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DICTIONNAIRE
PHILOSOPHIQUE.
vin.
DICTIONNAIRE
PHILOSOPHIQUE,
Par VOLTAIRE.
TOME HUITIÈME.
RAI. — ZOR.
=çyûume/r
PARIS.
CHEZ L'ÉDITEUR, RUE DE L'A HUCHETTE.B» 18
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DICTIONNAIRE
PHILOSOPHIQUE.
R.
RAISON.
Dans le temps que toute la France était folle du
système de Lass, et qu'il était contrôleur général, un
homme qui avait toujours raison vint lui dire en pré-
sence d'une grande assemblée :
Monsieur, vous êtes le plus grand fou, le plus
grand sot, ou le plus grand fripon qui ait encore
paru parmi nous ; et c'est beaucoup dire : voici
comme je le prouve. Vous avez imaginé qu'on peut
décupler les richesses d'un état avec du papier; mais
ce papier ne pouvant représenter que l'argent repré-
sentatif des vraies richesses qui sont les productions
le la terre et des manufactures, il faudrait que vous
eussiez commencé par nous donner dix fois plus de
blé, de vin, de drap et de toile, etc. Ce n'est pas
assez , il faudrait être sûr du débit. Or, vous faites
dix fois plus de billets que nous n'avons d'argent et
de denrées, donc vous êtes dix fois plus extravagant,
ou plus inepte, ou plus fripon que tous les contrô-
leurs ou surintendans qui vous ont précédé. Yoici
d'abord comme je prouve ma majeure.
A peine avait-il commencé sa majeure qu'il fut
conduit à Saint-Lazare.
ïv
O RAlSOtf.
Quand il fut sorti de Saint-Lazare , où il étudia
beaucoup et où il fortifia sa raison , il alla à Rome; il
demanda une audience publique au pape , à condi-
tion qu'on ne l'interromprait point dans sa harangue;
et il lui parla en ces termes :
Saint père 5 vous êtes un antechrist, et voici comme
je le prouve à votre sainteté'. J'appelle anteckrist ou
antichrist , selon la force du mot, celui qui fait tout
le contraire de ce que le Christ a fait et commandé.
Or, le Christ a été pauvre , et vous êtes très-riche ; il
a payé le tribut, et vous exigez des tributs; il a été
soumis aux puissances, et vous êtes devenu puis-
sance ; il marchait à pied , et vous allez à Castel-Gan-
doife dans un équipage somptueux; il mangeait tout
ce qu'on voulait bien lui donner, et vous voulez que
nous mangions du poisson le vendredi et le samedi,
quand nous habitons loin de la mer et des rivières; il
a défendu à Simon-Barjone de se servir de l'épée, et
vous avez des épées à votre service, etc., etc., etc.
Donc en ce sens votre sainteté est antechrist. Je vous
révère fort en tout autre sens, et je vous demande une
indulgence in articulo mortis.
On mit mon homme au château Saint-Ange.
Quand il fut sorti du château Saint-Ange, il cou-
rut à Venise, et demanda à parler au doge. Il faut,
lui dit-il , que votre sérénité soit un grand extrava-
gant dépouscr tous les ans la mer; car, première-
ment, on ne se marie qu'une fois avec la même per-
sonne; secondement, votre mariage ressemble A celui
d'Arlequin, lequel était à moitié fait,. attendu qu'il
ue manquait que le consentement de la future; troi-
RARE. 7
sièmement , qui vous a dit qu'un jour d'autres puis-
sances maritimes ne vous déclareraient pas inhabile
à consommer le mariage ?
Il dit, et on l'enferma dans la tour de Saint-Marc.
Quand il fut sorti de la tour de Saint-Marc, il alla
a Constantinople ; il eut audience du mufti, et lui
parla en ces termes : Votre religion, quoiqu'elle ait
de bonnes choses, comme l'adoration du grand Être,
et la nécessité d'être juste et charitable, n'est d'ail-
leurs qu'un réchauffé du judaïsme, et un ramas en-
nuyeux des contes de ma mère -Foie. Si l'archange
Gabriel avait apporté de quelque planète les feuilles
du Koran à Mahomet, toute l'Arabie aurait vu des-
cendre Gabriel : personne ne l'a vu ; donc Mahomet
n'était qu'un imposteur hardi qui trompa des im-
béciles.
A peine eut-il prononcé ces paroles qu'il fut em-
palé. Cependant il avait eu toujours raison.
RARE.
Rare en physique est opposé à dense. En morale,
il est opposé à commun.
Ce dernier rare est ce qui excite l'admiration. On
n'admire jamais ce qui est commun, on en jouit.
Un curieux se préfère au reste des chétifs mortels,
quand il a dans son cabinet une médaille rare qui n'est
bonne à rien , un livre rare que personne n'a le cou-
rage de lire , une vieille estampe d'Albert-Dure (*) ,
mal dessinée et mal empreinte : il triomphe s'il a dans
son jardin un arbre rabougri venu d'Amérique. Ce
(*] Albert Durer.
3 RARE.
curieux n'a point de goût, il n'a que de la vanité. Il a
ouï dire que le beau est rare; mais il devrait savoir
que tout rare n'est point beau.
Le beau est rare dans tous les ouvrages de la na-
ture, et dans ceux de l'art.
Quoiqu'on ait dit bien du mal des femmes, je
maintiens qu'il est plus rare de trouver des femmes
parfaitement belles que de passablement bonnes.
Vous rencontrerez dans les campagnes dix mille
femmes attachées à leur ménage, laborieuses, so-
bres, nourrissant, élevant, instruisant leurs enfans;
et vous en trouverez à peine une que vous puissiez
montrer aux spectacles de Paris, de Londres, do
Naples, ou dans les jardins publics, et qu'on puisse
regarder comme une beauté.
De même, dans les ouvrages de l'art, vous avez
dix mille barbouillages contre un chef-d'oeuvre.
Si tout était beau et bon , il est clair qu'on n'admi-
rerait plus rien ; on jouirait. Mais aurait-on du plaisir
en jouissant? c'est une grande question.
Pourquoi les beaux morceaux du Cid, des Iloraces,
de Cinna, eurent-ils un succès si prodigieux? c'est
que, dans la profonde nuit où l'on était plongé, on vit
briller tout à coup une lumière nouvelle que l'on n'at-
tendait pas. C'est que ce beau était la chose du monde
la plus rare.
Les bosquets de Versailles étaient une beauté
unique dans le monde , comme l'étaient alors cer-
tains morceaux de Corneille. Saint-Pierre de Rome
est unique, et on vient du bout du monde s'extasier
en le voyant*
RARE. $
Mais supposons que toutes les églises de l'Europe
égalent Saint -Pierre de Rome, que toutes les statues
soient des Vénus de Médicis , que toutes les tragédies
soient aussi belles que l'iphigénic de Racine, tous les
ouvrages de poésie aussi bien faits que l'Art poétique
de Boileau, toutes les comédies aussi bonnes que le
Tartufe , et ainsi en tout genre ; aurez-vous alors au-
tant de plaisir à jouir des chefs-d'œuvre rendus com-
muns, qu'ils vous en fesaient goûter quand ils étaient
rares ? Je dis hardiment que non : et je crois qu'alors
l'ancienne école a raison , elle qui l'a si rarement.
Ab assuetis non fit passio , habitude ne fait point
passion.
Mais, mon cher lecteur, en sera-t-il de même
dans les œuvres de la nature? Serez-vous dégoûté si
toutes les filles sont belles comme Hélène; et vous,
mesdames , si tous les garçons sont des Paris? Suppo-
sons que tous les vins soient exceîlens, aurez- vous
moins d'envie de boire ? si les perdreaux , les faisan-*
deaux , les gélinotes sont communs en tout temps ,
aurez -vous moins d'appétit ? Je dis encore hardi-
ment que non, malgré l'axiome de l'école, habitude
ne fait point passion : et la raison, vous le savez, c'est
que tous les plaisirs que la nature nous donne sont
des besoins toujours renaissans, des jouissances né-
cessaires, et que les plaisirs des arts ne sont pas néces-
saires. Il n'est pas nécessaire à l'homme d'avoir des
bosquets où l'eau jaillisse jusqu'à cent pieds de la
bouche d'une figure de marbre, et d'aller au sortir
de ces bosquets voir une belle tragédie. Mais les deux
sexes sont toujours nécessaires l'un à l'autre. La table
10 * ' RAVAILLAC.
et le lit sont nécessaires. L'habitude d'être alternative-
ment sur ces deux trônes ne vous dégoûtera jamais.
Quand les petits savoyards montrèrent pour la
première fois la rareté, la curiosité 3 rien n'était plus
rare en effet. C'était un chef-d'œuvre d'optique in-
venté , dit-on , par Kircher; mais cela n'était pas né-
cessaire, et il n "y a plus de fortune à espérer dans ce
grand art.
On admira dans Paris un rhinocéros il y a quel-
crues années. S'il y avait dans une province dix mille
rhinocéros , on ne courrait après eux que pour les
tuer. Mais qu'il y ait cent mille belles femmes, on
courra toujours après elles pour les .... honorer,
RAVAILLAC.
J'ai connu dans mon enfance un chanoine de
Péronne , âgé de quatre-vingt-douze ans , qui avait
été ëlevé par un des plus furieux bourgeois de la
Ligue. Il disait toujours : Feu monsieur de Ravaillac.
Ce chanoine avait conservé plusieurs manuscrits très-
curieux de ces temps apostoliques, quoiqu'ils ne fis-
sent pas beaucoup d'honneur à son parti; en voici un
cru'il laissa à mon oncle.
Dialogue d'un page du duc de Sulli, et de maître
Filesac, docteur de Sorbonne, l'un des deux
confesseurs de Ravaillac.
MAÎTRE FILESAC.
Dieu merci, mon cher enfant, Ravaillac est mort
comme un saint. Je l'ai entendu en confession ; il s'est
repenti de son péché , et a fait un ferme propos de
RAVAILLAC. Il
n'y plus retomber. Il voulait recevoir la sainte com-
munion ; mais ce irest pas ici l'usage comme à Rome ;
sa pénitence lui en a tenu lieu : et il est certain qu'il
est en paradis.
LE PAGE.
Lui, en paradis? dans le jardin? lui î ce monstre I
MAÎTRE FILES AC.
Oui, mon tel enfant, dans le jardin, dans le ciel 7
c'est la même chose.
LE PAGE.
Je le veux croire ; mais il a pris un mauvais che-
min pour y arriver.
MAITRE FILE SAC.
Vous parlez en jeune huguenot. Apprenez que co-
que je vous dis est de foi. Il a eu l'attrition; et cette
attrition, jointe au sacrement de confession, opère
immanquablement salvation, qui mène droit en pa-
radis, où il prie maintenant Dieu pour vous,
LE PAGE.
Je ne veux point du tout qu'il parle à Dieu de moi.
Qu'il aille au diable avec ses prières et son attrition.
MAÎTRE FILE SAC.
Dans le fond c'était une bonne âme. Son zèle l'a
emporté, il a mal fait; mais ce n'était pas en mauvaise
intention. Car dans tous ses interrogatoires il a ré-
pondu qu'il n'avait assassiné le roi que parce qu'il al-
lait faire la guerre au pape , et que c'était la faire à
Dieu. Ses sentimens étaient fort chrétiens. Il est
sauvé , vous dis-je ; il était lié , et je l'ai délié.
LE PAGE.
Ma foi, plus je vous écoute, plus vous me parais-
12 RAVAILLAC.
sez un homme à lier vous-même. Vous me faites hor-
reur.
MAÎTRE FILES AC.
C'est que vous n'eîes pas encore dans la bonne
Toie ; vous y serez un jour. Je vous ai toujours dit que
vous n'étiez pas loin du royaume des cieux, mais le
moment n'est pas encore venu.
LE PAGE.
Le moment ne viendra jamais de me faire croira
que vous avez envoyé Ravaillac en paradis.
MAÎTRE FILES AC.
Dès que vous serez converti, comme je l'espère,
vous le croirez comme moi; mais, en attendant, sa-
chez que vous et le duc de Sulli, votre maître, vous
Serez damnés à toute éternité avec Judas Iscariote et
le mauvais riche, tandis que Ravaillac est dans le
sein d'Abraham.
LE PAGE.
Comment, coquin!
MAÎTRE FILES AC.
Point d'injures, petit fils; il est défendu d'appeler
son frère Raca. On est alors coupable de la géhenne
Ou gebenne du feu. Souffrez que je vous endoctrine
sans vous fâcher.
LE PAGE.
Va5 tu me parais si raca, que je ne me fâcherai
plus.
MAÎTRE FILE SAC.
Je vous disais donc qu'il est de foi que vous serez
damné; et malheureusement notre cher Henri IV l'est
déjà7 comme la Sorbonne l'avait toujours prévu.
I
RAVAILLAC. l3
LE PAGE.
Mon cher maître damné! attends, attends 3 scélé-
rat , un bâton, un bâton.
MAÎTRE FILES AC.
Calmez-vous, petit fils, vous m'avez promis de
m'écouter patiemment.. N'est-il pas vrai que le grand
Henri est mort sans confession? N'est-il pas vrai qu'il
était en péché mortel, étant encore amoureux de ma-
dame la princesse de Condc , et qu'il n'a pas eu le temps
de demander le sacrement de pénitence, Dieu ayant
permis qu'il ait été frappé à l'oreillette gauche du
cœur, et que le sang l'ait étouffé en un instant? Vous
ne trouverez absolument aucun bon catholique qui
ne vous dise les mêmes vérités que moi.
LE PAGE.
Tais-toi, maître fou; si je croyais que tes docteurs
enseignassent une doctrine si abominable , j'irais sur*
le-champ les brûler dans leurs loges.
MAÎTRE FILE SAC .
Encore une fois, ne vous emportez pas, vous Pavez
promis. Monseigneur le marquis de Conchini , qui est
un bon catholique , saurait bien vous empêcher d'être
assez sacrilège pour maltraiter mes confrères.
LE PAGE.
Mais en conscience, maître Filesac, est -il bien
vrai que l'on pense ainsi dans ton parti ?
MAÎTRE FILESAC.
Soyez-en très-sûr; c'est notre catéchisme.
LE PAGE.
Ecoute, il faut que je t'avoue qu'un de tes sorbo-
niqucurs m'avait presque séduit Fan passé. ïl ni avait
i4 RELIGION.
fait espérer une pension sur un bénéfice. Puisque le
roi, me disait-il, a entendu la messe en latin, vous
qui n'êtes qu'un petit gentilhomme, vous pourriez
bien l'entendre aussi sans déroger. Dieu a soin de ses
élus, il leur donne des mitres, des crosses, et prodi*
gieuscment d'argent. Vos réformés vont à pied et no
savent qu'écrire. Enfin j'étais ébranlé; mais, après ce
que tu viens de me dire , j'aimerais cent fois mieux me
faire mahométan que d'être de ta secte.
Ce page avait tort. On ne doit point se faire maho-
métan parce qu'on est affligé ; mais il faut pardonner
à un jeune homme sensible, et qui aimait tant Henri IV.
Maître Filesac parlait suivant sa théologie, et le petit
page selon sou cœur.
RELIGION.
SECTION PFEMIÈB.E.
Les épicuriens, qui Savaient nulle religion, re^-
commandaient l'éloignemcnt des affaires publiques,
l'étude et la concorde. Cette secte était une société
d'amis, car leur principal dogme était l'amitié. Atti-
cus , Lucrèce, Memmius, et quelques hommes do
cette trempe, pouvaient vivre très-honnêtement en-
semble, et cela se voit dans tous les pays; philoso-
phez tant qu'il vous plaira entre vous. Je crois en-
tendre des amateurs qui se donnent un concert d'une
musique savante et raffinée; mais gardez-vous d'exé-
euter ce concert devant le vulgaire ignorant et brutal;
il pourrait vous casser vos instrumens sur vos têtes.
Si vous avez une bourgade à gouverner , il faut qu'elle
ait une religion.
RELIGION. l5
Je ne parle point ici de la nôtre; elle est la seule
bonne, la seule nécessaire , la seule prouvée, et la
seconde révélée.
Aurait-il été possible à l'esprit humain, je ne dis
pas d'admettre une religion qui approchât de la
nôtre, mais qui fût moins mauvaise que toutes les
autres religions de l'univers ensemble? et quelle se-
rait cette religion?
Ne serait-ce point celle qui nous proposerait l'a-
doration de l'Être suprême, unique, infini, éternel,
formateur du monde , qui le meut et le vivifie , cui nec
siinile nec secundum; celle qui nous réunirait à cet
Être des êtres pour prix de nos vertus , et qui nous en
séparerait pour le châtiment de nos crimes ?
Celle qui admettrait très -peu de dogmes inventes
par la démence orgueilleuse, éternels sujets de dis-
putes ; celle qui enseignerait une morale pure sur la-
quelle on ne disputa jamais?
Celle qui ne ferait point consister l'essence du culte
dans de vaines cérémonies, comme de vous cracher
dans la bouche , ou de vous ôter un bout de votre
prépuce, ou de vous couper un testicule, attendu
qu'on peut remplir tous les devoirs de la société avec
deux testicules et un prépuce entier, et sans qu'on
vous crache dans la bouche?
Celle de servir son prochain pour f amour de Dieu,
au lieu de le persécuter, de l'égorger au nom de Dieu;
celle qui tolérerait toutes les autres, et qui, méritant
ainsi la bienveillance de toutes, serait seule capable
de faire du genre humain un peuple de frères?
Celle qui aurait des cérémonies augustes dont le
l6 RELIGION.
vulgaire serait frappe, sans avoir des mystères qui
pourraient révolter les sages et irriter les incrédules?
Celle qui o (Frirait aux hommes plus d'encourage-
ment aux vertus sociales, que d'expiations pour les
perversités?
Celle qui assurerait à ses ministres un revenu assez
honorable pour les faire subsister avec décence , et
ne leur laisserait jamais usurper (Iqs dignités et un
pouvoir qui pourraient en faire des tyrans ? Celle qui
établirait des retraites commodes pour la vieillesse
et pour la maladie, mais jamais pour la fainéantise?
Une grande partie de cette religion est déjà dans
le cœur de plusieurs princes, et elle sera dominante
dès que les articles de paix perpétuelle que l'abbe
de Saint-Pierre a proposés seront signés de tous les
potentats.
SECTION II.
Je méditais cette nuit; j'étais absorbé dans la con-
templation de la nature ; j'admirais l'immensité , le
cours, les rapports de ces globes infinis que le vul-
gaire ne sait pas admirer.
J'admirais encore plus Finîelligence qui préside à
ces vastes ressorts. Je me disais : Il faut être aveugle
pour n'être pas ébloui de ce spectacle ; il faut être
stupide pour n'en pas reconnaître l'auteur ; il faut
être fou pour ne pas l'adorer. Quel: tribut d'adoration
dois -je lui rendre ? ce tribut ne doit -il pas être le
même dans toute l'étendue de l'espace, puisque c'est
le même pouvoir suprême qui règne également dans
cette étendue. Un être pensant, qui habite dans une
RELIGION. 17
étoile de la voie lactée , ne lui doit-il pas le même
hommage que l'être pensant sur ce petit globe où
nous sommes ? La lumière est uniforme pour l'astre
de Sirius et pour nous; la morale doit être uniforme.
Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né
d'un père et d'une mère tendres qui aient été occupés
de son bonheur, il leur doit autant d'amour et de
soins que nous en devons ici à nos parens. Si quel-
qu'un dans la voie lactée voit un indigent estropié,
s'il peut le soulager et s'il ne le fait pas, il est cou-
pable envers tous les globes. Le cceur a partout les
mêmes devoirs : sur les marches du trône de Dieu ,
s'il a un trône; et au fond de l'abîme, s'il est un abîme.
J'étais plongé dans ces idées, quand un de ces gé-
nies qui remplissent les intermondes descendit vers
moi. Je reconnus cette même créature aérienne qui
m'avait apparu autrefois pour m'apprendre combien
les jugemens de Dieu diffèrent des nôtres , et com-
bien une bonne action est préférable à la contro-
verse (*).
Il me transporta dans un désert tout couvert d'os-
semens entassés; et entre ces monceaux de morts il
y avait des allées d'arbres toujours verts, et au bout
de chaque allée un grand homme d'un aspect auguste,
qui regardait avec compassion ces tristes restes.
Hélas! mon archange, lui dis- je, où m'avez-vous
mené? A la désolation, me répondit-il .Et qui
sont ces beaux patriarches que je vois immobiles et
attendris au bout de ces allées vertes, et qui semblent
(*) Voyez l'article Dogme.
l8 RELIGION.
pleurer sur cette foule innombrable de moits? Tu le
sauras , pauvre créature humaine , me répliqua le
génie des intermondes; mais auparavant il faut que
tu pleures.
Il commença par le premier amas. Ceux-ci , dit-:! ,
sont les vingt-trois mille Juifs qui dansèrent devant
un veau, avec les vingt-quatre mille qui furent tués
sur des filles madianites. Le nombre des massacrés
pour des délits ou des méprises pareilles se monte à
près de trois cent mille.
Aux allées suivantes sont les charniers des chré-
tiens égorgés les uns par les autres pour des disputes
métaphysiques. Ils sont divisés en plusieurs mon-
ceaux de quatre siècles chacun. Un seul aurait monté
jusqu'au ciel; il a fallu les partager.
Quoi! m'écriai-je, des frères ont traité ainsi leurs
frères, et j'ai le malheur d'être dans cette confrérie?
Voici, dit l'esprit, les douze millions d'Américains
tués dans leur patrie, parce qu'ils n'avaient pas été
baptisés. Hé mon Dieu! que ne Jaissiez-vous ces osse-
mens affreux se dessécher dans riiémisphère où leurs
corps naquirent, et où ils furent livrés à tant de trépas
dïffërens ? Pourquoi réunir ici tous ces monumens
abominables de la barbarie et du fanatisme ? — Pour
t'instruire.
Puisque tu veux m'instruire , dis je au génie,
apprends- moi s'il y a eu d'autres peuples que les
chrétiens et les Juifs à qui le zèle et la religion, mal-
heureusement tournée en fanatisme , aient inspiré
tant de cruautés horribles. Oui, me dit-il; les maho-
nukaus se sont souillés des mêmes inhumanités, mais
RELIGION. 19
rarement; et lorsqu'on leur a demandé amman, misé-
ricorde, et qu'on leur a offert le tribut, ils ont par-
donné.
Pour leç autres nations, il n'y en a aucune depuis
l'existence du monde qui ait jamais fait une guerre
purement de religion. Suis- moi maintenant. Je le
suivis.
Un peu au delà de ces piles de morts , nous trou-
vâmes d'autres piles; c'était des sacs d'or et d'argent,
et chacune avait son étiquette , Substance des héré-
tiques massacrés au dix-huitième siècle, au dix-sept,
au seizième. Et ainsi en remontant : Or et argent des
Américains égorgés, etc. , etc. Et toutes ces piles
e'taient surmontées de croix, de mitres, de crosses,
de tiares enrichies de pierreries.
Quoi ! mon génie , ce fut donc pour avoir ces ri-
chesses qu'on accumula ces morts? — Oui , mon fils.
Je versai des larmes ; et, quand j'eus mérité par ma
douleur qu'il me menât au bout des allées vertes, il
m'y conduisit.
Contemple, me dit-il, les héros de l'humanité qui
ont été les bienfaiteurs de la terre , et qui se sont tous
réunis à bannir du monde, autaàl qu'ils l'ont pu, la
violence et la rapine. Interroge-les.
Je courus au premier de la bande ; il avait une
couronne sur la tête, et un petit encensoir à la main ;
je lui demandai humblement son nom. Je suis Nuraa
Pompilius, me dit -il; je succédai à un brigand, et
j'avais des brigands à gouverner : je leur enseignai la
Vertu et le culte de Dieu, ils oublièrent après moi
plus d'une fois l'un et l'autre; je défendis qu'il y eût
20 RELIGION.
dans les temples aucun simulacre , parce que la Divi-
nité qui anime la nature ne peut être représentée. Les
Romains n'eurent sous mon règne ni guerres ni sédi-
tions , et ma religion ne fit que du bien. Tous les peu-
ples voisins vinrent honorer mes funérailles; ce qui
n'est arrivé qu'à moi.
Je lui baisai la main, et j'allai au second; c'était
un beau vieillard d'environ cent ans, vêtu d'une robe
blanche; il mettait le doigt médium sur sa bouche,
et de l'autre main il jetait des fèves derrière lui. Je
reconnus Pythagore. Il m'assura qu'il n'avait jamais
eu de cuisse d'or, et qu'il n'avait point été coq; mais
qu'il avait gouverné les Crotoniates avec autant de
justice que Numa gouvernait les Romains, à peu près
de son temps; et que cette justice était la chose du
monde la plus nécessaire et la plus rare. J'appris que
les pythagoriciens fesaient leur examen de conscience
deux fois par jour. Les honnêtes gens ! et que nous
6ommes loin d'eux î Mais nous qui n'avons été pen-
dant treize cents ans que des assassins, nous disons
que ces sages étaient des orgueilleux.
Je ne dis mot à Pythagore pour lui plaire , et je
passai à Zoroastre , qui s'occupait à concentrer le
feu céleste dans le foyer d'un miroir concave, au mi^
lieu d'un vestibule à cent portes qui toutes conduisent
à la sagesse. Sur la principale de ces portes («), je
lus ces paroles qui sont le précis de toute la morale ,
et qui abrègent toutes les disputes des casuistes :
(a) Les préceptes d,e Zoroastre sont appelés portes , et sont au
nombre de cent.
RELIGION. 21
« Dans le doute si une action est bonne ou mau-
vaise, abstiens-toi. »
Certainement, dis -je à mon génie, les barbares
qui ont immolé toutes les victimes dont j'ai vu les
ossemens, n'avaient pas lu ces belles paroles.
Nous vîmes ensuite les Zaleucus, les Thaïes, les
Anaximandre , et tous les sages qui avaient cherché
la vérité et pratiqué la vertu.
Quand nous fûmes à Socrate, je le reconnus bien
vite à son nez épaté .,(&). Hé bien, lui dis-je, vous
voilà donc au nombre des conlidens du Très-Haut!
tous les habitans de l'Europe, excepté les Turcs et
les Tartares de Crimée , qui ne savent rien , pronon-
cent votre nom avec respect. On le révère, on l'aime
ce grand nom, au point qu'on a voulu savoir ceux
de vos persécuteurs. On connaît Méjitus et Anitus à
cause de vous, comme on connaît Ravaillac à cause
de Henri IV; mais je ne connais que ce nom d'Anitus.
Je ne sais pas précisément quel était ce scélérat par
qui vous fûtes calomnié , et qui vint à bout de vous
faire*condamner à la ciguë.
Je n'ai jamais pensé à cet homme depuis mon
aventure, me répondit Socrate; mais, puisque vous
m'en faites souvenir, je le plains beaucoup. C'était
un méchant prêtre qui fesait secrètement un com-
merce de cuirs , négoce réputé honteux parmi nous.
Il envoya ses deux enfans dans mon école. Les autres
disciples leur reprochèrent leur père le corroyeur;
ils furent obligés de sortir. Le père irrité n'eut point
f !.. I. I »
(b) Voyez l'article XÉnophos.
22 RELIGION.
de cesse qu'il n'eût ameuté contre moi tous les prêtres
et tous les sophistes» On persuada au conseil des
cinq cents que j'étais un impie qui ne croyait pas que
la Lune, Mercure et Mars fussent des dieux. En effet,
je pensais comme à présent qu'il n'y a qu'un Dieu ,
maître de toute la nature. Les juges me livrèrent à
l'empoisonneur de la république; il accourcit ma vie
de quelques jours : je mourus tranquillement à l'âge
de soixante et dix ans; et depuis ce temps-là je
passe une vie heureuse avec tous ces grands hommes
que vous voyez, et dont je suis le moindre.
Après avoir joui quelque temps de l'entretien de
Socrate, je m'avançai avec mon guide dans un bos-
quet situé au-dessus des bocages où tous ces sages de
l'antiquité semblaient goûter un doux fepds.
Je vis un homme d'une figure douce et simple, qui
me parut âgé d'environ trente-cinq ans. 11 jetait de
loin des regards de compassion sur ces amas d'osse-
mens blanchis, à travers desquels on m'avait fait pas-
ser pour arriver à la demeure des sages. Je fus étonné
de lui trouver les pieds enflés et sanglans, les mains
de même , le flanc percé , et les côtes écorchées de
coups de fouet. Hé bon Dieu, lui dis-jc, est-il pos-
sible qu'un juste, un skge soit dans cet état? je viens
d'en voir un qui a été traité d'une manière bien
odieuse , mais il n'y a pas de comparaison entre son
supplice et le vôtre. De mauvais prêtres et de mau-
vais juges l'ont empoisonné; est-ce aussi par des
prêtres et par des juges que vous avez été assassiné si
cruellement?
Il me répondit oui avec beaucoup d'afïabilité.
RELIGION. a 3
Et qui étaient donc ces monstres 7
« C'étaient des hypocrites. »
Àh! c'est tout dire; je comprends par ce seul mot
qu'ils durent vous condamner au dernier supplice.
Vous leur aviez donc prouvé, comme Socrate, que
la Lune n'était pas une déesse, et que Mercure n'était
pas un dieu ?
« Non, il n'était pas question de ces planètes,.
Mes compatriotes ne savaient point du tout ce que
t'est qu'une planète ; ils étaient tous de francs igno-
lans. Leurs superstitions étaient toutes différentes do
celles des Grecs. »
Vous voulûtes donc leur enseigner une nouvelle
religion ?
« Point du tout; je leur disais simplement : Aimez
Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme
vous-même, car c'est là tout l'homme. Jugez si ce
précepte n'est pas aussi ancien que l'univers ; jugez si
je leur apportais un culte nouveau. Je ne cessai de
leur dire que j'étais venu non pour abolir la loi , mais
pour l'accomplir; j'avais observé tous leurs rites;
circoncis comme ils Pétaient tous, baptisé comme
l'étaient les plus zélés d'entre eux, je payais comme
eux lecorban; je faisais comme eux la pâque, en
mangeant debout un agneau cuit dans des laitues.
Moi et mes amis nous allions prier dans le temple;
mes amis même fréquentèrent ce temple après ma
mort; en un mot, j'accomplis toutes leurs lois sans
* en excepter une. »:
Quoi! ces misérables n'avaient pas même à voutf
reprocher de vous être écarté de leurs lois?
24 RELIGION.
« Non, sans cloute. »
Pourquoi donc vous ont-ils mis dans l'état où je
vous vois?
