saints.  Mlle  répugne  à  l'acceptation  des  visions  et  des  pro- 
phéties contemporaines.  D'accord  avec  l'État,  l'Église  sVsl 
efforcée  $e  prémunir  le  peuple  contre  sa  crédulité  sécu- 
laire. Qfl  article  du  code,  dirigé  il  est  vrai  conlrr  les  stv- 
Fairfeft,  prohibe  les  faux  miracles  et  les  fausses  prophéties, 
L'Église  russe  n'a  pas  pour  cela,  comme  les  protestants, 
relégué  le sunialurH  dans  lei  bltimét  lointaines  du  passé, 


LKS  SAINTS  RUSSES   :   CANONISATION.  141 

à  l'indistincte  aurore  «lu  christianisme.  Elle  se  dit  toujours 
en  possession  du  don  des  Blindes;  aussi  bien  que  du  don 
.le  lit  sainteté,  y  voyant  un  signa  que  Dieu  est  touj< 
a\ c-r  elle.  Aussi  sa  répugnance  pou r  i<-^  nouveauté-  ne  va 
pas  jusqu'à  fermer  ses  portes  à  tout  nouveau  ttuMtmslu 

Kilo  a,  en  plein  dix-neuvième  siècle,  admis  un  ou  deux 
saints. 

Pe  pareilles  béatifications  sonl  eues  elle  rarement  spon? 

lanées;  elle  s'y  laisse  pousser  par  le  peuple  plutôt  qu'elle 
ne  I *>  provoque.    Il  n'y   a  pas  en  Russie  de  canonisation 

proprement  dite.  Rien  decomparabJc  sua  longi  si  aoutau 

procès  de  canonisation  des  i 

ne  s, Mail  ni  dans  les  habitudes  ni  dans  l'esprit  de  1 1 

orientale.  Chez  elle,  de  même  qu'ans  temps  primitifs,  i 

encore  la  voix  populaire  qui  proelame   les  élus 
elle  «-H  est  toujours  au  pe  c  popult  -,  ne 

disait  un  ecclésiastique  russe,  ce  n'es!  point  le  clergé]  la 
hiérarchie  qui  canonise  les  saints*  s'est  Dieu  qui  les  révèle.  » 
Pour  le  peuple  et  pour  l  même,  le  grand  signe  de 

la  sainteté,  c'est  l'incorruptibilité  duo  bienheui 

et,  accessoirement,  les  miracles  qui  s'opèrent  sur   leur 

tombe.  Ainsi   des    vieux  saints  de  Kief  dont  j'ai  toucle 

mains  desséchées  dans  les  catacombes  où  ils  tétaient  l'ait 

murer  vivants.  Ainsi  de  l'un  des  derniers  saints  admis  pai- 
lcs  Russes,  Ifétrophane,  évéaue  de  Voronège  au  dix-hui- 
tième siècle.  A  l'ouverture  de  son  tombeau',  vers  1830,  le 

ÇOrps    fut    trouvé   inl  réputation   de    sainteté,  déjà 

répandue  dans  le  peuple,  en  fut  confirmée.  Le  Saint-Synode 
lit  faire  une  enquête  sur  l'étal  du  corps  al  sur  les  mi- 
racles attribués  à  Métrophane.  L'enquête  faite,  l'ancien 
lue  fut,  après  approbation  de  l'empereur,  reconnu 
Officiellement  pour  saint.  Un  demi-siècle  plus  tard,  j'ai  vu 
des  pèlerins,  de  toutes  les  parties  de  l'empire,  se  presser 
autour  de  la  châsse  d'argent  du  saint  évèque1. 

1.  Peu  de  temps  après  Métrophane,  vers  1840,  il  était  question  de  recon- 

naitie   comme  saint  uu  autre  évoque,  Tikhone.   L'empereur  Nicolas  trouva 


142  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Cette  manière  de  constater  la  sainteté  emporte,  en  effet, 
le  culte  du  corps  des  saints,  autrement  dit  le  culte 
des  reliques,  et  par  suite  les  pèlerinages.  Il  en  a  été 
ainsi,  de  tout  temps,  chez  les  Russes  :  on  le  voit  par  les 
plus  anciennes  chroniques.  Si  nombreux  que  soient  les 
corps  saints  recueillis  dans  les  églises,  il  se  trouve  tou- 
jours des  pèlerins  pour  baiser  la  pierre  qui  les  recouvre. 
Le  goût  des  pèlerinages  est  un  des  traits  par  où  les 
mœurs  russes  rappellent  le  plus  l'Orient  et  le  moyen  âge. 
Il  est  peu  de  paysans  qui  n'aient  l'ambition  de  visiter  les 
catacombes  de  Petcherski  ou  la  tombe  de  saint  Serge  à 
Troïlsa.  Non  contents  d'affluer  aux  sanctuaires  nationaux 
deKiefou  de  Moscou,  beaucoup,  tels  que  les  Deux  Vieux  de 
Tolstoï,  traversent  la  mer,  poussant  jusqu'en  Palestine  ou 
au  mont  Athos.  Quelques-uns  vont  à  pied  jusqu'au  Sinaï. 
Comme  pour  les  hadjis  musulmans,  avoir  visité  les  Lieux 
Saints  est  un  titre  de  considération  dans  les  villages. 

Ces  pèlerins,  hommes  et  femmes,  sont  pour  la  plupart 
âgés.  Les  lois  qui  l'attachent  à  la  terre  et  à  la  commune 
mettent  un  frein  à  la  passion  du  moujik  pour  ces  pieux 
voyages.  Aujourd'hui,  comme  au  temps  du  servage,  il  n'ob- 
tient guère  de  s'absenter  longtemps  que  lorsqu'il  a  élevé 
sa  famille  ou  qu'il  est  impropre  au  travail.  Ces  pèlerins 
du  peuple  cheminent  souvent  par  troupe,  d'ordinaire  à 
pied,  avec  leurs  longues  bottes  ou  leurs  lapty  d'écorce  de  til- 
leul, marchant  lentement  des  semaines  et  des  mois,  par- 
fois mendiant  en  route,  couchant  à  la  belle  étoile  ou  sous 
de  vastes  hangars  dressés,  pour  eux,  auprès  des  monastères 
en  renom.  Aucune  distance  ne  les  effraye  :  on  a  vu  des 
femmes  et  des  vieillards  traverser  ainsi  l'empire,  des  fron- 
tières de  l'Occident  au  cœur  de  la  Sibérie,  ou  des  rives  du 
lniiipi  aux  bords  de  la  mer  Blanche.  Beaucoup  de  ces  vieil- 
lards d(>H  deux  sexes,  en  route  vers  les  sanctuaires  loin- 
tains, accomplissent  un  vœu  de  leur  jeunesse  ou  de  leur 

que  c'était  tNfctfWipoar  M  régM  il   RUMM  -lui  attendre  une  vingtaine 
U'finnéei;  il  n'a  élu  ofllciolle ni  adiinm  i|ue  sous  Alexandre  II. 


LES   PKLEUL\AGi:>.  143 

dge  mûr;  ils  ont,  durant  des  années,  attendu  que  la  vieil- 
lesse leur  apportât  le  loisir  d«'  payer  leur  dette  au  Christ 
ou  aux  saints.  Parfois,  d'accord  avec  le  goût  national,  les 
moujiks  se   cotisent  et  forment    une  sorte    d'mtèle   pour 

accomplir  à  frais  communs  Im  longs  pèlerinage 
Les  paysans  qui  vont,  jusqu'en  Terre  s, unie,  allumer  un 

cierge  au  Saint  Sépulcre  et  puiser  une  bouteille  de  l'eau 
du  Jourdain,  deviennent  de  plttl  eu  plu-,  nombreux.  La 
Russie  envoie  aujourd'hui  plus  de  pèlerins  en  Palestine 

«pie  toutes  les  autns  nations  clir<iienn«^  lu^.'inble.  Autre- 
fois beaucoup  s']    rendaient  enli<  -renient  par   terre,  fran- 

ehissant  à  petites  Journées  les  steppes  ponto-oaaptaoaeji 
le  Caucasej  L'Asie  Mineure,  le  Taons,  à  travers  les  mépris 

et  les  vexations  des  Musulmans,  aujourd'hui  un  grand 
nombre  vont  encore  à  pied  jusqu'à  Odessa,  ou  ils  Rembar- 
quent à  prix  ré  luit  pour  kaifa  ou  Jall'a.  Chaque  printemps. 
Odessa  frète  pour  eux  des  bateaui  IUf  le-  quels  M  les  entasse 
comme,  dus  nos  poil»,  lef  einui  mis  pour  l'Amérique. 
Moyennant  une  cinquantaine  de  rouble»,  les  hommes  du 
peuple  peuvent  se  faire  transporter,  du  cœur  de  la  Russie 
aux  rives  de  la  Palestine,  avec  la  sécurité  d'un  retour  payé 
d'avance.  Naguère  leurs  eeeveels  étaient  obligés  d'en  râpe* 
trier  gratuitement  des  eentainef,  que  la  rapacité  des  moines 

grecs  avait  dépouillés  de  leur  dernier  kopek. 

Tout  comme  nos  pèlerins  latins  au  inoveu  âge,  ces  pèle- 
rins russes  ont,  depuis  longtemps,  des  itinéraires  pourleur 
indiquer  les  principales  étapes  de  la  route,  avec  les  sanc- 
tuaires ,ï  visiter  et  les  reliques  à  vénérer  Dm  Société  qui 
compte  parmi  ses  membres  des  princes  du  sang  et  de  hauts 
dignitaires  du  clergé,  la  Société  orthodoxe  de  Palestine  », 
s'est  donné  pour  mission  de  veiller  sur  ces  humbles  visi- 
teurs du  tombeau  du  Christ*.  A  Odessa,  à  Constantinople, 


1.  l'n  de  ses  membres,  M.  A.  tliséief,  a  publié,  sous  le  titre  de  5  Rousskimi 
palomnikami  na  Sciatoï  ZemU  (1884),  une  curieuse  description  du  voyage  et 
dfl  la  vie  Je-  -es  compatriotes  en  Terre  Sainte. 


144  LA   RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

à  Jérusalem,  on  leur  a  préparé  des  refuges  ou  des  hospices. 
Débarqués  sur  la  côte  inhospitalière  de  Palestine,  sans 
autre  bagage  qu'une  besace  que  chacun,  homme  ou  femme, 
porte  sur  son  dos,  les  pèlerins,  le  bâton  à  la  main,  s'achemi- 
nent lentement  vers  la  cité  sainte,  en  psalmodiant  de  saintes 
prières.  Je  lésai  vus,  pareils  à  nos  pèlerins  des  Croisades, 
se  prosterner  et  baiser  la  poudre  de  la  route  au  premier 
aspect  des  murailles  de  la  ville  de  David.  J'ai  rencontré  à 
Bethléem,  au  Jourdain,  à  Tibériade,  leurs  longues  et  sor- 
dides caravanes,  parfois  escortées  de  zaptiés  turcs.  Les 
infirmeries  des  monastères  grecs  sont  remplies  des  mala- 
les  qu'elles  sèment  sur  les  sentiers  de  la  Judée  ;  chaque 
printemps,  des  moujiks,  encore  vêtus  de  leur  touloup 
d'hiver,  ont  la  joie  d'être  inhumés  dans  la  terre  foulée  par 
les  pieds  du  Sauveur. 

Ces  milliers  de  pèlerins  portent  avec  eux  en  Syrie  la  répu- 
tation de  la  piété  et  de  la  puissance  de  la  Russie.  Le  gouver- 
nement impérial  a  bâti  pour  ses  nationaux,  aux  portes  de 
Jérusalem,  un  immense  couvent  pareil  à  une  ville.  Non 
contents  d'avoir,  avec  la  France  du  second  Empire,  re- 
construit la  coupole  du  Saint  Sépulcre,  les  Russes  ont,  en 
diverses  localités  de  la  Palestine,  restauré  des  églises  et 
fondé  des  écoles  où  l'on  enseigne  le  russe  et  l'arabe1. 
Sur  celte  terre  des  Croisades,  où  les  différentes  confessions 
et  les  diverses  nations  chrétiennes  sont  en  perpétuel  con- 
flit d'influence,  la  Russie,  la  dernière  venue,  a  déjà  su, 
comme  patronne  de  l'orthodoxie,  se  tailler  une  place  à  part. 
Si  jamais  l'aigle  moscovite  vient  à  tremper  ses  ailes  dans 
lis  eaux  de  la  Méditerranée,  ces  pacifiques  troupes  de 
pèlerin!  pourraient  bien  frayer  la  voie  a  la  conquête  de 
nouveaux  croisés. 


1.  La  Société  russe  de  Palestine  a  ainsi  fondé,  en  ISS.".  <t  1886,  deux  écoles 
ù  Nazareth,  et,  en  1887,  une  sorte  d'école  qormIi  ;i  Jérusalem. 


CHAPITRE    V 

icremeoU  dani  l  Égtiee  ruée  et  àm  relatteM  «lu  prêtre  et  en  Mètec. 
—  Le  baptême.       Diverç  utaiitiaople.  —  L'euckarieUe,  la 

communion  son-  les  il'-ux  rspcces.  —  Le  >aint  cbréasé  i-t  l'onction.  —  La 
prétriec.  —  Conséquences  du  mariage  des  prêtres.  —  I.e  sacrement  <Iu 
mariage;  la  divorce.  —  Comment  on  y  procède  daaa  la  société  russe. — 
La  confection,  Manière  dont  on  la  pratk{ae.  —  l>'-  Pacage  de  i>a>er  le 
confesseur.  —  De  l'obligation  légale  de  ftpproeàtt  dat  Ml  nin.nts.  — 
I  regiatrai  de  clergé  et  la  statistique  «les  communions.  —  Comment 
les  ltusses  font  leurs  dévotionc 


Pour  se  rendre  compte  de  l'efficadlé  morale  et  de  la  \  aleur 
jiolilique  d'un  culte.  . -e  i'esl  pei  -..uleineut  Ml  rite»  et 

pratiques,  c'esl  aussi  les  relationi  du  prMreel  du  tidèlequ'il 

convient  d'étudier.  Des  modifications  de  discipline  ou  de  ri- 
tuel qui  semblent  à  première  \  ue  de  simple»  variante»  litur- 
giques,  ont  parfois  sur  l'esprit  des  peuples  une  intluence 

plus  considérable  que  des  divergences  dogmatique»,  il 
peut  suffire  d'un  changement  dana  lee  formes  extérieures 

pour  donner  à  des  Cérémonies  en  apparence  analogues  un 
caractère  étranger,  et  à  deux  Églises  un  esprit  ditlérent.  A 
Cet  égard,  on  ne  parait  pas,  en  Occident,  se  rendre  compte 
de  l'intervalle  que  la  diversité  de  lem  -   (  mil  entre 

Les  deux  Églises.  Toutes  deux  ont  les  méflSSi  sacrements, 
les  mêmes  mystères,  comme  disent  les  Grecs;  elles  les  en- 
tendent à  peu  près  de  la  même  manière  :  elle»  les  confèrent 
avec  des  rites,  ou  dan»  des  conditions,  qui  en  modifient 
souvent  l'influence  pratique.  Les  mêmes  sacrements  ne 
valent  pas  au  clergé  le  même  ascendant. 

Avant  tout,  il  est   bon  de  remarquer   que  la  situation 
respective  des  deux  Église»,  \i»-à-vis  de  leur  liturgie  et  de 
m.  10 


146  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

leurs  usages  réciproques,  n'est  point  identique.  La  défiance 
des  Orientaux  contre  toute  innovation  religieuse  ne  leur 
saurait  inspirer  autant  de  tolérance  pour  les  rites  des 
Latins  que  ceux-ci  en  montrent  pour  les  leurs.  Sous  ce 
rapport,  Rome  est  assurément  plus  libérale  :  la  raison  en 
est  simple.  L'Église  latine,  qui,  plus  d'une  fois,  a  sciemment 
corrigé  ou  simplifié  les  anciennes  formes  du  culte,  n'a 
point  de  motifs  de  répulsion  pour  les  rites  conservés  parles 
Grecs;  il  lui  est  loisible  de  les  proclamer  saints  et  véné- 
rables et  d'en  admettre  la  pratique,  chez  les  Orientaux  qui 
consentent  à  reconnaître  la  suprématie  romaine.  La  litur- 
gie latine  ne  peut,  dans  sa  forme  actuelle,  toujours  inspi- 
rer le  même  respect  aux  orthodoxes.  Les  rites  que  le  cours 
des  siècles  a  modifiés  en  Occident  leur  paraissent  souvent 
tronqués;  pour  eux,  telle  simplification  est  une  mutilation 
qui  défigure  le  sacrement  et  en  altère  l'essence. 

Des  divergences  de  ce  genre  se  rencontrent  dans  les 
deux  principaux  sacrements  du  christianisme,  et  d'abord 
dans  celui  même  qui  confère  la  qualité  de  chrétien. 
Comme  la  primitive  Église,  Constantinoplc  et  Moscou 
baptisent  encore  par  immersion,  trois  fois  répétée1.  Ils  met- 
tent en  doute  la  valeur  du  sacrement  administré  par 
ablution,  selon  l'usage  des  Latins,  sauf  à  Milan,  où  s'esl 
conservé  le  rite  ambrosien.  Les  Russes  ont  longtemps 
refusé  aux  Oceidestauj  le  titre  de  taptia&;ilfl  ne  voulaient 
le-,  appeler  <\y\'aspi'r;/(:s,  ei  montraient  pour  eux  d'autant 
plus  de  répulsion  que  te  droit  des  Latins  au  nom  de  chré- 
tien leur  Semblait    dOOteUX.  Jadis    les  Russes,  comme  les 

Gtoecs,  rebaptisaient,  les  Occidentaux  oui  voulaient  entrer 
dans  orthodoxie.  L'Église  deGonstantinopfe  le  t'ait  encore; 
selle  «le  Russie  j  n  renoncé.  Les  fiancées  Impériales,  aux- 
quelles leur  conversion  au  culte  grec  ouvre  l'accès  des 

I     I  n-  -nuini-r-  «H    I  •-  »  |  •  I  •  ■  1 1  k  - ,    h"-   .-iilulli's   du    moins,   l<us<|ii  nti 

baptise,  pti  ■  v  ni|i|r-  di  -  .in il-  "ii  des  païens,  portent  une  aorte  de  tunique  ou 

de  chenil  e blanche;  | plui  de  décence,  le  nouveau  chrétien  eal  abrité dei 

m  n  >w>  parattata  h  ;r--i-i.  d  un  pantin  on  d  une  marraine  de  ion  sexn, 


J.KS  SACREMENTS.  147 

degrés  du  trône,  sont  dispensée!  se  l'incommode  céré- 
monie «lu  bain  baptismal.  Cette  différence  de  jurisprudence 
ecclésiastique  est  la  seule  difsrajsncs  de  quelque  \uleur 
qui  se  soit   introduite   entre   l'Église    grecque   el   l'Église 

russe.  Cesl  la  principsie  des  diversités  déni  se  sont  auto- 

risés    quelques    théologiens    romains    pour  faire,  malgré 

elles,  de  l'orthodoxie  russe  «i  de  l'ofthouoi  pie  deux 

Églises,  deux  confessions  lépsrées.  Ls  question  du  second 
baptême  des  Occidentaui  n'a  Jamais  mis  sa  péril  ls  com- 
munion de  la  Russie   ïïftt  le  patriarcat    bwanlin.  L'n  Latin 

admis  dans  l'Église  de  Russie  est!  sans  dtfncuHe\  reçu 

dans  la  communion  du  patriarche,  ce  qui  a  fait  dire  à  un 

Anglais  que,  pour  entrer  dans  rÉglise  grecque,  sa  roj 

à  Pélersbourg    tenait    lieu  de  baptême  a  Constantinople. 

Noua  pourrions  soua  étonner  que  les  Églises  orientslea 

n'aient  point  arrêté  une  discipline  commune  sut  u  point 
qui  décide  de  la  qualité  même  de  chrétien,  si  bous  ne  sa- 

vlOOJ  que  l'orthodoxie  gréCO  fUSUS  n'a  ni  le  môme  besoin, 
ni  les  mêmes  moyens,  que  le  Oalholicisme  romain,  de  tout 

définir  et  de  tout  régler. 

Des  différences  plus  important-  |  qu'on  a  pu  leur 

donner  une  portée  morale  et  politique,  se  retrouvent  dans 

le  second  des  dem  principaux  sacrements,  l.ucharistie. 
L'Eglise  orientale  l'entend  à  peu  près  comme  les  catho- 
liques el  l'administre  I  peu  prés  comme  les  protestants. 
Elle  croit,  aussi  bien  que  l'Église  latine,  a  la  présence 
réelle;  comme  d'habitude,  elle  a  seulement  moins  pu 
le  mode  et  le  moment  du  mystère,  es  qui  lui  permet  d 
vanter  de  l'entendre  d'une  manière  plus  spirituelle.  Ses 
théologiens  ont  même  parfois  emprunt»'  aux  Latins  le 
ternie  de  transsubstantiation,  à  la  place  de  Celui  de  trans- 
formation, plus  souvent  employé  par  l'Orient.  S'ils  sont  en 
désaccord  avec  Home,  c'est  moins  sur  le  mystère  lui-même 
que  sur  les  rites  qui  l'accompagnent.  Ces  différences  de 
forme,  Russes  et  Grecs  se  sont  complu  à  les  faire  ressor- 
tir, leur  donnant,  comme  d'ordinaire,  d'autant  plus  d'im- 


14S  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

portance  qu'elles  les  autorisent  à  accuser  les  Latins  d'avoir 
altéré  le  plus  saint  des  sacrements.  C'est  ainsi  qu'ils  leur 
reprochent  de  ne  plus  invoquer  le  Saint-Esprit  au  moment 
de  la  consécration,  et  d'employer,  pour  la  communion,  du 
pain  azyme  au  lieu  de  pain  fermenté.  Cette  question  des 
pains  azymes  est  l'une  de  celles  qui  ont  le  plus  passionné 
l'Orient;  elle  a  jadis  valu  aux  Latins  le  reproche  bizarre  de 
judaïsme. 

Le  mode  d'administration  du  sacrement  nous  offre  une 
divergence  d'un  autre  ordre,  qui  touche  plus  directement 
le  peuple.  Chez  les  orthodoxes,  comme  chez  les  protes- 
tants, la  communion  du  fidèle  est  semblable  à  celle  du 
clergé;  selon  lerilede  l'Église  primitive,  le  peuple,  comme 
le  prêtre,  a  part  à  la  fois  au  pain  et  au  vin,  au  corps  et  au 
sang  du  Sauveur.  Ce  droit  des  laïques  à  la  communion  sous 
les  deux  espèces  a  toujours  eu  beaucoup  de  prix  pour  les 
adversaires  de  l'Église  romaine.  Pour  l'obtenir,  les  Slaves 
de  Bohême  soutinrent,  après  Jean  Huss,  une  guerre  terrible. 
Les  réformateurs  du  seizième  siècle  furent  unanimes 
à  le  revendiquer.  C'est  qu'à  leurs  yeux  cette  double  par- 
ticipation aux  saints  mystères  constituait  une  sorte  de  pri- 
vilège du  clergé  et  relevait  d'autant  plus  au-dessus  des 
laïques  que,  dans  les  idées  anciennes,  le  sang  représentai! 
la  vie.  Pour  les  Orientaux,  la  communion  réduite  à  l'élé- 
mcnl  «lu  pain  est  une  communion  tronquée,  en  même  temps 
qu'un  Ûgne  de  rabaissement  du  peuple  chrétien  devant 
ses  prêtres.  Comme  pour  encourager  les  Russes  à  con- 
m'imt  dans  son  intégrité  le  rite  eucharistique  primitif, 
le  plus  vénérable  de  leurs  monuments  religieux,  Sainte- 
Sophie  (le  Kief,   montre,  dans  se-,  grandes  mosaïques   du 

onzième  siècle,  le  Cartel  présentant  à  ses  disciples  le  calice 
en  même  temps  que  le  pain1. 

1.  Ou  doii  revarquer  cependant  quej  poar  lee  laïque^  le  mode  <i<!  comma~ 

mou  n'.  -i  |i,i«,  iiIimiIuiih'iiI  h-  iiifino  i|uo  pour  le  clergé,  Lea  laïquei  m  séftl 

t- 1 m i -  m  boln  dan    l<   calice.  Col  honneur  eel  rèrtrvé au  prêtre  el  va 

diacre;  l'emportai  moIj  adroit,  le  jowdi    m    ftcra,  taxaimplei  lulèle* 


LES  SACREMENTS.  149 

De  même  que  le  baptême  et  l'eucharistie,  la  plupart  des 
sacrements  offrent,  dans  les  deux  Eglises,  des  différence* 
notables.  La  confirmation,  par  exemple,  est  bien,  par  les 
orthodoxes,  considérée  comme  un  ■aéraient,  un  ntyeJ 

mais  elle  n'alliez  eux,  ni  le  même  nom,  ni  le  même  rit.', 
ni  le  même  ministre,  ni  tout  à  l'ait  !<•  mèSM  MBf.  <»u  l'ap- 
pelle  le   ï't'-rrnirnt  rfli  .<>n itt-c/irrm>-,   et.  ail  lîcil  de    l'é\êque. 

c'est  un  prêtre  qui  l'administre.  Mm  point  tprèS  la  pre- 
mière communion,  comme  en  Frasée,  maia,  selon  Rasage  de 
l'antiquité  chrétienne,  immédiatement  sprèi  ié  baptême. 
i  le  sceau  doni  L'Église  marque  ms  meanbree,  la  m\^- 
Uque  sjikragis  qui,  par  le  don  de  HEeprit,  i.--  corrobore  dans 

la  foi.  Ici,  par  exception,  les  Orientaux  ont  abandonné  le  rite 
apostolique  de  l'imposition  îles  mains,  lui  substituant  une 

onction  sur  différentes  parties  de  II  lêie  ai  du  corne.  Si  le 

sacrement    est   administré  par  un   simple    prêtre,  la  COnaé 

cration  du  saint  chrême  appartient  aux  ésèqu-  laiis 

toutes  les  Eglises  orthodoxes,  a lérémonie  «l'une  grande 

solennité,  d'ordinaire  réaertéeè  la  métropole  religieuse. 

En  Russie,  le  saint  ebrème  est,  pour  tout  l'empire,  préparé 
à  Moscou,  durant  le  carême,  dans  l'ancienne   saùtetlc  pa- 
triarcale du  Kremlin.  On  n'\  emploie  que  des  cbaudi 
et  îles  rasai  d'argent  11  ventre,  non  seulement  de  l'huile, 
mais  du  vin,  des  herbes,  des  aromates.  des  ingrédientl 
toute  sorte,  auxquels  on  attache  une  \aletir  symbolique. 

L'autre  sacrement  de  l'onction,  l'extrème-om  tion  des 
Latins,  n'a  également,  chez  les  orthodoxes,  ni  le  même 
nom,  ni  tout  à  fait  le  même  emploi.  Les  Raieaei  l'appellent 
sohorovaitic,  ce  t] n î ,  d'après  l'ét\  niolo^ie.  \eut  dire  assem- 
blée, réunion1.  Au  lieu  d'être  conféré  par  un  seul  prêtre,  il 
Lest,  d'ordinaire,  par  plusieurs,  par  sept  s'il  est  possible, 
ce  que  les  Crées  disent  plus  conforme  au  texte  de  lepîlre 
de  saint  Jacques.  L'Église  gréco-rossc  voit  dans  ce  mys- 

la  communion  est  doutée,  au  mu\en  d'une  cuillt  r  d'en-,  OQ  les  parcelles  du 
pain  eueharisUqtM  BoUeal  dana  l«-  vin  eoam 
1.  De  tooral,  i  menMw  ».  d«>u  aooor,  «  emeUe,  «'-dise  ». 


150  LA   RUSSIE    ET    LES  RUSSES. 

tère,  moins  le  sacrement  des  mourants  et  une  prépara- 
tion à  la  mort,  que  le  sacrement  des  malades  et  un  moyen 
de  guérison. 

Toutes  ces  divergences,  dont  la  liste  serait  longue,  peu- 
vent sembler  indifférentes  ou  puériles  aux  profanes  ;  pour 
l'observateur,  comme  pour  le  croyant,  elles  ont  leur  impor- 
tance. Ce  n'est  point  seulement  que,  dans  les  religions,  la 
masse  du  peuple  s'attache  surtout  au  côté  extérieur,  c'est 
que,  sous  ces  diversités  de  forme  ou  de  discipline,  se  cachent 
souvent  des  différences  d'esprit.  Il  en  est  ainsi  des  deux 
sacrements  par  où  l'Église  intervient  dans  la  vie  civile,  le 
mariage  et  l'ordre  sacerdotal.  Sur  l'un  et  sur  l'autre,  les 
orthodoxes  sont,  en  théorie,  d'accord  avec  les  catholiques, 
et,  en  pratique,  ils  se  rapprochent  de  certaines  sectesprotes- 
tantes.  Dans  l'Eglise  gréco-russe,  il  n'y  a  point  d'incompa- 
tibilité absolue  entre  ces  deux  sacrements,  dont  les  Latins 
se  sont  habitués  à  regarder  l'un  comme  aussi  essentielle- 
ment laïque  que  l'autre  est  ecclésiastique.  Loin  que  la 
renonciation  au  mariage  soit  la  condition  indispensable  du 
sacerdoce,  l'ordination,  en  Russie  comme  en  Grèce,  n'est 
communément  accordée  qu'au  lévite  pourvu  d'une  femme, 
en  sorte  que  c'est  le  mariage,  et  non  le  célibat,  qui  ouvre 
l'accès  de  l'autel. 

Elle  a  beau  ne  p;is  s'étendre  aux  degrés  supérieurs  de  la 
hiérarchie,  à  lepiscopal,  <>n  comprend  l'importance  sociale 
d'une  telle  coutume.  Marié  et  père  de  famille-,  le  prêtre, 

plus  rapproché  du  fidèle  par  le  genre  de  vie,  s'en  séparé 
uiniiis   par  1rs  idées  cl    les  seiilimcnls.   La  constitution  de 

l'orthodoxie,  par  Etat  ou  par  peuple,  faisait  déjà  de  ses  mi- 
oistras  an  clergé  uniquement  national;  le  mariage  el  la 

\  ta  il — i î « 1 1 1<*  en  ton!  des  citoyens  ayant  des  intérêts  ana- 
logues à  cru\  (les  autres  classes.  A  celle  dillérence  eptre 
1rs  deui  Églises  B'en  joint  une  autre  non  moins  digne  d'at- 
lention.Ghez  les  orthodoxes,  !«•  sacerdoce  a'esl  pas,  comme 
i  lie/  les  catholiques,  un  sceau  Indélébile.  Un  prêtre  peut, 
avec  l'agrément  du  saint-si  node  h  l'autorisation  du  sauve- 


LES  BACREMBNTB  :  LA  PRÊTRISE.  151 

rain,  être  délié  de  ses  miux  et  rentrer  dans  la  vie  civile,  à 
peu  près  comme  un  militaire  suri  Je  farinée1.  Le  pope 
convaincu  d'un  crime  esl  dégradât  OOÉMÉé  un  officier.  Jadis, 

des prétree  dont  mi  était  aaécon  tendon  faisait  des  soldats 
Avec  même  origme  et  mômea  fonctiona,  le  clergé  a  ainsi 

dans  les  deux  Kglises    un<'  position  cl  une  influence  hien 

diverses.  Comme  «liez  les  Latine,  le  prêtre  est,  chez  les 

orthodoxes,  le  ciinal  unique  cl  nécessaire  des  sacrements 
et  de  la  grAce  divine;  mais,  eidre  le  fidèle  <'t  lui,  ni  la  dis- 

cipline  ecclésiastique,  ni  lai  pratiquée  religieuaee  n'ont  mis 
le  même  intervalle  qu'en  Occident  Le  prêtre  n'est  pas 

élevé  aussi  haut  BUHfeaaua  de  lli  umaiiité-  :  il  u'esl  point,  par 
l'ordination,  tellement  mis  en  dehors  «les  Impies  « j u'il  ne 
puisse  retomber  à  leur  niveau.  Lee  Bëèki  ai  h-  .  lergé 
Gommunient  également  sont  iea  deui  I 

enfin,  est  le  grand  irait  d'union  qui  joint  le  clergé  aux 
laïques.  Pourvue  de  famille  ei  privés  de  tout  chef  étnut* 
ger,  les  popai  ne  pouvant  fcuimev enfer* eui  encorpe  auaut 
étroitemenl  associé  el  aussi  distinct  de  tous  lea  .mire-  Pat 
eala  même  qu'elle  mal  moins  de  distance  entre  le  peuple 
et  le  lacerdoee,   L'Égliai  la   nue  plue 

grande  influence  aux  laïques  et  à  l'Étal,  qui  en  est  le  na- 
turel représentant.  Chez  elle,  le  eatUétèfa  m\slique,  divin 
du  prêtre,  est  moine  en  lumière;  l'éclat  de  la  religion  re- 
jaillit moins  sur  lui  cl  l'accompagne  inoins  m  dehors  .les 
cérémonies  sacrées.  Le  clergé  ne  se  confond  p 
l'Église;  le  peuple  voit  moins  en  lui  le  représentant  de 
Dieu  el  le  roi  du  temple  que  le  ministre,  le  serviteur  de 
l'autel. 
Pour  le  mariage,  il  n'\  a  pas  entre  les  deux  Églises  le 

1.  Voici,  d'apir-  une  feuille  ecclésiastique  officielle,  !<•  libellé  d'une  auto- 
risatioo  de  ce  genre.  «  s.  m.  l'Empereur  a.  le  12 mai  de  cette  année,  daigné 
accorder  à  l'ancien  prêtre  du  diocèse  de  Volhynie,  Ivan  Lvovitch  **",  ayant 
déposé  la  dignité  sacerdotale  en  1880,  l'autorisation  d*eatrer  au  service  de 
l'État,  avec  les  droite  de  sa  naissance,...  en  dehors  toutefois  du  diocèse  de 
Volhynie  on  il  a  servi  dan-  les  fonctions  de  prêtre.  »  T$erkovnyi  l'est  h  ik. 
16  juin  1884»  p.  101. 


152  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

même  contraste.  Là  encore,  tout  en  étant  plus  voisine  de 
Rome,  l'Église  orientale  est,  a  certains  égards,  entre  Rome 
et  la  Réforme.  Fidèle  aux  répugnances  des  premiers 
chrétiens  pour  le  renouvellement  du  lien  conjugal,  l'ortho- 
doxie tolère  chez  les  laïques  les  secondes  et  les  troisièmes 
noces;  elle  se  refuse  à  bénir  les  quatrièmes.  Au  veuf  ou  à 
la  veuve  assez  charnels  pour  recourir  à  un  nouveau  ma- 
riage, elle  impose  même  une  légère  pénitence.  Avec  les 
catholiques,  l'Église  gréco-russe  fait  du  mariage  un  sacre- 
ment et  en  proclame  l'indissolubilité;  avec  les  protestants, 
elle  admet,  d'après  l'Évangile  (saint  Matthieu,  v,  32),  que 
l'infidélité  d'un  des  époux  autorise  l'autre  à  s'en  séparer. 
Selon  ses  traditions,  l'adultère  est  la  mort  du  mariage,  et 
la  violation  du  serment  conjugal  annule  le  sacrement. 
L'Église  russe  autorise  l'époux  injurié  à  contracter  une 
nouvelle  union,  elle  interdit  les  secondes  noces  à  l'époux 
qui  n'a  pas  tenu  les  promesses  des  premières.  En  Russie, 
où  il  n'y  a,  pour  les  orthodoxes,  d'autre  mariage  que  le 
mariage  religieux,  cette  jurisprudence  ecclésiastique  tient 
lieu  de  législation  civile.  Elle  a  l'inconvénient  de  prêter 
parfois  à  de  frauduleux  compromis,  à  de  honteux  marchés. 
Le  code  mondain  a  singulièrement  altéré  et  faussé  la  loi 
canonique.  Quoique  la  faute  en  soit  aux  mœurs  et  à  la  pro- 
cédure plutôt  qu'à  l'Église,  le  clergé  a  le  tort  d'être  trop 
facilement  la  dupe  des  combinaisons  intéressées  des  époux 
mal  assortis. 

Il  n'est  pas  rare  de  voir  des  hommes  se  reconnaître  cou- 
pables du  crime  commis  par  leur  femme  et  l'aider  a  épou- 
ser son  complice.  C'est  la,  dans  le  beau  monde,  le  procédé 

d'un  galant  homme;  <>u  «mi  a  presque  hit  une  règle  du 

SAVOiF-vivre.  Il  csl  admis  (pie,  dans  les  marnais  ménages. 
C'est  an  mari  de  prendre  sur  lui  Ions  les  loris;  il  doil,  au 

besoin,  se  laisser  prendre  en  flagrant  délit,  h  même,  s*ii 
le faut> jouer  devant  témoins  la  comédie  de  l'adultère.  Plus 
rarement,  c'est  la  femme  qui  se  sacrifie  el  prend  sur  «die 
l'opprobre  de  la  faute  qu'elle  n'a  pas  commise.  Quelques- 


LE  MARIAGE  KT  LE  DIVORCE.  153 

unes  le  font  par  dénouement,  d'autres  par  cupidité.  On  cite, 
dans  Je  monde  des  marchands,  de  riches  veuves  qui  ont 
ainsi  acheté  à  des  femmes  sans  fortune  un  mari  de  leur 
goût.  Le  théAtre  russe  a  mis  sur  la  ntai  des  transactions 
de  ce  genre.  Ces!  1«'  sujet  d'une  médiocre  comédie  d'Os- 
trovsky,  le  Bellâtre  Kraê&neU  ii<ntehtekina).  On  s  vu  des 
époui  ainsi  divorcés,  pris  du  désir  de  M  remarier,  alors 
que,  grâce  à  leur  complaisance,  leur  conjoint  l'était  d 
intenter  une  action  nouvelle  et  demander  la  révision  d'une 
sentence  l'ondée  sur  des  (ails  suppoai 

La  question  de  savoir  si  le  mariage  <1  * > i t  être  interdit  à 
perpétuité  aux  époui  ooupablea  i  été  fcnrt  diicntée.  Mu- 
sieurs   canonisiez   on!    soutenu    que   jamais    les    OOûCiles 

Dravaienl  condamné  l'époui  adultère  au  célibat  perpétuel. 
D'après  eux, cette  règle  n'aurait  d'autre  fondamonl  que  les 
préceptes  du  Nomokanon,  soda  byzantin  qui  aeaoeie  aui 
canons  de  l'Église  les  lois  civiles  concernanl  l'Église  el  le 
clergé.  Toujours  est-il  que  l'on  incline,  en  Russie,  a  se 
départir   d'une   sévérité  généralement  jugé  leive. 

Cela  n'est  plus  guère  qu'une  atl'aire  de  temps.  Il  y  a  déjà 
des  exemples  d'autorisation  de  remariai  pour  l'époux 
déclaré   coupable.  Le  jour  OÙ  Cfl  Itra  devenu  la  règle,  les 

demandes  de  di\orce  se  multiplieront.  Si  lennvocès  de  ce 

genre  en  deviennent  un  peu  moins  scandaleux,  il  Ml  dou- 
teux que  le  lien  conjugal  en  soit  forlitié'. 

Dans  une  étude  des  sterementa  il  e>t  iinpoaaibUi  de  lais- 
ser de  côté  Celui  qui  t'ait  l'originalité  morale  du  catholi- 
cisme, la  pénitence,  la  confession.  L'Église  grecque  r>t 
d'accord  avec  l'Église  romaine  pour  exiget  la  enafeaeson 

auriculaire.  La  théorie  du  sacrement  est  à  peu  près  sem- 
blable chez  les  Crées  et  chez  les  Latin-;  en  ast-i]  de  même 
de  la  pratique,  qui  seule  décide  de  la  valeur  d'une  telle 
institution?   Pour  un   étranger   appartenant  à   une   autre 

1.  Pour  le  nombre  deadfroreefl  M  la  procédure  Mark  éuu  eet  u'faiivs  par 
)>'s  eoasiatoirei  ecclésiaaiKpiet,  voyai  cî-dottoM,  même  livre,  chap.  vu. 


154  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Église,  il  ne  saurait  en  pareille  matière,  être  question 
d'expérience  personnelle,  ni  de  comparaison  directe.  Il  faut 
se  contenter  de  réponses  plus  ou  moins  nettes,  plus  ou 
moins  sûres,  arrachées  à  des  gens  qui  sont  eux-mêmes 
hors  d'état  de  rapprocher  des  leurs  les  usages  catholiques. 
Entre  la  confession  orientale  et  la  confession  latine  il 
semble  s'être  établi,  dans  la  pratique,  un  intervalle  que  les 
années  pourront  élargir  ou  combler.  La  première  paraît 
plus,  brève  ou  plus  sommaire,  moins  explicite,  moins  exi- 
geante; elle  est  moins  fréquente  et  elle  est  moins  longue, 
ce  qui  diminue  doublement  l'influence  qu'elle  a  sur  le 
fidèle  et  l'autorité  qu'elle  donne  au  clergé.  Elle  semble  se 
restreindre  davantage  aux  fautes  graves,  parfois  même  se 
contenter  de  déclarations  générales,  sans  désignation  de 
péchés  particuliers.  Elle  n'aime  pas  autant  à  spécifier,  à  pré- 
ciser; elle  pénètre  moins  avant  dans  les  secrets  de  la  con- 
science et  l'intimité  de  la  vie.  Les  Russes  ne  mettent  point 
entre  les  mains  des  fidèles  de  ces  examens  minutieux  qui, 
jadis  surtout,  se  rencontraient  dans  tous  les  pays  catholi- 
ques. Ils  fcie  mettent  pas  non  plus,  croyons-nous,  aux  mains 
des  prêtres  de  ces  théologies  morales  où  l'anatomic  du 
vice  est  poussée  jusqu'à  une  répugnante  dissection.  Par 
tous  < 'S  côtés,  la  confession  orthodoxe  paraît  plus  simple 
et  plus  discrète,  à  la  fois  plus  formaliste  et  plus  symbo- 
lique que  la  confession  romaine;  elle  semble  garder  quel- 
que chose  de  primitif  et  comme  de  rudimentaire.  Ici  encore, 
l'Église  d'Orient  se  montre  moins  éprise  de  précision  cl  de 
logique  que  l'Église  latine,  moins  disposée  à  pousser  sa 

doctrine  à  ses  dernières  conséquences. 

Kn   Russie,   près  du    peuple   surloul,  e'esl   par   inlerro- 
galions  que  procède  d'ordinaire  h'  confesseur.  Avec  lcpa\- 

san,  le  pope  s,  dit-on,  deux  questions  habituelles:  •  As-iu 

volé?  re-,-iu  enivré?  à  quoi  le  moujik  répond  en  s'iu- 
<  i i n •  1 1 1 1  :      le  suia  pécheur4    .  Une  telle  réponse  à  une 

i    on      i  .11  péché   mon  père      ffréelwn,  batiotiehka. 


LA  CONFESSION.  155 

ou  deux  demandes  rapidement  pesées  suffit,  en  général, 
pour  obtenir  l'absolution,  Quelques  personnes  prétendent 
même  Be  blesser  de  questions  trop  directes,  in  pope  ayant 
demandé  à  an  fonctionnaire  s'il  l'étafl  laissé  corrompre, 
ou,  selon  l'expression  du  narrateur,  s'éteil  laissé  graisser 
la  patte,  le  pénitent  aurait  répondu  au  confesseur  qu'il 
allait  trop  loin.  Parfois,  à  la  suite  ou  au  lieu  de  Ml  inter- 
rogations habituelles,  le  prêtre  s'enquierf  si  l'on  se  seul  la 
conscience  chargée,  ou  si  l'on  i  quelque  lente  particu- 
lière à  déclarer.  J'ai  entendu  citer,  dans  no  chef-lieu  de 
gouvernement,  un  ecclésiastique  qui.  pour  tout.'  question, 
se  contentait  de  demander  à  ses  pénitents  leur  pré* 
nom,  l'absolution  se  donnant  pomiiieUveenent.  D'habi- 
tude, une  confession  en  bloc,  un  simple  aven  de  culpabilité, 
comme  la  vague  formule  •!«■  Buispécbeni  ».  est  un»'  rép 
suffisante  à  loul  ;  il  n'est  pas  besoin  d'entrer  dans  des  dési- 
gnations plus  précises.  On  semble  avoir  un  mode  de  con- 
fession analogue  dans  l'Église  arménienne,  qui,  pour  les 

rites  et  les  pratiques.  6S|  ivst.V  très  \oisin.-  ,1e  l'Kirlise 
grecque.  J'ai  rencontré  dans  la  TrenSCanCasil  un  é\è.pie 
arménien,   homme  instruit  et  intelligent,  qui  ne  er an.ii ait 

pas  d'ériger  ce  mode  sommaire  de  confession  en  théo- 
rie théologique.  «  Reconnaître  qu'on  a  péché,  disait-il, 
comprend  toutes  les  tantes.  Quand  nous  a\e/.  dit  «  Je 
suis  pécheur  »,  vous  ave/,  tout  dit.  La  coulaseion  est  le 
rite  extérieur  de  la  pénitence:  éviter  d'elle  des  aveux 
plus  précis,  c'est  la  matérialiser  au  proiit  du  clerv. 
Celle  doctrine,  qui  pouvait  se  ressentiras  quelque  influence 
protestante,  n'est  point  celle  des  théologiens  russes.  Pour 
la  théorie,  on  ne  trouve,  sur  ce  sacrement, entre eui  et  les 
catholiques,  qu'une  différence  notable  :  c'est  à  propo-  de 
la  pénitence  qu'impose  le  confesseur.  Selon  l'enseignement 
orthodoxe,  ce  n'est  point  une  satisfaction  pour  le  péché, 
une  compensation  des  fautes  commises;  ctest  simplement 
une  correction,  un  moyen  de  discipline  pour  le  pécheur, 
et   ce  remède  ne  lui  est   d'ordinaire    prescrit  que  s'il  le 


156  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

réclame.  Cette  doctrine  sur  la  pénitence  se  lie  à  celle  sur  les 
bonnes  œuvres;  elle  fait  rejeter  à  l'orthodoxie  orientale 
toute  l'économie  des  indulgences  latines,  tout  ce  que  les 
Russes  appellent  ironiquement  les  comptes  en  partie 
double  et  la  banque  spirituelle  de  l'Église  romaine1. 

Si  l'oreille  de  l'étranger  ne  peut  juger  par  elle-même  de 
la  confession  orthodoxe,  ses  yeux  lui  en  peuvent  apprendre 
quelque  chose.  Il  n'a  pour  cela  qu'à  se  rendre  dans  une 
Église,  au  commencement  ou  à  la  fin  du  grand  carême. 
Dans  les  pays  orthodoxes  il  n'y  a  point  de  confessionnaux; 
rien,  dans  les  temples  catholiques  de  Kief  ou  de  Yilna 
n'intrigue  davantage  le  paysan  russe.  La  présence  ou  l'ab- 
sence de  ces  monuments  spéciaux,  de  ces  petites  guérites 
[boudki),  comme  les  appelait  naïvement  un  moujik,  est 
déjà  un  signe  du  plus  ou  moins  d'importance  de  la  confes- 
sion dans  les  deux  Églises.  Il  n'y  a,  d'ordinaire,  en  Russie, 
ni  siège  pour  le  prêtre,  ni  prie-Dieu  pour  le  pénitent  :  tous 
deux  se  tiennent  dans  l'église,  debout  en  face  l'un  de 
l'antre,  derrière  une  grille  ou  un  paravent  qui  les  sépare 
de  la  foule  sans  les  enlever  aux  regards.  Parfois  même  celte 
mince  barrière  est  supprimée  :  le  prêtre  reçoit  la  confession 
au  pied  d'un  mur  ou  d'un  pilier  de  la  nef,  sans  que  rien 
l'isole  du  commun  des  fidèles.  A  côté,  de  lui  est  un  pu- 
pitre avec  une  croix  et  un  évangile,  sur  lequel  le  pénitent 
pose  deux  doigts  de  la  main,  comme  pour  jurer  de  dire  la 
vérité.  En  certains  jours  du  carême,  on  voil,  dans  les  pa- 
roisses des  villes,  se  dérouler  de  longues  files  de  fidèles  de 
tout  sexe  et  de  toute  classe,  parfois  des  milliers  de  per- 
sonnes, faisant  queue  1rs  unes  derrière  les  autres,  toutes 

1.  (!*e-t  tins!  que  le  slarophlle  Khomiakof  montrai)  à  iei  compatriotes 

l'Eglise  de  itm établissant  entre  l'homme  el  Dieu  une  balance  de  devoirs 

.  i  de  méritée;  mesurant  les  péchés  si  las  prierai,  les  fautes  el  les  actes  d'ex 
plation    i.ci-.ini  des  reports  d'un  homme  sur  un  autre:  Introduisant  enfin 

■  Lui-  le  sanctuaire  de  la  lui   tout    le   mécanisme  d'une  maison   de  banque  l. 

I    I  ulir   l.itnir   il    //•    l'rutrslnnlismi'.    —    Le    cleii.'é   n'ayant    |>as,    selon    I  e\ 

ion  'lu  mène  Kbomiakof,  i  «le  fonds  de  réserve  «le  la  grâce  s  distribuer  », 
il  *e  trouve,  pai  li  encore,  privé  d'un  des  moyens  d'influence  du  clergé  catho 

liujlle. 


LA  CONFESSION.  157 

debout  et  tenant  chacune  à  la  main  un  petit  cierge.  La  tète 
de  ces  colonnes  se  presse  contre  le  paravent  derrière  lequel 
s'abrite  le  confesseur  ;  serré  par  le  Ilot  sans  cesse  renou- 
velé de  la  foule,  il  peut  à  peine  donner  une  ou  deux  mi- 
nutes à  chaque  pénitent  Chacun  s'avance  à  son  tour,  se 
courbe  et  se  signa  plnsieuri  foil  salon  L'nsagl  ruese,  ré- 
pond à  deux  ou  trois  questions  «lu  pope*el  n-roit  I  absolu- 
tion, que  lui  donne  le  prêtre  en  lui  imposant  mi  la  t.teun 
pan  de  l'étole.  Le  fidèle  ebsous  baise  la  eroii  on  l'Évangile, 

i près  avoir  recommencé,  devanl  quelque  ini 
signes  de  croix  et  ses  salutations,  il  \a  le  faire  inscrira  MM 
|f>a  registres  du  diacre,  <>n  sort  pour  revenir  communier 
le  lendemain. 

Un  usage  bien  russe  et  bien  chrétien,  c'est,  en  allant  à 

confesse,  de  demander  pardon  à  toub ?s  les  personnes  qui 

vous  approchent,  parente,  amis,  serviienre  k  ttoeeouj 
ne  suffit  pas  aui  gens  du  peuple*  Lee  Jours  de  oonlessioni 
on  en  voit,  dans  l'église,  s'incliner  hnnthlomonl  lés  wàâ 
devant  les  autres,  sans  mène  m  connettrej  en  signe  tnette 
de  mutuel  pardon. 
La  plupart  de  ces  confessions,  eecumu 

fixes,  sont  naturellement  rapides,  •QBMMiMi,  parfois  tout 

extérieures.  11  n'en  est  pas  cependant  toujours  ainsi.  11  y  S  ÉSS 
âmes  scrupuleuses  ou  repentantes,  il  y  a  des  prèti 
qui  ne  se  contentent  pas  de  ces  conl  -  lue  uni- 

quement cérémonielles  et  ont  besoin  de  demander,  ou  de 
donner,  des  conseils  ou  des  consolations,  un  retrouve,  à  cet 
égard,  les  deux  tendances  opposées  que  nous  avons  signa- 
lées chez  l'Église  gréco-russe,  l'une,  dans  lesens  catholique 
allant  au  développement  de  la  confession,  l'autre,  dans  le 
sens  inverse,  la  réduisant  aune  affaire  de  forme.  Parmi 
les  Ames  les  plus  pieuses,  c'est  le  premier  penchant  qui 
semble  dominer.  11  y  a  des  jeunes  filles  qui  s'effrayent 
d'approcher  du  pope,  des  mères  qui  s'inquiètent  des  ques- 
tions (pie  Ton  peut  poser  à  leurs  tilles.  Cela  toutefois  est 
rare.  La  confession  est  parfois  si  peu  intime,  qu'il  est  des 


158  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

pensionnais  ou  des  écoles  où,  pour  aller  plus  vite,  le 
prêtre  confesse  deux  ou  trois  enfants  à  la  fois,  leur  posant 
simultanément  les  mêmes  questions,  auxquelles  les  enfants 
font  les  mêmes  réponses.  Gela  rappelle  l'histoire  de  la 
confession  du  régiment,  l'aumônier  demandant  à  haute 
voix  :  «  As-tu  volé?  as-tu  bu?  as-tu  forniqué?  »  et  les 
hommes  répondant  en  chœur  :  «  J'ai  péché,  mon  père  ». 
Encore  cela  se  peut-il  comprendre  en  campagne. 

Une  chose  digne  de  remarque,  c'est  que  chez  les  vieux- 
croyants,  qui  prétendent  en  toutes  choses  demeurer 
fidèles  aux  anciens  usages,  la  confession  est  plus  longue 
et  plus  stricte.  Chez  eux,  le  prêtre,  en  habits  sacerdotaux, 
reste  seul,  face  à  face  avec  le  pénitent.  Les  autres  fidèles 
attendent  leur  tour  à  l'écart,  parfois  même  au  dehors,  sous 
le  porche  de  l'église.  Non  content  d'interroger  sur  les  dix 
commandements,  le  prêtre,  qui,  chez  eux,  tutoie  toujours 
les  pénitents,  ne  craint  pas  de  leur  adresser  les  ques- 
tions les  plus  délicates.  Tel  est,  du  moins,  ce  que  je  tiens 
de  certains  vieux-croyants.  Un  sectaire  du  nomd'Avvakoum, 
brûlé  sous  la  minorité  de  Pierre  le  Grand,  nous  a  laissé,  dans 
une  espèce  d'autobiographie,  un  exemple  de  la  pratique 
de  la  confession  auquel  l'antiquité  et  la  sincérité  du  nar- 
rateur donnent  un  intérêt  singulier.  Ce  passage1  montre 
qu'alors,  à  l'origine  du  schisme,  la  confession  russe  était 
loin  d'être  toujours  purement  cérémoniellc . 

Aujourd'hui  encore,  dans  quelques  églises  de  couvent,  par 
exemple,  l'œil  de  l'observateur  croit  parfois  distinguer  une 
confession  plus  animée  et  plus  intime  que  d'habitude.  La 

l.  Le  rold,d'apréi  ont  traduction  de  Mérimée,  qui  a  cherchée  rendre  lanaï- 

veté  de  Poriginal.  •>  Comme  pétait  parmi  lei  popei,  vint  une  lille  pour  se  con- 

eoupal>l<-   ilr  paillardise   et  de  toute  vilenie. 

mi  ivii  1.1 n  ii  un  luiii.uii  v,,n  r.iii,  debout  devant  l*Évangtle<  Alan 

iimi  h. ii-,  (mi  maudit,  moi  médecin  det  Imee,  je  pris  l'infection  et  le  feu 
brûlant  de  pailiardiie  m'entre  m  cour.  Rade  pour  moi  l'ut  la  journée.  J'allu- 
mai i  que  j'attachai  à  nu  pupitre,  el  mis  ma  main  dans  la  tlauiiue 

jii-'iu  a  i  a  que  l'éteignll  i  ette  ardeoii  Impure,  PuU,  avant  congédie'  la  Bile,  je 
pliai  ne  -  habite   ..      Jitie  protopopa  Awakou  12  [Journal  det 

Savant  MO). 


LA  CONFESSION.  159 

pratique  du  sacrement  de  la  pénitence  n'en  semble  pas 
moins  être  restée  plus  primitive  et  plus  discrète  en  Orient 
qu'en  Occident  La  confession  j  est  plus  flexible,  moins 
strictement  réglementée;  elle  se  rétrécit  ou  l'élargit  selon 
les  habitudes  ou  selon  les  besoin!  des  âme*.  A  ce  mysté- 
rieux tribunal,  comme  en  tonte  chose,  lot  éoo-russe 
serre  lenrur  et  l'espfif  de  tes  «niants  de  moins  i'i-s  que 
l'Église  romaine.  La  ékreetion,  cette  institution  catholique 
>i  chère  au  \\  ir  siècle,  esl  peu  connue  de  l'orient.  j..(  géné- 
ralité mémedcs  aveux  de  II  eonfessiOfl  en  diminue  l'attrait 
et,  par  suite,  la  fréquence;  te  prêtre  i  moins  de  prise  Mil- 
les Ames:  le  sacrement  qui  lui  assure  le  plus  d'empire. 
les  Latins,  lui  donne  peu  d'influence  chez  les  Grecs. 

Il  y  a  dans  les  usages  mémefl  de  i  i  .  de 

l'Église  russe  en  particulier,  plusieurs  raisons  pour  que  la 
confession  soil  moins  exigeante  qu'en  Occident  L/un 
le  mariage  des  prêta  temple  de  l'Orient  prouve  que 

la  confession  n'exige  pas  le  célibat  du  confesseur.  Rome 
même  le  reconnall  en  admettant  le  do  u  clergé  ches 

les  Grecs-unis,  les  Arméniens,  les  Maronites,  il  s/en  est 

pas  moins  vrai  (pie  l'homme   attaché  I  une  Comme  inspire 
moins  de  confiance  ou,  pour  nÛOUX dire,  moins  d'abandon. 
Plus  exposé  au  soupçon  d'indiscrétion,  le  prêtre  m 
lui-même  plus  disOTOl  IfOC  le  pénitent. 

Bn  Russie,  la  loi  punit  la  violation  du  soi  rel  sacramen- 
tel. Si  l'on    \    entend  plus  d'histoires  de  ce  genre  qu'en 

Occident, elles  y  sont  cependant  fort  i  le  plus  sou- 

\enl,  sujet  tes  a  caution.  En  voici  une,  lue  jeune  lille  deve- 
nue secrètement  mère  avait  étoutl'é  son  enfant.  Le  carême 
l'ayant,  avec  tout  le  village,  amenée  devant  le  pope,  elle 
confesse  humblement  son  crime,  et  l'absolution  la  délivre 
de  ses  remords.  A  quelques  Bemaines  de  là,  dans  une  réu- 
nion de  femmes,  un  jour  de  fête,  elle  se  trouve  par  basard 
près  de  l'épouse  du  piètre.  Au  contact  de  la  jeune  fille,  la 
popesse  laisse  échapper  un  cri  d'horreur  et  manifeste  si 
clairement  sa  répulsion,  que,  d'explication  en  explication, 


160  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tout  finit  par  se  découvrir.  Le  pope  fut,  dit-on,  dégradé,  et 
la  jeune  fille  criminelle  graciée  par  l'empereur.  De  tels  faits 
sont  trop  exceptionnels  pour  retenir  souvent  l'aveu  des 
péchés  sur  les  lèvres  du  coupable.  Ce  que  le  mariage  du 
prêtre  peut  arrêter,  c'est  moins  peut-être  la  confession  des 
crimes  et  des  fautes  graves  que  les  confidences  et  les  effu- 
sions de  l'àme  religieuse.  Marié  et  père  de  famille,  comme 
un  simple  mortel,  le  pope  n'est  point  entouré  de  l'angé- 
liquc  auréole  que  met  au  front  du  prêtre  catholique  le  vœu 
de  chasteté  ;  il  n'exerce  pas  sur  les  cœurs  pieux,  sur  les 
femmes  surtout,  la  même  fascination  mystique. 

Une  autre  cause  de  cette  simplicité  de  la  confession  et  en 
même  temps  du  formalisme  qui  a  envahi  l'Église,  c'est 
l'usage  de  faire  payer  immédiatement  au  fidèle  chaque 
fonction  que  le  prêtre  remplit  pour  lui.  En  Russie,  de 
même  qu'en  Orient,  tous  les  sacrements  se  payent,  la 
pénitence  aussi  bien  que  le  baptême  ou  le  mariage.  C'est 
là  une  triste  nécessité  de  la  pauvreté  du  clergé;  il  n'a 
point  de  budget  suffisant  pour  affranchir  le  fidèle  de  pa- 
reilles redevances.  Ces  offrandes  n'ont  pas  de  tarif  :  pour  la 
confession  du  moujik,  c'est  10  ou  20  kopeks  (40  ou  80  cen- 
times), pour  celle  du  riche  quelques  roubles.  Les  dons 
dépendent  de  la  condition  ou  de  la  générosité,  de  la  vanité 
ou  du  repentir.  Celle  aumône,  remise  comme  un  salaire  à 
la  fin  de  la  confession,  incline  le  prêtre  à  l'indulgence  et 
à  la  réserve;  il  se  seul  intéressé  a  encourager  la  libéralité 
«In  pénitent  et  à  en  garder  la  pratique.  Pour  l'Eglise  et  pour 
son  ministre,  le  fidèle  devient  une  sorte  de  client 

si  la  confession  el  les  autres  pratiques  de  dévotion  sont 
souvent,  en  RussiSi  des  actes  purement  extérieurs,  tout  cé- 
rémonials, le  bute  «ii  est,  pour  une  bonne  part,  à  l'intimité 
des  doui  pouvoirs,  à  ls  force  légale  que  l'État  prête  aux 
commsndemenlsde  l'Église.  Ce  c'est  pas  Impunément  qu'on 
iraiistoi'iiic  les  devoirs  religieui  en  obligations  civiles.  La 
lation  russe  ordonne  à  tout  orthodoxe  de  recevoir  les 
remonte  i loins  une  Ibis  par  an;  d'après  un  article  du 


LES  SACREMENTS   ET   LA  CONTRAINTE   LÉGALE.       161 

rode,  le  soin  de  veiller  à  l'exécution  de  cette  loi  est  confié 
aux  autorités  civiles  et  militaires  en  même  temps  qu'au 
clergé.  Ce  sont  là,  il  est  vrai,  des  règlements  dont,  en  Itus- 
sie  même,  il  est  aujourd'hui  malaisé  d'assurer  l'appUe** 
lion.  La  liberté  personnelle  ■  déjà  fait  trop  dé  progrès  pour 
que  l'exécution  en  puisse  être  siricte.  Dei  milliers  de  per- 
sonnes violent  impunément  la  loi:  elle  n'en  moi 
moins  pour  intimider  1rs  uns  cl  servir  de  prétexte  au  zèle 
indiscret  dei  auli 
Qfioe    à    celte   législation,  les  pratiques  religieuses  et 

L'Église  même  sont  considérées  eonjnsé  un  moyen  & 
lice;  le  gouveiiuMiieni  et  le  elergé  restent  exposés  à  des 
reproches  ou  à  des  soupçons  souvent  Immérités,  toujours 
exagérés.  Dans  certaines  provinces,  on  entend  dire  que 

pai  l'ois  le  pops  demande  au  pénitent  s'il  aune  le  tsar  et  la 

Russie,  question  qui  n'admet,  naturellement,  qu'une  ré- 
ponseï  Bien  plus,  il  est  ordonné  au  confesseur,  sons  i 

de  mort,  de  dénoncer  les  complots  contre  IKlat  et  contre 

l'empereur1.  De  pareilles  lois  sont  de»  restes  de  ces  I 
lations  sarbarea moèas destinées  à  l'application  qu'à  l'inti- 
midation. Les  tyrans  les  plus  loupçoaneux,  snx  plus  msn4 

vais  jours  de  la  Russe1,  mit  rarement  pu  arracher  .tu \  \<\  PSI 

du  clergé  le  secret  qui  leur  avait  été  eonflé  devant  l'autel. 
L'Église  russe  a  eu,  comme  l'Église  tanne,  ses  martyrs  de 
la  confession,  Pour  obtenir  quelques  avons  du  oonfbsnonr 
de  son.  tils  Alexis,  Pierre  le  Qrand  fut  obligé  de  lé  mettre  I 

la  torture.  Il  n'en  est  pas  moins  \rai  que  sou\ent.  durant 
la  crise  du  nihilisme  surtout,  les  OOttSpirsteurs  politiques 
s.-  sont  montrés  déliants  des  COnlSSSenfl  qu'on  leur  «n- 
\  on  ait,  affectant  parfois  de  les  regarder  connue  les  auxi- 
liaires du  juge  d'instruction. 

Ce  qui  pèse  sur  l'Kgiise,  c'est  moins  le  manque  de  coo- 
Elance  en  ses  ministres  que  la  consécration  légale  donnée 
par  l'Etat  à  des  prescriptions  religieuses  qui  ne  regardent 

1.  lîeylcment  a/nritucl  de  Pierre  le  Urand,  1"  partie  du  supplément, 
m.  11 


162      .  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

que  la  conscience.  Là  est  une  des  principales  raisons  du  for- 
malisme tant  reproché  à  l'orthodoxie  russe.  La  contrainte 
matérielle  est  rare,  presque  uniquement  bornée  à  des  sec- 
taires dont  le  gouvernement  se  refuse  à  reconnaître  le 
culte;  la  contrainte  morale  est  fréquente,  presque  géné- 
rale. Grâce  à  l'intimité  de  l'Église  et  de  l'État,  les  mœurs 
religieuses  de  la  Russie  ne  sont  pas  sans  analogie  avec 
celles  de  Rome,  sous  le  gouvernement  papal.  L'amour  du 
repos  et  le  désir  de  se  trouver  dans  la  règle,  le  besoin 
d'avancement  ou  la  crainte  d'attirer  une  surveillance  désa- 
gréable amènent  au  pied  de  l'autel  ceux  que  n'y  conduit 
point  la  piété  :  le  moujik  ou  le  petit  employé  trouve  sage 
d'aller  prendre  Pâques,  ainsi  que  s'exprimaient,  avant  1870, 
les  sujets  du  saint-père.  Pour  beaucoup,  les  actes  les  plus 
mystérieux  du  christianisme  deviennent  ainsi  une  pure  for- 
malité. 

D'ordinaire,  quand  le  prêtre  leur  a  donné  l'absolution, 
les  employés  ou  les  soldats  reçoivent  du  sacristain  leur 
billet  de  confession;  en  outre,  le  pope  tient  registre  des 
fidèles  qui  s'approchent  des  sacrements.  Chaque  année,  les 
listes  des  paroisses  sont  envoyées  aux  évêques,  celles  des 
diocèses  au  saint-synode,  qui  en  dresse  un  tableau  d'en- 
semble, sur  lequel  son  procureur  général  fait  un  rapport  à 
l'empereur.  D'après  cette  slalisliquc  des  dévotions,  il  \  a, 
en  dehors  des  enfanta  en  bas  âge,  une  cinquantaine  de  mil 

lions  de  Russes  orthodoxes  qui  remplissent  leurs  devoirs 
religieux.  Ceux  qui  s'en  dispensent,  à  peine  cinq  ou  six 
millions,  sont  divisés  en  plusieurs  catégories;  il  y  a  les 
malade»  cl  les  infirmes,  il  y  a  les  lièdes  el  les  iiulifl'érenls, 
il    \    ;i   les  geni  a    suspects  (l'inclination  ;iu  schisme  ou    à 

l'hérésie  Cette  dernière  catégorie,  qui  comprend  les  adhé- 
rents des  sectes  non  reconnues,  derrsii  en  réalité,  dans  les 

CSmpSgneS  BU   moins,   embrasser    la   presque   totalité   des 

Ruas*  -  'pu   je  refusent  au  derofe  pascal;  Et  dehors  des 
lires  retenus  par  la  conscience,  peu  de  paysans  se  lais- 

Senl  Mtlonl.iiremenl  classer  parmi  les  négligents.  Le  pope. 


ENREGISTREMENT  DES  DÉVOTIONS.  163 

doublement  intéressé  à  ^accomplissement  des  prescriptions 
religieuses,  'l01^  •'  esl  rsspsussbls  devant  son  évoque,  et 
qui  sont  le  gagne-pain  de  M  famille,  ne  peut  les  liu'tsw 
oublier  à  ses  ouailles.  Comme  il  arrive  chaque  fois  « j n» 
l'Église  exige  le  certificat  d'un  ado  de  piété,  chez  nous,  par 
exemple, pour  la  confession  a\iint  le  mari!  eux,  les 

mœurs  amènent  souvent  le  clergé  à  dispenser  lui-même 
l'indifférent  OU  le  sceptique  de  la  pratique  d'une  règle  qui 
leur  répugne.  Au  moyen  d'une  offrande,  on  peu!  •><■  faire 

inscrire  sur  les  listes  (lu  pope.  -.iu>  ic  tourneUM  eux  cotes 
religieux  dont  elles  enregistrenl  l'accomplissement.  Le  fait 
n'est  point  raie  parmi  les  membn  -êtes  populaires. 

Le  croyant  et  l'hjpOCrite  pavent  ainsi  pour  rece\oir  le» 
sacrements,  l'incrédule  et  le  sectaire  p..ur  eu  être  dispen- 

Dans  un  ca|  ffwnflM  dan»  ravira,  Is  prêtre  looche  de 

SOI]  paroissien  la  rede\anee  que  lui  attribue  l'usage.  L 
religieuse,  l'esprit  même  de  la  piété,  ne  peuvent  échapper 
entièrement  à  l'influence  de  pareilles  eonhunea.  L'habi- 
tude de  voir  sppmehef  de  l'autel  des  .nues  hadea  an  indif- 

rérentes  rend   le   prêtre   lui-même   moins  difficile  SUT    Iflf 

conditions  spirituelles  <ie  la  participation  sus  laernnieniK 

Il  est  plu»  porté  à  se  contenter  des  dehors  el  de  la  soumis- 
sion matérielle  aux  rites:  par  là.  les  dévotions  de  com- 
mande   diminuent    indirectement    la    \aleur    des    aulivs. 

Pea  raisons  analogues  avaient  amené  <u->  snsfturs  à  peu  près 

semblables  dans  tout  l'ancien  empire  Ottoman,  où.  SOUS 
la  domination  turque,  le  plef  Mervait  un   rôle 

politique.  C'eal  ainsi  que  deacanaai  catériéures  ont  entre- 
tenu, cbe/  la  plupart  des  peuples  orthodoxes,  le  formalisme 
religieux,  auquel  tes  inclinait  déjà  leur  tempérament  ou 

leur  état  de  ei\  ilisation. 

Le  plus  grand  acte  de  la  vie  chrétienne,  la  communion. 
suggère  dans  l'Église  iMveo-nissc  les  mêmes  remarques 
que  la  confession.  La  masse  du  peuple,  qui  remplit  si  scru- 
puleusement les  prescriptions  religieuses,  œ  s'approche  du 
sacrement  eucharistique  qu'une  fois  Tan,  pendant  le  grand 


164  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

carême.  La  communion  fréquente,  que  saint  Philippe  de 
Néri  et  saint  François  de  Sales,  que  Fénelon  et  les  jésuites 
ont  fait  prévaloir  dans  la  dévotion  catholique,  est  étrangère 
à  la  piété  orientale.  Bien  plus,  c'est,  pour  les  orthodoxes, 
moins  un  sujet  d'édification  que  de  scandale.  Ils  parta- 
gent, sur  ce  point,  les  idées  de  nos  anciens  jansénistes. 
Aux  yeux  de  leur  clergé,  la  fréquence  de  la  communion  en 
diminue  la  solennité  et,  par  suite,  l'efficacité  morale.  Il  re- 
proche aux  catholiques  de  manquer  de  respect  à  la  table 
eucharistique  en  en  laissant  approcher,  sans  préparation 
suffisante,  des  âmes  mondaines  indignes  de  renouveler  un 
pareil  commerce.  Il  ajoute  que  les  confessions  trop  répé- 
tées font  dégénérer  le  sacrement  de  pénitence  en  simple 
conversation  édifiante.  En  Russie,  les  personnes  pieuses 
ne  s'approchent  de  la  sainte  cène  que  quatre  fois  l'an; 
chez  les  plus  dévotes,  la  communion  mensuelle  est  peut- 
être  plus  rare  que,  chez  les  catholiques,  la  communion 
hebdomadaire. 

La  rareté  de  la  participation  au  plus  auguste  des  sacre- 
ments de  l'Église  en  pourrait  augmenter  la  solennité;  l'ha- 
bitude de  conduire  en  troupe  à  la  sainte  table  le  gros  de 
la  nation  en  diminue  felïet  individuel.  Une  autre  raison 
enlève  à  la  communion  quelque  chose  de  la  grandeur  de 
son  impression  sur  les  âmes.  Selon  l'ancien  rite,  l'Eglise 
orthodoxe  y  admet  les  petits  enfants  :  on  la  leur  administre, 
comme  aux  adultes,  au  moyen  d'une  cuiller  d'or  ou  de 
vermeil1.  A  proprement  parler,  il  n'y  a  donc  pas  de  pre- 
mière  communion.  Celte  solennelle  initiation  aux  saints 
mystères,  qu'on  environne  de  Uni  de  crainte  religieuse, 
qui,  chez  les  catholiques  <'i  certains  protestants,  a  une  si 
nde  Influence  sur  l'enfant,  manque  aux  Eglises  orien- 
tales. Par  la,  non  seulement  le  sacrement  de  l'eucharistie 
en  impose  moins é  l'enfance, habituée è  le  recevoir  disses 
premiers  jours,  mais  la  religion,  n'ayant  poinl  à  préparer 

I     I       i  iil.inl     ••     .'ni    ilr   .  omnium. t  ,i    hm-  ou  i|imlr<!  ans,   pour  WC - 

i  à  Mpt  un,  cmmm  i'-  -Limi'- |Mi>.,iiii<v  fcprèt  t'étutt  ooaftwièu 


LA  COMMUNION    HT   USA   DÉVOTIONS   RUSSES.  165 

à  ce  grand  acte,  perd  de  MU  importance  dans  l'éducation 
et,  par  suite,  de  son  ascendant  sur  la  vie. 

Ce  n'est  point  que  la  communion  ne  soil,  en  Russie,  en- 
tourôe  l'-  préparation  et  de  recueillement;  loin  île  la,  on 
l'y  dispose,  d'habitude»  par  la  jeûne,  la  prière  ai  la  retraite. 
Durant  cette  retraitai  m  doit  aaalatar,  déni  ou  trois  foii  p  \i 

jour,  aux  longs  offices  de  I  Église.  Dans  la  semaine  d 
réme,  où  elles  s'approchent  des  HCWBMUta,  lai  hum» 
plus  délicates  observent  rigoureusement    la   -  I  »  -s.  t  i  - 

nence  de  l'Église  orientale.  Les  plu^  élégantes  l'isolent, 

pendant  quelques  jours,  du  monde  et  de  leurs  amis.  On  v 
met  à  la  fois  plus  de    solennité  et   plus  ,|e  sinij di<it«-  que 

clic/  nous.  On  l'enferma,  mais  on  ne  tait  point  mystère  du 
motif.  On  ne  met  pas  dans  m  pratiquai  reUgieueei  le 
marna  myatera,  la  même  pudeur  qu'an  franc.-,  ftaaala 
lociété  "H  dit  à  ses  mnnaiaainona  que  l'on  va  -  Faire 

dévolions  •;  il  y  a  un  mot  pour  cela  •/ ■■■•(';.  La  chose  faite, 
les  amis  et  le  monde  vous  complimentent,  comme  pour  une 
(été  <»u  un  événement  de  famille.  La  communion  de  l'em- 
pereur, de  l'impératrice,  du  grand-duc  héritier  est  enre- 
gistrée dans  le  journal  officiel  et  portée  par  la  près».-  à  la 
connaissance  du  publie* 

Ce  tableau  du  culte  orthodoxe  al  des  nio-urs  religieuses 
de  la  Russie,  il  serait  facile  de  l'élendre.  Nous  en  SfOUfl 
aaaei  dit  pour  montrer  que,  son-  -cmhlances  exté- 

rieures,  il  y  a,  le  plus  souvent,  antre   l'Église   gréeo- 

russe  et  l'Kglise  latine,  des  différences  importantes,  au 
point  de  vue  moral  comme  au  point  de  vue  polilique. 
l/étude  comparée  des  rites  et  des  pratiquas  religieuse-, 
amène  à  une  conclusion  fort  éloignée  des  opinions  reçues. 
Du  dit,  d'ordinaire,  qu'ayant  même  foi  et  mêmes  traditions, 
même  hiérarchie  et  mêmes  sacrements,  les  deux  Églises 
ne  différent  que  par  les  rites  et  les  formes.  Il  serait  peut- 
être  plus  juste  de  renverser  l'opinion  vulgaire,  de  dire  que 
c'eat  par  les  formes  et  les  rites,  par  les  dehors  du  culte, 
que  les  deux  Églises  se  rapprochent  le  plus;  que  c'est  par 


166  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

l'esprit  qu'elles  sont  le  plus  loin  l'une  de  l'autre.  Là  même 
où  les  formes  sont  catholiques,  l'esprit  est  souvent  pro- 
testant. 

Avant  d'avoir  étudié  l'organisation  intérieure  du  clergé 
et  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État,  nous  pouvons  déjà 
apprécier  l'efficacité  morale  et  la  valeur  sociale  de  l'or- 
thodoxie gréco-russe.  Les  formes  religieuses,  on  l'a  souvent 
répété,  non  sans  exagération,  ont  une  secrète  affinité  avec 
les  formes  politiques.  Par  sa  concentration  et  sa  hiérar- 
chie, par  son  esprit  d'obéissance  et  la  puissance  dont  il  a 
revêtu  son  chef,  le  catholicisme  tend  à  l'autorité,  à  la  cen- 
Iralisiilioii.  à  la  monarchie.  Par  la  foi  individuelle  et  l'es- 
prit d'examen,  par  la  variété  des  sectes,  le  protestantisme 
mène  plutôt  à  la  liberté,  à  la  décentralisation,  au  gouver- 
nement représentatif.  L'Église  orthodoxe  ayant  une  consti- 
tution mixte,  moins  décidée  dans  l'un  ou  l'autre  sens,  ses 
tendances  spontanées  sont  plus  difficiles  à  saisir.  Elle  sem- 
ble n'avoir  de  parenté  avec  aucune  forme  politique.  Elle  a 
pour  toutes  une  sorte  d'indifférence  qui  lui  permet  de  se 
concilier  aisément  avec  tout  régime  conciliable  avec  l'Evan- 
gile. L'orthodoxie  ne  porte  point  en  elle-même  de  type, 
d'idéal  de  gouvernement  vers  lequel  diriger  les  nations. 
Liberté  ou  despotisme,  république  ou  monarchie,  démo- 
cratie ou  aristocratie,  elle  n'est  impérieusement  poussée 
d'aucun  côté  et  se  plie  à  tout  ce  qui  l'entoure.  Si  elle  n'a 
pas  dans  son  sein  de  principe  de  liberté,  elle  n'a  pas  da- 
vantage de  principe  de  servitude.  Elle  laisse  agir  libre- 
ment le  génie  des  peuples  et  les  causes  historiques;  elle 
Bietec  sur  le  monde  du  dehors  moins  d'influence  qu'il  n'en 
a  sur  elle.  Loin  de  prétendre  à  façonner  l'Etat  à  son 
image,  (die  se  laisse  plu  lui  façonner  à  la  sienne.  C'est  ce 
qui  explique  \<>>  destinées  et  l'organisation  de  l'Église 
russe. 


CHAPITRE   VI 

Pm  relations  de  l'KpIisc  cl   .1--  l'État.  —  Dominent  l.t  •<<n^ti tution  ecclé«ias— 
tique  a  éU  allecl..-  par  l'autocratie.  —  Principales  plias»-*  I    I 
l'ÉgUM  HMW.   —  ModM    MecesMN  .1<-  «...u   jmuv.iu.  in. ni.  I 

l.s/.inliiic.  —   Les  «Icux.   inctropolies.    —  Le    patriarcat.  —    l.c   ptM 
Nikone  et  la  lotte  ÔÊ»  deu\  pouvoir*.  —  l'une  le  Grand  et  l'abolition  .lu 
patriarcat.  —  Le  *  Règlement  spirituel      et  la  suprématie  de  l'Étal.  —  La 
fondation  .lu  i  oollégt  aoclèaiMtiqofl    m  niai  tysoda.  — nomment  l'admi- 
nivlralioii  lyaodtlfl  semble  I» forme détlnitive  .lu  gouvernement 
orthodoxes.        I)u  poiisuir  «lu  Kir  .n  in.ii  i.istique.  —  Bal  il 

que  reiii|icrcur  soi!  1.-  .  le ï  île  |'Li;li«.o?  —  C.iu|.:u.iisoo  avec  l'étranger. 


Dans   l'orthodoxie   orientale,  la  constitution  ecclé.M 
tique  tond  à  se  modeler  sur  la  constitution  politique,  île 

même  que  lai  limitai  des  ftgUam  lendonl  à  m  calquer  sui- 
tes limites  des  Klals.  Ce  sont  là  deux  faits  corrélatifs, 
inhérents  à  la  forme  nationale  des  Eglises  orthodov 
Confinée*  dans  les  frontières  de  l'Etat,  dépourvues  de  chef 
commun  et  de  centre  religieux  étranger,  ces  Églises,  indé- 
pendantes les  unes  des  autres,  sont  plus  ouvertes  à  l'in- 
fluence du  pouvoir  temporel,  plus  accessibles  au  contre- 
coup des  révolutions  de  la  société  laïque.  Avec  une 
hiérarchie  partout  identique  de  prêtres  et  d'évêques,  les 
Eglises  orthodoxes  s'accommodent,  selon  les  temps  ou  les 
lieux,  de  régimes  fort  divers  :  le  mode  de  leur  gouverne- 
ment intérieur  finit  toujours  par  se  mettre  en  harmonie 
avec  le  mode  de  gouvernement  politique.  Le  degré  de  leur 
liberté  est  en  raison  de  la  liberté  civile,  et  la  forme  de  leur 
administration  en  rapport  avec  l'administration  de  l'État. 
Sur  ce  point,  nous  devons  le  rappeler,  on  a  souvent,  en 
Occident,  pris  l'effet  pour  la  cause.  L'asservissement  des 


168  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Eglises  de  rile  grec  a  été  la  conséquence  plutôt  que  le 
principe  de  la  servitude  des  peuples  de  l'est  de  l'Europe. 
En  Russie,  comme  à  Byzance,  c'est  moins  la  dépendance  de 
l'Église  qui  a  créé  l'autocratie,  que  l'autocratie  qui  a  fait 
la  dépendance  de  l'Église. 

L'autocratie,  telle  est  la  clef  de  l'histoire  de  l'Église  russe. 
Yeut-on  en  comprendre  les  destinées  et  la  constitution,  il 
faut  sans  cesse  se  répéter  que  c'est  une  Église  d'État,  et 
d'un  État  autocratique.  Cela  seul  explique  bien  des  ano- 
malies apparentes.  Placée  à  côté  d'un  tsar  omnipotent, 
grandie  à  l'ombre  d'un  pouvoir  illimité,  l'Église  a  dû  se 
faire  à  de  pareilles  conditions  d'existence.  Aucune  religion 
n'eût  échappé  à  cette  nécessité.  L'Église  la  plus  jalouse  de 
sa  liberté,  la  seule  qui  ait  jamais  revendiqué  une  indé- 
pendance absolue,  l'Église  romaine,  n'eût  pu  respirer  impu- 
nément l'air  épais  de  l'atmosphère  autocratique.  On  ne 
conçoit  pas  une  Église  entièrement  libre  dans  un  État  où 
rien  n'est  libre.  Comment  le  spirituel  s'y  émanciperait-il 
du  temporel?  Comment  délimiter  ce  qui  est  à  Dieu  et  ce 
qui  est  a  César,  sous  un  régime  où  César  est  en  droit  de 
tout  exiger? 

L'histoire  de  l'Église  de  Rome  en  fournit  la  preuve.  Les 
papes  ne  se  sont  sentis  pleinement  indépendants  que  lors- 
qu'ils ont  été  affranchie  de  la  sujétion  des  Césars  grecs  ou 
germaniques.  Si  l'on  étudie  les  relations  des  pontifes 
romains  avec  les  empereurs  byzantins,  au  sixième,  au 
septième,  au  huitième  siècle,  on  est  étonné  des  marques 
(l'humilité  auxquelles  sont  obligée  (le  se  courber  les  pré- 
déceeseure  de  Crégoire  VII.  Comme  à  tous  les  sujets  de 
liiiijicrtilor,  il  leur  faut  descendre,  envers  les  Augustes,  aux 
formules  servi  les  de  l'abjecte  étiquette  orientale,  aux  for- 
mules païennes  de  l'idolAlriquc  étiquette  romaine.  Il  leur 
r.ml  appeler  •■  divins  »  les  ordres  qui  leur  viennenl  de  la 
personne  «sacrée  »  du  pactXe<i«,  alors  même  que  eel  héritier 
duprincâpt  romain  n'est  qu'un  usurpateur  sans  autre  droil 
au  IrOne  que  ses  crimes.  Les  plus  grands,  les  plus  saints 


L'ÉGLISE  ET  L'AUTOCRATIE.  169 

des  pontifes,  un  Léon  le  Grand,  on  Grégoire  le  Grand. 
non  contents  de  flatter  les  empereurs,  doivent  faire  leur 
cour  aux  Impératrices  et,  pour  gagner  le  maître,  - 
surer  la  faveur  de*  maîtresses,  les  Augusta;'.  Et  cepen- 
dant, pour  Grégoire  et  mi  luceteeeuri,  l'empereur  est 
loin;  il  ne  trône  pal  au  Palatin  ou  au  Câline,  dans  le  voi- 
sinage du  Lairan;  il  n'est  repréaeaié  en  Italie  que  par  un 
officier  étranger,  l'exarque,  qui  n'habite  même  pan  à  Home. 
Lei  écrivaini  catholique!  liment  à  conaidérer  l'abandon 
delà  Ville  Éternelle  par  lei  emperenri  et  li  chute  de  l'em- 
pire  d'Orient  comme  do  événement!  providentielle  ils  ont 

raison.  L'empereur  lût  demeuré  à  BOOM  ou  1.-  ptpi  l'eûl 

sui\  i  à  Byiance,  que  jamais  la  panante  nVùt  été  la  papanté. 
On  conçoit  mal  un  pape  face  à  far.-  a\« «  un  autocrate* 

Ce  contact  du  pouvoir  ibeolu,  l'Églill  rueec  MM" 

mise  durant  des  lièçlee.  Gemment  toute  m  flonetitutton 
n'en  aurait-elle  pas  été  iffectéef  Bill  M  pOUTait,  i  oinme 
Rome,  se  parer  du  preetige  do  la  roeceeaion  ipoatolique 
ci  s.-  retrancher  dam  le  principal  de  saint  Pierre,  Pille 
L'Église  grecque,  elle  ne  pouvait  prétendre  à  plue  d'indé- 
pendance  que  sa  mère.  Lei  modèles  que  lui  offrait  Bjnnei 

ni  l'excitaient  pas  à  convoiter  une  orgueilleuse  indépen- 
dante. A  l'exemple  de  sa  mèrOj  une  mère  qu'elle  ne  pou- 
vait prétendre  égaler  ni  en  illustration  ni  en  science,  elle 

ne  de\  ait  point  m  montrer  trop  exigeante  en  Jail  delinc 

Ses  premiers  instituteurs  dans  le  christianisme  lui  avaient 

inculqué  la  soumission  iux  puieiancee;  les  mimionmirei 

grecs  lui  avaieid  apporté  les  lois  et  les  règles  de  la  Nou- 
velle Home.  Comment  le  métropolite  de  la  Russie,  long- 
temps suffragant  de  Ryzance,  eùt-il  réclamé  plus  de  fran- 
chises que  le  patriarche  œcuménique?  Pour  Moscou,  comme 
pour  Kief,  Tsargrad.  la  Ville  Royale  du  Rosphore1,  n'étail- 

1.  Yovez  notamment  M.  K.  l.avisse  :  h'tules  Q»  l'histoire  d'Allemagne  : 
l.Yntrée  ni  KèM  de  la  |>apaut<\  Rénêé  otM  D'ii.r  Mon'lc.i.  K>  dfe.  1886. 

•2.  Tsargrad.  la  Ville  Hoyale,  nom  slave  d>-  CoMtaattMplej  c'e>t  à  tort  qu'on 
traduit  parfois  :  «  la  ville  du  tsar  •. 


170  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

elle  pas  le  soleil  vers  lequel  se  tournaient  sans  cesse  les 
yeux  des  orthodoxes?  Or,  à  Tsargrad,  l'autocrator grec,  lit- 
téralement adoré  et  encensé  comme  un  dieu,  était  le  gar- 
dien traditionnel  de  l'union  de  l'Église  et  del'État,  union  qui 
pour  lui,  comme  pour  son  clergé,  revenait  à  la  subordina- 
tion de  l'Église  à  l'État.  L'empire  grec  écroulé,  les  tsars 
russes  devaient  se  regarder  comme  les  héritiers  des  empe- 
reurs d'Orient,  s'en  approprier  l'étiquette  et  les  prétentions, 
avec  une  double  différence  à  l'avantage  de  l'Église  russe. 
Dans  la  sainte  Moscou,  les  murs  du  Kremlin  n'ont  jamais 
été  souillés  par  les  rites  idolàtriques  de  la  cour  byzantine; 
à  Moscou,  les  tsars  ne  naissant  pas  tous  théologiens 
comme  les  empereurs  grecs,  ni  les  Rurikovitch,  ni  les 
Romanof  ne  se  sont,  à  la  façon  des  Comnènes,  ingérés  dans 
les  querelles  de  doctrine  ou  de  discipline.  Respectueux  du 
dogme,  il  leur  suffisait  de  tenir  les  pasteurs  de  l'Église 
dans  leur  dépendance.  Pourvu  que  la  doctrine  demeurât 
intacte,  le  clergé,  de  son  côté,  acceptait  la  subordination 
de  l'Église.  Heureuse  d'être  honorée  par  le  tsar  orthodoxe, 
la  hiérarchie  sentait  moins  la  suprématie  du  trône  qu'elle 
n'en  sentait  la  protection.  Loin  de  se  révolter  contre  le 
pouvoir  suprême,  l'Église  se  faisait  un  mérite  de  se 
montrer  humble  et  soumise,  se  flattant  d'être  fidèle  aux 
antiques  traditions  des  Constantin  et  des  Théodose,  préten- 
dant ainsi  témoigner  son  esprit  de  paix  et  mettre  en  pra- 
tique la  maxime  :  «  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde  ». 
Les  conséquences  du  régime  autocratique  dans  le  gou- 
vernement ecclésiastique  ne  se  sont  manifestées  que  peu  a 
peu.  A\ant  d'occuper  dans  l'Étal  la  place  que  lui  a  marquée 
l'i'-nv  le  Grand,  l'Église  russe  a  passé  par  des  phases  fort 
diverses.  Qette  Église,  dont  toute  la  vie  nous  semble  un 
sommeil  de  neuf  sierles,  ;i  eu  une  existence  active,  vivante, 
souvent  tragique.  A  notre  étonnement,  elle  a  une  histoire 
aussi  remplie  el  aussi  animée  qu'aiieune1.  La  lento  dill'u- 

I     I    i  ;  lini|iii's.  l'uni  plusieurs  fois  écrite,  M.  MOU 

rtvid  !■■  ii' m  -in  !•■'  i  IbU  général  l'avait  ébauchée .  Mgr  Philarètt,  évéque  «le 


PRINCIPALES  PHASES  DE  1/HlsToIRK  DE  L'ÉGLISE.  171 

sion  du  christianisme  dans  les  immenses  plaines  du  Nord, 
parmi  des  peuplades  do  tant  de  races  diverses,  prête  à  ces 
annales  un  charme  égal  à  celui  des  récits  de  la  prédication 
chrétienne  dans  les  forets  de  la  Caule  ou  de  la  Germanie. 
Pour  le  politique,  elles  ont   un  douhk  intérêt  :  au  del. 

l'émancipation  progressive  ile  l'Église  raaaa  risà  vis  de 
l'Église  mère  de  Constautinople;  au  dedans,  l'intimité 
croissante  de  l'autorité  spirituelle  et  du  pouvoir  tempo- 
rel. Cette  marche  parallèle  vers  un  double  objet  donne 
à  l'histoire  ccclésia>ti< | u<-  de  la  Rusefo  BUS  SUIguI 
unité. 

Au  point  de  vue  de  ses  relations  étrangères,  comme  au 
point  de  vue  de  sou  gouvernement  intérieur,  faristf 
de  l'Église  ruaae  Be  partage  en  quatre  phases  :  l'âge  de  la 
complète  dépendance  du  siège  de  Constautinople,  —  la 
période  transitoire  où  l'Église  DOOaeovite  acquiert  peu  à 
peu  son  autonomie, —  enfin,  l'indépendance  ecclésiastique 
définitivement  proclamée,  —  la  période  du  patriarcat, 
puis  celle  du  saint-synode,  qui  dure  encore. 

Pendant  la  première  époque,  les  métropolite*  de  la 
Russie,  Siégeant  à  kieï,  comme  U-s  grands-princes,  aottt 
d'ordinaire  directement  nommés  par  le  patriarche  de  Con- 
stautinople. Souvent  même  ce  sont  des  Orées  étrangère  à  la 
langue  et  aux  mœurs  du  paya.  Bo  dépit  des  tentatises  de 
quelques  Jbtiastt  pour  rompre  cette  sujétion,  l'Église  russe 
n'est  guère  alors  qu'une  province  du  patriarcat  hy/antin. 
Peut-être  un  jour,  l'intluence  russ.-  dominant  sur  le  Bos- 
phore,  verra-t-on  l'inverse  :  des  Slaves  s'a-woir  BUr  le 
trône  patriarcal  de  Photius,  et  les  Ègliaee  grecques  d'Asie 
devenir  vassales  du  Nord. 

Tcheroigof,  en  a  public  un  résumé  substantiel,  traduit  en  allemand  par  le 
If  lilumcnthal  [GetchillUê  der  Kirc/te  Russl<uuU.  1X72);  Mgr  Macaire.  mi 
tropolitc  de  HoMM,  la  racontée  en  un  vaste  ouvrage,  malheureusement 
inachevé,  qui  partout  ferait  honneur  au  clergé  (letortfa  ffcmwfcoï  Tserkvi, 
13  volumes).  Nous  citerons  en  outre  la  savante  histoire  de  M.  Goloubinsky, 
UTétée  encore  aux  époques  primitives,  l'excellent  manuel  de  M.  Znamensk\, 
et,  BO  allemand,  le  livre  déjà  ancien  d<-  Strahl. 


172  LA   RUSSIE  ET  EES  RUSSES. 

L'invasion  des  Talars  et  le  transport  du  centre  politique 
de  la  Russie  des  bords  du  Dniepr  au  bassin  du  Volga  relâ- 
chent, en  les  isolant,  le  lien  de  Byzance  et  de  sa  fille.  Le 
métropolite,  qui  suit  les  grands-princes  à  Vladimir,  puis 
à  Moscou,  est  encore  sufîragant  du  patriarche  grec,  mais 
il  est  de  sang  russe  ;  il  est  élu  par  son  clergé  ou  choisi 
par  le  souverain.  Les  guerres  civiles  des  princes  apanages, 
puis  la  domination  tatare,  lui  garantissent  longtemps  plus 
d'influence  ou  d'indépendance  que  ne  lui  en  eût  laissé 
un  pouvoir  plus  fort.  Comme  les  kniazes  de  Moscou,  les 
métropolites  étaient  confirmés  par  les  khans  mongols. 
La  politique  des  oppresseurs  se  joignait  à  la  piété  des 
princes  nationaux  pour  assurer  les  prérogatives  de  la  hié- 
rarchie ecclésiastique.  Russes  et  Tatars  contribuaient  à 
l'ascendant  d'un  clergé  dont  les  chefs  servaient  d'arbitres 
entre  les  différents  kniazes,  ou  d'avocats  vis-à-vis  de  l'en- 
vahisseur. Il  n'y  avait  qu'un  métropolite  et  il  y  avait  plu- 
sieurs princes.  L'autorité  métropolitaine  s'étendait  plus 
loin  que  le  pouvoir  du  souverain.  Ce  dernier  avait  in- 
térêt à  ménager  le  chef  du  clergé,  à  s'en  faire  un  allié  ou 
un  instrument.  Et,  de  fait,  l'unité  de  la  hiérarchie  a  préparé 
l'unité  politique.  Les  métropolites  peuvent  être  comptés 
au  nombre  des  fondateurs  de  la  Moscovie.  Cet  âge  est 
peut-être  le  plus  glorieux  de  l'Église  russe;  c'est  son  âge 
héroïque;  c'est  l'époque  de  ses  plus  grands  sainls  natio- 
naux :  1rs  Alexandre  Nevski,  les  Alexis,  les  Serge,  l'époque 
de  la  plupart  de  ses  grandes  fondations  monastiques. 

Pendant  que  les  métropolites  de  Moscou  aidaient  à  «ras- 
leinbler  la  terre  russe  »,  une  autre  mélropolie  surgissait  a 
l'ouest,  dans  les  terres  orthodoxes  passées  sous  la  domina- 
tion lithuano-polonaisc.  L'Kglise  se  dédoublait,  comme  la 

Rout  antérieure  à  l'invasion  tatare.  Jaloux  de  posséder 
une  hiérarchie  Indépendante  du  Moscovite  leur  voisin,  les 

princes  Lithuaniens  érigeaient  dans  leurs  Etats,  tour  a 
tour  a  Vil na  et  a  Kief,  une  métropole  rivale  de  Moscou. 
I à    prélats  moscovites  eurent  beau  continuer  à  s'intituler 


LES   DEUX   MKTROI'OLIKS.  173 

métropolites  de  toutes  les  Russies1,  ce  dualisme  dura  jusque 
vers  la  fin  du  dix-septième  aiècie.  Pour  ramener  l'unité 
dans  la  hiérarchie,  il  fallut  la  réunion  de  la  Petite  à  la 
Grande-Russie.    Les    deux    métropoles,    toumiMfl    à  des 

influences  diverses,  se  montrèrent  animées  d'un  esprit  dif- 
férent Kief,  orgueilleuse  de  sa  culture,  dédaignait  la  gros- 
sièreté de  Moscou,  lui  reprochant  son  ignorance  et  §00 
formalisme;  Moscou,  liere  de  son  indépendance,  suspectait 
l'orthodoxie  de  Kief.  En  contact  avec  les  Latins  et  en  lutte 
a\er  L'Union,  la  métropole  occidentale  ■whinsjil  lasenidanl 
des  idées  européennes,  tout  en  faisant  tète  à  la  propagande 
Catholique.    A    Kicl    M    rattachent   plu-»ieiir>    d6t    grande! 

Qgurea  de  rÉgliee  ruase,  an  premier  rang  le  métropolite 
Pierre  Moghila.  D'origine  moldave,  bien  que  aanadontode 
aaag  slave,  Moghila  eet  on  des  grandi  évêquea  de  l'ortho- 
doxie, pour  ne  pas  dire  de  la  chrétienté,  il  evail  étifrd 

Paris  :  l'Orient  doit  à  cet  éltvt  de  la  Sorbonne  la  fanr 
confession  orthodoxe,  acceptée  DOflMBM  régie  de  foi  pal 
patriarches.  Sujet  de  la  Pologne,  Hoghila  i  mérité  d'être 
udé  comme  un  des  précurseurs  de  Pierre  !<•  lirand.  11 
lui  avait,  à  un  deini->ièc|e   «le  distance,  préparé  dei  auxi- 
liaires dans  son  Académie  de  Kiel     Office  à  lui,  lorsque  la 

métropolie  kiévienne  fut  réunie  au  patriarcat  de  Moacott, 
dana  l'Égliae  raaee,  reconatitoee  an  ion  unité,  le  premier 

rôle  appartint  aux  Petits-Kn^ien^.  aux  enfants  de  la 
métropolie  supprimée. 

L'élévation  de  l'autocratie,  au  sortir  dujougtalar,  devail 

diminuer  la  position  de  l'Égliae  :  l'extinction  de  la  maison 
souveraine  lui  redonna,  pour  un  temps,  une  puissance 
nouvelle.  A  travers  aei  rureuffl  bizarres,  h  an  le  Terrible 
avait  abaissé  le  clergé  au^si  bien  tpie  les  bo\ais.  Le 
métropolite  Philippe  avait  pa\e  de  e6u  Siège,  et  peut-être 

1.  Ivan  kalita,  qui  prit,  k  premier,  la  titre  de  craint-prince  Je  tuules  les 
Russies,  ae  lit  peulèlro  en  cela.  Béton  l'historien  licstoujef  Hiuuuiine,  iju'iuii- 
ter  les  métropolite* 

2,  Vou/.  Mgl  Macaiie:  hturiia  Ilutisskuï  Tserkvi.  t.  XI,  7f  partie. 


174  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  sa  vie,  ses  remontrances  à  Ivan.  Aujourd'hui  la  châsse 
d'argent  du  saint  évêque  occupe,  selon  l'usage  oriental, 
un  des  quatre  angles  de  la  cathédrale  de  Moscou  (ce  sont 
les  places  d'honneur);  et  les  souverains  de  la  Russie 
vont  baiser  les  reliques  de  la  victime  du  tsar.  Le  métropo- 
lite, chef  unique  de  l'Église  moscovite,  était  déjà  un  per- 
sonnage bien  considérable  en  face  d'un  autocrate.  Il  fut 
remplacé  par  un  prélat  pourvu  d'un  titre  plus  imposant  et 
de  plus  hautes  prérogatives.  En  1589,  au  lendemain  de  la 
mort  du  prince  qui  avait  le  plus  violenté  le  clergé,  sous  le 
fils  du  Terrible,  la  Russie  demanda  un  patriarche.  L'initia- 
tive de  cette  innovation  ne  vint  pas  d'un  tsar,  elle  vint  des 
calculs  d'un  homme  qui,  devant  la  fin  prochaine  de  la 
famille  régnante,  rêvait  le  pouvoir  suprême.  Le  patriarcat 
fut  établi  à  la  même  époque  et  sous  la  même  influence 
que  le  servage.  Par  l'une  de  ces  deux  mesures,  Boris 
Godounof  cherchait  l'appui  de  la  noblesse,  par  l'autre 
l'appui  du  clergé.  Les  motifs  étaient  honorables  pour  la 
Russie  :  il  s'agissait  de  l'émanciper  de  toute  suprématie 
religieuse  étrangère,  de  mettre  la  chaire  de  Moscou  sur  le 
même  rang  que  les  vieilles  métropoles  ecclésiastiques 
de  l'Orient.  Les  prétextes  étaient  plausibles  :  la  Moscovie, 
démesurément  agrandie  sous  les  derniers  tsars,  était  trop 
vaste  pour  que  son  Église  pût  être  gouvernée  des  rives  du 
Bosphore;  Conslantinople  était  tombée  sous  le  joug  des 
Turcs  et  son  patriarche  sous  la  dépendance  du  suiian. 
L'empire  russe  n'était  pas  seulement  le  plus  grand  des 
Liais  orthodoxes,  il  était  le  seul  libre  de  toute  domination 
étrangère  :  ae  semblait-il  pas  naturel  que  l'indépendance 

ecclésiasli(|iie  suivit  l'indépendance  politique? 

La  création  du  patriarcat)  commet  un  siècle  plue  tôt,  la 
mariage  divan  m  avec  l'héritière  «les  empereurs  d'Orient, 
cachait-elle  de  lointaine!  visées?  Les  Russes  entrevoyaient* 
ils  1,1  possibilité  de  Biiccéder  sui  Grecs  dans  leur  ancienne 
suprématie  religieuse  et  politique?  Od  ae  saurait  l'affir- 
mer :  les  peuples,  les  princes  mêmes, en  pareil  cas,  obéis* 


LE  PATRIARCAT  DK   M<)S«  175 

sent  d'ordinaire  à  un  vague  instinct.  Toujours  est-il  qu'en 
faisant  conférer  a  son  Église,  si  longtemps  vassale  de 
Byzance,  la  suprême  dignité  ecclésiastique,  Godounof  con- 
tinuaitrœuvre  des  Ivan  s'appropriant,  a\. •<•  le  titre  de  tsar, 
l'aigle  impériale.  C'était  le  second  acte  du  transfert  de  l'hé- 
ritage gréco-romain  de  Constantinople  à  Moscou.  Moscou 
était  la  troisième  Rome.  La  défection  de  la  vieille  Home, 
en  rupture  avec  l'orthodoxie,  justifiait  l'érection  du  patriar- 
cat moscovite.  La  place  laissée  \  acuité  par  le  pape  était 
occupée  par  le  pontife  russe.  Kl,  comme  I»  Mtesksi  BOSBC 
avait  lUCCédé  à  l'ancienne,  la  troisième  ne  pou\ait-ell. 
supplanter    la   seconde,    profanée    par   le    Musulman,  et 

détenir,  à  son  tour,  la  tête  de  l'orthodoxie  l  !>«■  pareilles 
perspective!   semblaient   peu    faites    pour    disposer   le 

patriarcat  de  Constantinople  à  l'érection    d'un  patriarcal 

rival.  Moins  faibles  ou  moins  besogneux,  les  hiérarques 
orientaux  ne  M  lussent    pas  SOSSJ  facilement   prêtés  SOI 

désira  du  tsar  Péodor  et  du   graneVboyar  OodounoT  Le 

patriarche  Jérémie.  venu  en  Russie  pour  chercher  Bat 
aumônes,  consentit  à  toutes  les  demandes  rnjl  -.  I.  pré- 
lat byzantin  eût  même  volontiers  échangé  BOB   pré 

liège  de  Constantinople,  acheté  au  Sérail,  contre  l'opulente 

Église  de  Moscou,  u  semble  que  les  Russes  eussent  eu 

avantage  à  faire  asseoir  sur  la  chaire  nouvelle  le  patriar- 
che œcuménique,  le  chef  traditionnel  de  l'orthodoxie.  <io- 
dounof  avait  d'autres  vues;  pour  ses  desseins  personnels 
l'usurpateur  avait  besoin  d'un  Russe.  In  Russe,  Job,  fut 
sacré  patriarche1. 

Le  patriarcat  moscovite  eut  un  caractère  strictement 
national;  sa  juridiction  ne  s'étendit  qu'avec  les  limites  poli- 
tiques de  l'empire.  C'était  aux  évèques  russes,  rassemblés 
en  concile,  de  nommer  leur  chef;  ils  choisissaient  trois 
noms,  entre  lesquels  le  sort  devait  décider.  Les  préroga- 
tives du    patriarche    restèrent,   au   fond,   les  mêmes   que 

1.  Voyei  M.  Eiib    M.  de  Vogué  :  Histoires  orientales. 


176  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

celles  du  métropolite  :  il  fat  seulement  entouré  de  plus 
d'hommages.  Comme  le  métropolite,  le  patriarche  était  le 
chef  de  la  justice  ecclésiastique,  et  cette  justice  d'Église, 
outre  les  affaires  du  clergé  et  les  causes  de  mariage,  em- 
brassa, jusqu'à  Pierre  le  Grand,  les  causes  de  succession.  A 
l'entretien  du  suprême  pontife  étaient  affectés  les  revenus 
de  riches  couvents  et  de  vastes  domaines.  Sa  maison  était 
modelée  sur  celle  du  tsar;  comme  le  tsar,  il  avait  sa  cour, 
ses  boyars,  ses  grands-officiers  ;  il  avait  ses  tribunaux,  ses 
chambres  financières,  ses  administrations.  C'était  une  sorte 
de  souverain  spirituel. 

A  l'Église,  l'institution  d'un  patriarche  revêtu  de  tels 
privilèges  donna  plus  d'éclat  que  de  garanties  d'indépen- 
dance. En  coupant  le  lien  qui  la  rattachait  à  la  juridiction 
de  Constantinople,  le  patriarcat  accrut  l'isolement  de  la 
hiérarchie  russe,  la  laissant,  par  là,  plus  exposée  aux  entre- 
prises du  pouvoir  civil.  Affranchi  de  toute  autorité  étran- 
gère, le  clergé  moscovite  n'eut  plus  à  l'étranger  de  recours 
contre  l'autorité  des  tsars.  N'ayant  au  dehors  ni  supérieur, 
ni  sujets  spirituels,  le  patriarche  restait  sans  appui  du 
dehors,  enfermé  dans  les  limites  de  l'empire,  face  à  face 
avec  l'autocrate.  L'autocratie  devait  tôt  ou  lard  réduire  les 
privilèges  du  patriarcat  ou  supprimer  le  patriarche,  comme 
un  contrepoids  incommode.  Une  pareille  dignité,  dans  de 
telles  conditions,  ne  pouvait  avoir  longue  vie  :  elle  ne  dura 
guère  plus  d'un  siècle  (1589-1700). 

La  situation  d'où  était  sorti  le  patriarcat  lui  donna 
d'abord  un  grand  rôle.  La  forte organisation  de  son  Église, 
au  moment  de  l'affaiblissement  de  son  gouvernement  civil, 

lui  pour  la  llussir  une  chance  heureuse.  C'était,  (lisent  ses 

historiens  ecclésiastiques,  une  précaution  providentielle* 
Institué  a  li  veille  dé  l'extinction  de  la  maison  Isarienno 
du  sang  de  Rurik,  le  patriarcat  traversa  l'anarchie  «les 
usurpateurs  si  présida  à  l'établissemenl  des  RomanoL 
Durant  la  première  période,  il  aida  A  sauver  la  Russie  de 

la  dissolution    Intérieure  OU   de.  la  domination  étrangère 


LE  PATRIARCAT  DE  MOSCOU.  177 

Durant  la  seconde,  il  contribua  largement  a  donner  au 
règne  réparateur  des  premier^  Romanof  le  caractère  reli- 
gieux et  paternel  qui,  dam  l'histoire  de  la  Russie,  en  l'ait 
une  sorte  d'âge  d'or. 

Les  dix  patriarches  (le  Moscou  forment  comme  une  dy- 
nastie ponlilicaledont  l'existence  est  remplie  d'alternatives 
de  grandeur  el  de  chute.  Le  patriarche  Job  est  le  principal 
promoteur  de  l'élection  au  trône  de  Boril  Godounofj  il  est 
chassé  de  son  liège  pu  le  lam  Dmitri.  Le  patriarche  H  nr- 
mogène,  déjà  octogénaire,  soulève  le  peuple  contre  les 

Polonais    campés   daM    MOSCOU;    arrêté   par   le    parti  des 

étrangers,  il  meurt  de  faim  dani  si  prison.  Sous  Michel  Bo- 
manof,  c'est  le  père  du  tsar,  le  patriarche  Philarète,  qui 
gouverne;  c'est  lui  qui  rétablit  l'autocratie  si  est  le  mi 
fondateur  de  la  dynastie.  Les  actes  publics  portent  le  nom 

du  patriarche  à  côté  de  celui  du  tsar.  Le  dimanche  des 

Hameaux,  quand  le  patriarche,   monté  sur  une  in 
figure  l'entrée  du  Sauveur  A  Jérusalem,  le  tsar  en  per- 
sonne tient  la  bride  de  si  monture.  Soui  Alexis,  c'i  il  un 

patriarche,  Nikone,  qui  a  la  principale  part   à  la  conduite 

des  affaires;  c'esl  lui  qui  «lé-ci. le  la  réunion  de  l'Ukraine  et 
la  soumission  des  Cosaques.  Le  pontifical  de  Nikone  marque 
le  point  culminant  de  l'Église  russe  el  ls  crise  de  son 
histoire.  Ce  tils  du  peuple,  arraché  à  un  couvent  du  lac 
Blanc,  est  peut-être  le  plus  grand  homme  qu'ail  produit 
la  Russie  avant  Pierre  le  Grand.  Sa  puissance,  odieuse  aux 
hoyars,  tourna  à  l'abaissement  de  son  siège,  el  la  plus  sage 
.le  ses  réformes,  la  correction  «le-  livres  liturgiques,  au 
déchirement  de  son  Èglie 

Nikone  est  le  Thomas  Becket  de  l'orthodoxie  moscovite. 
Sous  son  pontificat,  la  Russie  assiste,  pour  la  première  et 
pour  la  dernière  t'ois,  à  ce  vieux  duel  du  sacerdoce  et  de 
l'empire  que  M.  de  Bismarck  faisait  un  jour  remonter  à 
Calchas  el  à  Agamemnon.  Avec  Nikone,  l'autorité  ecclésias- 
tique, à  l'apogée  de  la  puissance,  entre  un  moment  en 
conflit  avec  le  pouvoir  civil.  Celte  tentative,  unique  dans 
m.  11 


178  LA  RUSSIK  ET  LES  RUSSES. 

l'histoire  russe,  a  été  sévèrement  appréciée  par  la  plupart 
des  historiens  nationaux.  Le  personnage  et  les  idées  de 
Nikone  leur  sont  tellement  étrangers  qu'ils  ont  peine  à 
comprendre  l'homme  et  à  juger  ses  actes.  Ecclésiastiques 
ou  laïcs,  la  plupart  sont  portés  à  ne  voir,  dans  les  reven- 
dications du  patriarche,  que  l'orgueil  d'un  homme  et  l'es- 
prit de  domination  d'un  prélat.  Ils  l'accusent  d'avoir  voulu 
mettre  en  antagonisme  le  chef  de  l'Église  et  le  chef  de 
l'État;  ils  lui  reprochent  d'avoir  imité  les  procédés  du  pon- 
tife romain  et  tenté  de  s'ériger  en  pape  russe.  Le  fait  est 
que  Nikone  reste  une  figure  sans  analogue  en  Orient. 
On  ne  s'attend  pas  à  rencontrer,  chez  un  prélat  moscovite, 
une  telle  confiance  dans  les  droits  de  l'Église,  une  telle 
conscience  de  la  dignité  épiscopale1. 

Homme  fort  supérieur  à  son  temps  ou  à  son  pays,  ennemi 
de  l'ignorance  et  de  la  superstition,  presque  aussi  remar- 
quable par  l'étendue  des  connaissances  que  par  l'indé- 
pendance du  caractère,  Nikone  est  un  objet  d'étonnement 
dans  un  pays  comme  la  Russie,  un  quart  de  siècle  avant 
Pierre  le  Grand.  On  dirait  d'un  prélat  d'Occident,  transporté 
des  monastères  de  Rome  sur  la  chaire  patriarcale  de 
.Moscou.  Sa  science  ecclésiastique,  ses  prétentions  mêmes 
feraient  croire  que  les  couvents  de  la  Russie  notaient  pas 
aussi  fermés  aux  idées  de  l'Europe  et  aux  influences  latines 
qu'on  se  l'imagine  d'ordinaire.  On  retrouve  chez  lui  toute 
la  théorie  scolastique  des  deux  pouvoirs.  Celle  théorie,  le 
prélat  moscovite  l'expose  avec  les  formules  H  les  méta- 

I.  Cm)  .(  un  ànghifj  v\.  Palmor,  que  l'on  doit  l'ouvrage  If  plui  contidé 
rable  et  !<•  plue  cuiiaui  -ni  Nikone  [The  patriarch  and  thr  tsar,  6  vols. 
1871  |876)<  Ptlmer,  plai  pauégyriatc  peut  être  qu'hietorien,  ;i  traduit,  sur 
bm  copie  dea  manuacrita  originaux,  l«,v  Répliquée  (Vourajénna)  du  par 
i,M|l  \,,-  au \  i .usa i -,  bch  iiilvciMiiris.  o  (Idcuineni  capital  n'oel  tnalheurouea* 
Ml. ni  connu  que  par  cette  traduction  anglaiacj  la  nardieaae  des  Répliquée  de 
Nikone  aal  loue  que  le  texte  raaae  riaqne  >i  attendre  longtemps  d'être  imprimé* 

i  l'ouvrage  da  Palm "  puai  comparer,  dam  nu  autre   sens,  ceux  * i « ■ 

i-  Mikballovekl  (1863),  de  m  Habbenei  (1883  1884),  le  tome  XI  de  l'Histoire 
,i,-  (tuerie  Me  Botoviei  ei  le  tome  mi  de  YHUloire  de  VEqUh  rtt»M  de 
\l.i     M.ituin-. 


LE   PATRIARCAT   BT   L'AUTOCRATIE.  179 

phores  classiques  «le  notre  moyen  âge.  Il  invoque,  tour  à 
tour,  les  deux  glaives  dont  l'un  frappe  les  malfaiteurs  et 
dont  l'autre  ■  lie  les  âmes  :  les  dem  luminaires  dont 
l'un,  le  plus  grand,  luit  dans  le  jour,  éclairant  l'esprit;  dont 
l'autre,  le  plus  petit,  brille  dans  la  nuit,  éclairant  les  corps1. 
Tout  en  proclamant,  avec  les  théologiens  de  l'Occident,  la 
prééminence  du  pouvoir  spirituel,  il  déclare  que  les  deoi 
pouvoirs  sont  nécessaires  l'un  «à  l'autre  et  qu'en  ce  sens 
aucun  des  deux  n'es!  supérieurs  chacun  d'euji  tenant  son 

autorité  de  Dieu.  Fort  de  cette  distinction,  il  avec 

autant  d'énergie  qu'un  évéque  catholique»  contre  la  supré- 
matie de  l'État  dane  l'Église,  la  traitant  d'aï  qui 
vicie  tout  le  Christianisme,  anatbématieant  Pitirimc  et  les 
prélats  disposés  à  b'j  soumettre.  Dana  ses  répliquée  écrites 
en  1863,  ce  contemporain  de  Bossuet  proteste  hautement 
contre  l'idée  que  l'administration  des  afl       -          liaati- 
(|u»'s  ait  nu  lui  •'•ire  conférée  par  le  taar.    Ce  que  vous  d 
là,  répond-il  au  boyar  Strechnef,  n'est  qu'un  horrible  blas- 
phème. Ne  savez-vous  point  que  la  sublime  autorité  du 
sacerdoce,  nous  ne  la  recevons   ni  dr*  rois  m  des  eu 
reurs,  tandis  qu'au  contraire  c'est  du  Bacerdoce  que  i 
qui  gouvernent  reçoivent  l'onction  pour  l'empire,  Par  là 

même,  il  est  clair  que  le  sacerdoce  est  une  chOSC  bien  plus 
grande  que  la  royauté.  •  Kl  l'inflexible  patriarche  insiste, 
demandant  quel  pouvoir  il  tient  du  Uar:  rappelant  que 
l'homme  orné  du  diadème  est  lui-même  soumis  à  l'auto- 
rité du  sacerdoce;  jetant  à  la  face  de  SOS  adversaires  ce 
canon  suranné  :  «  Celui  qui  reçoit  ni  du  pouvoir 

civil  doit  être  déposé  ». 

C'était  là  un  langage  auquel  n'était  pas  habitué  le  Krem- 
lin. Nikone  paya  son  audace  de  son  siège  patriarcal.  — 
«  Quoi  de  plus  inique,  avait-il  «lit,  qu'un  tsar  jugeant  les 
évêques  et  s'arrogeant  un  pouvoir  que  Dieu  ne  lui  a  pas 
conféré?  »  Le  tsar  Alexis,  homme  religieux  et  timoré,  n'eut 

1.  Un.  l'aimer  :  TkêMtptÙM  <>/'  the  hvtnbtë  Sthttt.  QjMtt;  xxn; 


180  LA  RUSSIE  ET  LES   RUSSES. 

garde  de  juger  en  personne  le  patriarche.  Il  laissa  ses 
boyars,  les  ennemis  de  Nikone,  le  traduire  devant  un  con- 
cile, qui  finit  par  le  condamner  et  le  déposer.  Longtemps 
tout-puissant,  grâce  à  son  ascendant  personnel  sur  le  pieux 
tsar,  Nikone  fut  perdu  du  jour  où  les  intrigues  de  ses  ad- 
versaires réussirent  à  l'empêcher  de  communiquer  avec 
Alexis.  Il  éprouva  qu'en  Russie,  dans  l'Église  comme  dans 
l'État,  rien  ne  résiste,  quand  l'appui  de  l'autocrate  vient  à 
manquer.  Dépouillé  de  la  dignité  patriarcale,  exilé  dans 
un  couvent  des  bords  du  lac  Blanc,  l'unique  faveur  qu'il 
obtint  du  tsar  fut  de  rentrer  au  monastère  de  la  Nouvelle 
Jérusalem,  érigé  par  lui  au  nord  de  Moscou.  Il  mourut 
avant  d'en  avoir  atteint  les  portes.  Le  grand  patriarche  y 
repose  aujourd'hui  dans  une  tombe  délaissée.  Les  paysans 
qui  viennent,  en  pèlerins,  à  la  Nouvelle  Jérusalem  vénérer 
le  fac-similé  du  Saint-Sépulcre  et  du  Calvaire,  dessiné  par 
Nikone,  ne  baisent  point  la  dalle  qui  recouvre  ses  os. 
Frappé  au  service  de  Rome,  il  eût  eu,  en  tombant,  les  hon- 
neurs de  l'apothéose  chrétienne.  Dans  la  Russie  orthodoxe, 
son  inflexi'ble  revendication  des  droits  de  l'Église  ne  lui  a 
pas  seulement  coûté  le  béret  blanc  de  patriarche,  mais 
l'auréole  de  saint. 

Telle  fut  la  fin  de  ce  duel  disproportionné  entre  deux 
pouvoirs  trop  manifestement  inégaux  pour  que  le  combat 
pût  être  long,  ou  l'issue  douteuse.  Sur  le  sol  autocratique, 
il  était  interdit  au  sacerdoce  d'entrer  en  lutte  avec  l'em- 
pire. Toute  querelle  des  investitures  aboutissait  fatalement 
à  la  défaite  de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  isolée  dans 
l'empire,  sansrecoursau  dehors,  sans  foi  en  sa  propre  force. 
Le  champion  de  l'Église  devait  être  abandonné  du  clergé 
;nissi  bien  que  des  laies.  L'épisCOpal  (levait  sacrifier  l'allier 
défenseur  de  sa  dignité,  et  l'Église  russe  renier  son  patri- 
arche. Les  Eglises  orientales,  résignées  ,'i  Imites  les  humi- 
liations, vouées  par  h' joug  turc  à  une  éternelle  mendicité, 
«le\  .lient    elles-mêmes    subir    les    décisions   d'un   concile 

.dde  nu  isar  orthodoxe.  Pour  que  la  leçon  fût  com- 


LE   PATRIARCAT  KT   I/ÀUTOCRATIK.  181 

plète,  rabaissement  du  patriarcat  eut  lieu  sous  un  ami  du 
patriarche,  sous  un  prince  dévot  et  scrupuleux,  que  sa  piété 
eût  arrêté  devant  les  résistance!  de  l'épiscopat,  si  l'Église 
eût  adhéré  à  son  chef.  Après  un  pareil  exemple,  on  com- 
prend que  Nikone  n'ait  pas  trotné  d'imitateurs.  Le  savant 
patriarche  avait  beau  citer  lei  anciens  canons,  il  s'était 
trompé  de  pays  e{  d'Kglise.  La  constitution  eeelésiastique 
de  la  Russie  le  condamnait  presque  autant  que  la  consti- 
tution politique.  Le  personnage  qu'il  avait  osé  Jouer  ne 

convenaitpasa  une  Kgiise  essentiellement  national.-.  Dani 
l'Église  russe,  comme  s'en  plaignail  rainement  Nikone,  la 
grâce  du  Saint-Eaprit  ne  pouvait  agir  que  par  oukaze  du 

tsar'. 

La  défaite  de  Nikone  établit  délinitivcnient  la  suprématie 
de  l'État  dans    l'Église.    La   chaire  de    Moscou   reçut  de   la 

chute  du  plus  grand  de  aea  pontiffea  nn  ébranlement  dont 

elle  ne  se  remit  point:  la  déposition  du  patriarche  prépara 
l'abolition  du  patriarcat.  Le  schisme,  le  raskol,  qui  repous- 
sait h»  rétorma  liturgique  de  Nikone»  dépouilla  l'Église  offi- 
cielle de  son  influence  sur  une  grande  partie  de  la  nation. 
En  ayant,  pour  lutter  contre  les  sectaires,  reOOUM  au  pou- 
voir civil,  la  hiérarchie  ne  fit  que  s'en  rendre  plus  dépen- 
dante; l'appui  qu'elle  perdait  dans  le  peuple,  elle  fut  obligée 
de  le  chercher  auprès  du  trône.  A  ce  point  de  vue,  la  posi- 
tion de  l'Eglise  russe  n'était  point  sans  ressemblance  avec 
celle  de  l'Église  anglicane,  vers  la  même  époque,  vis-à-vis 
des  sectes  puritaines.  Lorsqu'elle  fut  supprimée  par  Pierre 
le  Grand]  l'autorité  patriarcale  était  déjà  en  décadence. 

Le  patriarcal  était  affaibli,  il  parut  encore  entouré  de 
trop  de  prestige  au  rénovateur  de  la  Russie.  L'abolition  du 


1.  l'aimer.  The  rtpUtt  «/'  the  humble  Sikon,  p.  206.  —  On  a  quelquefois 
■Otpeeté  Nikone  de  penchants  mts  Home.  Cela  semble  erroné.  Loin  d'avoir 
fait  appel  au  pape.  Nikone  traite  ses  adwr-aires  de  papi-tes.  Malgré  cela,  le 
patriarche  nttM  D  l  goèn  rencontré  de  sympathies  qu'en  dehors  de  la  Russie, 
parmi  les  catholique-. 


182  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

trône  patriarcal  devait  être  une  des  réformes  de  Pierre  le 
Grand  :  c'était  la  condition  de  la  durée  des  autres.  Le  pa- 
triarcat représentait  les  vieilles  traditions,  l'esprit  conser- 
vateur hostile  aux  étrangers  et  aux  mœurs  étrangères. 
L'Église  était  naturellement  trop  opposée  aux  innovations 
pour  que  le  réformateur  lui  laissât  une  constitution  aussi 
forte.  On  connaît  le  propos  du  malheureux  tsarévitch 
Alexis  :  «  Je  dirai  un  mot  aux  évêques,  qui  le  rediront  aux 
prêtres,  lesquels  le  répéteront  au  peuple,  et  tout  reviendra 
à  l'ordre  ancien  ».  Pierre  savait  les  encouragements  donnés 
dans  le  clergé  aux  projets  réactionnaires  de  son  fils.  Petit- 
fils  d'un  patriarche,  il  se  souvenait  du  pouvoir  exercé  par 
son  bisaïeul,  Philarète,  sous  le  nom  du  tsar  Michel  ;  il  se 
rappelait  les  embarras  qu'avait  donnés  à  son  père  Alexis 
la  déposition  de  Nikone.  Pierre  Ifir  n'était  pas  homme  à 
admettre  la  théorie  scolastique  des  deux  astres  qui  éclai- 
rent les  peuples  d'une  lumière  indépendante;  ce  n'étaient 
point  de  pareilles  leçons  qu'il  avait  rapportées  de  l'Europe 
du  dix-huitième  siècle. 

La  suppression  du  patriarcat  fut  un  des  effets  de  l'imita- 
tion de  l'Occident.  Ne  pouvant,  comme  à  la  guerre  ou  dans 
l'administration,  y  employer  des  étrangers,  Pierre  se  servit, 
pour  la  réforme  de  l'Église,  de  Petits-Russiens  élevés  à 
l'académie  de  Kief,  au  contact  de  l'Europe.  La  réforme  ecclé- 
siastique se  fit  sous  une  inspiration  occidentale,  en  partie 
sous  une  inspiration  protestante.  C'était  l'époque  où  les 
souverains  réformés  et  luthériens  montraient  le  moins 
d'égards  pour  l'Église,  où,  presque  partout,  le  pouvoir  civil 
s'ingérail  sans  scrupules  dans  les  affaires  ecclésiastiques. 
Les  voyages  du  tsar,  les  exemples  de  l'Angleterre,  de  là 
Suèd<\  de  la  Hollande,  de  certains  Êtàts  de  l'Allemagne,  ne 
furent  probablement  pas  étrangers  à  la  nouvelle  constitu- 
tion de  l'Église  russe.  La  France  elle-même  y  contribua 
d'une  manière  indirecte.  Le  remplacement  d'un  chef  unique 
par  une  assemblée  ne  fut  point,  dans  l'œuvre  de  Pierre  le 

i,i. nul.  un  acte  isolé,  spécial  à  l'Kglise;  c'était   un  plan  gô- 


SUPPRESSION  DO  PATRIARCAT.  183 

aérai,  un  système  alors  en  vogue  en  Occident,  particuliè- 
rement en  France,  où  les  minisires  de  Louis  XIV  cédaienl 
la  place  aui  conseils  de  la  Régence.  rHerres'était  approprié 
cette  innovation;  au  retour  de  son  second  voyage,  il  sub- 
stitua partout,  aux  dignités  <  '  par  an  seul  homme, 
.h-s  collèges  composés  de  plusieurs  membres.  !>'•  l'admi- 
nistration de  l'État,  il  transporta  ce  système  I  l'administra- 
tion de  l'Église.  Le  Saint-Synode  russe  n'eu!  point  d'autre 
origine,  et,  pendant  quelques  semaines,  il  ports  le  titre  de 

Coltiljr  Sjjiriturl. 

Pierre  lui-même,  au   début  de  SOU      Règlement  spiri 
tuel  '    ,  assimile  le  collège  ecclésiastique  soi  autres  col- 
B,  déjà  établis  par  lui.  (Tétaient,  <-n  effet,  des  intitu- 
lions analogues,  taillées  sur  le  môme  patron  :  on  j  sent  le 
même  esprit;  on  j  retrouve  les  mêmes  la  même 

procédure.  Comme  tous  les  grands  révolutionnaires,  Pierre, 
le  plus  pratique  des  réformateurs,  s\  si  id  montré  épr 
logique  etde  symétrie.  Il  s'est  plu  à  façonner  toutes  cfa 
suivant  les  mêmes  maximes,  modelant  l'Étal  et  l'Église 
d'après  des  principes  Identiques,  les  l'aidant  de  force  rentrer 
dans  le  même  moule,  sans  souci  des  traditions  el  des  cou- 
tumes. Dans  son  Règlement  spirituel,  écrit  pour  lui  par 
un  évêque,  il  ne  se  demande  pas  quelles  sont  les  institu- 
tions les  plus  conformes  à  l'esprit  ecclésiastique  ou  A  l'en- 
seignement de  l'Égli  c  nue  sorte  de  rationalisme 
inconscient,  il  recherche  uniquement  quel  est  le  meilleur 
mode  d'administration.  Et  il  prouve,  par  de  longues  déduc- 
tions, que  c'est  la  forme  collégiale,  le  gouvernement  d'un 
seul  étant  sujet  à  des  erreurs,  a  des  partis  pris,  à  des  pas- 
sions. Ce  qu'il  j  a  de  singulier,  c'est  que  les  auteurs  du 
Règlement  D*onl  pas  un  instant  l'idée  que  tout  ce  qu'ils 


1.  Le  Règlement  spirituel  (Doukhovnyi  Heylament),  rédigé,  sous  l'inspira- 
tion du  tsar,  par  Iheophane  I'rokopovilch,  est  demeuré  le  code  ecclésiastique 
.If  l'empire,  le  texte  nuée,  accompagné  d'une  traduction  française  et  d'une 
ancienne  \cr<ioii  latin.-,  m  |  été  imprimé  a  Paris,  en  1874,  par  les  soins  du 
F.  Tondini. 


184  LA   RUSSIE  ET   LES   RUSSES. 

disent  de  l'Église  et  de  l'autorité  patriarcale  s'appliquerait 
aussi  bien  à  lÉtat  et  à  l'autocratie. 

La  vérité,  qui  se  trahit  çà  et  là,  c'est  que  l'autocratie 
entend  être  seule.  Elle  veut  être  hors  de  pair;  elle  n'admet 
pas,  à  côté  d'elle,  d'autorité  qui  lui  puisse  être  comparée. 
C'est  précisément  parce  que  l'État  est  une  monarchie  abso- 
lue, et  le  tsar  un  autocrate,  que  l'Église  doit  cesser  d'avoir 
une  constitution  monarchique,  et  le  patriarche  disparaître. 
Entre  l'État  et  l'Église,  entre  le  pouvoir  temporel  et  l'au- 
torité spirituelle,  il  ne  doit  y  avoir  ni  comparaison  ni 
conflit;  et,  pour  cela,  le  meilleur  moyen,  c'est  qu'ils  n'aient 
pas  une  constitution  analogue.  L'autocratie  est  un  soleil 
qui  ne  peut  tolérer  dans  son  ciel  aucun  astre  rival.  Sur  ce 
point,  le  tsar  russe  renchérit  sur  l'autocrator  byzantin. 
Dans  la  Russie  de  Pierre  le  Grand,  il  n'y  a  qu'un  pouvoir 
suprême;  à  côté  du  trône  impérial,  il  n'y  a  pas  de  place 
pour  le  trône  patriarcal.  Le  «  Règlement  »  le  confesse  avec 
une  sorte  de  naïveté  :  il  importe  de  déraciner  l'erreur  po- 
pulaire sur  la  coexistence  de  deux  pouvoirs.  —  «  Le  simple 
peuple,  dit  Pierre  par  l'organe  de  Prokopovitch,  ne  voit 
pas  en  quoi  la  puissance  ecclésiastique  diffère  de  la  puis- 
sance autocratique.  Ébloui  par  la  haute  dignité  et  la  pompe 
du  suprême  pasteur  de  l'Église, il  s'imagine  qu'un  tel  per- 
sonnage est  un  second  souverain,  égal  à  l'autocrate  ou 
môme  supérieur  à  lui;  il  regarde  l'ordre  ecclésiastique 
[dQukhovnyi  tchin)  comme  un  autre  Etat  et  un  meilleur  État 
\yusuwlarttoo).  »  Pierre  touche  ici  à  la  formule  si  souvent 
opposée  au  clergé;  il  ne  veut  pas  que  l'Eglise  forme  un 
Étal  dam  l'Etat.  Pour  lui  en  enlever  la  possibilité,  il  lui 
enlève  son  chef,  craignant  que  la  foule  ne  voie  dans  le 
patriarche  une  sorte  d'empereur  spirituel.  A  l'entendre, 
le  peuple  s'élail  habitué  «  à  considérer,  en  toutes  choses, 
momi  l'autocrate  que  le  pasteur  suprême,  jusqu'à  prendre 
parti  pour  l<-  lecoud  contre  le  premier;  se  figurant  ainsi 

embrasser  la  cause  même  de   Dieu  ■■•    D'après  son  Règle- 
ment, c'esl  donc  bien  un  pouvoir  rival  que  Pierre  renverse 


SUPPRESSION   DU   PATRIARCAT.  185 

en  supprimant  le  patriarcat  Pour  <|u<'  la  liussie  n'ait 
qu'une  tête,  il  décapite  l*Églii 

En  réalité,   ce    qui  recommandait   à  Pierre   le  gouver- 
nemi'iil   synodal,  ce  n'était  |  lupériorilé  théorique, 

laborieusement   démontrée    par    le  Règlement   spirituel, 

c'était  sa  (aiblesae.  Le  grand  tort  «  i  1 1  patriarcat  étail  sa 
force.  Avec  la  constitution  collégiale,  l'Étal,  «lit  le  Règle- 
ment spirituel,  n'a  point  à  redouter  les  trouhh M  et  les  agi- 
tationsqui  1»-  menacent  lorsqu'un  seul  nomme  eal  I  la  tête 
de  l'Église.  L'autocrate  sentait  qu'un  pontife,  chef  de  droit 
de  la  hiérarchie,  en  concentrant  en  ses  mains  loua  lea  pou- 
voirs, devait  être  un  instrument  moins  «  1« »«-i  1 1-  qu'un  synode 
composé  '!«■  membres  nommés  par  le  prince,  séparés  d'opi- 
nions ou  d'intérêts,  et  ne  portant  chacun  qu'une  part  de 
responsabilité,  il  savait  que  fractionner  l'autorité  eeel< 
tique,  c'était  l'affaiblir. 

Dans  sa  jalousie  de  toute   apparence  dfl   pouvoir   rival, 

Pierre,  en  subatituanl  au  patriarche  un  conaeil  de  prélats, 
a  soin  de  ravaler  la  dignité épiacopale.  Il  met  lea  évéqnes 
en  garde  contre  l'orgueil,  il  leur  fait  prêcher  l'humiliti 
Règlement  spirituel,  signé  par  tous  lea  évéquea  de  Etui 

se  plaint  du  faste  indolent  des  évéques;  il  I  soin  de  leur 
rappeler  que,  si  leur  ministère  est  un  honneur,  c'cel  un 
honneur  médiocre, qui  ne  saurai!  à  aucun  titre  s'égaler  à 
la  dignité  du  tsar.  Le  réformateur  est  partout  préoccupé 
d'établir  la  suprématie  du  pouvoir  civil.  Le  souvenir  de 
Nilcone  semble  l'obséder.  Il  n'a  pas  oublié  que  son  père 
Alexis  a  entendu  le  patriarche  exalter  la  sublimité  des 
fonctions  épiscopalea  ans  dépens  de  la  majesté  taarienne. 
Nikone,  à  l'appui  de  son  dire,  avait  cité  les  prières  où 
l'Église  appelait  l'évéquc  image  de  Dieu  :  celte  inconve- 
nante métaphore  a  disparu  du  rituel,  comme  si,  pour  la 
Kussie  orthodoxe,  il  ne  devait  \  a\oir  qu'une  image  de 
Dieu,  le  tsar1. 

1.  Palmer  a  remarqué  que  celte  BxpraMJOO,  iflMgfl  »le  Dieu,  avait  été  sup- 
primée dans  le  rituel  du  MCN  des  tfSqw.  Elle  aurait  également  été  effacée 


186  I.A   RUSSIE   ET   LES  RUSSES. 

Pour  être  faite  dans  l'intérêt  de  l'État,  au  bénéfice  de 
l'autocratie,  la  révolution  opérée  par  Pierre  le  Grand  n'en 
était  pas  moins  facile  à  colorer  de  l'intérêt  de  l'Église. 
Au  nouveau  synode  on  pouvait  découvrir  des  précédents. 
N'était-ce  pas  les  conciles  qui  dans  l'orthodoxie  orientale 
avaient,  de  tout  temps,  exercé  l'autorité  suprême?  D'après 
les  canons,  c'était  aune  assemblée  de  prélats  que,  pendant 
les  vacances  de  la  chaire  patriarcale,  revenait  l'adminis- 
tration ecclésiastique.  Ce  mode  de  gouvernement,  rien  ne 
défendait  de  le  rendre  permanent.  Pour  donner  à  la  nou- 
velle institution  un  caractère  ecclésiastique,  il  suffisait 
d'un  changement  d'étiquette.  Au  nom  de  «  collège  spiri- 
tuel »  il  n'y  avait  qu'à  substituer  un  nom  plus  religieux. 
Pierre  et  Prokopovitch  n'y  manquèrent  point.  Après  avoir 
présenté  le  nouveau  conseil  «  comme  une  sorte  de  synode 
ou  de  sanhédrin  »,  ils  se  déterminèrent  pour  le  premier 
terme;  le  collège  spirituel  prit  définitivement  le  nom  de 
Très  Saint  Synode.  Ses  fondateurs  eurent  soin  de  le  repré- 
senter comme  un  concile  permanent1.  Ils  ne  semblent  pas 
avoir  vu  combien  une  assemblée  d'évêques  et  de  prêtres 
choisis  par  le  tsar  différait  d'un  véritable  concile. 

En  renouvelant  la  constitution  de  l'Église,  Pierre  agis- 
sait en  autocrate.  On  est  frappé  des  précautions  prises  par 
le  tsar  dans  ce  remaniement  de  l'organisation  ecclésias- 
tique. Sa  conduite,  dans  toute  celte  affaire,  contraste  avec 
ses  procédés  habituels.  II  a  recours  à  des  lenteurs,  à  des 
fictions,  à  des  déguisements  étrangers  à  son  caractère. 
C'est  qu'alors  même  qu'il  s'érige  en  arbitre  de  la  hiérarchie, 
Pierre  ne  se  sent  pas  aussi  libre  dans  le  domaine  religieux 
que  sur  le  terrain  politique.  S'il  s'arrange  de  façon  à  deve- 

dcs  édition»  grecques  modernes.  La  formule  «lu  serment  des  évêques  ù  leur 
MCre  a  été  aussi  modifiée  par  Pierre  le  Grand,  \\anl  lui.  les  évéquei  juraient 
de  résister  à  In  pre-sion  du  tsar  plutôt  que  d'exercer  leur  ministère  en  de- 
hors de  leur  diurèse.  Une  pareille  promesse  était  malséante  pour  le  pouvoir 
suprême. 

1.  -  Un  gouvernement  conciliaire  permanent  .  dll  le  Règlement  spirituel: 
pravlénit  tobomoi  VMQdiu  !>•  <  L/OOkejM  dt  janvier  172]  se  sert  de  termes 
analogue*, 


ÉTABLISSEMENT  DU   SAINT-SYNODE  187 

nir  pratiquement  le  chef  de  l'Église,  ce  n'est  point  en  chef 
de  l'Église  qu'il  agit,  ni  encore  moins  qu'il  parle.  Le  pou- 
voir que  l'autocrate  s'arroge  sur  elle,  l'autocrate  cherche  I 
le  dissimuler. 

Le  principal  acte  d'ingérence  des  tsars  dans  l'Église  a 
été  l'établissement  <lu  Saint-Synode.  Ces!  l'usage  le  plus 
extrême,  et,  si  l'on  veut,  l'abus  le  plus  grand  qu'ils  aient 
l'ait  de  leur  pouvoir;  mais,  jusque  dans  l'abus,  on  en  sent 
les  limites.  On  sent,  même  chei  Pierre  le  Grand,  que  l'em- 
pereur n'est  pas  le  mettre  de  l'Église,  comme  11  l'est  de  l'État. 
C'est  le  plus  despote  des  souverains  russes;  lé  plus  enclin 
à  aller  en  tout  au  bout  de  ses  idées  et  de  sa  naissance; 
c'est  le  pius  entier,  le  moins  scrupuleux  des  réformateurs 
qui  accomplit  cette  révolution;  et  il  s'ingénie  à  éfftter  tout 
C6  qui  peut  lui  donner  l'apparence  d'une  révolution.  Ce 
prince,  d'ordinaire  incapable  de  ménagements  et  de  bu- 
teurs calculées,  n'attaque  pas  de  front  la  dignité  qu'il  veut 
détruire.  Avant  de  supprimer  le  patriarcat,  il  habitai 

Russie  à  se  passer  de  patriarche.  Lui.  d'habitude,  si  pit 
comme  si  une  \i.'  ne  pouvait  infBrc  t  ISS  dessein-,  il  pro- 
longe indéfiniment  la  vacance  de  la  chaire  de  Moscou. 
Entre  le  patriarcat  et  le  futur  synode  il  cherche  une  tran- 
sition. Au  patriarche  il  substitue  dans  la  personne  de  Sté- 
phane Iavorski  un  exarque.  Ce  n'est  qu'an  bout  de  vingt 
ans,  lorsque  le  patriarcat  n'est  plus  qu'un  souvenir  histo- 
rique, quand  le  haut  clergé  a  été  renouvelé  et  rempli  de 
Pelits-Russicns  imprégnés  d'un  autre  esprit,  que  Pierre 
déclare  ses  intentions.  I  ne  fois  décidé,  le  monarque  ortho- 
doxe, qui  aime  à  l'entendre  comparer  à  Constantin,  ne  se 
contente  pas  de  décréter  le  remplacement  du  patriarcat 
par  un  synode;  il  ne  dédaigne  point  de  le  faire  approuver 
par  l'épiscopat.  Ce  synode,  il  en  déguise  la  forme;  il  a  soin 
de  lui  donner  un  faux  air  de  concile.  Le  règlement  orga- 
nique qui  détermine  les  fonctions  du  nouveau  pouvoir, 
le  tsar  le  fait  sanctionner  par  les  évêques  et  les  hégou- 
mènes. 


188  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Le  Saint-Synode  institué,  il  ne  suffit  pas  à  Pierre  d'en  faire 
part  aux  autres  branches  de  l'Église  orthodoxe;  il  demande, 
pour  sa  nouvelle  institution,  la  reconnaissance,  on  pour- 
rait dire  la  confirmation  des  patriarches  orientaux.  Que 
lui  pouvaient  répondre  ces  hiérarques  aux  mains  beso- 
gneuses, toujours  tendues  vers  le  nord?  Ils  n'avaient  qu'à 
souscrire  aux  volontés  de  l'unique  prince  orthodoxe.  Leur 
faiblesse  complaisante  laissa  supprimer  le  patriarcat  de 
Moscou,  comme  elle  l'avait  laissé  établir.  Le  Saint-Synode 
fut  reconnu  par  eux  comme  légitime  héritier  du  patriarche 
et  légitime  tête  de  l'Église  russe.  La  pauvreté  des  grands 
sièges  d'Orient,  leur  sujétion  de  l'infidèle,  leur  permettaient 
peu  d'indépendance  vis-à-vis  du  tsar;  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  le  seul  fait  d'être  membre  d'une  Église  œcumé- 
nique, ainsi  que  disent  les  Grecs,  alors  même  que  cette 
Église  affecte  la  forme  nationale,  impose  certaines  restric- 
tions à  l'ingérence  de  l'État.  Il  est  des  mesures  que  l'auto- 
cratie ne  pourrait  décréter  par  oukaze  sans  s'exposer  à  un 
schisme.  Si  loin  que  s'étende  dans  l'Église  le  pouvoir  du 
tsar,  il  rencontre  ainsi  une  double  borne  :  l'une  dans  la  foi 
du  peuple,  l'autre  dans  le  besoin  de  demeurer  en  commu- 
nion avec  les  patriarcats  d'Orient.  Pour  n'être  ni  bien 
hautes  ni  bien  gênantes,  ce  n'en  sout  pas  moins  des  bar- 
rières que  l'omnipotence  impériale  ne  saurait  franchir 
impunément. 

Aux  collèges  administratifs  de  Pierre  le  (ïrand  ont,  sous 
Alexandre  Ier,  succédé  des  ministres  :  le  collège  ecclésiasti- 
que, le  Saint-Synode  a  seul  survécu.  C'est  que  le  tsar,  mal 
inspiré  pour  les  départements  civils,  avait  rencontré  une 
forme  de  gouvernement  adaptée  à  son  Église  et  à  son  épo- 
que, si  bien  que,  en  dépit  de  tous  les  défauts  qu'on  lui  peut 
reprocher,  U-.  Saint-Synode  russe  a  trouvé  au  dehors  des 
imitateurs.  Après  la  mort  de  Pierre,  quelques  personnes 
songèrent  à  rétablir  le  patriarcal  ;  rùl-il  été  relevé  qu'il 
n'eût  pu  rester  debout  11  n'y  a  plus  de  place  en  Russie 
pour  un  psiriarche;à  vrai  dire,  il  n'\  m  aurait  dans  aucun 


ÉTABLISSEMENT   DU  BAMT-6YN0DB.  189 

Etat  moderne.  Quelques  Russes  «le  tendances  slavophiles, 
Ivan  Aksakof  notamment.1,  ont  eu  beau  en  rêver  le  réta- 
blissement, jamais  autocrate  ne  redressera  le  trône  du 
patriarcbe  Nikone.  Une  Russie  <  'institutionnelle  ne  s'en 
soucierait  pas  davantage.  I  ii  parlement  ne  serait  pas,  sur 
ce  point,  moins  jaloux  ou  moins  ombrageux  (jue  l'auto- 
cratie. Si  la  Russie  doit  de  nouveau  avoir  un  patriarche, 
ce  sera  celui  de  Constantinople,  le  patriarche  oecuménique; 
et  encore  les  tsars  ne  toléreraient  an  aussi  encombrant 
personnage  qu'aussi  longtemps  qu'il  serait  indispensable 
à  leur  politique. 

En  détruisant  le  patriarcat,  l'ierre  Alexiévitcb  n'a   fait, 
comme  en  bien  d'autres  choses,  qu'anticiper  sur  les  temps. 

La  création  de  son  Saint-S\  mule,  une  des  plus  contestées  de 
SCI  réformes,  a  été  l'une  des  plus  durables,  Ce  que  ><»n 
Église  lui  pourrait  reprocher,  c'est  moins  la  substitution 
du  gouvernement  de  plusieurs  au  gouvernement  d'un  seul 
que  la  manière  dont  le  principe  Synodal  lill  appliqué  et  la 
composition  du  nouveau  bj  node.  Au  point  de  vue  religieux, 
en  effet,  il  est  difficile  de  contester  que  Pierre  obéit,  sciem- 
ment ou  non.  à  des  influences  prou  stantes.  Élève  de  pro- 
testants étrangers]  son  orthodoxie  avait  pris  une  teinte  cal- 
viniste1. La  composition  de  son  Eteint-Synode) où  de  simples 
prêtres  figurent  a  côté  des  évéques,  révèle  une  tendance 
presbytérienne.  L'esprit  de  la  Réforme  n  passé  sur  le  Règle- 
ment spirituel,  demeuré  le  code  du  clergé.  Les  protestants 
attirés  en  Russie  ne  8*3  sont  pas  trompés,  et  ils  en  ont  fait 
honneur  au  fondateur  du  Saint-Synode,  l'ne  dissertation 
écrite  à  l'occasion  du  mariage  de  l'ierre  III  et  de  la  future 
Catherine  II  apprend  à  l'Allemagne  que  la  religion  russe, 
«  établie  et  purifiée  par  le  glorieux  l'ierre  »,  se  rapproche 
étroitement  du  luthéranisme3.  On  est  tenté  de  se  demander 


I,  \  oy«  la  /■ 

•J.   \u\c/,    par  exemple,    une  étude  (|e  M.  1».  Tsvélaiel  sur  les   |>iote>t. mi- 
en RuMte,  soua  le  gouvernâmes!  da  Sophie,  Rotufc*i  Vmtmki  nov.  188 

3.  Ueligioiieui  Riithenorum  a  glorioswsimfl  Petit  ii^lauiatam  et  purgatain 


190  LA   RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

pourquoi  Pierre  Ier,  ce  grand  admirateur  de  la  Hollande 
et  de  l'Allemagne,  si  enclin  à  les  copier  en  tout,  n'a  pas 
essayé  d'implanter  dans  ses  États  le  protestantisme,  par- 
tout si  commode  aux  princes.  Peut-être  est-ce  uniquement 
qu'il  sentait  que  son  omnipotence  y  échouerait.  Au  lieu 
d'introduire  officiellement  la  Réforme  en  Russie,  il  se  con- 
tenta d'en  faire  pénétrer  l'esprit  dans  l'Église  et  le  clergé. 

Le  remplacement  du  patriarcat  par  un  synode  a  eu  beau 
s'effectuer  sous  des  influences  étrangères,  en  partie  hété- 
rodoxes; il  a  eu  beau  fournir  un  grief  aux  sectaires  et 
rendre  le  raskol  plus  obstiné,  ce  n'en  était  pas  moins,  pour 
la  Russie,  une  révolution  inévitable.  La  substitution,  chez 
les  Églises  nationales,  d'une  autorité  collective  à  une  auto- 
rité unique  était  dans  les  destinées,  sinon  dans  l'esprit  du 
christianisme  oriental.  Comme  l'ensemble  de  l'Église  ortho- 
doxe, chacune  de  ses  Églises  particulières  tend  à  être  gou- 
vernée par  des  assemblées  :  dans  les  membres,  comme 
dans  le  corps  entier,  l'autorité  est  en  train  de  passer  à  une 
représentation  ou  à  une  délégation  multiple. 

Il  y  a  une  autre  cause  de  celte  transformation.  Dans 
l'orthodoxie,  c'est,  en  grande  partie,  à  la  nation,  au  pouvoir 
civil,  qu'il  appartient  de  décider  du  mode  d'administration 
de  l'Église.  Naturellement,  le  gouvernement  ecclésiastique 
tendra  de  plus  en  plus  à  se  mettre  en  harmonie  avec  le 
gouvernement  civil  et  les  habitudes  des  sociétés  modernes. 
Un  a  dit  qu'en  créant  le  Sainl-Synode  Pierre  le  Grand  avait 
fait  une  œuvre  analogue  à  celle  de  Henri  VIII  et  d'Élisa- 
Im  lli  t  ii  Angleterre.  A  part  toutes  les  autres,  il  y  a  cette 
différence,  que  le  catholicisme  grec  comporte,  dans  sa 
constitution,  des  réformes  incompatibles  avec  le  catholi- 
cisme romain. Chez  lui,  l'autorité  administrative  lupréme, 
patriarcal  ou  synode,  a  toujours  été  d'institution  humaine, 
historique;  aucune  ne  peut,  comme  la  papauté,  élever  de 

...  ail  iiokIi.iiii  BVMgvIleo  1  ni iii-r.-i fi.-» m  qtttn  proximd  accedere.  Wilh.  Fwd. 

Luttai    //i>>i;7.  </<•  ftUçiOH»  H'itliriniiiiiii  fioilirriin  (  1  7  'i  -  ■  ) .  Tomlini  i  Règle 

•Ml. 


DU  GOUVERNEMENT  8YNODAL.         191 

prétentions  à  une  origine  divine  et  à  une  durée  éternelle. 
Le  gouvernement  de  l'Église  par  une  assemblée  n'est  point 
particulier  à  la  Hussie  el  au  régime  autocratique.  Les  peu- 
ples orthodoxes,  auxquels  le  dix-neuvième  siècle  a  rendu 
une  existence  indépendante,  ont  adopté  la  même  institu- 
tion. La  Grèce  démocratique,  la  Roumanie  libérale  ont, 
comme  la  Hussie,  mis  à  la  tête  de  leur  Kglise  un  synode. 
l.,i  Serbie  a  également  suivi  l'exemple  ru^e.  Dans  tous 
ces  États,  I  is  détails  de  l'organisation  varient,  le  fond  est 
le  même. 

La  Tonne  synodale  peul  etn  mime  la  forme 

définitive  du  gouvernemenl  des  I  -  lia  -  de  rit  grec  Le  res- 
pect de  leur  antiquité  pourra  préserver  les  patriart 
orientaux  du  sort  de  celui  de  Moscou  :  ils  verront  leur 
autorité  effective  se  réduire  à  une  sorte  de  présidence  du 
conseil  d'administration  de  l'Église,  aujourd'hui  même,  le 
patriarche  de  Constantinople  asl  entouré  d'un  synode  sans 
lequel  il  ne  prend  aucune  mesure  importante,  Dans  toutes 
les  Églises  orthodoxes,  L'ancienne  administration  monar- 
chique par  patriarche,  exarque  ou  métropolite,  doit  gra- 
duellement  céder  la  place  aux  autorités  colledivi 

Il  ne  suit  point  de  là  que  les  Églises  gouvernées  par  un 
synode  doivent  partout  el  toujours  demeurer  dans  une 
•droite  et  perpétuelle  dépendance  de  l'État  La  forme  syno- 
dale n'implique  point  es  elle-même  l'asnrirrisoomont  dos 

Églises,  pas  plus  que  le  patriarcat  n'implique  leur  liberté. 
De  nos  jours  même,  la  comparaison  entre  le  Saint-Synode 

de  Pétersbourg  et  le  patriarche  de  Constantinople  est  peu 
propre  à  faire  regretter  au  clergé  russe  asile  dernière 

dignité.  A  l'étranger,  me  disait  un  Husse  en  rade  de 
Constantinople,  vous  pleurez   volontiers  le  patriarcat  de 

MOSCOU.  Connaissez-vous  celui  du  Phanar?  Quand  nous 
aurions  un  patriarche,  quelles  seraient  les  garanties  de  son 
indépendance?  Votre  grand  patriarche  d'Occident,  le  pape 
romain,  qui  a  des  sujets  spirituels  aux  quatre  coins  du 
globe;  ne  se  trouve  pas  a«»<ez  libre  dans  un  État  libéral; 


192  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

il  ne  voit  de  garanties  pour  sa  liberté  que  dans  la  souve- 
raineté. Que  serait-ce  d'un  patriarche  national,  isolé  en 
face  d'un  autocrate?  Il  lui  faudrait  descendre  au  rang  de 
fonctionnaire  révocable  ou  s'ériger  en  empereur  religieux, 
en  mikado.  Vous  plaignez,  en  Occident,  la  servitude  de 
notre  Église,  et,  quant  à  l'Église  de  Turquie,  vous  lui  trou- 
vez assez  de  liberté  pour  mettre  vos  armes  ou  votre  di- 
plomatie au  service  de  ses  maîtres  musulmans;  serait-ce 
que  le  Saint-Synode  russe  est  choisi  par  un  prince  chrétien 
et  que  le  patriarche  byzantin  est  confirmé  par  le  sultan? 
Nous  avons  vu  des  patriarches  œcuméniques  tour  à  tour 
nommés,  destitués  et  renommés;  nous  avons  vu  le  synode 
de  Constantinople  composé  en  majeure  partie  d'anciens 
patriarches  déposés.  Y  a-t-il  là  de  quoi  faire  envie  à 
notre  Église?  » 

En  effet,  ni  l'une  ni  l'autre  forme,  ni  le  synode  ni  le  pa- 
triarcat n'a  la  vertu  d'assurer  la  liberté  de  l'Église.  L'es- 
sentiel, c'est  le  mode  d'élection  d'où  sort  l'une  ou  l'autre 
autorité  et  les  garanties  qui  l'entourent;  c'est,  avant  tout, 
les  lois  et  plus  encore  les  mœurs  publiques.  Dans  des 
conditions  également  favorables,  la  comparaison  entre  un 
patriarche  et  un  synode  pourrait  tourner  au  profit  du  der- 
nier. C'est  un  conseil  synodal  qui  saurait  le  mieux  assurer 
la  liberté  intérieure  du  clergé  et  les  droits  des  prêtres  ou 
des  lidèles;  c'est  lui  qui  mènerait  le  mieux  la  société  reli- 
gieuse au  self-govmtmciit.  11  n'y  a  pas  de  constitution  libé- 
rale qui  ne  soit  conciliable  avec  un  synode  :  en  le  compo- 
sant de  membres  de  droit,  inamovibles,  comme  l'est  en 
partie  le  synode  de  l'élershourg,  on  en  pourrail  faire  une 
sorte  de  sénat  ecclésiastique,  —  en  le  laissant  élire  par  les 
éréques,  une  sorte  de  concile  par  délégation,  —  en  le 
faisant  choisir  par  les  différentes  classes  du  clergé,  un 
parlement,  une  sssemblée  représentative  de  tous  les  inté- 
rêts ecclésiastiques.  Cette  Forme  flexible  se  prête  à  toutes 

les  évolutions  drs  moins  politiques  ou  des  idées  reli- 
[fieUSeS.  Là  est  le  gage  de  sa  durée  :    un  synode  est  aussi 


DU  POUVOIR   DU   TSAR    DANS   L'KGLISE.  193 

bien  à  sa  place  dans  un  gouvernement  absolu  que  dans  un 
gouvernement  libéral,  dans  une  république  que  dans  une 
monarchie. 

Le  Saint-Synode  de  ltussie  est  en  rapport  trac  le  gou- 
vernement cl  la  BodéM  mites.  Comme  toutes  les  autorité! 
de  l'empire,  il  est  à  la  nomination  du  sovrarajn.  A  l'instar 
du  Sénat,  dont  il  est  le  pendant,  il  l  le  titre  de  IVéi  Saint 
Synode  dirigeant,  c'est-à-dire  administrant;  mata  le  code  et 
le  Règlement  spirituel  ont  soin  de  constater  qu'il  n'agi!  qu'en 
vertu  d'une  délégation  4e  l'empereur.  Le  Svod  ne  1»'  étnai» 
mule  point;  le  Recueil dei  lois  le  proclame  an  maint  endroit 

Pour  la  puissance  autocratique,  le  synode  est  l'instrument 
de  l'administrai  ion  des  alla  ires  ecclésiastiques  orthodOS 
il  est  pour  elles  ce  qu'est  le  Sénat  pour  les  atVaires 
civiles'.  Les  Roases  n'en  contestent  pas  moins  les  déduc- 
tiolis  tirées  de  CM  textes  législatifs  par  les  ad\ei-aii. 
leur  l'élise.  11  en  est,  disent-ils,  de  celte  pférogathre  souve- 
raine comme  de  louics  i.  >  prérogativee  monarchiques:  il 

est  facile  de   les  pOUSSer  à  l'abaurde,  facile  d'en  tirer  des 

conséquences  outrées.  En  pareille  matière,  il  es!  toujours 

malaisé  de  déterminer  les  bornes  des  droits  du  pouvoir; 
ce  sont  moins  les  litres  ou  les  textes  qui  en  décident  que 
les  mesura.  En  Russie,  où  il  ne  peut  y  avoir  de  concordat 
avec  un  pouvoir  ecclésiastique  étranger,  l'Ktat  semble 
libre  de  régler  la  constitution  de  l'Église  à  son  gré.  En 
fait,  le  pouvoir  de  l'Ktat  est  limité  parles  mœurs  nationales 
et  par  les  coutumes  des  pays  orlhodox   - 

11  nous  faut  ici  loucher  un  point  délicat.  L'étranger 
se  représente  le  tsar  comme  le  chef  de  son  Église, 
comme  une  sorte  de  pape  national.  Aucun  Russe,  aucun 
orthodoxe  n'admet  de  pareilles  vues.  L'orthodoxie  orien- 
tale ne  reconnaît  qu'un  chef,  le  Christ,  qu'une  autorité 
pour  parler  au  nom  du  Christ,  les  conciles  œcuméniques. 

1,    Svod   Zakonof.    t.   I.  hï.   43;   cf.    Alexandrof  :    Sborn&t    tserkovno- 

grajdunskikh  postanuvlenïi .  18GU. 

III.  13 


194  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Quel  que  soit  le  pouvoir  du  tsar  sur  l'Église,  ce  pouvoir  est 
extérieur  à  l'Église.  L'empereur  est  plutôt  le  maître  de  la 
hiérarchie  que  le  chef  de  la  hiérarchie. 

Écoutons  ce  que  disent  les  Russes,  ce  qu'enseigne  leur 
Église.  Elle  ne  veut  voir  dans  le  tsar  qu'un  protecteur,  un 
défenseur,  qualités  que  les  traditions  chrétiennes  attri- 
buent à  tout  monarque  chrétien.  Si  parfois  l'empereur  re- 
çoit dans  la  législation  le  titre  de  chef  de  l'Église,  il  ne 
s'agit  que  de  l'administration  des  affaires  ecclésiastiques. 
Vis-à-vis  du  dogme,  le  souverain  n'a  pas  plus  d'avis  à 
donner  que  le  dernier  des  fidèles.  A  cet  égard,  les  empe- 
reurs de  Russie  n'ont  jamais  glissé  sur  la  pente  où  s'est 
laissé  entraîner  plus  d'un  des  premiers  empereurs  chré- 
tiens. Seul  peut-être,  Ivan  le  Terrible  s'est  piqué  de  théo- 
logie, et  sa  théologie  ne  lui  servait  guère  qu'à  enlacer  ses 
ennemis  dans  de  captieuses  questions.  Le  dogme  reste  en 
dehors  et  au-dessus  des  délibérations  du  Saint-Synode  : 
les  questions  de  discipline  lui  sont  même  d'ordinaire 
étrangères;  viennent-elles  devant  lui,  c'est  comme  devant 
une  commission  d'étude,  la  décision  suprême  restant  aux 
conciles  et  au  corps  de  l'Église.  Dans  ce  cas,  la  continua- 
tion impériale  n'est  guère  qu'une  sorte  d'exequatuv  ou  de 
placet,  comme  en  Occident  s'en  est  si  longtemps  réservé  le 
pouvoir  civil.  L'administration  de  l'Eglise,  voilà  la  sphère 
où  se  renferme  l'intervention  de  l'État;  là  même,  son  au- 
torité est  contenue  pu  la  tradition,  par  les  canons  des 
conciles,  et  aussi  par  le  caractère  œcuménique  de  l'Église, 
par  l'exemple  des  autres  peuples  orthodoxes  aveclesquels 
l'empire  tient  à  rester  es  communion. 

En  llussie,  comfflé  «mi  Occident,  le  droit  de  nomination 
au\  dignités  ecclésiastiques  est  la  principale  des  préroga- 
tives du  Irnnc  \is  à-vis  de  l'autel;  encore,  celle  préroga- 
tive rsl-elle    partagée   entre    le  Saint-Synode  cl  le   tsar. 

L'intervention  «le  la  puissance  civile  dans  la  distribution 
,irs  bénéfices  s'explique  aisément,  au  point  de  \  ue  du  droit 

du  peuple  connue  au  point,  de  vue  du  droit  divin.  Dans  le 


DU  POUVOIR  1>U  TSAR  DANS  L'ÉGLISE.  195 

premier  cas,  c'est  comme  représentant  de  la  nation,  dont 
il  absorbe  en  sa  personne  tous  les  pouvoirs,  que  l'empe- 
reur propose  ou  confirme  les  évoques,  jadis  directement 
choisis  par  le  peuple;  dans  le  second,  c'est  comme  pré- 
posé au  bien-être  physique  et  moral  de  se-  lujetfl  que  le 
souverain  a  part  à  la  collation  de  dignité!  -tiques, 

qui,  d'ailleurs,  confèrent  de-  privilège!  temporel!;  i 

comme  l'écrivait  Pierre  le  (irand  au  patriarche  de  Con-lan- 
tinople,  que  Dieu  doit  demander  rompt!  aux  prino m  de  l! 
manière  dont  il-  auront  reilW  MU  l'administration  de 

Église.  u>'e  d!  querelle-  !uedtéei  en  «  tacidenl  par  la  quee- 
lion  de-  mveatifturea]  Comment  s'étonner  qu'elle  .ut 
tranchée  au  profil  du  pouvoir  eirfl  dan-  une  Église  qui  n'a 
pa-  de  pape  pour  le-  lui  diapul 

En  Hussie,  l'ingérence  de  l'empireur  dan-  le-  ami 
acclésiaatique!  peut  encore  atre  regardée  comme  anecoav 
aéquence  de  l'esprit  patriarcal,  naturellement  peu  -ubiil 

en  fait  de  di-tinction  de!  dOUl  pu  Parmi  la!  -ujet- 

de  peinture  des  églises  russe!  aont  lea  aapt  cooeilea  oseu* 
méniquee,  sur  leaquel!  repoae  l'orthodoxie  orientale.  Le 

mode  de  repiv-eiilation  en  <-l  simple  :  dO!  é\èque-  a--em- 

bb's  autour  iiu  tn'iue  d'un  empereur,  paffbat,  comme  pour 
L'impératrice  Irène,  autour  d'une  femme.  Ce  injel  m  rea> 

COntrait  aussi  dans  i,  -  du  ino\eii  Ige,  al  U  j  et. ut 

li^uré  à  peu  près  de  la  même  la.-oii.  Lej  -eus  qui  ont  - 

lea  jeui  de  telle*  représentations  s'étonnent  peu  de  la 

part  que   prend  le  -ouwrain  à  l'administration  eccléfl 
Uque,   Kl  de  fait,  -il-  ont   parfois  oulre|  -  à-\i-  de 

l'Église,  les  droits  que  s'étaient  arroge!  lea  empereur! 

d'Orient,  les  t-ar-  -ont  le  plus  lOUvent  demeurés  en  deçà. 
L'influence  du  pouvoir  Civil  sur  le  clergé  de  Russie  pourrait 
même  sembler  un  reste  des  anciens  rapports  de  l'&gliee 
et  de  1  Ktat,  dan!  wfl  Orient  qui  chang!  si  peu,  si  les 
Russes  n'avaient  l'ait  la  remarque  que,  cbez  eux,  les  plus 
grande  abus  de  l'autorité  laïque  dans  les  affaires  ecclé- 
siastiques dataient  de  l'influence  occidentale. 


196  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

On  prétend  que,  lors  de  l'ouverture  du  Saint-Synode,  un 
prélat  moscovite  ayant  demandé  à  l'empereur  s'il  n'y  au- 
rait plus  de  patriarche,  Pierre  lui  répondit  :  «  C'est  moi 
qui  suis  votre  patriarche1!  »  Quand  le  mot  serait  vrai,  de 
pareilles  saillies  ne  sont  pas  à  prendre  à  la  lettre,  pas  plus 
que  l'assertion  de  Catherine  se  décernant,  dans  une  lettre 
à  Voltaire*,  le  titre  de  «  chef  de  l'Église  grecque  ».  Tout 
autres  sont  les  prétentions  avouées  [par  le  gouvernement 
et  les  théories  enseignées  dans  ses  écoles.  Il  est  vrai  qu'en 
matière  ecclésiastique,  comme  en  toutes  choses  russes,  la 
pratique  n'est  pas  toujours  d'accord  avec  la  théorie.  Dans 
les  catéchismes  orthodoxes,  les  tsars  sont  simplement 
appelés  principaux  curateurs  et  protecteurs  de  VEglisé.  Les 
célèbres  catéchismes  de  Platon  et  de  Philarète,  demeurés 
les  dépositaires  de  l'enseignement  officiel,  ne  recon- 
naissent pas  au  souverain  d'autres  qualités.  Un  Fran- 
çais est  humilié  de  découvrir  que,  en  fait  d'adulation 
et  de  servilité,  il  ne  s'y  rencontre  rien  de  comparable  au 
chapitre  «  des  devoirs  envers  l'Empereur  »  du  catéchisme 
de  Napoléon  Ier. 

Le  tsar  est-il  pratiquement  le  chef  de  l'Église,  c'est  de  fait 
et  non  de  droit.  Il  n'en  est  point  de  l'Église  russe  comme 
de  l'Église  anglicane,  comme  des  Églises  luthériennes  ou 
évangéliques  de  l'Allemagne  et  des  pays  Scandinaves.  En 
Angleterre,  le  roi  et,  a  défaut  de  roi,  la  reine  est,  de  par  la 
loi,  le  chef  de  l'Église;  il  l'est  en  droit  non  moins  qu'en 
l'ail.  De  même  dans  la  plupart  des  pays  prolestants.  La  su- 
prématie de  l'Etat  sur  l'Eglise  a  été  hautement  proclamée, 
elle  a  été  régulièrement  établie,  elle  persiste  efl  droit 
alors  même  qu'elle  ne  s'exerce  plus  toujours  dans  la  pra- 
tique. L'Eglise  ne  la  contcslc  pas,  ou  l'Église  a  été  des 
siècles  sans  la  contester.  Sur  ce  point,  jamais  l'autocratie 
Isaricime  n'a  élevé  les  mêmes  prétentions  ou  montré  les 

1.  Nicola  PoltVOl  I  !"  Ut  /'-/, m  l'rlihiii/o;  Toiidiui,  The  Humait  Pope 
and  tltr  l'uslern  l'ope». 

2.  LeUftdtlSI  déMMbfl  1773  (8 jun\i.-r  \i:\). 


DU  POUVOIR   DO  TSAR  DANS   L'ÉGLISE.  197 

mômes  exigences  que  la  couronne  d'Angleterre  sous  les 
Tudors,  sous  les  Stuarls,  sous  les  Georges  de  Hanovre1.  Ni 
Moscou  ni  Péterabourg  n'ont  vu  une  assemblée  laïque,  telle 
que  le  Parlement  britannique,  légiférer  souverainement 
sur  l'Église.  Ni  Moscou  ni  Péterabourg  n'ont  entendu  les 
juristes. ou  h's  tbéologieni  revendiquer  pour  le  prince,  en 
matière  ecclésiastique,  la  inpréme  autorité  que  lui  défé- 
raient  si  volontiers  juristes  si  théologiens  dans  l'Allemagne 
protestante,  La  classique  théorie  «le  l'évéque  du  dehors 
n'a 'jamais  reçu  les  mêmes  développements  dans  la  Russie 
orthodoxe  que  dans  les  pays  luthériens.  Ici  encore,  on 
pourrait  dire  que,  lout  en  s,-  rapprochant  davantage  des 
premiers,  l'Église  russe  est  demeurée  à  mi-chemin  des 
protestants  al  des  catholiques. 

Un  autre  fait  moins  connu  et  non  moins  digne  de  re- 
marque, c'est  que,  de  tous  les  &taftl  orthodoxes,  l'empire 
russe  est  encore  celui  qui  a  témoigné  le  plus  de  «leiVronce 
vis-à-vis  de  l'Église,  (''est  peut-être   une   îles  rsJSOOS  des 

sympathies  que  garde  la  Russie  parmi  le  clergé,  eo 

tains 'pays  où  les  laïcs  |onl  défiants  envers  elle.  Si  le 
gouvernement  impérial  n'a  pas  laissé  à  l'Église  plus  de 
liberté  réelle,  il  a  pris  plus  de  soin  d'en  déguiser  la  dé- 
pendance. i.<k^  États  orthodoxes  sortie  des  démembrements 

successifs  de  la  Turquie  ont  tous,  nous  l'avons  .lit,  imité- 
la  constitution  imposée  à  l'Église  russe  par  Pierre  la  Grand; 
mais,  en  copiant  la  Russie,  ils  ont,  d'liahitude}  renchéri  sur 
leur  modèle. 

1.  Fn  Angleterre,  la  roi  •  m  déclara  chef  suprén e  i  gardian  et 

défenseur  da  la  vérité  religi  lui  foi  est.  aa  s.m  eoaaeil,  la  juridic- 

tion suprême  pour  loi  mati.  r.s  spirituelle*.  L'hérésie  même  n'échappe  pas  à  sa 
compétence.  Cranmer  eetimeaaa  la  couronne  peut,  à  elle  seule,  faire  un  prêtre 

■ans  qu'aucune  ordination  soit  nécessaire.  Même  après  qua  cette  ojiinion 
extrême  a  été  aliaudonnée.  il  reste  atlniis  que  les  évèqncs  reç  >i\enl  du  prince 
seul  l'investiture  et  ne  gardent  leur  dignité  Cfl%  son  plaisir:  une  nouvelle  com- 
mission leur  est  délivrée  à  chaque  régne  <pii  commence.  »  E.  lîoutmy  :  / 
vetoppement  de  la  Cotutitution  et  de  ta  Société  politique  en  Angleterre 
18S7),  p.  l'iO.  —  Pour  les  Êtaia  du  continent,  cf.  Dôllinger  :  h'ircfie  uml  Kir- 
chen,  passini. 


198  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

En  Grèce,  le  roi  a  été  reconnu,  par  les  synodes  natio- 
naux, comme  l'administrateur  et  l'archège,  àp/r,Tô;  de 
l'Église  nationale.  En  Serbie,  le  gouvernement  du  roi 
Milan  a  montré  son  respect  de  l'indépendance  ecclésias- 
tique en  déposant  ou,  mieux,  en  destituant  de  sa  propre 
autorité,  comme  de  simples  fonctionnaires,  les  métropoli- 
tains récalcitrants  à  ses  ordres.  La  Russie  autocratique  y 
eût  mis  plus  de  formes.  Les  évoques  de  Serbie  ont  eu  beau 
prendre  parti  pour  leur  chef,  le  métropolitain  déposé  a  en 
vain  excommunié  l'intrus  placé  sur  son  siège  par  les 
ministres  de  Belgrade.  Le  gouvernement  serbe  a  fait  fi 
des  protestations  de  l'épiscopat,  et  les  évêques  ont  dû  se 
soumettre  aux  ministres1.  En  Roumanie  le  «  régalisme  » 
s'étale  à  nu.  Aussi  a-t-on  vu  le  synode  de  Pétersbourg  se 
joindre  au  patriarche  de  Constantinople  pour  représenter 
au  gouvernement  de  Bucarest  que  la  constitution  de 
l'Église  roumaine  outrepassait  les  droits  du  pouvoir  civil 
et  violait  les  canons  des  conciles.  Ces  remontrances  des 
deux  plus  hautes  autorités  de  l'orthodoxie,  les  Roumains 
n'en  ont  pas  tenu  compte.  Ils  ont  persisté  à  souligner  dans 
l'Église  la  suprématie  de  l'État.  Leurs  évêques,  élus  par  un 
corps  électoral  mi-ecclésiastique,  mi-laïque,  reçoivent 
publiquement  l'investiture  des  mains  du  roi,  qui  la  leur 
confère  dans  son  palais,  du  haut  de  son  trône.  Pour  le 
métropolitain  primat,  choisi  par  une  assemblée  composée 
des  membres  du  Saint-Synode  et  des  deux  Chambres,  le 
ministre  des  cultes  présente  au  souverain  la  crosse  ar- 
chiépiscopale, en  le  priant  de  donner  l'investiture  au  nou- 
vel élu1.  —  <•  Jr  confie  à  Votre  Sainteté  le  bâton  archiépi- 

l.  Mui  Mil  lui,  iin-tr<(|Miiiiain  ileSerbiOj  ;i\.iii  rie  révoqué  en  1881  pour  avoir 

protesté  contre  un  Impôt  atteignant  Im  membres  du  clergé  aussi  bien  que  lei 

entres  citoyen*,  n  ra  lani  dire  que  le  prêtai  aine!  mis  de  oôté  était  dea  ad« 

ils  du  parti  alors  au  pouvoir  a  Belgrade.  Comme  c'était  un  ami  de 

l'influence  rasée,  il  a  trouvé  on  refuge  en  Russie.  Le  métropolitain  de  Serbie 

.  .mil;, n.-  a  ofiii'icr  connut'  aivln!v<*t|uo  a  Pétersbourg  el  a  Moscou,  tandis  que 

iccossourn  inleste  sur  l'Église  serbe.  (Test  encore  là  un  exemple 

tlei  •!  |ue  ii  politique  peul  Introduire  entre  les  Êglisea  orthodoxes. 

'i.  Quand  il  s'agit  d'un  simple  évéque,  c'eal  le  métropolitain  primai  de 


DU   POUVOIR   DU   TSAK   DANS   I/KGLISE.  199 

m  ..pal  pour  diriger  la  métropole  de  Hongro-Yalachie  »,  dit 
le  roi  au  nouveau  primat.  Et  le  métropolitain  primat  et  lei 
évéques,  dans  leurs  remerciements  ia  prince,  se  félicitent 
de  tenir  la  crosse  de  ses  mains,  promettant  d'accomplir 
fidèlement  la  mission  dont  ils  sont  investis  par  Sa  Majesté». 
Il  est  vrai  que,  la  cérémonie  dinveMilure  terminée,  le  roi, 
descendant  du  trône,  baise  la  uiain  du  métropolitain;  et 
les  ministres,  lei  sénateurs,  les  dépités  en  font  autant 
a  tour  de  rôle.  Le  pouvoir  temporel,  satisfait  .l'avoir 
consiaté  ss  suprématie,  rend  sinai  hommage  h  l'autorité 
■pirituelle. 

En  Kussi<\  <»ù  l'on  a  épargn  lise  cette  humiliante 

investiture  du  pouvoir  laïque,  l'empereur  boise,  lui  insai, 
la  main  des  dignitaires  eoclésiastiques,  montrant  que,  dans 
l'intérieur  du  temple,  le  OMT  l.iit  partie  des  ouailles  du 
troupeau  et  non  des  pBSleUTS.   Selon  l'usage  national. 

princes  baisent  la  main  des  prêtres.  On  raconte  qu'on  curé 
de  village  hésitant  à  tendre  sa  main  aux  lèt  res  d'un  grand- 
duc,  qu'il  était  venu  recevoir  à  la  port--  de  ^<>ii  église,  le 

prince  impatienté  s'écria  :  »  Allonge  donc  la  patte,  imbé- 
cile1 .  tu  tel  hommage  peut  sembler  tout  extérieur,  par- 
fois presque  dérisoire;  comme  beaucoup  d'actes  de  religion, 
en  devenant  habituel  il  est  devenu  machinal j  il  n'en 
garde  pas  moins  une  râleur  symbolique  et  marque  la  <iis- 
Linction  entre  le  temporel  et  le  spirituel. 

Loin  tlo  se  regarder  comme  un  pape  ou  un  patriarche, 
le  tsar  russe  ne  revendique  aucun  rang  dans  la  hiérarchie. 
Je  ne  sais  qu'un  empereur  qui  ait  jamais  prétendu  à  des 
fonctions  ecclésiastiques;  C'est  le  malheureux  Paul  I'r.  In 
jour,  dit-on,  il  eut  envie  de  célébrer  la  messe;  pour  l'en 
dissuader,  le  métropolite  de  Péter>l>ourg  dut  lui  rappeler 
qu'il  avait  été  marié  deux  fois,  CC  que  l'orthodoxie  interdit 

llomnanie  qui  prenait  au  roi  la  crosse  en  disant  :  «  Je  prie  respectueusement 
Votre  Majesté  de  donner  l'investiture  d'ewque  du  diocèse  de  ""  au  l'"'\  • 

i.  Ainsi,  dm  nantie,  Mur  Jowaph,  Beauté  anaevéqoe  primat  en  iè- 
cenhn  1886. 


200  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

à  ses  prêtres.  Le  pauvre  maniaque  eût  aussi  bien  pu  dire 
la  messe  en  qualité  de  grand  maître  de  l'ordre  de  Malle 
qu'en  qualité  de  chef  de  l'Église  russe.  Le  tsar  n'a  aucun 
caractère  ecclésiastique.  Ses  droits  vis-à-vis  de  l'Église  lui 
viennent  de  son  pouvoir  civil;  ce  n'est  pas  comme  chef  du 
clergé,  c'est  comme  autocrate,  qu'il  intervient  dans  l'admi- 
nist ration  ecclésiastique. 

Il  faut  toutefois  faire  ici  une  distinction  essentielle.  Si  le 
tsar  reste  un  laïc,  si,  dans  les  affaires  religieuses  aussi 
bien  que  dans  les  affaires  civiles,  l'empereur  agit  en  qua- 
lité de  chef  de  l'État,  ce  n'est  point  comme  chef  d'Élat  laïc, 
à  la  façon  moderne  ou  à  la  manière  occidentale.  S'il  n'a 
aucun  caractère  ecclésiastique,  le  tsar  a,  pour  la  masse  du 
peuple,  un  caractère  religieux.  Il  est  l'oint  du  Seigneur, 
préposé  par  la  main  divine  a.  la  garde  et  à  la  direction  du 
peuple  chrétien1.  Le  sacre  sous  l'étroite  coupole  d'Ouspenski 
lui  a  conféré  une  vertu  sacrée.  Sa  dignité  est  hors  de  pair 
sous  le  ciel.  Ses  sujets  de  toutes  classes  lui  ont,  collecti- 
vement ou  individuellement,  prêté  serment  de  fidélité  sur 
l'Évangile*.  L'autocrate  couronné,  par  les  soins  de  l'Église, 
selon  le  rit  emprunté  à  Byzance,  est,  par  le  fait  de  l'onction, 
non  seulement  le  défenseur  de  l'Église,  mais,  à  certain 
égard,  le  suprême  représentant  de  l'orthodoxie.  Le  sacre 


1.  Voyez  plus  haut,  livre  I,  eh.  iv.  Ce  sentiment  se  trouve  naïvement  ex- 
primé  clans  une  adresse  envoyée  à  l'empereur  Alexandre  III  par  une  stmtilsa 
de  CoeaqOM  du  Don,  à  l'occasion  de  l'attentat  de  mars  1887.  «  La  loi  du  Sei- 
gneur, disaient  ces  Cosaques,  nous  enseigne  que  les  Souverains  sont  désignés 
et  sacrés  par  le  Seigneur  lui-même.  C'est  Lui  qui  leur  donne  le  sceptre  et  le 
pouvoir  suprême;  c'est  lui  qui  gouverne  les  hommes  et  délègue  son  pouvoir 
à  qui  il  lui  plait.  Connue  lu  il  est  fail  pour  diriger  le  corps  humain,  de  même 
le  Souverain  es|  donné  à  un  peuple  pour  le  guider  dans  la  bonne  voie.  Le 
Souverain  est  sur  la  terre  l'image  di  Dieu,  car  il  n'y  a  personne  au  dessus  de 
lui    I.'-  COBur  du  Souverain  est  entre  les  mains  de  Dieu...  Tel  est  l'enseigne 

ment  de  NVriiuie  teinte  et  des  antiques  traditions  ds  nos  ancêtres....  » 

2.  «  .Non*,  Cosaques  du  lion.  Tes  fils  et  lldèles  sujets,  nous  sommes  prêts, 
OQCttMUe  Toi  donne  |r  Miment  que  nous  T'avons  prèle,  à  Te  (Sire  le  Sacrifice 
de  nos  l.j.-ns,  de  notre  vie  de  tout  ce  qui  est  SU  imlie  pouvoir,  selon  l'exemple 
de  nov  ancêtres.  »  (Adresse  de  la  HaniUa  de  Ousl-llelukaliventsk,  en 
mars  IXH7.) 


DU  POUVOIR   DU  TSAR  DANS   L'ÉGLISE.  201 

est  une  espèce  d'ordination  qui  confère  au  souverain  les 
lumières  d'en  haut  pour  l'accomplissement  de  sa  provi- 
dentielle mission.  L/Église qui  présidée  rouctionne  saurait 
oublier  le  caractère  dont  l'huile  sacrée  a  marqué  l'oint  du 

Seigneur.  Quant  au  peuple,  le  tsar  itéré  au  Kremlifl  est  a 
ses  yeux  comme  le  namettorik,  le  lieutenant  de  Dieu1. 

On  peut  se  demande!'  si  un  chau-'iiieiil   dans  le  régime 

politique  accroîtrait  les  libertés  de  l  i  dou- 

teux. Rien  n'assure  que  l'Églii  Brait  plus  d'indépen- 

dance à  la  conversion  du  gouvernement    aiiloerati. jti. 

gouvernement  constitutionnel'  I  régimes  les  pins  libres, 
au  point  de  vue  politique,  ne  tonl  pas  toujours  tes  plus 
libéraux  en  matière  religieuse.  L'Étal  moderne  est  lingn- 
lièremeni  déflantde  l'Église,  in  pariemenl  n'a  pas  toujours, 
\is-à-\is  du  cierge,  moins  d'exi  qu'un  autocrate, 

La  Grèce  et  la  Roumanie  en  sont  la  preuve  parmi  les  i 
orthodoxes,  Dam  une  Russie  libre,  les  membres  du  <i 
pourraient  revendiquer  leur  pari  des  illicites  publiques; 
l'Église,  comme  corps  constitué,  risquerait  fort  de  demeu- 
rer en  tutelle*. 

I.  M. Bareof  a  publié  en  l883,poor|a  Société  Impériale  d  i.  I  anti- 

quités runes,  im  cnrieaee  étude  sur  le  rite  etsar  !«•  -eus  du  -acr<-  d'  - 
verain-  nHWt,  I. auteur  in.mt r .•  OQCBbiaa  Mttfl  Bé]  -    intimement  1  i> .• 

au  développement  «lu  principe  autocratique .  I.e  rite  du  sacre  Ses  empereurs 
byzantins  a.  depuis  la  n    siècle,  ier»i  da  modèle  pev  lai  haara  ■ 
Ml  I  remarquer  que,  depuis  l'ierre  NJ   (irand   et   l'aUdition  .lu  |  at.iarcat,  le 
Cérémonial  a  subi  de-  altérations  en  rapport  avei  céments  effi 

dans  l'Eglise.  C'est  ainsi  qu'autrefois  l'empereur  flnoonadall  M  um  ai 
l'autel  pour  être  oint  et  eOTOSWé  par  la  main  du  patriarche.  On  voit  encore, 
à  l'églisa  de  l'Aaaomption  du  Kremlin,  les  deux,  aiubonsou  troue- du  t-ar  et  du 
patriarche.  Anjou nihui  l'empereur  est  simplement  a--i-te  par  le-  -vèques; 
le  métropolitain  loi  apporte  la  couronne,  que  le  souverain  piaM  lui-même 
sur  sa  tête,  indiquant  par  là  qu'il  ne  tient  son  pouvoir  que  de  son  droit.  De 
même,  l'empereur,  comme  prince  orthodoxe,  111  encore  le  Çrtdo J  mais  il  ne 
promet  plus,  comme  les  vieuv  tsars  et  les  empereon  greca,  de  maintenir  les 
droits   de   l'Eglise  et  de  re-peck-r   les  canon-. 

S,  Les  repréaentanta  ofticiels  du  gouvernement  russe  aiment  à  montrer  que, 
sou-  la  régiras  autocratique.  l'Eglise  a  une  meilleure  situaiion  que  dans  les 
Etats  eonalitulionnela  d'Orient.  C'est  ainsi  qu'on  a  vu.  en  décembre  1886. 
dans  son  rapport  pour  l'année  1S84.  le  haut  procureur  du  Saint-Synode. 
M.  Pohédonostsef.  accuser  la  Grèce,  la  Barbie,  la  Roumanie,  de  faire  de  l'Eglise 


202  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

L'Église  russe,  on  ne  doit  pas  l'oublier,  est  une  Église 
d'État;  et,  partout,  l'union  de  l'Église  et  de  l'État  amène  la 
dépendance  de  l'Église.  Plus  l'union  est  intime,  plus  cette 
dépendance  est  étroite.  L'Église  latine  est  la  seule  qui  ait 
pu  jouir  des  privilèges  de  religion  d'État  sans  aliéner 
toute  sa  liberté,  parce  que  le  Vatican  peut  faire  ses  condi- 
tions et  que  l'Église  y  peut  traiter  d'égal  à  égal  avec  l'État. 
Tout  autre  est  la  situation  des  communautés  orthodoxes^ 
Pour  s'émanciper  de  la  tutelle  civile,  pour  être  entièrement 
libre,  même  dans  une  Russie  libérale,  il  faudrait  que  l'Église 
russe  devînt  une  Église  libre.  Or  tout  le  lui  interdit,  son 
histoire,  ses  habitudes,  sa  grandeur  même;  l'État,  du  reste, 
n'aurait  garde  de  le  lui  permettre.  Selon  l'expression  d'un 
écrivain  orthodoxe1,  elle  a  dû  endosser  l'uniforme  de 
l'État;  il  s'est  collé  à  ses  membres;  elle  n'est  plus  maîtresse 
de  le  quitter.  Église  d'État  depuis  des  siècles,  elle  est  con- 
damnée à  demeurer  Église  d'État;  par  là  même,  elle  ne 
saurait  échapper  à  la  fatale  dépendance  des  Églises  natio- 
nales. Ce  qu'elle  peut  rêver  de  liberté,  elle  ne  doit  l'espérer 
que  du  progrès  des  mœurs  publiques. 

En  attendant,  pour  la  traiter  en  mineure,  l'État  n'en  est 
pas  moins  tenu,  vis-à-vis  de  l'Église,  à  des  égards  et  à  des 
hommages  dont  il  ne  saurait  s'affranchir.  Si  l'Église  n'est 
pas  libre  de  se  séparer  de  l'État,  l'Etat  ne  l'est  pas  davan- 
tage de  se  séparer  de  l'Église.  Leur  dépendance  est,  à  cer- 
tains égards,  réciproque.  La  suprématie  de  l'État  s'étend 
aux  personnes,  au  clergé,  aux  dignités  ecclésiastiques;  elle 
lie  S'étend  Di  aux  doctrines  ni  mêmeaux  usagesde  l'Eglise. 

un  Instrument  politique,  «le  la  mettre  dana  la  complète  dépendance  <les  ma 
jorités  variables  ode  soi-disant  repreeentanti  de  la  volonté  populaire  »,  de 
façon  que  i  Église  est  à  In  merci  des  partit  el  des  Intéréti  personnels,  sans 

qu'il  puis.-"  \  a\oii  | elle  <lc  liberté.  A  sa  croire  le  procureur  du  Saint 

Bynode,  fÉgÛes  H-'  Mursil  être  libre  que  soui  l'égide  de  l'autocratie.  Sans 
partager  m  point  de  rue  par  trop  russe,  i i  peu)  nier  qu'il  >  ait  une  part 

•  !■-    mi  il,     ,1,'ins    1rs    n-prorlies    lails   par   NI.     l'nbédonOStsef  au\    OrtbodoXSS 

d'Orient. 

I.   M.    Mailimir  Bolovief,  article    sur    l'aulorilé    spiriliielle,    dans    la   lions 

d'Àkeakof,  Dec.  ikhi. 


DU  POUVOIR  DO  TSAR  DANS  L'ÉGLISE.  203 

La  religion  reste  en  dehors  du  pouvoir  des  tsars  :  leurs 
oukazes  ne  sauraient  l'atteindre.  Les  matières  ecclésias- 
tiques sont  un  domaine  où  la  souveraineté  de  l'autocrate 
ne  peut  s'exercer  qu'avec  un*-  certaine  discrétion.  II  lui 
faut  prendre  garde  de  froisser  la  conscience  du  peuple. 
C'est  une  observation  que  nous  avons  déjà  dû  faire.  Sur 
le  terrain  religieux,  la  toute-puissance  impériale  n'est  plus 
un  pouvoir  Illimité.  L'absolutisme  russe  esl  tempéré  par 
la  loi  ou,  si  l'on  aime  mieux,  par  la  superstition  populaire, 
c'tsi  là,  du  reste,  nue  remarque  qu'on  pourrait  appliquer 
a  d'autres  États  et  à  d'autres  cultes,  chrétiens  ou  non  chré- 
tiens. La  même  »'ù  elle  enseigne  te  despotisme,  la  religion 

reste,  pour  le  despote,  un  frein  ou  une  limite. 


CHAPITRE    VII 

Constitution  intérieure  de  l'Église.  —  Composition  et  fonctionnement  du 
Saint-Synode.  —  Membres  effectifs  et  membres  assistants.  —  Le  haut  pro- 
cureur et  sa  chancellerie.  —  Cléricalisme  orthodoxe.  —  La  censure  spiri- 
tuelle. —  Les  évêques  et  les  grades  épiscopaux  —  Grandeur  des  diocèses. 

—  Les  consistoires  diocésains.  —  Influence  des  secrétaires  de  consistoire. 

—  Les  entrepreneurs  de  divorces. —  Conciles  provinciaux.  —  Centralisation 
et  caractère  bureaucratique  de  l'Église  russe. 

Examinons  maintenant  le  mécanisme  intérieur  de  l'ad- 
ministration ecclésiastique.  Pénétrons  dans  le  palais  du 
Saint-Synode  qui,  sur  la  place  de  Pierre-le-Grand,  fait  le 
pendant  du  palais  du  Sénat.  Au  point  de  vue  civil,  le 
Saint-Synode  est  le  premier  des  grands  corps  de  l'État  ;  au 
point  de  vue  religieux,  il  tient  la  place  du  patriarche  et 
exerce  les  droits  du  patriarcat.  Pierre  le  Grand,  tout  en  se 
réservant  d'en  choisir  les  membres,  semble  avoir  voulu 
faire  de  son  synode  une  sorte  de  représentation  dos  diffé- 
rente! classes  du  clergé.  Les  évoques  y  étaient  en  mino- 
rité; au-dessous  d'eux  siégeaient  des  archimandrites  de 
monastères  et  des  membres  du  clergé  séculier.  Le  conseil 
dirigeant  de  l'Eglise  russe  est  revenu  à  une  composition 
plus  en  harmonie  avec  la  hiérarchie  et  les  canons  ortho- 
doxes, qui  attribuent  le  gouvernement  de  l'Église  aux 
évoques.  Dans  le  S.iint -Synode,  l'épiscopat  est  aujourd'hui 
en  majorité.  Le  nombre  «les  membres  n'es!  pas  Bxe;  tous 

sont  égalemenl    noi es    par  l'empereur,    mais   non    au 

inrinc  titre  el  pour  le   même   temps.    Il  y  n  les    membres 

effectifs  et  les  membres  assistants»  les  membres  inamo- 
vibles et  les  membres  temporaires.  En  télé  des  premiers 
h    tirent  les  trois  métropolitains  «les  capitales  successives 


LE   SAINT-SYNODE  :   SA   COMPOSITION.  205 

de  l'empire,  Kief,  Moscou  et  Pétersbourg.  C'est  au  métro- 
politain de  Novgorod  et  Pétersbourg  qu'appartient  d'ordi- 
naire la  présidence  avec  le  titre  de  premier  membre. 
L'usage  aasure  encore  une  place  dans  le  Saint-Synode  à 
l'exarque  de  Géorgie.  Lee  autres  membres  sont  nom- 
nus  pour  un  tempe  déterminé;  ce  sont  quatre  ou  cinq 
archevêques,  évéquea  <>u  archimandrites.  Enfin  riennent 
deux  membres  du  clergé  tnférienr,  du  clergé  marié,  dent 
Srchiprélres,  dont,  en  général,  l'un  est  l'aumônier,  autre- 
ment dit  le  confesseur  de  l'empereur,  l'autre  le  grand 
aumônier  de  l'année. 

Il  semble  peu  conforme  aux  notions  essentielles  du  SJOVh 

vernemeol  ecclésiastique  ave,  pour  gouverner  l'Église,  de 
simples  prêtres  snieiii  ass  irouu-nt 

ainsi  érigée  es  juges  de  L'épiseopat  D'un  autre  cote,  la 

présence  au  conseil  suprême  de  l'Église  de  quelques  repré- 

seiitanis  de  l'ordre  desprétrss  i  on  incontestable  avant 

dans  un  pays  comme  la  Kussie,  où  le  0Of]  lissUqUS 

est  partagé  en  deui  classai  afsni  des  tondante!  et  des 
intérêts  divers*  il  ee  rencontre,  dans  L'Église  même,  des 
hommes  qui  voudraient  l'aire  au  clergé  séculier,  su  el 

blanc,  comme  on  dit  là-bas,  une  plus  large  plSCS    SU  MU 

de  la  haute  assembla  rail  peu,  an  effet,  que  deux 

prêtres  séculière,  an  Buse  de  sept  ou  huit  prélats  du  clergé 

monastique,  si  l'appui  de  l'opinion  ou  du  gouvernement 
ne  compensait  souvent  l'infériorité  numérique. 