<(Que voulez-vous que je vous dise! ils étaient
fort orgueilleux et intéressés. Ils virent que je les
connaissais; ils surent que je les fesais connaître aux
citoyens; ils étaient les plus forts; ils m'ôtèrent la
vie : et leurs semblables en feront toujours autant ,
s'ils le peuvent, à quiconque leur aura trop rendu
justice. »
Mais, ne dîtes-vous, ne fites-vous rien qui pût leur
servir de prétexte ?
gc Tout sert de prétexte aux méchans. »
Ne leur dites-vous pas une fois que vous étiez ven&
apporter le glaive et non la paix ?
« C'est une erreur de copiste; je leur dis que j'ap-
portais la paix et non le glaive. Je n'ai jamais rien
écrit; on a pu changer ce que j'avais dit, sans mau-
vaise intention. »
Vous n'avez donc contribué en rien par vos dis-
cours, ou mal rendus, ou mal interprétés, à ces mon-
ceaux affreux d'ossemens que j'ai vus sur ma roule
en venant vous consulter?
« Je n'ai vu qu'avec horreur ceux qui se sont ren-
dus coupables de tous ces meurtres. »
Et ces monumens de puissance et de richesse,
d'orgueil et d'avarice , ces trésors, ces ornemens , ces
signes de grandeur, que j'ai vus accumulés sur la
toute en cherchant la sagesse, viennent-ils de vous?
« Cela est impossible ; j'ai vécu moi et les miens
RELIGION. 20
dans la pauvreté et dans la bassesse : ma grandeur
n'était que dans la vertu. »
J'étais près de le supplier de vouloir Lien me dire
au juste qui il était. Mon guide m'avertit de n'en
rien faire. Il me dit que je n'étais pas fait pour com-
prendre ces mystères sublimes. Je le conjurai seu-
lement de m'apprendre en quoi consistait la vraie
religion.
« Ne vous l'ai-je pas déjà dit? Aimez Dreu et votre
prochain comme vous-même. »
Quoi ! en aimant Dieu on pourrait manger gras le
vendredi ?
« J'ai toujours mangé ce qu'on m'a donné ; car j'é-
tais trop pauvre pour donner à dîner à personne. »
En aimant Dieu , en étant juste ? ne pourrait-on pas
être assez prudent pour ne point confier toutes les
aventures de sa vie à un inconnu?
« C'est ainsi que j'en ai toujours usé. »
Ne pourrai- je , en fesant du bien, me dispenser
d'aller en pèlerinage à Saint-Jacques deCompostelle?
« Je n'ai jamais été dans ce pays-là. »
Faudrait-il me confiner dans une retraite aveÇ des
sots?
« Pour moi , j'ai toujours fait de petits voyages de
ville en ville. »:
Me faudrait -il prendre parti pour l'église grecque
ou pour la latine?
« Je ne fis aucune différence entre le Juif et le Sa-*
maritain quand je fus au monde. »
Hé bien, s'il est ainsi, je vous prends pour mon
seul maître. Alors il me fit un signe de tète qui me
Dict. Ph. 8. 3
û6 RELIGION.
remplit de consolation. La vision disparut, et la
bonne conscience me resta,
5ECTION ni.
QUESTIONS SUR LA RELIGION.
Première question»
L'évêque de Worcester, Warburton, auteur d'ua
des plus savans ouvrages qu'on ait jamais faits, s'ex-
prime ainsi , page 8 , tome I ; « Une religion, une so-
ciété qui irest pas fondée sur la créance d'une autre
vie, doit être soutenue par une providence extraor-
dinaire. Le judaïsme n'est pas fondé sur la créance
d'une autre vie; donc le judaïsme a été soutenu par
une providence extraordinaire. »
Plusieurs théologiens se sont élevés contre lui ; et,
comme on rétorque tous les argumens , on a rétorqué
le sien; on lui a dit :
« Toute religion qui n'est pas fondée sur le dogme
de rjimmortalité de l'âme, et sur les peines et les ré*
compenses éternelles, est nécessairement fausse : or
le judaïsme ne connut point ces dogmes; donc le ju-
daïsme, loin d'être soutenu par la Providence, était
par vos principes une religion fausse et barbare qui
attaquait la Providence, n
Cet évéque eut quelques autres adversaires qui lui
soutinrent que l'immortalité de Fâme était connus
chez les Juifs , dans le temps même de Moïse ; mais il
leur prouva très-évidemment, que ni le Décalogue^
ni le Lévitique , ni le Deutéronome n'avaient dit un
seul mot de cette créance ; et qu'il est ridicule da
RELIGION. 27
vouloir tordre et corrompre quelques passages des
autres livres pour en tirer une vérité qui n'est point
annoncée dans le livre de la loi.
Monsieur l'évêque, ayant fait quatre volumes pour
démontrer que la loi judaïque ne proposait ni peines,
ni récompenses après la mort, n'a jamais pu répondre
à ses adversaires d'une manière bien satisfesante. Ils
lui disaient : « Ou Moïse connaissait ce dogme j et
alors il a trompé les Juifs en ne le manifestant pas :
ou il l'ignorait; et en ce cas il n'en savait pas assez
pour fonder une bonne religion. En effet , si sa reli-
gion avait été bonne, pourquoi l'aurait-on abolie?
Une religion vraie doit être pour tous les temps et
pour tous les lieux ; elle doit être comme la lumière
in soleil , qui éclaire tous les peuples et toutes les
générations. »
Ce prélat, tout éclairé qu*il est, a eu beaucoup de
peine à se tirer de toutes ces difficultés ; mais quel
système en est exempt ?
Seconde question.
Un autre savant beaucoup plus philosophe , qui
est un des plus profonds métaphysiciens de nos
jours , donne de fortes raisons pour prouver que le
polythéisme a été la première religion des hommes,
et qu'on a commencé à croire plusieurs dieux , avant
que la raison fût assez éclairée pour ne reconnaître
qu'un seul Être suprême.
J'ose croire , au contraire , qu'on a commencé d'a-
bord par reconnaître un seul Dieu, et qu'ensuite la
28 RELIGION.
faiblesse humaine en a adopté plusieurs ; et voici
comme je conçois la chose.
Il est indubitable qu'il y eut des bourgades avant
qu'on eût bâti de grandes villes , et que tous les
hommes ont été divisés en petites républiques avant
qu'ils fussent réunis dans de grands empires. Il est
bien naturel qu'une bourgade effrayée du tonnerre ,
affligée de la perte de ses moissons, maltraitée par la
bourgade voisine, sentant tous les jours sa faiblesse,
sentant partout un pouvoir invisible , ait bientôt dit :
Il y a quelque être au-dessus de nous qui nous fait du
bien et du mal.
Il me paraît impossible qu'elle ait dit : Il y a deux
pouvoirs. Car pourquoi plusieurs? on commence en
tout genre par le simple, ensuite vient le composé }
et souvent enfin Ton revient au simple par des lu-
mières supérieures ? telle est la marche de l'esprit
humain.
Quel est cet être qu'on aura d'abord invoqué ?
sera-ce le soleil ? sera-ce la lune ? je ne le crois pas.
Examinons ce qui se passe dans les enfans; ils sont
à peu près ce que sont les hommes ignorans. Ils ne
sont frappés, ni de la beauté, ni de l'utilité de l'astre
qui anime la nature , ni des secours que la lune nous
prête , ni des variations régulières de son cours ; ils
ny pensent pas; ils y sont trop accoutumés. On n'a-
dore , on n'invoque , on ne veut apaiser que ce qu'on
craint; tous les enfans voient le ciel avec indiffé-
rence; mais que le tonnerre gronde, ils tremblent,
ils vont se cacher. Les premiers hommes en ont sans
doute agi de même. Il ne peut y avoir que des espèces
RELIGION, 29
d^ philosophes qui aient remarqué le cours des astres,
les aient fait admirer et les aient fait adorer; mais des
cultivateurs simples et sans aucune lumière n'en sa-
vaient pas assez pour embrasser une erreur si noble.
Un village se sera donc borné à dire : Il y a une
puissance qui tonne , qui grêle sur nous , qui fait
mourir nos enfans; apaisons-la ; mais comment l'a-
paiser ? Nous voyons que nous avons calmé par de
petits présens la colère des gens irrités, fesons donc
de petits présens à cette puissance. Il faut bien aussi
lui donner un nom. Le premier qui s'offre est celui de
chef, de maître, de seigneur; cette puissance est donc
appelée monseigneur. C'est probablement la raison
pour laquelle les premiers Egyptiens appelèrent leur
dieu linef ; les Syriens Âdoni; les peuples voisins
Baal ou Bel, ou Melch, ou Moloc; les Se) thés Papéé :
tous mots qui signifient seigneur ^ maître.
C'est ainsi qu'on trouva presque toute l'Amérique
partagée en une multitude de petites peuplades, qui
toutes avaient leur dieu protecteur. Les Mexicains
même et les Péruviens , qui étaient de grandes na-
tions, n'avaient qu'un seul dieu. L'une adorait Manco
K.apak, l'autre le dieu de la guerre. Les Mexicains
donnaient à leur dieu guerrier le nom de Visiliputsli,
comme les Hébreux avaient appelé leur Seigneur
Sabaoth.
Ce u'est point par une raison supérieure et cultivée
que tous les peuples ont ainsi commencé à recon-
naître une seule divinité; s'ils avaient été philosophes,
ils auraient adoré le Dieu de toute la nature, et non
pas le dieu d'im village; ils auraient examiné ces
3.
30 RELIGION.
rapports infinis de tous les êtres, qui prouvent un
être créateur et conservateur; mais ils n'examinèrent
rien, ils sentirent. C'est là le progrès de notre faible
entendement; chaque bourgade sentait sa faiblesse
et le besoin qu'elle avait d'un fort protecteur. Elle
imaginait cet être tutélaire et terrible résidant dans
la forêt voisine, ou sur la montagne, ou dans une
nuée. Elle n'en imaginait qu'un seul, parce que la
bourgade n'avait qu'un chef à la guerre. Elle l'ima*
ginait corporel, parce qu'il était impossible de se le
représenter autrement. Elle ne pouvait croire que la
bourgade voisine n'eût pas aussi son dieu. Voilà
pourquoi Jephté dit aux habitans de Moab : « Vous
possédez légitimement ce que votre dieu Chamos
vous a fait conquérir; vous devez nous laisser jouir
de ce que notre Dieu nous a donné par ses victoires.»
Ce discours tenu par un étranger à d'autres étran-
gers est très-remarquable. Les Juifs et les Moabites
avaient dépossédé les naturels du pays; l'un et Fautre
n'avaient d'autre droit que celui de la force, et l'un
dit à l'autre : Ton Dieu t'a protégé dans ton usur-
pation, souffre que mon Dieu me protège dans la
mienne.
Jérémie et Amos demandent l'un et l'autre, « quelle
raison a eu le dieu Melchom de s'emparer du pays de
Gad? w II paraît évident par ces passages que l'anti-
quité attribuait à chaque pays un dieu protecteur.
On trouve encore des traces de cette théologie dans
Homère.
ïl est bien naturel que l'imagination des hommes
s'étant échauffée, et leur esprit ayant acquis des con-
RELIGION. 3l
naissances confuses, ils aient bientôt' multiplié leurs
dieux, et assigné des protecteurs aux élémens, aux
mers, aux forêts, aux fontaines, aux campagnes. Plus
ils auront examiné les astres , plus ils auront été frap-
pés d'admiration. Le moyen de ne pas adorer le so-
leil, quand on adore la divinité d'un ruisseau? Dès
que le premier pas est fait, la terre est bientôt cou-
verte de dieux; et on descend enfin des astres aux
chats et aux ognons.
Cependant il faut bien que la raison se perfec-
tionne ; le temps forme enfin des philosophes qui
voient que ni les ognons ni les chats, ni même les
astres, n'ont arrangé l'ordre de la nature. Tous ces phi-
losophes babyloniens, persans, égyptiens, scythes,
grecs et romains, admettent un Dieu suprême, rému-
nérateur et vengeur:
Ils ne le disent pas d'abord aux peuples; car qui^-
conque eût mal parlé des ognons et des chats devant
des vieilles et des prêtres, eût été lapidé. Quiconque
eût reproché à certains Égyptiens de manger leurs
dieux, eût été mangé lui-même, comme en effet Ju^-
vénal rapporte qu'un Égyptien fut tué et mangé tout
cru dans une dispute de controverse.
Mais que fît-on ? Orphée^et d'autres établissent des
mystères que* les initiés jurent par des sermens exé-
crables de ne point révéler, et le principal de ces
mystères est l'adoration d'un seul Dieu. Cette grande
vérité pénètre dans la moitié de la terre; le nombre
des initiés devient immense; il est vrai que l'ancienne
religion subsiste toujours;; mais, comme elle* n'est
point contraire au dogme de l'unité de Dieuy on la
32 RELIGION,
laisse subsister. Et pourquoi l'abolirait-on? Les Ro-
mains reconnaissent le Deus optimus maximum; les
Grecs ont leur Zeus, leur Dieu suprême. Toutes les
autres divinités ne sont que des êtres intermédiaires ;
on place des héros et des empereurs au rang des
dieux, c'est-à-dire, des bienheureux : mais il est sûr
que Claude, Octave, Tibère et Caligula ne sont pas
regardés comme les créateurs du ciel et de la terre.
En un mot, il paraît prouvé que, du temps d'Au-
guste, tous ceux qui avaient une religion reconnais-
saient un Dieu supérieur, éternel, 3t plusieurs ordres
de dieux secondaires , dont le culte fut appelé depuis
idolâtrie.
Les lois des Juifs n'avaient jamais favorisé l'ido-
lâtrie; car, quoiqu'ils admissent des malachim, des
anges, des êtres célestes d'un ordre inférieur, leur
loi n'ordonnait point que ces divinités secondaires
eussent un culte chez eux. Us adoraient les anges, il
est vrai, c'es'-à-dire, ils se prosternaient quand ils en
voyaient; mais, comme cela n'arrivait pas souvent, il
n'y avait ni de cérémonial ni de culte légal établi
pour eux. Les chérubins de l'arche ne recevaient point
d'hommage. 11 est constant que les Juifs, du moins
depuis Alexandre, adoraient ouvertement un seul
Dieu, comme la foule innombrable d'fnittés l'adoraient
secrètement dans leurs mystères
Troisième question.
Ce fut dans ces temps où le culte d'un Dieu su-
prême était universellement établi chez tous les sages
RELIGION. 33
en Asie, en Europe et en Afrique, que la religion
chrétienne prit naissance.
Le platonisme aida beaucoup à l'intelligence de
ses dogmes. Le Logos qui , chez Platon , signifiait la
sagesse, la raison de l'Etre suprême, devint chez nous
le Verbe et une seconde personne de Dieu. Une mé-
taphysique profonde et au-dessus de l'intelligence
humaine, fut un sanctuaire inaccessible dans lequel
la religion fut enveloppée.
On ne répétera point ici comment Marie fut dé-
clarée dans la suite mère de Dieu, comment on éta-
blit la consubstantialité du Père et du Verbe, et la
procession du Pncuma , organe divin du divin Logos ,
deux natures et deux volortés résultantes de l'hypos-
tase, et enfin la manducation supérieure, l'âme nour-
rie ainsi que le corps des membres et du sang de
l'homme-Dieu adoré et mangé sous la forme du pain ,
présent aux yeux, sensible au goût, et cependant
anéanti. Tous les mystères ont été sublimes,
On commença, dès le second siècle, par chasser
les démons au nom de Jésus; auparavant on les chas-
sait au nom de Jéhovah ou Ihaho , car saint Matthieu
rapporte que les ennemis de Jésus, ayant dil qu'il
chassait les démons au nom du prince des démons , il
leur répondit : « Si c'est par Belzébuth que je chasse
les démons ,x par qui vos p.nfans' les chassent-ils ? »
On ne sait point en quel temps les Juifs reconnu-
rent pour prince des démons Belzébuth, qui était un
dieu étranger ; mais on sait ( et c'est Josèphe qui nous
l'apprend ) qu'il y avait à Jérusalem des exorcistes
préposés pour chasser les démons des corps des pos-
34 RELIGION.
sédés, c'est-à-dire, des hommes attaqués de maladies
singulières, qu'on attribuait alors dans une grande
partie de la terre a des génies malfesans.
On chassait donc ces démons avec la véritable
prononciation de Jchovah, aujourd'hui perdue, et
avec d'autres cérémonies aujourd'hui oubliées.
Cet exorcisme par Jehoçah ou par les autres noms
de Dieu, était encore en usage dans les premiers siè-
cles de l'église. Origène, en disputant contre Celse,
lui dit, n°. '262 : « Si , en invoquant Dieu ou en jurant
par lui, on le nomme le Dieu d'Abraham 7 d'Isaac et
de Jacob, on fera certaines choses par ces noms,
dont la nature et la force sont telles que les démons
se soumettent à ceux qui les prononcent; mais si on
le nomme d'un autre nom, comme Dieu de la mer
bruyante, supplantateur, ces noms seront sans vertu.
Le nom d'Israël traduit en grec ne pourra rien opé-
rer; mais prononcez- le en hébreux, avec les autres
mots requis, vous opérerez la conjuration. »
Le môme -Origène, au nombre XIX, dit ces paroles
remarquables : « Il y a des noms qui ont naturelle-
ment de la vertu , tels que sont ceux dont se servent
les sages parmi les Égyptiens, les mages en Perse,
les bracmanes dans l'Inde. Ce qu'on nomme magie
n'est pas un art vain et chimérique, ainsi que le pré-
tendent les stoïciens et les épicuriens : ni le nom de
Sabaoth , ni celui d'Adonaï , n'ont pas été faits pour
des êtres créés, mais ils appartiennent à une théolo-
gie mystérieuse qui se rapporte au Créateur; de là
vient la vertu de ces noms quand on les arrange et
qu'on les prononce selon les règles, etc.
RELIGION* 35
Origène en parlant ainsi ne donne point son sen*-
tjmeuî particulier, il ne fait que rapporter l'opinion
universelle. Toutes les religions alors connues ad-
mettaient une espèce de magie; et on distinguait la
magie céleste et la magie infernale, la nécromancie
et la théurgie; tout était prodige, divination, oracle.
Les Perses ne niaient point les miracles des Egyp-
tiens, ni les Égyptiens ceux des Perses- Dieu permet*
tait que les premiers chrétiens fussent persuadés des
oracles attribués aux sibylles, et leur laissait encore
quelques erreurs peu importantes, qui ne corrom-
paient point le fond de la religion.
Une chose encore fort remarquable, c'est que lea
chrétiens des deux premiers siècles avaient de l'hor-
reur pour les temples, les autels et les simulacres.
Cest ce qu'Origène avoue n°. 347* Tout changea
depuis avec la discipline quand l'église reçut une
forme constante.
Quatrième question.
Lorsqu'une fois une religion est établie légalement
dans un état, les tribunaux sont tous occupés à em-
pécher qu'on ne renouvelle la plupart des choses
qu'on fesait dans cette religion avant qu'elle fût publi-
quement reçue. Les fondateurs s'assemblaient en se-
cret malgré les magistrats; on ne permet que les
assemblées publiques sous les yeux de la loi, et toutes
associations qui se dérobent à la loi sont défendue^.
L'ancienne maxime était qu'il vaut mieux obéir À
Dieu qu'aux hommes; la maxime opposée est reçues,
cjue c'est obéir à Dieu que de suivre les lois de Pétat>
36 RELIGION.
On n'entendait parler que d'obsessions et de posses-
sions; le diable était alors déchaîné sur la terre; le
diable ne sort plus aujourd'hui de sa demeure. Les
prodiges, les prédictions étaient alors nécessaires,
on ne les admet plus; un homme qui prédirait des
calamités dans \es places publiques serait mis aux
Petites-Maisons. Les fondateurs recevaient secrète-
ment l'argent des fidèles ; un homme qui recueillerait
de l'argent pour en disposer, sans y être autorisé
par la loi, serait repris de justice. Ainsi on ne se
sert plus d'aucun des échafaads qui ont servi à bâtir
l'édifice.
Cinquième question*
Après notre sainte religion, qui sans doute est la
seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ?
Ne serait-ce pas la plus simple ? ne serait-ce pas
celle qui enseignerait beaucoup de moraîëet très-peu
de dogmes? celle qui tendrait à rendre les hommes
justes, sans les rendre absurdes? celle qui n'ordonne-
rait point de croire des choses impossibles, contra-
dictoires, injurieuses à la Divinité et pernicieuses au
genre humain , et qui n'oserait point menacer des
peines éternelles quiconque aurait le sens commun ?
Ne serait-ce point celle qui ne soutiendrait pas sa
créance par des bourreaux, et qui n'inonderait pas
la terre de sang pour des sophismes inintelligibles?
celle dans laquelle une équivoque, un jeu de mots, et
deux ou trois chartes supposées ne feraient pas un
souverain et un dieu d'un prêtre souvent incestueux ,
homicide et empoisonneur? celle qui ne soumettrait
RELIGION. 37
pas les rois à ce prêtre ? celle qui n'enseignerait que
l'adoration d'un Dieu, la justice, la tolérance et Fhu*
inanité ?
Sixième question*
On a dit que la religion des gentils était absurde
en plusieurs points , contradictoire , pernicieuse ;
mais ne lui a-t-on pas imputé plus de mal qu'elle
n'en a fait , et plus de sottises qu'elle n'en a prê-
chées?
Car de voir Jupiter taureau ,
Serpent, cvgne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela b >au ,
Et ne m'e'tonne pas, si par fois on en cause.
(MotiÈnE, Prologue d'Ànaphytrion. )
Sans doute cela est fort impertinent ; mais qu'on
me montre dans toute l'antiquité un temple dédié à
Léda couchant avec un cygne ou avec un taureau? Y
a-t-il eu un sermon prêché dans Athènes ou dans
Rome pour encourager les filles à faire des enfans
avec les cygnes de leur basse-cour? Les fables re-
cueillies et ornées par Ovide sont-elles la religion?
ne ressemblent-elles pas à notre Légende dorée^ à
notre Fleur des saints ? Si quelque brame ou quelque
derviche venait nous objecter l'histoire de sainte
Marie égyptienne, laquelle, n'ayant pas de quoi payer
les matelots qui Lavaient conduite en Egypte, donna
à chacun d'eux ce que l'on appelle des faveurs, en
guise de monnaie; nous dirions au brame : Mon ré-
vérend père, vous vous trompez: , notre religion n'est
pas la Légende dorée.
Dkfc. pk. 8. 4
38 RELIGrOtf,
Nous reprochons aux anciens feurs oracle? , leurs
prodiges : s'ils revenaient au monde, et qu'on pût
compter les miracles de Notre-Dame de Lorette, et
ceux de Notre-Dame d'Éphèse, en faveur de qui des
deux serait la balance du compte ?
Les sacrifices humains ont été établis chez presque
tous les peuples , mais très-rarement mis en usage.
Nous n'avons que- la fille de Jephté et le roi Agag
d'immolés chez les Juifs , car Isaac et Jonathas ne le
furent pas. L'histoire d'iphigénie n'est pas bien avérée
Chez les Grecs. Les sacrifices humains sont très-rares
chez les anciens Romains, en un mot la religion
païenne a fait répandre très-peu de sang , et la nôtre
en a couvert la terre. La nôtre est sans doute la seule
bonne, la seule vraie, mais nous avons fait tant de
mal par son moyen, que, quand nous parlons des
autres, nous devons être modestes.
Septième question.
Si un homme veut persuader sa religion à des
étrangers ou à ses compatriotes, ne dok-il pas s'y
prendre avec la plus insinuante douceur, et la mode-
ration la plus engageante ? S'il commence par dire
que ce qu il annonce est démontré , il trouvera une
foule d'incrédules; s'il ose leur dire qu'ils ne rejettent
sa doctrine qu'autant qu'elle condamne leurs pas-
sions, que leur cœur a corrompu leur esprit, qu'ils
n'ont qu'une raison fausse et orgueilleuse , il les ré-
volte, il les anime contre lui, il ruine luMiiême ce
qu'il veut établir.
Si la religion qu*ii annonce est vraie, l'emporte-
RELIGION. 3g
ment et l'insolence la rendront-ils plus vraie ? Vous
mettez -vous en colère quand vous dites qu'il faut être
doux, patient, bienfesant , juste, remplir tous les
devoirs de la société? non, car tout le monde est de
votre avis ; pourquoi donc dites-vous des injures à
votre frère quand vous lui prêchez une métaphysique
mystérieuse ? C'est que son sens irrite votre amour-
propre. Vous avez l'orgueil d'exiger que votre frère
soumette son intelligence à la vôtre : l'orgueil humi-
lié produit la colère -, elle n'a point d'autre source.
Un homme blessé de vingt coups de fusil dans une
bataille ne se met point en colère ; mais un docteur
blessé du refus d'un suffrage devient furieux et im-
placable.
Huitième question.
Ne faut-il pas soigneusement distinguer la religion
de l'état et la religion théolergique ? Celle de l'état
exige que les imans tiennent des registres des cir-
concis, les curés ou pasteurs des registres des bapti-
sés; qu'il y ait des mosquées, des églises, des tem-
ples, des jours consacrés à l'adoration et au repos,
des rites établis par la loi ; que les ministres de ces
rites aient de la considération sans pouvoir; qu'ils
enseignent les bonnes mœurs au peuple , et que les
ministres de la loi veillent sur les mœurs des ministres
des temples. Cette religion de l'état ne peut en aucun
temps causer aucun trouble.
Il n'en est pas ainsi de la religion théologique ;
celle-ci est la source de toutes les sottises, et de tous
les troubles imaginables; c'est la mère du fanatisme
4!Q RELIQUES.
et de la discorde civile; c'est l'ennemie du genre hu-
main. Un bonze prétend que Fo est un dieu; qu'il a
été prédit par des faquirs; qu'il est né d'un éléphant
blanc; que chaque bonze peut faire un Fo avec des
grimaces. Un talapoin dit que Fo était un saint homme ,
dont les bonzes ont corrompu la doctrine, et que c'est
Sammonocodom qui est le vrai dieu. Après cent ar-
gumens et cent démentis, les deux factions convien-
nent de s'en rapporter au dalaï-lama, qui demeure à
trois cents lieues de là, qui est immortel et même in-
faillible. Les deux factions lui envoient une députa-
tion solennelle. Le dalaï-lama commence, selon son
divin usage, par leur distribuer sa chaise percée.
Les deux sectes rivales la reçoivent d'abord avec
un respect égal , la font sécher au soleil, et Penchas-
sent dans de petits chapelets qu'ils baisent dévote-
ment : mais, dès que le dalaï-lama et son conseil ont
prononcé au nom de Fo, voilà le parti condamné qui
jette des chapelets au nez du vice-dieu, et qui lui
veut donner cent coups d'étrivières. L'autre parti
défend son lama dont il a reçu de bonnes terres; tous
deux se battent long -temps; et quand ils sont las de
s'exterminer, de s'assassiner, de s'empoisonner réci-
proquement, ils se disent encore de grosses injures;
et le dalaï-lama en rit; et il distribue encore sa chaise
percée à quiconque veut bien recevoir les déjection*
du bon père lama.
RELIQUES.
On désigne par ce nom les restes ou les parties
restantes du corps ou des habits d'une personne mise
RELIQUES. . 4*
après sa mort, par l'ég isc, au nombre des bienheu-
reux.
Il est clair que Jésus n'a condamné que l'hypo*
crisie des Juifs, en disant (a) : Malheur à vous, scribes
et pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux
aux prophètes et ornez les monumens des justes J
Aussi les chrétiens orthodoxes ont une égale véné-
ration pour les reliques et pour les images des saints;
et même je ne sais quel docteur, nommé Henri, ayant
osé dire que, quand les os ou autres reliques sont
changés en vers, il ne faut pas adorer ces vers , le jé-
suite Yasquez (/;) décida que l'opinion de Henri est
absurde et vaine : car il n'importe de quelle manière
5e fasse la corruption. Par conséquent, dit-il, nous
pouvons adorer les reliques tant sous la forme de
vers que sous la forme de cendres.
Quoi qu'il en soit, saint Cyrille d'Alexandrie (r)
avoue que l'origine des reliques est païenne, et voici
la description que fait de leur culte ïhéodoret, qui
vivait au commencement de l'ère chrétienne. On
court aux temples des martyrs, dit ce savant évê-
que (r£ , pour leur demander les uns la conservation
de leur santé, les autres la guérison de leurs maladies,
et les femmes stériles la fécondité. Après avoir obtenu
des enfans, ces femmes en demandent la conservation.
Ceux qui entreprennent des voyages, conjurent les
martyrs de les accompagner et de les conduire. Lors-
fa) Matthieu, chap. XXIII., v. 29.
(h) Liv. II, de l'Adoration, disp. III, cLap. VIII.
(c) Liv. X? contre Julien. — (d) Question 5i sur lTExod^.
4.
4^ RELIQUES.
qu'ils sont de retour, ils vont leur témoigner leur
reconnaissance. Ils ne les adorent pas comme des
dieux; mais ils les honorent comme des hommes
divins, et les conjurent d'être leurs intercesseurs.
Les offrandes qui sont appendues dans leurs tem-
ples sont des preuves publiques que ceux qui ont
demandé avec foi ont obtenu l'accomplissement de
leurs vœux et la guérison de leurs maladies. Les uns
y appendent des yeux, les autres des pieds, les autres
des mains d'or et d'argent. Ces monumens publient
la vertu de ceux qui sont ensevelis dans ces tom-
beaux, comme leur vertu publie que le Dieu pour
lequel ils ont souffert est le vrai Dieu; aussi les chré-
tiens ont-ils soin de donner à leurs enfans les noms
des martyrs, afin de les mettre en sûreté sous leur
protection.
Enfin Théodoret ajoute que les temples des dieux
ont été démolis, et que les matériaux ont servi à la
construction des temples des martyrs : car le Sei-
gneur, dit-il aux païens, a substitué ses morts à vos
dieux; il a fait voir la vanité de ceux-ci, et a trans-
féré aux autres les honneurs qu'on rendait aux pre-
miers. C'est de quoi se plaint amèrement le fameux
sophiste de Sardes, en déplorant la ruine du temple
de Sérapis à Canope, qui fut démoli par ordre de
l'empereur Théodose I, l'an 3 89.
Des gens, ditEunapius, qui n'avaient jamais en-
tendu parler de la guerre, se trouvèrent pourtant fort
vaillans contre les pierres de ce temple, et principa-
lement contre les riches offrandes dont il était rem-
pli. Ou donna ces lieux saints à des moines, gens
RELIQUES. 43
infâmes et inutiles, qui, pourvu qu'ils eussent un habit
noir et malpropre, prenaient une autorité tyrannique
sur l'esprit des peuples; et, à la place des dieux que
Ton voyait par les lumières de la raison, ces moines
donnaient à adorer des têtes de brigands punis pour
leurs crimes, qu'on avait salées pour les conserver.
Le peuple est superstitieux , et c'est par la super-
stition qu'on l'enchaîne. Les miracles forgés au sujet
des reliques devinrent un aimant qui attirait de toutes
parts des richesses dans les églises. La fourberie et la
crédulité avaient été portées si loin, que, des Pan
386, le même Théodose fut obligé de faire une loi
par laquelle il défendait de transporter d'un lieu dans
un autre les corps ensevelis, de séparer les reliques
de chaque martyr, et d'en trafiquer.
Pendant les trois premiers siècles du christia-
nisme, on s'était contenté de célébrer le jour de la
mort des martyrs, qu'on appelait leur jour natal , en
s'assemblant dans les cimetières où reposaient leurs
corps pour prier pour eux, comme nous l'avons re-
marqué à l'article Messe. On ne pensait point alors
qu'avec le temps les chrétiens dussent leur élever des
temples , transporter leurs cendres et leurs os d'un
lieu dans un autre, les montrer dans des châsses, et
enfin en faire un trafic qui excitât l'avarice a remplir
la monde de reliques supposées.
Mais le troisième concile de Carthage , tenu l'an
397, ayant inséré dans le canon des Écritures l'Apo-
calypse de saint Jean, dont l'authenticité jusqu'alors
avait été contestée , ce passage du chapitre YI : « Je
vis sous les autels les âmes de ceux qui avaient été
44 RELIQUES.
tués pour la parole de Dieu, autorisa la coutume
d'avoir des reliques de martyrs sous les autels ; et
cette pratique fut bientôt regardée comme si essen-
tielle , que saint Ambroise, malgré, les instances du
peuple , ne voulut pas consacrer une église où il n'y
en avait point; et Tan 692, le concile de Constanti-
nopîe, in Trullo , ordonna même de démolir tous les
autels sous lesquels il ne se trouverait point de reli-
ques. Un autre concile de Carthage, au contraire,
avait ordonné , Tan 4c 1, aux évoques de faire abattre
les autels qu'on voyait élever partout dans les champs
et sur les grands chemins en l'honneur des martyrs,
dont on déterrait ça et là de prétendues reliques, sur
des songes et de vaines révélations de toutes sortes de
gens.
Saint Augustin (e) rapporte que, vers Tan 4i5,
Lucien ? prêtre et curé d'un bourg nommé Capharga-
mata , distant de quelque? milles de Jérusalem , vit en
songe jusqu'à trois fois le docteur Gamaliel , qui lui
déclara que son corps, ceux d'Abibas son fils, de
saint Etienne et de Nicodème, étaient enterrés dans
un endroit de sa paroisse qu'il lui indiqua. Il lui com-
manda de leur part et de la sienne de ne les pas lais-
ser plus long-temps dans le tombeau négligé où ils
étaient depuis quelques siècles, et d'aller dire à Jean,
évêque de Jérusalem, de venir les en tirer incessam-
ment , s'il voulait prévenir les malheurs dont le
monde était menacé. Gamaliel ajouta que cette
translation devait se faire sous l'épiscopat de Jean,
(ej Cite de Dieu, liv, XXII, chap. YUI*
RELIQUES. 45
qui mourut environ un an après. L'ordre du ciel était
cfue le corps de saint Etienne fût transporté à Jéru-
salem.
Lucien ou entendit mal ou fut malheureux ; iî fit
creuser et ne trouva rien : ce qui obligea le docteur
juif d'apparaître à un moine fort simple et fort inno*
cent, et de lui marquer plus précisément l'endroit où
reposaient les sacrées reliques. Lucien y trouva le
trésor qu'il cherchait , selon la révélation que Dieu
lui en avait faite. Il y avait dans ce tombeau une pierre
où était gravé le mot de chelicl, qui signifie couronne
eu hébreu, comme Stephanos en grec. A l'ouverture
du cercueil d'Etienne la terre trembla; on sentit une
odeur excellente, et un giand nombre de malades
furent guéris. Le corps du saint était réduit en cen-
dres, hormis les os que l'on transporta à Jérusalem,
et que Ton mit dans l'église de S^on. A la même heure
il survint une grande pluie; au lieu qu'il y avait eu
jusqu'alors une extrême sécheresse.
Avite, prêtre espagnol, qi|i était alors en orient,
traduisit en latin cette histoire que Lucien avait
écrite en grec. Comme l'Espagnol était ami de Lucien,
il en obtint une petite portion des cendres du saint ,
quelques os pleins d'une onction qui était la preuve
visible de leur sainteté, surpassant les parfums nou-
vellement faits et les odeurs les plus agréables. Ces
reliques, apportées par Orose dans l'île de Minorque,
y convertirent en huit jours cinq cent quarante Juifs.
On fut ensuite informé par diverses visions, que,
des moines d'Egypte avaient des reliques de saint-
Etienne, que des inconnus y avaient portées. Comme
46 RELIQUES.
les moines n'étant pas prêtres alors, n'avaient point
encore d'églises en propre, on alla prendre ce trésor
pour le transporter dans une église qui était près
d'Usale. Aussitôt quelques personnes virent au-dessus
de l'église une étoile qui semblait venir au-devant du
saint martyr. Ces reliques ne restèrent pas long-temps
dans cette église; l'évêque d'Usale, trouvant à propos
d'en enrichir la sienne, alla les prendre et les trans-
porta, assis sur un char, accompagné de beaucoup
de peuple , qui chantait les louanges de Dieu ? et d'un
grand nombre de cierges et de luminaires.
Ainsi les reliques furent portées dans un lieu élevé
de l'église, et placées sur un trône orné de tentures.
On les mit ensuite sur un carreau ou sur un petit lit
dans un lieu fermé à clef, auquel on avait laissé une
petite fenêtre, afin que l'on pût y faire toucher de$
linges qui servaient à guérir divers maux. Un peu de
poussière ramassée sur la châsse guérit tout d'un coup
un paralytique. Des fleurs qu'on avait présentées au
saint, appliquées sur les yeux d'un aveugle lui ren-
dirent la vue. Il y eut même sept ou huit morts de
ressuscites.
Saint Augustin ( ), qui tâche de justifier ce culte
eu le distinguant de celui d'adoration qui n'est dû
qu'à Dieu seul, est obligé de convenir (^f) qu'il connaît
lui-même plusieurs chrétiens qui adorent les sépulcres
et les images. J'en connais plusieurs, ajoute ce saint,
qui boivent avec les plus grands excès sur les tom-
(f) Contre Fauste, liv. XX, chap. IV.
(<j) Des Mœurs de 1 église, chap. XXXIX.
RELIQUES. 47
beaux, et qui, donnant des festins aux cadavres,
s'ensevelissent eux-mêmes sur ceux qui sont ensevelis.
En effet, sortant tout fraîchement du paganisme,
et ravis de trouver dans l'église chrétienne, quoique
sous d'autres noms, des hommes déifiés, les peuples
les honoraient tout comme ils avaient honoré leurs
faux dieux ; et ce serait vouloir se tromper grossière-
ment, que de juger des idées et des pratiques de la
populace par celles des évêques éclairés et des phi-
losophes. On sait que les sages, parmi les païens,
fesaient les mêmes distinctions que nos saints évêques.
Il faut, disait Hiéroclès (;'), reconnaître et servir les
dieux, de sorte que l'on ait grand soin de les bien
distinguer du Dieu suprême, qui est leur auteur et
leur père. Il ne faut pas non plus trop exalter leur
dignité. Et enfin le culte qu'on leur rend doit se rap-
porter à leur unique créateur , que vous pouvez
nommer proprement le dieu des dieux, parce qu'il
est le maître de tous et le plus excellent de tous.
Porphyre (/), qui comme saint Paul (A), qualifie le
Dieu suprême, de Dieu qui est au-dessus de toutes
choses, ajoute qu'on ne doit lui sacrifier rien de sen-
sible , rien de matériel , parce qu'étant un esprit pur,
tout ce qui est matériel est impur pour lui. Il ne peut
être dignement honoré que par la pensée et les senti-
mens d'une âme qui n'est souillée d'aucune passion
vicieuse^
(h) Sur les vers de Pytbagore, page 10.
f 0 De l'abstinence , liv. II , art. XXXIV.
(Je) Epître aux Romairjs, cliap. IX, v. 5.
4^ RELIQUES,
En un. mot, saint Augustin (/) , en déclarant avec
naïveté qu'il n'ose parler librement sur plusieurs sem-
blables abus, pour ne pas donner occasion de scan-
dale à des personnes pieuses ou à des brouillons, fait
assez voir que les évêques usaient avec les païens
pour les convertir, de la même connivence que saint
Grégoire recommandait deux siècles après pour con-
vertir l'Angleterre. Ce pape, consulté par le moine
Augustin sur quelques restes de cérémonies, moitié'
civiles , moitié païennes , auxquelles les Anglais ,
nouveaux convertis, ne voulaient pas renoncer, lui
répondit : On n'ôte point à des esprits durs toutes
leurs habitudes à la fois; on n'arrive point sur uo
rocher escarpé en y sautant, mais en s'y traînant pas
à pas.
La réponse du même pape à Constantine, fille de
l'empereur Tibère Constantin et épouse de Maurice,
qui lui demandait la tête de saint Paul,, pour mettre
dans un temple qu'elle avait bâti à l'honneur de cet
apôtre , n'est pas moins remarquable. Saint Gré-
goire (7/1.) mande à cette princesse que les corps des
saints brillent de tant de miracles, qu'on n'ose même
approcher de leurs tombeaux pour y prier sans être
saisi de frayeur. Que son prédécesseur (Pelage II),
ayant voulu ôter de l'argent qui était sur le tombeau
de saint Pierre pour le mettre à la distance de quatre
pieds, il lui apparut des signes épouvantables. Quq
hû Grégoire , voulant faire quelques réparations a*
(t) Cité de Dieu , liv. XXII , chap. VItt.
fm) Lettte XXX , indict. XII , Uv. UL
RELIQUES. 49
monument de saint Paul, comme il fallait creuser un
peu avant, et celui qui avait la garde du lieu, ayant
eu la hardiesse de lever des os qui ne touchaient, pas
au tombeau de l'apôtre, pour les transporter ailleurs ,
Il lui apparut aussi des signes terribles, et il mourut
sur-le-champ. Que son prédécesseur, ayant. voulu
aussi faire des réparations au tombeau de saint Lau-
rent j on découvrit imprudemment le cercueil où était
le corps du martyr; et, quoique ceux qui y travail-
laient fussent des moines et des officiers du temple,
ils moururent tous dans l'espace de dix jours, parce
qu'ils avaient vu le corps du saint. Que, lorsque les
Romains donnent des reliques , ils ne touchent jamais
aux corps sacrés, mais se contentent de mettre dans
une boîte quelques linges et de les en approcher. Que
ces linges ont la même vertu que les reliques et font
autant de miracles. Que certains Grecs, doutant de
ce fait, le pape Léon se fit apporter des ciseaux, et
ayant coupé en leur présence de ces linges qu'on
avait approchés des corps saints , il en sortit du sang.
Qu'à Rome, dans l'occident, c'est un sacrilège de
toucher aux corps des saints ; et que , si quelqu'un
Fentreprend, il peut s'assurer que son crime ne sera
pas impuni. Que c'est pour cela qu'il ne peut se per-
suader que les Grecs aient la coutume de transporter
les reliques. Que des Grecs, ayant osé déterrer la
iwii des corps proche de l'église de Saint-Paul , dans
le dessein de les transporter en leur pays, ils furent
aussitôt découverts; et que c'est ce qui le persuade
que les reliques qui se transportent de la sorte sont
fousseS; Que des ork«r.taux, prétendant que les corps
vO RELIQUE*.
de saint Pierre et de saint Paul leur appartenaient 3
vinrent à Rome pour les emporter dans leur patrie;
mais qu'arrivés aux catacombes où ces corps repo-
saient, lorsqu'ils voulurent les prendre, des éclairs
soudains, des tonnerres effroyables dispersèrent leur
multitude épouvantée, et les forcèrent de renoncer à
leur entreprise. Que ceux qui ont suggéré à Constan-
tine de lui demander la tête de saint Paul , n'ont eu
dessein que de lui faire perdre ses bonnes grâces,
Saint Grégoire finit par ces mots : J'ai cette con-
fiance en Dieu, que vous ne serez pas privée du fruit
de votre bonne volonté, ni de la vertu des saints
apôtres , que vous aimez de tout votre cœur et de tout
votre esprit- et que, si vous n'avez pas leur présence
corporelle, vous jouirez toujours de leur protection.
Cependant l'histoire ecclésiastique fait foi, que les
translations de reliques étaient également fréquentes
en. occident et en orient; bien plus, l'auteur des
notes sur cette lettre observe que le même saint Gré-
goire, dans la suite, donna divers corps saints, et que
d'autres papes en ont donné jusqu'à six ou sept à un
seul particulier.
Après cela faut-il s'étonner de la faveur qu'eurent
les reliques dans l'esprit des peuples et des rois? Les
sermens les plus ordinaires des anciens Français se
fesaient sur les reliques des saints. Ce fut ainsi que les
rois Gontran, Sigebcrt et Chilpéric partagèrent les
états de Clotaire, et convinrent de jouir de Paris en
commun. Ils en firent le serment sur les reliques do
saint Polyeucte, de saint Hilaire et de saint Martin.
Cependant Chilpéric se jeta dans la place, et prit
RÉSURRECTION. 5 i:
seulement la précaution d'avoir la châsse de quantité
de reliques qu'il fît porter comme une sauvegarde à
la tête de ses troupes, dans l'espérance que la pro-
tection de ces nouveaux patrons le mettrait à l'abri
des peines dues à son parjure. Enfin le catéchisme du
concile de Trente approuve la coutume de jurer par
les reliques.
On observe encore qne lej rois de France de la
première et de la seconde race gardaient dans leur
palais un grand nombre de reliques, surtout la chappe
et le manteau de saint Martin, et qu'ils les fesaieufc'
po ter à leur suite et jusque dans les armées. On en-
voyait les reliques du palais dans les provinces, lors-
qu'il s'agissait de prêter serment de fidélité au roi , ou
de conclure quelque traité.
RÉSURRECTION,
SECTION PREMIÈRE.
On conte que les Égyptiens n'avaient bâti leurs
pyramides que pour en faire des tombeaux, et que
leurs corps embaumés par dedans et par dehors at-
tendaient que leurs âmes vinssent les ranimer au bout
de mille ans. Mais, si leurs corps devaient ressusciter,
pourquoi la première opération des parfumeurs était-
elle de leur percer le crâne avec un crochet, et d'en
tirer la cervelle? Lidée de ressusciter sans cervelle
fait soupçonner (si on peut user de ce mot) que les
Egyptiens n'en avaient guère de leur vivant; mais il
faut considérer que la plupart des anciens croyaient
que l'âme est dans la poitrine. Et pourquoi l'âme est-
5 1 RÉSURRECTION.
elle dans îa poitrine plutêt qu'ailleurs? C'est qu'en
clïet clans tous nos sentimens un peu violens, on
éprouve vers la région du cœur une dilatation ou un
resserrement, qui a fait penser que c'était là le loge-
ment de L'âme. Cette aine était quelque chose d'aé-
rien ; c'était une figure légère qui se promenait où elle
pouvait, jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé son corps.
La croyance de la résurrection est beaucoup plus
ancienne que les temps historiques. Athalide, fils de
Mercure, pouvait mourir et ressusciter à son gré;
Esculape rendit la vie à Ilippolyte; Hercule àAlcestc.
Pélops, ayant été haché en morceaux par son père,
fut ressuscité par les dieux. Platon raconte qu'Hères
ressuscita pour quinze jours seulement.
Les pharisiens ? chez les Juifs , n'adoptèrent le
dogme de la résurrection que très-long-temps après
Platon.
Il y a dans les Actes des apôtres un fait bien singu-
lier, et bien digne d'attention. Saint Jacques et plu-
sieurs de ses compagnons conseillent à saint Paul
d'aller dans le temple de Jérusalem observer toutes
bs cérémonies de l'ancienne loi, tout chrétien qu'il
c'ait, « afin que tous sachent, disent-ils, que tout ce
qu'on dit de vous est faux , et que vous continuez de
garder la loi de Moïse. » C'est dire bien clairement :
Allez mentir, allez vous parjurer, allez renier publi-
quement la religion que vous enseignez.
Saint Paul alla donc pendant sept jours dans le
temple; mais le septième il fut reconnu. On l'accusa
à y être venu avec des étrangers , et de L'avoir pro-
fané. Yoici comment il se tira d'affaire ;
RÉSURRECTION. 53
(( Or, Paul sachant qu'une partie de ceux qui
étaient là étaient saducéens, et 1 autre pharisiens, il
s'écria dans rassemblée : Mes frères, je suis phari-
sien et fils de pharisien; c'est à cause de l'espérance
d'une autre vie et de la résurrection des morts, que
Ton veut me condamner ( ■■)-, L\ n'avait point du tout
éLé question de la résurrection des morts dans toute
cette affaire; Paul ne le disait que pour animer les
pharisiens et les saducéens les uns contre les autres.
v. 7. (( Paul ayant parlé de la sorte, il s'émut une
dissension entre les pharisiens et les saducéens ; et
l'assemblée fut divisée. »
v. 8. « Car les saducéens disent qu'il n'y a ni ré-
surrection, ni ange, ni esprit; au lieu que les phari-
siens reconnaissent et l'un pi l'autre, etc. »
On a prétendu que Job, qui est très-ancien, con-
naissait le dogme de la résurrection. On cite ces pa-
roles : « Je sais que mon rédempteur est vivant ? et
qu'un jour sa rédemption s'élèvera sur moi, ou que
je me relèverai de la poussière , que ma peau revien-
dra, que ]e verrai encore Dieu dans ma chair. »
Mais plusieurs commentateurs entendent par ces
paroles que Job espère qu'il relèvera bientôt de mala-
die , et qu'il ne demeurera pas toujours couché sur la
terre comme il l'était. La suite prouve assez que cette
explication est la véritable; car il s'écrie le moment
d'après à ses faux et durs amis : « Pourquoi donc
dites-vous, persécutons-le,» ou bien, «parce que
vous direz, parce que nous l'avons persécuté. » Cela
(2) Actes des apôtres, cliap. XXIII, v. 6.
5.
5J4 RÉSURRECTION.
ne veut-il pas dire évidemment? Vous vous repen-
tirez de m'avoir offensé quand vous me reverrez dans
mon premier état de santé et d'opulence? Un malade
qui dit, je me lèverai, ne dit pas , je ressusciterai* Don-
ner des sens forcés à des passages clairs, c'est le sûr
moyen de ne jamais s'entendre, ou plutôt d'être re-
gardés comme des gens de mauvaise foi par les hon-
nêtes gens.
Saint Jérôme ne place la naissance de la secte des
pharisiens que très-peu de temps avant Jésus-Çhrist.
Le rabbin Hillel passe pour le fondateur de la secte
parisienne ; et cet Hillel était contemporain de Ga-
maliel , le maître de saint Paul.
Plusieurs de ces pharisiens croyaient que les Juifs
seuls ressusciteraient, -et que le reste des hommes
nTen valait pas la peine. D'autres ont soutenu qu'on
ne ressusciterait que dans la Palestine, et que les
corps de ceux qui auront été enterrés ailleurs, seront
secrètement transportés auprès de Jérusalem pour
s'y rejoindre à leur àme. Mais saint Paul , écrivant aux
habitans de Thessalonique , leur a dit que « le second
avéuement de Jésus-Christ est pour eux et pour lui ,
qu'ils en seront témoins. »
v. i5. « Car aussitôt que le signal aura été donne
par l'archange , et par le son de la trompette de Dieu,
le Seigneur lui-même descendra du ciel , et ceux qui
seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les pre-
miers.. »;
v. i6. «Puis nous autres qui sommes vivans, et qui
serons demeurés jusqu'alors, nous serons emportés
avec eux dans les nuées pour aller au-devant du Sei*
RÉSURRECTION. 55
gneur au milieu de l'air, et ainsi nous vivrons pour
jamais avec le Seigneur (/>). »
Ce passage important ne prouve-t-il pas évidem-
ment que les premiers chrétiens comptaient voir là
£in du monde , comme en effet elle est prédite dans
saint Luc, pour le temps même que saint Luc vivait?
S'ils ne virent point cette fin du monde, si personne
ne ressuscita pour iors , ce qui est différé n'est pas
perdu.
Saint Augustin croit que les anciens, et même les
enfans morts-nés , ressusciteront dans l'âge de la ma-
turité. Les Origène , les Jérôme , les Athanase , les
Basile n'ont pas cru que les femmes dussent ressusci*
citer avec leur sexe.
Enfin , on a toujours disputé sur ce que nous avons
été , sur ce que nous sommes , et sur ce que nous
serons,
SECTION IL
Le père Malebranche prouve la résurrection par
les chenilles qui deviennent papillons. Cette preuve,
comme on voit, est aussi légère que les ailes des in-
sectes dont il l'emprunte. Des penseurs qui calculent,,
font des objections arithmétiques contre cette vérité
si bien prouvée. Ils disent que les hommes et les
autres animaux sont réellement nourris, et reçoivent
leur croissance de la substance de leurs prédéces-
seurs. Le corps d'un homme réduit en poussière , ré-
pandu dans l'air et retombant sur la surface de la
(b) 1. Épître aux Thess., chap. IV.
56 RÉSURRECTION.
terre, devient légume ou froment. Ainsi Caïn mangea
une partie d'Adam; Enoch se nourrit de Caïn; Irad
d'Enoch; MaviaeJ de Iran; Mathusaiem de Maviael ;
et il se trouve qu'il n'y a aucun de nous qui n'ait avalé
une petite portion de notre premier père. C est pour-
quoi on a dit que nous étions tous anthropophages.
Rien n'est plus sensible après une bataille ; non-seu-
lement nous tnons nos frères, mais, au bout de deux
ou trois ans, nous les avons lous mangés quand on a
fait les moissons sur le champ de bataille; nous se-
rons aussi mangés sans difficulté à notre tour. Or,
quand il faudra ressusciter, comment rendrons nous
à chacun le corps qui lui appartenait sans perdre du
nôlre ?
Vodà ce que disent ceux qui se défient de la résur
rcetion; mais les ressusciteurs leur ont, répondu très-
pertinemment.
Un rabbin nommé Samaï démontre la résurrection
par ce passage de l'Exode : «J'ai apparu à Abraham,
à Isaac et à Jacob; et je leur ai prorois avec serment
do leur donner là terre de Canaan. » Or, Dieu, mal-
gré son serment, dit ce grand rabbin, ne leur donna
point cette terre; donc ils ressusciteront pour en
jouir, afin que le serment soit accompli.
Le profond philosophe dom Calmet trouve dans
les vampires une preuve bien plus concluante. II a
vu de ces vampires qui sortaient des cimetières pour
aller sucer le sang des gens endormis ; il est clair
qu'ils ne pouvaient sucer le sang des vivans s'ils
élaient encore morts; donc ils étaient ressuscites :
cela est pcrcrnptoirc.
RESURRECTION. 07
Une chose encore certaine , c'est que tous les
morls , au jour du jugement , marcheront sous là
terre comme des taupes , à ce que dit le Talmud ,
pour aller comparaître dans la vallée de Josaphat ,
qui est entre la ville de Jérusalem et le mont des
Oliviers. On sera fort pressé dans cette vallée; mais
il n'y a qu'a réduire les corps proportionnellement,
comme les diables de Milton dans la salle du Pandc-
monium.
Cette résurrection se fera au son de la trompette ,
à ce que dit saint Paul. Il faudra nécessairement qu'il
y ait plusieurs trompettes, car le îonnene lui-même
ne s'entend guère plus de trois ou quatre lieues à la
ronde. On demande combien il y aura de trompettes?
les théologiens n'ont pas encore fait ce calcul; maïs
ils le feront.
Les Juifs disent que la reine Cléopâtre, qui sans
doute croyait la résurrection comme toutes les dames
de ce temps-là , demanda à un pharisien si on ressus-
citerait tout nu. Le docteur ini répondit qu'on serai*
très-Lien habillé , par la raison que le blé qu'on 3èmc
é^an'c mort en terre, ressuscite en épi avec une robe
et des barbes. Ce rabbin était un théologien excellent.
Il raisonnait comme dom Calmet.
SECTION III.
De la résurrection des anciens.
On a prétendu que le dogme de la résurrection
était fort en vogue chez les Egyptiens, et que ce fut
Porigine de leurs eiubaumemens et de leurs pyra-
58 RÉSURRECTION.
mides. Et moi-même je l'ai cru autrefois. Les uns
disaient qu'on ressusciterait au bout de mille ans ,
d'autres voulaient que ce fût après trois mille. Cette
différence d'ans leurs opinions théologiques semble
prouver qu'ils n'étaient pas bien surs de leur fait.
D'ailleurs nous ne voyons aucun homme ressuscité
dans l'histoire d'Egypte, mais nous en avons quel-
ques-uns chez les Grecs. C'est donc aux Grecs qu'il-
faut s'informer de cette invention de ressusciter.
Mais les Grecs brûlaient souvent les corps, et les
Égyptiens les embaumaient, afin que, quand l'àme
qui était une petite figure aérienne reviendrait dans
son ancicune demeure , elle la- trouvât toute prête.
Cela eût été bon si elle eût retrouvé ses organes;
mais l'embaumeur commençait par ôter la cervelle
et vider les entrailles. Comment les hommes auraient-
ils pu ressusciter sans intestins et sans la partie mé-
dullaire par où Ton pense? où reprendre son sang,
sa lymphe et ses autres humeurs?
Vous me direz qu'il était encore plus difficile de
ressusciter chez les Grecs quand il ne restait de vous
qu'une livre de cendres tout au plus, et encore mêlée
avec la cendre du bois, des aromates et des étoffes.
Votre objection est forte, et je tiens comme vous
la résurrection pour une chose fort extraordinaire ;
mais cela n'empêche pas qu'Alhalide, fils de Mercure,
ne mourût et ne ressuscitât plusieurs fois. Les dieux
ressuscitèrent Pélops, quoiqu'il eût été mis en ragoût,
et que Cérès en eût déjà mangé une épaule. Vous
savez qu'Eseulape avait rendu la vie a Hippolyte *,
c'était un fait avéré dont les plus incrédules ne dou-
RÉ S U R.R E £ T I Q N . 5 .9
taient pas : le nom de Virbius donné à Hippolyto
était une preuve convaincante. Hercule avait ressus-
cité Alceste et Pirithoiïs. Hérès? chez Platon, ne res-
suscita à la vérité que pour quinze jours; mais c'é-
tait toujours une résurrection ? et le temps ne fait rien
à l'affaire.
Plusieurs graves scoliastes voient évidemment Je
purgatoire et la résurrection dans ïirgile. Pour le
purgatoire, je suis obligé d'avouer qu'il y est expres-
sément au sixième chant. Cela pourra déplaire aux
protestans? mais je ne sais quy faire.
fton tamen omne malum miseris, nec funàitm omnes
Corporeœ excedunt pestes , etc,
(iEN.VI, 736-737.)
Les cœurs les plus parfaits , les âmes les plus pures ,
Sont aux regards des dieux tout chargés de souillures j
Il faut en arracher jusqu'au seul souvenir.
Nul ne fut innocent : il faut tous nous punir.
Chaque âme a son de'mon ; chaque vice a sa peine;
Et dix siècles entiers nous suffisent à peine
Pour nous former un cœur qui soit digne des dieux ?
Voilà mille ans de purgatoire bien nettement ex-
primés ? sans môme que vos parens pussent obtenir
des prêtres de ce temps-là une indulgence qui abré-
geât votre souffrance pour de l'argent comptant. Les
anciens étaient beaucoup plus sévères et moins sîmo*
niaques que nous, eux qui d'ailleurs imputaient à
leurs dieux tant de sottises. Que voulez -vous ! toute
leur théologie était pétrie de contradictions , comme
les malins disent qu'est la nôtre.
Le purgatoire achevé , ces kmGS allaient boire de
6*0 RÉSURRECTION.
l'eau du Léihé , et demandaient instamment à rentrer
dans de nouveaux corps, et à recevoir la lumière du
jour. Mais est-ce là une résurrection? point du tout ,
c'est prendre un corps entièrement nouveau , ce n'est
point reprendre le, sien; c'est une métempsycose qui
n'a nul rapport à la manière dont nous autres ressus-
citons.
Les âmes des anciens fesaient un très -mauvais
marché , je l'avoue , en revenant au monde ; car
qu'est-ce que revenir sur la terre pendant soixante et
dix ans tout au plus, et souffrir encore tout ce que
vous savez qu'on souffre dans soixante et dix ans de
vie, pour aller ensuite passer mille ans encore à re-
cevoir la discipline? il n'y a point d'Ame à mon gré
qui ne se lassât de cette éternelle vicissitude d'une
vie si courte et d'une si longue pénitence.
SECTION IV.
De la résurrection des nwdernes.
Notre résurrection est toute différente. Chaque
homme reprendra précisément le même corps qu'il
avait eu; et tous ces corps seront brûlés dans toute
l'éternité, excepté un sur cent mille tout au plus.
C'est bien pis qu'un purgatoire de dix siècles pour
revivre ici-bas quelques années.
Quand viendra le grand jour de cette résurrection
générale ? on ne le sait pas positivement ; et les doctes
sont fort partagés. Ils ne savent pas non plus com-
ment chacun retrouvera ses membres. Tls font sur
cela beaucoup de difficultés.
RÉSURRECTION. 6l
r°. Notre corps, disent- ils, est pendant la vie
dans un changement continuel; nous n'avons rien à
cinquante ans du corps où était logée notre âme à
vingt.
a0.. Un soldat breton va en Canada; il se trouve
que par un hasard assez commun il manque de nour-
riture : il est forcé de manger d'un Iroquois qu'il a
tué la veille. Cet Iroquois s'était nourri de jésuites
pendant deux ou trois mois ; une grande partie de
son corps était devenu jésuite. Yoilà le corps de ce
soldat composé d'Iroquois , de jésuite et de tout ce
qu'il a mangé auparavant. Comment chacun repren-
dra-t-il précisément ce qui lui appartient? et que lui
appartient-il en propre?