Le  lieu  de  la  résidence,  comme  la  composition  du  Saint- 
Synode,  l'ait  que  l'influence  effective  ne  s'y  répartit  pas 

exactement  sur  le  nombre  des  voix.  C'est  à  Pétersbourg 
que  Biège  le  synode  :  à  MOSCOU,  comme  en  Géorgie,  il  n'a 

que  des  délégations,  des  commissions  locales.  Les  titulaires 

pourvus  d'évéchés  sonl  obligés  de  se  partager  entre  l'ad- 
ministration de  leur  diocèse  el  leurs  fonctions  synodales; 
ils  n'exercent  ces  dernières  qu'à  tour  de  rôle,  selon  un 
ordre  de  roulement  déterminé.  De  cette  façon,  les  membres 
qui  ont  leur  demeure  habituelle  dans  la  capitale,  comme 


206  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

le  métropolitain  de  Pélersbourg  et  le  confesseur  de  l'em- 
pereur, ont  à  la  direction  des  affaires  une  part  plus  grande 
que  leurs  collègues  de  province.  Lorsqu'il  est  question  de 
réformes  économiques  ou  civiles  pour  le  clergé,  le  synode 
est  appelé  à  siéger  dans  les  commissions  chargées  de 
l'étude  de  ces  difficiles  problèmes  :  en  d'autres  termes,  on 
lui  adjoint  alors  quelques  hauts  fonctionnaires  laïques. 
Ainsi  était  composée  la  grande  commission  des  affaires  du 
clergé  orthodoxe,  à  laquelle  le  gouvernement  d'Alexandre  II 
avait  remis  la  recherche  des  moyens  d'améliorer  la  situa- 
tion matérielle  et  la  position  sociale  du  clergé.  Dans 
d'autres  cas,  c'est  le  synode  lui-môme  qui  réclame,  de  tous 
les  évoques,  des  renseignements  et  des  avis. 

Près  du  synode  est  un  délégué  de  l'empereur  portant  le 
titre  de  procureur  général  ou  haut  procureur  [Ober-pro- 
couror).  Ce  fonctionnaire,  qui,  devant  les  dignitaires  ecclé- 
siastiques, personnifie  le  pouvoir  civil,  est  toujours  un 
laïque.  Il  doit,  selon  les  instructions  de  Pierre  le  Grand, 
être  l'œil  du  tsar.  Sa  fonction  est  de  veiller  à  ce  que  toutes 
les  affaires  ecclésiastiques  soient  traitées  conformément  aux 
oukases  impériaux.  En  Russie,  il  n'y  a  point  de  ministre 
des  cultes,  il  n'y  en  a  jamais  eu  qu'un  moment  sous 
Alexandre  I,r.  Le  haut  procureur  du  Saint-Synode  en  tient 
lieu  ;  il  a  sa  place  au  comité  des  ministres  et  ne  relève  que 
du  maître.  Les  religions  dissidentes  dépendent  du  ministère 
de  l'intérieur;  l'Église  orthodoxe  s'administre  par  le  synode 
sous  le  contrôle  de  son  procureur.  Ce  dernier  élanl  le  fondé 
de  pouvoir  de  l'empereur,  c'est  par  lui  que  s'exercent  tous 
lr>  droits    Attribués  au  souverain.  Le  haut  procureur  6S( 

l'intermédiaire  entre  ^empereur  et  le  Saint-Synode;  toute 

communication  de  l'un  à  l'autre  passe  par  lui:  il  soumet 

au  synode  les  projets  de  loi  du  gouvernement,  et  à  là 
s.uniion  impériale  i<vs  règlements  arrêtés  dans  le  synode. 

Hicn  dans  le  conseil  dirigeant  de  l'Église  ne  se  fait  sans  la 

participation  du  procureur^  c'est  lui  qui  propose  et  expé- 
die les  affaires,  lui  qui  fait  exécuter  les  mesures  prises. 


LE  SAINT-SYNODE  :   LE  HAUT  PROCUREUR.  207 

Aucun  acte  synodal  n'est  valable  sans  sa  confirmation  ';  il 
a  un  droit  de  veto  dans  le  cas  où  les  décisions  de  rassem- 
blée seraient  contraires  aux  lois.  Chaque  année,  il  pré- 
sente à  l'empereur  un  rapport  sur  la  situation  générait  de 
l'Église,  sur  l'état  du  clergé  et  de  l'orthodoxie  dans  l'em- 
pire et  parfois  au  dehors*. 

Cette   importante    fonction,   Pierre  le  Grand,    désireux 
de  faire  marcher  le  olergé  ooomm  une  armée,  conseillait  «le 

la  confier  •  HO  militaire,  homme  hardi  el  décidai  Boill 
Nicolas,  le  haut  procureur  fut  pendant  longtemps  un  ofli- 
cier  de   cavalerie,   aide  de  eamp  de   l'empereur,  le  comte 

Protassot  De  pareils  «ii<»i\  pour  un  pareil  ponte  u'ayaienl 
rien  de  très  anrprenant  dans  un  pays  et  dans  un  tempe 
habitués  à  roir  les  plus  hautes  bnetioni  <i\iie>  neeni 
par  desgénéraux.  L'impressiosi  était  autre  an  Ocmidont.  '>u 
l'on  se  représentait  un  hussard  rouge  présidant  en  bottai 

éperonnées  une  assemblée  d'éréquos.  Le  haut  procureur 

a.  depuis  longtemps,  cassé  d'être  su  hussard;  de  ce  côté, 

il  n'y  a  plus  de  motifs  de  tusoeptîbilité  pour  la  dignité  de 

l'Eglise,  de  raillerie  OU  de  scandale  pour   l'éli  foajS 

Nicolas,  <lu  reste,  lorsque  l'Église  était  régis  par  Is  stars 

de  ProtasSOf,  Ce  BUS  le  tsar  demandait  avant  tout  à  s,,n 
haut  procureur,  c'était  de  fourbir  les  armes  touillées  de 
l'orthodoxie  pour  la  mener  à  l'asSSUl  des    régions  hétéro- 

1.  Ce  passage  noua  a  été  emprunte  presque  textuellement  par  M.  LIL-  aeftadaa, 
fana  -a  tfoweUe  Q  t"jrti/ihie  Universelle.  Conijtarez  i't'urofH:  scanditmve 
et  russe,  p.  909,  à  notre  étude  MU  le  patriarcat  et  le  Saint  S%  node,  Revue  des 
Data*  Mimée»,  1"  niai,  1874,  p.  20. 

M.  L'étranger  ne  voit  pta  MOU  etounement  le  procureur  Ju  Saint-S\node 
adresser  ollieieilement  à  l'empereur  un  rapport  sur  les  relations  de-  autres 
gouvernements  a\ec  Unis  aqjata  'le  rite  rave,  cuiium-  ai  If  l-;ir  .-tait  reconnu 
pour  le  patron  de  tou>  les  orthodoxes,  et  le  haut  procureur  pour  gardien  de 
toute-  les  Eglises  d'Orient  Ceat  ce  qu'a  l'ait  notamment  M.  PoMdonostaof 
(Rapport  de  décembre  188o),  prenant  à  partie  lai  gouvernements  étrangers  : 
Autriche  -Hongrie,  Turquie  .Or  ,-cc.  Houmanie.  Serbie.  Itulgarie.  les  tançant  et 
leur  faisant  la  leçon,  reprochant  à  l'Autriche  BCf  préiataacas  latines,  à  la  Hou- 
manie [allons  avec  le  Vatican.  aux  autres  leur  ingérence  dans  les 
affairai  aocléaiaaUqueSj  à  tous  Las  obstacles  apportés  aux  rapports  des  Églises 
locales  avec  le  Saint  S\  node  ; 


208  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

doxes  des  frontières.  La  réforme  du  clergé,  la  situation 
matérielle  et  morale  des  popes,  la  justice  ecclésiastique, 
l'enseignement  des  séminaires,  n'avaient  pour  le  suprême 
curateur  de  l'Église  et  pour  son  vicaire  près  du  Synode 
qu'un  intérêt  secondaire.  La  propagande  au  profit  de 
l'Église  d'État  était  leur  grand  souci. 

Avec  Protassof,  l'apôtre  bureaucratique  de  l'orthodoxie  en 
Lithuanie  et  dans  les  provinces  baltiques,  le  haut  procu- 
reur était  devenu  le  ministre  du  prosélytisme.  Il  l'est  resté 
avec  ses  successeurs,  les  Tolstoï  et  les  Pobédonostsef. 

Si  la  propagande  n'a  plus  été  leur  unique  préoccupa- 
tion, elle  est  demeurée  la  principale.  Au  lieu  de  calmer 
les  passions  religieuses  et  d'inculquer  autour  d'sux  l'esprit 
de  tolérance,  ces  tuteurs  laïcs  de  la  hiérarchie  se  sont 
donné  pour  mission  de  secouer  l'apathie  de  l'Église  et  de 
stimuler  le  zèle  convertisseur  d'un  clergé,  à  leur  gré,  trop 
indifférent  ou  trop  tiède.  Au  lieu  d'apprendre  aux  popes, 
dans  leurs  luttes  avec  les  confessions  rivales,  à  mettre  toute 
leur  confiance  dans  les  lumières  de  la  science  ou  dans  la 
force  de  la  foi,  ils  leur  ont  enseigné  à  en  appeler  en  toute 
circonstance  à  l'appui  de  l'État.  Au  lieu  de  maintenir 
l'Église  dans  le  cercle  de  sa  mission  purement  religieuse, 
où  elle  tendait  à  se  confiner,  ils  se  sont  efforcés  d'étendre 
la  sphère  de  l'activité  ecclésiastique,  cherchant  à  transfor- 
mer l'Église  en  moyen  de  gouvernement  et  le  clergé  en 
agent  politique. 

Les  passions  nationales  et  l'agitation  révolutionnaire  ont 
également  contribué  à  celte  sorte  de  cléricalisme  ortho- 
doxe, parfois  serondé  à  la  cour  par  1rs  penchants  person- 
nel! du  BOUVerain  OU  pur  la  dévotion  de  la  souveraine,  car, 

à  Pétershourg,  de  même  qu'à  Byzance,  L'influence  'les 
femmes  n'a  pas  toujours  élé  étrangère  au  gouvernement 
de  l'Église'.  Inévitable  sous  un  pareil  régime,  ce  piétisme 

i.  Ain»i,  par  exemple,  l'empereur  Alexandre  n  cédait  loovontj  dan  les 

M     i-«-l i ■•  n-ti  i-     :iu\    inv|'ii.itiMii8  do  sa    femme,   l'impi  ratrico   Marie 
Alt!\ainlr.iviia. 


LE  SAl.NT-svxoDK  :   LE  HAUT  PROCUREUH.  209 

officiel  s'est  particulièrement  manifesté  aux  époques  d'in- 
quiétudesrévolutionnsires,  ions  Nicolas,  bous  Alexandre  H, 
sous  Alexandre  III.  il  s'était  déjà  lait  jour  sous  la  gestion 
du  comte  Dmilri  Tolstoï,  qu'Alexandre  H  avait  appelé  simul- 
tanément aux  lourdes  fonctions  de  ministre  de  l'instruction 
publique  cl  de  liant  procureur  du  Sainl-Suiode1.  11  ■  éclaté 
bruyamment  aoua  l'administration  de  M.  l'obédonostsef, 
ancien  précepteur  de  l'empereur  /Uexandre  lll,  dont  il  est 
demeuré  le  confident  Sorte  de  moine  laie,  aour ridée  Écri- 
tures et  des  mystiques,  traducteur  de  Vhnitftlitm,  dênanl , 
par  principe  comme  par  tempérament,  de  toutes  les 
libertés  politiques  et  religieuses)  M.  Pobédonootaef  lenablc 
moins  appartenir  à  la  Russie  contemporaine  qu'à  l'Espagne 
du  seizième  siècle.  On  l'a  appelé  an  Philippe  il  orthodoxe. 
Sa  droiture,  aon  austérité,  son  manque  d'ambition  person- 
nelle  le  mettent  assurément  for!  an  deaani  du  roi  «atholi- 
que.  De  Philippe  il  ou  des  grande  Inqniatteure  espagnols^ 

le  haut  procureur  a  la  foi,  le  fanatisme  froid  et  patient,  la 

haine  de  l'hétérodoxie,  la  passion  •!<•  l'unité,  l  babitade 

d'identifier  les  intérêts  de  l'État  et  les  intérêts  de 

le  peu  de  BCrupuleS  quand  il  s'agit  des  un»  OU  des  BatrOSi 

On  comprend  qu'à  tous  les  ministères  qu'ait  pu  lui  offrir  la 
conflance  du  mettre,  un  pareil  homme  ail  préféré  un  pareil 
poste.  Du  Sains-Synode  il  peut  veillera  la  rois  sur  l'Église 
et  but  l'État,  faire  la  police  spirituelle  de  l'empire,  et,  aane 
avoir  la  responsabilité  du  pouvoir,  inspirer  la  politique  de 
son  impérial  élève, 

Les  affaires  qui  dépendent  du  Saint-Synode  sont  divisées 
en  plusieurs  branches,  dont  les  unes,  eomme  la  justice  -'I 

la  censure,  sont  plus  particulièrement  dans  les  attributions 
du  synode,  les  autres,  connue  les  <  îles  et  les  finances, 
dans  celles  du  procureur.  Les  affaires  ecclésiastiques  se 
traitent  par  ôcril  et  par  correspondance  :  de  là  une  admi- 
nistration compliquée,  des  bureaux  et  des  dossiers  de  toute 

1.  Ou  sait  qu'Mt-viudre  111  lui  a  depuis  conlié  le  ministère  de  l'intérieur, 
m.  1 1 


210  LA   RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

sorte.  C'est  la  principale  originalité  et  non  la  moindre 
plaie  de  l'Église  russe.  De  toutes  les  institutions  occiden- 
tales, la  bureaucratie  est  celle  qui  s'est  le  mieux  accli- 
matée en  Russie;  elle  s'y  est  étendue  du  domaine  civil  au 
domaine  religieux.  Dans  l'Église,  comme  dans  l'État,  aucune 
question  ne  se  décide  sans  rapports  et  sans  pièces  à  l'ap- 
pui. Pour  l'étude  et  l'expédition  des  affaires,  le  synode  et 
le  procureur  ont  chacun  leur  chancellerie.  Ces  administra- 
lions  laïques,  remplies  de  fils  de  popes  qui  n'ont  pu  ou 
n'ont  voulu  entrer  dans  le  sacerdoce,  ont  l'intlucnce  qu'ont 
partout  les  bureaux.  Leur  pouvoir  effectif  est  d'autant  plus 
grand  que  la  composition  du  synode  est  plus  variable,  et 
que  moins  de  ses  membres  sont  au  courant  des  détails  de 
la  jurisprudence  ecclésiastique. 

Le  synode  est  hors  d'état  d'examiner  toutes  les  ques- 
tions en  séance;  il  ne  siège  guère  qu'une  ou  deux  fois  par 
semaine;  et  il  vient  devant  lui  environ  10000  affaires  par 
an.  Un  millier  au  plus  peuvent  être  examinées  en  séance; 
pour  le  reste,  pour  toutes  les  affaires  courantes,  la  décision. 
comme  le  rapport,  est  abandonnée  aux  bureaux,  et  c'est  le 
procureur  ou  le  directeur  de  sa  chancellerie  qui  décident 
quelles  sont  les  affaires  courantes.  Les  membres  du  synode 
n'ont  qu'à  signer.  Pour  plus  de  rapidité,  on  va  souvent,  dit- 
on,  chercher  les  signature*  à  domicile.  De  là  des  anecdotes 
ou  des  mois  plus  on  inoins  édifiante.  C'est  mi  membre  du 
gynode  qui,  voyant  un  de  ses  collègues  examiner  un  rap- 
port, lui  dit  :  «  Ce  n'est  pas  pour  lire  que  nous  sommes 
ici,  c'est  pour  Signer,  ce  qui  est  moins  long  ».  Ou  bien, 
efasl  un  prélal  <|ui  laisse  surprendre  sa  signature  dans  une 
affaire  du  il  etl  directement  Intéressé  à  la  refuser;  parfois 
même,  prétend-on,  ce  soni  les  bureaux  qui  allèrent  une 
décision  prise  en  séance)  al  sons  cette  forme  la  présentent 
à  la  signatures  il  faul  beaucoup  rabattre  de  ces  récits  ou 


i.O/"'"'  o •'"'  »'"»  Rounkotn  lch*rnom  i  bélom  Doukhowutvi,  i.  U,  ch.  29, 
miiviim   publié  à  Leipil      m    Uoxandre  II*  L'auteur,  D.llostislavof, 


LK  SAINT-8YN0DB  :  CBNSURB  SPIRITUELLE.  "211 

partout  se  complaît  la  malignité  publique.  La  sévérité  du 
gouvernement  contra  les  employés  prévaricateurs  a  déjà 
réformé  plus  d'un  abus.  La  bureaucratie  n'en  a  pas  moins 
dans  l'Eglise  un  rôle  qui  seinhlc  d'autant  plus  exag 
«  1 1 1  «  - 1 1  <  -  y  parait  moins  à  BB  place.  Du  Saint-S\  aode,  le 
Formalisme  bureaucratique  descend,  par  les  consistoires, 
jusqu'au  fond  «les  diocèaea  et  dea  pan  Bserranl 

toute  l'Église  dans  lea  rouages  inertes  d'un  pddanteaque 
mécanisme. 

Entre  toutes  eea  aflairea,  dont  un  grand  uomtuv  sont 
abandonnées  au  procureur  on  au  chancelleries,  l*'  synode 
se  réserve  plus  spécialement  les  plus  ecclésiastiques,  oslles 
qui  touehenl  déplus  près  am  tradilionaou  i  la  discipline  de 
l'Église  :  ainsi  l'enseignemesW  des  psaninnima.  les  enqe 
sur  les  dévotions  et  les  Bupetalttaons  populaires,  la  censure 
spirituelle.  Cette  dernière  institution  est  aujourd'hui  parti- 
culière  à  la  Elussiez  elle  n'avait  d'analogue  que  dans  las 
États  romains,  avec  cette  différence  que,  soua  !<•  gouvaj> 
uement  papal,  la  censure  ecclésiaatique  embrassait  tonte, 
la  sphère  de  l'esprit  humain,  tandis  qu'en  Russie  elle  eat 
renfermée  dans  les  matière  -  i 
laïques  sont  soumises  è  1s  censure  talque,  dont  l'esprit  eat 
Daturellement  moins  étroit  ou  moins  défiant*.  Des  ouvra- 
ges de  sciencea,  de  phUosophie  on  d'dennonite  politique 
trouvent  ainsi  dans  l'empire  un  accès  qu'auraient  pu  leur 
fermer  les  scrupules  de  la  commission  synodale'.  A  la  cen- 
sure spirituelle  sont  d'abord  soumis  les  traitée  de  dévotion, 

donne  sur  l'Eglise  de  curieux  détails    mai-  il  manque  tr< ►[ »  d'impartialité 
t-n v.  i-  le  haut  clergé  pour  qu'on  ■*]  puisse  entièremenl  Set. 
1.  ?oyea  tome  11.  livre  vil.  efcap.  i  et  n. 

I    l.'lmtinilrttr  de  lu  Lierai, <i  t  pu (Ulom  p>-tcUati),  feuille  ofli- 

cielle  paraiaaanl  à  Pétarabourg  deux  foie  par  mois,  donne  la  liste  dea  livres 
admia  ou  repoussés  par  l'une  <>u  l'autre  censure.  On  peut  ainsi  se  rendre 
compte  de  retendue  de  la  spnéw  <le  chacune,  ai  naSane  temps  que  de  leur 
sévérité.  Dana  quelques  aaméroe  pria  ta  hasard]  j'ai  remarqué  la  prohibition 
de  livra  de  Strauss,  d'Alhenaae  Coquerel,  de  Renan,  de  il.  Spencer.  Bien 
dea  traductions  n'ont  pu  paraître  qu'avec  dea  eaaieaiona  sftigées  par  la  rea- 
■are  oa  par  la  prudence  des  éditeurs. 


212  LA   RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

puis  les  livres  sorlis  du  clergé,  puis  les  recueils  et  les 
journaux  ecclésiastiques,  déjà  nombreux  en  Russie.  A  l'in- 
térieur, cette  censure  est  préventive;  l'Église  a  retenu,  vis- 
à-vis  de  la  presse  périodique,  un  privilège  abandonné  par 
l'État.  L'oukaze  d'Alexandre  II  qui,  en  1865,  a  libéré  la 
presse  de  ce  servage,  a  eu  soin  d'édicter  que  les  nouvelles 
franchises  ne  s'étendraient  pas  aux  compositions,  traduc- 
tions, éditions,  ni  même  aux  passages  [mesta]  traitant  de 
questions  religieuses1.  Dans  ce  domaine,  l'oukaze  de  1828, 
avec  le  règlement  draconien  de  Nicolas,  est  demeuré  en 
vigueur.  Pour  toucher  aux  matières  religieuses,  les  feuilles 
politiques  doivent  obtenir  l'agrément  de  la  censure  spi- 
rituelle; le  plus  souvent  elles  préfèrent  s'abstenir.  Le 
clergé  se  trouve  ainsi  plus  protégé  que  l'administration, 
et  l'Église  que  le  gouvernement.  De  là,  en  partie,  le  peu 
déplace  que  tiennent  dans  la  presse  et  la  littérature  russes 
la  religion,  l'histoire  ecclésiastique,  la  théologie,  la  philo- 
sophie même.  L'indifférence  pour  les  questions  religieuses, 
parfois  reprochée  aux  écrivains  russes,  leur  a  été  enseignée 
par  la  censure  spirituelle. 

La  censure  synodale  et  ses  comités  de  province  étant 
composés  de  moines,  l'esprit  monastique  y  prédomine;  le 
clergé  marié,  le  clergé  paroissial  se  trouve,  plus  encore 
que  les  laïcs,  «ni  rave  dans  l'exposition  de  ses  griefs  ou 
de  ses  vœux.  Au  lieu  d'être  toujours  asservie  à  l'État,  l'Église 
en  cette  matière  s'asl  parfois  servie  de  l'autorité  publique 
dans  des  vues  qui  n'étaient  ni  celles  de  la  nation,  ni  tou- 
jours celles  du  pouvoir.  Avec  la  faveur  de  l'opinion,  et  même 
«1rs  hautes  régions  gouvernementales,  le  clergé  inférieur 
el  ses  avocats  mil  souveiil  été  obligés  d'avoir  recours  à  des 

moyens  détournés,  à  dee  récita  romanesques  ou  è  des  livres 

imprimés  à   l'étranger.  Il  SIl  a  été  de  même  des  laïcs  les 

plus  religieux,  de  Khomiakof  el  <ir  Samarine  à  Vladimir 

SolOVief.    La  censure    privilégiée  de    l'Kglise    a  été    ainsi 

|,  \..\.  /  l,..l.,\.tl'  I.H  :  Dtofal  Ui  <;■[,,, ■„,.,  |..  388  86. 


LKS  DIOCÈSES,   LES  KYKniKs.  213 

un  obstacle  à  la  réforme  du  clergé,  Érigée,  en  1740,  par 
Pierre  le  Grand,  pour  combattre  le  raskol,  elle  a  manifaa- 
tement  manqué  i  ta  oaission  d'arrêter  la  diffusion  des 
lectee.  Dans  l'étal  actuel  dee  noceurs  politiques  de  l'en» 
pire,  on  n'en  saurait  espérer  la  euppreasion;  ce  qui 
sérail  i  désirer,  eresl  qu'elle  fût  réduite  à  un  contrôle 
disciplinaire  du  clergé  orthodoxe. 

Grâce  au  Saint-Synode,  l'Église  russe  est  probablement 
lapins  centralisée  du  monde.  Obligés  à  d'incessantes  rela- 
tions avec  k  pouvoir  central,  les  Évéques.  sont  devenus 
une  sorte  de  préfets  ecclésiastiques,  Da  sont  nommés  i »•  *  » 
l'empereur  sur  la  proposition  «lu  synode,  qui  présente  trois 
candidate;  d'ordinaire,  le  souverain  désigne  lepresaiereV 
ta  lisic  Les  Russes  se  Battent  d'avoir  ainai  mis  d'accord  les 
droits  de  l'Église  el  les  intérêts  de  l'État,  Les  diocèses,  les 
épi tressée,  eonunedisenl  les  orthodoxes,  sont  en  général 
délimités  sur  les  gouvernements  civile.  L'empire  en  compte 
soixante,  divisés  sa  trois  clssooa  il  b*j  est  i  pas  cinquante 
pour  la  Russie  d'Europe1.  Dana   certaines  régions, 

diocèses  sont  plus  grande    que    la    France   ou  l'Italie.   Ils 

sont,  en  moyenne,  quinse  ou  ringt  fuis  plus  vastes  que  i<> 
nôtres,  a  cet  égard,  l'Église  russe  est  an  eontraate 
l'Église  grecque,   où   chaque  bourgade  a  son  évéqua. 

De  ces  soixante  éparchies.  trois  ont  le  titre  de  métro- 
polies,  dix-neuf  celui  d'archevêchés,  (les  titres  ne  corres- 
pondent plus  à  une  juridiction  réelle:  ils  indiquent  un 
rang,  non  une  fonction.  11  n'y  a  plus  de  sulTraganls; 
les  métropolites  métropoUty)  et  les  archevêques  ont  pour 
auxiliaires  un  ou  deux  é\èques-vieaires,  ou  coadjuteurs. 
Il  ne  reste  dans  l'empire  qu'une  province  ecclésiastique, 
ce  sont  les  diocèses  qui  forment  l'exarchat  de  Géorgie; 
partout  ailleurs  les  évéques  dépendent  uniquement  du 
synode. 

Les  titres  de  métropolite  et  d'archevêque  ne  sont  pas  tou- 

I,  la  Russie  d'Europe  formait,  en  1887,  48  diocèses;  la  Transcaucasie  en 
formait  |  ;  la  Sibérie  6;   h  Turkeslati  1  ;  les  îles  Aléoutiennes  et  l'Aliaska  1. 


214  LA    RUSSIE   ET   LES   RUSSES. 

jours  portés  par  les  prélats  assis  sur  le  siège  auquel  ils 
appartiennent.  Le  gouvernement  n'accorde  souvent  la 
dignité  qu'après  plusieurs  années  d'occupation  du  poste. 
L'évêque  est  promu  archevêque,  ou  l'archevêque  métro- 
polite, en  récompense  de  ses  services.  Ces  titres,  donnés 
comme  une  sorte  de  grade  dans  la  hiérarchie  du  tchine, 
deviennent  ainsi  une  distinction  personnelle.  Parfois  le 
souverain  accorde  aux  prélats  la  jouissance  des  honneurs 
autrefois  réservés  au  patriarche.  Ainsi  de  Philarète,  métropo- 
lite de  Moscou  ;  ainsi  de  son  disciple,  Monseigneur  Isidore, 
métropolite  de  Novgorod  et  Pétershourg. 

Il  en  est,  à  quelques  égards,  du  traitement  comme  du 
titre;  les  évêques  sont,  par  ce  double  lien,  tenus  dans  la 
dépendance  du  pouvoir  central.  L'allocation  du  trésor  n'est 
point  fixe,  ou  plutôt  elle  ne  forme  que  la  moindre  partie 
des  revenus  épiscopaux.  A  côté  du  traitement,  il  y  a  les 
secours  du  Saint-Synode,  puis  les  immeubles  ecclésiastiques 
ou  l'indemnité  qui  les  remplace,  enfin  le  casuel  et  les 
dons  volontaires.  Toutes  ces  ressources  constituent  des 
revenus  assez  élevés,  sans  être  excessifs.  Les  évêques,  les 
principaux  surtout,  ont  dans  la  société  un  haut  rang  dont, 
en  général,  leur  mérite  les  rend  dignes.  Les  choix  du 
Synode  et  du  gouvernement  portent  presque  toujours  sur 
des  hommes  éclairés,  instruits,  de  mœurs  pures.  Pour  la 
\cilii.  la  science,  l'éloquence,  les  métropolites  de  Moscou, 
les  Platon,  les  l'hilarète,  les  Macaire  n'aiiraienl  pas  déparé 
les  plus  grands  sièges  de  l'Occident.  Aucune  chaire  de 
l'Europe,  ni  Paris,  ni  Vienne,  ni  Cantorbéry,  n'a  été  illustrée 
par  Une  plus  remarquable  lignée  île  prélats.  Ou  en  pour- 
r.iil  dire  ^retqiM   autant   de  Pétershourg.  A   cet  égard,  les 

Ames  pieuses  ne  sauraient  regretter  que  la  Russie  ne  soit 
pas  revenue  à  l'élection  des  évoques  par  le  concours  du 
clergé  el  des  laies.  L'accès  de  l'épiscopal  n'est  point,  ouvert 
par  l'intrigue.  Il  n'en  est  pas  comme  en  Turquie,  OÙ  les 
échelons  de  la  hiérarchie  ne  sont    trop  souvent  franchis 

qu'à  pri\  d'argent.  Sont  le  sceptre  des  tsars  orthodoxes, 


LES  KVKQUKS,   LES  CONSISTOIRES  DIOCÉSAINS.       215 

l'Église  russe  est  demeurée  indemne  de  la  plaie  invétérée 
•  le  l'Église  byzantine,  la  semoule. 

L'existence  extérieure  des  évéquea  rtusee  es!  entourée 
d'un  certain  luxe,  leur  rie  Intérieur  rôre.  il-  sont 

astreints  à  la  résidence,  conformément  eui  canons,  à  moins 
que  la  eon&ance  du  souverain  m  les  appelle  à  siéger  au 
synode.  ii>  ne  quittent  guère  leur  \ili  pale  que 

pour  de  pénibles  \i-ite>  pastorales  daui  leurs  Immenses 

diocèses.   Pris  dans   le  eloiliv.  Im  évéquea  OUI  d'ordinaire 

un  couvent  pour  demeure.  A  bravera  les  plus  hautes 
dignités  de  l'Église  al  au  milieu  des  honneurs  les  plua 
éle\és  .le  l'État,  ils  observent  la  rigoureuse  abstinence  des 
moines.  Auv  banquets  des  fêtes  officielles,  à  la  table  même 
du  tsar,  il>  m'  touchent  d'autres  mets  que  les  légumes  et 

le  poisson,  il  est  vrai  que,  dan-  leurs  tourner-  pastorales, 

la  mondaine  vanité  de  leurs  hôtes  laïque-,  non  contente  de 

leur  offrir  li  sterlets  du  Volga  ou  de  la  Dvina,  m 

permet  parfois,  dit-on,  de  leur  servir  de  PouAft*  au  bouil- 
lon'. 

Lea  évoques  ne  sont  pas  aeulemenl   subordonnés, 
l'autorité  du  synode,  chacun  d'eux  est  assisté  d'un  conaeil 
ecclésiastique  qui  joue,  dan-  le  diocèse,  un  rôle  compa- 
rable à  celui  du  Saint-Synode  dans  l'empire  :  c'est  le 
listoirc  ôparchial,  éparkkimtnata  consi-        .  Lei  membrea 
en  sont  nommée  par  le  synode  sur  la  présentation  de 

l'évéque;    el    leurs  décidons  n'ont  de   validité  qu'avec  la 

confirmation  épiseopale.  Ces  consistoires  participent  aui 

-oins  de  l'administration  diocésaine.  Ce  sont  eux  qui  jugent 
en  première  instance  les  eau-.'-  encore  déférées  à  la  justice 
ecclésiastique.  Pour  la  plupart  des  affaires,  spécialement 
pour  la  justice,  le  Saint-Synode  sert  de  cour  d'appel  et  de 
cour  de  cassation  jugeant  en  dernier  ressort.  Les  causes 
soumises  aux  tribunaux  de  l'Église  peuvent  se  ranger  BOUS 
deux    chefs    principaux   :    les    affaires    disciplinaires    du 

1.  Oukha,  soupe  maigre  au  pofcWMk 


216  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

clergé,  et  les  affaires  de  mariage  ou  de  divorce.  Ce  droit 
de  justice  que  presque  seule,  dans  le  monde  chrétien,  elle 
a  conservé  jusqu'à  nos  jours,  l'Église  russe  ne  voudrait 
pas  s'en  dessaisir.  Les  attributions  de  ses  tribunaux,  déjà 
réduites  par  Pierre  le  Grand,  devaient  être  encore  dimi- 
nuées. Il  avait  été  question  de  leur  enlever  les  causes  de 
divorce,  pour  ne  réserver  à  l'évêque  que  la  confirmation 
de  la  sentence  rendue  par  les  tribunaux  ordinaires.  Cette 
délicate  réforme  a  été  ajournée.  Le  gouvernement  s'est 
arrêté  devant  les  répugnances  de  l'Église  et  les  objections 
du  Saint-Synode,  montrant  par  là,  une  fois  de  plus,  que 
le  domaine  ecclésiastique  est  celui  où  le  pouvoir  se  sent 
le  moins  libre1. 

La  justice  consistoriale  est  cependant  une  des  parties 
les  plus  défectueuses  de  l'administration  ecclésiastique. 
Avec  l'ancienne  procédure  se  retrouvent,  dans  les  tribu- 
naux diocésains,  les  vices  des  anciens  tribunaux  russes, 
l'extrême  lenteur,  le  formalisme,  la  vénalité  môme.  Ces 
défauts  apparaissent  surtout  dans  les  affaires  de  mariage  et 
de  divorce,  pour  lesquelles  la  société  civile  relève  encore 
de  l'Eglise  et  de  ses  consistoires.  Malgré  les  efforts  du 
clergé  et  la  sévérité  de  la  plupart  des  évêques,  le  rouble 
n'a  pas  toujours  perdu  son  empire  séculaire  dans  les 
bureaux  laïques  des  consistoires  orthodoxes.  —  «  Je  sais 
par  expérience,  me  disait,  à  Pétersbourg,  une  femme  du 
inonde  divorcée  et  remariée,  ce  qu'il  en  coûte  pour  prépa- 
rer le  dossier  d'une  demande  de  divorce;  je  sais  la  couleur 
des  billeta  de  banque  qu'il  est  sage  de  laisser  sur  la  table 
des  différente  employée.  »  El  de  fait,  le  divorce  légal  n'est 
guère  accessible  (]u'aii.\  hautes  classée.  Ces!  ce  qui  explique 
le  nombre  relativement  minime  des  mariages  cassés  par 
les  consistoires  diocésains1.  Les  paysans,  qui,  à   bien  îles 

i.  sur  l'orftolntloa  'les  tribunal  lecléciMliqawi  «i  sur  les  réforme* 

.  roy.  i.  il,  iiv.  i\   chtp,  h,  p.  MO  W7  (2"  éd.). 
'i.  Tour  l'amiiT  I8KD,  par  <'\ciii|»lt>,  les  rapports  <lu  liaul.  procureur  du  Saml 
SwkmIi'  .iiiiiuii  .h, ut  B2Q  diYOrCM  OU  annulations  ■!<-  mariaur.  ainsi  tivrs   : 


LES   éVÊOOBS,    LIS  CONSISTOIRES   DIOCÉSAINS.        217 

égards,  demeurent  en  dehors  des  lois,  se  passent  de  ces 
coûteuses  formalités  :  les  mauvais  ménagea  l'ont  casser 
leur  union  par  l'assemblée  «lu  ntfr  <>u  par  les  tribunaux 
dr  bailliage1. 

Près  de  chaque  consistoire  est  placé  un  secrétaire  laïque 
dont    1rs  fonctions,  dans  le  conseil  diocéaain,  rappellent 

celles  du  haut  procureur  près  du  Saint-Synode.  Ce  secré- 
taire  est  à  la  téta  de  la  ehaneeUerie  éparchiale,  chargée 
de  la  rédaction  et  de  la  oorreapondance.  Nommé  par  le 

S\  node  sur  la  présentation  du  haut  procureur,  il  reste  IOUI 
la  juridiction  immédiate  de  ce  dernier.  C'est  au  procureur 
que  le  secrétaire  adresse  Mt  rappurU,  tandis  que  l'évéqoe 
et  le  consistoire  envoient  lae  lanri  M  Synode.  Comme  la 
plupart    des  employés  des  chancelleries   ecclésiastiques, 

ce  fonctionnaire  laïque  est,  d'ordinaire,  sorti  d'une  famille 

cléricale.    Dans  toute  «vite    vaste   administration,  le   haut 

procureur  et  ses  principaux  sssistants  sont  à  peu  prèi  les 

seuls  qui,    par   la    imiSSMlOO.   M    tiennent   pas   au  clergé. 

L'influence  du  secrétaire  et  des  ehaneelleriee  éparchialea 

sur  la   présentation  des  affaires,  sur   la  nomination    au\ 

places,  sur   la  décision   des   pi  ouvert    les  porter  .|.- 

l'Église  à  la  corruption  administrative.  Ctael  aux   ■ 

tairesde  consistoires  «pie  l'on  fait  remonter  la  plupart  des 

abus  de  l'ailininistration  OU  de  la  justice  ecclésiastique-,. 
Un  en  a  ru  s'ériger  en  entrepreneurs  de  difOrCOS,  mettre 
toutes  les  ress  lurces  de  leur  expérience  au  service  des 
ménages  mai  asaortia,  fournir  eux>mémes  des  témoins  aux 

époux  désireux  de  faire  constater  un  adultère  tictif*.  La 
littérature  russe  a  parfois  mis  en  scène  de  oes  hureauci 


SI  |i:ir  suite  de  bigamie  d'un  des  épouv;  17  pour  impuissance;  121  pour 
adultère;  483  pou  ah—M  prolongée;  259  pour  cause  de  condamnation  aux 
travaux.  forCét  W  I  bl  déportation;  9  mariages  enlin  avaient  été  annulés 
coinnii'  ayant  MA  ooaftractéa  antre  paraaU  à  des  degrés  prohibés.  On  voit 
que  l'adultère  n'est  pas  la  seule  cause  de  rupture  du  lien  conjugal  admise 
par  l'Ildise  RMan. 

1.  Veyai  t.  il,  liv.  IV,  cimp.  ii.  p.  3uy  (•*•  éd.), 

2.  \u\.v  plus  haut,  même  livre,  chap.  iv. 


218  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ecclésiastiques,  adonnés  à  cette  lucrative  spécialité1.  Pour 
supprimer  de  telles  pratiques,  on  a  tenu  les  secrétaires  des 
consistoires  sous  une  surveillance  plus  exacte,  en  même 
temps  qu'on  augmentait  leur  traitement.  Les  bases  de 
l'administration  diocésaine  n'ont  pas  été  modifiées;  elles 
tiennent  à  toute  la  constitution  de  l'Église.  Dans  chaque 
diocèse,  comme  dans  le  Synode,  on  a  conservé  près  des 
autorités  ecclésiastiques  un  fonctionnaire  laïque,  organi- 
sation qui,  par  certains  côtés,  rappelle  notre  système 
judiciaire,  avec  sa  double  et  parallèle  hiérarchie  de  juges 
et  de  procureurs. 

Le  Saint-Synode  intervient  dans  l'administration  du 
diocèse  à  peu  près  de  la  même  manière  qu'un  ministre  de 
l'intérieur  dans  celle  d'une  préfecture.  De  là  une  énorme 
correspondance  et  toute  une  paperasserie  encombrante. 
L'évêque  et  son  consistoire  doivent  sans  cesse  en  référer 
au  Synode  :  pour  toute  chose  de  quelque  importance,  pour 
l'érection  ou  la  suppression  d'une  église,  pour  l'emploi 
des  fonds  ou  des  aumônes,  pour  la  déposition  d'un  prêtre 
ou  le  relèvement  de  ses  vœux,  il  faut  une  autorisation 
synodale.  Pour  s'absenter  plus  de  huit  jours  de  son 
diocèse,  l'évêque  a  besoin  d'un  congé  du  Synode.  Chaque 
année,  il  est  tenu  de  présenter  un  rapport  sur  l'état  de  son 
éparchic,  sur  les  écoles  ecclésiastiques,  sur  la  réception 
des  sacrements,  sur  les  conversions  faites  parmi  les  cultes 
p&érodoies. 

Cette  tutelle  administrative  s'explique  par  les  conditions 
partieulières  à  la  Russie  et  à  l'Église  russe.  L'immensité 
dei  diftancefi  a  longtemps  opposé  de  telles  difficultés  à 
tout  recours  contre  les  abus  de  l'autorité  locale,  que  le 
gouvernement  a,  dans  toutes  les  branches  de  l'administra- 
tion, été  conduit  à  une  étroite  centralisation.  La  division 
du  <  In-.'  en  deux  classes,  animées  d'une  sourde  rivalité. 


1.  Ainsi,  par  exemple,  le  Vtêtfiik  Btoopy  (JMHN  1879);  d&nj  une  nouvelle 
intitulée  Un  *pécialinte. 


l.Es  i':vk<ji  :  ■  H.Ks  PROVINCIAUX.  219 

rendait  plus  nécessaire  le  contrôle  «lu  pouvoir  central. 
Plus  l'évéque  et  le  haut  clergé  célibataire  étaient,  par  le 
genre  de  rie  <»u  les  intérêts,  lépsrés  du  clergé  marié,  plus 
se  faisait  sentir  dans  l'Église  le  besoin  d'un  pouvoir  modé- 
rateur el  impartial.  On  ne  I S  point  remanpié,  c'est  là  une 
des  causes  de  l'influence  «lu  pouvoir  civil  chec  l'Église 
rutse.  Dana  l'Église  latins,  oo  le  clergé  n'es!  point  de  la 
même  Façon  divisé  en  <l<-n\  classes,  le  pi 
trouvé  trop  exposé  à  l'omnipotenee  de  l'évêque  pour  ne 
pai  cbereher  un  abri  contre  «die.  Cette  i  rotectîdn  que, 
depuis  la  Révolution,  il  n«'  pouvait  réclamer  de  l'État,  l- 
clergé  Inférieur  !'■  demandée  à  Rome.  Cesl  là.  on  le  -ad. 

une  des  causée  de  l'ultrsmontanisinc  parmi  le  clergé 
français.  N'ayant    ni    <dnd'  national   ni    BOUVOTSiQ   pontife 

étranger,  le  clergé  russe   pj'a   en  contre  le  despotisme 
épiscopal  d'antre  refuge  que  l«-  recoors  su  gouvernement 
civil.  Lea  garantie!  que  l«i  prêtre  catholique  ;»  « •'• 
auprès  du  pape  dans  l'ultramontanisme,  le  pope  orthodoxe 

les  a  trouvées  auprès  «lu  tsar  dans  l'intervention  de  l'Ktat. 

Si  l'autorité  «!«'  l'Étal  pèse  sur  le  haut  clergé,  elle  abrite  le 
clergé  intérieur:  pour  la  plèbe  ecclésiastique  l'ingérence 
gouvernementale  esl  peut-être  moine  un  joug  qu'une 
protection. 

11  y  aurait  beaucoup  à  faire   pour  pend)  lise  plus 

de  rie  el  plus  de  liberté,  car  les  deux  eta  lauraient 

guère  aller  l'une  sans  l'autre.  Ou  i*esl  souvent,  en  Russie 
même,  préoccupé  des  moyens  de  relever  l'autorité  spiri- 
tuelle. Suivant  un  conseil  (tes  Aksakof  et  «les  Katkof,  le 
gouvernement  impérial  s'est  décidé  à  rendre  à  la  hiérarchie 
un  droit,  de  tout  temps  suspect  a  la  plupart  des  gouver- 
nements. Les  évèquee,  «pie  le  Règlement  de  Pierre  le 
Grand  B'attachait  à  maintenir  isolés,  ont  été  autorisés,  il 
serait  peut-être  plus  juste  de  dire,  ont  été  invités  à  se 
réunir  en  assemblées  régionales.  L'Église  russe  a  ainsi 
revu  ce  que  l'Église  de  France  n'a  pas  connu  depuis  long- 
temps, sauf  un  moment  sous  la  deuxième  république,  des 


220  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

conciles  provinciaux.  Il  faut  dire  que  ces  conciles  russes 
ne  peuvent  siéger,  ni  délibérer,  ni  rien  publier  qu'avec  la 
permission  du  Synode,  autrement  dit  du  gouvernement. 
Kief,  Yilna,  Kazan,  Irkoutsk  même,  plusieurs  des  capitales 
régionales  de  l'empire  ont  assisté  à  des  assemblées  de  cette 
sorte.  Il  est.  vrai  que,  selon  l'impulsion  donnée  à  l'Église 
par  la  main  des  hauts  procureurs,  ces  assises  épiscopales 
se  sont  peut-être  moins  préoccupées  des  intérêts  du  clergé 
et  des  réformes  intérieures  de  l'Église  que  de  prosély- 
tisme. Quelques  orthodoxes  de  tendances  slavophiles 
avaient,  sous  Alexandre  III,  préconisé  la  réunion  à  Moscou 
d'un  concile  national  de  toutes  les  Russies,  voire  d'un  con- 
cile œcuménique  de  tout  l'Orient,  destiné  à  resserrer  les 
liens  des  Églises  de  rit  grec  et  la  solidarité  du  monde  ortho- 
doxe. Les  questions  à  débattre  auraient  beau  ne  pas  lui 
manquer,  il  est  douteux  que  les  tsars  russes  soient  de  long- 
temps curieux  de  provoquer  un  pareil  concile,  ou  les  gou- 
vernements étrangers  pressés  d'y  envoyer  leurs  évêques. 
En  dehors  du  renouvellement  des  conciles  provinciaux, 
bien  des  réformes  pourraient  être  introduites  dans  l'Église, 
si  les  mœurs  publiques  étaient  mûres  pour  elles.  On  pour- 
rait, selon  le  vœu  de  certains  publicistes,  rétablir  les  élec- 
tions ecclésiastiques;  on  pourrait,  en  presque  toutes  choses. 
revenir  à  l'antique  discipline.  En  admettant  qu'un  pareil 
retour  au  passé  fût  toujours  un  progrès,  ce  serait  assuré- 
ment moins  malaisé  dans  l'Église  gréco-russe  que  dans 
l'Église  catholique  romaine.  Dans  l'une,  la  centralisation 

dérive  d'un  principe  Idéologique;  elle  vient  de  l'intérieur, 

du  cœur  même  de  l'Église;  dans  l'autre,  la  centralisation 
n'a  qu'un  principe  politique;  elle  vient  du  dehors,  du 

pouvoir  civil.    On    pourrai!    faire     bien    des    choses   dans 

l'orthodoxie  russe,  si  les  mœurs  s'j  prêtaient;  mais  les 
mœurs  s*j  prêtent  peu.  Bo  loul  cas,  s'il  est  un  pays  on  la 

SOdété  religieuse  ne  Se  puisse   isoler  de  la  société  civile, 
c'est  la   Russie.    Les   mœurs  religieuses  ne   s'y  pourront 

former  qu'avec  les  mœurs  politiques. 


DE  LA  RÉFORME  DE  LWDMIXlSTRATluX  ECCLÉSIASTIQUE.  221 

Ce  que  peuvent  désirer  lei  amis  de  l'Eglise,  ce  n'est  pas 
l'abrogation  des  institutions  existantes,  c'esl  leurélai 
Bernent  progressif  de  manière  qu'elles  restent  en  harmonie 
avec  les  besoins  spirituels  aussi  bien  qu'arec  le  gouverne- 
ment civil.  Bn  gardanl  le  surveillance  de  l'administration 
ecclésiastique,  l'Étal  se  devrail  interdire  d'user  du  pouvoir 
séculier  dans  un  intéréj  confessionnel  si  d'user  du  clergé 
dans  un  intérêt  temporel.  Selon  l'expression  d'un  des  plus 
éloquents  panégyristes  de  l'orthodoxie,  Il  ï"i  m  «luit 
être  subordonnée  an  but  extérieur  et  étranger  d!ua  étroit 
conservatisme  officiel,  il  n'est  pas  bon  que  i  Église  soit 
chargée  de  bénir  et  '!«•  consacrer  tout  <•••  qui  <-\i>t<-  dans 
l'ordre  politique  à  an  moment  donné  L  intérêt  d 
religion  demande  que  l'intervention  de  l'Étal  dans  les 
affaires  ecclésiastiques  soit  réglée  et  discrète;  l'intérêt  de 
l'Église  et  l'intérêt  du  pays  ^opposent  égalemenl  à  ce  que 
l'Étal  abdique  toute  Influence  dans  l'Église.  L'abandon 
prématuré  de  l'Église  à  elle-même  la  livrerait  à  l'ignorance 
et  àla  routine.  Dans  l'opinion  vulgaire,  la  principale  cause 
de  la  torpeur  séculaire  de  l'Église  russe  est  h  dépendance 
du  pouvoir  civil.  L'observateur  aboutit  souvent  à  de  tout 
autres  conclusions;  il  découvre  que,  dans  la  Russie 
moderne,  la  plupart  d.  ^  progrès,  la  plupart  des  réformes 
de  l'Église  ont  été  dus  à  l'initiative  de  l'État  II  y  a  pour 
cela  deux  raisons.  La  première,  c'est  que  l'esprit  ecclé- 
siastique  est  généralemenl   conservateur,    stationnaire; 

que,  pour  l'amener  à  des  réformes,  il  faut  le  pins  souvent 

des  influences  extérieures,  La  seconde  c'est  que,  en  Rust 
l'initiative  est  presque  toujours  partie  d'en  haut,  du  trône; 
c'est  .pie.  -race  au  contait  avec  l'Ocddent,  le  pouvoir  s'est 
trouvé  plus  éclairé  que  la  nation.  Ce  fait  historique  s'est 
Imposé  à  l'Église  comme  à  l'État. 

Chez  un  peuple  aussi  foncièrement  religieux,  l'Église  a 
le  droit  de  revendiquer  sa  pari  dans  la  grande  œuvre  du 

I.  Q,  Saïuarine,  Introduction  aux  enmrm  (U  Kliomiakof. 


222  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

renouvellement  national;  si  elle  n'y  a  pas  coopéré  davan- 
tage, si  bien  des  projets  sont  restés  stériles,  bien  des 
mesures  mal  exécutées,  la  faute  n'en  est  pas  toujours  à 
l'État,  elle  est  parfois  aux  sourdes  résistances  ou  aux 
répugnances  de  l'Église.  Cette  Église,  en  apparence  si 
dépendante,  si  docile,  a,  vis-à-vis  du  pouvoir,  plus  de 
moyens  de  défense  qu'il  ne  le  semble;  quand  elle  n'en  a 
point  d'autre,  il  lui  reste  la  force  d'inertie.  Dans  la  société 
ecclésiastique  plus  qu'ailleurs,  la  routine,  les  traditions, 
l'esprit  de  corps  font  obstacle  aux  innovations.  Le  pouvoir 
ne  peut  guère  agir  sur  l'Eglise  que  par  l'Église,  par  la 
hiérarchie.  Au  lieu  d'être  entravées  par  l'immixtion  de 
l'État,  les  réformes  ecclésiastiques  peuvent  aussi  l'être  par 
la  timidité,  par  l'incurie  ou  la  faiblesse  du  pouvoir.  Le 
gouvernement  n'aime  point  à  provoquer  le  déplaisir  du 
Saint-Synode  ou  le  mécontentement  du  clergé;  il  redoute 
surtout  de  blesser  l'ignorante  piété  du  peuple.  C'est  ainsi 
qu'a  été  ajournée  plus  d'une  réforme,  comme  l'émancipa- 
tion des  raskolni/cs,  la  sécularisation  de  la  justice  ou  des 
registres  de  l'état  civil,  l'adoption  du  calendrier  grégorien, 
la  suppression  de  la  censure  spirituelle.  En  pareille 
matière,  nous  ne  saurions  trop  le  répéter,  l'autocratie  n'est 
pas  omnipotente  :  les  mœurs  sont  plus  fortes  que  l'auto- 
crate. L'empereur  a,  si  l'on  veut,  le  gouvernement  de 
l'Église;  il  ne  peut  l'exercer  qu'en  en  respectant  les  tradi- 
tions, et  parfois  les  préventions. 


CHAPITRE    VIII 

Lfl  «lergé  noir,   les  couvent*  >'t   1.-  MoiSM.  —  ln\i-i<>n  du   cierge  en  deux 
classes.  Baprémtie  dn  etargé  noautiqae.  —  Csradéiw  du  mouari. 
iu-se.  — Son  iii;iii'|ii'(|r  variété.  Soft  inpOftMM  hÙtort(|Q«.  —  Les  grands 

couvents  lUtUolMUX.    —  l'élit   iiuiiiln.-  nl.tlil  A  -'les. 

—  Le  recruteinenl  des  iimiiic».  I  .  —  t.oiiiiii.-iit  lo  oment- 

sont  devenu»  KM  m-litutioii  .1  Ul.it .  —  I  ■  m   i  UmUoHoo.  —  Leur-  biin> 

et  leurs   n m,--.  —   I ..  m  -    ■■  u\  i  ••-      —   L»->  .  ou%.  ut-   de  INMMI     I 

béguiin-.  1a-  SU3V1  de  c 1 1 u 1 1 1 •  • . 


Kn  Russie,  if  clergé  n'esl  pas  Beolemenl  un  corps,  e'es( 
uni-  classe.  Jusqu'à  ane  époque  toute  récente,  ce  D'étsit 
pai  seulement,  comme  en  France  avant  la  Révolution,  un 
des  ordres  de  l'État,  c'était  nne  caste.  Cette  caste,  1 
temps  fermée  et  encore  aujourd'hui  héréditaire,  rote  une 
des  quatre  ou  cinq  ••la»-  ma  entre  lesquelles  se 

partage  la  nation.  Bile  se  subdivise  elle-même  en  deux 
groupes,  en  deux  classes  différentes  el  souvent  rivales  : 
les  popes  et  les  moines,  le  cli  ilier,  paroissial,  et  le 

clergé  régulier  monastique,  ou,  selon  l'expression  i  ulgaire, 
le  dergéblancel  le  ckrgi  noir.  Cette  désignation  ne  répond 
point  à  la  différence  des  costumes.  Si  les  moines  sont  vêtus 
de  noir,  les  prêtres  séculiers  ne  sont  pas  vêtus  de  blanc; 
ils  mêlent  seulement  an  noir  des  couleurs  brimes  ou  fon- 
cées. Moines  et  popes  portent  également  une  longue  barbe 
et  de  longs  cheveux;  le  principal  insigne  des  premiers  est 
le  grand  voile  noir,  qu'ils  laissent  pendre  en  arrière  sur 
leur  haute  coiffure. 

Entre  ces  deux  clergés,  la  distinction  fondamentale  est 

I.  Voyei  t.  I;  livre  \ .  eh.  1. 


224  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

le  mariage.  Le  clergé  noir  est  voué  au  célibat,  le  clergé 
blanc,  celui  qui  forme  proprement  la  caste,  est  marié.  Cette 
opposition,  cette  sorte  de  dualisme  du  sacerdoce  se  ren- 
contre dans  toutes  les  Églises  d'Orient,  chez  les  Orientaux 
unis  à  Rome  comme  chez  les  autres.  Il  n'y  a,  croyons-nous, 
d'exception  que  chez  les  Grecs  melchites  de  Syrie,  où,  selon 
l'esprit  de  Rome,  le  clergé  célibataire  a  fini  par  évincer  le 
clergé  marié  et  par  le  supprimer.  Chez  quelques  peuples 
orthodoxes  on  pourrait  un  jour  voir  un  changement 
inverse. 

Dans  toutes  ces  Églises  orientales,  la  tradition  réserve 
l'épiscopat  au  célibat;  c'est  là  le  principe  de  la  domination 
du  clergé  régulier,  de  la  dépendance  et  parfois  de  la 
jalousie  du  clergé  marié.  En  toute  confession,  lorsque,  près 
du  sacerdoce  ordinaire,  s'est  formée  une  milice  religieuse 
spéciale,  il  y  a  eu  des  rivalités  entre  le  gros  de  l'armée 
ecclésiastique  et  ces  corps  d'élite.  L'Église  russe,  où  tout 
l'avancement,  tous  les  honneurs  étaient  le  privilège  du 
corps  monastique,  ne  pouvait  échapper  à  de  telles  compé- 
titions. L'antagonisme  y  est  d'autant  plus  naturel  qu'entre 
les  deux  fractions  du  sacerdoce  le  contraste  est  plus  grand, 
et  le  passage  de  l'une  à  l'autre  plus  difficile.  Le  mariage 
pour  le  pope  est  aussi  obligatoire  que  le  célibat  pour  le 
moine.  Entre  l'un  et  l'autre,  la  femme  est  une  barrière 
qui  n'est  renversée  que  par  la  mort  ou,  rarement,  par  la 
séparation  volontaire  des  deux  époux. 

Chez  les  deux  clergés,  la  diversité  des  intérêts  a  produit 
la  diversité  des  tendances.  Le  clergé  noir  veut  maintenir 
n  domination,  le  clergé  blanc  cherche  à  s'en  affranchir  : 
entre  eux,  c'est  une  lutte  d'influence,  une  compétition 
sourde,  souvent  inconsciente,  non  une  hostilité  ouverte  et 
déclarée.  I)u   lorrain  matériel  des  intérêts  cl  du  pouvoir, 

la  rivalité  a  parfois  passé  dans  le  domaine  spirituel,  dans 

la   sphère   religieuse  proprement  dite.  Ces    deux    clergés 

iont,  par  ieur  situation  même,  involontairement  attirés 

vns  les  lieux  pôles  opposés  du  christianisme j  l'un  est  plus 


LES  MOINES:  CARACTÈRES  DD  MONACHISME  RUSSE.  225 
porté  vers  la  tradition  et  l'autorité,  l'autre  vers  les  inno- 
vations et  la  liberté.  Ainsi  <jue  nous  l'avons  indiqué  plus 
haut',  il  y  a  là,  pour  l'Église  russe,  le  cadre  de  deux 
partis  plus  ou  moins  analogues  au  high  thurch  et  au  foto 
church  de  l'Église  anglicane.  Il  s'en  faut,  du  reste,  que 
l'Église  russe  suit  aujourd'hui  expotée  à  <\<>  pareils  conflits. 
L'ascendant  de  la  tradition  et  le  besoin  d'union  la  préserve- 
ront  longtemps  de  toute  lotte  ouverte,  de  tontesdssion.  Les 
deux  clergés  vivront  côte  à  côte  sans  ({ne  le  triomphe  de 
l'un  soit  assez  complet  pour  amener  L'anéantissement  de 
l'autre.  l>e  ces  deux  émules,  l'un  est  plus  important  par 
le  pouvoir,  par  la  science,  par  son  rôle  traditionnel, 
l'autre  par  le  nombre  et  par  son  rOte  social;  l'un  a 
derrière  lui  un  plus  grand  passé,  l'autre  a  peut-être  devint 
lui  un  plus  long  avenir.  Nous  commencerons  par  le  pre- 
mier, par  le  plus  élevé,  le  clergé  unir. 

Les  monastères  «i  les  moines  ont  longtemps  tenu  un»' 
large  place  dans  l'existence  de  la  Hostie  :  aujourd'hui 
encore  ses  vastes  couvents  sont  les  plu-  remarquables 
monuments  de  son  histoire.  i>ans  aucun  pays,  le  rôle  des 
moines  n'a  rit-  plus  considérable;  il  n'a  pas  toujours 
le  même  qu'en  Occident  Le  monaehismc  orthodoxe  orien- 
ta] n'a  point  eu  de  branches  aussi  multiplet,  d'inflorescence 
aussi  complexe,  que  lf  monaehismc  catholique  latin.  Au 
lieu  de  se  ramifier  en  une  foule  de  congrégations  et  d'ordres 
divers,  il  a  gardé,  à  travers  les  siècles,  une  simplicité 
archaïque;  il  est.  à  beaucoup  d'égards,  demeuré  primitif. 
Connue  toute-  choses,  l'esprit  monastique  a  eu  moins 
de  mobilité,  de  variété,  de  fécondité,  en  Orient  qu'en 
Occident.  Les  Russes  et  les  Grecs  n'ont  connu  que  les 
premières  phases  du  monaehisme,  celles  du  moyeu  âge 
antérieur  à  saint  Bernard,  OU,  au  moins,  à  saint  Dominique 
et  à  saint  François.  Des  deux  grandes  directions  de  la 
vie  religieuse,  la  vie  active  et  militante,  la  vie  conten> 

1.  Voy.  même  livre,  chap.  n.  p.  95. 

m.  15 


226  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

plativo  et  ascétique,  les  moines  d'Orient  ont  toujours 
préféré  la  seconde,  sans  doute  la  mieux  adaptée  à  l'esprit 
oriental.  Chez  eux,  Marthe  a  toujours  été  sacrifiée  à 
Marie. 

C'est  pour  la  pénitence  et  l'ascétisme,  pour  la  prière  et 
la  méditation  que  se  sont  fondés  la  plupart  des  couvents 
orthodoxes.  Ce  n'est  ni  le  besoin  de  se  grouper  pour  la 
Lutte,  ni  le  zèle  du  bien  des  âmes,  c'est  l'amour  de  la 
retraite,  c'est  le  renoncement  au  monde  et  à  ses  combats 
qui  ont  jadis  peuplé  les  couvents  de  la  Russie.  Les  enne- 
mis auxquels  on  y  venait  livrer  bataille,  c'était,  à  l'exemple 
des  rudes,  athlètes  de  la  Thébaïde,  la  chair  rebelle  et  le 
dragon  tentateur,  sans  autres  armes  que  la  prière  et 
le  jeûne.  N'est-ce  pas  ainsi,  à  force  de  macérations,  que 
les  ermites  de  Pelchersk  ont  mérité  d'être  appelés  «  des 
anges  terrestres  el  des  hommes  célestes  »  ?  Le  moine  russe 
n'avait  en  Mie  ni  l'activité  intellectuelle,  ni  le  travail 
manuel,  ni  la  charité,  ni  la  propagande,  mais  son  salut 
personnel  et  l'expiation  des  péchés  du  siècle. 

«  La  mission  des  moines,  disaient  encore,  sous  Nicolas, 
au  tbéplogien  Palmer,  les  religieux  de  Troïtsa,  n'est  ni 
l'élude  ni  le  travail  d'aucune  sorte;  leur  mission  est  de 
chanter  les  offices,  de  vivre  pour  le  bien  de  leurs  à  mes  el 
de  faire  pénitence  pour  le  monde1.  »  Kl  ils  ajoutaient  que 
l'ascétisme  était  le  nerf  du  christianisme,  se  vanlanl  d'y 
être  demeurés  plus  lidèles  (jue  les  Latins,  y  voyant  une 
marque  <|<-    la    snpériorilé  de  leur  Eglise.    A  eerlains  de 

ces  moines  d<-  Saint-Serge,  les  deux  vices  séculaires  des 
monastères  orientaux,  l'ignorance  de  l'esprit,  la  Baleté  du 
corps,  semblaient  presque  une  vertu  de  leur  état.  Quand 
Palmer,  après  avoir  passé  quelques  jours  dans  Leurs 
cellules,  se  plaignait  des  insectes  el  de  la  vermine,  ses 
botes  lui  répondaient,  d'accord  à  leur  insu  avec  notre 
Benoll  Labre,  que.  dans  un  couvent,  ces  créatures  avaient 

1.  \\ .  Palmw     S'otn  ••/  a  uUU  tù  thi  RuMfan  Chureh,  p.  200*201. 


LES  MOINES:  CARACTERES  DU   MONACHISME  RUSSE.  227 

leur  utilité,  comme  instrument  de  mortification  et  exercice 
de  patience.  Pour  le  moine  du  peuple,  l'idéal  du  religieux 
est  toujours  l'anachorète  du  désert;  c'est  le  Btylite  BUT  H 
colonne1  ou  !<■  gyuinosopniate  chrétien,  uniquement  rétn 

de  sa  longue  barbe,  qui  ligure  encore  dans  les  peinturée 

des  couvents  rosées;  ce  sont  Les  saints  ensevelis  vivante 

dans   les   catacombes  de  Kief.  Les  noms   des  monastères 

rappellent  la  Tbébalde  ;  les  plui  grandi  portent  celui  de 
taure  lavra),  les  petits  ceux  de  tkyk  ou  de 
Leurs  cryptes  al  leurs  eatacombes  sont  moins  la  tombe  des 
moris  que  la  demeure  des  anciens  anaenori  les  retires 
dan-.  les  grottes  à  l'exemple  des  Pères  du  désert 
cavernes,  telles  que  le   as  de   saint  Ifc  nolt  à 

Subiaco  ou  la  ausea  de  saint  Ignace  à  Manresa,  semblent 
avoir  conservé,  sur  l'imagination  religieuse  du  peuple,  leur 
antique  attrait.  Dans  le  voisinai:.'  du  rit)  le  de  Gethsémani, 
près  de  Troltaa,  l'on  peut  visiter  les  catacombes  où  de 
modernes  émules  des  saints  de  Kief  s.-  sont  enfouis 
années,  dans  des  cellules  souterraines,  loin  des  bommes 
al  de  la  lumière  du  jour,  lu  Grimée,  au  monastère  de 
l'Assomption,  près  de  Bachtebi-Saral,  des  moines  m  sont 

établis,  cuire  le  cid  et  la  terre,  dans  des  gTOtl  BneS 

pratiquées  aux  flancs  du  rocher  et  reliées  antre  elles  par 
de  frêles  galeries  de  bois  I  turent  de.  troglodytes  d's 
point  un  siècle  d'existence.  Le  goûl  de  la  rie  d'ermite  h'esl 
pas  éteint  dans  ic  peuple;  ^i  l'£tal  iien  autorise  plus  la 
fondation,  les  sectaires  dissidents  al  parfois  encore 

dl  8  ermitages  dans  les  contrées  écarh 

Avec   de   telles   tendances,   m,,-  seule   règle  monastique 

suffisait,  comme,  en  Occident,  s  longtemps  sufli  le  seul 

ordre   de   Saint-Benoit.    I.u    Ruaaie,    ainsi    que    dans   tout 

l'Orient,  règne  la  règle  de  Saint-Basile,  dont  1»  -  .ions 

moins  précises,  moins  s\  sUmaliques,  ne  se  peuvent  com- 
parer aux  constitutions  savamment  coordonnées  de   la 

l.  I  i  ne  compte  deux  sainte  Btylite*,  mini  Cyrille  de  Toorofel  uu 

saint  Nikila,  loue  deus  >1ii  douzième  -i'  «1.-. 


228  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

plupart  des  ordres  ou  congrégations  catholiques.  Celte 
règle,  rédigée  en  forme  de  réponses  à  des  questions  de 
oute  sorte,  ne  fait  guère  que  poser  les  bases  de  la  vie 
monastique  sans  l'enserrer  dans  d'étroites  observances. 
Pour  la  vie  religieuse,  comme  pour  la  foi,  la  Russie  n'a 
rien  ajouté  à  ce  que  lui  apportèrent  les  Grecs  :  elle  n'eut 
aucun  ordre  qui  lui  fût  propre.  Les  couvents  russes  eurent 
beau  subir,  à  différentes  époques,  diverses  réformes,  il  n'en 
sortit  rien  d'original.  Leur  idéal  demeura  toujours  en 
arrière  ;  leurs  modèles  furent  toujours  au  dehors.  C'est 
ainsi  qu'au  onzième  siècle,  un  moine,  du  nom  de  Théodore, 
introduisit  aux  Grottes  de  Kief,  d'où  ils  se  répandirent  au 
loin,  les  statuts  du  monastère  constantinopolilain  de  Slou- 
dion,  avec  la  pratique  de  la  vie  commune.  Les  milices  reli- 
gieuses de  la  Russie  n'ont  jamais  offert  celte  prodigieuse 
variété  de  troupes,  d'armes,  d'uniformes  de  toute  couleur, 
qui  a  donné  tant  d'éclat  et  de  puissance  aux  armées  monas- 
tiques de  l'Occident.  Par  suite,  les  monastères  russes  n'ont 
rien  connu  de  comparable  aux  grandes  figures  de  moines 
pacifiques  ou  batailleurs,  hommes  d'action,  hommes  de 
plume,  au  besoin  hommes  d'État,  qui  ont  tant  remué  le 
monde  latin.  La  Russie  a  eu  des  moines;  elle  n'a  pas  eu 
d'ordres  religieux.  La  Russie  a  eu  des  couvents;  elle  n'a 
pas  eu  de  ces  fédérations,  de  ces  républiques  monacales 
(|iii,  dans  la  Dation  et  dans  l'Église,  formaient  comme  des 
États  Bpirituels.  De  même  que  chez  nos  Bénédictins,  1rs 
monastères  russes  oui  quelquefois  élé  dos  colonies,  parlant 
des  dépendances  les  uns  des  autres,  mais  de  ce  groupe- 
menl  n'est  sortir  aucune  pu issani «•  congrégation.  La  trie 
monastique  a  ainsi  manqué  à  la  fois  de  variété  et  de 
cohésion,  de  diversité  et  d'unité.  Par  là.  les  moines  n'ont 
I  ii  donner  à  le  société  et  à  la  civilisation  ni  les  mêmes 
secours,  ni  !<••>  mêmes  embarras  qu'en  Occident. 

Pour  avoir  été  moins  variée,  l'influence  des  monastères 
en  Russie  n's  pas  été  moins  profonde.  Les  couvents  ont 
eu,  dans  le  formation  de  la  nation  el  de  le  culture  russe, 


LES  MOINES  :   LEUR  RÔLE  HISTORIQUE.  229 

un  rôle  analogue  à  celui  des  moines  de  Saint-Colombun 
ou  de  Saint-Benoit  dans  L'Europe  catholique.  De  môme 
qu'en  Gaule  et  en  Germanie,  lea  moines  oui  été  Lee  i»ion- 
niers  de  la  civilisation  iusei  bien  que  dn  christianisme. 
Convertissant  les  tribus  barbaree  si  délriehant  lea  landei 

OU  les  forets,  ils  ont,  sur  leurs  pas,  attiré  les  eoloni  ni 

au  tbttd  des  solitudes  du   nord  el  de  l'esl.  Plm  d'une  ville 

a  eu  pour  noyau  un  monastère.  Plus  d'une  foire  longtempi 
célèbre  a  commencé  sus  portes  d'un  couvent  ainsi  la  foin- 
de  Rfakartef,  aujourd'hui  transportée  à  Nijni-Novsjorod. 
En  Russie  aussi,  les  cloîtres  ont  été  l'asile  des  Mires, 
apportées  de  Byzance  par  tes  moin.  Peu  de  nos 

sbbayea  se  pourraient,  à  cet  égard,  comparer  à  Petchersk 
de  Kief,  où  écrivaient  Nestor  et  les  premiers  snnalisl 

S'il  est  un  pays  qui  ait  été  l'ait  par  les  înoiie-,  .  'est  la 
Russie. 

Les  couvents  >  oui  un  caractère  plus  national  que  partout 

ailleurs.  Dans  la  \ie  monastique,  ennuie  en  toutes  dft 

la  religion  s'esl  davantage  identil  le  peuple.  Pen- 

dant les  luttes  contre  les  Tatars,  contre  les  Lithuanien 

lea  Polonais,  lea  monastères  ont  été  le  'principal  rempart 
de  la  nationalité  dont,  par  la  diffusion  du  christianisme, 
ils  avaient  été  l'un  des  principaux  facteurs*.  L'histoire  de 

la  Russie  revit  presque  tout  entière  dans  deuv  grandes 
taures  •  Petchersk,  le  couvent  des  catacombes  des  bords  du 
Dniepr,  symbolise  et  résume  la  première  période  de  t'eus* 
tence  nationale;  Troïtsa  la  seconde.  Petchersk  personnifie 
l'âge  de  Kief,  Troïtsa  Page  de  Moscou.  Pes  monastèri 
Russie  étaient  dea  citadelles  ;  beaucoup  gardent  encore 
leurs  murailles  crénelées:  ce  sont  les  châteaux  forts  du 

1.  Les  moines  de  Kief  ont  beau  montrer,  dans  leurs  catacombes,  le  tombeau 
de  -tint  Nestor,  l'annaliste  (létopisett),  la  paternité  de  la  Chronique  de 
es  n<<m  reste  doatease;  m  sjai  ivst  pea,  c'est  qu'elle  a  été  écrite  par  tes 
moines.  Voy.  I..  Léger:  Chronique  dite  de  Neti 

2.  Il  en  a  été  do  même  «liez  la  plupart  des  peuples  orthodoxes,  chez  les 
Grecs  et  chai  les  Barbes,  chai  les  Bulgares  notamment.  Des  couvents,  comme 
celui  de  Rilo,  ont  été  le  refuge  du  slavisme  dans  les  Balkans. 


230  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

moyen  âge  russe.  Les  plus  grands  sont  de  vraies  villes 
contenant  de  nombreuses  églises  ou  chapelles  :  Petehersk 
en  a  L6,  Troïtsa  14,  Solovetsk  7.  Rien  du  reste,  dans  ces 
laures  russes,  de  comparable  aux  merveilles  d'architecture 
de  nos  gothiques  abbayes  de  France,  d'Angleterre,  de 
Portugal. 

A  défaut  de  la  beauté  de  l'art,  beaucoup  de  ces  monas- 
tères ont  le  charme  du  pittoresque.  En  Russie,  comme 
partout,  les  moines  onl  choisi  les  plus  beaux  sites.  Les 
ermitages  se  sont  posés  au  bord  d'un  lleuvc  ou  d'un  lac, 
parfois  dans  une  île  ;  les  cénobites  onl  occupé  les  clai- 
rières des  forêts  ou  les  oasis  boisées  des  steppes.  Troïlsa 
élève  au  bord  d'un  ravin  ses  grosses  tours  de  briques 
rouges,  qui  ont  arrêté  les  Polonais,  maîtres  de  Moscou,  et 
servi  d'abri  à  Pierre  le  Grand  contre  les  strelts;/  en  révolte. 
Dans  une  de  nos  visites  à  ce  sanctuaire  national,  le  moine 
qui  nous  faisait  faire  le  tour  des  murs  nous  montrait  par 
les  embrasures  l'emplacement  des  tentes  et  des  canons 
polonais,  auxquels  répondaient  les  canons  du  monastère 
(  1608-1609  .  A  Petehersk1  de  Kief,  le  site  est  plus  grandiose, 
les  souvenirs  pins  légendaires.  Ge  couvent,  berceau  du 
monachisme  russe  et  séjour  de  saints  innombrables,  dresse 
ses  clochers  roses  et  ses  coupoles  d'or  ou  d'azur  étoile 
sur  les  collines  dé  la  rive  droite  du  Dniepr.  Au  pied  du 
monastère,  de  l'autre  côté  du  grand  fleuve,  s'étend  un 
paysage  vert,  aussi  plat  et  aussi  vaste  que  la  nier;  au- 
dessous  sont  les  noires  catacombes  où  vécurent  les  vieux 

anachorètes,  OÙ     leurs   corps    reposent    debout.    Dans  ces 

galeries  sépulcrales,  aussi  étroites  que  les  voies  dés 
catacombes  romaines,  se  presse  au  malin  la  foule  des 
pèlerins.  Dirigés  par  les  moines,  ils  s'enfoncenl  en  longues 
tilrs  dans  le  mystérieux  labyrinthe,  chacun  un  cierge  à  la 
main,  écoutant  l'écho  du  plain-chanl  slavon  qui  aecom- 
oe  la  liturgie  dans  les  églises  souterraines.  De  la  niche 

I    Peteherikii  mona$tyr  le  couvent  dei  grottei;  de  pechtchera,  petchera, 
me, 


I.Ks  COUVENTS,  LEUR   RÉPARTITION,  LEUR   N'OMRRE.   13! 

dontilsfont  leur  tombeau,  après  en  avoir  fait  leur  demeura, 
les  sainls  ascètes,  muréi  daof  la  paroi,  tendent  une  main 
desséchée  aux  baisera  des  Bdèies. 

D'aulne  monastère!  à  peine  moins  illustres,  Simonof, 
i)un>k<.i  ci  Novospaski,  don1  l<  i  mura  oui  arrêté  les  iatars 
aux  portes  de  Moscou,  Saint-George  de  Novgorod,  l'Assom- 
ption de  Tver,  Solovetsk,  sur  la  mer  Hlaiichc.  rappellent 
aussi  de  glorieux   souvenirs  «•!   sliirenl  ment   de 

nombreux  pèlerins.  Ces  sanctuaires  rehaussent  aux  jeux 
du  peuple  les  contrées  «ai  les  \iil<-s  ou!  les  possèdent. 
Pierre  le  Grand,  malgré  son  peu  d'amour  des  moinei 
voulut  pas  laisser  sa  nouvelle  capitale  -ans  cette  sort 
consécration.  Pour  rattacher  à  la  sainte  Russie  le  sol  à 
demi  finnois  de  sa  \iiie  au  nom  allemand,  la  réformateur 
lit  porter  de  Vladimir  à  Péterabourg  les  reliques  du  saint 
Louis  russe,  Alexandre  Nevski  :  le  kniaz  victorieux  des 
Suédois,  non  loin  de  la  Neva,  pouvait  sembler  le  précur* 
seurdu  vainqueur  de  Charles  \n.  Autour  du  tombeau  du 
sainl  national  s'éleva,  aux  portes  de  la  capitale,  un  vaste 
couvent  mm  pour  les  richesses  h  le-  privilèges,  fut  mis 
au  rang  de  Troltaa  et  de  Petcherak. 

Sauf  les  grandes  taures,  la  population  des  clolti 
plus  aujourd'hui  ce  qu'elle  fut  autrefois.  Le  peuple  \  afflue 
en  pèlerinage,  les  moines  qui  s'j  enferment  sont  relative- 
ment en  petit  nombre;  souvent  il>  semblent  n'être  plus 
que  les  gardiens  de  ces  forteresses  religieuses,  j  i  lis  habi- 
tées par  des  milliers  d'hommes.  La  décadence  graduelle  du 
monachisme  est  déjà  indiquée  par  la  répartition  géogra- 
phique des  monastères.  A  cet  égard,  nne  carte  de  la  Russie 
monastique  serait  instructive.  On  j  verrait  marquées  les 
différentes  étapes  de  la  colonisation  slavo-russe.  Le  nom- 
bre  des  convenu  est  en  rapport  non  avec  la  densité,  mais 
avec  l'ancienneté  de  la  population.  La  plupart  se  groupent 
à  l'entour  des  \  ieilles  capitales  ou  des  vieilles  républiques, 
de  Kief.de  Moscou, desdeux  Novgorod,  de  Pskof,deTver,de 
Vladimir.  Dans  les  régions  de  colonisation  récente,  dans  la 


232  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

terre  noire  ou  les  steppes  du  sud,  les  couvents  sont  rares. 
Les  Russes  en  établissent  cependant  toujours  quelques-uns 
dans  les  contrées  nouvellement  colonisées  ;  ainsi  en  Crimée, 
ainsi  dans  le  Caucase  où  les  moines  russes  ont  repeuplé 
des  cloîtres  abandonnés  depuis  des  siècles  ;  ainsi  en 
Sibérie  et  en  Asie  Centrale.  Dans  ces  régions  écartées,  les 
couvents  sont  d'ordinaire  fondés  et  dotés  par  l'État,  comme 
des  établissements  d'intérêt  public,  servant  de  point  d'appui 
à  la  colonisation  et  à  la  russification1. 

Chaque  évôché  possède  au  moins  un  monastère  dont  le 
supérieur  est  membre  de  droit  du  consistoire  diocésain.  Il 
y  a  aujourd'hui,  dans  l'empire,  environ  550  couvents,  con- 
tenant près  de  11  000  moines  et  près  de  18  000  religieuses, 
soit  moins  de  29  000  personnes  pour  le  clergé  noir  des  deux 
sexes*.  Un  pareil  chiffre,  pour  un  pareil  empire,  n'a  de  quoi 
alarmer  personne,  d'autant  que,  si  le  nombre  des  reli- 
gieuses tend  à  croître,  le  nombre  des  moines  reste  sla- 
tionnaire.  Il  n'y  a  là  rien  de  comparable  au  spectacle  offert 
naguère  par  l'Espagne  ou  l'Italie.  En  dépit  dos  obstacles 
de  tout  genre  apportés  chez  nous  au  recrutement  des  con- 
grégations, la  Russie  orthodoxe,  avec  une  population  de 
fidèles  presque  double,  compte  cinq  ou  six  l'ois  moins  de 
religieux,  de  frères  ou  de  sœurs  de  toute  sorte  que  la  France 
catholique;  peut-être  en  a-t-clle  moins  en  réalité  que  la 
minuscule  Belgique.  Ce  qui  ne  se  retrouve  guère  qu'en  Rus- 
sie, ce  sont  les  vastes  cités  monastiques,  telles  que  Troïlsa 
ou  Pctchersk,  encore  peuplées  de  centaines  de  moines.  Elles 
font  revivre  à  nos  yeux  les  légendaires  colonies  d'ascètes 
de  l'Orient  ou  des  îles  de  Lérins.  La  laurc  des  catacombes 
de  Kicf  contient   BÎI  cents   moines  ou   novices.   Dans  la 


1.  Le  monastère  d'Issik  Koul|  construit  au*  Irait  «lu  Trésor,  au  TurkostoOj 
a  ain.-i  i  té  tot< •  Alexandre  ni,  de  terres  fertiles  <-t  de  pêcheries. 

2.  D'après  len  comptée  rendue  <l"  procureur  du  Baint*Synode  (déc.  I886)( 
i.i  EU  doit  380  couvente  d'aonunesj  comptant  une  population  de 

etda4107  novices, soil  en  toal  10  B79  religieux,  —  et  171  convenu 
di  femmes  ranfermaal  194]  noanee  et  13  966  novices  i>u  lœuri  converseoj 
n  tout  17  'Mil  religieuses. 


LES  COUVENTS  :   MOINE8   RUSSES  DE  L'ATHOS.        233 

même  province,  un  couvent  de  femme»,  dit  de  Florovo, 
renferme  près  de  cinq  cents  religieuses.  Une  remaniue 
encore  à  faire,  c'est  qu'en  Rouie,  OOHUne  «luis  la  France  de 
l'ancien  régime,  il  y  a  pins  de  couventa  d'hommes  que  de 
couvents  de  femmes,  ce  qui,  du  refis,  n'empêche  ptl  les 
religieueea  de  l'emporter  aujourd'hui  par  l<-  nombre. 

Aux  moines  officiellement  enrégimentée  dena  les  monas^ 
tarée  de  l'empire,  il  faut  ajoutai  loi  irrégulicra  du  elotlrs, 
l<-  lin--.-  enrôlée  dans  Lee  eouvsnta  du  dsbors,  au 
Mont-Aihos  notamment  On  dei  riogt  •  couvents  chefa 
de  la  Sainte  Montagne,  i«-  Pantalémon  .»u  Roasioon,  en 
abrite  quatre  ou  cinq  conta.  D'antre*  o  sennent  lea  eooventa 
de  Saint-André  et  du  Prophète-Élie,  on  mènent  iaolémenl 
la  vie  de  Botitairea  .  anachorètes  ou  cénobites,  eoe  momsa 
rnasee  de  l'Athoe  aont,  pour  la  plupart,  renne  I  l'Agion 
Oros  en  aimplea  pèlerins,  qaelqnss-one  sneore  anlhnta 
La  beauté  .lu  lits,  la  dooeeur  du  eUmai,  la  facilité  de 
l'exiatsnoe,  la  contagion  d'une  pisnse  oialveté  Isa  ont 

retenus.  Ils  rivent  la  m  liberté,  dan-,  UN  molle  contem- 
plation, entre  la/.ur  du  ciel  et  lanappe  bleue  lU  la  mer  !.. 

loin  «les  réglemente  et  du  contrôle  du  BaJnt-8ynode  ianp  - 
rial.  to  gouvernement  de  Peterabourg,  tout  en  les  KMtsnant 

dans  leurs  démélsa  avec  le-  calo]  -,  ne  da 

leur  reconnaître  1»'  titre  de  moine-,  cariée  lois  interdisent 

de  prendre  le  voile  -ans  autorisation.  Il  M  défie  de  CCS  libtea 
colons  delà  vieille  république  monacale.  Loin  d'en  encou- 
rager l'émigration,  il  Isa  trait  ision  an  déserteurs; 

il  leur  a  plus  d'une  toi-  interdit  le  voyage  et  les  qu 
dans  la  mère  patrie*  Les  moines  russes  de  l'Atlios,  au 
liesoin  déguisés  en  laie-,  n'en  continuent  guère  moins  à 
faire  en  Kus-ie  de  (ruetuoussa  collectes.  Quêter  pour  les 
ermites  de  l'Athos  est  une  ressource  des  aventuriers 
avides  d'exploiter  la  crédulité  populaire. 

1.  Outre  le  Pwlalémoo,  (foui  autres  des  grands  monastères  de  l'Athos,  le 
Zôgrapfaoa  et  le  Chilantari,  occupés  par  dea  Serbes  et  des  Bulgares,  forment 

comme  un  avant  poste  slave  sur  la  Chaleidique  grecque. 


234  LA  RUSSIE  HT  LES  RUSSES. 

xMalffré  la  faveur  que  lui  témoigne  encore  le  peuple,  le 
monachisme,  en  Russie  comme  dans  lout  l'Orient,  est  en 
déclin,  moins  cependant  qu'en  Grèce  et  dans  les  autres 
États  orthodoxes  où  les  couvents,  déjà  bien  réduits  de 
nombre,  sont  menacés  d'une  prochaine  disparition.  Ce 
n'est  pas  seulement  que  notre  civilisation  est  mortelle  a 
l'ascétisme  oriental  ;  que  l'activité  ou  la  sécurité  de  la  vie 
moderne  éloigne  du  cloître  beaucoup  des  âmes  qui  venaient 
y  chercher  un  asile  ;  c'est  que,  en  Orient,  la  vie  religieuse 
ne  s'est  point,  comme  chez  nous,  successivement  adaptée 
à  toutes  les  évolutions  de  la  société  pour  les  seconder  ou 
les  arrêter;  c'est  qu'elle  ne  s'y  est  point  renouvelée  par  le 
travail  ou  par  la  charité. 

En  outre,  les  deux  faits  qui  dominent  l'histoire  ecclésias- 
tique de  la  Russie  moderne,  le  schisme  ou  raskol  et  l'in- 
stitution du  Saint-Synode,  ont  été  presque  également  défa- 
vorables aux  monastères.  Le  raskol  a  éloigné  d'eux  la 
portion  la  plus  fervente  du  peuple  ;  le  synode  les  a  tenus 
dans  une  dépendance  peu  propice  à  la  vie  religieuse.  La 
faveur  que,  à  son  origine,  le  schisme  rencontra  dans  plu- 
sieurs d'entre  eux,  à  Solovetsk  par  exemple,  amena  l'Église 
et  l'État  à  soumettre  les  couvents  à  un  joug  étroit.  Leur 
sourde  opposition  à  la  réforme  de  Pierre  le  Grand  fut  une 
autre  cause  de  leur  décadence.  Le  pouvoir  s'appliqua  à 
diminuer  le  nombre,  la  richesse  et  l'influence  de  ces  re- 
fuges des  Idées  anciennes.  Toutes  les  restrictions  qui  se 
peuvenl  apporter  à  la  vie  monastique,  sans  abolir  les 
BOMstères,  Pierre  et  ses  successeurs  les  imposèrent.  La 
loi  en  garde  encore  la  trace,  In  homme  ne  peu!  prononcer 
de  vo-u\  qu'à  trente  ans,  une  femme  qu'à  quarante.  On  ne 
I m- 1 1 1  entrer  dans  le  cloître  qu'après  s'être  libéré  de  toute 
obligation  enfers  l'État,  la  commune  ou  les  particuliers, 

Le  moine  doit  renoncer  aux  privilèges  de  B8  classe,  à  loule 

propriété  immobilière,  à  tout  héritage,  i  ii  Instant,  Biron, 
I.  (avorl  protestant  d'Anne  Ivanovna,  ne  permit  la  prise  du 

voile  qu'aux  prétflM  fOUfl  et  aux  soldais  en  congé;  les  vo- 


LES  COUVENTS  ;  RESTRICTIONS  A  LA  VIE  MONASTIQUE.    23b 

caiioDl  ne  furent  admises  qu'avec  l'autorisation  du  Saint- 
Synode.  Vers  1750  il  y  avait  encore  sept  cent  trente-deux 
couvents  d'hommes;  ils  furent  réduits  à  moins  de  deux 
cents. 

Du   s'attaqua   non  seulement  au   nomluv  el   au\   bien- 

défi  moines,  mais  aussi  à  leur  ascendairl  religieux.  Le 
Règlement  spirituel,  tout  en  daignant  les  encourager  A 
l'étude  des  Écritures,  leur  défendit,  ^<»us  peine  de  •h.ui- 
inenis  corporels,  de  composer  des  livres  ou  d'en  Urer  de* 
extraits,  il  leur  fui  Interdit  d'avoir  dans  leur  cellule  encn 
ou  papier  sans  autorisation  de  leur  supérieur,  attendu, dit 
le  Règlement  de  Pierre  l<-  Grand,  que  rien  M  trouble  plus 
la  tranquillité  de  la  \i<-  des  moines  que  leurs  Insensés  ou 
inutiles  écrits.  Les  religieux  ne  durent  avoir  qu'un  encrier 
commun,  enchaîné  à  une  des  tables  du  réfectoire,  <-t  ne  s'en 
servir  qu'avec  la  permission  de  leur  supérieur.  C'étaient 
là  de  singulières  réformes  pour  un  apôtre  dés  lumfc 
lin  cria,  comme  en  beaucoup  «le  choses,  Pierre  h-  Grand 
risquait  de  compromettre  h-  but  par  les  moyen*  si  de 
semblables  procédés  ne  pouvaient  relever  les  moines, 
ils  réussirent  à  leur  enlever  toute  influent 

l'ai-  un  singulier  contraste,  ces  moines  tant  anale 
conservèrent  toutes  les  liantes  dignités  eeclésiasUquee.  \ 
ces  couvents,  ainsi  tenus  en  suspicion,  on  a  laissé  le  mono- 
pole de  l'épiSGOpat.  Le  maintien  de  ce  privilège,  en  de 
telles  conditions,  serait  une  aberration,  -'il  -étendait  réel- 
lement à  la  plèbe  monastique.  Ce  qui  l'explique,  c'est  que 
le  plus  grand  nombre  de-  religieux  n'y  ont  aucune  part, 
qu'il  est  réservé  à  une  élite  qui  souvent  n'a  du  moine  que 
le  nom  et  le  costume. 

Sous  l'unité  extérieure  de  la  profession  monastiqu. 
rencontrent  des  vocations  et  des  existences  fort  diveri 

Des  deux  cents  ou  trois  cents  hommes  qui  prennent  an- 
nuellement le  \oile,  une  lionne  moitié  sort  de  familles 
sacerdotales;  le   reste  appartient  aux   marchands,   aux 


236  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

artisans  des  villes,  aux  paysans.  Le  contingent  des  classes 
dirigeantes,  de  la  noblesse  ou  des  professions  libérales  est 
très  faible.  La  vie  formaliste  du  moine  russe,  presque  tout 
entière  absorbée  en  pratiques  machinales,  a  peu  d'attraits 
pour  les  natures  cultivées.  Il  se  cache  cependant  sous  la 
robe  noire  du  religieux  quelques  hommes  du  monde,  d'an- 
ciens officiers  par  exemple.  J'ai  entendu  citer  des  hégou- 
mènes  qui  avaient  commandé  des  régiments  avant  de 
commander  des  couvents.  Pareils  au  P.  Zosime  des  Frères 
Karamazof  de  Dostoievsky,  ils  avaient  demandé  aux  cel- 
lules d'un  monastère  la  paix  ou  l'oubli.  Les  anciens  soldats 
ne  sont  pas  rares  parmi  les  moines;  sous  le  régime  du 
long  service  militaire,  beaucoup  de  vieux  troupiers  échan- 
geaient l'uniforme  contre  le  froc,  et  la  caserne  contre  le 
cloître.  Parmi  les  religieux  sortis  du  peuple,  plus  d'un 
aurait  pu  faire  la  môme  réponse  que  le  moine  de  Yologda 
à  l'Anglais  Fletcher  :  «  Pourquoi  es-tu  entré  au  couvent?  lui 
demandait  l'envoyé  de  la  reine  Elisabeth.  —  Pour  manger 
en  paix.  » 

Dans  les  monastères  se  voient  en  même  temps  les  deux 
extrémités  du  clergé,  les  hommes  les  plus  intelligents  et 
les  plus  ignorants,  les  plus  cultives  et  les  plus  grossiers. 
Il  entre  au  couvent  des  hommes  mûrs,  de  vieux  prêtres 
que  l'âge  y  conduit,  qui  viennent  chercher  un  asile  pour 
leur  vieillesse;  il  y  entre  des  jeunes  gens  qui  ne  prennent 
l'habit  que  pour  s'élever  dans  la  carrière  ecclésiastique. 
Parmi  les  recrues  fournies  par  le  clergé  se  rencontrent,  à 
la  fois,  les  sujets  les  plus  brillants  et  les  fruits  secs  des 
séminaires.  Les  uns  sont  condamnés  a  un  long  noviciat  et 
n'arrivent  même  point  toujours  à  la  prêtrise  ou  au  dia- 
conat (en  Russie,  comme  aux  premiers  siècles  de  L'Église, 
un  grand  nombre  de  moines  ne  sont  pas  prêtres)  ;  —  les 
autres  w  font  que  traverser  le  cloître  pour  monter  à  l'épir 

pat  el  aUX dignités  de  L'Église.  Tandis  que,  euOeeidenl, 

Les  religieui  renoncent  le  plus  souvent  aux  honneurs  de 
l'épiscopal  '■!  de  La  prélature,  sauf  dans  les  pays  de  mis- 


LES  COUVENTS  :  DIVERSES  SORTES  DE  MOINES.     237 

sions;  en  Russie,  on  vient  au  couvent  pour  faire  car- 
rière. A  rencontre  des  pratiques  primitives  de  l'ordre 
monastique,  on  prend  le  voile  pour  ceindre  la  mitre. 

Après  avoir  choisi  entre  l'Église  et  le  monde,  les  sémi- 
naristes ont  à  choisir  entre  les  dm  \  clergés,  entre  la  vie 
du  pope,  avec  les  joies  de  II  famille,  et  la  fie  du  moine, 
qui  ouvre  l'accès  des  dignités  de  L'Église.  Jusqu'à  une 
époque  récente,  les  religieux  dirigeaient  exclusivement 
1rs  académies  ecclésiastiques;  Ils  n'épargnaient  rien  pour 

attirer  dans  leur  sein  les  jeunes  gentde-Ml  ince. 

Pendant  que  le  jeune  homme  hésitait  entre  les  ton 

aspirations  du  cour  et  les  llatteuses  perspectives  de  l'am- 
bition, ses  supérieurs  employaient    pour  l'ainener  a  eux 

toutes  i.s  fascinations  de  la  piété  et  toutes  les  séductions 
de  l'amour-propre.  Quelquefois  on  allait  jusqu'à  la  ruse; 
on    usait,  pour  le  recrutement    des   moines,   du   pn>. 

des  anciens  racoleurs  pour  le  recrutement  des  troupes  du 
roi.  S'il  faut  en  croire  un  livre  qui  prétendait  dévoiler  les 
mystères  des  couvents  russes',  on  a  vu  des  supérieurs 

attirer  chez  eu\  un  séminariste  indécis,  le  faire  boire,  lui 
l'aire  signer  une  demande  d'admission  a  la  profession  reli- 
gieuse; et  le  moine  sans  le  saVOÛf  BC  réveillait  tonsuré  et 
velu  de  l'habit  monastique.  Ce  fait  SS  passait  à  l'académie 
de  Moscou,  sous  le  métropolite  Platon,  au  commencement 
du  siècle.  De  pareils  traits  appartiennent  à  DU  monde  déjà 

évanoui.  D'ordinaire,  il  n'est  pas  besoin  de  ces  fraudu- 
leuses habiletés;  l'amour-propre  et  les  misères  de  la  \ie 
du  pope  suffisent,  à  défaut  de  la  piété,  pour  (aire  prendre 
l'habit  religieui  aux  sujets  que  désigne  le  zèle  intéressé 

de  leurs  supérieurs. 

Une  fois  ses  vœux  prononcés,  rien  de  plus  facile,  déplus 

rapide,  que  la  carrière  du  séminariste  devenu  moine.  La 
loi  n'admet  les  hommes  aux  vœux  monastiques  qu'à  trente 
ans;  pour  l'élève  des  académies,  la  limite  légale  s'abaisse 

1.  0  Pravoslavnom  télum  i  tchet-nom  Doukhoventsvé  v  Iîossii  :  t.  I, 
cli.  VII. 


238  LA  RUSSIE  HT   LES   RUSSES. 

à  vingt-cinq  ans;  pour  lui,  point  de  noviciat.  Ses  études 
terminées,  il  est  nommé  inspecteur  ou  professeur  de  sémi- 
naire; il  devient  ensuite  supérieur  ou  recteur,  il  peut  êlre 
évêque  avant  même  d'avoir  atteint  la  maturité  de  l'âge. 
Ces  privilégiés  arrivent  parfois  aux  plus  hautes  dignités 
sans  avoir  jamais  mené  la  vie  du  cloître,  sans  presque  y 
avoir  vécu.  A  proprement  parler,  ce  sont  moins  des  reli- 
gieux que  des  prêtres  voués  au  célibat  ;  ils  ne  sont  comptés 
comme  moines  que  parce  qu'en  Russie  le  célibat  n'est 
d'ordinaire  admis  que  sous  l'égide  du  régime  monastique. 
Entre  ces  jeunes  savants,  désignés  par  leurs  confrères 
sous  le  sobriquet  d'académiciens,  et  la  foule  des  moines, 
il  y  a  peu  de  relations  et  peu  de  sympathies.  Bien  que 
sortis  du  couvent,  les  évêques  ne  montrent  parfois  ni 
grand  souci,  ni  grande  estime  de  la  vie  monastique.  Près 
de  ces  moines  mitres,  le  clergé  noir,  tout  comme  le  clergé 
blanc,  rencontre  moins  des  frères  que  des  maîtres. 

Pour  la  plèbe  des  moines,  point  de  carrière,  une  exis- 
tence monotone,  le  plus  souvent  remplie  de  pratiques 
minutieuses.  L'entretien  de  leurs  couvents,  le  service  de 
leurs  églises,  le  chant  des  longs  offices  du  rite  grec,  voilà 
la  principale  occupation  de  leur  vie  ;  le  travail  des  bras 
ou  de  la  lèlc  n'y  tient  qu'une  place  secondaire.  Selon 
l'usage  des  couvents  grecs,  le  noviciat,  pour  la  plupart*  ne 
consiste  guère  qu'à  servir  les  moines  plus  Agés.  Le  novice. 
c me  l'indique  son  nom  russe  (poslouchnik),  estime  sorte 

de  serviteur,  on  pourrait  presque  <linv  de  domestique.  Aussi 
novice    et    frère    lui    OU    frère   convers    sonl-ils    en   russe 

sMionymes,  uien,  dans  ces  couvents,  de  la  lente  el  scru- 
puleuse initiation  donnée  aux  futurs  religieux  dans  les 
noviciats  des  ordres  catholiques.  Le  aovice  russe  n'ap- 
prend guère  de  la  vie  monastique  que  la  routine;  c'esj  elle 
qui  le  forme  à  l'existence  toute  mécanique  de  la  plupart 
des  mois 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  le  régime  de  la  communauté 
était  rare  parmi  les  moine-,  russes:  plusieurs  patriarche» 


LES  COUVENTS  :  REGLEMENTATION  BUREAUCRATIQUE.  239 
ou  métropolites  s'étaient  en  \ ain  efforcée  de  le  répandre. 
La  plupart  des  couvents  étaient  une  réunion  d'hommes 
vivant  sousleméme  toit,  sans  pour  cela  vivre  en  commun. 

On  priait  ensemble,  d'ordinaire  on  manu. -.ut  ensemble, 
mais    chacun    avait    BOn   pécule,    sa    pari    des   revenus  de 

la  maison,  et  en  disposait  à  ion  gré.  Le  SainUSynode  ■ 
l'intention  d'introduire dans  tonales  monastères  !•■  régime 
de  la  communauté  avec  une  discipline  plus  sévère,  t 
l'autorité  ecclésiastique  centrale,  et,  par  suite,  le  gouverne- 
ment, que  regarde  la  réforme  monastique.  Les  couvents,  en 
Russie,  ne  sont  point  des  établissements  particuliers: 

une    institution    nationale,    une    |QTte    de   Service    publie. 

Dans  un  gouvernement  autocratique,  de  i 

lions   ne  peuvent    vivre  qu'è  la  condition  d'accepter  la 

tutelle  gouvernementale. 

Comme  l'Église,  la  vie  monastique  i  été  soumise,  par  le 
pouvoir,  à  la  réglementation  bureaucratique.  Loin  d'< 
comme  en  Occident,  de  libres  corporations  plus  on  moins 
Indépendantes,  les  couvents  pus*  i  ont  longtemps  perdu  1** 
droit  de  nommer  leurs  supérieurs,  il»  aonl  pla< 
l'absolue  domination  «lu  SaintrSynode;  sans  l'autorisation 
synodale,  on  ne  peut  fonder  un  couvent;  sans  elle,  on  ne 
peut  admettre  un  novice  à  prononcer  sea  veaux.  Jusqu'à 
une  réforme  récente,  c'était  le  synode  qui  nommait  i  toutes 
les  dignités  monastiques.  Les  postes  d'hégoumènes  et  d'ar- 
chimandrites, e'esl-à-dire  d'abbés  ou  de   prieur^,   étaient 

devenus  comme  des  grades  de  la  carrièi  Mastique. 

Les  monastères  étaient  souvent  donnés  à  des  i  ou  à 

des  aspirants  à  l'épiscopat;  de  là  un  ordre  de  choses  qui 
n'était  pts  sans  analogie  a  veclea  bénéfices  ei  \eBcommendes 
de  l'ancienne  France.  Les  archimandrites  ou  supérieurs 

COUVenlfi  de  première  eiABBS  étaient  des  prélats  jouissant 

de  gros  revenus,  ayant  des  équipages,  vivant  peu  de  la 
\  ie  de  leurs  moines,  alors  même  qu'ils  habitaient  au  milieu 
d'eux. 
Le  Saint-Synode  s'est  préoccupé  de  corriger  ces  abus.  En 


240  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

soumettant  les  monastères  à  une  vie  plus  sévère,  il  a 
promis  d'y  introduire  une  administration  plus  libérale;  en 
appliquant  à  la  plupart  des  couvents  le  régime  de  la  com- 
munauté, on  devait  restituer  aux  religieux  l'élection  de 
leurs  supérieurs.  Une  telle  mesure  serait  en  harmonie 
avec  les  grandes  réformes  civiles.  Comme  toutes  les  classes 
de  la  nation,  les  moines  retrouveraient,  sous  l'autorité 
publique,  une  partie  du  self-govemment  qui  est  l'âme  des 
institutions  monastiques.  Reste  à  savoir  si  une  telle  inno- 
vation est  assez  en  rapport  avec  la  constitution  actuelle  de 
l'Église  et  de  l'État  pour  être  sincèrement  pratiquée  et 
être  réellement  profitable  aux  monastères  et  au  clergé. 

Les  couvents  russes  sont  officiellement  divisés  en  deux 
catégories,  les  couvents  subventionnés  et  les  couvents  sur- 
numéraires (zachtatnyé),  qui  ne  touchent  rien  de  l'État. 
Les  premiers  sont  les  plus  considérables  et  les  plus  nom- 
breux1 :  la  loi  y  détermine  le  nombre  des  moines.  Ces 
monastères  se  partagent  en  trois  classes,  au-dessus  des- 
quelles s'élèvent  les  plus  illustres  couvents  de  l'empire. 
Quatre  ont  reçu  l'antique  nom  de  laure  :  ce  sont  les 
trois  grands  sanctuaires  des  trois  âges  de  la  Russie, 
Petchersk  de  Kief,  Troïtsa  au  nord  de  Moscou,  Saint* 
Alexandre  Nevski  à  Pétersbourg  ;  on  y  a  ajouté,  sous  Nico- 
las, le  couvent  de  Potchaïef  en  Volhynie,  enlevé  aux  Grecs 
unis  ou  Ruthènes.  Au-dessous  des  laures,  qui,  d'ordinaire) 
dépendent  du  métropolite  voisin  et  lui  servent  de  rési- 
dence, viennent  sept  ou  huit  maisons  portant  le  titre  de 
stavrojiii/irs  :  ce  sont  les  seules  dont  les  supérieurs  doivent 
rrst.r  ,i  la  nomination  du  Saint-Synode,  héritier  des  pa- 
triarches1. Après  les  stuvrojiiyies,  qui  comprennent  les  plus 

I.  Iiapr.s  !.•>  i-appui-ls  du  procureur  «lu  Saint  S\no,lc,  on  coinpluil  '2117  cou- 
vente  d'iioniiiK's  Miliventibnnèa  ci  I7:t  non  lubTentionnéa.  Pour  loi  rommei 
Ich  pivmi' i  -  étaient  ia  nombre  de  106,  Im  derniers  au  nombre  de  66. 

5.  Ce  nom  <)<■  itavropigiej  en  grec  aroupoir^Yiov,  donné  eus  monastère! 
placés  souk  la  juridiction  Immédiate  dei  patriarche*,  feil  allusion  au  ni  par 
laquai  le  patriarche  preoail  poeeeation  de  leur  emplacement  an  j  plantant 
•a  croix. 


LES  C0DVBKT8  :  LEURS  RICHESSES.  241 

vastes  monastères  de  la  banlieue  de  Moscou,  se  placent 
les  couvents  de  première  classe,  qui  comptent  encore  de 
célèbres  sanctuaires,  comme  Saint-George  de  Novgorod.  Le 
nombre  des  moines  est  généralement  en  rapport  avec  le 
rang  du  monastère.  Dans  les  Iaurcs,  le  cbilïre  légal  avait 
été  filé  à  une  centaine  de  religieux,  les  novices  ou  frères 
lais  non  compris,  ce  qui  en  réalité  doublait  ou  triplait 
l'effectif  monastique.  Dans  lei  tfmrû\  les  couvents 

de  premier  rang,  le  maximum  légal  descendait  à  33  pro- 
b.   D'après  les  réformes  récentes,   la  limitation  du 
nombre  des  moines  s  été  abandonnée  peur  les  coûtants 
des  campagnes  et  pour  i<  -  grands  mon  urbains. 

Dans  les  autres  courants  des  rilles,  on  se  proposait 
de  restreindre  le  nombre  des  religieux,  de  manière  à  ne 
plus  garder  que  ce  qui  était  nécessaire  au  culte.  On  pré- 
tendait ainsi  éloigner  les  moues  de  l'agitation  des  \iilcs, 
et  les  ramener  à  l'esprit  de  leur  Institution  eu  les  rendant 
à  la  solitude  des  champs.  Les  couvents  de  ire  classe  ne 
devaient  plus  avoir  que  18  moines,  ceux  de  !■  classe,  13, 
eaux  de  3''  classe,  io.  Le  but  de  cette  réforme  était,  en 
diminuant  la  population  des  monastères,  d'en  alléger  le 
budget.  Les  maisons  religieuses  étant  astreintes  an  régime 
de  lacommunauté,  l'excédent  de  leursreTenusdeTaitétreem- 

ployé  à  l'augmentation  du  temporel  des  évéOUCS,  en  ICCOnTS 

aux  pauvres  du  clergé,  à  la  création  d'hospices  ou  (fécoles. 

On  entend  encore  en  Russie  parler  des  richesses  des 
couvents  :  il  faut  savoir  ce  que  sont  ces  richesses.  Les 
monastères  russes  ont  perdu  la  plupart  de  leurs  terres, 
ils  ont  conservé  les  objets  mobiliers,  les  présents,  les  ex- 
rotu,  amoncelés  dans  leur  sein  depuis  des  siècles.  Rien  en 
Italie  ou  en  Espagne  ne  peut  plus  donner  une  idée  de 
splendeurs;  l'or  et  l'argent  revêtent  les  châsses  des 
saints  et  l'iconostase  de  l'autel;  les  perles  et  les  pierre- 
ries C0U1  rent  les  ornements  sacrés  et  les  images.  A  Troïlsa, 
dans  la  sacristie  ou  vestiaire  (rizni(sa),  on  a,  de  tous  ces 
m.  10 


242  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

dons  sans  emploi,  joyaux,  vases  précieux,  étoffes  tissées 
d'or  et  de  perles,  objets  d'art  de  toute  sorte,  formé  un 
musée  sans  autre  rival  en  Europe  que  la  sacristie  patriar- 
cale de  Moscou.  Outre  ce  trésor,  les  caves  de  Troïtsa  con- 
tiennent encore,  dit- on,  des  amas  de  perles  et  de  gemmes 
non  montées.  Ces  richesses  appartiennent  aux  images  et 
aux  saints  :  les  moines  n'en  sont  que  les  gardiens,  ils 
peuvent  vivre  pauvres  au  milieu  d'elles. 

Jadis  les  couvents  possédaient  de  vastes  domaines  :  les 
terres  et  les  villages  s'étaient  accumulés  dans  leurs  mains 
aussi  bien  que  les  pierres  et  les  métaux  précieux.  Dans  la 
sainte  Russie  comme  partout,  l'État  dut  de  bonne  heure 
chercher  à  contenir  l'extension  des  biens  de  l'Église.  Les 
propriétés  des  monastères  s'étaient  démesurément  agran- 
dies à  la  faveur  de  la  domination  tatare;  l'autocratie  mos- 
covite s'en  inquiéla  dès  le  quinzième  et  le  seizième  siècle.  En 
dépit  de  leur  piété  souvent  bigote,  les  derniers  princes  de 
la  maison  de  Rurik  n'hésitèrent  pas  à  mettre  une  borne  à 
la  mainmorte  monastique.  Ivan  III  avait  déjà  confisqué 
les  biens  des  églises  et  des  couvents  du  territoire  de  Nov- 
gorod. Ivan  IV,  au  milieu  de  ses  opritchniks  et  de  son  ha- 
rem de  la  SlobodeAlcxandra,  avait  beau  mettre  sa  dévotion 
à  parodier  la  vie  religieuse,  le  Terrible  se  plaisait  à  répri- 
mander les  moines,  les  poursuivant  de  ses  pédantesques 
sarcasmes,  leur  reprochant  leur  paresse,  leur  vie  molle 
et  déréglée,  al  tri  huant  leurs  vices  à  l'excès  de  leurs  ri- 
chesses. Sous  son  règne,  le  concile  de  1573  fit  défense 
aux  monastères  les  plus  opulents  d'acquérir  des  terres 
nouvelles;  le  concile  de  l58o  étendit  cette  interdiction  à 
tous  lescouvents.  Le  clergé  régulier  el  Béculier,  menacé  dana 

sa  fortune,  recourut  naturellement  à  ses  armesspiriluellcs. 

A  la  liturgie  Furent  ajoutés  des  anathèmea  contre  les 
spoliateur!  de  l'Église.  Dam  m»  missel  du  diocèse  de  Etostof 

de      1642,   8C    trOUVC     en     marge    de    ces     ;inalllèmes    celle 

annotation  à  l'usage  du  prolodiacre  :  a  Chante  fort1  ». 

I.    I  Otgiati   "/»"   —  '  I  St'trui'i,  l'i'V.    LSSOi  |>.  J07. 


LES  COUVENTS   :   LEURS  BIENS.  243 

Ces  solennelles  imprécations  lancées  par  la  voix  de  ton- 
nerre des  diacres  ne  réussirent  pas  à  conjurer  la  sécula- 
risation. Le  tsar  Alexis  relira  aux  moines  l'administration 
de  leurs  terres:  Pierre  le  Grand  s'adjugea  le  meilleur  de 
leurs  revenus;  Pierre  III  entreprit  de  conli>quer  huis  les 
biens  de  l'Eglise  ;  Catherine  11  ne  les  mulit  au  clergé  que 
pour  s'en  faire  concéder  l'abandon  par  les  autorités  ecclé- 
siastiques. Lea  bleui  toeaméréi  par  l'amie  de  Voltaire,  en 
1764,  comprenaient  un  million  d'âmm,  *M  femmes  non 
comprises,  selon  le  système  de  dénombrement  de8  serfs. 
Les  deux   tiers  appartenaient   aux  matai  ItM  Bill] 

avait  120000  payaana  maies.  Boloratfefe  poHédiil  pfeatjiM 

toute  la  cote  occidentale   de  la  mer  Manche.  |  sa- 

lines, des  pêcheries  et  une  Hotte  de  einquanle  \oilier>.  Aux. 
couvents  de  tout  ordre  la  tsarine  ne  laàfitfil  que  quelques 
terres  sans  aerfa,  des  BBOolina,  dee  prairies  ou  pêtwi 
dee  étangs  pour  la  pèche,  des  hois  pour  le  chauffage. 

Bu  t'emportai  île  la  plus  grande  partie  des  bleui  des 
monastères,  l'Étal  s'était  engagé  à  oontribuer  à  l'entretien 
des  moines.  De  là  l'allocation  •  aui  laurea  et  monastères» 

qui  Bgure  encore  au  budget  inqiérial.  Cette  Mthuntion 
montait,  en  1875,  à  440000  roubles;  en  18S7  elle  était  ré- 
duile  à  402  000.  Celte  somme  était  inégalement  répartie 
entre  plus  de  300  monastères,  habités  par  5500  moines  ou 
frères  lais,  et  par  au  moins  autant  de  raUgioUMl  K  Chacun 

des  couvenii  aubventionnéa  m  raeevail  gnère  en  moyenne 


1.  Oulre  les  allocations  servies  aux  couvents  indigènes,  le  gouverne- 
ment russe  accorde  fréquemment,  par  l'organe  du  Saint  S\node  ou  du  minis- 
tère  des  affaires  étrangères,  des  subventions  ou  ;s   aux   couvents 

Orthodoxe!  de  l'étranger,  1  M  partie  en  peut  être  prélevée  sur  les  revenus 
dsi  couvent-;  dédies  »,  11  reste,  en  effet.  dan>  |M  provinces  d'acquisition 
récente]  en  Bessarabie  notamment,  de  vaste»  propriétés  affectées,  avant  la 
domination  rasée,  à  l'entretien  dé  certains  couvents  des  lieux  saints,  de 
l'Alhos,  du  Binai,  de  Itoumanie.  Cet  Mens  légaés,  pour  la  plupart,  par  les 
hospodars  moldo-va laques,  ont  été  placer  sous  l'administration  du  Ministère 
il. 's  domaines.  Ils  oui  donné  lieu  à  des  difficultés  entre  le  gouvernement  rou- 
main et  le  gOUTeraemeal  rasât,  qui.  dans  l'emploi  de  leurs  revenus,  ne  s'est 
pas  toujours  conformé  aux  volontés  des  donateurs. 


2^4  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

qu'un  millier  de  roubles,  c'est-à-dire  à  peine  de  quoi  en- 
tretenir une  de  ses  églises.  En  fait,  pour  une  trentaine  des 
couvents  subventionnés,  l'allocation  gouvernementale  ne 
dépassait  pas  500  roubles,  tombant  pour  quelques-uns  à 
20  roubles.  Calculés  par  tête  de  religieux,  les  subsides 
annuels  du  gouvernement  n'atteignaient  pas  en  moyenne 
4  roubles,  soit,  au  cours  du  change,  moins  d'une  dizaine 
de  francs.  Si  sobre  que  soit  leur  table,  il  est  clair  que  ce 
n'est  pas  avec  une  pareille  dotation  que  peuvent  vivre  les 
monastères  et  les  moines.  Aussi  entend-on  souvent  ré- 
clamer la  suppression  de  ces  subventions  de  l'État,  d'au- 
tant que  les  monastères  subventionnés  sont  parfois  les 
plus  riches.  Les  défenseurs  des  couvents  répondent  que 
ces  allocations  du  Trésor  ne  sont  qu'une  maigre  indem- 
nité des  biens  qui  leur  ont  été  enlevés. 

Ces  biens  confisqués  au  dix-huitième  siècle,  les  monas- 
tères russes  sont  parvenus  à  les  reconstituer,  en  partie 
au  dix-neuvième  siècle.  C'est  là  un  phénomène  qui  n'a 
rien  d'étrange;  il  s'est  reproduit  partout  sous  nos  yeu\; 
la  générosité  de  la  foi  et  l'avare  économie  de  la  vie  reli- 
gieuse suffisent  à  l'expliquer.  En  enlevant  leurs  biens  àui 
couvents,  le  gouvernement  russe  leur  a  laissé  ou  leur  a 
rendu  la  faculté  d'en  acquérir  de  nouveaux.  L'État  a  op- 
posé d'autant  moins  d'obstacles  à  la  reconstitution  de  la 
fortune  monastique  que,  grâce  à  l'organisation  de  l'Église, 
l'emploi  de  cette  fortune  n'échappe  pas  entièrement  au 
contrôle  du  gouvernement. 

Comme  institution  de  l'Etal,  les  monastères  jouissent  de 
la  personnalité  civile;  pour  chaque  acquisition  de  terre,  ;'i 

titre  Onéreux  OU  gratuit,  il  leur  faut  toutefois  une  autorisa- 
tion. Non  content  de  leur  permettre  d'accepter  les  libéra* 
Lités  «lis  particuliers,  l'Étal  ;i  parfois  lui-môme  concédé 

aux  moines  des  domaines  pris  sur  les  biens  de  la  cou- 
ronne. On  calcule  que,  de  1836  à  1861,  le  gouvernement 

Impérial  s  ainsi  distribué,  entre  180  couvents,  yooo  désia- 

lines   de  terres  ou  de   prairies,    cl    16  000   dosiatines   de 


LES  COUVENTS  :  LEURS  BIENS.  245 

forêts  '.  Vors  la  fin  du  régne  d'Alexandre  II,  1rs  propriétés 
territoriales  du  clergé  noir  étaient  évaluées  à  près  de 
156  000  désialines,  et,  depuis,  elles  ont  dû  grandir  encore. 
Les  monastères  du  gouvernement  de  Novgorod  possédaient 
ensemble  environ  îoooo  désiatlnes;  Saint-Serge  seul  en 
possédait  7000.  Pour  apprécier  cette  fortune  immobilière, 
il  ne  faut  pas  oublier  qu'en  Russie,  dus  le  nord  surtout, 
OÙ  sont  situés  le  plupart  des  couvents,  il  y  a  nombre  .le 

terres  de  50000,  voire  de  îooooo  hectares  et  plus;  H  que 
souvent  les  revenus  de  ces  immenses  domaines  sont  infé- 
rieurs au  revenu  d'une  tenue  ringt  fois  moindre  en  déci- 
dent, il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  eeftains  coorents  sont 
redevenus  de  grands  propriétaires,  à  telle  enseigne  que 
l'on  a  pu  se  demander  s'ils  n'avaient  pas  le  droit  d'être 
représentés  soi  assemblées  territoriales  *$. 

Ces  lenes  ne  forment,  en  tout  CSS,  que  la  inoindre  partie 

de  la  fortune  ou  îles  rerenus  des  monastères,  Beaucoup 
possèdent  en  mitre  des  eàpitaui  que  leurs  supérieurs  t'ont 

valoir  SU  mieux  de  leurs  intérêts.  On  disait,  il  y  a  quelques 
années,  que  Solovotsk,  cette  ultima  Thulé  du  monde  mo- 
nasiique,  Solovetsk  de  la  mer  Blanche,  cet  asile  classique 

de  la  \ie  ascétique.  a\ ait  perdu  600  000  roubles  dans  la 
banqueroute  de  Skopine*.  Plusieurs  COUTentS  des  deux 
sexes  ont  été  victimes  du  même  sinistre  financier.  Abbés 
et  sbbesses,  avec  une  avide  ingénuité  fréquente  chez  les 
gens.  d'Église,  avaient  confié  leurs  économies  à  cette  banque 
municipale  qui  servait   aux  déposants  un  intérêt  de  6  1/2. 

Les  affaires  d'argent,  les  placements  de  capitaux  sont, 
dans  la  sainte  Russie  comme  ailleurs,  un  des  soucis  des 
chefs  de  maisons  religieuses.  Quoique,  à  cet  égard,  les  abus 
et  les  plaintes  même  soient  rares,  certains  faits,  tels  que 
le  procès  de  t'abbeese  Métropnanie,  sous  Alexandre  II,  ont 
inouï  ré  que  le  soin  d'enrichir  leur  communauté  entraînait 

I.  La  dôsiatiiio  vaut  l  !i<'<  laiv  '.»  IM 

J.  banqueroute  qui  a  fait  beaucoup  de  bruit   -ous  Alexandre  111.  Voy.  t.  II. 
liv.  m,  eh.  iv. 


246  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

parfois  les  saintes  âmes  à  de  profanes  habiletés.  D'une 
famille  aristocratique  fort  bien  en  cour,  elle-même  an- 
cienne freiline  ou  demoiselle  d'honneur  de  l'impératrice, 
l'abbesse  Métrophanic  fut  traduite  en  cour  d'assises  pour 
avoir  employé,  au  profit  de  son  couvent  et  de  ses  bonnes 
œuvres,  des  moyens  peu  réguliers,  tels  que  captations, 
dois,  faux.  Le  jury  était  composé  de  marchands,  de  petits 
bourgeois  (mechtchanes),  de  paysans,  c'est-à-dire  des  classes 
les  plus  respectueuses  de  la  foi  et  de  l'habit  religieux  :  on 
eût  pu  craindre  que  la  robe  de  l'accusée  n'en  imposât  aux 
jurés  de  Moscou.  L'ancienne  freiline  n'en  fut  pas  moins 
condamnée.  Le  président  du  tribunal  était,  m'a-t-on  dit, 
protestant;  l'un  des  avocats  de  l'abbesse  orthodoxe  était 
juif  :  en  sorte  que  tout  semblait  s'être  réuni  pour  faire  de 
ce  procès  une  éclatante  démonstration  du  nouveau  prin- 
cipe d'égalité  devant  la  loi.  Quelques  années  plus  tard, 
sous  Alexandre  III  et  sous  l'administration  de  M.  Pobédo- 
nostsef,  il  est  fort  douteux  que  la  même  abbesse  eût  été 
traduite  devant  le  jury;  en  tout  cas,  d'après  les  nouveaux 
règlements,  l'affaire  eût  été  jugée  à  huis  clos.  Pour  avoir 
été  reconnue  coupable  par  les  tribunaux  laïcs,  l'abbesse 
Métrophanie  n'en  a  pas  moins  gardé  la  vénération  de  dé- 
vots admirateurs;  pour  quelques-uns  sa  charité  était  tout 
son  crime,  et  sa  condamnation  n'a  été  qu'un  martyre  '. 

A  certains  couvents  russes,  comme  aux  .lésuiles  du  dix- 
huitième  siècle,  et  a  certaines  maisons  religieuses  de  nos 
jours,  on  a  reproché  de  se  livrer  â  des  opérations  indus- 
trielles ou  commerciales  sans  payer  patenta.  L'Anglais 
Fletcher  disait,  an  seizième  siècle,  que  les  moines  étaient 
les  plus  grands  marchands  de  la  Kussie.  Aujourd'hui  on 
ne  saurait  dire  que  les  mnnasli 'Tes  d'hommes  on  de  femmes 
.s'adonneiil  au  commerce;  ils  se  contentent  de  vendra  les 
produit!  de  leurs  terres  ou  de  leur  travail.  Ce  qui  est  vrai. 
.  'i    I  que  plusieurs  possèdent,  dans  les  villes,  des  maisons 

I.  Ainsi  d'après  M.  Andréef,  uutcur  d'une  apologie  de  fabbtue. 


LES  COUVENTS  :   LEORS  REVENUS.  247 

et  des  magasins  qu'ils  louent  aux  commerçants,  et  d'où 
ils   tirent  un   revenu   élevé.    Sainl-Akxan.lre-Nevsky,    par 

exemple,  avait,  sur  le  poil  «1rs  bits  de  ii  Neva,  des  dépôts 

de  farine  et  des  installations  qui  lui  rapportaient  près  de 
130  000  roubles;  la  munieipalité  eu  avait  m  \ain  oll'eil  au\ 
moines  un  million  (de  roubles).  Saint-Serge  touche  annuel- 
lement une  centaine  de  million  de  roubles  pour  gel  niai- 
sons  1 1  magasin!  <i<-  Moscou  et  de  Pétersbourg.  En  outre, 
certaine  marchande  moscovites  lui  abandonnent  une  part 

du  revenu  de  leurs  immeubles  ou  du  produit  de  lents 
a  Ha  ires1. 

I.  s  couvents  ont   beau  pOOaOdOf  des  terres  ou  des  mai- 
|Oni  au   soleil,  d  esl   malais.'  d'é\ahler  leur  richOSBS. 
sonnes  en  sont  hop  multiples  et  trop  »  (  'ii  |  .salué 

l'ensemble  «le  leur*  Fovanui  à  une  di/ame  de  millions 

de  roubles,  ce  qui  pour  plus  .uiveuts  ne  l'erad  DU 

80000  roubles  par  maison.    On  a   de  même   estime   1 
valeurs  mobilières  à  ftû  ou   25  millions   .le  roubles),  sans 

compter  les  objets  préeiaiii  de  toute  sorte,  or,  argent, 
pierreries,  vases,  reliquaires,  en  poaaoaaion  des  moines. 

Bn   Hussie,  comme  ailleurs,   il    s'est    trOWfé   ÔCi   b.iri 
pour  conseiller  de  mettre  en  vm'  nérabb-s  tr.  - 

de    l'art    national,    atin    de    mieux  doter    la    bienfaisance 

publique  ou  l'enseignement  populaire.  D'antres  amis  du 
progrès,  faisant  valoir  que  tes  rkàv  comiennent 

point    à    l'institution    monastique  intenteraient    de 

mettre  la  main  sur  les  tara  et  sur  les  revenu*  des  moines, 

pour  grossir  le  budget  de  l'instruction  publique.  Cfesl  là 
une  question  qu'on  ■   plus  d'une  fois  agitée.  Qoetquos 

réformateurs  iraient  jusqu'à  supprimer  entièrement  les 
couvents,  dans  l'intérêt  même  de  la  religion,  atin  d'attri- 
buer leurs  revenus  au  clergé  séculier.  Les  projets  de  ce 

genre  sont   rarement   exempts  d'une    part  d'illusion.  On 

1.  Sur  les  biens  <l  l«i  ravanni  monastiques,  voyez  ùpyt  izsledovaniia  ob 
imouchlchestvakh  i  duUtodukh  naehikh  motMufyrsf,  St  Pët.  anonyme, 
I8T6,  cf.  0  pravosluvnom  Mom  i  Icficrnom  doukhov.  t.  I,  cfef.  vin. 


248  LA  RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

oublie  que  les  grandes  laures  historiques  de  la  Russie  ne 
sauraient  vivre  sans  revenus  ;  que  le  peuple  n'est  pas 
préparé  à  les  voir  fermer  ou  à  voir  de  simples  popes  y 
remplacer  les  moines.  On  oublie  surtout  que  la  plus 
grande  partie  des  ressources  des  monastères  leur  vient 
toujours  de  l'aumône,  et  que  supprimer  les  couvents,  ce 
serait,  le  plus  souvent,  supprimer  leurs  revenus. 

Les  moines  ont  conservé  la  principale  source  des  re- 
venus monastiques,  les  ofTrandes,  source  ancienne,  pro- 
fonde, qui,  depuis  des  siècles,  jaillit  de  toutes  les  couches 
de  la  terre  russe  ;  loin  de  tarir,  elle  va  sans  cesse  grossis- 
sant. Aux  couvents  appartiennent  la  plupart  des  reliques 
et  des  images  en  renom;  aux  couvents  vont  la  plupart  des 
pèlerins  et  des  aumônes.  Les  chemins  de  fer  et  l'émanci- 
pation des  serfs,  les  facilités  morales  et  matérielles  laissées 
au  moujik  ont  prodigieusement  développé  les  pèlerinages. 
Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  Kief  s'enorgueillissait  de  la 
visite  de  deux  cent  mille  pèlerins.  Les  savants  s'effrayaient, 
pour  la  santé  publique,  de  ces  agglomérations  d'hommes 
à  certaines  fêtes.  Gomme  dans  les  grands  pèlerinages  de 
l'Inde,  de  la  Perse,  de  l'Arabie,  on  faisait  remarquer  qu'en 
Europe  le  choléra  semblait  parfois  avoir  pris  son  point 
de  départ,  à  Kief,  parmi  les  pèlerins.  Aujourd'hui  le  nombre 
des  pieux  visiteurs  des  catacombes  de  Petchersk  a  qua- 
druplé et  quintuplé.  Kief  est  devenu  le  premier  pèleri- 
nage du  monde  chrétien,  si  ce  n'est  du  globe.  En  cer- 
taines années,  en  1886  notamment,  la  ville  sainte  du 
Dniepr  B  compté,  assure-t-on,  près  d'un  million  de  pèlerins, 
qui  tous  ont  acheté  un  cierge  et  laissé  une  obole. 

A  Saint-Serge,  de  même  qu'4  Petchersk,  l'affhienee  est 
telle  qu'à  certaines  solennités  les  cierges  Qniesenl  par 
manquer.  Il  arrive  aux  moines  de  Troïtsa  de  revendre 
cinq  fois  de  suite  le  même  Cierge  B.UI  pèlerins  qui  vien- 
nent prier  sur  la  tombe  de  saint  Serge.  La  vente  des 
croix  et  des  saintes  images  fabriquées  à  la  laure  est  uns 
autre  source  de  revenu.  Ces  pi««u\     iivenire  ne  sont  cédés 


LES  COUVENTS  :   LEURS  REVENUS.  249 

aux  fidèles  qu'avec  un  bénéfice  de  100  ou  200  pour  100. 
Les  aumônes  perçues  pour  la  remise  du  pain  bénit  (prosfora) 
rapportait  à  Troïtsa  de  80  000  à  ÎOOOOO  roubles  par  an. 
Vers  1870,  le  même  monastère  M  tir;iit  de  ses  proêfory 
qu'une  trentaine  de  mille  roubles,  et,  vers  1830,  qu'un 
millier.  On  voit  la  progression.  Il  y  a,  en  outre,  le  produit 
des  messes,  dites  à  la  l'ois,  à  toute  heure,  dans  les  douze 
églises  «le  la  lauro;  il  y  1  les  Tt  Omm  on  tes  De  prufun>n< 
chantés  «i.-vant  lâchasse  «le  saint  Serge.  Un  non  ssJ  pré- 
levé par  le  métropolite;  le  surplus  revient  ati  couvent  Les 

moines  ont  le  produit  des  Te  Deuvi  (liantes  par  eux  devant 
d'autres  reliques  ou  d'autres  Images,  et  la  plélé  des  mar- 
chands de  Moscou  se  les  laisse  pss  chômer. 

Les  grands  monastères  ont  encore  une  autre  source  de 
revenus;  ce  sont  ie>  auberges  el  les  ballets  établie èlesri 

portes    el    loués    par    loi    moiBSS    SUl    industriels  qui    les 

exploitent.  A  Troïtsa,  les  hôtelleries  de  le  lanre  hébergent 

ainsi  des  milliers  de  personnes*  11  e>t  vrai  qu'à  Trottas 
même,  à  Petcherak,  el  dans  nombre  ds  eouventa,  les 
pèlerins  pauvres  reçoivent  une  hospitalité  gratuite,  on  bien. 

comme  à  noire  Crainle-Chartreu-e.  |,  ,-urs  laissent 

en  partant  une  aumône  à  leur  convenance.  Dans  quelques 

monastères,  les  pèlerins  ne  se  contentent  pas  d'une  courte 

visite.  H  en  est  qui,  pour  accomplir  OD  VOMI,  y  font  une 
longue  station  de  dévotion  ou  de  pénitence.  A  Solowt-k 
notamment,  sur  les  dix  ou  quinze  mille  passagers  qui  pro- 
filent du  court  été  d'Arkhangel  pour  atteindre  en  bateau 
la  citadelle  monastique  de  la  mer  Manche,  plus  d'un  reste 
des  mois,  et  parfois  des  années,  en  servage  volontaire,  au 
profil  des  moines. 

Kn  dehors  des  grands  pèlerinages,  il  est  pende  couvents 
qui  n'attirent  des  visiteurs  aux  pieds  d'une  image  vénérée  : 
si  tous  ne  peuvent  venir  à  elle,  l'image  va  au-devanl  des 
fidèles.  Les  Vierges  miraculeuses,  dont  chaque  monastère 
es|  la  demeure,  font  chaque  année  des  tournées  dans  les 
campagnes  voisines.  Conduites  par  les  moines,  elles  vont 


250  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

en  procession  de  village  en  village.  On  se  presse  sur  leur 
chemin,  on  se  dispute  l'honneur  de  les  baiser,  de  les  porter, 
de  les  héberger  la  nuit.  C'est  là,  pour  les  moines,  l'occasion 
d'abondantes  collectes.  Chez  le  peuple  russe,  si  passionné 
pour  les  images,  une  iconc  suffit  à  la  fortune  d'un  couvent. 
Il  n'est  pas  de  voyageur  qui  n'ait  remarqué,  à  Moscou,  une 
petite  chapelle  adossée  à  la  principale  porte  de  la  Place- 
Rouge,  la  place  qui  sépare  le  Kremlin  du  bazar.  Cette  cha- 
pelle, devant  laquelle  peu  de  Russes  passent  sans  se  signer, 
contient  la  Vierge  d'Ibérie1  (Iverskaïa),  la  plus  vénérée 
de  Moscou.  L'empereur  n'entre  jamais  dans  la  vieille 
capitale  sans  l'aller  saluer.  Comme,  à  Rome,  le  Bambino 
de  YAra-Cœli,  la  Vierge  d'Ibérie  va  visiter  les  malades  à 
domicile;  elle  possède,  à  cet  effet,  chevaux  et  voitures. 
Durant  ses  courses,  un  double  la  remplace  dans  sa  niche. 
Cette  image  rapporte  4  ou  500  000  francs  par  an  :  une 
partie  est  prélevée  par  le  métropolitain,  le  reste  revient 
au  couvent  propriétaire  de  l'icône. 

Les  reliques  et  les  images  miraculeuses  sont,  pour  le 
clergé  noir,  une  sorte  de  monopole;  il  ne  souffre  pas  vo- 
lontiers qu'en  cette  matière  de  simples  popes  lui  fassent 
concurrence.  De  ce  double  avantage,  les  couvcnls  en  tirent 
un  autre,  presque  également  lucratif.  Les  Russes  aiment  à 
se  construire  des  tombes  auprès  du  tombeau  des  sainls. 
La  mode  ayant  imité  la  piété,  les  monaslères  sont  devenus 
les  lieux  de  sépulture  les  plus  aristocratiques,  les  plus  en 
vogue.  Longtemps,  eu  Russie  comme  en  Occident,  ce  fut, 
pour  les  princes  et  les  boyars,  une  coutume  de  prendre,  à 
l'approche  de  la  mort,  l'habit  monastique  et  de  se  faire 
enterrer  dans  les  monastères.  Aujourd'hui  les  habitants 

diB  Pétersbèurg  SS  disputent   è  prix  d'or  une  place  dans  le 

cimetière  de  Saint-AIexandre-Nevsky,  ou,  a  son  défaut, dans 
celui  du  couvent  de  Saint-Serge,  près  de  Slrelna,  au  bord 
du  golfe  de  Finlande. 

î.  Umiic  r i ■  •ut  .ni' -ii-ii  d'une  partie  de  li  Oéi  i 


LE9  COUVENTS  :   LEURS  ŒUVRES.  251 

De  ces  revenus  monastiques  de  provenance  si  diverse,  une 
partie,  nous  l'avons  vu,  va  aux  métropolites  ou  aux  arche- 
yéquea,  à  ce  que  nous  pourrions  appeler  la  mente  épisco- 
pale  des  grands  liège*.  U  reete  '"  ^  I"-  toujours  perdu 
pour  le  pays  :  la  bienfaisance  publique  ou  l'instruction 
populaire  en  ont  déjà  leur  part.  Comprenant  que  le  meil- 
leur moyen  de  défendre  leurs  revenus  était  d'eu  taire  un 
noble  usage,  le  clergé  noiret  les  montsierefl  ' '"'  OOmnK 
à  l'aire  d'eux-mêmes  ce  que  leur-   "l\  lient 

leur  imposer.  Beaucoup  ont  fondé  deeéQOles,  dei  ssilee,  des 
hôpitaux.  Ce  n'était  pas  toujours  die/  eux  une  inno\ation. 

plusieurs  avaient,  dés  te  moyen  âge,  ouvert  dea  refa 

pour  les  pauvres  et  les  mendiante.  Aujourd'hui  une  bonne 
partie  des  sommes  léguées  au\  rouveuU  eel   affectée,  par 

les  donateurs  mêmes,  à  la  création  d'etabli»ciii.'iit->  d  en-i- 
gneuient  ou  de  charité.   Outre  d<  nipheli- 

nais  pour  les  enfants  des  deu\  w^,  Saint-Serge  a  fonde 

naguère  un  hôpital  de  femmes.  D'entrée  ont  conatruil 

asiles  pour  les  intimiez  .m  |ef  I  ieillanh.  Il  y  a  aujourd'hui 
plus    de    soixante    hôpitaux    attaches    à    de>    cousent-*  ou 

entretenue  à  leurs  fraie, 
tue  chose  distingue  eei  fondations  monastiquei  des 

fondations   analogues    de  l'Occident,  c'e-d   qoa   h-utes    DM 

OMivret  sont  plutôt  antreprieee  avec  l'argent  dea  monaa 
leres  que  P;ir  tes  nieios  des  religieux.   ta  aeolea,  les 

refuges,  les  hospices,  établis  par  les  moines,  sont  souvent 
tenus  par  d'autres.  Parfois  même    ainsi  pour  l'hôpital  de 

femmes  élevé  par  Saint-Serge  .  leemonaateraa  abandonnent 

au  clergé  diocésain  l'administration  et  jusqu'au  Bel 
religieux  des  établissements  fondés  par  eux.  C'est  que  le 
caractère  séculaire  du  monachisme  russe  persiste,  et  que 
ni  l'Église  ni  l'État  ne  semblent  désireux  de  l'en  voir 
changer.  Ils  craindraient  de  laisser  les  moines  s'écarter  du 
vieil  esprit  de  leur  institut,  et  prendre,  comme  leurs  frères 
d'Occident,  une  part  trop  large  ou  trop  indépendante  aux 
luttes  de  la  vie  et  aux  affaires  du  siècle.  Les  Russes  qui 


252  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

reprochent  le  plus  aux  moines  leur  oisiveté  ne  se  sou- 
cieraient pas  toujours  de  les  en  voir  sortir  ;  ils  aimeraient 
mieux  les  ramener  aux  solitudes  de  la  Thébaïde.  Aux 
ordres  militants,  aux  actives  et  remuantes  congrégations  de 
l'Église  romaine,  la  plupart  préfèrent  encore  des  ascètes 
voués  à  la  contemplation  ou  à  la  routine  des  rites  tradi- 
tionnels. S'il  n'y  a  pas  plus  de  Russes  à  demander  l'entière 
suppression  des  monastères,  c'est,  comme  je  l'entendais 
dire  à  l'un  d'eux,  que  l'esprit  ascétique  est  encore  trop 
vivant  dans  les  couches  populaires  pour  que  le  peuple  se 
passe  entièrement  de  moines.  «  En  fermant  nos  monastères, 
nous  risquerions,  me  disait-il,  de  faire  ouvrir  des  skytes 
clandestins.  Or,  mieux  vaut  des  couvents  de  l'État  que  des 
moines  occultes.  » 

Aujourd'hui  encore,  clans  beaucoup  de  monastères,  les 
moines  semblent  n'avoir  d'autre  mission  que  d'être  des 
gardiens  de  reliques  et  d'images,  ou  des  collecteurs 
d'aumônes.  Leur  principal  travail  est  souvent  de  rehausser 
la  majesté  de  leurs  offices.  Ils  y  mettent  parfois  beaucoup 
d'art;  quelques  couvents,  comme  Saint-Serge  de  Slrelna. 
sont  célèbres  par  leurs  chœurs,  ce  qui  n'est  pas  un  petit 
mérite  dans  un  pays  où  la  musique  sacrée  est  en  tel  hon- 
neur. Ailleurs  les  religieux  ont,  selon  les  traditions  byzan- 
tines, à  côté  des  écoles  de  chant,  conservé  des  ateliers 
de  peinture  Ailleurs  encore  ils  pratiquent  un  des  vieux 
arts  monastiques,  la  copie  des  saints  livres:  seulement 
l'imprimerie  a  remplacé  les  manuscrits.  Les  presses  de 
Petchersk  de  Kief  fournissent  un  grand  nombre  de  ces 
livres  liturgiques  slavons  qui  ont  longtemps  défrayé  les 
Slaves  de  la  Turquie,  el  de  l'Autriche.  Quelques  monastères 
doivent  ;'i  leur  position  des  occupations  spéciales  :  Solovetsk, 
dans  son  Ile  de  la  mer  Hlanehe,  a   des  moines  marins  et 

transporte  ses  pèlerins  sur  bos  propres  bateaux  a.  vapeur. 

Lis  grandes  laures   sont,  en  oulre,  le  siège  des  académies 

ecclésiastiques,  s'ils  ne  rendent  pas  toujours  à  la  société 
des  services  immédiats,  si,  comme  il  >  a  un  demi- siècle,  ils 


LES  COUVENTS  DE  FEMMES.  253 

persistent  à  trouver  la  prière  et  la  sainteté  supérieures  au 
travail  et  à  toutes  les  bonnes  œuvres,  on  voit  que  les 
religieux  russes  ne  sont  pas  toujours  oisifs  et  inutiles. 
L'opinion  forcera  L'Église  à  être,  pour  eux,  4e  plus  en  plus 
exigeante,  si  toutefois  oo  laisse  subsister  assez  de  moines 
pour  leur  permettre  des  loisirs  en  dehors  «lu  lenrice  du 

culte. 

Moins  nombreui  que  les  couvents  d'hommes,  les  eou- 
vents  de  femmes  sont  d'ordinaire  plus  peuplés:  Au  premier 
abord,  les  statistiques  officielles  semBleni  indiquer  moins 

de  religieuses  que  de  religieux  ;  à  y  bien  regarder,  on  roil 
que,  dans  les  cloîtres,  le  nombre  des  femmes  «lé passe 

celui   des  honinies.    La    loi    ne   les   admettant  SOI  POND 

monastiques  qu'à  quarante  ans,  Is  statistique  ne  compte 

Comme  religieuses  que  les   tilles  avant  dépassé   et  âge. 

Les  règlements  qui,  depuis  Pierre  k  Grau  i,  interdisent  sw 
jeunes  tilles  la  profession  monastique  in-  leur  «défendent 
l'entrée  du  cloître.  Elles  j  rivenl  comme  novices  cl  restenl 

libres  de  rentrer  dans  le  monde  et  de  se  marier,  beaucoup, 
prêt,  raut  cette  liberté,  \  ieillissent  au  coin  eut  MHS  taire  «le 
\ieu\.  Ces  novices  ou  sieurs  laies  ce  qui,  dans  les  COUVentS 

russes,  est  d'ordinaire  synonyme  sont  ainsi  deux  ou  trois 
fois  plus  nombreuses  que  les  religfouaesproièssfcOydonteUes 

partaient  la  \  ie.  11  peut  sembler  bizarre  <l  pour  des 

«rœui  monastiques,  quarante  ans  d'un  sexe  alors  qu'on  n'en 
demande  que  trente  à  l'autre,  (l'est  que  le  législateur  a 
voulu  laisser  la  \ie  de  famille  toujours  ouverte  aux  jeunes 
filles,  ne  leur  permettant  le  vœu  de  virginité  que  lors- 
qu'elles  ont  passé  l'âge  de  la  maternité.  Il  y  a  là,  vis-4-vis 
de  la  femme,  de  ses  engouements  et  de  sa  mobilité,  une 
précaution  d'autant  moin-  Ive  que  l'Église  orthodoxe 

n'a  point  de  couvents  admettant  des  vomi  temporaires. 
L'Etat  y  supplée  en  imposant  un  long  noviciat.  C'est  pour 
des  raisons  semblables  qu'aujourd'hui,  dans  l'Église  ca- 
tholique, la  cour  de  Borne  accorde  difficilement  son  appro- 


254  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

balion  aux  congrégations  de  femmes  qui  exigent  des  vœux 
perpétuels. 

Le  nombre  des  femmes  qui  prennent  le  voile  est,  depuis 
un  siècle,  en  progression  sensible.  En  1815  il  n'y  avait 
dans  l'empire  que  91  couvents,  avec  moins  de  1700  reli- 
gieuses professes.  Vers  1870  la  Russie  ne  comptait  en- 
core que  11  000  nonnes  ou  novices,  réparties  en  148  mo- 
nastères. Une  quinzaine  d'années  plus  tard,  en  1886,  le 
chiffre  des  femmes  vouées  à  la  vie  religieuse  était  monté 
à  près  de  17  000,  et  le  nombre  de  leurs  couvents  à  171. 
Quoiqu'il  y  ait  encore  loin  de  là  aux  120  000  ou  130000  Sœurs 
de  toute  robe  possédées  par  la  France,  on  voit  qu'en  Russie, 
comme  partout  de  nos  jours,  c'est  sur  la  femme  que  le 
cloître  exerce  le  plus  d'attraction. 

En  dehors  des  novices  ou  des  nonnes  qui  portent  la 
robe  à  traîne  de  la  religieuse  orthodoxe,  la  Russie  compte 
quelques  milliers  de  béguines  ou  tchernitsy,  c'est-à-dire 
femmes  vêtues  de  noir.  Ces  tchernitsy,  sorte  de  chanoi- 
nesscs  plébéiennes,  vivent  en  commun,  dans  le  célibat 
et  dans  le  jeûne,  sans  faire  de  vœux,  gardant  chacune  son 
pécule  et  sa  liberté.  Elles  sont,  d'habitude,  fort  respectées 
du  peuple  ;  on  prétend  que  beaucoup  d'entre  elles  ne 
revêtent  la  robe  sombre  de  tchemitsa  que  pour  vivre 
indépendantes  de  leurs  familles.  Pour  ces  filles  du  peuple, 
chez  lequel  la  femme  est  encore  tenue  dans  un  servage 
oriental,  cette  profession  de  piété  est  un  procédé  d'éman- 
cipation. Quand  une  fille  d'artisan  ou  de  paysan  veut  se 
foire  tchemitsa,  il  estd'usage  de  lui  abandonner  la  part  de 
l'avoir  commun  qui  doit  lui  revenir  à  la  mort  de  ses 
parente*.  Ce  sont  ces  béguinea  que  l'on  rencontre  quêtant 
•  tans  les  rues  ou  à  la  porte  des  églises,  coiffées  d'un 
épeil  bonnet  rond  avec  de  grandes  oreilles.  La  religieuse 

].    VmMk  l:'irnpii,  juin  t  S  7  '.  • ,  (Uinlc  ftjgaét  :  1  ' . . .  s  U  \ .  Comparer,  pour  les 

béguloagei  de  la  (iréce  ci  <i<-  la  liul^.irii',  m.  d'EstourneUe  '!<■  Constant.  La 
m  Grèce;  et  Hoir  Mackensie  cl  Irby,  TrùvtU  fa  ih>-  Slo- 

Mwrfi  /,,-..,  ,//<•,■,  ,,/•  ftarfeaf,  i.  il,  ru.. 


LEB  GOUVENTS  DB  FKMMKs.  255 

demeure  enfermée  dans  son  couvent;  si  elle  n'est  pas 
strictement  cloîtrée,  il  lui  faut,  pour  sortir,  une  permis- 
sion de  l'abbesse1. 

Par  leur  défaut  de  spécialité  et  leur  manque  de  grou- 
pement, les  couvent!  russes  det  deux  boum  ont  une  na- 
turelle analogie;  par  leur  composition  et  leur  mode  de 
recrutement,  ils  présentent  un  remarquable  coati este.  Le 
clergé,  qui  fournit  plus  île  la  moitié  des  moineS)  ne  donne 
guère  que  le  demi-quart  des  religieuses. 

La  noblesse  et  les  professions  libérales  apportent  ans 
couvents  de  femmes  un  continrent  presque  ausi 

que  celui    des  famille-    MOSrdotsJsÉ.     Ls    raison   SU    SSl 

simple  :  pour  les  tilles  du  clergé,  comme  pour  les  antres, 
\r  monastère  n'est  (prune  retraite;  pour  les  Bla  é 
c'est   une  carrière.  Ls   plupart    des  nonnes  orthodoxes 
sort. 'ni  de  la  classe  des  marehands  ou  des  petits  b 
mechtchané).  Tour  \  être  moins  nombreuseï  qu'en  0 
dent,  les  femmes  do  monde  ne  sont  |  an  couvent. 

Plus  d'une  s  rient  chercher  un  abri  contre  le  chagrin  ou 
la  passion,  telle  que  la  pale  religieuse  rencontrée  par 
Théophile  Gautier  à  Troltsa,  telle  que  la  Li->,«  de  Tour- 
nef,  qui,  entre  elle  et  l'homme  qu'elle  aime,  met  l'infran- 
chissable barrière  du  voile,  pour  la  femme  plus  en 

que  pour  l'homme,  le  cloître  resta  fhotpics  A  -  douleurs 
mor;iles.  Tant  que  son  âme  aura  des  générosités  que  la 
vie  ne  sait  employer,  tant  que  son  COBW  aura  des  bles- 
sures dont  il  ne  voudra  guérir,  les  couvents  iont  assurés 

île  ne  pas  demeurer  \ïd< 

L  s  monastères  de  femmes  rirent  généralement  du  tra- 
vail des  religieuses  ou  d'aumône-.   Des  SOBUIS   quêteuses 

voyagent  pour  recueillir  les  otl'randes  des  bonnes  âmes. 
Les  nonnes  n'ayant  pas  d'église  à  desservir,  les  exercices 

1.  Dans  lu  Roui  primitive,  les  précautions  prises  vis-à-vis  des  religieuses 
étalent  telles  que,  d'après  un  récent  historien,  les  aumùniers  des  monastères 
de  rciiuncs  ,l,.\aicnt  ctic  eunuques  (Utdoubinskv,  Isturiia  rousskoï  tserkvi, 
t.  11.  p.   '.,TJ;  L.  l.c-cr.  Chronique  dite  de  Nestor,  3ui). 


256  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  piété  leur  laissent,  pour  le  travail,  plus  de  temps 
qu'aux  religieux  de  l'autre  sexe.  Aussi  leur  vie  est-elle 
moins  oisive.  Elles  se  livrent  à  des  travaux  manuels  de 
toute  sorte,  et  le  produit  en  est  parfois  mis  en  vente. 
Certains  couvents  sont  renommés  pour  la  confection  de 
riches  étoffes,  de  broderies  d'or  et  d'argent  et  de  vêtements 
d'église.  D'autres  s'adonnent  à  diverses  fabrications  indus- 
trielles :  ainsi,  par  exemple,  à  Arsamas,  dans  le  gouver- 
nement de  Nijni-Novgorod,  le  monastère  d'Alexéievsk,  dont 
les  ateliers,  autrefois  décrits  par  Ilaxthausen,  ont  con- 
servé leur  vieille  réputation1. 

S'ils  emploient  utilement  leurs  loisirs  et  leurs  revenus, 
la  plupart  de  ces  couvents  russes  manquent  d'un  des  prin- 
cipaux attraits  des  nôtres,  l'esprit  de  sacrifice,  le  dévoue- 
ment au  prochain.  Communautés  de  femmes  ou  d'hommes, 
la  Russie  compte  peu  de  maisons  entièrement  consa- 
crées au  soin  des  pauvres,  des  malades,  des  vieillards, 
des  enfants.  Cet  admirable  génie  de  la  charité,  qui,  dans 
l'Église  catholique,  en  France  particulièrement,  a  rajeuni 
la  profession  religieuse,  l'adaptant  merveilleusement  à 
toutes  les  misères  humaines,  ce  mouvement  de  fraternité 
chrétienne,  qui  est  une  des  plus  pures  gloires  du  dix- 
neuvième  siècle,  n'a  encore  qu'effleuré  l'Église  orthodoxe 
de  Russie.  Déjà  cependant  se  manifeste  chez  elle  une  sorte 
de  pieuse  contagion.  Les  religieuses  se  sont  toujours, 
dans  leur  intérieur,  occupées  d'œuvres  de  charité.  Elles 
tendent  à  leur  faire  une  place  plus  large.  Quelques 
ubbesses  ont  fondé  des  hôpitaux  où  les  malades  sont  soi- 
-  par  la  main  des  épouses  du  Christ.  Il  s'est  môme 
formé  quelques  congrégations  spécialement  vouées  au  soin 
des  infirmes  Si  des  pauvres.  La  Russie  est  fière  d'avoir,  elle 
aussi,  ses  Sœurs  de  charité;  à  l'inverse  de  ce  qui  se  fait  à 
Paris,  Pétersbourg  et  Moscou  cherchent  à   les  substituer 

1.  Voyei   Ihilhiimn .  Studiê*   [MIL  <io   1847),   t.  I.   p.   313,  828, 

Cf.    V.    lii/'il.ra/.cif,   l.'lwlrs    sur    l'i'coimiitir  nul ionult'  <lr    lu    llussir,    l.    II, 

i..  i;    l 


RELIGIEUSES  ET  SŒURS   DE  CHARITÉ.  257 

dans  les  hôpitaux  aux  infirmières  mercenaires.  On  ne  leur 
fait  guère  qu'un  reproche,  leur  trop  petit  nombre. 

Elles  ont  beau  porter  le  nom  de  Sœurs  de  charité,  ces 
Sœurs  russes  ne  sont  pas.  su  général]  regardées  comme  des 
religieuses.  Biles  ne  fonl  pet  de  roux;  elles  n'ont  pas  de 
règles  ou  de  constitutions  spécialement  approuvées  par 
l'autorité  ecclésiastiqae.  Ci  ne  sont,  pour  la  plupart,  que 
de  pieuso  femmes  associées  pour  le  noin  des  naïades. 
(loin me  tout,  en  Russie,  doil  comment  un  but  pa- 

triotique et  sous  la  protection  du  pouvoir,  î  tirs,  pla 
oées  sous  le  patronage  ds  l'impératrice  Marie  Alextndrovnt, 
oui  été  instituées  pour  Boigner  les  blettes  militais  - 
guerre  turco-russe  de  1877-78  ou\  rit  subitement  à  leur 
activité'  un  champ  immente.  Des  remmes  du  monde  s'enrô- 
lèrent parmi  elles;  le»  saloni  des  deux  capitales  rournirenl 
aux  ambulances  des  Infirmières  aux  nains  délicates. 
Beaucoup  avaient  trop  présumé  de  leurs  forces;  el|es  ont  re- 
joint leurs  blettes  dans  lei  cimetières  improvisés  de  Bul- 
garie4; A  une  époque  ou  le  femme  rutte  était  lontmentés 
d'un  vague  besoin  de    dévouement,  pouvait-elle   rester 

sourde  à    l'appel  l'ail  à   sa    génerOtHé    | *  i r  la    pairie  et    la 

pitié? Comme  aux  plus  nobles  élans  se  mêlent  les  bouflées 
des  passions  et  les  fumées  de  la  vanité,  la  vogue  mondaine, 
le  goût  des  aventures,  l'amour-propre  même  ne  furent 
pas  Étrangers  à  cette  levée  de  la  charité.  Aussi,  à  dire 
vrai,  tout  ne  lut  pas  sujet  d'édification  parmi  ces  BOBUTS 

laïques.  La  guerre  terminée,  les  femmes  qui  avaient  servi 
boui  le  brassard  de  la  Crois  rouge  ne  furent  pas  loutefl 
licenciées.    A    défaut    des    blessés    de    l'année,   elle- 
mirent  à   veiller  les  malades   des   hôpitaux.  Leur  ouvre 
s'est  ainsi  perpétu 

La  religion  a  beau  BOmbler  Seule  eapalde  de  provoquer 

ou  de  Boulenir  de  semblables  renoncements,  ces  volontaires 

de  la  charité  ne  se  m  ml  pas  toutes  inspirées  des  exemples 

1.  \o\ez  P.  A.  llin>kii  :  llousskuai  Jeitelttcliinu  l  Matou,  1877-1878.  gg. 
m.  17 


258  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

du  Christ.  Il  en  est  qui,  en  partant  soigner  les  blessés  ou 
les  malades,  n'ont  guère  vu  là  qu'une  manière  «  d'aller  au 
peuple  »,  un  peu  moins  décevante  que  l'apostolat  révo- 
lutionnaire. Parmi  les  jeunes  filles  aux  cheveux  courts 
accourues  au  chevet  des  blessés  de  Plevna,  plus  d'une 
s  honorait  d'avoir  substitué  l'amour  de  l'homme  à  l'amour 
de  Dieu,  faisant  fi  de  l'antique  charité  chrétienne  au  profit 
des  viriles  doctrines  de  la  solidarité  et  de  l'altruisme. 
L'âme  russe  a  une  sincérité  de  foi  qui  la  rend  plus  capable 
de  pareils  exploits.  La  religion  que  prêchaient  aux  mou- 
rants ces  modernes  Sœurs  n'était  pas  toujours  celle  de 
l'Évangile.  Il  s'est  trouvé,  sous  cet  habit  de  la  charité, 
de  jeunes  socialistes  pour  faire  de  la  propagande  jusque 
dans  les  ambulances  ou  les  hôpitaux.  Quelques-unes  de 
ces  Sœurs  (je  le  tiens  d'un  témoin  oculaire)  s'étaient 
donné  pour  mission,  dans  les  camps  de  Bulgarie,  d'écar- 
ter des  blessés  l'ombre  de  Dieu.  Disputant  les  âmes  aux 
superstitions  des  popes,  elles  poursuivaient  de  leurs 
sarcasmes  la  pusillanimité  des  moribonds  assez  faibles 
pour  accepter  les  consolations  d'une  foi  surannée.  On  voit 
que,  pour  porter  le  nom  de  Sœurs  de  charité,  ces  infir- 
mières n'étaient  pas  toutes  des  religieuses. 

Ce  ne  sont  point  celles-là  qu'on  cherche  à  enrôler  pour 
les  hôpitaux.  Elles  n'ont,  du  reste,  jamais  été  qu'en  mino- 
rité parmi  les  libres  servantes  des  malades.  Si  ce  n'est  pas 
l,i  religion  qui  les  a  toutes  amenées  au  pied  du  lit  des 
pauvres,  c'esl  d'ordinaire  i,i  religion  qui  les  y  a  l'ait  rester. 
im  Institution  comme  celle  des  Sœurs  de  charité  ne  sau- 
rai! guère  s'étendre  et  as  Baurail  guère  durer  qu'en  se  sou* 
mettant  à  l'austère  discipline  de  nos  Filles  de  Saint- Vio- 
ecnt-de-Paul  ou  d<-  nos  Petites  Sœurs  des  pain  res.  Quelque 
vivaei  -  qu'eu  soient  les  racines  au  e<eur  de  la  femme,  la 
Charité  l  besoin,  pour  donner  tous  ses  fruits,  de  l'égale 
chaleur  de  la  loi  et  du  eou\erl  de  la  vie  religieuse.  Il  y 

);tlii  L-,  continence,  Is   pauvreté  volontaire,  l'obéissance 
Qliale.  Cela  ait  Si  mi  qu'en  Angleterre  on  a  vu  des  pro- 


BBLHIIEDSEfl  i-.'i    BŒOlfl  DE  CHARITÉ.  259 

testants  fonder,  pour  le  loin  des  Infirmités  humaines,  de 
véritables  communautés  de  femn* 

Les  lois,  les  habitudes,  la  réglementation  bureaucratique 
de  l'Église  russe  ne  Iniinml  QBalhoureuaemenl  pas  à  la 
charité  chrétienne  la  même  spontanéité,  pariant  la  même 
rariété  ni  la  même  fécondité,  qu'en  Occident,  n  semble 
qu'en  cela,  comme  et)  toutes  choses,  il  faille  encore  au- 
jourd'hui l'initiative  des  autorités  laïques  ou  ecclésias- 
tiques. Autrement,  aucun  peuple  n'es!  plus  que  le  peuple 
russe  naturellement  enclin  à  la  pitié  el  aux  oeuvres  secou- 
rantes; aucun  même  n'est  plus  poj  re  cons 
toute  la  religion  dans  l'amour  <iu  prochain,  aussi  ne 
serions-nous  pas  étonné  que  la  charité  j  renouvelât  peu 
à  peu  la  vie  religieuse,  chea  lei  femmes  «lu  moins, 

Quant  à  la  pari  qu'eu  d'autres  contrées  l<  -  couvents  <»m 
prise  à  l'enseignement,  H  est  douteni  que  nos  collèges  de 
Pères  el  nos  écoles  >l<-  i  8  aura  trouvent  de 

longtemps  des  Imitateurs  m  Rusas  luvernemenl 

encourage  la  fondation  d'écoles  près  des  monastèrei 
est    peu    disposé    à    laisser   s'établir   de«  lions 

d'hommes  <>u  de  femmes,  pouvant  apporter  dans  l'édu- 
cation du   peuple  nn  esprit   particulier.   L'enseignement 
libre  est  peu  fait  pour  un  paya  autocratique.  Veut-il,  pour 
l'instruction  populaire,  taire  appel  an  clergé,  l'État  pn 
s'adresser  au  clergé  séculier; 

1.  Voyez,  par  exemple,   M 


CHAPITRE  IX 

Le  clergé  blanc  ou  séculier.  —  Comment  le  clergé  est  devenu  une  caste. 
De  l'hérédité  des  fonctions  ecclésiastiques.  Églises  apportées  en  dot.  Subdi- 
visions de  la  caste  sacerdotale.  —  Éducation  du  clergé.  Séminaires  et 
Académies  ecclésiastiques.  Caractères  de  ces  établissements.  Leur  personnel, 
leur  esprit,  leur  enseignement.  —  Situation  matérielle  du  clergé.  La 
plupart  des  popes  ne  reçoivent  pas  de  traitement.  Tendance  à  les  salarier. 
Formation  et  accroissement  du  budget  du  culte  orthodoxe.  Les  biens  de 
l'Église.  Ressources  du  clergé.  Le  casuel.  Difficultés  auxquelles  donne  lieu 
sa  perception. 


A  côlé  ou  au-dessous  du  clergé  noir  vient  le  clergé 
blanc,  le  clergé  séculier  et  marié.  C'est  lui  qui,  à  propre- 
ment parler,  forme  la  classe  sacerdotale,  longtemps  érigée 
en  corporation  héréditaire,  sorte  de  tribu  vouée  au  service 
de  l'autel.  Ce  singulier  système  s'était  établi  peu  à  peu  : 
le  lévitisme  était  la  conséquence  du  servage  et  de  la  con- 
stitution de  la  société  civile.  Le  paysan,  lié  à  la  terre,  ne 
pouvait  entrer  dans  l'état  ecclésiastique  sans  IVusInT  son 
seigneur;  le  noble,  propriétaire  de  serfs,  ne  pouvait  deve- 
nir prêtre  sans  renoncer  à  ses  serfs  et  aux  privilèges  de 
sa  classe1.  Dans  de  telles  conditions,  le  recrutement  du 
clergé  ne  pouvait  se  faire  que  par  le  clergé.  Il  dut  y  avoir 

1.  Au  moyen  âge  m  rencontre  parfois  dans  le  clergé  dea  membres  de* 
grandes  nuniliea,  tels  que  le  métropolite  Uexia;  mail  cela  devint  i><mi  à 
pan  de  H"-  an  i'i'is  tué,  La  noblseee  al  l<"  elergé  se  trouvèrent  loua  deux 
affaiblis  par  leur  iaolemeat.  Les  kaiaaea,  jalons  de  eonaerYW  autour  d'eux 

toui   leori   (Iruujinniks,    ><•  souciaient  |m-ii  ,]<■   1rs   soir  entrer  dans   II 

l)cs  ir  quatorzième  wiècle    Vaaalli   Dtnitt  icviich  concluait  un  arrangement 

la  métropolite  pour  qu'ancra  serviteur  du  grand  prince  m  recul  l<'>; 

ordres  (Botoviêfj    htorlia  Kt>*sit.  i    \ni.  p,  36).  La  disette  d'bommes  «i"in 

louflril  ai  longtemps  la  Moacovie  fût  alnal  l'une  dei  causes  de  l'hérédité  des 

t..!,.  M. ,n-  sacerdol 


LE  CLERGÉ  BLANC  :  LA  CASTE  SACERDOTALE.  £61 
une  classe  attachée  à  l'autel,  comme  il  y  en  avait  une 
attachée  à  la  glèbe.  Ceel  et  qui  advint;  les  fils  de  pop  - 
furent  élevée  au  séminaire,  el  les  emplois  ecclésiastique* 
furent  réservés  aux  séminaristes.  La  coutume  ayant  rendu 
le  mariage  des  prêtres  obligatoire,  il  fallait  leur  assures 
des  femmes;  à  leurs  lilles  il  fallait  essorer  un  établisse- 
ment Les  Biles  dé  popes  furen!  destinées  ans  clercs,  el  les 
clercs  aux  lilles  de  popes.  \u\  flllem,  comme  soi  Us  du 
clergé,  il  fallut  une 'autorisation  spéciale  pour  sortir  de  la 
classe  sacerdotale  et  as  marier  sn  dehors  d'elle. 

Ainsi,  par  le  t'ait  même  des  besoins  de  la  société,  le 
clergé  russe,  avec  ses  femmes  al  ses  -'niants,  se  trouva 
constitué  en  véritable  caste.  En  dédommagemenl  ds  cette 
sorte  de  servitude  sacrée,  il  recul  eértams  avantaf 
on  le  compta  au  nombre  des  classes  privilégiées  ,  il  fut 
exempt  du  servie.'  militaire,  exempt  des  impôts  personnels, 
exempt  des  châtiments  corporels,  préeievses  prérogatives, 
si  elles  avaient  toujours  été  res]  si  les  supérieurs 

ecclésiastiques  ou  les  fonctionnaires  laïques  eussent  plus 
souvent  daigné  se  conformer  aux  lois. 

c.eite  constitution  du  elergé  tenait  I  l'étal  de   cfc 

sorti  du  servage,  elle  devait  cesser  avec  l'émancipation.  En 
1864,  trois  ans  après  l'affranchissement  des  serfs,  l'empe- 
reur Alexandre  il  lit  tomber  les  murs  séculaires  de  II 
caste  sacerdotale.  L'ac  ■<  a  du  sanctuaire  fut  ouvert  .1  toutes 
les  classes,  et  toutes  les  carrières  furent  ouvertes  aux  en- 
fants du  clergé.  Cette  émancipation  du  corps  ecclésiastique 
ne  produira  ses  conséquences  que  dans  un  temps  ssseï 
éloigné.  Si  la  loi  permet  au  clergé  de  se  recruter  en  dehors 
de  lui-même,  les  mœurs  le  lui  rendent  encore  difficile. 
Tant  que  les  autres  classes  de  la  nation,  que  le  noble,  le 
marchand,  le  paysan,  seront,  par  leur  éducation  ou  par 
des  liens  civils,  retenus  en  dehors  du  sacerdoce,  le  clergé 
restera  dans  le  peuple  une  classe  à  part. 

1.  Vcuv.  I.  I.  liv.  Y    cliap.  1. 


262  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

La  constitution  lévitique  du  clergé  l'avait  amené  à  des 
habitudes  qui  ne  peuvent  disparaître  en  quelques  années. 
A  la  faveur  de  l'hérédité  du  sacerdoce,  tendait  à  s'établir 
l'hérédité  des  fonctions  et  des  emplois  ecclésiastiques.  Le 
pope  cherchait  naturellement  à  transmettre  sa  paroisse  à 
l'un  de  ses  enfants;  la  cure  du  père  était  l'héritage  du  fils, 
plus  souvent  elle  était  la  dot  de  la  fille.  Les  paroisses  ten- 
daient ainsi  à  devenir  une  sorte  de  fief  privé,  de  propriété 
des  prêtres.  Il  s'en  fallut  de  peu  que  le  clergé  ne  se  fit  re- 
connaître ce  droit  de  succession  :  plusieurs  des  principaux 
prélats  de  la  Russie  en  combattirent  vainement  l'exercice 
au  dix-huitième  siècle.  La  coutume  était  pour  les  prétentions 
du  clergé.  D'ordinaire,  pour  entrer  en  possession  d'une 
cure,  le  candidat  devait  épouser  une  des  filles  de  son  pré- 
décesseur mort  ou  retiré;  le  plus  souvent  l'évêque  ne  le 
nommait  qu'à  celte  condition.  Il  y  avait  pour  cela  deux 
raisons.  En  perdant  son  chef,  la  famille  du  pope  tombait  le 
plus  souvent  à  la  charge  de  l'Église  et  de  l'État,  qui  s'en 
déchargeaient  volontiers  sur  le  nouveau  curé.  Ensuite,  peu 
de  presbytères  appartenaient  à  la  commune  ou  à  l'Eglise; 
il  y  avait  un  champ  affecté  aux  besoins  du  pope,  mais  la 
maison  qu'il  y  construisait  était  son  bien,  elle  faisait  par- 
lie  de  sa  succession;  pour  en  prendre  possession,  le  nou- 
veau venu  devail  se  mettre  d'accord  avec  la  famille  de 
sou  prédécessetnr,  la  dédommager.  L'arrange&ieul  le  plus 
simple  était,  en  entrant  dans  la  maison,  d'entrer  dans  la 
famille.  Le  second  mariage  étant  interdit  aux  femmes 
de  prêtree  comme  au]  prêtres  eux-mêmes,  h  ceux-ei  ne 
poutanl  épouser  qu'une  vierge,  il  n\  n\;iii  point  à  Bouger 

à  une  union  aYSC  la  V*UV6  du  défunt.  C'était  donc   par   un 

mariage  avec  nue  «les  mies  si  mie  pension  à  la  veuve  on 
Mi\  autres  enfants  que  se  réglai!  i«'  plus  souvent  lu  trans- 

i. ,11    des   DUreS.    <>n    évitail    ainsi    les    querelles   et  les 
procès,  <'l,  pour  y  couper  eonrl,  l'autorité  avad  encourue/' 

,,■  genre  de  solution.  Les  séminaristes  n'étant  promus  an 
rdoce  qu'après  leur  m, m  tait  avant  leur  ordi- 


LE  CLERGÉ  BLANC;  LA  CASTE  SACERDOTALE. 

nation  qu'ils  devaient  s'assurer  dune  limier,  ,11  même 
temps  que  d'une  paroisse.  Aussi  le  principal  aoueî  des 
aspirants  à  ls  prêtrise  était-il  de  chercher  une  héritière 
dont    la   main   leur  valût   MM  !.<•   futur  curé  >' -ii- 

quérait  moins  des  charmes  ou  des  vertus  de  m  Saucée  que 
de  l'aménagement  du  presbytère  el  des  revenue  de  la 
paroisse  qu'elle  lui  devail  apporter  su  dot. 

La  coutume  d'arriver  sus  cures  par  un  mai  un 

marché  était  si  générale  qu'il  i  fallu  une  loi  pour  i\''\<  ndn 
d'en  faire  une  obligation.  Ge  n*eel  qu'en  1867  (ju'il  b 
interdit  d'exiger,  pour  la  collation  (Tune  cure,  que  le 

didal   entrai   dans  la   famille  de   gon    pré  r  ou   lui 

gervtt  une  pension.  Cette  loi  était  excellente;  ell  i  ncj 
\;ui  changer  d'un  coup  des  habitudes  séculaires.  Pour  que 
1,1  collation  des  cures  cesse  d'<  bre  compliquée  d*s  Rsin 
marisge  si  de  luceession,  il  faut  mettre  les  i  les 

orphelins  .lu  clergé  à  l'abri  du  besoin,  il  faut  essui 
chaque  pope  une  demeure  para 

L'hérédité  ne  s'était  pas  esulemeni  introduite  dans 
fonctions  de  curé  el  de  prêtre,  elle  était  descendue 
qu'aux  derniers  emploie  de  i  |  La  classe  sacerdotale 

comprenait  non  seulement  les  prêtres  si  les  di  iyant 

reçu  les  ordres,  mais  aussi  les  chantres  au  i  -,i]w- 
les  sacristains,  les  bedeaux,  las  sonneurs1.  Le  cl<  : 
compte  environ  500000  âmes;  sur  ce  nomhre,  en  appa- 
rence considérable,  les  ecelésiasUques  en  fondions, 
prêtres  en   particulier,  sonl   pou   nombreux.   Le  cl 
blanc  est  encore  moins  homogène  que  !••  clergé  noir:  il 

BC  divise  en  deux  ou    broie  groupes,  dOO(  chacun  formait 

une  (dasse  dans   la  daaSS,  un.'  BOrte  d 

îles  autres  par  !«■  genre  d.-  \  ie  ou  l'éducation,  -d,  es  \ 

ne  se  mariant  que  dans  son  propre  BCÙ.   C'est,  d'abord. 

1.  Noos  partons  ici  <i<-  la  rit  Me,  de  i.i  caste,  telle  qa'eili 
jusqat  il-  joua.    Vu   point   de   vae   Se   I  onlinatiun,  l'Église   artl 
reoonaail  trou  degrés  'lui-  la   hiérarchie  :  W  diaeoaat,  la  pr#triee3  Pépî- 

-copat. 


264  J.A   RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

le  prêtre,  vulgairement  appelé  «  pope  »  ';  les  paroisses  ordi- 
naires en  ont  un,  les  plus  importantes  deux.  Il  y  en  avait, 
en  1887,  à  peine  35000,  dont  près  de  1500  portaient  le  titre 
d'archiprêlres.  C'est  ensuite  le  diacre,  qui  assiste  le  prêtre 
dans  les  cérémonies  et  peut  le  supléer  dans  quelques-unes, 
ainsi  dans  les  enterrements;  chez  lui,  la  qualité  la  plus 
prisée  est  une  belle  voix  de  basse.  Comme  le  diacre  n'est 
point  essentiel  à  la  liturgie,  toutes  les  églises  n'en  ont 
pas,  et  les  paroisses  qui  en  possèdent  en  ont  moins  que  de 
prêtres.  On  n'en  compte  guère  que  7000.  Ils  étaient  près 
du  double  il  y  a  vingt-cinq  ans;  cette  diminution  montre 
moins  une  tendance  à  la  simplification  du  culte  qu'à  l'éco- 
nomie des  frais  du  culte.  Enfin  viennent  le  sacristain  et 
le  bedeau,  le  chantre  et  le  sonneur,  les  assistants  du 
"culte  ou  serviteurs  de  l'église  Jserkovno-slôujiteli).  Ce  bas 
clergé  correspond  aux  ordres  mineurs  de  l'Église  latine; 
il  en  exerce  les  anciennes  fonctions.  La  plupart  des 
paroisses  ont  un  ou  deux  de  ces  assistants  ou  acolytes. 
Comme  celui  des  diacres,  le  nombre  en  a  notablement  dimi- 
nué depuis  un  quart  de  siècle;  ils  ne  sont  plus  guère  qu'une 
quarantaine  de  mille.  De  même  qu'en  Occident,  on  tend 
maintenant  à  les  remplacer  par  des  mercenaires  laïques. 
Les  deux  ou  trois  clergés  entre  lesquels  se  partageai l 
la  classe  sacerdotale  étaient  jusqu'à  présent  demeurés 
distincts.  Au  lieu  d'être  les  degrés  successifs  d'une  même 
carrière  tour  à  tour  parcourue  par  le  même  homme,  les 
emplois  inférieurs,  le  diaconat  et  la  prêtrise  restaient  d'or- 
dinaire isolés,  exercés  pour  la  vie  par  des  clercs  spéciaux. 
Le  lecteur  ou  psalmisle  demeurail  psalmiste,  le  diacre  de- 
meurait  diacre,  surtout  quand  il  avait  une  belle  voix,  comme 
le  pope  demeurail  pope.  Grâce  à  l'introduction  de  l'héré- 
dité,  les  générations  étaient  même  souvent  rivées  au  même 
degré  de  la  hiérarchie.  Entre  ces  familles  cléricales  vivant 

L  Ci  m"'  de    i >"i><- 1, ''<|iiiviiiiwiiijii  RncitMtSc,  n  prend  ao  ruiae  plutôt  on 
part.  On  m  i*rl  d'ordinaire  dn  nol  prêtre  tviachtohennik),  qu'on 

•  iiil-l'Hi:  •"Miwni  dans  le  •en--  de     cuit 


LE  CLERGÉ  BLANC;  I  \  <   ISTE  SACERDOTALE.       265 

côte  à  côte  dans  la  même  paroisse,  il  y  avait  peu  d'al- 
liances. Chaque  clause  m  mariait  dans  son  propre  sein  : 
psalmiste,  diacre  ou  pope  épousait  la  tille  d'un  de 
pareils.  Souvent  même  il  ne  suffisait  point,  pour  une  union 
entre  deux  familles  sacerdotales,  qu'elles  tussent  le  même 
titre  hiérarchique,  il  fallait  qu'il  \  eût  entre  «'Iles  une 
certaine  parité  de  situation. 

Pour    lVdueation,    OOtnme    pour  l'itfHHHT,    le    DOpe   dot 
villes  est  d'ordinaire  bien  MHiesSUl   des    popes  des   I  ain- 

pagnes;  aussi  \  i  t  n  peu  d'ailianeee  de  familles  entre  le 

clergé  rural  et  le  clergé  citadin.  L'élite  du  clergé  blau 
formée  des  protopopes  ou  arebiprêtres,  premiers  prêtres 

d'une  paroisse  qui  en  a  plusieurs.  Qoa  protopopos  suiii 
souvent  ehargéi  des  fonctions  de  Mapolentnnys  mot  à  moi. 

«  hommes  du  bon  ordre     ,  sorte  de  doyens  OU.  inspecteurs 

du  clergé  paroissial.  Un   archiprêtre  marié  peut  monter 

au    plU8   haut  emploi  OÙ  puisse  être  appelé   l'évéïjlie.   à   Ull 

siège  dans  le  Saint-Synode.  Entre  ces  sonunitèi  du  clergé 
blanc  et  le  pope  ou  le  diacre  des  campagnes,  il  y  a  un 
intervalle  presque  égal  à  la  distance  qui,  dans  le  clergé 
noir,  sépare  le  moine  revêtu  de  la  dignité  épiscopale  du 
novice  réservé  aux  plus  humbles  services  du  couvent. 


Dans  le  clergé  marié,  comme  dans  le  clergé  célibataire, 
l'intelligence  et  le  travail  M  Sent  point  étrangers  à  cette 
diversité  de  destinées.  Aux  plus  mauvais  jours  de  l'héré- 
dité et  de  la  routine,  le  mérite  avait  encore  sa  part  dans 
la  distribution  des  emplois  occlésiastiqucê.  Pour  la  prêtrise 
et  le  diaconat,  il  y  avait  une  gradation  de  connaissances 
et  d'examens.  On  n'arrivait  au  sacerdoce  qu'en  passant  par 
deux  ou  trois  épreuves  successives;  le  candidat  qui  s'arrê- 
tait à  la  première  était  relégué  dans  le  diaconat;  celui  qui 
n'avait  pu  obtenir  aucun  diplôme  n'avait,  pour  conserver 
les  privilèges  du  clergé  et  n'être  point  pris  comme  soldat, 
d'autre  refuge  qu'une    place   de   chantre    ou    de    sacris- 


266  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tain1.  Les  emplois  ecclésiastiques  se  trouvaient  ainsi  mis 
à  une  sorte  de  concours. 

Les  écoles  du  clergé  sont  partagées  en  trois  catégories  : 
écoles  de  paroisse  et  de  district,  séminaires  et  académies, 
correspondant  à  peu  près  à  nos  trois  degrés  d'instruction  : 
primaire,  secondaire  et  supérieure.  Les  clercs  inférieurs 
sortenf  des  écoles  élémentaires,  le  plus  grand  nombre  des 
popes  des  séminaires  diocésains,  et  l'élite  des  deux  clergés 
des  quatre  académies  qui  tiennent  lieu  de  facultés  de  théo- 
logie. De  ces  académies,  les  trois  plus  anciennes  sont  près 
des  trois  métropolites  de  Pétersbourg,  de  Moscou,  de  Kief  ; 
la  quatrième  est  à  Kazan,  aux  confins  du  monde  musulman. 
A  cette  académie  de  Kazan  on  fait  une  large  part  aux  langues 
orientales;  c'est,  en  quelque  sorte,  la  Propagande  pour  les 
missions  d'Europe  et  d'Asie.  Dans  ces  académies,  l'ensei- 
gnement s'est,  jusque  vers  1840,  donné  en  latin.  Elles 
étaient  autrefois  entièrement  sous  la  direction  des  moines. 
Aujourd'hui  encore,  les  académies  ecclésiastiques  sont 
annexées  aux  grandes  laures  de  Saint-Alexandre-Nevsky, 
de  Troïtsa,  de  Petchersk  ;  mais  elles  occupent  un  local 
dislinct.  A  l'académie,  comme  au  séminaire,  les  moines 
ont  été  généralement  supplantés  par  les  prêtres  séculiers, 
voire  par  les  laïcs,  ces  derniers,  il  est  vrai,  tenant  d'habitude 
au  clergé  par  leur  origine  et  leur  éducation.  Les  trois 
quarts  au  moins  des  élèves  de  ces  haules  écoles  de  théolo- 
gie sont  des  boursiers  diQ  l'État,  des  diocèses  ou  des  cou* 
vents.  La  plupart  se  deslinent  plutôt  à  l'enseignement 
qu'au  sacerdoce.  Les  académies  sont  moins  de  grands 
scmiii;iiiv-  que  des  écoles  normales  pour  les  professeurs 
de  séminaires.  l-<i  professorat)  qui  laisse   rivre  dans  If 

siècle,  esi  carrière  recherchée  des  jeunes  gens  sortis 

il  h  clergé, 

Académies  ou    séminaires,   toutes    les   écoles   ecclésias 
liqucs  sont,  comme  l'Église  eik  môme,  Portement  centrali- 

l    L'exemption  du  ierrice  militaire  n'es)  plus  accordée  aujourd'hui  ■<  c« 

|.    |  |  •_■  l r  -  ■■*<■//, 


UH   CLERGÉ  :  BEfl   ÉCOLES.  267 

sées.  Elles  relèvent  direetemrnt  du  Saint-Synode  et  du 
haut  procureur.  Dam  BOB  Séminaire,  «  I  *  -  m. me  que  daflS 
son  consistoire,  l'autorité  épitsopale  est  sous  la  surveil- 
lance de  l'autorité  svnoii.tlr,  et  !<•  clergé  H>ii8  la  tutell 
L'état.  Naguère  encore,  c'était  le  s.iint->>node  qui,  sur  la 
proposition  d<-  révèqin-,  nommait  ou  confirmait  les  recteurs 
et  professeurs  des  séminaires,  aussi  i»i»'n  que  d.  I  seadé- 
mies.  Pour  relever  la  situation  morale  du  clergé,  on  a, 
sur  la  lin  du  règne  d"Alc\.ui<iiv  il,  appelé  !<•  clergé  local, 
joint  aux  professeurs  des  séminaires,  à  élire  l.n-m.  m. 
recteurs.  En  outra,  c'est  le  clergé,  réuni  as  aeeemblé*  - 
périodiques,  qui  choisit  les  comités:  charj  ureiller 

ses  écoles. 

Recteurs,  professeurs,  61ères,  les  h  clé- 

siastiques  de  tout  ordre  as  recrutent  presque  uniquement 

parmi  les  lils  et  les  MlOS  d«-  prêtres,  CUV  il  \  |  dOS  établis- 
sements pour   lOUN   lille^.  SUSSJ  bien  «pie  pour  leUTS  lil». 

Académies  de  théologie  ou  séminaires  ^mt  moins  faits 
pour  1rs  jeunes  gens  qui  veulent  entrer  dans  le  clergé  que 
pour  les  jeunes  ^r* ' 1 1  —  leSUS  du  fier-.-,  lai  dépit  des  lois  qui 
(ii  ouvrent  l'accès  à  toutes  les  classée,  les  iil>  de  i 
sont  encore  presque  seuls  à  solliciter  d'j   sire  admis. 

Beaucoup,  il  est   Mai,  ne  l'ont  que  traverser  le  lémînairc 

pour  passer  dans  les  carrières  civiles.  Les  séminaires  n'es) 
ont  pas  moins  gardé  un  caractère  de  i  certains 

égards,  ils  sont  la  propriété  et  la  forteresse  de  le  caste. 

Ils  l'entretiennent   dans  son   isolement,   en   donnant   aux 

enfants  du  clergé  une  éducation  à  part,  dans  des  maisons 
pratiquement  fermées  aui   autres  familles,  aussi,  pour 

supprimer  la  «aste,  a-l-on  parfois  proposé  de  supprimer  !<• 
séminaire.  Pour  rapprocher  le  el<  I  mires  classa  -  de 

la  nation,  on  a  conseillé  de  lui  enlev<  les  et  d"« 'lr- 

ver  s«'s  'ils  et  bcs  Biles  avec  les  enfants  des  autres  clas 
Qe  serait  peut  être  le  seul  moyen  d'avoir  un  clergé  vrai- 
ment séculier.  Par  malheur,  l'Église  entend   nourrir  ses 
prêtres  feutres  aliments  que  des  sciences  profanes;  la 


268  LÀ  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

vocation  sacerdotale  exige  un  long  dressage,  difficile  dans 
des  collèges  publics,  au  milieu  déjeunes  gens  voués  à  de 
tout  autres  soucis.  Si  rien  ne  l'oblige  à  conserver  des 
écoles  primaires  spéciales  pour  ses  filles  et  ses  fils,  le 
clergé  ne  saurait  guère  fermer  ses  séminaires  pour  donner 
aux  futurs  prêtres  un  enseignement  tout  laïque. 

Ce  n'est  point  qu'en  Russie  les  séminaires  et  les  écoles 
ecclésiastiques  de  tout  rang  se  distinguent  beaucoup,  par 
les  idées  ou  les  sentiments,  des  établissements  laïques. 
L'esprit  n'en  est  pas  toujours  meilleur.  La  religion  môme 
est  loin  d'y  posséder  toujours  sur  les  âmes  l'ascendant  que 
semblerait  lui  devoir  assurer  l'éducation  cléricale.  De  ces 
maisons  ecclésiastiques  sont,  de  tout  temps,  sortis  nombre 
d'incrédules.  Si  le  fait  n'est  nullement  particulier  à  la 
Russie,  il  n'est  nulle  part  plus  fréquent.  Cette  anomalie 
apparente  s'explique,  en  partie,  par  le  régime  longtemps 
suivi  dans  les  séminaires,  par  les  rigueurs  morales  et 
les  privations  matérielles  infligées  aux  séminaristes. 
En  dépit  des  lois  et  des  privilèges  officiels  du  clergé, 
on  n'y  a  longtemps  connu  d'autre  discipline  que  les 
verges  et  les  châtiments  corporels.  Les  supérieurs,  dit-on, 
n'y  ont  même  pas  toujours  renoncé  aujourd'hui.  Mal 
nourris,  insuffisamment  vêtus,  aigris  par  de  précoces  souf- 
frances, ne  connaissant  guère  de  la  religion  que  de  fasti- 
dieuses pratiques,  les  séminaristes  prenaient  en  aversion  et 
leurs  mailrcs  et  leur  vocation,  et  la  société  et  l'Eglise.  Les 
académies  ecclésiastiques  ne  valaient  pas  beaucoup  mieux; 
les  étudiants  en  théologie  ne  se  faisaient  pas  scrupule  de 
fréquenter  le  traktir  ou  le  kabak.  Jusque  parmi  cette  élite 
de  la  jeunesse  sacerdotale,  la  débauche  et  les  orgies  de 
toute  sorte  n'étaient  pas  rares.  Il  arrivait  à  ces  élèves  en 
théologie  d'être  rapportés  du  cabaret,  ivres  morts;  dans 
leur  argot  de  séminaire,  cela  s'appelait,  naguère  encore,  la 

translation  des  reii.piesa.Ua  tijs  de  prêtre,  mort  à  vingt 

D60f  Ml  de  mitère  el  d'excès,  l'omialovsky,  s'était  fail  un 
nom  en  dépeignant,  dans  ses  Nouvelles,  la  vie  des  «  vieilles 


LE  CLERGÉ  :  LES  SÉMINAIRES.  269 

bourses  »  (ainsi  nonunait-on  dans  le  peuple  les  séminaii 
Pomialovsky  y  avait  lui-môme  été  élevé  comme  boursier. 
A  une  certaine  époque,  ces  maisons  avalent  si  mau\ 
réputation  que,  pour  les  peupler,  la  police  'lait  obligée  de 
recourir  à  une  sorte  de  presse  parmi  les  enfants  du  clergé1. 
Les  professeurs,  mal  payés,  mal  trait.'-*  par  les  lupériewi 

monastiques,  étaient  aussi  misérables  si  entai  mécontents 

que  leurs  élèves.  Comment,  après  cela.  I  «tonner  que  les 
séminaires  russes  aient  longtemps  été  Une  pépinière  de 
radicalisme  ' 

Aujourd'hui  même,  en  dépil  des  réformes  accompli-  -> 
par  le  conte  lolal t  par  M.  PohAdonoaJaetV  l'esprit  des 

séminaires  ortbodoxes  n'est  pas  toujours  b— OOQOf  pllM 

Ligieux  Le  séminariste  libre  penaeur  est  on  kj  pc  qui  n'a  paa 

encore  disparu.  Sous  Alexandre  III.  les  éoolei  du  i 

vont  parfois  montrées  non  moins  indiioiplinéef  que  teag]  m- 
onsea  civils  ou  les  Universitéa.  Les  révoltes  n\  sont  pas 
sans  exemple.  <»n  a  ru,  à  Moscou^  en  1885,  le  métropolite 

contraint  de  recourir  aux  bons  offices  «le  la  police  pool 
dompter  une  rébellion  deson  séminaire.  COBUHO OOflOCtioU , 

les  mutins  furent,  dit-on,  fustigés  jusqu'au  sang,  manu 
militari,  en  présence  du  métropolite,  qui  les  e\<itait  au 
repentir,  après  avoir,  Selon  les  mHUTlinni  Isnflnea,  béni  de 
sa  main  les  verges.  Deux  ou  trois  au-*  plus  tôt.  toujours  aOQS 

Alexandre  m.  les  séminaristes  de  Voronèje,  mécontents 

de  leur  recteur,  s'étaient  approprié,  contre  lui,  les  pffOO 
des   conspirateurs  politique-   contre    le    tsar.   Ils   ai  aient 
tout  simplement  tenté  de    taire  SSUter  leur  supérieur  au 

moyen  de  matières  explosibles  placées  dans  un  calorifère 
donnant  sur  son  cabinet.  El  ce  n'était  pas,  chez  ces  futurs 

ecclésiastiques, une  invention  nouvelle;  deux  ans  supers* 

I.  Mémoire»  de  1>.  RoiUstevoT,  lotottoia  Starùta,  janv.  issu.  Cf. 
a  DouMomyM  mtfchiHektckakh  ■  Romi,  oumgi  uwbjem  du  même  au- 
teur. Cl  Rootisfevof,  professeur  d'académie  ecclésiastique,  êttivU  •■usuite,  tou- 
joan  suiis  le  voile  de  l'anonyme,  un  livre  sur  le  clergé  blane  et  le  clergé  noir. 
Pour  n'être  pu  victime  dM  rancune-  de  Mt  -uperieur-,  il  lui  fallut  de  hautes 
protections. 


270  LA  RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

vant,  en  1879,  ils  avaient,  de  la  même  manière,  essayé  de  se 
débarrasser  de  leur  inspecteur.  Iln'y  a  que  des  séminaristes 
russes  pour  se  permettre  de  pareils  expédients.  Un  peu 
plus  tard,  parmi  les  conspirateurs  qui,  en  mars  1887, 
avaient  fabriqué,  pour  l'empereur  Alexandre  III,  des  bombes 
strychninées,  il  se  rencontrait  un  «  candidat  (bachelier)  en 
théologie  »  de  l'académie  ecclésiastique. 

Jusque  vers  la  fin  du  règne  d'Alexandre  II,  les  élèves 
diplômés  des  séminaires  étaient  admis  à  l'université  au 
même  titre  que  les  élèves  des  collèges  classiques.  Cette 
faculté  leur  a  été  brusquement  retirée,  durant  la  crise  du 
nihilisme.  Est-ce  l'appréhension  de  leurs  tendances  radi- 
cales, est-ce  la  défiance  de  leur  pauvreté  et  des  mauvais 
conseils  de  l'indigence,  qui  a  fait  fermer  aux  séminaristes 
les  portes  du  haut  enseignement?  Etait-ce  uniquement  le 
désir  de  restreindre  le  nombre  des  étudiants  et  d'arrêter  le 
recrutement  des  groupes  révolutionnaires  en  diminuant 
le  prolétariat  lettré?  Était-ce  simplement,  comme  l'affir- 
maient les  rapports  officiels,  l'infériorité  dos  séminaires 
vis-à-vis  des  gymnases  classiques?  Toujours  esl-il  qu'en 
coupant  aux  séminaristes  l'entrée  de  l'université,  en  reje- 
tant sa?  les  académies  de  théologie  les  lits  de  popes  sans 
\m  ation  ecclésiastique,  le  gouvernement  a  renforcé  l'isole- 
ment de  la  caste  sacerdotale.  L'Etal  a  dressé  une  barrière 
de  pins  entre  les  enfants  du  clergé  et  lesclasses  instruites1. 

Si  les  jeunes  gens  issus  du  clergé  continuent  a  être 
élevés  datts  des  écoles  spéciales,  l'enseignement  donné 
dans  ces  écoles  se  rapproche  singulièrement  de  celui  des 
établissements  laïcs.  Lesséminaires  rnssesonl  à  peu  prèsles 
iiièmr  programmes  que  les  gj  mnases,  avec  cette  différence 
(pie,  durant  les  dernières  années,  les  études  théologiques 
..•    nperposenl  aux  études  classiques,  (le  qu'on  appelle  en 

I.  l'.n  iniiii,-.  [m    ,iiiiii:h  btftfl  qui  n'entrent   pas  dans  les  ordres  sont  au- 

JMfd  '""  KKMnk  .'ni  MrviM  militaire,  cou les  autres  jeunes  gens.  Coi 

Ml,  Ut   participent   IIU    avantages   accordés  par  la  loi  russe  aux   élèves  de 

l'aoMignraMnl  tacoadtii*  ei  ropéritar. 


LE  CLERGÉ:  i/f:xsi;iGXKMi:.\T  ECCLÉSIASTIQUE,     271 

France  le  grand  et  le  peiil  séminaire  se  trouvent  ainsi 
réunis.  L'enseignement  des  séminaire-»  ru*^es  n'est  point 
ce  qu'on  se  figure  à  l'étranger.  Bn  pende  pays,  les  cou* 
oaissances  demandées  au  clergé  sont  aussi  i  c'est 

le  slavon  liturgique,  jniis  le  latin,  puis  un  peo  de  - 
<  j  i j t  « i <  1 1 1 < '  le  grec  tienne  peu  de  place  pool  un  rite 

grec.  L'élève  n'est  point  bonté  aux  langues  anciennes  et  aux 
lettres  sacrées  :  une  langue  vivante,  le  français  au  I  ;t  1  !<• 
mand,  a  son  choix*  doit  tulouvrii  i  du  inonde  mo- 

derne  et  les  sources  des  cultes  dissidents.  Les  programmes 
sont  pleins  de  promesses;  les  letta  -  n'\  font  pas  tort  aux 
sciences,  ni  les  études  théoriques  aux  études  pratiques. 
A  la  géométrie,  à  l'algèbre,  à  ls  physique  ite,  pour 

le  futur  ooré,  un  peu  «le  botanique,  d'économie  rurale  «'i 
parfois  même  de  médecine.  Le  tout  esl  couronné  par  l'his- 
toire, la  philosophie,  la  théologie,  «l< >nt  chaque  branche  i 
son  enseignement  spécial.  H  serait  difficile  de  concevoir, 
pour  des  ecclésiastiques,  un  plus  lai  d'ensei- 

gnement. L'inconvénient  est,  comme  dans  tontes  nos 
écoles  modernes,  que  tes  matières  enseignées  se  pressent 
dans  un  temps  trop  limité,  en  sorte  qne  l'ampleur  des  études 
prend  sur  leur  profondeur.  Un  autre  vice  des  séminaires 
orthodoxes  c'était,  tout  récemment  encore,  l'imperfection 
des  méthodes,  la  routine,  l'emploi  «l«'  livres  <»u  d'auteurs 
surannés,  l'absence  d'esprit  critique,  d'esprit  scientifique. 
Fondées  aux  derniers  siècles,  à  l'imitation  de  celles  de 
l'Occident,  les  écoles  ecclésiastiques  russes  ont,  en  61m 
sani  leurs  programmes,  gardé  bien  des  défauts  de  leurs 
modèles.  Ls  Russie  j  ajoutait  les  siens,  la  rareté  et  le  peu 
de  science  des  professeurs,  l'instabilité  du  professoral. 
Aujourd'hui  le  personnel  enseignant  des  séminaires  et 
des  académies  n'est  plus  inférieur  à  sa  tache  ;  il  s'est 
levé  depuis  que  les  prêtres  séculiers  y  ont  supplanté  les 
moines.  Pour  beaucoup  de  ces  derniers,  pour  les  plus  dis- 
tingués surtout,  l'enseignement  était  moins  une  profession 
que  le  premier   échelon    dune   autre  carrière.  On  \ oyait 


272  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

des  jeunes  gens,  après  leur  prise  d'habit,  passer  presque 
subitement  du  banc  de  l'élève  à  la  chaire  du  maître,  puis 
bientôt  quitter  celle-ci  pour  les  hautes  dignités. 