■3°. Un enfant meurt dans le ventre de sa mère $
juste au moment qu'il vient de recevoir une âme ;
ressuscitera-t-il fœtus, ou garçon, ou homme fait?
Si fœtus, à quoi bon? si garçon ou homme, d'où lui
viendra sa substance?
4°. L'âme arrive dans un autre fœtus avant qu'il
soit décidé garçon ou fille; ressuscitera-t-il fille j
garçon, ou fœtus?
5°. Pour ressusciter, pour être la même personne
que vous étiez, il faut que vous ayez la mémoire bien
fraîche et bien présente ; c'est la mémoire qui fait
votre identité. Si vous avez perdu la mémoire , com-
ment serez-vous le même homme ?
6°. Il n'y a qu'un certain nombre de particules
terrestres qui puissent constituer un animal. Sable ,
pierre, minéral, métal, n'y servent de rien. Toute
terre n'y est pas propre ; il n'y a que les terrains favo-
D*c$. Pb. 8» 6
G 2 H I M E ..
râbles à la végétation qui le soient au genre animal.
Quand au bout de plusieurs siècles il faudra que tout
le monde ressuscite , où trouver la terre propre à
former tous ces corps ?
7*. Je suppose une île dont la partie végétale
puisse fournir à la fois à mille hommes, et à cinq ou
six mille animaux pour la nourriture et le service de
ces mille hommes; au bout de cent mille générations
nous aurons un milliard d'hommes à ressusciter. La
matière manque évidemment.
Mateiies opus est ut cre.icant postera sœcla.
(Lucrèce, III, 980.)
8°. Enfin, quand on a prouvé eu cru prouver qu'il
faut un miracle aussi grand que le déluge universel
ou les dix plaies d'Egypte pour opérer la résurrection
du genre humain dans la vallée de Josaphat, on de-
mande ce que sont devenues toutes les âmes de ces
corps en attendant le moment de rentrer dans leur
étui?
On pourrait faire cinquante questions un peu épi-
neuses, mais les docteurs répondent aisément à tout
.vêla.
RIME.
La rime n'aurait-elle pas été inventée pour aider
la mémoire, et pour régler en même temps le chant
et la danse? le retour des mêmes sons servait à faire
souvenir. promptement des mots intermédiaires entre
les deux rimes. Ces rimes averiissaient à la fois le
cûanteàr el le danseur; elles indiquaient la mesure.
RirjE. G \
Ainsi les vers furent clans tous les pays le langage clés
dieux.
On peut donc mettre au rang des opinions pro-
bables , c'est- à- dire incertaines, que la rime fut
d'abord une cérémonie religieuse; car, après tout,
il se pourrait qu'on eut fait des vers et des chansons
pour sa maîtresse avant d'en faire pour ses dieux, et
les amans emportés vous diront que cela revient au
même.
Un rabbin qui me montrait l'hébreu, lequel je n'ai
jamais pu apprendre, me citait un jour plusieurs
psaumes rimes que nous avions, disait-il, traduits
pitoyablement. Je me souviens de deux vers que
voici :
(«) Hibbitu clarè vena haru
Ulph ne' em al jech fhavu.
Si on le regarde on en est illaminé ,
Et leurs faces ne sont point confuses.
Il n'y a guère de rime plus riche que celle de ces
deux vers; cela posé, je raisonne ainsi :
Les Juifs qui parlaient un jargon moitié phéni-
cien , moitié syriaque, rimaient; donc les grandes
nations dans lesquelles ils étaient enclavés devaient
rimer aussi. Il est a croire que les Juifs, qui, comme
nous l'avons dit si souvent, prirent tout de leurs voi-
sins, en prirent aussi la rime.
Tous les orientaux riment; ils sont fidèles à leurs
usages; ils s'habillent comme ils s'habillaient il y a
(a) Psaume XXXIII, v. 6.
64 RIME.
cinq ou six mille ans. Donc il est à croire qu'ils riment
depuis ce temps-là.
Quelques doctes prétendent que les Grecs com-
mencèrent par rimer, soit pour leurs dieux, soit pour
leurs héros, soit pour leurs amies; mais qu'ensuite
ayant mieux senti l'harmonie de leur langue, ayant
mieux connu la prosodie, ayant raffiné sur la mélo-
die, ils firent ces beaux vers non-rimés, que les La-
tins imitèrent et surpassèrent bien souvent.
Pour nous autres desccndans des Goths, des Van-
dales, des Huns, des Velches, des Francs, des Bour-
guignons; nous barbares, qui ne pouvons avoir la
mélodie grecque et latine , nous sommes obligés de
rimer. Les vers blancs chez tous les peuples mo-
dernes ne sont que de la prose sans aucune mesure;
elle n'est distinguée de la prose ordinaire que par
un certain nombre de syllabes égaies et monotones ,
qu'on est convenu d'appeler vers,
Nous avons dit ailleurs que ceux qui avaient écrit
en vers blancs ne l'avaient fait que parce qu'ils ne sa-
vaient pas rimer; les vers blancs sont nés de l'impuis-
sance de vaincre la difficulté, et de l'envie d'avoir
plus tôt fait.
Nous avons remarqué que l'Arioste a fait quarante-
huit mille rimes de suite dans son Orlando sans en-
nuyer personne. Nous avons observé combien la poé-
sie française en vers rimes entraîne d'obstacles avec
elle, et que le plaisir naissait de ces obstacles mêmes.
Nous avons toujours été persuadés qu'il fallait rimer
pour les oreilles, non pour les yeux ; et nous avons
RIME.. Ç5
exposé nos opinions sans suffisance , attendu notre
insuffisance.
Mais toute notre modération nous abandonne aux
funestes nouvelles qu'on nous mande de Paris au
mont Krapac. Nous apprenons qu'il s'élève une petite
secte de barbares qui veut qu'on ne fasse désormais
des tragédies qu'en prose. Ce dern er coup manquait
à nos douleurs : c'est l'abomination de la désolation
dans les temples des Muses. Nous concevons bien
que, Corneille ayant mis l'imitation de Jésus-Christ
en vers, quelque mauvais plaisant aurait pu menacer
le public de faire jouer une tragédie en prose par
Floridor et Mondori; mais, ce projet ayant été exé-
cuté sérieusement par l'abbé d'Aubignac, on sait quel
succès il eut. On sait dans quel discrédit tomba la
prose dé l'Œdipe de la Motte-Houdart ; il fut presque
aussi grand que celui de son OEdipe envers. Quel
malheureux visigoth peut oser , après Cinna et Andro-
maque, bannir les vers du théâtre? C'est donc à cet
excès d'opprobre que nous sommes parvenus après
le grand siècle! Ah! barbares, allez donc voir jouer
cette tragédie en redingote à Faxhall , après quoi
venez-y manger du rosbif de mouton et boire de la
bière forte.
Qu'auraient dit Racine et Boileau si on leur avait
annoncé cette terrible nouvelle? ttcne Deus! de quellû
hauteur sommes-nous tombés, et dans quel bourbier
sommes-nous !
11 est vrai que la rime ajoute un mortel ennui aux
vers médiocres. Le poète alors est un mauvais méca-
nicien, qui fait entendre le bruit choquant de ses
6\
66 RIRE.
poulies et de ses cordes : ses lecteurs éprouvent la
même fatigue qu'il a ressentie en rimant; ses vers ne
sont qu'un vain tintement de syllabes fastidieuses.
Mais s'il pense heureusement, et s'il rime de même,
il éprouve et il donne un grand plaisir, qui n'est
goûté que par les âmes sensibles et par les oreilles
harmonieuses.
RIRE.
Que le rire soit le signe de la joie , comme les pleurs
sont les symptômes de la douleur, quiconque a ri
n'en doute pas. Ceux qui cherchent des causes méta-
physiques au rire ne sont pas gais ■ ceux qui savent
pourquoi cette espèce de joie qui excite le ris retire
vers les oreilles le muscle zigomatique, l'un des treize
muscles de la bouche , sont bien savans. Les animaux
ont ce muscle comme nous; mais ils ne rient point
de joie, comme ils ne répandent point de pleurs de
tristesse. Le cerf peut laisser couler une humeur de
ses yeux quand il est aux abois, le chien aussi quand
on le dissèque vivant : mais ils ne pleurent point leurs
maîtresses, leurs amis comme nous; ils n'éclatent
point de rire comme nous à la vue d'un objet comi-
que : 1 homme est le seul animal qui pleure et qui rie.
Comme nous ne pleurons que de ce qui nous af-
flige , nous ne rions que de ce qui nous égaie : les rai-
sonneurs ont prétendu que le rire naît de l'orgueil ,
qu'on se croit supérieur à celui dont on rit. Il est vrai
que rhomme, qui est un animal risible, est aussi un
animal orgueilleux; mais la fierté ne fait pas rire; un
enfant qui rît de tout son cœur ne s'abandonne point
RIRE. 6j
à ce plaisir, parce qu'il se met au-dessus de ceux qui
le fout rire; s'il rit quand on le chatouille, ce n'est
pas assurément parce qu'il est sujet au péché mortel
Je l'orgueil. J'avais onze ans quand je lus tout seul ,
pour la première fois, l'Amphitryon de Molière; je
ris au point de tomber à la renverse y était ce par
fierté? On n'est point fier quand on est seul. Était-ce
par fierté que le maître de l'âne d'or se mit tant à rire
quand il vit son âne manger son souper? Quiconque
rit éprouve une joie gaie dans ce moment-la, sans
avoir un autre sentiment.
Toute joie ne fait pas rire, les grands plaisirs sont
très-sérieux; les plaisirs de l'amour, de l'ambition 5
de l'avarice, n'ont jamais fait rire personne.
Le rire va quelquefois jusqu'aux convulsions : on
dit même que quelques personnes sont mortes de rire;
j'ai peine à le croire, et sûrement il en est davantage
qui sont mortes de chagrin.
Les vapeurs violentes qui excitent tantôt les lar-
mes, tantôt les symptômes du rire, tirent à la vérité
les muscles de la bouche; mais ce n'est point un ris
véritable , c'est une convulsion , c'est un tourment.
Les larmes peuvent alors être vraies, parce qu'on
souffre; mais le rire ne l'est pas; il faut lui donner un
autre nom, aussi l'appellc-t-on rire sardonien.
Le ris malin, le perjidum ridens^ est autre chose;
c'est la joie de l'humiliation d'autrui : on poursuit par
des éclats moqueurs, par le cachinnum (terme qui
nous manque), ce]ui qui nous a promis des mcr<
veilles et qui ne fait que des sottises : c'est huer plu-
tôt que rire. Notre orgueil alors se .moque de l'orgueil
68 ROCHE S TER
de celui qui s'en est fait accroire. On hue notre ami
Fréron dans l'Écossaise plus encore qu'on n'en rit :
j'aime toujours à parler de l'ami Fréron ; cela me
fait rire.
ROCHESTER ET WALLÉR.
Tout le monde connaît la réputation du comte de
Hochester. M. de Saint-Evremont en a beaucoup
parlé, mais il ne nous a fait connaître du fameux
Rochester que l'homme de plaisir, l'homme à bonnes
fortunes. Je voudrais faire connaître en lui l'homme
de génie et le grand poëte. Entre autres ouvrages qui
brillaient de cette imagination ardente qui n'appar-
tenait qu'à lui , il a fait quelques satires sur les mêmes
sujets que notre célèbre Despréaux avait choisis. Je
ne sais rien de plus utile pour se perfectionner le
goût, que la comparaison des grands génies qui se
sont exercés sur les mêmes matières. Voici comme
Despréaux parle contre la raison humaine dans sa
satire sur l'homme :
Cependant à le voir, plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères ,
Lui seul de la nature est la base et l'appui ,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux il est ici le maitre ;
Qui pourrait le nier? poursuis-tu. Moi, peut-être;
Ce maitre prétendu qui leur donne des lois ,
Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois?
Voici à peu près comme s'exprime le comte de
Rochester dans sa satire sur l'homme; mais il faut que
le lecteur se ressouvienne toujours que ce sont ici des
traductions libres de poètes anglais, et que la gène
ET WALLER. 6$
de notre versification et les bienséances délicates de
notre langue ne peuvent donner l'équivalent de la
licence impétueuse du style anglais.
Cet esprit que je hais , cet esprit plein d'erreur,
Ce n'est pas ma raison, c'est la tienne, docteur;
C'est la raison frivole, inquiète, orgueilleuse,
Des sages animaux rivale dédaigneuse,
Qui croit entre eux et l'ange occuper le milieu $.
Et pense être ici-bas l'image de son Dieu.
Vil atome imparfait, qui croit, coule, dispute,
Rampe, s'élève, tombr , et nie encor sa chute ?
Qui nous dit je suis libre en nous montrant ses fers,
Et dont l'œil trouble et faux croit percer l'univers.
Allez, révérends fous, bienheureux fanatiques,
Compilez bien l'amas de vos riens scolastiques ,
Pères de visions et d énigmes sacrés ,
Auteurs du labyrinthe où vous vous égarez,
Alîez obscurément éclaircir vos mystères.
Et courez dans Fécole adorer vos chimères..
Il est d'autres erreurs, il est de ces dévots
Condamnés par eux-mêmes à l'ennui du repos.
Ce mystique encloitré. fier de son indolence,
Tranquille au sein de Dieu , qu'y peut-il faire ? Il pense.
Non, tu ne penses point, lu végètes , tu dors;
Inutile à la terre , et mis au rang des morts ,
Ton esprit énervé cronpit dans ia mollesse.
Réveil!e-toi, sois homme ; et sors de ton ivresse.
L'homme est né pour agir, et tu prétends penser !
Que ces idées soient vraies ou fausses, il est tou-
jours certain qu'elles sont exprimées avec une énergie
qui fait le poète. Je me garderai bien d'examiner la
chose en philosophe , et de quitter ici le pinceau pour
le compas; mon unique but est de faire connaître le
génie des pocte s anglais..
^O KOCÎÎ ESTER
On a beaucoup entendu parler du célèbre Waller
en France; la Fontaine, Saint-Evremont et Bayle, ont
fait son éloge : mais on ne connaît de lui que son nom.
Il eut à peu près à Londres la même réputation que
Voilure eut à Paris, et je crois qu'il la méritait mieux,
Voiture vint dans un temps où Ton sortait de la bar-
barie , et où Ton était encore dans l'ignorance. On
voulait avoir de l'esprit ; et on n'en avait point encore.
On cherchait des tours au lieu de pensées; les faux-
brillans se trouvent phvs aisément que les pierres
précieuses. Voi£itÇ£? né avec un génie frivole et facile,
fut le premier qui brilla dans cette aurore de la
littérature française. Sil était venu après les grands
hommes qui ont illustré le siècle de Louis XIV, il
animait été obligé d'avoir plus que de l'esprit. C'en
é:ait assez pour l'hôtel de Rambouillet, et non pour
la postérité. Despréaux le loue, mais c'est dans ses
premières satires j c'est dans le temps que le goût de
Despr/aux n'étak pas encore formé : il était jeune, et
da.;:s l'âge où Ton juge des hommes par la réputation,
et non point par eux-mêmes. D'ailleurs, Despréaux
était souvent bien injuste daus ses louanges et dans
ses censures. 11 louait Ségrais que personne ne lit; il
insultait Ouinault que tout le monde sait par cœur;
et il ne dit rien de la Fontaine.
Waller, meilleur que Voiture, n'était pas encore
parfait. Ses ouvrages galans respirent la grâce; mais
la négligenee les fait languir, et souvent les pensées
fausses les défigurent. Les Anglais n'étaient pas encore
parvenus de son temps a écrire avec correction. Ses
ouvrages sérieux sont pleins d'une vigueur qu'on
ET WALLER. Jl
«'attendrait pas de la mollesse de ses autres pièces.
Il a fait un éloge funèbre de Cromwell qui, avec ses
défauts, passe pour un chef-d'œuvre. Pour entendre
cet ouvrage, il faut savoir que Cromwell mourut le
jour d'une tempête extraordinaire. La pièce com-
mence ainsi :
Il n'est plus, c'en est fait, soumettons nous au sort.
Le ciel a signalé ce jour par des tempêtes ,
Et la voix du tonnerre éclatant sur nos tètes ,
Vient d'annoncer sa mort.
Par ses derniers soupirs il ébranle cette ile ,
Cette île que son liras fit trembler tant de fois..
Quand dans le cours de ses exploits
Il brisait la tête des rois ,
Et soumettait un peuple , à son joug seul docile.
Mer , tu t'en es troublée ; ô mer ! tes flots émus
Semblent dire en grondant aux plus lointains rivages .
Que l'effroi de la terre et ton maître n'est plus.
Tel au ciel autrefois s'envola Romulus ;
Tel il quitta la terre au milieu des orages ;
Tel d'un peuple guerrier il reçut les hommages ;
Obéi dans sa vie , à sa mort adoré ,
Son palais fut un temple , etc.
C'est à propos de cet éloge de Cromwell que
Wallcr fît au roi Charles II cette réponse qu'on trouve
dans le dictionnaire de Bayic. Le roi à qui Waller
venait, selon l'usage des rois et des poètes, de pré-
senter une pièce farcie de louanges, lui reprocha qu'il
avait fait mieux pour Cromwell. Waller répondit :
«Sire, nous autres poètes, nous réussissons mieux
dans les fictions que dans les vérités. » Cette réponse
n'était pas si sincère que celle de l'ambassadeur
hollandais qui, lorsque le même roi se plaignait que
l'on avait moins d'égards pour lui que pour Cromwell,
répondit : « Ah! sire, ce Cromwell était tout autre
chose, » Il y a des courtisans même en Angleterre, et
Waller Tétait; mais je ne considère les gens après
leur mort que par leurs ouvrages; tout le reste est
anéanti pour moi. Je remarque seulement que Waller,
né à la cour avec soixante mille livres de rente , n'eut
jamais ni le sot orgueil, ni la nonchalance d'aban-
donner son talent. Les comtes de Dorset et de Ros-
comon , les deux ducs de Buckingham , milord
Hallifax, et tant d'autres, n'ont pas cru déroger en
devenant de très-grandspoëteset d'illustres écrivains.
Leurs ouvrages leur font plus d'honneur que leurs
noms. Ils ont cultivé les lettres comme s'ils en eussent
attendu leur fortune. Ils ont de plus rendu les arts
respectables aux veux du peuple, qui en tout a besoin
d'être mené par les grands, et qui pourtant se règle
moins sur eux en Angleterre qu'en aucun lieu du
monde,
ROÎ.
Roi7 basileus , tyrannos ; rex , dux , imperator ,
melchj baal7 bel, pharao, cli, shadai, adoni, shak .
saphir padisha, bogdan, chazan , kan, kralî , king ,
kong , kœnigtJ etc. ? etc., toutes expressions qui sem-
blent signifier la même chose, et qui expriment des
idées toutes différentes.
Dans la Grèce, ni basileus ., ni tyrannos ne donna
jamais l'idée du pouvoir absolu. Saisit ce pouvoir
qui put; mais ce n'est que malgré soi qu'on le laissa
prendre.
roi. yo
II est clair que chez les Romains les rois ne fuient
point despotiques. Le dernier Tarquin mérita "d'être
chassé e> le fut. Nous n'avons aucune preuve que les
petits chefs de l'Italie aient jamais pu faire à leur gré
présent d'un lacet au premier homme de l'état, comme
fait aujourd'hui un Turc imbécile dans son sérail , el
c >mme de vils esclaves barbares beaucoup plus im-
béciles le souffrent sans murmurer.
.Nous ne voyons pas un roi au-delà des Alpes Ct
vers le nord, dans les temps où nous commençons à
connaître cette vaste partie du monde. Les Cimbres
qui marchèrent vers l'Italie, et qui furent exterminés
par Mari us , étaient des loups affamés qui sortaient
de leurs forets avec leurs louves et leurs louveteaux.
Mais de tête couronnée chez ces animaux; d'ordre»
intimés de la part d'un secrétaire d'éîat, d'un grand-
boutillier, d'un iogothète; d "impôts, de taxes aibi*
Ira ires , de commis aux portes , d'édits bursaux ,
on n'en avait pas plus de notion que de vêpres et de
l'opéra.
Il faut que l'or et l'argent monnayé et même non-
irsonnayé ^oit une recette infaillible pour mettre celui
qui n'en a pas dans la dépendance absolue de celui
qui a trouvé le secret d'en amasser. C'est avec cela
seul qu'il eut des postillons et des grand s-omei ers de
La couronne, des gardes, des cuisiniers, des filles,
des femmes, des geôliers, des aumôniers, des pages
et des soldais.
Il eût été fort difficile de se faire obéir ponctuel-
lement si on n'avait eu à donner que des moutons el
des pourpoints. Aussi il est irès-vraiscmblable qu'a^
iftet. vh. 8. 7
7i Roi.
près toutes les révolutions qu'éprouva notre globe, ce
fut l'art oie fondre les métaux qui fit les rois, comme
ce sont aujourd'hui les canons qui les maintiennent.
César avait Lien raison de dire qu'avec de l'or on
a des hommes; et qu'avec des hommes on a de l'or.
Voilà tout le secret.
Ce secret avait été connu dès long-temps en Asie
et en Egypte. Les princes et les prêtres partagèrent
autant qu'ils le purent.
Le prince disait au prêtre : Tiens, voilà de For;
maïs il faut que tu affermisses mon pouvoir, et que tu
prophétises en ma faveur; je serai oint, tu seras oint.
Rends des oracles, fais des miracles, tu seras bien
payé, pourvu que je sois toujours le maître. Le prêtre
se fesait donner terres et monnaie, et il prophétisait
pour lui-même, rendait des oracles pour lui-même,
chassait le souverain très-souvent et se mettait à sa
place. Ainsi les choen ou chotim d Egypte, les mages
de Perse, les Chaldéens devers Babylone, les chazin
de Syrie (si je me trompe de nom il n'importe guère),
tous ces gens-là voulaient dominer. 11 y eut des
guerres fréquentes entre le trône et l'autel en tout
pays, jusque chez la misérable nation juive.
Nous le savons bien depuis douze cents ans, nous
autres habitans de la zone tempérée d Europe. Nos
esprits ne tiennent pas trop de cette température;
nous savons ce qu'il nous en a coûté. Et 1 or et l'ar-
gent sont tellement le mobile de tout, que plusieurs
de nos rois d'Europe envoient encore aujourd'hui de
l'or et de l'argent a Rome? où des prêtres le partagent
dès qu'il est arrivé.
ROME. (COUR DE ROME.) j5
Lorsque dans cet éternel conflit de juridiction,
les chefs des nations ont été puissans, chacun d'eux
a manifesté sa prééminence à sa mode. C'était un
crime, dit-on, de cracher en présence du roi des
Mèdes. Il faut frapper la terre de son front neuf fois
devant le roi de la Chine. Un roi d'Angleterre imagina
de ne jamais boire un verre de bière si on ne le lui
présentait à genoux. Un autre se fait baiser son pied
droit. Les cérémonies aillèrent; mais tous en tout
temps ont voulu avoir l'argent des peuples. Il y a des
pays où Ton fait au krall, au chazan, une pension
comme en Pologne, en Suède, dans la Grande-Bre-
tagne. Ailleurs un morceau de papier suifit pour que
le bogdan ait tout l'argent qu'il désire*
Et puis, écrivez sur le droit des gens, sur la théorie
de l'impôt, sur le tarif, sur le federum mansionati-
mm, viaticum; faites de beaux calculs sur la taille
proportionnelle ; prouvez par de profonds raison-
nemens cette maxime si neuve que le berger doit
tondre ses moutons et non pas les écorcher.
Quelles sont les limites de la prérogative des rois
et de la liberté des peuples ? Je vous conseille d'aller
examiner cette question dans l'hôtel de ville d'Ams-
terdam à tête reposée.
ROME. (COUR DE ROME.)
L'évêque de Rome, avant Constantin, n'était aux
yeux des magistrats romains, ignorans de notre sainte
religion, que le chef d'une faction secrète, souvent
toléré par le gouvernement, et quelquefois puni du
dernier supplice. Les noms des premiers disciples
y G ROME. (COUR DE ROME. )
nés juifs, et de leurs successeurs, qui gouvernèrent
le petit troupeau caché dans la grande ville de Rome,
furent absolument ignorés de tous les écrivains la-
tins. On sait assez que tout changea, et comment tout
changea sous Constantin.
L'évoque de Rome,, protégé et enrichi, fut toujours
sujet des empereurs, ainsi que l'évoque de Constan-
tinopîe, de Nicomédie, et tous les autres évoques,
sans prétendre à la moindre ombre d'autorité souve-
raine. La fatalité, qui dirige toutes les affaires de ce
monde, établit enfin la puissance de la cour ecclé-
siastique romaine, par les mains des barbares qui
détruisirent rempire.
L'ancienne religion , sous laquelle les Romains
avaient été victorieux pendant tant de siècles, sub-
sistait encore dans les cœurs malgré la persécution,
quand Alaric vint assiéger Rome l'an 4° 3 de notre
ère vulgaire; et le pape Innocent I n'empAcha pas
qu'on ne sacrifiât aux dieux dans le Capitolc et dans
les autres temples, pour obtenir contre les Goths le
secours du ciel. Mais ce pape Innocent fut du nombre
des députés vers Alaric, si on en croit Zozime et
Orose. Cela prouve que le pape était déjà un person-
nage considérable.
Lorsqu' Attila vint ravager l'Italie en 4^2, Par Ie
même droit que les Romains avaient exercé sur tant
de peuples, par le droit de Clovis, et des Goths, et
des Vandales, et des Hérules, l'empereur envoya le
pape Léon I, assisté de deux personnages consu-
laires, pour négocier avec Attila. Je ne doute pas que
saint Léon ne fut accompagné d'un ange armé d'une
ROME. (COUR DE ROME.) jy
ëpée flamboyante qui fît trembler le roi des Huns,
quoiqu'il ne crût pas aux anges, et qu'une épée ne lui
fit pas peur. Ce miracle est très-bien peint dans le
Vatican; et vous sentez bien qu'on ne l'eût jamais
peint s'il n'avait été vrai. Tout ce qui me fâche, c'est
que cet ange laissa prendre et saccager Aquilée et
toute l'illyric, et qu'il n'empêcha pas ensuite Gen-
scric de piller Rome pendant quatorze jours ; ce
n'était pas apparemment l'ange exterminateur.
Sous les exarques, le crédit des papes augmenta;
mais ils n'eurent encore nulle ombre de puissance
civile. L'évoque romain élu par le peuple demandait,
selon le protocole du Diarium romanum , la protec-
tion de l'éveque de Ravennc auprès de l'exarque, qui
accordait ou refusait la confirmation à l'élu.
L'exarchat ayant été détruit par les Lombards, les
tois lombards voulurent se rendre maîtres aussi de la
ville de Rome ; rien n'est plus naturel.
Pépin, l'usurpateur de la France, ne souffrit pas
que les Lombards usurpassent cette capitale et fus-
sent trop puissans; rien n'est plus naturel encore*
On prétend que Pépin et son fils Charlemagne
donnèrent aux évêques romains plusieurs terres do
l'exarchat, que l'on nomma les justices de saint Pierre.
Telle est la première origine de leur puissance tem-
porelle. Il parait que, dès ce temps-là, ces évêques
songeaient à se procurer quelque chose de plus con-
sidérable que ces justices.
Nous avons une lettre du pape Adrien I à Char*
lemagne, dans laquelle il dit : « La libéralité pieuse
de Constantin le Grand, empereur de sainte mé-
7-
yS ROME. (COUR DE ROME.)
moire , éleva et exalta , du temps du bienheureux
pontife romain Silvestre, la sainte église romaine, et
lui conféra sa puissance dans cette partie de l'Italie.!».
On voit que dès lors on commençait à vouloir
faire croire la donation de Constantin, qui fut depuis
regardée pendant cinq cents ans, non pas absolument
comme un article de foi, mais comme une vérité in-
contestable. Ce fut à la fois un crime de lèse-majeste*
et un péché mortel, de former des doutes sur cette
donation (*).
Depuis la mort de Charlemagne, l'évêque aug-
menta son autorité dans Rome de jour en jour, mais
il s'écoula des siècles avant qu'il y fût regardé comme
souverain. Rome eut très -long- temps un gouver-
nement patricien municipal.
Ce Jean XII que l'empereur allemand Othon I fît
déposer dans une espèce de concile, en 963, comme
simoniaque, incestueux, sodomite, athée, et ayant
fait pacte avec le diable; ce Jean XII, dis-je, était le
premier homme de l'Italie en qualité de patrice et de
consul, avant d'être évêque de Rome; et malgré tous
ces tiîros, malgré le crédit de la fameuse Marosie sa
mère, il n'y avait qu'une autorité très-contestée.
Ce Grégoire YII qui, de moine étant devenu pape,
Toulut déposer les rois et donner les empires, loin
d'être le maître à Rome, mourut le protégé ou plutôt
le prisonnier de ces princes normands conquérans
des deux Siciles, dont il se croyait le seigneur su-
zerain.
■V. , 1 ,,,,.. . . 1 ■ ■
{*) Vojez l'article Donation.
ROME. (COUR DE ROME.) 79
Dans le grand schisme d'occident, les papes qui
se disputèrent l'empire du monde vécurent souvent
d'aumônes.
Un fait assez extraordinaire, c'est que les papes ne
furent riches que depuis le temps où ils n'osèrent se
montrer à Rome.
Bertrand de Goth, Clément V le Bordelais, qui
passa sa vie en France, vendait publiquement les bé-
néfices, et laissa des trésors immenses, selon Yillani.
Jean XXII, son successeur, fut élu à Lyon. On
prétend qu'il était le fils d'un savetier de Cahors. Il
inventa plus de manières d'extorquer l'argent de
1 église, que jamais les traîtans n'ont inventé d'impôts.
Le même Villani assure qu'il laissa à sa mort vingt-
cinq millions de florins d'or. Le patrimoine de saint
Pierre ne lui aurait pas assurément fourni cette somme.
En un mot, jusqu'à innocent VIII qui se rendit
maître du château Saint-Ange, les papes ne jouirent
jamais dans Rome d'une souveraineté véritable.
Leur autorité spirituelle fut sans doute le fonde-
ment de la temporelle : mais s'ils s'étaient bornés à
imiter la conduite de saint Pierre , dont on se per-
suada qu'ils remplissaient la place, ils n'auraient ja-
mais acquis que le royaume des cieux. Ils surent tou-
jours empêcher les empereurs de s'établir à Rome,
malgré ce beau nom de roi des Romains. La faction
guelfe l'emporta toujours en Italie sur la faction gi-
beline» On aimait mieux obéir à un prêtre italien qu'à
un roi allemand.