Avec  tous  ses  défauts,  l'instruction  offerte  dans  les 
séminaires  et  les  académies  de  théologie  a  l'avantage 
certains  diraient  l'inconvénient)  d'être  moins  spéciale, 
moins  exclusivement  ecclésiastique  qu'en  d'autres  pays. 
Les  programmes  seraient  remplis  que  le  clergé  russe  serait 
le  plus  instruit  et  le  plus  éclairé  du  monde.  S'il  ne  l'est 
point,  il  n'est  guère  inférieur  à  certains  clergés  de  l'Occi- 
dent; il  est  supérieur  à  la  plupart  des  clergés  d'Orient,  unis 
ou  non  à  Rome.  Les  connaissances  du  plus  grand  nombre 
des  prêtres  les  mettent  encore  au-dessus  du  milieu  où  ils 
virent,  et  si  la  plupart  en  tirent  peu  de  parti,  la  faute  en 
est  moins  à  l'enseignement  du  séminaire  qu'au  poids  dé- 
primant de  la  vie  du  pope.  L'instruction  des  diacres  et  des 
clercs  inférieurs  est  plus  faible;  les  plus  vieux  de  ces  der- 
niers savent  à  peine  lire  le  slavon  et  récitent  leur  office 
par  cœur.  Le  temps  est  loin  cependant  où  le  patriarche 
Nikone  se  faisait  taxer  d'exigence  en  prétendant  que  tous 
les  clercs  sussent  lire  :  encore  aujourd'hui  tous  Les 
sonneurs  ou  sacristains  le  savent-ils  en  Occident? 

L'ignorance  n'est  point  la  principale  plaie  du  clergé  russe, 
c'est  la  pauvreté  ou  plutôt  le  manque  de  moyens  d'exis- 
tence indépendants.  Le  clergé  paroissial  n'est  point  salarié 
ou  m-  l'est  que  d'une  façon  insuffisante.  Un  tiers  seulement 
des  popes  touche  une  allocation  de  l'Klal,  el  ces  pris  ilégiés 
ne  sauraient  x  ivre  «le  ce  que  l'Klal  leur  donne.  Les  provinces 
00  les  culte*,  étrangers  ont  de  ih  »inl>i  «u  \  adhérents  sont 
les  seules  où  1rs  prêtres  orlhodoiCS  reçoivent  un  traite- 
ment sérieux*  Dtai  cet  régions,  la  politique  unit  l'intérêt 
de  l'orthodoxie  à  l'intérêt  national;  elle  empêche  l'État  de 
laisser  le  pope  à  la  eharge  de  son  troupeau.  Alors  même 

le    cuir    lllssr    ||e     recuit    e.l|e|e     plus    de    800     roubles    :    a\ec 

eela,  le  pope.  pêN  de  famille,  se  trouve  encore  BOUVenl  dans 


!.!■:  CLERGÉ  :   LE  BUDGET  DES  COLT]  273 

une  situation  inférieure  à  relie  des  ministres  des  confessions 
rivales,  <|ui  d'ordinaire  sont, eux  aussi,  salariés  par  l'État 
défiances  mômes  du  gouvernement  contre  les  cultes 
hétérodoxes  i'engag^nl  A  en  payer  le  clergé,  pour  le  mieux 
tenir  sous  sa  main.  Il  le  fait,  d'ordinaire,  au  moyen  d'une 
taxe  spéciale  appliquée  aux  membres  de  chaque  confession, 
île  qu'il  n'es!  que  l'intermédiaire  obligé  entre  les .  1  i  il"*'-  - 
rentes  Églises  el  leurs  ministres.  Avec  le* 
il  n'est  pas  besoin  de  tels  moyens;  l'Étal  le  tient  bous 
tutelle  par  assez  d'autres  liens. 

Gel  exemple  montre  l'erreur  «le  ceux  qui  font  consister 
la  séparation  «le  l'Eglise  el  de  l'État  dans  la  suppression 

du  budget   de8  cultes.  Cesl    là   nue   n  <|iii   ne 

peill    elle    acceptée  ipie   par  l'jg  lloiaiice.  l'en   d'ÉglisCS  mit 

nissi  étroitement  unies  à  l'Étal  que  i  i  russe,  et, 

jusqu'à  nue  époque  toute  récente,  il  n'\  avait  pas  en  Rus- 
Bie  <ie  budget  des  cultes.  Aucun  clergé  n'a  été  plu»  dé- 
pendant du  gouvernement,  et,  aujourd'hui  encore,  la  plus 
grande  partie  de  ce  clergé  ne  reçoit  rien  du  Trésor. 

(liiez,  un  peuple  riehe,  mi  l'initiative  individuelle  I 
mûrie  par  les  libertés  publiques,  là  Burtoul  où  la  nation 
est  partagée  entre  diverses  confessions  et  le  sentiment  reli- 
gieux simmlé  par  la  rivalité  des  différents  cultes,  le  cl 
peni  trouver  plus  de  liberté,  plus  de  dignité,  à  n'avoir 
d'autre  soutien  que  la  piété  de  ses  Qdèles.  Il  en  est  autre- 
ment dans  mi  pays  pauvre,  habitué  à  se  reposer  de  tout 
but  l'État,  Le  clergé,  dont  l'entretien  est  abandonné  au  cèle 
privé,  y  perd  en  considération  et  eu  indépendance,  souvent 
même  en  moralité.  ESn  ("-tant  à  la  charge  de  ses  paroissiens, 

le  prêtre  tombe  à  leur  merci.  Cesl  ce  qui  se  «voit  en  Ku- 
au  moins  dan»  les  campagnes.  A-l-il  affaire  aux  anciens 
serf»,  le  pope  a  peine  à  leur  arracher  la  nourriture  di 
enfants.  Compte-t-tl  sur  sa  paroisse  quelque  riche  famille, 
il  n'en  est  d'ordinaire  qu'une,  celle  de  l'ancien  Beigneur, 
en  sorte  que  la  générosité  est  >ans  émulation,  et  que  la  re- 
connais8ance,  n'ayant  point  à  se  partager,  se  change  en 

ni.  •  18 


274  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

dépendance  et  en  servilité.  Au  temps  du  servage,  le  pope 
vivait  surtout  des  bienfaits  du  seigneur  local  :  à  force 
d'être  son  obligé,  il  devenait  son  homme,  sa  créature;  il 
était  comme  l'aumônier  ou  le  chapelain  du  propriétaire. 
Cet  état  de  choses  n'a  pu  disparaître  en  un  jour  avec 
l'émancipation. 

Alors  que  d'autres  pays  en  discutent  la  suppression,  la 
Russie  incline  au  salariat  des  cultes.  Chez  un  peuple,  en 
effet,  où  l'Église  est  liée  à  l'État,  le  salariat  du  clergé  offre 
à  tous  deux  plus  d'avantages  que  d'inconvénients.  Pour  que 
le  prêtre  ait  profit  à  se  passer  des  subventions  du  gouver- 
nement, il  faut  qu'il  soit  libre  de  sa  tutelle.  Dépendre  à  la 
fois  de  l'État  par  l'administration  ecclésiastique  et  des 
fidèles  par  les  besoins  pécuniaires,  c'est,  pour  un  clergé, 
une  trop  lourde  servitude.  Pour  qu'il  n'en  soit  pas  écrasé. 
il  faut  que  l'une  de  ces  deux  dépendances  l'affranchisse  de 
l'autre.  Dans  un  pays  encore  pauvre,  comme  la  Russie, 
subventionner  le  prêtre  serait  le  meilleur  moyen  de  le  rele- 
ver aux  yeux  du  peuple.  L'obstacle  est  dans  les  finances. 
Chacune  des  réformes  de  l'empire  vient,  temporairement 
au  moins,  peser  sur  son  budget;  cette  considération  ne 
permet  pas  L'application  immédiate  de  toutes  les  réformes 
projetées.  Le  chapitre  du  culte  orthodoxe  est  déjà  un  de  ceux 
qui  ont  le  plus  grossi,  dans  un  budget  dont  tous  les  cha- 
pitres se  sont  singulièrement  enflés.  L'allocation  du  Saint- 
Synode  a  plus  que  décuplé  depuis  une  cinquantaine  d'an- 
nées :  ru  1833  elle  n'a t tri^rnail  pas  1  million  de  roubles; 
en  1887  elle  montai!  à  près  de  il  millions.  Il  est  vrai  que 
le  clergé  urbain  ou  rural  ne  louchail  guère  que  la  moitié 

deces  11  millions1.  Sur  près  de  :{.r>000  paroisses,  18  000  en- 

i.  Voici,  d'après  le  budget  de  1887,  comment  se  réparlissaienl  les  sommes 

allouéei  au  Saint  8j le  el  an  culte  orthodoxe  ; 

Roubles. 

administration  centrale 246  789 

Chapitres  dei  cathédrales,  consistoires,  archevêchés  et 

i  réehéa.   .. 1  YM  ■■ 

.1  reporter l  684  '^«'2 


LE  CLERGÉ  :   LE  BUDGET  DES  CULT1     .  275 

riron  avaient  Beules  pari  aux  libéralités  de  l'État.  L'admi- 
nistration bureaucratique  de  l'Eglise  es(  naturellement  dis- 
pendieuse. Les  chancelleries  el  leur  personnel  de  commis 
absorbent  une  notable  part  d<  lésiastiques. 

Heureusement  pour  l'Église,  la  piété  privée  esl  plus 
généreuse  «mincis  elle  que  te  Trésor  Le  budget  que  lui 
octroie  l'Étal  esl  au  moins  doublé  par  les  libres  dons 
particuliers.  Le  clergé  recueille,  des  quêtes*  des  troncs  des 
('•-lises,  des  offrandes  de  toute  espèce,  une  doujuinede  mil- 
lions <lf  rouiller.  En  outre,  le  Saint-SynooV  des 
capitaux,  une  sorte  de  fonds  de  réserve  amassé  peu  à  peu 
ei  montant  à  une  trentaine  de  millions  de  roubles  dont 
le  revenu  B'ajoute  au  budgel  du  culte  orthodoxe. 

En  Russie  de  môme  qu'en  France,  le  budgel  du  culte 
dominant  pourrai!  être  regardé  comme  uue  dette  nationale. 
Là  aussi,  la  subvention  accordée  à  i  Église  n'est  qu'une 
mince  indemnité  des  biens  qui  lui  oui  été  enlevés.  Dans 
l'ancienne  Moscou  te,  l'Église  possédai!  d'énormes  propriétés 
territoriales.  La  lerre  el  les  paysans  élaienl  la  monnaie  du 
pays;  les  princes  et  les  boyare,  pauvres  de  numéraire, 
payaient  en  terre  les  prières  du  cl»  il  ainsi  que 

l'Église  était  devenue  le  plus  grand  propriétaire  de  la 
Russie.  Ses  Ineus,  déjà  limiiés  par  les  vieux  tsars,  l'Église 
les  a,  pour  la  plupart,  perdus  au  dix-huitième  siècle.  La 
sécularisation,  effectuée  en  1764,  atteignit  le  clergé  blanc 
en  même  temps  que  les  couvents.  En  B'emparanl  des  biens 


Monastères . .  »7J 

Clergé  des  \ill>"<  si  dea  campagnes r.  wi  0S3 

Subvention  aux  etabliaaements  J  instruction  du  cierge.  1  748 

Établissements  orthodoxes  à  l'étranger ISS  133 

Travaux  de  construction .il 

Dépenses  divers*                            301 

létal 10  968  Û5 

Ajoutons,  comme  point  de  comparaieaa,  que  la  service  des  cultes  être 
était  inscrit  au  même  budgel  de  IS81    chapitre  du  ministère  de  l'intérieur 
pour  la  somme  de  1 758000  roubles. 


276  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ecclésiastiques,  Catherine  II,  comme  une  trentaine  d'an- 
nées plus  tard  notre  Assemblée  constituante,  prétendait 
n'y  porter  la  main  qu'alin  d'en  faire  un  meilleur  usage 
■o  pour  la  gloire  de  Dieu  et  le  bien  du  pays  ».  Plus  heureuse 
ou  plus  habile  que  la  Révolution  française,  la  tsarine  eut 
l'art  de  faire  ratifier  par  le  clergé  la  dépossession  de 
l'Église.  Un  seul  prélat,  Arsène  Matséiévitch,  archevêque 
de  Roslof,  protesta  au  nom  des  canons  de  l'Église.  Ce  petit 
Nikone  fut  dépouillé  de  l'épiscopat.  Comme  plus  d'un  des 
récalcitrants  aux  volontés  autocratiques,  il  fut  déclaré  fou 
ou  radoteur  [vrai),  et,  à  ce  litre,  enfermé  pour  la  vie  dans 
une  prison  de  Revel.  Il  y  mourut  après  vingt  ans  de  capti- 
vité, et  sa  mort  fut  tenue  secrète,  de  peur  que  les  dévols 
n'eussent  l'idée  de  l'honorer  comme  confesseur  de  la  foi. 
Le  clergé  séculier,  de  même  que  les  couvents,  a  conservé 
ou  recouvré  une  partie  de  ses  terres.  Dans  chaque  paroisse, 
le  pope  a  d'ordinaire  la  jouissance  d'un  champ;  la  plupart 
des  communes  feui  attribuent  une  trentaine  de  désialines1. 
Les  prêtres  qui  reçoivent  un  traitement  du  Trésor  sont 
parfois  les  mieux  dotés  de  terres.  C'est  que,  dans  les 
provinces  de  religion  mixte,  là  où  il  est  en  concurrence 
avec  le  curé  catholique,  le  pasteur  protestant  ou  le  mollah 
musulman,  le  pope  es!  soutenu  par  l'État  comme  un  agent 
(h;  russification.   D'ètprès  h's  statistiques  du   zenistvo  de 

Podolie, les  I3.r)0  paroisses  orthodoxes  decé  seul  diocèse  se 

partageaient  80000  désialines  de  champs  labourés,  rap- 
portant environ  gou  ooo  roubles,  et  à  ces  champs  venaient 
B'ajouterdes  potagers,  des  prairies,  quelques  bois. 

Les  diocèses  de  la  Russie  centrale  sont,  souvent  moins 
favorisés.  Dans  un  village  du  gouvernemenl  deYoronège 

011  j'ai  Séjourné,  à  Konrlak  ",  sur  le  Itiluk,  l'église  possédail 

douze  désiatines;   la   moitié,  c'ést-a-dire  six  désialines, 

1.  On  m  rappelle  que  It  deeialine  vaul  on  hectare  neuf  axes. 

m  relativement  pauvre  de  terrée,  lea  payeâne  n'ayant  reçu, 
;    1  '•■iii.iii.  tpalion,  que     le  quart  de  loi  gratuits.  Voyex  t.  i,li\.  \n, 

eh.  m.  p.  148  ('2  ftdil 


J.K  CLERGÉ  :   SES  R]  277 

revenait  au  prêtre;  le  quart,  autrement  dit  trois  désiatines, 
revenail  an  diacre;  le  reste,  Boit  une  désiatine  <•!  de- 
mie par  tête,  formail  le  loi  du  ebantre  et  du  sacristain. 
Comme  point  de  comparaison,  il  est  bon  de  dire  que,  dans 
toute  celte  région,  la  pari  de  terre  attribuée  à  chaque 
paysan  par  le  statut  d'émancipation  dépassait  l<  s 
désiatines  du  pope.  Quant  au  pamechtchik,  à  l'ancien 
Beigneur  qui  me  donnail  l'hospitalité,  son  domaine  n'avait 
pas  moins  de  40000  hectares;  il  lui  fallait  des  relais  pour 
aller  d'une  extrémité  à  l'antre  de  ses  champs. 

Prêtres  et  diacres  oni  beau  jouir  de  tant  et  tant  ded^  - 
tincs,  ce  leur  est  souvent  une  mince  ressource  dans 
pays  peu  peuplé,  ofi  parfois  la  terre  n'a  de  râleur  qu'au 
tant  qu'on  la  peut  cultiver  soi-même.  Les  paysans  prêtent 
d'ordinaire  au  pope  un  travail  gratuit,  mais  insuffisant. 
Souvent  le  prêtre  esl  réduit  à  mettre  lui-même  la  main  à 
l'ouvrage.  \  Kourlak,  par  exemple,  le  pope  cultivait  la 
moitié  de  ses  six  désiatines  et  louait  l'antre.  La  princi- 
pale ressource  du  clergé  n'est  pas  là.  elle  est  dans  les 
cérémonies  religieuses,  dans  le  casuel.  Il  j  1  dans  chaque 
paroisse  deux,  trois,  quatre   familles,  suivent  vingt  on 
vingt-cinq  personnes,  à  vivre  de  l'autel.  Toutes  monde 

pourrait  encore   trouver  là  un   revenu  Suffisant,  Si  le  pro- 
duit de  chaque  église  était  abandonné  à  son  clergé,  Or  il 
n'en  esl  point  ainsi  :  certaines  aumônes,  certain 
ecclésiastiques  sont  réservées  aux  caisses  du  diocèse  ou 
du  synode. 
Dans  les  églises  orthodoxes,  chez  le^  Grecs  comme  chez 

les  Russes,  nue  des  branches  de  revenus  Icn  plus  régu- 
lières est  la  vente  des  cierges:  cette  rente  se  peut  comparer 
à  la  location  des  lianes  on  pmoê  en  Angleterre  et  des 
chaise  en  France.  Les  orthodoxes,  qui 'ne  al  point 

pendant  les  offices  <d  prient  d'ordinaire  debout,  n'entrent 
guère  dans  leurs  temples  sans  achètera  la  porte  un  petit 
cierge  qu'ils  laissent  à  l'église  ou  qu'ils  brûlent  devant 
une  image.  Les  dévots  en  allument  à  la  fois  devant  plu- 


278  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sieurs  saints.  La  pôle  lueur  des  cierges  remplace  devant 
les  icônes  la  prière  qu'elle  symbolise.  L'Église  tient  a.  la 
pureté  de  la  cire,  dont  l'odeur  ambrée  doit  se  mêler  au 
parfum  de  l'encens;  on  veut  qu'elle  soit  fabriquée  par  les 
ouvrières  ailées  auxquelles  le  Seigneur  en  a  confié  le 
soin.  Dans  cette  Russie  où  le  peuple  boit  encore  de  l'hydro- 
mel, et  où  tant  de  terres  n'ont  jamais  porté  que  des  fleurs 
sauvages,  les  ruchers  sont  nombreux.  En  certaines  ré- 
gions, vers  l'extrême  nord,  vers  l'Oural  ou  le  Caucase,  on 
se  contente  souvent  de  recueillir  les  rayons  des  essaims 
en  liberté.  Sauvages  ou  domestiques,  les  innombrables 
abeilles  de  l'immense  empire  travaillent  avant  tout  pour  le 
Christ  et  pour  ses  saints.  Des  cinquante  millions  de  kilo- 
grammes de  cire  qu'elle  récolle  annuellement,  la  Russie 
consomme  la  plus-grande  partie  dans  ses  églises.  Autrefois 
la  confection  des  cierges  était  abandonnée  à  l'industrie 
privée.  Aujourd'hui  l'Église,  en  bonne  ménagère,  s'en 
ebarge  souvent  elle-même.  Nombre  d'évêques  ont  leur 
fabrique  diocésaine  ;  plus  d'un  couvent  a  également  la 
sienne.  De  cette  façon,  tout  le  produit  de  cette  pieuse  in- 
dustrie revient  à  Dieu  et  à  ses  ministres.  Je  ne  sais  exac- 
tement combien  de  millions  rapportent  au  clergé  la  vente 
cl  la  fabrication  des  cierges.  Toujours  est-il  (pie  c'est  un 
de    M's  principaux  re\enus.   Aussi   l'uni1  des  questions  les 

plus  agitées,  dans  le  monde  de  l'Église,  tt-t-elle  été  celle  de 

la  répartition  du  produit  de  celle  vente.  Le  plus  ncl  de  ce 
saint  trafic  va    encore,  croyons-nous,   au   Saint-Synode  et 

,iu\  écoles  ecclésiastiques. 
A  l'inverse  du  prêtre  catholique,  le  pope  ne  peut  guère 

compter  parmi  ses  ressources  les  honoraires  de  ses  messes. 

On  dit  bien  la  messe  pOUT  les  morts,  surtout  aux  anniver- 

seires  funèbres,  mais  l'usage  n'est  point  d'en  multiplier  la 

répétition.  LeS  dispenses  de  jeûne  et  de  carême  lie  sont 
non  plus  d'aucun  secours  pécuniaire  pour  le  diocèse  ou  les 

paroi  L'orthodoxie  orientale,  pour  ses  quatre  carêmes, 
qc  donne  pas  de  dispenses,  chacun  les  observe  suivant  sa 


LE  CLERGÉ  :   LB  CASUEL. 

conscience;  au  jeûne  elle  ne  substitue  point  l'aumône. 
L'Église  gréco-russe  a  'lu  chercher  d'autres  boui  ces  de  rev<  - 
uns.  Obligée  de  faire  vivre  de  l'autel  un  cl  urvu  «l<- 

famille,  on  comprend  qu'elle  en  soit  arrii  ée  à  faire  argenl 
de  tout,  el  qu'aucune  d<  rémonii  s,  aucun  de   set 

sacrements  ne  soit  gratuit.  Le  lecteur  sait  déjà  que  toul  se 

paye,  l'absolution  des   péchés  comme  le  bapt! i    le 

mariage*.  Les  inconvénients  d'une  pareille  pratique,  pour 
la  dignité  du  cl<  chappenl  pas  aui  autorités  ecclé- 

siastiques. Elles  vomiraient  en  affranchir  au  moins  les 
deus  sacrementsdemeurésenlièrementgratuilsdans  l'Église 
latine,  la  confession  el  la  communion.  En  iss7  le  Saint- 
Synode  a  résolu  d'interdire  aui  pénitents  de  remettre  «!«■ 
l'argent  dans  la  main  du  prêtre,  ou  d<-  lui  en  laisser  aur  une 
table  après  laconfession.  Il  a,  de  même,  décidé  de  supprimer 
l'usage!  pour  nous  assez  bizarre,  de  déposer  une  offrande 

sur  un  plat  en  buvant  du  \in  chaud  après  la  communion. 

Pour  remplacer  celte  branche  de  revenus,  le  Saint-Synode 
a  ordonné  de  placer  dans  les  églises  des  troncs  spécialemenl 
destinés  à  recueillir  tes  dons  des  fidèles  qui  viennent  faire 
leurs  dévotions.  Cette  mesure  a  .'-té  appliqué*    •  M<  scou, 

dès  1887,   durant  la   semaine   sainte.    Comme  il   fa  lia  j  ! 
attendri',  la  recette  a  été  en  notable  déficit  sur   1rs  an i 

précédentes,  il  s'est  rencontré  des  orthodoxes  qui  ont  jeté 

dans  1rs  tronCS  des  boutons  et  des  chiffons  de   papier,  au 

lieu  de  pièces  d'argent  ou  de  billets  de  banque,  si  le  nou- 
veau Bystème  est  plus  conforme  à  la  dignité  du  prêtre,  il 

est  assurément  moins  favorable  à  SOS  intérêts.  Aussi  .-<t-il 
douteux  qu'il  puisse  être  maintenu  ou  étendu  à  toutes  les 
paroisses.  A  plus  forte  raison  ne  saurait-on  supprimer  ta 
rétribution  perçue  par  le  prêtre  pour  les  autres  sacre- 
ments. 

Si  le  Russe  du   peuple  recourt  suivent  aux  services  du 
pope,  il  les  rémunère  chichement  :  pour  les  principales 

1.  Yo\ez  plus  liant.  mèiue  livre,  cliap.   v.  p.  160. 


280  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

cérémonies,  à  peine  donne-l-il  un  ou  deux  roubles  ;  poul- 
ies plus  petites  et  les  plus  fréquentes,  quelques  kopeks 
(centimes  du  rouble).  La  multiplicité  de  ces  redevances 
peut  seule  dédommager  le  clergé  de  leur  modicité;  aussi 
n'en  néglige-t-il  aucune.  11  tend  à  se  transformer  en  agent 
financier,  en  collecteur  de  taxes.  Tout  se  paye,  et  rien 
n'a  de  tarif;  depuis  Pierre  le  Grand,  on  a  plusieurs  fois 
songé  à  tarifer  le  casuel  ;  les  préventions  du  peuple  s'y 
sont  opposées.  La  misère  besogneuse  du  pope  doit  le 
disputer  à  l'avare  pauvreté  du  moujik.  Pour  une  céré- 
monie, pour  un  mariage  ou  un  enterrement,  on  négocie, 
on  marchande  parfois,  comme  on  ne  marchande  plus  qu'en 
Russie.  On  a  vu  des  fiancés  venir  à  l'église  et  s'en  retour- 
ner, sans  être  mariés,  pour  n'avoir  pu  se  mettre  d'accord 
sur  le  prix  avec  le  curé.  On  a  vu  des  paysans  enterrer 
clandestinement  leurs  morts  pour  échapper  aux  exigences 
du  prêtre. 

De  là  toutes  sortes  d'anecdotes,  de  contes,  de  légendes. 
Une  fois  c'est  un  pope  qui,  pour  se  venger  de  la  ladrerie 
du  père,  donne  à  l'enfant  qu'il  baptise  un  nom  ridicule. 
Une  autre  fois,  c'esl  un  paysan  qui  demande  à  son  curé 
L'autorisation  de  se  marier  dans  une  autre  paroisse,  a  C'esl 
fort  bien,  répond  le  ministre  de  Dieu;  mais  as-tu  calculé 
ce  que  me  coûte  ton  départ?  D'abord  je  t'aurais  marié:  soit 
tant  de  roubles.  Puis  lu  auras  des  enfants,  mêlions  sepl  : 

cela  me  ferait  sepl  baptêmes,  Puis,  plusieurs  de  les  enfants 

viendront  à  mourir;  niellons  trois  :  cela  me  ferai!  trois 
enterrements.  Puis  tu  amas  des  lits  OU  des  tilles  à  marier: 

niellons  quatre:  cela  me  ferai!  quatre  mariages.  -  Mais. 
batUntchka,  réplique  !<■  paj  Ban,  lu  es  déjà  viem  :  tu  pourrais 
mourir  avant  toul  cela.  —  C'esl  vrai,  mon  ami,  riposte 
le  pope,  nous  sommes  ions  mortels,  aussi  .i<v  ne  te  deman- 
derai que  dis  rouble! 

La  rapacité  du  clergé  b  fourni  la  matière  de  plusieurs 
contes  populaires.  Ces  ekoski  montrent  quelle  opinion 
l'impitoyable  lovée  du  casuel  b  donnée  du  pope  au  moujik. 


LE  CLERGÉ  :  LE  CASUEL.  281 

Pour  juger  des  sentiments  d'un  peuple  à  regard  de 
pivircs,  on  ne  saurait,  il  est  vrai,  s'en  fier  è  s<  -  confc  s  on 
à  ses  proverbes.  Monastique  ou  séculier,  le  clergé  a  par- 
tout été  en  butte  lui  traits  de  la  satire  populaire.  Ce  qui 
dislingue  la  raillerie  rai  son  &preié.  En  voici  uji 

exemple  d'après  un  conte  recueilli  par  aianasief.  i  a  pope, 
c'est  là  chose  commune,  a  refusé  de  célébrer  les  funérailles 
d'une  femme  pauvre.  Le  mari,  en  creusant  lui-même  la 
tombe,  décom  re  un  trésor;  il  port.'  une  pièce  d'or  au  pn 
Aussitôt  les  prières  sonl  dites;  le  pasteur,  tout  chai 
assiste  au  repas  mortuaire;  il  5  mange  el  boit  commet] 
personnes.  La  richesse  du  festin  sen  i  par  le  pauvre  homme 
étonne  le  curé,  ii  l'interroge,  il  l'adjure  de  confei 
péché,      \--iii  tué  quelque  marchand  f  lui  dit-il.  —  J'ai 
découvert  un  Irésor    ,  répond  le  moujik.  Le  pope  décide 
de  s'emparer  de   la  trouvaille  de  <*,,u   paroissien  en  lui 
faisan!  peur.  D'accord  avec  se  popesse,  il  imagine  d< 
déguiser  en  diable.  Pour  cela,  il  s'affuble  «le  la  peau  d'une 
chèvre,  Le  stratagème  réussit,  le  moujik  livre  ><>n  trét 
mais,  on  le  rapportant,  l«i  pope  B'apercoil  que  la  peau  de 
chèvre  s'esl  attachée  à  ms  membres*.  Cette  nais.-  légende 
pourrait  servir  d'allégorie.  Comme  la  peau  de  chèvre,  i<- 
renom  de  cupidité  s'est  attaché  au  prêtre;  il  s'est  collé  i 
Iront,  il  le  défigure,  il  t'ait  prendre  le  ministre  de  Dieu  pour 
un  suppôt  du  diable.  «  4 voir  des  veux  de  pope     est  une 
expression  proverbiale  pour  désigner  des  regards  avides. 
Les  évoques  cherchent  à  modérer  la  cupidité  <i«-  leurs 
prêtres;  ils  savent  .m  besoin  leur  donner  d'édifiantes  leçons. 
Voici  à  tel  égard  un  trait  que  j'ai  tout  lieu  de  croi 
Une  pauvre  femme  «'lait  vomie  trouver  Mgr  Dmitri,  alors 
archevêque   de  Toula,   le   suppliant  «le    lui   avancer   deux 

roubles.  Le  prélat,  dont  la  charité  était  légendaire,  ne  put 

les  trouver   BUT  lui.  o   (lue  \oulez-vous  taire  de  ces  deux 


1.  Alannsit't':  Xarodnijia  RoHsskiia  Skazki.  VII'  partie,  n°  'i.").  —  Kalston  : 
Russian  folk-tales.  ch.  i. 


282  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

roubles  ?  demanda -t-il  à  la  femme.  —  Mon  mari  est  mort, 
répondit-elle,  je  voudrais  faire  dire  pour  lui  les  prières  de 
l'Eglise,  et  le  prêtre  exige  deux  roubles  pour  l'enterre- 
ment. —  Je  ne  puis  vous  les  prêter  aujourd'hui,  répli- 
qua MgrDmitri  ;  mais  je  présiderai  moi-même  demain  aux 
funérailles  de  votre  défunt.  »  Et  il  tint  parole,  à  la  conster- 
nation du  pope  ainsi  mis  en  cause.  Le  service  funèbre 
terminé,  l'évêque,  au  lieu  d'adresser  un  reproche  au 
prêtre,  lui  tendit  un  billet  de  deux  roubles,  en  disant  : 
«  Prenez,  vous  n'êtes  pas  comme  moi. "Vous  n'avez  pas  d'ap- 
pointements, vous  n'avez  que  votre  casucl  pour  vivre.  » 
Cela,  en  effet,  est  d'ordinaire  exact  et  explique  l'apparente 
rapacité  des  malheureux  popes. 

Le  premier  souci  d'un  prêtre,  en  prenant  possession  d'une 
paroisse,  est  de  s'enquérir  de  la  valeur  du  casuel.  Il  y  a 
quelques  années,  un  jeune  pope  du  diocèse  de  Volhynie 
avait  été  nommé  à  une  cure  du  district  de  Rovno.  Ayant 
appris  que  c'était  une  paroisse  pauvre,  il  écrivit  à  l'arche- 
vêché pour  en  solliciter  une  plus  lucrative.  L'archevêque, 
Mgr  Palladius,  fit  droit  à  la  demande  du  jeune  ecclésias- 
tique, mais  en  même  temps  il  écrivit  en  marge  de  la 
requête  :  «  Le  pétitionnaire  sollicite  une  paroisse  de  rap- 
port. Pour  l'obtenir  il  faut  travailler  et  s'en  montrer  digue. 
Les  préoccupations  matérielles  cadrent  mal  avec  la  mission 
ecclésiastique.  Le  pétitionnaire  ferait  peut-être  bien  de 
chercher  sou  avantage  en  dehors  du  sacerdoce,  qui  ne  paraît 

pas  être  sa  vocation1.  »  Je  doute  que  le  prêtre  en  question 
ail  suivi  le  conseil  épiscopal.  Pour  la  plupart  des  popes, 
la  prêtrise  n'es!  qu'une  carrière  qu'ils  ne  se  fonl  pas  scru- 
pule d'exploiter  de  leur  mieux.  Quelques-uns  necraignenl 
même  point,  pour  en  augmenter  les  profits,  de  violer  les 
lois  de  l'Étal  ou  les  canons  de  l'Église,  c'est  ainsi  qu'il  s'en 
rencontre  pour  bénir  des  mariages  secrets  et  calmer, 

i.  i„i  note  <!<•  l'archevêque,  publiée  par  !<•  roiisisioiiv  pour  la  gouverna 
•  i ti  clergé  diocésain,  fui  reproduite  par  lei  journauXi  notamment  pai  ta 
Kinlianin»  {od.  1886). 


LE  CLERGÉ  :   SES  EXIGENCES  PÉCUNIAIR]  283 

moyennant  finance,  la  conscience  des  couples  qui  ne 
peuvent  s'unir  légalement*.  Dans  tes  contrées  écartées,  en 
Sibérie  spécialement,  certains  popes,  non  contentsde  rouler 
leurs  prosélytes  indi  se  livrent  à  toutes  sortes  de 

commerce*. 

Les  exigences  pécuniaires  du  clergé  sont  si  connues  que, 
en  mainte  contrée,  elles  constituent  un  obstacle  au  pro§ 
de  l'orthodoxie.     La  foi  russe  est  trop  chère   .  répondent 
au\  convertisseurs  certains  indigènes  de  Sibérie.    Le  | 
est  trop  avide,  disent  de  leur  côté  les  radeolni 
h  ici  ils  sont  trop  dispendieux.  >  Cette  considération  toute  ma 
térielle  n'a  pas  été  étrangère  au  Bâc6  -  de  quelques-unea 
sectes  les  plus  récentes,  les  Stundistes,  par  exemple.  Plus 
d'un  moujik  en  est  renu  à  se  persuader  de  t'inutilib 
sacrements,  à  la  suite  d'une  dispute  avec  le  prêtre  sur  le 
prix  d'une  cérémonie.  L'un  des  sectaires  les  plus  en  \u<-  de 
.•clic  tin  de  Biècle.  Soutaïef,  c'avait  pas  débuté  autrement. 

De  telles  habitudes  ont  l'ait  accu  rthodoxe  de 

simonie.  Le  reproche  serait  plus  juste  en  Turquie,  où  les 

hautes  dignités  ecclésiastiques  s'achètent  «le  la  Porte  ou  des 
paehas:  le  clergé  esl  obligé  de  rançonner  les  Qdèles  pour 
payer  ses  maîtres  musulmans.  En  Russie,  dn  moins,  le  trou- 
peau n'est  tondu  que  pour  l'entretien  dn  pasteur.  !.<■  el<  ; 
qui  \it  des  offrandes  de  ses  paroissiens,  ne  leur  peut  faire 
remise  des  redevances  qui  sont  le  pain  de  ses  enfants. 
Il  ne  reconnaît  point  aui  indifférents  ou  aux  dissidents 
la  liberté  de  se  soustraire  aux  taxes  de  PI  srail 

frustrer  ses  ministres  ou  accroître  les  charges  des  parois- 
siens Qdèles.  Pour  ne  pas  profiter  des  cérémonies  ortho- 
doxes, le raakotnik  est  souvent  tenu  d'en  payer  au  pi 
la  rançon.  De  là  des  compromis  pécuniaires  entre  les  curés 
et  les  Bectaires.  Le  clergé  levait  les  droits  qui  lui  revenaient, 

sans  tenir  compte  des  opinions  de  Ceux  qui  les  lui  devaient. 

1.  Voyei  Letkof  :  SMotctti  arkhiéreithot  jinû. 

•j.  Le  voyageur  Maksimof  cita  ■  !•■  oombreoi  oxempl  rétrea  m;ir- 

chands. 


284  LA  RUSSIE  ET   LES   ROSSES. 

comme  ailleurs  il  a  longtemps  perçu  la  dîme,  comme,  en 
d'autres  pays,  l'Étal  fait  contribuer  au  budget  des  cultes 
leurs  adversaires  aussi  bien  que  leurs  partisans.  La  modi- 
cité de  ses  ressources  défend  au  pope  d'en  rien  abandonner. 
11  a  sa  femme  et  ses  enfants  qui  le  poussent  à  ne  rien 
omettre  de  ses  droits;  il  a  ses  confrères  du  clergé,  le  diacre 
et  les  clercs  inférieurs,  qui,  vivant  sur  les  mêmes  gratifi- 
cations, se  trouveraient  victimes  de  son  désintéressement. 
Pour  éviter  les  querelles,  il  a  fallu  soumettre  la  répartition 
du  casuel  à  des  règles  officielles.  Le  prêtre  a  trois  fois,  le 
diacre  deux  fois  plus  que  le  chantre. 

Pour  les  mieux  partagés,  ces  redevances  seraient  insuf- 
fisantes, si,  en  dehors  des  sacrements  et  des  cérémonies  ha- 
bituelles de  l'Église,  la  piété  ou  la  superstition  du  peuple 
n'offrait  au  clergé  d'autres  sources  de  bénéfices.  A  la 
campagne,  les  diverses  saisons  et  les  diverses  cultures 
réclament  l'intervention  du  prêtre,  dont  les  services  sont 
payés  tantôt  en  argent,  tantôt  en  denrées.  Les  fléaux  phy- 
siques, la  sécheresse,  les  épidémies  sont,  pour  le  pope 
rural,  autant  d'occasions  de  profits.  J'ai  ainsi  vu,  dans  le 
midi,  le  clergé  bénir  successivement  les  melons  de  chaque 
paysan.  Parfois,  quand  elles  n'obtiennent  pas  le  résultat 
attendu,  les  [trières  de  l'Eglise  se  retournent  contre  ses 
ministres.  Le  moujik  les. accuse  de  lui  avoir  fourni  de 
mauvaises  oraisons  ou  d'avoir  mal  accompli  les  rites.  Dans 
une  commune  du  gouvernement  de  Voronègc,  comme  la 
Bécheresse  ne  Unissait  point,  les  paysans  Imaginèrent  d'im- 
merger l«'  prêtre  dans  la  rivière.  D'ordinaire,  c'est  pour  les 
sorcières  qu'ils  réservent  ce  Buprème  argument;  mais 
entre  le  magicien  h  le  prêtre,  entre  les  Incantations  de  l'un 
et  les  Invocations  de  l'autre,  l'obscure  Intelligence  du 
moujik  ne  l'ail  pas  ton  joins  grande  différence  \  d'autant  que 
prêtre  el  sorcier  lui  oflrenl  à  peu  près  le  même  genre  de 
secours,  à  des  conditions  analogues.  La  pauvreté  du  clergé 

i .  Voytt  plu    ii.'iui  in    i  chap  tu. 


LE  CLERGÉ  ET  LES  SUPERSTITIONS  POPULAIRES.    285 

l'oblige  à  se  prêter  à  des  pratiques  peu  dignes  de  l'Église; 
elle  fait  quelquefois  de  lui  le  complice  des  superstitions 
populaires.  C'est  ainsi  que  longtemps  s'est  perpétué  l'us 
d'emporter  des  prières  dans  un  bonnet  pour  les  femmei 
en  couches.  Le  paysan  tendait  son  bonnel  foun 
pour  «i1"'  le  prêtre  pût  y  récil  remua.  La  prière  dite, 

il  fermaitavec  soin  le  bonnel  pour  ne  pas  la  laisser  échap- 
per et  la   transmettre  Intacte  à  l'accouchée,  im  la 
de  laquelle  il  la  répandait    en  agitant  aa  chapka-  Cette 
coutume,  condamnée  par  le  I  ru  tptrituel  de  Pi< 

le  Grand,  a,  dans  certaines  contrées,  persisté  jusqu'à  nos 
jours.  On  comprend  la  faiblesse  du  pope  i  leanper> 

alitions  dont  il  vit. 

En  dehors  même  de  Viaba  du  moujik.,  la  religion  <>u 
mieux  te  cérémonial  religieux  tient  encore  une  grande 
place  dana  la  vie  russe,  dans  la  famille,  dans  lea  aflai 
Pour  tout  événement  Important,  pour  un  anniversaire, 
pour  un  retour  ou  pour  un  départ,  lora  d'un  emmén 
ment  ou  lors  d'un  voyage,  au  début  ou  à  la  conclusion  de 
toute  entreprise,  le  Russe  demande  la  bénédiction  de  l'Église 
cl  de  ses  ministres.  <>n  appelle  !•'  clergé  dans  les  maisons 
pour  chanter  des  /'•  /'■  wn  el  bénir  les  fêtes  de  famille; 
c'esl  pour  lui  une  occasion  de  réjou  al  de  bonne 

chère  en  même  temps  que  de  profit  Le  pope  n'attend  pas 
toujours  d'être  invité.  11  \  a  des  époques  à  l'Epi- 

phanie, à  Pâques,  où  il  est  d'usage  que  le  ille  bénir 

les  demeurée  de  aea  paroissiens.  Une  coutume  aemblable 
existe  encore  en  quelques  paya  catholiques.  Dans  les  \ill<s 
et  les  campagnes  de  Russie,  1»'  prêtre  et  le  diacre,  en  habits 
sacerdotaux,  B*en  vont  de  maison  en  maison  chanter  un 
alléluia.  A  peine  introduits,  ils  >><•  tournent  vers  les  saintes 
images,  récitent  rapidement  leurs  prières,  donnent  aux 
assistants  la  croix  à  baiser,  empochent  leur  argent  et  s'en 
vont  recommencer  ailleurs.  Il  esl  des  maisons  où  on  les 
l'ait  parfois  recevoir  dans  l'antichambre  par  des  domes- 
tiques; il  en  est  où,   en  leur  remettant    la    gratification 


286  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

d'usage,  on  les  dispense  du  chant  des  prières.  Dans  les 
campagnes,  ces  tournées  périodiques  donnent  quelquefois 
lieu  à  des  scènes  bizarres  ;  on  voit  des  paysans  fermer 
leurs  cabanes  et  prendre  la  fuite  à  l'approche  du  pope, 
au  risque  d'être  poursuivis  par  les  femmes  ou  les  enfants 
du  clergé.  Pour  mettre  fin  à  leurs  importunilés,  le  synode 
a  dû  défendre  aux  popesses  et  à  leurs  enfants  d'accom- 
pagner leurs  maris  dans  ces  quêtes  à  domicile.  D'autres 
fois,  le  paysan  refuse  l'offrande  habituelle,  et  alors  s'en- 
gagent, entre  le  prêtre  et  lui,  des  discussions  plus  dignes 
de  la  foire  que  de  l'Église.  J'ai  entendu  raconter  qu'un 
pope,  las  de  réclamer  le  salaire  des  prières  qu'il  venait 
de  réciter,  imagina  de  retirer  les  bénédictions  qu'on  ne 
voulait  point  lui  payer  pour  les  remplacer  par  des  impré- 
cations. La  superstition  triompha  de  l'avarice  du  paysan, 
effrayé  des  malédictions  du  prêtre  comme  des  sortilèges 
d'un  magicien. 

Ces  tournées  paroissiales,  qui  se  répètent  plusieurs  fois 
par  an,  sont  une  des  causes  de  la  déconsidération  du  clergé, 
moins  pour  cette  sorte  de  mendicité  solennelle  que  pour 
les  circonstances  qui  l'accompagnent.  En  de  telles  visites, 
le  clergé,  celui  des  campagnes  surtout,  est  souvent  victime 
d'une  qualité  nationale,  de  l'hospitalité  russe,  qui  garde 
cnroie  quelque  chose  de  primitif.  11  n'est  si  pauvre  mou- 
jik qui  n'offre,  en  ces  jours  de  fêle,  un  verre  de  vodka  a 
son  cuir;  le  moins  généreux  se  blesse  si  le  prêtre  ne  boit 

chez  lui.  Un  refus  est,  par  lit  plupart  des  paysans, considéré 
comme  un  outrage;  le  prêtre  es1  alors  un  orgueilleux  qui 

méprise  le  pauvre  i ide.  Les  paysans  se  vengent  «mi  lui 

refusant  leurs  services  pour  la  culture  de  son  champ.  Le 
plus  prudent  esl  de  se  soumettre,  ci  l'honneur  accordé 

à  l'un  ne  Se  peut  dénier  à  l'autre.  Le  clergé  s'en  va   ainsi, 

d'izba  en  izba,  en  babils  Bacerdotaux  el  portant  la  croix, 

distribuant  partout  ses  bénédictions  et  recevant  en  échange 

un  verre  d'eau-de-vie  ci  quelques  Icopeks.  Les  suites  sont 

deviner.  A  la  lin  de  la  journée,  le  prêtre  esl  facile- 


LE  CLERGÉ   :   SES  TOURNÉES  PAROISSIALES.        287 

ment  hors  de  son  bon  sens.  Les  paysans  s'en  scaodaiisenl 
peu,  sur  te  momenl  du  moins.  L<i  pope  a-t-il  peine 
soutenir,  il  se  trouve  de  bonnes  Ames  pour  lui  venir  en 
aide  el  le  conduire  avec  précaution,  de  porte  en  porte,  jus- 
qu'au bout  <lc  sa  tournée.  Naturellement  pareil  spectacle 
est  peu  fait  pour  ramener  les  dissidents.  J'ai  ru,  dans  la 
galerie  «l'un  riche  ratkolnik  de  Moscou,  un  tableau  <!»■ 
Pérof  représentant  une  scène  <!<■  ee  genre.  Le  pops  chan- 
celle, la  croix  à  la  main,  et  le  diacre  ivre  souille  les  orne- 
ments sacrés1.  De  tels  accidents  ne  peuvent  inspirer  de 
respect  au  paysan  oui  les  provoque]  avec  la  contradiction 
habituelle  au  peuple,  il  se  moque,  !<■  lendemain,  de  os  qu'il 
encourageait  la  veille.  Pour  un  pope,  l<-  plus  evantaj 
est  d'être  en  état  de  Bupporter  la  boisson,  «-t,  pour  ne  pas 
suer  imber  A  l'ivresse,  d'être  bon  buveur.  I  isions  de 

le  devenir  ne  lui  manquent  point;  aux  repas  de  noces  des 
paysans,  comme  en  ses  tournées  paroissiales,  le  curé  doit 
rendre  raison  à  tous  ceux  qui  boivent  à  sa  santé.  A\<-«-  de 
telles  habitudes,  on  s'explique  sa  réputation  de  buveur  ou 
d'ivrogne,  d'autant  que,  partout,  le  peuple  attribue  volon- 
tiers au  clergé  le  goût  du  \in  el  de  la  bonne  chère. 

Il  faut  se  garder  de  croire  que  ces  faiblesses  enlèvent  à 
l'humble  clergé  rural  tout  sentimenl  de  sa  haute  mission. 
Les  fonctions  du  prêtre  se  ravalent  trop  souvent  pour  lui 
à  l'accomplissement  mécanique  des  rites  el  de  la  liturç 
mais  ces  rites,  il  les  célèbre  avec  la  conscience  de  leur 
valeur  religieuse  et  morale.  Le  pope  est  d'ordinaire  fidèle 
à  ce  qu'on  pourrait  appeler  1»'  devoir  professionnel 
homme  aux  manières  vulgaires,  à  l'horizon  borné,  sait,  à 
l'occasion,  trouver  des  consolations  pour  les  malades  et  des 
exhortations  pour  les  mourants,  il  a  le  secrel  du  lan§ 
qu'il  faut  parler  aux  simples  el  aux  ignorants.  Plus  il  est 
pics  du  peuple  par  les  mœurs,  par  l«vs  défauts  mêmes, 
mieux  peut-être  il  sait  s'en  taire  comprendre.  Les  prêtres 

1.  Ce  n'est  pas  le  -.-ni  tableau  do  ce  genre  de  Pérof,  dont  le  pinceau  ■  peu 
ménagé  te  clergé  noir  ou  blanc. 


288  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  la  nouvelle  génération,  plus  instruits,  plus  réservés, 
plus  sobres,  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  inspirent  le  plus 
de  confiance  au  moujik.  Il  préfère  parfois  le  pope  de  l'an- 
cien type  avec  sa  bonhomie,  sa  grossièreté  et  ses  vices  qui 
sont  les  siens.  «  Je  sais  qu'il  se  soûle,  disait  de  son  curé  un 
paysan,  mais  c'est  un  bon  chrétien  et  il  n'est  gris  ni  le 
samedi  soir  ni  le  dimanche  matin.»  Ademi  paysan  durant 
la  semaine,  le  pauvre  pope  redevient  prêtre  en  revêtant  la 
chasuble  ou  l'épitrachélion.  La  mystérieuse  vertu  de  la 
religion  le  porte  au-dessus  de  ses  chétives  préoccupations 
et  l'élève,  pour  une  heure,  au  niveau  de  ses  sublimes  fonc- 
tions. Elles  sont  particulièrement  rudes  ces  fonctions  du 
prêtre,  sous  un  tel  ciel,  avec  un  lel  hiver  et  les  énormes  dis- 
tances des  paroisses  russes.  Pour  aller,  sur  ces  plaines  sans 
abri,  porter  l'extrêmc-onction  a  un  malade  ou  confesser  un 
mourant,  il  ne  faut  guère  moins,  en  certaines  saisons  et  eh 
certaines  régions,  qu'une  sorte  d'héroïsme.  Or,  si  le  pope 
veut  en  être  payé,  il  est  inouï  qu'il  refuse  les  sacrements. 
Plus  d'un  a  été  surpris  par  l'ouragan  en  portant  le  viatique 
par  une  nuit  d'hiver.  Pour  se  donner  des  forces,  il  avait, 
avant  départir,  bu  d'un  seul  coup  un  large  verre  de  vodka} 
et  le  lendemain  sa  femme  et  ses  enfants  ont  retrouvé  son 
cadavre  sous  La  neige.  J'ai  entendu  raconter  plus  d'un  trait 
de  ce  genre.  Ce  qui  est  peut-être  plus  rare,  c'est  un  prêtre 
en  réputation  de  sainteté,  attirant  à  son  église  la  piété 
populaire,  il  s'en  rencontre  cependant  quelques-uns.  Ainsi, 
dans  ces    dernières    années,   le  P.   Ivan  Iliileh    Serguief, 

archiprétre  de  Saint-André  de  Kronstadt,  ('/est,  pour  le 
peuple  des  environs,  une  Borte  de  curé  d'Ars  ou  de  doni 
Bosco.  On  lui  attribue  des  guérisons  miraculeuses,  <>n  a  foi 
dans  ta  vertu  de  ses  prière-;  aussi  vient-on  de  tous  côtés 
lui  en  demander,  ou  se  confessera  lui,  si  bien  queson église 
présente,  en  toul  temps,  l'aspect  encombré  des  églises 
orthodoxes  un  vendredi  du  grand  carême. 


CHAPITRE   X 

I  <•    .  1  <  •  I  _•  <  •    lilanr    i-/u/'- .       -    SiIii;iI|(.|i    -.,<iilr    .lu 

dépendance.  Comment  il  Ml  I  —  La  famille  <iu 

pope,  Sa  femme.  Sot  enfante,  ses  BU.  Esprit  de  lé  eusse  et  tendances)  elee 
hommes  (|ui  en  sortent.  —  Morts  pour  relever  la  situation  m<iral«-  '-i 
riellc  'lu  cierge   Diminution  'lu  nombre  des  paroisses  et  det  i 
inconvénients.  I»"  l'élection  dot  curés.  Lei  curatelles  psi  D< 

l'emploi  du  clergé  clan-  l'hMtraetloa  publique  Pourquoi  Pon  eberebe  I  lui 
remettre  l'onseignemenl  populaire.  Les  écoles  de  paroisses.  —  De  la 
dicaUon,  commenl  elle  était  oaguère  encore  peu  répandue.  Impulsion  >\w 
lui  ont  donnée  les  inquiétudes  politiques.  Caractères  de  la  prédication 
russe.  —  Peut-on  supprimer  la  barrière  entre  l<-  el< 
l.iauc  et  ouvrir  a  ce  dernier  l'accès  de  IV  > 


La  situation  du  pope  explique  le  peu  de  considération  et 
le  pou  d'influence  du  clergé.  Le  resped  que  '•'  Russe,  le 

moujik  ou  le  marchand,  porte  à  la  religion  rejaillit  peu  mu- 
scs ministres,  il  ne  s.-  fait  pu  faute  deMmoquerdu  pi 

qu'il  salue  du  nom  de  père  et  dont  il  l>ai>«'  dévotement  la 
main.  Dans  smi  exagération   Blême,  Cette  distinction  filtre 

l'Église  et  le  prêtre  t'ait  donneur  au  sens  spirituel  du  peuple: 
sa  religion  n'est  point  si  grossière  qu'elle  lui  ftmoo  con- 
fondre l'Église  avec  le  pope,  ou  rendre  le  Chris!  respon- 
sable des  fautes  de  ses  prêtres.  Four  le  paysan,  le  pope  est 
une  sorte  île  tchinorni/c  spirituel,  qui,  de  même  que  les 
autres  fonctionnaires,  prélève  des  redevances  sur  le  pau\re 
momie.  Il  se  reproduit,  chez  le  peuple,  le  même  phénomène 
dans  l'ordre  religieux  que  dans  l'ordre  politique.  Les  minis- 
tres de  Dieu  ne  lui  inspirent  guère  plus  île  sympathie  que 
les  employés  du  tsar.  Sa  dévotion  filiale  au  maître  ne 
s'étend  pas  à  ses  représentants.  Sur  le  paysan,  le  prêtre  a 
peut-être  moins  d'empire  qu'il  n'en  possède  dans  noseam- 

îiu  19 


290  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

pagnes  de  France  où,  d'ordinaire,  il  en  a  si  peu.  Rien  cepen- 
dant ne  lui  interdit  d'en  acquérir  un  jour,  car,  par  la  reli- 
gion, le  pope  est  encore  le  seul  qui  ait  prise  sur  le  moujik. 
Sur  les  hautes  classes,  le  clergé  n'a  pas  l'influence  que 
lui  donnent  ailleurs  l'éducation,  les  femmes  ou  la  politique. 
Nulle  part  l'Église  et  ses  ministres  n'occupèrent  moins  de 
place  dans  ce  qu'on  appelle  le  monde.  Le  pope  est  tenu  à 
distance  de  la  maison  seigneuriale  et  exclu  de  la  société 
cultivée.  Si,  dans  les  campagnes,  le  propriétaire  ouvre 
parfois  sa  porte  à  son  curé,  c'est  pour  une  fêle  ou  pour  une 
cérémonie,  et,  d'ordinaire,  sans  intimité  comme  sans  consi- 
dération. Ce  n'est  pas  dans  les  maisons  russes  qu'on  aurait 
l'idée  de  réserver  la  place  d'honneur  aux  ecclésiastiques. 
Le  respect  pour  la  religion  s'y  allie  fort  bien  avec  le  dédain 
de  la  soutane.  «Le  prêtre,  disait  J.  de  Maislre,  est  employé 
comme  une  machine.  On  dirait  que  ses  paroles  sont  une 
espèce  d'opération  mécanique  qui  efface  les  péchés,  comme 
le  savon  fait  disparaître  les  souillures  matérielles.  «Même 
dans  les  familles  qui  se  croient  religieuses,  il  en  est  encore 
souvent  ainsi.  On  requiert  le  pope  à  jour  lixc,  à  peu  près 
comme  le  blanchisseur,  a  dit  M.  E.  M.  de  Vogué1;  ses  oftices 
payés,  on  se  croit  quille  envers  lui.  Les  hautes  classes 
n'ont  pas,  pour  le  clergé,  plus  de  respect  ou  de  sympathie 
que  le  peuple,  et  elles  ne  sentent  pas  encoro  le  besoin  de 
lui  en  témoigner  pour  relever  la  religion  aux  yeux  du 
peuple. 

Tenu  à  l'écart  par  les  classes  civilisées  qui  diffèrent  de 
lui  par  leur  éducation,  leurs  manières,  leurs  idées;  plus» 
voisin  du  peuple  par  son  genre  de  vie,  mais  déjà  tropsupé- 

rieur  aux  moujiks  pour  se  rabaisser  sans  souffrances  à 

leur  niveau,  le  pope  russe,  le  pope  rural  surloul.esl   isolé 

entre  deux  oaondes,  l'un  au-dessus,  L'autre  au-dessous  de 
lui,  ci  se  seul  presque  également  étranger  à  l'un  h  à 
l'autre*  Gel  isolement  social  borne  son  horizon  intellectuel* 

I    ,/.,,,/•„-/  de»  Débatê,  20  octohfe  II 


I.K  CLERGÉ  :   SON   ISOLEMENT. 

Retranché  de  la  société  cultivée,  le  pope  ne  peut  rien 
apprendre  que  par  les  livres,  el  il  n'a  guère  à  aa  portée 
que  des  traités  de  théologie  '»n  des  ouvi  traunés. 

La  science,  la  connaissance  du  inonde  moderne  ne  lui  son! 
guère  pins  accessibles  que  la  société  '. 

L'une  des  causes  et,  en  même  temps,  l'un  des  «  Bèts  de 
cet  isolement  social,  c'est  qu'entre  le  elergé  et  les  autres 
classes  il  n'j  a,  d'ordinaire,  ni  liens  de  famille,  ni  corn* 
munaulé  d'origine.  Sons  ce  rapport,  aucun  cl  liba- 

taire  n'est  plus  Béparé  de  la  société  civile  que  ce  cl< 
marie.  Comme,  *  1  «  *  i  n  i  i  —  d  s,  n  se  recrute  presque 

entièrement  lui-même,  le  mariage,  au  lieu  de  le  rappro? 
cher  des  autres  classes  et  de  !«■  mêler  aux  1 1  an  s 

tenu  à  l'écart.  Le  pope  n'esl  pas  seulenx  m  séparé  du 
monde  par  son  éducation  de  séminaire  et  ses  Ibncti 
mais  ans>i  par  son  origine  d  ses  relations  de  parent 
pins  souvent,  le  prêtre  est  un  fila  de  pope  qui  s  ôp 
mu-  Bille  de  pope,  el  ions  deui  onJ  été  élevés  dana  les 
écoles  spéciales  sus  enfants  des  ecclésiastiques.  Se  i  ar? 
peinant  lui-même  par  ses  propn  -  n  est 

rattaché,  par  les  liens  du  sang,  ni  au  l»as  peuple  ni  aux 

classes   insl miles.  Les  laïques,   les  hommes  cultivés   sur- 
tout, entrent  fort  rarement  dans  les  ordres,  et  moins  eo 
parmi  les  popes  que  parmi  les  moin  ntion 

séculaire  il  n'\  a  guère  d'exceptions  que  depuis  peu  d'an- 
nées. J'ai  entendu  Citer,  SOUS  Alexandre  III,  quelques  pro- 
priétaires un  quelques  étudiants,  appartenant  à  la  nobl 

qui  s'étaient  l'ait  ordonner  simples  popes  :  ainsi,  par 
exemple,  dans  le  diocèse  de  Kharkol*.  Pour  Ces  hardis 
novateurs,  ce  n'était  peut-être  là  encore  qu'une  manière 
«d'aller  au  peuple    .  de  servir  le  peuple  et  le  moujik, 

i\  une  époque  OÙ  tant  de  dévouements  cherchent  en  \ain 
leur  voie. 
Moralement  séparé  de  toutes  les  autres  classes,  le  pope 

1.  NOM  devons  diiv  ([u'aujoitnl'lmi  il  *<•  publia  un  certain  nombre  Je 
journaux  ecclésiastiques,  dont  plusieurs  ne  manquent  |>a«  de  valeur. 


292  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

se  sent  mal  à  l'aise  parmi  elles;  et,  par  là,  il  prèle  souvent 
au  ridicule,  en  même  temps  qu'au  mépris  ou  à  la  pitié. 
Chez  ce  peuple  si  plein  de  respect  pour  ses  saints,  le  clergé 
est  l'objet  des  railleries  populaires.  Dans  les  dictons  natio- 
naux, comme  dans  l'art  et  la  littérature,  le  pope  et  tout  ce 
qui  lui  appartient,  sa  femme,  ses  enfants,  sa  maison,  son 
champ,  sont  souvent  tournés  en  dérision.  «  Suis-je  un  pope, 
pour  dîner  deux  fois?  »  dit  le  moujik,  et  ce  dicton  n'est  pas 
le  plus  méchant  du  genre.  «  Le  pope  est  ivre  et  la  croix  est 
de  bois  (pop  pianyi  a  krest  déréviannyi)  »,  assure  un  mélan- 
colique proverbe,  où  semblent  se  résumer  les  déceptions 
religieuses  du  peuple.  La  superstition,  qui  semblerait 
devoir  profiler  à  la  considération  du  prêtre,  tourne  elle- 
même  parfois  conlre  lui.  Il  passe  pour  avoir  le  mauvais 
œil;  on  craint  la  rencontre  d'un  pope  comme  celle  d'un 
mort;  pour  détourner  ce  présage  de  malheur,  on  crache 
quand  un  prêlre  passe  près  de  vous. 

Méprisé  des  uns,  isolé  de  tous,  le  pope  des  campagnes 
est  dans  la  dépendance  de  chacun.  Il  dépend  du  paysan, 
qui  le  paye  et  cultive  son  champ;  il  dépend  du  propriétaire, 
qui  souvent  l'a  fait  nommer  et  peut  le  faire  révoquer; 
il  dépend  de  l'évoque,  du  consistoire,  du  doyen  ou  blago- 
tchinniji:  il  dépend  de  toute  la  bureaucratie  ecclésiastique 
ou  civile.  L'évêque,  le  vladyka,  c'est-à-dire  le  souverain,  le 
iiiailrc1,  est  moins  le  père  et  le  protecteur  de  ses  prêtres 
que  leur  chef  et  leur  juge.  Les  dignitaires  ecclésiastiques, 
sortis  du  clergé  noir,  témoignent  souvent  eux-mêmes  au 
clergé  des  campagnes  un  dédain  peu  l'ait  pour  le  relever 
aux  yeux  de  ses  paroissiens.  Le  pope  est  rarement  admis 
.•h  présence  de  son  éréque  et  il  en  redoute  les  \isiies  dio- 
césaines. La  sciilr  perspective  de  la  collation  à  offrir  <•  au 

Très  Sacré  preowiachtchennyty  est  pour  beaucoup  un  sujet 
de  trouble  et  de  transes.  Naguère  encore,  on  accusait  cer« 
lains  é\r«|iirs  de  (aire  attendre  leurs  prêtres  dans  la  pièce 

i.  Coopti  i  k  |**  dmpot*,  «Tnôrr.c,  employé  dani  !<•  même  uni. 


LE  CLBROÉ  :   ISS  POPBfl  ET  LEURS  ÉVÊQUES.       293 

des  laquais    u  la  •  «'I  de  ne  les  recevoir  que  pour 

leur  adresser  des  réprimandes  OU  des  me08C(  s,  Aujour- 
d'hui, au  moins,  ils  n'appellent  plus  leurs  curés  ''ii  public 
ivrognes  ou  voleurs. 

L'émancipation  des  séria  si  l'abolition  des  châtiments 
corporels  ont  indirectement  relevé  le  clergé  rural, que  ses 
chefs  s'étaient  longtemps  nabitti  comme 

une  sorte  de  serf,  On  ne  saurait  m  figurer  en  Occident 
de  quelle  manière  les  pauvres  popes  étaient,  à  une  époque 
encore  peu  reculée,  traités  par  leurs  supérieurs.  Les 
cours  ecclésiastiques  ne  recouraient  pas  moins  que  l.-s  tri- 
bunaux séculiers  aui  punitions  corporelles,  e(  les  cm 
loires  diocésains  en  usaient  largement  vis-4*vii  d< 
de  tout  ordre,  Les  mandements  épiscopaux  m  plaisaient  à 
taire  siffler  le  Cuiiet  ,iu\  oreilles  du  clergé1.  Après  même 
que  Catherine  il  eut  sdouci  Is  législation,  lorsque  la  caste 
ecclésiastique  fut  officiellement  rangée  au  nombre  tl«*s 
classes  privili  comptes  des  châtiments  corporeli 

es  continuèrent  à  cingler  les  épaules  des  prêtres  de 
campagne,  Le  Bouvenirs'en  est  conservé  dans  les  familles 

sacerdotales;  on    s'y   raconte,    de    père  en   lils.   d-  s    traits 

de  la  manière  dont  certains  prélats  respectaient  les  ; 

rotatives  légales  de  leur  clergé.  En  voici  un  exemple 
emprunté  aux  mémoires  d'un  professeur  d'académie  qui 
le  tenait  de  son  grand-père  ".  C'était,  vers  la  tin  du  dix- 
nuilième  Biècle,  un  évéqtM  de  Vladimir,  non  point  un  de 
ces  tyrans  mitres  dont  maint  diocèse  a  gardé  la  légende, 
mais  un  évéque  réputé  bon  enfant,  recevant  ses  prêtres 
et  ses  clercs  paternellement  et  les  corrigeant  de  même  à 
l'occasion.  Ah!  polisson!  leur  disait  le  vlmhjfoi,  du  divan 
où  il  restait  étendu,  je  sais  te  donner  une  leçon.  Qu'on 
apporte  les  verges;  déshabille-toi  !  ■  Et,  séance  tenante,  le 
prêtre  ou  le  diacre  ainsi  apostrophé  devait  enlever  sa  sou- 

I.  Znamenski  :  Prit  nikhovenstvo  v  Rossii  so  vrèméni  réform 

Pétra. 
•y  Mémoires  d©  RoslUlavot  ;  Ri  ut*kaui  Starina,  janvier  1880. 


294  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tarie  et  ses  vêlements  supérieurs.  On  retendait  à  terre  à 
demi  nu:  quatre  hommes  tenaient  le  patient  par  les  quatre 
membres,    au  pied   du  divan  de  Monseigneur,   de  façon 
que  l'œil  épiscopal  pût  mesurer  les  coups.  Des  prêtres 
étaient  parfois,  sur  l'ordre  de  l'évèque,  contraints  de  tenir 
leur  confrère,  pendant  que  les  verges  lui  étaient  adminis- 
trées parles  gens  du  prélat,  et  cela  devant  tout  le  monde. 
Le  châtiment   était    cruel,  le    sang  coulait.  La   loi  qui 
exemptait   le    clergé  du  service    militaire   n'était  guère 
mieux  respectée  des  chefs  ecclésiastiques;  pour  faire  d'un 
prêtre  un  soldat,  ils  n'avaient  qu'à  le  déposer.  Encore  sous 
Nicolas,  un  certain  Mgr  Eugène,  évêque  de  Tainbof,  avait 
ainsi  fait  raser  et  incorporer  dans  l'armée  nombre  de  ses 
popes.  En  une  seule  fois,  il  avait  envoyé   au  régiment 
toute  une  fournée  de  prêtres  et  de  séminaristes1.  S'ils  ne 
sont  plus  fouettés  pour  une  peccadille  ou  enrégimentés 
comme  soldais  sur  un  caprice  épiscopal,  les  popes  peuvent 
toujours  être  emprisonnés  sur  une  sentence  de  leur  évêque 
et  de  son  consistoire.  Ils  peuvent  aussi  (et  avec  eux  par- 
fois les  laïques   rire  condamnés  «  à  la  pénitence  ecclésias- 
tique ».  Dans  ce  cas,  c'est  un  couvent  qui  sert  de  geôle;  les 
clercs  ainsi  punis  sont,  d'ordinaire,  internés  dans  un  mo- 
naatère.  L'Église  a  ses  prisons  aussi  bien  que  ses  tribu- 
naux. La  forteresse  de  Sou/.dal  a  ainsi  élé  transformée  en 
maison  de  détention  pour  les  membres  du  clergé:   elle 
avait  encore  pour  commandant,  en  1887,  un  religieux. 
l'archimandrite  Dosithée. 

Lé  dépendance  <•!  la  misère  du  clergé  orthodoxe  n'ont 
p.is  été  étrangères  au  formalisme  de  l'orthodoxie  russe. 
Pour  le  pope,  écrasé  bous  le  poids  desdédatns-du  monde 
«■I  des  préoccupations  matérielles,  la  mission  du  prêtre  se 
rabaissait  Irop  ><>u\rni  à  un  rôle  toul  extérieur,  tout  céré- 
monial. Dans  une  pareille  existence,  la  science  et  l'étude 
étaient  superflues;  aucun  espoir  de  B'élaver  au-dessus  .de 

i.  i..  o.iwuii  . .  .1  ■  i  conservé  dani  le  peuple  mm  le  nom  de  ■  triage 
.1 1  M  ■,  me  •  :  Doubattof  Histoire  data  région  de  Tambof, 


LE  CLERGÉ   :   LA   FA.MII.LK   DU   POPE.  295 

sa  cure  ou  de  servir  plus  oUlemenl  l'Église  ne  Btimolail 
le  prêtre  de  campagne.  Lapatienee,  U  lion,  l'humi- 

lité étaient  h-s  vertus  de  ion  état.  Exposé  a  être  révoqué, 
à  être  enrégimenté  ou  colonisé  an  loin,  sur  la  dénoncia- 
tion d'un  ennemi,  1»-  pope  de  village  s  pu  longtemps  être 
regardé  comme  le  paris  de  la  Russie.  Devrai  Irai  de 
causes  de  démoralisation,  si  quelque  chose  doit  étonner, 
c'esl  qu'après  plusieurs  siècles  d'une  toile  existence,  le 
clergé  russe  n'ait  pas  été  plus  avili. 

Le  poids  sous  lequel  s'esl  longtemps  snaissé  ce  clei 
c'esl  le  mariage,  c'est  la  famille.  La  politique  «'t  la  religion 
peuvent  trouver  certains  avantages  au  mariage  des  prêtres  : 
au  point  de  rue  économique,  quand   I  loce  est 

devenu   une  fonction  spécial  ml  toul  le  temps   et 

tout  le  travail  d'un  homme,  un  clergé  pourvu  de  famille 

esl  cher.  !<<■  prêtre  mari.'-  convient  à  deux  ordres  de  société  : 
à  un  peuple  patriarcal  où,  toutes  les  (onctions  étant  encore 
peu  distinctes,  le  prêtre  n'a  pas  lu-soin  d'appartenir  exclu- 
Bivement  à  l'autel.  —  à  un  peuple  riche,  de  civilisation 
avancée,  capable  de  rétribuer  largement  toutes  les  spécia- 
lités. Dans  une  situation  intermédiaire,  comme  celle  de  la 

Russie  actuelle,  le  clergé  ne  p.ut  l'aire  vivre  M  famille 
d'un  travail  manuel,  et  le  pays  n'est  ptsasseï  riche  pour 

que  le  sacerdoce  suffise  aui  besoins  de  toute  une  famille. 
Le  piètre  n'est  plus,  comme  le  curé  maronite,  un  paysan 

donnant  la  semaine  au  travail  des  champs,  le  dimanche  à 

l'égliBe;  ce  n'es!  pas  encore,  connue  le  pasteur  anglais 01 

américain,  un  homme  du  monde  recevant  d'une  société 
opulente  et  cultivée  un  traitement  honorable.  Analw-t-on 
les  dépenses  d'un  pope  de  campagne,  on  est  étonné  de  ce 
qu'il  lui  faut  d'industrie  pour  vivre.  Nous  avions  ce  budget 
dressé  par  un  prêtre  russe  sous  Alexandre  n  '  :  le>  différents 

1.  Qpimmiè  Seltkago  Doukhoventiva,  révélations  anonwnes  attribuées 
ù  un  pivtiv  du  diooèM  de  Tver  et  publiées  à  l'aris  et  a  Leipzig  (librairie 
Franck).  Cf.  le  P.  Gagerine  .  /.<■  Clergé  mets. 


296  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

chapitres  de  dépenses,  la  nourriture,  le  vêtement,  la  toi- 
lette de  la  femme  et  des  filles,  la  pension  des  fils  au 
séminaire,  formaient,  pour  sept  ou  huit  personnes,  un  total 
d'environ  600  roubles.  Aujourd'hui  encore,  les  recettes 
demeurent  souvent  bien  en  deçà.  Pour  mettre  ce  maigre 
budget  en  équilibre,  le  pope  anonyme  supprimait  un  à  un 
tous  les  objets  de  luxe,  le  sucre,  le  thé,  puis  la  viande  et 
la  farine  de  froment,  puis  l'entretien  de  la  vache.  Avec  des 
retranchements  sur  la  nourriture  et  sur  l'éducation  des  en- 
fants, il  en  venait  à  un  minimum  irréductible  de  407  roubles 
pour  toute  une  famille,  obligée  à  une  existence  décente. 
La  vie  a  renchéri  depuis  lors,  et  nombre  de  popes  touchent 
encore  à  peine  ces  400  roubles.  Nos  pauvres  curés  français 
vivent  avec  aussi  peu  ;  mais  ils  n'ont  ni  femme  à  entre- 
tenir ni  enfants  à  élever. 

Le  malaise  matériel  et  moral  d'une  telle  situation  retom- 
bait sur  la  famille  du  prêtre  et  dégradait  en  elle  la  profes- 
sion sacerdotale.  Jetons  un  coup  d'œil  sur  les  différents 
membres  de  cette  famille.  C'est,  d'abord,  la  femme  du 
prêtre,  la  popesse.  Il  en  est  qui  ont  une  grande  influence 
dans  le  presbytère,  car  c'est  souvent  par  elle  que  le  pope 
a  obtenu  sa  cure.  «  Heureuse  comme  une  popesse  »,  dit- 
on  parfois,  par  allusion  aux  soins  qui  doivent  entourer  une 
femme  qu'on  ne  peut  remplacer1.  Triste  bonheur  souvent! 
Si  le  pope  a  encore  quelques  bons  jours,  quelques  hon- 
neurs ou  quelques  réjouissances,  la  popesse  y  a  rarement 
pari.  Sou  éducation  et  le  poids  des  soins  domestiques  lui 
permettent  encore  moins  de  seconder  le  prêtre  dans  les 
travaux  do  son  ministère,  dans  les  œuvres  de  piélé  et  de 

charité.  Entre  elle  <-t  lui  m  voil  rarement  cette  sorte  de 

coopération  religieuse  qui  se  rencontre  souvent  parmi  les 

un -nages  de  pasteurs  protestante,  où  la  femme,  se  faisant 
l'associée  de  son  mari,  eo.  double  les  Forces  el  les  facultés. 


I.  o  II  n'j  a  do  dernier  (d'unique)  ipie  la  frimne  du  pope   {poalcdninia  OU 

popa  jiiii.n) %t  dit  un  proverix  pu  ilIaitoBau  venvigt  psrpétaol  du  prêtre, 


LE  CLERGÉ  :  LA  FEMME  DU   POPE.  297 

La  première  lois  que  j'assistai  à  la  messe  dans  mi  village 

russe,  je  remarquai  au  premier  rang  une  femme  en  cha- 
peau rond,  différant  partout  son  costume  dea  paysannet  <pii 
l'entouraient.  C'était  la  femme  du  prêtre  :  elle  était  seule, 
au  milieu  des  baba*  des  moujiks,  a  porter  la  robe  et  les 
atours  de  la  ville.  La  p  tpesse  -u i t  «le  loin,  le  dimanche  au 
moins,  lea  modea  européennes!  J'en  ai  su  à  L'église  en 
chapeau  retrousaé*  Leur  toilette  révèle  aux  yeux  leur  iso- 
lement ;  e'eet  comme  un  emblème  de  leur  situation  sociale. 
La  popesee  n'a  au  village  ni  égale  ni  compagne;  elle  ne 
peut  frayer  qu'avec  aea  pareilleedu  voiainage.  il  n'eneal 
déjà  plus  de  même  dans  Lea  i  Ulea.  Lee  <  mona  on  lea  régle- 
menta accléaiaatiquea  Lnterdiaent,  ditou,  à  la  femme  «lu 
prêtre  de  porter  dea  couleura  voyantes  <-t  de  prendre  pari 
aux  divertiaeementa  mondaine;  maie,  à  la  ville  au  noina, 
là  où  le  pope  est  à  son  aiae  et  où  la  popeaae  trouve  de  la 
société,  eearègleaaemblenl  aouventtombéeaen  déeuétude. 
L'infériorité  de  l'éducation  dea  femmes  a  été  une  des 

eauses  de  l'isolement  du  clergé  :  telle  maJSOU  qui  eût  pu 
recevoir  dans    l'intimité   le    prêtre    institut,    n'y    saurait 

admettre  son  ignorante  compagne.  Chea  un  clergé,  comme 
celui  de  France,  aorti  d'ordinaire  dea  elaaaea  inférieures, 

la  dignité  sacerdotale  peut  suppléer  à  la  naissance,  et 
l'instruction  à  l'éducation;  il  en  sel  tout  autrement  pour 
un  clergé  marié".  Entre  la  société  et  lui,  la  femme  élève 
une  barrière,  et,  de  cette  façon  encore,  le  mariage  devient 
pour  le  prêtre  un  principe  d'isolement.  Pour  relever  le 
clergé,  il  faut  relever  l'épouse  du  prêtre.  Quel  mariage 
peut  exiger  d'une  femme  plus  d'élévation,  de  noblesse  et 
de  hautes  vertus?  Il  semble  qu'il  y  faille  une  sorte  de 
vocation.  Il  existe  des  écoles  pour  les  filles  des  popes 
comme  il  y  a  des  instituts  pour  les  tilles  nobles.  On  s'est 
souvent  moqué  de  ces  pensionnats  pour  les  demoiselles  du 
elercjé:  il  est  cependant  difficile  de  s'en  passer.  Dans  l'état 
des  mœurs,  il  faudra  des  années  pour  qu'en  dehors  de  sa 
classe,  le  prêtre  rural  puisse  trouver  d'autres  compagnes 


298  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

que  d'ignorantes  filles  de  paysan  ou  d'artisan.  En  Angle- 
terre même,  le  pays  où  la  situation  sociale  du  clergé  est 
le  plus  relevée,  il  fut  un  temps  où  les  counlry  clergrjmeti 
ne  trouvaient  à  épouser  que  des  servantes  *. 

Après  la  femme  viennent  les  enfants  du  pope.  Filles  et 
garçons  ne  peuvent  tous  demeurer  dans  la  classe  sacerdo- 
tale. Aujourd'hui  qu'on  leur  en  a  facilité  la  sortie,  un  grand 
nombre  des  jeunes  gens  élevés  à  l'ombre  de  l'autel  ne 
veulent  pas  entrer  dans  une  carrière  dont  ils  ont  de  trop 
près  aperçu  les  souffrances.  Au  sortir  du  séminaire  ou  de 
l'académie,  beaucoup  détournent  la  tête  du  calice  que  leur 
présente  l'Église.  A  ces  fils  du  clergé  qui  rejettent  le  froc 
et  la  soutane,  la  vie  n'offre  pourtant  que  d'assez  sombres 
perspectives.  Leur  éducation  les  met  en  dehors  du  monde 
de  l'artisan  ou  du  paysan,  et,  dans  les  professions  libérales, 
la  route  leur  est  barrée  par  la  pauvreté,  par  le  manque  de 
relations,  par  les  préjugés  sociaux,  peu  favorables  aux 
gens  de  leur  classe.  Ce  triple  obstacle  en  retient  la  majo- 
rité dans  les  emplois  inférieurs  de  la  bureaucratie.  A  force 
de  ténacité  cependant,  un  assez  grand  nombre  de  fils  de 
prêtres,  de  séminaristes,  comme  on  les  appelle  en  Russie, 
parviennent  à  un  rang  honorable.  Il  s'en  rencontre  dans 
presque  toutes  les  carrières,  dans  celles  surtout  qui 
demandent  «lu  savoir  et  du  travail,  dans  le  professoral, 
dans  la  médecine,  dans  la  presse,  dans  le  barreau,  parfois 

même  dans  les  affaires è1  dans  l'armée.  Ils  ont,  pour  sti- 
muler leur  ambition,  l'exemple  de  Spéranski,  le  conseiller 
d'Alexandre  [*  et  de  Nicolas,  qui  s'éleva  des  bancs  de  l'aca- 
démie ecclésiastique  aux  plus  hautes  dignités  de  l'empire. 
On  ,i  remarqué,  dans  les  pays  protestants, que  (rancune 

ClaSSS  <\<'  la  BOCiété  il  ne  sort  aulanl  d'hommes  distingués, 

autan!  de  savants  surtout,  que  des  ramilles  de  pasteurs. 
Cela  se  comprend,  ces  tiis  de  pasteurs  tiennent  de  leur 

éducation  deux  grands  éléments  de  supériorité,  l'inslrue- 
1.  Macaulav  :  Bùtory  <</'  Bngland,  i.  833,  334  (Tauchnlta). 


LE  CLERGÉ  :   LES  FILS  DE  0OPE8.  299 

lion  ci  l.i  moralité.  Avec  une  éducation  analogue,  Ici  til> 
de  popes  fourniraient  à  la  Rueeie  une  classe  aussi  pré- 
cieuse.  Malgré  toutes  les  difficultés  de  leur  origine,  ils 
formenl  déjà  dans  la  société  russe  un  élément  important. 
Parmi  les  savants  on  lei  écrivains  de  Pétersbourg  et  ife 
Moscou,  on  pourrait  citer  plus  d'un  rejeton  du  c  1  «  -  r 
ainsi,  pour  ne  mentionner  que  les  morts,  l'historien  s.  So- 

lovie!'. 

Km  entrant  dune  les  diverses  professions,  ses  enfants  du 
clergé  passent  officiellement  dans   les  diverses  elai 
soilovHa  entre  lesquelles  est  répartie  la  nation.  Ha  n 
confondent  point  toujours,  pour  cela,  avec  !<■  milieu  dans 
lequel  ils  entrent.  Dans  louti  i  les  ean  loue 

les  degrés  du  kMnè,  ils  gardent  fréquemment  une  pin 

nomie  et  des  tendances  particulières.  Un  séminariste 

reconnaît  partout:  au  milieu  de  la  BOCÎété  laïque,  l'em- 
preinte cléricale  demeure  indélébile.  A  défaut  d'autres 

traits,  on   reconnaît   souvent   ces   popwiichi  à   leur  nom. 

Beaucoup  portent  comme  nom  defamilledes  noms  de  fête 

ou  de  mystère,  plus  ou  moins  analogues  A  certains  nomade 

baptême  espagnols.  Ils  s'appellent  :  de  la  IVansfigaration 

Préobrajenski ,  de  la  Résurrection    Voekrésenski  .  de  la 

.Nativité  de  Noire-Seigneur    ltojdestwnski  ,  de  l'Ascension 

Voanésenski),  île  l'Assomption   Ouspenski),  du  Sauveur 
Spas>ki  ,  de  l'Exaltation  de  la  Crois  Krestovozdvijenski  , 

de    la    Trinité     Troïtski  ,    de    t'AnnonciaUon     BlagOVedt- 

Ichenski  ,  de  la  Purification  Srétenski  .  J'ai  entendu  citer 
le  singulier  nom  d'AUilouief  Alléluia  .  D'autres  fois.  Us 
conservent  pour  nom.  de  génération  en  génération,  un 
litre  ecclésiastique,  tel  que  Protopopof,  protopo] 

L'esprit  apporté  dans  le  inonde  par  les  élèves  des  sémi- 
naires n'est  point  ce  qu'on  attendrait  des  fils  de  l'Église. 
(.'est  un  esprit  libéral,  parfois  révolutionnaire,  un  esprit 
de  dénigrement  et  de  jalousie  contre  les  positions  acquises 
et  les  liantes  (lasses.  Ces  penchants,  en  apparence  incom- 
patibles avec  leur  origine  et  leur  éducation,  en  sont  le 


300  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

résultat;  ils  sont  la  conséquence  des  souffrances,  des 
misères,  des  dédains,  pour  ainsi  dire,  accumulés  dans  la 
classe  sacerdotale.  Le  clergé  blanc  lui-môme  n'a  point 
d'opinion;  affaissé  sous  le  double  fardeau  de  la  vie  maté- 
rielle et  de  l'autorité  religieuse,  il  n'en  peut  guère  avoir. 
Raisonnées  ou  non,  ses  tendances  sont  différentes  de  ce 
que  sont  aujourd'hui,  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Eu- 
rope, les  tendances  du  clergé.  Au  lieu  d'être  toujours 
attaché  aux  intérêts  aristocratiques  ou  conservateurs,  le 
clergé  russe,  le  clergé  blanc,  au  moins,  a  des  instincts  po- 
pulaires, démocratiques.  Plus  d'un  prêtre  est  taxé  de  nihi- 
lisme ;  c'est  là,  il  est  vrai,  un  mot  dont  on  fait  un  singulier 
abus.  A  cet  égard,  comme  à  beaucoup  d'autres,  il  y  a,  entre 
les  popes  et  le  haut  clergé  monastique,  une  opposition 
naturelle.  Les  premiers  n'ont  pas  assez  lieu  d'être  satisfaits 
de  l'ordre  social  pour  redouter  les  innovations  dont  s'ef- 
frayent les  chefs  de  l'Église.  Ce  qui,  chez  le  prêtre,  n'est 
qu'un  instinct,  devient,  chez  ses  fils,  une  conviction,  une 
doctrine  calculée. 

Le  contraste  entre  la  haute  vocation  et  l'humble  position 
du  prêtre  choque  de  bonne  heure  le  jeune  séminariste;  les 
obstacles  qu'il  rencontre  au  début  de  sa  carrière  blessent 
son  orgueil;  les  préjugés  qui  le  poursuivent  à  travers  la 
vie  l'irritent.  De  là  l'esprit  démocratique  et  novateur, 
quelquefois  radical  et  révolutionnaire,  des  fils  de  popes. 
Ils  m-  gardent  souvent  pas  plus  d'affection  ou  de  respect 
pour  l'ordre  religieux  que  pour  l'ordre  social.  En  sortant 
de  ses  (•(•oies,  ils  se  révoltent  . -outre  l'Église,  qui, pour  eux 
et  pour  leurs  pires,  û 'était  qu'une  marâtre;  ils  se  raidis- 
sent contre  la  compression  spirituel  le  de  leur  éducation. 
Dans  «es  esprits  ulcérés  et  impatients  de  toute  autorité,  la 

réaction  contiv  Les  doctrines  traditionnelles  va  parfois  jus- 
qu'au derajèrea  extrémités.  On  a  remarqué  qu'au  dix- 
huitième  siècle  les  philosophei  las  plus  téméraires  et  les 
plus  riolenti  révolutionnaires  étaient  sortis  des  écoles  «lu 

'•.   Les  presbytères   russes  oui  donné  naissance  à  des 


DU   RELEVEMENT  DU   CLERGÉ.  301 

légions  d'athées  et  <l<-  socialistes.  Parmi  les  apôtres  du 
niliilismect  les  fabricants  de  bombes  se  sont  distingués  des 
fils  et  dos  filles  de  l'Église  :.  V  a-t-il  en  liu-sie  une  classe 
<lc  mécontents  naturels,  une  classe  révolutionnaire  par 
origine,  rôvanl  par  situation  le  renversement  <l<'  l'ordre 
social,  elle  se  recrule,  pour  une  bonne  part,  parmi  les  tils 
de  prêtres.  Dans  ce  pays,  où  il  j  s  encore  peu  de  prolétariat 
ouvrier,  ils  contribuent  à  former  une  sorte  de  prolétariat 
Intellectuel.  Parmi  eui  se  rencontrent  à  la  fois  des  déclas- 
séset  des  parvenus,  animés  d'une  même  antipathie  contre 
les  anciennes  supériorités  de  naissance  ou  de  fortune. 
A  ces  lils  de  popes,  nombreui  dans  l'administration  Infé- 
rieure, remontait,  «mi  partie,  l'esprit  radical,  niveleur,  - 
vent  reproché  à  la  bureaucratie  comme  à  la  preste  rus 

L'État  et  l'Église  ont  on  intérêt  manifes  lever  la 

situation  du  clergé  Le  gouvernement  impérial  fades  l< 
temps  compris.  D'AIeiandrc  I  à  Alexandre  III  il  n'est  pas 
un  souverain  <pii  ne  B'en  soit  occupé.  (7est  une  de  ces  q 
lions  qui,  à  chaque  règne,  reviennent  à  l'on  Ire  du  jour. 
L'empereur  Alexandre  II  avait  montré  le  prix  qu'il  atta- 
chait à  cette  œuvre  ensuivant,  pour  elle,  une  marche  ana- 
logue à  celle  qu'il  avait  adoptée  pour  l'affranchissement 
des  paysans.  Celait  nue  autre  émancipation  qui  avait 
tenté  le  libérateur  des  serfs.  Des  is»>2  il  avait  formé,  dana 
ce  dessein,  une  commission   composée  de  membres  «lu 

Saint-Synode  *'t  de  hauts  fonctionnaires.  Pour  faciliter  les 

travaux,  on  avait  créé  un  comité  dana  chaque  dia 
études,  poursuivies  durant toul  le  règne  du  tsar  libérateur 
et  reprises  sous  son  successeur,  n'ont  pas  produit  tout  ce 
qu'on  en  avait  espéré;  elles  n'ont  pas  cependant  été  sans 

résultats. 

Pour  accroître  les  ressoura  -  des  ministres  de  l'autel 
sans  augmenter  les  chargea  de  l'État  ou  des  fidèles,   on 

1.  Vo\.  t.  Il,  for.  VI.  eliu|>.  i,  |>.  i>32,  683  ('2e  Mit.). 


302  LA  RUSSIE  RT  LES  RUSSES. 

avait  mis  en  avant  un  procédé  en  apparence  fort  simple, 
c'était  d'élever  les  revenus  du  clergé  en  en  réduisant  le 
personnel.  Jusqu'aux  premières  années  du  règne  d'A- 
lexandre III,  le  Saint-Synode  s'est  appliqué  h  diminuer  le 
nombre  des  paroisses  et,  en  même  temps,  le  nombre  des 
hommes  d'Église.  Il  ne  faisait,  à  son  insu  peut-être,  qu'i- 
miter les  luthériens  des  pays  Scandinaves,  où,  pour  des 
raisons  analogues,  on  avait  considérablement  réduit  le 
nombre  des  paroisses  et  des  pasteurs1.  Ce  n'élait  pas  là  une 
réforme  appropriée  au  culte  orthodoxe  et  à  l'empire  russe. 
L'immensité  du  territoire  lui  opposait  un  obstacle  presque 
insurmontable.  Au  moment  où,  sous  Alexandre  II,  on 
entreprenait  de  réduire  le  nombre  des  paroisses,  la  Russie 
orthodoxe  ne  possédait  point  39  000  églises  (sans  compter 
quelques  milliers  de  petites  chapelles),  et  beaucoup  de  ces 
églises  étaient  groupées  dans  les  villes  ou  autour  des 
villes.  Au  commencement  du  règne  d'Alexandre  III  on 
en  avait  supprimé  plus  de  trois  mille.  Quoique  un  cer- 
tain nombre  aient  été  reconstruites  ou  rouvertes  depuis, 
on  ne  saurait  dire  que  le  chiffre  en  soit  trop  considérable 
pour  un  tel  empire.  En  1887  la  Russie  ne  comptait  pas 
en  tout  33  000  paroisses.  En  se  bornant  aux  campagnes» 
on  trouverait  que,  avec  un  territoire  onze  fois  plus  vaste, 
la  Russie  d'Europe  a  sensiblement  moins  d'églises,  moins 
de  paroisses  que  la  France. 

Ce  rapprochement  donne  une  idée  de  la  grandeur  dé- 
mesurée de  certaines  paroisses  russes.  Si  le  nombre  en 
pouvait  être  réduit,  ce  n'était  (pic  dans  les  contrées  les 
plus  peuplée!  H  BUrtOUt  dans  1rs  villes,  dans  les  vieilles 
citéfl  U10SC0vit68j  où,  comme  en  Occident,  avant  la  Révo- 
lution, l.i  quantité  des  édifices  religieux  <-st  en  proportion 

de  la  piété  (1rs  ancêtres  et  non  de  la  population  vivante. 
On  SVail  posé  <'ii  principe  «pi»'  chaque  paroisse  devait 
avoir  environ  lin    millier  d'unies,  toujours  s;m^  compter 

i.  DSlUngtr:  Kirtfu  and  Kirehen, 


DU   NOMBRK  DES  PAROISSES  ET   UKS  PRÊTRES.       303 

h  i  femmes,  selon  le  système  mis  en  usage  par  le  sen 
<in  calculait  que  chaque  Ame   mêle   pouvait  être  assu- 
jettie à>  donner  au  pope  i  rouble,  ce  qui  eût  fait  à  L'église 
un  revenu  de  1000  roubles*  Dans  un  État  où  des  conii 
ne  comptant  que  35  habitante  par  kilomètre  carre*  figurent 
parmi  les  régions  les  plus  peupléesi  dea  paroisses  de 
2000  âmes  seronl  toujours  bien  restes.  Que  serait-ce  des 
provinces  do   nord  ou  de  l'est,  où   certaines  | 
dépassent  en  étendue   nombre  d'Ualie  ou 

d'Orient I  aujourd'hui  déjà  les  paroisses  russes  sont,  en 
général}   formées  de  plusieurs  vili  iriois    d'une 

dizaine  de  hameaux,  souvent  fort  éloignés  loi  uns 
autres.  La  religion  et  L'État  ont  intérêt  à  ne  point  la, 
i<-   paysan  à  trop  de  distance  de  son  -  di- 

mensions des  paroisses  rurales  mettent  déjà  le  « ■  n 1 1 *-* 
officiel  hors  de  la  portée  d'une  partie  du  peuple;  par  là 
môme,  elles  tournent  au  profil  du  roafco/,  au  profit  surtout 
des  sectes  qui  se  passent  de  prêtres,  des  bezpopovtsy.  luasi 
ne  sauraiUon  s'étonner  que  le  gouvernement  et  le  Saint- 
Synode  aient  renoncé  à  poursuivre  la  diminution  du 
nombre  des  paroisses  el  des  prêtres.  Nous  L'avions  prévu 
à  l'époque  ou  ce  système  était  en  vogue*.  Les  fid 
s'en  sont  montrée  mécontents.  Le  clergé  n'en  s  menu 
retiré  les  avantages  matériels  qu'on  s'en  était  promis,  i  - 
glise,  étant  trop  loin,  a  été  moins  fréquentée»*!  les  offrandes 

ont  baissé  d'autant.  On  s'est  aperçu  qu'éloigner  le  prêtre 
de  Ses  paroissiens,  c'était  éloigner  le  peuple  de  la  reli- 
gion. 

La  diminution  du  nombre  Jésiasiiques  revêtus 

du  sacerdoce  présente  les  menus  inconvénients  que  la 
diminution  tics  paroisses,  d'autant  que,  à  l'inverse  du 
piètre  catholique,  le  pope  russe  ne  célèbre  jamais  qu'une 
seule  me>se;  il  n'est  jamais  autorisé  à  biner  ».  L'empire 
ne   compte  point  3f>000   piètres  orthodoxes  :  pour  un  tel 

l.  Vojci  lu  Peouc  dot  Deux  Monde*)  p.  830,  831.13  juin  187 '*. 


304  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

territoire,  ou  même  pour  une  telle  population,  ce  n'est 
assurément  point  trop.  La  Russie  en  possédait  quelques 
milliers  de  plus,  il  y  a  vingt  ans.  C'esl  sur  les  diacres, 
surtout  sur  les  chantres  et  les  sacristains,  qu'a  porté  la 
réduction  du  personnel  ecclésiastique.  Ces  serviteurs  de 
l'Église,  tserkovno-sloujitéli,  formaient  la  masse  delà  classe 
sacerdotale;  ils  en  étaient  la  portion  la  plus  ignorante  et 
la  moins  morale.  Par  leurs  vices  ou  leur  misère,  ils  avi- 
lissaient tout  le  clergé.  Tout  en  demeurant  individuelle- 
ment dans  la  pauvreté,  ils  sont,  pour  l'Eglise  et  le  pays, 
une  lourde  charge.  Le  plus  simple  serait  de  supprimer 
ces  clercs  inférieurs,  et,  comme  dans  l'Église  latine,  de 
prendre  pour  chantres  ou  sacristains  des  laïques  vivant 
d'un  autre  métier.  C'est,  du  reste,  ce  que  l'on  commence  à 
faire.  Là  où  ils  n'ont  pas  été  licenciés,  on  s'est  efforcé  de 
relever  le  niveau  de  ces  serviteurs  d'églises.  C'est  ainsi 
qu'on  a  cherché  à  les  utiliser  pour  l'enseignement  popu- 
laire. 

Comme  on  ne  peut  améliorer  la  situation  des  membres 
du  clergé  en  en  diminuant  le  nombre,  on  a  imaginé  d'au- 
tres expédients.  On  s'est  demandé  si,  à  défaut  de  l'État, 
les  prêtres  ne  pourraient  pas  être  rétribués  par  les  assem- 
blées provinciales  (zemslvos)  ou  par  les  communes.  La 
commune  ou  le  zemstvo  assurerai!  au  pope  un  traitement 
fixe,  et  l'on  pourrait  affranchir  les  lidMes  de  toutes  les 
redevances  actuellement  perçues  pour  les  cérémonies  de 
l'Église.  La  gratuité  des  sacrements  satisferait  le  peuple 
en   môme  tempi  qu'elle    relèverait  le  prestige  (lu  clergé. 

Malheureusement,  les  finances  des  zemstvos  ou  des  com- 
munes ne  leur  permettent  guère  de  prendre  à  leur 
compte  l'entretien  des  popes.  La  plupart  ne  sauraient  s'en 
charger  sans  établir  de  nouveaui  impôts,  ce  qui  ren- 
drait la  réforme  singulièrement  moins  populaire» 

On  cite  quelques  communes  qui  ont  volé  des  appointe* 
menls  à  leur  prêtre,  mais  c'est  là  une  exception,  el  «le  pa- 
reilles  résolutions  sont  révocables.   Pour  encourager  les 


DE  L'ÉLECTION  DES  .305 

assemblées  rurales  à  rétribuer  leur  clergé,  des  laïques 
ont  conseillé  d'abandonner  aux  paroisses  le  choix  de  leur 
curé.  Cette  idée  a  trouvé  faveur  dans  certains  cercli 
Moscou  surtout;  feu  Altsakofen  était  partisan.  Des  •'••■ri- 
va in  s  à  tendances  slarophiles  se  son!  attachés  à  démontrer 
que  L'élection  des  curés  était  conforme  aux  coutumes  na- 
tionales et  aux  eanoni  de  l'Église'.  Loin  d'être  nne  Lnno- 
ration,  le  choix  des  pasteurs  par  leursouailles  ne  serait, en 
Russie,  qu'un  retour  aux  anciens  usages,  il  as!  mi  que 
l'élection  des  membres  du  clergé  donnail  souvenl  li< 
des  scandales  dont  témoignent  les  conciles  moscovites  «lu 
seizième  et  du  dix-septième  siècle.  I  -  mdidats  aux 
postes  ecclésiastiques  achetaienl  parfois  tes  roix  des 

tours.  La  <ontu l'élire  le  curé  I  maintenue  plus 

longtemps  dans  la  Petite-Russie  que  dans  la  Grande.  (,n 
en  trouverait  des  traces  dans  le  diocèse  de  Kief  jusque 
vers  1840.  Kn  Bessarabie,  l'élection  était  encore  habi- 
tuelle vers  t8S0;l'évèque  n'ordonnait  que  )<  s  qui 
lui  apportaient  l'approbation  [odobrénié  de  la  paroii 
\u  cœur  même  de  la  Grande-Russie,  le  célèbre  métro- 
polite Platon  aurait  encore,  nous  àlexandrc  1  .  reconnu 
aux  paroisse-,  le  droit  de  lui  présenter  un  candidat  aux 
cures  vacant 

Le  zemstvo  de  Moscou  avait  demandé,  en  1880  et  1884, 
que  le  droit  d'élection  ou,  au  moins,  de  présentation  t'ùt 
rendu  aux  paroisses.  D'autres  assemblé*  -  provinci 
s'étaient  prononcées  dans  le  même  sens,  Cette  intervention 
des  zemstvos,  le  Saint-Synode  la  blâmée,  par  la  bouche 
du  haut-procureur,  comme  un  empiétement  des  autorités 
laïques  sur  le  domaine  de  l'Église.  D'après  la  vénérable 
assemblée,  si  l'Église  laissait  autrefois  les  lési- 

gner  leur  pasteur,  cela  tenait  à  l'insuffisance  du  nombre 
d'hommes  instruits  connus  des  évêques.  Il  n'en  est  plus 
de  même  aujourd'hui  que  les  séminaires  forment  la  pépi- 

1.   Voyv  notamment  la  Rom»,  '2't  M  31  janvier  1881. 
J,  Kteoafcata  starina.  avril  188-». 

m.  2(j 


306  LA  RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

nière  naturelle  du  clergé;  l'élection  des  curés  ne  serait,  à 
en  croire  le  Saint-Synode,  qu'un  retour  aux  temps  d'igno- 
rance1. Cette  objection  n'a  pas  convaincu  les  partisans  de 
l'élection;  ils  répondent  aux  chefs  de  la  hiérarchie  que  le 
choix  des  paroisses  pourrait  être  limité  aux  candidats 
ayant  achevé  leurs  études  théologiques.  En  fait  les  assem- 
blées de  villages  ou  de  volost,  qui  se  croient  en  droit  de 
donner  leur  avis  sur  tout  ce  qui  intéresse  la  commune,  se 
permettent  parfois  de  demander  la  nomination  ou  le  ren- 
voi d'un  prêtre.  Le  ministère  de  l'intérieur,  d'accord  avec 
le  haut-procureur,  a,  en  1887,  interdit  aux  assemblées  de 
paysans  de  s'immiscer  dans  de  pareilles  questions. 

L'avantage  de  l'élection  des  prêtres,  ce  serait,  en  inté- 
ressant le  peuple  au  choix  de  ses  pasteurs,  de  le  rappro- 
cher du  clergé.  Ce  rapprochement,  on  l'a  poursuivi  par 
d'autres  moyens  ainsi  :- notamment  par  la  création  des 
curatelles  paroissiales  {prikJtodskiia  popetchitelstva).  L'un 
des  appas  des  sectes,  pour  l'homme  du  peuple,  c'est  que  les 
adhérents  du  raskol  sont  membres  d'une  communauté  soli- 
daire,  qu'ils  participent  à  son  administration,  comme  à  ses 
dépenses,  que  son  oratoire  leur  appartient,  qu'ils  s'j 
sentent  chez  eux.  Les  curatelles  de  paroisses,  instituées 
en  1864,  devaient  donner  aux  laïques  orthodoxes  une  pari 
dans  la  gestion  i\^>  all'aires  de  leur  église.  (Vêlaient  une 
sorte  de  conseil  de  fabrique  <■!  en  même  temps  un  bureau 
de  bienfaisance)  parfois  même  un  conseil  scolaire.  A  l'aide 
de  ces  curatelles  laïques  on  comptait  relever  à  la  fois  la 
situation  matérielle  el  l'autorité  morale  du  clergé.  Nous 

ne  voyons  pas  qu'elles  aient    beaucoup  servi  à  l'une  ou  à 

['autre.  Créés  d'en  haut,  par  voie  administrative,  ces  con- 
seils de  paroisse  ont  manqué  de  spontanéité  el  d'indépeti 
dance.  I  û  grand  nombre  d'églises  n'en  son!  pas  encore 
pourvues;  là  où  elles  existent,  elles  n'ont  Bouvenl  qu'une 
existence  nominale.  La  curatelle  doit  être  nommée  par 

|.    I  ,  iu    ,lu    littitl  /,,;,!  nrrur  fOUf    l  SS 'i   (.!.'•.'     1886). 


LES  CURATELLES  PAR01SSIA]  307 

l'assemblée  de   paroisse   prikhod  Jwdka)  et,  celte 

assemblée,  composée  de  tous  les  habitants  orthodoi 
il  es!  souvent  malaisé  de   la   réunir.  Lorsqu'on  la  i 
voque,  c'est  d'ordinaire  pour  une  demande  d'argent;  cela 
seul  explique  1<-    peu    d'empressemenl  «lu   peuple, 
offrandes  volontaires  devaient  former  la  principale 
source  d  msells  de  fabrique;  mais,  ces  oflran 

faisant  défaut,  un  eal  souvent  contraint  d'astreindre  les 
paroissiens  à  une  sorte  de  laxe  que  la  curatelle  ■ 
peine  à  percevoir,   même  pour  les    dépens*  -  (es  plus 
urgentes.  Le  paysan  donne  peu,  ••!  les  ; 
sont  généralement  privées  d'une  des  grand* 
du  culte  et  du  clergé  en  d'autres  pays,  les  fondations  pri- 
.  S'il  >  a  des  legs  pour  l«'s  écoles,  pour  les  hôpitaux, 
pour  les  couvents,  il  >  <-n  a  peu  pour  les  rurales. 

Aucune  classe  de  la  nation  ne  semble  leur  porter  grand 
intérêt.  Gels  parait  singulier  tu  (ace  d.-  l'esprit  d'initiative 
des  dissidents  de  loute  Boite,  ches  !<•  même  peupfc 
contraste,  entre  le  roêkolmk  et  l'orthodoxe,  ne  saurail 
guère  être  attribué  qu'au  carat  1ère  officiel  du  clergé  el 
aux   habitudes  bureaucratiques  de  1 

Le  gouvernement  impérial  a  cherché  dans  un 

autre  moyen  de  rapprocher  le  peuple  du 

hausser  la  situation  du  pope,  l'ue  nouvelle  sphère  d  acti- 
nie a  été  ainsi  ouverts  à  l'Églia  des  paroissiales, 

Confiées  a  ses  soins,  ont  pris  BOUS  Alexandre  111  un  rapide 

développement  Pendant  qu'en  France  l'État  travaillait  à 
exclure  la  religion  et  le  clergé  de  l'enseignement  popu- 
laire, en  Russie  l'Etal  appelait  l'Église  a  diriger  l'instruc- 
tion du  peuple. L'idée  n'était  pas  nouvelle.  Dans  l'ancienne 
Koscovie  boutes  les  connaissances  étaient  distribuées  par 
le  clergé.  s<ms  Pierre  le  Grand  et  ses  successeurs  l'instruc- 
tion populaire  était  encore  du  ressort  du  Saint-Synode.  Le 
gouvernement  d'Alexandre  III  l'a,  en  grande  partie,  ramenée 
sous  la  tutelle  ecclésiastique. 


308  LA  RUSSIE  ET   EES  RUSSES. 

Le  comte  Dmilri  Tolstoï,  à  l'époque  où  il  cumulait  les 
fonctions  de  haut-procureur  et  celles  de  ministre  de  l'in- 
struction publique,  s'était  déjà  attaché  à  multiplier  les 
écoles  de  paroisses,  placées  sous  la  direction  du  clergé 
local.  Un  moment,  vers  le  milieu  du  règne  d'Alexandre  II, 
ces  écoles  étaient,  au  moins  sur  le  papier,  montées 
au  chiffre  d'une  vingtaine  de  mille.  Mais,  comme  il 
arrive  souvent  en  Russie,  où  la  fatigue  et  la  négli- 
gence suivent  de  près  l'engouement,  la  décadence  des 
écoles  paroissiales  avait  été  aussi  prompte  que  leur 
faveur.  La  plupart  avaient  disparu  devant  les  écoles 
laïques  inaugurées  par  les  états  provinciaux  (zemstvos)  '. 
M.  Pobédonostsef  s'est  donné  pour  mission  de  les  relever. 
Sous  son  impulsion  les  écoles  de  paroisses  ont,  de  nou- 
veau, surgi  de  tous  côtés.  Aucun  ministre  de  l'instruction 
publique  n'a  autant  fait,  à  cet  égard,  que  ce  procureur  du 
Saint-Synode.  A  cette  collaboration  de  l'Eglise  dans  l'œu- 
\iv  de  l'enseignement  populaire  le  gouvernement  impérial 
a  découvert  un  avantage  moral  et  un  avantage  matériel.  Il 
se  llatte  d'instruire  le  peuple  à  moins  de  frais  et  à  moins 
de  risques.  Le  prêtre,  le  diacre,  le  clerc  ordonné  par  l'É- 
glise et  placé  sous  l'autorité  de  l'évoque,  lui  paraît  encore 
['instituteur  le  plus  sur,  comme  le  moins  cher.  Los  pre- 
miers résultais  de  l'instruction  primaire  en  Russie  n'ont 
pas,  on  doil  l'avouer.,  été  fort  satisfaisants.  Là  aussi,  on  a 
éprouvé  la  ranité  du  préjugé  banal  qui  voit  dans  la  diil'u- 

si le  IVnseignrmont  primaire    un  gage  de  moralité.  II 

S'en  Luit  que  la  BCience  «le  la   lecture  ou  l'art  de  l'écriture 

aient  toujours  "alise  le  moujik  assez    heureui  pour 

avoir  une  école  dans  son  \  illage.  <>n  s'est,  en  même  temps, 

aperçu  que  les  paysans  lettrés  devenaient   moins  sourds 

aux   revendications  révolutionnaires.   Le  gouvernement 

te  a  tenté  ce  que,  a  d'autres  époques,  ont  fait  d'autres 

tvernements,  eux  aussi  conscients  de  l'utilité  de  l'in- 

I.  Vhu/  UMM  II.  liv.  III.  Cbap.  il,  p.   .  <lil  ) 


LE  CLERGÉ  ET  L'ENSEIGNEMENT  POPULAIRE.        309 

struciion  primaire  el  défiants  d  sultatB;   Alexan- 

dre III  el  .M.  Pobédonostsefont  demandé  la  solution  dn  pro- 
blème  à  la  religion  el  à  l'Église.  Placer  le  clergé  à  la  léte 
de  l'école,  c'était  en  relever  le  rôle;  c'était  ;iu---i  en  amé- 
liorer la  situation  matérielle  an  ajoutant  rces 
ecclésiastiques  une  indemnité  seolai 

D'après  le  règlement  de  juin  1884,  règlemenl  élal 
parle  Saint-Synode,  les  écoles  paroissiales,  ouvertes  par 
le  clergé  orthodoxe,  ont  expressément  pour  l»ut  d'affermir 
dans  le  peuple  les  principes  de  la  foi  et  de  la  morale  chré- 
tienne, en  même  temps  'iu<'  de  lui  donner  les  premiers 
éléments  des  connai  utiles.  <>u  ne   murait  nier 

qu'un  enseignement  ainsi  fondé  sur  ia  religion  noil  le 
plus  conforme  anx  goûts  et  aux  mœurs  do  paysan,  m 
bédonostsef  n'exprimait  qu'une  vérité  d'expérience,  en  eon- 
Blatanl  dans  ses  rapports  que,  pour  inspirer  confiance  au 
peuple,  l'instruction  doits'appuyer  sur  l'enseignement  re- 
ligieux1. Le  paysan  russe  désire  entendre  son  Bis  chanter 
à  l'église  et  lui  lire,  durant  les  longues  veillées  d*hi 
quelque  livre  de  dévotion.  C'esl  pour  cela  qu'il  l'envi 
1<>  plus  volontiers  à  l'école  Bn  lui  Baisant  apprendre  à  lire, 
il  a  peut-être  moins  en  vue  la  vie  et  les  avantages  tempo- 
rels que  li'  bien  de  l'Ame  el  1»-  salut.  Pour  lui,  eomme 
pour  notre  moyen  âge,  la  edenee  ne  «luit  être  que  la  ser- 
vantede  la  foi;  il  ne  l'estime  qu'autant  qu'elle  ><•  plie  à 
cet  humble  office.  Avec  une  pareille  conception,  avec  k  - 
superstitions  qui  pèsent  sur  le^  campagnes,  l'école  reli- 
gieuse peut  bien  être  la  plus  capable  d'arracher  le  moujik  à 
■  la  Puissance  des  ténèbres 

Les  difficultés  en  laissant  de  côté  la  question  financii 

ne  viennent  pas  du  peuple,  mais  plutôt  du  clergé.  L'Église 
orthodoxe  n'a  jamais  refusé  ses  ministres  pour  une  pa- 
reille œuvre;  mais  le  piètre  russe  en  a-t-il  la  forée?  le 
prêtre  russe  en  a-t-il  le  loisir?    C'est    ce   que  mettait  en 

1.  Rapport  pour  l'année  ISM,  publié  en  188o\ 


310  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

doute  plus  d'un  esprit  impartial.  L'ignorance  d'une  partie 
du  clergé  semblait  le  mal  préparer  au  rôle  d'instituteur. 
Celte  objection,  il  est  vrai,  ne  saurait  s'étendre  à  un  ensei- 
gnement tout  à  fait  élémentaire;  il  dépend,  du  reste,  du 
clergé  et  des  écoles  ecclésiastiques  de  l'écarter  entière- 
ment. Pour  cela,  on  a  déjà  fait  à  la  pédagogie  une  place 
dans  certains  séminaires;  on  a  institué  près  de  quelques- 
uns  des  écoles  primaires  modèles.  Ailleurs,  dans  le  dio- 
cèse de  Nijni  par  exemple,  on  a  récemment  (1887)  créé  des 
écoles  normales  ecclésiastiques.  Quant  au  temps  enlevé  à 
l'église  par  l'école,  le  prêtre  est  moins  l'instituteur  que  le 
directeur  des  nouvelles  écoles  paroissiales.  L'évéque  peut, 
en  cas  de  besoin,  lui  substituer  une  autre  personne.  Le 
pope  peut  se  faire  aider  ou  suppléer  dans  son  école  par  le 
diacre,  ou  par  les  clercs  inférieurs,  les  serviteurs  de  l'é- 
glise (tserkovno-slovjitéli).  On  a  proposé  d'y  employer  spé- 
cialement les  diacres  ou  les  psalmistes,  qui  professeraient 
la  semaine  à  l'école  pour  chanter  le  dimanche  à  l'église. 
Dans  la  pratique,  ce  serait  à  peu  près  la  situation  de  nos 
anciens  instituteurs  qui  échangeaient  leur  chaire  pour  le 
lutrin,  avec  cette  différence  que  ces  ma  lires  russes  seraient 
eux-mêmes  investis  d'un  caractère  ecclésiastique.  A  défaut 
de  diacre  ou  de  psalmiste,  le  prêtre  peut  se  faire  aider  par 
sa  famille,  par  8a  femme,  par  ses  Hls  ou  ses  filles.  Il  y 
trouve  une  modeste  rémunération. 

L'enseignement,  dit  le  règlement  de  1884,  est  à  la  charge 
des  prêtres  ou  autres  membres  du  clergé.  Il  peut  aussi 
être  confié  à  d'autres  maîtres  ou  maîtresses,  mais  tou- 
jours sons  la  surveillance  du  prêtre  et  avec  l'autorisation 
de  l'autorité  diocésaine.  Les  maîtres  ainsi  choisis  doivent 
être  pria  de  préférence  parmi  les  anciens  élèves  des  écoles 
ecclésiastiques,  c'est-à-dire  des  séminaires  el  des  institu- 
tions spéciales  au  clergé.  Le  principe  de  la  subordination 
de  l'école  à  l'Église  a  été  ainsi  poussé  a  ses  dernières 
conséquences.  <*n  chercherai!  «mi  vain,  dans  aucun  pays  de 
l'Europe»  un  système  Bcolaire  aussi  délibérément  «cléri- 


I.K  CLERGÉ   KT  LES    ECOLES  DE  PAROISSES.         311 

cal    .   Ces  écoles  paroissiales   relèvent    directement    de 
l'autorité  épiscopale;  elles  ne  peuvent  être  fondées,  ni  fer- 
mées, ni  transférées  à  une  administration  civile  qu' 
l'autorisation   de  l'évêque.  Chaque  di  boii  c  h 

scolaire,  en  majorité  composé  d'ecclésiastiques;  les  bien- 
faiteurs laïques  \  peuvenl  siéger  avec  le  titre  de  curateurs 
honoraires.  Chaque  évéque  h  ses  inspecteurs  diocésains, 
nommés  par  lui,  ses  prêtres  inspecteurs;  il  est  vrai  que 
ses  écoles  restent  en  outre  soumises  à  l'insj  ection  scolaire 
laïque. 

L'école  paroissiale  étsnt  une  succursale  de  l'église,  la 
direction  générale  de  renseignement  est  i  Saint- 

Synode.  CTest  le  Saint-Synode  qui  rédige  les  programmes, 
et  ce  que  ces  programmes  mettent  en  première  lij 
c'est  l'histoire  sainte,  le  catéchisme,  les  prières,  le  chanl 
lise.  La  lecture,  l'écriture,  les  éléments  «le  l'arithmé- 
tique telle  est  d'ordinaire  toute  la  sphère  «le  cet  humble 
enseignement  ne  viennent  qu'au  second  rang.  Dans  les 
écoles  a  deux  classes,  ce  qui  est  l'exception,  on  ajoute  des 

notions  élémentaires  sur  l'histoire  nationale  et  sur  l'his- 
toire ecclésiastique.  L'assistance  aux  offices,  les  dimanches 
et  fôtes,  est  obligatoire.  \  l'école  pour  les  enfanta  on  peut 
joindre,  toujours  avec  l'autorisation  épiscopale,  des  cours 
d'adultes,  des  Bections  techniques  pour  l'enseignement 
professionnel,  des  cours  du  dimanche.  <>n  j  peut  aussi 
annexer  des  bibliothèques  populaires:  le  choix  des  livres 
appartient  au  Saint-Synode. 

-  écoles  paroissiales  sont  encore  trop  récentes  pour 
qu'on  en  puisse  apprécier  l'influence  sur  le  peuple  et  sur 
li-  clergé.  Quoiqu'elles  n'aient  que  des  moyens  d'existence 

précaires,  .'tant  à  la  charge  des  paroisses  ou  des  particu- 
liers, (dles  oïd  pris  un  rapide  développement  ESn  quelques 
années  il  en  a  BUTgi  des  milliers.  Des  confréries  ini-ivli- 
gieuses,  mi -patriotiques,  telles  .pie  la  confrérie  ortho- 
doxe de  la  Vierge  à  Saint-Pétersbourg  OU  la  confrérie.!.' 
Saint-Cyrille  et  de  Saint-Méthode  à  Moscou,  se  sont  donné 


312  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

pour  mission  d'en  répandre  les  bienfaits.  On  les  a  vantées 
comme  un  préservatif  contre  l'esprit  de  secie.  Kalkof  les 
célébrait,  comme  un  agent  de  russificalion  dans  les  pays 
de  nationalités  ou  de  confessions  mêlées.  Ainsi,  par  exemple, 
aux  bords  du  Volga,  chez  les  Tchouvaches  ou  les  Tchéré- 
misses;  et  cela,  non  seulement  dans  les  régions  à  demi- 
asiatiques,  près  des  «  allogènes  »  aux  trois  quarts  païens, 
mais  aussi  sur  les  frontières  européennes,  dans  les  pro- 
vinces occidentales,  en  Lithuanie,  en  Russie  Blanche,-  en 
Petite-Russie.  Il  est  des  localités  où,  dans  l'école  du 
pope,  les  catholiques  sont  plus  nombreux  que  les  ortho- 
doxes. On  ne  permettrait  pas  au  clergé  catholique  romain 
d'ouvrir  école  contre  école. 

Au  moment  de  la  promulgation  de  l'oukaze  de  juin  1884, 
il  ne  restait  dans  tout  l'Empire  que  3000  écoles  de  paroisses  : 
si\  mois  plus  tard,  le  clergé  avait  fondé  près  de  2000  écoles 
nouvelles,  et  ce  mouvement  n'a  fait  que  grandir.  A  la  voix 
des  évêques,  sur  le  signe  du  haut-procureur  du  synode,  les 
écoles  ont  surgi  par  centaines,  dans  chacun  des  54  diocèses 
orthodoxes  de  l'Empire.  A  en  juger  par  les  dernières  an- 
nées, il  y  aura  bientôt  peu  de  paroisses  qui  n'en  soient  pour- 
vues. Les  sceptiques,  il  est  vrai,  se  demandent  si  toutes 
ces  écoles  fonctionnent,  si  nombre  d'entre  elles  n'existent 
pas  uniquement  sur  les  registres  des  consistoires.  On 
est  encore,  en  Russie,  exposé  à  de  pareilles  mystifications. 
Il  BUffit  d'un  ordre  on  d'un  \u'ii  des  gouvernants  du  jour 

pour  que  les  institutions  encouragées  en  haut  lieu  sortent 

tout  à  coup  du  BOl,  sauf  à  ne  jamais  fonctionner  que  dans 

les  rapports  officiels  <>u  à  bientôt  retomber  dans  le  silence 
iiu  néant  L'Age  des  villages  Improvisés  de  Potemkine  n'est 
pas  encore  entièrement  évanoui,  il  se  peut  que,  parmi  ces 

milliers  d'écoles  improx  is.'es  à  grand  bruit,  il  y  en  ait  des 
centaines  s,ui->  maîtres  ou  sans  élèves.  <',ela  s'est  déjà  vu 
■  n     Russie,    pOUr    ces    mêmes    écoles    de    paroisses,    sous 

Uexandre  II,  à  une  époque  ûo  l'on  avait  déjà  songé  à 

mettre  l'enseignement  populaire  au\  mains  du  clergé.  Vers 


LE  CLERGÉ   ET   LES   ÉCOLES   DE  PAROISS1  313 

1865,  par  exemple)  les  Blalistiques  officielles  inscrivaient 
jusqu'à  18  000  écoles  ecclésiastiques  paroissiales; et, quand 
on  descendait  à  examiner  le  nombre  des  élèves  de 
18000  écoles,  on  trouvait,  non  sans  rarprise,  qu'il  ne  dépas- 
sai! pas  100 000 '.  Chacune  de  ces  écoles  de  paroisses  ne 
comptait  ainsi,  en  moyenne,  que  5  on  8  «.i  qui 

revient  à  dire  que  beaucoup  n'avaient  qu'une  existence 
nominale. 

11  semble,  il  es!  vrai,  n'en  plus  être  de  même  eujour* 
d'hui.  A  en  croire  les  comptes  rendus  officiels,  les  nou- 
velles écoles  paroissiales  auraient,  en  maint  diocèse,  une 
moyenne  <!<■  ringl  à  trente  élèves.  Dea  centaines  de  mil- 
liers d'enfants  des  deux  sexes  apprendraient,  sons  la  dû 
lion  *  *  ii  pope,  à  déchiffrer  les  trente-six  lettres  de  l'alpha- 
bet russe*.  H  s'est  trouvé  des  localités  si  satisfaites  de 
ce  mode  d'enseignement  qu'elles  voulaient  transférer  au 
clergé  les  écoles  latques.  Un  moment,  il  a  été  question  de 
lui  confier  les  libres  écoles  fondées  par  i 
Quoique  la  Russie  ne  soit  paa  nu-un'  en  proie  aux  luttes 
du  «  lalcisme  >  et  du  «  cléricalisme  ,  une  pareille  absorp- 
tion de  renseignement  primaire  parle  clergé  répugnerait 
à  la  plupart  dos  Russi >s.  Les  avantages  il»-  la  variété  <-t  <l<- 
la  concurrence  ne  leur  échappent  point.  Parmi  les  amis 
attitrés  (!<•  l'Église,  il  s'en  est  rencontré  d'assez  clair- 
voyants pour  ne  paa  lui  souhaiter  un  monopole  bî  mani- 
festement au-dessus  de  bob  forces.  Le  dernier  des  alavo- 
philes,  l'eu  Aksakof,  appréhendait  de  voir  l'exclusion  uv 
l'élément  laïque  provoquer  un  antagonisme  entre  la  société 
civile  représentée  par  lea  semstvos  et  les  influences  ecclé- 
siastiques. L'idée  d'abandonner  à  l'Église  l'enseignement 

1.  Chiffrai  donnés  pu  la  haut-procureur,  M.  Pobédoaoetsef ;  mpporl  pour 
l'an»,  «  1883,  publié  ea 

'.'.  Ces  écoles  de  paroisses  sont  surtout  destinées  au*  garçons;  ainsi,  d 
diocèse  de  Podolie,  il  y  avait,  en  I8f  4aa  paroisaJalesaveclOOOO  ■•lèves, 

dont  un  millier  de  Biles.  Lu  certains  diocèses   on  h  proposait,  en  1887, 
d'ouvrir,  ilaus  les  institutions  diocésaines  pont  •  le-  demoiselles  du  ctei 
des  écoles  modèles  de  Biles. 


314  LA   RUSSIE   ET   LES  RUSSES. 

populaire  n'en  a  pas  moins  été  agilée  jusqu'au  sein  des 
assemblées  provinciales.  Enquelquesdistricts,  leszemslvos 
ont  eu  assez  de  confiance  dans  le  clergé  pour  lui  remettre 
spontanément  leurs  écoles,  en  continuant  à  les  subven- 
tionner de  leurs  deniers.  Le  plus  souvent,  le  zemstvo  a 
conservé  ses  propres  écoles,  en  y  faisanl  une  plus  grande 
place  aux  matières  religieuses,  spécialement  à  l'étude  du 
slavon  ecclésiastique  et  des  livres  liturgiques;  c'était  le 
meilleur  moyen  de  gagner  la  conliance  du  peuple  à  l'en- 
seignement laïque  '. 

Si  les  écoles  du  zemstvo  sont  généralement  demeurées 
indépendantes  du  clergé,  il  n'en  est  pas  de  même  des 
petites  écoles  villageoises,  dites  écoles  de  lecture  et 
d'écriture  {gramotnosi ,  où  l'enseignement  était  donné  par 
des  paysans,  d'anciens  soldats  ou  des  employés  eu  retraite, 
dont  le  plus  clair  du  traitement  était  d'être  nourris  par 
les  parents  de  leurs  élèves.  Toutes  ces  chétives  écoles 
«paysannes»,  l'empereur  Alexandre  III  les  a  placées  sous 
la  direction  des  autorités  ecclésiastiques.  Gomment  s'en 
«'tonner,  alors  qu'en  France,  au  lendemain  de  la  révolution 
de  1848,  M.  Thicrs  \oulail  abandonner  tout  renseignement 
primaire  aux  frères  et  aux  curés-'.  Il  est  vrai  que  l'Église 
russe  est  loin  d'avoir  pour  l'enseignement  la  même,  pas- 
sion et  les  mêmes  ressources  que  l'Église  catholique.  Pour 
que  le  récent  essor  des  écoles  paroissiales  se  soutienne  et 
que  l''  règne  d'Alexandre  lit  ne  revoie  pas  les  déceptions 
du  règne  d'Alexandre  II,  il  faut  que  les  habitudes  du  clergé 
changenl  singulièrement.  Naguère  encore  il  montrait  si 
peu  de  souci  de  l'instruction  <\yi  peuple  qu'il  ne  se  donnait 
même  pas  toujours  la  peine  de  lui  apprendre  le  catéchisme. 
i  zemstvos  avaient  beau  rétribuer  le  prêtre  pour  ensei- 
gner à  l'école  la  loi  de  Dieu,  ainsi  que  disent  les  Husses, 
nombre  de  popes  négligeaient  ce  premier  devoir  de  leurs 

I.  i  /■'/   h i.i i    |68fi  p.  889. 

!!        i     ombe    DébaU  •!<■  ii  Commiêiion  </>■  1849,  sur  la  lui 
■  I  MiMlgnêintnt. 


I.i:  CLERGÉ  ET   LA  PRÉDICATION.  315 

fonctions.  Aprèscela,  on  comprend  que  plus  d'un  sceptique 
doute  encore  de  l'aptitude  du  clergé  à  l'enseignement. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  L'école  que  le  clergé  doil 
contribuer  à  l'inatruction  du  peuple,  c'est  aussi  dans 
l'église.  I>a  participation  à  l'enseignemenl  scolaire  ne  lui 
doit  pas  l'aire  délaisser  son  mode  propre  d'enseignement,  la 
prédication.  A  ce  point  de  i  ne,  il  j  i  beaucoup  à  Faire  dans  les 
pays  ortbodoies;  le  prêtre  j  avait  presque  abandonné  une 
de  ses  plus  importantesfonctions  :  le  pope  ne  prêchait  point 
ou  prêchait  peu.  L'institution  par  laquelle  le  christianisme 
a  peutrêtre  l»'  mieui  serti  le  ;  de  la  moralité, 

l'humble  sermon  du  curé,  l'I  recque,  qui,  dans 

premier  âge,  eul  tant  de  grands  orateurs,  l'avait,  sui  der- 
niers siècles,  laissée  tomber  en  désuétude  abandon 
n'étail  pas  uniquement  imputable  à  l'ignorance  du  cl< 
gréco-russeou  au  génie  des  gouvernements  autocratiques  : 
il  était,  en  partie,  la  conséquence  de  l'espril  de  l'Église. 
Tandis  que  la  Réforme,  appuyée  buf  le  libre  examen  et 
l'interprétation  individuelle,  taisait  du  prêche  la  principale 
l'onction  ecclésiastique,  l'orthodoxie  orientale,  rivée  à  la 
tradition,  laissai!  ses  ministres  renoncer  à  l'exposition  de 
la  foi,  comme  si,  en  i,(  livrant  à  leurs  commentaires,  elle 
ent  craint  de  la  leur  voir  défigurer.  La  chaire,  qui,  dan 
temple  protestant,  s'est  emparée  de  la  place  de  l'autel, 
esl  généralement  absente  des  églises  orthodoxes.  L'Orient, 
fatigué  de  ses  nombreuses  h  Unit  par  prendre  en 
soupçon  la  parole  vivante.  L'initiative  individuelle,  la  libre 
inspiration,  l'improvisation  excitèrent  ses  défiances  dans 
l'éloquence  comme  dans  l'art,  dans  la  représentation  orale 
de  la  foi  comme  dan-            présentations  figurées,  ainsi 


1.  L'absence  de  tonte  prédication  des  églises  moscovites  frappait  lea  étran- 
gers, «  L'on  n'y  prêche  jamais  ;  ains,  à  quelques  fêtes,  ils  ont  certaines  leçons 
qu'ils  lisent  .Unis  quelque  chapitre  delà  Bibleoo  Nouveau  Testament.  »  ainsi 
s'exprime»  au  commencement  du  dix-septième  siècle,  le  eapHaine  Hargeret: 
Estai  '!>•  l'Empire  </-•  Russie  oti  grau  ie-dwbè.  de  Moscovie. 


316  LA  RUSSIE   ET    LES  RUSSES. 

que  la  peinture,  la  prédication  fut  enfermée  dans  des  lignes 
rigides  etmorles.  A  l'invention,  à  l'imitation  même,  l'Église 
préféra  la  reproduction,  la  copie  servile  des  modèles  con- 
sacrés ;  on  conçoit  qu'elle  se  défiât  de  la  langue  d'un  clergé 
ignorant.  Ne  pas  exposer  le  dogme  était  un  moyen  de  ne 
pas  le  dénaturer.  «  Les  Russes,  disait  l'envoyé  moscovite 
à  Paul  Jove,  ne  souffrent  pas  de  sermons  dans  leurs  égli- 
ses, afin  de  n'entendre  que  la  parole  de  Dieu  dégagée  de 
toute  subtilité  humaine.  »  A  la  prédication  s'était  substituée 
la  lecture  des  Pères  et  des  livres  autorisés. 

La  parole  vivante  n'est  rentrée  dans  l'Église  russe  que 
sous  l'influence  de  l'Occident  et  de  Kief,  à  l'époque  de 
Pierre  le  Grand  ;  encore  se  trouva-t-il  des  gens  pour  se 
scandaliser  ou  s'inquiéter  de  cette  importation  étrangère. 
Le  Règlement  spirituel  de  Prokopovitch  constate  lui-même 
que  peu  de  prêtres  étaient  capables  d'enseigner  par  cœur 
les  dogmes  et  les  préceptes  de  l'Église.  Pour  ne  pas  lais- 
ser le  peuple  sans  aucunes  notions  religieuses,  le  Règle- 
ment recommandait  de  lui  faire  des  lectures  entre  les 
offices.  On  avait,  à  cet  usage,  rédigé  des  traités  approuves 
par  le  synode;  mais  ces  livres,  émaillés  de  locutions  sla- 
vonnes  et  mal  lus  par  le  pope,  restaient  souvent  inintel- 
ligibles aux  masses.  Jusqu'à  cette  lin  de  siècle  leur  foi  n'a 
guère  eu  d'autre  aliment.  Le  catéchisme,  qui  ne  pouvait 
s'enseigner  aux  illettrés.que  de  vive  voix,  était  presque 

aOSSi  négligé  que  la  prédication.  En  l'ait,  le  Russe  ortho- 
doxe s'est,  durant  des  centaines  d'années,  passé  de  toute 
instruction  religieuse.  On  se  demande  comment  pouvail 
bs  transmettre  la  foi;  il  esl  vrai  qu'aujourd'hui  encore 

nombre  de  moujiks  en   ignorent   les    dogmes  essentiels; 

beaucoup  ne  savent  même  pas  leurs  prières.  Quand  la  t  igné 
du  Seigneur  était  ainsi  laissée  en  friche  par  les  mains  char- 
de  la  cultiver,  comment  s'étonner  d'f  voir  partout 
lever  l'ivraie  de  l'hérésie  et  les  folies  herbes  des  sectes? 

Dr  Pierre  le  Grand  jusque  vers  l'avènement  d'Alexan- 
dre m  i;i  prédication  esl  restée  presque  entièrement  con- 


CARACTÈRES  DE  LA  PRÉDICATION   RUSSE.  317 

Bnée  dans  les  hautes  régions  ecclésiastiques.  Chez  le  clei 
noir,  parmi  tes  archimandrites  et  les  évéques,  l'éloquence 
était  un  moyen  «!<■  distinction  «'i  un  titre  à  l'avancement. 
Aussi  les  principaux  orateurs  sacrés  d<-  la  Russie  ont-ils 
été  des  prélats.  Quelques-uns  <>nf  laissé  une  grande  re- 
nommée :  aiii^i  Mgr  Philarète  de  Ifoseou,  et  Mgr  Innocent 
de  Kherson,  comparéi  en  leur  temps  aui  Lacordaire  <-t 
aui  Ravignan.  Cette  éloquence  episcopale  excellail  surtout 
dans  le  panégyrique;  c'esi  encore  !<•  genre  national 
raison  en  est  aux  institutions.  La  chaire  chrétienne  sem- 
blail  autant  s'inspirer  d<-  Pline  le  Jeune  ris-è-via  de  1 1-  -  * — 
jan  que  de  saint  Ambroise  <>u  destin!  Chrysostomeen  race 
des  empereurs.  La  solennité  en  avait  quelque  chose  d'offi- 
ciel. L'éloge  <lu  prince  et  du  pouvoir  >  tenait  une  grande 
place.  La  Batterie  j  mélail  les  byperi»  :  les 

raffinements  byzantins  au  l<»n  patriarcal  et  biblique  cher 
;m\  Russes.  L'adulation  s'j  montrait  parfois  tellement 
outrée  qu'Alexandre  ir  secrul  obligé  d'interdire  par  ou- 
kaze  «  qu'on  appliquai  dans  les  sermouc 
Impériale,  des  louanges  qui  n'appartiennent  qu'à  Dieu1  ». 
Quelques  orateurs,  Philarète  par  exemple,  ont  cepen- 
dant laissé  voir,  devant  le  tsar,  le  même  genre  de  coui 
que  Bossuet  ou  Rfassillon  devant  Louis  XI?. 

Êvéques  <•(  archevêques  ont,  \  Is-a-  \  ii  des  prédicateurs  du 
bas  clergé,  un  immense  avantage;  ils  n'ont  pas  à  compter 
avec  la  censure.  Naguère  encore,  d'après  les  règlements 
édictés  sous  Nicolas,  les  Bermons  corn  r  de  simples 

prêtres  devaient  être  soumis  à  l'approbation  de  leurs 
supérieurs  ou  à  la  censure  ecclésiastique.  <m  conçoit  ce 
qu'une  pareille  obligation  avait  de  peu  encourageant  pour 
de  pauvres  popes,  d'ordinaire  peu  versés  dans  l'art  d'écrire. 
En  des  discours  ainsi  travaillés  à  la  lampe,  il  leur  était  du 

reste  malaisé  de  parler  au  paysan  la  langue  du  peuple. 

Aussi  le  métropolite  Platon  avait  eu  beau  ordonner  aux 

1.  OofctM  d'octobre  1817.  Tondini  Le  Règlement  tptritud  de  Pierre  te 
Grand,  p.  199. 


318  LA   HUSSIE  ET   LES   RUSSES. 

prêtres  ayani  achevé  leurs  éludes  de  prononcer  chaque 
mois  un  sermon  de  leur  composition,  la  pratique  n'avait 
pu  s'en  établir.  La  censure  ecclésiastique  s'est  aujourd'hui 
relâchée  de  ses  prétentions;  la  langue  du  pope  a  élé  dé- 
liée. Les  pessimistes  disent  qu'on  n'a  pas  toujours  à  s'en  fé- 
liciter. 11  est  des  prèlrcsqui  ne  savent  pas  peser  leurs  pa- 
roles. C'est  ainsi  qu'en  1884  un  curé  du  diocèse  de  Tvcr 
village  de  Vernovo)  s'était  l'ail  accuser  d'avoir,  dans  un  ser- 
mon, excité  les  paysans  contre  les  propriétaires. 

La  prédication  a-t-ellc  pris,  dans  les  dernières  années, 
un  essor  inattendu,  la  cause  en  est  aux  événements  pro- 
fanes. Ici  encore,  le  clergé  a  cédé  à  l'impulsion  du  dehors. 
L'Église  (on  pourrait  presqueaussi  bien  dire  l'État)  s'est-cllc 
efforcée  de  rendre  au  peuple  le  sermon  évangélique.  c'esl 
dans  un  intérôl  politique  presque  autan I  que  dans  un  intérêt 
religieux.  La  chaire,  de  môme  que  l'école,  a  paru  un  moyen 
d'agir  sur  le  peuple.  Pour  la  guerre  contre  les  doctrines 
subversives,  on  a  enrôlé  l'éloquence  chrétienne.  Le  pope 
a  été  appelé  à  l'aide  du  gendarme.  Au  sourd  apostolat  des 
propagandistes  révolutionnaires,  on  a  tenté  d'opposer  ta 
parole  de  Dieu.  Les  conspirations  oui  remis  en  honneur 
la  pré  lication. 

Le  principal  souci  des  pasteurs  russes,  de  ceux,  notam- 
ment, qui  portent  la  houlette  épiscopale,  est  de  prémunir 
leur  troupeau  contre  les  pièges  <lu  loup  •■  nihiliste  .  Cette 
préoccupation  est  d'autant  plus  naturelle  qu'en  combat- 
tan!  les  ennemis  de  l'État,  ils  onl  conscience  de  combattre 
les  adversaires  de  l'Église.  Le  gouvernement  ne  saurait 
reprocher  au  clergé,  bu  haul  clergé  du  moins,  son  inac- 
tion. Le  haut-procureur  a  tout  lieu  d'être  satisfait  du  zèle 
des  évoques.  La  plupart  onl  <'n  personne  conduit  leurs 
prêtres  A  la  défense  de  l'autocratie.  Les  prélats  orthodoxes 
ont,  comme  l'évoque  de  Viatka,  Invité  le  clergé  à  Incul- 
quer à  ses  ouailles  de  bons  principes  religieux  et  poli- 
tiques .  Les  mandements  el  les  discours  êpiscopaux  ont 
été  remplis  de  dissertations  politico  sociales,  cl  les  simples 


CARACTERES  DE  LA   PRÉDICATION   RUSSE. 

prêtresse  sont  efforcés  d'imiter  leurs  chefs.  La  fidélité  sa 
tsar  et  au  tronc  a  été  le  thème  d'une  multitude  d'homé- 
lies. Les  fêtes  impériales  reviennent  plusieurs  fois  chaque 
année  fournir  l'occasion  de  solennels  panégyriques.  dVst 
ainsi  que  l'un  des  plus  renommés  prédicateurs  de  l'em- 
pire, Mgr  ambroise,  archevêque  de  Kharkof,  célébrait, 
en  1887,  l'anniversaire  du  couronnemenl  d'AIeiandre  lll 
par  un  discours  sur  les  devoirs  des  sujets  .  <:<■  n'était 
assurément  pas  là  un  sujet  neuf  pour  un  auditoire  russe. 
Pierre  le  Grand,  tout  on  montrant  peu  de  confiance  dans 
les  talents  oratoires  de  son  clergé,  lui  faisait  déjà  recom- 
mander, par  son  Règlement,  de  prêcher  Bur  le  respect  dû 
iiu\  autorités  et  spécialement  à  la  ■  suprême  autorité  du 
tsar  ». 

La  chaire  russe  u  beau  regarder  souvent  la  lerre  <-u 
parlant  du  ciel,  la  religion  et  le  clergé  ont  tout  profil 
au  renouvellement  de  la  prédication  dans  l'églis  Pour 
avoir  été  longtemps  sevré  de  sermons,  i<-  peuple  russe, 
avec  sa  gravité  naïve,  n'en  a  pas  moins  le  goût  de 
genre  solennel,   tacun  clerg  h  un  public 

aussi  avide  ou  aussi  respectueux  »!«•  la  parole  de  Dieu.  Les 
prédicateurs  en  renom  j  trouvent  des  lecteurs  non  moins 
que  des  auditeurs,  aussi  les  recueils  de  sermons  ne  font-ils 
pas  défaut,  a  Moscou,  Mgr  Macaire,  le  métropolite  histo- 
rien, avait  piis  l'initiative  d'une  publication  destim 
faire  connaître  au  peuple  les  principaux  prédicateurs  de  la 
vieille  capitale.  A  Pétersbourg,  une  collection  de  discours 
prononcés  à  Saint-Isaac  était,  en  quelques  semaii 
pandue  à  des  centaines  de  milliers  d'exemplaires.  Hux 
sonnons  le  clergé  a  ajouté,  dans  les  grandes  villes,  des 
lectures,  des  conférences,  voire  des  colloques  contradic- 
toires qui  attirent  nombre  de  curieux.  Le  clergé,  sorti  de 

sa  torpeur  séculaire,  commence  à  prendre  part  aux  luîtes 
delavie  nationale.  Avec  le  glaive  de  la  parole,  il  a  retrouve 
l'arme  propre  du  prêtre;  elle  peut  l'aider  à  reconquérir 
l'autorité  qui  lui  manque.  La  prédication  est  peut-être  la 


320  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

meilleure  mesure  de  la  valeur  d'un  clergé  :  c'est  par  là 
que  le  pope  russe  était  le  plus  au-dessous  des  prêtres  ou 
des  pasteurs  de  l'Occident.  Cette  infériorité  n'était  pas  seu- 
lement l'une  des  causes  du  peu  d'ascendant  du  clergé, 
c'était  un  des  motifs  pour  lesquels  la  religion  n'avait  point 
sur  le  peuple  l'influence  moralisatrice  qu'eût  dû  lui  assu- 
rer la  piété  populaire. 

La  situation  matérielle  du  clergé  paroissial  a  été  amé- 
liorée, sa  position  sociale  relevée  :  à  ses  membres  on  a 
ouvert,  au  profit  de  l'instruclion  nationale,  de  nouvelles 
branches  d'activité;  peut-on  faire  davantage?  peut-on  ou- 
vrir au  pope  l'accès  des  dignités  ecclésiastiques,  jusqu'ici 
réservées  au  moine?  Quelques  Russes  le  pensent.  Pour 
cela,  il  faudrait  renverser  la  barrière  qui  sépare  le  prêtre 
de  l'épiscopat,  ce  qui  ne  peut  se  faire  que  de  deux  ma- 
nières :  en  permettant  le  célibat  au  pope  ou  en  permettant 
le  mariage  à  l'évcque.  A  ces  deux  innovations  s'opposent 
de  sérieuses  difficultés.  11  semble  aisé  de  rendre,  pour  le 
clergé  blanc,  le  mariage  facultatif  cl  non  obligatoire:  avec 
la  discipline  de  l'Eglise  orientale,  ce  n'est  qu'une  appa- 
rence. D'après  la  loi  établie  par  la  tradition,  l'homme  ma- 
rié peut  être  admis  au  sacerdoce,  le  prêtre  déjà  consacré 
ne  l'est  point  au  mariage.  L'ordination  devant  suivre  el  ne 
pouvanl  précéder,  les  clercs  qui  ne  veulent  pas  faire  vœu 
de  célibai  doivent  recevoir  la  bénédiction  nuptiale  avant  la 
consécration  sacerdotale.  De  là  l'usage,  an  premier  abord 

étrange,  de  ue  conférer  le  sacrement  de  l'ordre  qu'aux 
clercs  unis  à  une  femme.  C'est  que,  s'il  Q'esl  marié  avant 
d'être  ordonné,  le  prêtre  ne  l<%  sera  jamais.  Tant  que  la 

discipline   en  vigueur  dans    tous    les   pays  orthodoxes   ne 

era  point  abrogée,  le  célibal  facultatif  ne  pourra  faire  dis- 
paraître la  distance  qui  sépare   les  dni\  clergés  J    tout  au 

plus  en  créerait-il  un  troisième  intermédiaire,  il  >  aurait 
alors,  dans  le  clergé  paroissial,  deux  catégories  de  prêtres 

presque  anssj  BéparéS,    par  leur   -cure  de    vie,  qu'an  jour- 


LE  CLERGÉ   :   LE  CÉLIBAT,  LE  VEUVAGE.  321 

d'hui  le  moine  et  le  pope.  Ce  n'es!  pas  à  dire  que  le  prêtre 
orthodoxe  ait  toujours  été  tenu  d'opter  entre  le  mariage  et 
le  couvent.  Il  y  a  déjà  eu,  en  Russie,  quelques  exemples 
d'hommes  admis  au  sacerdoce  sans  être  mariés  el  sans 
être  moines.  Il  pourrait  v  en  avoir  davantage,  mais  de  tels 
prêtres,  placés  en  dehors  des  autres  par  le  célibat,  ne  ser- 
viraient point  à  relever  le  clergé  marié. 

Le  célibat  facultatif  ne  saurait  demeurer  qu'une 
tion,  à  moins  qu'il  ne  préparé!  le  célibat  obligatoire,  dont 
aucun   Russe,   aucun   orthodoxe   ne  souhaite    l'établi 
ment.  L'abrogation  de  l'usage  qui  n'admet  à  l'ordination 
que  drs  nommée  mai  ul  tin  pas  reri  le  eatholieismej 

l'abandon  de  la  discipline  qui  reflue  le  mariage  su  prêtre 
ordonné  serait  un  pas  ver>  ],•  protestantisme.  Cette  der- 
nière révolution,  peut-être  plus  conforme  aux  tendano 
l'esprit  publie,  rencontre  deux  obstaclee  :  à  l'extérieur  le 
besoin  d'union  avec  les  autres  pays  orthodoxes,  à  Tinté- 
rieur  la  crainte  du  roaftoJ  et  rattachement  du   peuple  au\ 
traditions.  Les  ni.'ine-,  barrières  B*opposenl  à  une  autre  in- 
novation réclamée  par  certains  espiîtl  ond  mai 
des  popes.    Le   prêtre   Neuf  ne   peut  COnvolef   a    d'antres 
noces;  lui  ouvrir  l'accès  d'un  second  niai,  :t  encore 
violer  les  canons  et  aller  même  contre  certains  texti 
l'Écriture.  Si  jamais  le  courant  de  l'esprit  public  emporte 
l'Église   russe    au   delà   de  ces  règles   traditionnelles,   le 
moment  en  est  encore  éloigné;  et,  comme  en  religion  de 
telles  réformes  vont  rarement  seules,  l'orthodoxie  sers 
jour-là,  sortie  de  sa  voie  séculaire.  Ce  que  rien  n'interdit, 
ce  que  l'on  commence  à  mettre  en  pratique,  c'est  de  laisser 
le  pope  veut'  à  l'exercice  de  ses  fonctions.  Il  n'en  était  pas 
ainsi  autrefois.  Après  de  longues  disputes,  le  concile  de 
Moscou  de  1503  avait  interdit  aux  prêtres  et  aux  diacres 
veufs  d'officier.  Tout  ce  qu'on  leur  permettait,  c'était  de  se 
tenir  dans  le  chœur  en  habits   sacerdotaux  et  de  chanter 
vêpres  et  matines.  Naguère  encore,  le  prêtre  perdait  sa 
cure  en  perdant  sa  compagne:  d'ordinaire  il  se  retirait  au 
m.                                                                             21 


322  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

couvent.  Le  clergé  blanc  a  été  enfin  affranchi  d'une  des 
servitudes  qui  pesaient  sur  lui  ;  sa  vocation,  mise  à  l'abri 
des  coups  du  hasard,  ne  dépend  plus  que  de  sa  vertu  et 
non  de  la  vie  d'une  femme. 

Les  obstacles  que  la  tradition  apporte  au  libre  mariage 
des  prêtres,  elle  les  met  au  choix  des  évoques  parmi  les 
prêtres  mariés.  La  discipline  ne  permet  point  la  promotion 
d'un  homme  marié  à  l'épiscopat.  S'il  n'y  avait  là  qu'une 
habitude  nationale,  elle  aurait  déjà  succombé  sous  les  in- 
stincts démocratiques  des  Slaves  modernes,  qui  sont  portés 
à  reprocher  au  clergé  noir  d'être  une  sorte  d'aristocratie 
en  même  temps  qu'une  institution  du  moyen  âge  ;  mais  il 
y  a  là  une  coutume  séculaire  de  tous  les  pays  de  rite  grec. 
Ses  défenseurs  l'appuient  sur  un  texte  de  l'Écriture,  texte 
qui  semble,  il  est  vrai,  en  contradiction  avec  la  loi  en  fa- 
veur de  laquelle  on  l'invoque,  ou  ne  se  réconcilie  avec  elle 
que  par  une  subtile  interprétation1.  Si,  entre  le  pope  et  la 
crosse  épiscopalc,  il  n'y  avait  d'autre  barrière,  le  clergé  blanc 
l'aurait  bientôt  franchie;  il  y  a  les  canons,  la  tradition,  la 
pratique  générale  des  Églises  orthodoxes,  et  jusqu'ici  on 
les  a  respectés.  Cette  règle  aboutit  assurément  à  des  con- 
séquences bizarres;  en  forçant  à  prendre  les  dignitaires 
ecclésiastiques  parmi  les  moines,  elle  a  donné  à  l'état  mo- 
ustique une  direction  opposée  à  l'esprit  de  son  institu- 
tion. Au  lieu  d'une  vie  de  renoncement  et  d'humilité,  elle 
en  b  l'ail  une  carrière  d'ambition:  le  vœu  de  pauvreté  est 
devenu  la  porte  de  la  fortune.  Par  contre,  on  ne  Baurail 
nier  que,  depuis  l'introduction  de  la  foi  chrétienne  à  Kief, 
c'est  le  clergé  noir  qui  a  personnifié  la  tradition  ortho- 
doxe; c'est  lui  qui,  vis-à-vis  des  autres  Églises  orientales, 
représente  l<-  mieux  le  côté  oecuménique,  catholique  de 
l'orthodoxie.  Abandonnée  au  clergé  blanc,  plus  cxclusivc- 

1.  «  Il  convient  t|M  l'érftqM  K>it  Irréprochable  el  qu'il  n'ait  été  marié 
qa'oM  fois,  i  (I-    épttre  i  Timotbée,  m,  2.)  L'épttre  «  Tilo  (n,  6)  <iii  la 

1 1 1 •' 1 1 1 •  choM  'i"  prêtre  i  peu  prof  oi toee  terme*.  Belon  lea  Interprète 

ii  1 1 .  m :.  re  i  pou  e  de  i  ôvfl  |uc  ôtanl  l'Église,  il  n'en  peul  avoir  d'antre. 


LE  CLERGÉ  :  LE  CÉLIBAT  ÉPI8G0PÀL.  323 

ment  national,  plus  accessible   aux  influences  du  siècle, 
l'Église  russe  serait  plus  ouverte  aux  Innovations,  ent- 
rait ])lus  exposée  au  relâchement  de  l'unité  de  la  foi,  elle 
risquerait  de  dévier   rers  la   Réforme.  Le  fait  seul  d'un 
épiscopat  marié  sérail  on  pas  reri  l'anglicanisme1. 

Si  la  tradition  ne  permet  pas  de  oodm  que  un 

prêtre  marié,  elle  n'interdit  point  l'épiseoptfl  em  pi 
devenus  veufs.  Longtemps,  dans  ce  cas  mémo,  l'otage  rat 
de  ne  les  sacrer  ôvéquet  qu'tprèe  leur  avoir  lait  prononcer 
des  vœux  monastiques.  Aujourd'hui,  on  admet  que,  •'ils 
sont  tenus  .ni  célibat,  les  évéques  De  sont  pu  tenus  <i 
moine-.  Quelques-uns  ont  an  ii  avoir  brtr 

versé  le  couvent.  Gela  seul  «'-tait  une  telle  Innovation  «pie, 
lors  du  sacre  de  L'archipretre  Popiel,  en  1875,  on  ne  savait 
trop  comment  \  r- 1  î  r  pour  la  cérémonie  l'ancien  uniate 
galicien.  Faute  de  préoédenti,  on  se  décida  à  lui  taire 
porter,  comme  à  ses  collègues  de  l'épiscopat,  l'habit  monts* 

tique. 

La  discipline  de  l'Église  maintient  tu  clergé  noir  le  mo- 
nopoie  de  l'épiscopat  Pour  les  autres  dignités  ecclésiasti- 
t|ues.  rien  n'empêchait  d'en  ouvrir  l'accès  au  clergé  bl 

aussi  a-t-il  récemment  pénétré  dans  la  plupart  des  fonc- 
tions jadis  détenues  par  les  moines.  Sa  plus  importante 
conquête  ■>  été,  nous  l'avons  dit,  le  haut  enseignement 
eccléBiasUtyue,  que  les  moines  s'étaient  longtemps 

avec  un  soin  jaloux.  Cela  Beul  est  une  sorte  de  révolution 
dont,  à  la  longue,  la  portée  peut  être  considérable,  car  de 


1.  La  question  du  célibat  episcopal  est  de  celles  que  le  clergé  russe,  sou- 
mis à  la  censure  spirituelle,  ne  peut  guère  débattra  librement.  Au->i  un  pro- 
fesseur  de  l'Académie  ecclésiastique  de  Kief  avait-il  en-  .'>ugo- 

siuvfs  à  profiter  de  leur  liberté  pour  rechercher  si  l'antiquité  oïfKaiaatiqMi 

ne  fournirait  pas  de-  argumenta  contre  le  célibat  obligatoire  des  évéques. 
Telle  est  l'origine  d'une  dissertation  de  M.  N.  Milach,  intitulée  :  Dostojau<tca 
ou  pravoslavnuj  tsrkvi,po  tsrkveno-prtivimi  izvorima  do  HIV  tjeka;  l'an- 
tchevo,  1879.  L'auteur  serbe  s'efforce  de  prouver  que  les  évoques  n'ont  pas 
toujours  été  astreints  au  célibat.  Teuton,  en  effet,  citer,  dans  l'Église  grecque, 
quelques  évéques  mariés,  cela  n'a  jamais  été  qu'une  exception.  (Yoncz  entre 
autres  \V.  Gass  :  $>jml>olik  der  Griech.  Kirche,  p.  282.) 


324  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

la  direction  donnée  à  l'enseignement  des  académies  et  des 
séminaires  dépend  l'esprit  même  de  l'Église.  Si  l'on  n'ose 
point  appeler  à  l'épiscopat  des  prêtres  mariés,  on  a  con- 
cédé à  certains  archiprêtres  le  droit  de  ceindre  la  mitre,  ce 
qui  leur  donne  un  faux  air  d'évêques.  En  outre,  le  clergé 
blanc  peut,  comme  le  clergé  noir,  recevoir  de  la  bienveil- 
lance gouvernementale  des  décorations  de  diverses  sortes, 
faveurs  dont  l'un  et  l'autre  clergé  se  sont  montrés  si  friands 
qu'il  a  fallu  leur  interdire  d'en  parer  leurs  vêtements 
sacerdotaux.  Encore  cette  défense  ne  s'étend-elle  pas  à  la 
croix  de  Saint-Georges.  Pour  les  popes  qui  ne  peuvent 
aspirer  aux  ordres  impériaux,  il  y  a  des  récompenses  plus 
modestes,  telles  que  la  barrette  violette  qui  sert  de  pré- 
lude à  la  croix  pastorale  et  au  litre  d'archiprêlre.  Avec  le 
haut  professorat,  avec  les  grandes  aumôneries,  avec  les 
distinctions  honorifiques  et  l'accès  même  du  Saint-Synode, 
on  ne  peut  plus  dire  que  le  clergé  séculier  soit  sans  avenir 
et  sans  carrière.  L'épiscopat  et  les  dignités  monastiques 
sont  à  peu  près  seuls  restés  aux  moines.  Il  est  difficile 
de  les  dépouiller  davantage  sans  les  enfermer  dans  les 
murailles  de  leurs  couvents  et  les  isoler  entièrement  du 
inonde  et  de  la  nation. 

Quand  il  serait  délivré  de  la  misère  et  soustrait  à  la  dé- 
pendance de  ses  paroissiens,  qui  pèse  plus  lourdement  sur 
lui  que  la  domination  du  haut  clergé  monastique,  le  clergé 
séculier  ne  sera  définitivement  relevé  et  mis  à  la  hauteur 
de  Ba  mission  que  par  l'extension  des  libertés  de  l'Église 
et  des  libertés  publiques.  Comme  toutes  les  classes  de  la 
dation,  c'est  dans  l'émancipation  morale,  par  une  partici- 
pation à  son  propre  gouvernement,  qu'il  retrouvera  sa  force 
el  sa  dignité.  Cel  affranchissement  a  été  déjà  en  partie 

elleelué.    .\ll\     |  H'rl  IVS  (le     |i,l  l'<  liSS6S    "Il    a\a'll   aCCOrdé,    SOUS 

Alexandre  il,  l'élection  tics  blagotchinnye,  sorte  de  doyens 

ou  d'inspecteurs  chargés  «le  surveiller  leurs  confrères*, 

I.  I. "■  I' ■'  li>> h   n  .1    po     . - 1 .-  i.llii  i.'llrinciil  :ilni|ir,  mais  elle  n'esl  plus  \alable 

niii  maii.ui  jui  la  rend  louvanl  Qclivei 


LE  CLERGÉ  :   CONCLUSION.  325 

Si  cette  franchise  a  été  depaif  restreinte,  le  cler- 
recouvré  le  droit  de  se  réunir  en  assemblées  périodiques 
pour  y  débattre  ses  propres  intérêts.  Entoul  pays,  de  telles 
mesures  seraient  dignes  d'éloges:  an  Russie,  la  réforme 
ecclésiastique  ne  sera  achevée  que  h-  jour  où  L'Église  do- 
minante aura  assez  de  conliance  en  son  clergé  pour  sup- 
porter la  libre  concurrence  des  dissidents  du  dehors  et  du 
dedans. 


LIVRE  III 

LE   RASKOL   ET  LES   SECTES. 


CHAPITRE  I 

Origine  et  caractère  du  raskol  ou  schisme  ;  ses  causes  religieuses.  Impor- 
tance attachée  aux  rites  et  aux  formules.  Révolution  provoquée  par  la 
correction  des  livres  liturgiques.  —  Les  principaux  points  en  litige.  Les 
Yicux-Ritualistes  ou  Vieux-Croyants. —  Comment  ils  ont  outre  le<  principes 
du  christianisme  oriental.  Exagération  du  principe  d'immobilité.  Exagéra- 
tion du  nationalisme  dans  l'Église.  De  quelle  manière  le  vaskol  est  sorti 
de  la  liturgie  slavonne.  —  Comment,  en  se  révoltant  contre  l'Église 
officielle,  les  Vieux -Croyants  se  révoltaient  contre  les  influences  étran- 
gères. 


L'orthodoxie  russe  est,  depuis  plus  de  deux  siècles, 
sourdement  minée  par  des  sectes  obscures,  inconnues  de 
l'étranger,  mal  connues  des  Russes.  Sous  l'imposant  édi- 
fice de  l'Église  officielle  se  creusent  des  retraites  souter- 
raines, de  vastes  cavités,  tout  un  dédale  de  cryptes  téné- 
breuses, asile  des  croyances  et  «les  Buperstitions  populaires. 
C'est  dans  ces  catacombes  de  l'ignorance  ei  du  fanatisme 
que  nous  allons  descendre;  oous  essayerons  d'en  dresser 

le  plan,  nous  en  explorerons  les  coins  les  plus  sombres 
pour  y  saisit-,  dans  leur  refuse,  le  génie  cl  les  aspirations 

du  peuple.  Rien  ne  saurait  mieui  donner  l'intelligence 
du  caractère  national  e(  nous  faire  toucher  le  fond  de 
l'âme  russe.  Le  raskol,  avec  ses  mille  sectes,  est  peut- 
être  le  trait  le  plus  original  de  la  Russie,  celui  par  où 


LE  RASKOL  OU  SCHISME.  327 

l'Orient  moscovite  se  distingue  le  plus  nettement  de  l'Occi- 
dent. 

Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  nom  voir  réclamer  l'attention 
pour  de  bizarres  et  rustiques  hérésies.  Ce  D  qu'à 

ces  sectes  illettrées  doua  prétendions  attribuer  une  Impor- 
tance ou  un  avenir  sans  proportion  avec  leur  râleur  mu- 
rale ou  leur  force  numérique.  Si  nous  insistons  sur  cette 
face  obscure  île  la  ris  nationale,  e*esf  qu'à  nosyeus  c'est  te 
côté  par  lequel  le  Russe  du  peuple,  si  différent  du  Ri 
que  connaît  l'Europe,  se  laisse  le  pins  facilement  pénétrer. 
c'est  presque  toujours  par  les  (ténors,  par  tes  Institut 

et  les   lois,  par  la   haute    littérature   ('t    la    haute    gOCJ 

c'est-à-dire  par  h'  dessus,  par  la  surface,  qu'on  envii 
l'empire  du  Nord.  L'étude  des  sedes  populaires  nt 
met  d'atteindre  le  peuple  russe  par  le  dedans,  par  le  fond 
et  en  quelque  sorte  par  le  dessons. 
Comme  les  rivières  ^lon  le  sol  qu'elles  traversent,  les 

religions,  en  passant  par  des  populations  différentes,  pren- 
nent aisément  des  teintes  diverses.  Le  rathol  est  le  chris- 
tianisme byzantin  au  sortir  des  couches  ii  s  du 
peuple  russe.  Dan»  les  eaui  troubles  et  bourbeuses  des 
sectes  moscovites,  il  est  possible  de  signaler  des  intiltra- 
tions  étrangères,  parfois  protestant  a-fois  juives, 
plus  souvent  gnostiques  ou  païennes.  Par  son  principe, 
connue  par  ses  tendances,  le  rsasoi  n'en  diiïere  pas  moins 
•  le  tontes  les  religions  ou  confessions  du  dehors;  il  ti 

■îiiellenient  original,  foncièrement  national.  11  est 
si  bien  russe  que,  en  dehors  de  la  Russie,  il  n'a  nulle 
part  fait  de  prosélytes,  et  que,  en  dedans  môme  de  l'em- 
pire, il  n'a  guère  d'adeptes  que  parmi  les  populations 
grandes-russiennes,  moscovites,  les  plus  russes  de  la 
Russie.  Il  est  si  bien  spontané  que,  à  travers  toutes  ses 
phases,  il  suffit  à  s'expliquer  lui-même;  enfermé  dans  un 
continent  isolé,  comme  en  un  vase  clos,  il  n'eût  rien  changé 
à  sa  marche.  Le  plus  national  de  tous  les  mouvements 
religieux  sortis  du  christianisme,  le  raskol  est  en  même 


328  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

temps  le  plus  exclusivement  populaire.  Ce  n'est  ni  dans 
les  écoles  ni  dans  le  clergé,  c'est  dans  Yizba  du  moujik, 
dans  le  comptoir  du  marchand  qu'il  a  grandi;  c'est  là 
qu'il  reste  confiné.  A  ce  titre,  d'ignorantes  hérésies  ont, 
pour  le  politique  et  le  philosophe,  un  intérêt  supérieur  à 
l'intérêt  des  doctrines.  L'attention  que  ne  leur  saurait  valoir 
leur  pauvre  théologie,  ces  sectes  de  paysans,  hier  encore 
serfs,  la  méritent  comme  symptôme  d'un  état  mental, 
d'un  état  social  dont  rien,  en  Occident,  ne  saurait  plus 
donner  l'idée. 

Le  raskol,  c'est-à-dire  le  schisme,  n'est  ni  une  secte  ni 
môme  un  groupe  de  sectes;  c'est  un  ensemble  de  doctrines 
ou  d'hérésies  souvent  différentes  et  opposées,  n'ayant  entre 
elles  d'autre  lien  qu'un  point  de  départ  commun  et  un 
commun  antagonisme  avec  l'Église  orthodoxe  officielle.  A 
cet  égard,  le  raskol  n'a  d'autre  analogue  que  le  protestan- 
tisme. Inférieur  à  ce  dernier  par  le  nombre  et  par  l'in- 
struction de  ses  adeptes,  il  l'égale  presque  par  l'abondance 
et  l'originalité  de  ses  formes  ;  là,  du  reste,  s'arrête  la  res- 
semblance. Dans  leur  révolte  contre  leur  mère,  le  protes- 
tantisme germanique  et  le  raskol  russe  gardent  chacun  la 
marque  de  leur  origine  et  comme  l'empreinte  de  l'Église 
dont  ils  sont  sortis,  du  monde  qui  les  a  produits.  En  Eu- 
rope, la  plupart  des  sectes  modernes  sont  nées  de  l'amour 
de  la  spéculation  et  du  goût  de  lacritiquc,  de  l'esprit  d'in- 
vestigation et  de  liberté;  en  Russie,  elles  sont  issues  de 
l'entêtement  de  l'ignorance  et  de  l'esprit  de  révérence. 
En  Occident,  le  principe  des  déchirements  religieux  est  la 
prédominance  du  sentiment  inférieur  sur  les  formes  elles 
dehors  de  la  religion;  en  Russie,  c'est  le  culte  des  formes 
extérieure!,  du  cérémonial  et  du  rituel*  Les  deux  mouve- 
ments sont,  pour  ainsi  dire,  en  sens  inverse,  au  rebours 
l'un  de  l'autre,  ce  qui  ne  les  a  pas  toujours  empêchés 
d'aboutir  au  même  point.  C'est  qu'une  fois  affranchi  de 
l'autorité  traditionnelle  qui  maintenait  l'unité  de  la  doc- 
trine, lerot&oi,  pas  plue  que  le  protestantisme,  n'a  pu 


ORIGINE  DU  RASKOL.  329 

constituer  dans  son  sein  de  nouvelle  autorité.  Par  là,  il  a 
été,  malgré  lui,  voué  au  libre  examen,  aux  fantaisies 
individuelles,  parlant,  à  la  diversité,  à  l'anarchie. 

Peu  de  révolutions  religieuses  ont  été  dans  leurs  consé- 
quences aussi  complexes  que  le  raskol; aucun»'  n'a  été  plus 
simple  dans  sa  cause  première.  Les  sectes  innombrables 
qui,  depuis  deux  siècles,  s'agitent  dans  le  peuple  russe 
ont,  pour  la  plupart,  un  même  point  de  départ,  la  correc- 
tion des  livres  liturgiques.  Toutes  ces  branches  sont  sorties 
d'une  môme  souche  :  quelques  sectes  Seulement,  non  les 
moins  curieuses,  il  est  vrai,  sont  antérieures  ou  étran- 
gères à  la  réforme  de  la  liturgie.  En  Russie,  comme  par- 
tout) le  moyen  âge  eut  ses  hérésies,  Les  pins  anciennes 
purent  naître  au  contact  des  Grecs  ou  A  .  SU  con- 

tact  des  ancêtres  ou  des  fi  ientaui  de  DOS  ÀUbigi 

les  Bogomilea  bulgares.  D'autres  hérésies  surgirent  pins 
lard,  dans  le  nord,  sur  le  territoire  d<  rod,  au  con- 

tact des  marchands  européens  on  juifs.  De  1s  plupart,  il 
oc  reste  guère  que  le  nom,  les  ntartynoelty,  les  -'riyolniki, 
les  judaïsante,   etc.  Toutes  ces  si  aient  à  leur  tin 

lorsque  éclata  le  raskul,  qui  recueillit  dans    son  sein  les 

croyances  informes  en  germe  an  fond  du  peuple  rai 
Quelques-unes  de  ces  anciennes  hérésies,  les  striyulniki 
et  les  judaïsants   par  exemple,   semblent  même,    a] 
avoir  disparu  de  l'histoire,  reparaître  dans  certaines  s- 
contemporaines,  comme  si,  durant  plusieurs  siècles,  elles 
eussent  coulé  sous  terre. 

Dans  ces  obscures  querelles  du  moyen  âge  se  montre 
déjà  le  principe  fondamental  du  raskol,  le  culte  minutieux 
de  la  lettre,  le  formalisme.  «  En  telle  année,  dit  un  anna- 
liste de  Novgorod  du  quinzième  siècle,  certains  philosophes 
commencèrent  à  chanter  :  0  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous; 
tandis  que  d'autres  disaient  :  8mgneurs  ayez  pitié  de  nous1.  » 

1.  Schédo-Ferroti,  La  tolérance  et  le  schisme  religieux,  p.  33.  Il  s'agit 
là  du  Gospodi  pomiloui,  l'équivalent  de  notre  Kyrie  eleison,  qui  revient  sans 
cesse  dans  la  liturgie  slavonne.  De  semblables  discussions  sur  V Alléluia  ou 


330  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Le  raskol  est  tout  entier  dans  cette  remarque;  c'est  de 
controverses  de  ce  genre  qu'est  né  le  schisme  qui  déchire 
l'Église  russe.  Pour  ce  peuple,  demeuré  à  demi  païen 
sous  l'enveloppe  chrétienne,  les  invocations  religieuses 
étaient  comme  des  formules  magiques  dont  la  moindre 
altération  eût  détruit  l'effet.  Il  semble  que,  pour  lui,  le 
prêtre  fût  resté  une  sorte  de  chaman,  les  cérémonies  des 
enchantements,  et  toute  la  religion  une  sorcellerie1.  L'atta- 
chement au  rite,  à  Yobriad,  est,  nous  l'avons  dit,  un  des 
traits  caractéristiques  du  Grand-Russien.  La  manière  dont 
la  Russie  a  passé  au  christianisme  n'y  est  point  étrangère. 
La  masse  du  peuple  était  devenue  chrétienne  par  ordre, 
sans  avoir  été  préparée  à  la  foi  nouvelle,  sans  môme  avoir 
achevé  l'évolution  polythéiste  qui,  chez  les  autres  peuples 
de  l'Europe,  précéda  l'adoption  du  christianisme.  La  reli- 
gion de  l'Évangile,  trop  élevée  pour  l'état  intellectuel  et 
social  de  la  nation,  s'y  réduisit  aux  formes  extérieures. 
D'autres  peuples  se  sont  lentement  assimilé  l'esprit  du 
christianisme  dont  ils  n'avaient  d'abord  adopté  que  les 
dehors  :  l'isolement  géographique  et  historique  de  la 
Russie  lui  rendit  celte  assimilation  plus  difficile.  La  dis- 
tance  et  la  domination  mongole  la  séparèrent  des  centres 
du  monde  chrétien,  la  misère  et  l'ignorance  y  dégradè- 
rent la  religion  comme  le  reste.  Toute  théologie  disparais- 
sant, le  culte  devint  tonte  la  religion.  Au  milieu  de  l'abais- 
sement intellectuel  général,  la  connaissance  des  paroles 
(I  des  rites  «lu  service  divin  fut  l'unique  science  exigée 
ii'iin  clergé  dont  lee  membres  ne  savaient  point  toujours 
lire. 

L'attachement  'lu  peuple  moscovite  à  ses  rites  et  à  ses 
textes  traditionnels  étail  d'autant  moins  justifié  que  textes 
it  nies  avaienl  subi  plus  d'altérations.  La  liturgie,  qu'elle 
entourait  d'une  superstitieuse  vénération,  l'igoorance  l'avait 

d'auti  rencontrait  également  longtëmpi  avant  l'explo- 

i  •  •  1 1  ■  i  ■  m  ra 

I  .     \(i\<V.    |>ltl*   ll.llll,    ll\      I      i  11      III.    |i     'l  I 


ORIGINE  DU  RASKOL.  331 

elle-môme  corrompue.  Dans  les  livres  s'étaient  ^lis- éea  des 
leçons  erronées,  dans  les  cérémonies  des  coutumes  locales. 
L'unité   liturgique   avait    insensiblement  l'ait  place  aux 
divergences  de  lecture  et  de  rituel.  La  main  des  copil 
avait  introduit   dans  1rs   mi-  MB,   des  in- 

terpolations bizarres,  parfois  dei  mtercalauons  capri- 
cieuses, et  ces  leçons  nouvelles  reCCI  aient  du  peuple  k 
respect  dû  à  l'antiquité.  Les  versets  corrompi  rfoii 

inintelligibles  semblaient  d'autant  plus  lainti  qu'il-  étaienl 
plus  obscurs.  La  dévotion  j  cherchait  des  mystères,  un 
sens  caché;  sur  cet  textes  ait  fondaient  dos  théories 

el  des  systèmes  qne  le  scie  imposteur  des  scribes  formulait 
parfois  dans  des  livres  apocryphes,  mis  sous  Le  nom  de 
Pères  de  il  i  altérations  étaient  si  visibles,  que, 

dès  le  commencement  du  seizième  siècle,  un  prince  m 
covite,  Vassili  IV,  avait  appelé  un  moins  g  r  les 

livres  liturgiques,   L'aveugle  révérence  du  i  I  «lu 

peuple  fit  échouer  cette  tentative.  Le  correcteur  deslivi 
.Maxime  le  Grec,  fut  condamné  par  un  concile  et  enfermé 
comme  hérétique  dans  un  couvent  lointain.  Ce  l'ut  l'im- 
primerie qui  iii  éclater  la  crise  définitive.  Comme  partout, 
la  nouvelle  découverte  provoqua  l'étude  des  textes  et,  par- 
tant, les  luttes  théoli  Les  misa  s  sortis  des  prêt 
russes  du  seizième  siècle  empirèrent  d'abord  l<-  mal  au- 
quel ils  eussent  dû  remédier.  Aux  butes  des  manuscrits 
sur  lesquels  ils  turent  com]  la  donnèrent 
l'autorité  et  la  diffusion  de  l'imprimé,  aux  variantes  et  aux 
divergences  des  copistes,  ils  substituèrent  une  unité,  une 
unanimité  d'où  les  anciennes  erreurs  tirèrent  une  force 
nouvelle. 

La  corruption  de  la  liturgie  slavonne  russe  semblait 
irrémédiable,  lorsque,  au  milieu  du  dix-septième  siècle, 
le  patriarche  Nikone  en  décida  la  réforme.  D'un  esprit 
cultivé  pour  son  temps  et  pour  son  pays,  d'un  caractère 
entreprenant  et  inflexible,  Nikone  possédait  tout  ce  qu'exi- 
geait une  telle  résolution,  le  savoir  et  le  pouvoir,  car,  par 


332  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

son  influence  sur  le  tsar  Alexis,  il  gouvernait  l'État  pres- 
que autant  que  l'Église.  C'était  une  chose  hardie  qu'une 
telle  œuvre  d'érudition  dans  la  Moscovie  antérieure  à 
Pierre  le  Grand.  Par  l'ordre  du  patriarche,  d'anciens  ma- 
nuscrits grecs  et  slavons  furent  rassemblés  de  toutes  parts; 
des  moines  de  Byzance  et  de  l'Athos  furent  appelés  à  com- 
parer les  versions  slaves  aux  originaux  grecs.  Des  livres 
liturgiques,  Nikone  effaça  les  interpolations  de  l'ignorance 
ou  de  la  fantaisie.  Les  nouveaux  missels  imprimés,  le  pa- 
triarche les  fit  adopter  par  un  concile  qui  en  imposa  l'usage 
à  tous  les  États  moscovites1. 

«  Un  grand  tremblement  me  prit,  dit  un  copiste  du 
seizième  siècle,  et  l'épouvante  me  saisit  quand  le  révé- 
rend Maxime  le  Grec  me  donna  l'ordre  d'effacer  quelques 
lignes  d'un  de  nos  livres  d'église*.  »  Le  scandale  ne  fut  pas 
moindre  sous  le  père  de  Pierre  le  Grand:  la  main  qui  tou- 
chait aux  livres  sacrés  fut,  de  toutes  parts,  traitée  de  sacri- 
lège. Soit  instruction,  soit  esprit  de  corps,  le  haut  clergé 
soutint  le  patriarche;  le  bas  clergé  et  le  bas  peuple  opposè- 
rent une  vive  résistance.  Après  plus  de  deux  siècles,  un  grand 
nombre  de  fidèles  persistent  toujours  à  garder  les  anciens 
livres  et  les  anciens  rites,  consacrés  par  les  conciles  natio- 
naux et  la  bénédiction  des  patriarches.  C'est  là  le  point  de  dé- 
part du  schisme,  du  raskol,  qui  déchire  encore  l'Église  russe. 
A  la  prendre  de  haut,  cette  contestation  roule  sur  l'épineuse 
question  de  la  transmission  et  de  la  traduction  des  textes 
sacrés,  question  qui  plus  d'une  fois  a  divisé  les  Églises  de 
l'Occident  En  Moscovie,  il  n'y  avait  pas  dix  hommes  capa- 
bles de  porter,  en  connaissance  de  cause,  un  jugement  sur 
le  Tond  de  la  dispute  :  la  querelle  n'en  fut  que  plus  vio- 
lentc  et  plus  longue*  DdS  moines,  des  diacres,  souvcnl  de 

I.  l.<  s  < orrectiooi  apportée!  aux  livret  liturgique*  par  Nikone  n'onl  paa 
toiyoori  loffl  I  rétablir  la  pareté  'lu  texte,  taee]  b  I  il  été  parfoii  quesUon 
d'une  nouvelle  revlaion  ;  mais  le  n-iiismc  suscité  au  dix-eeptiéme  eiécle  par 
l'eotreprite  de  Nikone  est  peu  encourageant  pour  iei  Imitateurs. 

■    /•,  ,.■<■  huniilii  mitropolUa  Unskovskago  t'inokom  Uak$imonv)  p.  10; 

l<>  IViTdti 


LE  RASKuL  :  LES  PRINCIPAUX  POINTS  EN  LITIGE.  333 

simples  sacristains  dénoncèrent  les  corrections  de  Nikone 
comme  un  emprunt  à  Home  on  aux  protestants,  comme 
une  religion  nouvelle.  Contre  ces  séditieux,  l  Église  employa 
les  supplices  partout  usités  contre  les  hérétiques  :  elle  ne 
til  que  donner  au  Bchismc  une  impulsion  nouvelle  en  lui 
donnant  des  martyrs.  t>i\  ans  après  la  proclamation  de  la 
revision  liturgique,  un  concile  en  déposait  solennellement 
le  hardi  promoteur,  victime  de  la  jalousie  des  boyardi 
déposition  de  Nikone  parut  justifier  le  ratkoh  La  condam- 
nation du  réformateur  semblait  devoir  entraîner  l'abandon 
de  la  réforme.  Aussi, grande  fut  la  stupéfaction  popul 
quand  le  concile  qui  venait  de  déposer  l'auteur 
rections  liturgiques,  lança  l'anathème  contre  les  adi 
de  ees  corrections.  La  pari  prise  a  cette  excommunication 
par  les  patriarches  orientaux  en  affaiblit  l'effet  an  lieu  de 
le  renforcer,  les  dissidents  refusant  à  des  évêqu 
mi  syriens,  qui  ne  connaissaient  point  une  lettre  slave,  le 
droit  de  prononcer  Bur  des  livres  slavons. 

Dans  le  monde   Lhéologique,  SI    habitué  aux   ^uhlili 
jamais  pent-èlre  d'aussi  longues  querelles  n'eurent  d'aussi 

futiles  motifs.  La  forme  et  le  signe  de  la  croix,  la  dit 

lion  îles  processions  à  l'oecident  ou  à  l'orient,  la  lecture 

d'un  des  articles  du  symbole,  l'orthographe  du  nom  da 
lésus,  l'inscription  mise  au-dessus  du  crucifix,  Vattehtia 

répète  deux  ou  trois  fois,  le  nombre  de  prospnoret  ou  p 

à  consacrer,  tels  sont  les  principaux  points   de  la  contro- 
verse  qui,  depuis  Nikone,  divise  l'Églie  A  vrai  dire, 

les  premières  disputes  entre  les  Latins  al  les  G  por- 

taient pas  sur  des  questions  beaucoup  plus  lient 

aussi  des  altérations  dans  le  rite  que  les  Grecs  reprochaient 
aux  Latins  comme  des  hérésies.  En  attachant  une  telle 
valeur  au  rituel,  les  raskolniks  moscovites  ne  faisaient 
guère  que  suivre  l'exemple  de  leurs  maîtres  grecs.  En  ce 
sens,  le  iwkol  russe  n'est  qu'une  conséquence  ou,  si  l'on 
préfère,  une  exagération  du  formalisme  byzantin. 
Les  Russes  orthodoxes  font  le  signe   de  la  croix  avec 


334  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

trois  doigts,  les  dissidents  avec  deux  doigts  comme  les 
Arméniens.  Les  premiers  admettent  comme  nous  la  croix 
à  quatre  branches,  les  seconds  ne  tolèrent  que  la  croix  à 
huit  branches,  ayant  une  traverse  pour  la  tête  du  Sauveur 
et  une  autre  pour  ses  pieds.  L'Église,  depuis  Nikone,  chante 
trois  alléluia,  les  raslcolniks  en  chantent  deux.  Les  dissi- 
dents justifient  leur  entêtement  par  des  interprétations 
symboliques  ;  d'un  simple  rite,  ils  aiment  à  faire  toute  une 
profession  de  foi.  Ainsi,  dans  leur  signe  de  croix,  ils  pré- 
tendent avec  les  trois  doigts  fermés  rendre  hommage  à  la 
Trinité,  et  avec  les  deux  autres  à  la  double  nature  du 
Christ,  en  sorte  que,  sans  aucune  parole,  le  signe  de  la 
croix  devient  une  adhésion  aux  trois  dogmes  fondamen- 
taux du  christianisme  :  trinité,  incarnation,  rédemption.  Ils 
interprètent  de  même  le  double  alléluia  venant  après  trois 
gloria,  reprochant  à  leurs  adversaires  de  négliger  dans 
leurs  rites  l'un  ou  l'autre  des  grands  dogmes  chrétiens. 
Ces  interprétations,  appuyées  sur  des  textes  corrompus 
ou  de  prétendues  visions,  montrent  de  quel  singulier 
alliage  de  grossièreté  et  de  subtilité  s'est  formé  le  raskol. 
A  en  juger  par  l'origine  de  la  querelle,  le  culte  de  la 
lettre,  le  respect  servile  de  la  forme  est  l'essence  du 
Bchisme.  Pour  le  Moscovite  en  révolte  contre  les  réformes 
de  Nikone,  les  cérémonies  semblent  être  tout  le  christia- 
nisme «•!  la  liturgie  toute  l'orthodoxie.  Cette  confusion 
entre  les  formes  du  culte  et  la  foi  s'exprime  dans  Le  nom 
que  se  donnent  à  eux-mêmes  les  dissidents.  Non  contents 
de  L'appellation  de  vieux-ritualistes,  staroobriadlsy,  ils 
prennenl  Le  titre  de  vieuaycroyantai  stairovèry,  c'est-à-dire 
de  vrais  croyants,  de  frais  orthodoxes,  car,  &  l'inverse  des 
sciences  humaines,  dans  Les  choses  religieuses  c'est  tou- 
jours L'antiquité  qui  fait  Loi;  Les  innovations  môme  ne  s'j 
font  qu'au  nom  <iu  passé*  Gela  est  particulièrement  vrai 
de  L'Église  grecque,  qui  a  mi-  i  gloire  dans  l'immobilité, 
al  fait  de  la  fidélité  à  la  tradition  l'unique  critérium  de  la 
vérité.  Ici  encore,  Lorsqu'ils  le  refusaient  à  toute  apparence 


LE  RÀSKOL  :    BON  PRINCIPE.  335 

d'innovation,  les  vieux-croyants  06  Taisaient  qu'outrer  le 
principe  de  leur  Eglise.  Peu  importe  que  la  prétention  des 
starovères  fût  mal  justifiée,  que  le  parti  qui  w  réclamait  le 
plus  de  l'antiquité  eût  le  moins  de  titrée  à  l'antiquité 
vieux-ritualisles,  en  se  laieeanl  martyriser  pour  les  anc 
livres,  n'étaient  que  les  aveugles  victimes  de  l'immobilité 
systématique  du  byzantinisme. 

Le  principe  du  raekol  asl  essentiellement  réaliste*  >ous 
ce  matérialisme  du  culte  m  laisse  cependant  découvrir  une 
sorte  d'idéalisme  grossier.  Les  aberr&Uoiu  -  ont 

toujours  un  cùii-  élevé,  dans  la  déraison  m  al  n'est 

point  ignorante  superstition  dans  l'attachement  scrupu- 
leux du  siarovère  pour  imonies  traditionnelles. 
Cette  vulgaire  hérésie  n'est,  en  somma,  qu'un  ritualisme 
ssif  et  logique  jusqu'à  l'absurde.  Si  le  vieux-croyanl 
re  ainsi  la  lettre,  c'esl  qu1  i\  la  lettre  et  l'esprit 
sont  indissolublement  unis, que, dans  la  religion, les  formes 
el  le  fond  Boni  également  divins.  Pour  lui,  le  christia- 
nisme esl  quelque  chose  d'absolu,  le  coite  aussi  bien  que 
le  dogme;  c'est  un  tout  complet  dont  toutes  les  partiel 
tiennent:  à  ce  chef-d'œuvre  de  la  Providence,  nulle  main 
humaine  ne  peut  toucher  sans  le  défigurer.  A  chaque  pa- 
role, à  chaque  rite,  le  berche  une  raisoneachée. 
Il  se  refuse  à  noire  qu'aucune  .  aucune 
des  formules  de  l'Église  soit  vide  d<  a  de  vertu. 
Pour  lui,  rien  d'accessoire,  rien  d'indifférent  ou  d'insigni- 

liaut  dans  le  service  divin.  Tout  est  saint  dans  les  eli 

saintes,  tout  est  profond  et  mystérieux,  tout  est  incommu- 
table  et  adorable  dans  le  culte  du  Seigneur.  Sans  pouvoir 
formuler  sa  doctrine,  le  storovére  fait  de  la  religion  une 
sorte  de  Qgure  achevée,  de  représentation  adéquate  du 
monde  surnaturel.  Ainsi  compris,  le  vieux-croyant,  qui  se 
faisait  brûler  vif  pour  un  BÎgne  de  croix,  et  arracher  la 
langue  pour  un  double  alléluia,  devient  éminemment  reli- 
gieux; ce  qui  l'égaré,  c'est  en  quelque  sorte  l'excès  de 
religion.  Son  formalisme  a  pour  principe  le  symbolisme, 


336  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ou,  pour  mieux  dire,  le  raskol  n'est  que  l'hérésie  du  sym- 
bolisme. Là  est  son  originalité,  là  est  sa  valeur  dans  l'his- 
toire des  sectes  chrétiennes.  Aux  yeux  de  ces  rilualistes 
outrés,  les  cérémonies  ne  sont  point  un  simple  vêtement 
de  la  religion,  elles  en  sont  le  corps  et  la  chair;  sans  elles, 
le  dogme  n'est  qu'un  squelette  inanimé.  Par  là  le  raskol 
est  en  opposition  directe  avec  le  protestantisme,  qui  fait 
bon  marché  des  formes  extérieures,  les  regardant  comme 
une  parure  frivole  ou  une  dangereuse  superfétation.  Pour 
le  starovère,  le  rituel  est,  de  même  que  le  dogme,  partie 
intégrante  de  la  tradition;  il  est  également  le  legs  du 
Christ  et  des  apôtres  :  la  mission  de  l'Église  est  de  les 
conserver  intacts  l'un  comme  l'autre. 

Unie  au  goût  du  symbolisme,  cette  scrupuleuse  fidélité 
aux  formes  extérieures  du  culte  n'implique  pas  toujours 
un  esprit  servile.  Loin  de  là,  le  penchant  à  l'allégorisme, 
qui  s'attache  tellement  à  la  lettre,  prend  parfois  de  sin- 
gulières libertés  avec  l'esprit  des  cérémonies  ou  des  textes. 
C'est  le  propre  du  génie  symbolique  de  respecter  scrupu- 
leusement les  dehors  en  traitant  arbitrairement  le  fond. 
Dans  ses  mains,  le  rituel  et  les  livres  sacrés  deviennent 
comme  la  donnée  d'une  céleste  énigme  dont  l'imagina- 
tion trouve  le  mot.  En  demandant  un  sens  caché  aux  faits 
comme  aux  paroles,  certains  raslcolniks  ont  fini  par  allé- 
gi iriser  les  histoires  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
par  transformer  les  récils  de  l'Écriture  en  paraboles.  Quel- 
ques-uns ont  été  jusqu'à  D6  voir  que  des  ligures  dans  les 
plus  grands  miracles  évangéliques1.  Avec  une  telle  mé- 
thode d'exégèse,  on  peut  aboutir  à  une  sorte  de  rationa- 
lisme mystique;  les  formes  de  la  religion  risquent  de  de- 

1.  S'il  faut  pu  croirt;  Iimiln  do  lloslof,  évê<|uc  du  dix  huitième  siècle,  cer- 

iujn.,  ii  ;n.  ni  déjt  M1"'  h  rèmrraction  de  Lazare  était,  non  point 

un  fuit,  mai*  une  paraliok.       I  i  l'Aini'  humaine,  cl  sa  nn.rt  le  péché. 

Marthe  et  Marie,  sunl  lu   corps  ot    l'Ame.    La    tombe,  Ce    sont  les 

,[•   li    rk     II   té  OITaet ,  c'esl  la  conversion.  De   même,  l'entrée  du 

|  une   ànesse  n'est  i|u'unr   similitude.      Kelsicf,  Sbor- 

ntt  jnacit'i.Avini'jUt  evAMnfl  o  raikolÂikakh,  t.  1",  |).  14. 


LE   RASKOL   :    LES   VIEUX-CROYANTS.  337 

venir  plus  solides  que  le  fond,  et  le  culte  plus  sacré  que 
le  dogme.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  quelques-unes  des 
sectes  extrêmes  du  raskol.  Il  y  eut,  chez  ce  peuple  ignorant, 
une  véritable  débauche  d'interprétation  <'t.  par  loite,  d'en- 
seignements fantastiques  et  de  erojancea  bizarres. 

Le  vieux-croyant  est  attaché  à  ses  rites  non  II 'iib-inent 
pour  le  sens  qu'il  leur  donne,  mais  pour  la  bouche  dont 
il  les  tient;  le  respect  des  coutume-,  traditionnelles,  des 
mœurs  léguées  par  lei  incétrea,  est   la  raison  morale,  la 

raison  sociale  du  schisme.  Dani  m  dévotion  obstinée  ini 
rites  et  aux  prières  (|ue  lui  ont  enseignée  lee  pères,  le 
starovère  ne  fait  encore  qu'exagérer  un  sentiment religieui 
ou.  du  moins,  un  des  sentiments  qui,  d'ordinaire,  se  lient 

à  la  religion  et  en    augmentent  la  f«<  hommes  ou 

les  peuphs  ont  toujours  tenu  à  honneur  île  garder-  la  toi 
de  leurs  pères  :  l'abus  que  la  rhétorique  a  fait  de  cette 
expression  en  montre  la  puissance  BUT  le  cœur  humain. 
Ainsi  liée  à  la  famille  ou  à  la  patrie,  la  religion  Semble  un 
héritage  et  connue  un  dépôt  des  ancêtres.  Nulle  pai 

liment  n'a  été  plus  vivace  qu'en  Bussie,  oo  il  s'unit  souvent 

à  un  respect  superstitieux  de  l'antiquité.  Beaucoup  de  sec- 
taires, quand  on  les   interroge  sur  leur  foi,  n'en  donnent 

point  d'autre  raison.  Naguère  encore,  aux  exhortations  d'un 
juge  de  notre  connaissance,  'les  pas  sans  poursuivis  pour 
des  pratiques  religieuses  clandestines  répondaient  :  «Ce 

sont  les  rites  de  nos  pères;  qu'on  BOUS  transporte  où  l'on 
voudra,    mais   qu'on  nous    laisse    sui\re  le  culte   de    nos 

pères  ».  On  raconte  que,  lors  de  sa  visite  à  leur  cimetière 
de  Hogojski,  le  césaré\itch  Nicolas,    frère   aine  d'Alexan- 
dre III,  reçut  des  vieux-croyants  de  Moscou  une  semblable 
réponse1. 
La  réforme  de  Nikone  était  une  révolution  dans  les  pra- 

1.  a  Pourquoi  rejetez-vous  noire  Enlise  :'  leur  avait  demandé  le  prince.  — 
pare*  que  ainsi  nous  ont  enseigné  nos  pères  et  nos  aïeux,  u  F.  Y.  Livanof 
Ratkotnik*  i  Ostrojniki.  t.  1".  p.  28. 
\ 
\  m.  22 


338  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tiques  élémentaires  de  la  dévotion;  le  fils  était  obligé  de 
désapprendre  le  signe  de  croix  enseigné  par  sa  mère. 
En  tout  pays,  un  tel  changement  eût  jeté  un  grand  trouble; 
en  aucun  la  perturbation  ne  pouvait  être  plus  grave  qu'en 
Russie,  où  la  prière,  accompagnée  d'inclinaisons  de  corps 
et  de  signes  de  croix  répétés,  a  une  sorte  de  rite  matériel. 
Le  peuple  repoussait  le  nouveau  signe  de  croix  et  toute  la 
nouvelle  liturgie.  Il  se  souciait  peu  que  les  rites  établis 
par  Nikone  fussent  plus  antiques  que  les  siens.  Pour  l'igno- 
rant Moscovite,  il  n'y  avait  d'autre  antiquité  que  celle  de 
ses  pères  et  grands-pères  ;  et  ses  pères  lui  avaient  enseigné 
de  minutieuses  observances  pour  toutes  les  heures  et 
tous  les  actes  de  la  vie.  Le  Moscovite  était  emmailloté 
d'un  réseau  de  rites  comparable  au  cérémonial  chinois. 
Un  livre  du  seizième  siècle,  le  Domostroï,  le  Ménagier 
russe,  montre  jusqu'où  était  poussé  le  formalisme  de  l'an- 
cienne Moscou.  La  religion  que  recommande  le  prêtre 
Sylvestre,  précepteur  d'Ivan  IV  et  rédacteur  du  Domostruï, 
consiste  avant  tout  dans  le  respect  scrupuleux  des  rites 
extérieurs.  Pour  ce  code  de  la  piété  et  du  savoir-vi\re 
moscovites,  le  bon  chrétien  est  celui  qui  se  lient  raide  pen- 
dant les  offices;  qui  baise  la  croix,  les  images,  les  reliques,  en 
retenant  son  souffle,  sans  ouvrir  les  lèvres;  qui  consomme 
l'hostie  sans  la  faire  craquer  avec  les  dents;  qui,  le 
matin  et  le  soir,  s'incline  trois  fois  devant  les  icônes  do- 
mestiques, en  frappant  la  terre  du  front, on  (Mise  courbanl 

au  moins  jusqu'à  la  ceinture1. Tous  ces  usages  des  ancêtres, 
Icraslcolnik  mil  son  honneur  à  leur  demeurer  fidèle,  et  eela 

non  seulement  en  religion,  mais  en  toute  chose.  Mans  cer- 
taines régions  il  i  conservé  avec  presque  autant  de  soin 
les  coûtâmes  domestiques,  les  rites  des  fêtes  civiles,  les 
n. les  .lu  passé»]  compris  les  traditions  el  les  chants 
d'origine  païenne,  que  la  liturgie  antérieure  à   Nikone. 


i.  rotes  ii.-nis  in  Bibliothèque  t'uim-srii,-  Lausanne,  mal  |H87,  l'élude  de 
M.  L.  i.' ii  II  rti  doua  i"i"r  ■'"  Rouie. 


LE  RASKOL  :  LES  VIEUX-CROYANTS.  339 

C'est  ainsi,  parmi  les  raskolnik*  de  l'Onega,  que  Hilferding 
a  recueilli  les  principales  de  ses  bylinas  ou  romances 
épiques1.  C'est  ainsi  que,  dans  la  fête  à  demi  païenne  du 
printemps,  A.  Petchersk]  avait  cru  retrouver,  a  du 
de  dislance,  un  écho  de  la  lointaine  poésie  liai  <\  intérieure 
à  la  prédication  du  christianisme.  Dani  Vùba  d.-s  vieux- 
croyants,  les  vieilles  coutumes  se  tout  conservées  inta 
comme  enfouies  sous  la  superstition. 

L'un  des  caractères  de  j'orthodoiie  orientale,  c'est,  nous 
l'avons  dit',  sa  propension  à  prendre  une  forme  national.- 
en  se  constituant  en  Églises  locales,  ayant  chacune  leur 
langue  liturgique,  .Nulle  part  cette  tendance  n'a  été  plus 
marquée  que  chez  le  Sla\e  russe.  A  certains  égardi 

raskol  n'a  été  que  la  conséquence  OU  le  dernier  tenu 

ce  nationalisme.   11  ftgl    sorti  de   le  liturgie   national.-;  il 

est  né  des  missels  ilavone.  Le  liturgie  ilave,  héritée  de 

Cyrille  et  de  Méthode,  le  Rut  tait  alla  une 

ignorante  révérence,  sans  tenir  compte  é  rai    U 

slavon  était  devenu  pour  lui  la  véritable   langue 

Identifiant  l'orthodoxie  avec  ses  livres  ••(  les  apocryphes, 

le  Moscovite  n'a  pas  \oulu  en  croire  I 

grecs,  appelés  en  témoins  par  tes  patriarches,  il  l'en 

tenu  obstinément  à  ies  missels  ilavone,  égalée  par  lui  aux 

Écritures.    Chez   lui,    le  côté    local,   national  .le  II 

prévalu  sur  le  coté  œcuménique,  catholique,  il  n'a  plus 

connu  que  son  Église,  que  Sa  liturgie,  que  les  traditions, 

et  il  l'y  est  aveuglément  cantonné,  comme  si  la  révélation 
avait  été  faite  m  paléoslave,  ou  comme  si  la  Russie  était 
tout  le  bercail  du  Christ.  Aussi  a-t-on  pu  dire  que  le  raskol 
n'a  pas  été  seulement  la  vieille  foi,  mais  la  foi  russe5. 

Chez  le  Moscovite  du  dix-septième  siècle,  rattachement 
auxformes  extérieures  du  culte  était  d'autant  plus  vif  que 
Moscou  se  méfiait  des  tenlatives  des  papes  et  des  jésuites 

1-  Voyez  A.  Rambaud,  La  Russie  épique. 

2.  Voyez  plus  haut,  liv.  II,  chap.  n. 

3.  Vladimir  Solovief,  Religiozuyia  Omovy  jizni  •  Appendice. 


340  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

pour  la  rapprocher  de  l'Occident.  En  laissant  loucher  à 
ses  cérémonies  traditionnelles,  le  Russe  pouvait  craindre 
de  se  laisser  romaniser  et,  comme  les  grecs- unis  de 
Pologne,  d'être  à  son  insu  incorporé  à  l'empire  spirituel 
des  papes.  C'était  par  une  aveugle  fidélité  à  l'orthodoxie 
que  le  vieux-croyant  se  soulevait  contre  la  hiérarchie  ortho- 
doxe. Dans  leur  crainte  de  toute  corruption  de  l'Église,  le 
peuple  et  le  clergé  tenaient  en  suspicion  tous  les  étrangers, 
même  leurs  frères  dans  la  foi,  que  les  tsars  ou  les  patriar- 
ches appelaient  de  Byzance  ou  de  Kief.  Demeuré,  seul 
de  tous  les  peuples  orthodoxes,  indépendant  de  l'infidèle 
ou  du  catholique,  le  Russe  se  regardait  comme  le  peuple 
de  Dieu  élu  pour  conserver  sa  foi.  Avec  la  présomption 
et  l'entêtement  de  l'ignorance,  ce  pays,  longtemps  détaché 
de  l'Europe,  repoussait  tout  ce  qui  lui  en  venait.  Dans  leur 
haine  contre  l'Occident,  contre  ses  Églises  et  sa  civilisation, 
certains  vieux-croyants  en  excommuniaient  la  langue  théo- 
logique et  savante.  A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  un  de 
leurs  écrivains  s'indignait  contre  les  prêtres  orthodoxes 
de  la  Petite-Russie,  dont  beaucoup,  disait-il,  «  étudient  la 
trois  fuis  maudite  langue  latine  ».  Il  leur  reprochait  de 
ne  point  regarder  comme  un  péché  mortel  d'appeler  Dieu 
Deus,  et  Dieu  le  père  pater\  comme  si  la  Divinité  ne  put 
avoir  d'autre  nom  que  le  slave  Bog,  ou  comme  si  le  chan- 
gement de  mot  changeait  le  Dieu.  La  résistance  faite  par 
les  starovères  à  la  correction  du  nom  de  Jésus  est  dans 
le  même  esprit.  Conservant  la  forme  populaire  corrompue 
de  rstoui,  ils  repoussèrent  comme  diabolique  la  forme 
lissuus,  directement  dérivée  du  grec  A  de  iHs  traits  on 
seul  un  peuple  isole  par  la  géographie  et  l'histoire,  et 

comme  enfermé  dans  sa  propre  immensité,   une  BOTté  de 

Chine  «  liivliriinc.  ne  connaissanl  H  ne  voulant  connaître 

qu'elle-même. 

l.  Btotakêw  i>  podvigakh  ttradalttêf  Pokrovikago  noncutyria  tov*r- 
ektvchikhtia  >■  1791  godou  Keltief:  86orniA  pvaviteklwnnykh  tvicUnii  o 

1     II    p.  2'2.'>. 


LE  RASKOL  :  LES  VIEUX-CROYANTS.  341 

C'était  contre  l'étranger,  contre  t'influence  occidentale] 
que  se  soulevait  1«-  peuple  russe  en  Haut  contre 

Nikone.  Quand  ils  accusaienl  1«-  patriarche  de  pencher 
vers  I»'  latinisme  ou  le  luthéranisme,  tes  rieux-croyanta 
formulaient  mal  leur  reproche.  Ce  n'était  pas  les  théologies 
de  l'Occident,  c'était  son  esprit  el  m  civilisation  qu'em- 
pruntaient,  à  leur  insu  peut-être,  le  patriarche  Nikon 
le  tsar  Alexis.  L'origine  du  rotfcoJ  concorde  ivec  I 
ration  de  l'influence  étrangère  en  Ru«  l'est  point  lu 

un  l'ait  accidentel.  C'est  que  le  njhisnn;  l'ut  le  contren 
des  réformes  européennes  des  Rotaanof.  L'oeuvre  de  Nik 
parfois  attribuée  à  la  vanité  du  patriarche,  à  - 
paraître  lettré,  était  un  signe  avant-coureur  de  la  n 
lulion  prochaine,  un  symptôme  du  rapprochement  avec 
l'Occident,  où,  vers  la  môme  époque,  en  Angleterre,  par 
exemple,  des  réformes  analogues  donnaient  lieu  à  de  sem- 
blables querelles.  En  appelant  la  critique  et  l'érudition 
à  contrôler  tes   pratiques  de  la  piété]  l'ancien  ermite 
du  Lac-Blanc  cédait  an  courant  qui,  sons  i 
d'Alexis,  sous  le  frère  atné  de  Pierre  le  Grand,  allait  faire 
établir  à  -Mus, 'nu  une  académie,  une  aorte  d'univi  : 
clésiastique,  sur  le  modèle  de  celle  de  Kief.  Le  vent  d'où 
qui  se  levait  sur  les  plaines  russes,  soufflait  sur 
aussi  bien  que  sur  l'État.  C'est  dans  1«-  domaine  religieux 
que  se  m  d'abord  sentir  l'imitation  européenne,  e*eSl  dans 
la  religion  qu'elle  rencontra  te  plus  redoutable  obstacle. 
Au  point  de  vue  de  l'histoire,  le  raskol  est  la  résistance  du 
peuple  aux  nouveautés  importées  de  l'Occident  Ce  carac- 
tère du  schisme,  Pierre  le  Grand  le  mit  dans  tout  son 
jour;   d'une   révolte   théologique,  le  réformateur  fit  une 
révolte  sociale  et  civile. 


CHAPITRE  II 


Origine  et  caractère  du  raskol  :  ses  causes  politiques.  Le  schisme  est  une 
réaction  contre  les  réformes  de  Pierre  le  Grand  et  de  ses  successeurs. 
Du  raskol  comme  protestation  des  Vieux-Russes;  il  personnifie  la  résis- 
tance aux  formes  de  l'État  moderne.  —  Les  innovations  de  Pierre  le  Grand 
données  comme  un  signe  de  la  fin  du  monde.  L'empereur  regardé  comme 
l'antéchrist.  L'ère  de  Satan.  —  Condamnation  de  tous  les  usages  posté- 
rieurs à  Nikone  et  à  Pierre  le  Grand.  Lutte  avec  l'État  pour  le  port  de  la 
barbe.  —  Le  raskol  et  les  revendications  populaires  contre  le  servage  et  le 
despotisme  bureaucratique. 


Sorti  d'une  rébellion  du  formalisme  moscovite  contre  la 
correction  des  livres  d'Église,  le  raskol  a  reçu,  de  la  réforme 
européenne  de  Pierre  le  Grand,  une  vigueur  nouvelle  et 
une  portée  plus  haute.  Les  adversaires  des  changements 
liturgiques  introduits  par  le  patriarche  Nikone  se  sontgros- 
sis  des  adversaires  des  changements  politiques  introduits 
par  Pierre  et  ses  successeurs.  Le  schisme  est  devenu  une 
protestation  nationale  contre  l'imitation  de  l'étranger,  une- 
protestation  populaire  contre  la  constitution  de  la  Russie 
en  État  moderne.  Le  stardvère,  le  vieux-croyant,  a  person- 
nifié l'opposition  de  la  Russie  byzantine  aux  mœurs  nou- 
velles et  aux  importations  occidentales. 

Pierre  le  Grand  lût,  malgré  lui,  le  second  promoteur  du 
schisme.  Il  est  difficile  aujourd'hui  de  se  représenter  l'im- 
pression Faite  par  Pierre  l"  sur  ses  sujets,  de  ne  fut  pas 
seulement  «le  l'étonnement,  de  ls  stupéfaction,  ce  fut  du 
scandale.  Les  coutumes,  les  traditions,  les  préjugés  de  la 
Dation  étaient  attaqués  ouvertement,  systématiquement  h 
parfois  avec  une  sorte  de  brutalité.  Le  réformateur  ne  s'en 
prenait  pas  uniquement  aux  Institutions  civiles,  il  touchait 
.1  l'Kglise,  il  pénéirail  dans  la  maison,  réglementant  à  son 


LE  RASKOL  :  SES  CAUSES  POUTIQU]  343 

caprice  la  vie  privée,  comme  les  Affaires  publiques.  Dam 
la  Russie  nouvelle  de  Pierre  I r.  le  Vieux-Moscovite  ne  pou- 
vait reconnaître  sa  patrie;  il  était  dép  n  propre 
pays.  Des  vêtements  étrangers  choquaient  ses  veux,  des 
appellations  administratives  étrangères  frappaient  de  tous 
côtés  son  oreille.  La  perturbation  était  partout,  dans  les 
noms  et  dans  les  choses,  dans  le  calendrier  comme  dans 
les  lois,  iiaus  l'alphabet  comme  dans  les  modes  <-t  le 
tume.  Au  lieu  du  i,r  septembre,  le  premier  de  l'an  était  le 
i"  janvier:  an  li.'ti  de  compter  les  années  à  partir  do  com- 
mencement du  monde,  on  comptait,  comme  les  Latins, 
depuis  la  naissance  du  Christ  Les  vieilles  lettres  slavonnes, 
consacrées  i  ar  l'  -  anciens  missels,  étaient  défont] 
plusieurs  rej  r  ordre  «In  souverain.  Le  vêtement 
hommes  était  modifié  si  leur  menton  rosé,  le  voile  était 
arraché  du  iront  des  femmes.  Quelle  émotion  pouvait 
ressentir,  d'une  telle  en  de  secousses,  une  nation 
obstinément  attachée  aui  coutum  -  anoètres?  Celait 
comme  un  tremblement  de  terre  qui  ébranlait  la  vieille 
Russie  jusqu'en  ses  fondements. 
De  ces  changements,  tous  empruntée  à  l'Occident]  <• 

à-dire  aux   Latins  ou  aux   protestants,  un  inand  nombre 

avaient, pour  le  peuple, une  valeur  religieuse.  En  touchant 

à  l'ancien  calendrier,  à  l'écriture  slavoone,  au  eostumi 
tional,  Pierre  le  Grand  continuait,  am  yeux  de  se>  suj 
la  révolution  commencée  par  Nikone.  L'assimilation  pai 

sait  si  naturelle  que,  pour  les  vieux-cro\auts.  l'œuvre  de 
l'un  ne  l'ut  que  la  suite  et  la  conséquence  de  celle  de  l'autre. 
Cette  idée  se  formula  dans  une  légende  séditieuse  qui  lit  de 
Pierre  le  lils  adultérin  de  Nikone.  La  répulsion  du  vieux 
Russe  pour  les  innovations  du  patriarche  s'accrut  de  sa 
répugnance  pour  les  innovations  de  l'empereur:  son  op- 
position aux  réformes  civiles  s'étaya  de  sa  résistance 
à  la  réforme  liturgique.  La  révolte  des  mœurs  se  cou- 
vrit d'un  manteau  religieux  parce  qu'elle  avait  été  pro- 
voquée par  une  mesure  ecclésiastique  et,   plus  encore. 


344  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

parce  que  la  Moscovie  n'avait  pas  franchi  cet  âge  de  la 
civilisation  où  tout  grand  mouvement  populaire  prend 
une  forme  religieuse.  La  résistance  nationale  donna  au 
raskol  le  prestige  de  la  nationalité,  et  le  raskol  lui  com- 
muniqua la  force  de  la  religion.  En  en  mettant  le  siège 
dans  la  conscience,  le  schisme  donna  aux  répugnances 
populaires  une  vigueur  et  une  durée  dont  deux  siècles 
n'ont  pu  entièrement  triompher. 

Ce  n'était  point  seulement  contre  les  innovations  et  les 
emprunts  étrangers  de  Pierre  le  Grand,  c'était  contre  le 
principe  môme  de  ses  réformes,  contre  l'idée  de  l'État, 
contre  les  procédés  de  l'État  moderne,  que  s'insurgeait  le 
raskol.  Pour  le  Moscovite,  comme  aujourd'hui  pour  l'Orient 
musulman,  comme  pour  tous  les  peuples  d'une  civilisa- 
tion primitive,  l'imitation  des  pratiques  de  gouvernement 
de  l'Europe  se  faisait  surtout  sentir  par  des  charges,  par 
des  vexations.  A  cet  égard,  le  raskol  fut  la  résistance  d'une 
société  encore  à  demi  patriarcale  aux  formes  régulières  et 
savantes,  aux  formes  impersonnelles  et  importunes  des 
Étals  européens.  11  répugne  instinctivement  à  la  centrali- 
sation et  à  la  hureaucratie,  à  l'empiétement  de  l'État  sur 
la  vie  privée,  la  famille  et  la  commune;  il  cherche  à  se 
dégager  de  cette  inflexible  machine  administrative  qui, 
dans  ses  rouages  de  fer,  emprisonne  toulcs  les  existences. 
Comme  le  Cosaque  dont  la  sauvage  liberté  se  réfugiait  dans 
le  steppe,  le  vieux-croyant  ne  se  voulait  pas  soumettre  à 
ce  mécanisme  compliqué  :  il  repoussait  les  recensements, 
les  passeports,  le  papier  timbré,  il  repoussait  les  nou- 
veaux modes  d'impôt  ou  de  service  militaire.  Encore  au- 
jourd'hui, il  <'si  des  rtukolnikt  en  rébellion  systématique 
contre  les  procédés  élémentaires  de  l'État,  A  leur  antipa- 

Ihle  les  dissidents  ont,  comme  d'habitude,  trouvé  des  moi  ils 
religieux,  ils  uni  des  arguments  théologiques  contre  le 
recensement,  contre  l'enregistrement  des  naissances  et  des 

déOSS.    Aux    > i •  1 1  \   (11111    slriel    \  irii\-cro\anl  ,    Dieu    seul    a 

droit  de  tenir  registre  dis  h< <•>.  témoin  la  Bible  ci  la 


LE  RASKOL  ET   L'ŒUVRE  DE  PIERRE  LE  GRAND.     345 

punition  Imposée  à  David.  Parfois  des  dénominations 
administratives  accroissent  les  scrupules  de  ces  hommes 
simples,  toujours  enclins  à  prêter  aux  mots  et  aux  noms 
une  haute  valeur.  De  la, en  partie,  la  répugnance  populaire 
pour  la  capitation,  pour  Vimpâi  des  dmes,  podouefu 
podal  :  en  se  révoltant  contre  de  telles  désignations, 
peuple  de  serfs,  dont  l<-  lait  enchaîné  à  la  glèbe, 

revendiquait  à  sa  manière  la  propriété  de  son  sm 

Dans  leur  lutte  contre  la  tutelle  et  l'ingérence  de  l'État, 
certaines  Bectes  oc  sonl  venues  à  Bti  refus  r  .»  toutes  les 
obligations  impoe  a  habitants  par  tout  paj  -  ch  ilisé. 

Les  arrant»  ou  Urotmiki,  en  particulier,  font  profession  de 
vi\  reen  guerre  avec  l'autorité  «-i\  île,  ils  érigent  la  rébellion 
eu  principe  de  morale  ou  en  devoir  religieux.  L'État,  d'abord 
condamné  comme  auxiliaire  de  I  fut  maudit  pour 

ses  propres  tendances,  pour  ses  propres  prétentions.  Chose 
singulière,  le->  sect<  -  extrêmes  du  schisme  Unirent  par  con- 
sidérer le  gouvernement  de  leur  patrie  à  peu  près  du  même 
d'il  que  certains  chrétiens  des  pieu,  l'empire 

romain  encore  païen.  Pour  ces  fanetiqu  oent 

des  isars  orthodoxes  devint  le  règne  de  Satan,  et  ce  ne  fut 
point  là  une  vaine  métaphore;  ce  fut  une  croyance  arn 
un  dogme. 

Au  bouleversement  des  mœurs  publiques  et  pri\ 
Pierre  le  Grand,  à  loul  ce  qu'ils  regardaient  connu.'  le 
triomphe  de  l'impiété,  les  raskoiwki  ne  virent  qu'une 
explication  :  l'approche  de  la  On  du  monde,  la  venue  de 
l'antéchrist  Si  grand  était  l'ébranlement  de  la  terre  russe 
qu'il  semblait  que  tout  dût  disparaître,  l'Église,  la  son 
l'humanité  entière.  La  lin  du  monde,  tel  est,  depuis  des 
siècles,  le  cri  de  la  douleur  ou  de  la  stupeur  des  peuples 
chrétiens.  Nous  avons  vu.  après  des  révolutions  politiques 

I.  L'opposition  de  certains  raxkulniks  à  la  eapitation  était  d'autant  plus 
\i\e  (pue.  dans  les  intervalle!  d'une  révision  à  l'autre,  on  payait  pour  les 
limrs  mortes:  e'es-t  le  sujet  du  roman  de  Gogol.  Cet  impôt,  nominalement 
appliqué  SOI  morts,  paraissait  à  ces  CûMira  pteox   une  sacrilège  profanation. 


346  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ou  des  guerres  désastreuses,  dans  les  pays  les  plus  éclairés 
de  l'Europe,  en  France  et  ailleurs,  nous  avons  vu  des 
âmes  religieuses,  prises  d'un  trouble  subit,  recourir  à 
cette  suprême  explication  des  maux  de  l'Église  ou  de  la 
patrie,  et,  comme  les  prophètes  du  raskol,  annoncer  que 
la  fin  était  proche.  Que  devait-ce  être  dans  l'ancienne 
Russie,  alors  que,  sous  la  main  de  Pierre  le  Grand,  elle 
semblait  voir  tout  crouler  autour  d'elle?  Déjà,  lors  de  la 
réforme  de  Nikone,  les  fanatiques  avaient  annoncé  que  la 
chute  du  patriarche  était  le  signe  précurseur  de  la  fin  du 
monde.  Les  jours  de  l'homme  sont  comptés,  disaient-ils, 
l'époque  d'angoisse  décrite  dans  Y  Apocalypse  est  arrivée, 
l'anléchrist  va  paraître.  Et  quand  vint  Pierre  le  Grand, 
bouleversant  tout,  aux  yeux  d'un  peuple  incapable  de  le 
comprendre,  foulant  cyniquement  aux  pieds  les  vieilles 
mœurs  et  la  vieille  morale,  les  raskolniks  n'eurent  pas  de 
peine  à  reconnaître  en  lui  l'antéchrist  annoncé.  Chose  qui 
montre  le  peu  de  clairvoyance  des  nations,  le  créateur 
de  la  Russie  moderne  fut  regardé,  par  une  notable  por- 
tion de  son  peuple,  comme  un  envoyé  de  l'enfer,  et,  depuis 
lors,  l'empire  russe  a  été  maudit,  comme  l'empire  de 
l'antéchrist,  par  une  partie  de  ses  propres  BUJets1. 

La  personne  même  du  réformateur  prêtait,  par  certains 
côtés,  à  cette  silanique  apothéose.  Comme  une  sorte  de 
M'  -sie,  renié  du  peuple  qu'il  venait  renouveler,  le  til> 
d'Alexis  fut,  pour  sa  nation,  une  pierre  de  scandale.  Non 
seulement  ses  réformes  <i\  ilesel  sa  réforme  ecclésiastique. 
l'abrogation  du  patriarcat  qui  semblait  décapiter  l'Église 
au  profil  <ln  Lrône,  mais  ses  mœurs  privées,  mais  sa  con- 
duite personnelle  et  celle  de  ses  associés  étaient,  pour  la 
masse  du  peuple,  une  énigme  peu  édifiante.  Le  répudiation 
de  sa  femme  légitime,  la  tsarine  Budoxie,  son  union  adul- 


I.  on  m  ici  ou  i lu'on  vn\;iit  en  lui  mm  i t i <- .i i i i; i i i< > 1 1  du  mauvais  esprit, 

Pierre  le  Grand  eut  loin  de  faire  rédiger  par  Stéphane  lavorikl  un  traité  sur  lei 
tue  de  VAntéchri$l\  Znaméniia  prichettviia  Antikhrit 


LE  RASKOL  ET  PIERRE  LE  GRAND.  347 

tère  avec  une  concubin*'  étrangère,  la  mort   de  son  fils 
Alexis,  dont  on  faisait  retomber  le  sang  sur  ses  mains, 
tout,  jusqu'à  sa  Banté  et  sux  eontractioni  nerveuse- 
son  visage,  jusqu'à  ses  prodigieui  soecès  sjm  ton- 

nantes défaites,  contribuait  à  entourer  la  raronebe  «'t  gigan- 
tesque figure  «tu  réformateur  d'une  sorte  d'auréole  diabo- 
lique. Ivan  le  Terrible  avail  eu  non  moins  de  vices,  mais, 
jusqu'en  ses  crimes,  Ivan  le  Terrible  était  do  vrai  Mos- 
covite, dévol  «-t  luperstitieux  eonune  le  dernier  de  ses 

sujets. 

Devant  un  souverain  t«'l  que  Pierre  I  .  le  trouble  et  la 
Btupéfaction  des  vieux  Russes  étaient  d'autant  plus  grands 
que  plus  profond  était  leur  respect  pour  leurs  princes,  in 

tel  homme,  un  tel  «vase  d'iniquité  •,  un  tel  ■  loup  i-  i- 
pouvait-il  être  le  vrai  tsar,  le  (mm*  bku> 

rejeté  lui-même  le  titre  slave,  national  et  biblique  de  t 

pour  le  nom  étranger  el  païen  d'empereur?  Le  souvenir 
des  usurpateurs  «-t  de»  faux  Dmitri  était  encore  vivant 

Parmi  ce  peuple  illettré  et  dévo  i  nièrent  des  I 

qui  mirent  d'accord  sa  foi  au  règne  de  l'antéchrisl  avec 

son  respect  pour  ses  prino  s.  i    -  -    --nt  ainsi 

t'ait  une  sorte  d'histoire  fantastique,  dont  les  récits  SS  SOOl 

secrètemenl  transmis  jusqu'à  nos  jours.  Selon  les  un-, 

avons-nous  dit,  Pierre  le  Grand  est  le  bâtard  sacrilège  de 
Nikone,  le  patriarche,  et  d'une  telle  origine  ne  pouvait 

sortir  qu'un  lils  du  diable.  Selon  le»  autres,  le  t>ar  Pierre 
Alexéiéviteh  était  un  prince  pieux,  comme  ses  ancêu 
mais  il  avait  péri  en  mer,  et  on  l'avait  remplacé  par  un 
Juif  de  la  race  de  Danof,  c'est-à-dire  de  Satan.  Quand  il  se 
fut  emparé  du  trône,  le  faux  tsar  enferma  la  tsarine  dans 
un  couvent,  tua  le  tsarévitch,  se  maria  avec  une  aventu- 
rière allemande,  et  remplit  la  Russie  d'étrangers*.  Pour  le 
vieux-croyant,  de  pareilles  fables  expliquaient  cette  mons- 
truosité d'un   tsar   russe  destructeur  des   mœurs  de  la 

1.  Sbornik  pravitelstvennykh  svédénii,  etc..  I.  I",  p.  178.  17'.'. 


348  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES 

sainte  Russie.  Dans  le  cours  même  du  dix-neuvième  siècle, 
les  plus  petils  comme  les  plus  grands  événements  de  la  vie 
de  Pierre  Ier,  ses  vices,  comme  sa  gloire,  ont  servi  de  preuves 
à  sa  mission  de  perdition.  Remportait-il,  après  de  terribles 
revers,  d'insignes  victoires,  c'est  que,  aidé  du  diable  et 
de  la  franc-maçonnerie  {farmazia),  il  faisait  des  prodiges. 
A-t-il  dépassé  en  puissance  tous  les  souverains  russes  et 
tous  les  vieux  bogatyrs,  c'est  que  Satan  est  le  prince  de  ce 
monde,  et  que  son  ministre  s'y  devait  faire  adorer  comme 
un  dieu.  Les  faits  les  plus  simples  sont  interprétés  de  la 
même  façon.  Si  Pierre  se  faisait  appeler  Auguste  et  célé- 
brait le  commencement  de  l'année  au  1er  janvier,  avec  des 
fêtes  et  des  images  allégoriques,  c'est  qu'il  voulait  restaurer 
le  culte  des  faux  dieux  et  «  l'antique  idole  romaine  Janus1.  » 
Dans  ces  fables  ridicules,  dans  cette  incapacité  de  com- 
prendre qu'on  se  puisse  servir  d'un  emblème  ou  d'un  nom 
païen  sans  revenir  au  paganisme,  se  reconnaît  un  des 
trails  fondamentaux  du  ras/col,  son  symbolisme  réaliste,  sa 
manière  matérielle  d'entendre  les  images,  les  allégories, 
les  mots. 

La  présence  de  l'antéchrist  une  fois  découverte,  les  sinis- 
trea  descriptions  des  prophètes  furenl  aisément  appliquées 
à  la  Russie  ci  à  son  gouvernement.  Avec  leur  penchant  à 
chercher  de  mystérieuses  énigmes  dans  les  noms  ei  les 
nombres,  les  fanatiques  n'eurent  pas  de  peine  à  retrouver 
toute  l'Apocalypse dans  la  Russie  nouvelle.  Ils  cherchèrent 
le  chiffre  de  la  bête  dans  le  nom  même  de  Pierre  et  de  ses 
successeurs.  Chaque  lettre  ayant,  chez  les  slaves  comme 
chez  les  Grecs,  une  valeur  numérique,  il  s'agit,  en  addition- 
nant le  total  des  lettres  d'un  nom,  d'en  former  le  chiffre 
apocalyptique  de  0OT  Apocalypse,  un,  18).  En  intercalant, 
doublant  <»u  supprimant  quelques  caractères  el  en  se  con- 


|,  ToatM  cm  tllémtioM  m  trouvant  dani  no  écrit  composé  vers  ikîo  al 

Imprimée  Londraa  m  IM1(  iooi  la  titra  itSobraniéol  niàtago  Piianiia  o 

dan  !■  dauxièma  lomQd\iSbom{kpravitel$lv.$vidéniioratk  . 


LE  RASKOL  :  L'EMPEREUR  EST  L'ANTÉCHRIST.  349 
tentant  de  nombres  approximatifs,  les  sectaires  ont  décou- 
vert le  chiffre  diabolique  dans  le  nom  de  la  plupart  des 
souverains  russes,  de  Pierre  le  Grand  à  Nicolas.  S'il- 
permettent  de  pareilles  altérations,  c'est,  disent-ils,  que, 
pour  se  dissimuler,  la  bête  foufM  le  chiffre  qui  doit  la  dési- 
gner, en  sorte  qu'on  peut  aussi  bien  la  reconnaître  bous  le 
nombre  662  ou  664  que  tous  le  nombre  666,  Passant  de 

chaque  souverain  à  l'empereur  BO  général,  1  '(/As 

ont  démasqué  le  chiffre  de  la  bête  dans  le  titre  impérial. 
Par  un  singulier  hasard,  pour  tirer  le  nornl  lyp- 

tiquc  du  mol  imperatorl  ils  n'<>nt  qu'à  supprimer  la  Mconde 
lettre,  ce  qui  leur  l'ait  dire  que  l'antéchrist  Cache  son  nom 

de  perdition  bous  la  lettre  M1.  Par   une  rencontre  non 

moins  bizarre  et  non  moins  fâcheuse,  le  concile  de  Ë< 

qui,  après  la  déposition  de  Nikoi  nmunia  déflnitt- 

remenl  le  schisme,  avait  été  convoqué  en  l'année  1666. 
C'était  là  le  chiffre  fatal  :  il  ne  fut  révélé  aux  ratholnik»  que 
par  la  réforme  du  calendrier,  lorsque  Pierre  substitua 
l'ère  duChrisI  à  l'ère  datée  de  la  création.  Lesvieui  croyants 
ne  manquèrent  pas  d'en  être  trappes;  ce  fut  pour 
comme  une  arme  fournie  par  leurs  adversaires.   0 

année  devint  la  date  de  l'avènement  de  Satan.  Non  contents 

d'avoir  fait  de  leurs  souverains  une  série  de  ministres  du 
démon,  certains  de  ces  défenseurs  de  la  vieille  Russie  ont, 
à  l'aide  d'une  anagramme,  l'ait  de  leur  propre  patrie  la 
mystérieuse  contrée  maudite  des  ii.  %[  la 

Russie,  Russa,  qu'ils  reconnaissent  dans   r.t>»«,   de   la 
Bible,  c'esl  à  elle  qu'ils  appliquent  les  anathèn 
prophètes  contre  Ninive  et  Babylone. 

Pour  les  raskolnila,  le  signe  de  l'enfer  ne  fut  pas  seule- 
ment dans   le  titre  et  le  nom  de  leurs  souverains,  il  fut 

dans  toutes  leurs  innovations,  dans  toutes  leurs  importa- 

1.  Sobranié  ot  tvialago  Pitaniia  •>  ÀHtîkhriité;  Sbornik  prmvùehtv. 

svédénii  o  rank.,  t.  II.  p.  -2J7.  Comparer  le  lome  l",  p.  179. 


350  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tions  de  l'étranger.  La  Russie  étant  sous  le  règne  du 
«  diable,  fils  du  démon  »,  les  vrais  fidèles  devaient  repous- 
ser tout  ce  qui  s'était  introduit  dans  leur  patrie  depuis  les 
années  de  Satan.  Favorisée  par  cette  notion  de  l'antéchrist, 
la  lutte  du  raskol  contre  la  réforme  européenne  et  l'Étal 
moderne  s'étendit  à  tout  ce  qui  venait  de  l'Occident.  Nulle 
part  ne  se  montrent  mieux  au  jour  les  principaux  traits  du 
schisme:  son  étroit  formalisme  et  son  allégorisme grossier, 
son  culte  aveugle  du  passé,  son  exclusivisme  national.  Il 
donna  ce  singulier  spectacle  de  sectes  populaires  mettant 
à  l'index  tout  ce  qui  venait  du  dehors,  tout  ce  qui  était 
nouveau,  les  objets  de  consommation  matérielle  comme 
les  découvertes  de  la  science.  Tandis  que  l'Europe  s'enri- 
chissait des  productions  des  deux  Indes,  le  vieux-croyant 
leur  fermait  obstinément  sa  porte.  Il  condamnait  l'usage 
du  tabac,  l'usage  du  thé  ou  du  café,  l'usage  du  sucre;  trans- 
portant le  culte  des  anciennes  mœurs  dans  le  boire  et  le 
manger,  il  dénonçait  la  plupart  des  denrées  coloniales 
comme  hérétiques  et  diaboliques.  Tout  ce  qui  était  posté- 
rieur à  Nikone  et  à  Pierre  le  Grand  fut  proscrit  par  les 
défenseurs  des  vieux  livres.  Un  sectaire  défendit  de  se 
servir  des  routes  pavées,  parce  que  c'était  une  invention 
de  l'antéchrist;  plus  récemment,  un  autre  enseignait  que 
la  pomme  de  terre  était  le  fruit  à  laide  duquel  le  serpent 
avait  séduit  la  femme. 

Le  n  ieux-croyant  s'entourait  d'une  muraille  de  scrupules 
cl  de  préjugés,  se  retranchant  dans  son  ignorance  station- 
nain'  ri  excommuniant  à  la  fois  toute  la  civilisation.  Aux 
ordonnances  de  Pierre  l'r  enjoignant  de  changer  de  vêle- 
ment, «le  calendrier  ou  d'alphabet,  le  raskol  répondit  par 
un  décalogne  nouveau:  tu  ne  te  raseras  pas,  in  ne  fume- 
rai   pas,    tu    n'useras   pas  de  SUCre,  etc.    Dans    le    nord   de 

l'empire,  où  Ht  sont  plus  aombreuxel  plus  stricts,  beau- 
coup de  raikoUnikt  se  font  encore  scrupule  de  prendre 
du  tabac,  ■  L'herbe  trois  fois  maudite   ,  ou  de  mettre  du 

lUCre  dans  leur  thé.  Cd  répugnances  s'appuient  chez  eux 


LE  RASKOL  :   RÉSISTANCE   A IX   NOUVEAUTÉS.        351 

sur  des  argument-  tirés  de  1  Écriture  et,  le  plus  souvent, 
empreints  du  plus  grossier  réalisme.  Le  rieux-croyant  qui 
ne  fume  pas  s'autorise  de  ce  mot  de  l'Évangile  :  Ce  n'est 
point  ce  qui  entre  dans  la  bouche  de  l'homme  qui  le  souille, 
c'est  ce  qui  en  sort       M. m-    \n,  16).  Il  ajout.-  que  l'homme 

qui  fume  se  rend  semblable  su  diable,  dont  la  bouche 
exhale  une  fumée  empestée.  Le  \  i«u  \-t  r..\  anl  qui  répn 
le   sucre  se  fonde   sur  ce   que   les   raflineries  emploient 

du  san-,  <i  que  L'Écriture  défond  do  se  Dourrirda 

bêtes,  prohibition  qui  semble  avoir  été  plui  mpa 

respectée  en  Russie  qu'en  tonl  autre  paye  ehrétieu<  A  en 

croire  un  dicton  des  Star  ''lui  qui  fume  du  t 

chasse  l'esprit  saint,  celui  qui  prend  du  ri  trappe 
de  la  foudre,  celui  qui  prend  du  thé  ne 

En  dépit  de  tous  les  arguments  théol  te  wal 

motif  de  l'antipathie  du  vieux-croyant  pour  telle  ou  telle 

denrée,    pour    tel    mi    1.1    U|  -I    sa    DOOVeauté, 

récente  introduction  en  Russie.  Pour  la  manière  «le  rivre 
comme  pour  la  roi,  pour  la  table  de  même  que  pour  le 
culte,  il  prétend  rester  tidèle  sus  pratiques  de  ses  ano  ! 

In  jour,  «lit-on,  un  roikolmk  et  un  orthodoxe  étant  à  I 

ensemble,  le  dernier  prit  un  i  Ohl  le  poison  diabo- 

lique! s'écria  le  premier. —  El  t'eau-de-vie?  répondit 
compagnon.  —  Le  \ in  (vinu.  en  russe  on  appelle  ainsi 
l'eau-de-vie  .  h-  vin,  reprit  h-  rieux-croyant,  était  appr 
de  notre  grand-père  Noél  —  Eh  bien,  répliqua  l'autre, 

prouve-moi  que  Noé  ne  fumait  pas.    i  Chez  ce  peuple  aux 

mœurs  encore  patriarcales,  l'antiquité  est  |  qoj 

décide  -ans  appel.      .Ne  te  moque  pas  des  vieillards,  dit 
une  maxime  des  raskulniks,  car  le  vieillard  sait  les  vieilles 
choses  et  enseigne  la  justice.  » 
En  tout  conflit  politique    ou  religieux,    les  partis   ont 


1.  In  actes  proverbe,  eiW  pu  M.  Ralston,  m  plaint  qu'une  Dècbe  eaéaoiae 
ait  volé  jus.ju'it»  Russie  .i  MBoil  an  foncée  au  essor  da  paysan.  Malgré  cela, 
1.'  thé  ne  semble  plus  exciter  chez  les  ratkolnika  la  même  antipathie  que  le 

tabac. 


352  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

besoin  d'une  bannière,  d'un  signe  extérieur  visible  à  tous 
les  yeux,  accessible  à  toutes  les  intelligences.  Comme, 
en  plusieurs  pays  modernes,  les  questions  politiques  ou 
sociales  se  symbolisent  dans  la  couleur  d'un  drapeau,  ainsi, 
en  Russie,  dans  la  lutte  entre  l'entêtement  populaire  et  la 
propagande  européenne,  la  barbe  devint  le  signe  de  rallie- 
ment des  vieux  Russes,  l'emblème  de  la  nationalité  et  des 
vieilles  mœurs.  Le  combat  engagé  autour  du  menton  mos- 
covite fut  moins  puéril  qu'il  ne  le  semble.  Déjà,  longtemps 
avant  Pierre  le  Grand,  les  imitateurs  de  l'Occident  avaient 
commencé  à  se  raser,  contrairement  à  l'habitude  orientale 
observée  par  toutes  les  classes  du  peuple  russe.  Sous  le 
père  du  réformateur,  un  des  chefs  du  raskol,  le  protopope 
Avvakoum,  dénonçait  déjà  les  hommes  «  à  la  ligure  liber- 
tine »,  c'est-à-dire  au  visage  rasé.  Comme  d'habitude,  les 
vieux  Russes  mettaient  en  avant  des  scrupules  religieux, 
ils  alléguaient  d'abord  les  prohibitions  du  Lévitiqw1, 
ensuite  les  anciens  missels  et  les  décrets  du  Stoglaf,  sorle 
de  code  ecclésiastique  attribué  à  un  concile  national.  La 
défense  de  se  couper  la  barbe,  d'ordinaire  faite  uniquement 
au  clergé,  avait  été  peu  à  peu  étendue  à  tous  les  fidèles 
orthodoxes.  L'une  des  objections  d'Ivan  le  Terrible  au 
jésuite  Possevin,  c'cstque  les  Latins  se  rasaient  et  permet- 
taient le  rasoir  à  leurs  prêtres*.  Les  patriarches,  qui  jusqu'à 
Nikonen'étaienl  jruère  moins  formalistes  ni  moins  opposés  à 
toute  importation  des  mœurs  étrangères  que  Leurs  futurs 
adversaires  «lu  roekol,  les  patriarches  avaient  condamné 
l'usage  de  ie  couper  la  burin1  comme  «une  coutume  héré- 
tique défigurant  l'image  de  Dieu  el  rendanl  l'homme  sem- 
blable aux  chiens  el  aux  chats1  .c'est  là  le  principal  argu- 
ment Ihéologique  des  ennemil  du  barbier;  c'est  ainsi  qu'ils 

I.  «  Vour  ne  BOOpWM  pu  M  KMld  Im  COilM  M  voire  clie\elure  i't  vous  m 

oini  da  rôti*  bwbt  i 1/  Mtigue,  ta,  '.'7. cf.  m, 6),  Ce  pa 

a  inspire  mu  juifs  mm  moiii  l  pour  la  liai  lie. 

I'"ssevill   fut   lielirellX    de   l'epi  nulle  que   le   pape  l,n    ■,,!,,■  X.  1 1 1  portait  toute 

m  liai  lie  Ltrptgay,  Un  otéitragt  ponHfiotU  mi  uiêièiM  tièol$}  p.  130. 

i   I.  \IY,  p.  Vil,  27«. 


LE  UASKOL  :   LA  BARBE.  353 

interprètent  le  verset  de  la  Genèse  :  Dieu  lit  l'homme  à  son 
image.  Pour  combattre  cette  singulière   i  .  un  des 

évoques  de  Pierre  le  Grand,  Dinitri  de  Rostof,  composa  en 
vain  un  Traité  ntr  V imagé  et  la  ranemManee  de  Dùnt  dans 
l'homme1.  L'image  de  Dieu  est  la  barbe,  <•(  ia  ressem- 
blance la  moustache  ,  ecrivail  encore  un  raikohnk 
1830».  Voyez,  disent  les  rieux-croyants,  royea  le  Chrisl 
et  les  saints  des  anciennes  ta  al  la  bai 

Pour  leur  répondre,  tes  théologiens  orthodoxes  onl  d 
mettre  à  la  recherche  des  rares  Minti  imberbes  de  lleono- 
graphie  byzantine.  Au  fond,  c'était  toujours,  chea  ces 
hommes  simples,  même  attachement  aui  formes  ••'  dm 
symbolisme  dans  le  même  réalisme*  Gomme  an  texte  de  la 
parole  divine,  il  [usent  à  rien  laisser  changer  à 

l'œuvre  rivante  de  Dieu;  comme  ils  renient  que  chaque 
mot,  chaque  lettre  de  l'office  sacré  ail  nne  râleur  proj-r.'. 
ils  n'admettent  point  que  le  i  »  «  »  î  I  dont  le  Créateur  ■  fourni 
les  joues  de  l'homme  puisse  être  -  aiflcatton.  A  1 

yeux,  c'est  la  marque  dislinciive  du  risage  mâle,  le  - 
naturel  de  la  supériorité  de  l'homme  sur  la  femme] 
laisser  dépouiller,  c'esl  déformer  l'œuvre  divine  en  L'effé- 
minant,  c'est  une  sorte  de  mutilation  et  comme  de  castra- 
lion  de  la  virilit 

Gomme  le  double  alléluia  ou  la  croix  à  huit  branches,  la 
barbe  a  eu  ses  martyrs,  a  P&ersbourgmeme,  sous  Alexan- 
dre II,  en  1874,  un  .uns. rit  destiné  à  la  marine    refusait 

1.  RcusoujtMnii  o  tenue  bajii  ipodobié  v  tchélovéké.  1707.   Dl  - 

m'As  disaient  au  même  prékd  :  Nom  aimons  autant  nous  laisser  couper  la 
tête  que  la  barbe.  —  La  tète  ropoqinora  I  elle?     répliqua  l*év6ejM. 

2.  Oglachenia  BoudaAvcva,  Befcèdo-Femti,  p. 

S.  L'anecdote  suivante  montre  la  méthode  d'argumentation  des  vieux- 
civ\ants  et  de  leurs  ai.  \  certaine-  nfeolwifct  et  I—  ttfca* 

doxes  de  Moaeoa  avaient  au  Kremlin  des  discussions  publiques.  «  L'homme, 
disait  le  champion  des  vieux-croyants,  a  été  créé  avec  la  barbe;  par  suite. 
se  raser,  c'eat  mutiler  l'image  de  Dieu.  —  Point  du  tout,  répondit  l'ortho- 
doxe; l'homme  ■  été  crée  imberbe;  la  barbe  lui  a  poussé  après  la  chute, 
l'âge  de  l'innocence,  les  enfants:  ils  naissent  sans  barbe;  elle  ne  leur 
vient  qu'à  l'âge  où  ils  commencent  à  pécher;  donc,  en  se  rasant,  l'homme 
retourne  à  sa  forme  primiti\ 

m.  23 


354  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

obstinément  de  permettre  au  rasoir  d'approcher  de  son 
visage,  et,  plutôt  que  de  manquer  à  sa  religion,  se  faisait 
condamner  à  une  peine  de  plusieurs  années,  pour  révolte 
contre  ses  chefs.  De  tels  scrupules  ont  amené  le  gouverne- 
ment à  laisser  la  barbe  à  certains  corps  de  troupe,  en 
majorité  vieux-croyants,  aux  Cosaques  par  exemple.  Pour 
triompher  des  répugnances  populaires,  Pierre  le  Grand 
usa  de  tous  les  moyens  :  il  échoua  ;  la  barbe  a  vaincu  le 
réformateur.  Les  tsars  ont  dû  laisser  tomber  en  désuétude 
les  nombreuses  lois  de  leur  Sobranié  Zakonof  sur  la  barbe 
et  les  barbus.  En  vain,  ne  pouvant  raser  de  force  tous  les 
récalcitrants,  Pierre  avait  imaginé  d'imposer  une  taxe  aux 
longues  barbes;  en  vain,  il  avait  mis,  sur  les  plus  ardents 
défenseurs  des  anciennes  coutumes,  sur  les  raskolniks,  un 
double  impôt.  Quand  il  leur  interdisait  d'habiter  les  villes 
et  qu'il  les  privait  de  droits  civils,  quand  il  les  obligeait  à 
porter,  comme  signe  distinctif,  un  morceau  de  drap  rouge 
sur  l'épaule,  Pierre  ne  faisait  que  désigner  les  vieux- 
croyants  au  respect  du  peuple,  comme  les  plus  courageux 
représentants  des  traditions  nationales. 

Devant  une  telle  attitude  vis-à-vis  de  la  civilisation,  il 
est  difficile  de  se  méprendre  sur  le  caractère  social  du 
schisme.  C'est  une  protestation  populaire  contre  l'invasion 
des  mœurs  étrangères.  C'est  une  réaction  contre  la  réforme 
de  Pierre  le  Grand,  un  peu  comme  l'ultramontanisme 
moderne  est  une  réaction  contre  la  Révolution.  Les  staro- 
Bonl  les  défenseurs  des  anciennes  mœurs,  dans  le 
domaine  civil  comme  dans  le  domaine  religieux.  Le  vieux- 
croyant  esl  le  vieux  Russe  par  excellence,  c'est  le  slavophile 

du  peuple,  le  slavophile  Conséquent  jusqu'à  l'absurdité. 
It.ins  sa  révolte  contre  l'autorité,  il  ressemble  moins  au 
jacobin  qu'au  Vendéen.  Le  vieux-croyant  est  le  rélraclairc 

moscovite  persistant  à  travers  les  transformations  de  la 
i  •  nouvelle.  C'est  le  Russe  repoussant  l'Europe  pour 
demeurer  asiate,  a  col  égard,  le  schisme  est  le  trait  le  plus 
oriental  de  la  Russie. 


LE  RASKOL  :   SON   CARACTÈRE  RÉTROGRADE.        355 

Comme  l'Orient,  leraskoi  s'est  enchaîné  ans  forme» exté- 
rieures, il  glorifie  l'immobilité  et  veut  maintenir  la  société 
dans  un  moule  traditionnel,  au  risque  de  l'y  pétrifier. 
Comme  l'Orient  et  comme  l'enfant,  il  place  la  et  la 

science  à  l'origine  dea  civilisatione ;  il  ne  croil  I  rien  de 
bon  en  dehors  des  leçons  de  l'antiquité;  il  estime  que  les 
pères  valaient  mieux  que  leurs  fils;  il  regarde  l'ancienne 
manière  de  vivre  comme  préférable  un  temps  p 
C'est  à  ce  point  qu'on  peut  se  demander  si,  su  lieu  d'être 
le  principe  de  rattachement  anj  vieilles  mœurs,  le  rasfeoJ 
n'en  est  pas  plutôt  la  suite.  Bon  respect  do 
de  l'antiquité,  il  !<■>  porte  là  où  la  religion  n's  rien  I  i 
ou,  mieux,  ce  respect  du  passé  est  le  fond  même  d 
religion. 

Ainsi  envissgé,  le  vieux-croyant  est  rétrograde,  il 
opposé  au  principe  du  progrès,  c'est  le  héros  de  la  routine 
et  le  martyr  du  préju  -  feus  sont  d'ordinaire  ton: 
en  arrière;  s'il  rêve  des  réformes,  c'est  le  plus  souvent  un 
retour  au  bon  vieux  temps  légendaire.  Dans  ss  lutte  contre 
le  pouvoir,  il  en  est  resté  à  l'ancienne  conception  de  la 
souveraineté.  «  lu  tsar  au  lieu  d'un  empereur  »,  telle 

la  devise  politique  de  la  plupart  des  dissidents,  COmm 
la  majorité  du  peuple.  On   montrait   un  jour  l'empereur 
Alexandre  11  à  un  conscrit  rotffo&ttfc.       Ce  tt'CSl  pas  là  un 

tsar,  dit  le  conscrit,  il  a  des  moustaches,  on  uniforme,  une 
épée  comme  tous  nos  officiers;  c'est  un  général  comme  un 

autre.      Pour  ces  adorateurs  du  passé,  pour  ces  dévots  du 

cérémonial,  un  tsar  est  un  homme  à  longue  baron,  à  lon- 
gue robe»  comme  dans  les  anciennes  images.  Lee  pieux- 
croyants  sont  les  représentants  outrés  de  l'esprit  station- 

naire  avec  lequel  le  gouvernement  russe  est  obligé  de 
compter.  L'aveugle  résistance  faite  à  la  réforme  liturgique 
montre  quels  obstacles  peut  eut  encore  rencontrer  dans  la 
nation  quelques-unes  des  mesures  qui,  partout  ailleurs, 
sembleraient  les  plus  simples1. 

1.  Voyez  plus  haut.  liv.  II.  chap.  iv,  p.  137. 


356  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Par  son  principe,  le  7-askol  est  conservateur,  réaction- 
naire même;  par  son  attitude  vis-à-vis  de  l'Église  et  de 
l'État,  par  les  habitudes  que  lui  ont  données  deux  siècles 
d'opposition  et  de  persécution,  il  est  révolutionnaire,  par- 
fois même  anarchique.  Il  y  a  entre  toutes  les  autorités  une 
secrète  connexité  ;  le  rejet  de  l'une  mène  au  rejet  de  l'autre. 
Une  fois,  dit  un  historien  russe1,  qu'il  a  repoussé  une 
autorité,  l'homme  se  montre  enclin  à  s'affranchir  de  toute 
puissance,  à  s'émanciper  de  tous  les  liens  sociaux  et  mo- 
raux. Ainsi  les  Hussites  en  rébellion  contre  Rome  abou- 
tissent vite  aux  Taborites  en  rébellion  contre  la  société; 
ainsi  Luther  mène  aux  anabaptistes.  Le  même  phénomène 
s'est  répété  en  Russie,  comme  en  Angleterre  et  en  Ecosse. 
Une  fois  entraîné  par  l'esprit  de  révolte,  le  schisme  a  été, 
malgré  lui,  poussé  vers  la  liberté  ;  certaines  de  ses  sectes 
sont  arrivées,  en  théorie  comme  en  fait,  à  la  licence  la 
plus  effrénée.  Il  y  a  là  un  de  ces  contrastes  si  fréquents  en 
Russie,  une  anomalie  apparente  qui  fait  que,  dans  sa  pa- 
trie, le  rashol  a  été  jugé  de  tant  de  manières  différentes. 
Les  plus  opposées  de  ces  vues  ont  une  part  de  vérité.  Ce 
mouvement,  réactionnaire  dans  son  point  de  départ,  a  pu 
être  regardé  comme  une  revendication  de  la  liberté  indivi- 
duelle et  de  la  vie  nationale,  vis-à-vis  du  gouvernement  et 
de  l'autocratie.  Et  de  fait,  il  l'a  été  à  sa  manière,  à  la  façon 
des  réfractaires  et  des  contrebandiers,  à  la  façon  des  défen- 
Beore  des  abus  et  des  préjugés.  Ce  que  revendiquaient 
les  starovères,  c'était  bien  la  liberté,  telle  que  l'homme  <lu 
peuple  L'entendait,  liberté  de  ses  mœurs  et  de  ses  allures, 
liberté  de  ses  superstitions  etde  son  ignorance)  sans  que 
cela  cul  rien  de  commun  avec  la  Liberté  politique,  s'il 

repousse  (oui  ce  qui  vient  de  l'étranger,  le  vieux-croyanl 

peut  être  réformiste  en  ce  qui  lui  semble  conforme  à  la 
tradition  nationale,  conforme  aux  Intérêts  du  peuple,  du 
paysan  el  de  L'artisan.  Comme  loul  mouvemenl  populaire, 

I.  Sc.li.virf,  Utoriia  !>■    U  L  Mil.  p,  1 l:i. 


LE  RASKOL  :  SON  CARACTÈRE  DÉMOCRATIQUE.      357 

le  raskol  est  en  effet  essentiellement  démocratique;  dans 
quelques-unes  de  ses  sectes,  il  est  même  socialiste  et 
communiste. 

Deux  choses  surtout  ont  contribué  à  donner  au  raskol  un 
caractère  démocratique,  en  an  nui  même  libéra]  :  te 
vage  des  paysans  el  le  despotisme  bureaucratique.  L'explo- 
sion du  raskol  Buiril  d'un  demi-siècle  environ  l'établi 
inenl  du  servage:  ce  ne  fut  pas  là  une  simple  coïncidence. 
Le  schisme  dut  beaucoup  de  sa  popularité',  beaucoup  de 
sa  vitalité,  à  l'asservissement  de  la  nasse  de  la  nation. 
L'esclave  se  complut  à  garder  une  foi  différente  de  «elle  de 
ses  maîtres,  el  partout  l'esclavage  est  no  toi  propice  aux 
scrds.  pour  ce  peuple  de  serfs,  le  rottoJ  fut,  à  son  insu, 
une  revendication  de  la  liberté  de  l'Ame,  de  la  digniti 
l'homme,  contre  !<•  seigneur, contre  l'État,  contre  l'Église. 
Criait  celte  dignité,  c'était  cette  liberté  que  le  i  ieux-eroyant 
défendait  dans  son  signe  de  croii  el  dans  sa  barbe.  A  tous 
les  opprimés,  le  raskol  offrit  un  refuge  m  irai,  parfois 
même  un  refuge  matériel.  Ce  fut  un  asile  ouvert  I  tous 
adversaires  du  seigneur  et  de  la  loi,  un  abri  pour  le  serf 
fugitif,  comme  pour  le  Boldal  déserteur,  pour  les  débiteurs 

publics,  connue  pour  les  proscrits  de  toute  sort  oint 

de  vue,  le  raskol  fut  une  forme  inconsciente  de  l'opposition 
au  Bervage  de  la  glèbe  et  à  l'autocratie  bureaucratique. 
là  vient  que  les  vieux-croyants  sont  an  plus  grand  nombre 
chez  les  éléments  les  plus  récalcitrants  de  la  Russie,  au 
nord,  parmi  les  paysans  libres,  les  anciens  colons  de  Nov- 
gorod, au  sud.  parmi  les  libres  Cosaques  de  la  steppe.  La 
résistance  religieuse  et  la  résistance  civile  t  jointes 

el  soutenues  l'une  l'autre.  Cette  union  fit  la  force  des 
grands  mouvements  populaires  du  XVU"  et  du  xvme  siè- 
cle, des  insurrections  des  -drcltsy  à  la  révolte  de  Stenka 
Ua/.ine  et  de  Pougatchef.  Par  ses  causes  comme  par  ses 
excès,  la  rébellion  de  Pougatchef  rappela  singulièrement 
les  pastoureaux  et  les  anabaptistes  de  l'Occident,  au  temps 
où  le  servage  régnait  aussi  en  Europe.  Dans  la  grande 


358  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

jacquerie  russe  et  dans  toutes  les  séditions  qui  promet- 
taient au  peuple  l'émancipation,  les  vieux-croyants  parta- 
gèrent le  premier  rôle  avec  les  Cosaques,  dont  le  plus 
grand  nombre  étaient  leurs  coreligionnaires.  Entre  ces 
deux  formes  de  la  résistance  nationale  il  y  a  une  naturelle 
parenté  :  toutes  deux  personnifient  également  le  génie  et 
les  préjugés  du  vieux  Russe;  toutes  deux  furent,  avant 
tout,  une  protestation  populaire,  si  bien  que  l'on  pourrait" 
dire  que  le  vieux-croyant  n'est  qu'un  Cosaque  religieux,  qui 
transporte  dans  la  sphère  spirituelle  les  instincts  des  cava- 
liers du  Don1. 

1.  Les  skytes  ou  ermitages  des  vieux-croyanls  ont  souvent  servi  de  centre 
auv  plus  ardents  défenseurs  de  l'autonomie  cosaque.  Voyez  Vitevski,  Raskol 
v  Ouralskom  voïské  (1878). 


CHAPITRE    lil 

Évolution  du  raskul.  Aperçu  gfeénl  -le  la  marche  du  schisme.  Avec  quelle 
logique  il  m  développe,  I  ItualiMtetpi  rgé. —  Comment 

continuer  le  culte   sans  hiérarchie?  Le   raskot  coupe   eu   deux  camps: 
popooUy  et  bespopooUy  ou  saus-prétres.  —  l'oint  de  d  leux 

partis.  Par  quoi  remplacer  le  -  MMte?  A  qejol  ai  arri- 

vent les  groupes  OTlrflWM    l'ius  de  pr-tres,  plus  de   !  -  Comment 

expliquer  la  disparition   des  larromaalsT   Pat  l'approche  delà  lia  di 
monde,  Le  règne  de  l'antéchrist  Ponr  y  échapper,  eertaii 

courent  a  la  mort  violente,  l.a  rédemption  par  le  suicide  et  le  1 

feu.  —  Le    iiiilleiianMin-  et  l'attente  d'un  nouveau  Messie.  Comment    - 

léoa  a  été  ajuelqaefoji  pii^  pew  ea  Maaaja.  I  m  milléoai 

l'émancipation  des  serfs.  —  Comparaison  entre  les  sectes  russes  et  les  M 

américaines. 


Rien  de  plus  logique  que  les  religions,  rien  de  pins 
conséquent  dans  ses  déductions  que  l'esprit  Ihéologique. 
Dans  les  espaces  élhérés,  à  travers  l'obscurité  d 
tères  où  elle  se  nient,  aucun  obstacle  D'entrave  le  vol  de  la 
pensée  religieuse;  les  faits  matériels  Boni  impoie 
l'arrêter,  rien  ne  la  force  h  se  détourner  de  son  chemin. 
Chez  le  nxskolnik,  à  la  logique  naturelle  de  respril  théo- 
logique  s'ajoute  la  logique  innée  ^^  l'esprit  russe.  Bn 
effet,  un  des  traits  du  caractère  grand-russien  est  !<•  goût 
dea  conclusions  rigoureuses.  Le  Russe  aime  à  tirer  d'un 
principe  tout  ce  qu'il  contient:  il  ne  craint  pas  d'aller  jus- 
qu'au bout  de  ses  idées,  jusqu'à  l'extrémité  de  ses  rai- 
nements.  C'est  là  une  des  causes  de  l'esprit  de  secte,  de 
la  multiplicité  et  de  la  spontanéité  des  doctrines  singu- 
lières qui  s'agitent  dans  ce  peuple.  Si  ce  penchant  logique 
le  conduit  souvent  à  la  bizarrerie  OU  à  l'absurdité,  il  donne 
(à  la  marche  du  schisme,  jusqu'à  travers  ses  déviations,  une 


360  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

curieuse  régularité.  Dans  sa  diversité  même,  le  raskol 
garde  une  remarquable  unité.  Il  en  est  de  ce  mouvement 
spirituel  comme  d'un  phénomène  physique  :  le  désordre, 
l'accident  n'y  sont  qu'une  apparence;  en  en  connaissant 
le  point  de  départ,  on  en  eût  pu  prévoir  le  terme  et  toutes 
les  complications.  Les  sectes  issues  du  raskol  ont  beau 
présenter  l'aspect  d'un  chaos,  il  n'y  a,  pour  en  saisir  la 
mystérieuse  ordonnance,  qu'à  les  regarder  du  haut  de 
leur  point  de  départ  historique. 

Dès  l'origine,  le  schisme  moscovite  se  trouva  en  pré- 
sence d'une  impossibilité  qui  eût  rebuté  des  hommes 
d'une  foi  moins  robuste.  Les  vieux-rilualisles  se  soule- 
vaient pour  le  maintien  du  cérémonial  et  du  rituel,  et  ils 
se  voyaient  obligés  de  renoncer  aux  rites  et  aux  céré- 
monies les  plus  vénérables,  faute  de  prêtres  pour  les 
accomplir.  Du  premier  coup,  les  défenseurs  de  la  vieille 
foi  se  voyaient  hors  d'état  de  la  pratiquer.  Lors  de  la  ré- 
forme de  Nikone,  un  seul  évêque,  Paul  de  Kolomna,  avait 
embrassé  le  parti  des  anciens  livres.  Emprisonné  et  peut- 
être  mis  à  mort,  il  périt  sans  avoir  consacré  d'évêque.  Par 
ce  seul  fait,  le  raskol  se  trouva  sans  épiscopat  et,  par  suite, 
sans  sacerdoce.  L'orthodoxie  orientale  n'est  pas  seulement 
une  doctrine,  c'est  avant  tout,  comme  l'a  dit  du  catholi- 
cisme M.  A.  Réville,  «  une  manière  de  constituer  la  commu- 
nion de  l'homme  avec  Dieu,  par  l'intermédiaire  d'un  sacer- 
doce organisé,  dont  1rs  membres  se  transmettent  succes- 
sivement, sans  interruption,  les  pouvoirs  divins  qu'ils 
tiennent  'lu  Christ  '  ».  Avec  la  morl  de  Paul  de  Kolomna, 
1,1  chaîne  qui  reliai!  les  vieux-croyants  au  Sauveur  était 
briser,  le  schisme  était  à  jamais  privé  des  pouvoirs  que  le 
Chris!  i  légués  I  ses  apôtres  et  suis  lesquels  il  ae  peut  y 
avoir  ni  prêtres  ni  Église. 

i.c  raskol  paraissait  perdu  dès  ses  premiers  pas,  il  sem- 


1.  a.  iti  Mlle,  n-.'i/iisc  da  ancien»  oatholiguet  de  Hollande  t  dans  la/îcime 
det  Dcu.r  Monde»  'lu  l.'>  mai 


LE  RASKOfc  :  SES  DEUX   BRANCHES.  361 

blait,  pour  ainsi  dire,  mort-né.  Commenl  Borlir  de  l'ex- 
trémité où  il  l'étail  laissé  acculer  -  j  la  ni  pas  revenir 
en  arrière,  il  n'avait  devant  lui  que  detu  idmettre 

tes  prêtres  consacrés  par  une  Église  qu'il  réprouvait,  ou  se 
passer  de  clergé,  bien  que,  mua  i  I  ne  nul  célébrer 

le  culte  pour  lequel  les  rieiu  util  s'étaient  révoltés, 

leux  solutions  étaient  presque  aussi  contradkti 
l'une  que  l'autre:  elles  eurenl  chacune  leurs  partisans.  Au 
premier  obstacle,  te  schisme  le  divise  eu  dota 
qui,  depuis  deux  siècles,  demeurent  hostiles.  ■   il  a 
pas  de  christianisme  sans  sacerdoce,  disaient   les   ans. 
Pour  avoir  suivi  l'hérésie  de    Nikone,  Il  russe  n'a 

pas  perdu  les  pouvoirs  apostoliques,  lacAtrolofM*,  le  droit 
de  consacrer  des  évéques  et  des  par  rimposition 

des  mains.  Leur  ordination  étant  valable,  pour  avoir  un 
Clergé,  nous  n'avons  <ju'à  ramener  à  DOUS  et  auv  sndens 
rites  les  prêtres  de  l'Église  oflicielle.  »  —  Non,  répli- 
quaient les  autres,  en  quittant  les  anciens  livres,  en  ans- 
thématisant  les  anciennes  traditions,  ■  i;i  secte  nikoniennc 
a  perdu  tout  droit  à  la  succession  apostolique.  Le  clergé 
officiel  n'est  plus  une  Église,  c'est  la  synagogue  de 
Satan   ».  Toute  communion  -  ministres  de  l'enfer 

est  un  péché,  la  consécration  île  ces  évôqi  itats  une 

souillure.  En  adhérant  aux  anathèmes  des  prélats  rut 

cintre  les  \ieux  rites,  les  patriarches  orientaux  mit  par- 
tagé leur  hérésie.  Avec  la  chute  de  l'épiscopat  i  péri 
l'orthodoxie;  il  n'j  a  plus  de  BuccessMM  spostolique,  plus 
de  sacerdoce  légitime.  » 

Dès  la  première  génération,  le  se  trouvait  ainsi 

coupé  en  deux  partis:  lesjtMpov<aytqui  gardent  des  prêtres, 
et  les  bexpopovbyi  ou  sans-prêtres,  qui  repoussent  t<mt 
sacerdoce.  Pour  avoir  encore  un  clergé,  les  pqpovfty  étaient 
obligés  de  recourir  à  des  transfuges  de  l'Église  officielle, 
et  par  là  restaient  dans  sa  dépendance.  Nous  verrons  com- 
menl, au  milieu  du  dix-neuvième  siècle,  ils  ont  réussi  à 
se  procurer  un  épiscopal  et  toute  une  hiérarchie  ecclésias- 


362  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

lique  indépendante.  En  gardant  un  sacerdoce,  quelque 
peu  nombreux  et  quelque  ignorant  qu'il  fût,  les  popovtsy 
conservaient  les  sacrements  et  toute  l'économie  du  chris- 
tianisme orthodoxe.  En  dépit  de  l'inconséquence  d'admettre 
les  prêtres  d'une  Église  qu'ils  rejetaient,  ils  pouvaient 
en  demeurer  au  point  de  départ  du  schisme  et  se  main- 
tenir sur  le  terrain  des  premiers  vieux-croyants. 

Pour  les  bezpopovtsy,  au  contraire,  il  est  presque  impos- 
sible de  trouver  un  point  d'arrêt  sur  la  pente  où  les  en- 
traîne une  logique  implacable.  En  renonçant  au  sacerdoce, 
ils  renoncent  à  l'orthodoxie  ou,  au  moins,  au  culte  ortho- 
doxe. Avec  le  sacrement  de  l'ordre  disparaissent  tous  les 
sacrements  administrés  par  des  prêtres.  Des  sept  canaux 
traditionnels  de  la  grâce  divine,  un  seul,  le  baptême,  reste 
ouvert  aux  hommes  ;  les  six  autres  sont  clos  et  taris  pour 
jamais.  Ainsi,  du  premier  coup,  les  bezpopovtsy  en  sont 
arrives  à  l'anéantissement  du  principe  du  culte  chrétien. 
Les  vieux-croyants  les  plus  rigides  ont  été  précipités  par 
l'aveugle  logique  dans  la  plus  manifeste  des  contradictions. 
Pour  sauver  tous  les  rites,  ils  ont  sacrifié  les  plus  essen- 
tiels; pour  garder  le  signe  de  la  croix  à  deux  doigts  et  le 
double  alléluia,  ils  ont  rejeté  les  sacrements  sans  lesquels 
il  n'y  a  plus  de  vie  chrétienne,  plus  de  lien  visible  entre 
l'homme  et  Dieu.  C'est  en  abolissant  le  ministère  sacré 
et  le  Berviee  « livin  qu'ils  protestent  contre  les  légères 
atteintes  portées  par  l'Église  à  leurs  pratiques  de  dévotion. 
Faute  de  sacerdoce,  en  repoussant  les  prétendues  innova- 
tions de  Nikone,  les  bespopovtey  ouvrent  la  porte  à  toutes 
les  fantaisies  de  l'esprit  de  secte.  Par  leur  opiniâtre  atta- 
chement ;ï  l'antiquité,  ils  s'exposent  à  toutes  les  nou- 
veautés*. 

La    triste    solution    à    laquelle    aboutissaient     les    sans- 

pTdtres  u«'  pouvail   satisfaire  i<i  goûl  du  cérémonial  cl 

l'amour  de  II  tradition  <|iii   avaient  provoqué    le  schisme. 

Comment  combler  !<•  vide  laissé  dans  le  christianisme  par 

la  disparition  «lu  sacerdoce  cl  des  sacrements?  Toute  l'an- 


LE   RASKOL   :   PLUS  DE   SACREMENTS.  363 

cienne  loi  orthodoxe  était  devenue  inexécutable  sans 
abrogée.  L'abîme  où  ils  s'étaient  laisfé  pousser  avait  de 
quoi  troubler  lea  sectaires  les  plus  résolus,  aussi,  parmi 
ces  bespopovtsy,  d'accord  pour  repousser  le  sacerdoce,  sur- 
girent bientôt  de  Dombreuses  divisions,  ici  des  hésitations 
et  des  compromis,  là  de  folles  rêveries  al  dTéxtrovagantes, 
parfois  de  lauvages  doctrine  s. 
Les  plus  timides  ou  les  plus  éprit  du  évite  m  refusaient 

à  croire  qu'un  chrétien  put  fivre  et  -■< t    lans  les 

moyens  de  salut  institués  par  le  Christ,  lis  cherchèrent  ;'i 
suppléer  aux  sacrements  disparus  :  la  piété  éperdue  usa 
de  toute  surir  d'inventions,  de  toute  sorte  de  Btratagèmea 

pour  se  consoler  si  souvent  i r  se  tromper  elle-mémei 

Privée  de  sacrements,  elle  tentait  de  s'en  donner  le  simu- 
lacre. Le  prêtre  ordonné  pour  absoudre  n'étant  plus  là, 
certains  sectaires  se  confessent  à  leurs  parfois 

môme  à  des  rem s.  et  le  confesseur, qui  ne  peut  remettre 

le  péché,  en  promet  au  pénitent  le  pardon  au  nom  de  Dieu. 

Sans  prêtres  pour   consacrer    l'eucharistie.  |<  itl'a- 

mées  de  la  chair  du  Chris!  ont  eu  recours  à  des  Sgures 
ou  à  des  souvenirs  du  divin  sacrement  Pour  cette  pseudo- 
communion, les  ans  ont  imaginé  des  rites  gracieux,  d'an- 

1res  des  cérémonies  sanglantes  et  terribles.  Ici  c'étaient 
des  rai8ins  secs  distribués  par  la  main  d'une  jeune  tille; 
ailleurs,  chez  une  secte  qui   no    se    rattache,   il   est    \rai, 

qu'indirectement  au  ratkol,  c'était,  prétend-on,  le  sein 
même  d'une  jeune  vierge  qui  servait  de  nourriture  eucha- 
ristique. Un  groupe  de  frespopoofsy,  appelés  les  bàill 
soutient  que  le  Christ  ne  peut  dérober  aux  fidèles  le  o 
et  le  sang  immolés  pour  les  hommes.  Dans  leur  office  du 
jeudi  saint,  ils  demeurent  la  bouche  ouverte,  attendant 
cpie  les  anges,  les  seuls  ministres  qui  soient  restés  à  Dieu, 
viennent  les  abreuver  d'un  calice  invisible. 

Ainsi  faisaient,  pour  sortir  du  gouffre  spirituel  où  les  avait 
précipitées  le  raskol,  le<  âmes  les  plus  tendres  ou  les  plus 
exaltées.  Tout  autre  est  la  conduite  des  plus  résolus,  des 


364  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

plus  rigoureux  théologiens,  entraînant  derrière  eux  le  plus 
grand  nombre  de  bezpopovtsy,  car,  dans  les  religions,  la 
logique  l'emporte  encore  sur  la  piété  et  la  tête  sur  le  cœur. 
Ceux-là  ne  reculent  devant  aucune  conséquence  de  leur 
doctrine  et  repoussent  tous  les  subterfuges  de  la  dévotion 
en  deuil.  Il  n'y  a  plus  de  sacerdoce,  et  il  n'y  a  plus  de 
sacrements  que  celui  que  peuvent  administrer  les  laïques, 
le  baptême.  Aucun  simulacre  ne  peut  suppléer  aux  autres. 
Ces  chaînes  sacrées  par  où  l'Église  rattachait  la  terre  au 
ciel  sont  brisées,  un  miracle  seul  peut  les  renouer.  En 
attendant,  les  vrais  chrétiens  sont  pareils  à  des  naufragés 
jetés  sur  une  île  déserte,  sans  prêtre  parmi  eux.  Il  n'y  a 
plus  d'eucharistie, plus  de  pénitence, plus  de  saint  chrême; 
chose  plus  grave  encore,  il  n'y  a  plus  de  mariage.  Le 
prêtre  seul  a  le  droit  de  donner  la  bénédiction  nuptiale; 
plus  de  prêtres,  plus  d'époux. 

Telle  est  la  dernière  conséquence  du  schisme,  tel  est 
l'écueil  où  viennent  échouer  les  sans-prêtres  :  plus  de  ma- 
riage, parlant  plus  de  famille,  plus  de  société.  Par  où 
réconcilier  une  telle  doctrine  avec  le  cœur  de  l'homme, 
avec  l'ordre  social,  avec  la  morale  elle-même?  Le  mariage 
esl  la  pierre  d'achoppement  des  bezpopovtsy,  le  nœud  prin- 
cipal de  leurs  discussions  et  de  leurs  divisions;  sur  ce 
point  se  voient  parmi  eux  toute  sorte  d'aberrations,  par- 
fois corrigées  par  les  plus  bizarres  compromis.  Les  plus 
pratiques  conservent  l'union  de  l'homme  ci  «le  la  femme 
comme  une  convention  sociale;  les  (tins  logiques  érigent 
le  célibal  en  obligation  générale.  Le  profit  n'en  est  point 
toujours  pour  L'ascétisme.  Comme  il  esl  souvent  arrivé 
dans  l'histoire  religieuse)  la  sensualité  charnelle  et  le 
mysticisme  contractent  parfois,  chez  1rs  sectaires  russes, 

une strueuse  alliance.  On  en  o  vu  prêcher  h  pratiquer 

l'indépendance  de  l'amour,  l'union  iil>i<'  des  sexes,  la  corn- 
munauté  des  femmes.  <>u  a  vu,  au  fond  «lu  peuple  russe, 
les  plus  j  i  hérésies  de  l'antiquité  h  <iu  gnosticisme 

se  mêler  au  pins  romanesques  et  aux  plus  malsaines 


LE  RASKOL  :   BON  DERNIEB  TERME.  365 

des  utopies  modernes.  Bans  tomber  en  de  tels  excès,  la 
plupart  des  théologiens  de  la  beapopovttchàne,  en  mainte- 
nant la  prohibition  du  mariage,  proclament  les  plus  élran- 

maximes.  A  leurs  yeux,  la  débauche, qni  n'est  qu'une 
faiblesse  accidentelle,  est  un  moindre  péché  que  le  ma- 
riage, qui,  proscrii  par  la  fol,  devient  une  sorte  d'apostasie. 
Se  taisant  une  morale  i  rebours,  à  l'étal  conjugal  ils  pré- 
fèrent le  concubii  ce  dernier  le  libertinage.  Mieux 
vaut,  «lit  dans  sou  cynique  langage  un  de  leurs  plus 

res  docteurs1,  mieux  vaut  rivre  avec  une  béte  qu 
une  jolie  iill<',  mieux  raut  hanter  différentes  femmei 
secret  que  d'habiter  avec  une  seule  publiquement  ■  Voilà 
où  en  sont  venu-,  les  pin-,  scrupuleux  défenseurs  des  rieui 
rites.  Emportant  avec  eux  quelques  anciennes  cérémonies, 
ils  sont  sortis  non  seulement  de  la  morale  chrétienne, 

mais  de  la  morale  naturelle.  (>>  sectes,déjà  en  lutte   i 
l'Etal  et  la  ei\  ilisation  moderne,  m  arrivent  à  nier  le  prin- 
cipe même  de  la  société. 

i.es  plus  fanatiques  des  hommes  ne  peuvent  en  r<  nir  à 
de  telles  conclusions  sans  en  être  effrayés.  En  renversant 
tout  le  culte  et  la  morale  du  christianisme,  les  h  tpopo 
ont  besoin  de  s'en  justifier  eux-mêmes.  —  Le  Christ  a 
délaissé  l'Église  et  l'humanité.  Gomment  a-t-il  pu  les  frus- 
trer des  sacrements  et  des  moyens  de  salut  qu'il  leur  avait 

légués?  Comment  a-l-il  laissé  la  main  des  impie-,  rompre 
les  liens  qu'il  avait   noués  entre  l'homme  et  Dieu?  —  A 

cette  terrible  énigme  il  n\  a  qu'une  explication.  Cette 

chute  du  Bacerdoce  et  de  l'Église,  ce  triomphe  do  l'iniquité 
et  du  mensonge  ont  été  prédits  par  les  prophètes.  < 
l'heure  marquée  dans  l'Écriture  où  les  saints   mêmes 

seront  ébranlés,  où  Dieu  semblera  livrer  ses  enfants 
à   l'adversaire.  L'Église  sans  prêtres   est  l'Eglise   veuve 


1.  Kovyline,   cité  par    N.  Popof,  Chlo  lakoé   sovrêmennoé  staroobriad- 
tchestvo  v  Iiossii,  p.  3'». 


366  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

annoncée  par  Daniel  pour  les  derniers  jours  du  monde. 
—  Le  raskol  arrivait  ainsi  par  une  nouvelle  route,  par 
la  théologie,  à  cette  croyance  au  règne  de  l'antéchrist,  où 
nous  l'avons  déjà  vu  aboutir  par  un  autre  chemin,  par  son 
aversion  des  réformes  de  l'Église  et  de  l'État.  Le  règne  de 
l'antéchrist  a  commencé,  telle  est  la  doctrine  fondamentale 
du  raskol  et  surtout  de  la  bezpopovslcfiine.  A  la  clarté  de  ce 
nouveau  dogme,  toutes  les  contradictions  des  sans-prêtres 
s'expliquent  et  se  justifient.  On  voit  pourquoi  il  n'y  a  plus 
de  sacerdoce,  plus  de  mariage,  plus  de  famille.  A  quoi  bon 
s'unir  à  une  femme,  à  quoi  bon  conlribuer  à  la  propaga- 
tion de  la  race  humaine,  lorsque  la  trompette  de  l'ange  va 
sonner  la  fin  de  l'humanité? 

L'approche  de  la  fin  du  monde  était  annoncée  dès  avant 
Pierre  le  Grand,  et,  près  de  deux  siècles  après  lui,  les 
arrière- neveux  des  vieux-ritualistes,  qui  l'avaient  procla- 
mée, ne  sont  pas  encore  las  de  l'attendre.  Comme  les  chré- 
tiens d'Occident  à  d'autres  époques,  les  raskolniks  savent 
expliquer  le  retard  de  l'heure  marquée  et  ne  se  désabusent 
point.  Pour  beaucoup,  le  règne  de  l'antéchrist  est  devenu 
une  sorte  d'ère  ou  de  période  qui  peut  durer  des  siècles. 
C'est  une  des  trois  grandes  époques  de  l'existence  reli- 
gieuse de  l'humanité,  et,  de  même  que  les  deux  autres.  d€ 
même  que  celles  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  loi,  elle  a 
M  loi  propre  qui  abroge  les  précédentes.  Les  raskolniks, 
les  betpopovtsy  même,  sont,  du  reste,  loin  d'être  tous  d'ac- 
cord sur  l'antéchrist.  La  plupart  admettent  son  règne, 
mais,  autant  qu'on  <mi  peut  Juger,  ils  l'entendent  de  façons 

fort    diverses.    Pour    les   popOVt8yy    les    \ieil\    d'oNanls    qui 

lent  nn  sacerdoce,  h  pour  i<is  pins  modérés  des  ians<- 
prétres,  1»;  règne  de  l'antéchrist  est  spirituel,  invisible; 
c'est  a  leur  insu  cl  malgré  <'n\  que  l'Étal  et  l'Église  offi- 
cielle servent  de  ministres  à  l'enfer.  Pour  la  gauche  du  • 

schisme,  pour  les  sectes  extrêmes  de   la  l><z/>uj>oustchine, 

c'est   matériellement,   d'une  manière  corporelle  et  pal- 
pable, que  l'antéchrist  règne  dans  le  monde.  Comme  nous 


LE  RA8K0L  :  le  RÉGNE  DE  L'ANTÉCHRIST.         367 

l'avons  vu,  c'est  lui  qui  depuis  Pierre  le  Grand  est  assis 
sur  le  trône  des  tsars,  et  c'est  son  tonhédrin  qui  Biège  bous 
le  nom  de  Saint-Synode.  La  différence, secondaire  au  point 
de  vue  théologique,  est  considérable  an  point  de  me  poli- 
tique. Avec  l<-v  sectes  qui  le  regardent  comme  on  égaré  et 
un  aveugle,  l'État  peut  encore  trouver  nue  base  d'entente, 
un  modu»  Vivendi]  avec  celles  qui  le  considèrent  comme 
une  incarnation  diabolique,  il  n'y  ;i  ni  ptil  ni  Q 
possible. 

La  croyance  an  règne  de  rantéchrist  devait,  ehei  d'igno- 
rants paysans,  engendrer  les  aberrations  les  pins  singu- 
lières. Le  monde  étant  soumit  m,  iil>  de  Belzébulh 

'tluritrlt    »,  tout  contait   av.v  lui  était   DOS   BOUÎl- 

lure,  toute  soumission  à  ses  lois  une  défaillance,  une 
slasie.  Pour  échappera  la  contagion  diabolique,  le  meilleur 

moyen  était  l'isolement,  la  claustration  dans  des  retraites 
fermées,  la  fuite  eu  des  liens  inhabités.  Au  milieu  du 

trouble    et    de  l'épom  ante   dOS  An  -  M 

virent  de  refuge  que  dans  la  mort.  Pour  abrégei  le  temps 
de  l'épreuve  et  sortir  de  ce  monde  damné,  on  recourut 
systématiquement  au  meurtre,  au  suicide.  Des  fanatiques, 
Surnommés  les  tueur*  d'enfant»  >iu'tooubi  Qrent  un 

devoir  d'envoyer  au  ciel  l'âme  innocente  des  nouveau- 
et  de  leur  épargner  ainsi  les  angoisses  du  règne  infernal. 
D'autres,  appelés  êtuuffeurs  ou  aasommeurs  [d/mckilstchiki, 
tioukalstchi/riji  croient  rendre  service  à  leurs  parents  et  a 
leurs  amis  en  les  préservant  de  mourir  de  mort  naturelle 

et  eu  hâtant  leur  tin  lorsqu'ils  sont  gravement  mala 
Entendant  à  la  lettre,  avec  un  farouche  réalisme,  le  ?er- 
Bet  de  l'Évangile  :  ■  Le  royaume  de  Dieu  se  prend  par 
force,  cl  c'e8t  par  violence  qu'on  le  ravit  »  (Matthieu,  xi,  12  , 
ils  prétendent  que  le  ciel  ne  s'ouvre  qu'à  ceux  qui  péris- 
sent de  mort  violente. 

Ces  forcenés  russes  ne  se  doutaient  pas  que,  à  une  quin- 
zaine de  siècles  de  distance,  ils  reproduisaient  des  fureurs 
africaines.  Pareils  aux  circoncellions  de  l'Afrique,  qui  se 


368  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

brûlaient  vifs  ou  se  jetaient  dans  la  mer  du  haut  des 
rochers  pour  imiter  la  mort  des  martyrs,  des  sectaires,  tels 
que  les  philippovtsy,  prêchaient  la  rédemption  par  le  sui- 
cide. Les  uns  recouraient  au  fer,  les  autres  à  la  faim,  le 
plus  grand  nombre  aux  flammes.  La  mort  en  commun, 
«  l'accord  pour  le  salut  »,  était  regardée  comme  l'acte  le 
plus  méritoire.  Des  familles,  parfois  des  villages  entiers, 
se  réunissaient  pour  offrir  à  Dieu  le  vivant  holocauste. 
Les  victimes  spontanées  se  barricadaient  dans  des  enceintes 
construites  à  dessein,  pour  n'être  pas  dérangées  durant  leur 
sacrifice.  Souvent  le  prophète,  l'apôtre  qui  avait  recruté 
ces  martyrs  volontaires,  veillait  à  ce  que  parmi  eux  il 
n'y  eût  pas  de  défaillance,  écartant  les  profanes  et  barrant 
la  fuite  aux  lâches  tentés  de  rentrer  dans  ce  monde  de 
péché.  On  cite,  sous  le  règne  d'Alexandre  II,  un  paysan 
du  nom  de  Khodkine  qui  avait  décidé  une  vingtaine  de  per- 
sonnes à  se  retirer  avec  lui  dans  les  forêts  de  Perm  pour 
y  mourir  de  faim.  Il  leur  avait  fait  construire  une  grotte, 
où  il  les  avait  enfermées,  après  leur  avoir  fait  revêtir  des 
chemises  blanches  pour  paraître  dans  le  royaume  des 
cieui  avec  la  robe  nuptiale.  Les  faibles,  les  enfants  qui 
n'avaient  pas  l'énergie  de  résister  au  supplice  de  la  faim. 
Khodkine  les  maintenait  de  force  dans  la  grotte.  Deux 
femmes  étant  parvenues  à  s'enfuir,  les  fanatiques,  crai- 
gnanl  d'être  dénoncés  et  ramenés  sous  le  règne  de  Satan, 
se  massacrèrenl  las  uns  les  autres,  le  Mis  tuant  sa  mère,  et 
le  père  ses  enfanta. 

La   mort    par  inanition   étant  lente    et  exposant    à    des 

défaillances,  les  pkUippovlsy  lui  préféraieul  d'ordinaire  le 
baptême  du  feu  •  a  leuri  yeux,  la  flamme  seule  était  capa- 
ble de  purifier  des  souillures  de  ce nde  tombé  sous  la 

domination  du  Malin.  Un  chef  de  famille  s'enfermait  avec 
imme,  ses  enfants,  sr*  amis,  dans  sa  cabane  de  bois, 
après  l'avoir  entourée  de  paille  et  4e  branches  sèches.  Un  pré 
(  iniii  j  meltail  te  feu»  encourageant  de  la  voii  les  patients, 
ei  au  besoin  les  ramenanl  dans  la  fournaise.  \u  temps  des 


LE  HASKOL:  LE  BAPTÊME  DU  I  369 

grandes  persécutions   contre  le   raskot,  au  dix-huitième 
siècle,  ces  sacrifices  humains  s'accomplissaient  en 
Les  sectaires  cherchaient  dans   les   Qammes  un  rel 
contre  la  poursuite  des  soldats  al  les  tentations  du  |u 
menl  ou  de  la  question.  Il  >  s  eu  mainte  mis  mto- 

dafés,  ■  vrais  actes  de  foi  .  <!«•  <<*nt  et  «!<-u  \  cents  personnes. 
On  calcule  qu'en  Sibérie  et  sur  tes  confins  de  L'Oural,  il 
»  si  mort  ainsi  des  milliers  de  chrétiens.  L  -  brûleurs 
d'eux-mêmes  sam — /  , ''  s'entassaient  sur  de  vastes 
bûchers  entourés  de  d  de  palissa  l<  a  pour  qu'il  n'\ 

eût  pas  de  désertion. 

De  semblables  fureurs  n'ont  pas  été  inconnues  du  dix- 
neuvième  Biècle.  (m  en  cite  ça  et  là  d<  s  exemples  jusque 
sous  Alexandre  111:  «m  1883,  un  paysan  du  nom  de  Joukof 
se  brûlait  en  chantant  des  cantiques.  Le  baptême  du  - 
«  la  morl  rou  «sidéré  comme  aussi  efficace  que  le 

baptême  du  feu,  est  peut-être  demeuré  moins  rare,  il  se 
rencontre  surtout  parmi  tes  parents  désireux  d'arracher 
leurs  enfants  aux  séductions  du  prince  des  ténèl 
En  1847,  un  moujik  du  gouvernement  de  Perm  avait  ainsi 
résolu  d'ouvrir  d'un  coup  te  ciel  à  toute  sa  famille;  la 
hache  lui  étant  tombée  des  mains  avant  l'achèvement  de 
sa  sinistre  besogne,  il  était  venu  lui-même  se  livrer  à  la 
justice.  Un  autre  paysan,  du  gouvernement  de  Vladimir, 
Iraduit  devant  1rs  tribunaux  pour  avoir  imnu  leui 

UN,  répondait  qu'il  avait  voulu  les  sauver  du  péché;  cl 
pour  les  rejoindre,  il  se  laissait  mourir  de  faim  en  prison. 

Une  légende  symbolique  mis,'  en  vers  par  un  poète  ras< 

kolnik,  la  légende   •    de   la  femme  Alléluia  »,  juslilh 

féroces  marques  d'affection  paternelle.  La  Gemme  Alléluia 
tenait,  un  jour  d'hiver,  son  tils  dans  sis  bras,  devanl 
poêle  allumé.  Tout  à  coup  entre  dans  Vizba  Jésus  «niant, 
qui  demande  un  asile  pour  échapper  à  la  poursuite  «I 

ennemis,  La  femme  cherche  en  vain  une  cachette.      Jette 
ton  lils  dans  le  poêle,  dit  Jésus,  et   prends-moi  dans  t,  ^ 
bras  à  sa  place.  »  Elle  obéit,  et  quand  arrivent  les  ennemis 
m. 


370  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

du  Christ,  elle  leur  montre  le  poêle  où  brûle  son  lils  ; 
mais  à  peine  sont-ils  partis  qu'elle  pleure  son  enfant. 
«  Regarde  dans  le  poêle  »,  lui  ordonne  Jésus  pour  la  con- 
soler. Elle  regarde  et,  dans  l'intérieur  du  poêle  (un  grand 
poêle  de  paysans  semblable  à  une  sorte  de  four),  elle  décou- 
vre un  frais  jardin  où  son  fds  se  promène  en  chantant  avec 
des  anges.  Jésus  la  quitte  en  lui  recommandant  d'enseigner 
aux  fidèles  à  vouer  aux  flammes  la  chair  innocente  de  leurs 
jeunes  enfants.  Ce  barbare  conseil,  digne  des  adorateurs 
de  Moloch,  il  se  trouve  des  parents  pour  le  suivre.  Une 
paysanne  qui  avait  ainsi  offert  à  Dieu  une  petite  tille  disait  : 
«J'ai  imité  la  femme  Alléluia;  réjouissons-nous,  l'enfant 
esl  montée  au  royaume  des  cieux  ».  En  1870,  un  moujik 
essayait  d'imiter  le  sacrifice  d'Abraham;  il  liait  son  lils,  de 
sepl  ans,  sur  un  banc  et  lui  ouvrait  le  ventre,  puis  se  met- 
tait en  prière  devant  les  saintes  images.  «  Me  pardonnes- 
tu?  demandait-il  à  l'enfant  expirant.  —  Je  te  pardonne,  et 
Dieu  aussi  »,  répondait  la  victime,  dressée  au  sacrifice1. 

Une  folie  en  engendre  une  autre;  la  croyance  que  l'Anté- 
christ a  déjà  paru  mène  à.  la  croyance  au  prochain  renou- 
vellement de  la  terre,  à  la  seconde  \enue  du  Chris!  et  au 
règne  de  mille  ans.  Le  millénarisme  et  le  messianisme 
onl  ainsi  envahi  les  sectes  extrêmes  de  la  bezpopovstchine, 
qui,    par   là,   donne  la    main    à  des    sectes  gnostiques  de 

différente  origine.  Comme  beaucoup  des  premières  héré- 
sies du  christianisme,  le  réalisme  russe  interprèle  d'une 
h  toute  matérielle  les  prophètes  el  ['Apocalypse.  Le 
moujik  attend  l'établissement  d'un  royaume  temporel  du 
Chris!  el  escompte  d'avance  l'empire  promis  à  ses  saints. 


l.  Voyea  .a  particulier   leeétodea  de  M.  Prougavine  (Bousakata  Mi/xl, 

j  uiv.-jiiillri  |886)i  il  vienl  partait  devant  lot  Iril aux  de*  affaires  de  m 

Unsili  iiiiniii.il  d'Od  en  une  eeule  année  (1879),  uno  affaire 

de  Dagellalion  de  toi  même  [lamobitchtvanié]  et  de  crucifiement  (rai/riatfé), 

mim'  ,iii. le  raldde  pei  le  feu  [tatno$oggdnié)  el  une  affaire  de  mutila- 

tîoii  i  par  pii 


LE  RASKOL  :  MILLENÀRISME  ET  MESSIANISME.        371 

Une  telle  foi  ouvre  la  porte  au  prophélisme  et  à  toutes  lt  - 
insanités,  comme  à  toutes  les  fourberies  qui  l'accompa- 
gnent. Le  code  russe  a  beau  condamner  les  faux  pro- 
phètesel  les  faui  miracles,  les  campagnes  sont  parcourue* 
par  des  illuminés  qui  proclament  la  nue  du 

Sauveur,   cl   parfois  se  donnent  eux-mêmes  comm( 
messie  annoncé.  D'autres  foii  Bimples 

qui  B*en  vont  à  la  recherche  du  Rédempteur.  Sous  Nicolas, 
des  Bectaires  sibériens  appel 

[iskateli  Khrisla  soutenaienl  que  le  Sauveur  devait  avoir 
reparu  sur  la  terre,  «-t  Us  allaient  ;  ut,  pour  le 

découvrir,  les  forêts  el  les  lieui  déserts1.  Ailleurs  <>n  a 
vu  des  paysans  refuser  l'impôt  sous  prétexte  que  le  Christ 
était  arrivé  el  toutes  les  taxes  abolies  pai  aement 

En  bien  des  villages,  les  moujiks  on!  passé  des  nuits  en 
prières,  attendant  le  signal  de  la  Irompette  des  don, 
jours. 

-i  tantôt  un  simple  paysan]  tantôt  un  prince  national 
ou  étranger,  que  les  w  claires  russes  prennent  pour  i 
aie.  il  \  en  a  qui  ont  fait  de  Napoléon  le  libérateur  anm 

irdant  l'Étal  russe  comme  l'empire  de  l'Antéchrist, 
certains  de  ces  dissidents  purent  accueillir  comme  un 
sauveur  celui  qui  venait  châtier  l'orgueil  d  Dans 

l'envahisseur  de  Moscou  en  cendres,  dans  le  grand  pro- 
moteur de  l'affranchissement  ir  toute  l'Europe, 
plusieurs  crurent  reconnaître  le  lion  de  la  vallée  de  J 
phat,  le  messie  conquérant  des  prophètes.  Cette  singu- 
lier e  se. -te  n'a  qu'un  culte  secret  el  prohib  inte  que 

ideptes  rendent  leurs  adorations  au\  images  de  \ 
léon,  dont  nulle  part  les  bustes  ne  sont  plus  répandus 
qu'en  Russie.  A  l'égal  de  ces  bustes  de  plâtre,  il>  honorent 
les  gravures  représentant  l'empereur  au  milieu  de  ses  ma- 
réchaux, planant  au-dessus  des  nuages,  dans  une  suit" 
d'apothéose,  qu'avec  le  réalisme  national  les  napoléonistes 

1.  Lipraadi,  Sbornik  pravileUtv.  nèdèn*  oratk.,  t.  II.  \>.  UT. 


372  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

russes  prennent  à  la  lettre.  C'est  ce  qu'ils  appellent  son 
ascension  au  ciel;  ils  l'ont,  affirme-t-on,  fait  graver  à  leur 
usage;  c'est  pour  eux  un  signe  de  reconnaissance.  Selon 
ses  adorateurs,  Napoléon  n'est  point  mort,  il  s'est  échappé 
de  Sainte-Hélène  et  est  allé  chercher  un  refuge  au  bord  du 
lac  Baïkal,  au  fond  de  la  Sibérie,  d'où  il  doit  revenir  un 
jour  pour  renverser  le  trône  de  Satan  et  établir  le  règne 
de  la  justice  et  de  la  paix. 

Le  fond  de  toutes  ces  espérances  millénaires  était  la 
suppression  de  la  corvée  et  de  Yobroh,  l'émancipation  dos 
pavsans.  le  partage  équitable  des  terres  et  des  biens  de 
ce  monde.  Un  tel  évangile,  mêlant  à  des  promesses  de 
liberté  des  rêves  d'un  vague  communisme,  devait  recevoir 
bon  accueil  d'un  peuple  de  serfs.  Là  est  l'explication  des 
faciles  succès  de  tant  de  sectes  bizarres,  de  tant  de  faux 
prophètes  et  de  faux  messies.  De  semblables  songes  ont, 
en  Occident,  soulevé  les  pastoureaux  du  moyen  âge  et  les 
anabaptistes  du  seizième  siècle  :  ils  doivent  peu  à  peu 
disparaître  avec  la  servitude  qui  les  engendrait.  Cet  âge 
de  liberté,  pressenti  par  le  moujik,  ce  royaume  de  Dieu, 
entrevu  dans  les  promesses  de  ses  prophètes,  est  enfin 
arrivé;  le  messie,  le  libérateur  du  peuple  a  paru,  et  son 
règne  a  commencé.  L'affranchissement  des  serfs  a  porté 
un  grand  coup  à  ces  rêves  millénaires  ou  messianiques, 
parlant  aux  Bectes  extrêmes;  c'esl  au  progrès  de  l'instruc- 
tion «•!  au  progrès  de  la  richesse  d'en  achever  la  ruine. 

Les  sectes  dont  nous  venons  d'esquisser  révolution  nous 
paraissent  Bouvent  ridicules  et  toujours  enfantines.  Nous 
Bommes  lentes  de  prendre  en  dédain  le  peuple  dupe  de 
telles  aberrations  :  ce  serait  nous  tromper.  Partout  la  dé- 
bile raison  humaine  a  aisémenl  accueilli  l'extravagance 
bous  le  «ouvrit  de-  la  religion,  il  esl  des  pays  d'une  cul- 
ture i >l u ^  ancienne  ou  plus  populaire  qui,  sous  ce  rap- 
port, ne  le  cèdenl  guère  à  la  Russie.  Le  raekol  russe  a  sa 
conlre-partie  dans  les  sectes  de  l'Angleterre  et  des  États- 
t  ni   d'Amérique.  Entre  les  puritains el  les  vieux-croyants, 


SECTES  RUSSE8  KT  SECTES  ANGLO-SAXONNES.       373 

nombreuse  sonl  les  analogies.  Pour  les  excentricités  reli- 
gieuses, l'Anglo-Saxon  se  peut  comparer  au  Grand-Rus- 
sien.  Les  Russes  aimenl  a  découvrir  d< 
entre  leur  patrie  <'t  la  grande  république  du  Nouveau 
Monde  :  ce  n'esl  pas  une  des  moindres.  Gomme  lea  anciens 
mtI's  moscovites,  les  citoyens  de  l'Union  onl  leurs  pro- 
phètes '•!  leurs  prophétesses;  il  n'esl  absurdité,  il  n'esl 
immoralité  qui,  chez  eux,  n'ait  trouvé  Bes  prédicateurs  el 
ses  prosélytes.  A  quoi  attribuer  cette  singulière  anal 
•les  deux  plus  vastes  États  des  deux  continent 
de  la  race  ei  à  an  mélange  de  sangs  encore  mal  fondus? 
aux  aspects  du  boI  et  aux  contrastes  d'un  elimal  excessif? 
ou  bien  à  l'étendue  même  du  territoire  el  a  la  diffus 
des  hommes  et  des  idées  sur  de  restes  espaces?  ou  en 
à  la  croissance  trop  rapide,  au  tempéramenl  mal  équilibré 
des  deux  colosses,  à  la  nullité  «I"-  l'instruction  populaire 
chez  l'un,  à  la  médiocrité  de  l'instruction  supérieure  chez 
l'autre? 

\  certains  égards,  il  esl  vrai,  le  principe  de  l'espril  de 
secte,  dans  la  république  démocratique  et  dans  l'empire 
autocratique,  paraît  tout  différent,  presque  opposé.  Aux 
États-Unis,  cette  exubérance  de   l'idi  ieuse  el 

débauches  théologiques  proviennent  d'un  individualisme 
outré,  d'un  esprit  d'initiative  et  d'innovation,  d'habitudes 
d'indépendance  el  de  témérité,  transportés  de  la  politique 
ou  de  l'industrie  dans  la  religion.  En  Russie,  au  con- 
traire, si  l'intelligence  populaire  s*eal  émancipée  dans  la 
sphère  religieuse,  c'est  que  ce  l'ut  longtemps  la  seule  qui 
lui  demeurai  ouverte,  la  seule  où  «die  put  s'ébattre  libre- 
ment. Les  fantaisies  ou  les  folies  théologiques,  qui  dans 
l'un  des  deux  pays  semblent  une  conséquence  de  l'état 
social,  sont  plutôt  dans  l'autre  une  réaction  contre  lui. 
Sous  ce  rapport,  la  Russie  a  un  avantage  BUT  l'Amérique. 
c'esl  que  le  peuple  y  esl  plus  primitif,  plus  près  de  la  na- 
ture, et,  somme  toute,  plus  enfant.  (>r  il  est  des  maladies 
qu'il  vaut  mieux  subir  avant  que  le  corps  ne  soi!   formé, 


374  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

qui  son!  moins  graves  dans  l'enfance  ou  dans  l'adoles- 
cence que  dans  la  maturité.  Le  peuple  russe  n'a  pas  en- 
core franchi  l'âge  habituel  des  fièvres  religieuses  et  des 
accès  mystiques.  Il  en  pourra  sortir  un  jour  :  le  scepti- 
cisme précoce  d'une  grande  partie  des  classes  instruites 
montre  assez  que  le  génie  russe  est  loin  d'être  fatalement 
condamné  à  la  crédulité  et   à  la  superstition. 

Le  raskol  n'est  point  uniquement  un  symptôme  morhide 
ou  un  signe  de  débilité  intellectuelle  :  s'il  fait  peu  d'hon- 
neur à  l'esprit  du  peuple  russe,  il  en  fait  beaucoup  à  sa 
conscience,  à  sa  volonté.  Au  fond  de  cette  nation,  si  souvent 
accusée  de  servilité  et  de  manque  de  personnalité,  les 
vieux-croyants  nous  font  sentir  la  vigueur  du  caractère  et 
le  sentiment  du  devoir  qui,  non  moins  que  l'intelligence, 
sont  une  des  forces  des  nations.  Sous  la  surface  terne  et 
plate  de  la  société  politique,  les  sectes  nous  font  toucher 
le  fond  résistant  de  ce  peuple  en  apparence  inerte;  elles 
nous  montrent  son  originalité,  son  individualité,  son  in- 
dépendance dans  les  choses  qui  lui  tiennent  à  cœur.  Celle 
énergie  patiente  et  ferme,  celte  initiative  parfois  déployées 
dans  les  luttes  religieuses,  le  Grand-Russe  les  saura  peut- 
être  un  jour  manifester  en  d'autres  sphères,  ha  révolte 
d'une  notable  partie  de  la  nation  contre  la  réforme  litur- 
gique suffit  à  prouver  que  ce  peuple  n'est  point  le  trou- 
peau Btupide  <•!    indifférent  que  s'est    longtemps  figuré 

l'Europe.  Il  <'sl  au  moins  un  terrain  où  sa  conscience  s'est 

émancipée  de  l'autorité  temporelle,  et  où   l'autocratie  ne 

peut  tout  oser.  Si  de  simples  changements  de  rites  ont 

soulevé  i telle  opposition,  que  Berait-ce  de  changements 

plus  profonds?  Loin  d'être  une  masse  toujours  docile,  dé- 
nuée  de  toute  volonté  et   de  toute  spontanéité,  re  peuple  ;i. 

dans  ses  égarements  religieux  mêmes,  Pail  voir  un  singu- 
lier esprit  d'organisation,  une  remarquable  faculté  de  libre 
ociation.  Pour  s'en  convaincre,  il  n'j  a  qu'à  examiner  la 

constitution  el  les  ressources  des  principales  sectes  du 


CHAPITRE   IV 

lui  n •  >it 1 1 >r<-  dea  ra$kolnik*.  Difficulté  d 
Listiquea  officielles.  Ratkolnik  I  irThoauM 

du  peuple.  —  Répartition  géographique  «lu  ratkol.  Comment  il 
mrtoat  parmi  lea  Grandi  I  Dea  rieui         iota  eomm 

colonisation.  Leuri  coloaiea  m  dabora  derampira.  —  i  la  athlaaae 

I  pas   t. .ut    entièri-  «laiis  I.-   nombre  de  se>  adhérents.   -  mo- 

rale dea  rieui  eroyanta;  alla  ae  lienl  |>a^  uniquement  à  la  rel 
proapériU  matérielle.  Quellea  en  toal  lea  eaaaaa  Importance  de*  raak^ 
dans  le  commerce  moacovile.  Do  rôle  de  l'argent  dana  leui 
—  De  la  culture  dea  vieux  rttoaliatea   De  quelle  manière  .  <le  la 

polémique   leur  oui  donné  la  goal  de    i  iaatractioB.  Cara  law 

érudition.  Comment  l'matraction  élémestafra  m  aalfit  point  à  Unir  ■ 
ehiaaement  intellectuel. 


Quel  eat  le  Dombre  dea  roafoJrufctf'  C'eal  la  première  ques- 
tion que  Buggère  le  rcukol,  et  c'cal  la  plus  difficile  I 
Boudre.  Lee  Btatiatiquea  oCQcielIea  donnenl  le  dénombre- 
ment des  adeptea  de  loua  lea  cultea  pro  ma  l'em- 
pire; lea  ra&kolnika  y  figurent  à  leur  rang,  mais  le  chiffre 
indiqué  pour  eux  n*eal  même  pas  an  chiffre  approximatif. 
Les  recensements  aceusenl  un  peu  moins  de  1500000  . 
kolniks*.  Les  hommes  lea  plus  compétents, lea  BtaUatieiena 
les  première,  sont  unanimes  à  repouaaer,  sur  ce  point,  lea 
données  de  la  statistique,  unanimes  à  les  trouver  notoire- 
meut  inférieures  à  la  vérité;  ils  sonl  en  désaccord  sur  le 
nombre  à  substituer  au  nombre  reconnu.  Pour  avoir  la 
force  numérique  réelle  des  dissidents,il  Buffit,  selon  quel- 
quea-una,  de  doubler  ou  de  tripler  le  chiffre  officiel  :  selon 


l.  ?era   1K3.">,   lea    relations  synodales   ni>  eomptaieot  |>as   tout  à  fait 
180000  sectaires;  et  l'on  prétaodail  en  ooaYertir  des  milliers  chaque  année. 


376  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

la  plupart,  ce  n'est  pas  trop  de  le  quintupler,  de  le  sextu- 
pler; selon  plusieurs,  il  faut  monter  au-dessus  de  12  mil- 
lions, peut-être  au-dessus  de  15  millions  d'âmes.  L'absence 
de  toutes  données  positives  explique  ces  divergences.  Un 
des  premiers  statisticiens  de  la  Russie  me  disait  avoir  con- 
sulté, à  ce  sujet,  les  chefs  du  raskol  venus  à  Pétersbourg 
pour  les  affaires  de  leur  culte.  «  Nous  sommes  nombreux, 
avaient-ils  répondu,  mais  nous  ne  savons  combien  nous 
sommes.  »  Personne  ne  le  sait,  et  celte  obscurité  n'est  pas 
la  moindre  singularité  ni  la  moindre  force  du  raskol. 

Les  statistiques  gouvernementales  ne  comptent  à  l'actif 
du  schisme  que  les  dissidents  qui,  depuis  plusieurs  géné- 
ral ions,  ont  réussi  à  échapper  aux  registres  des  paroisses 
du  clergé  orthodoxe.  Ce  n'est  naturellement  que  le  petit 
nombre.  En  dehors  de  ces  raskolniks  déclarés,  il  y  a  tous 
ceux  que  les  actes  publics  continuent  à  inscrire  parmi  1rs 
orthodoxes;  il  y  a  tous  les  raskolniks  déguisés  qui  crain- 
draient de  s'exposer  à  des  poursuites;  il  y  a  enfin  toutes 
les  sectes  secrètes  ou  prohibées  qui  fuient  obstinément  la 
lumière.  A  défaut  de'recensement,  il  est  une  classe  de  do- 
cuments d'où  se  peuvent  tirer  quelques  données  approxi- 
matives sur  le  nombre  des  dissidents.  Ce  sont  les  rapports 
des  hauts-procureurs  du  Saint-Synode  sur  la  fréquentai  ion 
des  Bacrements  dans  l'Église  officielle.  Le  Règlement  spi- 
rituel de  Pierre  le  Grand  remarquait  déjà  que  l'éloigne- 
menl  pour  l'eucharistie  étail  le  meilleur  indice  auquel  se 
put  reconnaître  un  raskolnik.  Or,  sur  les  listes  officielles, 
parmi  les  gens  inscrits  comme  n'ayant  pas  participé  aux 
remonta,  ont  longtemps  Qguré  plusieurs  catégories  de 
fidèles  qui  paraissaient  appartenir  au  schisme.  L'analyse 
du  tableau  «les  confessions  el  communions  pascales  avaii 
conduit,  vers  1860,  à  estimer  à  9  ou  10  millions  le  nom- 
bre des  dissidents*.  Ce  chiffre  sérail  sans  doute  aujour- 

|,  Bchédo-FerroU,  La   tolérance   <i  /<■  tehittne  religieuœ  en    Buasie, 
p.  158         i  i  mini  itrc  de  I  intérieur,  dam  un  rapporl 

mp<  n  ni  Nicolai  ai  rlvail  déjà  au  même  chiffre. 


NOMBRE  DES  RASKOLNIKS.  377 

d'hui  inférieur  à  la  vérité.  Le  nombre  des  vieux-croyants 
augmente  chaque  année,  par  le  seul  l'ail  de  L'excédent 
naissances  sur  les  décès  :  on  a  remarqué  qu'à  cet   égard 
[es  raêkolniks  l'emportent,  d'ordinaire,  sur  les  orthodoj 
Puis,  aux  Fieux-ritualistes  avérés,  qui  refusent  de  prendre 
pari  aux  offices  et  aux  sacrements  de  l'Église,  ilfaul  ajou- 
ter les  dissidents  timides  ou  honteux,  qui .  pour  échapper 
aux  vexations  du  clergé  ou  de  la  police,  continuent  à  re- 
cevoir l'eucharistie  des  main--  du  pope,  sauf  à  communier 
en  cachette  suivant  leurs  propres  rites.  Il  y  a,  encore  au- 
jourd'hui, beaucoup  de  ees     non  insi  que 
les  appellent  leurs  coreligionnaires.  On  ne  saurait  guère 
évaluer  le  nombre  des  raahoMki  de  t» »ut<-  -  soins  de 
19  ou  15  millions.  Sur  ce  chiffre,  près  d'une  moitié  semble 
revenir  aux  popovtsy,  à  la  branche  du  schisme  qui  conserve 
un  clergé;  le  reste  se  partage  entre  le-*    sans-prétree 
les  sectes  mystiques  ou  rationalistes.  S'il  est  «littieii. 
déterminer  le  nombre  total  des  dissidents,  il  l'est  plus  en- 
core de  fixer  celui  des  adhérents  des  div<  les. 

Le  nombre  des  raëkolntks  ne  peut,  du  reste,  donner  une 

juste  idée  de  l'importance  du  raëkol.  11  n'en  est  point  »ln 
schisme  russe  comme  de  Is  plupart  des  religions  étal 
l'influence  n'en  saurait  être  mesurée  à  un  chiffre.  Le 
hol  n'existe  pas  seulement  à  l'état  dl  le  confession 

adoptée  par  tant  ou  tant  de  millions  d'an*  souvent 

une  simple  tendance,  comme  une  ponte  vers  laquelle  in- 
clinent  beaucoup  d'iiommes  demeurés    dans    l'uitbodoxie 

officielle.  La  force  du  raskol  est  peut-être  moins  dan-  les 

adepte-  qui  le  professent  ouvertement  que  dans  tes  m 

qui  sympathisent  sourdement  avec  lui.  Cette  Bympathie 
s'explique  quand  on  Bonge  que  le  vieux-ritualisme  est  sorti 
spontanément  du  fond  du  peuple,  qu'il  est  le  produit  aussi 
bien  que  la  glorification  des  mœurs  et  des  notions  popu- 
laires. Au  lieu  de  Us  avoir  en  répulsion  comme  des  re- 
belles et  des  hérétiques,  le  paysan  ou  l'ouvrier,  demeuré 
clans  l'enceinte  de  l'Église,  regarde  souvent  les  vieux- 


378  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

croyants  comme  les  chrétiens  les  pins  pieux  cl  les  plus 
fervents,  comme  des  chrétiens  semhlables  à  ceux  des  pre- 
miers temps,  et  comme  eux  persécutés  pour  la  foi.  Dans 
certaines  régions  se  rencontre,  chez  le  petit  peuple,  cette 
singulière  opinion,  que  l'orthodoxie  officielle  n'est  bonne 
que  pour  les  tièdes,  que  c'est  une  religion  mondaine 
mirskciïa)  dans  laquelle  il  est  difficile  de  faire  son  salut, 
que  la  sainte  et  vraie  religion  chrétienne  est  celle  des 
vieux-croyants.  «  Qui  craint  Dieu  ne  va  pas  à  l'église», 
assure  un  dicton  des  vieux-rilualislcs;  beaucoup  de  soi- 
disant  orthodoxes  semblent  encore  de  cet  avis.  Un  haut 
fonctionnaire,  chargé,  vers  la  (in  du  règne  de  Nicolas,  d'une 
enquête  secrète  sur  le  raskol,  raconte  à  cet  égard  une  in- 
structive anecdote.  «  A  mon  entrée  dans  Vizba  d'un  paysan, 
j'ai  souvent,  dit-il,  été  accueilli  par  ces  mots  :  Nous  ne 
sommes  pas  chrétiens.  —  Qu'êtes-vous  donc,  des  infi- 
dèles? —  Non,  répondaient-ils,  nous  croyons  au  Christ, 
mais  nous  suivons  l'Eglise;  nous  sommes  des  gens  mon- 
dains, des  gens  frivoles.  —  Comment,  n'étes-vous  pas  chré- 
tiens, puisque  vous  croyez  au  Christ?  —  Les  chrétiens  sont 
ceux  qui  gardent  l'ancienne  foi  ;  ils  ne  prient  point  de  la 
même  manière  que  nous;  mais  nous,  nous  n'en  avons  pas 
|i>  temps1.  »  Celte  naïve  façon  de  s'accuser  de  penchant  au 
schisme,  en  se  défendant  du  soupçon  de  lui  appartenir, 
montre  quelles  racines  le  schisme  a  jetées  dans  l'esprit  du 
peuple.  A  torl  ou  à  raison,  une  grande  partie  de  la  nation 
passe  pour  incliner  au   raskol,  CVsl    là   un    fait  grave,  et 

c'est  peui-cire  le  principal  obstacle  à  l'entière  émancipa- 
tion des  deux-croyants.  Le  jour  où  chacun  serait  maître 
d'adhérer  ostensiblement  aux  BtarovèreSf  on  craindrail  de 
voir  l'Église  dominante  perdre  le  quart, peut-être  la  moi- 
tié de  ses  enfants.  Aussi,  pour  autoriser  la  libre  profession 
du  raskolf  le  gouvernement  Bemble-t-il  attendre  que  la 


l    /.  wkretnykh   aj  \ittii  is.,?    Sbomik pravit,  tvéd.  o  raak.t 

i   il    p    i 


KÉI'ARTITrON*  DES  RA8K0LNIK3.  379 

grande  majorité  de  la  Dation  soit  retenue  dans  l'orthodoxie 
par  l'instruction  ou  par  1'indifférei 

Le  schisme  est   loin  d'être  également  réparti  entre 
différentes  contrées  el  les  différentes  races  de  l'empire. 
C'esl  chez  les  populations  les  plus  énergiques  et  les  plus 
foncièrement  russes,  que  le  rencontre  surtout  le  ni-/:<>f, 
chez  le  paysan  du  nord,  l'ancien  colon  de  N  '  et  chei 

le  mineur  de  l'Oural,  cbes  les  pionniers  »lo  la  Sibérie  el 
chez  les  Cosaques  du  sud  est.  I.  ,  avons-nous  dit, 

appartient  essentiellement  à  la  Grande-Russie,  A  la  Moe- 
covie  des  premiers  Romanof.  Do  toutes  les  tribus  sla 
finnoises  ou  tatares,  de  tous   les  peuples  qui  habitent 
l'empire,  le  Grand-Russien  esl  presque  le  seul  qui  se  mon- 
tre  ainsi  enclin  A  l'esprit  de  secte. Il  j  i  des  vieux-croyants 
de  différents  rites  dans  la  Petite-Russie,  dans  \< 
Blanche,  dans  la  Pologne,  dans  la  Livonie,  au  milieu  de 
populations  orthodoxes,  catholiques  ou  protestantes;  par* 
tout  là.  ces  raskolnikê  sont  tics  colonies  de  Grands-Rus- 
Biens,  vivant  à  pari  au  milieu  des  indigènes.  Dans  ton 
pays,  comme  en  Sibérie  <>u  au  Caucase,  on  a  remarqué 

que,  d'ordinaire,  l<^  dissidents  ne  font  pas  de  prosélytes; 

s'ils  en  font,  c'est  en  général  parmi  des  Grands-Russ 
parmi  les  soldats,  par  exemple.  Il  j  a  là  un  caractère  si 
prononcé  qu'il  semble  une  marque  ethnique,  un  signe  de 
race.  On  esl  lente  d'en  chercher  l'explication  dans  le  s 
du  Grand-Russien.  On  se  demande  si  celte  bizarre  végétation 
de  sectes  esl  sortie  de  la  terre  slave,  si  elle  n'a  pat 

racines  dans  le  BOUS-SOl  linnoi-  de  la  (irande-linssie.  Le 
l'ail  est  que  ce  penchant  aux  sectes  demeure  d'ordinaire 
confiné  dans  le  rameau  le  moins  slave  du  tronc  slavon.OH 
n'ose  dire  pourtant  qu'il  Boit  finnois  ou  touranien,  puisqu'il 
semble  étranger  aux  Finnois  purs  ci  aux  Finnois  russifiés. 
On  a  bien  signalé  quelques  sectes  en  Finlande,  comme  les 
sauteurs,  les  sauvages  ou  volante \  mais  il  n'\  a  rien  là  qui, 
pour  la  spontanéité  ou  pour  l'importance,  se  puisse  compa- 


380  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

rcr  au  raskol.  Il  a  bien  aussi,  à  une  époque  récente,  surgi 
quelques  secles  dans  la  Petite-Russie,  les  stundistes  no- 
tamment, mais  ces  sectes  a  tendances  rationalistes  sont 
nées  sous  des  influences  protestantes,  et  l'on  a  mainte 
fois  observé  que  le  Petit-Russien  n'a  pas  le  même  goût 
que  son  frère  du  Nord  pour  les  disputes  dogmati- 
ques1. De  toutes  les  populations  de  la  Russie,  la  princi- 
pale et  la  plus  mêlée  a  été  seule  à  ce  point  accessible  à 
l'esprit  d'hérésie,  et  cet  esprit  reste  une  des  marques  dis- 
linctives  de  cette  puissante  tribu. 

Les  Russes  cultivés  et  sceptiques  se  plaisent  à  dire  que 
le  Grand-Russien,  si  enclin  aux  sectes,  est  le  moins  reli- 
gieux des  Slaves  de  l'empire.  Il  y  a  là  un  curieux  contraste, 
il  n'y  a  peut-être  pas  absolue  contradiction.  Le  principe 
du  raskol  n'est  pas  exclusivement  religieux,  il  est  surtout 
formaliste,  il  est  surtout  réaliste,  et,  de  sa  nature,  le  réa- 
lisme est  peu  religieux.  Dans  cette  dévotion  excessive  aux 
formes  du  culte,  on  pourrait  peut-être  voir  une  sorte  d'in- 
capacité, d'infirmité  religieuse. 

Parmi  les  Grands-Russiens  mêmes,  chacune  des  deux 
branches  du  schisme  a  sa  région  propre,  son  domaine  pré- 
féré. Toutes  deux  régnent  surtout  dans  les  contrées  do 
l'empire  où  la  population  est  le  moins  dense,  dans  les  con- 
trées  excentriques,  les  forêts  du  nord,  les  Bteppes  du  sud  : 
nous  ne  parlons  pas  ici  de  .Moscou,  qui  est  redevenu  le 
centre  du  raskol,  comme  de  toute  la  vie  russe.  Les  sectes 
hiérarchiques, les  popovtsy, t'emportent  dans  le  centre  el  le 
Bud-est;  les  sans-prêtres,  les  bespopovt8y}  dans  le  nord. 
Ceux-ci  dominent  chez  les  paysans  «lu  l>;issin  de  la  mer 
Blanche,  dans  les  monts  Oural  el  la  Sibérie,  ceux-là  parmi 
tes  Cosaques,  sur  les  bords  du  Don,  du  bas  Volga,  du 
fleuve  Oural.  Lesolel  le  climat,  l'histoire  el  les  mœurs 
expliquent  celte  répartition.  Si  les  vieux-croyants  sont  pins 


I   Voyttsp  m,  Tcboubiiuki,  Enquête  ethnographique  tur  la  Russie  oeei 
dentale,  fouffO'Zapadnyl otdel,  t.  \n.  p  3M 


RÉPARTITION  DBS  RASKOLNIKS.  381 

nombreui  dans  les  contrées  écai  -  vieilles 

mœurs  b'j  sonl  mieux  conseï  plus  loin  du 

centre  de  l'Etal,  les  sectes  onl  en  moins  de  peine  h  se  pro- 
pager ei  i  se  constituer.  Si  les sans-prêlres dominent  dans 
les  gouvernements  septentrionaux,  tes  confessions  chré- 
tiennes onl  eu,  pr<  sque  partout,  des  tendances  plus  laïques 
bous  le  rude  ciel  du  nord  que  bous  le  ciel  i»I us  doux  du 
midi. 

Dans  le  nord  de  la  Russie,  le  tuccès  des  inti- 

sacerdotales  •'•(ait  particulièrement  favorisé  par  l'étendue 
môme  du  territoire,  par  la  mauvaise  qualité  du  toi  «'t  par 
l'extrême  diffusion  de  la  population.  Dans  ces  énormes 
gouvernements  septentrionaux,  donl  un,  àrkhai 
aussi  vaste  que  la  franco  el  l'Italie  ensemble,  dont  d'au- 
tres, comme  Vologda  ou  Perm,  ionl  aussi  grands  que 
l'Angleterre  ou  la  Hongrie,  le  nombi  i  le 

nombre  des  prêtres  onl  toujours  restreints.  L'in- 

fluence sacerdotale  a  été  par  suite  d'autant  plus  faible  el 
la  religion  plus  laïque.  Encore  aujourd'hui,  l'étendue 
paroisses  esl  telle  qu'il  l'aut  souvent  plus  d'un  jour  de 
marche  pour  aller  de  leur  extrémité  à  leur  cent] 
une  population  aussi  dispersée,  avec  des  chemins  impra- 
ticables durant  des  mois,  l'église  étail  hors  de  la  portée 
d'un  grand  nombre  de  fidèles.  Les  habitants  allaient  i 
menl  à  la  paroisse-,  les  actes  les  plu--  solennels  de  la  rie 
ne  se  pouvaient  toujours  célébrer  avec  l'assistance  du  prê- 
tre. Dans  la  galerie  d'un  riche  vieux-croyanl  de  Moscou. 

j'ai  été  fTappé  d'un  tableau  représentant  un  enterrement 
dans  ces  régions  du  nord.  Sur  un  traîneau  de  paysan,  au 
milieu  d'une  campagne  blanche  de  neige,  une  femme  con- 
duit à  quelque  lointain  cimetière  une  nière  de  bois.  | 
là  une  image  de  la  sombre  existence  de  ces  vastes  régions 
où,  avant  d'être  rejeté  par  l'hérésie,  le  prêtre  avait  été 
rendu  inaccessible  par  la  dislance.  Au  fond  de  ces  soli- 
tudes, les  hommes,  réunis  en  petits  -rouîtes,  étaient  obli- 
gés de  se  sut'tire  en  tout  à  eux-mêmes,  contraints  de  pour- 


382  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

voir  à  leurs  besoins  spirituels  comme  à  leurs  besoins  ma- 
tériels. Dès  avant  l'explosion  du  schisme,  les  paysans  se 
construisaient  des  oratoires  où  ils  lisaient  et  chantaient  des 
prières  ensemble,  les  plus  instruits  enseignant  les  autres. 
La  bczpopovskJiinc  était  ainsi  sortie  des  mœurs,  avant 
d'être  érigée  en  doctrine1.  Des  écrivains  russes  de  dilï'é- 
renles  écoles,  Khomiakof  et  Kelsicl'  entre  autres,  ont  attri- 
bué cette  prédominance  des  bezpopovtsy  dans  le  nord  de  la 
Russie  à  l'influence  des  protestants  du  nord  de  l'Europe. 
Ce  n'est  là  qu'une  hypothèse  inutile2.  Le  raskol,  dans  sa 
branche  la  plus  radicale,  comme  dans  son  point  de  départ, 
est  essentiellement  indigène,  autochtone;  il  est  sorti  lonl 
entier  des  habitudes  et  des  mœurs  locales.  A  Novgorod 
même,  les  strigolniki  professaient,  dès  le  quatorzième 
siècle,  des  doctrines  fort  analogues  à  celles  des  bczpopovlsij 
actuels;  ils  rejetaient  l'autorité  du  clergé  longtemps  avant 
les  apôtres  de  la  Réforme. 

11  serait  d'un  haut  intérêt  d'avoir  une  représentation 
graphique,  une  carie  du  raskol.  Aucun  pays  peut-être 
n'aime  autant  que  la  Russie  à  se  figurer  lui-même  aux 
yeux;  aucun  ne  s'est  retracé  sous  plus  d'aspects  et  ne  pos- 
sède plus  de  cartes  de  son  propre  territoire.  Sur  les  allas 
où  Boni   représentés  les  différents  cultes,  les  dissidents 

I.  Aujourd'hui  encore,  il  se  rencontre  parfois,  en  Sibérie  surtout,  des 
-  pr<  très  involontaires.  I  n  prêtre  orthodoxe,  le  P.  Oouriof,  a  raconté, 
BO  1881,  dans  le  Roussis  ii  l'est  niL\  «  [in-  l'cvèipie  <!<'  Tomsk  l'avait  un  jour 
chargé  d'interroger  de  dangereux  sectaires  arrêtés  par  la  police  et  expédiés 
.!  ii  ville  épiscopale  pour  y  être  morigénés.  Le  P.  Gourief  découvrit  que  ces 
bravi  schés  à  leurs  cabanes,  étaient  toul  bonnement  des  orthodoxes 

perdus  dans  an  hameau  écarté,  loin  de  tonte  église,  qui  avaient  imagine, 
pour  ne  p;i  ■•  «le  tout  -mne  religieux,  de  faire  célébrer  les  offices 

par  quelque!  ans  d'entre  eux.  Et,  ajoutait  le  P.  Gourief,  on  trouverait  en 
Sibérie  nombre  de  <••  -     se<  lairoi  malgré  eus  », 

•>.  Chas  certains  [lusses,  chei  Khomiakof  notamment,  cette  assertion  tient 
a  an  système.  Khomiakof,  un  des  coryphées  du  slavophilisme,  rogardail  le 

protestantisme  et  l'esprit  d'hérésie  <  m  me  le  produit  logique  du  o  romanisn 

Selon  lui   rien  d'analogue  ne  pouvait  sortir  ds  l'orthodoxie;  par  suite,  il  lui 
fallait  attribuer  i  ai  I  in<   de  i    des  influences  étrnn 

Khomiakol    /  Byl\  Staline  et  h  protenantieme  au  point  de  vue  de  l  Eglise 
d'Orient. 


LES  COLONIES  DU   RA8K0L.  383 

russes  sonl  d'ordinaire  confondus  avec  les  orthodoxes.  On 
avail  naguère,  au  bureau  de  statistique,  dressé  un  projet 
de  carte  du  rashol que  j'ai  eu  entre  tes  m. un-:  je  ne  sais 
s'il  a  été  publié.  Sur  cette  carte,  Moscou  apparall  comme  le 
centre  religieux,  la  métropole  ecclésiastique  du  schisme 
moscovite.  Autour  de  la  vieille  capitale,  la  masse  des 
kolniks  décril  une  sorte  de  cercle  plus  épais  rers  le  nord, 
l'esl  el  le  sud,  plus  étroit  el  presque  ouvert  rers  l'ouest, 
vers  les  provinces  de  récente  acquisition.  Du  cœur  de  l'an- 
cienne Moscovie,  on  \<jîi  te  rtuhol  rosse  Be  rattacfa 
l'Europe  par  de  longs  Sis,  de  minces  traînées  qui  le  relient 
•  l'un  côté  à  la  Baltique,  d'un  autre  i  la  Prusse,  «l'un  autre 
à  l'Autriche  et  à  l'ancienne  Turquie.  A  l'aspect  d'une  telle 
carte,  on  pourrait  croire  que  !<•  schisme  inei  en 

Europe:  il  n'en  rst  rim.   Au  lieu  d'être 
luiii'iirs  branches  qui  pénètrent  en  Occident  ne  sont  que 
des  rejets  émis  de  la  souche  moscovite  d  i  Dans  le 

premier  siècle  «lu  schisme,  un  grand  nombre  «le  dissidents 
uni  été  chercher  la  paix  a  l'étranger,  sur  le  territoire  de  la 
Buède  el  de  la  Pologne,  «le  la  Prusse  et  de  l'Autriche.  Sur 
différents  points,  ces  colonies  «le  >/ 
sans  se  tondre  avec  les  populations  -,  «i  les 

tains  du  dedans  sonl  restés  en  relation  avec  ceux  du  do* 
hors.  De  là  ces  lignes  plus  ou  moins  continues  qui,  sur  la 
carte,  rattachent  le  schisme  moscovite  à  l'Europe.  Elles  in- 
diquent les  différentes  étapes  de  l'émigration  des  schisma- 
tiques;  elles  marquent  les  routes  ordinaires  des  émis- 
saires du  rctëkol  entre  ces  colonies  de  l'étranger  «-i  le-  cen- 
tres dissidents  de  la  Grande-Russie,  et,  par  suite,  les  points 
de  repère  des  vieux-croyants  et  les  roies  où  s'exerce  leur 
propagande. 

Le  schisme  se  montre  ici  sous  un  nouvel  aspect,  comme 
agent  d'émigration,  agent  de  colonisation.  A  ce  point  de 
vue,  et  ce  n'est  pas  le  seul,  le  rôle  des  vieux-croyants 
russes  n'a  pas  été  sans  analogie  avec  le  rôle  des  non-eon- 
formistes,  des  puritains  anglais.  S'ils  ne  pouvaient,  connue 


384  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

les  puritains,  traverser  les  mers  pour  y  jeler   les  bases 
d'un  empire  à  leur  image,  les  starovères  avaient,  clans  les 
limites  mêmes  de  leur  patrie,  un  champ  indéfini  d'émigra- 
tion. En  cherchant,  dans  les  solitudes  de  la  forêt  ou  de  la 
steppe,  un  abri  contre  les  vexations  du  pouvoir,  les  dissi- 
dents ont  notablement  concouru  à  répandre  la  nationalité 
russe  dans  des  régions  naguère  exclusivement  asiatiques. 
Tantôt  comme  émigrés  volontaires,  tantôt  comme  déportés 
par  l'autorité,  ils   se    sont  établis  dans  les  provinces  les 
plus  reculées  de  la  Russie,  à  l'est  de  l'Oural  et  au  sud  du 
Caucase,  au  milieu  des  catholiques  de  la  Pologne  et  des 
protestants  des  provinces  baltiques,  comme  parmi  les  mu- 
sulmans de  l'Orient.  Les  colonies  du  schisme  à  l'étranger 
lui  ont  servi  de  villes  de  refuge  et  comme  de  places  de  sû- 
reté. C'est  sur  le  territoire  de  l'ancienne  Pologne,  à  Yelka, 
dans  la  province  de  Moghilef,  que  fut  longtemps  le  prin- 
cipal foyer  de  l&popovstchine;  pour  détruire  ce  repaire  du 
raskoly  les  troupes  d'Anne  Ivanovna  et  de  Catherine  II  vio- 
lèrent par  deux  fois  la  frontière  polonaise  (1735  et  1764). 
C'est  dans  une  bourgade  de  la  Bukovine,  sous  le  drapeau 
de  l'Autriche,  que  les  starovères  ont  pu,  a  la  face  de  l'em- 
pereur Nicolas,    se  constituer  une  hiérarchie   épiscopale. 
Dans  les  provinces  balliques  et  dans  la  Lilhuanie,  dans 
toute  cette  vaste  zone  de  provinces  annexées  au  dix-hui- 
tième Biëcle,  les  nukolniks,  établis  jadis  sous  le  sceptre 
de  la  Suède  ou   de   la  Pologne,  Boni   encore  aujourd'hui 
presque  les  seuls  habitants  d'origine  grande-russienne. 
Outre  ces  émigrés  vieux-croyants, ressaisis  par  les  serres 
de  l'aigle  impériale,  quelques-uns  <>nt  été  rappelés  par 
Catherine  il  el  établis,  avec  certaines  garanties  de  tolé- 
rance, dans  la  région  du  lias  Volga  el   la  \<>iiv<dle-liussic. 

I».'  dos  jours  encore,  il  reste,  en  dehors  de  l'empire,  plus 
d'une  colonie  de  dissidents  qui  mènent,  au  milieu  des 
populations  environnantes, une  vie  toute  russe,  toute  mos 
covite.  La  Prusse  en  possède  une  près  de  Gumbinnen,  l'Au- 
triche plusieurs  en  Bukovine;  la  Roumanie  en  a  en  Vala- 


LE   RASKOL  :   CLASSES  i  RECRUTE. 

chie,  comme  en  Moldavie,  la  Turquie,  but  plusieurs  points 
de  son  territoire,  en  Europe el  en  Asie  Mineure. 

La  force  <ln  schisme  n'est  pas  toute  dans  le  nombre  ou 
dans  la  diffusion  de  ses  adhérents,  <dl<-  est  dan-,  let 
où  se  transmet  V ancienne  /'<>;.  Objet  des  mépris  du  u 
civilisé,  c'est  dans  le  peuple  <>n  dans  ;  «lies  du 

peuple,  chez  le  paysan,  chex  l'artisan,  ehes  !<■  marchand, 
que  se  recrute  le  ratkol.  La  noblesse  lui  est  entièrement 
fermée1.  Eo  d'autres  pays,  celte  localisation  dans  les  cou- 
ches inférieures  de  la  nation  eûl  pu  être  une  cause  de 
faiblesse;  dans  la  Russie  du  lait  une  garantie 

d'existence.  Le  schisme  est  une  des  suites  de  cette  rup- 
ture de  la  société  russe  en  deui  moi  ra  l'un  à 
l'autre,  en  deui  peuples  sans  sympathies  réciproques,  que 
nous  avons  signalée  comme  une  des  conséquences  delà 
violente  réforme  de  Pierre  le  Grand.  I.  muraille 
que  le  dix-huitième  siècle  avait  élevée,  entre  le  peuple  el 
les  classes  instruites,  s  servi  de  rempart  aux  superstitions 
et  aux  Bectes  populaires.  I  1 1  grandi  derrière  le  dé- 
dain de  la  Doblesse,  comme  derrière  un  retranchement, 
protégé  contre  les  attaques  de  la  civilisation  par  le  mépris 
même  des  classes  civilisées.  Confinées  dan--  le  peuple,  les 
hérésies  moscovites  étaient  si  bien  à  couvert  que,  pendant 
plus  d'un  siècle  et  demi,  elles  restèrent  presque  enti 
ment  inconnues  des  hommes  qui  eussent  pu  les  combat- 
Ire.  C'est  seulement  à  une  époque  récente  que  les  Elut 
instruits  onteu  la  curiosité  de  pénétrer  dans  l'obscur  dé- 
dale des  croyances  de  la  plèbe  dissidente.  Ce  simple  mou- 
vement d'intérêt  est  un  symptôme  du  rapprochement  des 
classes,  et  c'est  ù  ce  rapprochement  plus  qu'à  toute  chose; 
c'est  à  la  Bympathie  mutuelle  des  deux  moitiés  de  la  na- 


|.  il  n'\  a  guère  d'exception  qu«  parmi  le»  Cosaques.  Chez  les  Cosaques  .lu 
Don  noLiuuiH'iiL  au  nombre  des  vieux-croyanta  se  trouvaient  quelques  fa- 
milles appartenant  officiellement  à  la  noble- 

m.  2b 


386  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tion  d'effacer  ou  de  redresser  les  aberrations  religieuses 
des  classes  populaires. 

Tout  dédaigné  qu'il  fui,  le  raskol  possédait  deux  éléments 
de  puissance  souvent  liés  ensemble,  la  moralité  et  la  ri- 
chesse. «  Ces  raskolmks,  entend-on  répéter  presque  par- 
tout, sont  les  hommes  les  plus  sobres,  les  plus  économes, 
les  plus  honnêtes.  »  Quand  un  propriétaire  vous  mène 
dans  une  cabane  de  paysan  propre  et  bien  tenue,  si  on  lui 
demande  ce  que  sont  les  habitants,  il  vous  répond  le  plus 
souvent  :  «  Ce  sont  des  raskolniks,  des  vieux-croyants  ». 
Quand  vous  demandez  à  un  chef  d'industrie  quels  sont  ses 
meilleurs  ouvriers,  à  un  commerçant  quels  sont  ses  meil- 
leurs employés,  il  n'est  pas  rare  de  lui  entendre  dire  :  «  Ce 
sont  des  dissidents,  des  slarovères  ».  A  la  foire  deNijni-Xov- 
gorod,  qui,  pour  nombre  de  marchands  russes,  n'est  qu'un 
rendez-vous  de  plaisir,  les  vieux-rilualistes  se  distinguent 
par  leur  retenue  et  leur  respect  des  bienséances.  Ils  lais- 
sent d'habitude  aux  adhérents  de  l'Église  officielle  1rs 
brutales  orgies  dont  le  champ  de  foire  donne  chaque  nu  il 
le  cynique  spectacle.  Ces  qualités  d'ordre  et  d'économie, 
ils  les  montrent  vis-à-vis  de  l'Etat  qui  les  a  persécutés* 
o  Les  vieux-croyants,  me  disait  un  gouverneur  de  province, 
soiii  les  contribuables  qui  s'acquittent  le  plus  régulière- 
ment. »  Dans  ce  pays,  où  tant  de  communes  sont  en  retard 
pour  le  payement  «les  impôts,  il  est  rare  que  les  villages 
deros&o/mfa  aient  de  l'arriéré.  C'est  là  un  fait  connu: 
aussi,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'empire,  les  starovères  jouis- 
sent-ils de  l'estime  des  collecteurs  de  taxes.  Les  paysans 
orthodoxes,  qui  comparent  la  prospérité  des  vieux-ritua- 
lisics  avec  leur  propre  misère,  sonl  souvenl  tentés  d'y  voir 
un  signe  de  la  supériorité  de  •  la  vieille  foi    . 

Cea  avantagea  moraux  tiennent,  <vn  partie,  aux  préjugea 
des  dissidents,  <•!  s'affaibliaaeni  peu  à  peu  avec  cea  préju- 
gés. La  répulsion  de  beaucoup  d'entre  eux  pour  certains 
plaisirs,  pour  certains  alimenta,  les  préserve  de  tel  ou  tel 

Mcc.de  le|    ou    tel   défaut,  de  inèiiie  que  les  prescription- 


LES  RASKOLXlkS   :   1  - 1  : l  1 1    MORALITÉ.  387 

du  Coran  défendent  l«i  musulman  contre  L'ivrognerie. 
Le  principe  de  la  moralité  des  ratkoUnikg  n'est  cependant 
pas  dans  leurs  répugnances  ou  leurs  préventions;  il  esl 
encore  moins  dans  leur  culte.  La  morale  dans  les  reli- 
gions, ne  découle  pas  toujours  directement  du  dogme;  elle 
vaut  souvent  moins,  souvent  mieux  que  les  doctrines.  A 
l'honnêteté  ou  aui  vertus  des  raakotmk»  il  >  a,  en  dehors 
de  la  religion,  deux  caust  b:  une  cause  nationale,  particu- 
lière au  peuple  russe  et  i  l'origine  du  roafcoA  une  cause 
générale  qui,  dans  i«>u->  les  cas  semblables,  agit  en  tout 
tçon  analogu     I  nationale,  c'est  que, 

tiisme  étant  Borti  d'un.'  révolte  <l-  la  conscience  popu- 
laire, ce  sont  les  âmes  ou  les  familles  les  plus  conscien- 
cieuses qui  lui  soûl  demeurées  fidèles;  c'est  que  i 
esl  en  harmonie  avec  l'idéal  social,  l'idéal  moral  et,  pour 
ainsi  dire,  L'idéal  domestique  du  peuple.  I 
oérale,    c'esl    que,    dans   loua   les    Etats    où,    vis-à-vis 

lises   privilégiées,  il   \  a  d<-^  confessions  moine 
voria  -  dernières   doivent    à    l'infériorité    même 

de  leur  situation  une  supériorité  relative  uN  i  de 

vertu,  l'n  devenant  de  minorité  majorité,  nn  parti  reli- 
gieux, comme  un  parti  politique,  tend,  malgré  lui,  au 
relâchement.  L'efficacité  morale  d'une  même  religion,  en 
des  pays  divers,  est  souvent  m  raison  inverse  de  sa  puis- 
sance politique.  Comme  une  source  qui  en  se  répandant 
perd  de  sa  limpidité,  une  doctrine  religieua  tendant, 

perd  aisément   de  sa  pureté,  de  son   austérité. 

Chez  les  vieux  croyants,  de  même  que  chez  la  plupart 
«les  minorités  religieuses,  les  qualités  inhérentes  à  l'infé- 
riorité du  nombre  ou  de  la  situation  ont  encore  été  ren- 
forcées par  les  souvenirs  ou  tes  perspectives  de  persécu- 
tion, qui  élevaient  les  esprits  et  trempaient  1rs  earael 
Il  esl  des  pays  où,  après  un  long  abaissement,  les  mœurs 
publiques  ont  été  relevées  par  des  minorités  religieuses 
d'abord  dédaignées.  A  cet  égard,  il  a  manqué  quelque 
chose  aux  vieux:croyanta  pour  avoir  sur  la  Russie  l'in- 


388  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

tluence  qu'ont  eue  les  puritains  sur  l'Angleterre  des  Sluarls. 
Confiné  en  lui-même,  absorbé  dans  la  contemplation  du 
passé,  isolé  d'une  civilisation  qui  s'imposait  malgré  lui  à 
sa  patrie,  le  raskol  est  demeuré  dans  le  peuple  comme  une 
protestation  stérile;  il  est  resté  impuissant  à  doter  la  Russie 
d'un  idéal  politique,  sinon  d'un  idéal  moral. 

A  la  force  que  donne  la  moralité  s'ajoute  chez  les  vieux- 
croyants  la  force  de  l'argent.  Ici  encore,  il  y  a  des  causes 
spéciales  au  raskol,  et  des  causes  générales  tenant  à  la  si- 
tuation des  raskolniks.  Cette  aptitude  à  s'enrichir  est,  en 
partie,  une  conséquence  de  la  supériorité  morale,  et, 
comme  celle-ci,  peut  tenir  à  certaines  croyances,  à  cer- 
taines préventions  du  schisme.  Le  starovère,  qui  ne  fume 
pas,  qui  boit  peu,  arrive  plus  vite  à  l'aisance  par  la  so- 
briété et  l'économie.  Ce  n'est  là  pourtant  qu'une  explica- 
tion incomplète.  Il  y  a  une  raison  plus  haute,  une  raison 
qui  se  rencontre  chez  la  plupart  des  religions,  chez  la  plu- 
part des  races  longtemps  tenues  dans  un  étal  d'infériorité. 
Par  la  persécution,  pur  les  lois  d'exclusion,  les  sectes 
opprimées,  contraintes  à  se  désintéresser  des  affaires  pu- 
bliques, sont  rejetées  vers  les  aifaires  privées,  vers  le 
commerce.  Chez  elles,  h  s  capacités  financières  ou  com 
mercialcs,  fortifiées  par  L'exercice  el  accumulées  par  l'hé- 
rédité, Qnissenl  par  devenir  comme  un  don  naturel,  une 
raculté  innée.  Lee  Juifs  dans  le  monde  entier,  les  Armé 
niene  en  Orient,  les  Parais  dans  l'Inde,  les  ('optes  en 
Egypte,  offrent  dei  exemples  divers  de  la  même  loi.  Le 
>/ est  trop  récent,  un  trop  grand  nombre  de  ses  adhé 
renia  apparlienl  aui  classes  rurales,  pour  qu'une  sembla- 
ble adaptation  boII  aussi  marquée  et  aussi  générale  chez 
les  raskotnike.  Ce  qu'on  peut  affirmer,  c'esl  que,  chez  eux, 
l'esprit  positif  cl  les  qualités  mercantiles  du  Grand  iiusm' 
m  son!  d'autanl  mieui  manifestés  que,  pour  être  libres, 
Us  avaient  besoin  d'être  riches.  La  corruption  de  l'admi 
nistration  Impériale  les  contraignait  à  recourir  ;'<  la  clef 
d'or  qui  ouvrai!  toute*  les  portes.  Les  premiers  peut-être 


LES  RASKOI.NIKS  :  I.KUî  PROSPÉRITÉ  MATÉRIELLE.  389 
en  Russie,  les  starovères  ont  compris  que  l'argenl  pouvait 
être  un**  sauvegarde,  el  la  fortune,  une  force;  les  premiers, 
ils  ont  demandé  l'émancipation  I  la  richesse. 

La  prospérité  mercantile   des  vieux-croyants  se   peul 
rapprocher  de  celle  de  plusieurs  Bectefl  protestantes  en  An- 
gleterre el  aui  États-Unis;  Il  est  des  formel  religieus 
principes  simples,  à  morale  sévère,  parfois  même  mon 
qui  conviennent  A  certaines  classa  -  social 
laine  médiocrité  «le  cuitui  loctrines  pour  ainsi  dire 

bourgeoises,  qui  voni  facilemenl  A  l'esprit  du  marchand  ou 
île  l'homme  d'affaires,  el  mènenl  à  (a  fortune  par  un  che 
min  plus  régulier  el  plus  sûr.  Chez  les  raafcoJnifo,  comme 
chez  le  puritain,  le  quaker  ou  le  méthodiste,  chei  le 
Grand-Russe  comme  chez  l'Anglo  Saxon,  reapril  pratique 
s'allie  fort  bien  à  l'esprit  théologique,  et  le  sens  des 
ail'aires  aux  illusions  religieuses,  Dans  les  villes,  donl 

l'accès  ne  leur  a  élé  olliciellement  rouvert  que  SOUS  CaltlC- 

liue  il,  les  dissidents  comptent  parmi  les  plus  riches  de 
ces  marchands  russes  dont  souvent  l'énorme  fortune  riva* 
li^c  avec  «-.lie  des  négi  ciants  américains,  a  Moscou,  I  i 

piiale  commerciale  et  financière  de  l'empire,  beaucoup  'les 

plus    belles    maisons,    beaucoup    des   plus    fastes    UBÎn<  s 

appartiennent  à  des  raskolnikt.  \  Perm  el  dans  l'Oural,  la 
région  des  mines  el  d<  a  forges,  les  vieux-croyants 
rendus  maîtres  d'une  grande  partie  des  transactions.  La 
richesse  s'est  si  vile  accumulée  dans  leurs  mains  que,  s(>us 
l'empereur  Nicolas,  un  écrivain  officieux  assurait  qu'une 
portion  considérable  des  capitaux  ru—  -  se  trouvaient 
déjà  au  pouvoir  des  Bchismaliques'.  Les  appréhensions  de 

quelques  esprits  ont  été  jusqu'à  craindre,    île  la  part   du 

raskol,  une  sorle  d'accaparement  des  affaires  ou  de  mono- 
pole financier,  tel  qu'ailleurs  on  en  a  souvent  redouté  de 
la    part    des    Juifs    :   de    semblables    terreurs    étaient    au 


1.  Mémoire  île  Melnikof  pour  le  grand  «lue  Constantin,  SAorntfr  prav.  ; 

0  rask..  t.  I.  |.    (83  <•!  192. 


390  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

moins  exagérées.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'au  dix-neu- 
n  ième  siècle  la  force  principale  du  schisme  a  été  dans  la 
liourse.  L'argent  est  devenu  le  nerf  du  raskol;  le  rouble  a 
été  la  grande  arme  des  raskolniks,  pour  leur  défense 
comme  pour  leur  propagande. 

Il  y  a  des  régions  entièrement  assujetties  à  la  domina- 
tion économique  des  vieux-ritualistes.  Tel,  par  exemple, 
le  district  de  Séménof,  dans  le  gouvernement  de  Nijni. 
Ils  monopolisent  certaines  branches  d'industrie,  à  tel  poinl 
qu'on  voit  des  ouvriers  ou  des  paysans  passer  au  schisme 
pour  obtenir  du  travail.  C'est  ainsi  que  la  fabrication  de 
ces  cuillers  de  bois,  qui  pénètrent  dans  toute  l'Europe,  est 
presque  entièrement  aux  mains  des  raskolniks*.  Leur  es- 
prit de  solidarité  a  été  entretenu  par  de  longues  persécu- 
tions, et  l'assistance  mutuelle  qu'ils  se  prêtent  les  uns  aux 
autres  leur  donne  une  grande  force  vis-à-vis  de  leurs  con- 
currents. Comme,  en  d'autres  contrées,  on  en  a  souvent  l'ail 
le  reproche  aux  Juifs,  ils  forment  entre  eux  une  sorte  de 
franc-maçonnerie.  Cette  solidarité  s'étend  parfois  jusqu'aux 
membres  de  sectes  différentes.  En  dépit  de  leurs  que- 
rellas intestines,  sorte  de  guerre  civile  du  schisme,  ils  se 
coalisent  à  l'occasion  contre  L'ennemi  commun.  Ils  ont  en- 
tre BOX  «les  BigneS  de  reconnaissance,  tels  que  des  anneaux 
OU  des  Chapelets,   OU   encore   des  cuillers  de  bOlS,   peintes 

spécialement   pour  eux,  avec  des  emblèmes  particuliers. 

Leurs  Chapelets    sont  d'un  ancien   type   commun    aux    po- 

povtsy  el  aux  Bans-prêtres  :  il  y  en  a  de  tout  prix  et  de 
toute  matière,  de  bois  el  de  pierres  précieuses.  Séménof, 
ou  est  le  centre  de  cette  pieuse  industrie,  expédie  de  ces 
chapelets  dans  toui  le  monde  fU\  raskol,  Jusqu'au  delà  des 
lointaines  frontières  de  l'empire;  ils  voyagent  d'autant 
plus  facilemenl  qu'il  est  malaisé  de  les  prohiber. 

Grâce  aux  liens  que  noue  entre  les  dissidents  la  com- 
munauté de  croyance,  le  schisme  a  parfois  pu  être  consi 

i.  Bmobruol  I  ■'   ,lr  '■'  /'"■"■,  II,  p 


LES  RA.SKOLNIKS:  RÔLE  DE  1/ ARGENT  DANS  LE  SCHISME.  391 

déré  comme  le  chemin  de  la  fortune.  Pour  certains  nom- 
me8  d'affaires,  pour  certains  ricfaea  marchands,  le  rosft 
été  un  putssanl  moyen  d'influence,  pour  quelques-uns  un 
moyen  d'exploitation,  Dans  plusieurs  de  ces  sectes  reli- 
gieuses, comme  ailleurs  dans  lés  partis  politiques,  il  sem- 
ble qu'à  côté  des  fanatiques  <-t  des  naïfs  il  y  ail  des  me- 
neurs el  des  intrigants,  pour  qui  l'hérésie,  comme  ailleurs 
la  révolution,  n'est  qu'un  instrument  d'élévation*  La  su- 
perstition des  masses  dissidentes  n'a  parfois  servi  qu'a 
alimenter  la  cupidité  i il  les  coffres  des  ehefil  t 
,i  i  on  dit,  n'es!  plus  que  la  rache  laitière  de  fripons  mil- 
lionnairea  '.  Prise  à  la  lettre  el  étendue  à  loua  b 
croyants,  une  telle  appréciation  ne  serait  qu'une  calomnie. 
Il  n'en  esl  pas  moins  rral  que  l'argent  jour  un  grand  Pôle 
dans  toutes  les  affaires  du  schisme,  ches  les  popovfty 
comme  chez  les  sans-prêtres.  Un  écrivain  qui  a  dépeinl 
les  mœurs  des  roêkolnUct  du  Volga  an  de  longs  récits, 
A.  Petchersky*,  ;i  montré  l'importance  «les  préoccupations 
matérielles  chez  l<vs  chefs  comme  parmi  la  roule  des  sfo- 
rouèt  i  e  héroïque  de  la  vieille  foi  esl  passé;  le  mer 
cantilisme   lui   a  succédé.    8'tia  >"id   0  tx  \i<-u\ 

rites,  c'est,  pour  nombre  de  marchands,  moins  en  rue  de 
la  béatitude  éternelle  que  des  avantages  temporels. 

Pourquoi  gardent-ils  la  vieille  foi?  s'écrie,  dans  nu  des 
récits  de  Petchersky,  la  mère  atanéfa,  abbesae  d'un  de 
leurs  skyles]  est-ce  pour  leur  salut/  non,  c'esl  pour  leur 
profit,  a  il  en  est,  en  effet,  parmi  les  meneurs,  qui  se  font 
payer  leurs  dettes  ou  leurs  Impôts  par  de  crédules  coreli 
gionnaires.  Les  dons  mêmes  qu'ils  offrent  à  leurs  ora* 
boires  ou  à  leurs  skytes  leur  sont  Bouvenl   b  par 

l'esprit  de  hure,  par  calcul,  pour  capter  la  faveur  du  ciel, 


1.  J.  Y    l.ivanof.  Ha>kolniki  i   Oslrojn'tki,  t.  Il,  p,  G. 

•2.  De  sua  nom,  Melnikof.  Longtemps  employé  au  ministère  de  fîatériesu 
pour  les  affaires  du  schisme,  Melnikof  a  dèerîl  les  raakohuk»  en  trots  grandis 
compositions  à  cadres  romanesques  :  Dans  les  foréto.  Dont  les  montagnes 
el  Sur  '<•  Volga, 


392  JA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

«  Grâce  à  vos  saintes  prières,  écrit  un  marchand  à  la  mère 
Manéfa,  j'ai  sur  mou  poisson  prélevé  un  bénéfice  de  moi- 
tié. »  Et,  en  reconnaissance  decetle  bénédiction,  il  envoie 
à  l'abbesse  cent  roubles  pour  les  distribuer  aux  Ames  qui 
«  ont  bien  prié  »,  eu  recommandant  de  n'en  rien  donnera 
un  tel  et  un  tel  qui  prient  pour  ses  concurrents;  «  mais 
leurs  prières,  ajoute-t-il,  sont  moins  avantageuses  que  les 
Nôtres;  aussi,  nous  vous  demandons  de  ne  pas  cesser  de 
bien  prier  pour  que  le  Seigneur  nous  accorde  plus  de  pro- 
lil  dans  notre  commerce  ».  Est-ce  là  vraiment  la  dévotion 
de  certains  vieuv-croyants,  il  faut  dire  qu'elle  ne  (litière 
pas  beaucoup  de  celle   de  nombre  d'orthodoxes. 

Si  les  raskolmks  savent  amasser  de  grandes  fortunes, 
beaucoup  en  font  un  noble  usage.  Les  starovères  rivalisent 
de  libéralité  avec  les  marchands  orthodoxes  pour  la  fon- 
dation des  écoles  ou  des  établissements  de  bienfaisance. 
Chose  plus  singulière,  ces  vieux-croyants,  les  héritiers 
des  Vieux-Russes  en  révolte  contre  toutes  les  importa- 
tions occidentales,  sont  parfois  les  protecteurs  des  arts 
que  la  Russie  a  empruntés  à  l'Occident.  Ces  hommes,  hier 
encore  fidèles  au  costume  moscovite,  s'entourent  déjà  de 
toul  le  luxe  delà  civilisation  moderne.  Nous  avons  visité  à 
Moscou  l'hôtel  d'un  de  ces  riches  marchands  starovères. 
Les    architectes   avaient,   pour   celle   Vaste   demeure,    mis 

tous  les  si\ies  à  ei.nl ribul ion  ;  les  marbres,  les  peintures, 
les  fleura  >  étaienl  prodigués;  un  œil  parisien  n'y  eût 
pu  reprocher  que  l'excès  même  de  la  décoration*  Dans  une 

aile  de  l'édifice  se  trouvait  i chapelle,  don!  ['iconostase 

ei  les  murs  étaienl  couverts  de  ces  vieilles  peintures  de 
■  style  -i'1'1    .  que  lea  deux-croyants  achètent  au  poids  de 

l'or*.  L'1  maille  de  la  iuai»on  nous  montra  a\ec  orgueil  un 

1.  n  ,  -i  .,  remarquer  que  m  sonl  las  ratholniki  qui  ont  rendu  à  la  Russie 
l'intelligence  du  rleil  art  russe,  avec  le  front  des  antiquité!  nationales.  Dans 

h  m  i m  du  passé,  les  rieua  rituaiistes  se  Boni  mis  à  collecti 1er  non 

.  iiii-iii-iii  les  rieux  livres  el  las  vieilli  mal   te    vleu*  meublos,  1rs 

yitaj  l'i|"n\.  les  vi.in  l.jli.  Ici-  «|i-  loiilc  soilc  C.i's  anlii|iiitii'i's  par  BUpersli 

t ni  .1'    lai  ni.iih.      ou   |i      |)|-i  i  ni  simii>  île    an  In  nlo 


I.KS   RASKOLNIKS  :   [NFLUENXE   l>K   LA   RICHESSE.      393 

panneau  d'André  Roublef,  cet  artiste  du  quinzième  siècle, 
dont  les  œuvres  étaient  données  en  modèle  par  les  ma* 
miels  iconographiques  de  l'Église  moscovite.  Prt  -  le  I 
toire  consacré  aux  saintes   icônes  s'ouvrait   une   longue 
galerie  de  toiles  profanes.  Il  j  avait  là  despa]  ;  des 

marines,  des  tableaux  de  genre  et  des  tableaux  d'histoire. 
Tout  ce  qui  séduit  l'art  moderne,  jusqu'aux  souvenirs  my- 
thologiques et  aux  nudités  païennes,  avait  sa  place  dans 
[e  musée  de  ce  disciple  des  fanatiques  advi  de  l'Eu- 

rope et  de  Pierre  le  Grand.  Un  \wul  Irait  dénotait  le  Vieux- 
Russe,  toujours  vivant  au  fond  du  \  ieux-croyaot  -.  ces  toiles 
si  variées  étaient  toutes  d'un  pinceau  russ  I  it  là  une 
galerie  nationale,  et  nulle  part,  pas  même  peut-être  dans 
les  coll<  clions  publiques  de  Pétersbourg  ou  de  Moscou,  <»n 
ne  pouvait  mieux  étudier  l'école  russe  contemporaine. 

Tels  -ont  aujourd'hui  ces  riches  vieux-croyants,  en  cela 
du  reste  semblables  à  plus  d*un  opulent  marchand  <i<- 
Moscou  :  ils  ont  le  luxe,  ils  ont  le  superflu  <l<'  notre  civilisa- 
lion,  sans  toujours  en  avoir  le  fond,  l'essentiel.  Pour  que, 
chez  de  telles  familles,  r  ancienne  foi  oppose  au  prof 
un  obstacle  insurmontable,  il  faudrait  qu'elle  les  isolai 
dans  un  monde  fermé.  Ces  hommes  que  la  fortune  a  con- 
duits au  seuil  de  la  culture  resteront-ils  dans  le  raskoh 
Peut-être  les  nu  de  ces  marchands,  qui,  à  chaque  généra- 
tion, se  dépouillent  de  quelques  uns  des  préjugés  de  leurs 
pères,  sortiront  ils  v\n  schisme,  «Mi  sortant  de  l'étroit  cer 
de  d'idées  où  le  schisme  «'si  m'-,  n  \  a  déjà  eu  desexem- 
ples de  semblables  conversions.  Peut-être  les  vieux-ritua- 
listes  arrivés  à  la  civilisation  sauront-Us  renoncer  aux 
coutumes  et  aux  préventions  du  r  -  ma  renier  le  culte 

île  leurs  ancêtres.  Ce  ne  serait  pas  la  première  fois  que  les 
fidèles  d'une  religion  changeraient  de  mœurs  et  de  ma- 
nière de  voir  sans  changer  de  religion.  An  scandale  «les 

lionnes  âmes  de  province,  on  VOÎt  déjà  de  jeunes  VÎ6UX- 
croyants  de  Moscou  se  permettre  de  fumer,  de  se  raser, 
de  danser,  d'aller    an    théâtre.    La    fortune,  qui,  pour   le 


394  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

schisme,  a  été  le  principe  d'une  émancipation  sociale, 
sera  aussi  pour  lui  le  principe  d'une  émancipation  intel- 
lectuelle. L'argept  n'aura  pas  seulement  aidé  les  vieux- 
croyants  à  s'affranchir  des  vexations  administratives  ;  il 
contribuera  à  les  délivrer  de  leurs  entraves  spirituelles. 
Après  avoir  été  pour  le  raskol  une  force  momentanée,  l'ai- 
sance et  le  bien-être  seront -une  cause  de  faiblesse  pour 
les  doctrines  et  les  principes  du  raskol.  Les  hommes  ne 
s'enrichissent  pas  impunément;  c'est  la  richesse  qui,  par 
les  lumières  de  l'instruction,  non  moins  que  par  les  jouis- 
sances de  la  civilisation,  adoucira  et  pour  ainsi  dire  appri- 
voisera les  vieux-croyants.  GrAce  à  elle,  le  schisme  devra 
se  mitiger,  ou  il  devra  périr. 

Ce  résultat  est  encore  éloigné  :  chez  ces  nababs  raskol- 
n&ks,  comme  chez  la  plupart  des  marchands  russes,  la  for- 
tune a  de  longtemps  précédé  l'instruction.  Ce  n'est  poinl 
que  les  dissidents  soient  plus  ignorants  que  leurs  compa- 
triotes orthodoxes.  Pour  l'instruction,  comme  pour  la  mo- 
ralité et  le  bien-être,  les  schismatiques  l'emportent  souvent 
sur  les  autres  Russes  de  même  classe.  Parmi  ces  dévots  du 
rituel,  ces  sectateurs  du  passé,  l'homme  qui  ne  sait  pas 
lire  est  notablement  plus  rare  que  dans  la  masse  du  peu- 
ple. Les  vieux-croyants  estiment  l'instruction  élémentaire  ; 
pour  la  répandre  parmi  leurs  coreligionnaires,  ils  ont  fait 

de  nobles  saeriliers.  C'est  eneore    là    Une  qualité   qui  lient 

autant  à  la  position  des  ra&kolniki  qu'aux  principes  du 
•  </.  Quelques  sectaires  isolés  on1  pu  ériger  l'ignorance 
en  vertu;  pour  la  plupart  des  vieux-ritualistes,  l'instruc- 
tion, la  lecture  el  l'écriture  étaient  des  armes  Indispen- 
sables contre  les  attaques  de  l'Église  dominante.  Comme 
le  protestant,  le  raskolnik  l'ut,  par  sa  révolte,  obligé  de  se 
créer,  de  se  démontrer  sa  toi  à  lui-même.  Sur  ce  point, 
comme  sur  plusieurs  autres,  les  iionimes  qui  fondaient 
toute  la  religion  sur  la  tradition  furent  amenés  aux  mô- 
mes conséquences'  que  les  hommes  qui  fondaient  toute  la 


I.KS  KASKOLNIKS  :  LEUR  CULTURE,  395 

religion  sur  la  Bible,  sur  l<-  livre,  Le  lien  avec  l'autorité, 
avec  l'antique  gardienne  dessainti  i  une  fois  rompu, 

le  raskolnik  dut  chercher  dans  les  vieux  missels,  dans  les 
vieui  manuscrits,  1rs  traces  de  ces  traditions  dont  il  repro- 
chaità  l'Église  l'abandon.  Le  manque  de  niérarohie  r< 
lièrechez  les  popoutey,  la  Buppreaaion  «!<•  toute  hiérarchie 
«liez  1rs  sans-prétrea  obligea  presque  agilement  les  deux 
branches  du  Bchismi  ejeter  but   l'Écriture  sainte. 

Privéa  de  sacerdoce,  privés  d'intermédiaire  officiel  entre 
l'homme  el  Dieu,  lea  dissidents  retombèrent  diredemenl 
sur  la  paroi.'  de  Dieu,  il  tant  aussi  t.-nir  compte  dece  fait, 
qu'en  agitanl  l'intelligence,  l'esprit  de  secte  remue  la  pen- 
sée; qu'en  développant  le  goût  de  la  discussion,  il  dN 
loppe  l<-  goûl  '1rs  libres  recherches  ri  les  habitudes  d  i 
men.  Le  r<ukol  n'a  pu  échapper  à  cette  influence;  dans 
de  noires  izba8}  à  la  lurur  tremblante  de  la  loutckme  faite 
d'un  éclal  <lr  sapin,  on  a  vu  de  pauvres  paysans  cher- 
cher dans  quelques  pages  de  l'Écriture  la  révélation 
religieuse  qu'ils  ne  recevaient  plus  toute  faite  «lr  l'Église. 
ici  reparais8enl  tous  les  désavantages  du  t-vis 

du  protestantisme  occidental.  Au  lieu  des  Pères  et  des 
grands  écrivains  <!«'  l'antiquité,  lr  schisme  mss.>  n'avait, 
pour  tout  aliment,  que  quelques  lourdes  compilations 
byzantines,  quelques  nuageux  apocryp! 

a  cette  infériorité,  qui  tenait  àrinfériorité  même  de  l'an- 
cienne Russie,  le  raûcol  en  ajoute  nne  autre  qui  tient  I 
propre  principe.  Les  vieux-croyants  savent  lire,  mais  ils  ne 
lisent  que  des  livres  de  dévotion,  ils  ne  lisent  que  d'anciens 
livres.  C'est  ici  surtout  que  se  montre  l'aveugle  respect  du 
raskol  pour  l'antiquité,  et,  de  toutes  les  formes  du  culte 
du  passé,  le  culte  exclusif  des  vieui  livi  [eux  au- 

teurs, n'rst  pas  |t-  moins  fatal  au  progri  S,  I.  -  tukolnik* 
ont  un  grand  goût  pour  1rs  ouvrages  en  langue  slavonne 
écrits  en  lettres  sla\rs  avec  des  rubriques  rouges;  ils  ai- 
ment à  en  lire  et  à  en  écrire.  A  la  foire  de  Nijni-Novgorod, 
où  la  librairie  occupe  toujours  la  dernière  place,   j'ai  vu 


396  LA   RUSSIE   ET   LES  RUSSES. 

vendre  de  ces  vieux  bouquins  el  de  l'ancienne  musique 
avec  la  notation  à  crochets  des  anciens  missels.  Ce  com- 
merce est,  paraît-il,  si  lucratif,  que  Russes  et  étrangers  se 
sont  plus  d'une  fois  livrés  à  la  contrefaçon  des  éditions 
*  prénikoniennes  ».  Pour  avoir  un  accès  plus  facile  près 
des  dissidents,  leurs  adversaires  ont  eu  fréquemment  re- 
cours ù  <os  formes  archaïques;  on  s'est  servi  du  si  a  von 
pour  combattre  les  sectes  issues  de  la  liturgie  slavonne. 
A  cette  prédilection  pour  la  langue  morte,  pour  la  langue 
hiératique,  aux  dépens  de  la  langue  vivant»,  se  reconnaît 
l'opposition  primitive  du  raskol  et  du  protestantisme.  Chez 
|es  \  ieux-croyants,  l'amour  des  vieux  usages  s'étend  aux 
procédés  de  l'écriture  comme  aux  formes  des  lettres  et  île 
la  langue;  aux  ouvrages  imprimés  ils  préfèrent  les  ouvra- 
ges copiés  à  la  main.  Il  s'en  vend  encore  à  la  foire  de 
Nijni.  Dans  leurs  shytes  ou  ermitages,  hommes  cl  femmes 
transcrivent  avec  révérence  les  manuscrits  fautifs  du  vieux 
temps,  et,  comme  les  moines  du  moyen  âge,  les  moines  du 
raskol  mettent  leur  gloire  à  calligraphier  les  saints  livres. 
V  «  écriture  maritime»,  comme  ils  disent  [pismopomorskoé), 
la  main   des  copistes  de  la   région  de  la  mer  Blanche,  a 

conservé  chez  eux  une  grande  réputation. 

Les  raskolniks  on\  des  livres,  ils  ont  des  hommes  d'une 
grande  lecture,  ils  n'onl  pas  de  science.  Des  suhiililés 
recherchées,  des  compilations  sans  critique  leur  en  tien- 
nent   lieu.  Cette   fausse  science,  cette  sorte  d'ignorance 

érudile,  outillée  de  l'ails  ni.il  vérifiés  cl  de  mois  mal  com- 
pris, e>l  peut-être  plus  nuisible  qu'une  ignorance  illettrée, 
parce    qu'elle   fait    plus    aisémenl    illusion.    Le    schisme   a 

sa  littérature,  il  a  sa  prose  ci  sa  puésie,  l'une  el  l'autre 
parfois  intéressantes,  comme  toute  littérature  populaire, 

niai-,  le  plus  BOUVOnl  lourdes,  phles,  \  ides  d'idées.  A\ec  868 
disputes  BtérileS  cl  ses  naïves  inélhodes  d'argumentation, 

le  raikol  a'esl  fait  une  sorte  de  grossière  scolastique,  me- 
naçant la  Russie  moderne  d'un  mal  donl  l'avait  préservée 
au  moyen  âge  l'entière  ignorance. 


LES  RASKOLNIKS  :  EFFETS  DE   L'INSTRUCTION.        397 

Dans  le  domaine  religieux,  comme  ailleurs  dans  le 
domaine  politique,  l'instruction,  du  moins  l'instruction 
élémentaire,  la  Beule  universellement  accessible,  n'esl 
pas,  pour  le  peuple,  une  panacée  d'un  usage  aussi  Bûr  que 
les  hommes  se  sonl  plu  longtemps  à  le  croire.  Au  lieu  de 
les  étouffer  immédiatement,  une  instruction  nécessairc- 
menl  superficielle  aide  souvenl  à  propager  les  erreurs 
Ihéologiques,  non  moins  que  les  erreurs  politiques  el  éco- 
nomiques. E)n  Russie,  l'enseignement  primaire  ne  redr< 
guère  plus  les  rêveries  mystiques  ou  tes  fantaisies  reli- 
gieuses qu'ailleurs  il  n<  les  utopies  Bocialisles 
et  les  sophismes  révolutionnaires  ',  L'homme  qui  sait  lire 
esl  parloul  plus  enclin  à  se  faire  lui-même  sa  foi,  politique 
ou  religieuse,  Ici  d'après  la  Bible,  là  d'après  le  journal. 
On  a  remarqué  que  le  moujik  sachant  lire  est  plus  expose 
à  tomber  dans  les  sectes,  Le  PrcwiteUtvennyi  i  l/ea- 
mger  officiel  constatait  un  jour,  à  l'aide  des  statistiques 
judiciaires,  que  l'école,  «jui  diminuait  1rs  délits  contre 
U  -  moeurs  el  contre  les  personnes,  augmentait  la  propen- 
sion aux  délits  contre  la  religion  el  contre  l'ordre  établi. 
Enlre  l'instruction  et  la  Bcience  il  >  a  un  abîme;  nais, 
pour  arriver  à  l'une  il  n'j  a  d'autre  porte  que  l'autre.  Par 
malheur,  les  préjugés  des  raskolnikt  les  écartent  des  études 
1rs  plus  propre^  à  les  affranchir  de  ces  pr» 
ainsi  que  ces  hommes,  si  épris  du  slavon,  répugnent  au 
latin  et  aux  études  classiques;  ils  restent  d'ordinaire  an 
dehors  des  gj  mnases,  <mi  dehors  des  universités,  et,  par  là 

même,  en  dehors  de  la  vraie  Culture  et  du  \rai  savoir  '. 

l.  Les  provint*  montrent  le  phu  t  souvent  celles 

qui  comptent  la  plus  grande  proportion  d'hommes  lettrée,  d'ai/aoett,  ainsi  que 
disent  les  Italiens.  Tel,  par  exemple,  le  gouvernement  >le  iaroslavl,  on  plus 
de  til  pour  ino  des  conscrits  savaient  lire. 

:.  En  I887i  par  exemple,  il  Diversité  de  Saint-Pétersbourg  ne  comptait, 
sur  2523  étudiants,  que  '*  raskolniks. 


CHAPITRE   V 

Constitution  et  organisation  îles  principales  sectes  du  schisme  :  les  pppovtsy. 
—  Comment  les  différents  groupes  du  raskol  se  sont  d'abord  organisés 
dans  les  skytes  ou  ermitages.  Importance  de  ces  skytes.  De  quelle  manière 
la  direction  du  schisme  est  plus  tard  passée  aux  cimetières  moscovites.  — 
Efforts  pour  donner  plus  de  cohésion  aux  vieux-ritualistes.  Tentatives  de 
l'émigration  révolutionnaire  pour  se  mettre  en  rapport  avec  eux.  Com- 
ment les  vieux-croyants  sont  parvenus  à  s'assurer  un  sacerdoce  indépen- 
dant»—  La  hiérarchie  de  Bélokrinitsa.  Kvèques  vieux-cro\anls;  leur  situa- 
lion,  leurs  discordes.  Division  de  leurs  adhérents  en  deux  partis.  — 
Kllbrls  du  gouvernement  pour  rapprocher  les  vieux-croyants  hiérarchiques 
de  l'Église  d'État.  On  leur  concède  l'usage  des  anciens  rites.  Les  Edinovert&J 
ou  vieux-ritualistes  unis  à  l'Église.  Obstacles  à  l'union. 


Après  la  période  de  prédication,  de  sédition  individuelle 
et  indisciplinée,  vient,  pour  toute  secte  nouvelle,  la  période 
d'organisation,  de  constitution  en  confession  définie,  en 
Église.  Les  sectes  du  schisme  ne  pouvaient  échapper  à  ce 
besoin  de  toute  doctrine  religieuse  ;  la  plupart  n'en  oui  pas 
moins  gardé  quelque  chose  d'inachevé,  d'incohérent.  Soil 
manque  de  culture  des  dissidents,  soit  faute  du  principe 
même  du  schisme;  le  raskol  a  eu  plus  de  peine  encore  que 

le  protestantisme  a  se  fixer  et,  pour  ainsi  dire,  à  se  solidi- 

li.T  en  confessions  déterminées,  en  Églises.  Il  es!  en  quel- 
que ><>rir  demeuré  à  L'étal  Quide. 

Chez  la  plupart  des  sectes  de  Hussie  se  montre  une  sin- 
gulière Faculté  d'association,  d'organisation  pratique,  jointe 
.1  iinc  certaine  difficulté  d'arrêter  des  doctrines,  de  for* 
muler  une  théologie,  ha  théologie  «'si  peut-être  ce  qui  fait 
le  plus  défaut  dans  beaucoup  de  ers  sectes  religieuses. 
Chez  elles  se  retrouve  au  contraire  ce  qui  trappe  dans  la 
commune  rurale  comme  dans  Vartel  des  villes,  l'espril 


CARACTÈRE   1>K>  SECTES   DU  RASKOL.  399 

d'association  <d  de  sdf-govemment  discipline-,  à  l'aid< 
chefs  «'lus  et  obéis.  (Test  par  là  « j n '< >i 1 1  pu  vivre  el  se  con- 
stituerdana  un  État  autocratique,  <'n  race  de  l'Église  d'État, 
des  sectes  Bans  existence  légale.  Les  maîtres  des  prin- 
cipales communautés  du  schisme,  sauf  peut-être  André 
Denissof,  n'ont  pas  été  des  théologiens,  des  hommes  de 
science  ou  de  controverse  ;  c'étaient,  pour  la  plupart,  des 
hommes  d'action,  d'habiles  organisateurs,  on  pourrai! 
dire  d'habiles  hommes  d'affaires.  lux  rêveurs  e!  aux  fana- 
tiques, uniquement  occupés  de  la  prédi  atîon  <!«•  doctrines 
bizarres,  succédèrent  des  hommes  pratiques,  qui  donnè- 
iciii  au  schisme  l'assiette,  la  consistance  matérielle  qu'il 
n'eût  pu  tenir  de  ses  croyaue 

Les  sectes  <lu  rtukol  sont  nombreuses;  on  évêque  «lu 
dix-huitième  Biècle,  Dmitri  «le  Rostof,  en  comptait  déjà 
deux  cents.  Beaucoup  ont  disparu,  beaucoup  sont   i. 
depuis.   Les  spécialistes  contemporains  n'en  énumèrenl 
guère  moins  que  Dmitri  de  Bostof.  Sur  la  surface  mobile 
dnraakol  i<'s  sectes  se  forment  el  B'évanouissent,  comme 
les  vagues  but  la  mer,  au  gré  du  veni  qui  souffle, 
poussani  1rs  nues  les  antres,  se  heurtant  el  se  mêlant  au 
hasard.  Devant  cet  incessant  démembrement  du  schisme 
en  schismes  et  des  sectes  en  sectes,  il  ne  faut  pas  se  lai 
abuser  par  les  mots  ou  par  l'apparence.  Il  en  est  du  rtukol 
comme  du  protestantisme.  Toutes  ces  - 
dénominations,  selon  l'heureuse  expression  des  Anglais, 
ne  constituent  point  toujours  des  confessions,  des  cultes 
différents.  Souvent  ce  sont   moins  des   I 
partis,  des  écoles  dans  le  schisme.  A  cet  égard,  le  terme 
de  Bectes,  dont  nous  sommes  contraints  de  nous  servir, 

parfois  fort  impropre.  Au  lieu  de  l'idée  de  séparation,  les 
mots  ni^srs  d'ordinaire  employés  pour  désigner  les  diffé- 
rents groupes  de  dissidents]  togUuàéy  obstchinayObstcheiUvo, 
impliquent  l'idée  de  réunion,  de  société,  de  communauté, 
ou,  comme  le  mot  toW,  l'idée  de  doctrine,  d'interprétation. 
11  n'est  pas  rare  que  les  raskolniks  forment  entre  eux  une 


400  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sorte  d'arlel  Spirituelle  ou  de  confrérie,  ayant  ses  chefs 
propres,  son  centre  de  réunion,  ses  statuts  ou  ses  cou- 
tumes. Pour  l'homme  du  peuple,  c'est  môme  là,  on  l'a 
mainte  fois  constaté,  un  des  principaux  attraits  des  sectes. 

Des  deux  grandes  branches  du  schisme,  la  popovstchine 
est  celle  dont  la  constitution  en  Église  était  le  plus  facile. 
Le  maintien  du  sacerdoce,  en  retenant  les  \  ieux-croyants 
hiérarchiques  dans  l'enceinte  dogmatique  de  l'orthodoxie, 
rendait  chez  eux  les  sectes  plus  rares  et  l'unité  plus  aisée. 
Pour  les  popovtsy,  les  conditions  de  l'admission  des  popes 
étaient  la  principale,  presque  l'unique  occasion  de  dissen- 
timent et  de  schisme  intérieur.  Sans  évêque  pour  leur 
consacrer  des  prêtres,  les  vieux-croyants  étaient  dans  la 
sil nation  où  se  seraient  trouvés  les  vieux-catholiques  de 
Suisse  et  d'Allemagne  sans  le  secours  de  la  petite  Eglise 
janséniste  d'Utrecht.  Tout  leur  clergé  était  nécessairement 
composé  de  transfuges  de  l'Eglise  officielle,  ce  qui  valut 
à  la  secte  l'injurieux  sobriquet  de  béglopopovslchine  ou 
communauté  des  prêtres  en  fuite.  Ayant  de  les  admettre 
comme  pasteurs,  les  vieux-croyants  obligeaient  1rs  popes 
orthodoxes  à  une  humiliante  abjuration,  ils  leur  faisaient 
Bubir  une  sorte  de  purification  ou  de  pénitence.  Dans  les 
premiers  temps,  on  les  rebaptisait  à  leur  entrée  dans  le 

schisme,  et,  de  peur  de  leur  enlever  les  pouvoirs  de  l'or- 
dination   en    les    dépouillant   des    insignes   du    saeerdore, 

certaines  communautés  les  plongeaient  dans  l'eau  avec 
leurs  vêtements  Bacerdotaux.  Quelque  condition  qu'ils 
missenl  ;i  1,1  réception  de  leurs  popes,  les  vieux-croyants 
ne  pouvaienl  avoir  grand  respect  pour  des  prêtres  d'ordi- 
naire chassés  de  l'Église  orthodoxe  nu  attirés  au  schisme 
par  la  cupidité.  Le  plus  Bouvenl .  les  dissideuis  rétri- 
buaient jrw  emenl  leur  clergé  el  le  tenaient  en  peu 
d'estime. 

Chez  les  vieui  croyants  qui  oui  conservé  un  sacerdoce, 
le  prêtre  <'si  ainsi  devenu  une  §orte  d'employé  mercenaire, 


LES  VIEUX-CROYANTS  POPOVTSY.  401 

auquel  on  fait  célébrer  le  culte  divin  comme  un  métier 
dont  l'ordination  ecclésiastique  lui  a  conféré  le  monopole. 
Loin  de  conduire  en  maîtres  leur  troupeau,  tes  popes  du 
raakol  restent  dans  la  dépendance  des  communautés  qui 

les  stipendient,  qui  les  éliseul  et  les  déposent  à  leur  . 

Ce  ne  sont  ><>uvent  que  des  aumôniers  <»u  des  chapelali 
la  dévotion  des  rieiies  marchands  qui  les  entretiennent) 
chez,  les  popwtty,  loul   comme  chea  i  -prêtres, 

l'autorité,  la  direction  appartient  aui  laïques.  Le  sacer- 
doce, chez  les  sectes  mêmes  qui  en  proclament  la  m 
site,  a  beaucoup  perdu  de  son  autorité;  quelques  vieux- 
eroj aids  allaient  jusqu'à  recevoir  comme  prétresdc simples 
diacres,  ou  parfois  acclamaient  comme  ministres  les  pre- 
miers venus.  Gbes  tous,  t'est  entre  des  mains  talques, 
entre  les  mains  des  anciens  de  la  communauté  qu'est  le 
gouvernement  de  la  secte.  A  cet  égard,  les  deux  partis  du 
schismeont  eu  une  grande  ressemblance,  au  moins  jusqu'à 
l'époque  récente  où  les  popovfty  ont  -pat. 

retrouvé  un  sacerdoce  indépendant. 

Chez  les  deux  branches  du  schisme,  les  premiers  centres 
religieux  furent  des  ikyte*  ou  armil 

COUVents  qui  groupaient  autour  d'eux  un   certain  nombre 

d'adhérents  el  communiquaient  avec  les 

des  différentes  provinces.  Ces  communautés  se  cachaient 

d'ordinaire  dans  l'épaisseur  des  forêts  ou  s'abritaienl  sous 

la  domination  étrangère,  au  delà  des  frontières  de  l'em- 
pire. Le  principal  foyer  des  popovtty  fut  ainsi  longtemps  à 

Vetka  gouvernement  actuel  de  Mohilef),  sur  le  territoire 

polonais.  Les  monastères  de  Vetka  renfermaient,  dit-on, 
plus  de  mille  moines;  les  troupes  russes  franchirent  par 
deux  fois  la  frontière  polonaise  pour  disperser  ces  moines 
du  schisme  et  ramener  de  force  en  Russie  les  paysans  qui 
s'étaient  groupés  autour  d'eux.  Les  skytes  de  Starodoub 
(gouvernement  de  TchernigofJ  héritèrent  de  l'influence  de 
Vetka.  A  Starodoub  comme  à  Vetka,  comme  dans  tous  les 
centres  du  raakul,  des  villages  de  sectaires  s'étaient  élevés 
m.  m 


402  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

autour  des  ermitages  de  leurs  moines.  Les  skylcs  de 
popovtsy  ou  de  sans-prêtres  servaient  de  noyau  à  de  labo- 
rieuses colonies.  De  ces  communautés  des  deux  branches 
du  schisme,  beaucoup  durent  à  leur  industrie  et  à  leur 
vie  paisible  d'être  tolérées  et  parfois  presque  protégées 
par  l'administration  impériale.  Le  dix-neuvième  siècle  leur 
a  été  plus  dur  que  le  dix-huitième.  Les  skytes  les  plus 
renommés  ont  été  fermés  ou  détruits  sous  le  règne  de 
l'empereur  Nicolas.  Leurs  murs  en  ruines  sont  restés  pour 
les  raskolniks  une  sorte  de  lieux  saints  que  visitent  les 
pèlerins  du  schisme.  Ainsi,  dans  le  gouvernement  de 
Saratof,  les  fameux  monastères  de  l'Irghiz  ;  ainsi,  dans  les 
forêts  du  gouvernement  de  Nijni-Novgorod,  les  curieux 
skytes  de  la  rivière  de  Kerjenets,  un  des  plus  anciens  re- 
fuges des  vieux-croyants  qui,  parle  Yolga,  communiquaient 
facilement  avec  Moscou,  Nijni  et  tout  l'empire.  Ces  com- 
munautés de  popovtsy,  fondées  dès  le  dix-septième  siècle, 
se  composaient  de  plusieurs  couvents  échelonnés  dans  la 
vallée.  Quelques-uns  de  ces  monastères,  Komarof,  par 
exemple,  étaient  de  véritables  villes  formées  de  vastes 
chaumières  ou  i/.bas.  reliées  entre  elles  par  des  passages 
couverts;  Komarof  abritait,  dit-on,  deux  mille  habitants 
des  deux  sexes. 

Ces  Bkytes  du  Kerjenets,  l'empereur  Nicolas,  non  content 
de  les  fermer,  les  lit  jeter  à  terre  vers  1850.  Contre  ces 
humbles  asiles  «les  vieux-ritualistes  il  déploya  presque 
autant  d'acharnement  que  Louis  XIV  contre  Port-Royal. 
Les  recluses  du  schisme,  bannies  de  leurs  cloîtres  rustiques, 
ne  montrèrent  pas  moins  d'énergie  que  Les  victimes  du 

grand  roi- Telle  de  leurs  obscures  abbesses  eût  pu  se  com- 
parer à  la  mère  Angélique  arnauld.  Entre  ks  jansénistes 
français  cl  les  sitirovères  russes,  malgré  tout  l'intervalle 
mis  entre  eui  par  l'ignorance  des  uns  et  l'érudition  des 
mires,  il  serait  facile  de  découvrir  de  nombreux  points  de 
ambiance.  De  même  qu'à  Port-Royal  des  Champs,  la 
vénération  des  persécutés  s'attacha  aux  murs  des  couvents 


LES  VIEUX-CROYANTS  :  LEURS  SKYTES.  403 

ahallus  par  l'orthodoxie  officielle.  Dei  religieuses  expul- 
des  monastères  du  Kcrjenels  en  sont  revenues  garder 
1rs  lombes  délabrées,  qui  attirent  des  vieux-croyants  de 
toutes  les  parties  de  l'empire. 

Les  skytes  détruits  se  sont,  du  reste,  reformé!  à  peu  de 
distance  des  ruines  d'Olénief  el  de  Komarot  Les  Iiobimi 
chassées  par  Nicolas  avaient  sur  leurs  coreligionns 
le  fascinant  prestige  du  martyre.  Plusieurs  étendaient  jus- 
qu'aux orthodoxes  leur  mystérii  indant.  Ainsi  no- 
tamment la  mère  Eslher,  l'ancienne  supérieure  d'Olénief; 
M.  Bexobraxof  l'a  vue,  à  la  lin  du  règne  d'Alexandre  IL 

tenant  de  sa  main  octogénaire  la  CTOSSC  d'abbeSM  '.  Autour 

de  la  mère  Bsther  el  de  ses  aacieiines  religion  tient 

groupées  des  femmes  et  .les  jeunes  Biles  <|ui,  mus  leur 
direction,  \ Paient  eu  communauté,  i.a  petite  rille  de  8émé- 
nof  et  ses  environs  comptent  plusieurs  de  ces  mrifftm 
tlules    de  rieux-croyants  de  diverses  dénominati 

On  y  enseigne  SUI  enfants  à  lire  Si  I  travailler,  en  même 
temps  iju'à  prier  selon   les  anciens   i  |  religieuses 

starovères  ne  restent  pas  cloîtrées  derrière  Iles. 

Biles  voyagent  pour  les  affaires  de  leur  communauté;  elles 

Nont  donner  leurs   soins  aux   malades,  et   surtout   réciter 

des  prières  pour  les  morts  dans  les  maisons  de  leurs  riches 

coreligionnaire»;   c'est   là  pour  ellefl    une    lOUrCC  d'abon- 
dants revenus. 

11  reste  en  Russie,  Spécialement  dans  le  nord  et  dam 
Test,  un  grand  nombre  de  COS  skytes  ou  de  ees  obitéh 
(couvents),  sans  existence  légale.  Il  s'en  l'onde  encore  au- 
jourd'hui, surtout  pour  les  l'emm  i  lisons  sont  une 
des  forces  du  schisme.  Elles  ont  pour  l'homme  russe  un 
double  attrait;  en  même  temps  ijne  son  idéal  religieux, 
elles  réalisent  en  quelque  sorte  son  idéal  terrestre;  jusque 
dans  les  cellules  de  leurs  obitèli  se  retrouvent  les  préoc- 


1.  Vlad.  Bezobrazof:  Étude»  tur  l'économie  nattoHalt  de  biiiiMtV,  l.  II. 
p.  93  (1986)«  Cf.  les  rèciti  a"A.  Pclcfaenk;. 


404  LA  RUSSIE  ET  LÈS  RUSSES. 

cupations  pratiques  des  vieux-croyants.  Rien  de  plus  con- 
forme au  goût  national  que  le  travail  en  commun  sous 
l'autorité  d'un  supérieur  élu.  On  tient  beaucoup  dans 
ces  skyles  à  la  bonne  économie  domestique,  «  au  ménage  » 
(khoziaïstvo),  comme  disent  les  Russes;  les  supérieurs  se 
font  autant  d'honneur  de  ces  soins  matériels  que  de  l'in- 
telligence des  choses  sacrées.  Un  des  héros  de  Petchersky, 
Polap  Maksimytch,  ne  veut  pas  croire  aux  accusations 
contre  le  P.  Mikhaïl,  parce  que  tout  est  en  ordre  dans  sa 
communauté.  Les  riches  marchands  moscovites,  qui  dotent 
ces  skytes  «  pour  le  salut  de  leur  Ame  »  et  se  font  un  de- 
voir d'y  faire  élever  leurs  filles,  se  complaisent  à  y  trouver 
tout  en  règle,  à  y  voir  partout  régner  la  propreté  et 
l'abondance.  Ils  y  recherchent  la  satisfaction  de  leur  goût, 
on  pourrait  dire  de  leur  sentiment  esthétique,  aussi  bien 
que  de  leur  sentiment  moral.  Ils  jouissent  en  amateurs  des 
vieilles  icônes  et  des  vieux  manuscrits  prénikoniens;  ils 
savourent  les  vieilles  hymnes  chantées  par  de  fraîches  voix 
de  femmes;  ils  admirent  les  broderies  à  la  russe  et  les 
savants  ouvrages  à  l'aiguille  des  nonnes  et  des  bélitses1. 
Un  des  attraits  de  ces  couvents,  c'est,  paraît-il,  ces  jeunes 
brlitses.  Le  mariage  ne  leur  est  pas  interdit,  mais  elles 
ne  peuvent,  dit-on,  se  marier  «  qu'à  la  dérobée  ».  Aussi, 
derrière  les  murs  des  skytes  se  nouc-l-il  parfois  des 
romans.  A  en  croire  les  profanes,  ils  abritent  des  intri- 
gues peu  édifiantes.  Les  obUéU  du  raskol  cherchent  avanl 
tout  à  éviter  le  scandale.  Les  jeunes  brebis  égarées  y  trou- 
vent un  asile  discret,  et  les  enfanta  du  péché  y  sont  élevés 
comme  orphelins. 

La  métropole  religieuse  des  raskolniks,  jwpovlay  ou  sans- 
prôlres,  esl  aujourd'hui  Moscou.  Les  skyteB  relégués  aux 
extrémités  de  l'empire  ou  dispersés  dans  les  provinces  ne 

pouvaienl  toujours  suflirc  à   la  direction  des  affaires  du 

i .  /  le  bi  le  blanc. 


LES  VIEUX-CROYANTS:  LEUR  ORGANISATION.        405 

raskol.  Il  se  produisait  souvepl  parmi  eux  des  dirigions, 
(1rs  rivalités,  qui  séparaient  les  rieux-croyants  de  rite 
voisin  en  groupes  div<  rs,  Aussi  les  deux  branches  du 
schisme  cherchèrent-elli  réer  un  centre  au  cœur 

iiirine  de  l'empire,à  Moscou.  Elles  y  pari  Inrenl  toutes  deux 
en  même  temps,  et  cela,  chose  inespérée,  avec  l'aveu  du 
gouvernement.  C'est  à  la  laveur  d'une  calamité  publique, 
de  la  peste  de  .Moscou  ■>(.)!■<  Catherine  II,  qu'eut  lieu 
celle  heureuse  révolution  tl.ni->  la  position  des  sectaires. 
Les  grandes  épidémies,  en  rejetant  violemment  le  peuple 
vers  la  religion  ci   les  vieilles  cro]  lonl  souvent 

Favorables  aux  nukobùks,  On  l'a  remarqué  lors  du  choléra 
au  dix-neuvième  siècle,  comme  lors  de  i,(  peste  au  dix  hui- 
lième.  Dans  son  impuissance  contre  le  Déau,  l'adminis- 
tration impériale  avait  l'ait  appel  à  tous  les  dévouements. 
askolnikij  qui  de  tout  tem]  -  se  sont  distingués  par  leur 
esprit  d'initiative,  offrirent  d'établir  à  leurs  frais  un  cime- 
tière et  un  hôpital  pour  leurs  coreligionnaires.  ! 
nement de  Catherine  II  était  trop*  éclairé  •  pour  leur  en 

refUser  l'autorisation;  elle  leur  fut  accordée  en  1771,  et, 
presque  la  même  année,  les  bexpopovtoy,  à  Préobrajenski, 
les  popovtay%  à  Rogojski,  fondèrent  les  deux  établissements 
qui  depuis  sont  restés  les  foyers  religieux  du  raskoL  S 

le  \oile  de  la  charité,   la  création  des  deux  ciiie  tiens  fut 

pour  le  schisme  un  nouveau  mode  de  constitution.  C 
ainsi  (pie,  durant  l'ère  des  persécutions,  les  chrétiens  du 

troisième  siècle   avaient  obtenu  de  Home  encore  païenne 

une  sorte  de  reconnaissance  officielle,  à  titre  de  «  cull 
funéraires 
Les  cimetières  des  raskolnik»  ne  s'enfouirent  pas  au  fond 

d'obscures  catacombes.  Sur  des  terrains  encore  déserts 
surgirent,  dans  les  faubourgs  de  Moscou,  deux  vastes 
établissements  sans  analogues  peut-être  en  Europe.  Le 
cimetière   fut   entouré  de    murailles,   et    dans    l'enceinte 

1.  Rossi.  Roma  Sotterranfa,  t.  I. 


406  LA   RUSSIE   ET   LES   RUSSES. 

on  construisit  des  hôpitaux,  des  monastères,  des  églises, 
des  bâtiments  de  toute  sorte.  A  l'ombre  de  la  demeure  des 
morts  et  de  l'asile  ouvert  aux  malades  se  cachèrent  les 
retraites  des  chefs  du  schisme  et  les  agissements  de  ses 
meneurs.  Autour  des  cimetières  ou  dans  les  quartiers 
voisins  se  groupèrent  des  maisons  et  des  ateliers  de  ras- 
kolniks.  Le  culte  proscrit  eut  ainsi,  aux  portes  mômes  de 
la  vieille  capitale,  sa  ville  et  sa  citadelle,  on  pourrait 
presque  dire  son  Kremlin.  Les  fondateurs  des  cimetières 
obtinrent  du  gouvernement  une  sorte  de  charte  leur  lais- 
sant la  libre  administration  de  leurs  fondations.  Rogojski 
et  Préobrajenski,  la  popovstchine  et  la  bezpopovstchine, 
eurent  un  comité  de  direction,  un  gouvernement  indépen- 
dant; elles  eurent  leur  caisse  et  leur  sceau,  leurs  statuts 
approuvés  de  l'autorité,  partant  une  position  reconnue 
dans  l'État.  L'argent  des  vieux-croyants  et  la  corruption  du 
tchinovnisme  firent  le  reste. 

Les  cimetières  eurent  de  tous  côlés  des  communautés 
affiliées;  leur  conseil  d'administration  devint  un  synode 
dont  les  injonctions  furent  obéies  d'un  boni  à  l'autre  de 
l'empire.  De  toutes  les  parties  de  la  Russie,  l'argent  afflua 
aux  deux  établissements  moscovites.  Grâce  aux  dons  ou 
aux  legs  des  marchands  dissidents,  des  richesses  considé- 
rables s'amassèrent  rapidement  derrière  ces  murailles. 
Ce  ne  fut  point  tout;  le  génie  pratique,  mercantile  du 
raêkolf  le  côté  positif  du  caractère  russe  se  montra  là, 
comme  partout  dans  le  schisme.  L.s  cimetières  furent  des 
centres  d'affaires  en  mèms  temps  que  des  centres  reli- 
gieux; Ils  lurent  à  la  fois  un  COUVent,  un  séminaire  et  une 
sorte  de  chambre  «le  commerce,  un  consistoire  et  une 
bourse.  Les  deux  hospices'  ou  les  quartiers  voisins  offraient 
nu  refuge  aui  sectaires  poursuivis,  aux  soldais  déser 
teins,  aux  vagaboods  pourvus  de  faux  passeports;  parmi 

ces  oHthni's,  les   riches  meneurs  du  BChismé  trouvaient  des 

ouvriers  au  rabais  et  d'aveugles  instruments. 

('ne  pareille  puissance,  élevée  peu  à  peu  dans  l'ombre. 