Dans les guerres civiles que la querelle de l'em-
pire et du sacerdoce suscita pendant plus de cinq
80 ROME. (COUR DE ROME.J
cents années, plusieurs seigneurs obtinrent des sou-
verainetés tantôt en qualité de vicaires de l'empire,
tantôt comme vicaires du saint-siége. Tels furent les
princes d'Est à Fcrrare, les Bentivoglio à Bologne,
les Malatesta à Rimini, les Manfredi à Faenza, les
Baglione à Pérouse , les Ursins dans Anguillara et
dans Scrveti , les Colonnes dans Ostie , les Puario à
Forli, les Montefeltro dans Urbin, les Varano dans
Camerj.no, les Gravina dans Sinigaglia.
Tous ces seigneurs avaient autant de droits aux
terres qu'ils possédaient, que les papes en avaient
au patrimoine de saint Pierre. Les uns et les autres
étaient fondés sur des donations.
On sait comme le pape Alexandre VI se servit de
son bâtard, César de Borgia, pour envahir toutes ces
principautés.
Le roi Louis XIÏ obtint de ce pape la cassation de
son mariage, après dix-huit années de jouissance, à
condition qu'il aiderait l'usurpateur.
Les assassinats commis par Cloyis pour s'emparer
des éials des petits rois ses voisins, n'approchent
pas des horreurs exécutées par Alexandre VT et par
son fils.
L'histoire de Néron est bien moins abominable.
Le prétexte de la religion n'augmentait pas l'atrocité
de ses crimes. Observez que dans le même temps les
rois d'Espagne et de Portugal demandaient à ce pape,
l'un l'Amérique et l'autre l'Asie , et que ce monstre
les donna au nom du Dieu qu'il représentait. Obser-
vez que cent mille pèlerins couraient à son jubilé ? et
adoraient sa personne.
HOME. (COUR DE ROME.) 8l.
Jules II acheva ce qu'Alexandre VI avait com-
mencée. Louis XIÏrné pour être la dupe de tous ses
voisins, aida Jules à prendre Bologne et Pérouse. Ce
malheureux roi , pour prix de ses services , fut chassé
d'Italie et excommunié par ce même pape que l'ar-
chevêque d'Auch, son ambassadeur à Rome, appelai*
votre méchanceté, au lieu de votre sainteté.
Pour comble de mortification, Anne de Bretagne,
sa femme, aussi dévote qu'impérieuse, lui disait qu'il
serait damné pour avoir fait la guerre au pape.
Si Léon X et Clément VII perdirent tant d'états
qui se détachèrent de la communion papale , ils no
restèrent pas moins absolus sur les provinces fid&ïes
à la foi catholique.
La cour romaine excommunia Henri III , et dé-
clara Henri IV indigne de régner.
Elle tire encore beaucoup d'argent de tous les
états catholiques d'Allemagne, de la Hongrie, delà
Pologne, de l'Espagne et de la France. Ses ambassa-
deurs ont la préséance sur tous les autres; elle n'est
plus assez puissante pour faire la guerre ; et sa fai-
blesse fait son bonheur. L'état ecclésiastique est le
seul qui ait toujours joui des douceurs de la paix de^
puis le saccagement de Rome par les troupes de
Charles-Quint. Il paraît que les papes avaient été
souvent traités comme ces dieux des Japonais, à qui
tantôt on présente des offrandes d'or, et que tantôt
on jette dans la rivière.
RUSSIE. Voyez PIERRE LE GRAND.
8a SALOMON.
s.
SALOMON.
Plusieurs rois ont été de grands clercs et ont fait
de bons livres. Le roi de Prusse , Frédéric le Grand ,
est le dernier exemple que nous en avons. Il sera peu
imité; nous ne devons pas présumer qu'on trouve
beaucoup de monarques allemands qui fassent des
vers français, et qui écrivent l'histoire de leur pays.
Jacques I en Angleterre , et même Henri YI1I ont
écrit. Il faut en Espagne remonter jusqu'au roi Al-
fonseX; encore est-il douteux qu'il ait mis la main
aux Tables alfonsines.
La France ne peut se vanter d avoir eu un roi
auteur (i). L'empire d'Allemagne n'a aucun livre de
la main de ses empereurs; mais l'empire romain se
glorifie de César, de Marc-Aurèle et de Julien. On
compte en Asie plusieurs écrivains parmi les rois. Le
présent empereur de la Chine, Kien-long, passe sur-
tout pour un grand poète; maisSalomon ou Soleyman
l'Hébreu a encore plus de réputation que Kien-long
le Chinois.
(i) On a prétendu que Charles IX était l'auteur d'un livre
sur la chasse. Il est très -vraisemblable que, si ce prince eût
moins cultivé l'art de tuer les bêtes, et n'eût point pris dans les
forêts l'habitude de voir couler le sang, on eût eu plus de peine
à lui arracher l'ordre de la Saint-Bartliélemi. La chasse est un
des moyens les plus sûrs pour émousser dans les hommes le
sentiment de la pilié pour leurs' semblables; effet d'autant plus
funeste, que ceux qui l'éprouvent, placés dans un rang plus
élevé , ont plus besoin de ce frein.
SÀLOMON, 83
Le nom de Salomon a toujours été révéré dans
l'orient. Les ouvrages qu'on croit de lui, les annales
des Juifs, les fables des Arabes, ont porté sa renom-
mée jusqu'aux Indes. Son règne est la grande époque
des Hébreux.
Il était le troisième roi de la Palestine. Le premier
livre des Rois dit que sa mère Betzabée obtint de
David qu'il fit couronner Salomon son fils au lieu de
son aîné Àdonias. Il n'est pas surprenant qu'une
femme, complice de la mort de son premier mari, ait
eu assez d'artifice pour faire donner l'héritage au fruit
de son adultère, et pour faire déshériter le fils légi-
time, qui de plus était l'aîné.
C'est une chose très-remarquable que le prophète
Nathan qui était venu reprocher à David son adultère,
le meurtre d'Urie, le mariage qui suivit ce meurtre,
fui le même qui depuis seconda Betzabée pour mettre
sur le trône Salomon, né de ce mariage sanguinaire
et infâme. Cette conduite, à ne raisonner que selon
îa chair, prouverait que ce prophète Nathan avait,
selon les temps , deux poids et deux mesures. Le livre
même ne dit pas que Nathan reçut une mission par-
ticulière de Dieu, pour faire déshériter Adonias. S'il
en- eut une, il faut la respecter; mais nous ne pouvons
admettre que ce que nous trouvons écrit.
C'est une grande question en théologie si Salomon
est plus renommé par son argent comptant, ou par
ses femmes , ou par ses livres. Je suis fâché qu'il ait
commencé son règne à la turque , en égorgeant son
frère.
Adouias, exclus du trône par Salomon, lui de-
84 SALOMON.
manda pour toute grâce qu'il lui permît d'épouser
Abisag, cette jeune fille qu'on avait donnée à David
pour le réchauffer dans sa vieillesse. L'Écriture ne dit
point si Salomon disputait à Adonias la concubine de
son père, ma's elle dit que Salomon, sur la seule de-
mande d'Adonias, le fit assassiner. Apparemment que
Dieu, qui lui donna l'esprit de sagesse, lui refusa
alors celui de justice et d'humanité, comme il lui
refusa depuis le don de la continence.
Il est dit dans le môme livre des Piois, qu'il était
maître d'un grand royaume qui s'étendait de l'Eu-
phrate à la mer Rouge et à la Méditerranée ; mais
malheureusement il est dit en même temps que le
roi d'Egypte avait conquis le pays de Gazer dans le
Chanaan , et qu'il donna pour dot la ville de Gazer à
sa fille qu'on prétend que Salomon épousa; il est dit
qu'il y avait un roi à Damas; les royaumes de Sidon
et de Tyr florissaient : entouré d'états puissans , il
manifesta sans doute sa sagesse, en demeurant en
paix avec eux tous. L'abonda-ice extrême qui enri-
chit son pays ne pouvait être que le fruit de cette sa-
gesse profonde , puisque du temps de Saiil il r^y avait
pas un ouvrier en fer dans son pays. Nous 1 avons
déjà remarqué : ceux qui veulent raisonner trouvent
difficile que David, successeur de Saiil ? vaincu par
les Philistins , ait pu pendant son administration
fonder un vaste empire.
Les richesses qu'il laissa à Salomon sont encore
plus merveilleuses; il lui donna comptant cent trois
mille taîens d'or, et un million treize mille talcns
d'argent. Le laleui d'or hébraïque vaut ; selon Ar-
SALOMON. S'o
butnot, six mille livres sterling 1 le talent d'argent
environ cinq cents livres sterling. La somme totale
du legs en argent comptant, sans les pierreries et les
autres effets , et sans le revenu ordinaire proportionné
sans doute à ce trésor, montait suivant ce calcul à un
milliard cent dix-neuf millions cinq cent mille livres
sterling, ou à cinq milliards cinq cent quatre-vingt-
dix-sept millions d'écus d'Allemagne, ou à vingt-cinq
milliard six cent quarante-huit millions de France. Il
n'y avait pas alors autant d'espèces circulantes dans
le monde entier. Quelques erudits évaluent ce trésor
un peu plus bas, mais la somme est toujours Lien
forte pour la Palestine.
On ne voit pas après cela pourquoi Salomon se
tourmentait tant à envoyer ses flottes au pays d'Oplp'r
pour rapporter de l'or. On devine encore moins
comment ce puissant monarque n'avait pas dans ses
vastes états un seul homme qui sût façonner du bois
dans la forêt du Liban. Il fut obligé de prier Hiram
roi de Tyr de lui prêter des fendeurs de bois et des
ouvriers pour le mettre en œuvre. II faut avouer que
ces contradictions exercent le génie des commenta-
teurs.
On servait par jour, pour le dîner et le souper de
sa maison, cinquante bœufs et cent moutons, et de
la volaille et du gibier à proportion ; ce qui peut aller
par jour à soixante mille livres pesant de viande. Cela
kit une bonne maison.
On ajoute qu'il avait quarante mille écuries et
autant de remises pour ses chariots de guerre, mais
seulement douze mille écuries pour sa cavalerie,
cict. ph. 8. 8
86 SALOMON,
Voilà bien des chariots pour un pays de montagnes;
et c'était un grand appareil pour un roi dont le
prédécesseur n'avait eu qu'une mule à son couron-
nement, et pour un terrain qui ne nourrit que do
ânes.
On n'a pas voulu qu'un prince qui avait tant de
chariots se bornât à un petit nombre de femmes ;
on lui en donna sept cents qui portaient le nom de
reines; et, ce qui est étrange, c'est qu'il n'avait
que trois cents concubines, contre la coutume des
ois, qui ont d'ordinaire plus de maîtresses que do
femmes.
Il entretenait quatre cent douze mille chevaux,
sans doute pour aller se promener avec elles le long
du lac de Génézareth, ou vers celui de Sodome, ou
vers le torrent de Cédron qui serait un des endroits
les plus délicieux de la terre, si ce torrent n'était pas
à sec neuf mois de l'année, et si le terrain n'était pas
horriblement pierreux.
Quant au temple qu'il fit bâtir, et que les Juifs ont
cru le plus bel ouvrage de l'univers, si les Bramante,
les Michel-Ange, et les Palladio, avaient vu ce bâti-
ment, ils ne l'auraient pas admiré. C'était une espèce
de petite forteresse carrée qui renfermait une cour,
et dans cette cour un édifice de quarante coudées de
Ipng et un autre de vingt; et il est dit seulement que
ce second édifice , qui était proprement le temple,
l'oracle, le saint des saints, avait vingt coudées de
large comme de long, et vingt de haut. M. Souflot
n'aurait pas été fort content de ces proportions,
S À LO AI ON. 87
Les livres attribués à Salomon ont duré plus que
son temple.
Le nom seul de l'auteur a rendu ces livres respec-
tables. Ils devaient être bons, puisqu'ils étaient d'un
roi , et que ce roi passait pour le plus sage des
hommes.
Le premier ouvrage qu'on lui attribue est celui des
Proverbes. C'est un recueil de maximes qui paraissent
à nos esprits raffinés quelquefois triviales, basses,
incohérentes, sans goût, sans choix et sans dessein.
Ils ne peuvent se persuader qu'un roi éclairé ait com-
posé un recueil de sentences dans lesquelles on n'en
trouve pas une seule qui regarde la manière de gou-
verner , la politique, les mœurs des courtisans, les
usages d'une cour. Ils sont étonnés de voir des cha-
pitres entiers où il n'est parlé que de gueuses qui vont
inviter les passans dans les rues à coucher avec elles.
Us se révoltent contre les sentences dans ce goût :
« Il y a trois choses infatigables, et une quatrième
qui ne dit jamais , c'est assez : le sépulcre , la matrice,
la terre qui n'est jamais rassasiée d'eau; et le feu , qui
est la quatrième , ne dit jamais, c'est assez. »
« Il y a trois choses difficiles, et j'ignore entière-
ment la quatrième : la voie d'un aigle dans l'air, la
voie d'un serpent sur la pierre, la voie dun vaisseau
sur la mer, et la voie d'un homme dans une femme. »
<( Il y a quatre choses qui sont les plus petites de
la terre, et qui sont plus sages que les sages : les
fourmis, petit peuple qui se prépare une nourriture
pendant la moisson ; le lièvre , peuple faible qui
couche sur des pierres; la sauterelle, qui, n'ayant pas
88 SALOMOtf.
de rois, voyage par troifpes; le lézard, qui travaille
de ses mains, et qui demeure dans le palais des rois. »
Est-ce à un grand roi, disent-ils, au plus sage des
mortels qu'on ose imputer de telles niaiseries ? Cette
critique est forte, il faut parler avec plus de respect.
Les Proverbes ont été attribués à Isaîe , à Eliza , à
Sobna, à Éliacin, à Joacké, et à plusieurs autres;
mais qui que ce soit qui ait compilé ce recueil de sen-
tences orientales, il n'y a pas d'apparence que ce soit
un roi qui s'en soil donné la peine. Aurait -il dit que
« la terreur du roi est comme le rugissement du
lion ? » C'est ainsi que parle un sujet ou un esclave
que la colère de son maître fait trembler. Salomon
aurait-il tant parlé de la femme impudique ? aurait-il
dit : u Ne regardez point le vin quand il paraît clair,
et que sa couleur brille dans le verre?»
Je doute fort qu'on ait eu des verres à boire du
temps de Salomon : c'est une invention fort récente;
toute l antiquité buvait dans des tasses de bois ou de
métal, et ce seul | assage i idique peut-être que cette
collection juive fut composée dans Alexandrie, ainsi
-que tant d autres livres juifs (./).
L'Ecclésiaste, que Ton met sur ,1e compte, de Sa-
lomon , est d'un ordre et d'un goût tout diiférens. Ce-
lui qui parle dans cet ouvrage semble être détrompé
(a) Un pédant a cru trouver une erreur dans ce passage : i' a
prétendu quoïn a mal traduit par le mot de verre, le gobelet,
qui était, dit-il, de bois ou de métal : mais comment le vin au*
ràit -il brillé dans un gobelet de métal ou de bois ? et puis,
qu'importe !
SALOMON. &)
des illusions de la grandeur, lassé de plaisirs, et dé-
goûté de la science. On l'a pris pour un épicurien qui
répète à chaque page que le juste et l'impie sont su*
jets aux mêmes accidens , que l'homme n'a rien de
plus que la bête, qu il vaut mieux n'être pas né que
d'exister, qu'il n'y a point d'autre vie, et qu'il n'y a
rien de bon et de raisonnable que de jouir en paix du
fruit de ses travaux avec la femme qu'on aime.
Il se pourrait faire que Saiomon eût tenu de tels
discours à quelques-unes de ses femmes : on prétend
que ce sont des objections qu'il se fait ; mais ces
maximes, qui ont l'air un peu libertin, ne ressemblent
point du tout à des objections; et c'est se moquer du
monde d'entendre dans un auteur le contraire de ce
qu'il dit.
On a cru voir un matérialiste à îa fois sensuel et
dégoûté , qui paraissait avoir mis au dernier verset un
mot édifiant sur Dieu , pour diminuer le scandale
qu'un tel livre devait causer.
Au reste, plusieurs pères ont prétendu que Saio-
mon avait fait pénitence; ainsi on peut lui pardonner.
Les critiques ont de la peine à se persuader que ce
tivre soit de Saiomon, et Grotius prétend qu'il fut
écrit sousZorobabeh II n'est pas naturel que Saiomon
ait dit : « Malheur à la terre qui a un roi enfant! n
Les Juifs n'avaient point eu encore de tels rois,
Il n'est pas naturel qu'il ait dit : J'observe le visage
du roi. Il est bien plus vraisemblable que l'auteur ait
voulu faire parler Saiomon, et que, par cette aliéna-
tion d'esprit qu'on découvre dans tant de rabbins t il
8.
QO SALOMON.
ait oublié souvent dans le corps du livre que c'était
un roi qu'il fesait parler.
Ce qui leur paraît surprenant, c'est que l'on ait
consacré cet ouvrage parmi les livres canoniques.
S'il fallait, disent-ils, établir aujourd'hui le canon de
la Bible, peut-être iry mettrait-on pas PEcelésiaste;
mais il fut inséré dans un temps où les livres étaient
très-rares, où ils étaient plus admirés que lus. Tout
ce qu'on peut faire aujourd'hui, c'est de pallier au-
tant qu'il est possible l'épieuréisme qui règne dans cet
ouvrage. On a fait pour PEcelésiaste comme pour tant
d'autres choses qui révoltent bien autrement. Elles
furent établies dans des temps d'ignorance; et on est
forcé, à la honte de la raison, de les soutenir dans
des temps éclairés, et d'en déguiser ou l'absurdité ou
l'horreur par des allégories. Ces critiques sont trop
hardis.
Le Cantique des cantiques est encore attribué à
Saloinon, parce que le nom de roi s'y trouve en deux
ou trois endroits, parce qu'on fait dire à l'amante
qu'elle est belle comme les peaux de Salcmon , parce
que Tamaiite dit qu'elle est noire, et qu'on a cru que
Salomon désignait par là sa femme égyptienne.
Ces trois raisons n'ont pas persuadé. i°. Quand
rainante, en parlant à son amant, dit : « Le roi m'a
menée dans ses celliers, » elle parle visiblement d'un
^aulre que de son amant, donc le roi n'est pas cet
amant : c'est le roi du festin, c'est le paranymphe,
c'est le maître de la maison qu'elle entend; et cette
Juive est si loin d'être la maîtresse d'un roi, que dans
lout le cours de l'ouvrage c'est une bergère, une fille
SALOMON. 91
des champs qui va chercher son amant à la campagne
et dans les rues de la ville, et qui est arrêtée aux
portes par les gardes qui lui volent sa robe.
2°. (( Je suis belle comme les peaux de Salomon »
est l'expression d'une villageoise qui dirait : Je suis
belle comme les tapisseries du roi : et c'est précisé-
ment parce que le nom de Salomon se trouve dans
cet ouvrage qu'il ne saurait être de lui. Quel mo-
narque ferait une comparaison si ridicule? «Voyez,
dit l'amante, au troisième chapitre, voyez le roi Sa-
lomon avec le diadème dont sa mère l'a couronné au
jour de son mariage. » Qui ne reconnaît à ces expres-
sions la comparaison ordinaire que font les filles du
peuple en parlant de leurs amans ? Elles disent : Il est
beau comme un prince , il a un air de roi , etc.
3°, Il est vrai que cette bergère qu'on fait parler
dans ce cantique amoureux, dit qu'elle est hàlée du
soleil , qu'elle est brune. Or, si c'était là la fille du roi
d'Egypte, elle n'était point si hâlée. Les filles de qua-
lité en Egypte sont blanches. Cléopâtre l'était; et, en
un mot, ce personnage ne peut être à la fois une filie
de village et une reine.
Il se peut qu'çin monarque qui avait mille femmes
ait dit à l'une d'elles : « Qu'elle me baise d'un baiser
de sa bouche , car vos tétons sont meilleurs que le
vin. » Un roi et un berger, quand il s'agit de baiser
sur la bouche, peuvent s'exprimer de la même ma-
nière. Il est vrai qu'il est assez étrange qu'on ait pré-
tendu que c'était la fille qui parlait en cet endroit , et
qui fesait l'éloge des tétons de son amant.
Oo avoue encore qu'un rot galant a pu faire dire à
C)2 SALOMO^.
sa maîtresse : ((Mon bien-aimé est comme un bouquet
de myrte, il demeurera entre mes tétons. »
Qu'il a pu lui dire : «Votre nombril est comme une
coupe dans laquelle il y a toujours quelque chose à
boire; votre ventre est comme un boisseau dMfro-
ment , vos tétons sont comme deux faons de Tne-
vreuil , et votre nez est comme la tour du Mont-
Liban. »
J'avoue que les Eglogucs de Virgile sont d'un
autre style ; mais chacun a le sien , et un Juif n'est pas
obligé d'écrire comme Virgile.
On n'a pas approuvé ce beau tour d'éloquence
orientale : a Notre sœur est encore petite, elle n'a
point de tétons; que ferons-nous de notre sœur? Si
c'est un mur, bâtissons dessus 5 si c'est une porte,
fermons-la. »
A la bonne heure que Salomon, le plus sage des
hommes, ait parlé ainsi dans ses goguettes; mais plu-
sieurs rabbins ont soutenu que non-seulement cette
petite eglogue voluptueuse n'était pas du roi Salo-
mon, mais qu'elle n'était pas authentique. Théodore
de Mopsuète était de ce sentiment ; et le célèbre Gro-
tius appelle le Cantique des cantiques un ouvrage li-
bertin, flacjilious : cependant il est consacré, et on
le regarde comme une allégorie perpétuelle du ma-
riage de Jésus-Christ avec son église. Il faut avouer
que l'allégorie est un peu forte, et qu'on ne voit pas
ce que l'église pourrait entendre , quand Fauteur dit
que sa petite sœur n'a point de tétons.
Après tout, ce cantique est un morceau précieux
de l'antiquité; c'est le seul livre d'amour qui nous
SÀLOMON. 93
soit resté des Hébreux. Il y est souvent parlé de
jouissance. C'est une égl'ogue juive. Le style est
comme celui de tous les ouvrages d'éloquence des
Hébreux , sans liaison , sans suite , plein de répéti-
tions, confus, ridiculement métaphorique; mais il y
a des endroits qui respirent la naïveté et l'amour.
Le livre de la Sagesse est dans un goût plus sé-
rieux; mais il n'est pas plus de Salomon que le Can-
tique des cantiques. On l'attribue communément à
Jésus fils de Sirac, d'autres à Philon de Biblos; mais,
quel que soit l'auteur, on a cru que de son temps ou
n'avait point encore le Pentateuque , car il dit, au
cliap. X, qu'Abraham voulut immoler Isaac du temps
du déluge; et, dans un autre endroit, il parle du pa-
triarche Joseph comme d'un roi d'Egypte. Du moins
c'est le sens le plus naturel.
Le pis est que l'auteur , dans le même chapitre ,
prétend qu'on voit de son temps la statue de sel en
laquelle la femme de Loth fut changée. Ce que les
critiques trouvent de pis encore , c'est que le livre
leur paraît un amas très-ennuyeux de lieux com-
muns ; mais ils doivent considérer que de tels ou-
vrages ne sont pas faits pour suivre les vaines règles
de l'éloquence. Ils sont écrits pour édifier et non
pour plaire. Il faut même lutter contre son dégoût
pour les lire.
11 y a grande apparence que Salomon était riche
et savant, pour son temps et pour son peuple. L'exa-
gération , compagne inséparable de la grossièreté ,
lui attribua des richesses qu'il n'avait pu posséder ;
94 SÀMMONOCODOM
et des livres qu'il n'avait pu faire. Le respect pour
l'antiquité a depuis consacré ces erreurs.
Mais que ces livres aient été écrits par un Juif,
que nous importe ? Notre religion chrétienne est
fondée sur la juive, mais non pas sur tous les livres
tjue les Juifs ont faits.
Pourquoi le Cantique des cantiques, par exemple,
serait-il plus sacré pour nous que les fables du Tal*
mud? C'est, dit-on , que nous l'avons compris dans
le canon des Hébreux. Et qu'est-ce que ce canon?
Cest un recueil d'ouvrages authentiques. Eh bien y
un ouvrage pour être authentique est-il divin ? une
histoire des roitelets de Juda et de Sichem , par
exemple, est-elle autre chose qu'une histoire? Voilà
un étrange* préjugé. Nous avons les Juifs en horreur
et nous voulons que tout ce qui a été écrit par eux et
recueilli par nous porte l'empreinte de la Divinité.
ïi n'y a jamais eu de contradiction si palpable.
SAMMONOCODOM.
Je me souviens que Sammonocodom , le dieu des
Siamois, naquit d'une jeune vierge, et fut élevé sut
une fleur. Ainsi la'grand'mère de Gengis fut engrossée
par un rayon du soleil. Ainsi l'empereur de la Chine
Kien-long, aujourd'hui glorieusement régnant, assure
positivement dans son beau poëme de Moukden, que
sa bisaïeule était une très-jolie vierge, qui devint
mère d'une race de héros pour avoir mangé des ce-
rises. x\insi Danaé fut mère de Persée; Rhéa Silvia de
Romulus. Ainsi Arlequin avait bien raison, de dire ,
en voyant tout ce qui se passait dans le monde :
S AMMONOCOD'OM. gj
Tutto il mondo è fatto corne la nostra famicjlia.
La religion de ce Siamois nous prouve que jamais
législateur n'enseigna une mauvaise morale. Voyez f
lecteur, que celle de Brama, de Zoroastre, deNuma,
de Thaut, de Pythagore, de Mahomet, et môme du
poisson Oannès, est absolument la même. J'ai dit
souvent qu'on jetterait des pierres à un homme qui
viendrait prêcher une moraie relâchée ; et voilà pour-
quoi les jésuites eux-mêmes ont eu des prédicateurs
si austères.
Les règles que Sammonccoclom donna aux tala-
groins, ses disciples, sont aussi sévères que celles de
«aint Basile et de saint Benoît.
«Fuyez les chants, les danses, les assemblées,
tout ce qui peut amollir l'Ame. »
« N'ayez ni or ni argent. »
«Ne parlez que de justice, et ne travaillez que
pour elle. »
« Dormez peu, mangez peu, n'ayez qu'un habit. *
« Ne raillez jamais. »
« Méditez en secret, et réfléchissez souvent sur la
fragilité des choses humaines. »
Par quelle fatalité, par quelle fureur est-il arrivé
que, dans tous les pays, l'excellence d'une morale si
sainte et si nécessaire a été toujours déshonorée par
des contes extravagans, par des prodiges plus ridi-
euîes que toutes les fables des métamorphoses? Pour-
quoi n'y a-t-il pas une seule religion dont les pré-
ceptes ne soient d'un sage, et dont les dogmes ne
soient d'un fou ? (On sent bien que j'excepte la nôtre
qui est en tout sens infiniment sage.)
9& SAMMONOCODOM,
N'est-ce point que les législateurs s'étant contentes
de donner des préceptes raisonnables et utiles , les
disciples des premiers disciples et les commentateurs
ont voulu enchérir? Ils ont dit : Nous ne serons pas
assez respectés, si notre fondateur n'a pas eu quel-
que chose de surnaturel et de divin. Il faut absolu-
ment que notre Numa ait eu des rendez-vous avec la
nymphe Égérie; qu'une des cuisses de Pythagore ait
été de pur or ; que la mère de Sammonocodom ait
été vierge en accouchant de lui; qu'il soit né sur une
rose et qu'il soit devenu dieu.
Les premiers Chaldéens ne nous ont transmis quo^
des préceptes moraux très-honnétes ; cela ne suffit
pas : il est bien plus beau que ces préceptes aient
été annoncés par un brochet qui sortait deux fois
par jour du fond de l'Euphrate pour venir faire un
sermon.
Ces malheureux disciples ? ces détestables com-
mentateurs n'ont pas vu qu'ils pervertissaient le genre
humain. Tous les gens raisonnables disent : Voilà
des préceptes très-bons \ j'en aurais bien dit autant ,
mais voilà des doctrines impertinentes , absurdes ,
révoltantes , capables de décrier les meilleurs pré-
ceptes. Qu'arrive-t-ii? ces gens raisonnables ont des
passions tout comme les talapoins; et plus ces pas-
sions sont fortes , plus ils s'enhardissent à dire tout
haut : Mes talapoins m'ont trompé sur la doctrine;
ils pourraient bien m'avoir trompé sur des maximes
qui contredisent mes passions. Alors ils secouent le
joug , parce qu'il a été imposé maladroitement ; ils
ne croient plus en Dieu, parce qu'ils voient bien que
S AMMONO C G DO M. ()J
Sammonocodom n'est pas dieu. J'en ai déjà averti
mon cher lecteur en quelques endroits, lorsque j'é-
tais à Siam ; et je l'ai conjuré de croire en Dieu malgré
les taiapoins.
Le révérend père Tachard, qui s'était tant amuse
sur le vaisseau avec le jeune Destouches, garde-ma-
rine , et depuis auteur de l'opéra d'Issé (i), savait
bien que ce que je dis est très-vrai .
D'un frère cadet du dieu Sammonocodom.
Voyez si j'ai eu tort de vous exhorter souvent a
définir les termes, à éviter les équivoques. Un mot
étranger, que vous traduisez très -mal par le mot
dieu , vous fait tomber mille fois dans des erreurs
très -grossières. L'essence suprême, l'intelligence su-
prême, l'âme de la nature, le grand Çtre, l'éternel
géomètre qui a tout arrangé avec ordre, poids et
mesure, voilà Dieu. Mais lorsqu'on donne le même
nom à Mercure, aux empereurs romains, à Priape, à
la divinité des tétons, à la divinité des fesses, au dieu
pet, au dieu de la chaise percée, on ne s'entend plus5
on ne sait plus où l'on en est. Un juge juif, une espèce
de bailli est appelé dieu dans nos saintes Écritures.
Un ange est appelé dieu. On donne le nom de dieux
aux idoles des petites nations voisines de la horde
juive.
Sammonocodom n'e^t pas dieu proprement dit; et
une preuve qu'il n'est pas dieu, c'est qu'il devint
(i) Il en a fait la musique ; les paroles sont de Lamotte*
Houdart,
Dict. ph. 8, 9
C)3 S A M M O N 0 C 0 D 0 M .
dieu, et qu'il avait un frère nommé Thevatat qui fut
pendu et qui fut damné.