LES  VJEUX-CROYANTS  :  LEURS  ÉTABLISSEMENTS.     407 

à  la  faveur  des  règne*  tolérants  de  Catherine  II  et  d'A- 
lexandre I,r,  devait  être  mise  en  péril  en  se  dévoilant, 
cimetière*  se  rirent  reprocher  différents  délits,  ils  lurent 
compromis  dans  des  procès  de  succession  et  docaptation, 
ils  entendirent  lancer  contre  eus  la  grands  seeusalion 
faite  à  toutes  les  institutions  de  ce  genre  :  do  dit  qu'ils 
formaient  un  État  dans  l'État.  Rarement,  il  «st  frai, 
reproche  tant  prodigué  avait  été  mieui  mérité.  Sous  l'em- 
pereur Nicolas,  une  enquête  vint  porter  aux  cimetières  un 
coup  dont  ils  n'ont  pu  entièrement  m  relever.  Leu 
furent  confisqués,  leurs  bâtiments  séquestrés.  Du  commis- 
saire du  gouvernement  fut  Imposé  à  l'administration  de 
leurs  hospices,  et  dans  I  a,  pendant  un  demi- 

siècle,  avait  été  célébré  le  service  des  deui  grandes  bran- 
ches du  schisme,  officièrent  des  prêtres  du  SaimVSyn 

J'ai,  dans  un  de  m»  »U,  visité  Rogojski, 

le  centre  de  la  popoufJeAtne.  avec  ses  murailles  et  k  i  dif- 
férentes églises,  l'établissement  ratkohtik  ressemble  fort 
aux  grands  couvents  orthodoxes.  <>n  éj  rouvait  ea  entrant 
une  impression  de  tristesse  et  d'abandon;  le  cimeti 
planté  d'arbres,  avait  l'air  pauvre  et  mai  entretenu;  on 
sentait  partout  quelque  chose  de  pénible  et  de  contraint. 
Rogojski  possède  un  hôpital  et  un  asile  pour  les  vieillards 
seinhlahle  aux  établissements  de  nos  Petites-Sœurs  «les 

pauvres.  1. 'asile,  à  l'époque  de  nia  visite,  contenait  une 
centaine  d'intinnes  de  chacun  des  d<  u\  BSXes;  les  salles 
étaient  nombreuses  ,  niais  basses  et  petites.  L'hôpital 
paraissait  plutôt  humble  et  Indigent  pour  les  riche 
attribuées  aux  vieux-croyants;  peut-être  sont-ils  rebutés 
par  la  surveillance  de  l'Etat,  peut-être  craignent-ils  de 
trop  montrer  leurs  ressources.  Partout  se  voyaient  de 
vieilles  images  devant  lesquelles  étaient  des  hommes  .  u 
prière.  Tous  ces  gens,  infirmes  et  infirmiers,  vieillards  et 
vieilles  femmes,  avaient  un  air  honnête  et  simple  qui  tou- 
chait. A  notre  passage  dans  les  salles,  ils  se  levaient  et  s'in- 


408      .  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

clinaient,  selon  l'ancien  usage  russe,  comme  ils  s'inclinent 
devant  leurs  images,  en  pliant  le  corps  en  deux.  Tout  le 
luxe  de  Rogojski  a  été  réservé  pour  les  églises.  La  plus 
grande,  l'église  d'été,  est  haute  et  spacieuse;  les  murailles 
et  les  coupoles  en  sont  couvertes  de  peintures  comme  à 
l'Assomption  de  Moscou.  Beaucoup  des  images  sont  an- 
ciennes, les  vieux-croyants  payant  fort  cher  ces  vieilles 
icônes  qui  font  de  leurs  églises  une  sorte  de  musée  archéo- 
logique. Ils  nous  les  montraient  avec  soin,  nous  en  faisant 
remarquer  l'antiquité,  distinguant  en  connaisseurs  les 
imitations  de  style  archaïque  des  peintures  originales.  Du 
reste,  le  culte  pour  les  images  est  le  môme  chez  eux  que 
chez  les  Russes  orthodoxes;  leurs  Vierges  sont  couronnées 
des  mêmes  diadèmes  de  pierres  précieuses.  Toute  la  diffé- 
rence est  que  les  vieux-croyants  n'admettent  que  d'an- 
ciennes images,  ou  des  images  copiées  sur  les  anciennes. 
Après  les  peintures  on  nous  fit  voir  les  vieux  livres  sla- 
vons,  les  missels  dont  le  texte  sert  de  témoin  contre  là 
liturgie  nouvelle.  A  Rogojski,  comme  dans  toutes  les  églises 
du  rite  grec,  l'autel  était  caché  derrière  la  haute  muraille 
de  l'iconostase;  mais  là  s'offrit  à  nos  yeux  un  spectacle 
inattendu.  Les  portes  de  l'iconostase  étaient  fermées  par 
des  lanières  de  cuir  où  était  appliqué  le  sceau  impérial. 
L'entrée  du  sanctuaire  demeurait  scellée,  en  sorte  que 
l'église  des  vieux-croyants  n'avait  point  d'autel.  «  Nous  ne 
pouvons  plus  célébrer  la  messe,  nous  dirent-ils,  il  faut 
nous  contenter  des  offices  qui  se  peuvent  réciter  Bans 
prêtre.  Nous  avons  notre  clergé,  niais  il  nous  est  défendu 
de  nous  en  servir  ici;  ou  veut  nous  imposer  des  popes 
Dominés  par  ie  synode  d<i  Pétersbourg,  <it  nous  refusons 

leur  ministère.       Ainsi,  dans  leur  métropole,  les  popovtoy 

en  étaient  réduits  à  un  office  sans  sacerdoce,  comme  leurs 
adversaires  les  bezpopovtey  '. 


i.  Lm  leelfés  mis  sur  les  autels  de  Rogojski  on!  été  levés,  oo  1880,  malgré 
l'opposition  do  comte  i>  Tolstoï  alors  procureur  du  Balnl  Bynodeel  ministre 


LES  VIEUX-CROYANTS  ET  LES  REVOLUTIONNAIRES.     409 

Les  popovtsy  ont  un   clergé,   efl   ce   clergé  n'est  plus 
emprunt*'*  à  l'Église  orthodoxe,  il  n'est  plus  composé  de 
popes  transfuges  ou   dégradés.   La  popomtchim 
évoques,  elle  a  sa  hiérarchie  indépendante,  «-t.  i  ar  une 
combinaison  hardie,  la  tête  de  cette  hiérarchie  a  été  pi 
à  l'étranger,  bore  de  la  port.'.-  de  la  puissance  n 
Toutes  les  tentatives  des  tkn  procurer  un 

épiscopat  demeurèrent  longtemps  infiructuenses.  Un  histo- 
rien orthodoxe  assure  que,  dans  leur  désespoir  de  découvrir 
une  main  vivante  pour  leur  consacrer  des  él  cer- 

taine vieux-croyante  proposèrent  «l'avoir  recours  à  la  main 
d'un  mort1.  Le  projet  n'eut  point  de  suite.  ■  Quand  m 

main  serait  placée  sur  la  téta  du  Candidat  I,  la 

bouche  de  l'évoque  défunt  demeurerait  muette,  tirent 
observer  les  plus  timides,  et  qui  de  nous  i  le  droit  de 
prononcer  la  prière  ôpiscopaJe  pendant  l'imposition  des 
mains?  »  Plusieurs  foie  des  communautés  schiamatiqueS 

en  quête  d'un  prélat  avaient  été  dupes  de   hardis  impos- 
teurs, La  manière  dont,   après  deux  liècies  d'attente, 
popoctsy  ont  retiouvé  une  hiérarchie  eccléaiastique esl  un 
des  épisodes  les  plus  curieux  de  l'histoire  reUgieuse  du 

dix- neuvième  siècle. 

C'est  à  l'aide  d'alliés  sur  lesquels  Ils  ne  comptaient  point, 

alliés  dont  la  plupart  d'entre  eux  eussent  désavoué  le 
concours,  que  les  dissidents  sont  parvenus  à  réaliser  leur 
long  rêve  de  hiérarchie  indépendante.  Les  Vieux>M< 

vites,  les  hommes  les   plufl  nationaux  et  les  plus  cou-  r- 

vateurs  de  l'ancienne  Russie,  oui  rencontré  pour  auxiliaires 
les  promoteurs  de  la  révolution  cosmopolite  et  les  enne- 
mis île  la  grandeur  russe.  Au  commencement  du  r.  . 

de  l'instruction  publique.  Ce  fut  l'occasion  de  sa  chute.  S'etant  trouvé  pr 
seul  de  s.in  ;i\i>  au  comité  dM  ministres,  le  comte  Tolstoï  avait,  paraît-il. 
ilonné  à  entendre  que  B6t  collègues  étaient  achetés  par  k-  raskolniks.  A  la 
smlr  de  l'émoi  suscite  par  cette  affaire,  il  dut  abandonner  son  double  porte- 
feuille, p.. tir  revenir  au  pouvoir,  quelques  années  plus  tard,  comme  ministre 
.le  l'intérieur,  sous  Alexandre  111. 
1.  M^r  Pbilarète  de  Tchernigof,  htoriia  ftouttfco*  Uerkoû 


410  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

d'Alexandre  II,  de  môme  qu'aujourd'hui,  les  révolution- 
naires russes  se  sentaient  séparés  des  masses  populaires 
par  un  abîme;  sur  cet  abîme  ils  tentèrent  de  jeter  un 
pont  au  moyen  du  raskol.kvec  ses  millions  d'adeptes,  dont 
le  nombre  semble  d'autant  plus  effrayant  qu'il  est  indé- 
terminé, avec  ses  ramifications  souterraines  et  ses  secrètes 
affiliations  d'un  bout  de  l'empire  à  l'autre,  le  raskol  sem- 
blait offrir  à  la  révolution  et  aux  ennemis  politiques  des 
Isars  russes  une  prise  sur  le  peuple.  Où  trouver  une  oppo- 
sition plus  facile  à  organiser  que  ces  Églises  populaires 
confinées  dans  les  classes  inférieures  ou  les  classes  igno- 
rantes, tout  en  détenant  une  part  notable  des  capitaux  de 
la  Russie,  hostiles  par  éducation  à  l'ordre  de  choses  établi 
et  comptant  de  nombreux  adeptes  parmi  les  milices  les 
plus  guerrières  de  l'empire?  N'était-ce  pas  la  le  point  vul- 
nérable du  colosse  russe?  Ne  pouvait-on  réveiller  chez 
les  vieux-ritualisles  l'esprit  de  révolte  des  Stenka  Razine 
ou  des  Pougatchef,  et  soulever  contre  le  tsar  des  sectaires 
qui  voient  en  lui  l'Antéchrist?  Il  semblait  qu'il  n'y  eût 
qu'à  rapprocher  ces  forces  éparses,  et  à  leur  donner  une 
impulsion  unique  pour  ébranler  jusqu'en  sa  base  le  grand 
empire  du  nord. 

L'épreuve  a  été  tentée.  Il  vint  aux  vieux-croyants  des 
avances  de  deux  côtés  différents,  avances  directes  de  la 
pari  de  l'émigration  révolutionnaire  russe,  avances  détour- 
nées de  la  pari  dé  l'émigration  révolutionnaire  polonaise. 
La  première  rêvait  d'unir  dans  un  dessein  commun  la 
jeune  Russie  et  la  vieille  afoscovle,  la  révolution  athée  et 
le  conservatisme  religieux;  la  seconde  songeait  a  l'al- 
liance «le  deux  choses  non  moins  opposées  :  l'intérêt  latin 
et  polonais  et  le  vieil   esprit   moscovite,  schismatique  des 

vieux-croyants.  Pour  gagner  les  ra8/?olntft*,  les  émigrés 
russes  fondèrent  à  Londres  une  feuille  spécialement  des- 
tinée à  la  défense  des  Intérêts  du  schisme,  ils  lui  prêtèrent 
leurs  presses,  ils  lui  envoyèrent  des  émissaires,  ils  traitè- 
rent a  Londres  avec  des  représentants  de  la  vieille  foi;  — 


LE8  VIEUX-CROYANTB   ET  L'ÉTRANGER.  411 

pour  ne  pas  les  scandaliser,  les  chefs  de  l'émigration  s'ab- 
stenaient, dit-on,  de  ramer  en  leur  présence.  Toute  tentative 
(l'action  commune  échoua  néanmoins  devant  l'opposition 
des  principes.  De  cet  essai  infructueux  il  n'est  resté  que 
la  publication  «le  quelques-uns  des  plus  importants  docu- 
ments que  nous  possédions  sur  le  rm/tol*. 
Des  Polonais  turent  des  mes    ptui  encore.    I 

point  d'appui  au  dedans  de  la  Russie,  que  la  plupart  de 
leurs  compatriotes  eherchaienl  en  vain  aui  frontières  de 
l'empire,  dans  l'Ukraine  et   la   Petite-Russie,   quelques 
émigrés  crurent  le  trouver  su  cceur  même  de  l'ennemi, 
chez  les  vieux-croyants,  il  s'ourdit  une  reste  intn. 
depuis  dévoilée  dans  les  Feuillet  russes  par  l'homme  qui 
y  prit  la  principale  part,  Un  Polonais,  alors  au  servie 
la  Porte  Ottomane,  conçut  l'Idée  hardie  de  donner  aux 
vieux-croyants  un  centre  religieui  en  dehors  de  la  Russie 
pour  mettre  la  direction  du  schisme  au  service  des  enne- 
mis ilu  tsar.  C'étaient  l  -  hiérarchiques  qui, 
leur  principe  et  par  leurs  colonies  sur  le  territoire  de  la 

Turquie  et  «le  l'Autriche,  Se  prêtaient  le  mieux  à  ce  projet 
de  concentration.  Il  J   avait.  SUT  la  frontière  de  la  Rufi 
dans  la  Dohrudja,  une  colonie  de  Cosaques  vieu\-cro\anU 
sortis   du    territoire   russe,   au  dix-huitième   siècle,   à    la 
Buite  d'une    insurrection,  et    demeurés   en    relation 

leurs  frères,  les  Cosaques  de  l'intérieur  de  l'empire. L'émi- 
gré polonais,  devenu  bej  et  pacha,  entra  en  rapport  avec 

ces  Cosaques  de  la  Dobrudja.  Faisant  miroiter  à  leurs 
yeux  le  rétablissement  de  Ytmeitnne  foi  et  de  l'ancienne 

liberté  cosaque,  le  pacha  polonais  leur  lit  entrevoir,  dans 


1.  Le  Sbornik  praoit«Utvmnykh  tvécUna  o  ratkolnikakh,  et  leSooronte 
praviteitlv.  po»lanovUnii  <<  ratk.j  l'un  et  l'autre  publiéf  à  Londres  par 
l'imprimerie  de  Herzen,  à  l'aide  de  papiers  dèrobéa  un  chancelleries  ru 

1. 'éditeur  de  COI  documents  et  le  principal  intermédiaire  entre  Hei/en  et  le- 
vieux-CTOyinU, Kel&ief,  était  un  ancien  séminariste,  enclin  à  la  fois  au  mysti- 
cisme et  au  socialisme.  Apres  avoir  parcouru  l'Orient  et  cherché  à  \  fonder, 
avec  des  ttarooères,  une  Borte  de  phalanstère,  Keisief  découragé  revint  n 
livrer  à  la  police  russe,  qui  le  mit  en  liberté.  Il  est.  dit-on.  mort  fou. 


412  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

une  vague  perspective,  une  république  cosaque  et  staro- 
vère  où  la  Pologne  eût  forcément  trouvé  une  alliée1. 

Pour  préparer  les  voies  à  cette  sorte  de  panslavisme 
retourné  contre  la  Russie  et  plus  chimérique  encore 
que  l'autre,  la  première  chose  était  de  donner  aux  vieux- 
croyants  la  consistance  qui  leur  manquait,  de  leur  donner 
un  chef,  une  sorte  de  pape  ou  de  patriarche  placé  à  l'abri 
des  atteintes  de  Pétersbourg.  Ce  que  le  schisme  ne  pouvait 
espérer  trouver  dans  sa  patrie,  un  épiscopat  indépendant, 
il  n'était  pas  impossible  de  le  rencontrer  parmi  les  innom- 
brables prélats  de  l'Église  de  Constantinople,  si  souvent 
disgraciés  ou  déposés.  Le  rêve  des  vieux-croyants  eût  été  de 
découvrir  un  évêque  demeuré  fidèle  à  l'ancienne  foi.  Dans 
leur  ignorance,  ils  se  persuadaient  qu'au  berceau  du  chris- 
tianisme il  devait  être  resté  un  clergé  vieux-croyant;  plu- 
sieurs fois  les  émissaires  du  raskol  avaient  parcouru  la 
Syrie  et  les  métropoles  orthodoxes  de  l'Orient,  où  d'ordi- 
naire on  ne  connaissait  même  point  de  nom  la  vieille  foi 
russe.  Après  d'inutiles  recherches,  les  raskolni/cs  de  la  Tur- 
quie et  de  l'Autriche  durent  se  contenter  d'un  transfuge 
grec  découvert  par  un  renégat  polonais.  C'était  un  ancien 
évêque  de  Bosnie,  du  nom  d'Ambroisc,  déposé  par  le  pa- 
triarche de  Constantinople.  Le  métropolite  improvisé  du 
schisme  s'installa,  en  1846,  en  Bukovine,  à  Bélokrinitsa  (en 
roumain  Fontana-Alba},  dans  un  des  couvents  etarovères. 
I  n  moment,  vers  1860,  à  l'époque  de  leurs  négociations 
avec  Herzen,  les  chers  du  Bchisme  songèrent  à  transporter 
leur  nouvelle  métropole  dans  la  libre  Angleterre.  C'eût  été 
rendre  moins  aisées  leurs  communications  avec  la  Russie. 

A    Bélokrinitsa,  le    siège    du    nouveau    patriarcal   était 


1.  L'auteur  de  et  plan,  Czaïkowekl  (Tchaïkoveky),  «•< >n  11 11  en  Turquie  sous 
le  nom  de  Badyfc  pacha,  l'élail  par  1*1  conlM  la.il  une  place  dans  la  litléra 
lui.  polonaise  De  même  que  Keleief,  il  Bnil  par  Implorer  la  clémence  du 
tonvornomenl  ratât.  Rentré  en  iluaeieto  1873,  l'ancien  patriote  polonaia 

i-ciivil    .Lui-    |.       I.111II.       m-   .         1 1 < >  1 . ■  1 1 1 1 1 1 1  - 1 1 1    ilans    le    linusskii    \'cst)u'k   tlo 
Kalknf.  Il  n  lini  pur  !>•  siiii  iilc,  v.n  IHN6. 


LES  VIEUX-CROYANTS  :  LA  HIÉRARCHIE  AUTRICHIENNE.    413 

admirablement  placé,  dans  une  province  en  partie  rutfa 
en  partie  roumaine,  au  point  de  jonctioo  defl  trois  grands 
empires  où  dominait  la  race  bUy6i  11  Russie,  L'Autriche  et 
la  Turquie.  L'Autriche,  inquiète  des  menées  panslavistes 
attribuées  su  cabinet  russe,  ne  pouvait  refuser  l'hospita- 
lité à  une  institution  qui  sembiail  lui  permeUre  d<'  rendre 
à  la  Russie  intrigues  pour  inli  Ire  vu  tour  à 

tour  éloigné  et  rappelé,  Interné  si  remis  >-u  liberté,  selon 
les  relations  des  deui  empires,  le  métropolite  de  I.i  Bien* 
che-Fontaine  finit  par  siéger  tranqmlleménl  sur  la  brou- 
tière  russe.  L'autorité  ds  Bélokrinitss  svail  •  sent 

acceptée  des  vieux-croyants  d'Autriche  '-t  de  Turquie,  Ben 
de  posséder  la  tète  de  Is  hiérarchie  du  schisme.  En  Itu  - 
la  reconnaissance  du  nouveau  pontife  présents  pins 
difficultés.  Quelques  sectaires  ne  voulurent  ,  sou- 

mettre à  un  prêtre  étranger,  qu'on  leur  naïve  ignorance 
ils  appelaient  un  pops  d'outre-mer.  Les  chefs  du  schisme 
••I  le  plus  grand  nombre  ds  ses  adhérents  hésitèrent 
une  réunion  des  emeiêm  su  cimetière  de  Rogojski  reconnut 
le  métropolite  de  Pontana*Alba.  Les  meneurs  du 
ne  regrettèrent  probablement  pas  d'avoir  un  patriarche  en 
dehors  du  territoire  national,  c'est-à-dire  hors  de  Is  portés 

de  l'autorité  Civile.  Ils  cédaient,  à  leur  insu,  à  Un  penchant 

d'indépendance.  Mettre  à  l'étranger  la  tête  île  leur  Église, 
c'était  la  rendre  invulnérable*. 

L'autorité  du  DOUVCSU  métropolite  reconnue,  les  vieux- 
croyants  procédèrent  à  la  création  de  toute  une  hiérarchie. 

Du  fond  d'un  obscur  couvent  de  la  Bukovîne,  un  moine 
mitre,  Bans  nom  et  >ans  réputation,  partages  tes  États  de 


1.  Les  vieux  eroyanU  OUI  •  gaiement  recouru  à  l'étranger  pour  la  puMica- 

ln'ii  de  leurs  li\!  ..lsi  que  dans  leur  couvent  de  Saint-Nicolas,  dit  de 

Ifanuelos,  en  Roumanie,  ils  ont  réimprime  les  principaux  classiques  du 
schisme,  tels  que  (ej  .  i  todré  Deniaaof,  et  le  Zitimenot,  apologie 

du  signe  de  croix  à  deux  doigts,  d'Alexis  Rodiooof.  Ces  éditions  se  distinguent 
autant  par  la  pureté  du  te\te  que  pu  le  luxe  typographique.  Ailleurs,  a  ko 
tourna,  en  Galieie,  il^  avaient  publié  un  journal  :  le  Staroobritukti  (l'ieux- 

Hitualislr). 


414  LA   RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

l'empereur  Nicolas  en  diocèses,  y  nommant  des  évoques 
qui  relevaient  de  lui  seul,  faisant  en  Russie  ce  que  faisait 
le  pape  Pie  IX  en  Angleterre,  alors  qu'en  dehors  du  gou- 
vernement anglais,  le  Vatican  couvrait  la  Grande-Bretagne 
d'un  réseau  de  diocèses  catholiques.  Le  raskol  eut  des 
évêques  parfois  déguisés  en  marchands,  et  connus  seu- 
lement de  leur  troupeau,  un  épiscopat  occulte  dont  les  fonc- 
tions furent  facilitées  par  l'argent  des  dissidents  et  la  cor- 
ruption de  la  police.  De  tous  les  coins  de  la  Russie,  les 
offrandes  affluèrent  à  la  Blanche-Fontaine,  devenue  comme 
la  Home  des  vieux-croyants.  Grâce  au  lien  secret  qui  unit 
les  raskolniks,  et  qui,  dans  toutes  les  provinces,  leur  fait 
trouver  des  amis  et  un  asile,  les  émissaires  du  métro- 
polite Cyrille,  le  successeur  russe  du  Bosniaque  Ambroise, 
parcouraient  en  sûreté  les  routes  de  l'empire. 

Un  gouvernement  comme  celui  de  la  Russie,  sous  le 
régné  d'un  prince  comme  l'empereur  Nicolas,  ne  pouvait 
voir  de  bon  œil  un  sujet  étranger,  établi  sur  la  frontière, 
parler  en  pasteur  et  en  maître  à  des  millions  de  sujets 
russes.  Chez  quelques  conseillers  delà  couronne,  la  Blan- 
che-Fontaine inspira  des  craintes  presque  égales  aux  espé- 
rances qu'elle  avait  suscitées  parmi  les  adversaires  du 
trône.  Les  esprits  timides  voyaient  déjà  le  pontife  de  Bé- 
lokrinilsa  s'avancer  avec  1rs  troupes  de  l'ennemi,  soulc- 
\ani  sur  Bon  passage  la  foule  des  vieux-croyants.  «  Que 
serait-ce,  disaient-ils,  en  cas  de  guerre  avec  l'Autriche,  si, 
en  avant  des  bataillons  autrichiens,  marchait  le  métropo- 
lite Cyrille  revêtu  des  anciens  Vêtements  patriarcaux!  Kn 

donnant  la  bénédiction  avec  la  crou  à  huit  branches,  il 
rerail  à  1  •  i  Russie  <<miI  Fois  plus  de  mal  que  les  canons  au- 
Urichieni  I  terreurs  étaient  aussi  exagérées  «pie  les 
calculs  des  fauteurs  étrangers  de  la  nouvelle  métropolie. 
i      défenseurs  des  vieilles  mœurs  russes,  les  représen* 

i    \m  i  l'exprimait  un  rnémoii  nd  duc  Constantin  par 

Mclnikof  /  kotn  raêhoti,  8bomik  pravi  svéd\  o  rush.,  i.  I, 


LES  VIEUX-CROYANTS  :  LEUR  HIÉRARCHIE.  415 

lauls  outrée  <lu  principe  national,  no  pouvaient  faire CMM 
commune  avec  les  ennemie  <!<■  la  Russie,  avec  lee  latins 
de  l'Occident.  On  le  vit  pendant  la  guerre  de  Crimée. 
Sourd''  aux  suggestions  des  promoteure  de  la  hiérar- 
chie echiematique,  ta  maeee  «1rs  rieux-croyants  demeura 
tranquille]  les  plus  mécontenta  attendant  le  jugement  de 
Dieu,  vieux-croyants  et  cœaquea  n'oubliant  pas  sue  l< 
Turc,  firère  «lu  Tatar,  «'tait   l'ennemi  traditionnel   de  la 

sainte  Russie.  La  Porte  ne  trouva  quelques auxiliaires  que 

parmi  les  petites  ooloniea  ttarovèret  étabiiee  chea  elle. 

Comme  toutes  lee  classes  de  la  nation,  les  rieux-croyanti 
partagèrent  le  reste  espoir  suscité  par  l'avènement  de 
l'empereur  Alexandre  il.  Dans  leur  confiance,  les  eu 
du  cimetière  de  Rogojski  invitèrent  1<-  métropolite  Cyrille 
a  venir  en  Russie  visiter  son  troupeau.  A  l'aide  d'un  dé- 
guisemenl  et  d'un  Taux  passeport,  grâce  à  l'ignorance  ou 
à  la  secrète  connivence  de  l'administration,  l<*  pontife  de 
Bélokrinitsa  se  rendit  à  Moscou,  au  commencement  de 
l'année  18«83.  Sous  la  présidence  «lu  pseudo-métropolil 

tint,  aux  portes  de  la  seconde  capitale,  un  concile  j 

un  concile  œcuménique]  «lisaient  les  rieux-ritualistes,  des 
évéques  et  «l«is  déléguée  de  toute-,  les  communauti 
iv/vx.  Dans  w  coueile  d<-  marchan«is,  de  moines  et  «le  prê- 
tres transfuges,  turent  arrêtée  les  statuts  de  la  nouvelle 

hiérarchie.  Le  schisme,  enfin  pourvu  d'un  épiscopat,  ><-in- 

blait  s'être  définitivement  constitué  en  Église  ans  et  auto- 
nome, lorsque  des  querelles  intestines  vinrent  déchirer 
cette  unité.  En  retrouvant  un  clergé  indépendant,  les  rieux- 

croyants  «de  Rogojski  se  trouvèrent  en  face  de  résistant-. 
de  prétentions  inattendues  de  la  part  de  leur  nouveau  cl- 
Lee  Lu tpi  18,  habitués  à  régner  en  maîtres  dans  leur  Église, 
ne  rencontrèrent  point  toujours,  dans  leur  hiérarchie  impro- 
visée, la  même  docilité  que  jadis  chez  les  prêtres  dérol 
l'orthodoxie  officielle.  Le  concile  de  Rogojski  ayant  décidé  la 
nomination  d'un  prélat  qui  lut  en  Russie,  le  vicaire  du  mé- 
tropolite de  Bélokrinitsa,  le  nouveau  chef  de  l'Église,  déjà 


416  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

avare  de  ses  pouvoirs,  se  montra  peu  disposé  à  les  déléguer 
à  un  représentant  permanent.  De  là  un  conflit  qui  exposa 
la  popovstchine  à  peine  pacifiée  à  de  nouveaux  schismes. 

Les  événements  extérieurs  vinrent  donner  au  débat  une 
autre  direction.  Le  concile  slarovère  siégeait  encore  qu'é- 
clatait l'insurrection  polonaise  de  1863.  On  sait  quelle 
exaltation  du  sentiment  national  provoquèrent  dans  tout 
l'empire  les  téméraires  revendications  des  Polonais  et  les 
menaces  d'intervention  de  l'étranger1.  Les  vieux-croyants 
éprouvèrent  le  contre-coup  de  l'émotion  générale.  Soit 
entraînement  patriotique,  soit  calcul  politique,  les  chefs 
laïques  de  Rogojski  tentèrent  de  se  rapprocher  du  gouver- 
nement. Pour  éviter  tout  soupçon  de  connivence  avec  les 
ennemis  de  l'empire,  les  marchands  moscovites  proposèrent 
à  leur  concile  le  renvoi  du  métropolite  étranger  et  l'aban- 
don momentané  de  tout  rapport  avec  Bélokrinitsa.  Cyrille 
dut  quitter  la  Russie,  et  l'on  vit  ces  vieux-croyants,  depuis 
deux  siècles  en  lutte  avec  les  tsars,  envoyer  à  l'empereur 
une  adresse  pour  l'assurer  de  leur  dévouement  au  trône 
et  à  la  patrie.  A  une  heure  aussi  critique,  une  pareille  ini- 
tiative de  la  part  des  plus  purs  représentants  du  vieil  esprit 
russe  ne  pouvait  manquer  d'être  bien  accueillie. 

Dans  leur  désir  de  réconciliation,  les  chefs  de  Rogojski 
ne  s'en  étaient  pas  tenus  à  leur  adresse  à  l'empereur;  ils 
axaient  envoyé  a  tous  les  enfants  «  de  la  Bainte  Église 
apostolique,  catholique  des  vieux-croyants  »  une  circulaire 
ou  encyclique  où  les  doctrines  du  schisme  étaienl  présen- 
tées sous  le  jour  le  plus  acceptable  pour  l'Église  et  pour 
l'État  imprimée  ù  lassj ,  en  1 862,  cette  -  épitre  circulaire  •> 
okroujnoé  poilanié  fut,  dit-on,  répandue  à  plus  de  deux 
millions  d'exemplaires.  «  Les  vieux-croyants  du  rite  sacer- 
dotal, disail  l'encyclique,  B'accordenl  en  toute  chose  sur 
le  dogme  avec  l'Kglise  gréco-russe;  ils  adorent  le  môme 


i.  v<i\r/   /,,   h, muni-  ii'i.'t.ii  ru$$e  [tïicolat  UUutiné),  Etude   sur  la 
■  I  li  Pologne   "ii-  It  regae  d'Alexandre  U  (Hachette,  iss'i)- 


LES  VIEUX-CROYANTS  :   NOUVELLES  DIVISIONS.      417 

Dieu,  le  môme  Jésus-Christ,  et  lonl  en  réalité  beaucoup 
plus  près  de  cette  Église  que  ci.  qui  rejettent  le 

Bacerdoce.  »  La  circulaire  flétrissait  I  lutionnai 

les  ennemis  de  la  religion  <•!  de  ta  pairie,  ■  les  Qls  de 
l'impie  Voltaire  »;  elle  déclarail  en  terminant  que  I  i  - 
officielle  et  L'Église  des   vieux-croyants,  d'accord  toutes 
deux  sur  le  fond  des  dogmes,  pouvaient  vivre  côte  à  côte 
une  mutuelle  tolérance  et  fraternité  chrétienne. 
Un  tel  langage,  tenu  par  les  descendants  des  forcenés 
qui  excommuniaient  l'Église  el  l'État,  montre  quel  prof 
s'est  accompli  dans  l'intérieur  «lu  séhisme.  Quelle  dé 
lion  pour  les  étrangers  qui  voulaient  y  voir  le  principe 
d'une  dislocation  de  l'empire,  el  quel  scandale  pourles  fana- 
tiques! Il  en  restait  à  Moscou,  et  l<  ie  Irouvèrenl 

de  nouveau  di\  isé>  en  deux  partis,   presque  en  «  1  < * 1 1 

les  défenseurs  et  1rs  adversaires  de  la  circulaire,  li  i 
okroujniki  et  les  prottwhckrcvjniki  ou  rcudomiki*.  Tandis 
que   les    plu--  éclairés  des  u  m  montraient   cette 

largeur  de   nies,  un   parti  nombreux   reprenait   les  plus 

étroites  notions  du  schisme,  ressuscitant  jusqu'aux  igno- 
rantes querelles  sur  le  nom  de  Jésus.  I.  -   i  Iven 
la  libérale  circulaire  soutenaient  que  le  Chris!  /- 
orthodoxes  ne  pouvait  «'ire  le  même  que  le  Christ  / 
d.s  vieux-croyants,  le  premier  n'étant  que  l'Antéchrist, 
qui  contrefaisait  lf  nom  divin  du  Sauveur*  lu  concile 
convoqué  à  la  Blanche-Fontaine,  en  1868,  ne  tii  qu'enveni- 
mer ces  discussions  et  détacher  du  schisme  quelques-uns 
de  ses  plus  notables  partisans. 

Depuis  lors  les  popootey,  les  vieux-croyants  proprement 
dits,  restent  scindés  en  trois  groupes  inégaux  :  l*ceux,  en 
petit  nombre,  qui  repoussent  toute  la  hiérarchie  autri- 
chienne, se  contentant,  comme  par  le  passé,  de  prêta  B 
dérobés  à  l'Église  officielle  ;  st*ceui  qui  reconnaissent  la 

1.  Voyez,  sur  toutou  ces  luUes,  N.  Popof:  Qkroujnoé Potlanié  Popovtlchiny 
r\  suit. Hit  N    Boubbotioo  :  Sovrémennyia  Lèiopùi  raskola  et  fotoriia  l 
krinitékoï  iêrarkhii. 


418  LA   RUSSIE  Et  LES  RUSSES. 

hiérarchie  issue  de  Bélokrinitsa  et  adhèrent  à  la  circulaire 
de  1862;  3°  ceux  qui.  tout  eu  reconnaissant  le  nouvel  épi- 
scopat,  rejettent  l'encyclique  comme  entachée  d'hérésie. 
Entre  ces  trois  partis,  entre  les  deux  derniers  surtout,  de 
beaucoup  les  plus  considérables,  la  lutte  est  très  vive. 
Tous  deux  ont  chacun  leurs  évoques  qui  parfois  s'excom- 
munient et  se  déposent  les  uns  les  autres.  On  a  vu  en 
différentes  villes,  à  Moscou  notamment,  libéraux  et  intran- 
sigeants élever  autel  contre  autel,  chaire  contre  chaire. 
Moscou  a  possédé,  durant  plusieurs  années,  une  double 
hiérarchie  de  prélats  storovères  qui  s'analhématisaicnt 
réciproquement  Aussi  ne  saurait-on  s'étonner  que  les 
discordes  des  popovlsy  leur  aient  fait  perdre  du  terrain  au 
profit  des  sans-prêtres,  si  bien  qu'à  en  croire  certains 
observateurs  l'ancienne  proportion  numérique  des  deux 
branches  du  schisme  tend  à  se  renverser  au  détriment  de 
la  popovstchine. 

La  reconstitution  d'un  épiscopat  vieux-ritualisle  n'a  pu 
ainsi  mettre  fin  aux  divisions  des  partisans  des  vieux  rites. 
L'esprit  de  secte,  inhérent  au  raskol,  a  survécu.  La  tolé- 
rance relative  montrée  au  schisme  sous  Alexandre  III 
semble  avoir  encore  attisé  ses  querelles  intestines.  Depuis 
qu'ils  sont  libres  de  vaquer  à  leurs  fonctions,  les  évêques 
vieux-croyants  ont  pu  donner  cours  à  leurs  rivalités. 
Longtemps,  sous  Nicolas,  sous  Alexandre  il  même,  ils 
avaient  élé  obligés  de  se  cacher  et  de  se  déguiser  pour 
visiter  leur  troupeau.  Vers  la  Bu  du  règne  d'Alexandre  II, 
loui  l'épiscopat  Btarovère  étail  en  exil  ou  en  prison.  L'État 
avait  traité  ces  pseudo-évêques  comme  des  usurpateurs 
qui  s'appropriaient  Indûment  îles  dignités  auxquelles  ils 
o'avaienl  aucun  droit1.  Ceux  d'entre  eux  qui  étaient  lom- 


|,  Tuiii  illicite  qu'en  eal   l'origine,  il  semble  difficile,  au  polni  de  vue 
idéologique,  de  nier  la  validité*  de  eeUe  hiérarchie  t  ancienne  orthodoxe  t 
ive)  qui   lu'iii    directement  ses  pouvoirs  d'ôvôqucs  d'Orienl 
i.ii.-  .  i  |"  h  près  dani  la  môme  situation 

qui  la  in<  r&rchte  jan*  nlste  d  I  tr«  ht  vi   k  ri    di   1 1  grli  e  romaine. 


LES  VIEUX-CROYANTS  :   LEURS  ÉVÊQUES.  419 

béa  entre  ses  mains,  le  gouvernement  impérial  les  avait 
enfermés,  comme  des  popes  rebelles,  dans  le  monasfc 
forteresse  de  Souzdal  qui  sert  au  clergé  de  prison  ecclé- 
siastique. Ils  n'en  sont  sortis  qu'en  18  le  ministère 
de  Loris-Mélikof.  Des  trois  évéques  du  schisme  alors  mis 
en  liberté]  l'un,  Konon,  était  i  ire  et  avait  été 
vingt-trois  ans  incarcéré  dans  la  geôle  orthod  cap- 
tivité de  ses  deux  collègues,  égalemenl  deux  vieillards, 
avait  duré  une  vingtaine  d'années.  Lorsqu'ils  ftiii  ni 
élargis,  sur  les  réclamations  de  la  pi 
de  la   vieille  foi  semblaient,  eomme  le  disait  i 

avoir  été  oubliés. 

Depuis  qu'ils  sont  devenus  libres  d< 
cn>i\  »  sur  la  lerre  russe,  les  hiérarques  vieux-orthodoxes 
se  réunissent  fréquemment  en  concile  ou  synode  ponr  les 
affaires  de  leur  Église,  il-  sont  aujourd'hui  nne  quinzaine 
d'évéques  en  résidence  dan-  l'empire.  Sur  ce  nombre, 
quatre  ou  cinq  appartiennent  à  la  fraction  des  fanatiques 
qui  rejettent  la  circulaire.  Ces  prélats  des  deux 

parti-  ont  pris   le   nom  des  grandi  aux. 

\    Mi  SCOU   et   à  Ka/.an.  ils  SC  8   at  affublés   du  litre  d'ar- 

chevêque.  L'archevêque  de  Moscou,  bu  Antoine,  aurait 
voulu,  m'a-t-on  affirmé,  s'émanciper  entièrement  de  la 
métropole  autrichienne  et  se  faire  reconnaître  métropolite, 

sinon   patriarche,    de    toute   la   Russie.  La   plupart  de 

porte-mitre  du  Bchisme  ont  peu  d'instruction.  Plusieurs, 
tels  que  Sawatii,  «  l'archevêque  actuel  de  Moscou,  -ont 
d'anciens  marchands  sans  connaissances  théologiques 
moins  lettrés  ont  près  d'eux  des  secrétaires,  chargés  de  là 
correspondance,  qui  souvent  dirigent  en  réalité  les  affai 
du  diocèse.  Il,-  même  que  leurs  collègues  orthodoxes,  les 
évéques  du  ra&kol  habitent  d'ordinaire  des  couvents  ou 
skytes.  Ils  mènent  une  existence  confortable,  parfois 
luxueuse.  Les  vieux-ritualistes  de  Moscou  ont  ainsi  eon- 
struit  pour  leur  archevêque  un  véritable  palais. 

Les  riches  marchands  starovères  sont  généreux  pour  leur- 


420  LA  KUSS1  F.  ET  LES  RUSSES. 

prélats;  en  revanche,  ils  se  montrent  souvent  exigeants  et 
impérieux.  Ils  les  tiennent  par  l'argent.  Ils  leur  témoignent 
quelquefois  si  peu  de  respect  qu'un  ou  deux  de  ces 
évoques  de  la  hiérarchie  autrichienne  ont,  pour  celte  raison, 
quitté  leur  chaire  et  le  schisme.  Ces  postes  d'évèques  n'en 
sont  pas  moins  recherchés,  car  ils  sont  lucratifs.  Les  pas- 
leurs  sont  choisis  par  leur  troupeau,  et,  le  plus  souvent, 
les  marchands,  qui  ont  la  haute  main  dans  les  affaires  du 
schisme,  portent  leur  choix  sur  des  hommes  qu'ils  puissent 
tenir  sous  leur  dépendance.  Les  querelles  théologiques  se 
compliquent  des  rivalités  des  nababs  du  raskol  et  des 
conflits  d'intérêts  ou  d'amour-propre  des  coteries  locales. 
Si  les  ôvèques  ont  parfois  à  se  plaindre  de  leurs  ouailles, 
celles-ci  n'ont  pas  toujours  à  se  louer  de  leurs  pasteurs.  11 
en  est  qui  se  sont  rendus  suspects  de  simonie.  L'archevêque 
de  Moscou,  Savvatii,  a  été  ainsi  accusé  de  ravaler  le  sacer- 
doce en  prodiguant  les  ordinations  à  des  hommes  sans 
instruction  ni  moralité,  qui  ne  voient  dans  le  titre  de 
prêtre  qu'un  moyen  d'exploiter  la  foi  de  leurs  coreligion- 
naires. En  rompant  avec  l'Église,  les  vieux-croyants  n'ont 
pu  entièrement  échapper  aux  inau\  qu'ils  reprochent  au 
clergé  officiel.  Entre  leurs  popes  et  les  popes  de  l'État,  la 
différence  n'est  pas  toujours  au  profit  du  schisme.  Heu- 
reusement qu'à  côté  de  ses  prêtres  el  de  ses  evéques,  la 
popoostehine  a  ses  conseils  spirituels,  Borte  de  consistoires 
laïques,  composés  d'anciens  et  de  lettrés,  de  natchetchiki, 
qui  tiennent  le  clergé  en  tutelle. 

L'Église,  ou,  si  l'on  aime  mieux.  l'État,  devait  profiter 
des  discordes  des  vieux  ritualistes  pour  chercher  à  dis- 
soudre le  schisme  el  à  ramener  au  giron  de  l'orthodoxie  la 
fraction  modérée  des  popovts;/.  Alors  que  ses  indiques  ad- 
versaires B6  plaisaient  à  répudier  un  fanatisme  Buranné,  on 

i rail  croire  au  Saint-Synode  que.  pour  rallier  la  portion 

la  plus  éclairée  de  la  popovstchhM,  il  suffirait  de  quelques 
concessions  de  formes.  A  pr<  adre     l'épllre  circulaire    . 


DE  LA  RÉUNION  DBS  VIEUX-CROYANTS.  421 

cause  de  tant  de  dissensions,  il  semblait  qu'il  n'y  eût  qu'à 
dresser  l'acte  de  réconciliation  des  ttarovt  rw  et  d<  -  ortho- 
doxes. En  dépil  dea  manifestations  libérales  d<  -  chefs  dn 
schisme,  les  clauses  d'un  traité  de  paix  restent  difficil 
stipuler.  Chaque  parti  garde  ses  prétentions.  La  hiérar- 
cliie  officielle  ne  veut  pas  s'infliger  un  démenti,  et  tes 
vieux-croyants  ne  veulent  rentrer  dans  l'Église  que  par  le 
grand  portail,  au  carillon  des  cloches  et  bannières  déploya 
Non  contents  d'être  reçus  avec  le  baiser  de  paix.  Us  vou- 
draient que  la  hiérarchie  orthodoxe  les  accueilli!  en  se 
frappant  la  poitrine  el  en  murmurant  un  mea  culpa,  La 
tolérance  des  anciens  rites  ne  lodr  suffit  peint:  ils  récla- 
ment leur  réhabilitation  avec  le  concours  des  patriarches 
orientaux,  disant  qu'ayant  été  condamnés  par  un  con 
les  vieux  rites  et  les  vieux  livres  doivent  être  reconnus  par 
un  concile. 

Pour  faire  la  pais  -  lil^  rebelles,  l'Église  russe 

n'a  point  encore  réuni  an  concile  le  monde  orthodoxe;  *  - 1 1  «  * 
persiste  à  considérer  son  différend  avec  <-u\  comme  une 
affaire  de  famille.  Elle  leur  a,  toutefois,  concédé  une  satis- 
faction qui,  à  certains  prélais  du  dix-huitième  siècle, 
aurait  pu  paraître  un  désaveu  du  past  3  unt-Synode, 

«le  concile  permanent  de  l'Église  nationale, a  levé  l'ana- 
thème  lancé  au  concile  île  1667  contre  les  partisans  des 
vieux  rites.  Bien  plus,  le  Saint-Synode  a  déclaré  officiel* 
lement,  en  1886,  que  l'Église  orthodoxe  n'avait  jamais 
condamné  les  anciens  rites  et  les  anciens  textes  qu'autant 
qu'ils  servaient  de  Bymbolc  à  il»--,  interprétations  h 
tiques.  D'après  la  vénérable  assemblée,  ce  que  t'Églû 
combattu  durant  plus  de  deux  siècles,  c'est  uniquement  la 
rébellion  di^s  rasftofaifts,  leur  dés  ibéissance  à  la  hiérarchie 
établie  par  le  Christ.  El  de  l'ait,  en  résistant  aux  injonc- 
tions de  l'épiscopal  et  en  le  taxant  d'hérésie,  les  vimx- 
ermants  niaient,  sans  s'en  rendre  compte,  l'autorité  de 
l'Église,  ou  ils  taisaient  résilier  l'Église,  en  dehors  île  la 
hiérarchie  et  des  autorités  ecclésiastiques,  en  eux-mêmes, 


422  F.A    RUSSIE   ET   LES  RUSSES. 

dans  le  peuple  chrétien,  dépositaire  de  la  tradition1.  S'ils 
ne  le  comprenaient  point,  les  évêques  le  sentaient,  et  c'est 
ce  qui  faisait  pour  eux  la  gravite  et  la  malignité  de  la 
«  vieille  foi  ».  «  Si  nous  vous  brûlons,  si  nous  vous  met- 
tons à  la  torture,  répondait  déjà  aux  premiers  raskolniks 
le  patriarche  Joachim,  ce  n'est  pas  pour  votre  signe  de 
croix,  c'est  pour  votre  révolte  contre  la  Sainte  Église. 
Quant  au  signe  de  croix,  faites-le  comme  il  vous  plaira2.  » 
Dès  la  (în  du  dix-huitième  siècle,  le  gouvernement  et  le 
clergé  s'étaient  autorisés  de  semblables  vues  pour  aplanir 
aux  mslwlniks  le  chemin  du  retour  à  l'Église.  11  semblait 
que  la  permission  de  conserver  les  anciens  livres  et  les 
anciennes  cérémonies  dût  suffire  à  ramener  des  hommes 
qui  s'étaient  révoltés  pour  ne  point  changer  les  formes 
du  culte.  Après  plus  d'un  siècle  de  résistance,  l'au- 
torité ecclésiastique  accorda  aux  vieux-croyants  la  faculté 
de  garder  le  rituel  en  usage  avant  la  réforme  de  Nikone. 
Pur  un  ouka/e  daté  de  1800  et  inspiré  du  métropolite 
Platon,  le  Saint-Synode  consentit  à  l'ordination  de  prêtres 
destinés  à  officier  selon  les  anciens  rites.  Aux  adhérents  de 
celte  nouvelle  Eglise,  ou  mieux  de  cette  ancienne  liturgie, 
mi  donna  le  nom  d'édinovertoy,  c'est-à-dire  unicroya/nts. 
C'était  à  l'aide  d'une  semblable  concession  aux  utraquistes 
que  l'Église  romaine  avait  terminé  la  guerre  des  Hussites. 
Des  pétitions  au  tsar  Alexis  attestent  qu'un  tel  compromis 
eût  satisfait  les  premiers  vieux-croyants  :  an  siècle  plus 

1.  Voyez:  V.  Bolotief    l*toriia  i Boudouohnoil  Teocralii (Agraru,  1887)) 
Préface.  *'.(■  Chtchapol  i  Houtikii  rat/coi  $tofOobriadlche$tva, 

•>.  i > .- 1 1 . i  >     \i.  i  Macaire,  le  métropolite  historien,  tel  aurait  été  le  point  de 

%  m-  iiu  patriarche  Nikone.  s'il  (al  demeuré  sur  le  trône  patriarcal;  il  eût 

i.  mi  adversaires  de  la  réforme  liturgique)  comme  il  l'a  fail  à  l'archi- 

prélre  Néronol    l'autorlaition  de  te  servir  doa  anciens  rites.  Au   lieu  de 

provoque!  le  v>  bisme   Nikone  i  eûl  ainsi  prévenu 

Selon  certains  historiens,  au  contraire,  selon  Chtchapof  comme  selon  Kosto 
m.  m  ,.i. .  esl  le  caractère  el  les  procédés  despotiques  de  Nikone  qui  onl  provoqué 

/•./.  \  en  ci toute  une  école,  l'adalre  des  vieux  livres  fut  moins  la 

|i  ■       pr<  texte  ou  l'occasion  du  schisme.  La  cause  véritable  aurait  été 

ilèvenienl  du  peuple  contre  la  tendance  de  l'épiscopol  à  modifier,  au 

1  Mu  haulcl*  I  dix         ii i  des  laïques  el  de  la  hiérarchie. 


LES   VIEBX-CR0YAN1  423 

tard,  leurs  descendants  ne  s'en  contentaient  plus.  En  reli- 
gion comme  en  politique,  les  concessions  tardiw  -  son! 
souvent  repoussées  avec  dédain  de  ceux  qui  d'abord  les 
imploraient  humblement.  En  iadan1  que  toutes  les 

dissidences  étaient  extérieures,   l'Église  officielle  faisait 
une  erreur  analogue  à  l'erreur  des  vieux-croyants,  ' 
qu'ils  s'étaient  insurgés  conti  lutorite*  au  nom 

rites.  Le  principe  «lu  schisme  n'est  i > 1 1 « -^  toul  entier  dans  le 
cérémonial.  Après  de  longues  années  de  lutte.  Le 
pris  un  espril  propre,   une  individualité,  des  habita 
d'indépendance  et  de  liberté  qui  rendonl  la  réconciliation 
plus  difficile. 

Le  droit  de  conserver  les  anciens  rites  ne  pouvail  ^id'- 
firc  à  vaincre  les  préventions  des  vieux-croyants.  Sous  le 
couvert  d'une  pacification,  ils  redoulaienl  qn'on  ne  leur 
offrît  qu'une  soumission.  Ils  craignaient  que  ;nn- 

verié  le  gouvernement  et  le  Synode  ne  vissent  qu'un 
expédient  transitoire,,  une  sorte  de  parvis  <>u  de  vestibule 
où  les  adversaires  de  Nikone  devaient  faire  un  stage,  avant 
d'aller  bc  perdre  dans  le  temple  de  l'orthodoxie 
En  provoquant  les  dissidents  à  entrer  dans  l  Église  des 
unicroyantSj  le  gouvernement  avait  soin  d'eu  interdire 
l'accès  à  tons  les  fidèles  réputés  orthodoxes;  par  là  il 
repoussait  lui-même  de  Védmoveriê  le  pins  grand  nombre 
des  schismaliques  qu'il  j  voulait  attirer.  Depuis,  il 
vrai,  dans  les  dernières  années  notamment,  l'Etal  s'est 
départi  de  cette  restriction  :  les  Russes  inscrits  comme 
orthodoxes  ont,  dans  certains  cas,  été  aul  recourir 

aux  prêtres  des  édmvoertsy,  l.  -  anciens  rites  n'en 
restent  pas  moins  dans  une  position  inférieure  vis-à-vis 

des  cérémonies  en  usage  depuis  Nikone.  11  y  avait  deux 
manières  d'amener  à  VêdinoverU  le  gros  des  vieux- 
croyants:  la  première,  c'était  de  placer  les  deux  rites  sur 
un  pied  d'égalité,  laissant  les  fidèles  libres  de  choisir  entre 
eux:  la  seconde,  c'était  de  constituer  les  unicrox  anls  «n 
Église  autonome.  On  n'a  t'ait    ni    l'un  ni  l'autre.  Aussi    la 


42<t  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

plupart  des  vieux-ritualistes  ne  veulenl-ils  voir  dans 
Yédinoverié  qu'un  piège;  ils  l'appellent  la  souricière, 
lovouchka. 

Entre  cette  création  des  unicroyants  orthodoxes  et  celle 
des  grecs-unis  de  Pologne  par  la  cour  de  Rome  et  les 
jésuites,  il  y  a  une  ressemblance  qui  n'a  pas  été  remar- 
quée. Les  deux  institutions  étaient  un  moyen  terme 
répondant  à  un  but  analogue  et  excitant  de  semblables 
déliances.  On  dirait  que,  pour  ramener  ses  dissidents,  la 
Russie  a  imité  le  procédé  employé  par  Rome  et  la  Pologne 
pour  se  rattacher  les  sujels  polonais  du  rite  grec.  Sciem- 
ment ou  non,  le  gouvernement  russe  n'a  fait  que  s'appro- 
prier la  tactique  religieuse  qu'il  combattait  de  la  part  de 
Rome  et  des  Polonais.  L'imitation  est  demeurée  incom- 
plète  ;  de  là,  en  partie,  son  peu  de  succès.  A  ses  grecs-unis, 
l'Église  romaine  laissait,  outre  leur  liturgie  et  leur  rituel, 
des  évêques  et  une  hiérarchie  propre.  A  ses  stamvères- 
unis,  l'Eglise  russe  prétend  au  contraire  imposer  des 
prêtres  consacrés  par  ses  propres  évoques  et  relevant 
directement  d'eux.  C'est  là  un  des  motifs  de  l'opposition 
des  vieux -croyants.  Les  évêques  orthodoxes  ont  beau 
consentir  à  les  bénir  selon  l'ancien  rituel,  cela  ne  leur 
suffit  point.  La  plupart  se  refusenl  à  entrer  dans  ce  ber- 
cail officiel,  dont  les  prêtres  ne  célèbrent  les  anciens  rites 
que  par  obéissance,  et  dont  les  évêques  n'ont  pour  les 
cérémonies  vénérées  «le  leurs  ouailles  qu'une  tolérance 
dédaigneuse.  L'épiscopat  (pic  l'Église  nationale  leur  a 
refusé,  les  vieux-ritualistes  ont  ôlé  le  chercher  an  dehors* 

Ainsi  s'explique  comment  le  r<ts/<<ii  a  été  à  peine  entamé 
par  un  compromis  qui  semblait  devoir  clore  le  schisme, 
Quoiqu'ils  Fassent,  chaque  année,  des  recrues  mentionnées 
avec  soin  parles  rapports  du  haut-procureur,  les  vieux- 
croyants  unis  n<  dépassent  guère  UD  mi  II  ion:  et,  parmi  eux, 
beaucoup  ne  semblent  s'être  ralliés  que  pour  la  l'orme  ou 
par  amour  de  la  tranquillité.  En  1880  ils  n'avaient,  dans  tout 
l'empire,  qui  lises,  et  ces  églises  restaient  souvent 


LES  VIEUX-CROYANTS   UNIS. 

vides.   Parmi  cea  édinovertsy  il  y  a  des  indifférents,  des 
«  mondains  »,  qui  fréquentent  peu  la  maison  du  Seigneur. 
D'autres,  après  avoir  extérieurement  adhéré  à  l'union,  con- 
tinuent  à  Be  rendre  en  secret  aux  oratoires  des  dissidents. 
Quelques-uns  retournent  ostensiblement  au  schisme  <-t 
\ oui  chez  leurs  anciens  coreligionnaires  faire  pénitent 
leur  faiblesse.  Il  se  trouve  de  eee  relaps  jusque  parmi  le 
clergé.  Ainsi,  en  1885,  le  I*.  Verkhovsky, curé d'ui 
nnicroyante  de  Ptarsbourg,  abandonnait  sa  paroisse  pour 
se  réfugier  à  la  métropole  de  Bélokrii 
(jni  persistent  dam  l'union  manifestent  d'habitude  plus  de 
sympathie  pour  les  vieux-croyants  schismatiques  que  pour 
ic->  orthodoxes  de  l'autre  rite.  ll>  ne  forment  guère,  en 
réalité,  qu'un  parti  de  plus  parmi  les  popovtay,  La  plupart 
conservenl    leur    fanatique    attachement    pour    l'ancien 
rituel.    La   tolérance   que   témoigne  pour  leurs  us 
l'Église  dominante,  ils  sont  loin  de  la  montrer  pour  les 
siens,  il  ne  l'ait  pas  bon,  dans  leurs  églises,  de  priera  la 
façon  ■  oikonienne  ».  J'ai  entendu  raconter  qu'un  ortho- 
doxe qui,  par  mégarde,  avait,  durant  un  de  leurs  offl 
l'ait  le  signe  de  la  croii  avec  trois  doigta  avait  été  brutale- 
ment jeté  à  la  porte.  Ces  orthodoxes  du  vieux  rite  mettent 
non  moins  .le  scrupule  que  les  dissidenti  rvir 

que  des  anciens  livres  et  de  l'ancienne  notation  musicale 
à  neumes  ou  crochets  kriouki).  Ils  ont,  pour  l'impression 

de  leurs  missels,  une  typographie  à  Moscou.  (Mitre  leurs 

églises,  consacrées  spécialement  pour  eux,  ils  possèdent 
couvents  auxquels  l'union  \aut  l'avantage  d'être  officielle- 
ment reconnus.  Tel  le  stytode  Pokrovakyprès  de  Sémenof. 

Le  principal  obstacle  à  la  pacification  du  schisme,  c' 
peut-être  les  habitudes  de  liberté  des  \  ieUX-CTOJ  anls. 
Accoutumés  ;\  élire  leurs  prêtres,  ils  repoussent  le  pope 
nommé  comme  un  fonctionnaire  et  traite  en  tchinovnik. 
Pour  attirer  les  édinovertsy,  il  a  fallu  leur  reconnaître  le 
droit  de  choisir  ou  de  présenter  leurs  prêtres.  Par  une  de 
ces  transformations  fréquentes  dans  l'histoire  Ai>>  révolu- 


426  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

lions  et  des  hérésies,  le  point  de  départ  initial  du  raskol, 
le  formalisme  ritualiste  des  anciens  vieux-croyants,  a  cessé 
d'être  la  principale  cause  de  la  persistance  du  schisme. 
Dans  sa  lutte  contre  l'orthodoxie  officielle,  le  raskol  a 
trouvé  une  raison  d'être  nouvelle.  Si  la  popovstc/rinc  per- 
siste encore,  c'est  qu'elle  personnifie  la  résistance  populaire 
à  l'ingérence  de  l'État  dans  les  affaires  ecclésiastiques, 
c'est  qu'elle  est  devenue  une  protestation  contre  toute 
dépendance  apparente  ou  réelle  de  la  religion. 

L'Église  dominante,  disait,  sous  Alexandre  II,  une  sup- 
plique manuscrite  en  circulation  parmi  les  vieux-croyants, 
n'est  pas  l'orthodoxie  catholique;  ce  n'est  qu'une  ortho- 
doxie russe,  moscovite,  synodale,  officielle,  qui  a  pour 
chef  l'empereur  et  non  le  Christ  et  laisse  nommer  les 
évoques  par  le  pouvoir  civil;  une  institution  d'Etat,  con- 
sistant dans  le  signe  de  croix  à  trois  doigts  et  autres  pra- 
tiques analogues;  un  ritualisme  grec  {greko-obriadstvo)  ou 
une  foi  ritualiste  (ubriadovvrir)  croyant  à  l'importance 
dogmatique  de  certains  détails  du  rituel,  érigés  en  article 
de  foi1.  N'est-il  pas  curieux  de  voir  ces  vieux-croyanls 
renverser  les  rôles  séculaires  et  accuser  à  la  fois  l'Église 
dominante  de  formalisme  et  de  servilisme? 

Les  vieux-croyants  hiérarchiques  demandent,  à  leur 
manière,  la  séparation  du  temporel  et  du  spirituel.  Ils 
réclament  la  liberté  de  l'Église,  Bans  se  rendre  compte  que, 
par  leur  longue  révolte,  ils  ont  été  les  premiers  à  l'affai- 
blir. Si,  en  la  dépopularisant,  ils  ont  contribué  à  la  mettre 
dans  la  dépendance  du  pouvoir  civil,  ils  l'ont  oublié.  I  ne 
des  choses  qu'ils  reprochent  à  l'orthodoxie  officielle,  c'esl 
l'abandon  de  l'ancienne  constitution  ecclésiastique  ei  la 
suppression  du  patriarcat1,  Quelques-uns  en  réclament  la 

1.  Voy.  loueof  lenty:  Starovéry  i  Doukhovnye  Khri$lîan» 

(iMHl,   p,     ,1 

v   L'abolition  du  patriarcat,  dani  le  deitein  de  subordonner  l'autorité 
i  totale  ■!  i  ftutoi  it'-  'i"  \nika  comme  une 

preuve  que  Pierre  le  Grand  étail  l'Antéchrist,  Vinai  le  Sobranië  ot  Sviatago 
o  Antikhri  i<   Sbornik  prou,  tvéd,  >>  tatk,  i.  II.  p,  3 


LES  VIEUX-CROYANTS  ET  L'ÉGLIî  \T. 

restauration,  sans  se  rendre  compte  qu'une  telle  autorité 

.il  peu  en  harmonie  -ivre  leurs  habitudes  religieu 
avec  leurs  mœurs  à  demi  presbytériens 

On  distingue  chez  eux  deui  tendances  ailleurs  souvent 
séparées:  ils  aspirent  à  rendre  ['Église  indépendante  du 
pouvoir  civil,  mais  ce  n'es!  point  pour  en  remettre  tout  te 
gouvernement  au  clergé,  c'est  plutôt   pour  faire  dans 
l'Église  une  pari  plus  large  h  l'initiative  d<-s  laïques  et  du 
peuple  chrétien.  ESn  maintenant  la  nécessité  'l'un  i 
doce,  les  popovtty  ne  sont,  pas  plus  que  les 
pas  plus  que  les  Russes  orthodoxes,  enclins  à  abdiquer 
dans  les  mains  du  prêtre.  A  cet  égard,  chas  eux  comme 
chez  toutes  les  sectes  russes,  il  n'y  a  aucun  vestige  de 
sacerdotalisme  ou  de  cléricalisme,  et  ce  n'est  pas  là  nn 
drs  traits  les  moins  curieui  du  caractère  moscovite,  i  ne 
Eglise  autonome,  s'administranl  elle-même  sous  le  con- 
trôle des  fidèles,  grâce  à  l'élection  du  clergé,  une  Église 
nationale,  populaire   et    démocratique,  tel   semble 
l'idéal  religieux  tics  vieux-croyants.   Ainsi  envia 
raskol,  sorti  d'ignorantes  querelles  et  nourri  'l'une  . 
scolastique,  devient  européen  et  moderne;  il  représente, 
dans   le  christianisme  oriental,  des  aspirations  qui  ont 
souvent  travaillé  les  Églises  d'Occident.  Devant  de  telles 
tendances,  te  meilleur  moyen  de  préparer  la  réunion 
starovèrt  le  réformer  i  dominante,  c'est  d'en 

accroître  les  libertés  el  d'j  donner  plus  de  part  au  prin- 
cipe de  l'élection,  longtemps  demeuré  dans  les  habitudes 
russes;  c'esl  de  relever  moralement  et  matériellement  le 
clergé  orthodoxe,  car,  en  Russie  comme  partout,  pour  les 
vieux- ritualisles  comme  pour  les  ttrigobùki  du  quator- 
zième siècle,  les  faiblesses  du  prêtre  n'ont  pas  été  la 
moindre  cause  des  hérési 


CHAPITRE  VI 


Organisation  el  doctrines  des  sans-prêtrea  (Betpopovtsy).  Comment  il  leur 
esl  plus  difficile  de  se  constituer  en  L'glisc.  Leur  fractionnement  en  nom- 
breuses sectes.  Les  principales:  Pomortsy,  Théodosiens.  —  Questions 
débattues  entre  elles.  Los  Fanatiques  et  les  politiques.  De  la  soumission  a 
l'État.  La  prière  pour  l'empereur.  —  Le  mariage  et  la  famille.  Toute  union 
des  sexes  est  i 11  ici to.  Théorie  et  pratique  du  célibat.  L'union  libre.  (Jom- 
ment  la  plupart  des  sans-prétres  ont  dû  s'écarter  de  leur  point  de  vue 
primitif.  —  Sectaires  qui  persistent  à  s'y  tenir  :  Errants  ou  StrannikÀ. 
Le  vagabondage  érigé  en  devoir  religieux.  Deux  degrés  dans  la  secte  :  les 
pèlerins  et  les  hébergeurs.  —  Autres  sectes  extrêmes.  Mue!*,  .Meurs. 
Non~priatU8.  Quel   est  le  dernier  terme  du  rashol. 


Pour  la  seconde  branche  du  raskol,  pour  les  bezpopovtsy, 
il  élait  plus  difficile  de  se  constituer  en  Église.  Le  prin- 
cipe fondamental  de  la  secte,  l'abrogation  du  sacerdoce, 
exposait  les  sans-prétres  à  tomber  en  dehors  des  limites 
dogmatiques  de  l'orthodoxie,  en  même  temps  qu'il  privait 
leurs  communautés  du  plus  puissant  des  liens  ecclésias- 
tiques. Chez  eux,  plus  de  digue  aux  débordements  de  la 
fantaisie  individuelle,  plus  de  barrières  aux  innovations; 
l'esprit  de  division  el  d'hérésie  peut  librement  se  donner 
carrière.  Ce  sont  des  sectes  de  sectes,  ou,  comme  disait 
Bossuel  des  protestants,  ce  son!  •  des  morceaux  rompus 
d'un  morceau  ».  Pour  le  iiisLoi,  comme  pour  la  Réforme, 
on  se  tromperait  es  regardant  ce  fractionnement  comme 
«iit  Bymptome  de  dépérissement.  Les  doctrines  semblables 
sont,  par  leur  point  de  départ,  vouées  au  changement 
perpétuel.  Mlles  sont  en  quelque  Borte  Instables,  Inca- 
pables d'immobilité,  Incapables  d'unité.  Le  jour  où  elles 
cessent  de  varier  et  de  se  diviser  esl  le  jour  où  com- 
mence leur  réelle  décadence. 


LES  BEZPOPOVTSY  OU  SANS-PRÊTRES. 

Ne  reconnaissant  plus  d'ordinatlOD,  !  .  *  » 1 1 L 

d'autres  ministres  du  culte  que  di  -  des  lecteurs 

sans  caractère  sacerdotal.  Lire  et  expliquer  l'Écriture, 
baptiser  et  parfois  confesser  sont  leurs  principales  attri- 
butions. Chez  quelques  communautés,  ces  fonctions  peu- 
vent être  confiées  à  d<  b  femmi  - 
sont  tantôt  fort  ignorants,  tantôt  fort  rers<  -  dans  la  litté- 
rature Bacrée.  il  n'est  pas  rare  d'eu  rencontrer  de  supé- 
rieurs aux  prêtres  orthodoxes;  d'ordinaire,  ils  ont  pin» 
d'autorité  sur  leurs  adeptes  que  n'en  possèdent  sur  les 
leurs  les  popes  des  popovtêy. 

Chez  les  Bans-prêtres,  la  simplicité  presbytérienne  du 
rice  divin  n'implique  point  l<"  rejet  de  tout  culte  exté 
rieur.  Loin  de  là.  en  s'émancipent  du  clergé,  la  plupart  de 
leurs  communautés  ont  conservé  toi  pratiques  de 

la  dévotion  russe,  la  révérence  superstitieuse  des  ima 
ou  des  reliques,  l'observation  scrupuleuse  des  jeûnes,  tout 
le  formalisme  méticuleui  d'où  est  sorti  le  raskol.  Comme 
les  popovtey,  les  Bans-prêtres  ont  gardé  h  de  eroii 

cent  fois  répétés, et  les po&fony,  les  salutsou  inclinations 
de  corps  devant  les  ima  les  battements  de  Iront 

contre  la  terre.  Celte  sorte  de  gymnastique  religieuse  tient 
parfois  chei  eux  une  place  d'autant  plus  large  que  leur 
culte,  dénué  de  prêtres,  est  plus  vide  de  cérémonies.  Pour 
la  purification  des  mets  achetés  au  marché,  tel 
ordonne  cent  de  ces  inclinations  de  corps  ou  poklone$t  pour 
un  enterrement  deux  cents,  pour  un  néophyte  deux  mille 

par  jour,  pendant  bU  semais  adjonction  de  vingt 

prosternations  par  chaque  centaine,  Plus  encore  que  les 

popovlsy,  ces  hommes,  qui  ont  rejeté  tout  clergé,  ont 
gardé  une  horreur  religieuse  pour  le  tabac  ou  pour  le 
sucre,  une  superstitieuse  répugnance  pour  certains  mets, 

pour  le  lièvre  par  exemple.  Au  lieu  de  toujours  s'épurer, 
le  culte,  ehe/.  nombre  de  beipopovUy,  semble  s'être  dédom- 
magé de  la  privation  des  mystères  les  plus  sacrés  de  la  toi 
nationale  en  s'altachant  d'autant  plus  aux  mesquines  pra- 


430  LA  RUSSIE  ET  LES  ROSSES. 

liques  de  la  dévotion  populaire,  se  matérialisant  ainsi  par 
les  causes  qui  semblaient  devoir  le  spiritualiser. 

Aujourd'hui  que  le  raskol  tend  à  sortir  de  son  cadre 
séculaire,  les  sans-prêtres  que  ne  retient  aucune  barrière 
hiérarchique,  sont  emportés  par  leur  négation  de  l'autorité 
vers  le  rationalisme.  C'est  là  un  phénomène  tout  récent. 
Longtemps  les  bezpopovtsy  ont  rivalisé  avec  leurs  frères 
ennemis,'les  j>opovlsy,de  fidélité  aux  rites  et  à  la  tradition, 
s'ingéniant  à  n'en  rien  omettre  en  dépit  de  leur  manque 
de  clergé.  Dans  l'histoire  de  leurs  variations,  les  querelles 
sur  le  rituel  et  les  formes  du  culte  ont  tenu  une  large 
place.  Un  exemple  des  questions  qui  les  ont  longtemps 
passionnés,  c'est  «  le  titre  de  la  croix  »,  les  lettres  inscrites 
sur  la  tète  du  divin  Crucifié.  L'une  de  leurs  sectes  en  reçut 
le  nom  de  Tillovtsy.  Un  parti  repoussait  les  quatre  lettres 
slaves  correspondant  à  TINRI  de  nos  crucifix  latins.  Ce 
litre  de  Jésus  de  Nazareth,  roi  des  Juifs,  donné  au  Christ 
par  les  soldats  romains,  lui  paraissait  une  dérision  sacri- 
lège, à  laquelle  il  refusait  de  s'associer  même  en  appa- 
rence, remplaçant  l'inscription  évangélique  par  les  sigles 
grecs  du  nom  de  Jésus-Christ:  ICXC.  Après  cela,  com 
nient  s'étonner  que  l'unique  sacrement  conservé  par  eux, 
le  baptême,  ait  été,  chez  les  sans-prèlrcs,  l'origine 
de  longues  querelles  et  de  nombreuses  divisions?  Les  uns 
l'administraient  selon  le.  rite  orthodoxe,  moins  l'onction 
du  saint  chrême  qu'ils  ne  pouvaient  plus  consacrer; 
d'autres  rebaptisaient  les  adultes,  la  nuit,  dans  les  ri- 
vière-.; quelques-uns,  à  la  recherche  du  pur  baptême,  se 
baptisaient  de  leurs  propres  mains.  Quanl  aux  autres 
Bacrements,  ils  les  oui  abandonnés  faute  de  sacerdoce,  ou 

ils  n'en  ont  gardé  qu'un  simulacre.  Ces!  ainsi  que  certains 

Philippovlêy  se  confessaienl  à  une  image,  en  présence  de 

leur  ancien  [itarik  .  qui  leur  disajl  au  lieu  d'absolution  : 

Puissent  tes  péchés  l'être  pardonnes!  ■•  Chez  d'autres 

prêtres,  le  confesseur,  un  homme  ou   une  femme, 

n'es!  plus  qu'un  conseiller* 


I.KS  SANS-PRETRES.  431 

Ce  n'est  pas  seulement  par  son  attachement  aux  dehors 
du  culte  ou  ses  raffinements  sur  lé  rituel  que  la  gauche 
du  raskol&élé  longtemps  non  moin!  inti- 

libérale  que  le  parti  opposé,  c'<  il   plus  encore  pai 
manière  d'entendre  le  règne  de  Satan,  par  -  -  vues  sur 
l'État,  sur  la  société,  sur  le  mariage,  sor  la  vie  si 
rai.  C'esl  parmi  ceafr  fque  le  fanatisme  l'est  mon- 

tré le  plus  intransigeant  Sans  aller  jusqu'ani  foreenés 
(jui  se  brûlaient  eux-mêmes  pour  échapper  a  la  domi- 
nation de  l'Antéchrist,  les  principales 
povstchine  onl  longtemps  professa  une  craint 
laminer  tout  orientale.  Ils  considéraient  loul  conl 
un  homme  étranger  à  leur  doctrine,  avec  les    nilconû 
surtout,  comme  un.'  souillure.  U  -   th<  ater- 

disaient  «le  boire  eu  de  manger  avec  les  profanes,  ou, 
comme  ils  disaient,  avec  les  Juifs  jidovekiié  .  Un  do  repro- 
ches qu'ils  adressaient  à  une  secte  voisine,  les  rtty, 
c'était  d'aller  aui  mêmes  bains  si  de  boire  dans  le  même 
verre  que  les  autres  bomm<            quarante-cio 
posées  par  leurs  docteurs  ■  au  concile  de  Vetka    .  en  1751, 
ce  que  l*on   pourrait  appeler  leurs  commandement! 
l'Église,  n'ont  pour  la  plupart  d'autre  objet  que  de 
hiber  tout  contact  impur,  ils  y  apportaient  un  cèle  ju- 
dalque,  mêlant,  connue  certains  chapitres  do  Deutéronome 
ou  du  Lévitique,  les  prescriptions  morales  les  plus  él<  • 
aux  observances  les  plus  minutieuses.  Une  d  9  du 
code  théodosien  enjoint  de  ne   consommer  les  'Ici 
achetées  au  marché  qu'après  le-  avoir  purifiées  au  moyen 
de  certaines  formules.  Une  autre  interdit  rentrée  de  leurs 
oratoires  aux  hommes  vêtus  d'une  chemise  rouge.  Voilà 
ce   ([n'étaient,    à    une    époque    encore    peu    éloig 
radicaux  du  BChisme  parmi  lesquels  s'infiltre  aujourd'hui 
le  rationalisme. 

S'ils  repoussent  les  prêtres,  la  plupart  des  bespopovlsy 
ont  consené  des  moines.  Ils  ont  des  sfcyi 
pour  l'un  et   l'autre  sexe.  Chez  les  sans-prêtres,  comme 


432  LA   RUSSIE  ET  LES   RUSSES. 

chez  les  vieux-croyants  hiérarchiques,  ces  skytes  ont  été 
les  principaux  foyers,  les  principaux  centres  d'organisation 
du  raskol.  Beaucoup  des  sectes  de  la  bezpopovstchine  en 
ont  tiré  leurs  doctrines  et  leur  nom.  C'est  au  nord-ouest, 
dans  la  région  de  l'Onega,  dans  ces  contrées  presque  po- 
laires, si  bien  préparées  pour  le  schisme  par  leur  isole- 
ment, que  se  constitua,  vers  la  fin  du  dix-septième  siècle, 
la  première  grande  communauté  de  sans-prètres,  celle 
qu'on  pourrait  regarder  comme  la  mère  des  autres.  Au- 
tour de  quelques  ermitages,  bâtis  sur  les  bords  du  Vyg, 
se  groupèrent  de  nombreux  dissidents  avec  leurs  femmes 
et  leurs  enfants.  Ainsi  surgit,  au  fond  des  forets,  une  sorte 
de  république  théocratique,  qui  trouva  dans  une  des  lu- 
mières du  schisme,  André  Denissof,  un  intelligent  légis- 
lateur1. Pierre  le  Grand  avait,  dans  un  de  ses  voyages, 
été  frappé  de  la  vie  industrieuse  de  ce  libre  mir  de  rtxskol* 
ni/»;  ce  grand  adversaire  du  schisme  fut  le  premier  à  leur 
accorder  certains  privilèges.  Les  doctrines  des  skytes  du 
Vyg  pénétrèrent  dans  tout  le  Pomorié,  la  contrée  qui 
s'étend  entre  les  grands  lacs  et  la  mer  Blanche.  Les 
adeptes  de  celte  communauté  en  reçurent  le  nom  de 
pomorUy  ou  riverains  de  la  mer.  Parmi  les  nombreuses 
sociétés  filles  ou  rivales  des  riverains,  il  en  est  une  qui'  la 
richesse  de  ses  membres  et  la  rigidité  de  ses  doctrines  ont 
liui  par  placer  à  la  trie  des  sans-prèlres •  ce  sont  les  Ihéo- 
dosiens    féd08éievtey  ,  ainsi   nommés   d'un  saerislain  (dta- 

ichok  morl  en  prison  au  commencement  du  dix-huitième 

siècle,    Au    lieu    d'une   Église    Centralisée   et  unitaire,   la 

betpopovstchme  forma  une  sorte  de  confédération  ayant  à 

Sa  lôte  celle  puissante  c.uiiiiiiliiauté  lliéodosienne. 

Ce  sont  les  théodosiens,  alors  dirigés  par  tovyline,  un 
de  ces  marchands  russes  unissanl  ;ï  un  merveilleux  degré 

i.  i  .  i  \n,ii.   DraiMof  al  ton  Mre  Simon  aussi  l'un  dei  chef*  du  sebismo, 

,iii\.  1 1  .1.-  ii. mil-  u. i,--. m.  i  il  appelaient  de  leur 
non  l'iih'i--  \i\i  ii.-i-u.  1..-1  i.i  une  oxcepUon  qui  ne  m  rencontre  qu'au 
pre i  âge  'lu  fcukoi 


LES    BAN8-PRÉT1  43* 

le  sens  pratique  au  fanatisme,  <iui  donnèrent  aux  sans- 
prêtres  leur  centre  matériel  et  moral,   le  eimetière  de 
Préobrajenski.  Fondé  sous  Catherine  II,  Ion  de  la  peste  de 
Moscou,  un  peu  avant  Bogojski,  L'établissement  rival  des 
popovtey,  Préobrajenski,  rm  plus  poissant  encore  que  ce 
dernier.  Kovyline  obtint  que  l'hôpital.  Joint  an  cimeti 
lïit  bous  trait  à  tonte  surveillance  des  autorités  eccléi 
tiques,  et  que  le  culte  y  lût  célébré  selon  les  rites  ds  la 
secte.   La  société  fondatrice  eut  le   droit  de  choisir  dani 
son  sein  les  administratenri  de  l'établissement,  si  eeux-d 
n'eurent  de  compte  à  rendre  qu'aux  fondateurs,  kvec  les 
doctrines  parfoii  antisociales  de  la  fospopoveteft 
brajenski  devait,  dans  son  existence  séculaire,  donner  li 
plus  de  soupçons,  à  plus  d'accueaUons  encore  que  Bogojski. 
Le  cimetière  tbéodosien  fut  dénoncé  connue  au  repaire  de 
voleurs,  une  fabrique  de  taux  billets  de  banque,  un  asile 
de  débauches,  il  se  peut  que,  sous  le  voile  de  la  charité,  les 
austères  fédoêéUvt*y  aient  caché  pins  d'une  Grande  et  que 
le  masque  de  l'ascétisme  ait  parfois  déguisé  le  libertin 

Pour  avoir  régné  cent  ans  sur  le  raskol,  dans  une  période 
de  l'histoire  OÙ  tonte-,  les  institutions  ont  en  une  si  courte 
existence,  il  n'en  a  pas  moins  fallu  à  Préobrajenski, 
connue  à  Rogojski,  de  grandes  qualités,  roin  odes 

vertus.  Si  leurs  chefs  avaient  été  étrangers  au  sentiment  du 
devoir,  si,  en  dépit  OU  plutôt  en  raison  de  leur  fanatisme, 
ils  n'eussent  obéi  à  une  conviction  profonde,  les  deui 
puissants  cimetières  lussent  bien  vite  redevenus  de  silen- 
eieuses  demeures  des  morts.  11  est  difficile  de  ne  point 
ressentir  d'involontaire  admiration  pour  ces  marchands 
moscovites,  gouvernant  sans  contrainte  une  libre  société 
dans  un  État  autocratique,  maniant  sans  contrôle  un  tré- 
sor immense  pour  le  temps,  un  trésor  qui  s'éleva,  dit-on, 
à  une  douzaine  de  millions  de  roubles.  Préobrajenski  a, 
comme  Rogojski,  été  envahi  par  la  police  et  le  clergé  de 
l'Etat.  Le  cimetière  théodosien  a  été  mutilé  sous  Nicolas 
On  laissa  aux  raskolniks  leur  hospice,  on  leur  prit  leur 
m.  *28 


434  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

église.  Le  célèbre  métropolite  de  Moscou,  Philarète,  puri- 
fia la  cathédrale  du  schisme.  Les  sans-prêtres  de  l'hôpital 
durent  entendre  résonner,  dans  l'église  de  leurs  pères, 
le  chant  des  popes  uaicroyants  nommés  par  le  Saint-Synode. 

Les  doctrines  de  ces  sans-prêtres  leur  laissaient-elles 
des  droits  à  la  tolérance  moderne?  Chez  les  bezpopovtsy,  la 
réconciliation  avec  la  raison,  avec  la  civilisation,  était  assu- 
rément moins  aisée  que  chez  les  vieux-croyants  hiérar- 
chiques. Des  deux  principes  fondamentaux  de  la  gauche 
du  schisme,  l'un,  le  rejet  du  sacerdoce  et  des  sacrements, 
la  conduisait,  quant  au  mariage,  à  des  conséquences  immo- 
rales; l'autre,  la  croyance  au  règne  de  l'Antéchrist,  l'ame- 
nait à  des  conclusions  révolutionnaires,  anarchiques. 
C'est  sur  l'interprétation  ou  l'application  de  ce  double 
point  de  la  doctrine,  que  se  sont  divisés  les  riverain*  de 
la  mer,  les  théodosiens,  les  philippovtsy  ;  et  c'est  de  leur 
manière  d'entendre  l'un  et  l'autre  dogme,  de  leur  ensei- 
gnement sur  le  mariage  et  la  famille  d'un  côté,  sur  la 
nature  et  les  droits  du  pouvoir  civil  de  l'autre,  que  doit 
dépendre  l'attitude  de  l'État  vis-a-vis  des  bezpopovtsy. 

Quelle  peut  être  la  soumission  au  souverain,  ou  l'obéis- 
sance aux  lois,  d'hérétiques  qui  prêchent  que,  depuis  le 
patriarche  Xikone  et  le  tsar  Alexis,  ia  Hussie  est  tombée 
BOUS  le  règne  de  Satan?  Qu'attendre  de  pareils  hommes, 
si  ce  n'est  révolte  ouverte  ou  rébellion  latente?  Ainsi  des 
sectes  extrêmes,  des  phiUppovtty  qui  ne  reconnaissaient 
d'autre  Isar  que  le  toar  du  ciel,  d'autre  puissance  que  la 
hiérarchie  angéliqueyel  qui  se  brûlaient  \ifs  pour  échapper 
aux  serviteurs  de  Satan;  ainsi  desstranniki,  des  errants,  qui, 
pour  n'avoir  pas  de  communication  avec  le  gouvernement 

de  l'Antéchrist,  rompent  aujourd'hui  encore  tous  les  liens 

civils.  Ces  forcenés  ont  pour  eui  la  logique  du  raskoly 

dans  les  religions  le  triomphe  de  la  logique  n'est  pas 

éternel.  \  l'ère  des  fanatiques  et  des  extravagants  buc- 

i  •  des  politiques  et  des  modérés,  aux   dogmes 


LES  8AN8-P]  ET  L'ÉTAT.  435 

absolus  les  compromis  qui  corrigent,  les  interprétations 
qui  mitigent.  Il  en  a  été  ainsi  chez  les  Bans-prêtres.  La 
trompette  de  l'archange  tardant  à  sonner,  lejnge  su]  ! 

pressant  p;is  de  d(  scendre  sur  les  nuées,  il  s  bien 
fallu  s'accommoder  s  ce  monde  de  perdition.  Comme  aa 
Occident  après  l'an  mil!»'.  <<n  s'est  n  mis  k  eivre  sn  cherchant 
un  nouveau  sens  à  l'Apocalypse  si  aux  docteurs,  Petil 
aujourd'hui  est  !»•  nombre  des  rc  irdenl  le 

souverain  comme    l'im  aruation   ou    le    vicair  dan. 

uns  expliquent  le  règne  de  l'Antéchrist  d'une  i 
spirituelle,  les  autres  attendent  qu'il  se  manifeste  d'une 
manière  sensible,  et  les  uns  et  les  autn  ml  tran- 

quillement aux  lois,  >ans  se  préoccuper  de  leur 
i      nommes  qui  disent  le  terre  toml  l'empin 

l'enfer  Boni  Bouvent  d'aussi  l'on-  citoyens,  d'au 
sujets,  que  leurs  compatriotes  qui  en  spirer  sous  le 

sceptre  paternel  de  Dieu. 

lu  grand  nombre  de  r^ofatte  professant  plus  ou  m 
ouvertement  des  maximes  de  rébellion,  le  gouvernement 
impérial,  lorsqu'il  s.>  relâcha  d  gueurs  contre  le 

schisme,  fut  naturellement  conduit  à  exiger  de  tout. 
communautés  dissidentes  un  signe  extérieur  de  soumis* 
sion.  Celte  marque  d'allégeance,  c'i  bI  au  teux 

qu'il  la  demanda,  comme  pour  se  mieux  assurer  qui 

doctrines  de  la  Becte  n'avaient  rien  de  séditieux.  Des  rietlX- 

çroyants,  comme  de  l'Église  officielle,  furent  réclan 
des  prières  pour  le  souverain;  ou,  mieux,  l'omission  de 
cette  partie  de  la  liturgie,  par  les  défenseurs  scrupuleux 
des  traditions  liturgiques,  fut  regardée  comme  un 
d'insubordination.  L'absence  des  prières  pour  le  souverain 
devait  d'autant  plus  choquer  l'oreille  russe  que,  dans  les 
offices  de  l'Église,  elles  tiennent  une  place  proéminente. 
Ce  n'est  pas  un  simple  Domine  tahum  fac  regem  ou  impe- 
ratorem,  c'est  une  longue  litanie  où  les  membres  de  la 
famille  impériale  sont  désignés  un  à  un,  et  que  la  belle 
voix  de   basse  des    diacres  récite    avec    une    particulière 


436  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

solennité.  C'est  moins  le  chef  civil  de  l'État  que  le  protec- 
teur de  l'Église,  le  défenseur  de  l'orthodoxie,  qui  semble 
mentionné  dans  les  ekténies  de  la  liturgie  russe.  Or  les 
formules  byzantines  de  très  pieux,  très  fidèle  empereur,  de 
souverain  ortJiodoxe,  les  dissidents  se  refusaient  à  les  em- 
ployer pour  un  prince  à  leurs  yeux  tombé  dans  l'er- 
reur. 

Celte  question  de  la  prière  pour  l'empereur  fut,  au 
dix-huitième  siècle,  une  des  principales  causes  du  schisme 
des  pomorlsy  et  des  théodosiens.  Les  premiers,  ayant 
appris  que  l'impératrice  Anne  envoyait  inspecter  leurs 
colonies  du  Vyg,  s'étaient  décidés  à  improviser  une  litur- 
gie pour  le  souverain;  les  théodosiens  leur  reprochèrent 
cette  concession  comme  une  apostasie.  Les  pomortsy 
avaient  cependant,  eux  aussi,  leurs  scrupules;  ils  consen- 
taient à  prier  pour  le  tsar,  non  pour  l'empereur,  ce  der- 
nier titre  étant,  selon  la  plupart  des  raskolniks,  un  des 
noms  sous  lesquels  se  masque  l'Antéchrist.  Si  beaucoup 
de  raskolniks,  de  popovtsy  même  s'obstinent  à  ne  pas  prier 
pour  le  souverain,  disant  que  demander  à  Dieu,  conformé- 
ment au  rituel,  la  victoire  de  l'autorité  sur  ses  adversaires, 
c'est  demander  la  ruine  de  la  vieille  foi,  la  plupart  des 
Bans-prêtres  ne  se  refusent  pas  adonner  au  pouvoir  d'au- 
tres marques  de  soumission.  Les  rigides  théodosiens  se 
sont  eux-mêmes,  à  cel  égard,  singulièrement  relâchés  de 
leur  Sévérité  première.  Dans  les  communautés  les  plus 
opiniâtres  de  celte  extrême  gauche  <lu  schisme,  la  raison 
.■I  l'esprit  de  conciliation  ont  Uni  par  peu  cirer.  On  a  vu 
les  ihrodosiens  de  Préobrajenski,  comme  les  vieux- 
croyant  de  lingojski,  envoyor  à  l'empereur  Alexandre  11 
des  adresses  de  fidélité  et  à  ses  enfants  tics  présents  de 
noces.  Cesl  à  la  tolérance  publique  de  faire  le  rcsie,  et 
dans  la  oe*pQpovttcMnet  comme  dana  la  popov8tch%nef  les 
ennemis,  étrangère  ou  Intérieurs,  du  gouvernemenl  russe 
ne  trouveront  pas  plus  d'encouragement  que  n'en  trouverait 
un  ennemi  de  la  France  parmi  les  protestants  français. 


LES  8AN8-PRÊTRES  ;    LE    MARIAGE    ET  L'AMODR.     437 

Entre  les  sans-prêtres  et  l'État,  ou.  mieux,  entre  les  sans- 
prôtres  et  la  société,  reste  la  question  «lu  mariage,  de  la 
famille.  Pour  la  betpopovBtchine,  qui  proclame  la  perte  du 
sacerdoce,  le  mariage  lacramentel  n'existe  plue,  C'est  là 
le  point  de  vue  commun  de  toutes  (efl  liions. 

là,  en  môme  temps,  la  principal  objet  de  leurs  diai 

La  disparition  du  sacrement  entrain.-  t-«'ll<-  la  BUppfeaaJon 

absolue  du  mariage,  fait-elle  du  célibat  une  obligation 

universelle,  ou  la  miséricorde  divine  <-t  l'intérêt  de  la 
société  autorisent-ils  à  suppléer  au  laerement  parduf  Sur 
ce  problème  capital,  tous  1rs  points  de  vue  ont  trouvé  des 
partisans. 

Les  plua  modérés  ont  conservé  «ai  restauré  l'union 
conjugale  Le  mariage,  disent-ils,  n'est  pas  seulement  un 

sacrement,  c'est   aussi   une   union  civile,  ire    à   la 

société  pour  la  propagation  de  I  I  indispensable  à 

la  faiblesse  de  la  chair  pour  éviter  la  débauche  '.  Ne  pou- 
vant faire  consacrer  leurs  noces  par  un  prêtre,  ils  se  con- 
tentent de  la  bénédiction  des  parents  ou  du  baisement 

de  la  croix  et  de  l'Évangile,  en  présence  de  la  familli 
qui,  pour  les  Eusses,  •  -t  la  tonne  la  plus  solennelle  du 
serment.   Selon  d'autres,   comme  certains  pomortay,  le 

sacrement  étant  abrogé,   toute   l'essence  du    mai 

dans  le  consentement  mutuel  des  deux  époux,  et  la  vie 

conjugale  n'est  légitime  qu'autant  que  dure  nte- 

ment.  L'amour,  disent  quelques-un>.  est  de  nature  divine; 
C'esl  à  l'union  des  rieurs  de  décider  de  l'union  des  exis- 
tences. On  est  surpris  de  retrouver  ches  de  rustiques 
sectaires  les  théories  les  plus  raffinées  de  tel  de  nos 
romanciers  sur  le  droit  di\in  de  l'amour  et  l'assujettis- 
sement du  mariage  au  sentiment.  Nombre  de  ces  mou- 
jiks ont.  mis  en  pratique  dans  leurs  humbles  izbas  la 
troublante  utopie  du  Jacques  de  (J.  Saod.  Maintes  babas 
villageoises  ont,  connue  l'iléloise  d'Abailard,  écarté  le  titre 

1.  K.  Naiii-jdine.  Spory  betpopovtoef...  a  braké,  VUdiatr  1877.  Cf.  J.  Nilsk 
Semeinaïa  Jim  u  rousskom  raskolé. 


438  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

d'épouse,  trouvant  plus  de  douceur  à  ne  rien  devoir  qu'à 
l'amour. 

Ce  que  repoussent,  sous  le  nom  d'union  conjugale,  la 
plupart  des  bezbratchniki  (sans-mariage),  c'est  l'union  in- 
dissoluble. Sous  de  spécieux  prétextes  théologiques,  beau- 
coup aiment  à  secouer  le  joug  de  ce  qui  ne  leur  paraît 
qu'une  convention  sociale.  De  même  que  plus  d'un  soi- 
disant  philosophe,  ces  marchands  ou  ces  paysans  semblent 
considérer  l'antique  mariage  chrétien  comme  une  institu- 
tion surannée.  A  ce  contrat  tyrannique,  dont  ni  l'homme  ni 
la  femme  ne  peuvent  se  dégager  à  volonté,  ils  s'ingénient 
à  substituer  un  mode  d'union  plus  conforme  aux  exigences 
de  la  nature  humaine.  Aussi  ces  ignorants  «  sans-mariage  » 
[bezbratchniki),  qui  semblent  dupes  de  l'esprit  de  super- 
stition, il  se  trouve  de  leurs  compatriotes,  affranchis  de 
toute  foi  traditionnelle,  pour  les  prôner  comme  des  précur- 
seurs de  l'avenir  et  des  pionniers  du  progrès  social.  Parmi 
les  femmes  du  monde,  j'en  ai  rencontré  qui  avaient  l'air 
d'envier  à  leurs  sœurs  du  peuple  l'honneur  de  cette  noble 
initiative.  Avec  l'engouement  de  ses  pareils  pour  les  «  idées 
avancées  »,  plus  d'un  Russe  cultivé  est  porté  à  louer  ces  ra- 
dicaux du  schisme  de  ne  point  vouloir  aliéner  leur  liberté, 
de  remplacer  les  lourdes  chaînes  de  l'union  conjugale  par 
<i<s  Liens  moins  pesants  à  l'humaine  faiblesse.  On  leur  esl 
reconnaissant  de  mettre  eu  pratique  l'égalité  des  sexes  el 
l'émancipation  de  la  femme,  ainsi  soustraite  au  servage 
domestique;  on  les  admire,  pour  un  peu  l'on  en  serait  lier. 
ne  seraienl  pas  vos  paysans  normands  ou  bourguignons 
qui  oseraient  pareille  hardiesse  .  me  disait  un  étudiant  <ie 
Moscou.  !-<•  l'ail  esi  qu'aux  deux  extrémités  de  la  pensée  russe, 
le  vieux-croyant  bcxbratchnik  et  le  novateur  révolutionnaire 
professent  sur  le  mariage  des  principes  analogues;  et  le 
plus  radical  en  pratique  n'est  pas  toujours  !<*  plus  négatif 
eu  théorie.  Tels  de  ces  sans-prêtres,  Instruits  dans  les  vieux 
livres,  onl  réalisé  d'avance  l'idéal  présenté  à  la  jeunesse 
par  les  ■  nommes  d'avenir    < i . 1 1 1 ->  Qttt  foi /•'■:'  de  Tcherny- 


LES  8ANS-PRBTR]  MON   LIBRE. 

chevsky.  Plusieurs  de  ces  partisane  de  l'ancien  signe  de 
croix  poussent  l'esprit  de  progrès  jusqu'à  attribuer  les  en* 
fants  à  la  communauté,  el  à  les  Caire  élev<  dans 

des  asiles  spéciaux. 

L'union  libre,  tel  esl  le  terme  auquel  aboulissenl  la  plu- 
pari  des    sans-mari  luvert  de  préventions 
religieuses,  il  se  fait,  au  fond  de  ce  peuple,  une  singulière 
expérience.  Dana  le-  villages  où  la  coutume  régil  les  par- 
tages de  succession,  <>ù  le  mir  distribue  h  son  gré  la  '• 
entre  ses  membres,  les    sans-mai  uvent  éluder  une 
des  difficultés  inhérentes  à  ce  mode  d'union,  celle  qui  tient 
à  l'illégitimité  des  enfants.  Chez  le  moujik  <»ii  l'homme  ne 
peul  \  i\  re  sans  la  femme,  où  tons  deui  se  complètent  pour 
former  une  unité  économique,  le  rejet   du   mariage  ne 
détruit  point  nécessairement  la  famille.  Elle  peut  subsi 
encore,  bien  que  d'une  manière  précaire.  Ces  unions  i 
cables  qui  ne  reposent  que  sur  la  libre  volonté  des  conjoints, 
les     sans-mariage     les  entourent  parfois  de  formes  qui 
en  rehaussent    la  dignité  et   tour   donnent  une  certaine 
garantie;  ainsi  du  consentement  des  parents  h  de  la  pu- 
blicité, Il  est  des  régions  <>n,  pour  faire  part  de  leur  entrée 
en  mena              >uples  <|ni  ont  résolu  d'associer  leur  \ 
promènent  ensemble  dans  les  foires  et  les  marcb< 
tenant  par  la  main  ou  par  un  mouchoir,  comme  pour  dire 
à  chacun  :     Voua  voyez,  nous  sommes  unis  ».  Parfois  il  est 
aussi  des  formes  d'usage  pour  la  rupture  »>n  le  divorce.  On 
pare  en  présence  des  parents  el  des  amis,  en  se  taisant 
ton.'  révérences  à  la  rue                        b  qu'un  caj 
peut  rompre  sont,  paraît-il,  souvent  durables  et  paisU 
comme  si  des  époux  libres  d              urer  montraient  l'un 

pour  l'antre  d'autant  plus  de  douceur  el  d'attachement,  on 
comme  si  un  lien  qui  peut  toujours  être  dénoué  restait 
d'autant  moins  tendu.  Il  se  peut  que  la  simplicité  des 
mœurs  et  le  sérieux  des  convictions  mitigent  ce  qu'il 
de  taux  et  de  malsain  dans  de  pareilles  situations.  Sous 
tous  ces  beaux  dehors  et  ces  poétiques  formules,  l'union 


440  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

libre,  l'amour  libre,  chez  les  sectes  russes,  comme  chez 
les  prétendus  réformateurs  de  l'Occident,  n'en  garde  pas 
moins  un  vice  ineffaçable.  Au  fond,  ce  n'est  toujours  qu'un 
concubinage,  avec  les  illusions  et  les  déceptions,  avec  les 
souffrances  et  les  déchirements  des  liaisons  mal  assurées. 
Sentant  eux-mêmes  la  fragilité  du  nœud  qui  les  unit,  les 
sectaires  désireux  de  faire  légaliser  leur  union  vont  par- 
fois, sous  l'impulsion  de  leurs  femmes,  se  faire  marier 
par  le  pope  dont  ils  nient  les  pouvoirs,  sauf  à  se  sou- 
mettre à  des  pénitences  de  la  part  de  leur  communauté. 

Chez  quelques  sectes  on  a  vu  tous  les  abus  et  les 
scandales  des  pays  où  le  divorce  est  facile  ;  on  a  vu  les 
époux  d'un  jour  s'unir  sans  sérieux  et  se  séparer  sans  gra- 
vité. Gela  est  surtout  vrai  des  villes,  où  la  femme  est  moins 
nécessaire  à  l'homme,  et  où  l'ouvrier  ne  voit  dans  la 
famille  qu'une  charge.  De  là  vient  que  les  raikolniks,  à 
qui  leur  probité  et  leur  sobriété  ont  valu  le  renom  d'être 
plus  moraux  que  les  autres  Russes,  passent  souvent,  quant 
;iu  commerce  des  sexes,  pour  plus  immoraux.  Et  cela,  non 
toujours  sans  raison,  quelques-uns  de  ces  proscripteurs 
du  mariage  lui  préférant  franchement  le  libertinage,  appe- 
lant la  libre  union  de  l'homme  et  de  la  femme  l'amour 
fraternel,  le  saint  amour,  l'amour  chrétien.  Dans  les  cam- 
pagnes môme,  il  s'est  rencontré  des  pères,  alïirine-l-on, 
pour  encourager  leurs  biles  au  dévergondage,  les  félici- 
tant de  leur  apporter  de  futurs  travailleurs  ou  travail- 
leuses, leur  permettant  tout,  sauf  le  mariage.  Gomme 
ailleurs  des  moralistes  profanes,  quelques-uns  de  ces  ad- 
hérents «!'•  la  vieille  foi  semblent  en  être  arrivés  à  rejeter 
hors  de  la  morale  tout  ce  qui  touche  les  rapports  des  sexes. 

L'union  libre  esl  peut-être  pour  la  société  un  moindre 
embarras  que  les  maximes  des  sectes  plus  rigides  qui 
poussent  jusqu'à  leurs  dernières  conséquences  les  prin- 
cipes du  schisme,  km  yeui  de  plusieurs  communautés  de 
très,  toul  commerce  de  l'homme  el  de  la  femme 
illicite,  rien  oe  pouvant  suppléer  au  sacrement  perdu. 


LES  SAXS-PHKTUKs  :  I/UNION  DE8  SES  441 

Chez  quelques-uns  de  ces  sectaires,  me  disait  à  ce  propos 
Ivan  Tourguénef,  l'idée  ascétique  semble  renforcer  le 
jugé  théologïqiic.  Le  rapprocbemenl  des  sexes  leur  pareil 
une  impureté;  le  mariage, qui  le  consacre  légalement,  une 
abomination.  S'ils  pardonnent  plus  facilement  le  liberti- 
nage que  le  mariage,  c'est  que  le  repentir  peut  arracher 

à  l'un  et  que  l'autre  enchaîne  au  péché. 

Les  théodosiens  exprimaient  leur  raronehe  doctrine 
dans  une  formule  rendue  plus  nette  par  la  concision  de  la 
langue ijenatyir  sl^ine/emi;  marié,  dém 

loi;  non  marié,  ne  te  mari»-  pas.  le  mariage  fui  interdit 
aux  célibataires,  la  vie  conjugale  aux  gens  mariés;  les 
noms  de  père  et  de  mère  furent  proscrits.  Que  le  jeune 
homme  ue  prenne  pas  de  femme,  que  l'époux  n'use  point 
de  l'épouse,  dit  une  -<>rte  de  Catéchisme  rimé  :  M" 
jeune  tille  n'entre  pas  en  mariage,  que  la  femme  mai 

n'entante  point.  »  Les  époux  coupables  «l'avoir  enfreint  CC 

précepte,  coupables  d'avoir  donné  ('existes  enfants, 

furent  chassée  de  la  communauté  ou  soumis  à  d'humi- 
liantes pénitences.  Lei  adhérents  de  ces  maximes  qui  n'a- 
vaient point  |a  force  d'y  rester  fidèles  furent  tentée  de 

faire  disparaître  les  preUTCfl  de  leur  faild.sse.  L'infan- 
ticide est  ainsi  un  des  .-rime-,  reprochée  aux  moines  laïque-, 
de  Préobrajenski.  On  assure  que  d'un  étang  voisin  de  leur 
cimetière  on  a  retiré  un  grand  nombre  ivres  de 

nouveau-nés*.  Pour  affranchir  leurs  coreligionnaires 
de  semblables  tentation-,  les  théodosiens  avaient  fondé  à 
Moscou  et  à  Riga  de  vastes  orphelinats.  Certains  fanatiques 
expiaient,  dit-on,   leur  faute  en    enterrant  vivant   le  fruit 


1.  l.ivanuf,   Raakolniki  i  Oftrojniki,  t.  I  ,  p,  i>'j,  die  à  ce.    propos  dm 
épigramme  qui  m  pool  traduira  ainsi  : 

Pharaon  tuait  les  enfanta 

Comme  Bérode  les  innocenta; 

Ce  n'étaient  là  que  peceadiilea, 

Car  t.ni-  doux  faisaient  grâce  aux  Biles  : 

Nous  tuons  lotis  nos  nourrissons, 

Les  filles  avec  les  garçons. 


442  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  leur  péché.  Si  les  théodosiens  s'en  sont  toujours  défen- 
dus, de  pareils  crimes  étaient  la  conséquence  indirecte 
de  leur  enseignement.  «  Dans  la  conception  d'un  enfant,  dit 
encore  une  de  leurs  poésies  manuscrites,  ce  n'est  plus 
du  Dieu  créateur,  c'est  du  diableque  vient  l'Ame  humaine.» 

Une  société  puissante  par  l'industrie  et  la  fortune  ne 
pouvait  toujours  maintenir  de  pareilles  opinions.  Quelques 
communautés,  comme  les  monintsy,  se  détachèrent  du  cime- 
tière de  Préobrajenski  pour  en  revenir  au  mariage.  Une 
classe  plus  nombreuse  s'ingénia  à  conserver  les  joies  de 
la  vie  conjugale,  sans  perdre  dans  la  secte  le  titre  de  céli- 
bataire. Les  hommes  réduits  à  ce  triste  compromis  vivaient 
avec  une  femme  qu'ils  traitaient  dans  la  maison  en  épouse, 
et  dont  ils  élevaient  les  enfants  comme  leurs  enfants  lé- 
gitimes. A  ces  honteux  restaurateurs  du  mariage,  les  stricts 
théodcsiens  donnèrent  le  nom  de  novojeny,  c'est-à-dire  de 
néo-mariés.  Les  sévères  gardiens  du  célibat  et  les  parrains 
du  libertinage  fermèrent  la  porte  de  leurs  oratoires  à  ces 
faibles  novojeny;  ils  refusaient  même  de  boire  ou  de  man- 
ger avec  eux.  Ces  rigueurs  ne  pouvaient  toujours  durer; 
entre  les  deux  partis  s'est  opéré  un  rapprochement. 

Jusque  chez  l'inflexible  théodosien,  il  s'est  fait  une 
évolution  contre  l'ascétisme  en  faveur  de  la  nature  et  de 
la  famille.  Gomme  la  plupart  des  sans-mariage  »,  ce  qu'il 
exige  sous  le  nom  de  célibat,  ce  nVsl  qu'un  célibal  civil 
qui  n'exclue  nullement  la  cohabitation  avec  une  femme. 
parmi  ci  b  nommes  qui  semblent  condamner  la  Russie  à 
n'être  plus  qu'un  immense  monastère,  la  réaction  esl  telle 
que  les  théodosiens  de  Moscou  en  sont  venus,  il  j  a  quelques 
années,  à  rejeter  le  monachisme  aussi  bien  que  le  sacer- 
doce1, disanl  que  sans  prêtres  il  ne  peu!  plus  \  .noir  de 
m<Hii<  ^  et  <i<-  consécration  monastique.  En  vertu  <l<'  ce  nmi- 
\r.iu  principe,  tel  ou  tel  de  leurs  moines  les  plus  en  n u<-, 
le  r.  loasapb  h  l<- 1\  Joanniky,  mil  jeté  le  froc  pour  prendre 

i.  Ion  '.'/.  i>-  100,  lOli 


LES  BANS-PRÊTRES   :    LA  PAMLLE.  443 

n ne  ménagère  ou,  comme  Us  disent  dans  le  jargon  de  la 
secte,  une  cuisinière,  6triapoukhax  car  ible 

fout  pratique  qu'un  théodosien  désigne  la  compagne  qui 
lui  tient  lieu  d'épouse.  A  en  juger  par  m  nom,  il  semblerait 
que  la  femme  a  peu  gagné  aux doctrinesdes    sans»m 
On  en  pourrait  dire  autant  d«  h  enfants,  la  grande  difficulté 
de  tout  système  de  ce  genre.  Pour  eux,  kmki 

n'ont  rien  trouvé  de  mieux  que  des  maisons  d'orphelins 
auxquelles  les  parents  sont  libres  de  confier  leur  progéni- 
ture. Aussi  ne  nous  paralt-il  point  qu'ils  aient  résolu  d'une 
manière  satisfaisante  le  problème  de  l'union  libre.  Bu  fait, 
ils  vivent  dans  le  concubinat,  tout  comme  nombre  d'oun 
de   nos  villes  d'Occident.  Toute  la  diffères  ast  qu'à 

travers  les  aberrations  de  l'esprit  de  secte,  la  plupart  de 
sans-mariage  »  ayant  gardé  une  foi  religieuse  et  nne 
murale  positive,  ces  unions  révocables  < >nt  chez  eux,  sinon 
plus  de  garanties,   du  moins  plus  de  i 
chances  <  t  *  -  paix  et  de  durée,  si  l'utopie  il»-  la  famille  libre, 
sans  lien  légal,    pouvait  impunément    entrer  dans  les 
mœurs,  ce  serait  »  ncorc  à  couvert  de  la  religion.  Au  fo 
d'un  croyant  il  reste  Dieu,  le  témoin  invisible,  pourpro- 
r  la  femme  et  reniant. 
Sur  cette  question  «le  la  vie  conjugale  et  de    la  famille, 
comme  sur  celle  «lu  règne  'le  l'Antéchrist  et  de  la  soumis- 
sion à  l'État,  la  bêspopcwatchme  s'est  adoucie  et  connue 
apprivoisée.  Ses  écarts  lui  sont  communs  v\ 
qui  ne    tiennent  en    rien  à  la  vieille    foi.  !.••  sans-prétre 
moderne  répudie  les  farouches  doctrines  de  ses  préd< 
seurs;  il  en  conteste  l'authenticité  ou  l'interprétation,   il 
recourt  au  besoin  à  la  presse  ou  à  la  justice  pour  repousser 
ce  qu'il  appelle   les  calomnies  de  ses  adversaires.  Ce  ne 
sont  plus  aujourd'hui  les  chefs  du  schisme  qui  proclament 
ces  maximes  attentatoires  à  la  morale,  ce  sont  ses  enne- 
mis qui  vont  les  déterrer  dans  les  livres  ou  les  manuscrits 
des   docteurs    de   la   secte   pour  s'en  servir   contre   elle. 
Que  leurs  adversaires  théologiques  reprochent  aux  sans- 


444  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

prêtres  d'être  inconséquents,  plus  d'un  culte  n'a  dû  l'exis- 
tence qu'à  des  inconséquences  de  cette  sorte.  Si  le  sau- 
vage génie  de  l'ancienne  bezpopovslchine  n'est  point  mort, 
il  ne  vit  plus  que  dans  quelques  sectes  extrêmes,  dans  une 
secte  bizarre  en  particulier,  les  errants  ou  slrannihi. 

Les  plus  choquantes  aberrations  des  premiers  sans- 
prêtres  ont  encore  été  professées  en  plein  dix-neuvième 
siècle  par  les  errants.  Appelés  aussi  les  fuyants  (bégouny), 
ces  fanatiques  se  donnent  le  nom  de  pèlerins.  Un  déserteur 
du  nom  d'Ephime,  devenu  moine  dans  un  des  skytes  théo- 
dosiens,  fut  leur  premier  apôtre.  L'erranlisme  est  sorti,  à  la 
fin  du  dix-huitième  siècle,  d'une  sorte  de  réveil,  de  revival 
de  la  bezpopovstchine.  La  croyance  au  règne  actuel  de  Sa- 
tan est  la  pierre  angulaire  de  l'enseignement  des  errants. 
Repoussant  comme  une  apostasie  toutes  les  concessions 
ou  les  inconséquences  des  sans-prêtres  modernes,  l'errant 
n'admet  aucun  compromis  avec  celle  sombre  doctrine. 
Il  cesse  tout  commerce  avec  les  représentants  de  Sa- 
tan, c'est-à-dire  avec  l'État  et  les  autorités  constituées. 
A  l'instar  des  anciens  prophètes,  il  se  retire  dans  la 
solitude,  il  s'enfonce  dans  les  forêts,  où  n'ont  point  encore 
pénétré  les  serviteurs  de  l'Antéchrist.  11  fuit  particulière- 
ment les  villes,  ces  maudites  Habylones  où  résident  les 
ministres  du  Frime  des  ténèbres.  La  devise  du  stremnik 
est  cette  parole  de  l'Évangile  :  »  Abandonne  ton  père  et 
ta  mère,  prends  la  croix  <'l  suis-moi  ».  Avec  le  vieux  réa- 
lisme moscovite,  avec  le  réalisme  habitue]  au  ras/col,  il 
prend  C6  conseil  à  la  lettre, quittant  BOn  champ  el  sa  famille, 
incitant  sa    piété  à  n'avoir  pas  de  foyer  SOUS  les  cieux. 

Il  tant  direque  celle  singulière  série  parait  inoins  étrange 

en  Russie  qu'ailleurs.  ESlie  esl  6  coup  sur  bien  russe,  elle 
semble  née  de  la  nature  du  pays  et  des  penchants  du 
peuple.  On  aai!  legoûl  du  moujik  pour  la  vie  itinérante, 

it  ce  que  l'on  a  souvenl  appelé  Bes  instincts  nomades: 

l'infini  de  la  terre  russe,  1rs  larges  et  bas  horizons  de  868 


LES  EHHAN  445 

plaines  natales  semblent  le  provoquer  à  des  courses  Bans 
lin.  De  la  profondeur  de  ses  forêts  lui  viennent  de  loin- 
tains <  (  mystérieux  appels.  La  lorét  comme  la  mer  semble 
avoir  sc<  sirènes.  En  peu  de  contrées,  l'homme  est  plus 
fortement  tenté  de  quitter  la  demeure  fixe,  I  étroite  prison 
de  1;»  vie  civilisée  pour  la  rie  libre  et  sauvage  de  l'étal  de 
nature.  Comment  s'étonner  qu'en  un  pareil  pays  il  se  soil 
trouvé  de  rustiques  docteurs  pour  condamner  la 
sédentaire  el  ériger  le  ragabondage  en  Idéal  de  sainl 
Où  l'homme  se  sent-il  plus  près  de  i  >i«u  que  dans  la  soli- 
tude des  bois  et  sous  le  tabernacle  du  delï  On  a  remai 

que   l'erranlisine  avait  la  plupart  de  ptes  dans  la 

région  des  forêts  el  les  gouvernements  du  nord,  là  od  l<  - 

métiers   errants    ont  de   tout    temps    été   <n    bout 

beaucoup  de  paysans  passent  une  moitié  de  l'année  hors 
de  leur  village,  abandonnant  leur  i/ba  et  leur  famille, 
pour  chercher  du  travail  en  des  contrées  plus  fertiles, 
habitudes  locales  prédisposaient  à  la  propagande  du 
strannik.  Le  centre  de  l'errantisme  est  ainsi  dans  le  gou- 
vernement de  laroslavl  et  les  régions  voisines1. 

Pour  le  strannik,  il  n'y  a  de  salut  que  dans  l'isolement 

el  dans  la  fuite,  il  quitte  ss  maison,  sa  femme,  ses  en- 
fants, il  quitte  le  village  et  la  commune  on  il  est  légale- 
ment inscrit,  ne  voulant  avoir  ni  famille  ni  domicile.  En 

signe  de  rupture   avec  la  société,  les  pèlêritU  rejettent  lee 

passeports  el  tous  les  actes  pouvant  établir  leur  identité; 
c'c>t  la  première  condition  de  l'entrée  parmi  les  rrais 
chrétiens.  Au  lieu  de  passeport,  l'errant  porte  des  papiers 
avec  des  maximes  de  la  secte  ou  simplement  une  croix 
avec  des  sentences  de  ce  genre  :  «  Ceci  est  le  vrai  passe- 
port visé  à  Jérusalem  ».  Il  \    a   des  errants   de  l'un  et 


1.  l'ai-  une  rencontre  qui  mérite  d'être  signalée,  ce  gouvernement  est  à  la 
t'ois  un  de  COOX  OÙ  la  population  est  le  plus  lettrée,  où  les  sectaire?-,  tet  BUfr- 
piètivs  notamment,  lont  le  plus  nombreux,  et  ou  les  mœurs  sont  le  plus 
relâchées  :  sur  quatre  tilles,  il  y  a  une  tille  inere.  Voyez  Uezobrazof.  Etudes 
sur  fieonomie  nationale  de  la  Huai'.',  t.  II  (1886). 


446  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

l'autre  sexe.  Us  pratiquent  une  sorte  de  communisme, 
nient  toutes  les  distinctions  sociales  et  regardent  tous  les 
hommes  comme  égaux.  Ils  se  considèrent  comme  moines 
et  se  donnent  les  noms  de  frère  et  de  sœur.  Avec  les  plus 
rigides  bezpopovtsy,  ils  proscrivent  le  mariage,  qui,  suivant 
eux.  ne  sert  qu'à  couvrir  le  péché.  A  la  vie  conjugale  ils 
préfèrent  les  relations  illicites,  sous  prétexte  que  l'homme 
marié  se  voue  éternellement  au  mal,  tandis  que,  chez  les 
célibataires,  les  faiblesses  des  sens  trouvent  leur  punition 
et  leur  purification  dans  la  condamnation  des  hommes. 
Il  en  est  qui  s'adonnent  en  fait  à  la  polygamie,  ayant  des 
maîtresses  en  divers  villages,  ou  traînant  avec  eux  des 
femmes  qui  partagent  leur  vie  nomade.  Sans  moyens 
réguliers  d'existence,  les  errants  ont  parfois  recours  au 
vol,  se  justifiant  toujours  par  ce  principe,  que,  le  monde 
étant  sous  la  loi  de  Satan,  toute  attaque  contre  la  société 
est  une  protestation  contre  la  domination  de  l'enfer  '. 

Une  pareille  doctrine  ne  peut  exiger  de  chacun  l'applica- 
tion immédiate  de  ses  maximes.  Gomme  toutes  les  sectes 
dont  les  dogmesfont  violence  à  la  nature  humaine, les  stran- 
ni/cl  ont  dû  s»  partager  en  deux  classes,  en  deux  ordres 
d'adeptes.  Ainsi  nos  Albigeois  qui,  eux  aussi,  croyaient  au 
règne  de  Satan,  proscrivaient  le  mariage  et  repoussaient 
l'Église  comme  une  institution  démoniaque;  ils  admet- 
taient deux  degrés  d'affiliation  :  les  parfaits,  astreints  à 
toute  la  rigueur  du  code  cathare,  et  les  simples  croyants, 
autorisés  à  vivre  de  la  vie  ordinaire,  à  condition  de  rester 
en  communion  avec  les  parfaits*.  Les  stranniki  ont  une 
organisation  analogue.  Ils  se  divisent  en  deux  catégoriesi 
les  errants  proprement  dits,  les  pèlerins  ou  coureurs,  qui 
mènent  la  \i«*  «mi  fuite,  et  les  domiciliés,  les  sédentaires 
on  mondains,  qui  demeurent  dans  le  siècle,payen1  les  Im* 
pots  et  au  besoin  fréquentent  l'Église.  La  mission  de  ces 


ftornikj  t.  H,  p,  39  $1  luiv, 
Mb  Réville,  Im  Albif  |    m,ii  [874). 


LES  ERRANTS.  447 

derniers  est   de  donner  asile  à  leurs  frères  plus  aval 
ce  qui  leur  a  valu  le  nom  d'héfa  I  ou   bospital 

8trannopriimtëy.  De  ces  deui  classes  d'adhérents,  les  uns 
sont  les  initiés  de  la  secte  ou  les  proies  de  la  commu- 
nauté, les  antres  en  son!  les  catéchumènes  ou  les  not 

Les  premiers  seuls  reçoivent  le  baptême  de  l'errant, 
baptême  qui  se  donne  de  nuit,  dans  des  lieui  déserts,  et 
oblige  ceux  qui  l'onl  reçu  à  mener  Is  rie  des  saints,  la  rie 
de  pèlerin.  Dans  leur  répugnance  pour  la  société  et  la 
nature  extérieure,  qu'ils  consi  lèrenl  comm  osent 

maudites  de  Dieu,  certains  slronmat  n'admettent  pour  le 
baptême  que  l'eau  de  la  pluie  du  ciel  ou  l'eau  d< 
écartés,  sous  prétexte  que  les  rii  ml  souillées  par 

les  adhérents  de   l'Antéchrist  Chacun  de    • 
homme  ou  femme,  i   son  écuelle  et  ss  cuiller  de 
comme  son  image  de  métal;  ils  ne  prienl  ni  nemanj 
arec  les  profanes,  pas  même  arec   les  qui  leur 

donnent  asile.    IN  n'ont  ni   église  ni   chapelle,    m 

brent  leurs  offices  dans  des  retraites  .   t,ii,    le  plus 

souvent,  dans  les  forêts,  autour  d'images  qu'ils  suspendent 
aux  arbres.  Au\  hébergeurs  on  permet,  à  cause  de  leur 

faiblesse,    de    remettre    leur   entrée    dans   la    vie  parfaite, 

comme,  aux  premiers  Biècles,les  prosélytes  de  le  foi  chré- 
tienne retardaient  souvent  le  baptême  jusqu'à  leurs  der- 
niers jours.  Les  donneurs  d'asile  n'ont  du  reste  qu'un 
sursis;  avant  de  quitter  celte  terre.  île  doivent  faire  ad 

vrais  chrétiens,  abandonner  tout  lien  temporel,  quitter 

maison,  femme,  enfants.    Pris  de  maladies  !   et   sen- 

tant les  approches  de  la  mort,  ils  se  font  porter  dans  les 
forêts  ou  les  landes  écarté*  s.  «m  au  moins  dans  une  demeure 
étrangère,  pour  \  recevoir  le  baptême  et  expirer  en  pèlerins, 
en  errants.  Pendant  leur  vie  mondaine,  les  receleurs  ont 
souvent,  dans  leurs  i/.bas.  des  retraites  dissimulées  où  se 
retirent  les  errants  de  passage.  Leurs  maisons,  dispos 
de  façon  à  dérouter  les  recherches  de  la  police,  ont  plu- 
sieurs portes  et  plusieurs  sorties.  Les  deux  classes  d'adej 


448  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

se  reconnaissent  à  certaines  formules,  à  certains  signes. 
Parfois  l'hébergeur  loge  le  pèlerin  sans  l'interroger,  sans 
lui  parler,  presque  sans  le  voir.  Grâce  à  cette  complicité, 
les  apôtres  de  la  fuite  peuvent  parcourir  d'immenses 
espaces,  prêchant  sur  leur  chemin  l'abandon  du  monde, 
trouvant  partout  des  asiles  sûrs,  menant  même  parfois,  à 
l'abri  de  leur  fanatisme,  une  vie  plantureuse.  La  dévotion 
de  leurs  receleurs  les  entretient  si  généreusement  que, 
pour  profiter  de  celte  hospitalité,  des  charlatans  et  des  re- 
pris de  justice  se  vouent  à  la  vie  de  prophètes  ambulants1. 
Le  règne  de  l'empereur  Nicolas  a  été  l'époque  la  plus 
florissante  de  Verranlisme.  Les  poursuites  n'en  faisaient 
qu'accroître  la  vogue.  Pour  recrues,  le  strannik  pouvait 
compter  sur  les  serfs  fugitifs,  sur  les  forçats  évadés  de 
Sibérie,  sur  les  déserteurs,  alors  que  le  service  militaire, 
durant  plus  de  vingt  ans,  équivalait  à  une  mort  civile. 
La  secte  se  propageait  dans  les  régiments  et  dans  les 
prisons  ;  elle  trouvait  des  néophytes  et  des  mission- 
naires dans  cette  nombreuse  classe  de  br-odiagi,  de  vaga- 
bonds sans  passeport,  si  rudement  pourchassés  par  la 
police.  C'est  surtout  dans  cette  branche  extrême  de  la 
bezpopovstchine  que  le  raskol  se  montrait  l'expression  des 
résistances  populaires  aux  vexations  de  l'étal  social,  au 
long  service  militaire,  à  la  bureaucratie  allemande,  au 
servage.  Bd  certains  gouvernements  du  nord-est,  on  arrê- 
tait chaque  année  des  centaines  d'errante.  Alors  s'établis- 
saient entre  eux  el  La  police  des  dialogues  de  ce  genre*. 

\  —  1 1 1  un  passeport?  —Oui.  ..  Kl  le  pèlerin  présentait  une 

feuille  rédigée  dans  un  jargon  apocalyptique  avec  des 
maximes  comme  celle-ci  :«  Celui  qui  te  persécute  se  prépare 
une  place  dans  l'enfer.  »  ■  i>'où  tiens-tu  ce  passeport! 
demandait  l'agent  du  gouvernement.  —  il  vient  du  Roi 
des  deux,  du  tout-puissanl   monarque  de  l'univers,  ré- 

I.   La   Itusur  crr.iulr      Vagabondé    êl    Scrritrur*  du  Christ:    (  Hctchest- 

.,  juillet  1876. 
i  <       olnikx  i  (htrojnikt,  1. 1,  p.  6,  :. 


LES  ERRANTS-  449 

pondait  le  pèlerin.  —Tu  n'as  pas  de  passeport  légal  ?  — 
Non.  —  Pourquoi  cela?  —  Parce  que  ces  reuilles  de  la 
police  portent  le  sceau  de  l'Antéchrist  Les  errants  dési- 
;ii  ain^i  les  armes  impériales»]  —  Tu  rem  aller  en 
prison?  reprenait  l'interrogateur.  —  J.-  sais  prêt  à  tout 
souffrir,  tes  tourments  ne  m*effrayen1  pas.  Ie£nc  crains  ni 
tes  botes  féroces,  ni  les  ministres  de  Satan.  Et,  dans 
son  exaltation,  le  tfremmft  continuait  sur  ce  ton,  imitant  I 

SOn  insu,  devant   l'tfprotmifr,  le  lan-t.  -   des 

Aeta  martyrum  devant  le  proconsul.  Plus  on  en  condam* 
Dait,  plus  il  apparaissait  de  ces  forcenés,  ls  persécution 
étant  pour  beaucoup  l'attrait  de  mores  doctrines. 

Aujourd'hui  même  l'errantisme  n'est  pas  mort  Oo  entend 
parfois  encore  signaler  ls  i  1  prophètes.  Vers 

la  lin  du  règne  d'Alexandre  il.  un  certain  Nikonof,  ancien 
déserteur  comme  le  fondateur  de  la  -  hait  ainsi  le 

vagabondage  aux  paysans  du  gouvernement  d'OloneU 
police  l'arrêtait  en  1878 ;  elle  a\ait  déjà  un-  deox  fois  la 
main  sur  cet  apOtre  «le  la  fuite;  mai-,  la  première  fois,  il 

s'était  échappé;  la  seconde,  il  avait  été  déli\  ré  par  les  inoii- 

jiksdu  voisinage.  Pour  s'en  emparer  dans  son  asile,  il  fallut 
profiter  d'un  moment  où  h  1-  .(aient  occupés  à  leurs 

travaux.  On  en  vient  rarement  aujourd'hui  à  de  pareilles 
extrémités,  s'il  donne  toujours  «i  -  de  rie,  l'erran- 

tisme  semble,  lui  aussi,  eu  train  de  se  transformer.  Le 
farouche  pèlerin  qui  personnifiait  tout---  les  aberrations 
drs  énergumènes  de  la  bexpopovêtchmé  tend,  à  son  tour, 
à  s'humaniser.  Les  rues  de  ces  intransigeants  du  schii 
Be  -ont  curieusement  modifiées.  Certain-  de  leurs  apôtres 
inclinent,  assure-t-on,  à  une  sorte  de  mysticisme  empreint 
de  rationalisme.  Ils  réduisent  le  dogme  et  l'Écriture  en 
allégories,  rejetant  les  tél.-,  tes  jeûnes  et  tout  le  culte 
extérieur.  Ce  n'est  pas  là  un  phénomène  unique  dans  l'his- 
toire du  rwskol.  Celle  sorte  de  volte-face  de  l'extrême  gau- 
che des  vieux-croyants  est  plus  marquée  encore  chez  une 
ou  deux  autres  sectes.  Cela  vaut  la  peine  qu'on  s'y  arrête. 

m.  29 


450  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Entre  les  hérésies  issues  du  schisme  du  dix-septième 
siècle,  nous  mentionnerons  encore  les  muets,  les  nieurs. 
les  non-priants.  Les  muets  ou  silencieux,  moltchalniki,  ont 
été  signalés,  à  une  époque  récente,  en  Bessarabie,  sur  le 
bas  Volga,  en  Sibérie.  De  celte  secte  l'on  sait  peu  de  chose, 
et  cela  se  comprend.  Pour  elle,  la  première  condition  du 
salut  est  le  silence.  Les  moltchalniki  renoncent  à  la  parole, 
prenant  peut-être,  eux  aussi,  à  la  lettre  certains  conseils 
des  Écritures.  Haxthausen1  raconte  que,  sous  Catherine  II, 
un  gouverneur  de  la  Sibérie,  du  nom  de  Pestel,  s'était  en 
vain  amusé  à  les  mettre  à  la  torture  pour  leur  ouvrir  la 
bouche.  11  avait  eu  beau  leur  faire  bàtonner  la  plante  des 
pieds  et  verser  sur  le  corps  de  la  cire  brûlante,  il  n'avait 
pu  leur  arracher  une  parole.  Les  tribunaux  modernes  n'ont 
guère  été  plus  heureux.  Sous  Alexandre  II,  en  1873,  des 
silencieux  des  deux  sexes  se  laissaient  condamner  à  la 
déportation  par  le  tribunal  de  Saratof,  sans  répondre  un 
seul  mot  a.  aucune  question,  assistant  à  loule  la  procé- 
dure en  spectateurs  indifférents.  Peut-être  ces  muets  ne 
sont-ils  qu'une  variole  d'errants.  Se  taire  est  encore  une 
manière  de  se  retrancher  du  monde  et  de  rompre  avec  le 
siècle.  Parmi  les  sectaires  du  bas  Volga,  désignés  par 
le  clergé  sous  le  nom  de  Montanisles,  il  s'en  trouvait, 
vers  IÔ55,  qui  avaient  l'ail  uni  de  silence,  errant  dans  la 
campagne  en  contrefaisant  les  muets  ou  les  idiots5. 

Les  meurs  sont  un  peu  mieux  connus.  Ils  soutiennent  que, 
depuis  Nikone  el  le  rejel  du  sacerdoce,  il  n\  a  sur  terre 
plus  rien  de  sacré  :  tout,  disent-ils,  s  été  emporté  au  ciel, 
Us  arrivent  ainsi  à  la  négation  «le  toul  culte  extérieur, 

repoussanl  les  cérémonies,  les  sacre nts,  1rs  images, 

n'admettant  que  l<-  recours  direct  au  Sauveur,  d'où  ils 
lonl  aussi  nomméa  Confrérie  du  Sauveur. 

Les  instincts  négatifs  en  germe  dans  la  bespopovstchw 


i  m.  p 

.      I       II  |      0     l/i.   ,1,1,,    l.,,l    .,■/,/,. 


IfÛETS,  NIEURS,  N0N-PRIAN1  451 

déploient  librement  chez  1«-^  non-priants,  némoliaki.  Ici  on 
voit  \eraskol,  parvenu  au  dernier  ternie  de  son  évolution, 
aboutir  aux  antipodes  de  ^<»n  point  d<-  départ  Le  fondateur 
des  non-priants  est,  croit-on,  on  cosaque  du  Don,  nommé 
Zimine,  passé  des  popovtiy  aui  sans-prétres.  Celait  un 
bravo  soldat,  décoré  de  la  croix  de  Saint-G 
enseignement  lui  valu!  d'être  expé  lié  au  l  en  1837. 

On  ne  sait  ce  qu'il  >  devint  Sa  doctrine  repose  sur  une 
conception  originale,  celle  desqualn  n  saisons  du 

monde.  Ces  quafa  mutile  printemps  ou  l'Age  anté- 

paternel.  de  la  création  à  Mol  du  P  i 

Moïse  au  Christ;  l'automne  ou  l'âge  du  Pila,  du  < il 1 1  i-t  s 
l'an  1666;  l'hiver  ou  l'Age  de  l'Esprit,  qui  ;•  comm< 
avec  l'hérésie  nikonienne  pour  continuer  jusqu'à  la  On 
temps.  Ce  calendrier  théologique  dérive  manifestement  de 
l'idée  de  maints  raskokiHu  que  1»'  règne  de  l'Àntéchrisl 
forme  une  des  grandes  époques  de  l'histoire  humaine; 
ce  qu'il  a  de  particulier,  c'est  que,  pour  les  non-priants, 
l'ère  de  l'Antéchrisl  devient  l'Age  de  l'Esprit. 

La  hiérarchie  ayanl  laisi  indre  l«-  Dambeau  delà 

foi,  le  culte  ancien  est  ai  salut  ne  peut  plus  être 

obtenu  à  l'aide  de  rites  matériels.  Toutes  les  céréiw 
extérieures  ayanl  perdu  leur  vertu,  Dieu  n<-  doit  plus  être 
adoré  qu'en  esprit,  il  n'accepte  qu'un  culte  spirituel.  Les 
prières  de  nos  lèvres  <>nt  cessé  de  lui  plaire;  Dieu  n'a  que 
faire  des  oraisons  lues  dans  les  livres  ou  apprises  de  mé- 
moire. La  seule  prière  qui  luiaj  celle  qui  sort  ducœur 
et  est  prononcée  en  esprit  El  rl-il  de  rien 

demander  à  Dieu?  .Notre  Père  céleste  ne  >ail-il  pas,  sans  que 

nous  le  lui  demandions,  tout  ce  dont  nous  avons  besoin? 
Poussant  leur  principe  jusqu'à  ses  dernières  conséquences, 
les  non-priants  repoussent  les  fêtes,  les  jeûnes,  les  reli- 
ques, les  images,  et  jusqu'à  la  croix  devenue  inutile  sous 
le  régne  de  l'Esprit.  Us  ont  renoncé  au  baptême,  aussi  bien 
qu'aux  autres  sacrements.  Ils  se  marient  sans  prières  ni 
cérémonies,  disant  qu'il  suflit  du  consentement  des  époux 


452  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

et  des  parents.  Ils  condamnent  les  rites  des  funérailles 
comme  une  sorte  d'impiété,  soutenant  que  le  corps  qui 
appartient  à  la  terre  doit  simplement  être  rendu  à  la  terre. 

Le  principe  du  culte  de  l'Esprit,  ils  l'appliquent  aux 
Écritures,  affirmant  qu'elles  doivent  être  entendues  dans 
un  sens  spirituel.  Partant  de  cette  maxime,  ils  ne  voient 
que  des  allégories  dans  les  dogmes  du  christianisme  ou  les 
faits  évangéliques.  La  naissance,  la  passion,  la  mort,  la 
résurrection  du  Christ  ne  sont  pour  eux  que  des  symboles. 
Ainsi  la  vierge  Marie  est  la  vertu  dont  naît  le  Yerbe  divin. 
Ils  interprètent  de  même  le  second  avènement  du  Sau- 
veur, le  jugement  dernier,  la  résurrection  des  morts,  qui 
s'accomplit  chaque  jour  par  la  conversion  des  pécheurs. 
Selon  certains  investigateurs,  ils  en  seraient  venus  à  nier 
l'immortalité  future,  disant  qu'après  la  mort  il  n'y  a  rien  '. 

Tel  est  le  dernier  terme  du  raskol.  Après  avoir,  durant 
plus  de  deux  siècles,  poussé  des  branches  en  tout  sens, 
cet  arbre  touffu,  qui  a  ses  racines  dans  la  superstition,  a 
pour  dernier  fruit  le  rationalisme;  sur  cette  lige  arrosée 
du  sang  des  martyrs,  la  fleur  suprême  est  le  déisme.  Si 
peu  de  sans-prêtres  vont  aussi  loin  que  les  non-priants, 
beaucoup  en  religion  inclinent  également  à  une  sorte  de 
radicalisme.  L'absence  de  toute  hiérarchie,  les  controverses 
des  sectes,  la  libre  interprétation  de  l'Écriture,  demeurée 
la  seule  autorité  debout  parmi  les  bezpojHtvtsy,  les  ache- 
minent sur  les  roules  du  rationalisme.  Des  vieux  livres 
qu'ils  s'obstinent  à  garder,  ils  tirent  peu  à  peu  dos  idées 
nouvelles,  qui  eussent  singulièrement  scandalisé  leurs  pre- 
miers pères.  Os  héritiers  des  défenseurs  de  la  lettre  pro- 
testenl  de  plus  en  plus  contre  le  liltéralisme.  Le  plus  eim 

quant  de  leurs  dogmes,  le  règne  actuel  de.  l'Antéchrist,  est 

devenu,  pour  beaucoup,  le  principe  d'un  renouvellement 
spirituel.  L'entendant  d'une  manière  allégorique,  ils  oui 
étendu  la  même  méthode  à  d'autres  croyances.  Dans  leurs 

i.  luusof.  Rouaki*  Dittidetity,  p.  88. 


LE   DERNIER  TERME   DU    RASKOL.  453 

polémiques  avec  les  orthodoxes,  il  ifest  pas  rare  d'enten- 
dre des  cosaques  raskolnika  dire  que  «  nous  vivons  sous  de 
nouveaux  cieux  »,  idée  qui  ouvre  un  large  champ  aux  nou- 
veautés et  aux  hardiesses  de  toute  sorte.  Au  renom- 
leurs  ancêtres  qui  regardaient  la  religion  comme  un  tout 
immuable,  auquel  nul  ne  pouvait  changer  00  iota,  ils  en 
viennent  à  lui  appliquer  l'idée  moderne  la  plu  -ée  à 

la  vieille  foi,  l'idée  d'évolution.  Plusieurs  soutiennent  que  ce 
qui  était  bon  à  un  autre  âge,  pour  les  chrétiens  enfants, 
ne  convient  plus   au  nôtre  poor  lei   chrétien!   adnl 

Les  noms  de  \ ieux*croyants  .-t  de  rieux-ritualistes,  dont 
ils  aimaient  à  se  parer  autrefois,  beaucoup  tient 

pour  s'intituler  simplement  chrétiens,  disant  que  les  rieux- 
croyants  sont  les  gens  de  l'Église,  ou  encore  ceux  «le  l'an- 
cienne  loi,  les  juifs.  Le  reproche  de  (aire  r  la  reli- 

gion  dans  les  cérémonies,  nombre  de  - 
de  popovtêy  le  renvoient  arec  dédain  à  la  hiérarchie  offi- 
cielle. Les  Don-priants  ne  sonl  pas  seuls  à  transformer  les 
dogmes  et  1'  menti  en  symboles.  Il   s'en   ti 

d'autres  pour  dire  m1"'  Is  \  raie  communion,  c'est  de  se  nour- 
rir de  la  parole  du  Christ  et  de  vivre  selon  sa  loi.  Uuelques- 
uns   vont,   dans  leurs   contro\<  i  les  orthodo 

jusqu'à  infirmer  l'autorité  de  l'Écriture,  prétendant  «ju'il 
faut  croire  avant  tout  à  l'évangile  écrit  dans  le  cœur.  I 
tréme  gauche  du  schisme  aboutit  aux  mêmes  conclusi 
que  des  -  .  lirales  parties  du  pôle  opposé. 

Si  tout  mysticisme  o'a  pas  disparu  de  la  attestne, 

il  s'y  allie  souvent  avec  un  rationalisme  ingénu.  Cette  com- 
binaison de  rationalisme  et  de  mysticisme  semble  même 
un  des  traits  du  caractère  religieux  de  la  Russie  moderne. 
La  masse  des  ratkolnika  est  assurément  loin  d'avoir  dé- 
pouillé toutes  les  traditions  et  les  préventions  de  l'an- 
cienne foi;  mais,  presque  partout,  s'insinuent  chez  eux  des 
dées  étrangères  à  leurs- pères.  Dans  les  vieilles  outres 
ermente  un  vin  nouveau  qui  risque  de  les  faire  éclater. 


CHAPITRE  VII 

Sectes  non  issues  du  schisme  :  leur  division  en  deux  groupes.  Les  mys- 
tiques :  khtytly  ou  flagellants.  —  Caractère  général  des  sectes  mystiques; 
le  prophétisme,  les  incarnations.  Christs  et  Mères  de  Dieu.  —  Légende  et 
doctrines  des  flagellants.  Leurs  rites.  Comment  ils  se  procurent  l'extase.  — 
Khlysty  dans  les  monastères.  Khlysty  civilisés.  —  Les  skakouny  ou  sau- 
teurs. Les  rites  licencieux.  L'amour  en  Christ.  —  Les  rites  sanglants.  Com- 
ment communiaient  certains  sectaires. 


Le  schisme  provoqué  par  la  réforme  liturgique  de  Nikone 
n'est  que  l'étage  supérieur  du  dissent  russe.  Au-dessous 
du  rasfcol  proprement  dit,  au-dessous  des  vieux-croyants 
hiérarchiques  ou  «  sans-prêtres»,  viennent  des  sectes  étran- 
gères à  la  rébellion  du  dix-septième  siècle,  sectes  d'une 
autre  origine,  d'un  autre  esprit,  parfois  plus  gnostiques 
que  chrétiennes,  qui  montrent  le  caractère  populaire  sous 
une  face  nouvelle.  Leur  point  de  dépari  n'es!  plus  une 
rupture  avec  l'Église  nationale  au  nom  de  1  ;  *  tradition 
orthodoxe,  c'est  une  révolte  contre  l'orthodoxie  orientale, 
parfois  même  contre  toute  la  tradition  chrétienne.  Envisa- 
dans  leur  ensemblej  les  Bectes  russes  présentent  ce 
lingulier  contraste  que  les  unes  sonl  minutieuses  el  les 
autres  radicales,  que  les  unes  semblenl  ne  s'attacher  qu'à 
ries  détails  insignifiants,  el  que  '(>s  autres  rejettent  d'un 
seul  coup  toul  le  dogme  avec  [e  culte,  en  sorte  qu'on  5 

trouve  1rs  deu\  extrêmes  opposés,  le  eonserv.ilismo  le  plus 

.•irod.  i.s  Innovations  les  plus  révolutionnaires.  Ce  con- 
traste tienl  A  Is  fois  au  caractère  national,  en  tout  excessif, 

1 1  .1  la  constitution  de  l'Église  orientale.  Corn (ans  i<% 

catholicisme  romain,  toutes  les  pierres  de  l'édifice  dogma- 


SCHISME. 

tique  c'ii  sool  tellemenl  jointes  qu'on  n'y  peul  repoiu 
une  croyance  sans  lea  renverser  toul 

A  travers  leur  variété  si  leurs  oppositions,  les  sectes 
étrangères  au  raskol  du  dix-septième  -  ni  toutes  un 

point  <lr  vue  commun  :  à  l'inverse  du  schismei  elles  font 
pou  de  cas  du  rituel,  peu  de  Au  lieu 

de  s'attacher  à  la  lettre  el  au  sens  littéral,  elles  proclament 
le  culte  "I*1  l'esprit,  se  vantant  de  i  un  chrislianii 

spirituel.  A  ci  l,  ces  hérésies,  d'ailleurs  si  diver 

peuvenl  être   regardées  comme  une  réaction  contre*  la 
vieille  foi     «i  contre  le  formai! 
Chez  ''Il  Uranenit  des  formes  i 

bien  que  des  traditions  «lu  culte,  il  s'émancipe  <l«'  t<»u t 
joug,  et,  s'abandonnant  à  bod  penehanl  pour  les  solutions 
logiques,  il  va  droil  è  leurs  dern 

Les  origines  de  ces  différent  -  »"nt  plus  ou  m 

ures.  Les  racin  tnblent  plonger  au  delà 

limites  du  boI  national,  lea  unes  en  Orient,  les  autrei 
Occident,  tenant  à  la  fois  à  l'Eur  reliant 

•  •m   même    temps   aux  croya 

le  noire  ère  e(  aux  avei  onnements  de  la 

conscience  moderne.  Plusieui  -  ont  pu  être 

rattachées  historiquemenl  à  l'influence  étrangère,  au  eon- 
tacl  de  l'Europe  avant  ou  depuis  Pierre  le  Grand;  i 
montrent  cette  influence  sous  un  des  côtés  les  moins  con- 
nus, sous  le  Beul  peut  être  par  lequel  le  peuple  en  ai i 
directement  atteint.  Aux  principales  de  ruel- 

ques  prélats  orthodoxes  ont,  en  souvenir  de  leur  filiation 
supposée,  ou  en  raison  de  certaii  mblances,  donné 

le  nom  de  quakérisme  russe.  Les  doctrines  ainsi  di 
sont  trop  multiples,  Irop  originales,  même  dans  l'imitation, 
pour  être  affublées  d'un  nom  étranger.  Comme  dan- 
hérésies  du  premier  âge  de  l'Église,  on  y  rencontre  un 
singulier  mélange  de  naturalisme  et  de  mysticisme,  un 
amalgame  bizarre  de  notions  païennes  et  d'idées  chré- 
tiennes. La  ressemblance  entre  ces  ignorantes  sectes  de 


456  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

paysans  et  les  plus  célèbres  hérésies  du  monde  romain  est 
parfois  si  frappante  que  des  sectes  modernes  ont  reçu  du 
clergé  russe  des  noms  antiques1. 

Unanimes  à  proclamer  le  culte  de  l'Esprit,  les  sectes 
radicales  ou  excentriques  se  partagent  en  deux  groupes,  en 
deux  camps,  selon  qu'elles  en  appellent  à  l'imagination  ou 
à  la  raison,  aux  transports  de  l'inspiration  ou  aux  calculs 
de  la  réflexion.  Elles  se  divisent  ainsi  en  sectes  mystiques 
et  en  sectes  rationalistes,  les  unes  penchant  vers  le  vieux 
gnoslicisme,  les  autres  vers  une  sorte  de  nouvelle  Réforme; 
les  unes  reproduisant,  exagérant  même  les  égarements 
des  plus  aveugles  illuminés,  les  autres  inclinant  à  un 
culte  épuré,  à  un  christianisme  dépouillé  de  dogmes  et  de 
ri  les,  fort  voisin  du  protestantisme  libéral  de  l'Occident. 

Il  est  des  îles  ou  des  continents  isolés,  l'Australie,  par 
exemple,  où  se  sont  retrouvées  vivantes  des  formes  ani- 
males ou  végétales  qui  semblaient  propres  a  des  créations 
antérieures,  ne  s'étant  ailleurs  rencontrées  qu'à  l'état 
fossile.  La  Russie  offre  à  l'Europe  un  phénomène  analogue. 
Au  fond  de  ses  campagnes  se  cachent  des  doctrines  étranges, 
de  difTormes  et  monstrueuses  hérésies,  qui  paraissant 
appartenir  à  l'Age  hybride  des  croisades  ou  de  la  Rome 
impériale.  En  face  de  ces  débris  d'un  passé  qui  semble 
m'  Burvivre,  s'élèvent  des  doctrines  réformatrices  on  révo- 
lutionnaires à  la  moderne,  inachevées  et  comme  embryon- 
naires, iiniii  les  témérités  semblent  un  effort  vers  un 
monde  nouveau,  en  sorte  qu'au  fond  même  de  ces  aber- 
rations religieuses,  on  \<>ii  l'esprit  russe,  attiré  en  sens 
Inverse  vers  deux  pôles  contraires,  se  débattre  entre  un 
passé  suranné  <•!  un  avenir  indécis.  Cela  Beul  donnerait  un 
Intérêt  aux  plus  originales  de  ces  manifestations  populaires. 

Dans  les  balbutiements  de  CSfl  Confuses  hérésies,  on  croit 

parfois  saisir  les  secrètes  aspirations  d'un  peuple  souvent 

i    I'  •  /,..,"/.///</  pu  ■  ■  x  •  ■  1 1  j  |  •  l<  • ,  ainsi  apptléi  in  Miiivcnir  îles  montanistes, 

iiii<-  dM  I'Ihm  i|>;ilcs  hérésies  du  UT  liée  le.  Suiitirnir  <>  îmnitauskaï  scltté,  par 

un  évéqoc  'i'-  s.iin.ii.i    >/n,rnii,  praviteltlv,  tvéd,  "  rcukoln.,  t.  Il,  p.  80< 


HÉRÉSIES  MVSTIQUES  :  KHI.YSTY  OD  CHRISTS.  457 
accusé  de  mutisme,  parce  qu'il  n'a  guère  parlé  d'autre 
langue  que  la  religion. 

Les  hérésies  à  formes  primitives,  archaïques,  les  h< 
mystiques,  onl  pour  caractère  commun  l«k  prophétisme, 
la  croyance  à  d'incessantes  communications  du  ciel  par 
l'inspiration  et  les  visions.  Sel<  n  ces  illuminés,  la  période 
de  révélation  n'es!  pas  dose,  <>u  elle  s'est  rouverte  pour  le 
monde  moderne.  Comme  il  j  i  des  prophètes,  il  j  a  en 
des  incarnations  de  la  Divinité    I     ,    uple  juif  D'est  p  i 
seul  qui  ail  «-u  le  pri \  ilège  'le  voir  descendre  dans  son  s.iu 
le  Bis  de  Dieu,  Telle  bourgade  des  bords  du  \ 
prétend  à  la  môme  gloire  que  Bethléem.  Les  paysans  de 
i.'l  district  reculé  onl  entendu  de  nouveaux  christs  révéler 
aux  hommes  une  nouvelle  loi.  De  tous  les  pays  chrétiens, 
la  Russie  est  celui  où  de  semblables  prétentions  se  s.iut 
produites  avec  le  plus  de  cynisme  ou  de  naïveté;  c'est 
peut-être  le  seul  où  des  imposteurs  ou  des  hallucinés 
puissent  encore  s'en  le  nom  de  Dieu. 

suis  le  Dieu  annoncé  par  les  prophètes,  descendu  une 
seconde  l'ois  sur  la  terre  pour  le  salut  «lu  genre  humain, 
et  il  n'y  a  pas  d'autre  Dieu  que  moi  »,  dit,  dans  i«-  premier 
de  scs  douze  commandements,  Daniel  Philippovitch,  la 
dieu  incarné  des  khlysty*,  t'ne  telle  affirmation  caract 
l'état  mental  d'une  partie  du  peuple;  cet  opiniâtre  anthro- 
pomorphisme recouvre  une  sorte  de  paganisme  incon- 
scient, d'incurable  polythéisme  semblable  I  celui  au  mi- 
lieu duquel  B'est  propagé  l'Évangile. 

Les  (Uux  principales  de  ea  mystiques,  d 

sectes  souvent  considérées  comme  le  prolongement   l'une 
de  L'autre,  sont  les  khlysty,  flagellants  ou  fouetteu 
skoptsy,  eunuques  ou   mutilés.  Le   nom  de  flagellants  ou 
de  kMysty  n'est  qu'un  sobriquet,  faisant  allusion  à  une  pra- 

I.  S.  V.  Réoutsky,  Lioudi  Bojii  i  skoptsij.  Moscou,  1872,  p.  77,  et  Sbornik 
prav.  svrd.,  t.  il.  p.   r.'ti.  —  Cf.  Dobrotvoraky,  Lioûdi  Bojii,   et  A 
cherskv,  y  fjorakh. 


458  LA    RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

tique  réelle  ou  supposée  des  seclaires;  l'Europe  du  moyen 
âge  a  eu  aussi  ses  flagellants.  Les  adeptes  de  ces  mystiques 
doctrines  s'étant  donné  à  eux-mêmes  le  titre  de  commu- 
nauté du  Christ  ou  des  Christs,  en  russe  khristovslchina, 
leurs  adversaires  en  ont  par  dérision  fait  khlystovstchina. 
Les  noms  que  les  khlysty  s'attribuent  le  plus  fréquemment 
sont  ceux  d'hommes  de  Dieu  (lioudi  Bojii)  et  de  société  des 
frères  et  sœurs.  Tandis  que  le  clergé  les  a  rapprochés 
des  quakers,  le  peuple  les  désigne  souvent  sous  le 
sobriquet  de  farmazons,  c'est-à-dire  de  francs-maçons.  Le 
terme  générique  de  khlysty  peut  du  reste  s'appliquer  à  des 
mystiques  de  diverse  sorte.  On  connaît  mal  l'origine  de 
ces  hommes  de  Dieu.  D'après  les  uns,  la  khlystovstchinc 
est  une  hérésie  d'une  haute  antiquité;  elle  serait  venue 
aux  Russes  des  Bulgares  ou  de  l'Orient,  avec  l'orthodoxie 
grecque.  D'après  les  autres,  elle  est  née  en  Russie,  vers  le 
milieu  du  dix  septième  siècle,  au  contact  des  marchands 
de  l'Occident,  qui  déjà  fréquentaient  Moscou.  Selon  quel- 
ques écrivains,  les  khlysty  se  rattacheraient  à  un  religion- 
naire  allemand  du  nom  de  Kullmann,  arrêté  comme  fauteur 
d'hérésie  sous  la  régente  Sophie,  et  brûlé  publiquement  à 
Moscou,  en  1689.  Ce  Kullmann,  dont  les  idées  rappelaient 
celles  de  Bœhm,  rejetait  l'Écriture  et  prêchait  le  règne  de 
L'Esprit,  en  se  donnant,  dit-on,  pour  le  Christ.  Ayant  peu 
de  succès  parmi  ses  compatriotes,  il  se  serai I  retourné  vers 
les  Russes  el  aurait  t'ait  parmi  eus  plusieurs  prosélytes. 

I. es  khlysty  du   peuple  s'allrihueni  une  Origine   national»1 

en  même  temps  que  surnaturelle.  Ils  ont,  sur  leurs  pre- 
miers prophètes,  un  déserteur  du  nom  de  Daniel  Philippo- 
viich  el  un  serf  des  Narychkine  du  nom  d'Ivan  Souslof, 
leur  tradition,  ou  mieux  leur  évangile.  Gel  évangile  n'a 
pas  eu  d'évangéliste;  un  de  leurs  dogmes  fondamentaux 
esl  de  ne  pas  écrire  leurs  doctrines,  tan!  pour  laisser  toute 
liberté  à  l'inspiration  que  pour  dérober  aui  profanes  les 
mystères  de  la  fol  el  les  secrets  du  culte.  Lorsque  leur 
■  ii«  u  parul  sur  la  terre  russe,  un  de  ses  premiers  préceptes 


LES  KIILVSTV  :  CHRISTS  ET  SAINTES  VIERGES.      459 

fut  de  ne  point  confier  -  gnements  à  la  plume,  un 

de  ses  premiers  actes  de  jeler  loua  ses  livrca  au  Volga.  Le 
livre  de  la  vie  qu'il  tant  s'appliquer  à  lire  SSl  écrit  au  fond 
de  dos  Ames,  Selon  la  tradition  dea  i-hhjsty,  i  i  le 

règne  de  Pierre  le  Grand  que  la  vraie  foi  s'est  révélée  à  la 
Russie.  Elle  lui  fut  apportée  par  le  Père  éternel,  qui,  au 
milieu  de  nuages  «le  feu,  descendu  sur  le  mont  Gorodine, 
dans  le  gouvernement  de  Vladimir,  el  j  prit  la  forme 
humaine.  Dieu  le  père,  ainsi  incarné,  portait  parmi  lea 
hommes  le  nom  de  Daniel  Philinpoviteh  sea  adorateurs 
lui  donnent  le  titre  à  l'aspec!  gnbslique  de  I»>  -th. 

Daniel  Philippovitcfa  engendra,  d'une  femme  l 
ans,   un   paysan   du   nom  d'Ivan   Timoféévitch   Sooalof, 
qu'avant  de  monter  au  ciel  il  reconnut  pour  son  Qla  et  son 
christ.  Avec  le  réalisme  de  la  plupart  «le  l»u- 

laires,  les  adorateurs  de  Daniel  Philippovitcfa  et  d'Ivan 
Timoféévitch  B'intitulenl  un  du   D  I.    On 

dirait  que  ces  lioudi  BojU  ont  lu-soin  de  personnifier  la 
Divinité  dans  un  homme,  d'an  avoir  sons  les  * 

un  représentant  visible.  De  là, chez  eux,  toute  une 
christs,  s.-  succédant  par  une  sorte  de  filiation  ou  d'adop- 
tion. Chaque  génération  a  le  aien,  chaque  communaul 
montre  avec  BOn  christ  en  chair  et  an 

Cette  grossière  hérésie  sembl  •  parfois  aboutir  aui  m( 
conclusions  que  les  raifinementa  Bymboliques  de  telle  ou 
telle  philosophie.  Il  semble  que,  d'apret  jrnement 

de  certains  khlysty,  il  dépende  de  l'homme  de  s'unir  à  la 
Divinité  el  de  l'incarner  dana  ses  membres.  Chezeu\,  cette 
incarnation  spirituelle  e^i  ,>n  quelque  sorte  facultative; 
tout  croyant  peut  y  être  appelé.  L'Esprit  saint,  qui  souffle 
où  il  veut,  peut  descendre  but  tous  el  en  faire  des  chi 
aussi  est-il  des  communautés  où  les  sectaires  B'adorent 
les  uns  les  autres,  se  rendant  une  sorte  de  culte  mutuel. 
Comme  Jésus  devint  Dieu  par  sa  sainteté,  ils  aspirent  à 
devenir  des  hommes-dieux.  Cette  divinisation  de  1 
humain  est  accessible  à  la  femme  aussi  bien  qu'à  l'homme. 


460  LA  RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

Tandis  que  celui-ci  reçoit  le  titre  de  christ,  celle-là  prend 
celui  de  sainte  vierge  ou  de  mère  de  Dieu,  bogorodilsa. 
11  y  a  ainsi  des  multitudes  de  christs  et  de  saintes 
vierges,  sans  compter  les  prophètes  et  les  prophétesses. 
A  quelques  femmes  les  khlysty  ont  même  décerné  le  titre 
de  déesse  (boghiniia).  Cette  sorte  de  mystique  apothéose 
est  sans  doute  un  des  attraits  de  la  secte. 

La  légende  de  leur  premier  christ  est  une  curieuse 
et  enfantine  parodie  de  l'Évangile.  Ivan  Timoféévitch  se 
choisit  douze  apôtres  avec  lesquels  il  prêcha,  sur  les  bords 
de  l'Oka,  les  douze  commandements  de  son  père  Sabaoth. 
Arrêté  sur  l'ordre  du  tsar,  le  nouveau  christ  fut  flagellé, 
brûlé,  torturé  de  toute  façon,  sans  que  rien  lui  pût  arra- 
cher le  secret  de  sa  foi.  A  la  fin,  il  fut  crucifié  près  de  la 
porte  sainte  du  Kremlin;  mais,  enterré  le  vendredi,  il  res- 
suscita dans  la  nuit  du  samedi  au  dimanche.  Cette  légende, 
elfrontément  calquée  sur  le  récit  évangélique,  fut  peut- 
être  inspirée  à  l'origine  par  le  supplice  de  Kullmann;  elle 
ne  suffit  point  aux  adorateurs  d'Ivan  Souslof.  Pour  ce 
christ  de  moujiks,  ce  n'était  pas  assez  d'une  passion  et 
d'une  résurrection  :  Ivan  Timoféévitch,  arrêté  de  nouveau, 
est  de  nouveau  crucifié.  Pour  mieux  prévenir  tout  retour  à 
la  vie,  l<>  persécuteurs  écorchent  le  cadavre  de  leur  vic- 
time: mais,  une  femme  ayant  jeté  un  linceul  sur  les 
membres  sanglants  du  dieu,  ce  linceul  lui  reforme  une 
nouvelle  peau, et  le  christ  de  l'Oka  ressuscite  une  seconde 
luis  pour  vivre  de  longues  années  sur  la  terre  russe,  avant 
de  mouler  au  ciel  s'unir  à  son  père. 

pendant  plus  d'un  siècle,  les  khlysty  du  centre  de  l'em- 
pire honorèrent  pieusement  tout  ce  qui  rappelait  leurs 

dieux  incarnés,  les  villages  où  l'un  et  l'autre  étaient  nés, 
les  maisons  OU  ils  avaient   habité,  les  lieux  <>ù  ils  avaient 

été  ensevelis  avant  leur  ascension.  Regardant  d'ordinaire 

le  maria-e  connue  une  souillure,  ces  khlydty  en  perinel- 
taienl  l'usage  aux  membres  de  la  famille  d'Ivan  Souslof  ou 

de  Daniel  Philippovitch,  afin  de  ne  point  laisser  tarir  le 


LES  KHLVSTV  :   LEDR   DOCTRINE.  461 

sang  qui  coulait  dans  lea  reines  du  rédempteur.  Au  b 
de  Staroïé,  à  30  verstes  de  Kostroma,  vivait  encore,  à  la 
fin  du  règne  de  Nicolas,  une  fille  du  nom  d'Ouliana  Vassi- 
lief,  que  les  khlysty  regardaient  comme  une  -  livi- 

nité,  parce  qu'elle  était  le  dernier  rejeton  <i«-  la  race  de 
Daniel  Philippovitch.  Pour  mettre  Qn  ta  càHe  dont  elle  était 
l'objet,  le  gouvernement  dut  faire  enfermer  la  sainte  des 
sectaires  dans  un  courent.  Prirés  de  la  famille  de  leur 
dieu,  les  hérétiques  continuèrent  s  témoigner  leur  rén 
tion  aux  lieux  Banctiflés  par  sa  présence.  Une  maison  de 
Moscou,  jadis  habitée  par  Daniel  Philippovitch,  fut  l< 
temps  pour  eux  une  sorte  de  sonla  i  iea»el  levillagi 
Staroïé  resta  leur  Bethléem  ou  leur  Nazareth,  il  j  s  dans 
ce  village  un  puits  <|ni  avait  le  privilège  de  leur  fournir 
l'eau  avec  laquelle  se  cuisait  le  pain  qui  serrai!  à  leur  com- 
munion. Le  transport  se  taisait  en  hiver,  lorsque  l'eau 
gelée  Be  laissai!  aisément  charrier  en  bloc 

L'inepte   légende  de  la   double  mort  ai    résurrection 
d'Ivan  Soualof  explique  mal  le  succès  d'une  secte  qui  s 
pénétré  dans  toutes  les  provinces  de  l'empire,  l. 
commandements  de  Daniel  Philippovitch,  par  son 

lils  Ivan,  n'en  paraissent  pas  donner  davantage  la  rais 
c'est  un  code  d'ascétisme  :  l'un  prohibe  I 
sons  fermentées,  l'autre  l'assistance  aux  noces  et  aux  festins. 
Le  serment  et  1»'  \ol  sunt  condamnés,  le  mariage  et  l'union 
des  sexes  sont  absolument  interdits*.  Aux  jeunes  gens  il 
est   enjoint  de  ne  pas  sa  marier  ;  aux  époux,  de  vivre  OU 

frère  el  Bceur,  C'est  un  des  points  par  où  les  khlysty  don- 
nent la  main  aux  plus  exaltés  des  sans-prétres,  auxquels 

ils    peuvent    avoir   fait    plus    d'un    emprunt.    Des   douze 
commandements  attribués  à  Daniel  Philippovitch,  il  en 

1.  Le  commandement  qui  condamne  le  vol,  une  des  faiblesses  le>  plus  fré- 
quentes du  paysan  russe,  offre  une  image  d'une  énergie  singulière,  bien 
faite  pour  frapper  des  hommes  simples.  I  .Ne  volai  point.  Si  quelqu'un  a  dé» 
robe  seulement  un  kopeck  pièce  de  k  centimes),  on  lui  mettra  au  jugement 
dernier  ce  kopeck  sur  la  tète,  et  le  péché  ne  lui  sera  pardonné  que  lui 
le  kopeck  aura  fondu  dans  le  feu.  » 


462  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

est  deux  qui  recèlent  peut-être  les  deux  grandes  causes 
du  succès  de  la  secte;  c'est  le  précepte  qui  commande 
de  croire  au  Saint-Esprit  et  celui  qui  ordonne  de  garder  le 
secret.  Croyez  à  l'Espriti  c'est-à-dire  à  l'inspiration,  croyez 
à  vous-même,  croyez  aux  transports  et  aux  illusions  de 
l'imagination;  c'est,  sous  une  brève  formule,  la  liberté  des 
visions  et  la  promesse  de  l'extase,  avec  toutes  les  fascina- 
tions du  mysticisme.  A  cette  séduction,  le  secret  en  ajoute 
une  autre  :  de  tout  temps,  les  cultes  voilés  d'ombres  et 
enseignés  à  voix  basse  ont  eu,  pour  la  tête  ou  les  sens  des 
adeptes,  un  attrait  semblable  à  un  délicieux  vertige.  On  sait 
les  voluptés  de  l'initiation  et  le  charme  des  dévotions 
clandestines  qui  donnent  à  la  religion  la  saveur  de  l'in- 
trigue et  la  troublante  douceur  des  émotions  prohibées. 
«  Ces  préceptes,  dit  le  Dodécalogue  de  Daniel  Philippo- 
vitch,  garde-les  en  secret;  ne  les  révèle  ni  à  ton  père  ni  à 
ta  mère.  Qu'on  te  frappe  avec  le  knout,  qu'on  te  brûle  avec 
le  feu,  souffre  sans  rien  dire.  »  Et  le  prosélyte  admis  dans 
la  communauté,  après  avoir  passé  par  plusieurs  épreuves, 
doit  jurer  «  de  garder  le  silence  sur  tout  ce  qu'il  verra 
ou  entendra,  sans  se  plaindre  ni  s'effrayer  du  knout,  du 
feu  ou  du  glaive  ».  Une  telle  discipline  explique  comment 
ces  hérésies  ont  été  longtemps  si  niai  connues.  Pour  se 
mieux  dérober  aux  regards  profanes,  les  khlysty  comme 
les  tkoptey,  comme  tous  les  sectaires  qui  sortent  virtuel- 
lement du  christianisme,  demeurent  extérieurement  dans 
l'Eglise,  en  fréquentant  les  offices  et  les  sacrements. 
Le  succès  des  khlyêty  semble  moins  provenir  de  leur 

inoral:-  OU  de  leurs  dogmes  que  de  leurs  rites  cachés. 
Comme  chez  toutes  les  doctrines  qui  fuient  le  jour,  comme 
dans  les  mystères  du  paganisme  antique  et  les  secrètes 
réunions  des  premiers  chrétiens,  on  a,  chez  les  khlysty % 
soupçonné  d'immorales  pratiques,  de  nocturnes  débauches. 
Si  quelques-unes  de  leurs  communautés  ont  justifié  de 
semblables  soupçons,  il  D'est  pas  besoin  de  celle  gros- 
amorce  pour  expliquer  ls  diffusion  de  pareilles  sectes. 


I.I-ls   KHLYSTV  :   LEUH  CL'LTK. 

En  telle  matière,  les  appan  al  quelquefois  trom- 

peuses; on  peut  êlre  induil  en  erreur  par  les  ardentes  simi- 
litudes, les  mes  et  voluptueuses  images  chères  aux  - 
t iqucs.  Dans  les  assemblé)  -  des  /-  Dieu,  comme 

dans  celles  de  la  plupart  des  illuminés,  les  sens  ont  un  rôle, 

mais  ce  n'est,  le  plus  sou\ent. qu'un  rôlfl  auxiliaire.  11  n 

là  qu'un  procédé  mystique.  C'eil  au  ce  aprit, 

c'est  aux  Bens  de  préparer  É  l'extase.  Non  contentée 
s'élever  à  Dieu  sur  les  ailes  de  il  prière  pu  de  la  contem- 
plation, par  les  voies  spirituelles  qu'indique  i 
laines  âmes, impatientes  des  lenteurs  d'une  telle  rnéth 
cherchent  à  s'unir  à  Dieu  par  des  roules  plus  courtes, 
appelant  à  leur  aide  des  moyens  artificiels 
lants  physiques.  L'extase  trop  lon|  oir,  on  - 

à  se  la  procurer  pat  le  vertige  des  sens.  On  tarent*  \ 
cela  des  procédés  mécaniques,  on  emploie  des 
matérielles.  Il  j  en  n  de  plusieurs  ■  l<  - 

visionnaires  de  tous  les  temps  et  de  toutes  les  religions. v 
prétexte  d'atteindre  Dieu  par  l'esprit,  c'esl  au  corps  qu'on 
a  recours,  lin  prétendant  se  détacher  de  la  lerre  el 
sens,  en  aspirant  a  se  transfigurer  pour  une  heure  en  de 
purs  esprits,  les  mystiques  peuvent  ainsi  tomber  dans  une 
sorte  de  matérialisme.  Tel  est  le  cas  des  kMy$ty.  Comme 
plusieurs  cultes  de   l'antiquité,  comme  quelques 
anglo-saxonnes  de  nos  jours,  ils  oui  dans  le  service  divin 
donné  une  place  au  mouvement  corporel.  La  da  non 

moins  que  le  chant,  un  des  éléments  de  leur  office.  Cbex 
les  hommes  de  bien,  le  rite  habituel  est  un  mouvement 
circulaire,  une  sorte  de  ronde  ou  de  tournoiement,  en 
usage,  dans  le  mémo  dessein,  en  différents  pays,  par 
exemple  chez  les  derviche*  musulmans  et  chez  les  eliak 
d'Amérique. 

Les  khtysty  <o  rassemblent  d'ordinaire  de  nuit.  Hommes 
et  femmes  Boni  vêtus  de  blanc  Après  l'ouverture  du  ser- 
vice par  des  cantiques  propres  à  la  sede  et  des  invoca- 
tions au  dieu  Daniel  et  au  ehrisf  Ivan,  le  chef  de  la  coin- 


464  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

munauté  lit  des  passages  de  l'Écriture,  par  exemple  les 
Actes  des  apôtres,  à  ces  paroles  de  saint  Pierre,  empruntées 
au  prophète  Joël  :  «  Il  arrivera  dans  les  derniers  jours,  dit 
le  Seigneur,  que  je  répandrai  mon  Esprit  sur  toute  chair, 
et  yos  fils  et  vos  filles  prophétiseront,  et  vos  jeunes  gens 
verront  des  visions,  et  vos  vieillards  songeront  des  songes.  » 
Alors  commence  une  scène  plus  ou  moins  semblable  à 
celles  que  les  voyageurs  vont  chercher,  en  Turquie  et  dans 
les  pays  musulmans,  aux  tékiés  des  derviches  tourneurs. 
Quelques  adeptes  se  mettent  à  se  mouvoir  en  rond.  Le  reste 
des  assistants  les  imitent  peu  à  peu  :  ils  tournent,  len- 
tement d'abord,  puis  avec  une  rapidité  croissante,  bien- 
tôt vertigineuse.  Hommes  et  femmes,  jeunes  et  vieux, 
frappés  d'une  sorte  de  frénésie  contagieuse,  sont  emportés 
dans  le  même  tourbillon;  ils  tournent  d'abord  en  cercle, 
chantant  et  poussant  des  soupirs  et  des  sanglots,  les 
hommes  au  centre,  les  femmes  en  dehors.  Puis,  quand 
l'excitation  est  à  son  comble,  ils  rompent  la  ronde  sacrée. 
Chacun  suivant  son  inspiration,  la  piété  et  les  transports 
prennent  ditTérentes  formes.  L'un,  saisi  d'un  tremblement 
convulsif,  cherche  l'extase  dans  un  mouvement  uniforme  ; 
l'autre  frappe  bruyamment  le  sol,  trépigne  des  pieds  et 
bondit  en  l'air;  l'un  va  se  balançant  dans  une  sorte  de 
valse  furieuse;  l'autre  pivote  sur  lui-même,  les  bras  en 
croix,  les  yeux  fermés,  comme  insensible  à  toute  chose.  Il 
in  est  qui  s'hypnotisent  on  regardanl  un  point  ûxe,  par 
exemple  une  colombe  peinte  au  plafond.  Chez  les  khlysty, 
comme  chez  les  derviches,  il  y  a  des  dévots  si  habiles  à 
-unis  exercices,  qu'à  la  rapidité  de  leur  mouvemenl 
rotatoire  ils  semblent  Immobiles;  au  lieu  d'un  homme, 
l'œil  ne  perçoit  plus  qu'un  fantôme  incertain.  1rs  vête- 
ments  des  mystiques  tourneurs  se  gonflent,  leurs  cheveux 
se  dressent  sur  la  tête,  l'air  tourbillonne  dans  la  salle. 

khlytty  offrent   alors  un    spectacle  bizarre  et   presque 

effrayant,  qui  doit  agir  sur  1rs  nerfs  des  prosélytes  non 
moins  violemment  que  la  danse  elle-même.  Dans  leur  em- 


LES  KIILVSTV  :  LEURS  DARSES.  465 

portement,  les   fanatiques   perdent  toute   conscience  du 
monde  extérieur  :  un  haut  fonctionnaire  m'affirmai!  qu'on 
avait  vu  la  police  surprendre  leurs  réunions  el  pénétrer 
au  milieu  d'eui  sans  que  les  malheureux  s'en  aperçuse 
ci  suspendissent  leurs  danses,  il- 1  st  de  tourner  que 

pour  tomber  d'épuisement  si  quelques-uns  sont  pris  de 
syncope  ou  de  convulsions,  c'est  un  Bigne  de  la  venue  de 
l'Esprit.  De  leur  bouche  sortent  des  sanglots  entrecou 
et  leur  iront  ruisselle  de  sueur,  oomme  le  eoirpa  «l'un 
baigneur  su  sortir  des  étuves  ru 
fail lance,  celte  sueur  dont  dégouttent  leurs  membres,  les 
forcenés  les  comparent  à  la  faible*  i  sueur  d<-  - 

du  Christ  au  jardin  de  Gethsémani,  de  même  qu'en  balan- 
çant leurs  bras  étendus  ils  prétendent,  dans  leurs  dan 
imiter  le  battement  de  l'aile  des  sngi 

religieuses  portent,  ehes  h--  khtysiy,  le  nom 
expressif  de  i  est-è-dire  àe  ferveur,  Biles  sont,  pour 

eux,  une  jouissance  divine,  en  même  temps  qu'un 
cérémonie,  ils  aiment  à  sentir  leurs  jeuj  1er,  leur 

tête  >'■  troubler,  leur  poitrine  s'oppree 
progressivement   sceéléri  tournoiemenl  proh 

agissent  sur  les  nerfs  el  le  cerveau  d'une  façon  anal, 
a  certaines  boissons  fortes  ou  à  certains  narcotiques.  Au 
premier  alourdissement  succède  une  sorte  (fivresse,  d'hal- 
lucination, comparable  à  celle  »pi<-  provoque  L'opium  ou 
le  haschisch.  Les  khtyety  appellent  eux-ou  rondes 

sacrées  leur  boisson  ou  leur  bière  spirituelle,  doukhamoié 
pivo.  Us  ont   parfois,  dan-  le  même  a,  recours  I 

d'autres  artifices,  notamment  aux  rerj  i  la  Ragella- 

lion,  ce  qui  justifierait  leur  nom  vulgaire  de  flagellants*  Il 
i  n  est,  dit-on,  qui  Be  frappent  de  verges  dan-  leurs  dai 
ou  qui  se  brûlent  à  la  flamme  des  ci*  |  la  suite 

du  radénié  que  vient  l'heure  des  prophéties.  Des  plu 
entrecoupées,  souvent  insaisissables,  des  mot-;  incohérents 
et  incompréhensibles  sont  accueillis  comme  des  révéla- 
lions  en  langues  inconnues.  Dans  cet  état  d'exaltation,  les 

«*•  30 


466  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sectaires  croient  que  c'est  l'Esprit  Saint  qui  parle  par  leur 
bouche.  Ils  expliquent  ainsi  comment,  le  plus  souvent,  leurs 
prophètes  ne  comprennent  ni  ne  se  rappellent  eux-mêmes 
ce  qu'ils  ont  prophétisé.  Non  contents  de  se  procurer  des 
extases  et  des  révélations,  certains  khhjsUj  ont  des  recettes 
pour  se  procurer  des  visions.  C'est  ainsi  que,  dans  leurs 
radéniia,  ils  dansent  parfois  toute  une  nuit  autour  d'une 
cuve  pleine  d'eau.  Lorsque  la  salle  se  remplit  de  vapeurs 
et  que  l'eau  de  la  cuve  vient  à  se  troubler,  les  tourneurs 
en  délire  tombent  à  genoux,  s'imagïnant  voir  un  nuage  sur 
la  cuve  et  dans  ce  nuage  le  Christ,  sous  la  forme  d'un  jeune 
homme  brillant  de  lumière.  Dans  toutes  les  folies  de  ce 
genre,  il  faut  faire  la  part  de  l'exaltation  réciproque  des 
fanatiques,  de  la  contagion  magnétique  qui  accroît  le  délire 
des  uns  de  la  démence  des  autres.  Ces  assemblées  d'hommes 
et  de  femmes  à  la  recherche  de  l'extase  suscitenl  des  acci- 
dents nerveux,  des  convulsions,  des  crises  de  catalepsie  et 
tous  ces  phénomènes  d'hypnotisme  que  les  âmes  simples 
prennent  pour  des  marques  d'inspiration  ou  de  ravissement 
céleste.  C'est  ce  qui  s'est  vu  en  France,  au  dix-huitième 
siècle,  chez  les  Irembleurs  protestants  des  Cévennes  cl 
chez  les  conrulsionnatres  du  cimetière  Saint-Médard, 

Les  homme*  de  l>'n't<  se  divisent  «Mi  groupes  désignés  du 
nom  de  /coraM,  c'est-à-dire  de  naviiv  ou  de  nef.  Celle orga 
nisiiiimi,  analogue  à  celle  des  loges  maçonniques,  est  peut- 
être  la  raison  qui  a  valu  aux  hhlysty  le  sobriquet  de 
Francs-Maçons4.  Chaque  korablt  chaque  -  nef  »  comprend 
1rs  flagellants  d'une  \  i 1 1  < • ,  d'un  village,  d'une  région.  Cha- 
cune .1  b  -  prophètes  <•!  ses  prophétesses  donl  les  inspira- 
is Introduite  en  Russie  par  BchwarU  el  Kovikof,  la  franc*  maçonnerie  \  pril 

un  rapide  développement  sont  Cathei il  <-\  Uox.-imiiv  i-r.  i.<  -  !..-<•>.  ili'-jà 

forméet  par  Catherine,  onl  été  supprimées  par  Nicolas,  en  môme  temps  que 

les,  qui  avaient  préparé  l'insurrection  de  décembre  1825.  Ut 

jourd'nul  II   n'existe  plusj  ofûciellemenl  du   moins,  de  francs  maçons  en 

,  Le   emblèmes  maçonniques  sont  exposés  dans  les  mutées,  à  Moscou 

notamment,  comme  des  monuments  archéologiques.  I  >■  •  Iran»  i  maçons  russes 

smblenl  avoir  été  imbus  de  tendance!  mystiques.  On  a'esl  parfois  demandé 

■  il  u'\  avall  pas  eu  de  lien  entre  eux  el  losArÀty  (y  civlli  ésdePétoi  ibourg. 


LB8  KIII.YSTY  DÊ8  MONASTERES.  467 

lions  lui  servent  de  règle,  ee  qui  naturellement  Facilite  la 
diversité  des  croyances  ou  des  rites.  Chacune  a  aussi,  d'or» 
dinaire,  son  christ  et  bs  mère  de  Dieu.  l.«'  premier  chrial 
•  1rs  khlytty,  l\. m  Souslof,  ;i\ait  ainsi  sa  rierge  immaculée. 
Ces  mères  de  Dieu  ou  ces  prophéteeses,  les  dernières  sur 
tout,  n'ont  pas  toujours  l«-  charme  «i«-  Ut  jeunesse  oa  de  la 
beauté;  toutes  n'ont  pas  non  plus  gardé  le  célibat.  Il  • 
a  de  veuves  ou  de  séparées  de  leurs  maris.  Pour  saintes 
vierges,  certaine  khly$ty  aimenl  à  choisir  d<-  belles  « 
bustes  jeunes  Biles,  qu'ils  adorent  comme  nue  incarnation 
de  la  Divinité.  Au  culte  qui  l<-m  est  rendu, oi  i  parfois  roula 
reconnaître,  dan  ogoroéUiyt  une  personnification 

de  la  nature  et  de  la  Ion  itrice.  <»u  a  même  voulu 

les  identifier  avec  la  Terre  mère,  donl  l<-  non  Irait 

dans  les  hymnes  chantées  en  leur  honneur.  U  semble 
que  la  plupart  des  nefs  découvrent  leurs  saintes 
vierges,  plutôt  qu'elles  ne  les  choisissent;  on  les  acclame 
par  inspiration.  Pour  ce  rôle,  les  Illuminés  prennent  de 
préférence  des  femmes  hystérique  b  prédis] 
ports  de  l'extase  ;  une  jeune  fille  sur  laquelle  agit  forte- 
ment la  danse  de  leurs  radéniia,  ou  encore  une  h 
une  possédée  «qui  pousse  des  cris  inconscients.  Des 
névropathes  ne  sont-elles  pas  les  saintes  ou  les  propbé- 
s  qui  conviennent  à  «l>  pareilles  assemble 

Tandis  que  les  vieux-croj  ants  des  deui  rites  sont,  depuis 
Pierre  le  Grand,  confinés  dans  le  peuple,  les  sectes  mys- 
tiques, comme  les  kkbjslij,  ont  parfois  pénétré  dan-  les 
hautes  classes.  D'après  les  oukazes  et  les  actes  officiels,  la 
kfdygtovstchine  aurait,  au  dix-huitième  siècle,  compté  des 
adeptes  dans  tous  les  rangs,  des  prinees  aux  marchande, 
parmi  les  étrangers  comme  parmi  les  Russes,  parmi  les 
ecclésiastiques  comme  parmi  les  laïques.  Chose  digne  de 
remarque,  cette  doctrine,  qui  semblait  renverser  le  chris- 
tianisme, se  propagea  surtout  parmi  les  moines  et  les  reli- 
gieuses, parmi  les  paysans  appartenant  aux  monastères. 


468  LA   RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

Peut-êlre  même  esl-clle  née  à  l'ombre  des  cloîlres.  On  a 
tenté  d'expliquer  celte  anomalie  en  considérant  l'enseigne- 
ment des  lioudi  Bojii  comme  une  réaction  du  bas  clergé 
monastique  contre  l'âpre  domination  et  le  relâchement  du 
haut  clergé.  Il  serait  plus  naturel  de  n'y  voir  qu'une  réac- 
tion contre  le  vide  formalisme  byzantin.  Toujours  est-il 
que  les  murs  silencieux  des  couvents  orthodoxes  semblent 
avoir  entendu  secrètement  prêcher  le  baptême  de  l'Esprit 
après  le  baptême  de  l'eau.  Des  communautés  entières 
d'hommes  et  de  femmes,  telles  que  le  célèbre  couvent 
Dévitchy  à  Moscou,  auraient  été  infectées  de  ces  pieuses 
hallucinations.  Des  moines,  des  nonnes  surtout,  auraient 
ouvert  leurs  cellules  aux  fascinantes  délices  des  tour- 
noyants rcuiénUa.  Des  prophètes  flagellants,  à  commencer 
par  leur  christ  Souslof,  auraient  été  ensevelis  aux  places 
d'honneur  dans  des  églises  orthodoxes,  au  monastère 
Ivanovsky  notamment.  Pour  mettre  un  terme  au  culte 
scandaleux  que  recevaient  les  reliques  des  saints  khlysty, 
l'impératrice  Anne  Ivanovna  dut  les  faire  déterrer  et 
livrer  aux  flammes  par  la  main  du  bourreau*. 

Le  même  phénomène  s'est  reproduit  dans  la  première 
moitié  du  dix-neuvième  siècle,  sous  les  empereurs  Alexan- 
dre Ier  et  Nicolas.  Une  société  de  mystiques  de  ce  genre  fut 
découverte,  en  1817,  dans  une  propriété  impériale,  an 
palais  .Michel,  à  Saint-Pétersbourg.  Celte  société,  dissoute 
par  la  police,  étail  de  nouveau  surprise,  dans  un  faubourg 

de  la  capitale,  viugi   ans  plus   lard.  Les   réunions  de   1817 

avaient  lieu  dans  l'appartement  de  la  veuved'uncolonel,sous 
la  direction  d'une  dameTatarinof,  demeurée  célèbre  dans  les 
annales  du  mysticisme  russe,  tilles  éiaieui  Fréquentées  par 

des  officiers  de  la  -aide  et  «le  hauts  fonctionnaires,^ ème 

temps  que  par  ^*'>  soldais  et  des  gens  de  service.  Là  aussi 

I.  Sbornik  pravit,    >■■!.  ,,  ,•.,.,/.  ,  t.  u   p,  i.\s.  DéouUk^   [Lioudi  Bojii  i 
i  donm   mi  appendice  la  liste  des  prêtres,  diacres,  moines  h  rell- 
ursuivj wkhlytty  de  1746  A  1 762.  On  en  c pto  76;  la  plu- 
part 


LES  KHLYSTY  Civil.!  469 

le  secret  était  la  condition  de  l'initiation:  l'existence  de  la 
société  ne  fut  dévoilée  que  l,;,r  'a  saisie  «l'une  lettre  d'un 
des  membres.  L'évocation  de  l'Esprit,  lu  recherche  de 
L'extase  étaient  l'objet  des  conciliabules  de  la  Tatarinof.  L  - 
adeptes,  ^'appliquant  les  promest  tint  Paul  aux 

nn'ers  chrétiens,  revendiquaient,  eux  aussi,  le  don  de  pro- 
phétie. Pour  le  provoquer,  ils  recouraient  également  è des 
procédés  artificiels,  entre  autres  au  mouvement  circulaire. 
Le  ministre  des  cultes  d'Alexandre  l  ',  le  prince  Galitzyne, 
a  été  soupçonné  d'avoir  honoré-  de  u  présence  ces  danses 
extatiques.  Pour  lui,  et  pour  d'autres  peut-être  des  apec* 

laleurs  ou  des  acteurs  d<  ntalion 

n'était  là  sans  doute  qu'une  fantaisie  de  haut  dilettantisme 

religieux. 

Comme  les  flagellants  du  peuple,  ces  illuminés  de  I  u 
locratie  se  donnaient  les  noms  de  frères  <\  de  soeurs;  1 1 
familières  appellations,  et  la  liberté'  de  ces  pieuses  réu- 
nions, et  le  suave  précepte  d'amour  mutuel,  et  la  douce 
complicité  d'un  secret  en  commun  peuvent  avoir  été,  | 
les  deux  sexes,  l'un  des  attraits  de  ces  mystiques  séances. 
Au  lieu  «les  cantiques  des  khlysty  vil  modelés  sur 

le  rythme  des  chanls  populaires,  la  communauté  du  pa- 
lais  .Michel    avait    des  h\uine>  en   langue   littéraire.    \.  im- 

fiées  à  la  manière  de  Derjavine,  et  parfois  empruntées  aux 
poètes  de  la  France,  de  l'Allemagne, 
khlysty  civilisés  provenaient  mi^  doute  moins  des  paui 
enseignements  de  Daniel  Philippovitch  ou  d'Ivan  Soi 
nue  des  leçons  des  mystiques  de  l'Occident  Leurs  auteurs 
favoris   étaient,  dit-on,  Madame  Guyon  et   Jung-Stilling. 
(Vêlait  l'époque  où  la  noblesse  ru-  pticisme 

voltairien  et  du  matérialisme  encyclopédique,  inclinait, 
par  lespentes  les  plus  opposées,  aux  doctrines  mystérieu 
el  aux  enseignements  arcanes,  où  Saint-Martin  avait  des 
disciples  el  Cagliostro  des  admirateurs,  où  avec  Novikof 
la  franc-maçonnerie  pénétrait  dans  tout  l'empire,  pendant 
qu'avec  Joseph  de  Maislre  l'influence  des  jésuites  s'iiLri- 


470  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

nuait  dans  les  hautes  sphères  pétersbourgeoises.  Dans  ce 
monde  ouvert  à  tous  les  souffles  du  dehors,  sur  celte  terre 
où  germaient  toutes  les  idées  de  l'Europe,  l'illuminisme 
avait,  lui  aussi,  trouvé  un  sol  propice. 

Venu  ou  non  de  l'Occident,  l'illuminisme  russe  se  retira 
peu  à  peu  dans  les  couches  inférieures  de  la  nation;  là, 
chez  un  peuple  grossier,  sur  un  sol  réaliste,  il  se  dégrada, 
se  matérialisa.  Chez  le  moujik  se  propagèrent  toutes  les 
aberrations  auxquelles  peut  conduire  le  dogme  de  la  libre 
inspiration.  Au-dessous  des  zélateurs  de  l'ascétisme  sur- 
girent des  communautés  aux  doctrines  impures,  au  culte 
sensuel,  aux  rites  obscènes.  Là,  comme  ailleurs,  les 
exaltés,  qui  prétendaient  s'élever  au-dessus  de  la  nature 
humaine,  ne  purent  toujours  se  tenir  sur  les  escarpements 
des  cimes  mystiques;  de  l'abrupt  sommet  de  l'illuminisme 
ils  tombèrent  en  d'étranges  chutes.  L'inspiration  passant 
par-dessus  la  morale  comme  par-dessus  le  dogme,  aux 
égarements  de  l'imagination  succédèrent  les  égarements 
de  la  chair.  L'extase  lui  demandée  à  la  jouissance,  et  la 
mysticité  alliée  à  la  voluplé.  Comme  certaines  nations  pri- 
mitives et  certaines  religions  antiques, des  sectaires  du  dix- 
huitième  H  du  dix-neuvième  Biëcle  semblent  avoir  attribué, 
dans  leur  culle,  une  place  à  ['union  îles  sexes.  Peut-être 
fout-il  moins  voir  là  une  impudeur  calculée  qu'une  admi- 
ration ingénue  devant  Le  plus  mystérieux  des  mystères 
de  la  nature.  Partout  les  peuples  enfants  ont  été  enclins  à 
donner  A.  Is  génération  un  caractère  religieux.  L'acte 
qui  perpétue  l'espèce  humaine  et  associe  la  créature  au 
Créateur  peut  prendre,  pour  des  âmes  naïves,  quoique 
chose  de  Burnatureli  jusqu'à  leur  Bembler  l'hommage  le 
plus  agréable  au  Père  de  la  i  le. 

Rien  néanmoins  ne  prouve  que  tous  les  khlysty  aient 
divinisé  la  génération  et  sanctifié  la  volupté.  Loin  de  là. 

on  ne  saurait  croire  que  toutes  leurs  communautés  s'ahan- 

donnenl     au  péché  en  las  ou  en  foule   •    svcUnyi  grekh  . 
Pour  la  plupart,  ce  qui  b  donné  ii<'u  à  cette  accusation, 


LE8  KHLY8TY  :  R1TE8  \ AGENÇA]  i  X.  471 

c'est,  aemble-t-il,  qu'après  leur  qui  dure  parfois 

des  nuits,  frères  et  sœurs,  épuisés  par  leurs  dans* 
leurs  flagellations,  s.-  eouehenl  e(  dorment  ans  imble.  (  *  •  - 1 K* 
habitude  a  dû  être  mal  interprétée;  elle  prêtait  di 
des  abus  qui  ont  pu  dénaturer  ls  i  de  ces  noeiui 

assemblées,  d'autant  qve  la  fustigation  arec     dV 
orties  ,  comme  disent  les  fcfttyaty,  d 
employée  pour  dompter  ls  chair  el  provoquer  l'ail 
\)r  ce  que  l<  >  accusationa  adressées  aui  flagellants  pa- 
raissenl  le  plus  souvent  peu  méritées,  il  ne  suit  point 
qu'elles  ne  l'aient  jamais  lévolion,  on  pourrail  dire 

l'adoration  d'un  khlytt  pou?  ses  christs  si  ses  prophèi 
telle,  qu'il  ae  croit  obligé  d'obéir  à  toute-  leurs  part 
comme  à  des  inspirations  de  l'Esprit,  alors  même  que l< 
commandements  sembleraient  contraires  à  la  morale  rul- 
gaire.  Chez  quelques  communaul  Myaty,  de  même 

que   chea  les  errants,  l'ascétisme  théorique    a   pu  laire 
place  à  une  sorte  de  religieuse  luxui  leur  dédain 

du  corps,  qu'avec    leurs  notions  manichéen 
gardent  souvent  comme  une  création  de  Satan,  certain 

grossiers  mystiques  ont  pu  ae  persuader  que  l'âme, 
faite  par  Dieu  et  à  son  image,  ne  aaurail  être  souillée  par 
les  souillures  du  corps.  Pour  d'autres,  le  péché  »!<■  la  chair 
a  pu  être  un  moyen  «le  dompter  l'orgueil  de  l'esprit,  car  il 
esi  plusieurs  Bentiers  pour  mener  du  mysticisme  à  dos 
maximes  ou  à  des  rites  impurs.  Aussi  ne  aauraitao 
s'étonner  si,  dans  les  secret  blées  des  kMysty  du 

peuple  ou  du  monde,  les  chastes  noms  de  charit 
dilection  chrétienne  ont  parfois,  comme  eh.-/  d'anciens 
gnostiques,  couvert  d'indécentes  pratiques  et  de  prolianes 
amours. 

Les  u  emhrassemenls  fraternels  et  les  baisers  angé- 
liques  ont  pu  çà  et  là  prendre  place  dans  le  rituel.  La 
communion  des  sexes  a  pu  compléter  la  communion  des 
ànves.  cl  l'holocauste  île  la  chair  achever  le  sacritice  spiri- 
tuel. Selon  les  dépositions  recueillies  par  le  Saint-Synode 


472  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

au  dix-huitième  siècle,  certaines  communautés  de  khlysly 
avaient  pour  coutume  de  clore  les  rondes  sacrées  par  un 
souper  en  commun;  cl,  ces  agapes  terminées,  les  frères 
et  les  sœurs  s'abandonnaient  librement  aux  délices  de 
l'«  amour  en  Christ  ».  De  semblables  pratiques  ont  élé 
imputées  aux  khlysly  civilisés  du  palais  Michel  et  aux 
staritses  ou  bélitses  (religieuses  ou  novices)  des  couvents 
lvanovsky  et  Dévilchy,  aussi  bien  qu'aux  rustiques  ado- 
rateurs d'Ivan  Souslof.  L'homme,  et  encore  plus  la  femme, 
est  un  être  d'une  complexité  étrange,  et,  comme  dit  Pascal, 
qui  fait  l'ange  fait  la  bote.  Aux  natures  primitives,  aux 
sens  novices,  les  mystères  inconnus  de  la  volupté  peuvent 
inspirer  une  sorte  de  terreur  religieuse  et  comme  un 
fascinant  vertige.  Il  est  des  vierges  qui  s'y  livrent  avec 
d'autant  plus  de  frénésie  qu'elles  les  redoutaient  davan- 
tage. L'attrait  du  sexe  exerce  sur  certains  tempéraments 
une  obsession  dont  ils  ne  se  délivrent  qu'en  y  cédant; 
tandis  que,  par  une  sorte  de  perversion  intellectuelle,  des 
natures  ral'linéesou  blasées  prennent  plaisir  a  mêler  l'éro- 
lisiue  au  mysticisme,  se  délectant  à  aiguiser  et  a  rehausser, 
l'un  par  l'autre,  le  délire  des  sens  cl  l'ivresse  du  surna- 
turel. Chez  quelques  illuminés,  la  débauche  en  commun 
a  même  pu  ôtre  employée  comme  un  procédé  ascétique, 
un  moyen  d'abattre  le  corps  en  le    rassasiant;  la  volupté 

a  pu  servir  au   même  but  que  la  mortification,  et,  elle 
aussi,  devenir  le  prélude  de  l'inspiration  ou  de  l'extase. 

Une  Becle  voisine,  pour  DO  pas   dire  une  branche  de  la 

l.hlystorstrinm',  la  communauté  des  skakouny  ou  8auteur8t 

Offrait  un  exemple  de  cet  impudique  m\  slicisme.  C'est  ;m\ 

environs  de  Pétersbourg  que  {esskaJcouny  tirent  leurappa 
rition;c'es!  par  la  nouvelle  capitale,  par  cette  fenêtre  ou- 
verte sur  l'Europe,  que  semble  avoir  pénétré  en  Russie 
cette  nouvelle  folie.  La  Becle  pareil  d'origine  étrangère, 

occidentale;  «1 1«-  s'e.sl  d'abord    montrer    au   milieu  des  po- 
pulation   finnoises,  des  populations  protestantes  du  voisi- 


LES  8AUTEUR8  :   EUTES  LICENCIEUX.  473 

nage  de  la  capitale;  lef  paysans  rosses  de  L'intérieur  n'ont 
fait  que  se  l'approprier. Les  sauteursont  été  signalés,  pour 
la  première  fois,  sons  le  règne  d'Alexandre  I  :  c  était  une 
variété  de  khlysty;  iii  n'en  différaient  guère  que  par  le 
mode  de  leurs  mouvements. 