Or, il n'est pas rare que dans une famille il y ait
un homme habile qui fasse fortune, et un autre mala-
visé qui soit repris de justice. Sammonocodom devint
saint, il fut canonisé à la manière siamoise; et son
frère qui fut un mauvais garnement, et qui fut mis en
croix, alla dans l'enfer, où il est encore.
Nos voyageurs ont rapporté que, quand nous vou-
lûmes prêcher un Dieu crucifié aux Siamois, ils se
moquèrent de nous. Ils nous dirent que la croix pou-
vait bien être le supplice du frère d'un Dieu , mais
non pas d'un Dieu lui-même. Cette raison paraissait
assez plausible, mais elle 'n'est pas convaincante en
bonne logique; car, puisque le vrai Dieu donna pou-
voir à Pilate de le crucifier, il put, à plus forte rai-
son, donner pouvoir de crucifier son frère. En efFet,
Jésus-Christ avait un frère, saint Jacques, qui fut
lapidé. Il n'en était pas moins dieu. Les mauvaises
actions imputées à Thevatat, frère du dieu Sammono-
codom , étaient encore un faible argument contre
l'abbé de Choisi et le père Tachard ; car il se pouvait
très-bien faire que Thevatat eût été pendu injuste-
ment, et qu'il eût mérité le ciel au lieu d'être damné :
tout cela est fort délicat.
Au reste , on demande comment le père Tachard
put en si peu de temps apprendre assez bien le siamois
pour disputer contre les talapoins.
On répond que Tachard entendait la langue sia-
moise comme François -Xavier entendait la langue
indienne.
SAMOTHRACE. 99
SAMOTHRACE.
Que la fameuse île de Samothrace soit à l'embou-
chure de l'Ebre , comme le disent tant de diction-
naires, qu'elle en soit à vingt milles, comme c'est la
vérité; ce n'est pas ce que je recherche.
Cette île fut long-temps la plus célèbre de tout
l'Archipel et môme de toutes les îles. Ses dieux Ca-
bires, ses hiérophantes, ses mystères lui donnèrent
autant de réputation que le trou de Saint-Patrice en
eut en Irlande il ny a pas long-temps (a).
Cette Samothrace, qu'on appelle aujourd'hui Sa-
mandrachi, est un rocher recouvert d'un peu de terre
stérile, habitée par de pauvres pécheurs. Ils seraient
bien étonnés si on leur disait que leur île eut autre-
fois tant de gloire; et ils diraient : qifest-ce que la
gloire ?
Je demande ce qu'étaient ces hiérophantes, ces
francs -maçons sacrés qui célébraient leurs mystères
antiques de Samothrace, et d'où ils venaient eux et
leurs dieux Cabires ?
Il n'est pas vraisemblable que ces pauvres gens
(a) Ce trou saint Patrice, ou saint Patrick, est une des portf-s
du purgatoire. Les cérémonies et les épreuves que les moines
fesaient observer aux pèlerins qui venaient visiter ce redoutable
trou, ressemblaient assez aux cérémonies et aux épreuves des
mystères d'Isis et di Samothrace. L'ami lecteur qui voudra un
peu approfondir la plupart de nos questions, s'apercevra fort
agréablement que les mêmes friponneries , les mêmes extrava-
gances ont fait le tour de la terre; le tout pour gagner honneur
et argent.
Voyez l'Extrait du Purgatoire de saint Patrice, par M. Sinner.
100 SAMOTHRACE.
fussent venus de Phéniçic, comme le dit Bochart avec
ces étymologies hébraïques , et comme le dit après
lui l'abbé Banier. Ce n'est pas ainsi que les dieux
s'établissent; ils sont comme les conquérans qui ne
subjuguent les peuples que de proche en proche. II y
a trop loin de la Phénicie à cette pauvre île pour que
les dieux de la riche Sidon et de la superbe Tyr
soient venus se confiner dans cet ermitage. Les hiéro-
phantes ne sont pas si sots.
Le fait est qu'il y avait des dieux Cabires, des
prêtres Cabires, des mystères Cabires dans cette île
chétive et stérile. Non-seulement Hérodote en parle,
mais le Phénicien Sanchoniathon ? si antérieur à Hé-
rodote, en parle dans ses fragmens heureusement con-
servés par Eusèbe. Et qui pis est, ce Sanchoniathon,
qui vivait certainement avant le temps où l'on place
Moïse, cite le grand Thaut, le premier Hermès, le
premier Mercure d'Egypte; et ce grand Thaut vivait
huit cents ans avant Sanchoniathon ; de l'aveu même
de ce Phénicien.
Les Cabires étaient donc en honneur deux mille
trois ou quatre cents ans avant notre ère vulgaire.
Maintenant si vous voulez savoir d'où venaient
ces dieux Cabires établis en Samothrace, n'est-il pas
vraisemblable qu'ils venaient de Thrace, le pays le
plus voisin , et qu'on leur avait donné cette petite île
pour y jouer leurs farces, et pour gagner quelque
argent ? Il se pourrait bien faire qu'Orphée eût été un
fameux ménétrier des dieux Cabires.
Mais qui étaient ces dieux? ils étaient ce qu'ont été
tous les dieux de l'antiquité, des fantômes inventés
SAMOTHRACE. ÎOI
par des fripons grossiers; sculptés par des ouvriers
plus grossiers encore , et adorés par des brutes appe-
lés hommes.
Ils étaient trois Cabires; car nous avons déjà ob-
servé que dans l'antiquité tout se fesait par trois.
Il y faut qu'Orphée soit venu très-long-temps après
l'invention de ces trois dieux; car il n'en admit qu'un
seul dans ses mystères. Je prendrais volontiers Orphée
pour un socinien rigide.
Je tiens les anciens dieux Cabires pour les pre-
miers dieux des Thraces, quelques noms grecs qu'on
leur ait donnés depuis.
Mais voici quelque chose de bien plus curieux
pour l'histoire de Samothrace. Vous savez que là
Grèce et la Thrace ont été affligées autrefois de plu-
sieurs inondations. Vous connaissez les déluges de
Deucalion et d'Ogygès. L'île de Samothrace se vantait
d'un déluge plus ancien; et son déluge se rapportait
assez au temps où l'on prétend que vivait cet an-
cien roi de Thrace, nommé Xissutre, dont nous avons
parlé à l'article Ararat.
Vous pouvez vous souvenir que les dieux de Xixi*-
tru ou Xissutre, qui étaient probablement les Cabires,
lui ordonnèrent de bâtir un vaisseau d'environ trente
raille pieds de long sur cent douze pieds de large ;
(fuc ce vaisseau vogua long-temps sur les montagnes
de l'Arménie pendant le déluge; qu'ayant embarqué
avec lui des pigeons et beaucoup d'autres animaux
domestiques, il lâcha ses pigeons pour savoir si leB
eaux s'étaient retirées, et qu'ils revinrent tout crottés j
9-
102 SAMOTHRACE.
ce qui fit prendre à Xissutrc le parti de sortir enfin de
son grand vaisseau.
Vous me direz qu'il est bien étrange que Sancho-
nialhon n'ait point parlé de cette aventure. Je vous
répondrai que nous ne pouvons pas décider s'il l'in-
séra ou non dans son histoire; vu qu'Eusèbe, qui n'a
rapporté que quelques fragmens de cet ancien histo-
rien, n'avait aucun intérêt à rapporter l'histoire du
vaisseau et des pigeons. Mais Bérose la raconte; et
il y joint du merveilleux, selon l'usage de tous les
anciens.
Les habitans de Samothrace avaient érigé des mo-
numens de ce déluge.
Ce qui est encore plus étonnant, et ce que nous
avons déjà remarqué en partie, c'est que ni la Grèce,
ni laThrace, ni aucun peuple, ne connut jamais le
véritable déluge, le grand déluge, le déluge de Noé.
Comment, encore une fois, un événement aussi
terrible que celui du submergement de toute la terre ,
put-il être ignoré des survivans? comment le nom de
notre père Noé, qui repeupla le monde, put-il être
inconnu à tous ceux qui lui devaient la vie? C'est le
plus étonnant de tous les prodiges, que de tant do
petits-fils aucun n'ait parlé de son grand-père !
Je me suis adressé à tous les doctes; je leur ai dit :
Àvez-vous jamais lu quelque vieux livre grec, toscan,
arabe, égyptien, chaldéen, indien, persan, chinois,
où le nom de Noé se soit trouvé? Ils m'ont tous ré-
pondu que non. J'en suis encore tout confondu.
Mais que l'histoire de cette inondation universelle
tç trouve dans une page d'un livre écrit dans le dé-
SAM SON. loî
sert par des fugitifs, et que cette page ait été inconnue
au reste du monde entier, jusque vers l'an neuf cents
de la fondation de Rome; c'est ce qui me pétrifie. Je
n'en reviens pas. Mon cher lecteur, crions bien fort î
0 altitudo i g nor antiarum !
SAMSON.
En qualité de pauvres compilateurs par alphabet ,
de ressasseurs d'anecdotes, d'épluchcurs de minu-
ties, de chiffonniers qui ramassent des guenilles au
coin des rues, nous nous glorifierons avec toute la
fierté attachée à nos sublimes sciences d'avoir dé-
couvert qu'on joua le fort Sarason, tragédie , sur la
fin du seizième siècle en la ville de Rouen, et qu'elle
fut imprimée chez Abraham Couturier, Jean ou John
Milton, long-temps maître d'école à Londres, puis
secrétaire pour le latin du parlement nommé le crou-
pion; Milton, auteur du Paradis perdu et du paradis
retrouvé, fit la tragédie de Samson agoniste; et il est
bien cruel de ne pouvoir dire en quelle année.
Mais nous savons qu'on l'imprima avec une pré-
face, dans laquelle on vante beaucoup un de nos con-
frères les commentateurs, nommé Parœus, lequel
s'aperçut le premier, par la force de son génie, que
l'Apocalypse est une tragédie. En vertu de cette dé-
couverte, il partagea l'Apocalypse en cinq actes, et
y inséra des chœurs dignes de l'élégance et du beau
naturel de la pièce. L'auteur de cette même préface
nous parle des belles tragédies de saint Grégoire de
i^azianze. Il assure qu'une tragédie ne doit jamais
avoir plus de cinq actes; et, pour le prouver, il nous
Ï04 SAM S ON.
donne le Samson agoniste de Milton , qui n en a
qu'un. Ceux qui aiment les longues déclamations
seront satisfaits de cette pièce.
Une comédie de Samson fut jouée long-temps en
Italie. On en donna une traduction à Paris en 1 7 1 y ,
par un nommé Romagnesi ; on la représenta sur le
théâtre français de la comédie prétendue italienne;
anciennement le palais des ducs de Bourgogne. Elle
fut imprimée et dédiée au duc d'Orléans régent de
France.
Dans cette pièce sublima. Arlequin , valet de Sam-
son, se battait contre un coq d'Inde, tandis que son
maître emportait les portes de la ville de Gaza sur ses
épaules.
En iy32 on voulut représenter à l'Opéra de Paris
une tragédie de Samson mise en musique par le cé-
lèbre Rameau; mais on ne le permit pas. 11 n'y avait
ni arlequin, ni coq d'Inde, la chose parut trop sé-
rieuse : on était bien aiso d'ailleurs de mortifier
Rameau, qui avait de grands talens. Cependant on
joua dans ce temps-là l'opéra de Jephté, tiré de l'an-
cien Testament, et la comédie de l'Enfant prodigue,
tirée du nouveau.
Il y a une vieille édition du Samson agoniste de
Milton , précédée d'un abrégé de l'histoire de ce
héros; voici la traduction de cet abrégé :
Les Juifs, à qui Dieu avait promis par serment tout
le pays qui est entre le ruisseau d'Egypte et FEu-
phrate, et qui pour leurs péchés n'eurent jamais ce
pays, étaient au contraire réduits en servitude, et cet
esclavage dura quarante ans. Or il y avait un Juif de
ÇAMSOtf. Ï05
Fa tribu de Dan, nommé Mannué ou Mannoa, et la
femme de ee Mannué était stérile; et un ange apparut
à cette femme, et lui dit : Vous aurez un fils, à con-
dition qu'il ne boira jamais de vin, qu'il ne mangera
jamais de lièvre, et qu'on ne lui fera jamais les che-
veux.
L'ange apparut ensuite au mari et à la femme, on
lui donna un chevreau à manger, il n'en voulut point,
et disparut au milieu de la fumée ; et la femme dit :
Certainement nous mourrons, car nous avons vu un
Dieu. Mais ils n'en moururent pas.
L'esclave Samson naquit, fut consacré nazaréen;
et, dès qu'il fut grand, la première chose qu'il fit fut
d'aller dans la ville phénicienne ou philistine de
Tamnala courtiser une fille d'un de ses maîtres, qu'il
dpousa.
En allant chez sa maîtresse , il rencontra un lion,
le déchira en pièces de sa main nue comme il eût fait
uu chevreau. Quelques jours après il trouva un essaim
d'abeilles dans la gueule de ce lion mort, avec un
rayon de miel, quoique les abeilles ne se reposent
jamais sur des charognes.
Alors il proposa cette énigme à ses camarades : La
nourriture est sortie du mangeur, et le doux est sorti
du dur. Si vous devinez, je vous donnerai trente
tuniques et trente robes, sinon vous me donnerez
trente robes et trente tuniques. Ses camarades, ne
pouvant deviner le fait en quoi consistait ïe mot de
l'énigme, gagnèrent la jeune femme de Samson; elle
tira le secret de son mari, et il fut obligé de leur don-
ner trente tuniques et trente robes : Ah! leur dit-il, si
I©6 SAM SON.
vous n'aviez pas labouré avec ma vache ; vous n'au-
riez pas deviné.
Aussitôt le beau-père de Samson donna un autre
mari à sa fille.
Samson, en colère d'avoir perdu sa femme, alla
prendre sur-le-champ trois cents renards, les attacha
deux ensemble par la queue avec des flambeaux al-
lumés, et ils allèrent mettre le feu dans les blés des
Philistins.
Les Juifs esclaves, ne voulant point être punis par
leurs maîtres pour les exploits de Samson, vinrent le
surprendre dans la caverne où il demeurait, le lièrent
avec de grosses cordes, et le livrèrent aux Philistins.
Dès qu'il est au milieu d?eux, il rompt ses cordes; et,
trouvant une mâchoire d'âne, il tue en un tour de
main mille Philistins avec cette mâchoire. Un tel
effort l'ayant mis tout en feu, il se mourait de soif.
Aussitôt Dieu fit jaillir une fontaine d'une dent de la
mâchoire d'âne. Samson, ayant bu, s'en alla dans
Gaza, ville philistinc; il y devint sur-le-champ amou-
reux d'une fille de joie. Comme il dormait avec elle,
les Philistins fermèrent les portes de la ville, et envi-
ronnèrent la maison ; il se leva, prit les portes et les
emporta. Les Phil^lins, au désespoir de ne pouvoir
venir à bout de ce héros, s'adressèrent à une autre fille
de joie nommée Dalila,avec laquelle il couchait pour
lors. Celle-ci lui arracha enfin le secret en quoi con-
sistait sa force. Il ne fallait que le tondre pour le
rendre égal aux autres hommes; on le tondit, il de-
vint faible , on lui creva les yeux , on lui fit tourner la
meule et jouer du violon. Un jour qu'il jouait du
SCANDALE. IOJ
violon d[ans un temple philistin , entre deux colonnes
du temple, il fut indigné que les Philistins eussent
des temples à colonnade, tandis que les Juifs n'avaient
qu'un tabernacle porté sur quatre bâtons. Il sentit
que ses cheveux commençaient à revenir. Transporté
d'un saint zèle, il jeta à terre les deux colonnes; le
temple fut renversé ; les Philistins furent écrasés et
lui aussi.
Telle est mot à mot cette préface.
C'est cette histoire qui est le sujet de la pièce de
Milton et de Romagnési : elle était faite pour la farcs
italienne.
SCANDALE.
Sans rechercher si le scandale était originairement
une pierre qui pouvait faire tomber les gens, ou une
querelle , ou une séduction , tenons - nous - en à la si-
gnification d'aujourd'hui. Un scandale est une grave
indécence. On l'applique principalement aux gens
d'église. Les Contes de la Fontaine sont libertins ,
plusieurs endroits de Sanchez, de Tambourin, d«
Molina , sont scandaleux.
On est scandaleux par ses écrits ou par sa con-
duite. Le siège que soutinrent les augustins contre les
archers du guet, au temps de la fronde, fut scanda-
leux. La banqueroute du frère jésuite La Valette fut
plus que scandaleuse. Le procès des révérends pères
capucins de Paris en 1764? fut un scandale très-
réjouissant. Il faut en dire ici un petit mot pour l'édi-
fication du lecteur.
Les révérends pères capucins s'étaient battus dans
I08 SCANDALE,
le couvent ; les uns avalent caché leur argent, les
autres l'avaient pris. Jusque-là ce n'était qu'un scan-
dale particulier , une pierre qui ne pouvait faire
tomber que les capucins; mais, quand l'affaire fut
portée au parlement, le scandale devint public.
Il est dit («) au procès qu'il faut douze cents livres
de pain par semaine au couvent de Saint-Honoré, de
la viande, du bois à proportion, et qu'il y a quatre
quêteurs en titre d'office chargés de lever ces contri-
butions dans la ville. Quel scandale épouvantable !
douze cents livres de viande et de pain par semaine
pour quelques capucins, tandis que tant d'artistes
accablés de vieillesse , et tant d'honnêtes veuves sont
exposées tous les jours à périr de misère !
(6) Que le révérend père ÎDorothée se soit fait trois
mille livres de rente aux dépens du couvent, et par
conséquent aux dépens du public, voilà non -seule-
ment un scandale énorme, mais un vol manifeste; et
un vol fait à la classe la plus indigente des citoyens
de Paris ; car ce sont les pauvres qui paient la taxe
imposée par les moines mendians. L'ignorance et la
faiblesse du peuple lui persuadent qu'il ne peut gagner
le ciel qu'en donnant son nécessaire dont ces moines
composent leur superflu,
Il a donc fallu que de ce seul chef frère Dorothée
ait extorqué vingt mille écus au moins aux pauvres
de Paris, pour se faire mille écus de rente.
Songez bien , mon cher lecteur , que de telles
(a) Page 27 du Mémoire contre frère Athanase, présenté au
parlement. — (b) Page 3, ibid.
SCANDALE. KK)
aventures ne sont pas rares dans ce dix-huitième siècle
de notre ère vulgaire , qui a produit tant de bons
livres. Je vous Tai déjà dit, le peuple ne lit point. Un
capucin, un récollet, un carme, un piepus, qui con-
fesse et qui prêche, est capable de foire lui seul plus
de mal que les meilleurs livres ne pourront jamais
faire de bien.
J'oserais proposer aux âmes bien nées de répandre
dans une capitale un certain nombre d'anti-capueins,
d'anti -récollets, qui iraient de maison en maison re-
commander aux pères et mères d'être bien vertueux
et de garder leur argent pour l'entretien de le ut
famille, et le soutien de leur vieillesse ; d'aimer Diea
de tout leur cœur, et de ne jamais rien donner aux
moines. Mais revenons à la vraie signification du mot
scandale.
(c) Dans ce procès des capucins, on accuse frère
Grégoire d'avoir fait un enfant à mademoiselle Bras-
de-Fer, et de l'avoir ensuite mariée à Moutard \tg
cordonnier. On ne dit point si frère Grégoire a donné
lui-même la bénédiction nuptiale à sa maîtresse et a
ce pauvre Moutard avec dispense. S'il l'a fait, voila
le scandale le plus complet qu'on puisse donner; il
renferme fornication, Vol, adultère et sacrilège.
Ilorresco referens.
Je dis d'abord fornication; puisque frère Grégoire
forniqua avec Magdelène Bras-de-Fer, qui n'avait
alors que quinze ans.
(c) Page 43 du Mémoire contre frère Athanase, présenté* i»u
parlement.
Difft vh. 8. 10
Hflg SCANDALE.
x Je dis vol ; puisqu'il donna des tabiiers et des
rubans à Magclelènej et qu'il est évident qu'il vola le
couvent pour les acheter, pour payer les soupers, et
les frais des couches, et les mois de nourriture.
Je dis adultère ; puisque ce méchant homme con-
tinua à coucher avec madame Moutard.
Je dis sacrilège; puisqu'il confessait Magdelène.
Et, s'il maria lui-même sa maîtresse, figurez-vous quel
homme c'était que frère Grégoire.
Un de nos collaborateurs et coopérateurs à co
petit ouvrage des Questions philosophiques et en-
cyclopédiques , travaille à faire un livre de morale
sur les scandales , contre l'opinion de frère Patouil-
let. Nous espérons que le public en jouira inces-
samment. ,
SCHISME.
On a inséré dans le grand Dictionnaire encyclo-
pédique tout ce que nous avions dit du grand schisme
dus Grecs et des Latins, dans l'Essai sur les mœurs et
l'esprit des nations. Nous ne voulons pas nous répéter.
Mais en songeant que schisme signifie déchirure,
et que la Pologne est déchirée, nous ne pouvons que
renouveler nos plaintes sur cette fatale maladie par-
ticulière aux chrétiens. Cette maladie, que nous n'a-
vons pas assez décrite, est une espèce de rage qui se
porte d'abord aux yeux et à la bouche : on regarde
avec un œil enflammé celui qui ne pense pas comme
nous; on lui dit les injures les plus atroces. La rage
passe ensuite aux mains; on écrit des choses qui ma-
nifestent le transport au cerveau. On tombe dans des
SCHISME. ] I ï
convulsions de démoniaque, on tire Fépée, on se bat
avec acharnement jusqu'à la mort. La médecine n'a
pu jusqu'à présent trouver de remède à cette maladie,
la plus cruelle de toutes. Il n'y a que la philosophie
et le temps qui puissent la guérir.
Les Polonais sont aujourd'hui les seuls chez qui la
contagion dont nous parlons fasse des ravages. Il est
à croire que cette maladie horrible est née chez eux
avec la plika. Ce sont deux maladies de la tête qui
sont bien funestes. La propreté peut guérir la plika;
la seule sagesse peut extirper le schisme.
Ou dit que ces deux maux étaient inconnus chea
les Sarmates quand ils étaient païens. La plika n'at-
taque aujourd'hui que la populace ; mais tous les
maux nés dû schisme dévorent aujourd'hui les plus
grands de la république.
L'origine de ce mal est dans la fertilité de leurs
terres qui produisent beaucoup de blé. Il est bien
triste que la bénédiction du ciel les ait rendus si mal-
heureux. Quelques provinces ont prétendu qu'il fallait
absolument mettre du levain dans leur pain; mais la
plus grande partie du royaume s'est obstinée à croire
qu'il y a de certains jours de l'année où la pâte fer-
mentée était mortelle (a).
Voilà une des premières origines du schisme ou
de la déchirure de la Pologne; la dispute a aigri le
sang. D'autres causes s'y sont jointes.
(a) Allusion à la querelle pour le pain ordinaire avec lequel
les Russes communient , et le pain azyme des Polonais du rite
de Rome.
112 SCHISME.
Les uns se sont imaginé, dans les convulsion* de
celte maladie, que le Saint-Esprit procédait du père
et du fils , et les autres ont crié qu'il ne procédait que
du père. Les deux partis, dont l'un s'appelle le parti
romain et l'autre le dissident, se sont regardés mu-
tuellement comme des pestiférés; mais, par un symp-
tôme singulier de ce mal, les pestiférés dissidens ont
voulu toujours s'approcher des catholiques , et les
catholiques n'ont jamais voulu s'approcher deux.
Il n'y a point de maladie qui ne varie beaucoup.
La diète, qu'on croit si salutaire, a été si pernicieuse
à ceUe nation , qu'au sortir d'une diète au mois de
juin 1768, les villes de Uman, de Zablotin, de Te-
tiou , de Zilianka , de Zafran , ont été détruites et
inondées de sang; et que plus de deux cent mille
malades ont péri misérablement.
D'un côté l'empire de Russie , et de l'autre l'empire
de Turquie ont envoyé cent mille chirurgiens pourvus
de lancettes, de bistouris et de tous les instrumens
propres à couper les membres gangrenés; la maladie
n'en a été que plus violente. Le transport au cerveau
a été si furieux (fr), qu'une quarantaine de malades
se sont assemblés pour disséquer le roi qui n'était
nullement attaqué du mal , et dont la cervelle et
toutes les parties nobles étaient très- saines, ainsi
que nous l'avons observé à l'article Superstition. On
croit que, si on s^cn rapportait à lui , il pourrait guérir
la nation; mais un des caractères de cette maladie si
(b) Assassinat du roi de Pologne commis a Varsovie.
SCHISME. I l3
cruelle est de craindre la guérison comme les enragés
craignent Peau.
Nous avons des savans qui prétendent que ce mal
vient anciennement de la Palestine, et que les habi-
tans de Jérusalem et de Samarie en furent long-temps
attaqués. D'autres croient que le premier siège de
cette peste fut l'Egypte, et que les chiens et les chats
qui étaient en grande considération, étant devenus
enragés, communiquèrent la rage du schisme à la
plupart des Égyptiens qui avaient la tète faible.
On remarque surtout que les Grecs qui voyagèrent
en Egypte, comme Timée de Locres et Platon, eurent
le cerveau un peu blessé. Mais ce n'était ni la rage,
ni la peste proprement dite; c'était une espèce de dé-
lire dont on ne s'apercevait même que difficilement,
et qui était souvent caché sous je ne sais quelle
apparence de raison. Mais les Grecs ayant avec le
temps porté leur mal chez les nations de l'occideni
et du septentrion, la mauvaise disposition des cer-
veaux de nos malheureux pays, fit que la petite fièvre
de Timée de Locres et de Platon devint chez nous
une contagion effroyable, que les médecins appelè-
rent tantôt intolérance, tantôt persécution, tantôt
guerre de religion, tantôt rage, tantôt peste;
Nous avons vu quels ravages ce fléau épouvan-
table a faits sur la terre. Plusieurs médecins se sont
présentés de nos jours pour extirper ce mal horrible
jusque dans sa racine. Mais qui le croirait? il se
trouve des facultés entières de médecine, à Sala-
nianque, à Coïmbre, en Italie, à Paris même, qui
soutiennent que le schisme, la déchirure, est néces>-
IO.
I I 4 SCOLIASTE,
saire à l'homme ; que les mauvaises humeurs s'éva-
cuent par les blessures qu'elle fait; que l'enthou-
siasme ? qui est un des premiers symptômes du mal,
exalte l'âme , et produit de très -bonnes choses; que
la tolérance est sujette à mille inconvéniens; que, si
tout le monde était tolérant, les grands génies man-
queraient de ce ressort qui a produit tant de beaux
Ouvrages théologiques ; que la paix est un grand
malheur pour un état, parce que la paix amène les
plaisirs, et que les plaisirs, à la longue, pourraient
adoucir la noble férocité qui forme les héros; que, si
les Grecs avaient fait un traité de commerce avec les
Troyens au lieu de leur faire la guerre, il n'y aurait
eu ni d'Achille, ni d'Hector, ni d Homère, et que le
genre humain aurait croupi dans l'ignorance.
Ces raisons sont fortes5 ja l'avoue; je demande du
temps pour y répondre.
SCOLIASTE.
Par exemple, Dacier et son illustre épouse étaient,
quoi qu'on dise, des traducteurs et des scoliastes
très-utiles. C'était encore une des singularités du
grand siècle, qu'un savant et sa femme nous fissent
connaître Homère et Horace, en nous apprenant les
mœurs et les usages des Grecs et des Romains, dans
le même temps où Boileau donnait son Art poétique;
Piacine , Iphîgénie et Athalie ; Quinault , Atys et
Armide ; où Fénélon écrivait son Télémaque, où
Bossuet déclamait ses Oraisons funèbres, où Le Bruu
peignait, où Girardon sculptait, oùDucange fouillait
les ruines des siècles barbares pour en tirer des tré-
SCOLIÀSTE. I I 5
sors y etc.) etc. : remercions les Daciers, mari et
femme. J'ai plusieurs questions à leur proposer.
Questions sur Horace, à M. D acier.
Voudriez-vous, monsieur, avoir la bonté de me
dire pourquoi dans la vie d'Horace imputée à Sué-
tone , vous traduisez le mot d'Auguste purissimum
penem, par petit débauché? Il me semble que les
Latins , dans le discours familier , entendaient par
pnrus pénis, ce que les Italiens modernes ont entendu
par buon coglionc, faceto coglione, phrase que nous
traduisions à la lettre au seizième siècle, quand notre
langue était un composé de velche et d'italien. Puris-
simus pénis ne signifîerait-il pas un convive agréable >
un bon compagnon ? le purissimus exclut le dé-
bauché. Ce n'est pas que je veuille insinuer par-là
qu'Horace ne fût très-débauché; à Bien ne plaise !
Je ne sais pourquoi vous dites (a) qu'une espèce
de guitare grecque, le barbiton, avait anciennement
des cordes de soie. Ces cordes n'auraient point rendu
de son , et les premiers Grecs ne connaissaient point
la soie,
II faut que je vous dise un mot sur la quatrième
ode Qj) j dans laquelle « le beau Printemps revient
avec le Zéphyre ; Vénus ramène les amours , les
Grâces, les nymphes; elles dansent d'un pas léger et
mesuré aux doux rayons de Diane qui les regarde,
tandis que Vulcain embrase les forges des laborieux
Cyclopes. » s
(a) Remarque sur l'ode Ire àa liv, I. — (b) Ode IV.
I ïG SCOLIÀSTE.
Vous traduisez : a Vénus recommence à danser au
clair de la lune avec les Grâces et les Nymphes, pen-
dant que Vulcain est empressé à faire travailler ses
Cyclopes. »
Vous dites dans vos remarques que Ton n'a jamais
vu de cour plus jolie que celle de Vénus, et qu'Horace
fait ici une allégorie fort galante ; car par Vénus il
entend les femmes; par les nymphes il entend les
iilles ; et par Vulcain il entend les sots qui se tuent du
soin de leurs affaires, tandis que leurs femmes se di-
vertissent. Mais êtes-vous bien sûr qu'Horace ait en-
tendu tout cela?
Dans l'ode sixième, Horace dit :
Nos convivia, nos prœlia virejinum
$ectis in juvenes unquibus acrium
Cantamus vacui, sive quid urimur.
Non -preetev solitum levess
« Pour moi, soit que je sois libre, soit que j aime,
suivant ma légèreté ordinaire, je chante nos festins
et les combats de nos jeunes Iilles qui menacent leurs
amans de leurs ongles qui ne peuvent les blesser. »
Vous traduisez : « En quelque état que je sois ,
libre ou amoureux , et toujours prêt cà changer, je ne
m'amuse qu'à chanter les combats des jeunes filles
qui se font les ongles pour mieux égratigner leurs
amans. »;
Mais j'oserais vous dire, monsieur, qu'Horace ne
parle point d'égratigner, et que mieux on coupe sc3
ongles, moins on égratigne.