Au  lieu  de  tourner  en  rond,  les  tkakcuny  sautaient  :  d'où 
leur  nom  de  sauteurs.  Eui  aussi  se  réunissaient  de  nuit  et 
t  h  secret,  l'hiver,  dani  une  cabane  écartée,  l'été,  au  fond 
des  bois.  Le  chef  de  le  communauté  entonnatl  un  «aniiqu»" 
d'une  voix  lente;  il  pressait  peu  à  peu  la  mesure,  accélé- 
rant toujours  li-  rythme.  Tout  à  coup  il  commençai!  à 
sauter,  cl  1< -s  assistants  l'imitaient  »'u  chantant.  Les  sauts 
et  les  chants  devenaient  de  pi  us  en  plus  rapides;  l'enthou- 
siasme s'exprimait  par  des  cri»  de  plus  en  plus  forts  et  des 
bonds  de  plus  en  plus  liants,  (/heure  trn- 

\aii  au  milieu  de  ces  transports,  l-1'  trait  particulier  d 
singulier  office,   c'est  qu'il   s'accomplissait   par  couples 
d'hommes  et  de  femmes,  qui  d'ordinaire  s'étaient  d'avance 
engagés  pour   la  danse  Dans  les  réunions 

skakounydeB  (unirons  de  Pétersbourg,  lorsque  l'exaltation 
était  à  son  comble,  l'officiant  déclarait  qu'il  entendait  la 
voix  des  anges.  Les  sauts  s'arrêtaient,  les  lumièn 
gnaient,  les  couples  se  livraient  dans  les  ténèbres  aux  dou- 
ceurs de  1'  «  amour  en  Christ  ».  Dana  loua 
les  sentiments,  tous  les  appétits,  d  pour  inspirés, 
et  leur  satisfaction  pour  légitime.  L'inceste  n'était  point 
regardé  connue  un  péché,  tous  les  fidèles,  au  dire  des 
taires,  étant  frères  en  Christ  A  leurs  yeux,  l'amour  ayant 
un  principe  surnaturel,  c'était  un  acte  de  religion  qui 
Obéir.  Aussi  regardaient-ils  le  mariage  connue  une  im- 
piété, et  ne  se  laissaient-ils  marier  qu'atin  de  se  dissi- 
muler. Pour  justifier  leurs  maximes,  ils  alléguaient  les 
plus  scabreuses  histoires  de  la  Bible,  les  tilles  de  Loth,  le 
harem  de  Salomon.  A  côté  de  ces  pratiques  immondes, 
les  sectaires  russes  ou  linnois  des  environs  de  Pétersbourg 
avaient  des  rites  repoussants  et  abjects.  Telle  la  eonimu- 


474  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

nion,  qui  consistait  dans  un  rapprochement  avec  le  chef 
de  la  communauté,  regardé  comme  un  Christ  vivant.  A  ses 
disciples,  cet  impudent  prophète  donnait  à  baiser  sa  main 
ou  ses  pieds,  aux  plus  fervents  sa  langue.  Comme  les 
khlyêty,  ces  sectaires  se  distinguaient  du  reste  par  leur 
sobriété;  un  zélé  sauteur  se  reconnaissait  à  sa  pâleur1. 

Les  efforts  du  clergé  et  de  la  police  ne  purent  empêcher 
[e&8kakouny  de  pénétrer  dans  l'intérieur  de  l'empire,  où  ils 
devaient  se  confondre  avec  les  khlysty.  Les  sauteurs  des 
districts  de  Pélcrsbourg  et  de  Peterhof  avaient  été  dispersés, 
les  hommes  emprisonnés,  les  femmes  mises  dans  des 
maisons  de  correction.  Au  bout  de  quelques  années,  on 
découvrit  des  communautés  de  sauteurs  dans  les  gouver- 
nements de  Kostroma  et  de  Riazan,  de  Smolcnsk  et  de  Sa- 
mara,  au  nord  et  au  sud,  à  l'ouest  cl  à  l'est  de  Moscou. 
Chez  les  skakunny  de  Riazan,  la  licence  avait  revèlu  une 
forme  plus  solennelle  et  plus  mystérieuse.  Après  que  la 
danse  habituelle  avait  été  célébrée  par  un  groupe  choisi 
d'adeptes  des  deux  sexes,  une  femme,  parée  du  titre  de 
mère  de  Dieu,  appelait  les  jeunes  filles  à  jouir  de  l'amour 
du  Christ,  représenté  par  un  paysan.  Parodiant  la  parabole 
des  vierges  sages  et  des  vierges  folles,  la  sainte  entremet* 
teuse  convoquait  en  cantiques  rimes  l'assistance  à  une 
sorte  de  communion  charnelle.  «  Approchez,  ô  fiancées, 
voici  venir  L'époux  qui  vous  accueillera  avec  amour.  Ne 
rous  laissez  pas  aller  au  sommeil,  ne  ferme/,  pas  l'œil,  ô 
jeunes  biles,  tenez  vos  lampes  allumées.  »  El  pendant  ce 

1.  Sbomikprav,  ttèd.  o  rtufc.,  t.  II,  p.  86.  Il  m  peul  qu'ainsi  que  les  kMytly 
les  ikdkouny  aient  été  parfoii  calomniai  6t  qu'il»  n'aient  été  qu'une  variété 

■  h-  fuaken.  9oui  la  règne  d'Alexandre  ir\  leuri  réunions  ayant  été  interdites 
pat  la  police  I  i;i  requête  des  pasteurs  luthériens,  dont  les  ouailles  formaient 

la  secte,  les  sauteurs  réclamèrent,  o  Notre  service,  disaient  lis 

■  i  un  une  pétition  au  ministre  des  cultes,  consiste  on  chanta  sacrés  et  on  lec- 

Biblei mpagnéi  de  baisers  d'amour  fraternel  et  de  marques  de 

chrétienne,  en  discours  pieui  proférés  par  loi  différents  prédicateurs 

qu'une  Inspiration  soudaine  (ait  lovet  au  milieu  de  l'assemblée,  enfin  en 

i,i.i  i ii i . ! •inr-i ii   de  corps    génuflexioni  et  prosternations,  avec 

plem  -,  soupirs  ou  Invi  ntimi  ati  provoqués  par  le  parole 

leur.  » 


SAUTEURS  OU  KHLY8TY.   :  RITES  LICENCIEUX.       475 

mystique  appel  ;m  libertinage,  le*  auditeurs  s'inclinaient 
et  se  signaient  avec  dévotion  devant  leur  prophélesae.  Ail- 
leurs, oca  formes  arcanes  étaienl  laissées  il«-  côté;  le  rond 
licencieux  se  montrait  presque  à  nu.  Dîna  leurs  offices,  les 
sauteurs  ou  khlysty  <lu  gouvernement  de  Smolensk  se  dé- 
pouiliaienl  de  toul  rétament,  ce  qui  leur  avait  fait  donner 
le  sobriquet  de  cup  I  ne  coutume  an  ivait 

peut-être  valu  aux  survivants  du  cercle  de  Mme  Talarinof, 
découverts  a  Pétersbourg  en  1849,  Le  surnom  populaire 
d'odamtfes,  déjà  porté  par  une  secte  des  premier! 
Chez  plusieurs  de  ces  tkakouny,  le  nyatique 

semblail  B'être  évanoui,  les  cantiques  étaienl  a  dea 

chansons  erotiques;  la  secte  se  recrutait  parmi  les  Jeunes 
gens  el  les  jeunes  filles,  entraînés  par  l'appel  <lu  plaisir. 

Ces  oppositions  ou  lisme  el  de 

naturalisme  ne  sont  pas  les  seules  que  nous  oflreol 
sectes  d'illuminés.  Aux  rites  licencieux  quelques  vision- 
naires cul  joint  ou  substitué  tirs  cérémonies  sanglanlee. 
Gomme  la  volupté  et  la  génération,  la  souffrance  et  ta 
mort  ont  pu  prendre  une  place  dans  1«'  culte.  La 
lion  el  la  mort,  les  deux  extrémités  des  choses  humaines, 
l'alpha  et  l'oméga  de  t<>ui  être  vivant,  sont  les  deux  eh 
qui  frappent  le  plus  violemment  l'imagination;  toutes  deux 
prennent  presque  également,  chei  les  peuples  enfants,  on 
aspecl  religieux.  De  tout  temps» des  forcei  ni  plu  à 

les  associer  à  l'ombre  des  temples,  il  en  *  *  lait  ainsi,  dans 
l'antiquité,  de  plusieurs  des  cultes  de  l'Orient,  de  la  Syrie 
notamment.  Pourquoi  la  superstition  ne  les  aurait-elle 
pas  accouplées  ça  et  là  dans  les  isbas  russes?  Pour  les  in- 
telligences primitives,  le  sang  s  été  partout  le  grand  puri- 
ficateur. A  une  époque  même  de  haute  culture,  sous  la 
Rome  impériale,  la  Banglante  aspersion  du  taurobole  et 
du  criobole  était  le  dernier  effort  du  paganisme  expirant. 
Le  sacrifice,  l'holocauste  vivant  s  etc.  chez  tous  les  peu- 
ples, l'acte  religieux  par  excellence.  La  grande  originalité 
du  christianisme  a   été  de  le  supprimer  pour  le  rem- 


476  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

placer  par  le  mystique  sacrifice  de  l'agneau.  Comment 
s'étonner  que,  par  une  sorte  de  rétrocession  ou  d'ata- 
visme, il  ait  pu  se  trouver,  au  fond  d'un  peuple  encore  à 
demi  païen,  parmi  les  descendants  de  tribus  barbares 
superficiellement  converties,  des  natures  assez  grossières 
pour  ne  point  se  contenter  du  symbolique  holocauste  de  la 
cène  chrétienne,  et  revenir  clandestinement  au  sacrifice  de 
chair  et  de  sang?  C'est  ce  qu'on  a  souvent  imputé  à  cer- 
tains sectaires  russes,  aux  khlysty  spécialement.  Ils  ont 
été  maintes  fois  soupçonnés  de  remplacer  le  vin  eucharis- 
tique par  le  sang  d'un  enfant.  On  sait  que  cette  sorlc  de 
cannibalisme  sacré  est  un  des  reproches  que  les  différents 
cultes  se  sont  le  plus  fréquemment  jetés  à  la  face.  Les 
chrétiens  en  ont  été  accusés  par  les  païens;  les  juifs,  par 
les  chrétiens.  Le  plus  grand  nombre  des  khlysty  ne  mérite 
probablement  pas  plus  celte  sauvage  imputation  que  celle 
d'immoralité.  Certains  traits  nous  inclinent  cependant  à 
croire  que  toutes  les  histoires  de  ce  genre  ne  sont  pas  de 
pure  invention.  Elles  s'accordent  trop  avec  d'autres  pra- 
tiques trop  bien  constatées  chez  ces  singuliers  mystiques. 
Voici  comment  semblaient  procéder  à  la  communion  les 
khlysty  accusés  d'unir  les  rites  sanglants  aux  rites  volup- 
tueux. Au  lieu  de  se  servir  uniquement,  pour  Unir  cenc 
de  pain  noir  el  d'eau,  s. 'Ion  la  coutume  de  la  plupart  des 
flagellants,  ils  se  servaient  de  la  chair  ou  du  Bang  d'un 
enfanl  nouveau-né,  non  pas  du  premier  enfant  venu,  mais 

du   premier   lits  d'une  jeune   tille   non   mariée,  érigée   en 

sainte  vierge   01 bre   de    Dieu,  bogorodilsa,  el   saluée 

comme  t<dl«'  dans  les  radéniïade  la  série.  «Tu  es  bénie 
entre  toutes  les  femmes,  lui  disaient  1rs  prophétesses  en 

prosternant  devanl  elle;  lu  donneras  naissance  à  un 
Sauveur  dans  les  langes.  <  1  tous  les  mis  viendronl  adorer 
le  Isar  céleste.  •  Duranl  cette  parodie  de  la  salutation  an- 

ique,  les  vieilles  prophétesses  dépouillaient  la  nouvelle 

vêlements;  on   la  plaçait  nue  sur 

un  autel,  an  des  images,  el  les  Qdèles  venaient,  à 


KHLYSTY  :  EUTES  SANGLANTS.  477 

lowr  de  rôle,  lui  rendre  nne  Borie  de  culte  obscène,  lui  liai- 
saut  1rs  pieds,  les  mains,  l«  h  seins,  en  se  courbant  "levant 
elle  avec  force  signes  de  croix.  Ils  t'appelaient  souve- 
raine reine  du  ciel,  el  la  priaient  de  les  juger  dignes  de 
communier  de  Bon  corps  très  pur,  lorsque,  par  le  Saint- 
Esprit,  naîtrait  d'elle  un  petit  christ  khrùUmk  .  Quand*  à  la 
suite  îles  radénHa  qu'elle  était  la  première  à  danser,  la  tu- 

goroditta  devenait  enceinte,  § niant,  si  c'était  une  tnie, 

devenait  plus  tard,  à  son  tour,  une  sainte  tait 

un  (Ils,  un  khrùtoêik,  il  était  immolé  le  huitième  jour 
après  sa  naissance.  A  en  croire  certains  récits,  on  lui  . 
«■ait  le  coeur  avec  une  lance  analogue  à  la  lance  liturgique 
en  usage  dans  l'Église  orientale  pour  couper  le  pain  con- 
sacré. Le  sang  et  le  cœur  de  ce  petit  christ,  mêlés  à  du 
miel  et  à  de  la  farine,  servaient  a  la  confection  des  gâteaux 
eucharistique-,.  C'était  ce  qui  s'appelait  communier  du 
sang  de  L'agneau;  car  celte  cène  in:  ispirait  d'un 

sombre  réalisme,  a  ces  prétendus  mystiques  il  (allait,  pour 
la  communion,  un  vrai  corps,  un  vrai  saoj  |ues-uns 

communiaient,  assure-t-on,  avec  le  sang  chaud  de  leur 

petit  Jésus,  et  faisaient  dessécher  la  ehair  pour  la  réduire 
en  poudre  et  en  préparer  leurs  kaltitchi  ou  gàtoaui  de 
communion.   D'autres    t'ois,    c'était    une   jeune    fille,    Une 

sainte  vierge  »,  vivante  et  volontaire  victime,  dont  le 
sein  gauche,  enlevé  au  milieu  <!  j  chants, 

servait  de  nourriture  eucharistique1. 

Ont-ils  jamais  été  autre  chose  «pie  des  monsiruos 
isolées,  de  pareils  rites  ne  pouvaient  brer  que  de 

loin  en  loin  en  des  contrées  écartées.  Ils  ont  toujours  dû 

être  [dus  rares  dans  la  Russie  moderne  que,  en  Amérique, 
le  sanglant  oaudoux  africain,  le  sacrifice  du  a  bouc  Bans 

cornes  a  encore  en  usage  chez  les  noirs  de  Haïti.  En  Ht 

on  est  d'autant  plus  porté  à  se  délier  des  récils  de  ce  genre 

1.  Mgr  Philarèle,  hloriia  Roustkoï  t$erhritV  période,  111:  Haxlhausen, 

Sludien,  t.  1,  cl»,  vin,  p.  345;  Livano!',  llaskoliiiki  i  Ustrojniki,  t.  Il,  p.  2"fl; 
Réoutsky,  l.itiudi  Bojii  i  Skoptay,  p.  35. 


478  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

que  le  paysan  est  généralement  plus  doux.  Il  est  des  aber- 
rations du  fanatisme  qu'on  ne  saurait  cependant  révoquer 
en  doute  et  qui  rendent  moins  sceplique-pour  les  horreurs 
de  celle  sorte.  Comment  oublier  qu'il  s'est  trouvé  des 
énergumènes  pour  prêcher  le  suicide  par  le  fer  ou  par 
le  feu,  tandis  que  d'autres  recommandaient  l'holocauste  des 
enfants?  La  communion  n'est  peut-être  pas  le  seul  sacre- 
ment que  la  superstition  se  soit  ingéniée  à  perfectionner 
à  l'aide  de  rites  sanglants.  J'ai  entendu  raconter  que,  en  je 
ne  sais  quel  district,  des  forcenés,  flétris  du  surnom  de 
sangsues,  enseignaient  de  baptiser  les  nouveau-nés  avec  le 
sang  de  leur  mère.  De  pareils  récits  sont-ils  suspects,  une 
secte  contemporaine  pratique,  au  su  de  tous,  le  baptême 
du  sang  ou  du  feu,  en  l'entendant  d'une  façon  plus  odieuse 
encore.  Nous  voulons  parler  d'une  secta  mystique  comme 
los  khly8ty,  rapprochée  de  ces  derniers  par  son  origine  et 
par  ses  dogmes,  la  secle  des  slcoptsy  ou  mutilés. 


CHAPITRE    VIII 

mystiques  :   les  blai  nb  -    eunu 

iniitilaiii.ii  comme  moyi  d  i  lu  feu.  liul 

.l<Mi v  iex<  us  de 

propagande.  -  i 

khlystj.  Leur  Christ  ilu  div-huilicun  I 

ou  nefs.  Leur  millénarisme.  l'ieriv  III  •(   N 
—  Professions  favoi 

intage  d'avoir  'le»  manques  i rt-  lc>  al 

Leurs  pi  Isy  >|iiiiiu. 


Des  mystiques  comme  les  /.v.  -  illuminés  aux 

doctrines  Ascétiques  ou  sensuel]  snl  l'inspiration 

en  règle  de  ta  foi,  il  montrés  de  tout  temps,  chez  les 

peuples  où   l'imagination  religieuse  b  i 
mière  puissance.  Due  secte  qui  de  lapins  inte  pra- 

tique de  l'esclavage  <  t  des  harems  d'Orient  l'ait  un  sysl 
religieux,  une  secte  qui  converti!  la  castration  de  l'homme 
en  obligation  morale,  ne  s'est  peut-être  rue'qu'en  Russie. 
Il  est  facile  île  trouver  aui  thoptoy  di 
dans  Le  paganisme  ou  même  dans  le  christianisme,  depuis 
les  prêtres  de  Cybèle  ou  d'Atys,  qui  semblent  n 
mutilés  que  par  symbolisme  religieux,  jusqo'an  savant 
Origène  qui,  dans  la  mutilation  du  corps,  cherchait  la 
paix  de  l'esprit.  La  pensée  du  grand  docteur  d.'  I  B| 
est  une  de  celles  qui  inspirent  ses  imitateurs  russes;  elle 

n'est  point  la  seule.  L'émasculalion  est  une  forme  d'as- 
cétisme :  c'est  la  plus  radicale  des  macérations,  la  plus 
effective  des  pénitences.   Dans  leur  haine  contre   les  BOUS 

et  la  chair,  les  skoptsy  retranchent  par  le  1er  le  -    g 
la  tentation.   A  leurs  yeux,  le  meilleur  moyen  d'ani\ 


480  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

l'extase  ou  au  don  de  prophétie,  c'est  de  rendre  l'esprit 
libre  du  corps  en  anéantissant  les  appétits  corporels.  Pour 
s'unir  à  Dieu,  l'homme  doit  devenir  semblable  aux  anges, 
il  doit  abdiquer  tout  sexe.  Ces  rêveries  de  sectaires  fréné- 
tiques, les  skoptsy  les  ont  poétiquement  développées  dans 
leurs  hymnes  et  leurs  vers.  Par  allusion  à  cette  pureté 
idéale,  ils  se  donnent  à  eux-mêmes  le  nom  symbolique 
de  blanches-colombes  (bélyie  goloubi).  Ils  se  vantent,  dans 
leurs  cantiques,  d'être  plus  blancs  que  la  neige.  Ils  sont  les 
purs,  les  saints  qui  traversent  sans  se  souiller  ce  monde 
de  péché,  les  vierges  qui,  dans  l'Apocalypse,  suivent  par- 
tout l'Agneau. 

Des  étrangers  ont  été  tentés  de  voir,  dans  la  doctrine  de 
ces  ennemis  de  la  génération,  le  terme  logique  du  pessi- 
misme. Rien  de  plus  juste  en  apparence  :  la  vie  étant 
mauvaise,  il  faut  en  tarir  la  source;  la  génération  étant  la 
grande  coupable,  il  faut  en  retrancher  les  organes.  Tel 
ne  semble  pas  cependant  le  point  de  vue  des  skoptsy 
russes.  S'ils  suppriment  en  eux  la  faculté  reproductrice, 
ce  n'est  pas  que  leur  main  ait  soulevé  le  voile  trompeur 
de  la  Maya,  ce  n'est  pas  que  leur  volonté  se  soit  détachée 
de  la  vie  et  qu'ils  se  refusent  à  être  complices  des  pièges 
de  la  nature.  Leur  Frigide  chasteté  d'eunuques  n'est  point 
le  premier  pas  dans  «  la  voie  de  la  négation  à  l'existence  ». 
Ils  n'uni  rien  de  Schopenhauer  ou  du  Bouddha;  ils  sont 
moins  pessimistes  que  mystiques.  Ils  n'oni  pas  en  vue  la 
Un  de  l'espèce,  mais  la  perfection  de  l'individu  et  la  glorifi- 
cation de  Dieu,  il  ne  professent  point,  que  la  \ie  esl  mau- 
vaise e1  De  cherchent  pas  à  s'affranchir  du  mal  de  l'être. 
Leurs  visées  sont  moins  philosophiques  que  théologiques; 
elles  ne  sortent  pas  du  cercle  d'idées  communes  aux  sectes 
russes. 

Ku  touchant  au  mariage  et  à  la  génération,  L'esprit  de 
secte  i  provoqué  en  Russie  les  égarements  les  plus  con- 
traires.  il  &  itiscité,  d'un  côté,  l'impudent  libertinage  de 
certains  sans-prétrea  et  l'impudique  ■•  amour  en  Christ  • 


j.i:s  SKOPTSY  OU    Mi'ïi:       .  i8l 

de  quelques  khly$iy\  de  l'autre,  le  célibat  obligatoire  de 
plusieurs     sans*msriage     et  la  mutilation  des  blatu 
colombe*.  Dans  leur  aversion  pour      l'œuvre  de  «haïr  ■> 
les  skoptty  *e  rapprochent    de  certains  beapopovtey. 
poinl  de  contact  n'es!  pas  le  seul.  Entre  ces  fanatiques, 
en  apparence   isolés,  el   les  vieux-croyants  du   ras/col,  il 
n'est  pas  Impossible  de  trouvai  plus  d'un  trait  de  resseav 
blance  et,  jusqu'en  des  aberrations  divergentes,  des  ten- 
dances analogues.  Ces!  d'abord  !»•  i  qui, 
chez  le  ikopt  to,  comme  cbea  le  Un  <> 
montre  enclin  à  pousser  les  idées  jnsqu  au  bout,  m 
culant  devant  aucune  extrémité.  C'esl  ensuite,  jusque  ehea 
ces  mystiques  qui  en  semblent  le  phis  éloignés,  l<- i 
réalisme    moscovite,   qui    s'insinue  dans    l'illuminhune 
même,  matérialisant  l'ascétisme,  aitad  anl  le  salut  à  Une 
opération  de  chirurgie.  C'est  encore  le  culte  de  la  lettré, 
l'amour  du  sens  littéral,  c'est»!  dire  la  chose  qui,  d'halu- 
lude,  répugne  le  pins  au  m > --t i< j u.-.  Les  tkopity  iu\ •  •- 
quent  dans  l'Évangile  un  texte  plus  facile  à  citer  en  lalin 
qu'en  français1.  Le  Christs  dil             Ion  oui  dreil  te 
scandalise,  arrache-le  si  jette-le,  et  si  ta  main  droite  te 
scandalise,  coupe  la  main  el  jelte-la      I        nseil,  les 
nouveaux  origénistes  l'érigenl  en  précepte,  svec  le  même 
aveuglement  que  les  rae&o&u/bt,  d'autres  textes  non  moins 
malaises  à  entendre  à  la  lettre.  Ces  versets,  par  lesquels 
ils  justifient  la  plus  bizarre  de  leurs  coutumes,  ne  sont 

pas  les  seuls  que  les  tkoptty  prennent  au  sen-  littéral;  Us 

en  font  autant  des  prophètes  el  de  l'Apocalypt  miel 

et  île  saint  Jean. 

Ce  n'est  point  d'ordinaire  sur  les  jeunes  enfants  que  les 
&koptey  pratiquent  leur  rite  fondamental;  c'est  le  plus 
Bouvenl  sur  des  hommes  faits,  alors  que  le  sacrifice  est 
le  plus  dur  et  l'opération  le  plus  dangereuse.  Cette  san- 

1.  «  Sunt  cniui  eunuclii  qui  de  mairie  siéra  sic  Mli  >uut.  et  twM  ettaddiiqai 
facll  sunt  ;il>  lioiiiinilius.  el  sunt  eunuclii  qui  Mipaoa  tastraveiunt  proptei1 
regoum  cœlorum  :  <pii  poteat  capere  captât.  »  [VtUgatt,  Maith..  mx,  12.) 

m.  31 


482  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

glante  initiation  a  parfois  plusieurs  degrés  :  la  mutilation 
est  complète  ou  incomplète;  suivant  l'un  ou  l'autre  cas, 
elle  porte,  chez  les  sectaires,  les  noms  de  sceau  royal  ou  de 
seconde  pureté*.  Les  femmes  n'échappent  pas  toujours  à. 
l'horrible  baptême.  Pour  elles,  la  mutilation  n'est  pas  obli- 
gatoire; beaucoup  cependant,  lors  de  leur  admission  parmi 
les  «  colombes  »,  reçoivent  les  stigmates  de  la  secte 
et  le  sceau  royal,  qui  est  le  signe  de  l'entrée  au  nombre 
des  purs.  Chez  elles,  les  skoptsy  paraissent  s'en  prendre 
plutôt  à  la  faculté  de  nourrir  qu'à  la  faculté  d'engendrer. 
Le  sein  nouvellement  formé  de  la  jeune  tille  est  amputé  ou 
défiguré,  sa  poitrine  soumise  à  une  sorte  d'odieux  ta- 
touage. Parfois  les  deux  mamelles  sont  entièrement  enle- 
vées. Chez  quelques  femmes,  le  fer  des  fanatiques  va  plus 
loin,  il  s'attaque  à  des  organes  plus  intimes,  sans  que  le 
plus  souvent  ces  incisions,  exécutées  par  des  mains  igno- 
rantes, rendent  les  malheureuses  qui  les  subissent  inca- 
pables d'être  mères.  Des  procès  ont  mis  en  lumière  ces 
outrages  à  la  nature  humaine  :  on  a  discuté  devant  la  jus- 
tice les  procédés  chirurgicaux  employés  pour  ces  détes- 
tables cérémonies.  Les  juges  ont  vu  de  vieilles  femmes 
octogénaires  et  des  jeunes  filles  de  quinze,  de  dix-sept,  de 
vingt  ans  toutes  diversement  déformées  par  le  couteau 
ou  les  ciseaux  des  fanatiques s.  La  plupart  des  jeunes  Nie- 
limes  avaient,  «à  la  fleur  de  l'âge,  perdu  la  fraîcheur  de  la 
jeunesse  ;  c me  celui  du  sfcopete,leur  visage  était  préma- 
turément flétri.  Quelques-unes  déclaraient  ne  point  se 
souvenir  de  l'époque  où  ellea  avaient  été  soumises  à  ce 
sauvage  traitement.  Il  n'est  pas  Impossible  qu'on  ait  par- 
loi-,  confondu  avec  les  rites  des  skoptsy  de  barbares  pra- 


I.  l'our  h's  hommes,  ||  première  pureté  semblerait  consister  dam  l'abla 
imii  des  testicules,  Is  seconde  dans  l'ablation  <\<-  la  verge.  H  \  a  du  reste 
différentes  manières  ds  procéder  à  ces  opérations. 

v.  Voyes  par  exemple,  dans  le  procès  de  K Irine  loi  dépositions  des 

itoire  '!'•-  accusés.  Skoptcheakoi  /'■■/.,  i  Prottctt  Kou 


drinykh    Moscou,  \h~,\, 


LES   SKOPTSV    :    I.A   MUTILATION. 

liqucs  inspirées  à  d'ignorants  parents  par  d'autres  su- 
perstitions*  I)'-    semblables    mutilations    <l<-   la    Femme, 
signalées  par  les  ancii  ânes  chroniques  chez  les   païens 
de  la  /<"'<*  primitive,  se  seraient  retrouvi 
chez  <l«-s  tribus  finnois* 

il  semble,  au  premier  abord,  qu'une  pareille  religion  ne 
se  puisse  recruter  qu'à  t'aide  de  prosélytes  étrang<  rs  :  il 
n'en   est   point  entièrement  ainsi.   Les   nkoptty  ne  con- 
damnent pas  tous,  d'une  manière  absolue?  le  mai 
la  génération.  sidérant  comme  les  élus  de  Dieu,  l<  i 

dépositaires  de  la  sainte  doctrine,  il  en  est  qui  se  croient 
permis  de  donner  la  \  le  à  des  enfants  |  our  leur  ti  ansm< 
la  vraie  foi.  Souvent  ce  n'eal  qu'après  la  na  d'un 

lils  que  le  père  passe  à  l'état  de  pur  esprit.  L'enfant 
grandit  en  Bâchant  à  quelle  immolation  il  est  destiné. 
L'homme  qui,  l'heure  venue,  refuserai!  de  se  soumettre 
au  sanglanl  baptême  sérail  en  butte  auz  poursuites  el 
vengeances  des  Bectaires,  qui  forment  dans  l'empire  une 
vaste  association,  dont  l«-^  membres,  o  mme  ceni  des 
sociétés  i  i  politiques,  Be  permettent  d  eux- 

mêmes  justice  des  traîtres  el  des  déserteurs.  <»n  entend, 
à  ce  sujet,  de  lugubres  histoires.  On  aftonefe,par  exemple, 
avait  un  lils  qui,  arrivé  à  l'âge  d'homme,  s'enfuit  de 
la  maison  paternelle,  passa  à  l'étranj  ']  maria.  Au 

bout  d'une  quinzaine  d'années,  il  crut  pouvoir  revenir  dans 
sa  patrie;  il  fut  reconnu  par  son  père  et  disparut. 

Soi!  pour  perpétuer  leur  doctrine  avec  len 
pour  se  mieux  dissimuler  el  se  donner  i  n  même  lemj  s  les 
avantages  de  la  vie  conjugale,  les  skoptsy  se  marient  sou- 
vent, et  ees  ménages  inféconds  ou  d'une  >!eiiliié  préma- 
turée semblent  souvent  heureux,  comm  -  froides 
unions  étaient  d'autant  plus  paisibles  que  la  passion  \  ,• 
moins  de  part.  A  en  croire  certains  récits,  il  \  aurait,  parmi 
les  blanches-colombes,  des  époux  assez  débonnaires  pour 
laisser  leurs  femmes  leur  donner  d'ailleurs  des  enfants 
qu'ils  ne  peuvent  engendrer  eux-mêmes.  Mariés  ou  non. 


484  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ayant  ou  non  des  héritiers  de  leur  sang,  les  skopsty  ne  suf- 
fisent point  à  la  reproduction  de  leur  secte.  Il  leur  faut 
chercher  des  prosélytes,  el.  pour  s'en  procurer,  ils  n'é- 
pargnent ni  fatigue,  ni  ruse,  ni  argent.  Les  sacrifices  que 
s'imposent  à  cet  égard  les  blanches-colombes  s'expliquent 
par  leurs  doctrines.  Comme  la  plupart  dos  sectaires  rus- 
ses, les  shoptsy  sont  millénaires.  Ils  attendent  un  messie 
qui  doit  établir  son  règne  en  Russie  et  donner  l'empire  de 
la  terre  aux  saints,  aux  vierges.  Or,  selon  l'Apocalypse 
[VI,  10,  11),  ce  messie  ne  doit  paraître  que  lorsque  le 
nombre  des  saints  sera  complet.  Pour  que  le  nouveau  et 
dernier  Christ  vienne  leur  assurer  l'empire,  il  faut  que  les 
hommes  marqués  du  sceau  de  l'Ange  soient  au  nombre  de 
144  000;  aussi  tous  leurs  efforts  tendent-ils  a  atteindre  le 
chiffre  apocalyptique. 

Les  riches  marchands  emploient  souvent  leur  fortune  à 
la  propagande.  Aux  promesses  de  la  béatitude  étemelle  ils 
ne  dédaignent  point  de  joindre  le  grossier  appât  du  bien- 
être  terrestre.  Tantôt  ce  sont  de  pauvres  gens,  des  soldats 
surtout  qu'ils  séduisent  par  des  offres  brillantes;  tantôt 
ce  sont  de  pauvres  enfants  qu'ils  se  font  céder  pour  les 
élever  dans  leurs  principes.  Ils  recherchent  de  préférence 
les  enfants  et  les  adolescents,  s'efforçant  de  les  pénétrer 
de  la  nécessité  de  «  tuer  la  chair  ».  Ils  y  réussissent  par- 
lois  >i  bien  qu'on  a  vu  des  garçons  (Tune  quinzaine  d'an- 
nées s'amputer  eux-mêmes  pour  se  délivrer  des  troubles 
de  la  puberté.  Parfois  ces  apôtres  de  la   pureté  ne  se 

fonl   pas    scrupule  de   recourir  à    la   force   OU   à    l'arliliee. 

ils  surprennent  le  consentement  de  leurs  victimes  par 
d'équivoques  formules,  ne  révélante  leurs  confiants  pro- 
sélytes le  dernier  mol  de  leur  doctrine  que  lorsqu'il  est 
Irop  lard  pour  se  dérober  à  leur  couteau.  Deux  hommes, 
l'un  encore  jeune,  au  teinl  frais,,  l'autre  âgé,  au  visage 
jaune  el  glabre, causaient  un  soir  <'u  prenant  le  Hié  dans 
une  maison  de  Moscou.  •  Les  vierges  paraîtront  seuls 
devant  i('  trône  du  Très  Haut,  disait  le  dernier.  Qui  regarde 


LES  SK0PT8Y  :  LEUR  PROPAGANDE.       485 

une  femme  en  la  désirant  commet  l'adultère  dans 
cœur,  el  les  adultères  n'entreronl  pas  dans  le  royaume  des 
deux.  —  Que  devons-nous  donc  faire,  nous  pécheurs? 
demandail  le  jeune  nomme.  —  Ne  sais-tu  pas,  reprit  !<■  plus 
la  parole  du  Sauveur  :  si  ton  œil  droit  te  scan  lalise, 
arrache-le  el  jette-ie!  Ce  qu'il  Tant  faii  luer  la 

chair.  Il  faut  devenir  semblable  aux  anges  incorporeli 
cela  ne  se  peut  que  par  le  blanchiment  6  i 

ce  que  le  blanchiment?    interrogea  le  jeune  homme, 
lieu  <lc  répondre,  l<-  vieillard  invita  son  compagnon 
suivre;  il  le  fit  descendre  dans  une  cave  brillantede  lu  un. 
Une  quinzaine  d'hommes  el  de  femmes  étaient  lé  rassem- 
blés, tous  velus  do  blanc,  Dana  an  ••••in.  nn  poêle  on  le 
feu  flambait.  Après  des  prières  el  des  dans*  s,  à  Is  rnsn 
des  khlysty,  l'initiateur  «lit  à  son  prosélyte  :     Voici  l'heure 
d'apprendre  ce  qu'est  le  blanchiment  .  Et,  sans  qu'il  eût  le 
temps  de  faire  des  questions,  le  can  chun  il  pai  les 

assistants,  les  yeux  bandés,  la  bouche  bâillonnée,  rat 
étendu  à  terre,  pendant  que  l'apôtre,  armé  d'un  couteau 
rougi  au  feu,  lui  imprimait  le  sceau  de  Is  pureté*.  Cette 
aventure,  arrivée  à  un  paysan  du  nom  de  Saltykof,  i  pu  se 
reproduire  plusieurs  fois.  Évanoui  durant  l'opération,  1<* 
n  mvel  élu  entendit,  lorsqu'il  reprit  -  -  chastes 

parrains  lui  donner  le  choix  entre  le  secret  ou  la  mort. 
Une  fois  opérés,  il  ne  reste  plus  aux  initiés  malgré  em 
qu'à  mettre  à  profit  la  générosité  des  chefs  de  la  - 

On  sait  à  quelle  époque  les  eunuques  ont  formé  <-n 
Russie  des  communautés;  on  ne  sait  point  s'ils  se  ratta- 
chent, par  quelque  obscure  filiation,  aux  religions  de  l'O- 
rient C'esl  à  une  date  peu  reculée  qu'ils  se  sont  montrés 

comme  secte  distincte.  Cette  hérésie  qui,  de  toutes,  -.-in- 
itierait la  moins  moderne,  lit  son  apparition  au  dix-hui- 
tième siècle,  vers  1760  ou  177e.  C?CSt   la  nouvelle  capitale, 

1.  Réooteky,  Lioudi  Bojii      - 


486  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

la  ville  européenne  des  bords  de  la  Neva,  qui  en  fut  la 
Jérusalem.  Le  fondateur  ou  l'organisateur  de  la  scclo, 
André  Sclivanof,  prêchai!  sa  doctrine  à  Pétersbourg  au 
temps  de  Napoléon  I,r  :  il  n'est  mort  qu'en  1832,  sous  le 
règne  de  Nicolas.  Pour  les  blanches-colombes,  ce  Sclivanof 
est  une  incarnation  divine;  les  skoptsy  lui  rendent  les 
mêmes  adorations  que  les  khlysty  à  Ivan  Souslof.  Eunuques 
et  flagellants  ont,  du  reste,  de  nombreux  rapports,  dans  leur 
dogme  comme  dans  leur  culte,  si  bien  qu'on  peut  regarder 
les  deux  sectes  comme  le  rejeton  l'une  de  l'autre.  Le 
skoptehestoo  est  la  dernière  expression  de  la  khlystovsU 
china;  il  n'en  est  qu'une  exagération  ou  une  réforme.  Les 
premiers  skoptsy  sont  sortis  d'une  communauté  de  khlysly, 
cl  le  sauvage  ascétisme  de  Sclivanof  n'est  peut-être  qu'une 
réaction  contre  le  mystique  dévergondage  imputé  aux 
adorateurs  d'Ivan  Souslof. 

A  l'image  des  hommes  de  Dieu,  les  skoptsy  fondent  tout 
leur  culte  sur  l'inspiration  elle  propbélisme  :  pour  arriver 
à  l'extase,  ils  emploient  des  artifices  analogues,  en  parti- 
culier le  mouvement  circulaire.  Comme  les  khiysty,  les 
mutilés  appellent  ces  danses  du  nom  de  rmlènie  (ferveur). 
Pour  leurs  assemblées,  ils  révèlent  aussi  tic  longues  che- 
mises de  lin  et  se  ceignent  les  reins  de  ceintures  symbo- 
liques. Pe  BOIl  vivant,  Sclivanof,  le  dieu  sans  sexe,  présidait 
en  personne  aux  radénia  do  ses  fidèles,  dans  une  maison 
de  Pétersbourg,  naguère  <  ocore  la  possession  d'un  sko- 
pets.  A  lcur>  réunions,  les  blanèhes-coîombes  admettent 
loua  loa  Initiés  de  la  Becte,  alors  même  qu'ils  n'ont  point 
encore  rem  le  baptêfiM  du  feu.  Comme  les  fchlysty,  les 
mutilés  se  conformenl  extérieurement  aux  pratiquée  de 
l'Eglise  dominante,  pour  mieux  sesouslraire  aux  soupçons 
de  l'autorité,  ne  môme  enfin  que  les  flagellants,  les  eunu- 
ques sont  répartit  en  logea  secrètes,  également  appelées 

d m  mystique  de  nef  [korabl}*  au  temps  do  Sellvanof, 

le  korabl  de  Pétersbourg,  dirigé  par  le  faux-christ,  por- 
tail parmi  les  adoptes  le  litre  de    nef  royale  -•  Dans  leur 


USa  SKOPTSY  :    LBUR  DO  ;.\IK.  487 

langage  allégorique,  les  communautés  affiliées  n'étaient 
que  de  légères  na  œlles  voguant  dans  le  sillage  du  naTire 
qui,  pour  pilote,  avait  le  Dieu  rivant  Les  mutilés  ont,  eui 
aussi,  leurs  prophétesses  el  leurs  saintes  rierj 
femmes,  et  en  particulier  une  prophétesse  «lu  nom  «l'Anna 
Romanovna,  onl  eu  une  grande  pari  dans  l'invention  «  u 
la  diffusion  de  la  doctrine.  Parfois  es  sont  encore 
femmes  qui,  de  leurs  mains,  transforment  les  hommes 
en  an 

Chez  les  blanehes-eolombeti  t'émasculation  n'es!  pas  sau- 
lement  un  acte  d'ascétisme,  elle  dé  ouïe  du  d  route 

la  doctrine  repose  sur  une  interprétation  du  péché  ori- 
ginel, qui  s'est  plus  d'une  f»>i>  pro  tuile  ailleurs,  mais  dont 
on  n'avait  jamais  tiré  d'aussi  rigoureuses  conséquent 
Selon  les  sicoptsy,  e'est  l'union  charnelle  des  premiers  pa- 
rents qui  a  été  !••  premier  péché;  ce  péché,  c'est  à  la  cas- 
tration île  !<•  racheter.  Ils  rojettenl  ainsi,  ou  mieux  ils  ren- 
versent le  dogme  fondamental  du  christianisme,  la 
demption  par  le  Christ.  Au  lieu  d<  il  leur  christ 

eunuque,  Selii  anof,que  leiblanehes-coUm  .naissent 

comme  rédempteur,  et  ce  n'est  point  en  mooranl  sur  la 

croix,  c'est  en  se  mutilant  que  le  nouveau  sau\eur  a  déli- 

\  ré  l'humanité.  Ce  Bacrifice  de  leur  rédempteur,  les  blan- 
ches-colombes b'v  doivent  r  en  l'imitant.  Ils  a 
dent  à  Jésus  le  titre  de  tils  .le  Dieu,  mais,  interprétant 

l'Évangile    à  leur  manière,   ils  l'ont   de    lui  une    sorte  de 

précurseur  de  Selivanof.  il*  lui  prêtent  un  enseignement 
ésotérique.  La  mutilation  était,  Belon  eux.  l'objet  de  la 
doctrine  secrète  de  Jésus;  mais,  cette  doctrine  ayant 
corrompue  ou  oubliée,  il  a  fallu,  pour  achever  la  rédemp- 
tion du  genre  humain,  la  venue  d'un  nouveau  Christ  qui 
enseignât  et  pratiqué!  le  principe  de  la  mutilation  dans 
toute  sa  force. 

Ce  sauveur,  dont  les  blanches-colombes  attendent  le  retour 
visible,  se  lit  connaître  sous  Catherine  II.  (In  ne  sait  rien 
de  son  origine;  il  est  probable  que  ce  n'était  qu'un  paysan 


488  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

échappé  au  recrutement.  Avant  de  devenir  fondateur  de 
religion,  il  avait  longtemps  mené  une  vie  vagabonde. 
Reçu  par  les  khlysty,  il  rompit  un  jour  avec  eux.  C'est 
dans  une  de  leurs  communautés,  alors  dirigée  par  une 
prophétessc  presque  centenaire,  Akoulina  lvanovna,  que 
la  nouvelle  foi  fut  proclamée,  et  le  vrai  Dieu,  reconnu  dans 
la  personne  de  Selivanof.  Ce  christ  improvisé  était  sans 
éducation,  il  ne  savait  ni  lire  ni  écrire.  Ses  enseignements 
étaient  recueillis  par  ses  disciples,  qui  devinrent  rapide- 
nieiil  nombreux.  Arrêté  comme  un  des  instigateurs  de  la 
nouvelle  hérésie.  Selivanof  fut  knouté  et  exilé  en  Sibérie, 
à  Iikoulsk:  il  n'en  revint  que  sous  le  règne  de  Paul  Ier. 
Chose  singulière,  par  ambition  politique  peut-être  au- 
tant que  par  folie  religieuse,  ce  paysan  qui  se  donnait 
pomme  fils  de  Dieu,  se  donnait  en  même  temps  comme 
prince  et  empereur.  Egalement  fréquentes  ont  été  les  deux 
impostures  dans  la  Russie  moderne  :  un  peuple  crédule  et 
''pris  du  merveilleux,  un  peuple  esclave  et  rêvant  de 
vague  délivrance,  accueillant  avec  la  môme  naïveté  les 
faux  tsars  et  les  faux  christs.  Selivanof  est  probablement 
le  seul  qui  ail  assumé  à  la  fois  celle  double  qualité. 

Comme  son  contemporain  le  raskulnik  Pougatchcf  ', 
Selivanof  se  faisait  passer  pour  Pierre  III.  Encore  aujour- 
d'hui, les  ekoptoy  identifient  les  deux  personnages,  l'em- 
pereur el  le  Bectaire.  A  l'origine,  sous  Catherine  II,  alors 
que  le  peuple  s'attendait  toujours  à  voir  reparaître  le  sou- 
verain détrôné,  celte  Beconde  imposture  ne  fui  peut-être, 
pour  le  foui  christ,  qu'un  moyen  de  faire  réussir  la  pre- 
mière. Peut-être  l'idée  n'en  vint-elle  pas  à  Selivanof,  cl 

lui  fut-elle  imposée  par  l'ignorance  ou  les  calculs  de  ses 

adeptes.  Toujours  esi-ii  que,  de  son  vivanl  même,  le  nou- 
veau rédempteur  prenait,   dans  les  prières  qu'il  se  faisait 

adresser^  le  litre  de  dieu  des  dieux  el  de  roi  des  rois.  La 

i.  on  i  parfoii  Imaginé  que  Pougatchel  6lall  affilié  aux  tkoptty  mm  être 
lui  1 1 1 •  1 1 1 •  ■  eunuque.  Celaeai  peu  vraisemblable,  si  Pougatchefa  réellement 

lui  mu. il  i  dfe   i uni     i  était  par  barbarie  plutôt  que  par  fanatisme) 


I.KS  SKOPTSY  :   LEUR  MESSIE.  489 

vieille  bogorodUsa  Akoulina  [Vanovna  reçut  «les  blanche** 
colombe*,  comme  son  fila  spirituel,  dea  titres  royaux  en  même 
lempa  que  dea  honneurs  divins.  Pour  les  initiés,  cette 
Akoulina  [vanovna  n'était  auir«-  que  l'impératrice  Èliaa- 
betb,  dont  ils  faisaient  la  mère  de  Pierre  111.  Selon  lea 
tkoptsy,  l'empereur  Paul  l"  aurait  ronluroir  rbommequi 
se  déclarai!  son  père:  c'esl  pour  cela  qu'il  l'aurait  t'ait 
revenir  du  fond  delà  Sibérie,  où  le  faui  taarélail  oxilé. 
Lea  sectaires  ont,  iur  l'entrevue  de  leur  chef  él  de  l'em- 
pereur, une  légende  reproduite  déni  leura  chanta1.  Cette 
tradition  ne  paraît  pas  justiiiée.  Paul  l  i  qui  rappela  de 
Sibérie  l'apôtre  de  la  mutilation,  semble  n'avoir  ru  en  lui 
qu'un  l'on.  Selivanot  tut  enfermé  dans  un  hôpital  d'aliénée. 
Il  ne  recouvra  la  liberté  que  aoui  Alexandre  I  . 
l'intervention  d'un  gentilhomme  polonais  du  nom  d'Elinaki, 
secrètement  converti  à  la  secte,  qui  comptait  déjà  dans  la 

capitale  de  nombrOUI  «I  riches  partisan»'.  Pendant  dix- 
huit  ans,  ce  singulier  meaaie  vécu!  a  Péterabourg,  dans  la 
maison  d'un  de  ses  disciples,  recevant  les  hommages  de 
ses  adorateurs  en  Ba  double  qualité  de  dieu  et  de  U 
travaillant  à  propager  sa  doctrine,  parfois  même,  dit-on, 
faisant  à  ses  prosélytes  l'honneur  de  leur  en  appliquer  de 
sa  main  le  principal  précepte.  L'argent  dea  sectaires  - 1 

l'état  moral  de  la  société  rUS8C  BOUS  Alexandre  l  expli- 
quent seuls  celle  longue  tranquillité  du  fanatique  dou- 
blement imposteur.  En  1*20  Sciivanof,  enfin  arrêté,  fut 
enfermé,  pour  le  reste  de  tes  jours,  dans  le  monastère  de 

Souzdal;  d  \  est  mort  en  1832,  âgé  de  cent  ans.  Le  dieu 
châtré  était  tombé  en  enfance. 

Pour  les   skoptsy,  Selivanof,  ou   mieux:  Pierre  III,  qui  a 
reparu  sous  ce  nom,  n'est  pas  mort.  Il  vit  dans   les   soli- 

1.  I.  A.  Arsoni.'f.  Sektti  tkopUof  n  ffaarii,  Berlin,  1874. 

'2.  Comme  lea  khlysty,  les  skoptsy  Bernaient,  sous  Alexandre  1 r,  avoir 
recruta  dea  proaérytea  jusque  dnna  les  araaaaa  privilégiées,  panai  les 
officiers  et  les  fonctionnaires.  C'eal  au  moins  ce  qui  resuite  îles  Rotoa  de 
police  inis.s  a  profil  par  Nadejjdine  daaa  ses  hstôdovamia  a  aJpopfeA 
tfreat,  Sbomik.  t.  111. 


490  LA   RUSSIE  ET  I.KS  RUSSES. 

Indes  de  la  Sibérie,  d'où  il  doit  revenir,  à  la  lêlc  des 
légions  célestes,  pour  fonder  l'empire  des  saints.  C'est 
vraiment  une  destinée  bizarre  que  celle  de  ce  prince  de 
Holstein,  détrôné  pour  avoir  si  mal  compris  la  Russie,  et 
devenu  le  dieu  de  la  plus  singulière  des  sectes  russes1. 
Pour  établir  le  règne  de  la  justice,  quelques  skoptsy  don- 
nent, comme  futur  lieutenant,  à  l'époux  peu  guerrier  de 
Catherine  II,  Napoléon  Ier,  que  ces  eunuques  revendiquent 
comme  un  des  leurs2.  D'autres  sectaires,  voisins  des 
skopt-y  et  des  khlysiy,  ont  fait  de  Napoléon  leur  unique 
nnv<sie,  et  rendent  à  ses  images  le  même  culte  que  les 
blanches-colombes  aux  images  de  Pierre  III  *.  Les  portraits 
de  ce  dernier  prince,  comme  ceux  de  Selivanof,  sont  un 
des  indices  auxquels  se  reconnaissent  les  skoptsy.  Ils  ont 
aussi  parfois  d'autres  emblèmes,  ainsi  un  moine  crucifié 
qui  semble  une  figure  de  leur  nouveau  rédempteur.  Le 
roi  David,  qui  dansait  devant  l'arche,  est  encore  un  des 
lypes  favoris  dos  èkopisy,  aussi  bien  que  des  khîysty. 

Malgré  leurs  précautions  pour  se  dissimuler,  les  mutilés 
sont  souvenl  dénoncés  par  leur  extérieur  même,  par  leur 
visage,  par  leur  voix.  Comme  les  sopranisles  des  chapelles 
romaines,  le  ekopets  a  d'ordinaire  le  teint  jaune,  la  barbe 
rare,  la  \<>i\  aiguë,  avec  un  je  ne  suis  quoi  d'efféminé  et 
d'incertain  dans  la  démarche  cl  le  regard.  A  ces  Bignes, 
l'œil  reconnaît  les  disciples  de  Selivanof  parmi  les  chan- 
geurs de  Pétersbourg  ou  de  Moscou.  La  police  somb le  par- 
loi-  seule  à  ne  pas  1rs  \--ir. 


1.  si  Pierre  m  est  . | . - 1 1 1 . - 1 1 1 •  -  populaire  parmi  lei  dissidents,  c'est  <|u'il  leur 
avait  a<  cordé  la  liberté  de  conscience.  De  plus,  en  dépouillant  lee  monastères 
de  leun  biens,  Pierre  in  avait  enjoint  de  doonor  b  leur»  paysani  les  lerrea 
qu'ils  cultivaient  Or  Ici  kklyêty,  d'on  ^"iii  sortie  loi  $kopt$y,  étaient  nom 
brous  parai  Isa  serTsdea  couvents.  On  comprend  qu'en  !<•  voyant  leur  octroyer 
latorroeila  liberté,  certains  de  ces  pu  ni  cm  reconnaître,  dans  ce 

•  '•ni*  couronné,  un  moi 
'2.  Uprasdl,  Soornifc,  il,  p.  ISft. 

\  oysa  pins  baol,  mé Ih  re,  cb.  il,  p.  ;t7 


I.i:s  8KOPT8Y  ET  LA  BANQUE.  491 

Les  thoptsy  font  en  effet  fréquemment  le  métier  de  chu* 
geur.  Ils  aiment  à  manier  l'or,  l'argent,  Lee  billets  de 
banque;  h  leur  comptoir  de  chai  ivenl  ébau- 

chée une  fortune  achevée  dam  nue  autre  industrie.  D'où 
vient  cette  prédilection   dei  Msneaes-eofomeai  pour   un 
métier  ailleurs  accaparé  parles  juifs    Bal-ce  d'une  idée 
religieuse,  est-ce  d'un  calcul  politique    nV  •■  nt-ili  de  pré- 
parer par  la  richesse  la  domination  de  leur  n  5ont« 
ils  limplemenl  soucieui  de  l'assurer  des  armes  contre  une 
police  longtemps  vénale T  a  cette  question  posée  dans  un 
procès,  un  témoin  répondait  que  les  tkoptty  étaient  chan- 
geurs parce  qu'ils  ni           ntaienl  i                   de  Baire 
antre  chose.  Peut-être  serait-il  plus  juste  de  dire  qui 
blanclies-colombe*  se   livrent  au   commerce  des   métaui 
précieux  parce  qu'en  les  préservant  de  certaines  lentati 
la  mutilation  leur  donne  plus  de  chance  d'j  réussir. 
j'étais  banquier, me  «lisait  un  Russe,  je  ne  voudrais  d'autre 
caissier  qu'un  tkopêU.  Pour  une  caisse,  comme  pour  un 

harem,  un   eunuque   est    le    plus  |Ar  gardien.  I>an>   huile 

soustraction  de  fonda,  toute  infidélité  de  comptable,  il 
\  a  une  femme;  avec  les  blanche* -colombeê,  on  peut 
dormir  en  paix.  Telle  semble  être  l'opinion  de  certains 
skoptsy.  lu  de  leurs  chefs  disait,  dans  un  procès,  qu'i  • 
mutilaient  parce  que,  l'or  étant  le  prince  de  ce  monde,  il 
faut  supprimer  dans  sa  racine  huit  ce  qui  en  peut  distraire. 
Le  skopeti,  sans  passion  et  sm>  jeunesse,  peut,  pendant  une 
vie  entière,  mettre  à  la  recherche  de  la  richesse  un  esprit 
de  suite,  une  régularité,  une  opiniâtreté,  qui  d'ordinaire 
n'appartiennent  qu'à  la  vieillesse  ou  à  la  maturité.  Sau^ 
femme  et  sans  famille,  ayant  peu  ou  point  d'enfants,  il  est 
plus  madré  d'épargner,  comme  il  est  plus  libre  d'acquérir. 
Aussi  a-t-on  mi,  parmi  les  tkoptsy,  des  hommes  riches  a 
millions  de  roubles,  et  ces  richesses,  ils  les  employaient  à 
la  propagande  de  la  secte,  qui  leur  offrait  de  dociles  agents 
et  île  sûrs  commis.  Ils  se  passent,  d'ordinaire,  la  fortune 
de  main  en  main,  par   adoption;  le  patron   la  laisse  son- 


492  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

vent  à  un  commis.  La  succession  d'un  shopets,  mort  en 
prison  avant  son  jugement,»  été,  en  1874,  l'un  des  motifs 
du  fameux  procès  do  l'abbessè  Métrophanie.  L'intrigante 
abbesse  prétondait  tenir  de  l'eunuque  millionnaire,  à  qui 
elle  devait  procurer  la  liberté,  pour  six  (vnl  mille  roubles 
de  lettres  de  change.  Un  skopels  a,  vers  la  fin  du  règne 
d'Alexandre  II,  consacré  cinq  millions  de  roubles  à  l'érec- 
tion d'un  asile  pour  les  vieillards  et  les  enfants  '.  Do  pareils 
moyens  d'action  expliquent  la  persistance  de  celle  répu- 
gnante hérésie.  Dételles  fortunes,  un  tel  souci  des  intérêts 
matériels  rapprochent,  en  même  temps,  les  skoptsy  <\c> 
\icux-croyants  et  des  autres  raxkolnihx.  Celle  secte  mys- 
tique par  excellence,  ces  illuminés  affamés  de  prophéties 
n'ont  pas  failli  à  l'esprit  positif,  à  l'esprit  mercantile  du 
(irand-Russe  et  du  raskol. 

Pour  mettre  lin  à  la  barbare  religion  de  Selivanof,  il 
semblerait  n'y  avoir  qu'à  en  isoler  les  partisans  et  à  les 
laisser  s'éleindre  sans  postérité  ni  prosélytes.  Ce  moyen 
a  longtemps  élé  employé;  en  dépil  de  toutes  les  rigueurs 
de  la  loi,  il  semble  n'avoir  que  médiocrement  réussi. 
Comme  les  autres  sectes,  e'esl  dans  l'étal  mental,  dans 
l'état  moral  de  la  nation,  (pie  la  doctrine  des  mutilés 
trou\e  des  aliments.  La  prison  et  la  déportation  n'ont 
point  suit i  à  en  débarrasser  l'empire.  Sous  le  règne  de 
Nicolas  «»n  faisait  souvent  de  ces  fanatiques  des  soldats. 
Une  ville  du  Caucase.   Maran.  a  longtemps  servi  de  garni- 

son  a  c.tie  singulière  troupe.  Aujourd'hui  on  les  envoie 
au  fond  de  la  Sibérie  orientale.  Il  en  a  élé  ainsi,  sous 
Alexandre  il.  du  marchand  Plotitsyne  el  des  frères  Kou- 

drine,  condamnés,  h d  1889,  les  autres  en  1871.  Dans  le 

premier  procès  il  y  avail  une  quarantaine  d'accusés  des 
deux  sexes; dans  le  second,  une  trentaine.  Plotitsyne,  arrêté 
avec  sa  iœur,étail  le  chef  des  blanehes^olombea  du  gouver* 

I.  L'aaila  TiinuiUi  .1  iÉ.  1. 1  -i...m  •_■ .  construit  i»ar  un  banquier  tkopeU 
qu'un  tn.-i t .  Ili n<i  orthodoxe  avili  converti  i  In  Bourse  Le  riche  eunuque 
.,\;iii  ii.-iii.-  a.     ..i,  patron,  lui  autel  un  eunuque. 


j.i:s  BK0PT8T  :  LEURS  PBOCÉS.         493 

oement  de  Tambof.  Comme  la  plupart  de  ses  coreligion- 
naire-, <•(•  ricin-  marchand  se  donnait  pour  un  zélé  ortho- 
doxe. Il  avait  construit,  a  ses  frais,  des  chapelles  «'i  enrichi 
des  hôpitaux.  On  découvrit  dana  sa  maison,  au  beau  milieu 
de  la  ville  de  Morchansk,  une  vaste  cave  fermée  j»;i r  une 
porte  de  fer.  C'était  la  salle  des  opérations;  les  cris  des 
patients  ne  |,iiii\;iici)t  s'entendre  du  dehors.  Ceux  qui  suc- 
combaient étaient  enterrés  but  place.  Dans  une  eave  vol* 

sine,  la  presse  ai nçait  qu'on  avail  découvert  un  fabuleux 

trésor  métallique  de  plusieurs  millions  de  roubles. 
trésor  B'évanouit  lors  de  l'enquête  judiciaire;  la  crédulité 
publique  en  imputa  la  disparition  A  la  police. 
PloÙtsyne  fui  condamné  à  la  déportation  avec  ringt  •!«■ 
complices.  Interné  aux  bords  «lu  Pacifique, il  employa 
ses  loisirs  à  monter  un  chantier  de  bateeui  à  rapeur. 
L'administration    ue    pouvait   qu'en  cette   utile 

initiative.  Le  premier  Bteamer  lancé,  le  déporté  j  monta, 
sons  les  yeui  de  la  police,  pour  en  essayer  la  machine. 
Une  t'ois  à  bord,  il  mit  1»-'  cap  sur  San  Francisco.  Ce! 
passait  <m  1879,  La  même  année,  le  tribunal  d'Ékate- 
rinebourg  condamnait  à  la  déportation  quarante-deui 
blanchefrcolombea  des  deui  h  tes.  Le  plus  souvent,  les 
skoptsy  son!  arrêtés  et  poursuivis  en  troupe,  tonte  une 
net'  OU  korobi  à  la  l'ois.  Kn  187Q  eenl   trente  eumiqw  - 

affiliés  à  la  secte  étaient  traduits  d'un  même  coup  devant 
le  tribunal  de  SymphéropoL  en  Crimée.  C'étaient  «les  mar- 
chands, des  petits  bourgeois,  des  ouvriers.  Les  quarante- 
deux  condamnés  d'Ékaterioebourg  étaient  des  paysans  à 

la  vie  ascétique.  Us  ne  buvaient  pas  d'alcool,  ne  Initiaient 
pas.  ne  mangeaient  pas  de  viande  :  «La  viande,  disent  les 
s&optey,  est  maudite,  connue  le  fruit  de  l'accouplement 
des  sexes.  Tous,  dn  reste,  observaient  les  rites  de  l'Église. 
Aucun  ne  voulut  avoir  d'avocat.  Pour  toute  défense,  ils 
se  contentaient  d'alléguer  le  verset  de  l'Évangile  qui  leur 
semble  justifier  leur  doctrine1. 
1.  Saint  Matthieu 3  SIX,  12. —  Il  vient  aussi  parfois  devant  les  tribunaux  <i 


494  LA  RUSSIE  Et   LES  RUSSES. 

Pour  D'être  pas  inquiétés,  quelques  skoptsy  ont  émigré  à 
l'étranger,  en  Roumanie  notamment,  où  ils  sont  confondus 
avec  les  vieux-croyants,  sous  le  nom  de  lipovanes*.  Aucune 
mesure  n'a  encore  pu  arrêter  la  propagation  de  la  secte. 
En  1871,  dans  le  procès  des  frères  Koudrine,  un  expert, 
M.  Bélaïef,  professeur  à  l'académie  ecclésiastique  de 
Moscou,  affirmait  que,  loin  d'être  en  diminution,  le  nombre 
des  mutilés  était  en  accroissement.  Malgré  tout,  une  doc- 
trine qui  a  un  pareil  baptême  ne  saurait  compter  sur  des 
millions  d'adeptes.  On  n'estime  guère  leur  nombre  qu'à 
deux  ou  trois  milliers. 

La  loi  est  justement  rigoureuse  pour  les  adhérents  du 
faux  Pierre  III  :  tout  eunuque  est  obligé  d'avoir  cette  qua- 
lité inscrite  sur  son  passeport,  et  demeure  placé  sous  la 
surveillance  de  la  police.  Toute  personne  logeant  ou 
employant  des  skoptsy  est  tenue  d'en  prévenir  l'autorité. 
Une  fois  arrêté,  un  skopets  échappe  avec  peine  à  la  prison 
ou  à  la  déportation;  mais  l'argent  étouffe  bien  des  affaires 
de  ce  genre.  Tandis  que  des  eunuques  sont  poursuivis 
aux  quatre  coins  de  l'empire,  on  en  voit  se  promener,  au 
grand  jour,  dans  les  «  perspectives»  de  la  capitale.  A  la 
Hoursc  de  Pétersbourg  il  y  avait  naguère  un  liane  appelé 
bane  des  shoplsy.  On  a  vu,  il  est  vrai,  des  ouka/es  déclare) 
officiellement  que  tel  riche  marchand  connu  pour  eunuque 
avait  été  mutilé,  malgré  lui,  dans  Ba  jeunesse,  ei  n'appar- 
tenait point  ;ni\  disciples  de  Selivanof.  Le  mode  de  propa- 
gande de*  blanch6§~àotombesi  leur  prosélytisme  parmi  les 
enfants  ne  permettent  guère  de  punir  que  les  apôtres  ou 
opérateurs  de  la  secte,  aujourd'hui  surtout  que  ces 

de  mutilation  Isolée,  lu  t879,  par  exemple,  le  tribunal  d'Odessa  jugeail  une 
affaire  de     ii— i"  m  des  partiel  génitales  par  pieté  i  (i   revnoêti).  Toul  recoin 
m*  ni.  en  ihs7.  un  déporté  du  nom  deTeliegol,  se  trouvant  à  l'éftipede  Koui 
kountkj  dans  le  gouvernement  d'iéniséisk,  profitait  de  II  nul!  pourso  chalrei 
I  iatre  i  nfante, 
i.  i .  h. .m    parfoti  appliqué  ••  tort  aux  eunuques,  n'esl  qu'une  abréviation 
•lu  nom  '!'■  phiUppovtëy,  donné  par  extension  aux  sei  lairee  russes  établit  en 
ituuiiiiiiiM .  i.i  plopaii  m  ""i  paseunuqui  mees  égalent chei eux 

h  -  •!  kureik I  /'",  1878. 


LES  SKOPTSY.  495 

délicates  affaires  sont  renvoyées  au  jury,  la  pitié  publique 
acquitte  les  aveugles  victimes  du  ranatisme  d'autrui. 

Les  8koptsy  semblent  former  ans  sorte  de  corporation 
dont  ions  les  membres  Be  tiennent  el  s'entr'aident  mutuel- 
lement. Cette  franc-maçonnerie  d'eunuqu<  -  s,  pn  fcen  !-•  d, 
à  son  sen  ice  des  émissaires  »  cr<  ts  su  moyen  des  |u<  - 
colombe»  correspondent,  «l'un  bout  de  l'emj  ire  à  l'autre, 
adeptes  onl  pour  se  reconnaître  des  signes  de  ralliement, 
entre  autres  un  mouchoir  rouge,  que  dans  leurs  entretiens 
ils  poseraient  sur  le  genou.  Ces  cruels  partisans  de  l'émas- 
culation  sont,  dans  la  rie  ordinaire,  1«  s  plus  honnêtes oi  les 
plus  doui  des  hommes.  Ils  se  distinguent  par  leur  fini 
lité,  leur  probité,  la  simplicité  de  leurs  mœurs.  Leurs  réu- 
nions sont  innocentes;  on  j  chante  de  chastes  cantiq 
un  pain  noir  ou  un  gâteau  de  blanche  Tarin.'  sert  I  la  com- 
munion '.  Tout  leur  crime  est  dans  leur  doctrine  et  leur 
prosélytisme,  moins  coupable  cependant  que  les  calculs 
Intéressés  des  parents  qui.  naguère,  en  Italie,  infligeaient 
à  leurs  enfants  semblable  mutilation  pour  en  faire  des 
sopranistes.   On   affirme   que  sur  les  adhérents 
maximes  contre   nature  souille  an  esprit  nouveau.  I 
tains  des  disciples  de  Selivanof  tendraient  à  prendj 
précepte  du  Maître,  comme  le  conseil  évangélique,  au  sens 
spirituel'.  L'émasculation  serait  remplacée  par  la  chasteté. 
Pour  rester  vierges,  ils  renonceraient  à  être  eunuques 
police  de  l'empereur  Nicolas  avait  déjà  Bignal<  ptsy 

spirituels;  leur  chef,  an  ancien  soldat  «lu  nom  de  Nikonof, 
avait  personnellement  connu  Selivanof  et  sedonnait  pour 
son  suce,--,  ni  Bien  que  lui-même  mutilé,  ce  réformateur 
niait  la  nécessité  île  la  mutilation.  Il  serait  curieux  «le  voir 
la  plus  barbare  des  sectes  rus»  -  se  transformer  en  une 
inoffensive  communauté  de  moines  laïque-. 

1.  Selon  certains  écrivains,  tefl  tkopUy  communieraient  parfois  avec  I. 
provenant  île  la  castration  d'un  enfant  :  mais  oek  a'esi  nallemenl  [  >  »-  «  »  1 1  \  «  - 
Soorntfc  prav,  »»«*.,  t    11.  p.  133-124 


496  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 


CHAPITRE    IX 

Les  seclcs  rationalistes  ou  protestantes.  —  Molokanes  et  dnulJwbortsy.  — 
1  ciir  origine  et  leur  théologie.  Singulière  doctrine  sur  Dieu  et  sur  l'Ame. 
—  Comment  ces  sectaires  envisagent  le  pouvoir  civil  et  la  société.  Ten- 
dances radicales  et  socialistes.  —  Les  obclitchiic  ou  communistes.  Appli- 
cation de  leurs  principes.  —  l.e  ttundisme.  Comment,  des  colonies  alle- 
mandes du  Midi,  l'esprit  de  la  réforme  a  pénétré  «In/  le  moujik.  —  Doctrine» 
et  progrès  des  stiuutislcs  ou  évangéliques  russes.  —  Les  sabbatistes  ou 
judaïsants.  D'où  proviennent-ils?  Unitaires  à  rites  judaïques. 

skoptsyci  khlysty,  comme  en  Amérique  les  mormons,  ont 
peu  de  droils  au  litre  de  chrétiens;  ces  deux  sectes  sont 
moins  des  hérésies  que  des  contrefaçons  du  christianisme. 
Le  culte  de  l'Esprit  a  été,  dans  le  peuple  môme,  entendu 
d'une  autre  manière  que  celle  des  flagellants  ou  des  mu- 
tilés. En  voulant  échapper  aux  superstitions  du  ritualisme, 
le  moujik  ne  s'est  point  toujours  jeté  dans  les  aberrations 
.|r  L'illuminisme»  Les  tendances  réformistes,  pour  ainsi 
dire  protestantes,  !<•*  tendances  rationalistes,  Boni  repré- 
sentées en  Russie  par  plusieurs  séries,  les  unes  déjà  an- 
ciennes, les  autres  toutes  récentes.  Parmi  les  premières;  il 
en  est  deux  D. ri  voisines,  que  l'histoire  comme  les  doctrines 

lient   l'une  à   l'autre.  Ce  sont   les  dovkhoborUy  ou   lutteurs 
<l,    I  rsj>rit.  et  les  inolnLuiii  ou  hureurs  tir  fait,  ainsi  UOIllinés 

parcs  qu'ils  usent  librement  de  laitage,  les  joins  où  cel 

aliment    est    interdit'.  S'ils  admettent    le   jeune,   ils   disent 

1.  Tetli  Ml  "i  moini  l'Interprétation  la  plus  vraiitemblable  de  co  nom  bi- 
/  h  i «  :  ..m  <ii  .i  aussi  cherché  I  étymologte  dani  un.'  petite  rivière  du  sud  do 
la  i:n--i.    .i  laquelle  la  couleur  crayeuae  d >■  eaui  ;i  lui  donner  le  bobi  de 


RATI0NAUS1 

qu'il  doil  être  surtout  spirituel.  Certains  d'<  oire  eux,  il  esl 
vrai,  s'abstiennent  de  porc,  d  lilleset  des 

mets  prohibés  par  L'Ancien  Testament;  mais  ils  cherchent 
,i  expliquer  cette  abstinence  par  l'hygiène. 

Au  milieu  du  peuple  russe,  eu  général  -  tueux  de 

toutes  les   observances,  mo  ou  doukhoh 

dislinguenl  par  le  dédain  des  formes  traditionnelles  du 
culte.  Ces  réformés  russes  se  donnent  le  nom  de     chré- 
tiens spirituels      :  ils  repoussent,  comme  une 
matérialisme  et  d'idolâtrie,  la  plupart  des  pratiques  exté- 
rieures, des  cérémonies,  des  sacrements 
V esprit  el  ces  buveur»  de  Uni  personnifient  la  r<  le  la 

h  el  de  la  conscience  contre  le  formalisme,  orlho 

du  ritualisme,  dans  ;  *>u  dans 

lise,  mène  a  1,1  négation  du  rituel;  !<**  disputes  sur  les 
cérémonies  conduisent  au  rejel  'lu  cérémonial,  devenu  un 
principe  de  dis  eussions    el 

disait  un  de  ces  contempteurs  de  la  forme,  iront  au  billot 
pour  1<-  signe  '!<'  crois  a  deux  doigts;  quant  a  non--,  nous 
m-  nous  signons  ni  avec  deux  niai  gis,  mais 

nous  cherchons  à  mieux   connaître    Di  l   imme  le 

gauche  du  raskol,  comme  la  betpopovetchin  .  le  doukho- 
bortse  el  l<'  molohane  ne  reconnaissent  point  de  - 
mais  ce  n'esl  plus  parce  que  11.  lu  le  pou 

Bacerdotal,  c'esl  pan-.'  que  la  rentable  pas 

besoin  de  clergé.     Il  n'j  s  pas  d'autre  pontife,  pas  d'autre 
maître  de  la  foi  que  le  Christ,  dis 
sommes  imis  prêtres.     La  même  id<  ncontre  chez 

nombre  de  bexpopovl&y  qui  prétendent,  eux  aussi,  être  reve- 
nus au  sacerdoce  primitif,    au  sacerdoce  de  Melchic 
Pour  présider  à  leurs  réunions  les  molotem  i  se  contentent 
d'ordinaire  d'un  ancien  ou  presbyter  quin'a  aucun  caracl 

laiteuse  [Uohtchna),  H  sur  lee  borda  de  la<iui.*lle  furent  établi»  quel  ima 
colonies  de  molok 
1.  I  Doukhovnykh  KKriêtian  obyknovenn  Rufc/i 

Mulol;anai)n.  Genève, 

in. 


498  LA  RUSSIE   ET  EES  RUSSES. 

sacerdotal,  aucun  pouvoir  sur  la  communauté,  pas  même 
un  costume  particulier  durant  l'office  divin. 

Dieu  est  esprit  et  veut  être  adoré  en  esprit  et  en  vérité. 
Telle  est  la  maxime  fondamentale  de  ces  chrétiens  spiri- 
tuels. Cette  maxime,  ils  l'appliquent  avec  la  logique  du 
paysan  russe.  Dieu  est  esprit,  dit  le  rigide  molokane,  et 
c'est  en  esprit  que  le  chrétien  se  prosterne  devant  lui.  Dieu 
est  esprit,  et  toute  image  n'est  qu'une  idole.  Aux  exhorta- 
teurs  officiels  qui  leur  présentaient  l'image  du  Christ,  les 
sans  doukhobortses  de  la  Nouvelle-Russie  répondaient  : 
a  Ce  n'est  pas  là  le  Sauveur,  ce  n'est  qu'une  planche  peinte. 
Nous  croyons  au  Christ,  non  à  un  Christ  de  cuivre,  d'or  ou 
d'argent,  mais  au  Christ  de  Dieu,  Sauveur  du  monde  ». 
Rien  de  plus  simple  que  le  culte  de  l'une  ou  l'autre  secte. 
Les  molokancs  n'ont  ni  églises  ni  chapelles:  Dieu,  selon  eux, 
n'a  d'autre  temple  que  le  cœur  de  l'homme.  Le  templum 
Dei  eslis  de  saint  Paul,  ils  le  prennent  à  la  lettre.  Une 
église,  disent-ils,  n'est  pas  faite  de  poutres,  mais  de  côtes  : 
ne  v  breunàkh  tserkov  a  o  rebrakh,  donnant  à  entendre  que 
c'csl  la  poitrine  du  chrétien  cl  non  un  édifice  l'ail  de  main 
d'homme.  Pour  leur  office,  ils  se  réunissent  dans  une  de 
leurs  maisons  :  le  Pater,  la  lecture  de  l'Écriture,  le  chanl  des 
psaumes, constituent  tout  le  service  divin  de  ces  paysans. 

La  mystique  échelle  de  grâces  et  de  sacrements  dressée 
par  l'Église  entre  la  terre  el  le  ciel,  le  molokane  la  rejette 
avec  dédain,  prétendant  s'élever  à  Dieu  par  ses  propres 

forces,  il  supprime  les  sacrements te  les  entend  que 

.Tune  manière  allégorique.  Selon  lui.  le  baptême  <le  l'eau 
est  sans  vertu  :  ce  qu'il  Faut  au  chrétien,  ce  n'est  pas  l'eau 
matérielle,  mais  l'eau  vivante,  la  p. noie  divine.  La  pé- 
nitence consiste  dans  le  repentir;  le  chrétien  spirituel 
ii        fi  Dieu  (m  à  ses  frères,  selon  le  précepte  de 

.nul   Paul.  La  vraie  communion  du  corps  cl  du  sang  du 

Christ,  c'est  la  lecture  el  la  méditation  de  sa  parole,  s'ils 
mangenl  le  pain  en  commun,  en  Bouvenir  du  Sauveur,  les 
btweuri  de  laii  ne  voient  là  aucun  mystère.  i>c  même,  ce 


DOUKHOBORTSES   ET  MOLOKANES.  499 

qui,  pour  eux.  l'ait  i»;  mariage,  00  n'es!  pas  la  cérémonie, 
mais  l'amour  cl  le  bon  accord  dea  époux,  Pour  leurs  n 
contentenl  de  la  bénédiction  de  leura  parents. 
Le  culte  dea  doukhobori*e$  et  »!•■>  molokanm  eal  raelle  à 
connaître;  l'origine  et  la  théologie  dea  deux  aectea  sont 
obacurea.  Cea  réforméa  ru  ablent  procéder  Indin 

ment  il»-  la  réforme  de  Luther  et  de  Calvin,  Lea  étranj 
si  nombreux  <'n  Russie,  depnia  al  même  avant  pïen 
Grand,  >  apportaient,  pour  ainai  dire,  dea  aemencea  d'I 
aiea  à  la  semelle  de  leura  ebauesores.  âua  lectea  ratio- 
nalistes néea  dana  le  aud-oueal  dti  l'empire,  aux  confis 

l'Europe,  On  a'eai  complu  à  chercher  d<  lents  russes 

ou  slaves.  L  qui  prétendent  avoir  cona 

retrouvé  la  primitive  doctrine  du  <  lu  i>t,  font  remonter  leur 
nr  en  Russie  jusqu'aux  Rurikovitch.  Selon  quelques 
historiens,  ils  auraient  pour  ancétrea  V  1  bérétiquea  ou 
libres-penseura  moscovites  du  aeiiième  liècle,  notamment 
Bacbkine,  condamné  à  Hoscou  au  lutefoia 

qu'au  dix-huitième  Biècle  que  lea  kendanees  proti  atantes 
prirent  corpa  dana  lea  denx  aectea  Jumellea  dea  dbvMo- 
borteet  et  dea  molohann.  Parmi  leurs  précurseurs,  ou  <-ite 
un  médecin  du  nom  de  Dmitri  Tvéritinof,  poursuivi  an  1714 
pour  avoir  prêché  le  calvinisme  Le  premier  apôtre  dea 
athlètes  de  Vesprit  semble  on  ancien  soldat  ou  sous-officier, 
probablement  étranger  d'origine,  peut-être  un  prisonnier 
allemand,  qu'on  rencontre,  rare  1740,  dans  un  vill 
Slobodes  de  l'Ukraine.  Il  y  trouva  pour  disciples  dea  Rui 
du  nom  de  Kolesnikof  qui  répandirent  sa  doctrine  parmi 
leurs  compatriotes.  L'Ukraine,  alors  parcourue  par  des 
exilés  el  dea  sectaires  de  toute  sorte,  russes  ou  polonais, 
était  un  pays  Favorable  à  l'éclosion  L'ensei- 

gnement drs  dotikhobortot  d'Ekatérinoslaf  aurait  été  ré- 
sumé, dès  1791,  dans  une  profession  île  loi  attribuée  à  l'écri- 

1.  Koslomarof,  Oietck.  Za^Uki,  DM  I   \  il-k\ ,  DoukkoborUy,  ikli 

iiloriia  i  oérooutchenié}  kk-f  fl«  édit,  1882).  Cf.  Vethtik  Evropy  :  Roù 
Batsionatiaty  (février  1881). 


500  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

vain  ukrainien  Skorovoda,  dont  les  écrits  moraux  et  religieux 
auraient  exercé  une  grande  influence  sur  «  les  chrétiens 
spirituels  ».  De  l'Ukraine,  la  nouvelle  doctrine  était  passée 
dans  la  région  de  Tambof,  où  elle  fut  propagée  par 
un  prophète  nommé  Pobirokhine.  Celait,  paraît-il ,  un 
homme  impérieux,  violent,  à  la  fois  mystique  et  fanatique, 
qui  gouvernait  ses  adhérents  en  despote.  Son  gendre  ou 
beau-frère  {ziat)  Ouklein,  un  tailleur  de  pierre,  entra  en  lutte 
avec  lui  et  forma  une  communauté  dissidente  d'où  provien- 
draient les  molokanes  de  Tambof.  Cet  Ouklein,  poussant  la 
doctrine  dans  le  sens  du  rationalisme,  en  élimina  les  élé- 
ments mystiques.  Avant  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  les 
molokanes  avaient  pénétré  jusqu'au  Yolga  et  à  Moscou. 

Ces  nouveautés  n'échappèrent  pas  à  l'attention  du  clergé 
et  du  gouvernement.  Le  nom  de  molokanes  se  rencontre 
dans  un  rapport  du  Saint-Synode,  dès  1765.  Paul  lr  persécuta 
ces  réformés  russes,  pour  des  motifs  plutôt  politiques  que 
religieux,  "leur  radicalisme  théologique  les  ayant  amenés  à 
une  sorte  de  radicalisme  politique.  Alexandre  I'r  se  montra 
plus  tolérant  envers  eux.  après  avoir  fait  faire  une  enquête 
dans  leurs  villages  par  les  sénateurs  Lopoukhine  et  Mé- 
letsky.  Les  sectaires  qui,  sous  Paul  l"r.  avaient  été  en  partie 
exilés  en  Sibérie,  demandèrent  à  être  réunis  dans  unecon- 
Irée  nouvelle.  On  leur  assigna  des  terres,  vers  1800,  sur  les 
bords  delà  Molotchna,  dans  les  environs  de  Bffélitopol,  au 
nord  de  la  mer  d'Àzof.  Les  doukhobortees  formèrent  là  une 
sorte  de  république  agricole,  sous  la  direction  de  Kapous- 
Une,  un  ancien  caporal  qui  devint  leur  législateur  et  les 
gouverna  avec  ce  génie  pratique  si  commun  chez  les  sec- 
taires russes.  K  côté  des  aUilètes  de  l'esprit  furent  colonisés 
des  molokanet  qui  se  constituèrent  on  communauté  dis 
tincte<  !-•  b  adhérents  des  deux  sectes  Bœurs  vécurent  là  en 
paix  un  demi-siècle,  dans  le  voisinage  de  Tatars  musulmans 
et  de  coloni  allemands  anabaptistes,  donl  les  doctrines  ont 
pu  réagir  sur  les  leurs.  01  Israël  des  steppes  reçut  plu- 
irs  visites,  entre  autres  celle  de  l'empereur  Alexandre  I", 


DOUKHOBORTSES  ET  MOLOKÀ*  501 

attiré  vers  la  Holotchna  par  ami  penebanl  pour  nilumi- 
iiisinc.  En  1817  ou  1818,  des  quaker*  d'Angleterre  eurent 
la  curiosité  de  faire  connaissance  le  LAzof 

<[u'on  leur  avait  repr<  DDime  des  coretigionnaû 

ils  se  réjouirent  d'avoir  découvert  au  Eluaaie  nue  nouvelle 
Pensylvanie  el  discutèrent  par  interpri  -  princi- 

paux doukhoborteee^  s'émerveillent  de  leur  corn 

ilure  et  s'effrayent  de  la  hardiesse  de  leura  spécula- 
tions1. Une  vingtaine  d'années  plua  lai  orda 
de  la  Mololcbpa  furenl  visitée  par  Haxlhauaen;  m 
la  plupart  dea  doukhoàorUeê  en  avaient  été  expu 
mort  doKapoustine,  leur  législateur,  les  avait  livi  éa  a  l'anar- 
chie, <-i  en  1841  l'empereur  Nicolas  avait  donné  l'ordre 
Iranaporter  au  Caucase  loua  les  hérétiques  qui  ne  vou- 
draienl  pas  rentrer  dana  le  giron  de  l'orthodoxie. 

Bectairea  dea  deux  dénominations  durent  ainsi  ami- 
grer  dana  la  Transcaucaaie.  [fa  j  unt  fondé  dea  villa 
aujourd'hui  encore  prospères.  Quelq  upea  de 

exilée  ont  pouasé  juaque  dana  les  dernières  conquêtes  du 
lear.  Sur  le  territoire  de  Batoum  «-t  de  kais  on  an  comptait 
en  I888pluaieura  milliera,  vivant  de  culture  etde  jardin  i 
Comme  tanl  d'autrea  aectain  ont 

été,  eux  aus>i.  1rs  pionniers  de  la  coloniaation  ruai 

a  athlètes  de  I  il  1rs  buveurt  de  luit  dilTèrent  par 

plusieurs  pointa  de  leur  doctrine.  Laprenn  .  aujour- 

d'hui la  moins  importante  pour  le  nombre,  est  la  plua  ofi- 
ginale  par  sea  croyances.  Son  rationalisme  est  tout  im- 
prégné de  mysticisme.  Entre  les  doukhoborteet  modernes 
et  Us  bogomile8  du  moyen  Age,  on  a  cru  retrouver  plus 
d'un  irait  de  ressemblance.  Dea  Etu8sea,  jaloux  de  ne  rien 
devoir  à  l'Occident,  ont  même  imaginé  de  •  infiltra- 

tions de  l'hérésie  bulgare  à  l'hérésie  russe.  L'enseignement 
des  doukhobortee*  semble,  malgré  ses  obscurités,  un  des 
plus  hardis  etïorts  de  la  pensée  populaire.  A  de  pareilles 

1.  Voir  The  Quaker*  pu  Caninghanij  Edimbourg,  18»'>8.  Livanof,  Raskol- 
niki  i  Uilrojniki,  t.  II.  BaxthaUMB,  Studien,  t.  I.  |».  4H. 


502  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sectes  de  paysans  souvent  illettrés,  on  ne  saurait  malheu- 
reusement demander  une  théologie  bien  arrêtée l. 

Tandis  qu'ainsi  que  les  protestants,  le  molokane  prétend 
fonder  la  religion  sur  la  Bible,  le  doukhùborlse  n'accorde 
aux  saints  livres  qu'un  rôle  secondaire.  Il  fait  une  large 
part  à  la  tradition,  appelant  l'homme  le  livre  vivant,  par 
opposition  à  l'Écriture  composée  de  lettres  mortes.  Le 
Christ,  dit-il,  a  tout  le  premier  préféré  la  parole  à  la  plume. 
La  grande  originalité  des  douhhobovtses,  c'est  la  croyance  à 
la  révélation  intérieure.  Suivant  eux,  le  Verbe  divin  parle 
en  chaque  homme,  et  cette  parole  intérieure  est  le  Christ 
éternel.  Ils  rejettent  la  plupart  des  dogmes  ou  ils  les  en- 
tendent d'une  manière  symbolique  :  ainsi  de  l'incarnation, 
de  la  rédemption,  de  la  Trinité.  D'ignorants  paysans  inter- 
prètent les  îm  stères  d'une  façon  analogue  à  celle  des  hégé- 
liens; l'incarnation,  affirment-ils,  se  reproduit  dans  la  vie 
de  chaque  fidèle  :  le  Christ  vit,  enseigne,  souffre,  ressuscite 
dans  le  chrétien.  Ils  nient  le  péché  originel,  soutenant  que 
chacun  ne  répond  que  de  ses  fautes.  S'ils  admettent  une 
tache  primitive,  ils  la  font  remonter  à  la  chute  des  âmes 
avant  la  création  du  monde,  car,  dans  leur  cosmogonie  à 
demi  gnoslique.  ils  croient  à  la  préexistence  de  l'Ame. Cette 
croyance  leur  a  fait  attribuer  des  pratiques  aussi  barbares 
que  logiques.  Comme  Ilaxthausen  remarquait  la  vigueur 
des  dovkhoborteeê  de  la  Molotchna  :  «  il  n'\  ;i  rien  là  d'é- 
iinui.ini.  lui  dil  son  guide,  ces  athlètes  de  Vesprit  mettent 
à   mort    les  enfants  débiles  OU   contrefaits,  sous  prétexte 

l.  lin-  anecdote  montrée  quel  point  lei  doctrines  de  semblables  hérésies 
peuvent  longtemps  resta  indécises.  Un  professeur  de  l'académie  ecclésias* 
tique  de  Kief,  do  nom  de  Novitsky,  ayanl  entrepris  d'exposer  les  doctrines  des 
doukhoborlêêi,  dont  lui-même  n'avait,  comme  tout  le  monde,  qu'une  vague 
connaissance,  enl  la  surprise  ds  recovoii  les  remerctments  des  sectaires.  Le 
livre  do  critique  orthodoxe  fui  achète  par  les  hérétiques,  comme  pour  leur 
h  nu  lieu  de  catéchisme  on  de  régie  de  i"i  il  bien  <i ni-  le  i>ii\  de  cet  opuscule 
■  i  que  le  malheureux  auteur  en  devint  quelque 
peu  sa  pect.  I  ouvrage  de   NovKek]  a  M  réimprimé  en  1682.  Quant  ;"i\ 

motoketu    "H  ■<  publie*  ;i  Genève  an  leur  i.  une  profession  <ic  fol  qui 

montre  une  i  ei  ieu»c  i  urinai  1 1 1  ilures. 


DOUKHOBORTSES  KT  MOLOKANES.  503 

que  l'âme,  image  de  Dieu,  ne  doit  habiter  qu'un  corps 
sain. 

Certains  de  ces  paysans  onl  poussé  leurs  spéculations 
jusqu'à  ne  plus  reconnaître  è  Dieu  qu'une  existence  sub- 
jective et  à  l'identifler  à  l'homme.  Dieu,  disenUils 
esprit,  il  esl  en  nous,  nous  sommes  Dieu.  De  môme  que 
les  khlysty,  les  doufehobortsi  s  s'inclinent  dans  leurs  réu- 
nions les  uns  devant  les  autres,  prétendant  adorer  la 
forme  vivante  de  Dieu,  l'homme,  Le  prophète  Pobirokhine, 
un  de  leurs  chefs  du  dix-huiliéme  Biècle,  aurait  an 
gné  que  Dieu  n'existe  i  •*  •  i  1 1 1  par  lui-même   et  qu'il  esl 

inséparable  de  l'bom •  Ceal   aux  justes,   an  quelque 

sorti',  de  le  taire  vii  moujiks  prononcenl  aini 

leur  manière,  le  fiai  Data  de  certains  de  nos  philoso] 
Dieu  est  l'homme,  aimenl  à  répéter  les  don 
Trinité  divine,  c'eal  la  mémoire,  la  raison,  la  volonté.  D 
cord  avec  cette  conception,  il>  nient  la  nelle,  le 

paradis  et  l'enfer.  Le  paradis  doit  se  réaliser  sur  cette 
terre;  il  n'\  a  pas  de  différence  essentielle  entre  la  vie 
actuelle  et  la  \ie  future.  L'âme  humaine,  au  lieu  de  pai 
après  la  mort  dans  un  autre  monde,  s'unit  à  un  nouveau 
corps  humain  pour  mener  Burla  terre  une  vie  nouvelle 
doukhobortsei  Bniasenl  ainsi  par  sortir  du  Ghriatianic 
Pour  eux,  le  christ  n'est  qu'un  homme  vertueux.     J 
esl  lils  de  Dieu  dans  le  aens  où  nous    nous  appelons 
nous-mêmes  tils  île  Dieu;  nos  vieillards,  disent-ils,  en 
al  plus  que  lui.    Leur  notion  de  onforme 

à  leur  théologie.  Suivant  eux,  Il  si  la  réunion  de 

Ions  ceux  qui  marchent  dans  la  lumière  et  la  justii 
quelque  religion,  à  quelque  nation  qu'ils  appartiennent, 
chrétiens,  juifs  ou  musulmans. 

Une  pareille  doctrine,  dans  un  pareil  milieu,  ne  pouvait 
recruter  beaucoup  d'adhérents.   Aussi  les  doukhobo\ 
n'ont-ils  jamais  été  bien  nombreux.  Il  en  existe  à  peine 
quelques  milliers  aujourd'hui,  tandis  que  les  mulul. 
se  comptent  par  centaines  de  mille.  L'enseignement  des 


504  LA   RUSSIE  ET   LES  RUSSES. 

athlètes  de  V esprit  était  trop  abstrait  pour  faire  beaucoup 
de  conquêtes  dans  un  peuple  grossier.  Le  Christianisme 
spirituel  ne  pouvait  guère  se  répandre  cbez  le  moujik  que 
sous  une  forme  plus  accessible.  De  là  le  succès  des  buveurs 
de  lait.  Chez  eux  l'idéalisme  mystique  des  doulchobortses 
s'est  évaporé:  il  n'est  guère  resté  que  le  rationalisme.  Les 
molokanes  interprètent  les  livres  saints  avec  non  moins  de 
liberté,  s'appuyant,  eux  aussi,  sur  la  maxime  :  La  lettre  tue 
et  l'esprit  vivifie.  Comme  ils  ont  des  adhérents  en  des  ré- 
gions fort  éloignées,  on  distingue  parmi  eux  divers  groupes 
et  diverses  opinions.  Ils  ne  semblent  pas  toujours  croire 
à  la  réalité  historique  des  récils  évangéliques;  mais,  à  les 
entendre,  cela  importe  peu,  tout  clans  l'Évangile  devant 
se  prendre  au  figuré.  Les  molokanes  sont  ouvertement 
unitaires,  et  ce  n'est  pas  une  petite  surprise  pour  l'étran- 
ger de  rencontrer,  au  fond  d'obscures  communautés  popu- 
laires, le  christianisme  de  Newton,  de  Millon,  de  Locke. 
On  songe  au  socinianisme,  accueilli  en  Pologne  alors  qu'il 
troûvaitsipeu  d'adeptes  dans  l'Europe  occidentale,  comme 
si,  au  contact  des  juifs  et  des  mahomélans,  les  peuples 
slaves  de  l'Orient  eussent  eu  pins  de  facilité  à  revenir  à  la 
conception  hébraïque  de  l'unité  divine. 

Molokanes  et  douhhobortstt  ont  été  accusés  de  repousser 
l'autorité  temporelle,  aussi  bien  que  l'autorité  spirituelle. 

On  leur  a  prêté  la  maxime  que  les  gouvernements  n'étaient 

faits  que  pour  les  méchants.  La  conception  sociale  de  ces 
rationalistes  aboutil  à  une  sorte  de  théocratie  démocra- 
tique. D'après  les  motokaneêi  l'Eglise  el  la  société  ne  doi- 
\cni  pas  être  séparées;  l'une  et  l'autre  ne  fonl  qu'un.  La 
société  civile  esl  réellemenl  l'Église;  et,  comme  telle,  la 
iété  dod  être  constituée  sur  les  principes  évangéliques, 
sur  l'amour,  l'égalité  et  la  liberté.  On  retrouve  là.  en  termes 
presque  Identiques,  la  devise  de  la  Révolution,  avec  celte 

différence  capitale  que  le  premier  terme  esl  l'amour  el  que 
point  de  dépari  est   Dieu.      I  leur  esl  Esprit,  dit  le 


DOUKHOBORTSES  ET  MOLOKANES.  505 

molukane,  d'aprèfl  Bain!  Paul  II  Corinthiens,  m,  17 ,  et  où 
esL  l'Esprit  «J ii  Seigneur  est  la  liberté.  ■  Le  vrai  chrétien 
doit  être  libre  de  toutea  lea  lois  el  obligations  huma 
Les  autorités  terrestres  onl  beau  avoir  été  établies  pif 
Dieu,  elles  oe  Pont  été  que  pour  lea  Bis  du  siècle,  car  le 
Seigneur  s  dil  des  chrétiens  :  Ils  ne  son!  i  as  du  monde, 
comme  je  ne  suis  pas  du  monde       S. tint  Jean,  IVit,  14  . 

lois  des  hommes  ne  son!  point  Faites  pour  lesjusl 
au  li<vu  d'obéir  à  ces  lois  changeantes,  le  vrai  chrétien  doH 
obéira  la  loi  éternelle  écrite  par  Dieu  sur  la  table  de  notre 
cœur. 

Les  molokanet  arrivaienl  ainsi  au  mépris  des  autorités 
et  de  la  loi  positive.  Leur  radicalisme  théoloj 
tissait,  l'Écriture  en  main,  au  radicalisme  politique.  Comme 
les  quaki  n  el  les  frèn  b  moraves  -  nicls  ils  onl  plus 

d'un  trait  de  reaaemblance,  molol  v  >•<•„•  '>nt 

une  religieuse  répugnance  pour  le  serment  el  pour  la 
guerre,  prenant  à  la  lettre  I<  -  qui 

défendenl  de  jurer  el  de  tirer  1  en  plus,  eerl 

d'entre  eux  se  >"nt  refusés  au  payement  des  impôts,  aussi 
bien  qu'au  service  militaire.  Le  Christ  s  bien  .lit  :  Rendes 
à  César  ce  qui  est  à  César»  :  mais  les  chrétiens  spirituels, 
qui  n'appartiennent  qu'à  Dieu,  ne  doivent  rien  |   i 

D'accord  avec  ces  maximes,  plusieurs  ont  essayé  d< 
soustraire  aux  impôts  aussi  bien  qu'au  recrutement;  mais 
leurs  résistâmes  ont  été  sévèrement  réprimées  par 
colas.  Beaucoup  ont   été  knoutéa  et  dé] 

selon  une  méthode  plus  d'une  fois  adoptée  par  l'auto- 
cratie, furent  enfermés  comme  aliénés  dans  des  mai- 
de  fous.  Depuis  lors  les  buveur*  dé  lait  ont  dû  se  plier  à  la 
loi  commune.  Comme  l'extrémo-gauche  du  ratkolj  il  leur 
a  fallu  en  venir  à  tles  compromis,  (l'est  ainsi  que  les  mo- 
lokanes  du  Don  admettent  qu'on  peut  être  soldat  et  se  battre 
pour  la  défense  de  la  patrie.  D'autres  ont  montré  une  telle 
obstination  à  ne  pas  porter  les  armes  que  le  gouvernement 
a  dû  ne  les  employer  que  dans  les  ambulances  et  les  ser- 


506  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

vices  auxiliaires.  Se  soumettent-ils,  clans  la  pratique,  aux 
lois  et  aux  autorités,  les  molokancs  les  nient  souvent  en- 
core en  théorie.  Non  contents  de  ne  pas  reconnaître  l'em- 
pereur comme  l'oint  du  Seigneur,  ils  contestent  l'utilité 
de  l'institution  monarchique,  s'appuyant  sur  les  objections 
de  Samuel  contre  la  royauté  de  Saiïl.  Avec  le  pouvoir  im- 
périal ils  rejettent  les  distinctions  de  classes,  les  grades 
et  les  titres,  comme  contraires  à  l'Evangile  *.  Si,  en  dépit  de 
ces  maximes  révolutionnaires,  ils  vivent  paisiblement  sous 
l'autorité  des  pouvoirs  qu'ils  nient  en  droit,  on  les  a  soup- 
çonnés de  ne  se  résigner  à  l'obéissance  que  par  nécessité, 
jusqu'au  moment  où  les  vrais  chrétiens  seront  assez  forts 
pour  secouer  le  joug  des  enfants  du  siècle  et  établir  le 
règne  des  saints. 

Comme  la  plupart  des  sectaires  russes,  les  molokanes 
ont  des  ambitions  apocalyptiques.  Leur  rationalisme  ne  les 
a  pas  défendus  des  espérances  millénaires.  Ils  ont,  eux 
aussi,  leurs  songes  de  prochaine  rénovation  de  la  terre,  ils 
attendent,  sous  le  nom  d'empire  de  VAnxrai,  le  régne  uni- 
versel de  la  justice  et  de  l'égalité.  On  raconte  qu'en  1812 
les  Cosaques  arrêtèrent  une  députation  de  molokanes  ou 
de  doiihlioborlses  du  sud,  chargés  d'aller  demander  à  Napo- 
léon s'il  n'était  pas  le  libérateur  annoncé  par  les  pro- 
phètes. 

De  ces  bvoewn  de  lato  csi  sorti  un  groupe  de  sectaires 
qui  n'ont  pas  voulu  attendre  l'établissement  de  ['empire  de 
VArarat  pour  mettre  eu  pratique  leurs  rêves  de  transfor- 
mation sociale.  Comme  ils  prêchaient  la  communauté  des 

biens,   ils  nul    été   appelés  obûhtchiéf   ce  qu'on  ne  saurait 

re  traduire  que  par  tommuniite*.  A  leur  tête  était  un  cer- 
tain Popofqui  commença  Bon  apostolat,  vers  1825,  en  distri- 
buant ses  biens  su  i  pauvres.  Des  villages  entiers  du  gouver- 
nement de  Samara  adoptèrent  cette  doctrine,  moins  dure 
doute  à  des  oreilles  russes  qu'A  des  oreilles  françaises. 

"ri,  h,    /.,/■!    I,      m. ||  -     |Hli'.". 


LES  COMMUNISTES.  507 

Pour  couper  court  à  celte  singulière  propagande,  le  gou- 
vernement transporta  Popof,  avec  ses  principaux  adhérents, 
au  delà  du  Caucase.  Le  prophète  parvint,  après  des  années 
de  misère,  à  constituer  autour  de  lui  une  nouvelle  commu- 
nauté. Cela  lui  valu!  d'être  de  nouveau  déporté,  cette  fois 
dans  le-,  déserts  de  la  Sibérie  orientale,  il  visait  en 
assure- t-on,  dans  la  région  de  l'Iénisaéi  en  1867. 

L'enseignement  de  Popof  était  directement  inspiré  de 
l'Évangile  ai  des  âcti  -  des  apôtres.  Bo  mettant  leur-,  i 
en  commun,  bcs  disciples  prétendaient  imiter  les  premiers 

Chrétiens.  Comme eUZ,  Us  venaient  déposer  leurs  richesses 

aux  pieds  de  leurs  apOtres,  dont  ils  avaient  ti\é  le  nombre 
à  douze,  pour  que  l'imitation  ml  complète.  L  ,  les 

maisons,  le  bétail,  les  instruments  de  culture  élaienl 
communs  comme  la  terre,  il  n'\  avait  <\<-  propriété  per- 
sonnelle d'aucune  sorte.  Chaque  village  devait  former 
une  communauté  ;  mais,  pour  i.  de  l'exploita- 

tion rurale,  chaque  communauté  était  divisée  en  plusieurs 
groupes  entre  lesquels  s,-  partageaient  le  bétail  el  les  in- 
struments de  culture,  Dans  chaque  groupe  il  j  avait 
ordonnateurs  de  l'un  et  de  fauta  qui  aux 

travaux  de  champs,  qui  aux  soins  du  ménage,  qui  à  la  cui- 
sine, qui  à  la  lingerie  el  aux  vêtements.  \  |«  tète  même 
de  la  communauté  se  trouvaient  les  autorités  centi 

élues   par   les   intéressés.    Pour    réaliser  leur   utopie. 

obehtchié  avaient  été'  obliges  de  donner  à  leurs  villa 

une  constitution  monacale.  Le  fondateur  Popof  SQ  était 
venu  à  supprimer  la  liberté  de  discussion  et  d  interpréta- 
tion chère  à  tout  molukaae.  11   avait  t'ait  de  la  soumission 

aux  autorités  le  premier  devoir,  de   l'insubordination  le 

plus  grand  pèche.  C'était  là  une  nécessité  du  système 
communiste.  Pour  maintenir  COS  pieux  phalanstères,  il  ne 
fallait  rien  moins  qu'une  obéissance  religieuse.  Malgré 
cela,  les  disciples  de  Popof  se  lassèrent  de  la  servitude 

inhérente  à  un  pareil  régime.  Leur  zèle  se  refroidit;  ils 
finirent  par  partager  leurs  hiens   entre  les  diverses  fa- 


508  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

milles.  De  leur  ancienne  organisation  ils  n'ont  guère 
conservé  qu'un  magasin  communal  où  chaque  ménage 
doit  verser,  au  profit  des  indigents,  la  dixième  partie  de 
ses  récolles.  Ces  communistes,  qui  ont  cessé  de  l'être,  ne 
se  trouvent  plus  qu'au  Transcaucase,  au  village  de  Niko- 
laïevka. 

Popof  est  loin  d'avoir  été  le  seul  apôtre  du  commu- 
nisme dans  les  campagnes  russes.  La  forêt  ou  la  steppe 
ont  mainte  fois  entendu  annoncer  le  même  évangile.  Vers 
la  fin  du  règne  d'Alexandre  11,  un  prophète,  nommé  Gri- 
gorief,  prêchait  aux  molokanes  des  environs  de  Samara  la 
communauté  des  femmes  avec  la  communauté  des  biens, 
sous  prétexte  que,  le  Christ  ayant  émancipé  l'homme,  le 
Niai  chrétien  doit  user  de  tout  en  liberté,  et  de  l'amour 
comme  du  reste1.  Les  penchants  communistes  se  sont  l'ail 
jour  chez  des  sectaires  de  différente  origine.  Ainsi  chez  les 
errants  :  les  mois  «  lien  »  et  «  mien  »  sont  maudits,  disait  leur 
prophète  Eugène.  Ainsi  chez  les  ckalopoutes,  variété  de 
khlysty  qui,  vers  1860  et  1870,  ont  tenté  d'appliquer  à 
certains  villages  la  doctrine  de  la  communauté.  Kn  dehors 
des  sectes  où  le  communisme  a  été  formellement  prêché, 
beaucoup  de'  skytes  de  raskolni/cs  ont  été  de  véritables 
phalanstères,  où  les  frères  vivaient  en  égaux,  travaillant 
en  commun  et  partageant  le  produit  de  leur  travail.  C'est 
qu'en  effet,  si  le  communisme  n'est  pas  une  pure  utopie, 
il  ne  saurai!  être  mis  en  pratique,  même  partiellement, 
qu'à  l'aide  d'une  discipline  religieuse  et  du  lien  de  la 
charité.  Le  communisme  religieui  esl  le  seul  qui  ail 
quelque  chance  de  durée,  non  seulemenl  parce  qu'jl  a  pour 
le  la  fol  ei  pour  fondement  l'amour,  mais  parce  qu'il  a 
pour  principe  moins  la  convoitise  des  biens  de  ce  monde 
que  le  renoncement  aui  biens  de  ce  monde;  pan-.'  que  ce 
sonl  moins  les  pauvres  qui  veulent  usurper  les  biens  des 
riches,  que.  les  riches  qui  veulenl  partager  avec  les  pauvres* 

i.  m.i.  Itetuic  Wall*  I  édtt.j  i .  i.  p.  i 


LE  COMMUNISME   RELIGIEUX.  509 

C'est  là  une  différence   essentielle  entre   le   sociali- 
religieux  et  le  socialisme  révolutionnaire;  ai  cela  seul  BUf- 
lil'ail  pour  que  l'un  pûl  Vivre,  çàet  là,  en  petit  - 
volontaires,  tandis  que  l'autre  eal  Irréalisable.  I  lires 

et  les  prophètes  erranti  qui  prétendent  transformer  les 
sociétés  humaines  ••!  Fonder  sur  la  lerre  nnc  - 
de  Dieu  ont  beau  être  des  Illuminés  ils  sont  notas  chi- 
mériques que  nos  prétendus  réformateurs  qui  rêvent  le 
même  songe,  -ans  Dieu  et  sans  f<>i  pour  tes  aider  à  le 
réaliser.  Entre  les  disciples  de  flopof  <'t  nos  communistes 
ou  mutualistes,  les  moins  naïfs  sonl  las  moujiks 

<ini  prétendent  bâtir  sur  l'Évangile. 

t-ce  à  dire,  comme  semblent  I 
qu'il  germe  su  fond  de  ces  sociét  nces 

de  rénovation  sociale?  Noua  ne  le  penm  i  qui 

nous  en  fait  douter,  ce  n'est  ni  l'ignorance,  ni  le  p<  tit 
nombre,  ni  la  dispersion  des  groupes  de  paysans  o 
tentent  ces  curieuse  a  expériences    c'est  qu'elles  ne  | 
vent  se  faire  qu'à  couvert  d<-  la  religion    et  ient- 

i'ii<  a  à  cet  abri,  elles  ne  sauraient  s'en  passer.  Pour  qu'il 
sortit  il»'  là  une  transformation  en  grand  de  la  pronrii 
de  ht  famille,  de  l'État,  il  faudrait  d'abord,  selon  le 
de  maints  raskolnik*,  transformer  la  Russie  en  une  sorte 
de  république  Ihéocratique  ou  de  fédération  monacal. . 

Par  contre,  on  se  tromperait  en  ne  voyant  dans  les  p-  n- 
chants  plus  ou  moins  communistes  de  telle  ou  telle  - 
qu'une  conséquence  de  ses  doctrines.  Les  penchants  sont 
dans  le  peuple  et  pour  ainsi  dire  dans  le  sol*.  Bn  faut-il 
«lire  autant  de  l'esprit  de  fraternité,  qui  anime  toutes 
petites  communautés  sectaires  !  «m  peut  aussi  en  retrouver 
le  germe  dans  le  génie  national  et  dans  K->  institutions 
communales,  mais  il  ne  fleurit  pleinement  qu'à  l'ombre 
de  la  foi.  S'il  a  plus  de  force  chez  les  dissidents,  c'est  que 
d'habitude  les  dissidents  sont  les  plus  religieux  des  moujiks. 

1.  Voyez  tome  1.  livre  VIII.  cliap.  vu. 


510  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Les  cltrctiens  spirituels  ne  le  cèdent,  à  cet  égard,  à  aucuns 
raskolniks.  Les  molokanes  ne  souffrent  pas  de  misérables 
parmi  eux;  mais  ils  n'arrivent  à  prévenir  l'indigence  qu'à 
l'aide  de  la  charité,  en  se  secourant  les  uns  les  autres  en 
cas  de  malheur.  Cela,  du  reste,  est  singulièrement  plus 
facile  dans  de  petites  démocraties  rurales  qu'en  de  grands 
centres  industriels.  Il  en  est  de  môme  de  l'égalité,  que 
quelques-uns  de  ces  sectaires  poussent  jusqu'à  une  exa- 
gération contre  nature.  Les  doukhobortses  proclament  égaux 
non  seulement  les  sexes,  mais  les  âges.  Ils  vont  jusqu'à 
proscrire  les  noms  de  père  et  de  mère;  les  enfants  appel- 
lent leurs  parents  le  vieux,  la  vieille  (starik,  staroukha),  ou 
encore  ils  les  désignent  par  leur  prénom,  Pierre,  Jean, 
Marthe.  Les  femmes  témoignent  de  leur  égalité  avec  leurs 
maris  en  buvant  et  en  fumant  comme  eux. 

Le  rationalisme  évangélique  s'offre  à  nous,  en  Petite- 
Russie,  sous  une  forme  plus  nouvelle  et  plus  simple  que 
le  molokan8lvo.  Le  shindisme  ou,  comme  prononcent  les 
Russes,  le  chloundisme  est  une  des  plus  récentes  et  déjà 
une  des  plus  vigoureuses  sectes  de  l'empire.  Deux  choses 
donnent  à  cette  hérésie,  née  d'hier,  un  intérêt  particulier  : 
c'est  peut-être  la  première  qui  ne  soit  pas  sortie  d'une 
population  grande-russienne  et  peut-être  la  seule  qui  soit 
directement  issue  du  protestantisme  occidental.  Le  gftw»- 

ilismr  a  clé  découvert  en   lsi;7  ou  1870.   Il  s'est  propagé,  en 

quelques  années,  sur  la  Burface  de  [a  itiissie  méridionale, 

I.    |  iil  ;i  frappé  d'autant  plus  que  les  Pelils-Russiens  avaient 

jusque-la  montré  peu  de  penchant  aux  sedes.  tue  chose 

encore  à  noter,  c'est  le  >ml  cl  non  le  nord  de  l'empire  qui 

,i  été  I'-  point  de  dépari  des  principales  sectes  rationalistes, 

de  la  shnnln  comme  dn  molokalUtVO.  Kn  France  aussi 
le  protestantisme  a  eu  pins  de  prise  sur  le  midi. 

l.e  titmditme  s'est  d'abord  montré  aux  environs  d'Odessa, 

dan-  la  NOUVelle-RUSSie,  région  OU  SOnl  établies,  depuis 
plusieurs   générations,   des    colonies    allemandes,    lulhé- 


LES  BTUNDISTl  511 

riennes  ou  mennoniles.  Lee  doctrines,  comme  le  nom  du  la 
stunda,  viennent  de  ces  coloofl  allemands.  Cesl  lé  an  phé- 
nomène éeent,  car,  d'ordinaire,  ces  Allemands  se  tenaient 
à  L'écart  de  leurs  voisina  russes  h  avaient  peu  d'influence 
sur  le  moujik.  Parmi  ces  colons,  pour  la  plupart  d'orif 
souabe,  les  hommes  pieux  onl  l'habitude  d  mirpour 

lire  en  commun  la  Bible.  Ces  réunions  portent  dans  leur 
nouvelle  patrie,  comme  dans  l'ancienne,  le  nom  de  Stui 
(heures  ',  d'oo  le  sobriquet de êtvndiêUë donné  aui  Rui 
qui  les  ont  fréquentées  ou  imitées.  Un  pasteur  du  vil; 
de  Rohrbacb  eut,  v<  »  l'idée  d'inviter  des  paysans 

petits-ru  8tundênt  non  pour  les  convertir 

qui  est  interdit  par  la  loi*  mail  pour  les  moi  Mors 

même  qu'il  admettait  des  Russes  dans  laconfo 
de  Dieu  Qottesfreunde),  ce  pasteui 
à  ne  pas  abandonner  1*1  thodoxe.  Ses  conseils 

Furent  pas  Buivis.  Les  visiteurs  des  8hnn  rent 

des  maximes  protestantes  el  se  détachèrent  entièrement 
de  l'Église.  Le  berceau  du  ttundûtmê  semble  <'u  «-nv-t  le 
village  de  Etaslopol,  limitrophe  de  la  colonie  de  Bohrl 
Le  paysan  Michel  Ratouchny,  qu'on  s  n  mine  le 

fondateur  de  la  ttunda  russe,  adopta  l'enseignement  <K^ 
anabaptistes  ou  mennonites,  exigeant  de  ses  j 
adultes  un  Becond  baptême.  Un  autre  paysan,  Gérasime 
Balabane,  nie  au  contraire  la  nécessité  du  second  banti 
ri  repousse  des  rites  conservés  par  les  baptisles  rui 
Les  sectateurs  de  Balabane,  qui  paraissent  le>  j.ius  nom- 
breux, s'iniiiulent     Confrérie  évangélique 

Baptistes  ou  non,  la  théologie  de  ces  nouveaux  évangé- 
liquesne  semble  pas  toujours  fort  arrêtée.  Connu.'  mainte 
secte  russe,  ils  paraissent  avoir  sur  l.-  dogme  des  i 
moins  nettes  que  sur  le  culte  et  la  morale.  En  paysans, 
avant  tout  préoccupés  de  la  vie  pratique,  c'est  par  la 
réforme  du  culte  el  des  observances  qu'ils  onl  commencé, 

1.  Compares  le  mut  Heure*  bo  français.  On  a  aussi  voulu  faire  dërii 
nom  oie  stundisles  d'un  livre  .le  |>i.'te  intitulé  Stunden  der  Andaeht. 


512  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

s'embarrassant  peu  du  reste.  Ils  ont  rejeté  presque  tous 
les  sacrements,  quelques-uns  même,  le  baptême.  Ils 
avaient  gardé  des  fêtes  ou  des  rites,  que  la  plupart  ont 
depuis  abandonnés.  Ainsi,  par  exemple,  de  la  fête  de 
Pâques,  laquelle  a  suscité  beaucoup  de  discussions  parmi 
eux.  De  même  que  les  molokanes,  ils  repoussent  tout 
clergé.  Au  début,  ils  avaient  à  la  tête  de  leurs  commu- 
nautés un  ancien  ou  frère  aîné,  starchii  brut,  qui  présidait 
à  leurs  réunions  ;  aujourd'hui  le  rôle  de  ce  frère  aîné  est 
bien  réduit.  L'office  de  la  plupart  des  stundistes  se  borne 
au  chant  de  Psaumes  ou  de  cantiques  et  à  la  lecture  de 
la  Bible.  Chacun  est  libre  de  prendre  la  parole  et  de  com- 
menter à  sa  façon  le  texte  sacré,  en  sorte  que  la  polémique 
s'introduit  parfois  dans  leurs  assemblées1.  Une  des  causes 
du  succès  de  leur  prédication,  c'est,  semblc-t-il,  l'emploi 
dans  leur  culte  de  la  langue  locale,  le  malorusse.  Lastunda 
a  fait  ses  plus  rapides  conquêtes  à  l'époque  où  l'harmo- 
nieux provençal  russe  était  le  plus  sévèrement  traité3. 

Le  mépris  des  formes  extérieures  est,  pour  le  peuple  et 
le  clergé,  le  principal  trait  du  shmdisme.  Aussi,  en  certains 
districts,  a-t-on  pu  exciter  contre  ces  sacrilèges  contemp- 
teurs de  la  Vierge  et  des  saints,  le  fanatisme  des  masses 
orthodoxes.  Le  passage  à  la  stunda  se  manifeste  d'habitude 
par  l'enlèvement  des  images  qui,  dans  l'izba  russe,  occu- 
pent uni'  place  d'honneur.  Voici  comment  procédaient,  il 
y  a  quelques  années,  les  convertis  d'un  village  du  gou- 
vernemenl  de  Kief.  ils  décrochèrent  leurs  images  et  allè- 
rent en  commun  les  porter  au  pope,  lui  disant  qu'ils 
c'en  avaient  plus  besoin,  parce  qu'elles  ne  leur  servaient 
à  i  i<  M .  Quelquefois,  semble-t-il,  c'est  moins  les  scrupules 
religieui  que  l'esprit  de  calcul  ci  d'économie  qui  inspirent 
nouveaux  iconoclastes.  Ce  n'esl  pas  toujours  commodes 
pratiques  impies  ci  idolatriques,  c'esl  aussi  comme  une 
dépense  mutile  que  ces  paysans  paraissent  repousser  les 

I     / }(i  '    "il  ÏM1. 

\.' .  /  i..iii.  i     livra  il  chap.  iv. 


LES   STlWIilSTi  513 

sacrements  et  les  offices  de  l'Église.  A  eel  égard,  les  Petits- 
Ruaaiena  se  montrent  aussi  positiïa  que  tels  sans-prétres 
de  la  Grande-Hussie  :  ils  cherchent  A  m  dérober  aux  rede- 
vances ecdéeiasLiques.  [ta  restent  soumis  aui  autorités, 
ils  acquittenl  régulièrement  l'impôt,  mais,  en  dépit 
pourauitee,  ils  refuaent  le  minialère  du  clergé;  arâaique 
nos  révolutionnaires,  Ha  paraissent  le  considérer  comme 
un  coûteux  parasite.  Au  luxe  dea  pompes  orthodoxea  lia 
préfèrenl  un  culte  simple  et  peu  diapendieûx,  un  culte 
pour  ainat  dire  domeatiqne,  dont  la  hectare  des  lii 
>;iints  l'ail  les  principaux  trais. 

lt«'  l'avis  de  leurs  advei  les  %tu  font  re- 

marquer  par  leur  probité,  leur  -  .  leur  amour  du 

Lraveil.     Depuis  qu'ila  ont  passé  A  l'héréi  n'ai  qu'à 

me  féliciter  de  nos  payaana,  m'affirmait  un  propriétaire 
du  gouvernement  de  Kherson:  lia  ne  s'enivrent  plus,  ils 
ne  soient  plus.  Ht  observent  leura  engagements.  La  rie 
et  la  proapérité  de  cea  évangéliquee  leur  raient  plna  de 
prosélytes  que  la  prédication.  Le  moujik  embrasse  leur 
doctrine  pour  participer  ,i  leur  aiaance,  de  même  qu< 
premiers  adeptes  «le  la  stotnda  ont  été  attirés  par  le  - 
tarie  du  bien-être  de  leurs  voisins  allemande. 

Comme  la  plupart  laircs,  les  utmàiêiet  ont  lin 

struction  en  grande  eathne.  Toute  leor  religion  eal  fondée 
sur  la  Bible,  et  le  besoin  de  lire  la  Mil>le  leur  donne  le  - 
de  l'école*  Les  idéea  <le  liberté  et  d'indépendance  s'insinuent 
dans  leura  villages  avec  le  libre  examen.  Les  jeunes  soé- 
nages  oe  se  plient  plus  à  la  subordination  patriarcale  de 
l'ancienne  famille  russe,  chez  les  thmdiatê*  aassi,  la  reli- 
gion est  une  des  formes  populaires  de  l 'émancipation  des 
l'emnies.  Les  fados  prétendent  être  lea  égalée  et  non  plus 
lea  servantes  de  leurs  maris.  Aussi  sont-elles  souvent 
parmi  les  plus  ardente  apôtres  de  la  secte.  Gomme  les  6m- 
oewrt  cb  lait  des  mêmes  régions,  cea  nouveaux  motok 
ont  des  tendances  êgalitairea  à  demi  communiâtes.  Ils 
tonnent  une  société  de  frères  et  de  sœurs  où  tous  les  meni- 
iii-  33 


514  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

bres  sont  égaux.  On  y  prêche,  dit-on,  le  partage  égal  des 
terres,  ce  qui  est  une  nouveauté  dans  la  Nouvelle-Russie 
où,  d'habitude,  les  partages  périodiques  du  mir  ne  sonl 
point  en  usage.  La  terre  doit  être  à  tous,  disent  ces  rus- 
tiques réformateurs;  chacun  n'en  doit  posséder  que  ce  qu'il 
peut  cultiver.  C'est  là,  partout,  une  des  idées  du  moujik. 

La  rapide  croissance  du  stundisme est  un  des  phénomènes 
les  plus  curieux  du  dernier  quart  de  siècle.  Les  exhorta- 
tions du  clergé,  l'intervention  de  la  police  et  des  tribunaux 
n'ont  pu  arrêter  ces  déserteurs  de  l'Église  officielle.  Poul- 
ies faire  rentrer  au  giron  de  l'orthodoxie  on  a  vainement 
recouru  aux  amendes  et  à  la  prison.  On  peut  agir  avec  les 
stundistes  comme  autrefois  avec  les  moloftanea,  on  peut  les 
déporter  aux  extrémités  de  l'empire,  au  Caucase,  en  Si- 
bérie, il  estàcraindre  que, pour  cette  nouvelle  secte,  comme 
pour  les  anciennes,  les  exilés  ne  servent  de  missionnaires. 

On  s'est  demandé  si  les  stunditte*  al  les  molokanêB  se 
fondront  ensemble,  ou  si,  au  contraire,  \i\stunda  s'émictlera 
en  petites  sectes.  Ce  n'est  là  qu'une  question  secondaire; 
l'important  pour  nous,  c'est  de  montrer  la  prise  de  pareilles 
doctrines  sur  le  moujik.  Le  fait  est  d'autant  plus  digne 
d'attention  que  le  mulukanxtvo  et  le,  ilundisme  ne  sont  pas 
les  seules  manifestations  de  ce  genre.  Nous  avons  vu  le 
rationalisme  et  le  libre  examen  se  glisser  dans  le  vieu\ 

riisiad.  Chez  les  descendants  des  fanatiques  vieux-croyants, 
on  <  ntemt  professer  des  maximes  non  moins  hardies  que 

Chef  les  prosélytes  des  anabaptistes  allemands.  Les  bczpu- 
povtty  répètent,  eui  aussi  :  L'Eglise,  c'est  nous.  Quelques 
sans  prêtres  ronl  jusqu'à  dire  que,  pour  le  chrétien,  le  pain 

ordinaire  de\  ieiil  eonimunion  el  que  l'homme  < pi i  se  nourrit 
de  ion  travail  eoininunie  Ions  les  jours  '.  Les  sectes  d'avant 

-aide  réagiflsenl  surtout  le  raikol.  Certains  Russes  annon- 
cent déjà  la  prochains  dissolution  du  schisme  au  profil 
i  radicales.  Le  rationalisme  pénètre  peu  à  peu  ces 

I     I  '"'7.  !'    '<  ' 


DU  RATIONALISME  DANS  LE   PEUPLE.  515 

sombres  campagne*  ratées  enveloppées   d'une   buée  de 
mysticisme;  il  s'infiltre  lentement  dans 
rurales,  su  apparence  réfractaires  .1  tontes  l<  a  idées  de  l'Oc- 
cident. -Mais  si  le  libre  esaaaea  entame  le  moujik,  comme 
l'ouvrier  ou  le  paysan  de  l'Europe  occideala  n'est 

tous   la  forme   d'un   matérialisme   abject  ou  d'un 
vide  el  frivole   scepticisme;  c'est  .1  couvert  même  eV 
religion  el  su  nom  de  la  foi  religieuse.  Loin  de  fermer 
dédaigneusement  l'Évangile  comme  on  livre  d'enfant,  dont 
l'homme  adulte  n'a  plus  rien  I  apprend]  oi-dissnl 

rationalistes  l'inspirent*  dans  leu  sieotsm< 

la  parole  du  Christ,  >  ci^erchanl  la  rente  et  la  lui 

Entre    le  peuple  athée  <!<■   u<»^  ceptUùV  -  el   les  plus 
hardis  de  ces  hérétiques,  cela  seul  forait  une  différent 
l'avantage  <iu  Russe,  il  garde  encore  des  croyances  enx- 
quelles  attacher  ses  ooiions  momies  et  sur  lesquelles 

sppuyer  ses  souflVanees  el  -.1  l'aib  moujik  ibnicure 

religieux  jusqu'en  n  reli- 

gion  rente  pour  lui  le  viatique  «l«-  la  rie.  alors   môme 
qu'il  iK'  semble  plus  en  attendre  les  l'un  pai 

supraterrestre,  o'est  d'elle  qu'il  attend  la  direction  si  l«- 
bonheur  de  son  existence  sublunaire;  s'il  s,  lui 

aussi,  rameo  -  du  ciel  en  terre,  c'est  à  elle, 

la  vieille  consolatrice,  qu'il  demande  de  lui  ouvrir  le  nouvel 
Ëden.  L'obscure  évolution  de  la  pensée  religieuse  dans  Isa 
s  de  Russie  tient  muins  de  l'infidélité  contempo- 
raine que  de  la  réforme  du  seizième  siècle,  luaqne  *lau^ 
le  uauir  logmes  traditionnels,  Dieu  et  l'ame 

nagent 

H  y  a  au  foml  du  peuple  des  sectes  réformées,  protes- 
lantes;  il  y  a  aussi  une  secte  à  tendances  juives,  à  la 
plus  ancienne  et  moins  connue:  tesjudafsants  ou  sabba- 
tistts  soubbotniki).  Ces  judéo-chrétiens  ont  substitué  l< 
medi,  le  sabbat  juif,  au  dimanche. Cette  secte,  qui  incline 
à  revenir  aux  rites  du  judaïsme,  est-elle  bien  une  héresii 


516  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

chrétienne?  Les  sabbatistes  de  Russie  ne  sont-ils  pas, 
comme  les  marranes  du  Portugal,- les  descendants  de  juifs 
jadis  amenés  au  baptême  par  la  violence  ou  l'intérêt,  et 
qui,  de  génération  en  génération  et  d'une  manière  de  plus 
en  plus  confuse,  se  sont  secrètement  transmis  la  foi  et  les 
rites  de  leurs  ancêtres?  Un  juge  de  paixdu  sud  de  la  Russie, 
(fui  avait  eu  l'occasion  d'en  voir  à  son  tribunal,  nous  disait 
que  ces  judaïsants  lui  avaient  rappelé  le  type  israélite.  Ce 
n'est  pas,  semblc-t-il,  le  cas  habituel.  Les  soitbbotnikine  pa- 
raissent pas  de  sang  sémite.  Les  sabbatistes  cités  devant 
notre  juge  de  paix  pour  réunions  clandestines  semblaient 
eux-mêmes  ignorer  l'origine  des  traditions  auxquelles  ils  de- 
meuraient obstinément  attachés.  A  toutes  les  questions,  à 
toutes  les  objurgations  du  magistrat,  ils  faisaient  la  ré- 
ponse ordinaire  des  raskolniks  :  C'est  la  foi  de  nos  pères. 
Le  juge  ayant  été  contraint  par  la  loi  de  leur  infliger  une 
amende,  en  les  avertissant  qu'en  cas  de  récidive  ils  seraient 
plus  sévèrement  punis,  les  malheureux  répliquèrent  qu'ils 
m-  demandaient  qu'à  garder  les  usages  de  leurs  ancêtres; 
pour  cela  ils  étaient  prêts  à  tout  supporter. 

L'existence  des  sectes  judaïsantes  n'est  pas  nouvelle  en 
Russie.  Ces  sabbatistes,  aujourd'hui  perdus  dans  Les  classes 
inférieures,  sont  les  derniers  héritiers  d'une  hérésie  qui, 
au  quinzième  siècle,  pénétra  jusque  dans  le  haut  clergé  el 

mil  6H  péril  1'orlhodOXie  russe.  Des  juifs  do  Novgorod,  un 
-avant  Zadiarir  niliv  autres,  avaient  enseigné  aux  chré- 
tiens la  négation  <\<*  ta  Trinité,  de  le  Rédemption,  de  la 
divinité  du  Christ  Bous  leur  influence,  nue  partie  du  clergé 
de  Novgorod  aval!  ramené  le  christianisme  ,  ainsi  sim- 
pliflé,  à  une  Borte  de  judaïsme.  <»n  voit  que  les  tendances 
rationalistes  ne  ><>nt  pas  nouvelles  en  Russie.  Ivan  Ml  en 
.i\.ni  transporté  i<-  germe  de  Novgorod  à  .Moscou,  en  trans- 
férant Isa  prêtres  Denya  et  Alexis  de  l'ancienne  république 
dans  la  capitale  des  tsars.  Un  moment,  les  judaïsants  furent 
assez  puissants  pour  élever  un  des  leurs,  le  métropolite 
me,  a  la  chaire  suprême  de  l'Église,  ils  ne  purent  cepen- 


LES  JUDÀlSANTS.  517 

dant  triompher  des  résistances  de  Péntscopat.  Anathéana» 
lises  aux  conciles  de  1490  et  de  150%,  les  chefs  |<  -  héréti- 
ques furent  condamnés  au  bûcher  on  à  la  claustration 
dans  les  couvents,  ft  l'hérésie  sembla  disparaître  de  la 
terre  russe1.  Les  judàlsants  avaient,  an  Russie,  fraj 
voie  aux  sectes  radicales  et,  en  Pologne,  bus  unitariens 
du  seizième  Biècle. 

aujourd'hui  e'esl  surtout  dans  les  provinces  du  sud, 
dans  Le  voisinage  des  contrées  habitées  par  les  nuis  polo- 
nais, que  se  rencontrant  les  sabbatistès.  On  s  parfois  attri- 
bué leur  présence  h  une  propagande  Israélite,  ce  qu'il  asl 
difficile  d'admettre,  pour  qui  connaît  le  peu  de  pronom 
des  Israélites  modernes  au  prosérytisi  ttton 

n'en  a  pas  moins  été,  rera  isv",  I  ouïe  prétexte  de 

l'expulsion  des  juifs  «!<'  certains  districts  <!<•>  gouverne* 
menti  de  v*«  I  de  Tambof.  Les  sabbatistès  ont,  eux- 

mêmes,  été  une  .l«-  sect  a  les  plus  pei  -  durant  Ion! 

le  dix-neuvième  Biècle.  Alexandre  i  .  Nicolas,  Alexandre  II 
oui  tour  à  tour  aévi  contre  eux,  s'attachanl  a  extirpée  le 
sabbatisme  Mu  midi  do  l'empire,  comme  ai  l'on  «ùt  redouté 
de  lui  voir  dénationaliser  les  villages  où  il  s'implantait. 
La  plupart  de  ces  soubbotniki  ont  été  déportés  au  Cau- 
case. 

Quelle  qu'en  soit  la  provenance  ou  la  filiation,  1<'  sabbe- 
lisuic  n'esl  guère  «prune  tonne  (le  l'unitariame.  En  reje- 
tant le  dogme  de  la  Trinité,  des  lecteurs  de  la  Bible  en 
sont  revenus  à  la  tradition  mosal  pic  et  ont  rendu  à  l'An 


1.  Voyes,  par  exemple   une  étude  de  M.  0.  Lévitskj  da 
Starina,  avril  1882.  St.NUùtsk]  ("/•/•■  7.  - 

kom  A  1879,  chap.  v1  attribue  principalement  l'apparition  de 

secte  a  la  déception  des  ii  lèles  nui  atteadaieot  la  Bn  da  monde  poof  Vè& 
oompliasemenl  dea  lept  mille  ans.  d^prèa  l'ère  île  la  création  en 
Russie.  L'année  fatale  s'étanl  écoulée  sans  que  le  Christ  redescendit  sur  la 
teir.',  l'Evangile,  les  apôtres  et  les  P  lise  furent,  pour  nombre  de 

croyants,  convaincus  de  mena 

•2.  .M.  .Y  GradovakVj  dans  ses  •■tudessur  la  situation  desjuifa  en  Ruai 
constaté  qu'aucun  Israélite  n'avait  été  compria  dans  les  nomb 
intentés  aux  labbatistes.  —  Cf.  le  Raxaoit,  revue  itraéltte,  1819]  p.  121. 


518  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

cien  Testament  le  pas  sur  le  Nouveau.  Les  sabbatistes  de 
Russie  ont  adopté  certains  rites  juifs,  y  compris  la  circonci- 
sion. Ils  attendent  le  Messie  et  croient  que  le  règne  d'Israël 
commencera  l'an  7000  de  la  création.  De  môme  que  les  mor- 
mons, qui  sont,  eux  aussi,  à  certains  égards,  des  judéo- 
chrétiens  revenus  à  la  polygamie  patriarcale,  certains 
soubbolnihi  permettraient  d'avoir  plusieurs  femmes  à  la 
fois,  tout  en  se  bornant  d'ordinaire  à  une  seule1.  Ils  obser- 
vent les  prescriptions  bibliques  sur  les  viandes  pures  et 
impares;  mais  en  cela  ils  ne  font  guère  que  se  conformer 
à  l'ancien  usage  de  l'Église  russe,  qui  a  longtemps  main- 
tenu la  prohibition  de  se  nourrir  de  sang  et  de  bêtes  étouf- 
fées. Des  sabbatistes  du  Caucase  est  sorti,  vers  1860,  un 
groupe  d'ullra-judaïsants  désignés  sous  le  nom  de  Ohéry-, 
ils  ont  appelé  un  rabbin  juif  et  remplacé  dans  leurs 
prières  le  russe  par  l'hébreu*.  La  Russie  n'est  point  le  seul 
pays  chrétien  où  se  soient  montrés  des  sabbatistes  ou 
s;ibbatariens.  lien  existe  aussi  en  Hongrie,  en  Transylvanie, 
«  I  là,  comme  en  Russie  et  dans  l'ancienne  Pologne,  ils  se 
sont  trouvés  en  contact  avec  des  Israélites  et  des  sociniens, 
des  chrétiens  unitaires.  Si  délestés  ou  méprisés  qu'ils 
soient,  les  juifs  n'en  ont  pas  moins,  par  leur  seul  voisi- 
nage, Inspiré  des  tentatives  de  synthèse  religieuse,  de 
réconciliation  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  loi.  Dans  ces 
dernières  années,  était  encore  enfermé  au  couvent  de  So- 
lovetek,  but  nue  (le  de  la  mer  Blanche,  un  vieillard  du  nom 
de  Nicolas  Iline,  coupable  d'avoir  prêché,  aux  mineure  de 
l'Oural,  un  évangile  qui,  en  dépouillant  l'Église  et  la  Syna- 
gogue de  leura  dogmes  et  riies  particuliers,  les  devait 
toute-  deux  réunir  dans  une  nouvelle  forme  d'unilarisme  . 

i    Élude  -ni-  1m  rattonaUetee  rouet]  Vestnik  Evropy,  Mvrierl881, 

./  Nakeimol  ia  Kavkcuom  [Otetch.  ZapUki,  I  s<'.7). 
:i.  sur  ce  pereoBAMje  on  peut  w>ii  do  chapitre  de  H.  DIxon   /<•<•'•  Bu$$ia 
.;  Mit.,  i    vol.,  p 


CHAPITRE   \ 

Secte*  récente!  du  peuple  <t  du  monde  —  Continua lion de  '■ 

Piyehologte  i  i   ptaphéeMM».  bemptri 

d*nérée|af  nouyelle*.  —  Un  t  >  ;  mlanymi 

théologie    m  politique.  —  Bactee  du  grand  monde    le  •■■  ou 

paeMcouifme.  Le  lord-api        i  lique  .lui-  Im  aeJoau. 

Propagande  parmi   I  ■  peuple.  -    I 

rente  Intellectuelle  avec  lee  prophètes  de  village».  An  i 
dm  Idéea.  Le  dogme  fondamental  «tu  ehrietianiem*,  la  i.  ace  au 

mal.  —  Tolatol  v<  i<>!  m  iteui  mm  ial.  Bouddhiame chrétien  et  afMlianM 
géliqae, 


Los  sectes  naissent  des  sectes,  il  en  esl  d'elles  eon 
des  herbes  dels  steppe;  elles  nient  spontanément 

Il  en  surgit  sens  cesse  *l«'  nouvelles  :  <>n  en  signale 
presque  chaque  année.  On  l'étonné  >l<-  : 
cet  esprit  de  sectes,  dii  générations  après  Pierre  le  Grand 
el  trente  ans  sprès  l'aftVanchissemenl  des  serfs.  Ni  les 
réformes  de  Pierre  I r,  ni  celles  d'Alexandre  II  n'ont  encore 
modifié  l'état  mental  du  peuple.  Près  de  deux  siècles  ne 
lui  ont  pas  suffi  pour  se  faire  entièrement  eux  proo 
de   l'Étal   moderne,   Le  !  est   supprimé,  mais  les 

rêves  du  moujik  ont  survécu  à  l'émancipation.  Ce  que  n'uni 
pu  lui  donner  les  ministres  du  tsar,  il  persiste  à  l'attendre 
des  envoyés  de  Dieu.  Puis,  outre  ses  vagues  aspirations 
sociales  que  son  imagination  enfantine  enveloppe  de  formes 
religieuses,  ce  peuple  illettré  a  ^>'>  besoins  spirituels  que 
l'Église  n'a  encore  pu  satisfaire;  ce  qu'il  ne  trouve  point 
près  de  son  clergé,  il  va  le  chercher  près  îles  prophètes 
de  villag 

Dans  les  sectes  nouvelles,  comme  dans  les  anciennes, 
l'imposture  et  le  fanatisme  >,■  côtoient  et  s'associent.  Par- 


520  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

fois,  chez  d'obscurs  hérésiarques,  comme  chez  Mahomet  ou 
Joseph  Smith,  la  fraude  et  l'enthousiasme  se  combinent 
de  manière  à  ne  plus  se  distinguer.  De  môme  que  le  Toscan 
David  Lazzarelti,  le  santo  du  mont  Amiata,  nombre  de 
ces  petits  Luthers  russes  sont,  à  la  fois  ou  tour  à  tour,  fous 
et  sensés,  fourbes  et  exaltés,  crédules  et  rusés,  intrigants 
et  ingénus1.  La  rencontre  de  l'esprit  de  superstition  des 
masses  avec  l'esprit  sceptique  du  siècle,  le  contact  de  la 
foi  populaire  avec  l'incrédulité  individuelle  prèle,  plus  que 
jamais,  à  des  impostures  et  à  des  exploitations  religieuses. 
Ce  qui  frappe  d'abord,  c'est  combien  ce  peuple,  combien 
le  moujik,  en  tant  de  choses  si  avisé,  reste  naïf  en  religion 
et  en  politique.  Comme  au  temps  de  Pougatchef  et  de  Seli- 
vanof,  il  est  encore  capable  d'accueillir  les  faux  prophètes 
et  les  faux  tsars,  les  faux  christs  comme  les  faux  Deme- 
trius,  les  faux  Pierre  III,  les  faux  Conslantins.  Les  mystifi- 
cations les  plus  effrontées  peuvent  encore  faire  des  dupes. 
En  1874,  pendant  un  de  nos  premiers  voyages  en  Russie, 
il  est  venu  devant  un  juge  de  paix  une  singulière  affaire. 
C'était  dans  un  district  du  gouvernement  de  Pskof,  sur  la 
grande  route  de  Pétersbourg  à  Berlin.  Parmi  les  paysans 
s'était  répandu  le  bruit  que,  de  ce  gouvernement  septentrio- 
nal, l'on  allait  expédier  «  au  pays  des  Arabes  »  cinq  mille 
jeunes  filles  pour  les  donner  en  mariage  à  des  nègres.  Le 
vide  laissé  par  le  dépari  des  cinq  mille  jeunes  Russes  devait 
être  comblé  par  l'envoi  d'autant  <!<•  négresses.  Cette  rumeur 
avait  Jeté  la  panique  dans  l<-  districl  d'Opotchka;  on  se 
pressait  de  marier  les  tilles  nubiles,  les  noces  se  suivaient 
avec  une  rapidité  inaccoutumée.  Une  enquête  établit  que 
cette  fable  avait  été  inventée  par  un  cabaretier  «lu  nom  de 
lakovlef,  afin  d'augmenter  ses  profits  en  augmentant  l«v 


i   \  i: ii /..ii.iti  ■  ietto  U  tanto,  i 

ta  ltggendat  Bologne,  18SS.  LauaretU,  toé  à  la  tête 

d'une  | ---i'. ii.  en  1879,  par  lea  carabinier»,  prêchait,  lui  aussi,  une  sorte 

lernel,  pr ttanl  mm  paysan  le  parla  ■•  prochain  dea  bienida 

i  dea  'ii-' îlptee  qui  attendent  u  résurrection. 


PSYCHOLOGIE   DES  BECTAIR]     .  511 

nombre  «les  mariages,  qui  rapporteal  non  moins  an  ca- 
baret qu'à  11.- Ii 

Un  peuple  accessible  à  de  telles  râbles  I  'est  davanl 
encore  am  mystifications  couvertes  d'un  voile  de  piélé 
ou  parées  d'une  auréole  surnaturelle.  Dans  es  même  gou- 
vernement de  Pskof,  à  une  ou  deux  années  de  distance, 
cette  effrontée  Bupercberie  mercantile  avait  pour  pendant 
une  impudente  escroquerie  religieuse.  En  \s~-  on  dé 
vraii.  aux  environs  de  Pskof,  une  secte  dooi  !<•  fondateur, 
un  moine  du  nom  de  Séraphin,  échappé  d'un  couvenl 
dressait  de  préférence  aux  jeunes  Biles.  »>n  appelait 
prosélytes  1-  -  parce  que  Séraphin  leur 

coupait  les  cheveux  pour  l»s  vend  t  pas  seule- 

ment par  cupidité  que  le  cynique  prophète  abusait  de  la 
bonne  foi  de  ses  disciples;  il  était  accusé  de  prêcher  le 
aalul  par  le  péché,  sous  prétexte  d'accroître  la  gloire  du 
Sauveur  en  mettant  à  profil  ses  mérites.  Séraphin  avail 
réussi  &  se  (aire  la  plus  fantastique  légende.  Il  passail 
pour  invulnérable;  on  !<•  «lisait  maître  de  se  déi 
les  poursuites  par  de  soudaines  métaaaorphoaea,  De 
fourbes  font  comprendre  les  articles  du  code  russe  qui 
prohibent  les  Taux  prophètes  «'i  les  laui  miracles. 

A  côtédes  charlatans  il  j  i  les  voyants.  Dans  un  . 
le  peuple  ajoute  encore  foi  aux  -  urtilèges,  où  les  i  liots,  les 
innocents,  sont  encore  n  comme  des  inspirés,  les 

\  isionnaires  soûl  nombreux.  Chea  beaucoup,  lllluminismc 
confine  à  la  folio,  et  l'on  ne  saurait  rire  surpris  de  voir 
la  police  enfermer  eomme  maniaques  ers  m  -  de 

Dieu.  Plus  d'un  a  passé  par  une  maison  d'aliénés;  ainsi 
notamment  Adrien  Pouchkine  et  son  disciple  Eorobof.  Ce 
Pouchkine,  un  marchand  de  lVrni,  Irouvanl  la  parole  et 
Récriture  insuffisantes,  exposait  sa  doctrine  dan-- des  pein- 
tures ci  des  tableaux  symboliques.  Il  avait  découvert  une 
nouvelle  révélation  dans  le  corps  de  l'homme  et  le  cor] 
la  femme,  pris  comme  figure  rivante  des  vérités  éternelles. 
Il  envoyait  des  lettres  et  des  télégrammes  aux  ministre- 


522  LA  RUSSIE  ET  EES  RUSSES. 

et  au  Isar,  leur  démontrant  que  le  temps  élait  venu  «  de 
délivrera  tous  la  terre  comme  propriété  de  Dieu  ».  Cela  lui 
valut  d'être  incarcéré,  une  quinzaine  d'années,  dans  une 
cellule  du  couvent  de  Solovelsk  sur  la  mer  Blanche.  II  n'en 
est  sorti  qu'en  1882.  Ce  singulier  messie  a  trouvé  pour 
«  témoin  »  un  médecin,  du  nom  de  Korobof,  qui  s'est  évadé 
de  Russie  pour  publier,  à  Genève,  un  journal  qu'il  appelait 
le  premier  organe  officiel  des  fils  de  Dieu1. 

Imposteurs  ou  illuminés,  les  apôtres  ambulants  qui 
parcourent  les  campagnes  sont  portés  à  se  distinguer  par 
la  singularité  de  leurs  doctrines;  ils  renchérissent  en 
excentricités  les  uns  sur  les  aulres.  Le  prophélisme  est  le 
caractère  commun  de  la  plupart  des  secles  extrêmes, 
anciennes  ou  nouvelles.  Dans  le  langage  des  sectaires, 
comme  dans  le  langage  de  la  Bible,  le  mot  de  prophétie 
ne  s'applique  point  exclusivement  a  la  révélation  d'un 
avenir  inconnu  :  souvent  les  prophètes  n'annoncent  autre 
chose  que  l'accomplissement,  plus  ou  moins  prochain, des 
menaces  ou  des  promesses  de  l'Écriture.  Ces  prédictions 
ne  sont  guère  qu'une  prédication,  si  ce  n'est  que  l'orateur 
donne  à  son  enseignement  le  tour  d'une  inspiration  ou 
d'une  vision.  In  Russe  qui.  non  sans  peine,  était  arrivé  à 
se  faire  admettre  parmi  les  auditeurs  d'une  célèbre  pro- 
phêtesse,  nous  disait  avoir  été  désappointé  en  n'entendant 
autre  COOSe  que  des  déclamations  sur  le   règne   futur  du 

Christ,  et  en  voyant  les  assistants  accueillir  ces  vieilleries 

avec  aidant  de  respeel  que  des  révélations  inattendues.  Ce 

qui  relevait  ces  baaales  prophéties,  c'était  le  rythme,  une 
i  Bpèce  de  versification  on  de  cantilène.  Le  prophète  n'est 
parfois  qu'une  sorte  d'improvisateur,  talent  quidansle  Nord 
^<>i  longtemps  conservé  chei  l»'  peuple.  Tantôt  le  voyant 
prononce  de  vagues  formules  qui,  dans  le  nombre  des 

I.  Le  Vminik pravdy (Ménager cli  /•<  i  évité),  remplacé,  en  1882,  par  <l«-s 
brochum  intermittente*,  M.  a.  Korobof  a  bien  voulu  nom  adresser  des 
avertissement!  prophétiques  pour  notre  salut,  il  en  b  nié  du  même  avec 
notnbn  d<  |  entre  autres  avec  m  Ftoquetei  M.  Lockroy.  en  1886 


PR0PHÊTE9  BT  PR0PHÉ1 

assistants,  ne  peuvent  manquer  de  trouver  quelque!  ap- 
plications particulières;  lantôl  il  profère  de  longs  discours, 
dans  lesquels  il  esl  facile  de  trouver  quelque  cotise  qui  se 
réalise  eu  loul  ou  eu  partis. 

On  (ait  digne  de  remarque,  c'est  le  grand  Bombre  dea 
propbétesses  el  le  prend  rote  des  Eemases  dane  la  plupart 
des  sectes.  Il  >  a  dea  saintes  \ i<  omme  il 

christs;  les  deux  ronl  eoufenl  ensemble,  par  paire,  el  a 
vent  l'impulsion  vient  de  la  lemrne  autant  que  de  l'bomme. 
\iis  1880,  par  e\eni|ile.  un--  prophétesse  du  nom  d<-  v 
Ivaaof  fondait,  dans  la  province  duDon,  ui  Iquc 

don!  1<>  a  leptea  s'interdisaient  le  m  t  l'usage  de 

la  \iau<ie.  Ce  n  •  -i  pal  seulement  ehea  les  illuminés  si  les 
mystiques  que  le  rois  des  (emmes  esl  eonsi  lérable, 
aussi,  bien  qu'à  un  moindre  degré,  ches  l<  -  ssn/i 

et  !<■>  ranfeolnikt  de  toute  sorte.  La  religion  est  ares  ras 
l'unique  domaine  »»ù  la  femme  du  pavana  m  montre 
l'égale  «le  son  époux.  Esclave  ou  servants  dans  loul  le 

reste,  elle  est   libre.  souwnt  Ulèn Ile  SSl   MlSlIrOSnC  dau> 

la  sphère  spirituelle.      Une  dispute  d'Aksin 
mari,  sur  un  objet  profane,  lui  vaudrait  une  rcfte  répri- 
mande, dit  quelque  part  A.  Petchersk]  ;  quand  il  s'agit  de 
shi/tes,  d'affaires  religieuses,  la 

plus  l'homme,  c'eal  la  femme  qui  esl  la  tôle;  c'est  aksinis 
qui  décide  el  lame  son  mari.  De  ce  l'ait,  quelq< 
vains  ont  tiré  une  conaéquence  inattendue.  Chef  an  peuple 
qui  considère  la  femme  comme  un  être  inférieur,  les  ques- 
tions dogmatiques  seraient-elles  abandonnées  sux  ïemm<  - 
si  l'homme  en  Taisait  une  de  ses  préoccupations  princi- 
pales? La  piété  est  pour  le  paysan  une  affaire  de  mena 

et.  comme  telle,  renarde  surtout  la  femme.  <»n  reconnaît 
dans  cette  thèse  le  penchant  de  certains  Russes  à  repré- 
senter leurs  compatriotes  du  peuple  comme  indifférents  en 
matière  religieuse,  et,  pour  ainsi  dire»  inconsciemment  icej  - 

tiques.  Celte  prétention  n'est  nullement  justifiée  par  l'in- 
fluence des  babas  dans  le  schisme  ou  l'hérésie.  L'initiative 


524  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

de  la  femme  russe  s'exerce  où  elle  a  le  champ  libre  :  chez  la 
paysanne,  dans  lapropagande  religieuse,  comme  chez  l'étu- 
diante, dans  la  propagande  politique.  C'est,  aux  deux  extré- 
mités de  la  nation,  un  phénomène  du  même  ordre.  La 
Russie  n'est  pas  du  reste  le  seul  pays  où  la  femme  a  l'es- 
prit de  prosélytisme.  Dans  toutes  les  religions,  le  sexe 
faible,  le  sexe  pieux,  joue  un  rôle  considérable.  Les  sectes 
anglo-saxonnes  ont  aussi  leurs  prophétesses,  et  dans  cette 
société  moins  ignorante  il  y  a  également  des  femmes  illu- 
minées, qui  s'attribuent  des  fonctions  surnaturelles  et  des 
lilivs  presque  divins.  Les  khlysty  américains,  les  shakers 
des  Etats-Unis,  ont  souvent  à  leur  tôle  une  mère  ou  une 
fiancéede  l'uyneaude  Dieu.  En  Angleterre  même,  les  shakers 
de  New-Foresl  étaient  naguère  dirigés  par  une  certaine 
mislress  Girling,  dont  les  visions  servaient  à  la  com- 
munauté de  règle  de  foi. 

(l'est  un  spectacle  monotone  jusqu'en  sa  diversité,  que 
l'infatigable  génération  des  sectes.  Toutes  ces  obscures 
doctrines,  ne  pouvant  se  fixer  par  l'enseignement  et  la 
publicité,  gardent  quelque  chose  d'incohérent  qui  les 
expose  à  de  perpétuelles  variations.  C'est  comme  des 
dunes  de  sable  sans  consistance,  que  les  vents  de  la  mer 
on  du  désert  font  et  défont  sans  cesse.  Ces  confuses 
hérésies  ne  sont  parfois  que  l'expression  des  aspirations 
du  moment  Chaque  événement  dans  la  vie  du  peuple  donne 
naissance  à  quelque  secte  qui,  à  boa  heure,  est  comme 
la  formule  des  besoins  ou  des  préoccupations  populaires. 
-I  ainsi  que  l'émancipation  du  Bervage,  qui,  en  reti- 
rait! an  peuple  son  principal  grief,  semblait  devoir  porter 
un  grand  coup  à  iVspril  «le  série,  a  passagèrement  enfanté 
lectes  nouvelles.  Le  mécontentemen!  excité  chez  te 
paysan  par  les  conditions  du  radiai  des  terres  a,  dans 
plus  d'une  contrée,  pris  une  forme  religieuse.  -  La  lerre 
est  1  lien  disaient  de  rustiques  prophètes,  et  Dieu  veut 
que  tous  ses  enfants  en  jouissent  librement  sans  rede* 
vances,    En  d'autres  moments,  c'est  l'impôt  don!  le  paysan 


BECTES   RECENTES.  52b 

refuse  de  s'acquitter  au  nom  d'une  prétendue  révélation, 
mettant  en  avant  la  religion  et  le  ciel  làoii  rolution- 

naires  se  retrancheraient  derrière  le  droit  naturel,  Cette 
forme  de  résistance  aus  I  si  maint*  produite 

au  Nord  el  au  Sud;  aile  donne  lien  à  de  tingnUen  dél 
«  Pourquoi  ne  pai  payer  l'impôt?  demandail  uo  fonction- 
naire à  des  paysans  du  Don.  —  Parce  que  la  On  du  monde 
est  arrivée.  —  Qui  vous  ■  fait  cette  I  —  CTesl  une 

nouvelle  apportée  du  aeptième  ciel.  —  Par  qui  cela!  —  Par 
saint  Jean-Baptiste  el  sainte  Barbe.    ■  fi  riotem 
continuait  sur  ce  ton  jusqu'à  la  découi  l  l'emprison- 

nement  du  faux  lean-Baptiste.  Dana  nn  district  d<-  l'Oural, 
les  mêmes  refus  s'appuyaient,  il  j  i  quelques  années,  Bur 
l'apparition  d'un  homme  avec  nn  livre  d'or  qu'aucun  des 
sectaires  n'avail  ru  el  auquel  loua  croyaient.  <m  con 
l'embarras  de  la  police  el  des  juges  devant  di 
ainsi  formulées;  il  n'j  i  d'autre  remède  que  d'arrêter  les 
propagateurs  des  célestes  nouvelles.  Ces  exemples  mon- 
trent que  les  erreurs  religieui  avrent  souvent,  dm 
le  Russe,  des  soucia  lemj              •  n'esl  |  as  toujours 
le  paradis  invisible  que  se  tournent  b 

naïves  hérésies.  Les  mystiques  chimèrei  du  moujik 
ont  parfois  une  singulier  nblance  -  utopies 

révolutionnaires  de  l'ouvrier  athée  des  bords  de  la  Seine 
ou  de  la  Sprée  :  la  méthode  diffère,  le  point  d'arrivé* 
le  même. 

La  plupart  des  sectes  découvertes  dans  les  ,\  ingt  ou  trente 
dernières  années  sont  radicales.  Presque  toutes  rejettent 
le  Bacerdoce  el  les  rites  de  l'Église;  elles  se  partagent  entre 
les  deux  tendances  que  nous  avi  liées.  Khiysty  ei 

molokanet  ont,  en  même  temps,  des  émules  ou  des  conti- 
nuateurs; mais,  entre  les  deux  groupes,  l'ancienne  propor- 
tion est  renversée.  Le  mysticisme  à  demi  gnostique  m 
produit  plus  que  de  faibles  et  obscurs  rejetons.  En  : 
dans  les  villes  de  Troltsa  et  de  Zlotooust,  ce  sont  lespftiv 
ïoi/ioj  ou  danseurs,  sorte  de  khlysty  fréquentant  ostensible- 


526  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ment  l'église.  En  1872,  dans  le  district  de  Bélef,  c'est  la 
«  foi  de  Tombof  »,  ainsi  appelée  de  son  fondateur,  un  sous- 
officier  dont  l'enseignement  rappelait,  dit-on,  celui  des 
sfeoptsy.  Vers  1880,  dans  la  province  du  Don,  ce  sont  les 
sumobogs  [autudicux,  self-gods),  ainsi  appelés  parce  que, 
à  l'instar  des  doukhobortses,  ils  aboutissent  à  la  déification 
de  l'homme.  En  1868,  dans  un  village  du  gouvernement  de 
Tambof,  c'étaient  les  troue  f  tarer  >/,  qui  se  regardaient  comme 
les  purifiés,  et  considéraient  les  autres  hommes  comme 
impurs  et  voués  à  l'enfer  :  leur  chef,  un  petit  bourgeois  du 
nom  de  Panof,  se  donnait  pour  le  Christ.  En  1866,  dans  le 
gouvernement  de  Saratof,  c'étaient  les  tehisUnniki  ou 
compteur*^  ainsi  désignés  pour  leur  manière  de  compter 
les  jours  de  fête.  Ils  intervertissaient  tout  le  diurnal  de 
l'Église,  déplaçant  les  solennités  ecclésiastiques,  transpor- 
tant le  jour  de  repos  du  dimanche  au  mercredi,  célébrant 
Pâques,  par  exemple,  le  mercredi  saint.  Tous  ces  change- 
ments se  justifiaient  sur  un  livre  tombé  du  ciel.  Selon  ces 
compteurs,  dont  le  chef  était  un  simple  moujik,  il  n'y  a  ni 
eucharistie,  ni  clergé;  tout  homme  a  le  droit  de  confesser 
et  de  célébrer  l'office.  Comme  au  moine  Séraphin  de  Pskof, 
on  leur  reprochait  d'enseigner  le  salut  par  le  péché. 

La  tendance  protestante  est  représentée  par  le  stundisme. 
dont  nous  a\oiis  raconté  les  rapides  conquêtes.  Des  hérésies 
plus  ou  moins  analogues  oui  surgi  au  nord  et  au  centre. 

J v nmerai  une.  découverte  en  1871,  dans  la  ville  de 

Kalouga,  parmi  la  classe  inférieure  de  la  population  urbaine. 
Le  fondateur  de  cette  secte,  qui  se  prêchai!  dans  les  traktirs 
cl  les  cabarets,  élail  comme  J.  Smith,  le  Moïse  des  mormons, 

un  cordonnier,  il  s'appelail  Tikhanofj  sa  doctrine  se  rap- 
proche de  celle  des  non-prMuift.  Comme  eux,  il  rejette  les 
sacrements,  disant  que  baptême,  confession  et  communion 
doivent  «lie  spirituels  et  san>  intermédiaire  de  Dieu  ïi 
l'homme.  Cal  artisan  enseignait  que  la  vraie  religion 
n'adiiH  i  que  le  culte  de  l'esprit;  la  prière,  la  parole  des 
b-vres  est  elle-même  trop  matérielle  pour  plaire  à  Dieu. 


IX  TYPE  DE  SECTAIRE  CONTEMPORAIN. 

Les  aspirations  de  l'Ame  el  les  soupirs  du  cœor  sont  la 
seul»;  offrande,  la  seule  prière  du  chrétien.  Aussi  est-ce 
par  de  fréquenta  el  longs  soupirs  <|H''  les  disciples  du  cor* 
donnier  de  Kalouga  rendent  nommât  .  ce  qui  leur 

a  valu  le  nom  de  vozéykhanUy  ou  I 

conclusion  de  ce  rigide  spiritualisme,  celle  sorte  de  eonlù- 
Bion  du  souffle  el  de  l'esprit,  des  aspirations  de  l'âme  el  des 
inspirations  de  la  poitrine,  noua  fait  retrouver,  ches 
chrétiens  spirituels,  le  naïf  réalisme  rusi 

De  loua  les  sectaires  du  dernier  quart 
curieux  esl  peut-être  Boutait  s  m  di  -  mieux  oonnus 

et  des  plus  dignes  de  l'être,  n'eût-il  pas  été  le  maître  *»u 
l'inspirateur  de  Léon  Tolstoï,  Souialef  est  un  moujik  «lu 
gouvernement  de  Tver.  il  peut  servir  de  type  I  tous 
paysans  <iu  Nord  qui  cherchent  solitairement  la  v< 
dans  les  évangiles.  Ils  se  font  leur  religion  d'après  le  I 
sacré,  <•!  ils  savent  à  peine  lire.  Chacun  des  versets  qu'ils 
déchiffrent  péniblement,  un  à  un,  prend  pour  i  ui  une 
importance  singulière;  à  chaque  page  ils  croient  découvrir 
une  vérité  nouvelle,  inconnue  des  hoiuuie>.  Soutalef  é 
marié  qu'il  ignorai!  l'alphabet.  Travaillant  à  Pétersbo 
l'hiver,  comme  tailleur  de  pierre,  il  apprit  à  lii 
que  seuli  pour  chercher  dans  I  Évangile  la  vraie  toi.  Un 
jour,  en  1880,  \c  Messager       i  w  annonçai!  l'apparition 
d'une  nouvelle  secte,  les  wutaï*wt8*j.  Comme  les  nifurfû 

disciples  de  Soutalef  rejetaient,  disait-on,  les 
menls;  mais,  à  l'inverse  des  baptistes  ruât  -.m- 

du  Nord  n'avaient  eu  aucun  contact  w 
tanis.  chez  eux  rien  que  de  russe  el  de  spontané1, 

1.  Sur  Soutalef,  voyez,  dans  la  Revu*  des  Deux  Monde»  .  1  rjanv  1883),  uip 
éluda  île  M  B.  M.  de  VogOè,  d'après  M.  Prougavtne.  M.  Prougaviae  atl  ail  • 
étudier  Soutalef  au  villa  ivériao  el  il  •  racoaU  aa  i>ut>Lic  ses  e 

tiens  avec  te  leetaire    Rousskaïa  My*l  ■  oei,  el  dèc  1681-jaav.  1881).  Le 
même  écrivain  a  entrepris,  tous  le  titre  de  RaakotSektant$tvoJ  obo aorte  «l'en 
cyclopédie  des  hérésies  russes.  Le  1  '  volume,  eoaaacré  à  la  bibliographie  du 
rashol  et  îles  sectes)  issues  du  Bchisme,  a  para  aa  1887.  Le  ï  volume  -km 


528  LA  RUSSIE  KT  LES  RUSSES. 

Soutaïef,  au  dire  du  prêtre  de  sa  paroisse,  était  le 
paysan  le  plus  pieux,  le  plus  assidu  aux  offices.  Quand  il  se 
mit  en  révolte  contre  son  pasteur,  il  avait  cinquante  ans 
passés.  Une  contestation  sur  le  casuel,  pour  l'enterrement 
d'un  de  ses  petits-fils,  détermina  la  rupture.  Comme  on  lui 
demandait  pourquoi  il  ne  fréquentait  plus  l'église,  «  parce 
que,  répondit-il,  on  n'en  revient  pas  meilleur  et  parce  que 
tout  s'y  paye.  Puis,  ajoutait  le  paysan,  j'ai  l'église  en  moi.  » 
Toute  sa  doctrine  découle  de  cette  maxime  également  chère 
aux  mystiques  et  aux  rationalistes  du  peuple.  Le  pope  de 
son  village  le  fit  en  vain  admonester  par  un  archiprêtre. 
Soutaïef  et  ses  proches,  l'Évangile  à  la  main,  discutèrent 
avec  l'ecclésiastique.  «  Nous  sommes  des  créatures  nouvel- 
les, disaient-ils,  des  créatures  régénérées.  Nous  étions  dans 
l'erreur;  maintenant  nous  savons!  »  On  leur  envoya  le  chef 
de  la  police,  ils  s'en  débarrassèrent  avec  un  billet  de  dix 
roubles.  Gomme  on  lui  reprochait  de  former  une  Becte, 
«  nous  ne  formons  pas  de  secte,  répliqua  Soutaïef,  nous 
voulons  seulement  être  de  vrais  chrétiens.  —  Et  en  quoi 
consiste  le  vrai  christianisme?  —  Dans  l'amour.  »  Ce  mol 
résume  sa  religion.  Pour  lui  toute  la  loi  est  dans  l'amour, 
dans  la  chanté,  (le  que  ce  moujik  a  en  \ne,  c'est  «  une  vie 
nouvelle,  c'est  l'organisation  de  la  vie  chrétienne  ». 

Le  paysan  de  Tver  fait  bon  marché  des  austérités  ascé- 
tiques aussi  bien  que  des  aspirations  mystiques.  Toute  la 
doctrine  de  ci  idéaliste  est  tournée  vers  la  vie  pratique. 
En  cela  il  esl  bien  russe.  C'est  la  \  le  qu'il  veut  transformer 

par  la  charité,  comptant  sur  l'Évangile  pour  ramener  parmi 

les  Qommea  la  pais  el  la  justice.  Quand  M.  Prougavine 
lui  demande  :  ■  Qu'est-ce  que  la  vérité?  —  La  vérité,  répond 
Soutaïef,  c'esl  l'amour  dans  la  trie  commune.     Ici  encore 

il  esl  bien  de  son  paysj  ce  qui  le  préoccupe,  ce  n'est  pas 
son  salut,  c'esl  le  bien  de  ses  frères  el  le  saint  de  la  société. 

donner  ii  claMiflcation  «I  lei   cartel  eetei  lortiei  du  raikol.  La 

bibliographie  el  la  claMiflcation  det  autrei  hérèsiei  doivenl  remplir  doua 
aotroi  roian 


UN  SECTAIRE  CONTEMPORAIN  :   BOUTA  IBF.  529 

Toute  la  religion  se  réduil  pour  lui  à  la  pratique  <ie  la 
justice;  il  n'y  a  d'utile  et  de  itéré  que  ce  qui  apprend  à 
l'homme  A  mieux  vivre,  S'il  lient  les  rites  el  lea  sacrements 
pour  superflus,  c'esl  qu'il  n'a  pas  remarqué  que  les  hommes 
en  devinssenl  plus  vertueux.  Aussi  repousse- 1- il  obstiné ■ 
meut  le  ministère  du  prêtre.  Un  petit-fils  lui  naît,  il  refuse 
de  le  laisser  baptiser;  un  autre  meurt,  il  veut  l'enterrer 
dans  sou  jardin,  sous  prétexte  que  tonte  terre  est  sainte; 
el  comme  <>u  I»'  lui  défend,  il  esche  le  cadavre  sous  son 

plancher.  Il  marie  sa  lill»'  lui  -même  et,  quand  00  lui  dit  : 

Tu  ne  reconnais  pas  le  maria-.'.  Ci  que  je  i  e  reconnais 
pas.  réplique-i-il,  c'esl  le  mariage  menteur.  Si  je  dm  bats 
ou  me  querelle  avec  ma  femme,  il  n'y  i  pas  de  mari 
parce  qu'il  n'y  s  pas  d'amour.  En  mariant  ses  enfanta,  il 
ontente  de  leur  recommander  de  vivre  selon  ls  l«»i 
divine  el  de  iraiter  tous  leuTi  semblables  comme  >\ 

Tel  esl  l'évangile  de  ce  simple  d'esprit,  et,  avec  la  double 
logique  de  ls  foi  el  de  l'ignorance,  il  tire  de  ce  principe 
d'amour  des  conséquences  subversives,  h  son  insu»  de  l'Étal 
el  de  la  société,  n  prétend,  ce  tailleur  <ie  pierre,  réformer 
le  monde  en  commençant  par  son  village.  Pour  lui,  c'est 
même  là  l'essentiel,  car  il  est,  lui  aussi,  millénaire  à  sa 
façon.  Connue  tous  ces  lecteurs  solitaires  du  Nouveau  I 

lament,  il  a,  durant  les  longues  veillées  d'hivCTj  peine  sur 

l'Apocalypse.  11  attend  la  nouvelle  Jérusalem,  il  en  pie, 
l'avènement  Son  apostolat  n'a  qu'un  l>ut  :  établir  le  ri 

de  Dieu  sur  cette  pauvre   terre  BOUÎlléc   par  le  vice  et  ls 

misère.  Dans  l'autre  vie,  ce  croyant  n'a  qu'une  foi  incer- 
taine. Ce  qu'il  y  alà-bas.  s'écrie-t-il  en  montrant  le  ciel,  je 
l'ignore.  Je  ne  suis  pas  allé  dans  l'autre  monde;  peut- 
n'\  a-t-il  là  que  des  ténèbres.      Aussi  rêpète-t-il  :  «  Il  faut 
que  le  royaume  de  Dieu  arrive  ici-bas  ». 

Gomment    le    réaliser  ce    royaume   de    Dieu?   Pour    un 
moujik,  cela  est  simple;  il  n'y  a  qu'à  établir  la  commu- 
nauté, à  supprimer  la  propriété  qui  engendre  l'envie,  le 
vol,  la  haine.  C'est  le  communisme  par  horreur  du  péché  : 
m.  14 


530  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

la  communauté  détruira  l'égoïsme.  Les  seigneurs,  les  riches 
doivent  «  restituer  la  terre  ».  Ils  le  feront  d'eux-mêmes, 
quand  on  les  aura  convaincus;  car  l'apôtre  ne  veut  violenter 
aucun  de  ses  frères  :  on  ne  force  personne  dans  le  royaume 
de  Dieu.  Pour  opérer  la  grande  révolution,  il  ne  faut  qu'un 
peu  de  lumière  à  l'esprit,  un  peu  d'amour  au  cœur.  Comme 
la  propriété,  Soulaïcf  réprouve  le  commerce  et  l'argent 
démoralisateur.  Il  avait  quinze  cents  roubles  d'économies, 
il  les  a  distribués  aux  pauvres;  il  avait  des  créances,  il  les 
a  brûlées.  Avec  la  propriété  et  l'argent  disparaissent  les 
tribunaux,  devenus  inutiles,  puis  les  collecteurs  de  taxe  et 
les  fonctionnaires  qui  vivent  aux  dépens  du  peuple,  puis 
l'armée,  car  la  guerre  est  supprimée,  tous  les  hommes 
étant  frères.  Quand  le  starchinede  sa  commune  vient  exiger 
sis  contributions,  Soutaïef  répond  par  des  citations  de 
l'Écriture.  Lesiarchine  se  paye  en  saisissant  une  des  vaches 
du  contribuable  récalcitrant.  Traduit  devant  les  tribunaux, 
le  réformateur  oppose  aux  lois  des  hommes  la  parole  de 
Dieu.  De  môme  pour  l'armée.  Le  dernier  de  ses  fils,  Ivan. 
est  appelé  au  service  :  on  lui  ordonne  de  prêter  serinent  : 
le  jeune  conscrit  allègue  qu'il  est  défendu  de  jurer:  on  lui 
commande  de  prendre  un  fusil:  il  refuse,  disant  :  «  11  est 
«'■.•lit  :  Tu  ne  tueras  pas.  —  Imbécile,  lui  objecte  un  chef 
bon  enfant,  il  n'y  a  pas  de  guerre,  Ion  temps  se  passera  à 

ta  caserne.  »  Tous  les  raisonnements  n\  fonl  rien.  On  jette 

l'insoumis   m    prison;   on    le   met   au   pain   cl    a    l'eau;   il 

repousse  toute  nourriture,  au  boni  de  trois 'jours,  pour  ne 

pOfl  le  laisser  mourir  de  faim,  il  fallut  le  tirer  du  cachot, 
(lu    l'envoya,  à  SchloSSelbOUrg,  dans    une   compagnie   de 

discipline!  Un  «les  soldais  .le  l'escorte  du  réfractaire,  louche 

de  ses  discours,  se  convertit.  N'est-ce   pas   là  des  traits 

dignes  des  Actes  des  Martyrs?  Ces!  que.  à  tant  de  siècles  de 
distance,  sujets  du  tsar  on  sujets  de  César,  c'est  presque 
mêmes  esprits  et  mêmes  -nues. 
Religion  «d  politique,  toutes  ces  conceptions  du  paysan 

-le  Chevelino ns  les  retrouverons,  presque  trait  pour 


J/KVAXliKI.ISMI.    liEti    SALONS. 

trait,  chez  le  comte  Tolstoï.  Ce  qu'enseigne  l«-  romaneier, 
le  moujik  le  met  en  pratique.  Sur  l'état  el  l«-  gouvernement 
un  Soutalef  ne  saurai!  avoir  que  des  idées  confuses 
politique  est  bien  russe,  inspirée  i  la  fois  d<-  notions  enfan- 
tines el  de  notions  ihéologiques.  Pour  lui,  il  \  i  dans  l'auto- 
rité l<'s  bons  <-i  les  mauvais.  Les  mauvais,  ce  —  «  »  1 1 1  les  bu 
tionnaires  <|u*ii  connaît,  les  tcbinovniks  de  tout  ordre  qui 
lèvent  les  impôts  el  mettent  en  prison.  Les  bons,  c'est  !<■ 
isar  qu'on  ne  voil  pas,  l<-  Isar  qui  trône  au  loin.  Si  le  i^.ir 
savait!     dit  Soutalef,  tvec  la  foule  d<  'il>.  in  joui 

il  pari  pour  Pétersbourg,  il  reuj  »  avertir  le  Isar  .  Peine 
perdue.  <>n  ne  le  laisse  pas  approcher.  L'infortuné  réforma- 
teur csi  contraint  de  revenir  à  son  villas  usant  d'avoir 
péché  par  manque  de  persévérance.  Soutalef  n'a  que  quel" 
ques  centaines  d'adeptes;  mais  ils  ^"ui  des  milliers  les 
paysans  qui,  sans  avoir  le  courage  de  l'appliquer,  sympa- 
thisent avec  sa  doctrine.  Us  ^unt  légion  les  prophètes 
innommés  qui  \<>nt  prêchant  au  fond  du  peuple  un  sem- 
blable évangile. 

Les  simples,  les  primitifs  ne  son!  pas  les  seuls  tour- 
mentés du  lu-soin  d'une  rénovation  religieuse,  il  se  ren- 
contre aussi,  dans  les  classes  supérieures,  parmi  les  en  ilisés 
el  les  raffinés,  des  Ames  affamées  de  vérité  el  dégoûté 
l;i  fadeur  des  mois  traditionnels  que  leur  sert  i  n  ses  lourds 
plais  dur.  le  clergé  officiel.  La  fin  du  dix-oew  ième  siècle  eu 
a  rappelé  le  commencement,  Gomme  au  temps  de  .Mm»'  de 
Krudener  el  de  Spéransky,  l  pétersbourg 

demi  détachée  de  l'orthodoxie,  semble  parfois  possédée  du 
besoin  de  croire  à  côté1.  Comme  lorsqu'ils  se  nourrissaient 
de  Saint-Martin  et  de  Swedenborg,  c'est  le  plus  Bouvent  de 
l'étranger  qn^  los  délicats  font  venir  leur  pâture  spirituelle. 

Le  beau  monde  de  Pétersbourg  a,  sur  la  fin  du  règne 
d'Alexandre  II,  donné  un  pendant  à  la  9tunda  dus  moujiks 

1.  M.  E.  M.  de  Vogtiè  ;  l.<  Huihuh  t*unse}  \>.  31. 


532  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

du  midi.  C'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  stundisme  des 
salons.  Dans  la  résidence  impériale,  le  remueur  des  âmes 
ne  pouvait  être  un  simple  pasteur  ou  de  vulgaires  colo- 
nistes  allemands.  Un  monde  aussi  blasé  voulait  un  autre 
prophète.  La  parole  de  Dieu  lui  fut  apportée  par  un  lord 
anglais.  Celait  chez  lord  Radstock  une  vocation;  il  avait 
commencé  son  apostolat  dès  le  collège  d'Eton;  il  l'avait 
continué  dans  l'armée  de  la  reine.  Il  s'élait  même,  à  son 
passage,  l'ait  entendre  dans  quelques  maisons  de  Paris.  C'est 
à  Pétersbourg  que  ce  missionnaire  de  qualité  devait  ré- 
colter la  plus  ample  moisson.  Il  y  fut  vite  à  la  mode.  Ses 
familières  homélies  faisaient  concurrence  aux  séances  dos 
s phites  fort  en  vogue  au  même  moment.  Il  prêchait  dans 
les  soirées,  ou  au  five  o'clock  tea,  comme  les  prophètes 
populaires  autour  du  samovar,  dans  les  tavernes.  C'était, 
d'habitude,  en  français  que  lord  Radstock  instruisait  les 
dames  russes.  Les  sceptiques  avaient  beau  jeu  à  railler  le 
lord  apôtre1.  Pour  tomber  sur  le  tapis  des  salons  la  se- 
mence évangélique  n'en  levait  pas  moins. 

Lord  Radstock  trouva  un  précieux  auxiliaire  dans  un  pro- 
priétaire russe,  riche,  élégant,  renommé  en  sa  jeunesse 
comme  valseur,  M.  Pachkof.  Une  de  ses  anciennes  dan- 
seuses me  racontait  qu'il  avait,  un  soir,  entrepris  de  la 
catéchiser  pendant  une  mazurka.  A  M.  Pachkof  se  joignirent 

d'autres  gentilshommes,  notamment  le  comte  Korf  et  jus- 
qu'à un  ancien  ministre,  le  comte  Alexis  Bobrynsky. 

Il  serait  injuste  de  ne  voir  dans  le  pàchkoviamé  ou  rad- 
ttocttùme  qu'un  caprice  de  la  mode.  Lord  Radstock  était  ap- 
paru A  Pétersbourg  en  1878  el  1870,  à  une  heure  troublée, 
.m  début  de  la  crise  nihiliste,  alors  que  nombre  d'ames 
dévoyées  cherchaient,  autour  d'elles,  nu  consolateur  ou 
un  guide.  NI  lord  Radstock  m  If.  Pachkof  ne  prétendaient 
inventer  une  doctrine,  ils  évitaient  les  controverses  dog- 
matiques, se  bornant  à  commenter  l'Évangile.  Une  des 

I.  /  I  Litre  d'un  ieo  satirique  du  prince  Mechtchersky. 


L'ÉVANGÉLISME  DES  SALONS  :   PACH  KO  VITES.       533 

causés  'lu  succès  de  cette  sorte  de  revwal  mondain,  c'est 
qu'il  répondait  A  on  besoin  spirituel  naguère  encore  trop 
négligé  du  clergé  orthodoxe.  Les  prêtres  délaissant  la  pré- 
dication, les  laïques  prêchaient  h  leur  pla< 

Les  paehkovUeê  ne  sortent  pas  de  1  I  ils  montrent 

combien,  faute  d'autorité  doctrinale,  il  j  >i  de  liberté  pra- 
tique dans  les  murs  de  cette  vieille  Église.  En  fait,  l'ensei- 
gnemenl  de  ces  évangéliques  orthodoxes  a  une  teinte  pro- 
testante, calviniste;  n  repose  sur  la  justification  par  la  foi, 
ce  qui  les  sépare  des  sectaires  tels  que  Soutalef,  qui  font 
consister  toute  la  religion  dans  les  ûauvrei 
croient  avoir  l'assurance  d'ôti  i quand  lisse  sentent 

en  union  Intime  avec  le  Sauveur.  «  Avex-vous  Christ  ! 
demandait  lord  Radstock  à  chacun  de  ses  auditeurs;  cher- 
chez «'i  vous  trouvères.  Tandis  que  le  lord  anglais  ne 
pouvait  s'adresser  qu'aux  gens  du  monde,  .M.  Pachkofa 
étendu  son  apostolat  aui  gens  du  peuple,  Il  réunissait,  dans 
son  hôtel  de  Pétersboorg,  des  personnes  de  toute  condition 
auxquellesses  amis  et  lui  anseignaienl  I  chercher  Christ  . 
C'était  un  phénomène  nouveau  no  Russie  que  cette  parole 
distribuée  à  la  fois  sus  hommes  du  commun  et  sus  hommes 
cultivés,  si  peu  habituel  d'ordinaire  i  se  voir  servir  les 
mêmes  aliments  intellectuels.  Des  sssemblées  du  même 
genre  axaient  lieu  à  Moscou  et  en  d'autres  villes,  bous  le 
patronage  de  dames  qui  se  plaisaient  a  tan-'  asseoir, dans 
leurs  salons,  les  valets  derrière  les  maîtres.  Il  ne  suffisait 
pas  à  M.  Pachkof  d'évangéliser  de  sa  bouche  les  ouvriers 
et  les  paysans,  il  taisait  traduire,  pour  eux,  de  cet 
chers  aux  piétistes  anglais.  Traités  et  sermons  étaient 
répandus  gratuitement  par  milliers  d'exemplaires.  M.  Pach- 
kof devint  rapidement  populaire  parmi  tes  dissidents. 
sectaires  de  passage  dans  la  capitale  allaient  le  voir. 
Les  fils  de  Soutalef  expédiaient  de  Pétersbourg  à  leur  père 
les  brochures pachkovites,  M.  Prougavine  en  a  rencontré  au 
Caucase,  dans  l'Oural,  en  Sibérie. 

Tant   que   le   radstockisme  était   resté   confiné  dans   les 


534  LA   RUSSIE   ET   LES  RUSSKS. 

classes  privilégiées,  le  gouvernement  ne  s'en  élait  guère 
inquiété;  s'il  est  une  liberté  en  Russie,  c'est  la  liberté  des 
salons.  Il  en  fut  autrement  lorsque,  des  corsages  décolletés 
et  des  habits  noirs,  la  propagande  passa  a  Yarmiak  et  au 
touloup.  Le  peuple,  avec  sa  logique  naturelle,  ne  gardait 
pas  toujours,  vis-à-vis  de  l'Église  et  du  clergé,  la  déférence 
de  bon  goût  que  continuaient  à  leur  témoigner  des  esprits 
dressés  aux  compromis  de  la  vie  mondaine.  Il  arriva,  me 
racontait  un  de  mes  amis,  que  des  paysans,  qui  avaient 
entendu  M.  Pachkof  parler  sur  l'inutilité  des  cérémonies  et 
des  observances,  n'eurent  rien  de  plus  pressé,  en  rentrant 
dans  leur  izba.  que  de  jeter  par  la  fenêtre  leurs  saintes 
images.  Le  gouvernement  impérial  ne  larda  pas  à  prendre 
des  mesures  contre  les  aristocrates  prédicateurs.  M.  Pachkof 
fut  expulsé  de  Pélersbourg;  interné  d'abord  dans  ses  terres, 
il  fut  ensuite  invité  à  voyager  à  l'étranger.  Le  comte  Korf  dut 
également  quitter  la  capitale.  La  société  de  propagande 
l'ondée  par  ces  messieurs  a  été  dissoute  en  1884;  leur  organe, 
la  Feuille  évangélique  du  dimanche,  a  été  supprimé.  Le  haut- 
procureur  du  Saint-Synode,  M.  Pobédonostsef,  n'a  pas  traité 
ipôlres  en  gants  blancs  avec  beaucoup  plus  de  mena* 
gement8  que  les  prophètes  en  peau  de  mouton.  <■  Jusque 
dans  la  haute  société,  disaient  ses  rapports  annuels,  il  s'est 
rencontré  des  insensés  qui  ont  abandonné  la  foi  de  leurs 
pères  pour  drs  doctrines  absurdes,  apportées  par  des  sec- 
taires de  passage.  Non  contenl  de  leur  reprocher  de  trou- 
bler la  foi  des  simples,  M.  Pobédonostsef  les  accusai!  de 
prêter  un  appui  moral  ei  matériel  aux  séries  du  peuple, 
notamment  am  Blundietes.  Le  beau  monde  tient  rarement 
en  Russie  contre  la  défaveur  officielle.  Le  pachUornsme  des 
salons  rsl  déjà  en  décadence.  Les  rigueurs  du  pouvoir  ne 
semblent  pas  cependant  avoir  entièremenl  arrêté  la  pro- 
mets évangélique,  en  province  du  moins.  En  i««<-.,  par 
exemple,  i«'  tribunal  de  Novgorod  condamnai!  ;'i  la  prison 
deui  hommes  coupables  d'avoir  prêché  ■•  l'hérésie  de  Pach- 
:  ol      L'année  suivante,  ou  signalai!  dans  la  même  région 


I,A  RELIGION  DB  I.Km.N  TOLSTOÏ.  535 

un  nouvel  apôtre  de  la  même  doctrine1.  Le  haut-procureur 
se  plaint  dans  tei  comptée  rendue  «lu  aroeélytiamc  de  cor- 
taine  propriétaires*.  Quand  la  vigilance  «lu  laïque  berger 
préposé  à  la  garde  des  Ames  russ, -s  éloignerait  tlu  ber- 
cail tous  les  loups  déguieée  en  brebis,  iionibreiieei  reste- 
raient les  ouailles  infectées  d'une  aorte  .le  protealantieme 
inconscient  Lord  lUdaaock  ne  fût  pae  renu  édifier l'arieto- 
eratie  péterebourgeoiee  que  l'érangélismc  à  demi  nrjatiqne, 
à  demi  rationaliste,  n'en  eût  guère  été  moins  fréquent  chai 
les  orthodoxee  du  peuple  ou  du  monde  <| u i  allument  un»* 
lampe  au-dessus  des  teintée  icon< 

La  parole  »  i  «  -  vie  qu'appellent,  dee  lalone  comme  de 

Vizhn,    les  allâmes    de   justice  el    <!<■    \  »  rit.  ,   eat  OU   I    dee 

étrangère  de  L'apporter  à  la  Rueaief  x 
des  file  de  sa  chair;  et,  entre  loua,  qui  en  semblait  plue 
capable  qu'un  de  ade  écrivain*,  qu'un  Doeiolerakj 

ou  un  Tolstoï,  un  de  rocaieora  d'âmes  qui 

ont  bu  fondre  en  eux-mémee  l'homme  du  peuple  et  l'homme 
civilise,  «i  exprimer  tous  tea  troublée  et  lee  tourmente  de 
la  pensée  russe?  La  révélation  attendue,  Doetoferek]  et 
Tolstoï  ont  l'un  el  l'autri  de  la  proférer;  et  tous 

deux  ont,  à  leur  manière,    annoncé  le  même    meei 
d'amour,  l.a  foi  vive  de  Doetolevek]  a'eal  épanchée  en  une 
sorte  de  mysticisme  apocalyptique  el  humanitaire  d'une 
chaleur  contagieuse,  mais  trop  i  agoe  pour  qu'on  en  pu 

tirer  un  corps  de  doctrine.  Il  en  Bel  autrement  de  Tolstoï. 


I.  Wstnik  Evropy,  juin   I8S6,    fcrriar   188?     tt.  mm  1***. 

.;.  via>i.  dana  le  compte  rendra  mr Pinnén  1885,  M.  Pobédonoataef  tapotaS 
l'apparition  du  petehktmùme  dam  le  gonrerneaaenl  A  i  la  propa- 

gande de  la  veuve  d  nu  général.  Mm-  Ifebarkof. 

3.  Le  radêtoekimaru  a'ealpai  la  Mal  emprunt  récent  de  la  toeUti  nu 
l'étranger.  On  peut  encore  mentionner  un  petit  ?roup<-  tflrwkujUet 
leur  bixarre  hiérarchie  d'apétree,  de  prophètes,  de  pasteurs,  d'évangélietee. 
La  doctrine  d'Ed.  Irwing,  née  an  Angleterre  van  is:;o,  i  été  introduit!-  ■> 
Pétarabonrg  par  le  l»r  Dietmann.  Ses  adhérante  ont  un  oratoire  rue  Ser- 
guievsàam.  On  e  i  i  »  •  parmi  eu\  la  prlneeoac  D.  K..  tonur  dn  gwmrmi  généra] 
du  Cau< 


536  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Moins  modeste  ou  plus  naïf,  il  n'a  pas  craint  d'enseigner 
un  nouveau  Christianisme.  A  ce  titre,  il  nous  appartient  ; 
il  a  sa  place  dans  la  galerie  des  sectaires  contemporains 
entre  Soutaïef  et  M.  Pachkof. 

Chez  Tolstoï  tout  est  spontané,  russe,  national.  Isolé  de 
la  terre  natale,  il  reste  une  énigme.  Pour  comprendre  ses 
idées  religieuses  et  sociales,  il  faut  replacer  Léon  Niko- 
laïévitch  dans  le  cadre  de  la  vie  russe,  parmi  ces  paysans 
qu'il  a  tant  pratiqués.  Il  est,  cet  aristocrate,  de  la  famille 
des  voyants  et  des  saints  du  raskol.  Sa  religion  est  du 
même  sol  que  la  leur;  elle  a  un  goût  de  terroir  marqué.  On 
retrouverait  les  articles  de  son  credo  dans  les  hégaiements 
•  les  apôtres  de  village.  On  dirait  presque  qu'il  a  condensé 
et  codifié  les  incohérentes  doctrines  des  sectes  populaires. 
Il  semble  nous  en  donner  la  synthèse  ou  la  somme,  non 
que  le  grand  romancier  ne  soit  qu'un  écho  ou  un  reflet  du 
moujik;  — loin  de  là,  peu  d'hommes  ont  plus  d'individua- 
lité; il  est,  en  toutes  choses,  enclin  à  rejeter  les  notions 
reçues  et  à  se  faire  sa  foi  à  lui-même;  —  mais,  en  dépit  do 
son  origine  et  de  son  éducation,  c'est  un  esprit  de  même 
trempe  que  ses  paysans,  un  homme  de  même  sang  que 
les  prophètes  rustiques.  C'est,  en  quelque  façon,  un 
mulokane  ou  un  Soutaïef  qui  a  passé  par  l'Université. 

A  vrai  dire,  le  grand  écrivain  est,  lui  aussi,  un  primitif.  Il 
COIintlt l'art,  les  littératures,  les  sciences  de  l'Occident  ;  mais 
tout  cola  n'a  point  entamé  son  âme  russe.  Mans  la  sphère 
religieuse,  comme  dans  le  domaine  social,  Léon  Niko- 
laiévitcfa  est  presque  aussi  ingénu  qu'un  Soulaïef.  Lui 
au^si  CTOil  que  la  parole  de  salnl,  le  lalisman  sacré  qui 
«luit  guérir  les  plaies  de  l'humanité  esl  encore  a  découvrir; 
el  pour  le  trouver,  il  lui  semble  qu'il  n'j  a  qu'à  prendre 

l'Évangile  et   à   bien   lire.  Lui  aussi,  en   matière  lliéologi- 

que  ou  économique,  esl  un  autodidacte,  cherchant  Bolitat- 

remeni  la  rérite  dans  la  nuit  à  la  lueur  de  sa  lampe  de  pé- 
trole. S'il  Q'igDOre  pat  M  qu'ont  fail  les  autres  avant  lui, 
il   l'oublie  volontiers,   l'eu  lui  importe  que  le  monde,  déjà 


L,  TOLSTOÏ  BT  LES  SECTAIRES  DO  PEUPLE.  537 

vieux,  ait  peint'1  des  Bièelei  sur  le  saint  livre *el  Erar  lei 
éternelles  énigmes,  il  ;t  le  goût  du  Boue  pour  la  table 
.  Il  prétend  tout  apprendre  par  ses  propree  lumières  et 
se  persuade  aisément  que  tout  est  encore  à  trouver.  Tolstoï 
s'étonne,  un  moment,  d'avoir  vu  le  premier  ce  que  des 
millions  de  chrétiens  avaient  cherché  avant  lui;  mais  cela 
ne  le  t'ait  pas  douter  de  -a  découverte,  il  a  la  confiance 
l'adolescent  ou  de  l'homme  du  peuple  qui  croit  Qu'on  peut 
tout  découvrir  et  loul  résoudre,  il  ae  (ait  ïa  religion, 
Refipûm,  comme  il  dit,  <  t  comment  la  (ait-il?—  comme  les 
réformateurs  populaires. 
C'est  même  méthode,  mêmes  procédés,  il  oui  re  l'Éi  an( 

et  il  l'interroge  comme  un  livre  uoiiv.au  tombé  du  <i.-| 
hier,  \  apercevant  do  vérités  Inconnues,  des  liés. 

De  même  que  Soutalef,  il  a  one  cinquantaine  d'années  quand 
il  s'avise  de  demander  au  viens  livre  la  véritable  doctrine 
du  Christ.  I.a  grande  différence,  c'est  qui-,  au  tien  de  se 
contenter  des  versions  russe  ou  alavonne,  Il  recourt  à  I 
ginal,  au  texte  grec.  Il  se  souvient  de  ses  études  classiques, 
il  s'aide  îles  meilleurs  dictionnaires;  mais  tout  cet  appareil 
scientifique  ne  change  en  réalité  ni  l<  lés  ni  l< 

sultats  de  son  exégèse.  Comme  ses  slnés  du  peuple, il  suit 
le  texte  sacré  verset  par  rerseL  Sun  Interprétation  est  le 
plus  souvent  littérale,  et  son  érudition,  parfois  ingénieuse, 

lui  sert  uniquement  à  démontrer  que  le  sons  littéral 
le  seul  acceptable.  Peu  lui  importe  que  le  christianisme, 
ainsi  compris  l'être  la  grande  religion  à  la  porter  de 

tous,  pour  devenir  une  sort.-  de  i  tique  pratiquée 

par  quelques  élus.  Le  christianisme,  tel  que  l'enseigne 
l'Église,  n'a  pu  transfigurer  l'humanité  :  cela  seul  suffirait 
à  condamner  l'Église;  car,  avec  ses  frères  du  peuple,  ce 
que  Tolstoï  exige  de  l'Évangile,  ce  n'est  rien  moins  que  la 
transformation  radicale  des  sociétés  humaines. 

Tolstoï  n'a  pas  toujours  été  religieux,  ou  il  l'a  été  long- 
temps à  son    insu.    Il  avait  seize  ans  quand  un   de 
camarades  lui  annonça  que,  au  collège,  on  avait  découvert 


538  LA   RUSSIK   ET   I.KS   RUSSES. 

qu'il  n'y  avait  pas  de  Dieu.  «  Pendant  trente-cinq  années 
de  nia  vie,  nous  dit-il,  j'ai  été  nihiliste  dans  l'exacte  accep- 
tion du  mot,  un  homme  qui  ne  croit  à  rien.  »  Gomment 
s'est -il  converti?  Il  l'a  raconté  dans  sa  Confession  :  ses 
romans  seuls  nous  l'auraient  laissé  deviner.  P.  Bezouchof 
et  Lévine  nous  ont  fait  assister  à  ses  doutes  et  à  ses  luttes, 
en  nous  laissant  pressentir  d'où  lui  viendraient  la  paix 
et  la  lumière.  Le  pessimisme  a  été  pour  Tolstoï  le  fruit 
amer  du  nihilisme.  L'idée  de  la  mort  l'obsédait;  l'ombre 
de  la  mort  se  projetait  pour  lui  sur  toutes  les  joies  de  la 
vie.  Comme  Lévine,  il  a  songé  à  se  tuer.  D'où  lui  est  venu 
le  salut?  De  là  où  il  était  venu  à  ses  incarnations  roma- 
nesques, du  moujik.  Tolstoï  avait  remarqué  que  le  mystère 
de  la  vie  semble  plus  obscur  aux  gens  du  monde  qu'aux 
gens  du  peuple.  L'énigme  qui  tourmente  l'homme  instruit 
n'existe  pas  pour  des  millions  de  créatures  humaines.  Elles 
en  ont  trouvé  le  mot  sans  efforts,  sans  l'avoir  cherché.  Ce 
que  nul  h'  science  n'eût  pu  lui  apprendre,  le  sens  de  la  vie 
et  de  la  mort,  une  vieille  paysanne,  sa  nourrice,  le  savait; 
elle  avait  la  foi  et  ne  connaissait  aucun  doute.  Telle  est 
L'idée  maîtresse  de  Léon  Nikolaïévitch,  idée  encore  bien 
i  usse.  Pour  comprendre  la  vie,  il  n'y  a  qu'à  se  mettre  à 
l'école  des  simples.  Pareil  à  ses  héros,  Tolstoï  a  pris  pour 
initiateur  un  moujik.  Il  a,  comme  eux,  rencontré  son  paysan 

lateuT.  Mais  en   revenant  à  la  religion,  Tolsloi    ne  re- 
vient pas  à  l'orthodoxie:  cl  en  cela  encore  il  est  l'élève  de 

nombre  de  paysans.  Le  secrel  de  la  vie  esl  tombé  des  lèvres 
•  le  Jésus,  mais  l'Église,  dépositaire  «le  sa  parole,  l'a  déna- 
turée! Le  christianisme  <lu  Christ  a  disparu  bous  les  men- 
teurs commentaires  de  ses  Interprètes  officiels;  il  était  plus 
difficile  à  retrouver  que  Bi  l'Évangile  ne  nous  fûl  parvenu 
qu'à  demi  effacé  <>u  brûlé,  parmi  ces  manuscrits  «le  Pompéi 
réduits  ''M  cendres. 

Un  a-l-il  donc  découvert  ce  Sannale  que  ni  Grec,  QJ  Latin, 

m  Germain  n'aient  aperçu  avant  luiî  11  b  découvert  la 
morale  évangéiique  enfouie,  depuis  quinze  cents  ans,  sons 


I..  toi.stoï  :   LE  VRAI  CHRISTIANISME. 
l'amas  des  compromis  mondains.  Il  s  lu  le  Sermon  sur  la 
montagne  et  il  a  vu  que  le  fondement  de  la  foi  chrétienne, 
c'est  de  ne  pas  résister  sui  mécbsnli  seils,  d'une 

sublimité  déconcertante  pour  la  nalura  humaine, Eeme  et 
Byzance  n'osaient  en  recommander  la  mise  en  pratique 
qu'à  l'ombre  des  clotlres,  aui  exilés  volontaires  du  siècle; 
le  Eusse  l'impose  à  chaque  chrétien.  C'esl  en  sui  qu'il  fait 
consister  t<»ui  le  christianisme.  La  elefde  la  doctrine 

la  paroi»-  de  saint    Mathieu  :     H  a  été  dit  :  «iil  pour  "-il  ri 

dent  pour  dent;  et  moi  j<v  roua  dis  de  ne  point  résister  an 
mal  qu'on  % <oii  roua  Bain  ta  résister  sui  méchante. 

tel  eal  le  •  pivol     de  l'enseignement  de  Jésus,    le  centra 
de  sa  doctrine.  Tendre  l'autre  joue,  voilà  le  précepte  est 

Bel,  la  règle  poaitive  prescrite  |>ar  le  M.tilre.   \pre> 
esi-il  possible  de  bs  dire  chrétien  <it  d'avoir  une  poli 
des  prisons?  Bat-il  possible  de  eonfoaaer  Jésus-Chris!  et. 

en  même  temps,  de  Iras  ailler  avec  préméditation  à  l'or- 
ganisation de  la  propriété,  des  tribunaux,  de  l'État, 
armées?  d'organiser  en  un  mol  une  exiatence  contraire  à  la 
doctrine  de  Jésus  ?  Jésus  s  dit:  Ne  jures  pas,  el  Tolatol, 
appuyé  sur  le  texte  grec,  prouve  que  «rite  prohibition 
ne  peut  avoir  qu'un  Bons  :  N'ayez  pas  de  tribunaux,  i 
a  dit  :  Ne  tue/  pas;  al  cela  ne  peut  s'entendre  que  d'une 
manière:  N'ayez  pas  d'armée,  ne  laites  point  la  guerre. 
Jésus  a  dit .-  Ne  jure/  pas;  ri  cela  signifie  :  Ne  prêtes  serment 
ni  aux  tribunaux  ni  au  tsar.  Ainsi  de  suite  de  loua  les  con- 
seils évangéliques,  érigés  en  préceptes  abeolus,  en  nouveau 
décalogue  imposé  aux  peuples  non  moins  qu'aux  individus. 
Le  mystérieux  parrain  du  Filleul  lui  apprend  qu'on  ne 
détruit  pas  le  mal  par  la  justice,  par  la  prison  ou  la  mort; 
que  le  mal  se  multiplie  par  le  mal:  que  plus  les  nommes 
le  poursuivent,  plus  ils  t'accroissent.  ir<m  Ptmoéctfa  nous 
l'ait,  voir  qu'une  nation  qui  ne  se  défend  pas  n'a  rien  à 
craindre  de  ses  voisins.  Pour  désarmer  les  envahisseurs, 
le  peuple  envahi  n'a  qu'à  tout  leur  livrer.  Hue  le  Ku- 
tienne  en  paix,  ni  le  Turc  ni  l'Allemand  ne  le  molesteront, 


540  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

L'Évangile,  ainsi  entendu,  est  la  négation  de  l'État,  de  la 
société,  de  la  civilisation.  Tolstoï  n'en  a  cure.  Il  ne  porte 
guère  plus  d'intérêt  à  l'État  que  le  raskolnik  qui  voit  dans 
l'État  le  royaume  de  l'Enfer.  En  vrai  Russe  et  en  Vieux- 
Russe,  il  ne  recule  devant  aucune  conséquence  de  sa  doc- 
trine. Pour  l'auteur  de  Ma  Religion,  Église,  Etat,  culture, 
science,  ne  sont  que  des  idoles  creuses,  condamnées  par 
Jésus,  parles  prophètes  et  tous  les  vrais  sages,  «  comme  le 
mal,  comme  la  source  de  perdition  ».  Il  croit,  à  sa  façon, 
au  règne  de  Satan.  11  veut,  lui  aussi,  détruire  cette  société 
maudite  et  renouveler  la  face  de  la  terre.  Pour  cela,  il  suffit 
d'appliquer  les  préceptes  évangéliques.  Les  hommes  n'ont 
qu'à  vivre  en  frères;  ils  réaliseront  ici-bas  le  royaume  de 
Dieu,  qui  n'est  que  la  paix  parmi  les  hommes. 

Sont-ce  là  des  idées  nouvelles  sur  la  terre  russe?  Ne 
reconnaissons-nous  point,  dans  l'enseignement  du  grand 
romancier,  ce  que  nous  avons  maintes  fois  rencontré  chez 
d'obscurs  réformateurs  de  villages?  N'est-ce  point,  par 
exemple,  ce  que  balbutiaient,  à  leur  manière,  molo/canes  ou 
doukhobortses,  ce  qu'ils  ont  essayé  de  réaliser  dans  leurs 
colonies  de  la  Mololchna?  Ne  prétendaient-ils  pus,  eux 
aussi,  établir  ici-bas  le  règne  de  Dieu  en  fondant  la  fra- 
ternité et  l'égalité?  N'ont-ils  pas,  longtemps  avant  Tolstoï, 
prohibé  le  serment  et  déclaré  que  les  enfants  de  Dieu 
n'avaient  que  faire  des  tribunaux  et  des  lois  humaines? 
Y;i\,iinii-ils  pas  déjà  condamné  la  guerre  et  l'état  mili- 
taire, d'accord,  en  cela,  avec  des  chrétiens  de  (oui  temps 
et  de  tout  pays,  des  qudkan  anglais  aux  mennoniles 
allemands?  Car  il  \  a  bien  des  vieilleries  dans  toutes  ces 
nouveautés;  s'il  esl  quelque  chose  <ie  propre  à  Tolstoï,  ce 
n'est  guère  que  l'accenl  de  tendresse  de  sa  charité.  El  cette 
tendresse  même  se  retrouve  «lie/,  nombre  de  Bes  émules  du 
peuple.  Des  moujiks  onl  prêché  avanl  lui  que  tout  le  chris- 
tianisme était  dans  l'amour.  Pour  savoir  ce  qui  fait  vivre 
leêhommêêf  Soutalef  n'a  pas  attendu  la  révélation  du  i>r<>- 
phète  d'Iasnala  Poliana.  Entre  i<-  paysan  de  Tver  et  l'ancien 


I..  TOLSTOÏ  :  SON  RATIONALISME.  541 

seigneur,  la  ressemblant  al  au  fond  même 

doctrine,  et  si  l'un  a  emprunté  a  l'autre,  ce  c'est  pas  le 
paj  -.-in. 
Tolstoï  ;i  vu  Soutalef;  il  l'a  consulté  sur  les  maux  du 

peuple;  il  a  appris  de  lui  le  secret  d'être  utile  aux  inis.'-i  ai 
Singulière  rencontre  que  celle  du  moujik  Inculte  et  de 
l'aristocratique  écrivain,  dans  1»'  paye  du  monde  où  il 
le  plus  d'intervalle  entre  les  deui  extrémités  de  la  société I 
Tolstoï  ne  l'a  point  caché,  celui  des  deux  qui  a  1<-  plus  reçu, 
:  lui,  el  que  pourrait,  d'ailleurs,  an  homme  du  monde 
enseigner  à  un  homme  du  peuple  1  Ce  que  le  gentilhomme 
civilisé  formulait  dans  ion  cahioet  <in  belles  maximes,  le 

tailleur  de  pierre  l'avait  déjà  mis  en  pratique.  plUfl 

encore  que  la  parole  de  Soutalef,  a  été  pour  Tolstoï  une 
révélation.  Il  savait  que  le  Ma  de  Soutalef  s'était  11 
mettre  au  cachot  plutôt  que  de  porter  un  fusil  el  de  pi 
serment.  Il  savait  que  Soutalef  ne  souffrait  ni  clôture  ni 
serrure,  qu'il  laissait  ses  granges  el  ses  armoires  ouvertes, 
et  que,  lorsqu'on  l»'  volait,  son  premier  -«"in  était  de  mettre 
ses  voleurs  en  liberté.  Soutalef  a  été  le  maître;  Tolstoï,  le 
disciple,  l'évangéliste  ou  le  docteur,  qui  tient  la  plume  .-t 
expose  la  doctrine  :  il  a  été  le  Piston  du  rustique  Socrste. 
Autre  ressemblance  entre  Tolstoï  et  maints  apôtres  du 
peuple.  Pour  prendre  à  la  lettre  le  Sermon  -»ur  la  montai 
Tolstoï,  comme  Soutalef,  comme  les  molokatu  -,  n'en  est  pas 

moins  rationaliste  à  sa  manière.  De  même  que  Soutalef,  il 

s'inquiète  peu  du  dogme.  Sa  religion  n'a  en  rue  que  la  rie, 
Soutalef  ignore  ce  qu'il  j  a  là-bas,  derrière  le  ciel;  Tolstoï 
nie  catégoriquement  la  vie  future.  En  devenant  ehrétien,  il 
e>l  pesté  nihiliste.  Il  n'admet,  pour  l'homme,  d'autre  immor- 
talité que  celle  de  l'humanité.  A  l'en  croire,  le  vrai  chris- 
tianisme n'en  connaît  pas  d'autre  Jé>us,  dit-il,  a  toujours 
enseigné  le  renoncement  à  la  vie  personnelle;  or  la  doctrine 
de  l'immortalité  individuelle,  qui  affirme  la  perman< 
de  la  personnalité,  est  en  opposition  avee  cet  enseigne- 
ment. La  survivance  de  l'Ame  à  la  mort  n'est,  comme  la 


542  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

résurrection  des  corps,  qu'une  superstition  contraire  à 
l'esprit  de  l'Évangile. 

D'accord  avec  Soutaïef,  avec  les  doukhobortses  et  tant  d'au- 
livs.  Tolstoï  place  le  salut  en  cette  vie.  C'est  ici-bas  qu'il 
prétend  construire  la  Jérusalem  divine.  Il  n'attend  pas  pour 
cela  que  le  Christ  descende  sur  les  nuées:  il  ne  croit  ni  aux 
prophéties  ni  aux  miracles.  Il  est  millénaire,  mais  à  la  façon 
de  Comte  ou  de  Fourier.  La  différence,  c'est  que  la  clef  de 
son  paradis,  il  ne  la  demande  ni  à  la  science,  ni  à  la 
richesse,  ni  à  la  politique,  les  sachant  impuissantes  pour 
le  bonheur.  La  transformation  de  l'humanité,  il  ne  l'espère 
que  de  la  transformation  intérieure  de  l'homme;  cl  en  cela 
il  esl  assurémentplus  sage  que  la  plupart  des  réformateurs 
qui  raillent  ses  utopies.  De  même  que  ses  humides  frères 
du  peuple,  il  cherche  la  roule  des  Eaux-Blanches, des  mysté- 
rieuses Hélovody,  où  il  n'y  a  ni  pope,  ni  ispravnik,  ni  col- 
lecteur d'impôts,  ni  capitaine  de  recrutement.  Cet  Eldorado, 
il  peut  se  vanter  d'en  avoir  découvert  le  chemin.  Pour 
renlrer  au  paradis  retrouvé,  l'humanité  n'aurait  qu'à  le 
suivre;  elle  n'a  qu'à  quitter  le  péché  et  à  pratiquer 
l'amour.  Si  les  hommes  vivaient  en  frères,  ils  n'auraient 
besoin  ni  de  gendarmes,  ni  de  soldats,  ni  de  tribunaux. 
L'erreur  esl  de  croire  que  l'humanité  en  masse  puisse 
jamais  suivre  l'étroil  sculier  du  renoncement,  el  tout  un 
peuple  passer  par  la  porte  basse  iit>  l'abnégation. 

Ce  que  Tolstoï  oublie  trop,  c'est   la  nature  humaine,  ou. 

ce  qui  revieol  au  même,  c'est  le  vieux  dogme  de  la  chute, 
qui  symbolise  les  misères  et  les  faiblesses  de  notre  nature, 
il  semble  parfois  croire  à  la  bonté  native  de  l'homme, 
croire  qu'il  suffirai!  de  le  délier  de  tout  lien  pour  le  rendre 

I Dans  sa  confiance  en  la  discipline  intérieure,  il  ne 

tolère  de  contrainte  d'aucune  sorte*  Ce  que  les  croyants 
ii'atieinieni  que  de  la  grâce,  il  semble  l'attendre  de  la  na- 
ture, que  toute  sa  doctrine  \  lolente< 

Quel  esl  l'Idéal  politique  el  soda]  de  ce  mystique  qui 
prétend  imposer  aui  hommes  une  vie  si  contraire  à  tous 


I..   TOLSTOÏ    :   SON   IDÉAL  SOCIAL.  543 

les  appétits  <iu  vieil  homme  !  i  bien  d<  a  égards,  le 

retour  à  l'état  de  nature,  après  avoir,  il  esl  vrai,  extirpé  île 
l'homme  de  la  nature  ks  plus  invétérés  des  instincts  na- 
turels. L'bomanité  doit  renoncer  A  toul  ce  qai  t'ait  l'hon- 
neur, la  beauté,  la  sécurité  de  la  vie.  Tolstoï  reprend  le 
paradoxe  de  Rousseau.  Seulement1  chez  lui.  l'être  abstrait 
«1rs  philosophes  du  dix-huitième  siècle  esl  devenu  un 
vivant;  »  l'homme  de  la  nature  a  pris  corps  dans  i< 
moujik.  Gomme  Rousseau,  Tolstoï  croil  que.  pour  être 
heureux,  les  hommes  n'ont  qu'A  s'émanciper  des  besoins 
factices  de  la  civilisation.  Ne  lui  objectes  pas  le  | 
l'industrie,  la  science,  l'art  :  autant  de  grands  mots  rides. 
Sou  dédain  «le  la  civilisation,  pour  laquelle  il  i  des  IraiU 
plus  durs  que  lean-Jacques,  Léon  Nikolaléi  itefa  ne  le  puise 
pas  dans  sa  misanthropie  ou  dans  les  déceptions  de  sou 
amour-propre,  mais  dans  sa  compassion  pour  la  souf- 
france humaine.  Avec  nombre  de  réformateurs  populaire  s, 
il  se  persuade  que  la  pauvreté  des  uns  provient  de  l'opu- 
lence des  autres;  qu'accorder  à  ceux-ci  le  superflu  i 
enlever  à  ceux-là  le  nécessaire.  Pour  lui  aussi,  iout  homme 
qui  vit  de  ses  revenus  est  un  parasite,     pareil  au  puceron 

qui  dévore  les  feuilles  de   l'arbre  tpii  le  poi  le     .  Pour  lui 

aussi,  l'intérêt  de  l'argent  ssl  une  iniquité,  Il  n'a  i 

de  sarcasmes  pour  •  ce  rouble  fantastique     dont  ou  n  . 
chaque  année  quelques  Itopeks  sans  l'épuiser  jamais.  Il  va 

plus  loin,  il  bannit  de  sa  république  l'argent,  qui  permet  A 
l'homme  de  s'approprier  te  travail  d'autrui  et  <pii  s  rétabli 
un  nouvel  esclavage  plus  dur  que  l'ancien,  l'eseta 
impersonnel.,  plus  inhumain  que  l'enclavai  nnel.  Si 

chaque  famille  ne   peut   produire  ce  qu'elle  consomme,  il 
veut  que  les  produits  soient  échangés  en  nature. 

Tout  homme  doit  vivre  du  travail  de  SOS  mains,  à  la 
sueur  de  son  front,  dit  l'Ecriture.  Ici  encore,  Tolstoï  ren- 
chérit sur  Rousseau;  mais,  pour  lui,  le  travail  n'est  pas 
seulement  un  devoir,  c'est  un  remède  moral,  c'est  l'agent 
du  salut  Encore  une  idée  qui  lui  est  commune  avec  maint 


544  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sectaire  du  peuple.  Les  molokanes  aussi  érigent  le  travail 
en  devoir  religieux,  affirmant  qu'il  est  aussi  indispensable 
à  l'homme  que  le  pain  et  l'air.  On  a  dit  que  Tolstoï  pré- 
conisait le  travail  manuel  comme  un  contrepoids  au  tra- 
vail cérébral,  par  hygiène,  pour  maintenir  l'équilibre  de 
l'être  humain.  Ce  n'est  ni  son  unique  ni  son  principal 
motif.  Cet  ouvrier  de  la  pensée  affiche  pour  le  travail  mus- 
culaire l'estime  et  le  goût  exclusifs  du  bas  peuple.  Tel  de 
ses  conles  raille  avec  âprcté  le  stérile  labeur  de  la  léte.  Le 
travail  par  excellence  est  le  travail  de  la  terre;  tous  les 
hommes  devraient  en  vivre.  Cela  encore  est  bien  russe. 
Tolstoï  a  publié,  à  ses  frais,  un  opuscule  d'un  sabbatiste,  où 
il  est  démontré,  d'après  la  Bible,  que  tout  homme  doit  re- 
muer la  terre,  au  moins  trente-cinq  jours  par  an.  Le  tra- 
vail industriel,  non  moins  malsain  pour  l'âme  que  pour  le 
corps,  devrait  être  aboli,  et  les  villes,  supprimées.  Tolstoï 
a  pour  ces  Babylones  impures  la  répulsion  de  Verront,  11 
faut  quitter  les  villes  où  «  l'on  consomme  sans  produire  », 
pour  vivre  aux  champs,  en  renonçant  à  tous  les  besoins 
artificiels  de  la  \\g  urbaine.  Le  problème  du  paupérisme 
est  simple;  Soulaïef  l'a  résolu  d'un  mot  :  il  n'y  a  qu'à  re- 
liait ir  les  pauvres  dos  \illes  entre  les  izbas  des  paysans. 
Sa  doctrine,  le  réformateur  l'a  mise  lui-même  on  pratique, 
autant  que  peu!  le  faire  un  Russe  de  sa  classe.  S'il  n'a  pas 
distribué  ses  biens  aux  pauvres,  c'est  par  scrupule  de  père 
de  famille,  cl  aussi  parce  <pic  l'aumône  ne  sert  d'habitude 
à  rien  :  ce  n'est  pas  avec  de  l'argent  qu'on  peut  secourir  son 

prochain. Tolstoï  x î i  à  la  campagne;  il  laboure,  il  fane,  il 

moissonne  de  ses  mains,  et  sa  robuste  santé  s'en    trouve 

bien,  car  il  n'a  rien  (l'un  détraqué  ou  d'un  névropathe,  ce 
philosophe.  Ce  n'est  pas,  comme  Dostolevsky,  un  ôpilep- 
tique.  De  même  .pie  le  paysan  russe,  il  a  Bon  métier  pour 
l'hiver,  il  t'ait  des  bottes  qui  se  vendenl  bien,  t'n  jour, 

-lie/  un    de  ses  amis,  il  en  découvrit    une  paire  dans    nue 

vitrine,  avec  cette  étiquette  :  i:<>ttrs  faites  par  le  comte 
il  U  n'est  pas  seulement  cordonnier,  il  sait  encore 


LE  TOLBTOlSME  ET  LE  BOUDDHISME.  545 

réparer  les  poêles;  mais  c'est  toujours  la  terre  qui  garde 
ges  préférences;  ta  large  main  qoi  a  écrit  G 
délecte  à  conduire  la  charme.  Pour  prendre  en  pitié  les 
faiseurs  de  livres,  Tolstoï  n'a  pas  cependant  jeté  la  plume. 
Il  ne  sème  pas  seulement  le  seigle  ou  l'avoine,  il  esl  aussi 
un  semeur  d'idées,  un  laboureur  d'âmes.  Il  se  platl  à  défri- 
cher l'espril  inculte  de  ses  frères  du  peuple;  les  vérités 
qu'il  adécouvertes,  il  les  répand  &  poi^  ir  les  champs 

\  larges  de  la  Russie  paysanne* 

On  s  rapproché  Tolstoï  de  Schepenhaoer,  On  i  un 
à  sa  doctrine  une  saveur  hindoue,  comme  si  tout  l'effort 
religieux  de  la  Russie  aboutissait  à  une  sorte  de  bouddhisme 
chrétien.  Cela  esl  vrai  et  cela  est  faux.  Par  le  poeafnilame 
de  son  point  de  départ,  par  son  indifférence  pour  tout  pro- 
grès et  son  exaltation  des  humbles,  par  sa  philosophie  do 
renoncement  et  sa  religion  de  charité  sans  Dieu,  par  son 
dogme  débilitant  de  la  non-résistance  au  mal,  Tolstoï  touche 
au  bouddhisme.  On  dirait  que  le  réformateur  de  Toula  esl 
né  Bur  les  croupes  fabuleuses  du  mont  Mérou.  Hais  la 
ressemblance  est  preequetoot  ontière  dans  le  dogme,  dans 
les  Dotions  théoriques.  Nulle  part,  mieux  qu'en  cette  simi- 
litude de  croyances  et  de  systèmes,  n'éclate  la  divergence 
del'espril  russe  et  du  génie  de  l'Inde.  Tolstoï  s  beau  cher- 
cher la  délivrance  dans  1«>  dépouillement  de  la  personna- 
lité, au  moment  où  il  semble  près  de  s'abîmer  dans  le 
bouddhisme,  il  lui  tourne  résolument  l<  .  on- 

ception  de  la  vie  pratique.  Le  modèle  de  l'énergique  m 
sonneur  de  lasnala  Poliana  n'est  pas  le  fakir  émacié  ou 
le  richà  accroupi  en  méditation  solitaire,  immobile,  l'oeil 
fixé  sur  sou  nombril.  Pour  interdire  de  résister  aux  mé- 
chants, il  ne  recommande  ni  la  passivité  ni  l'alaraxi< 
doctrine  est  mystique  plutôt  qu'ascétique;  elle  préconis* 
l'action,  non  la  contemplation1.  Ce  Russe  échappe  au  boud- 

1.  Ce  ^oi'il  de  l'action  Ml  d'autant  plus  ix  remarquer  chez  Tolstoï  qu'aucun 
contemporain  oo  s'est  plus  observé  et  anarjoi  loi  h*mo3  qu'aucun  o'o  été 

m.  35 


546  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

dhisme  par  l'amour  du  travail,  de  l'elTort,  du  labeur  mus- 
culaire. A  cela  seul  se  reconnaîtrait  l'homme  du  Nord.  S'il 
enseigne  la  fuite  des  villes  et  le  renoncement  aux  commo- 
dités delà  vie.  ce  n'est  pas  pour  emmener  ses  disciples  faire 
pénitence  au  désert,  ou  les  vouer,  dans  une  étroite  cellule. 
aux  austérités  et  à  la  prière.  C'est  encore  moins  pour  qu'ils 
aillent,  dans  les  grottes  des  vihumx.  anticiper  sur  le  repos 
du  nirvana.  Tolstoï  semble  faire  peu  de  cas  des  jeûnes  et 
des  oraisons.  De  même,  lui  si  enclin  à  prendre  les  conseils 
évangéliques  à  la  lettre,  il  ne  prêche  pas  le  célibat;  il  n'est 
pas,  comme  le  xhopels  ou  comme  Schopenhauer,  l'ennemi 
de  la  génération  ;  il  se  contente  d'enjoindre  à  chaque 
homme  de  n'aimer  qu'une  femme.  Pour  lui,  l'affranchis- 
sement des  maux  de  la  vie  est  dans  l'action,  dans  le 
développement  de  l'énergie  physique,  pour  ne  pas  dire  de 
l'énergie  animale.  Heureuse  inconséquence!  par  une  sorte 
de  duperie  du  tempérament  septentrional,  ce  Slave,  en 
route  pour  le  quiétisme,  aboutit  à  la  loi  du  travail,  à  la 
rédemption  par  le  travail. 

Ce  n'est  point  la  seule  différence,  on  pourrait  dire  la 
seule  opposition,  entre  le  «  tolstoïsme»  et  le  bouddhisme. 
Les  deux  doctrines  diffèrent  presque  autant  par  la  notion 
du  salut  que  par  les  voies  de  salut.  Le  bouddhiste  a  sur- 
tout en  vue  le  salut  de  l'individu,  la  délivrance  person- 
nelle. Tolstoï,  connue  la  plupart  des  liussrs,  songe  surtout 
au    salut  des  hommes,  à  la  délivrance  de  la  collectivité,    à 

la  régénération  de  la  société:  et  cette  œuvre  de  salut,  il 
prétend  l'accomplir  sur  celte  terre,  dans  cette  vie,  qui  ne 
ni  parait  mauvaise  qu'autan!  qu'elle  n'esl  pas  sanctifiée 

par  l'amour. 

i.i  doctrine  de  Tolstoï  esl  peut-être  moins  une  sorte  de 
bouddhisme  chrétien  que  de  nihilisme  chrétien.  Chez  lui, 
ce  n'esl  pas  seulement  le  théologien  ou  le  philosophe  qui 
,   i  nihiliste,  c'esl  aussi  le  politique,  h-  réformateur  social. 

,i;i\.uii>  ■■■  i'    i  •■•  tatou  de  m  propre  ptnai  e  âê  m  propre*  lentixnonts,  étal 

<■  tfviU  ri  i.i  volonté. 


LE  TOLSTOÏSME  KT  LE  NIHILISME. 

lie  tnéme  que  Soutaïef,  il  n'est,  -<i  I  on  peu!  accoler  l<>>; 
deux  mots,  qu'an  nihiliste  évangélique.  Sur  bien 
points,  il  es!  d'accord  svec  les  nihilistes  révolutionnaires, 
qui,  eus  aussi,  Boni  à  leur  façon  des  homn»  -  de  foi. 
Sauf  son  aversion  pour  11  I  •  1 1 1  •  -  et  encore  pareil  senli- 
iiH  ni  s'est-il  rencontré  chez  plusieurs  d  unie  .  les 

idées  de  Tolstoï  son!  fort  voisines  très    .  me  d 

un  réfugié  russe.  Lavrofi  écrit  un  article  pour  le  démon- 
trer '.  En  vérité,  peu  de  niveleurs  révenl  autant  de  démoli- 
tions que  cel  apôtre  <!<•  la  eharitié.  H  dép  iveul  lea 
Bakounine  el  les  Kropotkine,  Au.  un  de  ses  compatriotes  n'a 
été  i»lus  dur  pour  le  capital,  aucun  n'a  été  plua  ferm  menl 
internationaliste.  «  Ce  qui  me  paraissail  bonteui  el  mau- 
vais, lit-on  dans  Ma  Religion,  le  renoneemenl  I  la  patrie 
d  le  cosmopolitisme,  me  pareil  bon  el  grand.  Bur  l'armée, 
sur  la  justice,  sur  la  loi,  il  i  les  principes  de  Kropotkine. 
avec  lui.  il  croirait  volontiers  que  Le  moyen  .1.'  supprimer  l«' 
crime  aérait  de  raser  les  prisons  el  de  brûler  l<  - 
Que  l'on  compare  deui  livres  parus  en  français,  la  m» 
année  i§85  ,  Ma  Religion, de  Tolstoï,  el  les  P 
voUé,  de  Kropotkine  :  les  conclusions  sont  analogues.  Quoi 
d'étonnant?  le  prince  révolutionnaire  el  l<-  théosophe athée 
sont  tous  deux  des  voyants  ri  des  croyants.  Ils  <>nt  eu  la 


I.  Parmi  lea  révolatioanairea  rnaaea,  il  ~'.-n  ail  rencontre  dont  l< 
l'emploi  de  la  force  contre  la  oui  reaeaanblaîeaJ  liaguitèremeal  ;i  cal 
Tolstoï.  Vers  1875,  au  débat  de  la  «ris.-  nihflrrtit,  il  s'étail  forme  oa  _'rou|>e 
dont  lea  chefs   Tchatkovsk^  el  Malikof,  toal  m  rejetas!  I 
l>li-i.  réprouvaient  toute  mesure  de  violence,  lia  doaaaieol  t  leur  doctrine  na 
caractère   religieux,  précbaal  la  dmniaaUoa  de  l'homme  oa,  comme  Ha 
disaient,  la  religion  de  l'humanité  divine  :   religuia  I 
D'après  eux,  le  Dieu,  vainement  cherché  aa  ciel,  eet  ea  nooa;  t< >ut  ti. .m n !•-  :i 
au  fond  de  son  moi  l'être  absolu,  tout  homme  est  Dtev.  Paù  ft  oa 

être  humain  est  an  sacrilège.  Enaeigner  aux  bommes  leur  divinité  est  la 
voie  de  si  lut.  Aux  violences  du  pouvoir,  les  persécutés  ne  doivent  opposer  que 
l'affirmation  de  leur  divinité.  Pour  transformer  la  société,  Il  n"\  a  qu'à  donner 
conscience  aux  hommes  de  leur  dignité  divine.  On  voit  que  lea  idées  d 
hommes-dieux  rappelaient  celles  dea  doukhoborise$ , ea  même  temps  q 
anticipaient  sur  celles  de  Tolstoï.  Lee  botnmea--dieax  a*exiateal  plu-uujnir- 
d'hui  a  Triai  de  groupe.  Malikof  est  redevenu  orthodoxe 


548  Là  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

même  vision.  Non  moins  que  Bakounine  ou  Kropotkine, 
Tolstoï  est  anarchiste  ou  partisan  de  «  l'an-archie  ».  Une 
société  amorphe  ne  l'effrayerait  pas.  Détruisez  tout  gouver- 
nement: de  ce  qu'on  appelle  le  désordre  sortira  «  un  ordre 
libre  ».  Il  en  ferait  volontiers  l'expérience  pour  les  peuples, 
comme  il  l'a  faite  pour  son  école  de  Iasnaïa  Poliana.  Une 
fois  livrés  à  eux-mêmes,  les  hommes,  comme  ses  petits 
moujiks,  feraient  régner  parmi  eux  la  justice  et  la  paix. 

Ici  encore,  entre  ce  nihiliste  et  les  autres,  il  y  a  une  dif- 
férence capitale.  Ce  n'est  pas  seulement  la  dynamite  en 
moins,  c'est  que  toutes  les  espérances  de  Tolstoï  portent 
sur  une  chose  dédaignée  de  la  plupart  des  socialistes,  la 
religion  et  la  fraternité  chrétienne.  Pour  élever  l'humanité 
jusqu'au  nouveau  paradis,  il  a  un  levier,  l'Évangile.  A  qui 
saurait  éliminer  l'intérêt  personnel,  il  serait  aisé  de  refaire 
une  autre  société,  une  autre  économie  politique.  Par  là 
même,  comme  nous  le  disions  de  ses  ignorants  devanciers, 
molokane8  ou  communistes,  ce  visionnaire  religieux  est 
moins  chimérique  que  les  utopistes  révolutionnaires.  Sou 
rêve  de  régénération  sociale,  il  dépendrait  de  l'humanité 
de  le  réaliser.  Pour  faire  de  cette  misérable  terre  une  de- 
meure céleste,  les  hommes  n'auraient  guère  qu'à  mettre 
<ii  pratique  le  Sermon  sur  la  Montagne.  Ce  qui  esl  chimé- 
rique, devons-nous  répéter  à  Tolstoï,  ce  n'est  pas  voire 
panacée  ôvangélique,  c'est  l'espoir  de  la  faire  adopter  de 

tout  un   peuple,  fût-ce  votre  bon   et  grand   peuple  russe. 

N'importe,  Tolstoï  ;»  raison  dans  s;i  folie.  Les  fous,  peut-il 

dire,  sont    les  hommes  assez,  aveugles  pour  refuser  de  le 

Sllis  le. 

Malgré    ses  illusions  et  ses  outrances,    la   doctrine    de 

Tolstoï  est  d'un  esprit  sain.  La  terre  promise  éternellement 
,  il  la  cherche  au  dedans  de  l'homme  plutôt  qu'au 
dehors,  il  aenl  l'impuissance  des  révolutions,  l'insuffisance 
des  Ims  et  de  la  science  elle-même  pour  transformer  les 
lociétés.  il  professe  que,  pour  supprimer  la  misère,  il  faut 
upprimer  le  ricôi  n  affirme  que  toui  progrès  social  doit 


LE  TOLSTOfSME:  L'APOSTOLAT  DU  PEDPLB.  549 
avoir  pour  principe  un  progrès  moral.  Par  là  son  enseigne- 
ment eel  bienfaisant.  Ce  démophile  n'est  pas  an  adulateur 
du  peuple.  11  lui  prêche  l'émancipation  par  la eonversioo. 
En  histoire,  il  est  vrai,  dans  la  guerre  comme  dans  la  paix, 
Tolstoï  ne  croit  qu'au  peuple,  aux  n  mv. 

Innés  inconaeientea, aui  iofinimeol  petita.  il  eal  étrai 
au  cuite  des  héros:  l'esprit  russe,  dit-il,  ne  reconnaît  j 
de  grands  hommes.  A  les  feux,  i  est  le  aoMal  qui  gagne 
les  batailles;  le  général  n'j  est  pour  rieur*.  Mais,  pour 
tout  attribuer  au  peuple  et  à  l'homme  du  peuple,  H  n'a 
garde  d'en  bure  un  Dieu,  il  est  auaai  réfi  I  l'idolaV 

trie  démocratique  qu'au  aeroee'  wonhip. 

s'il  l'exalte  en  raee  de  l'homme  eivil  portraits  du 

moujik  n'ont  rien  de  Datte.  Sea  payaanneriea  ne  sont 
tii's  idyllea;  sea  paysana  semblent  souvent  ce  que  H.  Taine 
appelait  un  jour  :  des  pocharda  mystiques.  Qu'on  lise  la 
Puiiganci  roletol  mootre  aea  villageois    en- 

gluée dans  le  péché  ,  pareila  à  dea  brutes  abjectes.  Par 
où  ae  relève  ce  moujik,  qu'ileeplalt,  en  même  lem] 
baiaser  et  à  offrir  en  modèle'  Par  la  charité»  par  la  bi.  Bon 
héros  Favori  eal  Aidm,  !•'  vieux  paysan  vidangeur  dont  toute 
parole  est  un  bégayement;  plus  l'homme  semble  bas  al 
borné,  plus  Tolstoï  i  dejoieà  faire  éclater  chez  lui  ce  qui 
l'ait  la  vraie  grandeur  de  l'homme,  le  aentimenl  moral,  Au 
fond  des  lénèbres  opaques  qui  pèsent  sur  sea  paysans,  il 
aime  à  l'aire  briller  la  petite  lueur  de  la  COUI  pâle 

Veilleuae  qui  tremble  dans  la  nuit  de  leurànie.  Ceët  là,  dans 

leur  cœur,  qu'est  le  principe  de  I  ration  dea  m 

râbles;  de  là  seulement  peut  leur   venir  la  Maie  lum. 

L'apostolat  du  peuple,  telle  est  la  mission  que  Tolsloï 

semble  avoir  donnée  à  >;i  verte  vieillesse.  Lui  aussi  «est 
allé  SU  peuple  »;  il  s'e>l  plu  à  en  partager  la  \ie  et  lefl  la- 
beurs; mais,  plus  heureux  que  les  révolutionnaires 


1.  Voir  la  belle  conférence  de  M.  .Mb.  Sorel  sur  Tolstoï  historien.  Heitit 
Bleue,  14  avril  L888. 


550  LA   RUSSIE  ET   LES  BUSSES. 

prédécesseurs,  il  a  su  parler  la  langue  du  moujik  et  s'en 
faire  comprendre.  Il  est  allé  au  peuple,  non  pour  attiser 
ses  haines  et  ses  convoitises,  mais  pour  lui  apprendre 
l'amour  et  le  sacrifice.  Racine,  ayant  renoncé  au  théâ- 
tre, versifiait  des  tragédies  bibliques  que  les  jeunes 
iillcs  nobles  jouaient  devant  le  grand  roi.  Tolstoï,  ayant 
renoncé  au  roman,  écrit  des  contes  populaires  qu'il  l'ail 
vendre  par  des  colporteurs  quelques  kopeks,  sans  accepter 
aucun  droit  d'auteur.  «  Naguère,  disait-il.  en  1886,  à  M.  Da- 
nilevsky,  nous  comptions  en  Russie  quelques  milliers  de 
lecteurs;  aujourd'hui,  ces  milliers  sont  devenus  des  mil- 
lions, et  ces  millions  d'hommes  sont  la,  devant  nous, 
comme  des  oiseaux  affamés,  le  bec  ouvert,  et  nous  disant  : 
«  Messieurs  les  écrivains,  jetez-nous  quelque  nourriture,  à 
«  nous  qui  avons  faim  de  la  parole  vivante.  »Et  lui,  l'auteur 
de  Guerre  et  Paix,  il  leur  donne  la  becquée,  distribuant  à 
ces  humbles  la  pâture  qui  leur  convient,  des  contes  cl  des 
légendes.  Il  s'en  vend  des  millions  d'exemplaires;  c'est 
que  Tolstoï  parle  au  peuple  selon  le  cœur  du  peuple.  Il  a, 
dans  ses  légendes,  adopté  les  croyances  de  ses  nouveaux 
lecteurs;  son  rationalisme  ne  proscrit  plus  les  miracles  el 
le  surnaturel.  Alors  même  que.  chez  lui,  l'écrivain  sem- 
blait mort  dans  le  chrétien,  il  a  ouvert  aux  lettres  russes 
une  veine  nouvelle,  nationale  à  la  fois  et  populaire.  Au 
point  de  vue  même  de  l'art,  à  ce  point  <lc  vue  Inférieur  el 
païen  dont  il  rougirait  «l'avoir  souci,  ses  œuvres  morales 
ne  Boni  pas  sans  beauté,  il  a  retrouvé  la  parabole  évangé- 
lique,  ce  qui  n'était  guère  permis  qu'à  un  Russe  écrivant 
pour  des  tinsses.  Kn  travaillant  à  l'édification  de  ses  frères, 
il  a  fait,  malgré  lui,  mu\  re  d'artiste. 

ne  sont  plus  les  grands  écrivains  qui  accomplissent 
l< m  révolutions  religieuses.  Léon  Nikolalévitch  a  peu!  être 
moins  de  disciples  que  les  apôtres  en  kaftan  ou  en  touloup. 
Sa  doctrine  manque  trop  d'ossature  dogmatique  pour 
ir  de  squelette  à  une  ie<  te,  A  une  Église,  tiares  sont  les 
adeptes  qui  mettent  ses  préceptes  en  pratique.  Çà  el  lé 


LE  TOLSTOÏSME.  551 

quelques  propriétaire!  exemple,  de  vivre  en 

paysans  sur  leur  bien  seigneurial*  Pour  ne  pas  se  con- 
vertira m  religion)  la  Buasie  n'en  resaenl  pas  moins  l'in- 
fluence de  renseignement  de  Tolstoï.  Sous  leur  l<'_ 
enveloppe  de  moralités  si  de  légendes,  i  le  Léon 

Nikolaïévitch  ressemblent  i  d  nportées 

au  loin  parle  vent.  Offert  sous  cette  forme  enfantii 
vêtu  d'un  merveilleux  naïf,  i<-  ■  lolstolsme  .  ramené  à  une 
sorti-  «le  poème  <ic  charité  et  de  fraternité)  <■  une 

vérité  idéale,  oe  fût-ce  que  cette  antique  et  banale  r< 
que  ni  la  science,  ni  le  progrès  matériel,  ni  l'argent,  ni  les 
machines  ne  possèdent  le  secret  «lu  bonheur  Cent  là  nne 
vieillerie  <|u  il  est  bon  à  un  peuple  de  l'entendre  rappeler 
au  soir  d'un  siècle;  et,  pour  le  faire  en  des  contas  d'en- 
fants, l'auteur  du  Patata/ n'est  pas  tombé  en  enfano 


i.  si  ii-  ktèaaieligieaaee  de  Doetoleveky  .oui-!  tua  arrêté*, 

il  aérai!  intéreeaanl  de  Im  comparai  I  i  •  h.  -  de  rolflol.  Bllea  lant  reaaeeaMast 
parfois  singulièrement,  loul  eo gardant  un  ml  .-t  romane nn 

accent    différent  Qu'on  prenne   notamaeeBl   la  lin  da    dandei  roanaa  de 
Dostoïevski    '■  imoso/1, on  >  retrouvera  bien  dea  traita  do  toi*" 

toïsme,  Ainai,  daaa  le  myatérieoi  diaooun  qu'il  tiead  ma  diaciple 

Alexis,  II-  moine  Zoaima  loi  révèle  que  toute  la  gloire  da  fhoaaai 
1'acUoa  et  daai  la  charité;  que   le   rrai  paradia  eal  daaa   la  rie  al  daaa 
l'amour;  que  l'onforeal  leauppliee  da  eau  ajuj  m  aeveaal  :    ■  il  lui 

•lit  ijni>  g  eat  le  peuple  oui  porta  an  germa  (e  aalul  de  b  luaeie  al  de  l  buma 
nité;  el  que  plua  humble,  al  |>lu>  voiaine  de  la  la  coadUioa  de 

l'homme,  plus  il  ,•>!  praa  de  la  reritéi  parti  au  il  eal  prèa  de  la  aateve.  Il  lui 
apprend  que  satialain  at  lea  multiplier;  <\u,é  la  science  du 

monde  eal  mensonge  et  taliberi  que  le  peuple  doit  réprouver 

l'emploi  des  moyens  violents  prêches  par  l  que  la  t"; 

avec  lea  doux  el  que  le  temps  du  règ* 

sur  les  lèvrea  mortes  du  P.  Zoaime,  à  la  Ba  de  ce  romai  judiciaire,  jusqu'à 
la  Ihèae  chère  à  TolatoT,  que  le  juge  a  ■  pas  le  droit  : 


CHAPITRE    XI 

Situation  légale  du  raskol  et  des  sectes.  —  Comment  la  conduite  du  gouver- 
nement à  l'égard  du  raskol  a  souvent  changé.  Appel  de  l'Église  au  bras 
séculier.  Longues  persécutions.  Incohérence  de  la  législation.  —  De  l'em- 
ploi des^ioyens  spirituels  dans  la  lutte  contre  le  raskol.  Colloques  ou  dis- 
cus-ions  publiques  entre  orthodoxes  et  r<tskulniks.  —  Droits  nouvellement 
reconnus  aux  dissidents.  Leur  attitude  vis-à-vis  des  nihilistes,  avantages 
qu'ils  en  ont  retirés.  Comment  leur  émancipation  est  loin  d'être  complète. 
—  Conclusion  du  IIIe  livre.  Les  sectes  et  l'avenir  religieux  de  la  Russie. 
Peut-il  sortir  des  hérésies  russes  une  nouvelle  forme  du  Christianisme  '.' 


La  conduite  du  gouvernement  à  l'égard  des  sectes  natio- 
nales a  singulièrement  varié  suivant  les  époques.  Du  dix- 
septième  siècle  à  la  fin  du  dix-neuvième,  elle  a  passé  par 
trois  phases  principales.  Le  tsar  Alexis  et  son  fils  Féodor 
persécutaient  les  dissidents  comme  des  hérétiques  en 
révolte  contre  l'Église;  Pierre  le  Grand  les  poursuivait 
comme  des  perturbateurs  rebelles  aux  réformes  impériales; 
Catherine  11  et  ses  descendants  les  ont  traités  successive- 
ment avec  douceur  el  avec  rigueur,  cherchant  tantôt  à  l«is 
ramener  à  l'Église,  tantôt  à  les  réconcilier  avec  l'État. 
i»;ius  cette  dernière  période,  la  politique  impériale  perd 
tout  esprit  de  suite;  les  raskohikt  sont  tour  à  tour  frappés 
et  tolérés,  rassurée  et  menacés,  selon  l'humeur  du  sou- 
verain et  le  \  <'ii i  du  moment 

rtains  orthodoxes  font  gloire  à  l'Église  russe  de 
o'avoir  jamais  employé  la  contrainte  en  matière  de  r<>i. 
Cette  assertion  est  contredite  par  toute  l'histoire  du  raskol. 
.\,  h.  vois  pas  que  l'Église  ait  eu  de  scrupule  à  recourir 
bu  bras  séculier.  Torture,  exil,  bûcher,  tous  les  châti- 
ments usités  <'n  Occident  contre  les  hérétiques  oui  été 


L'ÉGLISE  BT  LA  PERSÉCUTION  DO  RASKOL.         553 

infligés  au\  roêkotnifes,  sur  les  instance!  du  clergé.  L 
concile  de  1666  réclamait  contre  eus  les  pénalitéfl  civiles. 
Le  patriarche  Joachim  n'hésitait  pas  à  déclarer,  en  1682, 
à  l'un  des  martyrs  de  la  vieille  foi,  su  pied  du  bûcher,  que 

les   flammes   allaient   s'allumer  pour   \< H  du 

reproche  d'hérésie.  «  QueN  spétree  onl  enseigné  I  main- 
tenir la  foi  par  le  fou,  par  le  knout,  par  la  potence 1  de- 
mandait, dans  son  autobiographie,  te  protopope  awakoum. 
On  lui  répondit  eu  le  brûlant,  si  Pierre  le  Grand  remplaça 
les  Bupplices  par  des  mesures  BsceleS;  si,  su  souffla  de 
l'Occident,  ses  héritière  se  sont  peu  à  pan  montrée  plus 
tolérants,  le  mérite  en  w\  ient  surtout  soi  souverains,  i  l'in- 
telligence d'une  Catherine  il.  au  coeur  dea  broie  aJexandre. 
Que  le  clergé  ait,  contre  lesadversai]  aruà  Is 

prison,  aux  amendes,  à  la  déportation,  i  la  privatioa 
droite  civils,  rien  de  surprenant  L'Église  étant  une  insti- 
tution  d'État,  il  était  naturel  qu'elle  eoinhatiii  le  schisme 
avec  les  forces  e(  les  armes  de  l'État  L'administration  et 

la  poliee  étaient  les  au\iliaire>  indiquée  du  clergé.  Kncore 

aujourd'hui,  l'ingérence  du  pouvoir  eJvU  dans  les  afla 
spirituelles  est  consacrée  par  plus  de  mille  articles  des 

codes    russes,    l'our    L'aider    son    Iroupeau.    le   pope    s'en 

remettait  à  la  police,  qui,  ■  par  force,  à  coupa  de  fouet, 
ramenait  au  bercail  les  brebifl  i  aune  la 

police  n'avait  en  ces  affaires  qu'un  intérêt  de  service, 

comme  elle  s'en  prenait  au\  corps  et  non  BUS  eOBUTS,   la 

guerre  faite  au  roasoi  était  presque  toute  extérieure.  Selon 
une  remarque  (fAksakof,  dans  ie>  choses  de  l'Église, 
comme  dans  les  autres,  ce  qu'on  tenait  à  garder,  c'était 

surtout  l'apparence,  le  décorum3.   Au    pope,  comme  à 

1.  Œuvrât  4'Amm  Akaakvf.  t.  IV.  p.  SI,  9%.  Aillera,  duai  ne  lettre 
encore  inetlito,  le  célèbre  slavopbilc  écrivait  à  mm  père  (30  octobre  18ôo)  :  «  La 
Russie  sera  bientôl  partagée  ea  deux  moitiés  :  du  cote  do  monde  officiel 
[keuny),  du  gouvernement,  de  la  nobtaese  ÏBCiédoJe  et  da  clergé  qui  détourne 
de  lu  toi.  sera  l'orlbodoxie;  tout  le  reste  eambrasaera  le  ratkoL  Ceux  qui 
prendront  la  vziatku  (le  bakchich)  seront  orthodoxes;  ceux  <jui  la  donneront 
seront  raskoUiika  ». 

2.  Œuvres  itlvan  Aksakof,  1. IV.  \i.  -i'.!. 


554  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Yispravnik,  l'état  des  âmes  importait  moins  que  le  nombre 
apparent  des  fidèles.  Ecclésiastiques  et  laïques  se  sou- 
ciaient peu  de  guérir  le  cancer  invétéré  de  l'Eglise,  il  leur 
suffisait  d'en  cacher  les  progrès.  Le  grand  tort  historique 
du  clergé  a  été  de  se  prêter  à  cette  comédie  sacrilège  et 
d'en  partager  les  profils  avec  la  police.  Mieux  eût  valu, 
pour  sa  dignité,  un  fanatisme  moins  accommodant.  D'autres 
Églises  ont  brûlé,  c'était  l'argument  du  temps  ;  aucune  autre 
n'a  remplacé  le  bûcher  par  le  bakchich.  L'autodafé  espa- 
gnol était  plus  barbare,  la  vziatka  russe  est  plus  répu- 
gnante. 

Si  l'Église  et  l'État  n'ont  pas  entièrement  renoncé  aux 
armes  temporelles,  ils  en  ont  reconnu  l'insuffisance.  Le 
clergé,  reprenant  conscience  de  sa  vocation,  recourt  de 
plus  en  plus  aux  armes  spirituelles,  à  la  prédication,  aux 
missions.  Les  évoques  s'appliquent  à  dresser  leurs  popes 
à  la  polémique.  Les  séminaires  ont  consacré  des  chaires 
à  l'étude  du  ras/col.  Pour  que  ses  prêtres  ne  soient  pas 
aux  vieux-croyants  un  objet  de  scandale,  le  Saint-Synode 
a,  en  1887,  interdit  au  clergé  de  fumer,  de  priser,  de  jouer 
;ui\  cartes.  Imitant  la  tactique  de  Rome,  l'Eglise  orthodoxe 
a  recruté  une  milice  de  missionnaires  spécialement  chargés 
de  combattre  le  ratkol.  A  l'aide  des  ecclésiastiques,  on  a 
appelé  les  laïques  enrégimentés  dans  (les  confréries  et 
des  sociétés  de  propagande.  <>n  a  fondé  des  bibliothèques 
pour  les  dissidents;  on  cherche  à  conquérir  leurs  enfants 

par  L'éCOle.  A   Vialka,  un  missionnaire,  le  I'.  kiclunensU, 

a  été  jusqu'à  exercer  ses  écoliers,  de  petits  moujiks,  a.  la 
controverse  avec  tes  nukolnike, 

Comme  les  dissidents  B'empressenl  peu  «l'assister  aux 
prédications  •  des  prêtres  de  Bélial  »,  le  clergé  orthodoxe 
esl  contraint  de  leur  offrir  des  conférences  contradictoires, 
mi  chacun  des  « i<  n \  partis  expose  ses  arguments.  Ces  col- 
loques [êobesedovonna)  étaient  déjà  en  usage  à  Moscou, 
Nicolas.  Ils  avaienl  lieu  Bur  la  place  publique  au 


COLLOQUES  AVEC  LES  BA8KOLNIKS.  555 

Kremlin;  et,  comme  à  Byzanee,  le  peuple  m  passionnai! 
pour  ces  tournois  théologiques. Tombés  en  désuétude  vers 
le  milieu  du  siècle,  l<-s  colloques  sont  redevenus  fréquents 
depuis  une  quinzaine  d'années,  il  s'en  tient  régulièrement 
à  Pétersbourg  aussi  bien  qu'à  .Moscou:  profef  I  se* 

minaristes  j  déploient  leur  eoienee  el  leur  dialectique, 
ôvéques  y  assistent  et  ne  dédaignenl  pas  de  descendre 

dans  l'arène.  Ainsi,  à  POÎSSY,  le  Cardinal  tle  Lorraine  ar- 
gumentait contre  Théodore  <l«-  Bèae;  ainsii  a  Hq>|  ono,  saint 
Augustin  provoquait  les  donatisl  afri- 

cains, à  des  discussions  publiques*  devant  une  baie  fré- 
missante, qui  interrompait  les  lutteurs  de  -*.•>  applaudis 
mente  ou  de  ses  murmun 

A  ce-  assauts  icolastiques  <>n  les  combattants  luttent  à 
coupa  de  vieux  testes  el  de  grimoires  surannés,  pareils  a 
des  modernes  qui  se  battraient  à  coups  d'arbalète  ou  d'ar- 
quebuse, on  se  croirait  rejeté  de  trois  ou  quatre  siècles  en 

arrière.  Au  sortir  d'un  COUTS  ou  d'une  plaidoirie  OÙ  I'1  ftuSSS 

civilisé  s'est  plu  à  distancer  l'Occklenl  par  la  témérib 
ses  théories,  on  retombe  brusquement  en  pleine  Rusais 

des  premiers  Komanof;  on  entend  ducul  *  si  l'Antéchrist 
es!   venu  OU   non.   lai    U68,   par  exemple,   an   Marché  au 

Bel,  à  Pétersbourg!  le  professeur  Ivanovskj  démontrait, 
à  grand  renforl  d'érudition,  que  l'Antéchrist  n'avait  pas 

encore  paru,  qu'il  de\ail  être  un  homme  de  péché  eu  chair 

et  en  os.  et  porter  le  signe  de  la  Bêle.  Aux  i  qui 

affirment  que  le  règne  de  l'Antéchrist  a  commencé,  on 
objecte  triomphalement  que  les  prophètes  Êlie  et  Enoch 
ne  se  sont  pas  encore  montres   t  e  ratholnikt  ne  rendent 

pas  facilement  les  armes;  ils  déconcertent  leurs  adver- 
saires   par  la   hardiesse   de    leurs   COUDS  et   l'imprévu   de 

leurs  ripostes,  se  dérobant  arec  agilité  aux  arguments 

sous  lesquels  ils  semblent  pris.  On  en  a  vu  s'abriter  der- 
rière des  thèses  embarrassantes,  examiner,  par  exemple,  si 

Dieu  avait  toujours  tenu  ses  promesses.  Les  plus  exercés 

sont   de    redoutables   jouteurs,   d'une    dialectique   subtile, 


556  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sachant  se  garder  et  prompts  à  surprendre  l'adversaire  en 
défaut,  difticiles  à  toucher,  tantôt  opposant  la  lettre  de 
l'Écriture,  tantôt  la  réduisant  en  allégories.  Aussi  les 
champions  de  l'orthodoxie  ne  sortent-ils  pas  toujours 
vainqueurs  de  ces  passes  d'armes  dont  chaque  parti  aime 
à  s'attribuer  l'honneur.  Plus  d'une  fois,  un  pope  présomp- 
tueux a  été  réduit  au  silence  par  les  liseurs  du  raskol. 
Aussi,  d'ordinaire,  ne  laisse-t-on  entrer  en  lice  que  les 
athlètes  qui  ont  fait  leurs  preuves. 

Les  défenseurs  des  vieux  rites  combattent  pourtant  à 
armes  inégales.  On  a  beau,  pour  ces  rencontres,  leur 
donner  une  sorte  de  sauf-conduit,  ils  se  sentent  gênés, 
ils  n'ont  pas  la  libre  disposition  de  leurs  bras.  Ils  n'osent 
toujours  exprimer  toute  leur  pensée.  Ainsi,  il  leur  est 
malaisé  de  dire  que  l'Antéchrist  est  le  tsar  ou  le  pouvoir 
civil.  Ils  ne  peuvent  répondre  à  leurs  adversaires  que  ce 
que  leurs  adversaires  veulent  bien  entendre.  La  dispute 
nicnace-t-elle  de  mal  tourner,  les  orthodoxes  qui,  d'habi- 
tude, président  au  colloque,  lèvent  la  séance.  Les  dissi- 
dents ont-ils  l'avantage,  les  vexations  de  la  police  risquent 
de  le  leur  faire  payer.  Quelquefois  les  missionnaires  de 
l'Église  ne  trouvent  pas  de  contradicteurs.  A  Pétersbourg 
même,  on  a  vu  des  dissidents  se  lever  pour  leur  répondre, 
et  se  rasseoir  sur  l'invitation  d'un  coreligionnaire  qui 
craignait  qu'on  ne  les  expulsai  de  la  capitale1.  lTn  jour- 
nal, le  Gulos  Moskvy,  s'était  permis  de  donner  le  compte 
rendu   slénographique  de  ces  débats;    on    l'a   supprimé. 

après  cela,  on  comprend  que  Les  chefs  du  ras/soi  s<>  Boucienl 
peu  <r>  prendre  part  Le  Bimple  peuple  n'j  assiste  même 
parfois  que  sur  l'invitation  des  autorités.  Dans  les  cam- 
pagnes, les  missionnaires  convoquent  trop  souvent  les 
raïkotmkt  sur  un  ton  de  commandement,  enjoignant  aui 
oncient  de  rillagede  leur  préparer  un  Local1,  donnant  eux- 


1.  Vtêtnth  i  "-  1888,  p.  :!«i;i- 

:   \ . ,i i   par  «simple,  li  Evropy,  février  1887,  p,  ISS, 


SITUATION  LÉGALE  DES  RASKOLXIKS.  557 

mêmes  à  leur  prédication  un  caractère  officiel  peu  propre 
à  gagner  les  Ames. 

Dans  sa  lotte  avec  le  na$kolt  le  clergé  ortt 
auxiliaire!  qu'il  n'a  pas  appelés  el  qui  lui  valent  plus 
de  succès  que  sa  prédication.  L'esprit  du  siècle,  le  taxe, 
le  goût  du  bien-être,  la  mode,  !>•  diable  et  sis  pou 
arrachent  peuUétre  plus  d'àmea  au  schisme  que  les  mi- 
nistres de  Dieu.  Le  cabaret,  l'usine,  le  journal  lé  chemin 
de  fer,  l'armée  sont  autanl  de  dissolvants  dea  riellles 
mœurs  H  d'ennemis  '!«'  la  \i<'iik  roi.  Pour  l'affaiblir,  la 
meilleure  tactique  serait  encore  de  s'en  dot  I  la  rk  el  I 
la  contagion  des  mœurs  modernes,  à  la  civilisation.  Beeu- 
coup  de  ces  grossières  hérésies  ressemblent  aux  plantes 
malingres  qui  aiment  l'obscurité  ci  ne  rivent  que  dans  dea 
grottes  ou  des  caves;  «'lies  qc  saoraient  supporter  l«-  grand 
jour.  Vis-a-vis  du  vieux  rssfeoi,  le  meUleor  missionnaire 
n'est  ni  le  pope  ni  le  tehinovnikt  mais  la  coitore  eoro- 
péenneet  la  liberté  qui,  panni  ces  sectes  eonfl  iront 

bien  trier  les  doctrines  en  droit  ou  en  force  de  rivre.  in 

Russe  a  ilil  :  Si  le  NUkolë  duré  deux  Cents  BUS,  c'est  «pe- 
lé peuple  russe  eu  a  sommeillé  mille  »,  Cette  botitsde 
n'est  pas  saus  vérité  :  combien  de  tes  étran 

pourraient  être  regardées  comme  les  songes  d'un  peuple 
endormi?  Laissez-le  s'éveiller;  les  rêves  stériles  de  la  nuit 
m-  dissiperont  d'eux-mêmes. 

C'est  aux  persécutions  <-\  vexations  de  plus  «le  deux 
siècles  qu'il  faut  attribuer  le  fanatisme  dea  dissidents. 
Pour  les  rapprocher  des  orthodoxes  et  les  réconcilier 

l'État,  la  première  chose  était  de  taire  droit  à  leurs  griefs. 
Le  gouvernement  a  fini  par  le  comprendre  et  il  s'en  est 
bien  trouvé.  Malheureusement,  ici  comme  en  toutes  choses, 
il  s'est  arrêté  à  des  demi-mesures,  sans  oser  aller  jusqu'au 
bout  de  la  liberté,  île  même  que,  naguère,  il  reculait  devant 
les  extrémités  de  la  persécution. 
Une  îles  causes  de  l'incohérence  de  la  législation  et  des 


558  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

longues  contradictions  des  mesures  administratives,  c'est 
la  confusion  de  toutes  ces  sectes  hétérogènes  sous  un  nom 
commun  qui,  en  leur  donnant  une  trompeuse  unité,  en- 
gageait  à  leur  appliquer  les  mêmes  règles.  Vieux-croyants 
hiérarchiques  et  sans-prêtres  anarchiques,  khlysty  et  molo- 
kanes,  conservateurs  rétrogrades  et  révolutionnaires  radi- 
caux, réunis  et  mêlés  sous  le  nom  de  raskolniks,  étaient 
combattus  et  condamnés  avec  une  égale  et  inique  rigueur. 
Lorsque  l'on  se  décida  à  distinguer  entre  des  doctrines  si 
diverses,  la  classification  administrative  ûe  prêta  guère  à 
moins  de  confusions  et  à  moins  de  reproches.  Les  com- 
munautés dissidentes  furent  divisées  en  deux  grandes 
catégories:  «  les  sectes  nuisibles  et  les  sectes  moins  nui- 
Bibles  »,  comme  si,  entre  elles,  il  ne  put  y  avoir  qu'une 
différence  de  degré  dans  le  mal.  C'était  là  un  point  de 
vue  plus  ecclésiastique  que  civil.  Encore  aujourd'hui,  les 
sectes  réputées  dangereuses  ne  sont  pas  seulement  celles 
dont  les  croyances  ou  les  pratiques  niellent  en  péril 
l'ordre  politique  OU  la  morale;  ce  sont  toutes  les  com- 
munautés dont  les  doctrines  s'attaquent  aux  fondemenls 
du  dogme  orthodoxe.  A  cùlé  des  skopUy,  des  fchlysty,  &6B 
errants,  figurent  sur  les  listes  officielles  Les  paisibles  mo~ 
lokan&i  les  ignorants  tabbatistes,  en  Borte  que,  dans  |a 
répression  de  l'hérésie,  le  gouvernemenl  semble  agir  tan- 
tôt en  vertu  d'un  principe,  tantôt  en  vertu  d'un  autre;,  ici 
dans  un  intérêt  social,  là  dans  un  intérêt  confessionnel, 
A  cette  cause  de  confusion  B'en  ajoutait  une  autre,  le 
manque  d'une  législation  Qxe,  ou  mieux  le  défaut  de 
concordance  entre  les  lois  el  les  Instructions  chargées 
de  déterminer  l'application  des  lois.  Jusqu'  à  ces  derniers 
temps,  la  conduite  d<-  l'administration  envers  les  sectaires 

a  élé  soumise  à  une  double  règle  :  à  une  législation  pu- 
blique, Inscrite  dans  les  «oies  de  L'empire,  el  à  des  pres- 
criptions administratives  secrètes,  changeantes,  souvent 
en  désaccord  avec  l»'  code.  De  là,  contradiction  h  incohé- 
rence dans  les*  ordres  donnés,  arbitraire  »•!  vénalité  dans 


SITUATION   LÉGALE  DES  RA8K0LNIKS.  559 

L'application  des  ordres  reçus.  Sous  l'empereur  Nicolas, 
c'était  un  comité  sécref  qui,  à  l'aide  «l<  -  ordon- 

nances, dirigeai!  les  affairée  da  nukol.   Les 
privés  de  la  connaissance  dee  réglemente  qu  dent 

leur  sort,  étaienl  livrée  fane  défense  à  la  cupidité  du 
bas  tchinovniame  et  du  l>as  clergé.  Les tth&novnikg allaient 
parfois  jusqu'à  contraindre  les  dissidents  A  m  racheter 
de  pénalités  imaginaires. 

Un  tel  étal  de  choses  ne  pouvait  persister  an  milieu 
réformes  d'Alexandre  II.  La  question  du  rtukol  <^\  une  de 
celles  qui  occupèrent  la  sollicitude  du  tsar  libérateui 
s*. n  avènement  Au  mois  d'octobre  1858,  nus  circulaire 
secrète,  selon  les  Fâcheuses  habitudes  de  la  bureaucratie 
pétersbourgeoise,  aXTranchissail  provisoiremenl  les  ratkol' 
nihs  des  plus  crianics  des  relations  auxquelles  lia  étaient 
encore  astreints.  En  même  temps,  une  commission  étail 
appelée  à  étudier  la  réforme  de  la  législation  sur  la  ma- 
tière. Cette  réforme,  entreprise  par  Alexandre  II,  n'a  été 
effectuée  qu'en  i883et  1884, sous  Alexandre  III.  Jusque-là, 
les  restrictions  imposées  à  la  liberté  civile  ou  religieuse 
des  dissidents  étaienl  maintenues  en  droit;  la  loi  interdi- 
saii  aui  payaans  l'accès  des  charges  communales  et  enle- 
vai! aui  marchanda  les  privilèges  des  guilde»\  la  loi  leur 
déniai!  le  droit  de  déposer  en  justice  contre  les  ortho- 
doxes el  les  privait  de  la  faculté  de  sortir  des  bronti 
de  l'empire;  la  loi  enfin,  hier  encore,  leur  défendait  de 
construire  de  nouveaui  oratoires  et  même  de  répart  r  les 
anciens,  si  ce  n'est  dans  la  partie  uV  la  toiture  qui  «ouvrait 
l'autel.  Il  est  vrai  qu'en  Russie  l'arbitraire  est  toujours  la 
pour  tempérer  les  rigueurs  du  code;  les  ratkoêmkê  con- 
naissaient ce  dicton  :  La  loi  est  une  corde  mal  tendue;  les 
grands  liassent  dessus,  les  petits  passent  dessous. 

La  première  chose  pour  le  législateur  était  de  donner 
aux  non -conformistes  un  état  civil.  Le  gouvernement 
d'Alexandre  11  l'a  tenté,  en  1874,  au  moins  pour  les  onze 
ou  douze  cent  mille  raskolniks  admis  par  les  statistiques 


560  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

officielles.  La  question,  il  faut  l'avouer,  était  délicate. 
Jusque-là,  le  clergé  détenait  seul  les  registres  des  nais- 
sances et  des  décès,  et,  la  loi  n'admettant  que  le  mariage 
religieux,  les  dissidents  étaient  condamnés  à  ne  contracter 
que  des  unions  clandestines,  à  ne  donner  jour  qu'à  des 
enfants  illégitimes.  Les  raskolniks  se  trouvaient  dans  la 
cruelle  position  où  l'ancien  régime  avait,  depuis  Louis  XIV, 
réduit  les  protestants  français.  Le  législateur,  qui  repro- 
chait justement  à  certains  sectaires  de  repousser  le  ma- 
riage, leur  en  fermait  lui-même  l'accès.  Des  villages  en- 
tiers demeuraient  des  années  sans  qu'on  y  enregistrât 
ni  mariage,  ni  naissance.  Les  paysans  se  contentaient 
d'adopter  des  enfants  trouvés  que  leur  apportaient  des 
femmes  qui  faisaient  profession  de  recueillir  des  orphelins. 
En  réalité,  c'étaient  leurs  propres  enfants  que  les  sages- 
femmes  leur  rapportaient,  après  les  avoir  fait  secrètement 
baptiser  selon  les  rites  du  raskol.  La  moralité  du  pays 
était  officiellement  ravalée  aux  yeux  de  l'Europe  par  la 
fiction  légale  qui  comptait  comme  enfants  naturels  les 
enfants  des  raskolniks. 

Comment  sortir  d'une  pareille  situation?  Il  se  présentait 
deux  issues,  qui  semblaient  presque  aussi  impraticables 
l'une  que  l'autre  :  reconnaître  les  formes  de  mariage  en 
usage  chez  les  communautés  dissidentes,  ou  instituer  pour 
les  dissidents  un  mariage  civil.  A  la  première  solution 
B'opposaienI  l'intérêl  de  l'Église,  le  recrutement  Bubreptice 
du  clergé  des  pupiivisy,  les  pratiques  de  la  bexpopovstchinô, 
dont  beaucoup  de  séries  n'admettent  ni  clergé  ni  mariage. 
Contre  l'institution  du  mariage  civil  s'élevaient  non 
seulement  les  maximes  de  l'Eglise  et  les  habitudes  du 
peuple,  mais  les  préventions  mêmes  des  dissidents,  pour 
la  plupart  d'accord,  sur  ce  point,  avec  leurs  adversaires. 
On  se  trouvait  devant  ce  problème  :  Instituer  un  acte  < - ï >. il 
•  in  mariage  sana  mariage  civil  el  Indépendamment  de  tout 
mariage  religieux. 

I.e  législateur  Crut   tout  concilier  en  ouvrant,  pour  les 


LES  RA8K0LNIK8  BT  LE    NIHILISME.  561 

ras/coluiks,  des  registref  spéciaux  confiés  à  la  police.  Les 
mariages  des  dissidents  <1<\  aient  être  inscrits  sur  la  seule 
déclaration  des  conjoints  et  de  leurs  témoins,  sans  que 
l'agent  de  l'état  civil  eût  à  s'enquérir  de  la  cérémonie 
religieuse.  L'État  ne  mariait  pas,  l'Étal  donnait  SUI  «'poux 

acte  de  leur  déclaration  de  mariage.  L'intérêt  social  était 
satisfait  •-ans  que  les  maximes  de  l'Église  fassent bleaséea  ; 
le  principe  théologique  que  le  mariage  •  si  un  acte  reli- 
gieux restait  sauf,  et  les  alliances  des  dissidents  jouis 
Baient  de  toutes  les  garanties  légaleSi  alors  même  qu'elles 
n'étaient  consacrées  par  aucune  cérémonie  ecclésiastique. 
Lors  de  l'enregistrement  du  mariage,  il  j  avait  publica- 
tion des  bans  pendant  sept  jours;  le  divorce  ne  pouvait 
être  prononcé  que  par  lis  tribunaux  talques,  jugeant 
d'après  les  lois  en  vigueur  pour  les  orthodoxi 

On  s'était  flatté  d'ouvrir  ainsi  l'accès  d'une  vie  conjugale 
régulière  à  tous  les  lectaires  sans  reconnaître  aucune 
scie.  Celte  loi  Bomblail  un  véritable  bienfait  pour 
raskokùk»  ■  la  plupart  n'en  <mt  pas  voulu  profiter;  les  uns 
par  défiance  de  la  police  qui  lient  les  nouveaux  registres, 
les  autres  peul  «'lit'  pat-  crainte  d'aliéner  leur  liberté  et  de 
se  priver  de   la  l'acuité  de  divorcer  librement  L'insuccès 

de  la  loi  de  1874  montre  combien  de  difficultés  légales 
soulève  le raàkol.  Après  les  avoir  si  longtemps  molestés  de 

toute  manière,  le  gouvernement  a  peine  à  persuader  les 
dissidents  .le  son  équité,  l'uur  triompher  de  ces  déliances 
séculaires,  il  faudrait  des  années  de  tolérance. 

On  a  pu  croire,  un  moment,  qu'Alexandre  111  allait  inau- 
gurer son  règne  par  l'émancipation  des  vieux-croyants. 
Les  ros&o&ufa  ont  eu  la  bonne  lbrtune  de  voir  leurs  droits 
s'élendre  à  une  époque  où  toutes  les  libertés  des  Russes 
étaient  restreintes.  Presque  seuls  dans  l'empire,  ils  n'ont 
point  eu  à  pâtir  des  sévérités  inspirées  au  pouvoir  par  les 
attentats  révolutionnaires.  C'était  justice.  Aucune  classe 
de  la  nation  n'est  restée  plus  étrangère  aux  complots  que 
ces  dissidents  persécuté-  et  exploités,  depuis  des  généra- 

lll.  30 


562  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

lions,  par  la  police  impériale.  Comme  au  temps  de  Herzen 
et  de  Kelsief,  leurs  oreilles  sont  demeurées  sourdes  aux 
instigations  des  artisans  de  révolutions.  A  en  croire  cer- 
taines dépositions  des  procès  d'Adrien  Mikhaïlof  et  du 
Dr  Weimar,  quelques  «  nihilistes  »  auraient  renouvelé,  au- 
près de  ces  rebelles  de  la  conscience,  les  tentatives  faites 
un  tiers  de  siècle  plus  tôt  par  les  réfugiés  de  Londres.  Les 
Jéliabof  et  les  Sophie  Perovsky  n'ont  pas  recruté  un  auxi- 
liaire parmi  ces  raskolniks  qui  croient  la  Russie  gouvernée 
par  l'Antéchrist '.  S'ils  sont  révolutionnaires,  ils  le  sont 
d'une  tout  autre  façon  que  les  nihilistes  sortis  de  «  l'intel- 
ligence ».  Il  se  peut  qu'un  jour  les  dissidents  russes  jouent 
un  rôle  politique  analogue  à  celui  des  non-conformistes 
anglais;  mais  ils  sont  encore  loin  d'y  être  préparés.  Malgré 
leurs  rancunes  contre  les  suppôts  de  l'enfer,  le  vieil  esprit 
russe  les  incline  au  culte  du  tsarisme.  En  anathémalisanl 
l'empire,  la  plupart  restent  dévoués  au  tsar.  Le  souverain 
le  sait  et  se  tic  volontiers  à  eux;  les  cosaques  de  l'escorte 
d'Alexandre  II,  le  Ie*  mars,  étaient  presque  tous  vieux- 
croyants,  et  plusieurs  ont  été  mutilés,  un  mémo  fut  tué 
par  les  éclats  de  la  bombe  qui  renversa  l'empereur.  Le 
loyalisme  du  plus  grand  nombre  des  raskolniks  est  si  peu 
douteux  que,  durant  la  crise  nihiliste,  un  homme,  disparu 
depuis,  M.  Tsitovitch,  directeur  du  Bercg,  avait  imaginé 
de  chercher  parmi  1rs  dissidents  les  éléments  d'un  tiers- 

étal  conservateur,  à  Opposer  A      l'intelligence  a  radicale. 

Qu'a  fait  Alexandre  III  pour  ces  fidèles  insoumis?  Les 
lois  de  mai  1883  et  1884  leur  Ont  accordé  des  droils  que 
le  code  russe  leur  avait  jusque-là  déniés,  pour  la  pre- 
mière fois,  le  législateur  a  reconnu  aux  vicux-rilualistes  le 
droit  de  te  réunir  pour  la  prière  ci  de  célébrer  l'ofûce 
di\iu  scion  leurs  rites.  Les  lois  qui  restreignaient   les 


l  .1  m  connais  qa'an  MCtaire,  refugii  1  Genève  M.  Korobof,  le  disciple 
.1  \  Pouchkine  'pu  m  eoll  plus  on  moine  rallié  au  programme  révolution- 
naire 'i  <i ■' i  .ni  Mtnonoé  tu  nom  'In  eielj  le  déposition  i  <l<s  soi-disant  lt<i- 

iiiiinnf  ». 


DE  [/ÉMANCIPATION  DES  RASKOLNIKS.  553 

droits  civils  des  dissidents  ont  été  abrogées.  Ils  sont  libres 

de  résider  dans  toute  retendue  de  l'empire  et  de  voyager 

à  l'étranger.  Us  sont  autorisés  à  s'inscrire  dans  les  gnildes 
de  marchands,  ils  son!  aptes  à  remplir  des  fonctions  pu- 
bliques et  à  recevoir  des  distinctions  honorifiques.  Gela 
est  quelque  chose,  mais  cola  n'est  point  esses.  Les  dissi- 
dents ont  cessé  d'être  considérés  comme  des  rebelles  en 
insurrection  contre  l'État,  mais  leur  émancipation  n'est  pis 
complète,  s'ils  ont  enfin  l'égalité  cii  ile,  ils  n'ont  pas  an 
la  liberté  religieuse.  En  l'ait,  les  droits  que  leur  i  conc 
Alexandre  m,  la  tolérance  intéressée  de  l'administration  les 
en  laissait  jouir.  Ce  qu'ont  gagné  les  ratkoh  I  une 

situation  légale  mieux  définie;  encore,  le^  droits  qui  leur 
ont  été  reconnus,  en  matière  religieuse  surtout,  sont-ils 
bien  restreints  et  bien  précaires'. 

Les  lois  nouvelles  sont  pleines  de  fissures  par  où  peut, 
de  nouveau,  se  glisser  l'arbitraire  administratif.  Les  dissi 

dents  oui    le   droit  de  célébrer  leur  culte,    mais   avec  de> 

restrictions  ignorées  des  juifs,  <ii  a  musulmans  ou  des 
païens.  Toute  cérémonie  publique  leur  est  interdite;  i 

piètres  ne  peinent  même  conduire  lr>  morts  au  cime- 
litre.   La  mère  patrie    refuse    encore    au\    \  leUX-CTOyantS 

des    libertés   que    ne    leur   a    pas    contestées    réIran. 

Lorsque  la  Bessarabie  danubienne  ut  retour  à  la  Rusi 
les  dissidents  d'Ismall  et  de  Kagoul  eurent  besoin  d'un 
OUkaze  pour  continuer  à  sonner  leUTS  Cloches.  Les      Nfeoi- 

rufts  n'ont  pas  encore  le  droit  d'élever  librement  des  cha- 
pelles à  leurs  frais.  L'administration  reste  maîtresse  de 

leur  refuser  l'ouverture  ou  la  réparation  de  leurs  ora- 
toires; elle  peut  expulser  leurs  prêtres  ou  leurs  neeurs, 
prohiber  l'impression  ou  la  vente  de  leurs  missels.  Après 
cela,  peut-on  dire  que  le  schisme  a  conquis  la  liberté  reli- 
gieuse 1  Puis,  il  ne  faut  point  perdre  de  vue  que  les  droits 
concédés   aux   raskolnika    ne   le    sont    qu'à    une    infime 

1.  Voyez  une  étade    de   M.   kouvaiïsef  dans   le   louriditcheskii  Vestnik, 
avol  (886. 


564  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

minorité.  Plus  des  neuf  dixièmes  des  dissidents,  inscrits 
malgré  eux  comme  orthodoxes,  continuent  d'être  traités 
en  déserteurs  de  l'Église  et,  comme  tels,  restent  passibles 
des  pénalités  judiciaires  ou  administratives. 

L'émancipation  est  loin  d'être  accomplie.  Il  reste  beau- 
coup à  faire  ;  certaines  autorités  ccelésiastiques  ou  civiles 
trouvent  qu'on  a  déjà  trop  fait.  Les  rapports  du  haut-pro- 
cureur du  Saint-Synode,  M.  Pobédonostsef,  ont  exprimé  la 
crainte  que  les  concessions  faites  aux  raskolnlks  ne  sem- 
blent un  encouragement  au  schisme.  Les  meneurs  du 
raskol  en  auraient  profité  pour  persuader  à  leurs  adhérents 
que  l'État  finissait  par  reconnaître  la  vérité  de  l'ancienne 
foi.  Devant  toutes  les  restrictions  maintenues  par  le  légis- 
lateur, il  faudrait  bien  de  la  simplicité  pour  croire  à  cette 
conversion  du  gouvernement.  Depuis  la  promulgation  des 
lois  nouvelles,  beaucoup  de  raskolniks  honteux,  qui  fré- 
quentaient l'église  et  payaient  le  prêtre,  refuseraient, 
paraît-il,  le  ministère  du  pope.  Le  clergé  et  le  haut-pro- 
cureur s'en  plaignent.  Le  grand  obstacle  à  la  liberté,  c'est 
toujours  la  crainte  de  voir  le  peuple  déserter  l'orthodoxie 
officielle. 

Au  lieu  de  se  placer,  vis-à-vis  du  raskol  et  des  seeles,  an 
point  de  vue  séculier,  le  gouvernement  persiste  à  Les 
juger  du  point  de  vue  ecclésiastique.  Pour  lui,  le  raskol  peste 
nn  Beau,  une  peste,  une  erreur  pernicieuse  dont  l'État  a 
le  deroir  d'arrêter  ta  contagion. M. Pobédonostsef,  dans  ses 
rapports  annuels  à  l'empereur,  parle  de  l'hérésie  H  du 
schisme  en  évèque,  en  pontife,  s'approprianl.  Contre   les 

dissidents,  lesépithètes  les  plus  injurieuses  du  vocabulaire 
Ihéologiojue.  r.i  ce  ne  sont  pas  seulement  les  doctrines 
Immorales  ou  extravagantes  qui  sont  ainsi  officiellement 

DétrieS,  mais  1rs  séries  les  plus  inoflensil  es,  relies  qui,  en 

tout  autre  pays,  jouiraienl  de  la  plus  entière  liberté,  i<- 
U  ,„,-  notamment.  En  certains  villages  on  .1  vu,  sous 

Alexandre    III.  !<•  bas  clergé  et    l.i  police  exciter  iinpuué 
nient  la  populace  .1  def  violences  contre  les  Blundiêtet,  A 


LES  SECTES  ET  LES  POURSUITES  JUDICIAIBE8.      565 

ces  réformés  russes  la  loi  et  l'administration  refusent  toute 
liberté.  Le  clergé,  qui,  en  poursuivant  l'hérésie,  défend 
revenus,  réclame  pour  les  aéephyles  de  la  stmda  les 
sévérités  de  la  police  et  les  rigueurs  de  la  loi.  En  1884, 
par  exemple,  un  paysan  t$unéi$tét  <lu  nom  de  strigoun, 
était  traduit  devant  la  eour  (fassissi  d'Odessa  pour  avoir 

oié  dire  que  les  ikones  ne  ^<>nt  que  des  idoles  Confor- 
mément au  code  de  procédure  criminelle,  ces  aflairee  reli- 
gieuses sont  jugécfl  à  buil  dos  et  le  jnr\  H.-  jiciit  être 
composé  que  d'orthodoxes,  Lee  jurés  avaient  beau  lui 
accorder  dei  dreonitances  atténuantes,  Strigoun  était  con- 
damné à  trois  ans  si  oeuf  mois  de  réclusion,  Des  procès 

de  ce  genre  reviennent  chaque  aine'. •  devant  la  BOUT  d 
sises  ou  la  justice  de  pai\.  Là  où  le  sluiclisir  et  le  molo- 
faute  ne  sont  pal  poursuivis  devant  les  tribunaux,  ils  flont 

abandonnée  sus  sévéritéfl  administratives,  qui  Boni  plus 

sûres  et  l'ont  moins  de  bruit.  Si  le  \  ion  |  t.  par  deUX 

Bièclea  de  souffrances,  eonquia  une  liberté  relatifs,   les 

sectes  récentes,   c.dles   même  dont   les    doctrines    semblent 

le  moins  faites  pour  provoquer  les  rigueurs  de  1 1  loi,  , 

tenl   en    huile  à  des   persécutions.    Le  crime  d'hérésie  on 

d'apostasie  demeure  inscrit  dans  \v  eode,  et  le  langage  du 

laïque  procureur  du  Saint-Synode  est  peu  fait  pour  incul- 
quer au  clergé  ou  à  la  police  l'esprit  de  tolérance. 

\  eut-on  mesurer  ce  qui  manque  encore  à  l'émancipation 
des  dissidents,  on  n'a  qu'à  comparer  la  situation  des  ras- 
hoènUa  vis-à-\is  de  l'Église  russe  à  celle  des  non-confor- 
mistes anglais  vis-à-vis  de  l'Église  anglicane.  La  question 

du  raakol  ne  sera  tranchée  et  la  paix  religieuse  rendue  au 
peuple  que  le  jour  où  le  $tn>t<lis(r  et  le  molokane  seront 
aussi  libres  que  le  quaker  ou  le  bmptiste  en  Angleterre. 
L'aurore  de  ce  jour  n'a  pas  encore  lui,  même  pour  les 
petits  groupes  de  vieux-croyants  admis  comme  tels  par 
la  loi.  Ces  privilégiés,  on  ne  saurait  dire  qu'ils  jouissent 
des  droits  nécessaires  au  libre  exercice  de  leur  culte.  Il 
est  mi  droit  sans  lequel  la  liberté  religieuse  reste  incom- 


566  LÀ  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

plète,  le  droit  de  créer  des  fondations,  de  doter  les 
églises  et  le  clergé.  Or  la  loi  russe  ne  reconnaît  la  per- 
sonnalité civile  à  aucune  institution  des  dissidents;  par 
suite,  aucune  disposition  en  faveur  de  leurs  églises  n'est 
valable.  C'esl  ainsi  que,  en  1887,  les  tribunaux  ont  cassé 
le  testament  d'un  marchand,  du  nom  de  Tchoubykine,  qui 
avait  légué  au  cimetière  de  Gromof,  propriété  des  popovtsy 
de  Pétersbourg,  plusieurs  centaines  de  milliers  de  roubles 
pour  la  construction  d'un  hospice.  Si,  malgré  ces  restric- 
tions légales,  les  raskolniks  ont  leurs  oratoires  et  leurs 
hospices,  c'est  qu'ils  usent  de  procédés  analogues  à  ceux 
employés,  en  pareil  cas,  par  les  congrégations  religieuses 
en  France  ou  en  Italie.  Les  biens-fonds  des  communautés 
dissidentes  sont  inscrits  au  nom  de  quatre  ou  cinq  per- 
sonnes formant  une  sorte  de  syndicat.  En  cas  de  décès 
d'un  des  associés,  les  survivants  élisent  un  de  leurs  coreli- 
gionnaires pour  le  remplacer.  De  celle  façon,  les  raskol- 
niks de  différentes  dénominations  se  sont  transmis  des  pro- 
priétés parfois  considérables.  Il  faut  dire  à  son  honneur 
que,  à  l'inverse  de  certains  démocrates  français  vis-à-vis 
des  congrégations  catholiques,  le  gouvernement  autocra- 
tique n'a  jamais  songé  à  édicler  des  lois  inquisitoriales 
pour  empêcher  les  communautés  dissidentes  de  subvenir 
à  leurs  œuvres  de  piété  et  de  charité. 

Si  nous  demandons  la  liberté  pour  le  vieux  raskol  cl 
pour  les  troubles  hérésies  du  moujik,  ce  n'est  point  que 
de  leur  libre  développement  nous  attendions  ni  renais* 
MOCe  religieuse,  ni  rénovation  sociale.  De  celle  broussaille 
de  lectee,  enchevêtrées  comme  des  ronces,  rien  n'annonce 
qu'il  doive  sortir  un  arbre  de  haute  tige,  aux  branche! 
assez  larges  pour  abriter  un  monde. 

La  Russie,  il  esl  vrai,  nous  apparaît  comme  un  labora- 
toire d'idées  religieuses,  aussi  bien  que  de  réformes  so- 
ciales. Pourquoi  ne  l'élaborerait-tl  pas,  dans  la  cervelle 

OU  dans  le  COBUf  de   ses  rnsliques  prnpbèles,  un  moderne 


LES  SECTES  ET  LA  RÉNOVATION  RELIGIEUSE.  567 
Evangile  que  d'ignorants  apôlres  Tiendront,  dans  un  ou 
deux  siècles,  prêcher  à.  l'orgueilleuse  Europe?  Musse  ou 
étranger,  plus  d'un  penseur  croit  la  Russie  appelée  à  une 
haute  mission  religieuse.  Son  génie  mystique,  ss  »(»if  de 
vérité  vivante,  le  tour  de  son  imagination,  l'audace  juvé- 
nile de  ss  pensée,  son  goût  des  expériences  hardies,  Is  foi 
de  son  peuple,  m  défiance  instinctive  pour  l'intelligence 
humaine,  son  mépris  de  l'abstraction  si  de  loul  es  qui  n'es! 
pas  application  directe  à  la  \ie  morale  ou  matérielle 
autan!  de  traits  de  caractère  qui  semblenl  marquer  ss 
vocation.  L'idéal  de  ce  peuple  —  il  est  de  ceux  qui  en  ont 

encore  —  est  raligieui  à  la  fois  et  locial:  clic/  lui  le  divin 

ne  se  sépare  pas  de  l'humain.  Cesl  par  la  religion  que 
semble  devoir  se  réaliser  •  l'idée  russe  ,  cette  vague  idée 
nationale  entrevue  confusément  par  les  patriote-..  Où 
trouver  ailleurs,  pour  celte  énorme  Russie,  un  rôle  histo- 
rique en  rapport  avec  ss  grandeur  territoriale?  Dans  1<^ 
champs  de  Is  philosophie,  de  l'art,  de  la  politique  même*, 
presque  toul  a  été  dit,  presque  tout  s  été  tenté.  Lader> 
niera  venue  des  nations  de  l'Europe  s  peu  de  chance 
d'apporter  au  monde  une  révélation  nouvelle,  i.e  champ 
de  la  religion  étant  plus  mystérieux,  et  les  derniers  siècles 
en  ayant  moins  remué  le  fond,  on  peut  croire  «pie  les  dé- 
couvertes j  sont  plus  faciles.  Ce  n'est  peut-être  là  qu'une 
apparence.  Une  rénovation  religieuse  pourrait  bien  être, 
eu  réalité,  aussi  malaisée  qu'un  renouvellement  de  la  phi- 
losophie ou  de  la  politique.  Quand  l'ère  .tes  grandes  révo- 
lutions spirituelles  ne  serait  point  irrévocablement  cl 

quand    une   foi    nouvelle    pourrait,    aujourd'hui    encore, 

monter  des  profondeurs  du  peuple  aux  couches  ctvilû* 

rien  n'assure  que  la  llussie  en  doive  être  l'initiatrice.  Elle 
semble,  il  est  vrai,  cette  énigmalique  Russie,  en  quête  de 
nouvelles  formules   religieuses  aussi   bien  que    de   nou- 


1.  Vladimir  Solovief,  /■(  Russie  cl  VÊglite  univmr$eUe}  lm  part  if  (1889). 

2.  Voyez  t.  11.  livre  M.  ebap.  iv. 


568  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

velles  formes  sociales;  mais  est-ce  la  seule  nation  tra- 
vaillée de  ce  besoin  de  renouveau?  et  quand  l'humanité 
entière  le  ressentirait,  serait-ce  bien  une  raison  pour  qu'il 
fût  à  la  veille  d'être  satisfait?  La  parole  de  vie  que  réclame 
impatiemment  le  monde  moderne,  le  ciel  peut  tarder 
longtemps  à  la  lui  faire  entendre. 

Cette  parole  suprême,  dont  l'humanité  lasse  a  soif,  est- 
elle  encore  à  dire?  Et  si  elle  a  été  dite,  il  y  a  quelque 
deux  mille  ans,  n'a-t-elle  pas  été  commentée  de  tant  de 
façons  qu'il  est  malaisé  d'en  tirer  un  sens  nouveau?  La 
Russie  peut-elle  prétendre,  comme  Tolstoï  et  Soulaïef,  que 
jusqu'à  elle  le  christianisme  est  demeuré  incompris?  Peut- 
elle  seulement  se  flatter  de  lui  rendre  sa  jeunesse,  ou  va- 
t-elle,  après  dix  siècles,  lui  trouver  une  forme  nationale 
en  dehors  des  vieux  moules  traditionnels?  Cela  même  est 
malaisé. 

Une  ambition  reste  permise  à  ce  peuple  de  foi,  c'est 
moins  d'inventer  un  nouveau  type  de  christianisme  que  de 
s'approprier  l'esprit  évangélique.  C'est  par  là  surtout  que 
la  Russie  pourrait  être  originale,  par  là  qu'elle  pourrai! 
surprendre  notre  Occident  vieilli  en  train  de  redevenir 
païen.  Ainsi  le  comprennent  d'instinct  nombre  de  ses  ré- 
formateurs lettrés  ou  illettrés;  presque  tous  ont  moins  de 
souci  du  dogme  que  des  vertus  évangôliques.  Leur  idéal, 
souvent  inconscient,  est  l'application  de  la  morale  du 
Christ  à  la  vie  publique  non  moins  qu'à  la  vie  privée, 
;m\   rapports  entre   les   groupes  humains  et  les   peuples, 

aussi  bien  qa'aui  rapports  entre  les  individus.  Les  ques- 
tions sociales  ou  politiques,  les  questions  internationales 
mêmes,  ces  eroyanls  \oiulraienl  les  résoudre  par  la  cha- 
rité et  la  mansuétude.  Ce  qu'ailleurs  ont  vainement  rêvé 

des  saints  ou  des  sages,  ce  qu'ont  en   vain  tenté  des  rois 

«i  des  inquisiteurs  à  L'aide  du  chevalet  h  du  bûcher  :  bâtir 
un  Liai  chrétien)  ce  peuple  chrétien  n'en  désespère  point, 

et,  | >< » 1 1 1-  j  réunir,  il  n<'  compte  que  sur  l'amour.  Ne  rail- 
lons point  sa  jeunesse,  faire  passer  l'Évangile  dans  la  vie 


LA  RUSSIE  ET  LA  RÉNOVATION  RELIGIEUSE.  569 
d'une  nation,  en  extraire,  pour  ainsi  parler,  la  vertu  sociale 
en  faire  sortir  ta  règne  de  l'humaine  fraternité  et  de  la  paix 
divine  :  heureux  le  peuple  qui  l'attribuerait  une  telle  mis- 
sion, et  mal  inspiré  qui  l'en  découragerait I  Mais  prenons 
garde  h  la  vieille  utopie  millénaire.  La  terre  ne  sera  jamais 
un  paradis.  Sa  vision  de  Justice  al  d'amour,  le  Russe  ne 
1,1  verra  jamais  pleinement  réalisée.  Cels  ne  saurail 
donné  à  des  êtres  de  chair  et  de  >ang. 

Quelques  Russes, enhardis  parleur-  [Gonalistes, 

sembleul  croire  que  le  roeatton  de  la  Russie  est  de  saurer 
le  christianisme  en  es  abandonnant  les  formes  et  les 
dogmes.  Encore  une  illusion  que  l'expérience  risque  de 
mettre  en  pièces.  Garder  du  christianisme  l'esprit!  Pes« 
sence  divine:  la  morale  et  la  charité;  sublimer  en  quelque 
sorte  l'Évangile,  d'autres  ont  fait  oerére  avant  le  Slare- 
Rasse.  Séparer,  dans  la  religion,  l'âme  du  corps,  laisser 

périr  l'un    en    taisant  viwv  l'autre,  je  ne  sais   s'il  est  'ii 

(reprise  plus  téméraire.  Un  homme  j  réussira,  une  géné- 
ration, peut  être;  nu  peuple,  non.  Le  Bacon  brisé,  que 
restera-t-il  du  parfum  une  t'ois  évapon 


LIVRE  IV 

LA  LIBERTÉ  RELIGIEUSE  ET  LES  CELTES  DISSIDENTS 


CHAPITRE  I 

I.'Kirlise  nationale  et  les  colles  étrangers.  —  Privilèges  de  l'Église  orlho- 
iloxe.  Leur  raison  historique.  Lien  séculaire  de  la  nationalité  russe  el  de 
l'orthodoxie. — Défiances  nationales  et  politiques  pour  les  cultes  étrangers. 
Le  système  du  cantonnement  religieux.  Interdiction  du  prosélytisme.  — 
Comment  la  Russie  entend  la  liberté  de  conscience.  Théorie  officielle  de 
cette  liberté.  Le  droit  de  prosélytisme  ne  lui  est  pas  inhérent.  Ce  droit  est 
réservé  à  l'Église  nationale.  —  Comment  l'Église  exerce  son  privilège  de 
prosélytisme.  Ses  procédéi  de  propagande  el  les  pseudo-orthodoxes.  Les 
missions  russes. 


En  dehors  des  12  on  15  millions  de  raskolniks  en  révolte 
eonlre  l'Eglise  oflicielle,  le  Isar  compte,  dans  ses  États, 
plus  de  3u  millions  de  sujets  entièrement  étrangers  à 
r<>rihodo.\ie  orientale  :  protestants,  catholiques,  armé- 
nient,  juifs,  musulmans,  bouddhistes. 

Jusqu'à  Pierre  le  Grand,  la  Russie  était,  sauf  quelques  Ta- 
tars  mahomélans,  un  Etal  exclusivement  orthodoxe.  En  éten- 
dant ses  frontières  en  Europe  el  «m  Asie,  il  lui  a  fallu  l'aire 
une  place  légale  aux  cultes  des  contrées  annexées,  A  chaque 
acquisition,  tes  tsars  B'étaienl  engagea  6  respecter  la  reli- 
gion de  leurs  nouvelles  provinces,  ils  n'en  étaient  pas 
moins  les  tsars  orthodoxes,  jaloux  de  conserver  à  leur 

I    flise,  parmi  leurs  anciens  sujets,  son  antique  monopole. 

Cela  explique  la  politique  confessionnelle  de  la  Russie. 


L'ÉGLISE  NATIONALE  ET  LES  CULTES  ÉTRANGERS.    571 

L'Église  orthodoxe  esl  restée  l'Égliee  russe;  à  elle  toutes 
les  faveurs  el  tous  les  droits.  Les  autres  cultes,  introduits 
dans  l'empire  par  la  conquête,  ont  été  autorisée  pour  les 
populations  conquises,  non  pour  les  Russes  de  la  vieille 
Russie.  Le  Polonais  a  pu  demeurer  catholique;  leTstar, 
musulman;  l'Allemand,  protestant;  le  Juif,  juif;  mais  l«- 

tinsse  dut  demeurer  orthodoxe;  et  toute  conquête  de  l*Of- 

Ihodoxie  sur  les  cultes  dissidents  fui  regardée  comme  un 
gain  de  la  Russie  sur  ie>  nationalités  étrange  ! 
Cen'esl  pas  tout  :  en  entrant  dans  l'empire  autocratique, 

les   cultes   dissidents   mil    dû    compter    BVCC    l'autocratie. 

L'Angleterre  a.  comme  la  Russie,  une  Église  nationale; 
d'où  vient  que  les  deux  pays  ont  en  recèdes  autres  con- 
fessions une  attitude  >i  différente?  Gela  Tient,  en  grande 
partie,  de  la  diversité  «l<-  leurs  institutions  politiques.  En 
Angleterre,  un  seul  culte  s  une  position  officielle;  les 
autres  sont  ignorés  du  pouvoir.  En  Russie,  tous  les  cultes 

tolérés  (en  dehors  du  ratkol  sont  reconnus  par  l'Etat,  qui 

lait  partout  sentiras  main.  Le  système  russe  se  rapproche 
davantage  du  système  français  site  double  différence 

qu'en  France  il  n\  s  ni  religion  d'État,  ni  autocratie.  Le 
gouvernement  de Pétersbourg  esl  prêt  à  tolérer,  à  sûbven* 

lionner  même  tous  les  cultes,  à  la  condition  que  ton 
plieront  au  régime  autocratique  et  qu'aucun  n'empiétera 
sur  le  domaine  de  l'Église  dominante.  Nul  État  ne  reconnaît 
autant  de  religions;  toutes  les  grandes  doctrines  du  globe 
Bemblent  B'être  donné  rendez-vousen  Russie.  La  loi  les  pro- 
clame toutes  libres.  Elle  ne  leur  accorde  pas  seulement, 
comme  naguère  Rome  ou  l'Espagne,  la  liberté  de  conscience 
individuelle,  mais  aussi  celle  du  culte  extérieur.  Sur  la 
perspective  Nevsky,  en  face  de  la  cathédrale  grecque  de 
Notre-Dame  de  Kazan,  s'élèvent  une  église  luthérienne, 
une  église  catholique,  une  église  arménienne,  en  sorte 
qu'à  la  principale  rue  de  la  capitale  on  a  pu  donner  le  sur- 
nom de  rue  de  la  Tolérance.  Sur  le  champ  de  foire  de  Xijni, 
la   mosquée  et  l'église  se  font  pendant.  Le  peuple  russe 


572  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

est  naturellement  tolérant;  y  a-t-il  en  Russie  des  restric- 
tions à  la  liberté  religieuse,  la  raison  en  est  à  la  politique 
plus  qu'à  la  religion.  Elle  est  dans  les  formes  du  gouver- 
nement ou  dans  les  défiances  nationales. 

L'Église  russe,  on  le  sait  déjà,  n'est  pas  seulement  une 
Église  d'État,  c'est  une  Église  essentiellement  nationale,  si 
bien  liée  par  l'histoire  et  les  habitudes  à  l'existence  de  la 
Russie  que,  en  dehors  d'elle,  il  semble  qu'on  ne  puisse  être 
russe.  Au  gouvernement  comme  au  peuple,  l'orthodoxie 
parait,  encore  aujourd'hui,  le  plus  sûr  garant  de  patriotisme 
ou  de  loyalisme.  Moscou  est  bien  l'héritière  de  Byzance  qui 
de  la  foi  orthodoxe  avait  fait  le  ciment  de  l'empire  grec.  La 
Russie  ressemble,  par  là,  à  la  Turquie  où,  jusqu'à  ces  der- 
niers temps,  la  religion  tenait  lieu  de  nationalité  ou  se  con- 
fondait avec  elle.  Celte  tradition  orientale  semble,  dans  l'Eu- 
rope moderne,  un  anachronisme  ;  dans  la  sainte  Russie,  elle 
a  des  fondements  historiques  qui  la  font  durer.  C'est  l'or- 
thodoxie grecque  qui  a  fondu  en  un  peuple  les  éléments 
ethniques  d'où  est  sortie  la  nation  russe.  La  Moscovie  n'a 
rencontré  de  religions  différentes  que  parmi  ses  ennemis 
d'Europe  et  d'Asie.  Il  y  a  là,  pour  la  cohésion  de  l'empire, 
il  \  a  là  surtout,  pour  son  développement  libéral,  un  obstacle 
sérieux.  Il  est  peu  sûr,  pour  un  État  qui  comprend  des  po- 
pulations de  différents  Cultes,  de  faire  reposer  l'unité  natio- 
nale sur  une  Église*  L'assimilation  religieuse  risque  de 
retarder  raasimilation  politique.  Aux  provinces  de  culte 
dissident,  la  russification  a'apparall  qu'au  bout  de  l'apo- 
stasie; aux  tinsses  enclins  à  sortir  du  giron  orlbodoxe,  la 
pairie  semble  enjoindre  de  se  dénationaliser. 

Les  désignations  officielles  aeeusenl  nettement  celle  posi- 
tion ries  cultes  hétérodoxes  \is-à-\is  du  culte  dominant. 
Dans  la  langue  gouvernenienlale,  les  confessions  non 
Orthodoxes  sont  appelées  confessions  étrangères  \inostran- 

nyia  i*i»>vctlaniia).  Une  telle  expressi nef  en  suspicion 

devanl  le  patriotisme  russe  près  d'un  tiers  des  sujets  russes. 

L'empire  i  d'autant  plus  d'intérél  à  l'abandon  d'une  pa- 


L'ÉGLISE  NATIONALE  ET  LES  CULTES  ÉTRANGERS,  573 
reillc  désignation  que,  historiquement,  elle  semble  plus 
fondée.  Les  cultes  bétérodoxei  ne  M  rencontrent  que  dans 
les  province*  d'origine  étrangère,  ou  demeurées  longtemps. 
sous  la  domination  de  l'étranger.  Du  Nord  au  Sud,  ils  for- 
ment, aux  flancsde  ta  Russie  orthodoxe,  deox  bandes  d'une 
largeur  variable,  le  plus  soin  rut  en  concordance  avec  les 
limites  ethnographiques.  Du  golfe  de  Bothnie  à  la  frontière 
autrichienne,  ce  soui  des  protestants,  des  catholtquea,  des 
juifs;  à  l'Est,  le  long  de  l'Oural,  du  Volga  al  du  Cau< 
ce  sont  des  musulmans  mêlés  de  quelques  païens, 
cultes  dissidents  comptent  dans  L'empire  psS  i  de  M  mil- 
lions d'adhérente,  dont  plus  de  10  millions  an  Europe*. 
Chacune  de  ces  religions  étrangères  i  une  légion  où  elle 
domine  :  le  protestantisme  en  Finlande  <d  dan»  les  | 
\  i  m  -es  baltiques,  le  catholicisme  en  Pologne  et  en  Lithuanie, 
L'islamisme  dans  plusieurs  districts  de  l'Oural,  de  la 
Crimée,  du  Caucase.  i-M-ii  besoin  de  montrer  ce  qn'a  d*em- 
barrasaant,  pour  un  gouvernement,  cette  répartition  ter* 
ritoriale  qui  lie  chaque  culte  à  une  province»  à  une  i 
souvent  à  une  langue?  L'Irlande  el  l'Angleterre  offrent,  i 
cet  égard,  un  contraste  moins  marqué  que  la  Russie  et 
plusieurs  de  ses  annexes.  Pour  les  R  itholique  esl 

Bynonyme  de  Polonais,  el  protestant,  d'Allemand.  f/< 
ces  préventions  nationales  qw  lient  l'attitude  de  la  Russie 
devanl  les  confessions  non  orthodoxes.  Kll<-  les  regarde 
connue  le  véhicule  de  nationalités  étrangères,  elle  redoute 
de  les  voir  dénationaliser  des  provinces  que.  au  nom  de 
l'histoire,  elle  revendique  comme  russes.  De  même  que 
l'islam,  dans  les  gouvernements  de  l'Est,  est,  pour  elle,  un 

témoin  de  la  domination  tatare,  le  catholicisme  el  le  pro- 
testantisme, dans  la  Kussie-Hlanche,  la  Lithuanie,  les  pro- 
vinces baltiques, sont,  à  sesyeux,  une  importation  polo- 

1.  Pour  la  religion,  pas  plus  que-  pour  lu  nationalité,  on  ne  saurait  s'en 
rapporter  entièrement  aux *tatisliqaes  rosses;  car,  ainsi  que  nous  le  verrons, 
les  statislii|ues  oflicielles  comptent  connue  orthodoxes  nombre  de  chrétiens 
et  même  de  nwsalmam;  qui  se  défendent  de  l'être. 


574  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

naisc  ou  germanique  qui  lui  rappelle  les  longs  abaisse- 
ments de  sa  jeunesse.  Ne  pouvant  les  arracher  des  contrées 
où  ils  se  sont  enracinés,  elle  tient  à  ne  point  laisser  ces 
cultes  étrangers  s'implanter  dans  le  vieux  sol  russe.  Ainsi 
s'explique  sa  législation  religieuse;  si  elle  viole  la  liberté 
de  conscience,  la  faute  en  est  moins  au  fanatisme  d'une 
Église  qu'aux  craintes  patriotiques  du  gouvernement  et  de 
la  nation. 

La  répartition  des  cultes  par  provinces  ou  par  nationali- 
tés pouvait  inquiéter  l'État.  Le  plus  sur  remède  filt  peut- 
être  sorti  de  l'extension  du  mal.  Laissées  libres  de  se  ré- 
pandre, les  différentes  religions,  en  se  pénétrant  et  en  dé- 
bordant les  unes  sur  les  autres,  eussent  elles-mêmes  effacé 
leurs  démarcations  géographiques  ou  ethnographiques. 
Leur  diffusion  parmi  les  Russes  eût  fait  perdre  aux  cultes 
dissidents  leur  caractère  étranger.  Un  tel  moyen  était  à  la 
fois  trop  lent  et  trop  hardi  pour  un  gouvernement  habi- 
tué à  chercher  l'unité  nationale  dans  l'unité  religieuse.  La 
Russie  a  suivi  le  système  opposé;  tout  autre  à  sa  place  eût 
probablement  fait  de  même.  Le  but  de  sa  législation  a  été 
de  confiner  les  cultes  étrangers  dans  leurs  frontières 
historiques,  de  les  cantonner  parmi  les  populations  qui 
les  ont  reçus  de  leurs  ancêtres.  Libre  à  chacun  de  de- 
meurer dans  la  religion  de  ses  pères,  mais  défense  à  toute 
confession  hétérodoxe  de  recruter  de  nouveaux  adeptes. 
Le  gouvernement  s'est  regardé  comme  un  tuteur  qui.  en 
accordant  à  des  hôtes  étrangers  le  libre  exercice  de  leur 
religiOD,   leur  eût    interdit   d'y   gagner  ses  pupilles.    Les 

conquêtes  spirituelles  sont  prohibées;  le  privilège  et 
est  réservé  à  l'Église  orthodoxe.  La  loi  le  dit  expressé- 
ment :  l'Église  dominante  b  seule  le  droit  de  faire  des  pro- 
sélytes, il  est  toujours  permis  d')  entrer,  jamais  d'en 
sortir.  L'orthodoxie  russe  a  des  portes  qui  ne  s'ouvrent 

que  «lu  dehors  ,ui  dedans;  elles  se  referment  sur  qui  les  a 

une  fois  franchies. 
Les  lois  confessionnelles  remplissent  plusieurs  chapitres 


L'ÉGLISE  NATIONALE  ET  LES  CULTES  ÉTRANGERS.  575 
des  tomes  X,  XIV  et  W  du  volumineux  recueil  qui  lient 
lieu  de  code  {Svod  zahonof).  Tout  enfant  i><u  de  parents 
orthodoxes  est  enchaîné  à  l'orthodoxie;  il  en  est  de  môme 
de  ceux  qui  naissent  de  mariages  mixtes.  Le  mariage,  en 
pareil  cas,  ues'obtienl  qu'avec  on<  tentdansec  sens. 

Si  certaines  Églises  d'Occident  n'accordent  la  bénédiction 
nuptiale  qu'à  la  même  condition]  li  loi  n<-  donne  | 
exigences  ecclésiasliques  une  sanction  «  -  i  x  il**  :  la  conscience 
des  époux  reste  libre  <i<-  s*j  soumettre  ou  ifùser.  Il 

en  esi  autrement  dans  nu  paya  où  le  mariage  religieux  etl 
le  seul  légal,  où  l'inscription  sut  les  registres  de  l'Église 
décide  à  jamais  du  culte.  »'.<  -  règlements  ont  parfoia  donné 
lieu  à  dea  aéquealrationa  d'enfanla  «lu  genre  de  celle  du 
juif  Mortara,  tant  reprochée  jadis  au  pape  Pie  K,  Indép 
damment  de  la  violence  faite  à  la  conscience,  ci  i  dis] 

lions  ont  l'inconvénient    d'entraver   les  unions  entre   les 

différente  cultes,  et,  par  suite,  entre  les  diverses  nationa- 
lités, 

in  article  du  code  interdit  aux  orthodoxes  de  chanj 
A<-  religion,  un  autre  Bxe  les  pénalités  encouniee  poni 
genre  de  crime.  Le  Qdèlc  enclin  à  sortir  de  l'orthod 

esl,  d'abord,  livré  à  l'exhortation  paternelle  du  clergé  pa- 
roissial, puis  déieié  au  consistoire,  de  la  au  synode;  il 
peul  être  condamné  à  la  pénitence  ecclésiastique  dans  un 
couvent.  L'apostasie  entraine  la  perte  des  droits  civile»  Le 
tinsse  qui  abandonne  la  foi  nationale  devient  inhabile  à 
posséder  ou  à  hériter.  Ses  proches  peuvent  s'emparer  de 
biona  ou  le  frustrer  de  Bon  héritage.  La  prosélytisme 

étant  le  privilège  légal  de  l'Kglise  officielle,  il  est  interdit 
de  s'opposer  à  l'exercice  du  monopole  que  lui  confère  la 
loi.  C'est  un  délit  d'engager  à  quitter  la  loi  orthodoxe:  c'en 
est  un  de  détourner  de  l'embrasser.  l\\  Russe  \  ient-il  à 
déserter  l'Église  nationale,  son  père,  sa  mère.  >e>  parents 
les  plus  proches  sont  tenus  de  le  dénoncer.  Il  est  prescrit 
aux  autorités  civiles  et  militaires  de  veiller  ù  l'exécution 
de  ces  lois. 


576  LÀ  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Ce  n'est  point  assez  de  retenir  dans  l'enceinte  de  l'ortho- 
doxie les  Russes  qui  y  sont  nés,  il  importe  de  ne  pas  lais- 
ser grossir,  par  des  conversions,  les  cultes  dissidents  et, 
par  suite,  les  nationalités  qui  excitent  les  défiances  du 
patriotisme  moscovite.  De  là  une  autre  mesure  générale. 
Les  dissidents  ne  peuvent  faire  de  prosélytes  les  uns  chez 
les  autres.  Le  monopole  de  l'Église  orthodoxe,  en  fait  de 
propagande,  n'admet  pas  de  concurrence.  L'empire  est  un 
champ  dont  la  culture  religieuse  lui  est  réservée;  elle 
seule  a  le  droit  d'y  semer  l'Évangile.  Juifs,  mahométans, 
païens  ne  doivent  entrer  dans  le  christianisme  que  par  la 
porte  officielle.  On  compte,  ainsi,  en  faire  des  Russes,  en 
même  temps  que  des  chrétiens.  Le  juif  de  Lilhuanie,  qui  vit 
au  milieu  de  catholiques,  ne  peut  embrasser  leur  foi;  le 
musulman  qui,  dans  la  Transcaucasie,  vit  à  côté  de  l'ar- 
ménien, ne  peut  recevoir  de  lui  le  baptême  sans  une  in- 
stance auprès  du  ministre  de  l'intérieur,  qui,  dans  sa  déci- 
sion, ne  consulte  que  le  bien  de  l'empire.  Pour  instruire 
un  infidèle  dans  leurs  croyances,  il  faut  au  catholique  ou 
au  prolestant  une  permission  impériale,  spéciale  pour 
chaque  cas.  Celte  législation  aboutit  à  des  prescriptions 
bi/.arres.  Dans  le  Transcaucasc,  les  arméniens  sont  auto- 
risés à  baptiser  les  musulmans  assez  malades  pour  que 
la  mort  semble  certaine,  la  conversion,  en  cas  deguérison, 
restant  soumise  à  ia confirmation  du  gouverneur. 

Telles  sont  les  lois  russes.  Peut-on  dire  qu'elles  rcspec- 
irni  1,1  liberté  de  conscience?  L'homme  qui  ne  peut  changer 
.!<•  religion  possede-t-il  la  liberté  religieuse?  Qu'est-ce  que 
cette  liberté  qui  n'esl  pas  celle  du  choix,  el  se  sent-il  libre 
!'•  prêtre  ou  le  croyant  qui  n'a  pas  !•'  droit  «le  répandre 
i  royances?  Pétersbourg  pose  en  principe  fine  la  liberté 
du  prosélytisme  n'est  pas  nécessaire  au  libre  exercice  du 
cnlte.  Gela  a  été  réduil  en  formule.  Un  homme  qui  a  le 
cour.'  m  Idées,  M.  Pobédonostsef,  a  donné  à  l'Europe 

h  théorie  officielle  de  la  liberté  russe. 


THÉORIE  OFFICIELLE  DE  LA  LIBERTÉ  RELIGIEUSE.  577 
L'Alliance  Évangélique  avait  l'ait  remettre  à  l'empereur 
Alexandre  111  une  pétition  où  les  protestant!  d'Occident 
sollicitaient,  pour  toutes  les  confessions  chrétiennes,  une 
égale  et  entière  liberté.  Alexandre  ni  transmit  cett< 
quête  à  son  ancien  précepteur,  et  M.  Pobédonostsef  j  ré- 
pondit, en  1888,  par  une  lettre  publique  au  président  du 
mité  suisse  de  l'Alliance,  M.  Nai  Ule  .   Nulle  pari  en  Europe, 

affirmait  le  haut-procureur  tlu  Saiul-S\  node ,  les  confessions 

hétérodoxes  ne  jouissent  d'une  liberté  aussi  parfaite  qu'an 
sein  (lu  penple  russe.  L'Europe  1 1  le  recon- 

naître. Pourquoi?  Uniquement  parce  que,  chea  roue,  la 
liberté  des  cultes,  telle  qu'elle  est  inscrite  daaa  les  lois, 
est  unie  au  droit  absolu  d'une  propagande  illimii 
la  cause  première  de  voa  récriminati<  ire  dos   lei^ 

restrictives  à  l'égard  de  ceux  qui  détournent  les  Bdèles 
de  l'orthodoxie  et  de  ceux  qui  abjurent  notre  f  I  lois, 
aelon  le  haut-procureur,  n'ont  d'autre  but  que  de  sauv< . 
(1er  l'Église  nationale  contre  les  attaques  de  ses  adi 
Laissant  de  côté  la  question  abstraite  du  droit  de  prosély- 
lisiuc.  il  soutenait  que,  «  la  Russie  avant  puisé  son  prin- 
cipe vital  dans  la  foi  orthodoxe,  écarter  de  l'Église  ortho- 
doxe tout  ce  qui  pourrait  menacer  sa  sécurité  est  le  devoir 
sacré  que  l'histoire  a  légué  à  la  Russie,  devoir  qui  «  -4 

devenu  la  condition  essentielle  de 800  existence  nationale 

En  Russie,  concluait  M.  Pobédonostsef,  leseonfeei 
l'Occident,  loin  de  s'être  affranchies  de  leurs  prétentions 
dominatrices,  sont  toujours  prèles  à  s'attaquer  non  seule- 
ment à  la  puissance,  mais  à  l'unité  de  noire  pairie. 
La  Russie  ne  peut  admettre  la  liberté  de  leur  propagande; 
jamais  elle  ne  permettra  d'enlever  à  l'Église  orthodoxe 
enfants  pour  les  enrôler  dans  des  confessions  étrangi 

Elle  le  déclare  ouvertement  dans  ses  lois  el  B'en  remet  à  la 

justice  de  Celui  qui  seul  régit  les  destinées  des  empin 

1.  Cette  lettre  a  été  insérée  dans  une  feuille  ecclésiastique,  les  Taerkounue 
Vedomosti  lévrier  1888  et  dans  le  Journal  de  Saint-PéUrtboMrf  (17  29 
février),  cl-  qui  lui  donne  un  caractère  doublement  offleieh 

m.  37 


578  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

On  voit,  par  cet  étrange  document,  que  la  Russie  n'est  pas 
près  de  renoncer  a.  la  protection  légale  de  l'Eglise  domi- 
nante. Qu'un  pareil  système  se  justifie  par  des  considéra- 
tions politiques,  soit  :  la  politique  n'a  jamais  clé  très  scru- 
puleuse sur  le  choix  de  ses  moyens  ;  resterait  à  savoir  si  de 
tels  procédés  sont  efficaces.  Mais  prétendre  que  de  pareilles 
lois  n'entament  pas  la  liberté  de  conscience,  cela  montre 
simplement  qu'on  ne  sait  ce  que  c'est  que  d'être  libre.  A 
cet  égard,  la  lettre  du  confident  d'Alexandre  III  est  instruc- 
tive :  la  pleine  liberté  religieuse  est  d'autant  plus  difficile 
à  établir  que  la  Russie  officielle  n'en  a  même  pas  la 
notion.  Pour  un  peu,  l'on  affirmerait  —  et  je  l'ai  entendu 
soutenir  —  que  la  Russie  est  le  seul  pays  en  possession  de 
la  vraie  liberté  religieuse,  parce  que  le  prosélytisme  est 
un  empiétement  sur  cette  liberté.  Il  est  vrai  que  la  propa- 
gande interdite  aux  autres,  on  ne  se  fait  pas  faute  de 
l'encourager  chez  l'Église  impériale. 

L'Église  dominante  n'a  pas  lieu  d'être  fière  de  cette  pro- 
tection officielle.  Non  seulement  le  gouvernement  des  tsars 
témoigne  peu  de  confiance  dans  la  force  de  la  vérité,  mais 
il  montre  peu  de  foi  dans  le  droit  de  son  Église,  ou  dans  le 
zèle  de  son  clergé.  Le  code  le  proclame  et  le  procureur  du 
Saint-Synode  en  fait  implicitement  l'aveu  :  l'Église  impé- 
riale, abandonnée  à  elle-même, est  incapable  de  lutter  avec 
ses  adversaires,  protestants,  catholiques,  roekolniks.  Pour 
leur  tenir  tète,  il  Haut  qu'elle  se  retranché  derrière  le 
rempart  de  la  loi.  Pauvre  Église  I  l'État,  qui  lui  prête  sa 

police  el  ses  prisons,  oublie  qu'il  l'amollit  et  l'avilit. 

La  liberté  religieuse,  telle  que  la  préconise  M.  Pobédo- 
nostsrf,  a  pour  dernier  mol  :  la  contrainte.  A  l'Église, 
édifice  spirituel,   n'axant  d'autre  fondement   que  la   fol  et 

d'autre  ciment  que  le  libre  amour,  les  lois  russes  sub- 
itituenl  l'Église,  édifice  matériel,  bail  sur  le  eode  pénal 
avec  la  force  pour  mortier  et  des  crampons  de  fer  pour  en 
h  tenir  lei  pierres  vivantes.  Au  lieu  d'être  gardées  par  l«is 
si  de  Dieu,  Nés  portes,  disait  aksakof,  on!  pour 


PROPAGANDE  ORTHODOXE  BT  CULTES  ÉTRANGERS.  579 

diens  les  gendarmes  et  les  inspecteurs  de  police.  S'ils  n. 

forcent  pas  d'y  entrer,  les  gendarmée  oui  la  consi( 
d'empêcher  d'en  sortir.  La  Russie  s.-  défi  ni  d'exercer  le 
compelk  mtrare\  elle  se  contente  de  pratiquer  \e  prohibe 
egreâi.  Encore,  l'adminiatration  ne  se  gêne-t-el! 
l'occasion,  pour  [tousser  vers  l'entrée,  toujours  ouvert.-, 
du  bercail  officiel. 

Au\  cultes  étranger!  la  Rusais  applique  le  du 

refoulemenl  après  celui  du  cantonnement.  A  la  propagande 
orthodoxe  aucun  encouragemeni  n'est  rel  t  lui  est 

licite.  Laïque  ou  ecclésiastique,  chacun  doit  lui  laisser  le 
champ  libre,  pour  lui  \enir  en  aide,  m  existe  des 

patronnées  par  la  famille  impériale.   Les  mi- 

soid  une  entreprise  politique  autant  «pu-  religieuse.  Hor- 
mis la  violence  matérielle]  le  gouvernement  met  à  leur 
service  tous  les  stimulants  dont  il  peut  disposer.  Cna 

année,  le  haut-procureur  publie  h'  bulletin  dcSCOnqu 

des  armes  orthodoxes  sur  des  adversaires  préalablement 
désarmés.   Le  Christ   a  dit  :  ■  Voua  serez  des  pê<  heurs 
d'hommes    :  la  Russie  a  soin  d*amot 
apôtres.  Naguère  encore,  en  Asie,  en  Europe  même,  on  atti- 
rait les  hétérodoxes  avec  des  promesses  d  isionsde 

terres  ou    d'exemptions    d'impôts.  Dans  un    pays   où  tout 

vient  du  gouvernement,  chacun  comprend  de  reste  l'avan- 
tage d'appartenir  à  l'Église  du  tsar.  Il  \  a  des  récom- 
penses pour  les  convertisseurs  comme  pour  les  convertis  : 

exploits  spirituels  ont  élé  tarifés.  Tout  chrétien 
ayant  t'ait  baptiser  cent  juifs  ou  intidèles  a  droit  à  l'ordre 
de  Sain  te- An  m'. 

On  devine  les  résultats  d'un  pareil  mode  de  propagande. 
La  plupart  des  conversions  enregistrées  par  l'Église  impé- 
riale sont  tout  extérieures,  ha  Hussie  en  est,  en  religion,  au 
règne  des  apparences,  qui,  en  toutes  choses,  est  le  grand 
obstacle  à  ses  progrès.  Parmi  les  fidèles  inscrits  sur  les 
livres  métriques  du  pope,  beaucoup   ne  sont   orthodoxes, 


580  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

beaucoup  môme  ne  sont  chrétiens  que  de  nom.  Ils  sont 
moins  les  adeptes  que  les  prisonniers  de  l'Église.  Pour  un 
grand  nombre,  l'orthodoxie  n'est  qu'une  sorte  de  servage 
sanctionné  par  la  loi  :  comme  jadis  les  paysans  à  la  glèbe, 
ils  sont  fixés  à  l'Eglise,  krépostnye,  comme  on  dit  en  russe, 
et  celte  fois  c'est  bien  le  servage  des  âmes  {douchi).  Parmi 
les  convertis  dénombrés,  depuis  un  siècle,  dans  les  rapports 
officiels,  il  en  est  des  milliers  dont,  après  deux  ou  trois 
générations,  les  descendants  s'obstinent  encore  à  prati- 
quer le  culte  de  leurs  pères.  De  l'aveu  des  missionnaires 
et  du  haut-procureur,  les  prosélytes  sont  souvent  plus 
difficiles  à  retenir  dans  l'Eglise  qu'à  y  faire  entrer. 
Parmi  ses  conquêtes  sur  la  Réforme,  sur  Rome,  sur  la 
Synagogue,  sur  Mahomet,  sur  le  Bouddha,  l'abandon  secret 
ou  public  de  la  foi  impériale  est  fréquent.  Les  nouveaux 
venus  à  l'orthodoxie  se  trouvent  dans  la  situation  des 
raslcolniks  que  la  loi  enchaîne  à  l'Église.  De  là,  de  faux 
orthodoxes,  de  faux  chrétiens  et  de  mauvais  Russes.  Le  pro- 
sélytisme  officiel  est  pour  le  culte  national  un  principe  de 
corruption.  L'hypocrisie  est  fomentée  par  la  loi,  et  le  sacri- 
lège est  enjoint  par  le  code  pénal,  sous  peine  d'amende  ou 
il»1  prison.  De  même  que  le  raskolnik,  les  faux  orthodoxes 
achètent  La  connivence  du  pope  ouïe  silence  de  Vitpravnik. 
Le  privilège  légal  de  l'Église  aboutit  à  la  démoralisation 

du  clergé  cl  du  peuple.  En  semant  l'orthodoxie,  l'apostolat 

officiel  ne  l'ait  suivent  germer  que  l'incrédulité.  La  poli- 
tique q'j  gagne  pas  toujours  plus  que  la  religion.  Le  béné- 
-  conversions  suspectes  est  compensé  par  les  ran- 
cunes soulevées  contre  la  Russie  parmi  ses  sujets  dissidents 
el  leurs  coreligionnaires  étrangers. 

En  mainte  région,  grattez  l'orthodoxe  el  VOUS  relroine- 

rez  le  païen  ou  le  musulman.  Des  Talars  de  Kazan,  chré- 
tiens depuis  plusieurs  générations,  on!  pétitionné  pour  être 
autorisés  à  retournera  l'islam.  A  cela  quoi  d'étonnant? 
nombre  de  musulmans  ou  d'idolâtres,  Talars,  Tchouvaches, 
Itnlmoukft,  Boudâtes,  allogènes  Pinno-Turcs  ou  .Mongols 


LES   MISSIONS  RUSSES.  0  581 

d'Europe  ou  d'Asie,  onl  été  amenés  au  baptême  par  \'< 
ou  par  ruse  Les  conversion!  improvisées,  par  aoul  ou  par 
tribu,  ne  sont  pas  entièrement  passée*  de  mode.  En  \"i«-i 
un  exemple  emprunté  aux  rapporta  de  M-  Pobéd 
C'était  boui  Alexandre  III,  I  la  mission  du  Transballtal. 
missionnaires  cherchent,  d'habitude,  aefa 

pour  entraîner  lea  tribus  païennes,  Un  indigène  Bibérien, 
«  le  prince  Gantimourof  -.axait  enjoint  aui  Orotchènes  ha- 
bitanl  ><-^  terres  de  Be  réunir  au  bord  de  la  rivière  Samler 
pour  être  vacciné».  Là,  un  missionnaire,  <pii  i  rnait 

le  prince,  leur  lit  une  conférence  aur  l'utilité  de  la  vaccine 
en  terminanl  par  le  conseil  de  purifier  leura  tm- -^  dam 
eaux   du  baptême.  Le  prince  Gantimourof  appuj 
paroles  la  double  prédication  de  l'apôtre  de  la  vaccine  et 
de  l'orthodoxie;  et  trente  «  Irotchènee  lurent,  aéance  tenante, 
vaccinés,  puis      baptisés  dans  lea  tranquilles  ondes  du 
Samter  '   .  Cette  manière  de  sauver  à  la  fois  l'âme  el  l<-< 
donne  à  ces  conversions  sommaires,  rem  uveléesde  Vladi- 
mir ou  de  Charlemagne,  quelque  «.■ln»<>  il--  bien  modV 
Souveni  on  distribue  des  cadeaux  aux  nouveaux  bapl 

ce  qui   l'ail  qui',   a    l'instar   d  tuuieffl  <. 

certains  prosélytes  se  font  baptiser  plusieurs  Ibis,  après 
cela,  on  ne  saurait  ôlre  surpris  de  voir  ces  ai  i-diaant  chré* 
tiens  retourner  à  l'islam  ou  au  lamaïsme.  Chea  beaucoup 
règne  le  paganisme   sous   sa  forme  la   plu 
le  chamanisme  :  l<*s  chamana  m  ni  souvent  bap~ 

Le  clergé  a  compris  que,  pour  l'aire  dea  chrétiens,  il  no 
suffisait  pas  de  l'eau  du  baptême.  Pour  attachera  l'Église 
les  ctftogènes d'Europe  ou  d'Asie,  le  Saint-Synode  a.  depuis. 
1883,  autorisé  dans  l'office  l'emploi  îles  langues  indig 
concurremment  avec  le  slavon.  La  liturgie  grecque  es| 
ainsi  célébrée  en  latar,  en* tchou vache,  en  tchérémisse,  en 
mordve,  en  votiake,  en  bouriate,  en  yakoute;  en  Lonngouxe, 

I.  Comple  rendu  du  haut-procureur  sur  l'année 


582    x  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

on  samoyède.  Pour  les  traductions  en  langues  orientales 
la  confrérie  de  Saint-Georges  et  les  missions  de  Kazan 
rivalisent  avec  la  Société  biblique  de  Londres.  En  même 
temps  les  missionnaires  se  sont  mis  à  fonder  des  écoles 
parmi  ces  allogènes.  Voilà  les  véritables  procédés  de  propa- 
gande. C'est  par  là,  par  l'enseignement  et  la  prédication, 
que  de  tant  d'idolâtres  baptisés  la  Russie  fera  des  chrétiens. 
Les  missionnaires  russes  ont  déjà  prouvé  qu'ils  savaient, 
à  l'occasion,  se  passer  de  la  contrainte  et  des  séductions 
temporelles.  Leurs  ambitions  évangéliques  ont  parfois  dé- 
passé les  limites  de  l'empire.  Nous  ne  parlons  pas  ici  des 
efforts  tentés  pour  détacher  de  Home  les  Slaves  catholiques 
d'Autriche  ou  de  Turquie.  C'est  là  une  entreprise  toute 
politique;  le  journal  et  les  subsides  des  comités  mosco- 
vites y  ont  plus  de  part  que  la  prédication  '.  Mais  des  Russes 
ont  essayé  de  porter  l'Évangile  aux  Chinois,  aux  Coréens. 
aux  Japonais.  En  Chine,  malgré  les  relations  des  deux 
peuples,  la  mission  de  Pékin  n'a  eu  que  des  résultats  insi- 
gnifiants. Avec  les  Coréens,  les  missionnaires  russes  ont  été 
plus  heureux;  mais  la  plupart  de  leurs  convertis  coréens 
sont  des  colons  établis  en  territoire  russe.  C'est  au  Japon 
que  la  propagande  orthodoxe  a  eu  le  plus  de  succès;  le 
Japon  a  été  la  gloire  de  l'Église  russe.  Elle  y  a  établi  un 
évô  [ue;  elle  y  comptait,  en  1888,  12  ou  15  000  prosélytes, 
possédant  près  de  800  oratoires  et  un  séminaire  avec  plus 

de  100  élèves.  Malheureusement  la  prospérité  de  cette  co- 
lonie  rel  b  été  menacée  par  des  différends  entre  les 

maîtres  européens  el  les  néophytes  indigènes* 

L'Occidenl  n'a  peutrétre  pas  le  droit  de  se  montrer  sévère 
pour  les  pratiques d'évangélisation  adoptées, chez  elle,  par 
la  Russie.  La  moitié  de  l'Europe  chrétienne  a  été  convertie 
par  des  procédés  analogues,  il  est  vrai  qu'il  y  a  de  cela 

1.  La  politique  n'a  peut-étra  pu  10a  ptui  été  étranger!  I    l'envol  d'une 
chu  i'-  \i.\- m      11  1889.  On  aemble,  du  roate,  affecter,  a 
Pétonboui  coMlea  étMopiena  comme  dea  coreligionnaire* 

'ju'oii  h  ,1  qu'A  i.HiKii.r  |  1.1  pureté  du  coite  orthodoxe. 


PROPAGANDE  ORTHODOXE  ET  CULTES  ETRANGERS.   583 

quelque  mille  ans;  mais.  en  dépit  du  calendrier,  mainle 
contrée  des  deux  versants  de  l'Oural  en  eal  toujours  au 
neuvième  ou  dixième  siècle.  Pour  nombre  de  tribus  ouralo- 
aMsfejues,  la  civilisation  européenne  n'a  guère  d'autre  porte 

que    le    christianisme.    Aussi,  U)Ul    en    réprouvant    toute 

atteinte  à  la  liberté  de  conscience,  noue  ne  saurions  nous 
scandaliser  de  voir  la  Russie  encourager  la  diffusion  de 
l'Évangile.  Mais  le  prosélytisme  russe  ne  se  borne  i 
cela:  il  ne  s'en  prend  i  sa  seulenu  al  au  paganisme  Inculte 
ni  même  aui  religions  déjà  cultivées,  à  l'islamisme,  tu 
bouddhisme;  il  s'attaque  avec  non  moins  d'ardeur  su 
judaïsme,  au  protestantisme,  au  catholicii  si  même 

dans  s  s  campagnes  contre  les  autres  chrétiennes, 

là  où  la  civilisation  n'a  rien  r,  que  laproj 

orthodoxe  s'exerce  av<  e  le  plus  de  passion. 

Dn  évéque  russe  s  dit  :  Nos  cloisons  confessionnelles  ne 
montent  pas  jus  |u'au  ciel.  Ce  a'esl  poinl  de  cette  maxime 
que  s'inspirenl  les  maîtres  de  la  Russie,  il  e^t  rrti  que 
leur  zèle  orthodoxe  s'inquiète  moins  «lu  ciel  que  de  la 
terre  c'est  par  politique  que 

Chacun    l'aire   son   salut   par  le  chemin  qui  lui  plaît .    I     - 

Russes  ont  peur  aller  au  paradis  une  route  impériale,  uu 

unie,  bien  sablée,  une  •  chaussée  Urée  au  COrdOSU  et 
|iassée  au  rouleau,  bordée  de  fossés  profonds  et  de  hautes 

palissades  de  façon  que,   une  l'ois  entré,  ou  ne  s'en  pi 

écarter,  il  reste  bien  des  chemina  parallèles,  officiellement 
classés;  mais  ils  sont  mal  entretenus,  ravinés,  à  demi  dé- 
foncés; on  n'en  permet  l'usage  qu'aux  riveraine.  Tels  sont, 
comparés  à  l'Église  dominante,  lescultes  étrangers. 


CHAPITRE   II 

Culles  étrangers  :  les  confessions  chrétiennes.  —  Comment  la  Russie  tend  à 
imposer  aux  diverses  confessions  une  constitution  analogue  à  celle  de 
l'Église  nationale.  —  Arméniens.  La  politique  russe  el  la  hiérarchie  armé- 
nienne. Le  ealholico»  d'Etchmiadzîn  et  les  polojéniia.  —  Protestants. 
Luthéranisme  et  germanisme.  Propagande  orthodoxe  dans  les  provinces 
baltiques.  Moyens  employés  par  le  prosélytisme  officiel.  Mariages  mixtes. — 
Catholiques.  Latinisme  et  polonisme.  Le  Collège  catholique  romain.  Pa- 
pauté et  autocratie.  Insuffisance  numérique  du  clergé  catholique.  Difficultés 
de  son  recrutement.  Lne  messe  sans  prêtre.  Suppression  des  couvents. 
Restrictions  à  la  liberté  religieuse.  De  la  substitution  du  russe  au  polo- 
nais dans  l'Église.  Incapacités  civiles  des  catholiques  polonais.  —  Les 
uniales  et  la  propagande  orthodoxe.  Paysans  sur  les  frontières  des  deux 
Églises.  Suppression  de  l'Union.  Méthode  employée  pour  ramener  les 
—unis.  Persécution  des  derniers  uniates.  —  lie  la  réunion  îles  deux 
Églises.  Avantages  qu'y  trouverait  la  Russie.  Obstacles  qui  sy  opposent. 


Aux  relations  de  l'État  avec  l'Église  orthodoxe,  compa- 
rons ses  relations  avec  les  autres  cultes  de  l'empire.  Rien 
ne  montre  mieux  ce  qui,  dans  la  constitution  de  l'Église 
dominante,  esl  le  fail  de  la  religion  et  ce  qui  est  le  t'ait  de 
la  politique.  Comme  l'Église  nationale,  les  culles  dissidents 
soui  soumis  au  principe  qui  régit  tout  en  Russie  :  L'auto- 
cratie, aucune  confession  ne  peut  se  soustraire  à  la  loi 
commune;  les  clergés  n'y  échappent  pas  plus  que  les  au- 
tres classes.  Le  souverain  ue  s'arroge  guère  moins  de  droits 
vis-à-vis  des  confessions  auxquelles  il  est  étranger  que 
vis-à-vis  de  L'Église  A  laquelle  il  appartient.  La  grande  dif- 
férence esl  que,  par  sou  esprit  el  ses  traditions,  l'ortho- 
doxie s'accommode  plus  facilement  de  celte  nécessité  et 
que,  pour  l'Église  nationale,  La  tutelle  de  l'État  esl  une  pro- 
tection en  même  temps  qu'une  servitude. 

Le  gouvernement  tend  A  donnera  tous  les  cultes  de  rem- 


C0LTE8  ÉTRANGERS:  LES  ARMENIENS.  585 

pire  une  organisation  analogue  à  celle  de  L'Église  orthodoxe. 
Chez  luiis.  il  aime  a  transporter  les  formes  bureaucratiques 
imposées  à  l'Église  dominants.  Il  y  broute  double  profil  : 
c'est,  d'abord,  de  leur  donner  un  goaTernement  intérieur 
russe,  indépendant  de  l'étranf  -c  ensuite,  d'en  ••<,n- 

traliser  les  affaires  pour  lis  mieux  tenir  BOUS  -a  main. 
c.rla  est  surtout  sensible  pour  les  confessions  chrétiennes. 
Catholiques,  arméniens,  protestants,  ont  dû  se  plier  ani 
pratiques  administratives  rosses.  Dana  rjmpici  confession 
se  rencontre,  bous  des  désignations  diverses,  su-  Isssoa  de 
la  hiérarchie  propre  à  chaque  Église,  une  sorte  de  synode 
rentrai  pourvu  de  représentants  laïques  «lu  |  ouvotr  enril; 
chacune  a  ses  consistoires  dotés,  pour  ses  Bdèli  b,  de  fonc- 
tions analogues  à  celles  des  consistoires  ortfa  pour 
les  Russes  du  rite  grec  La  constitution  ecclésiastique  de 
Pierre  b-  Grand  est  une  aorte  de  ni  de  Procuste  sur  lequel 
toutes  les  Églises  ont  él  isivemsnl  aj  plu- 
sieurs en  oïd  clé  mutiléi 

De  toutes  les  confessions  chrétiennes,  la  plus  facile  à 
plier  au  régime  ecclésiastique  russe  était  peut-être  l'Église 

arménienne.  C'est  celle  qui,  par  B8  constitution,  sa  litur- 
gie, sa  discipline,  se  rapproche  le  plus  de  l'Église  grecque. 
c.e  qui  sépare  les  arméniens  d  -,  et  aussi  des  latins, 

c'est  qu'ils  n'admettent  que  les  tr<>;-  premiers  conciles. 

Connue  ils  repoussent  le  concile  de  Cbaleédoine,  nu  b  s 
accuse  d'être  eutycbéens;  eu\-nièue  s  s'en   défendent  En 

tait,  le  différend,  quinze  fois  séculaire,  rmé> 

niens  est  moins  rsligieui  que  politique.  Comme  presque 

partout  en  Orient,  ces  cpierelles  théologiqUM  ma-  pimt  des 
rivalités  national 

En  Russie,  de  même  qu'en  Turquie,  les  arméniens  tien- 
nent une  place  supérieure  à  leur  nombre.  Ils  sont  un  mil- 
lion, peut-être  un  million  et  demi,  soit  environ  un  tiers  des 
Halkanes  chrétiens,  car  les  géographes  sont  partages  -iu- 
le nombre  total  des  Arméniens.  La  Russie,  qui  possède 
chez  elle  leur  chef  spirituel,  est  aujourd'hui  la  première 


586  LA.  RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

puissance  arménienne.  Gela  lui  donne  une  prise  de  plus 
sur  l'Orient.  Elle  peut,  en  Asie,  s'ériger  en  protectrice  des 
arméniens,  comme  naguère,  en  Europe,  des  orthodoxes. 
Au  traité  de  San  Stefano,  elle  avait  déjà  eu  soin  d'insérer 
une  clause  en  faveur  des  Haïkanes,  demeurés  sujets  turcs. 
Ce  patronage,  il  lui  est  aisé  d'en  jouer  à  son  heure,  d'au- 
tant que,  en  n'exécutant  pas  l'article  61  du  traité  de  lier- 
lin,  la  Porte  a  négligé  d'élever  entre  elle  et  le  Caucase 
russe  la  barrière  d'une  Arménie  autonome. 

A  défaut  d'autonomie  ou  de  liberté  politique,  la  Russie  a 
offert,  à  ces  Européens  d'Asie,  la  sécurité.  Aussi  nombre 
d'arméniens  ont-ils  émigré  des  États  du  sultan  dans  ceux 
du  tsar,  préférant  l'ordre  russe  au  désordre  ottoman.  Le 
«  juif  chrétien  »  a  si  bien  prospéré  au  Caucase  que  j'ai  en- 
tendu, à  Tiflis,  exprimer  la  crainte  de  le  voir  arméniser 
toute  la  Transcaucasie.  Pas  plus  qu'en  Turquie,  les  armé- 
niens ne  sont  absorbés  par  le  commerce  ;  plus  d'un  s'est 
distingué  dans  l'administration  ou  l'armée.  Les  troupes 
russes  en  Asie  Mineure  avaient  pour  chefs,  durant  la  der- 
nière guerre  d'Orient,  des  arméniens,  les  généraux  Lazaref 
et  Loris  .Mélikof,  et  l'on  n'a  pas  oublié  de  quels  pouvoirs 
était  investi  ce  dernier  à  la  fin  du  règne  d'Alexandre  11. 

Peu  (N's  Haïkanes,  sujets  du  tsar,  sont  unis  à  Rome.  La 
plupart  appartiennent  à  la  grande  Église  arménienne,  dite 
grégorienne,  de  saint  Grégoire  Villuminateur,  qui,  au  qua- 

Iriè siècle,  lui  donna  sa  constitution  ei  sa  liturgie.  au 

sommet  de  la  hiérarchie  trôna  le  cent-qualre-vingt-deu- 
lième  suceeseéurde  l'illuminateur,  investi  do  litre  de  co- 
iholicoê.  Ce  pontife  Bopréme,  dont  relève  tout  le  clergé  ar- 
ménien non  uni.  a  S00  Siège  au  COUVenl  (l'KIchniiad/in,  sur 

les  pentes  légendairesde  l'Ararat.  L'empereur  Nicolas  a  eu 
soin  d'enlever  ;'i  la  Perte  le  centre  traditionnel  de  l'Église 
arménienne.  Bn  tenant  dans  ses  serres  la  kôte  de  la  hiérar 
«•hic,  lai  lieni  tout  !<•  corps  de  la  Dation. 

i.i  poaseaslon  de  l'humble  Vatican  arménien  soumet  les 
Haïkanes  du  dehors  à  une  sorte  de  vesselage  religieux  dç 


LES  ARMÉNIENS  :    LE  CÀTHOLK  587 

la  Kussic.  Il  y  ■  là,  DO  petit,  un  problème  analogue  à  celui 
soulevé  à  Home  par  la  Huile  du  pouvoir  temporel  des 
papes.  Le  gouvernement  russe  la  tranchée  son  profit  II  ■ 
réglé  la  situation  du  eathôHooê  parles  ■satuatOje  >::)6,  sorte 
de  loi  «les  garanties  qoc  les  arméniens  ~-< » 1 1 1  contraints 
subir  en  fait,  tout  en  la  contestant  <-n  droit1.  D'après  la 
tradition,  le  eatholieos  doit  être  élu  par  les  députés  de  tous 
les  diocèses  arméniens  du  monde.  Le  gouvernement  impé- 
rial préside  à  l'élection  et  il  ne  s'est  pas  contenté  de  n 
monter  à  n  guise  les  rotes  des  dû  Imeltani  les 

uns,  annulanl  les  sutres.  Au  lieu  de  (sire  proclamer]  ooêh 
formément  sus  canons,  le  prélat  qui  i  « 'lit<uu  le  plus 
grand  nombre  de  roix,  le  Isar  s'est  arrogé  le  droit  de  sub- 
stituer à  l'élu  <Ie  la  msjorité  le  prélat  qui  réunitensuite  I»' 
plus  grand  nombre  de  suffraj  es    Let  considè- 

rent l'élection  «les  di<  imme  une  simple  présentation 

tir  candidats,  entre  lesquels  l'empereur  -  '!<•  dési- 

gner If  Mtholicos.  Qu'on  imagine  le  roi  d'Italie  choisissanl 
le  pape  entre  les  deui  cardinaui  auxquels  le  conclave  a 
donné  le  plut  de  voix  \\  atème,  laBusi  ara- 

rée  d'avoir  sur  le  siège  d'Etehmiadxin  un  poi  i  dé- 

votion. Nicolas  i  ■  ci  Alexandre  II  avaient  toujours  accepté 

l'élu  (le  la  majorité.  Alexandre  III  a  rompu  a\ee  cet  li- 
eu 1*85:  il  a  donné  la  chaire  d'Etchmiadzin  au  candidat  «le 
la  minorité.  Le  ettthoHcot  est,  ainsi,  devenu  un  dignitaire 
russe  à  la  nomination  du  tsar.  Les  arméniens  non  rus 
qui  Boni  les  plus  nombreux,  ont  eu  beau  protester  contre 

les  statuts  de  1886  et  l'élection  de  1885,  force  leur  a  él- 
s'\  résigner.  Pour  s'\  soustraire,  il  leur  eût  fallu  nommer 
un  anticatkoKcos]  ils  ont   reculé   devant  un   schisme   qui 
déchirerait  l'unité  de  leur  Église. 

Le  mode  d'élection  du  pontife  suprême  n'est  pas  la 
seule  altération  apportée  par  la  Russie  à  la  constitution  de 
l'Église  arménienne.  A  côté  du  rutholicos,  on  a  placé,  à  la 

1.  Ce*  statuts  (polojcniia)  sont  Ce  'in.'  |«Q  .tnii. •liions  de  Tur<iui>'  appellent 
par  corruptiou  l«  balagénia  rosi 


588  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

mode  de  Pétersbourg,  un  synode  d'évêques  et  d'archiman- 
drites désignés  par  le  tsar,  et,  près  de  ce  synode,  un  pro- 
cureur laïque  dont  l'ingérence  dans  les  affaires  religieuses 
agrée  peu  au  clergé.  Il  s'en  plaint  tout  bas  en  Russie,  tout 
haut  en  dehors  ;  mais  il  est  trop  politique  pour  entrer  en 
conflit  avec  la  puissance  russe.  Sous  Alexandre  III,  les 
arméniens  ont  eu  un  grief  de  plus  contre  la  bureaucratie 
impériale.  Ils  possédaient  des  centaines  d'écoles  parois- 
siales, fondées  par  des  particuliers  et  administrées  parleur 
clergé.  Ces  écoles,  on  en  a  retiré  la  direction  au  ralholi- 
cos.  C'est  là  une  de  ces  mesures  décentralisation  et  de  rus- 
silicalion  que  le  gouvernement  applique  d'un  bout  de  l'em- 
pire à  l'autre.  L'État  autocratique  n'est  pas  de  ceux  où  une 
Église  puisse  avoir  des  écoles  autonomes.  Les  arméniens 
se  plaignent  de  voir  remplacer,  dans  ces  fondations  de  leurs 
pères,  l'arménien  par  le  russe.  Us  craignent  que  le  gou- 
vernement ne  veuille  réduire  l'arménien  à  n'être  qu'une 
tangue  liturgique. 

On  a  quelquefois,  à  Pétersbourg,  montré  des  velléités  de 
réunir  l'Église  arménienne  à  l'Église  dominante,  pour  ne 
laisser  subsister  entre  elles  que  des  différences  de  rite. 
Comme  Rome,  l'orthodoxie  russe  aurait  ses  arméniens- 
unis.  De  tels  projets  se  heurteraient  aux  défiances  des  Haï- 
kanes;  ils  craindraient  de  compromettre  leur  nationalité 
en  même  temps  que  leur  autonomie  ecclésiastique,  ha 
communion  avec  le  Saint-Synode  de  Pétersbourg  ne  leur 
lemblerail  qu'un  premier  pas  dana  l;i  voie  de  l'absorption. 

•  L'union  avec  l'orthodoxie  russe,  me  disait  un  de  leurs  évè- 
rail  la  préface  de  lft  russification.  Pour  savoir  ce 
qui  noua  attendrait,  nous  n'avons  qu'à  regarder  nos  voisins 
géorgiens.  Leur  Église  est,  de  plusieurs  siècles,  l'atnée  de 
I  Eglise  russe  ;  .-m  géorgien  l'on  n'en  a  pas  moins,  presque 
partout,  substitué  le  ilavota.  » 

Chez  les  protestants  aussi,  la  religion  n'esl  pas  toujours 
seule  «'H  jeu.  Le  protestantisme  a  longtemps  été  la  plus 


LES  PROTESTANTS  :   LUTHÉRANISME  ET  GERMANISME.  589 

favorisée  des  confessions  étrangères;  c'était  la  plus  an- 
ciennement reconnue  de  l'État  II  était  d'autant  plu-,  facile 
d'en  modeler  la  «•institution  sur  celle  de  l'Église  domn 
liante,  que,  en  organisant  ion  Église,  Pierre  le  Grand  avait 
emprunté  aux  protestants.  Luthériens  el  calvinistes  ont 
leurs  consistoires  locaux,  au-dessus  desquels  siège  un 
consistoire  général,  assisté  «l'un  procureur  impérial.  U  - 
protestants  sont  de  cinq  à  sii  millions,  Is  plupart  luthé- 
riens. Plus  de  deui  millions  habitent  la  Finlande,  dont 
le  luthéranisme  esl  I  d'État,  administrée  pat  bois 

évéques,  desservie  par  un  clergé  qui  forme  do  des  quatre 
ordres  de  la  diète,  l'Église  luthérienne  jouit,  dans  le  grand* 
duché,  d'une  entière  liberté,  il  n'en  esl  déjà  plus  de  m 
au  sud  du  golfe. 

Dans  les  trois  provinces  baitiques,  1«'  luthéranisme  est 
encore  la  religion  numériquement  «-t  socialement  domi- 
nante; niais,  de  son  ancienne   suprématie,  ii  <\alé 

au  rang  de  culte  simplement  loi»  innexaut  à  l'Em- 

pire la  Livonie  el  l'Esthooii  le  Qrand  leur  avait 

garanti,  en  1721.  le  maintien  des  droits  el  privi 
leur  Église.  Catherine  II  avait  t'ait  les  mêmes  promesses 

à  la  Coin  lande,  en  1795;  et.  les  trois  provinces  l'étant  tou- 
jours montrées  les  loyales  sujettes  du  tsar,  on  ne  -au- 
rait dire  d'elles,  comme  de  Is  Pologne,  que  leur  rébellion 
i  relevé  la  Russie  de  sa  parole.  La  liberté  religieuse  qui 
leur  avait  été  jurée,  les  trois  provinces  ne  l'en  ont  pas 
moins  \u  restreindre. 

Le  protestantisme* a  étécbei  «dles  \  i< ■lime  de  lu  politique 

de  russification.    C'est  là   surtout,   dans    l'ancien  domaine 

des  Porte-Glaives,  que  le  luthéranisme  devait  être  consi- 
déré comme  l'allié  du  germanisme.  La  communauté  d 

était  presque  l'unique  lien  des  divers  éléments  de  la  popu- 
lation ballique,  de  la  mince  couche  allemande  et  des  deux 
nationalités  plébéiennes,   les  Letles  et  les  fisthes1.  Déta- 

1.  Voya  Iobm  l.  livre  II,  chapitre  V,  p.  123 129,  de  lu  i  édttioa. 


590  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

cher  ces  derniers  du  culte  de  la  Ritterschaft,  c'était  isoler 
la  noblesse  et  la  bourgeoisie  allemandes,  les  couper  mo- 
ralement du  peuple  des  campagnes.  Les  champions  de 
l'orthodoxie  se  sont  portés  à  la  conquête  de  la  Livonie 
avec  d'autant  plus  d'ardeur  que  là,  comme  en  Russie- 
Blanche  ou  en  Lithuanie,  ils  prétendent  opérer  sur  une 
terre  primitivement  orthodoxe  que  la  Russie  a  mission  de 
purifier  des  souillures  de  la  contagion  occidentale.  Leurs 
historiens  croient  avoir  démontré  que,  sur  ces  cotes  bru- 
meuses, la  foi  grecque  avait  précédé  la  foi  latine  et,  à  plus 
forte  raison,  l'hérésie  germanique.  En  quelques  contrées, 
les  paysans  luthériens,  lettes  ou  eslhes,  fréquentent  en- 
core, la  nuit  de  Pâques,  l'Église  orthodoxe.  Peu  importe  qu'en 
Livonie  les  missionnaires  russes  accomplissent  moins  une 
conquête  qu'une  restauration.  La  conscience  ne  relève  pas 
de  l'histoire.  Si  le  droit  historique  avait  quelque  autorité  en 
religion,  les  Russes  n'auraient  qu'à  retourner  au  culte  de 
Péroun. 

La  première  campagne  du  prosélytisme  officiel  contre  le 
luthéranisme  remonte  au  règne  de  Nicolas.  Plus  de  cent 
mille  paysans,  lettes  et  cslhes,  furent  amenés  à  l'ortho- 
doxie, vers  1840,  par  le  comte  Protassof.  En  embrassant  la 
foi  du  tsar,  ils  s'étaient  leurrés  de  l'espoir  d'obtenir  des  ter- 
res de  l'État.  Interrompue  ou  ralentie  sons  Alexandre  il.  la 
croisade  orthodoxe  a  repris  tous  Alexandre  III.  La  moyenne 
des  conversions  annuelles  était,  sous  le  règne  précédent, 
de  quelques  centaines  ;  sons  Alexandre  m,  les  convertis 
comptent,  chaque  année,  par  milliers.  Des  paroisses 
presque  entières  désertent  en  corps  \ikirka(kirche)  luthé- 
rienne* Pour  cet  apostolat,  M.  Pobédonoslsef  8e  défend 
d'rmploNer  les  grossières  a  moires,  autrefois  reprochées  à 
ion  prédécesseur,  Protassof.  En  ihh7  les  autorités  ortho- 
doxes interdisaient  encore  au  clergé  de  promettre  aux  néo- 
phytes des  avantages  matériels.  Pour  n'être  pas  toujours 
intéressées,  les  conversions  n'en  onl  pas  moins,  d'habitude, 
des  motifs  temporels.  La  foi  impériale  doil  ses  prosélytes 


PROTESTANTS  :  LES  PROVINGE8  BALTIQUBS,         .*>9l 

moins  à  L'éloquence  de  ses  missionnaires  qu'eux  opposi- 
tions de  races  et  de  claasea.  L'antipathie  du  paysan  latte 
ou  eslhc  pour  le  propriétaire  illemand  sert  d'argument 
aux  convertieaeurs.  ils  lui  représentenl  l'abandon  de  la 
a  fui  allemande  ■  comme  une  émancipation  du  joog  teuto- 
nique, 

Si  le  luthéranisme  n'a  pai  encore  été  rejeté  de  tonte  la 
population  lettonne  <>u  eathonienne,  e*es4  que,  en  paaaanl 
à  la  •  foi  russe  »,  Leltes  ou  Eslhi  compro- 

mellre  leur  nationalité*  Ce  lentimenl  mire  inrtont 

Chez  les  L-'lIrs,  qui  sont  plus  cultivés  qtM  leUI  -  Illi- 

nois, les  Eelhes.  Aussi  lee  conversiona  sont-elfc 
parmi  eux,     Pour  aoua  dietioguer  des  Allemands,  disail 
un  patriote  letton,  noua  ne  voudrions  pas  nom  confondre 
avec  les  Russes.     Il  en  eal  qui,  pour  cetti  incline- 

raient  au  bapiisme.  Un  dea  moyens  uv  propagande  des 
orthodoxe!  eal  bien  de  célébrer  l'office  dana  lee  lanf 
localea;  mais  lee  pasteurs  luthériens,  quoique  allemande, 
pour  la  plupart,  se  résignent,  eui  aussi,  de  plus  an  pion,  à 
l'emploi  des  barbarea  idiomea  de  leurs  ouaill 

Le  sentiment  national  n'est  du  reste  pas  la  Beule  prise 
du  prosélytisme  russe  sur  la  paya  baltique.  Les  laïques 
apôtres  de  l'orthodoxie  ne  se  fonl  pas  toujours  scrupule  de 

lUrir  aux    appâts    olliiielleinenl  prohibés.  Chacun 
que  pour  èlre  bien  \  u  des  autorités,  le  meilleur  moyen  eal 
de  passera  la  foi  russe.  J'ai  entendu  conter  l'histoire  d'un 
drôle  qui,  pour    se  tirer  de    prison,   n'avait   pas  employé 

d'autre  recette.  C'esi  un  moyen,  à  la  portée  de  tous.  , 

l'aire  des  protecteurs.  En   dehors  même  des  séductions  tic 

ce  genre,  k  -  conversions  sont  encouragées   |  av  une  aorte 

de  prime,  t'oit  sensible  aux  paysans.  Le  Sénat  a  récemment 
exempté  tous  les  non-lulbériens  des  taxes  ou  redevances 
prélevées  pour  les  églises  luthériennes.  Rien  de  plus  juste, 

semble-t-il.  In  paysan  orthodoxe  ne  peut  èlre  lenu  de 
paver  la  dîme  au  temple.  La  question  cependant  n'est  pas 
aussi  simple.    Les   luthériens    soutiennent  que   ces    ! 


592  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

ecclésiastiques  n'incombent  pas  à  la  personne,  mais  à  la 
terre.  Pour  s'en  affranchir,  il  faut  les  racheter  :  les  rede- 
vances en  nature  peuvent,  en  effet,  être  rachetées  en  argent, 
d'après  un  tarif  établi  par  les  propriétaires,  d'accord  avec 
leurs  tenanciers.  Ceux-ci,  disent  les  premiers,  ne  sauraient 
se  libérer  par  l'apostasie.  Pour  leur  en  enlever  la  tentation, 
certains  propriétaires  ont  pris  les  dîmes  à  leur  charge  en 
relevant  d'autant  le  loyer  de  leurs  terres. 

Un  des  soucis  du  gouvernement  dans  son  œuvre  de  pro- 
sélytisme, c'est  la  construction  d'églises  et  d'écoles  ortho- 
doxes. La  Ritterschaft,  qui  possède  presque  tout  le  sol, 
se  refusant  à  en  laisser  élever  sur  ses  domaines,  il  a  fallu 
recourir  à  l'expropriation.  Pour  une  école  ou  une  église 
orthodoxe,  l'administration  est  autorisée  à  tout  exproprier, 
sauf  les  maisons  d'habitation.  Le  plus  zélé  luthérien  peut 
voir  les  popes  s'installer  au  milieu  de  ses  terres  pour  faire 
de  la  propagande  parmi  ses  paysans.  De  môme,  la  plupart 
des  écoles  rurales  avaient  été  ouvertes  par  la  noblesse  et 
placées  par  elle  sous  l'autorité  des  pasteurs.  Il  y  avait  dans 
les  trois  provinces,  sans  comparaison  les  plus  instruites  de 
la  Russie,  plus  de  2000  écoles  luthériennes.  Alexandre  111 
les  a  en  quelque  sorle  laïcisées  pour  les  russilier,  en 
les  faisant  passer  au  ministère  de  l'instruction  publique. 
Aucun  coup  n'a  été  plus  sensible  au  luthéranisme. 

Cesl  là  une  mesure  telle  que  s'en  permettent  d'autres 
États  aux  dépens  d'autres  clergés.  Il  n'en  est  pas  de  même 
d<'  la  législation  appliquée  aui  mariages  mixtes.  L'empe- 
reur Nicolas  avail  édicté  des  lois  ordonnant  d'élever  dans 
la  lui  grecque  les  enfants  issus  de  mariages  entre  protes- 
tants <•!  Orthodoxes.   Alexandre  11  avail   rendu  aux    làvo- 

niens  la  liberté  d'élever  leurs  enfants  à  leur  gré.  C'était 

•  •niMail-il,  une   mesure    aussi    politique    qu'humaine. 

l'Étal  ayant  loul  Intérêt  au  rapprochement  des  diverses 

nationalités;  mais,  en  Russie,  pareille  liberté  était  un  pri- 

Uexandre  m  l'a  supprimée;  il  a  ordonné,  en  1885, 

d'appliquer)  à  LOUSj  les  règlements  draconiens  de  .Nicolas. 


PR0UE8TANT8  :  LES  PR0VINCE8  BALTIQUE 8.  593 
De  même.  Alexandre  II  avait  toléré  le  nlour  au  luthéra- 
nisme de  milliers  de  paysans  attirés,  sons  -  m  père,  à  l'or- 
thodoxie  par  de  rallacieuses  promesses.  I  i .  •  net  >ro,  AJexan- 
dre  m  s  enjoint  l'application  stricte  de  la  loi.  Le  général 
Zinovief,  gouverneur  de  la  Livonfe,  rappelai!  imi- 

nish  87,  que  les  personnes  inscrites  comme  ortho- 

doxes qui  laissent  leurs  enfants  suivre  le  culte  luthérien 
sont  passibles  de  le  prison  et  risquent,  en  rertu  des  arti- 
cles 156  et  loo du  code  pénal, de  se  roir  enlever  leurs 
enfants,  donl  l'éducation  peut  être  confia 
Muant  au  pasteur  eoupable  d'admettre  snx  sacrements 
«le  ees  orthodoxes,  il  s'expose  aux  plu  châtiments. 

C'esl  ce  que  .M.  Pobédonostsef,  dans  ss  lettre  I  M.  Nasille, 
appelle  entraver  le  rapprochement  spirituel  des  in 
avec  la  m  ire  patrie.  Pour  ce  ■  crime  ••  nombre  de  pasteurs 
ont  été  révoqués,  emprisonnés,  déportés.  Catholique  ou 
protestant   les    clergés  hét  -  doivent   oublier  la 

parabole  lique,  i  trder  de  courir  après  la 

brebis  arrachée  à  leur  bercail. 

nue  la  Russie  cherche  à  conquérir  moralement  les 
conquêtes  de  Pierre  l  et  de  Catherine  II.  les  revendica- 
tions du  germanisme  sur  d'autres  frontières  semblent  r> 
inviter;  mais  il  est  permis  de  mettre  en  doute  la  valeur 
de  son  système  de  russification.  Bile  semble  poursuivre 
une  assimilation  extérieure,  matérielle;  elle  -    i  peu 

«le  Froisser  l<  b  sentiments,  les  mœurs,  la  conscience  de 
sujets  d'origine  étranj  I  n'est  poinl  par  de  tels  pi 
•  lés  que  la  France  avait  gagné  le  eesur  des  Alsaciens, des 
protestants  aussi  bien  que  des  catholiques.  La  politique 
de  russification  à  outrance  risque  de  tourner  contre  son 
but  et  d'affaiblir,  à  force  de  les  tendre,  les  liens  qu'elle 
prétend  resserrer.  Jusqu'à  présent,  il  y  avait  dans  les  pro- 
vinces lialliqins  des  tendances  particularist.  s:  il  n\  avait 
pas  de  parti  séparatiste.  S'il  s'en   formait  un.  M.  Pobédo- 

sef  en  aurait  élé  un  des  promoteurs*. 

1.  Kn  dehors  des  luthériens  et  des  calvinistes,  la  Rossie  compte  plus 

m.  38 


594  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES.       • 

La  plus  maltraitée  de  toutes  les  confessions  chrétiennes 
tolérées  en  Russie  a  été  le  catholicisme.  Il  avait  à  la  fois 
contre  lui  les  préventions  du  pouvoir  et  les  antipathies  du 
pays.  Liée  historiquement  à  la  Pologne,  comme  l'ortho- 
doxie à  la  Moscovic,  la  foi  romaine  aie  privilège  d'exciler 
des  rancunes  et  des  défiances  particulières.  Le  Russe  la 
redoute  presque  autant  pour  sa  culture  que  pour  sa  natio- 
nalité :  comme  Russe,  il  combat  en  elle  le  polonisme; 
comme  Slave,  le  latinisme,  qui  lui  paraît  étouffer  le  génie 
slave. 

L'empire  russe  compte  de  9 à  lOmillions  de  catholiques, 
soit  plus  que  la  Belgique  et  l'Irlande  réunies.  Leur  nom- 
bre, en  dépit  du  prosélytisme  officiel,  s'accroît  régulière- 
ment par  le  seul  fait  de  l'accroissement  de  la  population. 
Ces  catholiques  ne  sont  pas  tous  Polonais  ou  Lithuaniens; 
il  s'en  rencontre  encore  de  Petils-Russiens  ou  de  Blancs- 
Russiens  non  polonisés.  Beaucoup  de  ces  derniers  ne  s'en 
déclarent  pas  moins  Polonais.  La  confusion  que  le  gouver- 
aernent  s'est  attaché  à  établir  entre  la  nationalité  et  la 
religion  se  retourne  contre  lui.  Le  paysan  hiélo-russe  qui 
fréquente  I'1  ko&ëV  répond,  à  qui  l'interroge,  qu'il  est  Po- 
lonais, catholique  el  Polonais  étant,  pour  lui,  synonymes*. 
Ces!  à  ees  catholiques  blancs-  ou  petils-russiens  que  s. -si 
attaquée  de  préférence  la  propagande  orthodoxe;  elle  Bail 

qu'elle  a  peu  de    prise  sur  les  autres.    La  guerre    menée 

i  nuire  l'Eglise  romaine  par  Moscou  el  Pétersbourg  devail 

la  rendre  plus  chère  au  Polonais  el  ;iu  Lithuanien.  C'esl 
la  passion  du  Russe  à  extirper  de  ses  provinces  occiden- 
tales   I''  Catholicisme  qui,  de   la  Pologne  à  demi  sceptique 


colonlei  de  m'' Dites  ou   anabaptistes.  Le  gouvernement   t'esl  toujoun 

i  libéral  m-  à-vii  de  cet  petite*  communautés,  qui  ne  lui  inspirent 
aucune  défiance  politique.  One  partie  de  cei  mennonites  avaient  quitté  le 

-    |miir  I  \iiii'i'ji|in-     alm   il.-    -r    -oii-li'.iiiv   au    srnii-r    tiiililanv.  dovenu 

obligatoire  poui  keoup  tonl  i *-\ fiin-. ;  le gouverncmenl  déférante 

i.  m-  doctrines,  les  a  etomptéi  do  tout  service  actif, 

i.  Kotlèt,  'lu  polonal    I  I    lise  < ilholiquo. 

2.  Vi  pie  M.  Vladimirol    i.  tnil  Eoropy,  mars  1881 ,  p.  387. 


LES  CATHOLIQUES  :  LATINISME  BT  POLONI8ME.       595 
•  le  la  lin  du  dix-huitième  i  l'ait  le  pays  le  plus  pri  - 

rondement  catholique  du  dix~neu?ième.  Chaque  coup  porté 
à  sa  loi  nationale  l'a  enfoncée  davantage  dans  l'âme  polo- 
naise. Aujourd'hui  encore,  pour  sentir  ce  que  i  <  ivenl 
la  lui  d'un  peuple  «-t  l'intensité  de  sa  pi  ièrej  il  n'j  a  qu'à  voir 
la  foule  agenouillée  dans  une  ne. 

Le  catholicisme  était,  de  ions  les  «ulh-s  tic  i'Empin 
plus  malaisé  &  plier  toi  Cormes  administrativi  t.  \ 

l'Église  romaine,  comme  eus  autres  confessions,  la  Ru 
prétendait   faire   revêtir  um'  constitution  i  ique 

taillée  mit  If  patron  «If  son  i  ssus 

des  ôvéques,  1''  gouvernement  impérial  a  placé  u 
de  synode  :  le  ealholiqu  »,  qui  siège  è  Pél 

bourg  sous  la  présidence  de  l'archevêque  -i.-  Mohilef,  primat 
de  l'Empire.  I  auquel  Rome  ne  veut  reconnaître 

que  l'administration  «lu   temporel,  est  comp  >sé  de  d«élé- 
gués  choisis  par  les  chapitres  diocésains  ir  le 

gouvernement  En  outre, è  l'instar  <l«  b  orthodoxes, 

catholiques  ont  été  pourvus  de 
dont  les  membres,  désignés  par  l'évoque,  doivent  être 
Ormes  par  l'autorité  civile.  Tout  ce  mécanisme  bureaucra- 
tique s'adaptait  mal  à  la  hiérarchie  catholique;  aussi  la 
curie  romaine  a-t-elle  toujours  cherché  à  en  affranchir 
ôvéques.  Les  pap  a  Grégoire  Mil  et  Pie  l\  se  Bont,  mai: 
fois,  plaintsde  rassujellissement  «le  l'épiscopat  aui 
toires  diocésains  et  au  collège  «le  Pétersbourg*.  Ils  ont 
réclamé  contre  la  préf 

tiques  de  procureurs  impériaux  ou  de  seert  laires  laïques 
à  la  nomination  des  ministres.  Léon  Mil.  à  son  tour,  n'a 
'•,  dans  s.->  négociations  avec  la  Russie,  de  revendiquer 
pour  les  évéquesla  libre  administration  de  leurs 

On  voit,  par  là,  combien  malaisé  est  tout  modu» 
entre  Pétersbourg  et  le  Vatican.  Les  difficultés  que  ><>u- 

1.  Voyez  VEspositione  documentata  tulle  ceMÈanti  cure  del  .S.  p.  Pia  /.\ 
a  riparo  dei  mali  rite  soffrt  la  Chitta  eattolica  «<•'  dominii  <li  Ruât 
di  Polonia  (Rome,  181 


596  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

lèvent,  entre  le  Saint-Siège  et  le  pouvoir  civil,  la  notion 
catholique  de  l'Église  et  la  conception  nationale  de  l'État 
sont  d'une  solution  plus  ardue  en  Russie  que  partout  ail- 
leurs. De  là,  entre  Pétersbourg  et  Rome,  ces  longues  négo- 
ciations si  souvent  suspendues  et  reprises.  Alors  même 
qu'ils  parviennent  à  s'entendre,  l'accord  conclu  entre  les 
représentants  du  pape  et  du  tsar  ne  résiste  guère  à  l'épreuve 
des  faits,  la  papauté  ne  pouvant  se  résigner  à  une  ingérence 
laïque  contraire  aux  canons,  et  le  gouvernement  impérial 
ne  sachant  pas  renoncer  à  ses  pratiques  administratives. 
Tantôt  par  calcul,  tantôt  par  le  seul  fait  de  ses  institu- 
tions, le  gouvernement  russe  tendait  à  réduire  le  catholi- 
cisme à  L'état  de  simple  rit,  ne  différant  de  l'orthodoxie 
que  parla  discipline  et  la  liturgie.  En  mettant  obstacle  aux 
rapports  des  évêques  et  du  Vatican,  en  plaçant  au-dessus 
de  Tépiseopat  une  sorte  de  synode  dépendant  du  tsar,  la 
Russie  éliminait  du  culte  catholique  ce  qui  en  est  l'essence, 
la  catholicité.  Dès  le  premier  partage  de  la  Pologne,  Cathe- 
rine II,  aidée  de  l'évoque  Sicslrencewicz,  s'efforçait  d'en- 
fermer ses  sujets  catholiques  dans  les  fronlières  de  l'em- 
pire, travaillant  à  relâcher  les  chaînes  qui  les  rattachaient 
à  Home,  pour  ne  laisser  subsister,  entre  eux  et  le  Saint- 
Siège,  (pic  le  lien  de  la  communion  au  lieu  du  lien  de  la 
juridiction.  Heureusement  pour  la  papauté  que,  en  aucun 
pays,  les  catholiques  ne  tenaient  davantage  à  rester  unis 

au  centre  dC  l;t  catholicité.    A  leurs  sujets  de  ri|    lalin.  les 

tsars  russes  ne  pouvaient  offrir  d'Église  nationale  polo* 
naise;  toutes  leurs  tentatives  pour  les  détacher  de  home 

étaient  condamnées  d'avance.  Les  catholiques  de  iinssie 

(•■huit  plus  Catholiques   que  russes,  il   était   malaisé  de  les 

dresser  an  schisme.  Le  gouvernement  l'a  compris  :  si  quel- 

,1m  b  conseillers   de    Nicolas    <>n    .l'Alexandre   II   ont    rôvé 

d'uni'  église  latino-slave  indépendante  de  i!onie,  le  cabinet 
impérial  paraît  avoir  renoncé  à  celte  chimère. 
i.,  culte  catholique  compte  douze  diocèses  :  sept  dans  le 
Lume  de  Pologne, cinq  dans  l'empire.  C  b  sièges  sont 


CATHOLIQUES  :  LES  BVÉQUES  KT  LE  CLERGÉ.       597 

souvent  vacante.  Les  évoques  morts  demeurent  des  ini 
Bans  être  remplacés,  et,  parmi  les  rivants,  il  en  est  pres- 
que toujours  quelques-uns  de  déportés  ou  d'internés  l<>iu 
de  leur  diocèse,  ainsi  récemment*  à  laroslavl,  l'évoque  de 
Vilua,  Mgr  Krymiewiecki.  Évoques  el  prêtres  se  plaignent 
de  n'être  pas  libres  dans  l'exercice  de  leur  ministère.  L 
pouvoir  civil  aime  à  s'immiscer  dans  l'administration  dio- 
césaine; il  ne  craint  pas  de  soutenir  les  prêtres  en  révoli 
contre    l'autorité   épiscopale.    Les   évéques,   étroitement 
Burveillés  par  l'administration,  ne  peuvent  communiquer 
librement  avec    le   Saint-Siège.   Us    ne   peuvent  m 
accomplir  leurs  visites  pastorales  sans  l'autorisation  du 
iverneur  de  la  provin 

Le  clergé  catholique  ne  souffre  pas  i  lulemenl  «lu  défiuil 
de  liberté  :  le  nombre  des  prêtres  est  insuffisant  el  l'État 
eu  entrave  le  recrutement.  Depuis  un  tiers  de  siècle  on  a. 
systématiquement,  diminué  le  nombre  d  des 

séminaires,  des  églises.  Si  l'on  manque  d 
pas  que  les  jeunes  gens  reculent  'levant  une  vocation  qui 
peiii  mener  en  Sibérie;  c'esl  <pi<'  l'accès  du  sacerdo 
été  rendu  difficile,  il  >  s  bien  des  séminaires,  il  j  a  même 
à  Pétersbourgi  sous   le   nom  d'ooadémid,   une  sorte  de 
raculté  de  théologie  catholique.  A.  ces  établissements  il  j  a 
des  boursiers  dr  l'État;  mais  le  nombre 
esl  limité,  el  n'entre  pas  au  séminaire  qui  N-mt.  Pour  être 
admis,  il  faut  subir  un  eiamen  rigoureux;  l'exam  -n  p 
il  faut  encore  une  autorisation,  qui  n'est  pas  accordi 
tous.  Le  gouvernement  se  montre  défiant,  surtout  vis-a-vis 
dos  Polonais,  qu'il  cherche  4  remplacer  par  des  Samogitiens. 
De  nombreuses  paroisses  sont  sans  curé  «>u  ne  sont  deai 
vies  que  par  un  curé  missionnaire  qui  ne  1rs  visite  que 
loin  en  loin.  ESn  certaines  contrées,  les  catholiques,  privés 
île  prêtres,  en  sont  réduits,  pour  ne  pas  se  passer  de  tout 
service  divin,  à  chanter,  entre  laïques,  des  hymnes  et  des 
cantiques. 

J'ai  assisté  une  fois,  sous  Alexandre  II,  à  un  de  ces  Offi 


598  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

sans  prêtres.  C'était  un  dimanche  de  carême,  dansla  vieille 
Novgorod,  où,  comme  dans  toute  la  Grande-Russie,  il  n'y 
a  point  de  catholiques  indigènes.  On  m'avait  indiqué  une 
chapelle  catholique  romaine,  dans  un  faubourg,  au  delà 
du  Yolkof,  derrière  le  Kremlin.  C'était  au  premier  étage 
d'une  sorte  de  grange  basse  et  sombre.  Je  trouvai  là 
réunies  une  centaine  de  personnes,  dont  à  peine  trois  ou 
quatre  femmes.  La  plupart  des  assistants  étaient  des  soldats 
de  Lithuanie  ou  de  Pologne,  auxquels  se  mêlaient  quelques 
Polonais  internés  dans  la  ville.  L'autel,  parc  d'une  nappe 
blanche  et  surmonté  de  deux  cierges  allumés,  semblait 
dressé  pour  la  messe.  Comme  je  m'étonnais  de  ne  pas  voir 
paraître  le  prêtre,  on  me  dit  qu'il  n'y  en  aurait  point.  Il  y 
avait  bien,  à  Novgorod,  un  évoque  polonais  interné  depuis 
des  années,  mais  il  lui  était  interdit  d'officier  en  public.  Les 
fidèles,  presque  tous  munis  de  livres,  se  mirent  à  chanter 
la  messe,  entremêlant  des  cantiques  polonais  aux  prières 
latines,  et  se  levant  et  s'agenouillant  tour  à  tour  devant 
l'autel  muet.  Le  soir  du  même  dimanche,  j'appris,  chez  le 
gouverneur,  que  la  masure  qui  servait  de  chapelle  mena- 
çait ruine  et  que  le  commandant  militaire  n'y  devait  plus 
laisser  aller  ses  soldats.  Celte  messe  sans  prêtre,  dans 
une  grange  Bur  le  point  de  crouler,  était  comme  un  sym- 
bole de  la  situation  des  catholiques  en  Russie.  Aux  fidèles 
privés  de  clergé,  la  joie  de  se  réunir  pour  chanter  des  can- 
tiques n'esl  pas  toujours  accordée.  Kn  certaines  provinces 
de  l'Oilesl  il  leur  a  été  défendu  de  s'assembler  à  l'église 
pour  prier  en  commun.  C'esl  ainsi  que,  en  1888,  le  gou- 
verneur de  Minsk,  un  Troubelskoî,  enjoignait  aux  doyens 
catholiques  de  tenir  fermées  les  églises  des  paroisses  va- 
cantes cl  interdisait  d\  célébrer  aucun  office  en  l'absence 
d'un  prêtre.  Cet  arrêté  était,  il  est  vrai,  motivé  Burceque 
des  ftdèles,  ainsi  réunis,  s'étaien!  permis  de  chauler  des 
prières  en  polonais,  «  langue  prohibée  dansées  paroisses 

Le  tix  ne  peuvenl  suppléera  l'insuffisance  numé- 

rique des  prêtres  séculiers.  Le  plupart  des  couvents  onl 


CATHOLIQUES  :   LA  QUESTION   DES  LANGUES.         599 

été  supprimés  à  la  suite  de  l'insurrection  de  1883.  Dana 
ceux  qui  n'ont  paa  été  formée,  le  nombre  dea  moinee  oa 
religieuses  a  été  limité  par  un  oukaze1.  lia  ne  peuvent  plue 
recevoir  de  novices,  on  ils  ne  b  ml  autoi  isés  à  en  admettre 
que  si  le  nombre  dea  religieui  eel  tombé  au-dessous  d'un 
certain  chiffre.  En  Lithuanie,  lea  plua  beaux  moi 
ont  été  enlevée  aux  catholiquea.  Aiffai  le  couvent  de 
Pojaîak,  eonatruii  au  dix-eeptième  aièele  pour  dea  camal- 

diih's.    esl    aujourd'hui   I  incc   de    Vé\  llio- 

doxe  de  Kovno.  En  mainte  bourgade,  li  catholique  a 

été  coiffé  d'une  coupole  rerte  el  converti  <-n  U  ortho- 

doxe. Les  jéauilea,  que  Catherine  II  avait  reeueillia  pour 
leur  confier  l'éducation  de  l'ariatoeral  aujourd'hui 

rigoureuaemenl  bannie  de  l'Empli  «raqu'on 

appela  à  l'église  Saint»'  Catherine  de  Pétersbourg  quelques 
dominicaine,  l<-  gouvernemenl  eut  Boin  de  faire  signer  par 
le  généra]  dea  Frères  Prêcheurs  que  cea  religieui  étran- 
gers riaient  bien  «l<s  dominicaine  »•(  non  d<  -  jéauitea. 
Naguère  encore,  un  aavanl  jéaulte  d'origine  russe,  né 
catholique,  se  voyait  refueer  l'autorisation  d'entrer  en 
Russie  pour  faire  des  recherchée  dans  l<  >  bibliolhèqu 

Une  chose  m'avail  frappé  dana  lea  gne, 

c'est  que,  d'habitude,  lea  prêtre-,  lisaient  leurs  sermons. 

roua  en  étonnea  paa,  me  dit-on,  les  sermons  doivent 

passer  par  la  censure  :  «lune  il  faut  les  écrire  et  lea  lire. 

Lea  mandements  dea  évéquee  n'échappenl  paa  non  plus 
au\  censeurs.  Ce  n'eal  point  la  seule  restriction  à  la  liberté 
de  l'enseignement  religieux.  Pour  la  prédication  ou  pour  le 
catéchisme,  le  clergé  n'est  pas  toujours  libre  d'employer 
la  langue  de  ses  ouailles.  Autrefois  il  était  interdit  aux 
ministres  des  cultes  étrangers  de  prêcher  en  russe  :  lea 
laisser  prêcher  en  russe.  c'eût  été  exposer  les  Russes  à  leur 

1    j'ai  raconté  ailleurs,  d'après  des  doetweata  inédits,  conaMal  lea 
venta  île  Pologne  avaient  été  fermés  on  une  nuit.  Voyex  :  Un  homme  d'État 
russe  {.Me.  Biilutine),  Btudesur  ta  Russie  <t  lu  Pologne  pendant  (<■ 
^Alexandre  11.  chapitre  Mil.  (Hachette,  I88i.) 


600  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

prosélytisme.  Aujourd'hui  le  gouvernement  enjoint  ce 
qu'il  prohibait  jadis.  Subordonnant  les  considérations  reli- 
gieuses aux  considérations  politiques,  il  cherche  à  intro- 
duire l'usage  du  russe  dans  la  prière  catholique  comme 
dans  le  prêche  prolestant.  Il  fait  imprimer  en  russe  des 
livres  de  prières  romains  ou  luthériens,  au  risque  d'en 
mettre  les  doctrines  à  la  portée  du  peuple.  C'est  ainsi  que, 
on  certaines  localités,  une  édition  russe  de  psautier  pro- 
testant a  servi  à  la  propagande  stundisle. 

A  l'introduction  du  russe  dans  leurs  églises  s'oppose 
souvent  le  sentiment  religieux,  non  moins  que  le  sentiment 
national  des  catholiques.  Si  les  livres  de  prières  ont  été 
traduits  en  russe,  ces  traductions,  faites  par  des  orthodoxes 
ou  des  catholiques  complaisants,  sont  suspectes  au  clergé 
el  aux  fidèles.  Puis,  un  prêtre  me  le  faisait  remarquer,  la 
langue  polonaise  est  riche  en  ouvrages  catholiques  de 
toute  sorte,  tandis  que  le  russe  De  donne  accès  qu'à  une 
littérature  imprégnée  d'un  esprit  hostile  à  Home.  Enfin, en 
dehors  même  du  royaume  de  Pologne,  le  polonais  est  la 
langue  maternelle  ou  adoptive  de  la  plupart  des  catholi- 
ques. Kn  Lilhuanie,  et  jusqu'en  Russie-Planche  et  en  Petite- 
Russie,  le  russe  officiel  n'est  même  pas  L'idiome  du  peuple 
el  ne  lui  est  pas  toujours  plus  familier  que  le  polonais. 
On  comprend  que  les  Polonais  qui, dans  les  provinces  occi- 
dentales, forment  la  majorité  des  catholiques,  soient  froissés 
de  roir  substituer,  à  leur  langue  sanctifiée  par  tant  do  saints. 
la  langue  du  maître  Bchismatique.  Pour  couper  court  à  ces 
résistances,  le  gouvernement  impérial  s'est  adressé  au 
Sainl  Se  i  t  là  un  des  points  délicats  des  négociations 
entre  Pétorsbourg  el  h'  Vatican.  .Malgré  son  désir  do  don- 
ner Satisfaction  au    tsar,  la  papaulé    hésilo  à  passer  par- 

dessui  les  réclamations  des  Polonais.  Le  Sainl  siège  Bail 

que,  «'U    Irlande,  il    S'esl    parfois   mal    trOUVé  d'avoir  paru 

intérêts  anglais.    De  même,  dans  l'ancienne 

Pologno,  il  lui  répugne  do  saerilier  ses  lils  polonais  à  un 

rernemenl  qui  n'a  cessé  de  travailler  à  1rs  décatholi- 


CATHOLIQUES:   INCAPACITÉS  CIVILES.  601 

ciser.  Faire  de  l'Église  un  instrument  de  russification 
serait  mettre  la  foi  polonaise  I  une  dure  épreuve1. 

Aux  exigences  de  la  bureaucratie  pélersbourgeoise,  la 
plupart  des  catholique  -  peuveol  objecter  que  le  gouverne- 
ment, qui  veut  les  faire  prier  en  russe,  ne  les  traite 
lui-même  en  Rosses.   Les  catholique!  polonais  des  pro- 
vinces occidentales  soni  somms  à  des  lois  d'exception, 
qui  tombenl  dès  qu'ils  abandonnent  la  foi  romaini 
sonl  ces  Polonais,  trappes  officiellement  comme  étranj 
qu'on  prétend  astreindre  à  n<'  parier  à  Dieu  que  dans  la 
langue  «lu  tsar.  Il  j  a  \h  un  manque  de  logique.  Si  l'on 

\  <ut  nous  traiter  en  Russes,  qu'on  c menée,  peuvent-ils 

dire,  par  nous  relever  des  incapacités  civiles  qui  pèsent  sur 
nous.  Or  le  gouvernement  d'Alexandre  III  a  (ail  t«>ui  l'op- 
posé. Alexandre  H  avait  enlevé  aox  catholiques  polonais 
des  jtit>\ inces  occidentales  !<■  droit  d'acheter  des  terres  ou 
d'en  louer  à  bail.  Ces  lois  de  son  père,  qui  n'avaient  i  ro- 
uté qu'aux  Ulemands,  Alexandre  m,  an  lieu  de  les  adou- 
cir, les  a  aggravées  par  l'onkaze  de  décembre  ivk*.  Dans 
toute  la  Russie  occidentale,  i  pur  pouvoir  acquérir  un 
immeuble  rural  par  vente,  legs  ou  donation,  il  faut  être 
Russe,  et  n'est  considéré  comme  Russe  que  l'orthodoxe. 

Ce  que  garantit  à  ses  sujets  tout  gouvernement  moderne, 
l'égalité  civile  et  le  liluv  accès  aux  emplois  publics,  l<  - 
Iholiques,  comme  les  juifs»  en  sont  privés,  en  fait,  sinon  en 
droit,  l.à  où  la  porte  ne  leur  est  pas  fermée,  il">  ne  franchis- 
sent guère  les  degrés  min ,  ursde  la  bureaucratie.  Bien  peu 
parviennent  à  s'élever,  si  un  catholique  comme  .M.  de 
Mohrenheim  est  nommé  ambassadeur,  il  est  "l'on. 
étrangère.  En  certains  ressorts,  dans  !<■  plus  important  au 
point  de  vue  religieux,  dans  l'instruction  publique,  l'ex- 


1.  ii.uis  les  campagne*  de  Lithaaaie,  le  cierge*  ne  fait  paa  ditteatté 
servir  de  la   langue  locale,   le  ïamogitien.  La  goaven  il  contente' 

de  rusiifier  l'alphabet.  Les  livres  de  n  imoghieo  étaient  imprimée 

en  caractères  latins;  le  gouvernement  ea  a  fait  imprimer  en  caractères  cyril- 
liqueSj  inconnus  de  la  population  à  laquelle  il  en  imposait  lu- 


602  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

clusion  des  catholiques  est  poussée  aux  dernières  limites. 
On  a  décidé,  sous  Alexandre  III,  de  n'admettre  comme 
instituteurs,  dans  les  provinces  occidentales,  là  même  où 
ils  sont  en  minorité,  que  des  orthodoxes.  Non  content  de 
repousser  les  catholiques  des  fonctions  publiques,  on 
s'attache  à  leur  barrer  l'accès  des  carrières  privées.  Je  tiens 
de  directeurs  de  Compagnies  de  l'Ouest  ou  de  Pologne  que 
l'administration  leur  a  demandé,  confidentiellement,  le 
relevé  de  leurs  employés  par  religion,  les  accusant  d'oc- 
cupertropde  catholiques  ou  de  juifs,  et  les  prévenant  qu'ils 
s'exposaient,  par  là.  à  perdre  ses  bonnes  grâces.  Il  a  été 
question  d'interdire  tout  emploi  dans  les  chemins  de  fer 
aux  non-orthodoxes;  si  cela  ne  s'esl  pas  fait  par  ouka/.e. 
cela  se  fait,  peu  à  peu,  sous  la  pression  administrative.  La 
manière  de  faire  le  signe  de  la  croix  reste  l'indice  de  la 
nationalité. 

A  côté  des  catholiques  reconnus  comme  tels,  il  y  a  ceux 
que  le  gouvernement  considère,  malgré  eux,  comme  or- 
thodoxes. Leur  position  est  lamentable.  L'exercice  de  leur 
religion  leur  esl  absolument  défendu.  Qu'on  pense  ce  que 
signifie  pour  un  catholique  la  privation  du  prêtre  qui  seul 
peut  lier  et  délier.  De  ces  pseudo-orlliodoxes  il  en  esl 
des  di/a  nés  de  milliers  en  Lilhuanie,  en  Hussie-Blanche, 
en  Pologne.  Catholiques  de  conviction,  ils  sont,  comme 
B'exprime  le  haut-procureur,  -  assujettis  à  demeurer  dans 
l'orthodoxie».  H.  Pobédonostsef  se  plaint,  presque  chaque 
année,  de  l'opiniâtreté  de  ces  victimes  du  prosélytisme 
officiel.  Parmi  les  paysans  convertis  de  is63  a  i870,  beau- 
coup, disent  ses  rapports,  s'obstinen!  dans  leur  désir  de 
retourner  au  latinisme.  Comment  s'en  étonner  pour  «les 
conversion!  opérées  par  Béduction  <»u  par  intimidation, 
des  paroisses  entières  étant  réunies  à  l'Eglise  sur  La  de- 
mande de  quelques  individus  ?  Le  plus  souvenl  les  mis- 
ionnairei  onl  été  des  fonctionnaires,  des  agents  de  police, 

PC  des  soldais.  Les   feuilles   russes    oui   cité,  parmi  ces 


CATHOLIQUES  :    i.f.s   PSEUDO-ORTHODOXl 

apôtres,  un  commissaire  musulman*.  Parfois  l'assistance 
m  une  cérémonie  orthodoxe  i  été  prise  comme  un  acte 
d'adhésion  à  l'orthodoxie,  si  l»i<*n  qu'il  es!  des  gens  qui 
ont  changé  de  religion  sans  le  savoir. 

Après  cela  l'on  comprend  que,  en  certaines  contrées  de 
l'Ouest,  le  peuple  semble  ne  plus  trop  savoir  à  quelle 
Église  il  appartient.  D'après  les  com|  lus  du  haut- 

procureur,  il  n'est  pas  rare  de  voir  \<  -  os  fréquenter 

indistinctement  la  messe  latine  el  la  messe  sfavonne.  lu 
sont,  pour  ain^i  «lin-,  sur  l«i  l'ail.'  de  partage  des  deui 
Eglises,  pareils  aui  habitants  d'une  province  frontière  qui 
les  chances  de  la  gu<  rre  auraienl  l'ail  plusieui 
d'un  État  à  un  autre.  Il  en  est  dont  les 
ranicm's  à  l'orthodoxie  il  y  a  plus  d'un  demi-siècle;  mais, 
à  deux  ou  trois  générations  de  distance,  ils  n'ont  pas  en 
oublié  la  loi  de  leurs  pères,  si  l'un  v  regarde  '!'•  pri 
plupart  de  ces  paysans,  en  apparence  I  ux,  (réquen- 

lenl  le  service  orthodoxe  plutôt  par  contrainte  1 1  le  ser- 
vice catholique  par  goût,  Cela  Ml  Si  vrai  que.  Ofl  ûi  -  |>a- 
•soii  les  orthodoxes  sont  nominalement  en  majorité, 
l'église  du  pope  reste  vide,  tandis  que  le  kosièl  catho- 
lique regorge  «le  monde*.  Beaucoup  de  fonctionnaires  ne 
font  pas  difficulté  d'avouer  que.  livrés  a  eux-mé 
nombre  «le  paysans  bélo-russes  ou  male-russes  retourne- 
raienl  à  Home.  C'est  même,  selon  l<-s  patriotes,  la  rais, m  de 
refuser  A  ces  frères  de  l'Ouesl  la  liberté  religieuse.  Pour 
les   soustraire  à   l'attrait   du    latinisme,   on   ne  trouve 

souvent    rien  de   mieux  (pie  de   fermer  le-  du  voi- 

sinage. C'est  ainsi  que,  en  îs.so  ou  1887,  ir  gouverneur 
généra]  de  Varsovie  a  prohibé  tout  service  dans  lé_ 
de  Terespol,  de  peur  de  voir  la  messe  romaine  attirer 
d'anciens  uniates.  Alexandre  ni  a  été,  *  a  décembre  1886, 


1.  Voye»  le  Veatnik  Evropy,  mara  1881,  p,  366 

"-'.  l.i'  fait  a  été  reconnu  par  plusieurs  écrivains  orthodoxes,  entra  auii<.> 
par  M.  Vladimirof  dans  la  Bouukata  Starina  eï  M.  Kofalovtteh  dans  la 
kovnyi  Y'cstmk.  Voyez  le  A  du,  14  juillet  16 


604  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

jusqu'à  ordonner  que,  dans  les  localités  habitées  par  les 
uniates,  on  ne  pourrait  ouvrir  d'église  non  orthodoxe  qu'a- 
près avis  du  clergé  orthodoxe. 

Dans  les  provinces  polonaises  annexées  par  Catherine  If, 
il  se  trouvait  deux  ou  trois  millions  de  ces  uniales  ou 
grecs-unis,  pour  la  plupart  Blancs-Russiens  ou  Pelils-Rus- 
siens  d'origine,  qui  reconnaissaient  la  suprématie  du  pape 
tout  en  conservant  le  rit  gréco-slave.  L'Union  remontait 
au  concile  de  Brzesc  de  1595.  Elle  avait  été  le  chef-d'œuvre 
de  Rome  et  des  jésuites.  C'était  comme  un  pont  jeté  entre 
les  deux  Églises.  C'était,  en  outre,  le  moyen  de  rapprocher 
les  Slaves  de  l'Est  et  les  Slaves  de 'l'Ouest,  de  faire  l'unité 
morale  du  monde  slave  coupé  en  deux,  depuis  des  siècles, 
par  la  religion.  On  pourrait  dire  que  c'était  du  panslavisme 
pratique,  mais  du  panslavisme  au  profit  de  Rome  et  de 
l'Occident.  Cela  ne  pouvait  plaire  à  Moscou.  Dans  l'Union, 
les  Polonais  avaient  vu  un  lien  (Mitre  les  sujets  grecs  et 
les  sujets  latins  de  la  République.  Les  Russes  n'y  devaient 
voir  qu'une  barrière  entre  les  orthodoxes  de  la  Grande- 
Russie  et  leurs  congénères  de  l'Ouest.  Ce  qu'avait  accompli 
la  politique  polonaise,  la  politique  russe  travailla  à  le 
défaire.  Elle  y  ;i  mis  un  siècle.  Catherine  II  et  Nicolas 
avaient  «  ramené  »  à  l'orthodoxie  les  grecs-unis  de  l'Em- 
pire; Alexandre  II  a  ramené  ceux  du  royaume  de  Pologne. 
C'esl    peut-être  la  seule  région  du  globe  où  la   monarchie 

pontificale  ail  reculé  depuis  la  Réforme. 

L'empereur  Nicolas  <'t  son  haut-procureur  Proiassof,  un 
ancien  élève  des  jésuites,  ont  ainsi  enlevé  à  Rome,  en  1839, 

deux  millions  de  siijds  spiril uels.  Vous  êtes  Russes,  di- 
sait-on en  substance  aux  uniales,  vous  êtes  du  rit  grec; 
il  foui  rentrer,  avec  les  busses,  au  giron  de  l'Église  grec- 
que. •  a  la  léle  des  uniales  on  avail  placé  l'archevêque  ïos. 
Sicmaszko,  qui,  d'après  ses  propres  Mémoires,  n'avait  ac- 
>pat .qu'avec  l'intention  de  détruire  leur  Église. 
Malgré  la  complicité  d'un  haul  clergé  recruté  à  dessein,  la 
réunion,  savamment  préparée  durant  douze  années,  ne  se 


CATHOLIQUES  :   LES  ANCIENS   UNIATKS.  605 

lit  pas  sans  résistances.  Le  knout  el  ta  Sibérie  en  eurent 
raison.  Pour  se  justifier,  les  Russes  n'ont  qu'on  trgumenl  : 
c'esl  que  les  procédés  employés  pour  l'aire  l'Union  ne  va- 
laient pas  mieux.  Quand  rail  exact]  les  pratiques 
du  seizième  ou  <ln  dix-seplième  siècle  pouvaient  sem- 
bler déplacées  au  dix-neuvième1.  Entre  la  méthode   de 

l'anciei Pologne  el  colle  de  la  Russie  moderne,  il 

eu  tout  cas,  une  différent  md  <in«-  rot  son  aèle  pour 

l'Union,  la  Pologne  avait  laissé  subsister,  ehea  elle,  daa 
orthodoxes  non  unis,  avec  leurs 
et  leur  clergé,  tandis  que  la  Rusai  ment  i 

jusqu'au  dernier  vestige  de  l'Union.  De  par  l'ordre  du  laar, 
il  ne  saurait  plus  j  avoir  d'uniates.  Leur  I  été  sup- 

primée par  oukaze,  comme  s'il  s'agissait  d'une  préfe  ture. 