Voici un trait plus curieux que celui des filles qui
égratignent. Il s'agit de Mercure dans rode dixième.
SC0LIA5TE. 117
vous dites qu'il est très-vraisemblable qu'on n*a donné
à Mercure la qualité de dieu des larrons (c) « que par
rapport à Moïse , qui commanda à ses Hébreux de
prendre tout ce qu'ils pourraient aux Égyptiens ,
comme le remarque le savant Huet, éveque d'Avran-
ches, dans sa Démonstration évangélique. »
Ainsi, selon vous et cet éveque > Moïse et Mercure
sont les patrons des voleurs. Mais vous savez combien
on se moqua du savant éveque qui fit de Moïse un
Mercure, un Bacchus , un Priape, un Adonis, etc.
Assurément Horace ne se doutait pas que Mercure
serait un jour comparé à Moïse dans les Gaules.
Quant à cette ode à Mercure, vous croyez que c'esl
une hymne dans laquelle Horace i'adore ; et moi je
soupçonne qu'il s'en moque.
Vous croyez qu'on donna l'épithète de Liber à
Bacchus (rf) , parce que les rois s'appelaient Liberi.
Je ne vois dans l'antiquité aucun roi qui ait pris ce
titre. Ne se pourrait-il pas que la liberté avec laquelle
les buveurs parlent à table, eût valu cette épithète au
dieu des buveurs?
O maire pulchrâ {Ma pulchrior (e).
Vous traduisez : « Belle Tendaris , qui pouvez
seule remporter le prix de la beauté sur votre char-
mante mère. » Horace dit seulement : « Votre mère
est belle et vous êtes plus belle encore. » Cela me pa-
raît plus court et mieux ; mais je puis me tromper.
Horace , dans cette ode , dit que Prométhée ayant
(c) Ode X. — (d) Note sur l'ode XII. — (e) Ode XVI,
1*8 5C0LIÀSTE
pétri l'homme de limon, fut obligé d'y ajouter les
qualités des autres animaux , et qu'il mit dans son
cœur la colère du lion.
Vous prétendez que cela est imité de Simonide
qui assure que Dieu, ayant fait l'homme, et n'ayant
plus rien à donner à la femme, prit chez les animaux
tout ce qui lui convenait, donna aux unes les qualités
du pourceau, aux autres celles du renard, à celles-ci
les talens du singe, à ces autres ceux de l'Ane. Assu-
rément Simonide n'était pas galant, ni Daeier non
plus.
In me tota ruens Venus (f)
Cyprum deseruit.
Vous traduisez : « Vénus a quitté entièrement
Chypre pour venir loger dans mon cœur. »
1\ 'aimez-vous pas mieux ces vers de Racine ?
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée,
C'est Vénus loul entière à sa proie attachée.
Dulce ridentem Lalacjen amabo,
Dulce loquentem (</).
<( J'aimerai Lalagé qui parle et rit avec tant de
grâce. »
N'aimez-vous pas encore mieux la traduction de
Sapho par Boileau ?
Que Ton voit quelquefois doucement lui sourire,
Que Ion voit quelquefois tendrement lui parler.
Qui s desiderio sit pudor aut modus (h)
Tarn cari capitis?
(f) Ode XIX. — (cj) Ode XXII. — (h) Ode XXV.
SCOLIÀSTE. Iiq
Vous traduisez : « Quelle honte peut-il y avoir a
pleurer un homme qui nous était si cher? etc. »
Le mot de honte ne rend pas ici celui de pudor ;
que peut-il y avoir , n'est pas le style d'Horace. J'au-
rais peut-êlre mis à la place : « Peut- on rougir
de regretter une tête si chère, peut-on sécher sei
larmes. »
Natis in uàum lœtitiœ scyphis
Pugnare Thracum est.
(Liv. I,ode XX Vil.)
Vous traduisez : « C'est aux Thraces de se battre
avec les verres qui ont été faits pour la joie. >i
On ne buvait point dans des verres alcrs, et les
Thraces encore moins que les Romains.
N'aurait-il pas mieux valu dire : « C'est une barbarie
des Thraces d'ensanglanter des repas destinés à la
joie ? )h
Nunc est bibenduni) nunc pede îibero (i)
Pulsanda tellus.
Vous traduisez : « C'est maintenant , mes chers
amis, qu'il faut boire, et que sans rien craindre il
faut danser de toute sa force. »;
Frapper la terre d'un pas libre en cadence, ce n'est
pas danser do toute sa force. Cette expression même
n'est ni agréable , ni noble , ni d'Horace.
Je saute par dessus cent questions grammaticales
que je voudrais vous faire , pour vous demander
(*>Liv. I,odeXXXVtt
I'^O SCOLIÀSTE.
compte du vin superbe de Cécube. Vous voulez abso-
lu me ni qu'Horace ait dit :
Tinget pavimentum supei'bo (h)
Pontijîcum potiore cœnis.
Tous traduisez : « II inondera ses chambres de ce
vin qui nagera sur ces riches parquets , de ce vin
qui aurait dû être réservé pour les festins des pon-
tifes. »
Horace ne dit rien de tout cela. Comment vouîez-
vous que du vin dont on fait une petite libation dans
le tricludum, dans la salle à manger, inonde ces
chambres ? pourquoi prétendez -vous que ce vin diU
être réservé pour les pontifes ? J'ai d'excellent vin de
Malaga et de Canarie ; mais je vous réponds que je ne
l'enverrai pas à mon évêque.
Horace parle d'un superbe parquet, d'une magni-
fique mosaïque; et vous m'allez parler d'un vin su-
perbe , d'un vin magnifique ! On lit dans toutes les
éditions d'Horace, Tinget paçimcntum superbum, et
non pas superbo.
Vous dites que c'est un grand sentiment de religion
dans Horace, de ne vouloir réserver ce bon vin que
pour les prêtres. Je crois, comme vous, qu'Horace
était très-religieux, témoin tous ses vers pour les
bambins; mais je pense qu'il aurait encore mieux
aimé boire ce bon vin de Cécube, que de le réserver
pour les prêtres de Rome.
(k) Liv. ÏÏ,odeXIY.
SCOLIASTE. Ï21
iri qaudet ionicos
Matura virqo et fingitur artubus, etc.
(Liv. III, ode VIO
Vous traduisez : « Le plus grand plaisir de nos
filles à marier est d'apprendre les danses lascives des
Ioniens. A cet usage elles n'ont point de honte de se
rendre les membres souples , et de les former à des
postures déshonnêtes. »
Que de phrases pour deux petits vers! ah, mon-
sieur, des postures déshonnêtes ! S'il y a dans le latin
fingitur artubus , et non pas artibusy cela ne signifie*
t-il pas : « Nos jeunes filles apprennent les danses et
les mouvemens voluptueux des Ioniennes ? » et rien
de plus.
Je tombe sur cette ode (/), horrida tempestas.
Vous dites que le vieux commentateur se trompe
en pensant que contraxit cœlum signifie nous a caché
le ciel; et, pour montrer qu'il s'est trompé, vous êtes
de son avis.
Ensuite quand Horace introduit le docteur Chiron
précepteur d'Achille, annonçant à son élève, poui
l'encourager, qu'il ne reviendra pas de Troie :
Unclè tibi reditum cet'to subtemine Parcœ
Rupere-
Vous traduisez : « Les Parques ont coupé le fil de
votre vie. »
Mais ce fil n'est pas coupé. Il le sera; mais
Achille n'est pas encore tué. Horace ne parle point
(0 Liv. V, ode XIII.
Dict. Ph. 8.. I I
1^1 SCOLIASTE.
de fîi ; Parcœ est là pour fata. Cela veut dire mot à
mot : « Les destins s'opposent à votre retour. »
Yous diles que « Chiron savait cela par lui-même,
car il était grand astrologue. »
Yous ne voulez pas que dulvibus alloquiis signifie
de doux entretiens. Que voulez-vous donc qu'il signi-
fie ? Yous assurez positivement que « rien n'est plus
ridicule , et qu'Achille ne parlait jamais à personne, n
Mais il parlait à Patrocle, à Phœnix, à Automédon 7
aux capitaines thessaliens. Ensuite vous vous imaginez
que le mot alloqui signifie consoler. Ces contradic-
tions peuvent égarer studiosam jiwcntuicm.
Dans vos remarques sur la troisième satire du
second livre, vous nous apprenez que les sirènes
s'appelaient de ce nom chez les Grecs , parce que sir
signifiait cantique chez les Hébreux. Est-ce Bochart
qui vous Ta dit ? Croyez-vous qu'Homère eût beau-
coup de liaisons avec les Juifs ? Non , vous n'êtes pas
du nombre de ces fous qui veulent faire accroire aux
sots que tout nous vient de cette misérable nation
juive, qui habitait un si petit pays, et qui fut si long-
temps inconnue à l'Europe entière.
Je pourrais faire des questions sur chaque ode et
.sur chaque épître, mais ce serait un gros livre. Si
jamais j'ai le temps, je vous proposerai mes doutes,
non -seulement sur ces odes, mais encore sur les
satires, les épîtres et l'Art poétique. Mais à présont il
làut que je parle à madame votre femme.
A madame Dacier, sur Homère.
Madame , sans vouloir troubler la paix de votre
SCOLIASTE. t'20
ménage , je vous dirai que je vous estime et vous
respecte encore plus que votre mari; car il n'est pas
le seul traducteur et commentateur , et vous êtes la
seule traductrice et commentatrice, li est si beau à
une Française d'avoir l'ait connaître le plus ancien des
poètes , que nous vous devons d'éternels renicrcî-
mens.
Je commence par remarquer la prodigieuse diffé-
rence du grec à notre velche, devenu latin et ensuite-
français.
Voici votre élégante traduction du commencement
de l'Iliade :
« Déesse, chantez la colère d'Achille, fils de Péiée ;
cette colère pernicieuse qui causa tant de malheurs
aux Grecs, et qui précipita dans le sombre royaume
de Pluton les âmes généreuses de tan* de héros, cl.
livra leurs corps en proie aux chiens et aux vautours ,
depuis le jour fatal qu'une querelle d'éclat eut divisé
le fils d'Atrée et le divin Achille ; ainsi les décrets de
Jupiter s'accomplissaient. Quel dieu les jeta dans ces
dissensions ? Le fils de Jupiter et de Latone , irrité
contre le roi qui avait déshonoré Chrysès, son sacri-
ficateur, envoya sur l'armée une affreuse maladie qui
emportait les peuples; car Chrysès, étant allé aux
v aisseaux des Grecs chargés de présens pour la ran-
çon de sa fille, et tenant dans ses mains les bande-
lettes sacrées d'Apollon avec le sceptre d'or, pria
humblement les Grecs, et surtout les deux fils d'Atrée,
leurs généraux. « Fils d'Atrée, leur dit-il, et vous,
généreux Grecs, que les dieux qui habitent l'Olympe
vous fassent la grâce de détruire la superbe ville de
12\ SCO LIA S TE.
Priam, et de vous voir heureusement de reiour dans
votre patrie; mais rendez-moi ma fille en recevant
ces présens , et respectez en moi le fUs du grand Ju-
piter, Apollon, dont les traits sont inévitables. » Tous
les Grecs firent connaître par un murmure favorable,
qu'il fallait respecter le ministre de dieu et recevoir
ses riches présens. Mais cette demande déplut à Aga-
memnon , aveuglé par sa colère. »
Voici la traduction mot à mot, et vers par ligne.
La colère chantez, déesse, de Piliade Achille,
Funeste , qui infinis aux Akaïens maux apporta ,
Et plusieurs fortes âmes à l'enfer envoya
De héros ; et à l'égard d'eux, proie las lit aux chiens
Et à tous les oiseaux. S'accomplissait la volonté de dieu,
Depuis que d'abord différèrent disputans
Agamcmnon, chef des hommes, et le divin Achille.
Qui des dieux par dispute les commit à combattre ?
De Latone et de dieu le fils; car, contre le roi étant irrité , [ pics.
Il suscita dans l'armée une maladie mauvaise et mouraient les peu-
II ny a pas moyen d'aller plus loin. Cet échan-
tillon suffit pour montrer le différent génie des
langues, et pour faire voir combien les traductions
littérales sont ridicules.
Je pourrais vous demander pourquoi vous avez
parlé du sombre royaume de Pluton, et des vautours
dont Homère ne dit rien?
Pourquoi vous dites qu'Agamemnon avait dés-
honoré le prêtre d'Apollon? Déshonorer signifie ôter
Thonneur. Agamemnon n'avait ôté à ce prêtre que sa
fille. Il me semble que le verbe atimao ne signifie pas
en cet endroit déshonorer, mais mépriser, maltraiter?
Pourquoi vous faites dire à ce prêtre , que les dieux
SCOLIASTE. 125
vous fassent la grâce de détruire, etc.? Ces termes
vous fassent la grâce semblent pris de notre caté-
chisme. Homère dit, que les dieux habitans de l'O-
lympe vous donnent de détruire la ville de Troie .
Doien olympia àomata ecliontes
Ekpérsai priamoion polin.
Pourquoi vous dites que tous les Grecs firent con-
naître par un murmure favorable , qu'il fallait respec-
ter le ministre des dieux ? Il n'est point question dans
Homère d'un murmure favorable. Il y a expressément,
tous dirent pantes epiphemisan.
Vous avez partout ou retranché , ou ajouté , ou
changé ; et ce n'est pas à moi de décider si vous avez
bien ou mal fait.
Il n'y a qu'une chose dont je sois sûr, et dont vous
n'êtes pas convenue ; c'est que, si on fesait aujour-
d'hui un poëme tel que celui d'Homère, on serait, je
ne dis pas seulement sifflé d'un bout de l'Europe à
l'autre, mais je dis entièrement ignoré; et cependant
riliade était un poëme excellent pour les Grecs. Nous
avons vu combien les langues diffèrent. Les mœurs,
les usages, les sentimens, les idées diffèrent bien da-
vantage.
Si je l'osais, je comparerais l'Iliade au livre de
Job; tous deux sont orientaux, fort anciens, égale-
ment pleins de fictions, d'images et d'hyperboles. Il
y a dans l'un et dans l'autre des morceaux qu'on cite
souvent. Les héros de ces deux romans se piquent de
parler beaucoup et de se répéter : les amis s'y disent
des injures. Voilà bien des ressemblances.
126 SCOLIASTE.
Que quelqu'un s'avise aujourd'hui de faire un
poëme dans le goût de Job , vous verrez comme il sera
reçu,
Vous dites, dans votre préface, qu'il est impos-
sible de mettre Homère en vers français; dites que
cela vous est impossible , parce que vous ne vous êtes
pas adonnée à notre poésie. Les Géorgiques de Vir-
gile sont bien plus difficiles à traduire; cependant on
y est parvenu.
Je suis persuadé que nous avons deux ou trois
poètes en France qui traduiraient bien Homère; mais
en même temps je suis très-convaincu qu'on ne les
lira pas s'ils ne changent, s'ils n'élaguent presque
tout. La raison en est, madame , qu'il faut écrire pour
son temps, et non pour les temps passés. Il est vrai
que notre froid La Motte a tout adouci , tout élagué ;
qu'on ne l'en a pas lu davantage. Mais c'est qu'il a
tout énervé.
Un jeune homme vint ces jours passés me montrer
une traduction d'un morceau du vingt-quatrième livre
de l'Iliade. Je le mets ici sous vos yeux , quoique vous
ne vous connaissiez guère en vers français (*).
L'horizon se couvrait des ombres de la nuit;
L'infortuné Priam, qu'un dieu môme a conduit,
Entre, et parait soudain dans la tente d'Achille.
•Le meurtrier d'Hector en ce moment tranquille ,
Par un léger repas suspendait ses douleurs.
Il se de'tourne ; il voit ce front baigné de pleurs }
Ce roi jadis heureux, ce vieillard vénérable
Que le fardeau des ans , que la douleur accable,
(*) Ces vers sont de M. de Voltaire. ( Note de "Wagnière.)
SCOLIASTE. Ï'I-J
Exhalant à ses pieds ses sanglots et ses cris,
Et lui baisant la main qui fit périr son fils.
Il n'osait sur Achille encor jeter la vue.
\\ voulait lui parler, et sa voix s'est perdue.
Enfin il le regarde, et parmi ses sanglots,
Tremblant , pâle et sans force , ii prononce ces mots :
Songez, seigneur, songez que vous avez un père. . . .
Il ne put achever. — Le héros sanguinaire
Sentit que la pitié pénétrait dans son cœur.
Priam lui prend les mains. -Ah ! prince, ah ! mon vainqueur,
J étais père d'Hector ! .... et ses généreux frères
Flattaient mes derniers jours et les rendaient prospères.»..
Ils ne sont plus.... Hector est tombé sous vos coups....
Puisse l'heureux Pelée entre Thétis et vous
Prolonger de ses ans 1 éclatante carrière !
Le seul nom de son fils remplit la terre entière j
Ce nom fait son bonheur ainsi que son appui.
Vos honneurs sont les siens , vos lauriers sont à lui.
Hélas ! tout mon bonheur et toute mon attente
Est de voir de mon fils la dépouille sanglante;
De racheter de vous ces restes mutilés,
Traînés devant mes yeux sous nos murs désoles.
Voilà le seul espoir, le seul bien qui me reste.
Achille , accordez-moi cette grâce funeste ,
Et laissez-moi jouir de ce spectacle affreux.
Le héros qu'attendrit ce discours douloureux,
Aux larmes de Priam répondit par des larmes
Tous nos jours sont tissus de regrets et d'alarmes,
Lui dit-il ; par mes mains les dieux vous ont frappé ,
Dans le malheur commun moi même enveloppé,
Mourant avant le temps loin des yeux de mon père ,
Je teindrai de mon sang cette terre étrangère.
J'ai vu tomber Patrocîe, Hector me l'a ravi :
Vous perdez votre fils, et je perds un ami.
Tel est donc des humains le destin déplorable.
Dieu verse donc sur nous la coupe inépuisable ,
228 SCOLIASTE,
La coupe des douleurs et des calamités;
Il y mêle un moment de faibles voluptés,
Mais c'est pour en aigrir la fatale amertume.
Me conseillez-vous de continuer, me dit le jeune
homme ? Comment ! lui répondis-je, vous vous mêlez
aussi de peindre! il me semble que je vois ce vieil-
lard qui veut parler, et qui dans sa douleur ne peut
d'abord que prononcer quelques mots étouffés par
ses soupirs. Cela n'est pas dans Homère , mais je
vous le pardonne. Je vous sais même Lon gré d'avoir
esquivé les deux tonneaux qui feraient un mauvais
effet dans notre langue, '3t surtout d'avoir accourci.
Oui , oui, continuez. La nation ne vous donnera pas
quinze mille livres sterling, comme les Anglais les
ont données à Pope; mais peu d'Angkis ont eu le
courage de lire toute son Iliade.
Croyez-vous de bonne foi que, depuis Versailles
Jusqu'à Perpignan, et jusqu'à Saint-Malo, vous trou-
viez beaucoup de Grecs qui s'intéressent à Eurithion,
fué autrefois par Nestor; à Ekopolious, fils de Tha-
lesious, tué par Antilokous; à Simoisious, filsd'Athe-
mion,tué par Télamon; et à Firous, fils d'Embrasous,
blesse à la cheville du pied droit? Nos vers français,
cent fois plus difficiles à faire que des vers grecs,
n'aiment point ces détails. J'ose vous répondre qu'au-
cune de nos dames ne vous lira ; et que deviendrez-
vous sans elles; si elles étaient toutes des Dacier,
elles vous liraient encore moins. N'est-il pas vrai,
madame? on ne réussira jamais si on ne connaît bien
5e goût de son siècle et le génie de sa langue.
SECTE. I2Q
SECTE.
SECTION PREMIÈRE.
Toute secte, en quelque genre que ce puisse être,
est le ralliement du doute et de l'erreur. Scotistes ,
thomistes, réaux , nominaux, papistes, calvinistes,
molinistes, jansénistes, ne sont que des noms de
guerre.
Il n'y a point de secte en géométrie; on ne dit
point un euclidien, un archimédien.
Quand la vérité est évidente, il est impossible qu'il
s'élève des partis et des factions. Jamais on n'a dis-
puté s'il fait jour à midi.
La partie de l'astronomie qui détermine le cours
des astres et le retour des éclipses étant une fois con-
nue , il n'y a plus de disputes chez les astronomes.
On ne dit point en Angleterre, je suis newtonien,
je suis lockien, halleyen; pourquoi? parce que qui-
conque a lu ne peut refuser son consentement aux
vérités enseignées par ces trois grands hommes. Plus
Newton est révéré, moins on s'intitule newtonien; ce
mot supposerait qu'il y a des anti-newtoniens en An-
gleterre. Nous avons peut-être encore quelques car-
tésiens en France ; c'est uniquement parce que le
système de Descartes est un tissu d'imaginations er-
ronées et ridicules.
Il en est de même dans le petit nombre de vérités
de faits qui sont bien constatées. Les actes de la tour
de Londres ayant été authentiquement recueillis par
Rymer, il n'y a point de rymériens, parce que per-
sonne ne s'avise de combattre ce recueil. On n'y
l30 SECTE.
trouve ni contradictions 3 ni absurdités , ni prodiges ;
rien qui révolte la raison, rien par conséquent que
des sectaires s'efforcent de soutenir ou de renverser
par des raisonnemens absurdes. Tout le monde con-
vient donc que les actes de Rymcr sont dignes de foi.
Vous êtes mabomëtaii, donc il y a des gens qui ne
le sont pas, donc vous pourriez bien avoir tort.
Quelle serait la religion véritable , si le christia-
nisme n'existait pas? c'est celle dans laquelle il n'y
a point de sectes; celle dans laquelle tous les esprits
s'accordent nécessairement.
Or, dans quel dogme tous les esprits se sont-ils
accordés? dans l'adoration d'un Dieu et dans la pro-
bité. Tous les philosophes de la terre qui ont eu une
religion, dirent dans tous les temps : 11 y a un Dieu ,
et il faut être juste. Yoilà donc la religion uni-
verselle établie dans tous les temps et chez tous lea
hommes.
Le point dans lequel ils s'accordent tous est donc
vrai, et les systèmes par lesquels ils diffèrent sont
donc faux.
Ma secte est la meilleure, me dit un brame. Mais,
mon ami, si ta secte est bonne, elle est nécessaire;
car, si elle n'était pas absolument nécessaire, lu
m'avoueras qu'elle serait inutile : si elle est absolu-
ment nécessaire, elle Test à tous les hommes; com-
ment donc se peut-il faire que tous les hommes iraient
pas ce qui leur est absolument nécessaire? comment
se peut-il que le reste de la terre se moque de toi et
de ton Brama ?
Lorsque Zoroastre , Hermès, Orphée, Minos, et
secte. i3r
tous les grands hommes disent : Adorons Dieu , et
soyons justes, personne ne rit; mais tonte la terre
siffte celui qui prétend* qu'on ne peut plaire à Dieu
qu'en tenant à sa mort une queue de vache, et celui
qui veut qu'on fasse couper un bout du prépuce, et
ceiui qui consacre des crocodiles et des ognons , et
celui qui attache le salut éternel à des os de morts
qu'on porte sous sa chemise, ou a une indulgence plé-
nière qu'on achète à Rome pour deux sous et demi.
D'où vient ce concours universel de risée et de
sifflets d'un bout de l'univers à l'autre? Il faut bien
que les choses dont tout le monde se moque ne soient
pas d'une vérité bien évidente. Que dirons-nous d'un
secrétaire de Séjan, qui dédia à Pétrone un livre d'un
style ampoulé, intitulé : La Y évite des oracles sibyllins
prouvée par les faits ?
Ce secrétaire vous prouve d'abord qu'il était né-
cessaire que Dieu envoyât sur la terre plusieurs si-
bylles l'une après l'autre; car il n'avait pas d'autres
moyens d'instruire les hommes. Il est démontré que
Dieu parlait à ces sibylles, car le mot de sibylle signi-
fie coiveil de Dieu. Elles devaient vivre long-temps,
car c'est bien le moins que des personnes à qui Dieu
parle aient ce privilège. Elles furent au nombre de
douze, car ce nombre est sacré. Elles avaient certai-
nement prédit tous les événemens du monde, car
Tarquin le Superbe acheta trois de leurs livres cent
écus d'uiie vieille. Quel incrédule, ajoute le secré-
taire, osera nier tous ces faits évidens qui se sont
passés dans un coin à la face de toute la terre ? Qui
pourra nier l'accomplissement de leurs prophéties?
I 32 SECTE.
Virgile lui-même rfa-t-il pas cité les prédictions des
sibylles? Si nous n'avons pas les premiers exemplaires
des livres sibyllins , écrits dans un temps où Ton ne
savait ni lire ni écrire, n'en avons-nous pas des co-
pies authentiques? Il faut que l'impiété se taise devant
ces preuves. Ainsi parlait Houttevillus (i) à Séjan.
II espérait avoir une place d'augure qui lui vaudrait
cinquante mille livres de rente, et il n'eut rien.
Ce que ma secte enseigne est obscur, je l'avoue,
dit un fanatique; et c'est en vertu de cette obscurité
qu'il la faut croire; car elle dit elle-même qu'elle est
pleine d'obscurités. Ma secte est extravagante, donc
elle est divine ; car comment ce qui paraît si fou au-
rait-il été embrassé par tant de peuples , s'il n'y avait
pas du divin ? C'est précisément comme l;Alcoran que
les Sonnites disent avoir un visage d'ange et un visage
de bête ; ne soyez pas scandalisé du mufle de la bête ,
et révérez la face de l'auge. Ainsi parle cet insensé;
mais un fanatique d'une autre secte répond à ce fana-
tique : C'est toi qui es la bête , et c'est moi qui suis
l'ange.
Or, qui jugera ce procès? qui décidera entre ces
deux énergumènes ? L'homme raisonnable , impar-
tial, savant d'une science qui n'est pas celle des mots;
l'homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité
et de la justice; l'homme enfin qui n'est pas bête, et
qui ne croit point être ange.
(i) Il est facile de reconnaître que Voltaire a voulu désigner
l'abbé Houtevil le, auteur d'un mauvais livre intitulé : LaVérité
de la religion chrétienne, prouvée par les faits.
SECTE. . ï33
SECTION II.
Secte et erreur sont synonymes. Tu es péripatéti-
cien , et moi platonicien ; nous avons donc tous deux
tort, car tu ne combats Platon que parce que ses chi-
mères t'ont révolté, et moi je ne m'éloigne d'Aristote
que parce qu'il m'a paru qu'il ne sait ce qu'il dit. Si
l'un ou l'autre avait démontré la vérité, il n'y aurait
plus de secte. Se déclarer pour l'opinion d'un homme
contre celle d'un autre, c'est prendre parti comme
dans une guerre civile. Il n'y a point de secte en ma-
thématiques, en physique expérimentale. Un homme
qui examine le rapport d'un cône et d'une sphère .
n'est point de la secte d'Archimède : celui qui voit que
le carré de Phypothénuse d'un triangle rectangle est
égal au carré des deux autres côtés, n'est point de la
secte de Pythagore.
Quand vous dites que le sang circule, que Pair
pèse, que les rayons du soleil sont des faisceaux de
sept rayons réfrangibles , vous n'êtes ni de la secte
d'Harvcy, ni de celle de Torricclli , ni de celle de
Newton ; vous acquiescez seulement à des vérités dé-
montrées par eux , et l'univers entier sera à jamais de
votre avis.
Voilà le caractère de la vérité; elle est de tous les
temps; elle est pour tous les hommes; elle n'a qu'à se
montrer pour qu'on la reconnaisse; on ne peut dispu-
ter contre elle. Longue dispute signifie, les deux par-
tis ont tort (i).
(i) Une erreur générale et populaire, qu'un j>arti riche i\-
puissant est inte'ressé à soutenir, peut résister longtemps aux
Dict. ph. 8. ia
ï 3 4 SENS COMMUN,
SENS COMMUN.
Il y a quelquefois dans les expressions vulgaires,
une image de ee qui se passe au fond du cœur de tous
les hommes. Saisies commuais signifiait chez les Ro-
mains non-seulement sens commun , mais humanité,
sensibilité. Comme nous ne valons pas les Romains,
ce mot ne dit chez nous que la moitié de ce qu'il di-
sait chez eux. Il ne signifie que le bon sens, raison
grossière , raison commencée , première notion des
choses ordinaires ? état mitoyen ei:trc la stupidilé
et l'esprit. Cet homme n'a pas le sens commun , est
une grosse injure. Cet homme a le sens commun ,
est une injure aussi; cela veut dire qu'il n'est pas
tout-à-fait stupide, et qu'il manque de ce qu'on ap-
pelle esprit. Mais d'où vient cette expression sens
commun , si ce n'est des sens? Les hommes, quand ils
inventèrent ce mot, fesaient Paveu que rien n'entrait
dans l'àme que par les sens : autrement auraient-ils
employé le mot de sens pour signifier le raisonnement
commun ?
On dit quelquefois, le sens commun est fort rare;
que signifie cette phrase ? que dans plusieurs hommes
la raison commencée est arrêtée dans ses progrès par
attaques de la vérité. Tl en est de même de quelques vérités po-
litiques , directement contraires aux intérêts de certaines classes
qui vivent dans tous les pays des erreurs du gouvernement et de
la misère du peuple. Ces vérités ne peuvent s'établir qu'après
une longue résistance. Mais M. de Voltaire suppose, dans cet ar-
ticle , que la vérité n'a point à combattre l'intérêt; et dans ce
sens la suajjm/^cçt vraw*.
SENS COMMUN. i 3a
quelques préjugés, que tel homme qui juge très-sai-
nement dans une affaire se trompera toujours gros-
sièrement dans une autre. Cet Arabe, qui sera d'ail-
leurs un bon calculateur, un savant chimiste, un
astronome exact, croira cependant que Mahomet a
mis la moitié de la lune dans sa manche.
Pourquoi ira-t-il au delà du sens commun dans
les trois sciences dont je parle, et sera-t-il au-dessous
du sens commun quand il s'agira de. cette moitié de
lune? C'est que dans les premiers cas il a vu avec
ses yeux, il a perfectionné son intelligence; et dans le
second il a vu par les jeux d'autrui, il a fermé les
siens, il a perverti le sens commun qui est en lui.