L'Union  avait  été  rasée  du  sol  russe:  il  restait 
bous  alexaudre  11,260000  uniatesdans  i<-  royaume  dV 
logne,  alors  pourvu  d'une  administration  distincte,  a. 
l'insurrection   de   1853,   Milutine   el   Tcherkasaky  furent 
heureui  de  découvrir,  au  ecsur  de  i  ne  lékite,  un 

aoyau  de  Ruthèncs  <>u  llalo-Russes,  ayant  sourde  le  rit  _ 
C'était  un  point  d'appui  pour  la  politique  de  russification. 
Ces  uniates  du  Traruboug  ruata,  entourés  <1<-  catholiques 
latins,  se  montraient  attachés  à  l'Union  :  <>n  n'eul  garde 
de  l'attaquer  de  front.  Le  comte  l».  Tolstoï  reprit  la  t»n- 
lueuse   méthode   de   Prolassof.   Les  derniers  «unis 

avaient  un  évoque  dévouée  Home,  on  l'éloigna.  Ils  avaient 
moines  basiliens  hostiles  au  schisme,  on  ferma  leurs 
couvents,  au  contact  des  latins,  ces    uniates  <!<■  Chelm 
Kholin     avaient    laissé   s'introduire  dans   leurs 

1.  Voici  cr  qu'écrivait  à  ce  sujet,  a  son  père,  en  1842,  nu  slavopbila 
Bionnimeal  orthodoxe,  G.Samariae    la  lettre  eal  en  fraj  i  bous  qui 

sommet  devenus  les  persécuteur».  Noua  noua  sommes  mis,  rii 
catholiques,  dana  ta  position  inverse  à  celle  on  nous  étions  an  dix-eepttème 
siècle,  el  tout  le  blâme  que  noua  avons  jeté  a  bon  droit  sorRocne  m  retom- 
ber sur  noua.  Cest  triste.  Bt,daaa  dm  antre  lettre  de  la  même  asmée  :  îi^si 
douloureux  de  voirde  quelle  façon  agissent  les  nôtres  :  combien  de  mauvaise 
loi.  d'astuce,  de  perfidie,  de  bassesse  i  (Rousskii  Arkhiv,  lxxo.  t.  II.  i 


606  LA  RUSSIE  ET    LES   RUSSES. 

quelques  coutumes  étrangères  au  rit  grec:  ils  avaient  des 
orgues,  des  sonnettes  à  la  consécration,  des  bancs  poul- 
ies fidèles;  ils  portaient  des  scapulaires  et  des  rosaires; 
tout  cela  fut  supprimé.  On  prétendait  ramener  leur  rit  à 
sa  pureté  primitive.  Les  églises  des  uniales  une  fois  deve- 
nues pareilles  aux  tserkovs  russes,  on  leur  dit  :  «  Nous 
avons  mêmes  églises,  même  liturgie;  nous  devons  avoir 
mêmes  pasteurs  et  même  foi  ».  Pour  cette  épuration  des 
rites  on  avait  appelé,  de  Galicie,  des  prêtres  rulhènes  à 
tendances  russophiles.  Lis  paysans  s'inquiétaient  de  ces 
changements  qui,  pour  eux,  étaient  une  innovation.  «Nous 
voulons  garder  le  culte  de  nos  pères  »,  disaient-ils  au  gou- 
verneur général,  le  comte  Kotsebue.  On  leur  répondait 
que  c'était  le  culte  de  leurs  itères  qu'on  restaurait.  Le 
fouet  des  cosaques  faisait  taire  les  récalcitrants.  Eu  nombre 
de  villages  on  dut  employer  la  troupe  pour  enlever  les 
orgues  ou  les  bancs;  en  plusieurs  on  lit  l'eu  sur  les 
femmes  qui  défendaient  l'entrée  de  leur  église. 

L'œuvre  d'assimilation  extérieure  achevée,  les  prêtres 
les  plus  attachés  à  Home  ayant  été  écartés,  on  fit  de- 
mander, en  1875,  par  des  adresses  du  clergé  et  îles  laïques. 
la  réunionà  L'Église  mère.  Beaucoup  des  signatures  ainsi 

enregistrées  n'avaient  été  obtenues  que  par  la  ruse  ou  la 
force.  Le  retour  à  l'orthodoxie,  accompli  par  le  comte 
Tolstoï  cl  le  prélat  Popiel,  ressemblai!  à  un  escamotage. 
s'il  tenait  à  détruire  le  riJ  grec-uni,  Le  gouvernement  en 
<ui  pu  laisser  les  derniers  adhérents  passer  au  rit  Latin. 
Au  Lieu  de  cela,  il  a  prétendu  faire  entrer  tous  les 
uniatet,  es  blod  dans  L'orthodoxie,  effectuant  cette  an- 
nexion religieuse  à  la  manière  d'une  annexion  politique, 
sans  inèine  accorder  aux  intéressée  Le  droil  d'option, 

Des  milliera  d'uniates  ont  refusé  d'accepter  l'acte  qui 
les  liait  officiellement  à  l'Eglise  dominante.  On  a  employé 
contre  eui  tous  les  procédés  imaginés  contre  les  pro- 
lestants par  Louvoie,  j  compris  les  garnisaires  cosaques, 
ei  eeia  au  déclin  du  dix-neuvième  siècle,  s. .us  un  prince 


CATHOLIQUES  :   LES  DERNIERS  UNIA1  6Ù7 

justement  réputé  pour  ^ou  humanité,  amendes,  inca 
ration,  fustigation,  confiscation,  déportation,  torture,  tout, 
saut  L'échaiaud,  a  été  mis  en  oeuvre1*  Les  prêtres  réfrae* 
taires  onl  été  destitués  ol  exilés.  Plusieurs  centaines  de 
laïques  oui  été  déporlés,  les  uns  dans  la  provino 
Kherson,  les  entres  dans  celle  d'Orenbourg  aux  confine 

de    l'Asie.   Ceux    qui   n'ont   | 

ramilles  onl  -  uvenl  • 
interné  dans  une  contrée,  la  femme  ou  les  nu  dans  ans 
autre.  Lee  lera  -  de  ces  rebelles  onl  été  séquestrées  ou 
vendues  à  l'encan.  Pour  les  anciens  muai.-  demeurée  an 
pays,  ils  ->>wit  mie  à  l'amende  s'iia  ne  vont  célébrei 
têtes  orthodoxes,  ou  recevoir  lee  sacrements  «!<•  la  main  du 
pope,  Leur  Église   eel   abolie  ol  l  Bglis  i  latine  l<  m 
interdiie.il  leur  faut,  pour  leurs  religieux,  ail 

la  fontaine  officielle;  peu  importe  que  lee  eaux  leur  <m 
semblenl  empestées;  il  leur  esl  défendu  de  boire  à  la 
source  voisine,  le  seule  qu'ils 

Un  grand  nombre  préfèrent  m  pase  t  de  toul  lenl. 

Un  de  mes  amis,  un  EUisse  orthodoxe,  a  vn  une  femme 
briser  la  tôle  de  son  nouveau-né  contre  un  mur  plutôt 
que  «le  le  laisser  baptiaer  par  le  pope,  Ailleurs,  des  pn- 
renls  se  Boni  asphyxies  avec  l'enfant  qu'on  voulait  bap- 
tiser de  force.  S'ils  ne  peuvent  échapper  au  baptême 
schismalique,  beaucoup  préfèrent  au  mai  rthodoxe 

te  concubine^  1.  Ils  \<>nt,  au  loin,  se  Caire  marier 

secrètement  par  un  prêtre  de  Galicie;  leurs  enfants  restent 
bâtarde.  M.  Pobédoooalsef  constatait  D  nt  que.  dans 

le  seul  gouvernement  de  Siedlce,  il  j  avait  2866  de 
«  mariages  de  Cracovie  »,  La  contrebande  religieux 
sévèrement  poursuivie  à  la  frontière  autrichienne.  Il  esl 
plus  facile  à  Home  d'envoyer  des  missionnaires  au  fond 
de  la  Chine  que  dans  la  Russie  de  Chelm,  Quel 
y  onl  pénétré,  déguisés  en  paysans  <»u  en  colporteurs, 

1.  Los  commiIs  anglais  MM.  Mansfleld  el  Webster  oal  déc 
de  conversion  dans  des  rapports  île  l^T'i  el  1875,  insérés  au  Bitte  Book. 


608  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

confessant  ou  mariant  dans  les  bois  ou  dans  une  arrière- 
boutique;  la  plupart  ont  été  découverts  et  expulsés  ou 
emprisonnés.  Quant  au  clergé  du  pays,  il  suflit  que  la 
police  aperçoive  un  unialc  causant  avec  un  ksendi,  un 
prêtre  catholique,  ou  priant  dans  une  église,  pour  que  le 
prêtre  soit  déporté  et  l'église  fermée.  La  persécution  contre 
les  catholiques  de  rit  grec  retombe  ainsi  sur  ceux  de  rit 
latin.  Autrefois  les  mariages  entre  grecs-unis  et  latins 
étaient  communs;  beaucoup  d'uniates  fréquentaient  l'église 
latine.  Des  milliers  étaient,  ainsi,  passés  d'un  rit  à  l'autre. 
Depuis  la  réunion  à  l'orthodoxie,  les  popes  se  sont  mis  à 
la  recherche  des  familles  passées  au  latinisme.  A  Faîde 
des  registres  paroissiaux,  ils  ont  exercé  une  sorte  de 
répétition  des  âmes,  prétendant  que  les  familles  qui 
avaient  quitté  le  rit  grec,  depuis  1836,  devaient  être  consi- 
dérées comme  orthodoxes.  Aux  intéressés  de  prouver 
qu'aucun  de  leurs  ancêtres  n'a  été  baptisé  par  immersion. 
L'avènement  d'Alexandre  III  avait  rendu  courage  aux 
uniates.  En  plusieurs  localités,  à  Biala  notamment,  beau- 
coup, pour  prêter  serment  au  nouvel  empereur,  avaient 
refusé  le  ministère  du  pope.  L'espoir  de  ces  malheureux 
B  été  deçà.  Jusque-là  ils  s'imaginaient  que  leurs  souf- 
frances étaient  ignorées  du  souverain.  M.  Pobédonostscf, 
le  tout-puissant  ober-procouror,  les  a  détrompés.  Il  a  visité 

la  Russie  de  Clielm:  il  a  étudié  sur  place   les  moyens  de 

dompter  les  opiniâtres.  Pour  sanctionner  l'œuvre  de  réu- 
nion, il  a  pris  soin  d'j  associer  la  personne  du  Isar.  Ku  sep- 
tembre 1888,  Alexandre  m  B'esl  rendu  solennellement  à  la 
cathédrale  de  Ghelm.  ■  Votre  visite,  a  dil  à  l'empereur 
l'archevêque  Léonce,  affermira  la  foi  orthodoxe  dans  le 
cœur  des  tiis  revenus  à  notre  Bainte  Église.  Le  peuple 
\.  rra  d  •  ses  propres  yeux,  que  cette  foi  est  celle  de 
<  rr>iin  il  Qu'il  doit  s'y  tenir  fermement.  »  Ainsi 
parle  i<-  clergé  :  cm  apôtres  n'ont  qu'un  argument  :  con- 
vaincre le  peuple  qu'il  a  été  ramené  à  la  foi  du  maître,  el 
qu'il  n  •  lui  iera  poinl  permis  do  s'en  écarter. 


DE  L'UNION  DES  DEUX   BGLIfi  609 

L'élouffemenl  de  l'Union  ayertH  les  catholiques  da  sort 
réservé  aui  trois  millions  de  Ruthènes  d'Autriche-Hon- 
grie  1<>  jour  où  ils  tomberaient  sou  la  domination  russe. 
Gela  est  l'ail  pour  mettre  eu  garde  la  eurie  romaine 
contre  .^introduction  du  rîl  oriental  <>u  de  la  langue  slave 
«lans  les  églises  catholiques.  <m  >aii  que  des  Croates,  des 
Slovènes,  des  Tchèques,  voudraient  substituer,  dans  li 
liturgie,  le  slavoa  au  latin.  Le  pape  Léon  Mil  a  Eail  cette 
conci  ssion  au  Monténégro.  Si  le  Vatican  hésite  à  accord* 
d'autres  la  même  (Saveur,  les   leçons  rusi  sont  pas 

étrangères.   Les  Tolstoï    et    les  Pobédonoetsel  lui    foui 
craindre  que  le  slavon  ne  (raye  I  hisme. 

La  Russie,  qui  traque  si  durement  lea  derniers  unia 
s'unira-t-elle  mi  Jour  elle-même  à  Rome  ?  il  est  des  catho- 
liques, il  est  des  Russes  même  qui  n'en  désespèrent  point 
Le  grand  patriote  slave,  l'évêque  Btroasmayer,  n'est  pas 
seul  à  l'avoir  rêvé.  Un  Moscovite  orthodoxe,  M.  Vladimir 
Solovief,  y  voit  la  vocation  prm  identielle  de  la  Russie.  N 
elle  pas  manifestement  prédestinée  à  réconcilier  l'Orient 
et  l'Occident,  et,  comme  le  voulaient  Aksakofel  lea  si 
philes,  à  fonder  une  culture  chrétienne  vraiment  oecumé- 
nique, ni  latine,  ni  byzantine?  Bile  est  la  troisième 
Rome  •  qui  doil  réunir  en  elle  les  deux  aulivs.  A  elle  de 
faire  tomber  le  mur  huit  ou  neuf  fois  séculaire  qui  coupe 
en  deux  l'Eglise.  Ainsi  seulement  s'accomplira  la  mission 
universelle  qu'elle  aime  à  s'attribuer  '.  Rapprocher  les 
deux  Églises,  ce  ne  Berait  pas  abandonner  la  tradition 
sla\  irait  la    renouer,   car  Cyrille  et    Méthode,    les 

frères  apôtres  dont  les  Slave-  ou  latins,  fêtaient  à 

l'envî  le  dixième  centenaire,  étaient  en  communion  avec 
Rome,  et  Home  garde  encore  les  os  de  saint  Cyrille* 

A  Union,  la  Russie,  peut-on  dire,  trouverait  un  avantage 

1.  Vladimir  So  touchtekn 

—  L'idée ruste,  Pari-.  1888    —  I  i  Btmie   et  ïh'yl<~ 

—  Cf.  0  toerfco»,  istorilch.  otofonfe,  ouvrage  aaoaymo,  Berlin,  1888. 

m.  39 


610  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

à  la  fois  religieux  et  politique.  L'Union  ne  serait-elle  pas  le 
meilleur,  peut-être  le  seul  moyen  de  rendre  à  son  Église 
dignité  et  indépendance?  Ne  serait-ce  pas  la  meilleure  ma- 
nière de  rattacher  à  la  Russie  les  Polonais  et  les  Slaves  de 
l'ouest,  l'unique  moyen  peut-être  d'effectuer  l'unité  mo- 
rale, sinon  l'unité  politique  du  monde  slave?  Gela  semble  si 
manifeste  que  la  seule  pensée  en  épouvanterait  les  adver- 
saires de  la  Russie  et  du  slavisme.  Imaginez  un  traité 
entre  Rome  et  Moscou,  le  pape  devenu  l'allié  du  tsar,  quelle 
puissance  formidable  qu'une  pareille  alliance!  quel  contre- 
coup en  Occident  et  en  Orient!  Les  ennemis  de  la  Russie 
peuvent  se  rassurer.  Le  pacte  du  Vatican  et  du  Kremlin 
n'est  pas  encore  conclu;  entre  les  clefs  de  saint  Pierre  et 
l'aigle  russe,  la  religion  n'est  pas  la  seule  barrière. 

Le  différend  religieux,  bien  qu'aggravé  par  la  promulga- 
tion de  l'infaillibilité  pontificale,  porte  moins  sur  le  dogme 
que  sur  des  antipathies  séculaires,  si  enracinées  chez  le 
peuple  que,  en  se  réconciliant  avec  Rome,  l'Église  officielle 
pourrait  craindre  de  renforcer  le  ras/col.  11  en  est  un  peu,  à 
cet  égard,  de  l'orthodoxie  comme  du  protestantisme  :  la 
haine  de  la  papauté  est,  pour  beaucoup  d'orthodoxes,  l'àmc 
de  l'Eglise  orientale  ;  les  tendances  protestantes  d'une 
partie  du  clergé  y  ont  encore  fomenté  l'anli-romanisme. 
Mais  le  principal  obstacle  n'est  pas  dans  la  conscience 
religieuse,  il  est  dansée  que  Y.  Solovief  appelle  le«nalio- 

nalismc»,  dans  le  peiiehanl  à  glorifier  tout  ce  qui  semble 

russe,  si  A  s'insurger  contre  tout  ce  qui  parait  étranger. 
a  «et  exclusivisme  national  il  ne  déplaît  pss  d'être  séparé 
de  l'Occident  par  la  religion.  Le  rapprochement  effectué 
par  Pierre  le  Grand  sur  le  lorrain  de  la  civilisation,  il  ne 
se  soucie  pas  de  l'-  poursuivre  dans  le  domaine  moral. 
Pour  lui,  l'isolement  sied  à  la  grandeur  russe.  Recon- 
naître la  suprématie  romaine,  même  en  conservant  une 

-,•  autonome,  ce  serait  abaisser  l;i  Russie  devant  l'Oc- 

1 1 1,  ut  dé  répit,  dont  le  Slave  n'a  plus  rien  à  emprunter, 
Quand  Moscou  assurerait,  par  là,  l'union  des  Slaves,  ce  ne 


DE  L'ONION  DES  KKLX   ÉGLISES.  611 

serait,  lui  semblerait-il,  que  par  une  abdication  du  Bla- 
visme.  Peu  lui  imporle  que  ce  nationalisme  religieus 
répugne  à  L'esprit,  essentiel  l< ni  cosmopolite,  du  chris- 
tianisme :  la  Russie  prétend  UmiI  trouver  en  elle-nU 
elle  se  considère  comme  un  monde  à  pari,  ou  mieui 
comme  le  centre  de  gravité  «lu  monde  futur,  s.-  erovant 
appelée  à  L'hégémonie  intellectuelle  <-i  politique  da 
tinent,  il  Lui  agrée  peu  d'entrer  dani  L'unité  catholique, 
et  de  devenir  partie  d'un  tout;  <li<-  préfère  rder 

comme  un  tout  complet]  el  être,  presque  à  elle  seule,  l'hé- 
ritage «lu  Christ,  Le  peuple  chrétien. 

Il  y  s  un  autre  obstacle  :  après  l'idolâtrie  nationale, 
l'idolâtrie  de  l'État.  L'Étal  est  un  dieu  jaloux,  qui  ne 
souffre  pas  volontiers  de  rival.  Ce  qui,  aui  reui  du  pen- 
seur,  l'ait  la  supériorité  de  l'Église  catholique,  ce  qui  la 
rend,  en  quelque  sorte,  libérale  malgré  elle*,  c'est  que, 
par  as  constitution,  slle  mol  une  borne  à  l'omnipotence  d<- 
l'État,  1»'  tyran  prochain  des  modernes.  Cela  seul 

lui  vaudrait  les  défiances  de  l'autocratie,  aussi  bien  qu 

la  démocratie.  \u\  Uarsil  faut  une  Église  qui  tienne  dans 
leur  main,  comme  le  globe  surmonté  de  la  eroix.  L'auto- 
cratie  russe,  en  p  »n  d'une  Église  national. -,  esl  peu 

disposée  à   en   transmettre  la   suprématie  à    une   autorité 

étrangère.  Le  pouvoir  que  les  sièeles  lui  ont  conféré  ^iu- 
le clergé,  il  lui  plairai!  peu  de  l'abandonner  ou  de  le  par- 
tager. Entre  l'autocratie  et  la  papauté,  entre  ce  que  les 
catholiques  ont  appelé  le  césaropapisme  des  tsars  el 
ce  que  les  Husms  nomment  l'autocratie  cosmopolite  des 
papes,  il  y  a  une  antipathie,  pour  ne  pas  dire  :  une  incom- 
patibilité naturelle.  Chacune  des  deux  étend  trop  loin 
droits  pour  ne  pas  sembler  empiéter  sur  l'autre.  Toute 
alliance  entre  la  Russie  et  la  papauté  est  malaisée,  tant 
que  le  pouvoir  autocratique  demeure  intact,  et,  d'un  autre 
côté,  l'initiative  n'en  saurait  guère  être  prise  (pie  par  une 
volonté  omnipotente. 

1.  Voyez  les  Catholiques  libéraux, ÏÉyliseet  le  libéraU$me  :  conclusion 


612  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

La  politique  domine,  en  Orient,  toutes  les  questions 
ecclésiastiques.  Or,  quelle  que  soit  la  nature  du  pouvoir 
civil,  l'État  n'abdiquera  pas  volontiers  son  autorité  sur  le 
clergé.  Une  Église  nationale  autoçéphale  lui  semblera  plus 
docile  qu'une  Eglise  unie  à  Rome.  Il  en  est  de  la  Rou- 
manie, de  la  Serbie,  de  la  Bulgarie,  de  la  Grèce  même, 
comme  de  la  Russie.  Dans  tout  l'Orient,  l'obstacle  à 
l'union  avec  Rome  est  plus  politique  que  religieux.  Il 
est  facile  de  démontrer  à  la  hiérarchie  qu'elle  ne  saurait 
avoir  d'indépendance,  vis-à-vis  du  pouvoir  civil,  qu'en 
renonçant  à  son  indépendance  ecclésiastique.  Pour  se 
tenir  debout  devant  le  tsar  ou  le  roi,  il  lui  faudrait  s'age- 
nouiller devant  le  pape;  mais,  quand  les  clergés  orthodoxes 
seraient  pénétrés  de  cette  alternative,  le  pouvoir  civil, 
autocratique  ou  constitutionnel,  ne  leur  laisserait  pas  tou- 
jours le  choix.  Le  principal  avantage  qu'un  chrétien  trou- 
verait à  l'Union,  l'indépendance  de  l'Église,  devient  un 
inconvénient  pour  les  politiques  qui  préfèrent  tenir  l'É- 
glise dans  la  dépendance.  Si  tant  de  Russes  redoutent 
l'Union,  c'est,  en  grande  partie,  parce  qu'elle  doterait  la 
Russie  de  ce  qui  lui  a  fait  défaut  depuis  des  siècles  :  un 
I  ouvoir  spirituel.  Le  même  sentiment  se  retrouve  chez  les 
petits  Étais  d'Orient:  Bulgares,  Roumains,  Grecs,  ne  répu- 
gneraient pas  Ions  à  se  rapprocher  de  l'Occident  en  faisant 
leur  paix  avec  Rome.  Il  osl  des  heures  où,  pour  enlever, 

à  l'aigle  moscovite  "ne  de  ses  prises  sur  l'Orient,  ils  cou- 
peraient rolontiers  lo  lien  religieux  qui  les  rattaches 

la    Russie.   Ce    qui    les   relient,  e'esl   peul-èlre    moins    les 

LradJlioni  ou  les  préventions  nationales  que  la  crainte  de 
constituer  ches  eux  un  pouvoir  rival  de  l'État,  En  ce  sens, 
ou  pourrait  dire  que  ce  qui  fail  la  forer  de  l'Église  ortho- 
doxe, e'esl  sa  faiblesse.  Peuples  et  gouvernements  lui  gar- 
dent leurs  préférences,  parce  qu'ils  ne  la  redoutent  point. 


CHAPITRE  III 

h,. ii  chrétien*.  —  Le*  Juifs  ;  kor  grand  aeenbie.  [tffferti 
de   la  question   foJv<     I  ouble*  antii  umenl   il- 

pu    toajoon  été  H    MOIWMl    populaire   BDOSatUè.  —   Juif?   russ**  et 
I Mi|<>ii:tis.  l.riirs  m. i-urs .  leur  piété]  la  fk  juive.  —  Situation  légale  des 
Israélite*.  Restriction*  I  leur*  droit*  civile,  ladondktion 
l'intérieur  de    rompire.  loterdictioi   de   loeer  ou  ,1'aei, 
Défoaa*  d'habiter  dana  le*  campagne*   —  I  e*  Juifa  et  k  traTail  iwnfll 
I  m  Juif*  et  le*  profession*  urbaiaea.  Reatrietion*  ton,  haut  |, 
de*  al, nuls.  Limitation  da  nowhrfi  de*  luira  tdmhi  mi  eollagea  et  aux 
universités. —  Conséquences  de  ce*  loii  d'exception.  Cocainent  elle* 
unit  oontra  leur  bot.  L'Ouest  rata*  et  k  parasiticane  joif.  Ai 
l'émancipation  de*  Israélite*  au  point  de  vue  —linnal  al  au  peint  •  '. 
M, >itn, [ne.  —  Le*  musulman*  I  me*  Je  l'Islam  en  1 

et  en  aaie.  situation  I, "i:ile  et  organisation  les  luahum 

Je  l'empire.  I  .a  propagande  orthodoxe  et  k*  anmnlnuni   La  paki 
ru— e  et  i  klam.  —  Le*  bouddhiste*.  Ab\ib4ka*jn**ftt  da  bonddhhui 
Europe.   Commenl  il   m  défend   en   \-      I   - 
chrétienne.  Peu  d'influence  directe  du  bouddhisme  sur  l'esprit  : 


Le  territoire  rosse,  sous  tes  premiers  successeurs  de 
Pierre  le  Grand,  était  encore  interdit  ara  luifs;  la  Bosnie, 
aujourd'hui,  renferme  plus  da  Juifs  qu'encan  aalre  État. 
c'est  un  héritage  da  la  Pologne,  devenue,  sur  la  In  du 
moyen  Age,  1<-  centre  d'Israël.  La  moitié  peut-être  des  Juifs 
du  globe  Boni  Bujela  du  tsar.  Us  sont,  dans  l'empire,  trois  ou 
quatre  millions,  quelques-uns  disent  même  cinq  millions. 
Leur  nombre  réel  est  inconnu;  les  données  des  statistiqui  i 
son!  suspectes.  Il  y  a,  sans  doute  plus  d'Israélites  en  Elu 
que  de  Suisses  en  Suisse,  ou  de  Hollandais  ara  Pays-Bas. 
quatre  millions  de  Juifs  ne  sont  pas  disséminés  >ur  la 
surface  de  l'empire  :  la  proportion  des  Israélites  aux  chré- 
tiens, au  milieu  desquels  ils   habitent,  est   d'autant  plus 


614  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

forte  que  les  fils  d'Abraham  sont  parqués,  pour  la  plupart, 
dans  les  anciennes  provinces  polonaises  et  les  deux  ou 
trois  goubernies  voisines.  Il  y  a  dans  ces  provinces  occi- 
dentales 15,  20,  parfois  25  pour  100  d'Israélites.  Gomme  ils 
vivent  de  préférence  dans  les  villes  et  les  bourgades,  la 
proportion  des  Juifs  aux  non-Juifs  est  encore  plus  élevée 
pour  la  population  urbaine.  En  mainte  ville  de  Pologne, 
de  Lithuanie,  de  Petite-Russie,  les  Juifs  sont  en  majorité. 
Nombre  de  bourgades,  des  villes  môme  de  20,000,  de 
30,000,  de  50,000  habitants,  telles  que  Berdilchef  et  Balla, 
sont  de  sordides  Sions  où  les  chrétiens  sont  perdus  au 
milieu  des  fils  de  Jacob,  rassemblés  de  nouveau  en  corps 
de  nation. 

Les  Juifs  y  étant  plus  nombreux  que  partout  ailleurs,  et 
le  gouvernement  s'étant  étudié  à  les  cantonner  dans  une 
région,  la  question  improprement  appelée  sémitique  devait 
avoir,  en  Russie,  plus  d'acuité  qu'en  aucun  autre  pays. 
Chez  elle,  tout  comme  en  Allemagne,  en  Autriche-Hongrie, 
en  Roumanie, en  Algérie  même,  celte  question  a  plusieurs 
faces;  on  peut  l'envisager  sous  trois  aspects  principaux, 
dont  l'importance  relative  varie  suivant  les  diverses  con- 
trées. C'est,  à  la  fois,  une  question  religieuse,  une  question 
nationale,  une  question  économique  ou  sociale  *.  En  Russie, 
de  môme  que  dans  le  reste  de  l'Europe,  les  antipathies  re- 
ligieuses  sont,  aujourd'hui,  le  moindre  (acteur  de  l'anti- 
sémitisme. Les  mouvements  populaires  contre  les  Israé- 
lites onl  beau  éclater,  d'habitude,  à  rapproche  de  Pâques,  ce 
que  l<-  peuple  bail  dans  le  Juif,  c'est  moins  le  non-chrétien 
que  l'étranger  el  l'exploiteur. 

L'Europe  n'a  pas  oublié  les  émeutes  contre  les  Juifs  qui 
oui  déshonoré  les  premières  années  du  règne  d'Alexan- 
dre III.  Os  svnes  sau\ap's   n'élaienl  pas  une  nouveaulé. 

i.  Celte  question  Israélite  ou  sémitique, aujourd'hui  soulevée  en  tant  de 
i  trop  complexe  pou  que  nom  puissions  l'embrasser  en  quelques 

mptons  j  revenir,  un  jour,  dans  a vrage  consacre"  au 

me  el  ■ le  dei  Joifl  dans  le  monde  moderne. 


LES  JUIFS  :   L'ANTISÉMITISME.  615 

Le  Juif,  depuii  qu'il  habite  les  bords  du  Doiépr  ou  da 
Niémen,  a  exercé  des  métiers  trop  odieux  sa  peuple  pour 
n'avoir  pas  amassé  contre  lui  des  haines  béréditaû 
la  domination  polonaise,  comme  BOUS  la  domination  ri: 
le  Juif  ;i  été  l'instrument  historique  d<-  toutes  les  exactions 
publiques  ou  privées.  Il  était  la  meule  b  >ub  laque! 
noble  ou  l'Étal  broyait  le  peuple.  Encore  aujourd'hui,  en 
Petite-Russie,  1»'  Juif  est  l'agenl  indirecl  du  ti^<-.  Lorsque, 
dans  les  villages,  le  stanovo   rient  vendre  le   bétail  d'un 
contribuable  en  retard,  il  amène  on  Juif.   \  nii- 

menta  séculaires,  contre  le  fermier  des  droits  du  use  ou  du 
seigneur,  se  joignenl  les  rancunes  du  débiteur  Insolvable 
contre  son  créancier  et  les  Jalousies  du  trafiquant  contre 

un  concurrent  plus  habile  ou  plus  heureux,  sani  c pter 

l'Apre  mépris   des    masses  'pour  une  rai  de  loul 

temps  aux  eti  irsions. 

Malgré  tanl  de  ferments  de  haine,  il  ne  semble  i»a^  que 
les  émeutes  antisémitiques  des  débuis  du  règne  d'Alexan- 
dre m  aient  été  une  explosion  toute  spontanée  des  fui 
populaires,  i-  •  soulèvement  contre  les  Juifs  i  été,  en  partie, 
le  contre-coup  de  l'agitation  antisémilique  de  l'Allemaf 

iui,  dans  un  empire,  se  bornait  à  des  articles  de  jour- 
naux  et  à  des  réclames  électorales,  aboutit,  dans  l'autre, 
&  des  violences  contre  les  propriétés  et  I 
presse  russe  avait,  elle  aussi,  entamé  nne  campagne  con- 
tre les  Juifs,  un  de  ces  corps  étrangers  que  les  palri 
moscovites  Bouffirent  de  Bentirdans  les  chairs  de  la  Rosi 

Le  fait  était  d'autant  plus  grave  que  les  attaques  partaient 

de  feuilles  placées  sous  la  dépendance  de  l'administration, 
et,  en  province  du  moins,  soumises  à  la  censure  préalable. 
Celait  quelques  mois  après  la  fin  tragique  d'Alexandre  11  :  la 
Russie,  affolée  el  irritée, cherchait  instinctivement  un  bouc 
émissaire  sur  lequel  elle  fit  retomber  ses  péchés  et  -  - 
colères.  Quelques  jeunes  Israélites  des  deux  sexes  avaient 
participé  aux  conspirations  contre  le  tsar  libérateur.  La 
presse  signala  le  Juif,  «  ce  pelé,  ce  galeux   ,  au  courroux 


616  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

des  populations.  Le  peuple  déchargea  sur  lui,  à  la  fois,  ses 
vengeances  patriotiques  et  ses  rancunes  privées.  L'auto- 
rité, énervée,  hallucinée  par  le  spectre  des  complots,  laissa 
faire  ou  ferma  les  yeux.  On  eût  dit  que  les  hommes  au 
pouvoir,  en  ces  heures  d'angoisse,  étaient  heureux  de 
trouver  une  diversion  aux  inquiétudes  politiques  et  aux 
conspirations  terroristes. 

En  beaucoup  de  villes,  les  émeutes  antisémitiques  eurent 
lieu  à  jour  fixe,  presque  partout  selon  les  mêmes  procédés. 
pour  ne  pas  dire  suivant  le  môme  programme.  Elles  débu- 
taient par  l'arrivée  de  bandes  d'agitateurs  apportés  par  les 
chemins  de  fer.  Souvent  on  avait,  dès  la  veille,  affiché  des 
placards  accusant  les  Juifs  d'être  les  fauteurs  du  nihilisme 
et  les  meurtriers  de  l'empereur  Alexandre  II.  Pour  soule- 
ver les  masses,  les  meneurs  lisaient,  dans  les  rues  ou  dans 
les  cabarets,  des  journaux  antisémitiques  dont  ils  donnaient 
les  articles  comme  des  oukazes  enjoignant  de  battre  et  de 
piller  les  Juifs.  Ils  avaient  soin  d'ajouter  que,  si  les  ouka- 
zes n'avaient  pas  été  publiés,  la  faute  en  était  aux  autori- 
tés, qui  avaient  été  achetées  par  Israël.  C'est  un  hameçon 
auquel  ce  peuple  mord  presque  toujours,  surtout  quand  il 
s'agit  de  satisfaire  ses  convoitises  ou  ses  vengeances.  Et, 
de  fail,  le  bruit  se  répandit  partout  qu'un   ordre  du  tsar 
donnait  trois  jours  pour  piller  les  Juifs.  En  mainte  loca- 
lité, l'incurie  de  la  police  et  l'indifférence  de  l'administra- 
tion, parfois  même  la  passivité  des  troupes  contemplant, 

larme  au   bras,  I'-  sac   du   quartier  Israélite,  étaient   faites 

pour  confirmer  celte  injurieuse  légende  chez  un  peuple  qui, 
selon  la  remarque  de  <î.  Samarine,  n'ajoute  foi  à  l'autorité 

que   lorsque  l'autorité  emploie   la   force  '.  Plus  d'une  fois, 

les  luife  qui  tentèrent  (le  se  défendre  furent  arrêtés  et 
désarmés  .  ceux  qui  osaient  monter  la  .Manie  à  la  porte  de 

leur  maison,  le  revolver  à  la  main,  étaient  poursuis  i->  pour 

port  d'arines  prohibées. A  l'inverse  des  ichinovniks  laïques, 

I.  \..v.  i.  I  hv  mi  .i;.|.   il    |.   v.'i  de  la  -.'  édiu 


LES  JUIFS  :   ÉMEUTES  ANTISÉMITIQOES.  617 

la  plupart  des  membres  du  clergé,  évéquesou  prêtres, or- 
thodoxes ou  catholiques,  s'honorèrent  en  cherchant  à  rete- 
nir les  émeutiers.  Quelques-uns  arrêtèrent  les  pillards  sa 
se  portant  au-devant  d'eux  avec  lès  saintes  imagi  b.  Des 
rahliiiis  on  des  tadigt  IrouTèrenl  un  abri  ions  le  mil 

des  pOp» 

En  nombre  de  \  Mes  et  de  bourgades  «>n  pul  impunément, 
durant  plusieurs  jours,  donner  la  ehasse  aux  Juif-.  tprt  t 
tout,  ils  ont  bien  mérité  une  leçon  .  disaient  à  liante  voix 
certains  fonctionnaires.  A  Kief,  les  autorités  civiles  1 1  mi- 
litaires assistaient  à  la  dévastation  des  maisons  juives 
comme  o  un  Bpectacle;  les  soldats  semblaient  escorter  les 

bandes  d'émeutiers.  Balte,  ville  de  plus  de  10, 

les  Juifs  étaienl  en  grande  majorité,  fut  livrée  au  pill 
durant  trente  heures  consécutives,  comme  nue  place  | 
d'assaut.  Sur  plus  d'un  millier  «le  maisons  appartenant  à 
des  Israélites,  il  n'en  resta  pas  quarante  Intactes.  La,  an 
contraire,  où  l'administration  se  montra  résolue,  le  peuple 
ne  bougea  pas.  Ainsi,  dans  les  gouvernements  du  Nord- 
Ouest,  ceux-là  même  où  les  Juifs  sonl  en  plus  grand  nom- 
bre et  où  ils  auraient  dû  sou  lever  le  plus  de  colère,  pour 
couper  court  à  tonte  velléité  de  désordre  il  suffit  d'une 
déclaration  du  gouverneur  général,  Todleben,  annonçant 
qu'il  ne  tolérerait  aucuns  troubles.  On  Bavait  le  héros  de 
Sébastopol  homme  à   tenir   parole  :  l'antisémitisme 

tint  COi. 

Dans  les  provinces  du  Sud-Ouest,  où  les  luift  sem- 
blaient abandonnés  aux  vengeances  du  peuple,  il  j  eut  oV  - 
scènes  de  désolation.  Les  maisons  qui  n'étaient  pas  mar- 
quées d'une  croix  étaient  envahies  par  la  foule.  Elle  for- 
çait les  portes,  arrachait  les  devantures  îles  boutiques  et 
hàssis  des  croisées;  elle  jetait  les  meubles  par  les  fe- 
nêtres, brisait  la  vaisselle,  déchirait  le  linge  avec  une  joie 
do  détruire  à  la  l'ois  enfantine  et  sauvage.  La  popula*  i 
délectait  à  évenlrer  les  édredons  et  les  lits  de  plume;  BUT 
les  rues  flottait  un  nuage  de  neige  de  duvet.  En  plusieurs 


618  LÀ  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

endroits,  le  plaisir  de  la  destruction  l'emporta,  chez  la 
foule,  sur  ses  instincts  de  rapine.  Des  paysans,  arrivés  de 
leurs  villages  avec  des  chariots  pour  emporter  leur  part 
de  butin,  virent  les  émeuliers  les  repousser  des  logements 
qu'ils  venaient  déménager.  En  certaines  bourgades,  après 
avoir  brise  le  mobilier,  on  démolit  les  maisons,  enlevant 
les  planchers  et  les  toits,  et  ne  laissant  debout  que  les 
murs  en  pierre.  La  fureur  populaire  n'épargnait  ni  les  sy- 
nagogues ni  les  cimetières.  Elle  se  plaisait  à  profaner  les 
tombes  et  à  souiller  les  rouleaux  de  la  Thora.  La  foule 
s'était,  d'abord,  naturellement  portée  sur  les  auberges  et  les 
débits  de  boisson.  Les  tonneaux  étaient  défoncés;  l'cau-de- 
vie  coulait  dans  les  rues;  des  hommes  à  plat  ventre  s'en 
gorgeaient  dans  le  ruisseau.  En  plusieurs  localités,  des 
femmes,  délirantes  de  joie,  ont  fait  boire  de  l'alcool  à  des 
enfants  de  deux  ou  trois  ans,  pour  qu'ils  se  souvinssent 
de  ces  beaux  jours'.  D'autres  mères  amenaient  les  leurs  sur 
les  ruines  des  maisons  juives  en  leur  disant  :  «  Rappelez- 
vous  ce  que  vous  avez  vu  arriver  aux  Juifs  ». 

Les  colères  de  la  foule  s'en  prenaient  plutôt  aux  proprié- 
tés qu'aux  personnes,  comme  si,  en  s'altaquant  à  leurs 
biens,  elle  crût  frapper  les  Juifs  dans  ce  qu'ils  avaient  de 
plus  sensible.  Heaucoup  furent  maltraités;  plusieurs  en 
restèrent  estropiés;  quelques-uns  en  moururent;  presque 
aucun  ne  fut  tué  sur  place;  aucun,  massacré  ou  déchiré.  Ce 
qui,  ailleurs,  chc/  des  Dations  soi-disant  plus  civilisées,  eûf 

semble  impossible,  le  sang  ne  coula  pas.  La  foule  se  moll- 
ira barbare  sans  se  montrer  Féroce.  Il  n'y  eut  pas  de  car- 
.  Boil  douceur  naturelle  «le  ce  peuple  jusqu'en  ses 
rengeances,  soil  crainte  d'outrepasser  l'oukaze  impérial, 
qui  enjoignait  de  piller  el  'le  battre  Les  Juifs,  non  de  les 

lu  r.  An  milieu  mé de  os  scènes  d'horreur,  des  Israé- 
lites ont  lignalé  des  traits  de  la  native  bonté  ci  à  la  l'ois  de 
la  crédulité  du  Busse.  \u  village  d'Oriékhof,  des  paysans 

étaienl  tombés  Chez   une    pauvre   veuve    juive  qui    leur  re- 

présentail  sa  misère  el  leurdemandait  grâce.  Les  moujiks, 


LES  JUIFS  :  ÉMEUTES  ANTISEMITIni  I  619 

n'osant  ht  laisser  indemne,  de  peur  de  désobéir  aux  ordres 
du  tsar,  se  contentèrent  de  lui  briser  ses  \iiivs,  «  afin,  di- 


>> , 


saienl-ils,  de  remplir  leur  devoir 

Si  doux  et  si  docile  que  semble  on  peuple,  ceux  mêmes 
qui  l'ont  déchaîné  ne  aavenl  jamaie  où  B'arrêteronl  ses  fu- 
reurs. L'administration,  après  ses  premières  complaît 

se  mit  à  craindre  que  le  soulèvement  contre  les  trafi- 
quants juifs  ne  s'étendit  A  d'autres  cl  la  nobl< 
;m\  propriétaires,  aux  fonctionnaires.  L'antisémitisme  rls- 
quail  de  dégénérer  en  pur  moufemeni  socialiste.  !-••  parti 
terroriste,  à  l'affût  des  troubles,  cherchail  à  Mrs  d< 
émeutes  par  obéissance  dan»  un  sens  révolutionnaire.  J'ai 
en  sous  les  yeux  nne  circulaire  en  petit-russien,  où  l'on  di- 
sait au  peuple  que  le  Juif  n'était  pas  le  seul  exploiteur,  en 
appelant  son  courroux  sur  la  police  et  les  IchtnovrukB. 

11  était  temps  que  tout    rentrât   dans  l'ordre.    Parmi    les 

patriotes  les  moins  suspects  de  penchant  pour  les  luifs, 
quelques-uns,  tels  que  Katkof,  osèrent  réclamer  pour  eux 
la  protection  de  la  loi.  Le  directeur  de  la 
cou  sentait  que  dans  un  grand  empire  il  n'était  pas  : 
Bible  de  laisser  proscrire  toute  une  race  et  tout  nn  culte. 

L'administration  centrale   se  décida  enfin  à  intervenir,  là  - 

fauteurs  de  troubles  furent  arrêtés,  beaucoup,  il  est  vrai,  pour 
être  bientôt  relâchés.  <>n  laissa  échapper  la  plupart  des  me- 
neurs. Les  peines  infligées  turent  légères,  parfois  dérisoires, 
cela  dans  un  pays  où,  pour  la  moindre  émeute  agraire, 
on  pend  les  paysans,  en  dépit  de  l'abolition  officielle  de  la 
peine  de  mort.  Le  véritable  châtiment  sortit  des  troubles 
même».  Les  luifs  ruinés  ou  momentanément  disparu»,  les 
produits  de  la  campagne,  ne  trouvant  pas  d'acheteurs,  tom- 
bèrent à  vil  prix,  tandis  que  les  denrées  renchérissaient 
dans  les  villes  dont  les  boutiques  avaient  été  démoli 
d'où  les  commerçants  avaient  été  mis  en  tuile. 

Les  Juifs  de  Pologne  et  de  Russie  sont,  pour  la  plupart, 

l.  Roustkii  Evrei,  25  juin  1881. 


620  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

fort  difîérenls  des  Israélites  français.  Les  Juifs  de  l'Alsace 
nous  en  auraient  donné  quelque  idée.  Un  petit  nombre 
seulement  s'est  approprié  la  culture  moderne.  Vivant  en 
masses  compactes,  les  Juifs  de  la  Russie-Blanche,  de  la 
Petite  et  de  la  Nouvelle-Russie  forment  comme  un  peuple 
au  milieu  du  peuple.  Ils  constituent  presque  autant  une 
nationalité  qu'une  religion.  lisse  distinguent  des  chrétiens 
par  toutes  leurs  habitudes.  Ils  ont  leur  costume  national, 
la  longue  houppelande  ou  lévite  bien  connue  de  tous  les 
marchés  du  centre  de  l'Europe.  Ils  ont  leur  langue,  ce  qu'on 
appelle  le  jargon,  sorte  de  patois  allemand  mêlé  de  quel- 
ques mots  hébreux.  Ils  ont  leur  littérature  et  leurs  jour- 
naux, en  russe,  en  allemand,  en  hébreu;  parfois  même 
leurs  théâtres  et  leurs  acteurs. 

Sauf  une  élite  qui  mène  extérieurement  la  vie  des  Gen- 
tils, ces  millions  de  fils  d'Abraham  sont  de  stricts  obser- 
vateurs de  la  loi.  Ils  n'ont  pas  moins  de  religion,  ou  moins 
d'attachement  aux  rites,  que  les  paysans  orthodoxes  ou  ca- 
tholiques au  milieu  desquels  ils  vivent.  Beaucoup,  parmi 
les  plus  pauvres,  occupent  leurs  loisirs  à  l'élude  de  laThora 
el  1I11  Talmud.  En  dehors  de  la  Schule  ou  synagogue,  qu'ils 
fréquentent  assidûment,  Us  ont,  pour  l'élude  ou  la  prière,  de 
sordides  oratoires, nommés minjanim ou  beth-hamidrasch.Au 
lieu  de  sociétés  de  jeux  ou  de  musique,  les  petits  Juifs  des 
\ iilrs  de  l'ouest  fondent  des  sociétés  pour  lire  el  expliquer 
en  commun  les  livres  hébreux.  A  Vilua,  honorée  60  Li- 
tbuanie  du  litre  de  mère  m  Israël  »,on  complail  naguère 
plus  de  vingt  chcvroS'pocriim,  <>u  associations  d'artisans 
Israélites, ayanl  chacune  ses  KUmsen  ou  chapelles.  Les  bou- 
cbersde  Vilna  entretiennent,  en  outre,  waojeschioa,  ou  école 
supérieure  talmudique,  fréquentée  par  une  centaine  de  bo- 
ehurim,  ou  étudiants  en  Talmud.  il  en  est  de  même  à  Var- 

I  Berditchef,  dans  Ions  les  centres  de  la  vie  juive.  Ces 

pieuses  associations  sont  encouragées  par  l'idée,  commune 

aux  Israélites  el  aux  chrétiens,  que  la  prière  à  plusieurs  a 

plui  d'efQcOCité.   <»n  prie  d'ordinaire  par  groupe,  par ////'//- 


LES  JUIFS  :  LA  PIÉTÉ  ET  LA  VIE  JUIVES.  621 

jan,  comptant  au  moins  dix  adultes  mâles,  car  cbea  les 
Juifs,  comme  chez  les  musulmans,  la  religion  ou,  mieux,  la 
dévotion,  sembla  plus  grande  parmi  les  hommes  que  parmi 
les  femmes.  Les  membres  «le  chaque  "">> 
avec  h-s  instrumenta  d<-  la  prière,  les  tephiHm  ou  les  taleth, 
trois  fois  par  jour.  L'été,  les  plus  s  lemblenl  dès 

raurore,  à  deux  ou  trois  heures  du  malin,  pour  la  première 
prière.  Chaque  ehevra  ou  association  a  son  maggid,  son  lec- 
teur, qu'elle  entretienl  à  ses  frais,  n  \  a  un  grand  nombre 
de  ces  docteurs  de  divers  dont 

beaucoup,  comme  parfois  lea  rabbins  eux-mêmes,  vivenl 
au  travail  de  leurs  mains.  Les  rabbins  -  irtis  offi- 

cielles, nommés  on  confirmés  par  l«-  gouvernement,  inspi- 
renl  souvent  peu  d<>  conflance.  Les  Juifs  les  plus  fana- 
liques,  lea  kabbaliatee,  ou  fetasstrfim,  ont,  en  outre,  leurs 
tadig»,  sorte  de  marabouts  Israélites,  qu'ils  entourent  d'une 
vénération  superstitieuse  <-t  que  leur  crédulité  enrichit 
de  ses  dons  '. 

La  vie  juive,  avec  sa  culture  à  part,  issue  de  vii 
clos  d'isolement,  fleurit  ainsi  dans  les  neiges  «lu  Nord,  pro- 
tégée  contre  les  influences  du  dehors  par  les  antipath* 
1rs  iit-i lains  mêmes  des  Gentils.  \  coté  du  moyen  âge  chré- 
tien, et  mieux  préservé  encore,  se  retrouve,  en  Russie,  une 
sorte  d'-  moyen  âge  juif,  tout  imbu  des  traditions  al  des 
coutumes  des  vieux  ghettos.  Cette  vie  tnore  jvdaïeo,  à  la 
façon  des  aïeux  donl  ils  ont  laisi  rorienl 

l'occident,  ces  trois  ou  quatre  millions  d'Israélites  la  mè- 
nent librement,  bous  l'aigle  noire  moscw  île,  comme  autre- 
fois bous  l'aigle  blanche  de  Pologne,  ils  ont  leurs  cimetières 
et  leurs  synagogues  qui  rivalisent  de  grandeur  et  de  ri- 
chesse avec  les  cathédrales  orthodoxes;  ils  ont  leurs  bou- 
cheries pour  la  viande  /cocher;  ils  ont  leurs  bains  pour  se 

1.  NotM  ne  pouvons  parler  ici  des  feoraïm,  ou  Juifs  non  talmudi-tes.  dont 
il  ne  resta   que  quelque!  milliers,  babiUnt   pour  la  plupart  la  Crimée.  !.,•> 
karaùn  >e  distinguent  des  autres   Juifs  par  toutes  leur-    habitudes:  i>- 
beaucoup   mieu\    vus  des  chrétiens  ou  des  musulman-:  il-  -ont  aur-i  niieuv 
traites  par  la  législation  ru 


622  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

purifier,  eux  el  leurs  femmes,  des  impuretés  légales.  Ils 
sont  organisés  en  communautés  autonomes  et  ont  môme 
gardé  le  droit  de  percevoir,  sur  leurs  coreligionnaires,  des 
(axes  spéciales  destinées  à  l'entretien  de  leurs  fondations. 
Leur  culte  est  libre,  comme  est  libre  la  pratique  de  toutes 
les  observances  rituelles.  La  loi  n'y  met  qu'une  restriction 
imposée  à  tous  les  cultes  dissidents  :  ils  ne  peuvent  faire 
de  prosélytes,  ni  s'opposer  au  prosélytisme  des  orthodoxes 
parmi  eux.  En  1887,  à  Varsovie,  un  père  et  une  mère 
étaient  poursuivis  en  justice  pour  avoir  tenté  de  disputer 
à  l'orthodoxie  leur  fille,  Mme  Lysakof.  La  môme  année, 
à  Kharkof,  un  vieux  juif,  nommé  Tichlenstein,  était  arrêté 
pour  avoir  fréquenté  la  synagogue,  après  s'être  laissé  au- 
trefois baptiser.  Il  n'y  a  guère  d'années  sans  quelques  pro- 
cès de  ce  genre.  De  semblables  affaires,  inouïes  ailleurs, 
sont  ordinaires  en  Russie.  C'est  le  droit  commun,  el  les 
tribunaux  appliquent  la  loi  aux  Juifs  comme  aux  protes- 
tants ou  aux  catholiques. 

S'ils  jouissent  de  la  liberté  religieuse  (autant  du  moins 
qu'elle  est  compatible  avec  la  législation  russe),  les  Israé- 
lites sont  loin  de  posséder  la  liberté  et  l'égalité  civiles. 

Les  Juifs,  sujets  du  tsar,  sont  soumis  à  une  législation  spé- 
ciale inspirée  de  défiances  en  partie  religieuses,  en  partie 
nationales  et  économiques.  Cette  législation  fort  compliquée 
embrasse  plus  de  mille  articles  de  lois  dispersés  dans  les 
quinze  volumes  du  Svoé  u*konoft\e  Digeste  russe1.  Ces 
luis,  sans  cesse  remaniées,  forment  un  chaos  presque  inex- 
tricable. Biles  ne  sont  pas  les  mêmes  pour  l'empire  et 
pour  le  royaume  de  Pologne,  où  1rs  Juifs  oui  bénéficié  de 
i.i  tolérance  polonais.-  ci  des  traditions  françaises  du 
grand-duché  de  Varsovie,  aux  lois  viennent  encore  B'ajou* 
ter  des  instructions  ministérielles  el  t\m  circulaires  se- 


i.  Voyai  !'•  Svod  outakontnii  <>  Evreiakk^  SftJnt-Pélertbourg,  i  s  s  : . ,  pu 
M.  i  .  i  afin •.  (  f.  Onbtotki,  SoMMfcoa  Zakonodatohtoo  <>  Evreiakh,  Pour  lu 
n  i     i  rmélitei  ktio!  la  domioition  rutM,  vovm  Happe,  Verfanwig 
FofoM,  mu   p  r.H. 


LES  JUIFS  :   LEUR  SITUATION  LÉGALE.  623 

crêtes  qui  les  complètent  <d  les  modifient,  tantôt  tes 
adoucissant,  tantôt  les  aggravant.  Voilé  plus  «l'un  siècle 
que  le  partage  de  la  Pologne  i  posé  à  ts  Russie  cette 
question  juive,  et  la  Russie  n'a  pas  encore  su  la  résoudre. 
L'incohérence  de  la  législation  actuelle  est  reconnue  de 
tous; chaque  règne  en  promet  la  refonte  :  âJexandrc  lit. 
après  Alexandre  II,  avait  confié  l'étude  de  oette  n 
une  commission  cfui  a  siégé,  des  années,  muis  la  présidence 
du  comte Pahlen. On  s  aunon  la  lin  <1<-  ses  tra- 

vaux; puissent-ils  ne  pas  se  borner  I  ramoncellemenl 
d'une  montagne  de  matériaux  et  donner  à  la  question  mi** 
solution  digne  <iu  grand  empire  1 

Les  Juifs  sont  aujourd'hui  traités  en  étrangers,  ou,  plus 
tentent,  ils  sont  Imités  en  regnicolea  quant  aux  obli 
gâtions,  en  étrangers  qnanl  sus  droits.  Ce   prinein 
beau  n'être  pas  énoncé  dans  la  législation,  1«-  législa- 
teur  s'en  «si   constamment  inspiré.  La  loi  astreint  les 
Juifs  à  toutes  les  charges  des  nationaux,  Impôts  ,-t  service 
militaire  compris;  elle  leur  refuse  la  plénitude  d< 
civils. 

Les  plus  élémentaires  de  toutes  les  libertés ,  celle  du 
domicile,  celle  d'aller  et  de  venir,  n'existent  pas  pour  le 
Juif.  Il  n'est  pas  maître  d'habiter  où  il  veut  :  le  droit  A 
aider  ou  de  royager  dans  toutes  les  parties  de  rem] 
droit  garanti  par  la  loi  à  tous  les  autres  sujets  du  tsar,  la 
loi  le  dénie  sus  quatre  millions  d'Israélites,  il  j  s  ans  ré- 
gion ouverte  aux  J  n î t-  :  l'ancienne  Pologne  avec  quelques 
ijoubcntu*  attenantes  de  ta  Petite  et  de  la  Nouvelle-Rut 

C'est  là  comme  un  vaste  ghetto  OÙ  les  Israélites  sont  rigou- 

reusement  cantonnés.  Le  reste  de  l'empire,  c'est-à-dire  toute 
la  Grande-Russie,  toute  l'ancienne  Moscovie,  presque  toutes 
les  possessions  russes  d'Europe  et  d'Asie,  leur  demeure 
ternie.  11  n'\  a  d'exception  que  pour  quelques  privilégiés, 
qui  forment  une  intime  minorité.  En  confinant  le  Juif  dans 
les  anciennes  provinces  polonaises,  là  où  ils  l'avaient 
trouvé  déjà  installé,  les  tsars  semblent  avoir  voulu  pré- 


624  LA  RUSSIE   ET  LES  RUSSES. 

server  la  sainte  Russie  de  la  lèpre  Israélite.  Considérant  le 

Juif  comme  une  peste,  on  l'a  enfermé  dans  les  provinces 
occidentales  comme  dans  un  lazaret. 

En  dedans  même  du  cercle  où  ils  sont  cantonnés,  il  y  a  des 
contrées  ou  des  villes  que  les  Juifs  ne  peuvent  habiter. 
C'est  ainsi  que,  depuis  1858,  il  leur  est  défendu  de  résider 
ù  moins  de  50  verstes  des  frontières  de  l'Autriche  ou  de 
la  Prusse.  Celte  interdiction,  suggérée  par  la  crainte  de 
la  contrebande,  n'a  pu  longtemps  être  maintenue  dans  la 
pratique,  mais  elle  existe  toujours  en  droit,  et  parfois  la 
loi  est  appliquée  avec  une  rigueur  d'autant  plus  cruelle 
que  les  dispositions  en  semblaient  tombées  en  désuétude. 
Il  est  des  pays  où,  après  avoir  laissé  les  Juifs  s'établir  dans 
cette  bande  frontière,  on  les  en  a  brusquement  bannis  par 
ordonnance  administrative.  Ainsi  en  Yolhynie,  en  1881  : 
l'expulsion  ruinait  des  milliers  de  familles;  elle  ne  fut  pas 
complète.  Les  pauvres  furent  impitoyablement  chassés; 
les  riches  se  rachetèrent.  11  en  est  naturellement  des 
Juifs  comme  naguère  des  raskolnilcs  :  les  mesures  d'excep- 
tion en  ont  fait  les  tributaires  de  la  police.  Israël  est,  pour 
VûtpravnUc  ou  le  slcuwvoï.  une  proie  sans  défense.  Les  lois 
restrû  lives  forment  un  réseau  inextricable,  aux  mailles  si 
serrées  ,111c  le  Juif  qui  en  est  enveloppé  ne  peut  guère  se 
mouvoir  sans  en  déchirer  une.  Le  plus  habile  n'est  jamais 
sûr  d'être  en  règle  avec  la  loi;  la  police  a  toujours  bains 

mit  lui.  Cela  esl  si  \rai  qu'un  des   obstacles  à  l'émancipa- 
tion dei  Israélites  est  l'intérêt  des  tchinovniks  <•!  de  toute 

l'administration  à  les  tenir  ainsi  dans  le  lilel  de  la  loi. 

Au  cœur  même  de  la  région  assignée  aux  Sémites,  la  mé- 
tropole de  la  Russie  occidentale,  Kief,  la  trille  sainte  du  Dnié- 
revendiquais  privilège  d'être  fermée  à  «ces  chiens  de 
Juifs  .11  u'\  a  que  les  Israélites  de  certaines  catégories  qui 
puissent  5  résider  :  encore  ne  doivent-ils  habiter  qu'un  fau- 
bourg, i-'  icontroversea  légales  suscitées  par  la  présence  des 
Juifs  à  Kief  rempliraienl  plusieurs  volumes,  il  >  a  quelques 
années,  durant  un  de  mes  voyagea  en  ttussie.  un  banquier 


LES  JUIFS  :  RESTRICTIONS  A   LEURS  DROITS  CIVILS.  625 

d'Odessa  élait  descendu  dans  an  des  premiers  hôtels  •!-• 
Kief.  Au  vu  de  sou  passeport  portanl  la  mention  :  fo 

et),  mention  obligatoire  pour    tout    Israélite,   l'hôte- 
lier mit  à  la  porte  le  nouvel  arrivé.  Chaque  année,  k; 
glorifie  de  l'expulaion  de  plusieurs  de  oea  eontempleui 
la  foi. 

Ces  lois  Bur  le  domicile  des  Juifs  aboutissent  aux  ano- 
malies les  plus  choquanlea.  Elles  placent  lea  Israélites  au- 
dessous  des  criminels,  h  qui  certaines  villes,  lea  capitales 
notamment,  ne  ><>nt  interdites,  à  l'expiration  de  leur  p 
que  pour  un  temps  donné.  Parmi  ces  parias  de  l  empire 
il  eu  est  bien  quelques-uns  que  l<-  législateur  admel 
sider  <laus  les  provinces  «l«'  l'intérietu  at,  d'un  i 

les  Juifs  en  possession  d<  -  universitaires;  'le  l'an- 

tre, les  marchanda  de  première  guilde,  autrement  dit  les 
négociants  qui  payenl  une  patente  élevée.  La  même  fa- 
veur eal  accordée  par  la  loi  aux  artisans  inscrits  dans  un 
corps  ii«-  métier,  mais  cela  seulement  pour  un  séjour  len> 
poraire.  Aussi,  fort  peu  en  proûtenWls,  car  lia  n'< 
B'établir  dans  dea  villes  où  ils  r.-^t.nt  toujours  aoua  !<- 
coup  d'une  expulsion.  Uo  arliate  ou  un  savant  israélil 
pourvu  «le  diplôme  ne  peut,  légalement,  habiter  les  capi- 
tales. A  prendre  la  loi  au  pied  de  la  lettre,  le  plus  grand 
sculpteur  de  la  Russie,  Antokolsky,  correspondant  «I'' 
noire  Institut,  n'a  pas  le  droit  de  rivre  a  Pétersboi 

11  est  naturel  que  les  laraélites  cherchent  à  franchir 
l'espèce  (!<■  cordon  légal  derrière  lequel  nu  prétend  les  re- 
léguer. Cela  les  oblige  parfois  ourir  aux  expédients 
lf-  plus  bizarres.  Bn  voici  deux  exemples,  lu  jeune 
homme,  qui  tenait  de  son  litre  <le  docteur  le  droit  «le  libre 

résidence,  fut  réduit,  pour  garder  ses  \  ieux  parents  près  de 

lui  à  Pétersbourg,  A  taire  inscrire  son  père  comme  ><>n 

valet  et  sa  mère  comme  sa  cuisinière,  lue  jeune  lill»'  ve- 

.nue  à  Moscou  pour  apprendre  la  sténographie   n'avait 

trouvé  qu'un  moyen  de  ne  pas  être  renvoyée  par  la  police, 

c'était  de  prendre  une  carte  de  Bile  publique,  car  les  pro- 

iii.  io 


626  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

slituées  sont  les  seules  Juives  qui  jouissent  de  la  faculté 
d'habiter  où  il  leur  plaît.  Cette  jeune  fille,  ayant  été  sou- 
mise à  un  examen  médical,  fut  expulsée  comme  n'exer- 
çant pas,  effectivement,  la  profession  qui  lui  permettait  le 
séjour  des  capitales.  A  combien  d'abus  prêtent  de  pareils 
règlements,  on  le  devine.  En  Russie,  les  rigueurs  de  la 
législation  ont,  heureusement,  pour  correctif  la  vénalité 
de  l'administration.  L'arbitraire  tempère  les  sévérités  du 
code.  Pour  l'exécution  des  mesures  ordonnées  contre  eux, 
la  police  sait  octroyer  aux  intéressés  des  délais  indéfini- 
ment renouvelables.  L'application  des  lois  varie  suivant 
les  époques  et  les  régions;  tantôt  la  connivence  intéressée 
de  l'administration  laisse  le  riche  les  tourner,  tantôt  des 
circulaires  ministérielles  en  enjoignent  la  stricte  exécu- 
tion. Sous  le  règne  d'Alexandre  III,  après  les  troubles  anti- 
sémitiques, des  milliers  de  Juifs  ont  été  brusquement 
chassés  de  localités  où  l'on  tolérait  naguère  leur  présence, 
ainsi  à  kief,  à  Orel,  à  Moscou  même. 

Dans  l'étroite  région  où  ils  sont  internés,  les  Juifs  jouis- 
sent-ils au  moins  des  mêmes  droits  que  les  autres  sujets 
du  tsar?  Nullement.  Ils  sont  privés  de  plusieurs  droits 
essentiels.  Ces  provinces  occidentales  où  ils  sont  contraints 
d'habiter,  il  leur  est  interdit  d\  acheter  des  terres.  Cette 
prohibition  a  été  édictée,  ou  rétablie,  en  1864.  Quelques- 
un-  avaient  profité  de  l'émancipation  des  serfs  pour  se 
rendre  acquéreurs  de  biens  ronciers.  On  s'en  émut,  et  on 
leur  défendit  d'acquérir  des  immeubles  ruraux.  Beaucoup 
louaient  des  propriétés  à  long  bail  qu'ils  exploitaient  à 

leur  Compte  ou  sous-louaient  à  des  paySAOS.  «'.elle  faculté 

leur  b  été  enlevée  par  ■■  le  règlement  provisoire  «  de  1884. 
il  leur  est  Interdit  d'affermer  des  terres,  aussi  bien  que 
d'en  acheter,  «-n  dehors  des  \iii<'s;  ils  ne  peuvent  pas  plus 
•  ire  régisseurs  que  fermiers.  On  prétend  «pie, dans  leur  pas* 
sion  pour  le  gain,  les  fermiers  juifs  épuisent  !<■  sol  ;  mais,  à 
i  i  n  i.  \en koutaki  et  les  marchands  de  la  Grande-Rus- 
h  ae  leur  cèdent  en  rieni  Certes,  !<■  Juif  ménagerai!  da 


LES  JUIFS  :  INTERDICTION   D'ACHETER  DES  TERB 

rantage  le  fonda  >'il  était  propriétaire.  Aujourd'hui,  il  peut 
prêter  aux  fermier» ou  aui  pa  um  toutefois  pouvoir 

prendre  hypothèque,  oe  qui  l'oblige  à  prêtera  plus  . 
intérêts:  il  peut  acheter  les  récoltée,  spéculer  sur  I-  -  blés, 
il  n'a  pas  le  droit  de  faire  valoir.  De  par  la  loi,  il  ne  peut 
être  qu'un  courtier;  et,  «le  l'ait,  l'on  sait  que.  dans  ces  cam- 
pagnes de  l'Ouest,  toutes  les  transactioni  se  font  par  les 

Juifs. 

Les  Juifs,  dii-ui).  ne  labourent  i  i.  En  leur  inter- 

disant l'acquisition  de  la  terre,  le  législateur  n'a  qu'un 
but,  les  empêcher  de  dépouiller  la  noblesse  et  le  pa] 
Le  Juif,  il  est  \  rai,  n'est  pas  cultivateur.  Cent  même  la  une 
d«s  principales  difficultés  de  la  question  sémitique  dans 
l'est  de  l'Europe,  où,  la  rie  urbaine  étant  peu  dévelo] 
encore,  l'agriculture  est  la  grande  ressource  de  la  popula- 
tion. Pourquoi  le  Juif  a-t-il,  depuis  d<  i,  abandonné 
narras?  Toute  son  histoire  l'explique.  Voilà  bientôt 
deui  mille  ans  qu'il  ■  été  déraciné  du  sol.  Les  lois  mêmes 
l'ont,  durant  tout  le  moyen  âge,  emprisonné  dans  lesghettoe 
des  villes.  <>r  l'on  sait  que  les  populations  urbaines  n< 

tournent  jamais  aux  tra\  au\  des  champs.  Nulle  part  le  «ita- 

din  ne  s'est  refait  paysan.  Cest  là  une  loi  historique.  L< 
Juif,  à  cet  égard,  ne  se  distingue  pas  des  autres  races.  Le 
dur  labeur  de  la  glèbe  est  de  ceux  auxquels  l'homme  ne 
m  remet  plus,  une  fois  qu'il  l'a  quitté.  Le  Juif  n'en  aurait 
même  pas  toujours  la  force  physique.  L'énergie  muscu- 
laire a  été  affaiblie  Chez  lui;  la  rie  urbaine,  la  claustration 
du  ghetto,  la  pauvreté  héréditaire  l'ont  débilité  depuis  des 
générations.  Les  statistiques  militaires  de  la  Russie  en 
font  foi  :  ses  conseils  de  revision  sont  contraints  d'exempter 
proportionnellement  plus  de  Juifs  que  de  Russes  OU  de 
IN  douais.  Un  grand  nombre  des  conscrits  Israélites  n'ont 
pas  la  taille,  ou  n'ont  pas  la  largeur  de  poitrine  réglemen- 
taire. La  race  a  été.  trop  longtemps,  en  proie  à  la  mis 
physiologique,  suite  inévitable  de  ta  misère  économique. 
Le  plus  grand  ser\ieeque  l'on  pût  rendre  aux  Juifs  du 


628  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

centre  et  de  l'est  de  l'Europe  serait  d'en  ramener  une  par- 
tie au  labour  de  la  terre.  La  question  sémitique  serait,  par 
là,  à  demi  résolue.  Cette  transformation  du  Juif  en  cultiva- 
teur, tentée  ailleurs  par  les  Israélites  eux-mêmes,  le  gou- 
vernement russe  l'a  entreprise  d'autorité,  vers  1810  et  1840. 
Alexandre  Ier,  Nicolas  surtout,  ont  fondé,  sur  plusieurs 
points,  des  colonies  agricoles  d'Israélites.  La  plupart  n'ont 
guère  prospéré.  Il  est  vrai  qu'on  ne  pouvait  beaucoup 
attendre  de  colonies  administratives  étroitement  régle- 
mentées, où  l'agriculture  était  enseignée,  à  coups  de  fouet, 
par  d'anciens  sous-ofliciers. 

L'interdiction  de  posséder  des  terres  n'est  pas  le  moyen 
d'amener  les  Israélites  au  travail  des  champs.  La  défense 
d'habiter  les  campagnes  l'est  encore  moins.  C'est  pourtant 
ce  que  la  Russie  leur  a  plusieurs  fois  interdit,  ce  que  le 
règlement  «  provisoire  »  édicté  par  Alexandre  III  en  1882 
leur  a,  de  nouveau,  défendu.  Depuis  1882  ils  ne  peuvent 
plus  s'établir  en  dehors  des  villes  et  des  bourgades.  Ces! 
là  ce  qu'ont  imaginé  les  conseillers  du  tsar  pour  prévenir 
le  retour  des  émeutes  anlisémiliques,  comme  si  ce  n'était 
pas  des  \illcs  qu'était  parti  le  signal  de  la  chasse  aux  Juifs. 
Toutes  ces  mesures  contre  les  Israélites  sont  à  double 
tranchant  :  elles  blessent  le  chrétien,  qu'elles  prétendent 
protéger,  en  même  lemps  que  le  Juif,  qu'elles  veulent  frap- 
per. Kn  mainte  contrée,  le  prix  de  \enteoii  de  loyer  des 
terres  en  a  été  sensiblement  abaissé,  tandis  que  le  crédit 
au\  cultivateurs  ru  était  renchéri. 

si  l'Étal  cherche  à  fermer  aux  Juifs  les  campagnes  et 
l'exploitation  rurale,  il  doit  s'efforcer  de  les  retenir  à  la 
ville  «'ii  leur  ouvrant  tous  les  métiers  urbains  et  toutes  les 
professions  bourgeoises.  Non  point  ;  Bur  ce  champ  restreint 
tour  activité  se  heurte  encore  à  des  lois  d'exception,  à  des 
lomeoti  ministériels,  à  <\<--  circulaires  Becrètea  aux 
emplois  de  l'État,  les  Israélites  u'onl  guère  à  penser;  la  loi 
les  déclare   incapables  d<-  toute  Ponction  publique,  sauf 


LES  JUIFS  :  RESTRICTIONS  A  LEUR  ACTIVITÉ. 
quelques  rares  exceptions.  Ils    peuvent,  par  exemple,  en- 
trer au  service  do  l'Étal  comme  ingénieurs;  mais,  en  fait, 
presque  au. -un  Juif  judalsanl  n\   parvient.   Pour  avoir 
quelque  ebanee  d'être  admis,  il  leur  faut  commencer  par 
se  faire  baptiser.  IN  peuvent  encore  Mre  médecins  mili- 
taires; mais  les  règlements  ont  eu  soin  de  décider  que  les 
Juifs  le'  sauraient  occuper  plus  de  5  pour  tOO  des  p  nies 
de  ce  genre.  Quant  aux  fondions  électives,  rétribuées  ou 
gratuites,  la  loi  les  écarta  de  presque  i  »ut. 
peul  être  maire  d'une  fille  ou  onctan  'l'un  rtlla 
m-  peuvent  jamais  former  qu'on  dixième  <lu  jars  et  un 
tiers  «les  conseils  municipaux,  même  dans  les  rillea  >>ii  ils 
sont  en  majorité. 

Les  restrictions  légales  ou  administratives  !  wi- 

vent  jusque  dans  les  carrières  privées.  On  les  a  ainsi 
(ait  expulser  de  i^b  1^  services  des  chemins  de  1er  du 
Sud-Ouest,  Do  trait  montre  de  quel  les  autorités 

entendent  les  droits  accordés  aux  Israélites.  La  loi  recon- 
naît aUX  Juifs  pOUrVUS  du  diplôme  de  pharin  lloit 

«le  résider  dans  i  iuI  l'empire;  l'administration  di 

bourg  n'eu  a  pas  moins  fermé  les  pharmacies  tenues  par 

des  Juifs.  Elle  a  décidé  (pie  le  droit  d'habiter  la  capitale 
ne  donnait  pas  au  pharmacien  celui  d'j  ouvrir  une  phar- 
macie. Gela  est  conforme  à  la  jurisprudence  habituelle  SU 
pareille    matière.    Vis-à-vis    des  Juifs,    l'on   s'inspin-   de 

maximes  contraires  au  principe  de  toute  législation  :  l'on 

Considère  que   tout    ce  qui  ne  leur  est   pas   formellement 

permis  leur  est  défendu. 

Autre  exemple  des  restrictions  imposées  à  leur  activité. 
La  loi  garantit  aux  marchands  .le  première  guildc  le  libre 
séjour  dans  tout  l'empire  :  elle  les  assimile  au\  négociants 
ih1  sang  russe.  L'administration  ne  leur  en  interdit  pas 
moins  tel  ou  tel  commerce,  telle  OU  telle  industrie.  < 
ainsi  qu'elle  leur  a  défendu  le  commerce  des  boisson- 
l'industrie  de  la  distillerie  en  dehors  de  la  zone  d'habita- 
tion des  Juifs.  In  grand  nombre  d'Israélites  de  l'Ouest  sont 


630  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

aubergistes,  cabaretiers:  ce  métier  dont  des  milliers  de 
familles  vivent  depuis  des  siècles,  il  a  été  question,  sous 
Alexandre  III,  de  le  leur  interdire  absolument,  môme  dans 
la  région  où  ils  sont  libres  d'habiter.  Si  cette  prohibition 
n'a  pas  été  prononcée,  on  est  parfois  arrivé,  indirectement, 
au  môme  but,  par  des  règlements  sur  les  cabarets.  On 
reproche  au  cabareticr  juif  d'encourager  l'ivrognerie;  mais 
cela  est  le  fait  du  cabaretieret  non  du  juif.  Les  statistiques 
montrent  que  les  provinces  de  l'empire  où  l'on  consomme 
le  plus  d'alcool  et  où  l'alcoolisme  fait  le  plus  de  victimes 
sont  de  celles  où  il  n'y  a  pas  de  Juifs. 

Une  ancienne  loi  d'Alexis  Mikhaïlovitch,  confirmée, 
en  1835,  par  l'empereur  Nicolas,  défendait  aux  Juifs  d'avoir 
a  leur  service  des  chrétiens.  Pour  ce  crime  le  code  édiclail, 
jusqu'en  1865,  la  peine  de  mort.  Cette  loi,  inspirée  par  des 
considérations  religieuses,  n'était  d'ordinaire  appliquée 
qu'aux  domestiques.  On  autorisait  les  négociants  juifs  à 
employer  des  chrétiens  pour  leurs  affaires.  Malgré  cela.  Les 
autorités  ont,  encore  sous  Alexandre  III,  fait  parfois  défense 
aux  Juifs  d'occuper  des  chrétiens  dans  leurs  établissements 
OU  leurs  fabriques.  Celait  leur  rendre  impossible  toule 
industrie.  C'était  aussi  priver  de  pain  les  chrétiens  cm- 
ployéfl  par  les  Israélites.  Pareille  mesure  ne  pouvait  durer. 
L'application  de  la  loi  surannée  du  père  de  Pierre  le  Grand 
.i  été  suspendue  <m  IBHS.  Un  Juif  peut»  aujourd'hui,  avoir 
des  serviteurs  chrétiens,  il  est  seulemenl  tenu  cela  à  bon 
droil  de  les  laisser  accomplir  librement  leurs  devoirsreli- 
u\. 

i-.n  revanche,  une  restriction  nouvelle, plus  pénible  peut- 
est  ?©nue  récemment  s'abattre  sur  les  Russes  du  culte 
mosaïque*  Le  gouvernement  <!«•  l'empereur  Alexandre  ni  a 
entrepris  de  Limiter  le  nombre  des  Israélites  admis  dans 
i,  i  colli  gea  et  les  universités.  Quoi  de  plus  propre  cepen- 
dant A  rapprocher  les  iuifi  des  autres  classes  de  la  popula- 
tion qu'une  éducation  commune!  Quoi  de  mieux  fait  pour 
dépouiller  de  leurs  préjugés  traditionnels  et  Les  arra- 


LES  JUIFSIDE  I.i:CR  ADMISSION  AUX   UNIVERSITÉS.   631 

cher  à  leur  exclusivisme  talmudique  que  l'enseignement 
classique  et  tes  études  universitah  nia  l'on  est  porté 

à  louer  ehea  d'autrea  races,  le  goût  de  l'instruction 
change  en  crime  pour  lei  ftls  de  laeob.  Km  Russie,  comme 
en  Allemagne,  on  leur  reproche  leur  empressement  à  l'in- 
struire, sans  avouer  qu'on  Jalouse  leurs  Buccès  dans  l'hum- 
ble arène  des  luttes  scolaires.  Le  Rail  sel  que,  en 
villes,  les  gj  mnaaes  des  deui  saies  étaient  «-n\  a!n>  pat  les 
Sémites.  A  Odessa,  de  i« »ui  l'empire  It  fille  ou  les  Juifii 
sonl  le  plus  prospères,  il  j  avait  dans  l< 
jusqu'à  m  et  70  pour  100  de  Juifs,  i  reniement  ;i 

résola  de  mettre  fin  inéale.  Le  ministère  de  l'in- 

struction publique  semble  avoir  \  a  le  na  péril  pour  la  cul- 
ture nationale*  n  a  été  ordonné,  en  1887.  que  dorénavant 
aneun  gymnase  ne  saurait  recevoir  pins  de  lOponrioo 
d'élèves  Israélites,  même  dans  les  district!  et  !<•«»  ailles ot 
les  Juiiv  forment  15  ou  80  pour  100  de  la  population.  Dans 
les  collèges  de  l'intérieur  de  l'empire,  le  nombre  d< 
du  culte  mosaïque  ne  saurait  dépasser  ■  pour  I 
ceux  des  deua  capitales  il  i  »  lé  abaissé  É  3  pour  î 
J.a  mesure  pris.-  pour  l'enseignement  secondai! 
étendue  aux  universités.  Le  tant  pour  LO0  des  Israélites 
autorisés  a  étudier  le  droit,  la  médecine,  les 
•'•lé  réduit  à  un  chiffre  dérisoire.  Bn  1887,  par  exemple, 
75  jeunes  gens  s'étaient  fait  inaerireè  l'université  de  Dor- 
pat;  7  ont  été  admis.  Que  de  sonffrances   ri  de   coli 
parmi  ces  étudiants  qui  se  voient,  ainsi,  fermer  1<  b  portes 
du  haut  snseignement  et  barrer  1 
libérales  que  la  loi  proclame  leur  être  librement  ouvert 
On  l'est  plaint  que  parmi  les  volontaires  du  nihilisme  il 
s'était  rencontré  des  Israélites  des  deux  sexes.  Soot-cc  de 
pareils  procédés  qui  leur  feront  aimer  la  Russie  et  le  ta 
En  vérité,  les  fauteurs  de  la  révolution  auraient  des  com- 
plices dans  les  conseils  du  souverain,  qu'ils  ne  sauraient 
lui  aoufflerde  meilleure  mesure  pour  renforcerleprolélariat 
intellectuel  où  se  recrutent  leurs  adhérents.  Il  ne  faut  pas 


632  LA    RUSSIE   ET  LES  LUSSES. 

oublier  que  de  pareilles  restrictions  sont  plus  vexaloires 
pour  un  Juif  qu'elles  ne  le  seraient  pour  tout  autre;  car, 
d'après  la  loi  russe,  lui  refuser  un  diplôme  universitaire, 
c'est  lui  refuser  le  droit  de  libre  habitation  dans  les  capi- 
tales et  dans  l'empire. 

Toute  cette  législation  spéciale  va,  manifestement,  à  ren- 
contre de  son  but.  Elle  tend  à  fomenter  chez  les  Juifs  les 
défauts  qu'on  est  le  mieux  fondé  à  leur  reprocher.  Elle 
travaille  à  les  rejeter  sur  eux-mêmes,  à  les  isoler  des 
autres  races,  à  en  faire  un  peuple  à  part  au  milieu  de  la 
nation.  Quelles  sont  les  accusations  le  plus  souvent  et 
le  plus  justement  lancées  contre  les  Juifs?  Elles  se  ramè- 
nent à  deux  chefs  principaux,  l'un  national,  l'autre  éco- 
nomique. On  reproche  aux  Juifs  leur  exclusivisme,  leur 
penchant  à  se  tenir  séparés  des  peuples  au  milieu  desquels 
ils  habitent,  à  former,  à  travers  les  âges  et  les  diverses 
civilisations,  une  tribu  ayant  ses  coutumes,  ses  lois,  ses 
intérêts  propres. 

Le  reproche  peut  être  souvent  mérité,  au  moins  pour  les 
Juifs  d'Orient;  mais  les  barrières  légales  élevées  entre 
eux  et  les  chrétiens,  les  efforts  pour  les  cantonner  en 
certaines  provinces,  en  certains  métiers,  en  certaines 
écoles,  les  règlements  pour  les  éloigner  de  la  haute  cul- 
lure,  tout  cela  ne  seml>le-t-il  pas  imaginé  pour  les  main- 
tenir dans  leur  isoloment  el  les  enfoncer  dans  leurs  pré- 
jugés lalmiidiques,  pour  alimenter  leurs  rancunes  contre 
Ici  Goïm,  el  ne  leur  laisser  d'autre  sentiment  national  «pie 
celui  du  Juif,  d'autre  patrie  qu'Israël,  <mi  leur  kohalt 

On  icui  l'ait  un  crime  de  leur  solidarité,  de  leur  tendance 
former  en  corporation  sous  l'autorité  «le  leurs  chefs 
ou  de  leur  kafuUf  clandestine ni  restauré  pour  l'exploi- 
tation dei  chrétiens*  On  oublie  que  celle  organisation  corpo- 
rative, on  la  leur  a  imposée  durant  des  Btècles;  qu'elle 
étail  de  règle  partout  avant  la  Révolution;  qu'elle  a  été 
rendue  plus  étroite  par  les  persécutions  ou  le  mauvais 


LES  JUIFS  :  CONSÉQUENCES  DB6  LOB  D'EXCEPTION.  633 

vouloir  de  la  société  environnante;  que,  en  Russie  même, 
comme  partout  au  moyen  Age,  elle  i  été  l < > 1 1  - 1 . ■  m j > >  main- 
tenue par  l'Étal  dans  un  intérêt  fiscal  :  qui-,  de  Catherine  il 
à  Nicolas,  les  lois  russes  assujettissaient  les  Juifs  au  joug 
de  leurs  communautés;  qu'on  a?ait  été  jusqu'à  donner 
aui  ooosistoires  israélites  le  droit  de  désigner  les  Juifs 
astreints  au  service  militaire;  que,  aujourd'hui  même, 
après  l'abolition  officielle  du  fcaAof,  lea  communautés  juives 
continuent  à  percevoir,  pour  leurs  besoins,  des  taxes  obli- 
gatoires, appelées  taxes  de  corbeille  (koroboleh  tyia  .  Pour 
qu'ils  cessassent  d'adhérer  ainsi  fortement  les  ans  soi 
autres  et  en  quelque  aorte  d<-  liaire  masse,  il  faudrait  au 
moins  que  la  loi  ne  les  y  contraigntl  point  en  les  Isolant 
«les  chrétiens. 

l»c  même  au  point  do  vue  économique.  Restreindre  l< 
lement  l'activité  des  Israélites,  les  écarter  des  carri 
libérales  ou  scientifiques,  leur  ferm<  oatiquemenl 

loua  les  débouchés  intellectuels,  c'est  les  condamner  aux 
métiers  qu'on  leur  reproche  «I»'  pi  qu'on  loi 

d'accaparer,  après  les  3  avoir  enfermés.  On  se  plaint  qu'ils 
soient  presque  tous  marchanda,  courtiers,  cb  col- 

porteurs, usuriers,  eabaretiers,  ci  l'on  repoui  leur 

boutique  ou  leur  comptoir  tous  ceux  qui  osent  essayer 
d'en  sortir.  (>u  répète  que  les  Juifs  q«  sont  «[in'  des  para- 
sites, et  l'on  s'applique  à  les  emprisonner  dan  Ces- 
sions traitées  de  parasitai] 

Le  Juif,  aftirme-t-ou,  a  en  aversion  tout  travail  productif; 

c'est  essentiellement  an  exploiteur  vivant  <-t  s'eniienissanl 

du  labeur  d'autrui.  Cela  encore  peut  être  vrai,  au  inoins 
en  un  sens.  Le  Juif  n'est,  le  plus  souvent,  qu'un  intermé- 
diaire entre  lf  producteur  et  1«'  consommateur,  et  moins  il 
\  a  d<>  ces  intermédiaires,  mieux  il  vaut  pour  une  société. 
.Mais  doit-on,  pour  cela,  poser  en  principe  que  tout  mar- 
chand, tout  négociant,  tout  intermédiaire  est  un  parasite? 
Il  si  cela  est  vrai  du  Juif  ou  du  Sémite,  connu  ml  a 
serait-ce  pas  également  du  chrétien  ou  de  l'an  en  !  Ne  sait-on 


634  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

point  que  la  circulation  est  une  fonction  essentielle  du 
corps  social,  comme  de  tout  corps  vivant? 

Le  Juif,  dit-on,  cherche,  par  tous  les  moyens,  à  s'éman- 
ciper du  travail  manuel.  Cela  encore  est  vrai;  mais  cela 
est-il  propre  au  Sémite?  Il  n'a  guère  fait,  en  réalité,  que 
prendre  les  devants  sur  nous.  En  combien  de  pa\  s  du  inonde 
civilisé  ne  voit-on  pas,  aujourd'hui,  l'homme  des  champs, 
comme  l'homme  des  villes,  s'ingénier  à  s'affranchir  du 
labeur  musculaire?  Le  dégoût  du  travail  des  bras,  l'en- 
gouement pour  le  commerce,  pour  «  les  places  »,  pour 
toutes  les  professions  qui  ne  demandent  pas  d'effort  phy- 
sique, est,  hélas!  loin  d'être  particulier  à  Israël.  Quels  que 
soient  du  reste  les  inconvénients  de  celte  répugnance 
croissante  pour  le  travail  musculaire,  est-on  en  droit  de 
professer,  avec  tels  de  nos  socialistes,  qu'il  n'y  a  de  pro- 
ductif que  le  travail  corporel?  C'est  cependant  ce  que  font, 
implicitement,  la  plupart  des  antisémites  de  Russie  et 
d'Occident. 

Le  reproche,  du  reste,  tombe  mal  en  Russie.  Là,  comme 
partout  où  ils  sont  nombreux  et  réunis  en  groupes  com- 
pacts, il  s'en  faut  que  tous  les  Juifs  vivent  de  trafic.  Le 
plus  grand  nombre  peut-être  de  ces  fils  de  Sem  sont  con- 
traints à  vivre  du  travail  de  leurs  bras,  à  la  sueur  de 
leurs  fronts,  tout  comme  des  lils  de  Japhet. 

Dans  cet  Israël  sarmale  il   y  a    peu  de  Dléliers  manuels 

qui  ne  soient  exercés  par  les  descendants  d'Abraham;  plu- 
sieurs, et  parfois  des  plus  humbles  ou  des  plus  grossiers, 
Boni  presque  monopolisés  par  eux.  Nombre  de  Juifs  sont 
tailleurs,  cordonniers,  serruriers,  menuisiers,  corroyeurs, 
cochers,  fumistes,  bouchers,  couvreurs,  peintres,  teintu- 
riers. Bien  qu'ils  préfèrent  les  métiers  exigeant  moins  de 
que  d'adresse,  bsaucoupsoni  charpentiers, forgerons, 
maçons,  terrassiers.  La  plupart  des  maisons  de  pierre  des 
villes  occidentales  ont  été  construites  par  des  mains  juives. 
Le  bien-être  des  artisans  tient  fort  au  cœur  aui  com- 
munautés  Israélites.  l'ai  visité,  •'<  Varsovie   notamment, 


LES  .JUIFS  :  >UENCES  DES  LOIS  D'EXCEPTION.  635 

des  aklirrs   d'apprentissage  de  dhrers  métiers  pour  les 
enfants  Israélites,  il  ne  saurait,  malheureusement,  Buffirc 
•le  l'instruction  t  *  «  - 1 1 1 1  ï  «  i  •  i  *  -  pour  tirer  de  la  misère  les  srti- 
sans  juifs.  Trop  nombreux  pour  les  besoiosde  la  i  opulalion 
urbains  ou  rurale  <!«■  l'Ouest,  ils  sont  !<■  plus  souvent  \u-- 
times  de  l'inexorable  l<»i  de  l'offre  e1  dé  la  demande.  I 
foui  les  nus  aui  autres  nue  concurrence  meurtrière,  donl 
l'ouvrier  chrétien  ne  souAVe  pas  moins  qu'eux.  Le  plus 
grand  nombre  travaillent  à  des  prix  dérisoires,  lin  peu 
•  le  pays  la  main-d'œuvre  est  plus  basse.  Aussi  les  neuf 
dixièmes  de  ces  luifs  de  Russie  aotiMls  de  ptuvri m  exploi- 
teurs. Entassés  dans  d'étroits  et  fétides  logements,  - 
jour  et  sans  air,  souvenl  plusieurs  familles  dans  la  m 
chambre  el  des  familles  presque  toujours  nombreu 
maigres  Juifs,  mariés  à  vingt  ans,  sont  en  proie  à  i<»u-  l.  - 
maux  et  maladies  de  l'indigence.  Leur  Ame  et  leur  eorps 
ne  résistent  à  l'action  délétère  de  l'extrême  pauvreté  qu'a 
force  de  sobriété,  de  ténacité  et  de  religion. 

La  vérité  est  que  les  Juifs  étouffent  dans  l'enceinte  légale 
où  ils  sont  enfermés.  Pour  vivre,  ils  auraient  besoin  qu'on 
leur  ouvrit  des  pays  <>ù  ta  demande  pour  l<-  travail  urbain 
et  les  professions  boi  s  fût  plus  considérable.  H  >  i 

dans  tout  l'Ouest  un  excédent  manifeste  de  commerçants, 
de  petits  boutiquiers,  de  petits  artisans,  qui  souvent  font 
défaut  dans  le  centre  ou  l'Est  de  l'empire.  Prenes  une 

carie  île  Russie  :  dans   la  région   OÙ    résident    tes  Juifs,  les 

\illes.  en  grande  partie  peuplées  par  eux,  se  pressent  en 
bien  plus  grand  nombre  que  dans  les  régions  de  l'empire 
qui  leur  sont  fermées.  Rien  qu'à  considérer  ke  tableaux 
statistiques,  il  saute  aux  yeux  qu'il  y  a  là  un  manque 
d'équilibre,  une  répartition  artificielle  de  la  population 
urbaine,  retenue  dans  les  provinces  de  l'Ouest  par  la  loi, 
comme  par  une  digue  qui  l'empêche  de  se  répandre  libre- 
ment sur  les  contrées  voisines.  Pour  rétablir  le  niveau, 
il  faut  ouvrir,  au  trop-plein  de  la  population  juive,  de 
nouvelles  régions.  La  population  chrétienne  de  l'Ouest  n'y 


636  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

est  guère  moins  intéressée.  L'empereur  Alexandre  III  a 
nommé,  dans  les  gouvernements  de  l'Ouest,  des  commis- 
sions chargées  d'étudier  la  question  sémitique  :  elles  se 
sont  prononcées,  presque  unanimement,  pour  la  suppres- 
sion de  la  ligne  d'habitation  des  Juifs.  Et  comment  en 
serai  t-il  autrement  ?  Ces  provinces  sont  saturéesd'Israélites. 
On  leur  a  fait  entendre,  presque  officiellement,  que  les 
Juifs  n'étaient  que  des  parasites,  des  sangsues  ou  des  sau- 
terelles dévastatrices;  elles  sont  naturellement  peu  satis- 
faites de  leur  avoir  été  livrées  en  pâture.  En  attachant  les 
Juifs  aux  lianes  de  provinces  habitées  par  des  Polonais, 
des  Lithuaniens,  des  Lettons,  des  Roumains,  des  Petits 
ou  des  Blancs-Russiens,  on  dirait  que  la  Russie  leur  a 
donné  à  dévorer  les  enfants  qui  lui  sont  le  moins  près  du 
cœur. 

Malgré  tous  les  inconvénients  de  cette  accumulation  de 
l'élément  juif  urbain  sur  une  surface  restreinte,  il  s'en 
faut,  du  reste,  que  l'Ouest  russe  ait  été  entièrement  ravagé 
et  dénudé  par  ces  locustes  qui  le  rongent  depuis  des  siè- 
cles. La  terre  y  est  encore  verte  et  l'or  des  épis  y  reluit 
;iu  soleil.  Plusieurs  de  ces  provinces,  en  Russie-Hlanche 
notamment,  ont  beau  être  parmi  les  moins  fertiles  de 
l'empire,  leur  développement  économique  ne  le  vi^\c  pas 
à  celui  des  contrées  préservées  du  parasitisme  Israélite. 
Loin  de  là,  plusieurs  «le  ces  goubemies  de  l'Ouest  sont  au 
premier  rang  pour  le  développement  agricole  connue  pour 

le  développement  industriel,  témoin  Le  royaume  de  Polo- 
gne, qui,  a\ee  un  soi  médiocre,  est  devenu  une  des  ré- 
LKiii^  les  pins  riches  de  l'empire. 

Dire  l'ouverture  de  l'intérieur  de  la  Russie  aui  Israé- 
lites peuvent  se  présenter  deux  objections  d'une  valeur  iné- 
gale i  une  d'ordre  politique  ou  national,  l'autre  d'ordre  éco- 
nomique. Au  point  de  vue  national,  on  peu!  craindre  que 
1rs  luifs,  avec  les  rapides  excédents  de  leur  natalité,  ne 
dénationalisent  les  contrées  qui  leur  seront  ouvertes.  Une 
pareille  appréhension  peut  se  comprendre  dans  un  petit 


LES  JUIFS  :  DB  [/ABOLITION  DES  LOIS   D'EXCEPTION.  637 

i.i.it  ici  que  la  Roumanie  :  aux  Roumains  il  ssl  permis 
de  redouter  que  leur  nationalité  renaissante  n<'  soii 
submergée  sous  le  îlot  d'étrangers  débordant  du  dehors. 
De  pareilles  terreurs  in-  -oui  pas  de  mise  dans  la 
vaste  Russie  :  (l'un  semblable  colosse  on  ne  tera  jamais 
un  Israd.  Ce  sont  le--  Juifs,  m  contraire,  qui,  en  se 
disséminant  sur  la  Burface  de  l'empire,  m  laisseront  plus 
aisément  dénationaliser.  Plus  mince  et  moins  eomj 
sera  la  couche  sémitique,  plus  il  sera  Cécile  de  la  rus- 
sifier. 

L'objection  économique  est  plus  sérieuse.  Ouvrir  la 
Grande-Russie  aux  Israélites,  c'esl  dit-on,  la  livrer  à  l'ac- 
caparement des  Sémites.  Le  tempe  est  loin  où  Pierre  le 
Grand  prétendait  qu'un  de  ses  marchands  moscoi  ites  râlait 
quatre  Juifs.  ESI  cependant  les  kovptay  russes  ont  fait  preuve 
de  qualités  mercantiles  qui  semblent  les  mettre,  mieux  que 
le  Blanc  ou  If  Pelit-Eussien,  en  état  de  lutter 
Israélites,  One  chose,  en  tout  ras,  semble  hors  «!<•  doute: 
•  .pie.  pour  la  Russie  ••!  pour  le  commet  .   la 

concurrence  serait  le  meilleur  «les  stimulants.  Elle  seule 

lui    saurait    donner  l'esprit    d'initiative    qui   lui    fait    trop 

défaut  et  dont  la  rareté  est  une  des  causes  de  l'infériorité 

de   la  Russie   vis-ànVis  de   l'autre  COlOSSe   du   monde    mo- 
derne, l'Amérique. 

La  richesse  publiqu  aérait  assurément;  le  peuple 

j  perdrait-il?  L'ouvrier  et  le  paysan   en  seraient-ils  plus 

foulés  par  l'odieui  capital.'  Pour  .pu  connaît  les  cuiidil 

de  la  Nie  russe,  cela  est  bien  invraisemblable.  En  tait  d'ex- 
ploitation de  l'homme  par  l'homme,  l'ouvrier  de  Rue 
n'a  rien  à  perdre:  la  petite  industrie  villageoise,  en  par- 
ticulier, l'industrie  buissonnière  koustemaïa  ,  comme  l'ap- 
pellent les  Uu>s('s,  e^t  l'exploitation  organisée  des  ouvriers 
par  les  intermédiaires  et  les  marchands  accapareurs.  Leurs 
extorsions  et  leur  mauvaise  foi  dépassent  toute  limite, 
affirme  M.  Bezobrazof.  «  Ce  qui  se  passe,  les  jouis  de  mar- 
ché, dans  certains  centres  industriels,  tels  que  Pavlovo,  le 


638  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

Sheffield  russe,  défie  toute  description1.  Les  hommes  ont 
l'air  de  bêles  féroces  s'entre-dévorant.  »  Là,  au  cœur  de  la 
(irande-Russie,  loin  des  parasites  juifs,  les  courtiers  ortho- 
doxes prélèvent,  pour  leurs  avances  ou  leur  commission. 
100  pour  100  et  plus.  De  même  dans  les  campagnes  et  les 
communes  rurales.  Les  koulaki  et  les  mangeurs  du  mir 
n'ont  rien  à  apprendre  des  usuriers  juifs5.  En  maintes 
communes,  nombre  de  moujiks,  dévorés  par  les  gros 
intérêts,  ne  possèdent  plus  la  terre  que  nominalement;  ils 
sont  devenus  les  serfs  de  leurs  créanciers.  Pour  l'ouvrier 
comme  pour  le  paysan,  le  premier  effet  de  l'ouverture  de 
la  Grande-Russie  aux  Juifs  serait  l'abaissement  du  taux  de 
l'intérêt. 

On  dit  que  les  Juifs  démoralisent  le  peuple.  Que  répon- 
dent les  statistiques? La  proportion  des  délits  et  des  crimes 
est,  d'ordinaire,  plus  faible  dans  les  gouvernements  de 
l'Ouest  que  dans  ceux  de  l'Est.  Bien  plus,  les  crimes  sont 
plus  rares  parmi  les  Israélites  que  parmi  les  chrétiens.  C'est, 
objecte-t-on,que  les  Juifs  tournent  la  loi,  comme  si  les  lois 
russes  n'avaient  pas  l'habitude  d'être  tournées  par  tout  le 
monde.  Puis,  les  lois  qu'éludent  les  Juifs,  ce  sont  surtout 
les  lois  spéciales,  arbitraires,  vexatohvs,  édictées  contre 
eux;  et,  dans  ce  cas,  c'est  la  loi  qui  fait  le  délit.  Pour  la 
violer,  les  Juifs  ont,  du  reste,  comme  complices,  l'admi- 
nistration et  la  police.  Ce  qui  est  démoralisant  pour  l'ad- 
ministration, aussi  bien  que  pour  les  Juifs,  ce  sont  toutes 
lois  d'exception,  d'une  application  Bouveni  malaisée. 

Un  comprend  qu'il  OC  soit  pas  toujours  facile  de  l'aire 
d'une   ligne   géographique  factice  une  muraille    (le  Chine 

infranchissable.  Le  plus  simple  serait  d'abolir  toule  cette 
législation  ii-ae.is-.ierc,  en  soumettant  les  Israélites  aux 
lois  ordinaires,  sauf  à  les  leur  appliquer  dans  toute  leur 
sur. 

i.  Vladimir  Bwobraxof,  Etude» »ur  f Economie  nationale  de  la  Russie, 
■    m    f  pari  '  i",  '.   .i   i    partie  p 

,,v. v  i   i  ir.   \in.  eb.  iv. 


LES  JUIFS  :  BÉFRACTAIRE8  AU  SERVICE  MILITAIRE*  639 

Reste  la  grande,  la  suprême  objection.  Nos  Juifs  de 
Russie,  entend-on  répéter  a  Pétersbourg  ou  I  Moscou, 
ae  méritenl  pas  d'être  traites  en  nationaux.  Us  seconsî- 
dèrenl  eux-mêmes  comme  étrangers.  1U  n'aiment  pas  li 
pairie  russe,  ils  ne  connaissent  d'autre  patrie  qu'Israël. 
—  .Mais  quand  la  Russie]  répliquent  les  Juifs,  l'est-ellc 
montrée  pour  non-,  un.' patrie'  et  comment  aimer  un  pays 
qui  vous  traite  en  ennemi! 

Une  des  preuves  du  peu  de  patriotisme  des  Juifs, c'est, 
assure -t-on,  leur  répugnance  pour  le  service   milil 
L'impôt  du  sang  est  ans  obligation  dont  il-  n'ingénient,  de 
toute  façon,  à  s'exempter,  aucun  culte,  aucune 
sente  autant  de  réfractaires.  En  rérité,  c'est  le  conii 
qui  nous  étonnerait.  Voilà  des  hommes  privés  de  la  plu- 
part des  droits  de  leurs  compatriotes  chrétiens,  et  l'on 
drait  qu'ils  apportassent  la  même  abnégation  à  l'accomplis- 
sement du  plus   pénible  des  devoirs  du  citoyen  I  I 
demander  plus  que  oe  comporte  la  nature  humaine.  Ima- 
ginez, ce  que  révent  quelques  Israélites  d'Orient,  un  i 
juif,  un  nouveau  Juds  gouverné  perdes  Juifs  avec 
lois  juives.  Croyez-vous  que,  si  cet  Israël  ressuscité  trai- 
tait le>    chrétiens  connue  la    Russie  orthodoxe    traite    ISS 

Juifs,  les  chrétiens,  sujets  d'Israël,  se  jugeraient  tenus,  en 
conscience,  de  servir  bous  les  étendards  des  su 

de    David?  Chrétien,  Juif  ou    Musulman,  pour   se    sentir 

astreint  à  tous  les  devoirs  du  citoyen,  il  faut  en  posséder 
tous  les  droits.  Veut-on  exiger  des  Juifs  autant  que 
Russes,  qu'on  commence  par  les  traiter  en  i. 

11  n'était,  récemment  encore,  aucune  ruse  dont  un  Juif 
polonais  ne  lut  capable  pour  échapper  à  la  conscription. 
Il  faut  dire  que,  pour  les  Israélites  talmudistes,  stricts 

ivatcurs  de  la  loi,  la  vie  militaire  est  particulièrement 
dure.  11  est  inalaise,  au  camp  OU  à  la  caserne,  de  demeurer 
tidèle  aux  minutieuses  prescriptions  de  la  loi  mosaïque. 
L'antipathie  du  Juif  russe  pour  le  service  a  été  encore 
accrue  par  les  souvenirs  que  lui  a  laissés  le  système  des 


640  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

canlonistes.  Les  premiers  soldais  levés  parmi  les  Israéli- 
tes étaient  des  enfants  de  dix  ans,  arrachés,  pour  jamais,  à 
leur  famille  et  baptisés  de  force.  Naguère  encore,  l'armée 
était  une  école  de  prosélytisme.  Il  ne  faut  pas  oublier 
enfin  qu'aux  Juifs  tout  avancement  est  refusé.  Ils  ne  peu- 
vent devenir  officiers;  les  règlements  ont  soin  de  leur 
interdire  l'accès  des  écoles  militaires.  Le  soldat  juif  qui  a 
servi  des  années  sous  les  aigles  impériales  n'a  même  pas 
le  droit,  une  fois  libéré,  de  vivre  et  de  mourir  là  où  il  a 
tenu  garnison. 

Les  conscrits  de  la  classe  de  1886  étaient  au  nombre 
de  832,000,  dont  45,000  Israélites,  de  quoi  former  tout  un 
corps  d'armée.  Il  y  a  eu  parmi  eux  un  peu  plus  de  4,000  ré- 
fraclaires,  soit  environ  10  pour  100.  La  proportion  était 
autrefois  beaucoup  plus  considérable,  elle  montait  jusqu'à 
30  et  40  pour  100.  Pour  obvier  aux  répugnances  militaires 
des  Israélites  et  empêcher  que  les  chrétiens  n'en  lussent 
indirectement  victimes,  un  oukaze  de  1876  a  ordonné  que 
1rs  jeunes  gens  reconnus  impropres  au  service  ou  faisant 
défaut  seraient  remplacés  par  des  jeunes  gens  du  même 
culte.  Celle  solidarité  confessionnelle  a  semblé  insuffisante. 
Depuis  1886,  les  familles  des  réfraetaires  israéliles  sont, 
en  outre,  condamnées  à  des  amendes  considérables.  Pour 
la  classe  1886,  ces  amendes  oui  moulé  à  1,200,000 roubles, 
sud  ;j  (ni  4  millions  de  francs,  Cel  expédient  semble  n'avoir 
pas  été  inefficace;  en  i.s,s7,  dans  les  provinces  deMohilef 
.1  de  Minsk,  la  proportion  des  réfractaires  Israélites  ''lait 

tombée  de  68  cl  60  pour    1UU  à  5  et  à    16   pour   lui».  Ce 

procédé  n'en  b  pas  moins  le  défaut  d'être  encore  une 
mesure  d'exception,  spéciale  aux  Juifs.  Or  ce  n'est  point 

par  des  loi!  d'exception  que  la  Hu^sie  recoudra  la  question 

lémilique. 

Ce  royaume  de  Pologne  en  fournirai!  une  preuve,  tue 
lui  de  1864,  alors  que  la  Pologne  avail  encore  une  admi- 
nistration autonome,  a  assimilé  les  Juifs  aux  autres  habi- 
tants du  pays.  Ces  provinces  de  la  Vistule  n'ont  pas  eu  à 


LES  .JUIFS  :  DK  L'APPLICATION  DU   DROIT  COMMUN. 

s'en  repentir.  De  toutes  les  régions  de  L'euipin  selle 

où  l'ancienne  loi  et  la  nouvelle  font  le  moine  mauvais 

mena---.  Lei  i '■im-ut«  -  contre  les  Juifs  y  ont  «'I  t,  ,ï 

Varsovie  même,  «'lies  semblent  svoir  été  provoquées  par 
.les  étrangers.  Les  «  Polonais  «lu  iïi  mosaïque    -   sont  moa- 
Irés  reconnaissants  à  leurs  compatriotes  ealboliqui  - 
leur  émancipation  civile.  IN  ont  menu  unes  neu 

témoigné  d'une  sorte  de  patriotisme  j *«  •  l •  »n .t i — .  d'aulaol 
plus  méritoire  qu'il  s'adressait  à  un- 
Russes,  qui  accusent  le  Juif  d'être  incapable  -i-  s'attacher 
à  une  patrie,  se  -<>ni  parfois  plaints  de  cette  tendance  des 
Israélites  de  la  Vistule  à  sympathiser  avec  les  Polonais. 
Que  la  Russie  les  traite  i  n  Russes,  <-t  les  Juifs  de  la  Duna 
et  du  Dnieper  deviendront,  peu  I  peu,  des  Russes  du  rit 
mosaïque.  A  Pétersbourgi  à  Odessa,  i  Vilna  même,  beau- 
coup >*>ni  déjà  russifiés.  Une  fois  régal  du  chrétien,  le  Juif 
appr<  cherait  d'autant  plus  volontiers  des  Russes  qu'il 
a  tout  intérêt  à  se  concilier  les  maîtres  de  l'empire;  et  ls 
voix  de  l'intérêt  est  de  celles  qu'entend  le  Sémite. 
Le  plus  grand  obstacle  à  l'assimilation  des  Israélii  - 

DOUS    ne    saurions   trop    le    répéter,    les    lois  lion. 

Cette  barrière  renversée,les  autres  s'abaisseraienl  peu  I  pt  u 
d'elles-mêmes*  Ce  n'esl  poinl  qu'on  doive,  de  longtem]  s, 
attendre  la  fusion  des  Israélites  et  des  chrétiens.  La  fusion. 

si  elle   est  jamais    complète,  demandera    des  L-  - 

rivalités,    les     jalousie-,     persîsteronl    fatalement    ci. 

durant  îles  générations,  car  il  n  j  pour 

soustraire  les  Etats  aux  compétitions  de  races,  de  religions, 
île  classes;  plus  vaste  est  un  empire,  plus  il  >  es!  exj 
par  ses  dimensions  mêmes.  Mais  le-  conflits  seront  moins 

violents  lorsque  les  ehréliens  auront  appris  à  traiter  chré- 
tiennement   les  Juifs.  Le  rapprochement   sera  plus 
quand  la  loi  n'y  mettra  pas  d'obstacles  artiticiels. 

En  Russie,  tout  comme  en  France,  il  n'y  a  pas   d'autre 
solution  que  la  liberté  et  l'égalité  civiles.  Les  Russes  n'ont 
pas  la  ressource,  comme  autrefois   l'Espagne,  d'expulser 
m.  u 


648  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

en  masse  les  Juifs;  cela  n'est  plus  de  notre  temps,  môme 
en  pays  autocratique.  On  a  parlé  d'émigration  ;  ce  n'est  pas 
non  plus  une  solution.  Il  faudrait  un  Moïse  pour  entraîner 
cet  Israël  en  dehors  de  celte  Egypte,  et  encore  où  le  con- 
duire? La  presse  russe  a  eu  beau  les  y  inviter,  la  popula- 
tion a  eu  beau  les  y  inciter  en  les  molestant,  les  Juifs  n'ont 
pas  commencé  leur  exode.  Des  milliers  sont  partis;  les 
millions  sont  restés1.  Ils  ne  veulent  ou  ne  peuvent  quitter 
le  sol  sur  lequel  ils  sont  nés  et  que  leurs  pères  habitaient 
des  siècles  avant  que  n'y  parût  le  Russe  de  la  Grande- 
Russie.  Les  Juifs  sont  là,  dans  ses  provinces  frontières, 
augmentant  de  nombre  tous  les  ans;  l'iotérêl  politique 
seul  commanderait  à  la  Russie  de  ne  pas  s'en  faire  des 
ennemis.  Que  peut-elle  gagner  à  laisser  la  désaffection  de 
quatre  millions  d'Israélites  renforcer  les  résistances  alle- 
mandes ou  polonaises? 

i  ne  dernière  réflexion,  que  nous  ne  faisons  pas  sans 
quelque  humiliation  pour  notre  temps  et  pour  notre  pays. 
11  est,  depuis  quelques  années,  en  Occident,  en  France 
même,  des  hommes  qui,  de  bonne  foi  sans  doute,  récla- 
ment des  mesures  légales  contre  les  Juifs.  Ces  lois  d'ex- 
ception, autrefois  générales,  voici  un  empire  où  elles  exis- 
tent encore.  A  quoi  ont-elles  abouti?  Au  lieu  de  suppri- 
mer la  question  sémitique,  elles  l'ont  envenimée.  Lois 
d'un  autre  âge,  elles   ont  ramené  des  violences  d'un  autre 

L'exemple  de  la  Russie  suffirai!  pour  mettre  en  garde 
l'Europe  contre  les  recettes  surannées  des  antisémites. 

La  Russie,  dont  la  guerre  contre  l'Islam  a  été,  durant  des 
siècles,  la  vocation  historique,  montre  plus  de  bienveillance 
ou  d'équité  envers  le  Coran  qu'envers  le  Talmud.  Elle  esl 
aujourd'hui  une  des  grandes  puissances  musulmanes  du 

i.  L'antisémitisme  •<  déterminé  on  courant  régulier  d'émigration  vers  le* 

i  m-    m  h                        h  de  quelquei  million  do  ramilles,  chaque 

année  augmente  la  nombre  des  I  Unèriquc,  sans  »  ficeler  sensible- 
ment celui  di  -  Jujfi  de  Ru 


GULTB8  ÉTRANGERS  :   U  LMANS. 

globe.  El  le  ne  1<-  cède,  à  cet  éganl,  qu'à  la  Turquie  et  à  l'An. 
terre.  Aux  cinquante  ou  soixante  millions  de  mahomél 
sujcis  de  la  Grande-Bretagne,  elle  n'en  peut  encore  opposer 
qu'une. dizaine  «le  million-:  mais  l'Islani  o'eal  paa  saule- 
menl  la  religion  dominante  d'une  notable  partit 

ona  asiatiques,  Un, en  Europe, conserve*  des  adhérents 
jusqu'en  plein  paye  rosse,  jusqu'à  l'Ouest,  en  Lilhuanie. 

Lee  musulmans  n'onl  i  «  «  i  -,  toujours  trouvé  dans  la  Rue 
unesouveraioeaussi  tolérante  que  la  France  ou  l'Angleterre. 
Conformément  à  ses  traditions  byzantines,  «  n  pa- 

rait faute  d'essayer  sur  les  disciples  du  Prophète  ses 
méthodes  de  prosélytisme;  ainsi,  du  moins,  des  musul- 
mans d'Europe,  des  Tatars  soumis  à  ss  domination  depuis 
des  siècles,  i  ta  ne  saurait  dire  que  ces  tentatives  lui  aienl 
beaucoup  réussi.  L/Islam  esl  partout  le  même  :  il  m 
laisse  guère  plus  entamer  sur  I  que  sur  le  Nil. 

Laissée  lui-même,  il  continuerai!  à  mire  des  prosélytes 
Bor  les  confina  de  l'Europe  et  d.>  l'Asie,  tout  comme  aux 
Indes  et  en  Afrique.  Les  populations  à  demi  païennes  du 
bassin  du  Volga  montrent  souvent  plus  d'inclination  pour 

Mahomet  que  pour  l«l  Christ.  Nombre  de  TehoUVSH 

allés,  ou  retournés,  au  Coran  après  avoir  été  nantis 

La  victoire  ayant  été  le  signe  d'Allah,  et  le  jugement  de 
Dieu   la  preuve  •!«'  la  mission  du  Prophète,  on  pouvait 

se  demander  si,  le  vrai  croyant  un.'  l'ois  \aincu  par  l'infi- 
dèle, la  force  de  l'Islam  ne  serait  pas  I  religion, 

dont  le  fatalisme  semble  t'ame,  saurait-elle  résister  à  l'hu- 
miliant démenti  de  la  défait.  (ai  s  du  Volga  mon- 
trent que  1  e  musulman  peut  r»  'JL'^' 
SU  Chrétien,  sans  clouter  d'Allah,  et,  en  même  temps,  que 
le  vrai  croyant  peut  devenir  un  sujet  pacifique,  ne  deman- 
dant à  ses  maîtres  infidèles  qu'une  chose  :  la  liberté  de  sa 
foi  et  de  ses  moeurs;  car  moeurs  et  religion  sont,  pour  lui. 
intimement  liées,  et  les  unes  ne  se  modifient  guère  plus 
*pie  l'autre. 

On  sait  combien  peu  le  musulman  se  convertit  à  l'Evan- 


644  LA   RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

çile.  Nous  en  avons  naguère  donné  une  des  principales 
iaisons  :  il  se  juge  supérieur  au  chrétien  par  le  dogme'. 
Il  ne  croit  pas  moins  l'être  par  la  morale,  parce  que  la 
morale  du  Coran  est  modelée  sur  ses  mœurs.  Elle  a  beau 
nous  sembler  relâchée,  elle  le  défend  d'un  des  vices  les 
plus  funestes  aux  peuples  modernes.  L'inlerdiclion  des 
boissons  alcooliques  est,  pour  le  musulman,  un  bienfait 
dont  la  comparaison  avec  ses  voisins  russes  orthodoxes  lui 
fait  sentir  toute  l'étendue.  La  propagande  chrétienne  n'a 
quelques  chances  de  succès  que  parmi  les  populations  con- 
verties depuis  peu  au  Coran,  ou  sur  lesquelles  l'Islam  n'a 
pu  encore  mettre  son  empreinte  indélébile.  Les  mission- 
naires russes  avaient  fondé  des  espérances  sur  les  Kirghiz, 
souvent  tièdes  mahomélans,  qui  fréquentent  peu  les  mos- 
quées. Ainsi,  en  Algérie,  les  jésuites  s'étaient  flattés  de 
ner  les  Kabyles.  Même  sur  ces  Kirghiz,  la  prédication 
orthodoxe  n'a  pas  eu,  jusqu'ici,  beaucoup  de  prise.  Il  est 
douteux  qu'elle  en  ait  davantage  à  l'avenir;  car,  à.  me- 
sure qu'ils  quittent  la  vie  nomade,  les  Kirghiz  devien- 
nent meilleurs  musulmans  :  ils  s'imbuent  des  principes 
du  Coran  dans  les  mektabê  et  les  nn-dressés  que  les  mol- 
lahs, tatars  ou  sarles,  ouvrent  dans  leurs  aouls. 

Quant  aux  Tatars  qui  habitent  au  milieu  des  Russes  de 
l'Oka  ou  du  Volga,  ils  sont  généralement  réfraelaires  à 
toute  propagande.  Parmi  les  Tatars  de  Kazan,  45  000  en- 
viron, soit  à  peine  un  dixième,  ont,  à  diverses  époques, 
été  officiellement  convertis;  mais,  comme  autrefois  les 
M»rri.<r,is  d'Espagne,  la  plupart  sont  restés  musulmans  de 
,  (î-iir  et  de  mœurs.  Le  plus  grand  nombre  fête  le  vendredi 
kutei  bien  que  te  dimanche.  Le  pope  a  beau,  dans  leurs 
villages,  célébrer  l'office  en  latar,  beaucoup  ne  \oni  à 
-.  que  pour  Mre  mariés  ou  Caire  baptiser  leurs 
enfants.  Encore  payent-ils  souvent  le  prêtre  pour  être  dis- 


i    Voyca  Imm  1",  Ihnt  II,  ■  ii;i|i  h  tai  pagw  contactées  aui  Tatan 
lilion. 


LES  MUSULMANS  KT  LE  PROSÉLYTISME   RUSSE.      645 

pensés  de  cette  cérémonie.  Il  n'est  pas  par»,  noue  l'avons 
déjà  constaté,  de  le»  voir  revenir  oatanaiblemenl  à  llslam. 
pour  les  soustraire  à  l'influence  des  mollahs.  Nicolas  I 
avait  cherché  à  les  isoler  de  leurs  a  musulmans 

en  1rs  réunissant  dans  des  rillages  séparés,  L'intervention 
des  autorités  n'empêche  pas  des  mouvements  d«'  retour  à 
Mahomet  «!<■  se  produire  périodiquement  parmi  1rs  Talars 
et   les  Tchouvaches.  Lee   rapporta  de  H.  Pobédonoe 
à  l'empereur  Alexandre  lit  n<-  le  dissimulent  pi 
apostats,  affirmait  le  haut  procureur  en  1885%  se  montrent 
sourds  ;m\  conseils  de  leurs  chefs  spirituels  chi 
Durant  les  exhortations  auxquelles  on  les  sstreint,  ils  i 
forcent  de  ae  point  penser  su  sujet  dont  on  leur  parle,  afin 
d'éloigner  de  leur  esprit  jusqu'à  la  possibilité  d'un  doute 
sur  la  foi.  ■  Cea  musulmans  endurcis  l'Église,  après  avoir 
en  vain  tenté  de  les  ramener  par  la  douceur,  lea  livn 
bras  Béculier,  qui  leur  applique  lea  rigueurs  de  la  loi. 
Beaucoup  de  cea  relapa  ont  été  déportés  en  Sibérie.  Ko 
1883,  des  paysans tatars  du  \iila_  laienl  poor- 

Buivis  devant  !<■  tribunal  de  Kasan  pour  avoir  abandonné 
l'orthodoxie.  Lea  accuséa  déclaraient  avoir  toojo 
muanlmans;  sopt  d'entre  eux  n'en  furent  pas  moins  con- 
damnée, Comme  apostats,  aux  travail!  fo  msi 
que,  sous  Alexandre  III,  l'islamisme  a  encore,  <-n   Rufl 

mari]  rs  ou  sea  confesseurs. 
De  tels  scies  ont  t'ait  «le--  Tatars  de  Kaxan  lea  plus  léléa 
et  aussi  lea  plue  fanatiques  des  musulmans  rosses   l 
l'effet  ordinaire  de  la  contrainte.  -t  d'autant  plus 

regrettable  que  cea  Tatars  sont  fort  considérés  de  leurs 
coreligionnaires.  Ils  fournissent  ira  grand  nombre  de 
mollahs  pour  tout  l'empire.  Le  gouvernement  cuereh 
restreindre  leur  influence;  il  eût  été  plus  simple  de  ne  pas 
se  les  aliéner  par  une  intolérance  inutile.  On  connaît  la 
solidarité  du  inonde  musulman.  Les  procédés  de  la  Rufl 

1.  Rapport  sur  ['armée  1883,  publié  <mi  1$ 


64ff  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

envers  les  Tatars  du  Volga  sont  peu  propres  à  lui  gagnei 
la  confiance  des  mahométans  du  dedans  et  du  dehors.  Le 
Tatar  de  Kazan  se  rencontre,  à  la  Mecque,  avec  le  Sarle  de 
Samarkande,  avec  le  Turc  d'Erzeroum  et  l'Afghan  de  Caboul. 
La  Russie,  il  est  vrai,  n'a  garde  de  faire  du  prosélytisme 
parmi  ses  musulmans  d'Asie,  dans  ses  nouvelles  conquêtes 
aralo-caspiennes  surtout.  Elle  serait  encore  mieux  avisés 
en  ne  permettant  pas  aux  cent  mille  pèlerins  qui  se  ras- 
semblent, chaque  année,  sur  le  mont  Arafat,  de  dire  qu'il 
est  une  contrée  de  ses  États  où  le  tsar  persécute  les  vrais 
croyants.  Heureusement  pour  elle  que,  en  Asie,  la  Russie 
n'est  pas  seulement  en  comparaison  avec  la  Turquie  et 
l'Angleterre,  mais  aussi  avec  la  Chine.  Or,  de  ce  côté, 
la  comparaison  ne  peut  tourner  qu'au  profit  des  Russes. 
Pour  remercier  Allah  d'être  sujets  du  tsar  blanc,  les  mu- 
sulmans duTurkestan  n'ont  qu'à  se  rappeler  comment  les 
Célestes  ont  traité  leurs  frères  de  Kachgar. 

Au  Caucase  et  dans  l'Asie  centrale,  plus  encore  que  sur 
le  Volga  ou  en  Crimée,  l'Islam  est  équipé  pour  la  lutte. 
Presque  partout  les  musulmans  ont  un  clergé  nombreux, 
si  l'on  peut  employer  le  mot  de  clergé  pour  une  religion 
qui  n'admet  pas  d'intermédiaire  entre  le  croyant  et  Dieu. 
Les  mollahs  sont  généralement  les  hommes  les  plus  in- 
struits de  leurs  communautés.  Ils  sont  souvent,  à  cet  égard, 
supérieurs  aux  popes  russes.  Beaucoup  sont  versés  dans 
les  lettres  orientales*  La  plupart  de  leurs  mosquées  el  de 
leurs  écoles  sont,  connue  dans  tout  l'Orient,  entretenues 
avec  des  biens  vakouf$.l\y  a,  an  Turkestan  seul,  quatre  ou 
cinq  mille  mektabê  <>u  écoles  élémentaires  musulmanes, 
compter  an  certain  nombre  de  médtmés  ou  écoles  plus 
relevées.  Les  mollahs,  selon  l'habitude  de  l'Islam,  sonl  à  la 
rois  prédicateurs  el  instituteurs;  ils  font  aussi  fonctions  de 
juges  ou  d'arbitres,  car  les  musulmans  ont,  en  Europe 
même,  conservé  leur  statut  personnel,  presque  inséparable 
de  leur  religion.  Le  gouvernement  n'a  eu  garde  de  se 
désintéresser  de  la  direction  d'un  clergé  investi  d'une 


LES    MUSULMANS  :  LEUR  CLERGÉ,   LEUB  BITUATICm.  647 

telle  influence.  11  a  placé  à  aa  lete  un  cheikh-ul-ialara  ou 
tnoufti,  résidant  à  Orenbourg.  Il  j  a  aueei,  eo  Crimée, 
un  moul'li  pour   les  Taiars  de  la  Tauride.  L  -  cbiiû  - 
Caucase,  qui    aonl  près  d'un  million,  ont,   '"mine   les 
sunnites,   leur    moufti   désigné    par  le    gouvernement. 
D'après  la  loi,  »'es  hauts  dignitaires  « l«>î \ t* n t  être  eb< 
par  les  communautés  musulmanes,  don!  le  gouverneur  ni 
n'a  qu'à  confirmer  le  eboix;  mais,  su  lait,  le  moufli 
d'habitude,  nommé  i»;ir  oukaxe,  Ses  fonctions  ><>nt  sur- 
tout administratives  el  judiciaires;  il  est  le  juge  suprême 
pour  lealitigea civils  ou  religieux  de  ligionna 

Pr<  -  de  lui  siège  une  Boris  de  synode  islamique,  dont  l<  b 
membres  sont  élus  par  les  mollahs.  On  nomme  d'ordi- 
nsire  comme  moufUs  des  musulmans  élevés  A  l'ei 
péenne  et  ayant  passé  par  le  servi*  Le  moufti 

actuel  d'Orenbourg  a  servi  dans  la  garde  impériale. 

En  dehors  du  Caucase,  ou  Schamyl  el  lesTcherkesaeslui 
ont  opposé  une  résistance  acharnée,  les  musulmans  de 
l'Asie  russe  se  sont  facilement  i  à  la  domination 

du  tsar,  a  cela  il  >  ;i  plusieurs  raisons  :  l<^  Irions  les 
plus  rebelles  à  la  conquête   chrétienne  ont    ém 
terre  musulmane  :  ainsi,  à  plusieurs  reprises,  au  Cau 
et  en  Crimée,  et  plus  récemment  à  Kara  et  à  Batoun.  Puis 
le  fanatisme  ne  semble  pas  avoir,  dans  cette  partie  de 
l'Asie,  la  même  énergie,  ou  le  même  empire,  qu'en  Afri- 
que. La  mosquée  n'y    sembl  ir  la  KM 
et    les  mollahs   par  les   inarahotits  ou    le>    confréries    de 

Khuuans,  comme  en  paya  arabes.  A  Samarkande,  à  B 

khars  même,  ces  citadelles  de  l'Islam,  le  vrai  croyant  a 
accepté  la  souveraineté  OU  la  suzeraineté  du  tsar  blanc. 
Chez  lui,  le  fanatisme,  là  où  il  persiste,  a  du  reste  pour 
correctif  le  fatalisme.  Le  Batte  et  l'Ouzbek  ne  sont 

insensibles  aux  bienfaits  de  la  domination  russe:    ell<-    i 

mis  tin  à  l'anarchie  sanglante  de  la  steppe:  elle  a  apporté 

-  oasis  la  paix,  la  sécurité,  le  bien-être.   I  f  est 

un  maître  qui  se  fait  aisément  comprendre  des  Orientaux, 


648  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

peut-être  parce  que,  enire  eux  et  lui,  la  nature,  le  tem- 
pérament national,  les  mœurs,  l'éducation  ont  mis  moins 
d'intervalle.  Puis,  il  faut  bien  le  dire,  les  musulmans  de 
Russie  ont  des  avantages  sur  nos  Arabes  ou  nos  Kabyles 
d'Algérie.  S'ils  ne  possèdent  pas  de  droits  politiques,  leur 
voisin  chrétien  n'en  a  pas  non  plus.  Ils  ne  se  sentent 
pas  assujettis  à  une  autre  race;  le  Russe  est  leur  cosujet 
et  non  leur  maître.  Us  ont  gardé  la  propriété  de  leurs 
champs;  ils  ne  sont  pas  astreints  à  des  impôts  plus  lourds 
que  les  colons  chrétiens.  Ils  peuvent,  comme  les  Russes, 
être  appelés  à  des  emplois  civils  et  militaires.  Les  fonc- 
tions électives  leur  sont  ouvertes;  si,  comme  les  Juifs,  ils 
ne  peuvent,  en  Europe,  former  plus  du  tiers  d'un  conseil 
municipal,  ils  y  entrent  sur  un  pied  d'égalité  avec  les 
chrétiens. 

La  question  la  plus  délicate  était  celle  du  service  mili- 
taire. Dans  la  Russie  d'Europe,  les  musulmans  sont  astreints 
au  service,  comme  les  chrétiens  et  les  Juifs;  ils  sont  con- 
fondus avec  eux  dans  les  mêmes  régiments.  En  Asie  ils 
sont  d'ordinaire  exemptés;  s'ils  servent,  c'est  dans  des 
corps  spéciaux  recrutés  parmi  leurs  coreligionnaires.  La  loi 
de  1886,  qui  a  étendu  au  Caucase  le  service  obligatoire,  a 
temporairement  libéré  les  musulmans  de  tout  recrutement. 
Ils  peuvent  servir  comme  volontaires,  sinon,  l'impôt  du 
sang  i m\,  pour  eux,  converti  en  taxe  pécuniaire.  C'est  l'in- 
rerse  de  ce  que  l'on  \<»ii  en  Turquie,  où  les  musulmans 
1  --ni- .i  servir,  avec  celle  différence,  &  l'avantage  des 
musulmans  du  Caucase,  qu'ils  ont  le  choix  entre  l'armée 
et  h-  radial  par  argent,  si  résignés  qu'ils  soienl  à  la  domi- 
nation russe,  celte  précaution  n'était  pas  Inutile,  ne  fut-ce 

i|ii<-   pour  avoir    des   Irnuprs   sfuvs.    Les    musulmans,  qui 

vivent  en  sujets  paisibles  du  isar  orthodoxe,  répugnent 
loovenl  .i  servir  sous  ses  aigles.  Bn  Europe  même,  c'est, 
-  les  luifs,  parmi  eux  qu'il  j  a  le  plus  de  réfraclaires. 
La  lui  sur  l'obligation  du  service  a  failli,  sous  Alexandre  II, 
amener  l'émigration  des  derniers  Tatars  de  Crimée.   Sous 


LES  MU8ULMAN8  :  LEUR  SENTIMENT  PODB  LA  RU8SIE.  649 
Alexandre  III,  en  1886,  l'appréhension  d'être  contraints 
.•m  service  provoqua  chez  une  tribu  «lu  Caucac  Pehe- 

tchènes,  une  émotion  qui  faillit  dégénérer  en  insurrection. 
Le  gouvernement  avait  exigé  >!<•  ces  montagnard!  la  liste 
de  leurs  familles;  la  pluparl  des  souli  la  refusèrent,  i 
gnanl  de  fournir  des  liâtes  de  recrutement  Parmi  lei 
cali-iirants,  le- un-  proposaienl  de  bc  traBaporter  en  m 
chc/  les  Turcs,  d'autres   annonçaient  déjà  la  prochaine 
apparition,  but  te  plateau  de  la  Tchetchnia,  d'an  iman  qui 
devait  se  mettre  A  la  tête  des  rraie  croyants.  Pour  venir  a 
bout  du  crédule  entêtement  des  Tchétchènes,  il  fallut  dm 
eipédition  de  dix  bataillons  dans  les  lu  Causai 

si  bien  assise  que  soit  la  domination  russe  des  deux 
côtés  de  la  Caspienne,  il  y  a  donc  quelque  exagération  à 
dire  que  l'assimilation  des  indigènes  musulmane  est  | 

Ce  qui  est  Mai,  0*001  que  le  |atf  n'a  rien  à  redouter  d< 

sujets  mahométans,  même  en  cas  de  conflit  ave.- 1«-  khalife. 

On  l'a  bien  vu  par  la  dernière  guerre  d'Orient.  I 

quées  appelaient  les  béaédictione  d'Allah  sur  l.  - 
orthodoxes,  ci  de  nombreux  irréguliere  musulmane  conv- 
baltaient,  a  côté  •  mes,  contre  lenre  sncienfl  compé- 

triotes  Icherkessee  émigrés  en  Turquie.  Pour  ébranler  la 
fidélité  des  musulmans  du  Caucase,  il  faudrait  que  le  Cl 
eanl  reparti  en  vainqueur  sur  leurs  montagnes.  La  Rui 
es|  gûre  d'eux  tant  qu'ils  croiront  en  M  fol 

Il   en   est  de   même,    sur  l'autre  rive   de    la  Caspienne, 
des  Turkmènes  conquis   par   le   railway  d'Annenkof  plus 
encore  que  par  l'épée  de  Skobélef.  Le  Tekké  de  Mon   - 
ble  prêt  à   porter  les  armes,  au   sud  de  l'Asie,   pour 
nouveaux  maîtres.   Le  vainqueur  a  eu  l'art  de  s'attacher 
les    vaincus   en    leur   faisant  une   place  dan-  "gs. 

Le-  anciens  chefs  des  Tekkés,  revêtus  d'élégante  uniformes 
russe-,  ont  reçu  des  grades  dans  l'armée  impériale;  plu- 
sieurs ont  sous  leurs  ordre-  des  ebrétiens.  aussi  bien  que 
des  musulmans.  Ali-khan,  devenu  le  colonel  Alikbanof, 
est  le  chef  d'un  districl  étendu;  il  commande  à  ces  Musses 


650  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

qu'il  combattait  à  Geôk-Tepé,  une  dizaine  d'années  pins 
lût.  Cela  est  d'un  grand  exemple;  cela  se  sait  dans  les 
bazars  de  Delhi  et  de  Lahore.  où  les  musulmans  de  l'Inde 
se  plaignent  de  ne  pouvoir  arriver  aux  hauts  emplois  civils 
et  militaires.  Suit-il  de  là  que,  en  cas  de  duel  avec  l'An- 
gleterre, la  Russie  pourrait  compter  sur  le  soulèvement 
de  l'Islam  et  retourner  le  fanatisme  musulman  contre  les 
dominateurs  de  l'Inde?  Il  est  permis  d'en  douter  :  ses  pro- 
cédés de  prosélytisme  sur  le  Volga  le  lui  rendent  ma- 
laisé. Si  jamais  elle  vient  à  lancer  le  Turkmène  et  l'Afghan 
sur  les  détilés  de  l'Hindou-Kouch,  ce  sera  en  leur  mon- 
trant les  plaines  du  Gange  à  piller.  Skobélef  annonçait  que, 
un  jour  prochain,  l'Angleterre  mènerait  l'Islam  à  l'assaut 
des  frontières  asiatiques  de  la  Russie.  On  se  représente 
mal  les  tsars  orthodoxes  arborant  le  drapeau  verl  du 
Prophète  pour  rallier  autour  d'eux  les  musulmans  de 
l'Asie.  L'Angleterre,  môme  avec  l'aide  du  sultan,  n'y  réus- 
sirait peut-être  pas  mieux.  Les  deux  puissances  chrétiennes 
pourraient  entraîner  chacune  ses  musulmans.  Ce  que  ni 
le  Russe  ni  l'Anglais  ne  doivent  ignorer,  c'est  que,  s'il 
consent  à  servir  le  cafir,  le  mahomélan  n'est  lidèle  qu'à 
la  victoire. 

Le  bouddhisme,  en  Europe  du  moins,  n'offre  pas  la 
môme  force  d<>  résistance  que  l'islamisme.  l>e  toutes  les 
religions  professées  dans  l'empire  russe,  c'est,  croyons- 

nous,  la   seuil'   dont    le    nombre    des    adhérents    diminue. 

Cela  tient  moins  pauUétre  aux  mystérieuses  affinités  de 
forme  ou  d'esprit,  si  souvent  signalées  entre  le  christia- 
nisme ci  le  lamaïsme,  qu'à  l'isolement  des  tribus  qui 
avaient  apporte*  en  Russie  la  foi  du  Bouddha.  Coupés  de 
leurs  coreligionnaires  asiatiques,  les  Kalmouks  du  bas 
Volga,  naguère  encore  tous   bouddhistes,  sont  déjà  en 

ode  partie  baptisés.  Le  lamaïsme  sera  peut-être,  au 
vingtième  siècle,  entièrement  refoulé  en  \sie,  el  Les  \enis 

irope  auront  de  faire  tourner  Bes   moulina  à 


LES  BOUDDHISTES  :  LEUR  CLERGÉ»  LEUR  SITUATION.  651 

prières.  Le  oorpe  du  dernier  lama  des  Kalmouks  a  élé 
brûlé  en  grande  pompe,  dans  la  steppe,  prêt  de  Vetlianka, 
en  décembre  1886.  On  ne  lui  i  pas  donné  de  inccesseur  : 
la  dignité  de  lama,  jusque-là  reconnne  par  1 11  ai,  a  élé 
officiellemenl  abolie,  al  le  lamaïsme  kalmous  sinsi  déca- 
pité. 

La  propagande  orthodoie  l'attaqne  au  bouddhisme  en 
Asie  aussi  bien  qu'an  Europe,  mais  en  sais,  sur  l'Altaï,  el 
aux  bords  du  lac  Bafkal,  le  lamslsme,  appuyé  sur  les 
bouddhistes  <!<■  la  Mongolie,  lienl  résolumenl  lête  sus 
assaillants.  Dans  la  Russie  d'Asie,  comme  dans  Is  Russie 
d'Europe,  les  bouddhistes,  encore  au  nombre  de  quelques 
centaines  de  mille,  son!  presque  i<mi>  A  mongole. 

Des  plus  féroces  des  bordes  deGengiz-Khan,les  disciplei 
Çakya-Mouni  ont  l'ait  1<-  peuple  If  plus  doux   La  prédica- 
tion religieuse,  qui  a  accompli  tant  de  miracles^  n'a  peut- 
être  jamais  opéré  nue  aussi  complète  mélamorphoei 
bouddhisme  n'a  pas  seulement  apprivoisé  la  barbarie  des 
Mongols,  il  las  a  pour  ainsi  dire  émasculi 

Le  bouddhisme  ne  s'esl  peuUèu  tutaal  corrompu 

dans  les  glaces  du  Nord  qu'au  Tonkin  ou  au  lapon.   Les 

Bouriatea  de  Sibérie  uni  parfoia  des  lamas  instruit! 

dans  les  livres  sacrés.  Us  possèdenl  une  hiérarchie  for- 
tement organisée,  qui  dispose  d'une  grande  autoril 

jouit  de  revenus   élevés.    \    la   té(e    SBl  un  grand  lama,    k 

Kfuimbo-laiiui,  auquel  est  attribué  un  domaine  de  mo  hec- 
tares;   il    prélève,    en   outre,    nue  sorte    de    diiue    SUT   l<  B 

35  (faisons,  ou  diocèses  qui  relèvent  de  lui.  Les  chais  de 
chaque  (faisan,  appelés  sdtfréftnn,  et,  au-dessous  d'eui 
simples  lamas  onl  égalemenl  une  dotation  territoriale 
une  part  de  la  dîme.  Le  (faisan  du  lac  (éai-sino  possédait, 
récemment  encore,  un  séminaire  bouddhiste  contenant 
une  quarantaine  d'élèves,  pourvus  chacun  de  quinze 
désiatines  de  terre. 

lutte  énergiquement  contre  la  propagande 
orthodoxe.  11  lui  dispute  les  indigènes  chamaaiatea  que 


652  LÀ  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

souvenl  le  lama  ravit  aux  missionnaires  de  l'Évangile. 
Comme  ces  derniers,  les  apôtres  du  Bouddha  procèdenl 
solennellement  à  la  destruction  des  idoles  et  des  ustensiles 
des  chamans.  Sans  les  obstacles  mis  par  le  gouvernement 
au  prosélytisme  des  lamas,  le  chamanisme  aurait  bientôt 
disparu  de  l'Altaï  et  du  Baïkal.  Au  lama  le  pope  préfère 
le  sorcier,  le  trouvant  moins  difficile  à  vaincre. 

Pour  conquérir  les  bouddhistes,  la  propagande  orthodoxe 
et  l'administration  impériale  travaillent  à  désagréger  peu 
à  peu  leur  clergé  et.  aussi,  leurs  tribus.  Les  missionnaires 
ont  fait  interdire  l'ouverture  de  nouvelles  pagodes;  ils 
prétendent  même  parfois  fermer  les  anciennes.  En  mémo 
temps,  l'on  cherche  à  réduire  le  nombre  des  lamas  et  à 
diminuer  leur  autorilé.  On  s'efforce  de  soustraire  les  Bou- 
riates  convertis  au  pouvoir  de  leurs  chefs  païens,  pendant 
qu'on  encourage,  de  toute  manière,  le  baptême  des  chefs. 
Les  lamas,  du  reste,  ne  respectent  pas  toujours  la  défense 
d'ouvrir  de  nouvelles  pagodes;  ils  en  érigent  jusque  dans 
les  oalouss  ou  campements  dos  nomades  baptisés.  Il  n'est 
pas  rare  qu'ils  réussissent  à  ramener  à  eux  leurs  anciens 
coreligionnaires.  La  foi  de  nombre  de  Bouriatos  est  telle 
que  beaucoup  déclinent  nettement  toute  controverse  avec 
les  popes.  A  l'inverse  des  musulmans,  les  bouddhistes 
peuvent  cependant  parfois  faire  d'excellents  chrétiens.  Il 
en  rsl  qui  partissent  avoir  abandonné.  eu  loule  convic- 
tion, Siddh&rla  pour  Jésus.  D'anciens  lamas,  hommes 
instruits  dans  les  lettres  mongoles,  se  sont  faits  prêtres 
«I  -mit  devenus  de  EéléS  missionnaires  du  Christ.  Une  des 

choses  qui  paraissent  le  plus  frapper  ces  Asiatiques, dressés 
par  le  bouddhisme  même  à  l'admiration  des  rites,  ''est  la 
beauté  des  cérémonies  chrétiennes.  A  en  croire  certains 

récits,  |,i  m.  &ge  cl  les  Chœurs,  qu'00  a  soin  (le  chanter  en 
mongol     feraient  plus  de  conversions  «pie  la   prédication. 

Entre  le  mysticisme  slave  h  i»v  bouddhisme  on  a  eu 
beau  découvrir  de  secrètes  affinités1,  la   doctrine  indoue 

I     VojTM  phll  bftUl    p    !■:  I  i  |' 


LE  BOUDDHISME  ET  L'ESPRIT  RI  g  653 

n'a  pas  exercé  sur  les  compatriotes  de  Tolstoï  «-t  de  Dos- 
loievskj  la  même  fascination  que  Mir  les  anglais,  les 
Américains  ou  les  Allemands,  si,  I  l'exemple  <!<-  leurs  deoi 
grands  romanciers1,  certain!  Rosses  semblenl  imbus  d'une 
sorte  de  bouddhisme  latent,  c'est  d'instinel  el  à  leur  insu. 
La  foi  «lu  Bouddha,  qui  a  gagné  des  adeptes  en  Ang  ' 
en  Amérique,  n'a  pas  fait  de  prosélyfc  -  en  Russie,  le  m 
nais  guère  qu'une  exception,  une  femme,  Mme  Btavatsky. 
Non  contente  de  proclamer  la  supériorité  de  bouddhisme, 
cette  Russe  y  a  chercl  ocréusme  ■  de  1'Orienl  • 

l'Occident,  de  la  science  moderne  et  '!«•  la  Lbéurgie  anti  |ue. 
Après  avoir  épuisé  les  plaisirs  <1<-  la  rie  mondaine, 
Urne  Blavatsky  a  parcouru  l'Inde;  elle  a'j  est  abou 
avec  les  brahmanea  el  les  fokirs  el  en  a  rapporté  les 
principes  d'une  théosophie  hermétique  qui  compte  des 
initiés  dans  les  deui  mondes 


l.  Pour  Tolstoï,  voyeip   M6.r\>wDoetoievsky,  voyes   I  latin 
hifumazff.  l'apparition  du  moine  Eosime  en  rêve  ui  jeune  Alexis   là  ou 
le  Blarelt  enseigne  que,  \f*  animant,  le  boeuf,  le  cheval,  étanl  - 
le  Chris!  esl  avec  >-n\  avant  d'Aire  svee  IImmmm. 

Mme  EHavatskj  s  fait  paraître,  dans  le  Vettnih  E*ropy  tous  le  psi 
nyme  de  Radda  l!a>   des  études  >m  les  sciences  occultes  des  hdous  Depuis 
.•Ile  a  été  l'une  des  fondatrices  ••(  en  quelque  sorte  la  prophéteose  de  lu 

iété   H sophique  »  qui   a  en    successivement  | >< ><n    oriranes      the 

tphiti  de  Ma. lia-    l  Aurure  'lu  j>jur  nuuveau;  te  Lutus  publié  a  Paris 
-■n    ISSS. 


CHAPITRE   IV 

Conclusion.  —  I. unité  de  religion  et  l'unité  morale  de  l'État.  —  Nécessité 
de  la  liberté  religieuse  pour  un  grand  empire.  Comment  c'est  la  seule 
liberté  qui  se  puisse  décréter.  — ■  Pourquoi  il  n'est  pas  sur  que,  en  Russie, 
la  liberté  religieuse  précède  la  liberté  politique. 


Nous  voici  au  terme  de  cette  longue  enquête  sur  l'état 
moral  et  religieux  du  vaste  empire.  Il  est  temps  de  con- 
clure; mais  est-ce  bien  nécessaire?  La  conclusion  sort 
elle-même  des  faits.  Faut-il  nous  poser,  pour  les  institu- 
tions religieuses  de  la  Russie,  la  môme  question  que  pour 
ses  institutions  politiques1?  Estce  la  peine  de  nous  deman- 
der si,  pics  de  deux  siècles  après  Pierre  le  Grand,  la  Russie 
est  vraiment  un  Etat  européen,  un  État  moderne?  La  réponse 
n'est  pas  douteuse.  En  religion,  non  moins  qu'en  politique, 
la  Russie  se  monlre  un  Etat  d'ancien  régime.  Elle  l'est 
par  ses  mœurs,  elle  l'est  par  ses  lois.  Le  principe  de  la 
liberté  de  conscience,  accepté  par  tous  les  Étals  civilisés, 
n'est  pas  encore  reçu  chez  elle.  A  cet  égard,  nous  la 
retrouvons,  celte  grande  Russie,  au-dessous  de  tous  les 
États  de  l'Europe  ou  <\<-  l'Amérique,  infériorité  d'autant 
plus  regrettable  que  la  liberté  religieuse  est  peut-être  le 
Bigne  le  plus  Bûr  du  développement  intellectuel  d'un 
peuple.  Elle  en  esl,en  religion,  tout  comme  en  politique, 
aux  vieilles  maximes,  aux  vieux  procédés,  a  l'ingérence 
de  l'Étal  dans  les  consciences,  à  la  contrainte  légale,  il 
sérail  Injuste  de  dire  qu'elle  eu  esl  toujours  au  moyen 
mais,  comparée  à  autrui,  elle  esl  toujours  en  arrière; 

i.  Vbyw  tome  h   lirw  m  ohap  m 


L'UNITÉ  DE  RELIGION  BT  L'UNITÉ  DE  L'ÉTAT.       655 

cl,  chose  plus  humiliante,  si  on  la  compare  à  elle-même, 
elle  esl  peut-être,  en  fait  de  tolérance,  plus  arriérée  à  la 
lin  du  dix-neuvième  Biècle  qu'elle  ne  l'était  à  la  lin  du 
dix-huitième. 

Cet  empire,  qui  réunit  chez  lui  lea  cultes  de  l'Asie  aux 
cuil. «s  de  l'Europe,  cherche  encore  l'unité  de  l'État  dans 
l'unité  de  la  religion.  Par  là.  ce  peuple,  qui  nous  parait 
si  jeune,  nous  fait  remontera  Philippe  II  on  à  Ferdinand 
d'Autriche,  ou,  mieux,  à  travers  Byzauee,  jusqu'à  la  so- 
ciété  païenne  el  à  la  cité  antique,  I  i  i  mm 

lion  vieille  de  quelque  deui  mille  ans.  Celte  notion  ar- 
chaïque est,  ches  lui,  un  irait  d'enfance.  L'idée  d'Unité 
grandeur,  quoique  trop  souvent  elle  ne  soil  qu'un  fantôme 
décevant  :  on  comprend  qu'elle  ail  pu  être  le  rêve  de 
grands  esprits  et  de  grands  peuples.  CTest  le  droit  et  l'hon- 
neur d'une  Église  que  de  la  poursuivre;  mais,  si  l'unité 
spirituelle  a  du  prix,  c'esl  quand  elle  set  réelle.  Il  mut 
que  ce  soil  une  unité  rivante  et  libre,  et  non  point  une 
unité  extérieure,  factice,  apparente,  maintenue  par  la  i 
ou  la  crainte.  i>«'s  anciens  inquisiteurs   a  nos  mod< 

Jaculiins,    peu  d'idées  ont    l'ait    plus  de  mal    à   l'humanité 

que  cette  spécieux-  notion  de  l'unité  morale  de  l'État, 
éternel  prétexte  à  tyrannie.  L'unité  de  l'État  moderne  ne 
peut  être  cherchée  que  dans  la  libre  satisfaction  des  be- 
soins moraux  et  matériels  des  peupli 

La  religion  semble,  pour  la  Russie,  une  sorte  d'uniforme 
qu'elle  prétend  imposer  à  tous  les  esprits,  gard  aux 

différences  île  race-,  de  tempéraments,  d'habitudes.  Autant 
vaudrait  faire  endosser  à  tous  se^  sujets,  du  Lapon  au 
Géorgien,  la  chemise  rouge  ou  le  touloup  du  moujik.  L'em- 
pire russe  est  trop  vaste,  il  touche  à  trop  de  climats,  il 
s'étend  sur  trop  de  races,  pour  que  l'âme  ou  le  corps 
lie  à  une  pareille  uniformité.  Depuis  sa  grande 
expansion  territoriale  et  depuis  le  déchirement  intérieur 
de  son  Église,  l'unité  religieuse  ne  saurait  plus  être,  en 
Uussie.  qu'une  fiction  légale.  La  multiplicité  s'est  introduite 


656  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

chez  elle;  le  plus  sage  serait  de  le  reconnaître  et,  ayant 
perdu  le  bénéfice  de  l'unité,  de  recueillir,  pour  l'intelli- 
gence nationale,  pour  l'État  et  pour  la  religion  elle-même, 
le  profit  de  la  variété. 

A  la  liberté,  l'Église  nationale  gagnerait  en  profondeur 
plus  qu'elle  ne  perdrait  en  superficie.  Le  nom  de  Russe  et 
le  litre  d'orthodoxe  sont  trop  liés  par  l'histoire  pour  qu'elle 
ait  à  redouter  des  désertions  en  masse  du  peuple  ou  de 
«  l'intelligence  ».  Au  prix  de  quelques  défections,  dont  la 
plupart  ne  lui  enlèveraient  que  des  âmes  qui  ne  lui  appar- 
tiennent point,  l'orthodoxie  officielle  se  purifierait  des 
souillures  qui  la  déshonorent  et  se  relèverait  des  abaisse- 
ments qui  l'avilissent.  L'intérêt  de  l'orthodoxie  et  celui 
des  autres  cultes  sont  moins  en  opposition  que  ne  l'imagi- 
nent les  bureaucrates  :  la  dignité  de  l'une  ne  saurait  croître 
qu'avec  l'émancipation  des  autres.  Les  différentes  confes- 
sions sont,  malgré  elles,  solidaires.  L'Église  d'Etat  trouve- 
rait dans  l'émulation  et  dans  la  lutte  un  aiguillon  qui 
vaudrait  pour  elle  tous  les  privilèges.  C'est  au  temps  où  le 
protestantisme  a  été,  chez  nous,  le  plus  libre  que  l'Église 
de  France  a  jeté  le  plus  vif  éclat;  c'est  à  la  révocation  de 
redit  de  Nantes  et  à  la  destruction  de  Port-Royal  qu'a 
commencé  sa  décadence.  Un  clergé  qui  garde  ses  ouailles 
emprisonnées  dans  les  murailles  de  la  loi  a,  pour  les  rete- 
nir au  bercail,  moins  besoin  de  science  et  de  vertu. 

La  plat  grande  infériorité  de  la  Russie,  celle  qui  esl  en 
quelque  sorte  1<-  signe  des  autres,  G'esl  le  défaul  de  liberté 
religieuse.  Il  est  plus  choquant  que  le  défaul  de  liberté 
politique,  parce  que  la  liberté  religieuse  est,  à  la  fois,  plus 
utiellc  et  plus  facile  à  établir.  De  toutes  les  libertés 
dites  «  modernes  »,  c'est  la  plus  précieuse  à  l'individu,  la 
moins  redoutable  h  l'État;  c'esl  la  seule  peut-être  qui  n'ait 

pas  donné  (le  mécomptes,  là  du  moins  où  elle  n'a  pas  été 

dénaturée  par  le  fanatisme  à  ici. ours  d'inconséquents 
libres-penseurs.  On  comprend  qu'un  tsar  investi  par  l'his- 
toire d'un   pouvoir  omnipotent    hésite  à  s'en  dessaisir.  Si 


LIBERTÉ  RELIGIEUSE  ET  LIBERTÉ  POLITIQUE.       657 

lourd  que  lui  pèse  sa  toute-puiaaancej   il  ne  s'en  peut 
décharger  d'un  coup;  il  ne  peut  la  partager  evec  la  nation 
sans  travail  et  sans  luttes,  uni  combinaisons  eorapliqo 
sans  mille  difficultés  d'organisation,  (Jn  changement  de 
régime  politique  est  forcément  an  saut  dans  les  ténèl 
quelque  désirable,  quelque  fatal  qu'il  pu  nbler,  il 

comporte,  pour  le  prince  el  pour  l'État,  des  risques  contre 
lesquels  aucune  science  humaine  ne  les  saurait  assurer. 
Tout  autre  est  la  liberté  religieuse;  ''il»-  n'a  que  des  avan- 
tages; elle  n'entraîne  aucun  bouleversemenl  dans  les  Insti- 
tutions, aucun  péril  pour  l'État.  Bile  nx  t  eu  repos  la  con- 
ace  du  souverain,  aani  rien  conter  i  ion  pouvoir.  Bien 
mieux,  à  l'inverse  des  libertés  politiques,  elle  l'apprend 
sans  appreniissaj 

Tout  cela  es!  manifeste,  et  cependant  il  peut  se  faire  que 
cette  inoffensive  liberté  soit  l'une  «les  dernières  oetro 
aux  Russes;  que  chea  eux,  comme  <'n  tant  d'autn 
en  Angleterre,  aux  Ètata-Unis,  en  Hollande,  en  Suisse,  en 
Espagne,  en  Francs,  elle  ne  soit  obtenue  qu'au  pris  de 
longues  luttes  ;  que,  loin  de  précéder  les  libertés  poliliq 
elle  ne  vienne  qu'après  elles  el  sous  leur  couvert.  \  Ren- 
contre du  préjugé  courant,  l'histoire  des  dernien 
nous  montre  que,  dans  la  plupart  des  Etats  des  deux 
mondes,  la  liberté  de  penser  el  la  liberté  des  cultes  n'ont 
ôlé  reconnues  qu'à  la  (laveur  des  libertés  politiques;  que, 

là  OÙ  «'Iles  ont   survécu  riii.ee->.  elles  sont  p, 

rieuresen  date.  Le  l'ait  est  si  général  que  noua  avons 

tenté  d'y  voir  une  sorte  de  loi   de  l'histoire  '.  à  cette   loi 
je  ne  connais  guère,  dans   l'Europe  moderne,  qu'une 
ception:  la  Prusse.  La  tolérance  est  entrée  dans  les  fon- 
dations de  la  monarchie  prussienne.  Berlin  n'a  pas  eu  à 

s'en  repentir.  En  sera-t-il  de  la  Russie  autocratique 
comme  de  la  Prusse  de  Frédéric  Uf  Kien  ne  l'assure;  il  ne 
faudrait  pour  cela  que  la  volonté  d'un  tsar;   mais  rien  ne 

1    l.'-s  Cothotiquei  libéraux,  tÊglm  H  h  lit 
m. 


658  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

dit  que  ce  tsar  se  rencontrera.  Et,  si  elle  ne  vienl  pas  de  la 
libre  initiative  d'un  autocrate,  l'émancipation  de  la  con- 
science russe  peut  se  faire^attendre  un  siècle  et  plus;  les 
défiances  ou  les  préventions  nationales  risquent  de  la 
relarder  pour  des  générations.  C'est  une  de  ces  réformes 
dont  l'accomplissement  est  moins  malaisé  à  un  prince  qu'à 
un  peuple. 

11  semble  que,  après  l'empereur  Alexandre  II  et  l'éman- 
cipation des  serfs,  il  n'y  ait  plus,  pour  un  souverain  russe, 
de  gloire  facile  à  cueillir;  qu'un  autocrate  ne  puisse  plus 
innover  sans  entamer  l'autocratie,  partant  sans  ébranler 
les  fondements  de  l'empire.  Nous  l'avons  dit  nous-méme  : 
nous  nous  trompions;  nous  ne  songions  qu'aux  réformes 
politiques1.  A  la  portée  de  la  main  du  tsar,  il  reste  une 
gloire  aisée  à  conquérir,  une  tâche  noble  entre  toutes  : 
l'émancipation  des  consciences.  Elle  n'exige  ni  génie,  ni 
labeur; il  n'y  faut  qu'un  acte  de  volonté,  Un  trait  de  plume 
y  suffirait.  C'est  l'unique  réforme  qui  puisse  s'accomplir 
par  ordre;  la  seule  liberté  qui  se  puisse  décréter.  Il  n'est, 
pour  cela,  besoin  ni  de  longues  études,  ni  de  savantes 
institutions,  ni  de  charte  ou  de  statuts,  ni  d'assemblées  et 
de  fastidieuses  délibérations;  une  parole  du  tsar  et  c'est 
assez.  C'est  la  seule  réforme  que,  avec  son  omnipotence,  il 
puisse  faire  seul,  comme  «l'un  coup  de  baguette.  Que  faut- 
il  pour  cela?  un  édil  de  tolérance  déclarant  qu'aucun  sujel 
russe  ne  saurai!  être  poursuivi  pour  ses  opinions  reli- 
gieuses, il  n'esl  même  pas  nécessaire  d'altérer  la  constitu- 
tion de  l'Église,  de  toucher  à  ses  privilèges  légaux,  «le 
modifier  si  situation  dans  L'État.  L'exemple  de  L'Angleterre 
montre  qu'une  Église  d'État  n'est  pas  forcément  incompa- 
tible avec  la  pleine  liberté  religieuse.  Autre  avantage  dans 
un  pays  autocratique  :  cette  liberté  n'est  pas  non  pins 
Incompatible  avec  le  maintien  du  pouvoir  absolu.  Elle 
n'affecte  qu'un  domaine  où,  prince  ou  peuple,  la  puissance 

Civile  est  notoirement  incompétente. 
l.  Vojtt,  i   n   lit.  \ i  chap,  m. 


OBSTACLES  A  L'ÉMANCIPATION  RELIGIEUSE.         f>59 

L'émancipation  religieuse  et  intellectuelle  de  la  Ru 
suffirai!  à  l'illustration  d'un  règne  et  à  l'éternelle  renom- 
née  d'un  prince.  Ce  ne  serait  assurémenl  pas  nue  oeuvre 
moins  haute  que  L'émancipation  des  eertt  al    à  L'ini 
(ii-  cette  dernière,  <l l«*  ne  coûtersil  rien  è  personne.  Sur 
les  1 15  ou  I2u  millions  de  injeta  que  va  oompter  l'empire 
des  Kirs,  45  ou  50  millions  en  bénéficieraient  person- 
nellement, sans  qu'aucun  an  iùi  rietime.  Bl  pourtant,  -i 
facile,  si  bienfaisante,  >i  glorieuse  que  soit  cette  réforme,  il 
n'est  pas  sûr,  sneere  une  Ibis,  qu'il  m  trouve  un  pi 
pour  l'entreprendre.  Gela  parait  m  -impie;  il  lembleque, 
pour  la  décréter,  il  -unis.-  d'un  esprit  droit,  «l'un  i 
élevé,  d'une  conscience   respectueuse    des   cons 
Hélas  1  s'il  m  riait  ainsi, elle  serait  déjà  effectuée.  Alexan- 
dre ni  se  fut  liât,  .i.'  L'ordonner,  ou,  mieux  Alexandre  il 
ae  lui  an  eut  pas  laissé  l'honneur.  Par  malheur  pour  la 
Russie,  cette  réforme,  en  elle-même  al  ait  rait  rien 

moins.  dans  l'état  actuel  des  institutions  et  des  mœurs, 

(prune  révolution.  Bile  a  contre  elle  la  tradition  nationale. 

les  mœurs  officielles,  L'intérél  de  la  bureaucratie,  le  : 

jugé   publie.  Ce  pays,  où   l'autocratie    peut    tout,  attendra 
peut-être  cent  ans  le  souverain  ou  le  mini-Ire  (pu  M 

11  n'y  faudrait  guère  moins  que  l'énergie  de  rolonl» 
L'indépendance    d'esprit   d'un   Henri   IV,  d'un   Pierre   le 
Grand,  d'un  Frédéric  11.  Ce  n'est  qu'un  acte,  mai-  c'eal  un 

acte  qu'il   est    difficile   de  demander  à  l'élève   d'un    Pobé- 

donos&aef;   son  eœur  r>   pousserait,  qu'il  se  Irouverait, 

autour  île  lui.  de-  conseillers  pour  lui  en  l'aire  un  crime 

religieux  ou  politique. Tout  ce  qu'on  peut  espérer,  a  bi 

échéance,  c'est  la  suppre--ion  des  lois  ou  de-  mesures  qui 
équivalent  à  une  persécution  directe;  et  cela  même,  il 
sérail  téméraire  d'y  trop  compter.  C'en  serait  assez,  pour- 
tant, pour  l'aire  honneur  à  un  tsar  russe,  car  on  ne  saurait, 
de  longtemps,  appliquer  à  la  lUi>sie  la  même  mesure 
qu'aux  Ktats  de  l'Occident. 
A  l'affranchissement  de  la  conscience  russe  s'opposent 


660  LA  RUSSIE  ET  LES  RUSSES. 

deux  choses  :  l'exclusivisme  national  et  la  raison  d'État. 
Toutes  deux  sont  souvent  des  conseillères  à  courte  vue. 
Qu'on  regarde  les  intérêts  de  l'État  russe  au  dedans  ou 
au  dehors,  la  balance  des  avantages  penche  du  côté  de 
l'émancipation  religieuse.  Les  religions  sont  des  forces 
vivantes,  dont  la  sève  n'est  pas  encore  desséchée  et  qu'il 
est  mauvais  d'avoir  contre  soi.  Un  État  aussi  vaste  que  la 
Russie,  un  empire  auquel  toutes  les  ambitions  semblent 
permises,  a-t-il  intérêt  à  froisser,  simultanément,  toutes 
les  grandes  religions  du  globe,  à  blesser,  dans  leurs 
coreligionnaires,  le  catholique,  le  prolestant,  le  juif? 
Catholicisme,  protestantisme,  judaïsme  (nous  pourrions 
ajouter  l'islamisme!,  représentent  trois  influences  de  taille 
et  de  vigueur  inégales,  qui,  toutes  trois,  jouent  encore  un 
rôle  dans  les  affaires  humaines.  Une  politique  prévoyante 
ne  les  saurait  traiter  en  quantités  négligeables.  La  Russie 
a-t-elle  intérêt  à  s'aliéner,  dans  le  monde  entier,  les  mis- 
sions catholiques,  les  sociétés  bibliques,  la  banque  juive? 
Qu'on  veuille  bien  y  réfléchir,  on  trouvera  que  son  exclu- 
sivisme confessionnel  a  été  une  des  causes  de  son  isole- 
ment  politique  et  de  son  infériorité  économique.  Le  Russe 
est  trop  porté  à  mettre  sa  confiance  dans  la  force  maté- 
rielle; il  ne  redoute  pas  assez  d'avoir  contre  lui  les  forces 
morales.  Ses  intérêts  matériels  eux-mêmes  n'auraient 
qu'à  gagner  à  une  politique  plus  tolérante.  La  Russie 
traiterai!  mieux  les  Juifs,  que  le  crédit  russe  sérail  coté 
plus  baut  but  li-s  Bourses  européennes.  Katkof  le  sentait; 
c'était  u m < -  des  raisons  de  mi  répulsion  pour  l'antisémi- 
tisme. 

Qu'on  laisse  de  côté  b-s  droits  de  la  conscience,  l'intérêt 
de  la  civilisation  el  de  la  pensée  nationale,  l'homme  d'État 
le  piu>  réaliste  reste  <in  présence  <ic  cette  vérité  :  une  po- 
litique confessionnelle  peui  être  bonne  pour  un  petil  État, 
d'une  sinu'turc  nationale  et  géographique  peu  compli- 
quée, sans  grandes  vues,  sans  large  champ  d'action;  elle 
ne  saurai!  convenir  i  un  grand  État,  .ï  une  Weltmacht,  Ce 


AVANTAGES  DE  LA  LIBERTÉ  RELJGIEI  661 

n'es!  point  une  politique  impériale.  Rome  t'avait  compris 
quand  elle  accueillait  dans  ion  Panthéon  les  dieux  de 
toutes  les  Dations.  Les  droits  d<'  ta  conscience  el  de  l'hu- 
manité Boni  d'accord  avec  l'intérêt  bien  entendu  de  la 
puissance  russe:  mais  c'est  peutȐtre  se  montrer  exigeant, 
\is-à-\is  d'un  peuple  ou  d'un  État,  que  de  lui  demander 
ce  qui  esl  de  sun  intérêt  !<■  mieui  entendu. 


I  IN 


TABLE    DES   MATIÈRES 


DI   l\   RELIGION   ET    m     SENTIMENT   IU  Ll 


Chapitre  i.  —  Pourquoi  ce  volume  ast-il  i                                ."'  — 
Intérêt  ecieuti  Aque  et  politiqae  dot  questions  reli 
tance  parti* -iiiu'iv  dans  an  pays  loi  que  la  Russie.  —  Révolution  et 
religion.  Caractère  religieux  da  «  nihilisme  ■  et  da  BMmvaoMal  i 
lutionnaire  en  Russie l 

Chapitre  u.  —  ComwHWti  chea  le  |H'U|ilc,  le  lentimenl  religieux  a 
gardé  toute  sa  pniasaace.  —  Raisons  d  ce  phé  iom  >ne.  —  i  •  lai  d>- 
culture  da  la  Russie.  —  L'histoire  et  le  m  -  i.  — 

itu  mysticisme  si  du  lataltsn»  :  il  ea  ohe 

leiircai     —  i  m  daaa  la  *>>l  si  la  ctinaalf  — 

Influences  da  la  aatore  al  da  milieu.  —  La  plaioeat  la  forêt.  —  i    - 

i    -  maux  historiques  :  épidémies  si  Ixuniaee    —  » 
ment  il  ae  faut  pu  outrer  le  mysticisme                                   mmI 
iractères  el  lea  limites     —  I     quente  combinaison  de  réalisme 
ol  d'idéalisme •.» 

CHAPITRE  m.  —  De   la  nature  de    la   religion  —   Kst-i 

que  le  peuple  russe  ne  soit  pu  chrétien?  —                -  du  sentiment 
religieux  chez  lui,  Comment  soa  christianisme  est  parfois  dosai 
extérieur.  —  Raisons  de  ce  Tait.  —  Usasèra  dont  la  Rua 
convertie.   —   De  quelle  façon   le  polythéisme  a    p 
christianisme.  —  Dieux  ihurea  et  saints  chrétiens.  —  En  quel  • 
le  peupla  russe   est  en  peuple  ■  biretigieux  ■.  Itites  ebrétteai 
notions  païennes,  —  Persistance  de  la  sorcellerie.  —  Religion  en- 
visagée comme  une  sorte  da  magie.  —  Pourquoi  le  peuple  rosse  n'en 
doit  pas  moins  être  regardé  comme  chrétien.  Influence  de 
mu  sa  littérature 

Chapitre  iv.  —  l»u  dualisme  de  la  lUi^-i.-  lettrée  et  de  la  i 
pulaire,  au  point  de  vue  religieux.  —  Si  le  peuple  ea  est  re  t 
moyen  âge,  lea  classes  supérieures  re  au  di\- 

huitième  siècle.  —  En  quoi  sens  l'état  religieux  de  la  Russie  est  in- 


664  TABLE   DES  MATIÈRES. 

verse  de  celui  de  la  France.  —  De  quelle  façon  la  diffusion  des  idées 
révolutionnaires  tend  à  modifier  cetle  situation.  —  Efforts  de  l'État 
pour  fortifier  l'ascendant  de  la  religion.  Du  «  cléricalisme  »  gouver- 
nemental. —  Hôle  de  l'Église  au  point  de  vue  politique  lien  -vu 
laire  de  la  foi  orthodoxe  et  de  la  nationalité.  La  Russie  patronne  de 
l'orthodoxie.  —  De  quelle  manière  l'Etat,  de  môme  que  la  nation, 
conserve  un  caractère  religieux  et  confessionnel.  Comment  l'autocratie 
russe  est  une  sorte  de  théocratie iG 


LlVHi:    Il 


I.  EGLISE    OHTHOIiOXK  RUSSE 


Chapitre  j.  —  Caractère  général  de  l'orthodoxie  orientale.  —  Faut-il  y 
voir  la  forme  slave  du  christianisme  ?  Orthodoxie  ou  pravoslavie.  — 
De  l'infériorité  de  l'Église  gréco-russe  dans  l'histoire  de  la  civilisa- 
lion.  Où  doit-on  en  chercher  la  raison? —  Des  différences  dogma- 
tiques enlre  les  deux  Églises.  Opposition  de  leurs  points  de  vue. — 
Comment  l'immobilité  de  l'ortho  loxie  orientale  peut  être  favorable  à  la 
liberté  de  penser.  —  La  constitution  de  l'Église  gréco  russe.  Absence 
d'autorité  centrale.  Ses  conséquences.  —  Tendance  à  former  des 
Églises  nationales.  Annexions  de  l'Fglisc  russe  et  démembrement 
< lu  patriarcal  byzantin.  —  Le  «  phylétisme  ».  Comment,  dans  l'or- 
thodoxie orientale,  les  luîtes  religieuses  recouvrent  d'ordinaire  des 
querelles  politiques .'>s 

Chapitre  ii.  —  Conséquences  de  la  constitution  nationale  de  l'Église 
orthodoxe.  —  Ingérence  du  pouvoir  civil.  Gomment  l'intimité  de 
l'Église  et  de  l'Etat  a  été  plutôt  un  obstacle  à  la  libellé  intellectuelle 
et  à  la  liberté  politique.  —  De  l'emploi  d'une  langue  nationale  dans 
la  liturgie.  —  Le  slavon  ecclésiastique.  Ses  avantages  pour  la  na- 
tionalité, ses  inconvénients  pour  la  civilisation  russe.  —  En  quel  sens 
l'orthodoxie  orientale  occupe  une  situation  intermédiaire  entre  i 
ihoiiciMn.  et  i.-  protestantisme.  —  De  l'Ecriture  et  «les  Sociétés 
bibliques  en   Russie.  Les  deux  courants  qui    m  disputent  l'Église 

XI 

CiiM'iTHK  m.  —  Du  culte  et  du  rilualisme.  —  importance  des  rite- 
et    du  ceiinionial    dan-   l'Église   orientale.  Le  formalisme   rUSSfl    cl    le 

lue  national.  —  le  rite  de  II  prière,  —  Les  cérémonies  et  la 
liturgie.  —  Comment  l'Église  rosse  a  rempli  le  rôle  esthétique  de  la 
religion.  —  du  culte  de-  Images.   Précautions  prisoi  contre  la  m 

Ition  Vierges  miraculeuses  al  dévotion  du  peuple.  -  L'imagerie 
religieuse  et   l'art  byzantin  en  Russie.-    Caractères  de  la  pointure 

n  Iti    Mil.  bemenl  dqi  typea  Iraditionnela.  Difficulté  de  les  renou 
?eler.  —  La  musique  à  l'église  et  le  chanl  loi 

Ciiaimtmk  iv.  —  i<-   jstesj  't  Isa  fêtas.       Les  quatre  caré s    Ma 

nsat du  peuple  sax  jeûnes.      Comment  il  esl  malaisé  b  ri 


TABLE  DES  MATIÈRES.  665 

russe  de  modifier  lea  anciennes  observances.  —  Lee  Eatee,  leur  grand 
nombre,  leurs  inconvénients.  —  Le  eaieeririer  julien.  Raisons  eV 

maintien.  —  Los  saints  russes,  leur  ueliaïque.  De  la  • 

ii i-;it i< >it  '-n  Russie.  Le  culte  dee  reliques.  —  Lee  !»■!■  I  inté 

rieur  et  en  Terre-Sainte ÏTI 

Chapitiu   v.  —  Des  sacrements  dans  l'Église  m  —  lations  «lu 

prêtre  -i   dee    fidèles.   — .Le    baptême.  I1  -tau 

linople.  —  L'eucharistie,  la  communion  sous  les  •:  s.  — 

1      mini   ebréme  >'t    l'onction.    —   La    prêtrit  -    du 

mariage    dee    prêtres.  —    Le   sacrement   du  mariage;  le    dh 

Commenl   on  y   procède   dans    la   société  russe.  -    1  wion. 

Maniera  dont  on  la  pratique.  !»••  rasage  dopa  r.  — 
De  l'obligation   légale  de  s'approehaf  daa  sacrements.  Las  regw 
«In  clergé  «-t  la  statistique  îles   communions.  —  »  min 

font  leurs  dévotions 

CiiAi-rritt:  m  —  Des  rejetions  de  l'Eglise  •  -t  de  1  Etat.  —  Commaal  la 
coDstiiutioa  ecclésiastique  a  été  afleetée  par  l'autocratie.  —  Princi- 
pales   phases  de  l'histoire   '!>•    lï.di--    ni 
ion  gouvernement.         La  période  byzantine.  —  Les  deux  at< 
polies.    —    Le  patriarcat    La    patriarebe  NikoM  et  la  lutt- 
deux  pouvoirs.  —  Pierre  le  Grand  et  l'abolitioa  du  patriarcat.  —  La 

gle ut  spirituel     et  la  suprématie  de  l'Etat.—  1  a  du 

s  Collège  ecclésiastique       ou  Baini-Synode.  Commenl  l'adminii 
lion  synodale  semble  la  (arme définitive  du  gouvernement  d 
orthodoxes.  —  Du  pouvoir  du  taar  '-n  matinni                 |oe.  Est-il 
vrai   que   l'empereur  soit   !•■   <  I;                             —  Comparaison  avec 
l'etian-er 

Lhapiihk   \ii.  —  Constitution   iatérieUJ  glise.   —    Composition 

et   [bncUonnemenl  du  Saint-Synode.    Membrca   a&eetiÉ  et  meenl 
assistante.  —  La  haut  procureur  et  >a  chancellerie.  —  Qéricaliame 
orthodoxe.    La  canaure   spirituelle.  —    1 
èpiscopaux.  Grandeur  des  diocèses    —  I  es  consistoires    : 

—  Iniluence  des  secrétaires  de  ronsiatffl  atrepreneura  de 
divorces.  —Condles  provinciaux.  —  Ceatrausation  et  caractère  but 

étatique  de    l'Eglise  rUSSC 

Chapitre  mu.  —  La  clergé  noir,  las  couvents  '-t  les  moines.  —  I 
sion  du  clergé  en  deux  classes.  Suprécnatie  du  cierge  aaoaaMtiajna. 

—  Caractères  du  monacbisme  russe.  s..n  manque  de  va 
importance  historique.   —   Le*  grands    couvents   aationaax  Petit 

nomhre  relatif  des  religieux  des  deux  sexea.  —  La  recrutement  des 
moines.  Leur  genre  de  vie.  —  Comment  les  couvents  >oiit  deveXMM 
une    institution  d'État.    Leur  classification.  —  Leur*  biens  et   leurs 

ressonrees.  Leurs  ouvres.  —  Lea  couvents  de  (saunes.  Las  bégiiiiMis 

saura  de  charité 

Chapithe  ix.  —  Le  elerpé   blanc   ou    séculier.   —  Comment    le    etergé 
evt  devenu  une  caste.  De  l'hérédité  des  (onctions  ecclésissti 

ses  apportées  en  dot.  Subdivisions  de  la  totale.  — 

Éducation  du  clergé,  Séminaires  et  Académies  ecclésiastiques. 


666  TABLE   DES  .MATIERES. 

ractères  de  ces  établissements.  Leur  personnel,  leur  esprit,  leur  cns.-i 
gnement. —  Situation  matérielle  du  clergé,  la  plupart  des  popes 
ne  reçoivent  pas  de  traitement.  Tendance  à  les  salarier.  Forma- 
tion et  accroissement  du  budget  du  culte  orthodoxe.  Les  biens  de 
l'Église.  Ressources  du  clergé.  Le  casuel.  Difficultés  auxquelles 
donne  lieu  sa  perception 260 

Chapitre  x.  —  Le  clergé  blanc  [suite).  —  Situation  sociale  du 
clergé,  son  isolement,  sa  dépendance.  Comment  il  est  traité  par 
ses  supérieurs.  —  La  famille  du  pope.  Sa  femme.  Ses  enfants,  ses 
(ils.  Esprit  de  la  caste  el  tendances  des  nommes  qui  en  sortent.  — 
Efforts  pour  relever  la  situation  morale  et  matérielle  du  clergé. 
Diminution  du  nombre  des  paroisses  et  des  prêtres.  Ses  inconvé- 
nients. De  l'élection  des  curés.  Les  curatelles  paroissiales.  —  De 
l'emploi  du  clergé  dans  l'instruction  publique.  Pourquoi  l'on  cherche 
à  lui  remettre  l'enseignement  populaire.  Les  écoles  de  paroiesesi 
—  De  la  prédication,  comment  elle  était  naguère  encore  peu  répan- 
due. Impulsion  que  lui  ont  donnée  les  inquiétudes  politiques.  Ca- 
ractères de  la  prédication  russe.  —  Peut-on  supprimer  la  barrière 
entre  le  clergé  noir  et  le  clergé  blanc  et  ouvrir  à  ce  dernier  l'accès 
de  l'épiscopaf.' 289 


LIVRE   III 

I.  K      RASKOL     ET      LKS     SECTES 

Chapitre  i.  —  Origine  et  caractère  du  raakol  ou  schisme  :  ses 
causes  religieuses.  —  Importance  attachée  aux  rites  et  aux  formules. 
Révolution  provoquée  par  la  correction  des  livres  liturgiques.  — 
Les  principaux  points  en  litige.  Les  Vieux  Ritualistes  ou  Vieux 
Croyants. —  Comment  ils  ont  outre  les  principes  du  christianisme 
oriental.  Exagération  du  principe  d'immobilité.  Exagération  du  na- 
tionalisme dans  l'Eglise.  De  quelle  manière  le  raakol  est  sorti  de  le 
liturgie  slavonne.  —  Comment,  en  se  révoltanl  contre  l'Eglise 
officielle,  les  Vieux  Croyants  se  révoltaienl  contre  les  influences 
étrangères 326 

Chapitre  d\  —  Origine  el    caractère  du    raskol  :  ses  causes  poli- 
tiques, —  Le  schisme  sel  une  réaction  contre  les  rôfor i  de  Pierre 

le  Grand  el  de  ses  successeurs,  Du  ras/coi  comme  protestation  îles 

Vieil  'i    personnifie    Is   résistance  eux  formes  de   l'Étal 

moderne. — Les  Innovations  de  Pierre  le  Grand  données  comme  cm 

ie  de  la  lin  du  monde»  L'empereur  regardé  comme  l'Antéchrist. 

de  Satan.  ~-  Condamnation  <ie  ions  les  n  térieurs  s 

Nikone  'i  •>  Pierre  le  Grand,  Latte  avec  l'Étal  pour  le  porl  de  la 

barbe.  —  Le     i  I  Ici  les  revendications  populaires  contre  le  ser- 

'•i  ie  iies|„,ii- bureaucratique 

Chapitre:  m.  —  Évolution  do  i\  énéral  de  le  morche 

..  \    .  quel li   logique  II  se  développe.  Lee  vieux  ritwt* 


TABLE   DES   M  ATI  Kl;  667 

litleë  privés  de  dergé.  <— Commuât  coaUaaer  le  culte  -ans  Lierai- - 
chioî  Le  raikoi  coupé  en  deux  eampe:  poponlty  ai  fa 
en  tant-prétr**.  —  l'oint  de  départ  d.--   deux   partie.  Par  Quoi 
remplacer  le  sacerdoce  et  les  taerameats  '  A  quai   ea  arment  les 
groupes  extrêmes   Plai   d  ploa  «l'-  mariage.   —  Comment 

expliquer  la  diaparition   d  ni-.'  Par  rapproche  de  la  la 

il  i  monde.  Le  règae  de  l'Antéchrist.  Pour  \  échapper]  eertaiai 
laii'-  recourent  a  la  mort  violente.  La  rédemption  pat-  le  suicide el 
le  baptême  du  feu,  —  Le  millénarUme  h    l'attente  dTae   non 

ie.  Comment  Napoléon  a  .-t.-  quelquefois  prit    | 
i              nces  millénaires  et  l'émancipation  deeserfs.-— Comparai- 
son entre  lei  m  3^9 

Crapitbi  i\.  —  Do  Dombre  doi  ra$l   Iniks.  Diffleulb  de  le  eouaa 
Peu  de  valeur  de-  statistiques  oflicielle-.   / 
lige  du  schisme  sur  l'homme  du  peuple.  —  Répartition  gé<>: 
du  raskol.  Comment  il  se  recrute  uirtoot  parmi  les  Grandi  II 

rieux-croyanta  eomme  ageaii  'i'-  colonisation.  Leun  coloaiea  ea 
dehors  da  l'empire. —  La  force  du   schisme   n'est  pas  tout   enl 
dans   li-  sombre  de  ses  adhérents.  Supériorité   moi  sas 

croyaats;  elle  ne  lieat  pas  aaiquement  a  la  religion,  leur  pn 
rite  matérielle.  Quelles  en  son!  i 

daas  i''  commerce  a*  i  dan-  i.  ara  commu- 

nautés. —  Da  la  culture  dea  vieux-ritaalistos.  Da  quelle  manière  le* 
beaoiaa  da  la  polémique  leur  ont  doaaé  le  ajoat  de   l  iaatraetioa. 

leur  éruditioa.  Commeat  l'iaeiraetioa  élénu 
suffit  point  à  leur  affranchissement  intellectuel 

Chapitre  v.  — Constitution   et  organisation    dea   prindpa 
duschlami  —  Comment   lea  différen 

roahol  se  sont  d'abord    o  ou    ermitai 

Importance  de  De  quelle  manière  la  direetioa  da  schisme 

est    plus  lard    passée   aux   cimetières  moscovites.   —    Efforts   poar 
donner  plu-  de  cohésion  aux  vieux-ritua  de  l'emi- 

gration  révolutionnaire  pour  se  mettre  en  rapport  avec  anx.  < 
ment  les   vieux-croyants  sont    parvenus 

indépendant.   —   La    hiérarchie    de   Bélokrinitsa.    i                 ieux- 
ints;  leur  situation,  leurs                    Division  de  leur-  adhé- 
rents ea  deux  partis.  —  Efforti                 rnemaat  pour  rapproehet 
les  rieux-croyenta  hiérarchiques  de  1*1                 a.  On   leui 
|'u*agedes  anciens  rites.  Lea  BdinootHt^  ou  vieux-ritualistea  m 
use.  Obstacles  a  l'union 

Chapitob  vi.  —  Organisation  et   doctrines   dea  sane-préfres  ('■■ 

imienl    il   leur  e-t    difficile  da  -e  constituer   en  I  . 

Leur  fractionnement   eu  nombreuses  sectes.   Lea   priaetpalea  ;  Po- 
morfey,   TModwiena.  —  Questions  débattaea  entre  allés.  Les  l'ana- 
tiquea  et  le-  politiques.  Da  la  soumission  à  l'Etat.  La  prière  pour 
l'empereur    —  Le  mariage  et   la   famille.  Toute  union  des 
illicite,   théorie  et  pratique  du  célibat.  L'union  libre.  Commeat  la 

plupart    des   sans- pré  1res    ont    dû    s'écarter   de    leur    point    de    vue 

primitif.  —  Sectaires  qui  persistent  à  s'v  tenir  :  ErrcuUt  ou  Sfraa- 


668  TABLE  DES  MANIÈRES. 

niki.  Le  vagabondage  érigé  en  devoir  religieux.  Iteux  degrés  dans 
la  secte  :  les  pèlerins  et  les  hébergeurs.  —  Autres  sectes  extrême*. 
Muets,  Xieues,  Xon-priants.  Quel  est  le  dernier  terme  du  raskol.     M8 

Chapitre  vu.  —  Sectes  non  issues  du  schisme  :  leur  division  en 
deux  groupes.  Les  mystiques  :  khlysly  ou  ilagellants.  —  Caractère 
général  des  sectes  mystiques;  le  prophétisme.  les  incarnations. 
Christs  et  Mères  de  Dieu.  —  Légende  et  doctrines  des  flagellants. 
Leurs  rites.  Comment  ils  se  procurent  l'extase.  —  Khlysly  dans  les 
monastères.  Khlysty  civilisés.  —  Les  skakoany  ou  sauteurs.  Les 
rites  licencieux.  L'amour  en  Christ.  —  Les  rilcs  sanglants.  Comment 
communiaient  certains  sectaires 4ô4 

Chapitre  viii.  —  Sectes  mystique*  :  les  blanches-colombes,  eunuques 
ou  skoptsy.  —  De  la  mutilation  comme  moyen  d'ascétisme.  Le 
baptême  du  feu.  Mutilation  des  deux  sexes.  Skoptsy  mariés.  Com- 
ment se  recrute  la  secte.  Ses  moyens  de  propagande.  —  Dogmes  et 
histoire  des  skoptsy.  Leur  parenté  avec  les  khlysty.  Leur  Christ 
du  dix-huitième  siècle.  Leur  organisation  par  loges  ou  pe/fc.  Leur 
miilénarisme.  Pierre  III  et  Napoléon  messies  des  eunuques.  —  Pro- 
fessions favorites  des  skoptsy.  Leur  goût  pour  l'or,  leurs  richesses. 
Avantage  d'avoir  des  eunuques  pour  caissiers.  —  Lois  contre  les 
skoptsy.  Leurs  procès.  Skoptsy  spirituels 4?'.1 

Chapitre  ix. —  Les  sectes  rationalistes  ou  protestantes.  —  tfoiofames 
et  douhhobortsy.  —  Leur  origine  et  leur  théologie.  Singulière  doc- 
trine sur  Dieu  el  sur  l'âme.  —  Comment  ces  sectaires  envisagent  le 
pouvoir  civil  et  la  société.  Tendances  radicales  et  socialistes.  —  Les 
obchtchiic  ou  communistes.  Application  de  leurs  principes.  —  Le 
stnndisme.  Comment,  des  colonies  allemandes  du  Midi,  l'esprit  de  la 
Réforme  a  pénétré  chez  le  moujik.  Doctrines  et  progrès  des  stnn- 
<lisles  ou  évangéliques  russe-.  —  Les  sahbutistcs  ou  judaXSantS.  D'où 
proviennent-ils?  Unitaires  à  rites  judaïques 496 

Chapitrk  x.  —  Sectes  récentes  du  peuple  et  du  monde.  —  Continua- 
tion de  la  génération  dei  sectes.  Psychologie  des  sectaires.  Prophètes 
et  prophétesses.  Exemptée  d'hérésies  nouvelles.  —  Un  type  de  sec- 
taire contemporain  :  Bonlaïef.  Sa  théologie,  sa  politique.  —  Sectes 
du  grand  monde;  le  radtloeki$me  on  pachkovùme.  Le  lord-apôtre. 
La  prédication  èrangéliqoe  dani  lea  talons.  Propagande  parmi  les 
■  lu  peuple.  —  Le  conta  Léon  Tolstoï,  sa  parente  intellectuelle 
avec  les  prophètes  de  rfllagos.  analogie  dea  procédés  ei  .les  idées.  Le 

dogme  I •  ■  1 1 •  I .- 1 1 1 1 « ■  1 1 1 .- 1 1   du   christianisme,    |g  non-resislanee  .ni   mal.  — 

Toiato!  i< •l'ormaieiii-  social.  Bouddbisms  chrétien  al  nihilisme  érangé- 

lique .'i!'.' 

<  iim'itiik  xi.  —  Bltoation  légale  du  nukiA  ai  des  sectes.  -  Comment 
la  conduite  du  gouvernement  i  l'égard  du  rusfcoi  s  souvent  changé. 
\pp--i  de  l'Église  au  bras  séculier  Longues  persécutions  Incohérence 
d<  ii  législation.  —  De  remploi  des  moyens  spirituels  dans  la  lutte 
contre  le  raikol   Colloques  ou  discussioni  publiques  autre  orthodoxes 

i s  Douvellemenl  reconnus  sus  dissidents.  Leur 

altitude   Ms  a\i«  .leN  nibilislei    Avantages  ou'ili  an  ont   relirai 


TABLE  DES  MATIÈRES.  669 

Comment  leur  émancipation  est   I< >i u  d'être  compléta  —  Conelueioa 

«lu  111°  livp      I  tM   'I    l'avenir  religfom    de    la    I  ;l-il 

sortir  des  h<  s  une  nouvelle  forme  de  christianisme 


LIVRE  l\ 

u  m 

Chapitre  i.  —  L'Eglise  nationale  '-t  let  calti  ii  allèges 

de    ;  i  i  ear    raison   btatoriqoe.    Solidarité  de   la 

nationalité  rosse  et  de  l'orthodoxie,  —  Défiances  nationales  .t  petf* 
tiques  pour  loi  cultes  étrang         I        itème  du  cantonnement  reli- 
gieux. Interdiction  du  prosélytisme.  — Comment  la  Rus«ie  enten 
liberté  de  oonacience.  Théorie  officielle  <le  eeita  Ubarté.  La  « I f  •» t  de 
prosélytisme  ne  lui  est  pas  inhérent.  Ce  droit 
nationale.  — Commoot  il  |  e  son  privilège  de  prosélyt  - 

procédés  de  propagande  tH  las  psendo-orthodoxi 
muni 

CiiAPiniK  u   —  Culte-  étrangers  :  las  •  chréUeaaoi  —  I 

meut  la  Russie  tond  ■  Imposer  un  divers  asti 

talion   BOfl  celle  de    l'Église  nationale.  —    Arméniens     I 

politique  rosse  et  la  hiérarchie  arménien:      I  i  teh- 

miadsifl  '-t   les  poieyénifa.  —  rrotessaals  Inthrtianisms  al  geraaa 
m  -me.  Propagande  orthodoxe  dan-  Uw  provinces  baltiavea.  Mo 
employés  par  le  prosélytisme  officiel.  Mariages  n  Uholiqoes 

LaUaisme  et  pofonisme.  Le  CoUègt  catholiqoe  romain  l'apaute  et 
autocratie.  Insuffisance  namérique  du  clergé  catholique.  Difficult 

Sun    recrutement,    lin-  inesse  sans  prêtre.   Suj»!  >i  • — i-  -u  îles  o-i  venta. 
Restrictions  à  la  liberté  religieuse.  I>e  la  substitution  du  russe   au 
polonais  dans  l'église.  Incapacités  civiles  des  caAholiqnes 
—  Les  uniates  et  la  propagande  orthodoxe.  Paysans  Rrosv- 

-  dos  deux  Églises.  Suppression  de  1/             M  thode  empi< 
pour  ramenar  les  grecs uaàa.  Persécution  das   derniers  asiates.  — 
De  la  réunion  des  d<                               i  qu'y  trouverait  la  It  .  • 
Obstacles  qui  s'y  opposent 

('.iivpithk  m.  —  Cultes  non  chrétiens.  —  Les  Juifs  :  leur  grand  nom 
bre.  Différents  aspects  de  la  question  juh  saliséiai 

tiques.  Comment  ils  n'ont  pas  toujours  ete  un  mouvement  populaire 
spontané. —  Juifs  russes  et  polonais.  Leurs  imeurs,  leur  piété,  la  vie 
juive.  —  Situation  légale  des  Israélites.  Restrictions  a  leurs  droits 
civils.  Interdiction  de  résider  dan-  l'intérieur  de  I  empire.  Interdic- 
tion de  louer  ou  d'acheter  des  terres.  Défense  d'habiter  dans  le* Cam- 
pagnes, —  Lés  Juifs  et  le  travail  manuel.  Les  .lu  l-  et  les  professions 
urbaines.  Restrictions  touchant  le  commerce  des  alcools.  Limitation 
du  nombre  des  Juifs  admis  au\  collèges  et  aux  universités.  —  Con- 
séquences de  ces  lois  d'exception.  Comment  elles  tournent  contre 
leur  but.   L'Ouest  russe  cl  le  parasitisme  juif.  Avantages  de  I  éman- 


670  TABLE  DES   MATIERES. 

cipation  des  Israélites  au  point  de  vue  national  et  au  point  de  vne 
économique.  —  Les  musulmans.  Force  de  résistance  de  l'Islam  en 
Europe  et  en  Asie,  situation  légale  et  organisation  religieuse  d<  - 
mahométans  de  l'empire.  La  propagande  orthodoxe  et  les  musulmans. 
La  puissance  russe  et  l'Islam.  —  Les  bouddhistes.  Affaiblissement 
du  bouddhisme  en  Europe.  Comment  il  se  défend  en  Asie.  Les  lamas 
et  la  propagande  chrétienne.  Peu  d'influence  dkecte  du  bouddhisme 

sur  l'esprit  russe Gi:> 

Chapitre  IV.  —  Conclusion.  —  L'unité  de  religion  et  l'unité  morale 
de  l'État.  — Nécessité  de  la  liberté  religieuse  pour  un  grand  empire. 
Comment  c'est  la  seule  liberté  qui  se  puisse  décréter.  —  Pourquoi 
il  n'est  pas  sûr  que,  en  Russie,  la  liberté  religieuse  précède  la  liberté 
politique 6M 


Kl!  HATA 


.',  Iil'ik-  13»,  u  lit  u  de  :  I  *  $ont  con> 

</'■>■ 
KM  I  jeté  le*  y 

—  '.»,  ligne  6*,  •▼•nt  Im  moU:  Awi  *«e$tdifflm 

ajoutai 

—  '.'.  lunr  14  .  au  lien  de  :  /•<  rudtêtê  du  sol  et  du  eMnof,  ln>-  :  la  rudeête 

l  et  la  rii/itrur  </«  climat. 

—  lu   dernière  ligne,  au  lien  de  :  froemerot,  tire  :  tubH 

—  17,  ligne  - 

—  .:-j.  Doto,  ligne  '■*>'.  eu  lien  de     Vileiêtki,  I 

—  i'.  ii.  lien  de  :  te  /'■  -■  de  l'anuwr.  li 

/'(/t  et  <i  uiiuie. 

—  Ï7.   liL'in-  .".i  ,  aj.niti  r  :  (i  {•  IflMfM,  a\  tut  lee  mol-  :  i 

—  B6j  note  S1   u  lien  de    Ruatinnel   lire 

—  .'i7.  litre  it'iiiant.  au  lit-u  dt-  mtocratie. 

—  i  lie*  de  :  aus  </t.  li: 

—  12ii,  ligne  1",  au  ln-u  di 

—  135,  ligne  7  .  ajoute*  ■ullure  i 

—  179,  au  li.-u  de  :  \*'>'i.  lire 

—  vi       i  milite  centrai  de  statistique  »  a  |  <  u  L>  1 1  -    un  relevé 

du  eombrodee  confie  al  dee  religieux  d.mt  lee  dùflreo  difleeeeri 
k  gèremenl  de  eenx  donnée  dnne  i<-  lente  et  la  note  de  la  pnge 
D'epréa  ce  travail  il  >  avait,  dnne  lonl  l'empire  nti  <>rtl»« ►- 

doxeo  (\   compris  lei    tkyttt  et   lee  ennitngi  iim]  déni 

420  d'hommes  et  m  de  femmes.  Le  nombre  dee  religions  dee  deux 
comprie  lee  noviceo,  MnM  de  29  7jô.  dont  io  x.i-i  hommes. 

—  244,  ligne  7*,  en  lien  it,  on  cours  du 

iliuiri.tizuine  deframs,  lire  :   10  fO 
(«m'  centaine  de  franc*. 

—  282,    ligne   '.''.    au    lien  de  :    toi  billet  de  deux  rou/>les,   lire  :  dt 

rouldcs. 

—  330,  ligne  ('>*,  au  lion  de  :  l'effet,  lire  :  la  vertu. 

—  34'.',  ligne   "29*.  au  lieu   de  :  la   race  de  Danof.  lire  :  In  tribu  de  ban. 

—  57').  Ajouter  au  dernier  alinéa   la  note  suivante  ;  Voyes  la  11' partir  du 
Code  pénal,  epemnlemenl  lee  articles   184-195.  Il  est  jnste  de  <lir>-  ma 
«tih'eles  de  l<«i>  ne  -«Mit  paa  toujours  appliqués. 


t  à  7  7  3 .  —  [mpriowrM  A.  Laka  i 


m    o) 

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