Comment cet étrange renversement d'esprit peut-
il s'opérer ? Comment les idées qui marchent d'un pas
si régulier et si ferme dans la cervelle sur un grand
nombre d'objets, peuvent-elles clocher si misérable-
ment sur un autre mille fois plus palpable, et plus
aisé à comprendre? cet homme a toujours en lui les
mêmes principes d'intelligence; il faut donc qu'il y
ait un organe vicié, comme il arrive quelquefois que
le gourmet le plus fin peut avoir le goût dépravé sur
une espèce particulière de nourriture,
Comment l'organe de cet Arabe, qui voit la moitié
de la lune dans la manche de Mahomet, est-il vicié ?
C'est par la peur. On lui a dit que , s'il ne croyait
pas à cette manche, son âme immédiatement après sa
mort, en passant sur le pont aigu tomberait pour ja-
mais dans l'abîme; on lui a dit bien pis : Si jamais
vous doutez de cette manche, un derviche vous trai-
tera d'impie; un autre vous prouvera que vous êtes
I3G SENSATION.
mi insensé, qui, ayant tous les motifs possibles de
crédibilité, n'avez pas voulu soumettre votre raison
superbe à l'évidence; un troisième vous déférera au
petit divan d'une petite province, et vous serez léga-
lement empalé.
Tout cela donne une terreur panique au bon
Arabe, à sa femme, à sa sœur, à toute la petite fa-
mille. Ils ont du bon sens sur tout le reste, mais sur
cet article leur imagination est blessée, comme celle
de Pascal, qui voyait continuellement un précipice
auprès de son fauteuil. Mais notre Arabe croit-il en
effet à la manche de Mahomet ? non ; il fait des efforts
pour croire; il dit, cela est impossible, mais cela est
vrai; je crois ce que je ne crois pas. Il se forme dans
sa tète, sur cette manche, un chaos d'idées qu'il
craint de débrouiller; et c'est véritablement n'avoir
pas le sens commun,
SENSATION.
Les huîtres ont, dit-on, deux sens; les taupes,
quatre; les autres animaux, comme les hommes ,
cinq : quelques personnes en admettent un sixième;
mais il est évident que la sensation voluptueuse, dont
ils veulent parler, se réduit au sentiment du tact, et
que cinq sens sont notre partage. Il nous est impos-
sible d'en imaginer par-delà, et d'en désirer.
Il se peut que dans d'autres globes on ait des sens
dont nous n'avons pas d'idées : il se peut que le nom-
bre des sens augmente de globc'en globe, et que l'être
qui a des sens innombrables et parfaits soit le terme
de tous les êtres.
SENSATION. l3j
Maïs nous autres avec nos cinq organes quel est
notre pouvoir ? Nous sentons toujours malgré nous>
et jamais parce que nous le voulons; il nous est im-
possible de ne pas avoir la sensation que notre nature
nous destine, quand l'objet nous frappe. Le sentiment
est dans nous, mais il ne peut en dépendre. Nous le
recevons, et comment le recevons-nous? On sait
assez qu'il n'y a aucun rapport entre l'air battu et
des paroles qu'on me chante, et l'impression que ces
paroles font dans mon cerveau.
Nous sommes étonnés de la pensée; mais le sen-
timent est tout aussi merveilleux. Un pouvoir divin
éclate dans la sensation du dernier des insectes
comme dans le cerveau de Newton. Cependant, que
mille animaux meurent sous nos yeux, vous n'êtes
point inquiets de ce que deviendra leur faculté de
sentir, quoique cette faculté soit l'ouvrage de l'Être
des êtres; vous les regardez comme des machines
de la nature, nées pour périr et pour faire place à
d'autres.
Pourquoi et comment leur sensation subsisterait-
elle, quand ils n'existent plus? Quel besoin l'auteur
de tout ce qui est aurait -il de conserver des pro-
priétés dont le sujet est détruit ? Il vaudrait autant
dire que le pouvoir de la plante nommée sensitive ,
de retirer ses feuilles vers ses branches , subsiste
encore quand la plante n'est plus. Vous allez sans
doute demander comment, la sensation des animaux
périssant avec eux, la pensée de l'homme ne périra
pas? Je ne peux répondre à cette question, je n'en
l38 SENSATION.
sais pas assez pour la résoudre. L'auteur éternel de
la sensation et de la pensée sait seul comment ?1 la
donne, et comment il la conserve.
Toute l'antiquité a maintenu que rien n'est dans
notre entendement qui n'ait qté dans nos sens. Des-
cartes, dans ses romans, prétendit que nous avions
des idées métaphysiques avant de connaître le téton
de notre nourrice; une faculté de théologie proscrivit
ce dogme, non parce que c'était une erreur, mais
parce que c'était une nouveauté : ensuite elle adopta
cette erreur, parce qu'elle était détruite par Locke,
philosophe anglais, et qu'il fallait bien qu'un Anglais
eût tort. Enfin, après avoir changé si souvent d'avis,
elle est revenue à proscrire cette ancienne vérité, que
les sens sont les portes de l'entendement; elle a fait
comme les gouvernemens obérés, qui tantôt donnent
cours à certains billets, et tantôt les décrient; mais
depuis long-temps personne ne veut des billets de
cette faculté.
Toutes les facultés du monde n'empêcheront ja-
mais les philosophes de voir que nous commençons
par sentir, et que notre mémoire n'est qu'une sensa-
tion continuée. Un homme qui naîtrait privé de ses
cinq sens, serait privé de toute idée, s'il pouvait
vivre Les notions métaphysiques ne viennent que
parles sens; car comment mesurer un cercle ou un
triangle, si on n'a pas vu ou touché un cercle et un
triangle ? comment se faire une idée imparfaite de
l'infini, qu'en reculant des bornes ? et comment re-
trancher des bornes, sans en avoir vu ou senti ?
SENSATION. l3c)
La sensation enveloppe toutes nos facultés, dit un
grand philosophe (d).
Que conclure de tout cela? Vous qui lisez et qui
pensez^ concluez.
Les Grecs avaient inventé la faculté Psyché pour
les sensations, et la faculté jSous pour les pensées.
Nous ignorons malheureusement ce que c'est que ces
deux facultés; nous les avons, mais leur origine ne
nous en est pas plus connue qu'à l'huître, à l'ortie de
mer, au polype, aux vermisseaux et aux plantes. Par
quelle mécanique inconcevable le sentiment est -il
dans tout mon corps, et la pensée dans ma seule tête ?
Si on vous coupe la tête, il n'y a pas d'apparence que
vous puissiez alors résoudre un problème de géomé-
trie : cependant votre glaude pinéale, votre corps
calleux, dans lesquelles vous logez votre âme, subsis-
tent long-temps sans altération, votre tête coupée est
si pleine d'esprits animaux, que souvent elle bondit
après avoir été séparée de son tronc : il semble qu'elle
devrait avoir dans ce moment des idées très-vives, et
ressembler à la tête d'Orphée qui fesait encore de la
musique, et qui chantait Eurydice quand on la jetait
dans les eaux de l'Èbre.
Si vous ne pensez pas quand vous n'avez plus de
tête, d'où vient que votre cœur se meut et paraît sentir
quand il est arraché ?
Vous sentez, dites -vous, parce que tous les nerfs
ont leur origine dans le cerveau; et cependant si ou
vous a trépané, et si on vous brûle le cerveau, vous
(a) Traité des sensations, tome II, page 128,
l4o SERPENT,
ne sentez rien. Les gens qui savent les raisons de tout
cela sont bien habiles.
SERPENT.
« Je certifie que j'ai tué en diverses fois plusieurs
serpens, en mouillant un peu avec ma salive un bâton
ou une pierre, et en donnant sur le milieu du corps du
serpent un petit coup, qui pouvait à peine occasioner
une petite contusion. 19 janvier 1772. Figuier, chi-
rurgien. »
Ce chirurgien m'ayant donné ce certificat, deux
témoins qui lui ont vu tuer ainsi des serpens m'ont
attesté ce qu'ils avaient vu. Je voudrais le voir aussi ;
car j'ai avoué , dans plusieurs endroits le nos ques-
tions , que j'avais pris pour mon patron saint Thomas
Didyme, qui voulait toujours mettre le doigt dessus.
Il y a dix -huit cents ans que cette opinion s'est
perpétuée chez les peuples. Et peut-être aurait -elle
dix -huit mille ans d'antiquité, si la Genèse ne nous
instruisait pas au juste de la date de notre inimitié
avec le serpent. Et Ton peut dire que, si Eve avait
craché quand le serpent était à son oreille ? elle eût
épargné bien des maux au genre humain.
Lucrèce, au livre IV (vers 642-3), rapporte cette
manière de tuer les serpens comme une chose très-
-connue :
Est utique ut serpens liominis contacta salivis,
Disperit, ac sese. mandendo conficit ipsa.
« Crachez sur un serpent, sa force l'abandonne;
« Il se mange lui-même , il se dévore , il meurt. »
Il y a un peu de contradiction à le peindre lan-
SERPENT. 1 4 I
guissant et se dévorant lui-même. Aussi mon chirur-
gien Figuier n'affirme pas que les serpens qu'il a tués
se soient manges. La Genèse dit bien que nous les
tuons avec le talon, mais non pas avec de la salive.
Nous sommes dans l'hiver, au 19 janvier : c'est le
temps où les serpens restent chez eux. Je ne puis en
trouver au mont Rrapac ; mais j'exhorte tous les
philosophes à cracher sur tous les serpens qu'ils
rencontreront en chemin, au printemps. Il est bon
de savoir jusqu'où s'étend le pouvoir de la salive de
l'homme.
Il est certain que Jésus-Christ lui-même se servît
de salive pour guérir un homme sourd et muet («).
Il le prit à part; il mit ses doigts dans ses oreilles ;
il cracha sur sa langue \ et, regardant le ciel , il sou-
pira, et s'écria : Effcta. Aussitôt le sourd et muet se
mit à parler.
Il se peut donc en effet que Dieu ait permis que la
salive de l'homme tue les serpens; mais il peut avoir
permis aussi que mon chirurgien ait assommé des
serpens à grands coups de pierre et de bâton ^ et il
est même probable qu'ils en seraient morts , soit
que le sieur Figuier eût craché , soit qu'il n'eût pas
crache.
Je prie donc tous les philosophes d'examiner la
chose avec attention. On peut, par exemple, quand
on verra passer Fréron dans la rue, lui cracher au
nez; et, s'il en meurt, le fait sera constaté, malgré
tous les raisonnemens des incrédules.
(r) Marc , chap. YII.
l£l SlbYLE.
Je saisis cette occasion de prier aussi les philoso-
phes de couper le plus qu'ils pourront de têtes de
limaçons à coquille ; car j'atteste que la tête est
revenue à des limaçons à qui je l'avais très -bien
coupée. Mais ce n'est pas assez que j'en aie fait l'ex-
périence, il faut que d'autres la fassent encore , pour
que la chose acquière quelque degré de probabilité ;
car , si j'ai fait heureusement deux fois cette expé-
rience, je l'ai manquée trente fois : son succès dépend
de l'âge du limaçon, du temps auquel on lui coupe la
tête, de l'endroit où on la lui coupe, du lieu où on le
garde jusqu'à ce que la tête lui revienne.
S'il est important de savoir qu'on peut donner la
mort en crachant, il est bien plus essentiel de savoir
qu'il revient des têtes. L'homme vaut mieux qu un
limaçon; et je ne doute pas que, dans un temps où
tous les arts se perfectionnent, on ne trouve l'art de
donner une bonne tête à un homme qui n'en aura
point,
SIBYLLE.
La première femme qui s'avisa de prononcer dos
oracles à Delphes, s'appelait Sibxjlla. Elle eut pour
père Jupiter, au rapport de Pausanias, et pour mère
Lamia , fille de Neptune , et elle vivait fort long-temps
avant le siège de Troie. De là vint que par le nom de
sibylle on désigna toutes les femmes qui, sans être
prêtresses ni même attachées à un oracle particulier,
annonçaient l'avenir et se disaient inspirées. DifFérens
pays etdifférens siècles avaient eu leurs sibylles ; on
SIBYLLE. l43
conservait les prédictions qui portaient leur noni, ei
Ton en formait des recueils.
Le plus grand embarras pour les anciens était
d'expliquer par quel heureux privilège ces sibylles
avaient le don de prédire l'avenir. Les platoniciens
en trouvaient la cause dans l'union intime que la
créature, parvenue à un certain degré de perfection ,
pouvait avoir avec la Divinité. D'autres rapportaient
cette vertu divinatrice des sibylles aux vapeurs et aux
exhalaisons des cavernes qu'elles habitaient. D'autres
enfin attribuaient l'esprit prophétique des sibylles à
leur humeur sombre et mélancolique ou à quelque
maladie singulière.
Saint Jérôme (</) a soutenu que ce don était en
elles la récompense de leur chasteté; mais il y en a
du moins une très -célèbre qui se vante d'avoir eu
mille amans, sans avoir été mariée. Il eût été plus
court et plus sensé à saint Jérôme et aux autres pères
de l'église de nier l'esprit prophétique des sibylles ,
et de dire qu'à force de proférer des prédictions à
l'aventure, elles ont pu rencontrer quelquefois, sur-
tout à Laide d'un commentaire favorable par lequel
on ajustait des paroles dites au hasard à des faits
qu'elles n'avaient jamais pu prévoir.
Le singulier , c'est qu'on recueillit leurs prédic-
tions après l'événement. La première collection de
vers sibyllins, achetée par Tarquin, contenait trois
livres ; la seconde fut compilée après l'incendie du
Capitole; mais on ignore combien de livres elle con-
{a) Contre Jovinien.
I 44 SIBYLLE.
tenait; et la troisième est celle que nous avons en
huit livres, et dans laquelle il n'est pas douteux que
l'auteur n'ait inséré plusieurs prédictions de la se-
conde. Cette collection est le fruit de la pieuse fraude
de quelques chrétiens platoniciens plus zélés qu'ha-
biles, qui crurent en la composant prêter des armes
à la religion chrétienne, et mettre ceux qui la défen-
daient en état de combattre le paganisme avec le plus
grand avantage.
Cette compilation informe de prophéties différentes
fut imprimée pour la première fois Tan i 545 sur des
manuscrits , et publiée plusieurs fois depuis avec
d'amples commentaires, surchargés d'une érudition
souvent triviale et presque toujours étrangère au
texte que ces commentaires éclaircissent rarement.
Les ouvrages composés pour et contre l'authenticité
de ces livres sibyllins sont en très-grand nombre , et
quelques-uns même très-savansj mais il y règne si
peu d'ordre et de critique, et les auteurs étaient telle*
ment dénués de tout esprit philosophique, qu'il ne
resterait à ceux qui auraient le courage de les lire
que l'ennui et la fatigue de cette lecture.
La date de cette compilation se trouve clairement
indiquée dans le cinquième et dans le huitième livre.
On fait dire à la sibylle que l'empire romain aura
quinze empereurs, dont quatorze sont désignés par
la valeur numérale de la première lettre de leur nom
dans l'alphabet grec. Elle ajoute que le quinzième ,
qui sera, dit-on, un homme à tète blanche, portera
le nom d'une ruer voisine de Home : le quinzième des
SIBYLLE. _ l45
empereurs romains est Adrien 9 et le golfe Adria-
tique est la mer dont il porte le nom.
De ce prince, continue la sibylle, en sortiront trois
autres qui régiront l'empire en même temps; mais à
la fin un seul d'entre eux en restera possesseur. Ces
trois rejetons sont Antonin, Marc-Aurèle et Lncius
Vérus. La sibylle fait allusion aux adoptions et aux
associations qui les unirent. Marc-Aurèle se trouva
seul maître de Pempire à la mort de Lucius Vérus ,
au commencement de l'an 1 69, et il le gouverna sans
collègue jusqu'à Tannée 177 qu'il s'associa son (ils
Commode. Comme il n'y a rien qui puisse avoir quel-
que rapport avec ce nouveau collègue de Marc-
Aurèle j il est visible que la collection doit avoir été
faite entre les années 169 et lyy de l'ère vulgaire.
Josèphe l'historien (b) cite un ouvrage de la si-
bylle, où l'on parlait de la tour de Babel et de la
confusion des langues à peu près comme dans la
Genèse (c) : ce qui prouve que les chrétiens ne sont
pas les premiers auteurs de la supposition des livres
sibyllins. Josèphe ne rapportant pas les paroles
mêmes de la sibylle, nous ne sommes plus en état
de vérifier si ce qui est dit de ce même événement
dans notre collection était tiré de l'ouvrage cité par
Josèphe ; mais il est certain que plusieurs <les vers
attribués à la sibylle dans l'exhortation qui se trouve
parmi les œuvres de saint Justin, dans l'ouvrage de
Théophile d'Antioche, dans Clément d'Alexandrie 3
(b) Antiquités judaïques, liv. XX, chap. XVI.
(c) Chap. XI.
tfict, Pb. 8 i3
À 4$ SIBYLLE.
et dans quelques autres pères, ne se lisent point
dans notre recueil; et, comme la plupart de ces
vers ne portent aucun caractère de christianisme ,
ils pourraient être l'ouvrage de quelque Juif pla-
tonisant.
Dès le temps de Gelse les sibylles avaient déjà
quelque crédit parmi les chrétiens, comme il paraît
par deux passages de la réponse d'Origène. Mais
dans la suite les vers sibyllins paraissant favorables
au christianisme, on les employa communément dans
les ouvrages de controverse, avec d'autant plus de
confiance que les païens eux-mêmes, qui reconnais-
saient les sibylles pour des femmes inspirées, se re-
tranchaient à dire que les chrétiens avaient falsifié
leurs écrits; question de fait qui ne pouvait être déci-
dée que par une comparaison des difFérens manus-
crits, que très-peu de gens étaient en état de faire.
Enfin ce fut d'un poëme de la sibylle de Cumes
que Fou tira les principaux dogmes du christianisme.
Constantin, dans le beau discours qu'il prononça de-
vant l'assemblée des saints, montre que la quatrième
égiogue de Virgile n'est qu'une description prophé-
tique du Sauveur, et que, s'il n'a pas été l'objet imme'-
diat du poëte, il l'a été de la sibylle dont le poëte a
emprunté ses idées, laquelle, étant remplie de l'esprit
de Dieu, avait annoncé la naissance du Rédempteur.
On crut voir dans ce poëme le miracle de la nais-
sance de Jésus d'une vierge, l'abolition du péché par
la prédication de l'Évangile, l'abolition de la peine
par la grâce du Rédempteur. On y crut voir l'ancien
serpent terrassé, et le venin mortel dont il a empoi-
SI CLE. I^J
sonné la nature humaine entièrement amorti. On y
Crut voir que la grâce du Seigneur, quelque puis-
sante qu'elle soit, laisserait néanmoins subsister dans
les fidèles des restes et des vestiges du péché; en un
mot on y crut voir Jésus-Christ annoncé sous le grand
caractère de fils de Dieu.
Il y a dans cette églogue quantité d'autres traits,
qu'on dirait avoir été copiés d'après les prophètes
juifs, et qui s'appliquent d'eux-mêmes à Jésus-Christ ;
c'est du moins le sentiment général de l'église (cl).
Saint Augustin (c) en a été persuadé comme les autres,
et a prétendu qu'on ne peut appliquer qu'à Jésus-
Christ les vers de Virgile. Enfin les plus habiles mo-
dernes soutiennent la même opinion (/). •
SICLE.
Poids et monnaie des Juifs. Mais comme ils ne
frappèrent jamais de monnaie , et qu'ils se servirent
toujours à leur avantage de la monnaie des autres
peuples , toute monnaie d'or qui pesait environ une
guinée , et toute monnaie d'argent pesant un petit
écu de France, était appelée sicle; et ce sicle était
le poids du sanctuaire , et le poids du roi.
Il est dit, dans les livres des Rois (g) , qu'Absalon
avait de très-beaux cheveux, dont il fesait couper
tous les ans une partie. Plusieurs grands commenta-
teurs prétendent qu'il les fesait couper tous les mois,
(d) Remarques de Valois sur Eusèbe, page 267.
(e) Lettre CL V. — (f ) Noël Alexandre , siècie I.
(tj) Liv. H,chap. XIV, v. 26.
l-{8 SI CLE.
et qu'il y en avait pour la valeur de deux cents sicles.
Si c'étaient des sicles d'or, la chevelure d'Absalon lui
valait juste deux mille quatre cents gainées par an. Il
y a peu de seigneuries qui rapportent aujourd'hui le
revenu qu'Absalon tirait de sa tête.
Il est dit que, lorsque Abraham acheta un antre
en Hébron, du Cananéen Ëphron, pour enterrer sa
femme, Éphron lui vendit cet antre quatre cents
sicles d'argent , de monnaie valable et reçue (6) ,
probatœ monetœ publieœ.
Nous avons remarqué qu'il n'y avait point de mon-
naie dans ce temps-là. Ainsi ces quatre cents sicles
d'argent devaient être quatre cents sicles de poids,
lesquels vaudraient aujourd'hui trois livres quatre
sous pièce, qui font douze cent quatre-vingts livres
de France.
Il fallait que le petit champ qui fut vendu avec
cette caverne, fut d'une excellente terre pour être
vendu si cher.
Lorsque Eliézer, serviteur d'Abraham, rencontra
la belle Rebecca, fille de Batuel , portant une cruche
d'eau sur son épaule, et qu'elle lui eût donné à boire
à lui et à ses chameaux , il lui donna des pendans
d'oreille d'or qui pesaient deux sicles (r) , et des bra-
celets d'or qui en pesaient dix. C'était un présent de
vingt-quatre guinées.
Parmi les lois de l'Exode , il est dit que , si un bœuf
frappe de ses cornes un esclave mâle ou femelle, le
(b) Genèse, ebap. XXIII, v. 16.
(0 Ibid. , chap. XXIV, v. 22.
SIC LE. î/\Ç)
possesseur du bœuf donnera trente sieles d'argent au
maître de l'esclave, et le bœuf sera lapidé. Apparem-
ment il était sous-entendu que le bœuf aurait fait une
blessure dangereuse; sans quoi trente-deux écus au-
raient été une somme un peu trop forte vers le mont
Sinaï, où l'argent n'était pas commun. C'est ce qui a
fait soupçonner à plusieurs graves personnages, mais
trop téméraires , que l'Exode , ainsi que la Genèse ,
n'avaient été écrits que dans des temps postérieurs.
Ce qui les a confirmés dans leur opinion erronée ,
c'est qu'il est dit dans le même Exode (rf) : Prenez
d'excellente myrrhe du poids de cinq cents sieles ,
deux cent cinquante de cinnamum, deux cent cin-
quante de cannes de sucre , deux cent cinquante de
casse , quatre pintes et chopine d'huile d'olive pour
oindre le tabernacle ; et on fera mourir quiconque
s'oindra d'une pareille composition, ou en oindra un
étranger.
Il est ajouté qu'à tous ces aromates on joindra du
stacté, de l'onyx, du galbanum et de l'encens bril-
lant , et que du tout on doit faire une collature selon
l'art du parfumeur.
Mais je ne vois pas ce qui a du tant révolter les in-
crédules dans cette composition. Il est naturel de
penser que les Juifs qui , selon le texte, volèrent aux
Égyptiens tout ce qu'ils purent emporter, aient volé
de Fencens brillant, du galbanum ; de l'onyx, du
stacté. de l'huile d'olive, de la casse, des cannes de
sucre , du cinnamum et de la myrrhe. Ils avaient aussi
(fl) ExoçLe, chap. XXX, v. 23 et suiv,
23.
l5o SOCIÉTÉ ROYALE
volé sans doute beaucoup de sicles ; et nous avons vu
qu'un des plus zélés partisans de cette horde hé-
braïque évalue ce qu'ils avaient volé seulement en or
à neuf millions. Je ne compte pas après lui.
SOCIÉTÉ ROYALE DE LONDRES,
ET DES ACADÉMIES.
Les grands hommes se sont tous formés ou avant
les académies, ou indépendamment d'elles. Homère
et Phidias , Sophocle et Apellc , Virgile et Vitruvc 5
l'Ariostc et Michel-Ange, n'étaient d'aucunes acadé-
mies; le Tasse n'eut que des critiques injustes de la
Crusca , et Newton ne dut point à la société royale de
Londres ses découvertes sur l'optique, sur la gravi-
tation, sur le calcul intégral et sur la chronologie. A
quoi peuvent donc servir les académies ? A entretenir
le feu que les grands génies ont allumé ( 1 ).
La société royale de Londres fut formée en 1CG0,
six ans avant notre académie des sciences. Elle n'a
point do récompenses comme la nôtre ; mais aussi
elle est libre; point de ces distinctions désagréables,
inventées par l'abbé Bignon , qui distribua l'académie
(1) Les académies des sciences sont encore utiles : i°. poui
empêcher le public, et surtout les gouverneurs, d'être la dupe
des charlatans dans les sciences; 2°. pour faire exécuter certains
travaux, entreprendre certaines recherches, dont îc résultat ne
peut devenir utile qu'au bout d'un long temps, et qui ne peu-
vent procurer de gloire à ceux qui s'en occupent : comme tout
ce qui n'exige, pour être découvert, que de la méditation et du
génie doit s'épuiser en peu de temps , ces travaux obscurs pré-
parent, pour les générations qui suivent, des matériaux néces-
saires pour de nouvelles découvert es.
DE LONDRES. * I 3 l
des sciences en savans qu'on payait , et en Honoraires
qui n'étaient pas savans. La société de Londres indé-
pendante 3 et n'étant encouragée que par elle-même ,
a été composée de sujets qui ont trouvé le calcul de
l'infini, les lois de la lumière, celles de la pesanteur,
l'aberration des étoiles, le télescope de réflexion, la
pompe à feu , le microscope solaire , et beaucoup
d'autres inventions aussi utiles qu'admirables. Qu'au-
raient fait de plus ces grands hommes, s'ils avaient
été pensionnaires ou honoraires ?
Le fameux docteur Swiit forma le dessein , dans
les dernières années du règne de la reine Anne, d'é-
tablir une académie pour la langue, à l'exemple de
l'académie française. Ce projet était appuyé par le
comte d'Oxford, grand trésorier, et encore plus par
le vicomte Bolingbroke secrétaire d'état, qui avait Je
don de parler sur-le-champ dans le parlement avec
autant de pureté que Swift écrivait dans son cabinet,
et qui aurait été le protecteur et l'ornement de cette
académie. Les membres qui la devaient composer
étaient des hommes dont les ouvrages dureront au-
tant que la langue anglaise. C'était ce docteur Swift >
M. Prior, que nous avons vu ici ministre public, et
qui , en Angleterre , a la même réputation que La Fon-
taine a parmi nous : c'était M. Pope , le Boileau d'An-
gleterre; M. Congrève, qu'on peut en appeler le Mo-
lière ; plusieurs autres , dont les noms m'échappent
ici; auraient tous fait fleurir cette compagnie dans
sa naissance. Mais la reine mourut subitement; les
Wihgs s.e mirent dans la tête de foire pendre les pro-
tecteurs de l'académie ; ce qui , comme vous voyez
10 2 SOCIÉTÉ ROYALE
bien, fui mortel aux belles-lettres. Les membres de
ce corps auraient eu un grand avantage sur les pre-
miers qui composèrent l'académie française. Swift,
Prior , Congrève , Dryden , Pope, Àddison , etc.,
avaient fixé la langue anglaise par leurs écrits ; au
lî-rn que Chapelain , Colletet , Cassaignc , Farct ,
Cotin, nos premiers académiciens, étaient l'opprobre
de notre nation; et leurs noms sont devenus si ridi-
cules, que, si quelque auteur avait le malheur de s'ap-
peler aujourd'hui Chapelain ou Cotin, il serait obligé
de changer de nom. •
Il aurait fallu surtout que l'académie anglaise se
fût proposé des occupations toutes différentes de la
noire. Un jour un bel esprit de ce pays -là me de-
manda les Mémoires de l'académie française. Elle
n "écrit point de Mémoires, lui répondis-je; mais elle
a fait imprimer soixante ou quatre-vingts volumes de
complimens. Il en parcourut un ou deux. Il ne put
jamais entendre ce style, quoiqu'il entendit fort bien
tous nos bons auteurs. Tout ce que j'entrevois, me
dit il, dans ces beaux discours, c'est que le récipien-
daire ayant assuré que son prédécesseur était un
grand homme, que le cardinal de Richelieu était un
très- grand homme , le chancelier Seguier un assez
grand homme ; le directeur lui répond la meme
chose , et ajoute que le récipiendaire pourrait bien
aussi être une espèce de grand homme, et que pour
lui , directeur, il n'en quitte pas sa part. Il est aisé de
voir par quelle fatalité presque tous ces discours aca-
démiques ont fait si peu d'honneur à ce corps. Vitium
est temporis potins quàm hominis. L'usage s'est insen-
DE LONDRES. I J.3
blemcnt établi, que tout académicien répéterait ces
éloges à sa réception (2 ) : on s'est imposé une espèce
de loi d ennuyer le public. Si Ton cherche ensuite
pourquoi les plus grands génies qui sont entrés dans
ce corps ont fait quelquefois les plus mauvaises ha-
rangues, la raison en est encore bien aisée; c'est qu'ils
ont voulu briller, c'est qu'ils ont voulu traiter nouvel-
lement une matière tout usée. La nécessité de parler,
l'cinbarras de n'avoir rien à dire et l'envie d'avoir de
l'esprit, cojil trois choses capables de rendre ridicule
même le plus grand homme. Ne pouvant trouver des
pensées nouvelles, ds ont cherché des tours nou-
veaux , et ont parlé sans penser, comme des gens qui
mâcheraient à vide et feraient semblant de manger en
périssant d'inanition. Au lieu que c'est une loi dans
l'académie française, de faire imprimer tous ces dis-
cours par lesquels seuls elle est connue, ce devrait
être une loi de ne les imprimer pa?.
L'académie des belles-lettres s'est proposé un but
plus sage et plus utile; c'est de présenter au public
un recueil de Mémoires remplis de recherches et de
critiques curieuses. Ces Mémoires sont déjà estimés
chez les étrangers. On souhaiterait seulement que
quelques matières y fussent plus approfondies , et
qu'on n'en eût point traité d'autres. On se serait, par
exemple, fort bien passé de je ne sais quelle disser-
(2) L'usage de ces complimens s'est aboli insensiblement; et
dans le dernier discours de réception, on s'est contenté de rendre
un hommage à la mémoire du prédécesseur , et au roi protecteur
de l'académie.
I 5 4 SOCIÉTÉ ROYALE
talion sur les prérogatives de la main droite sur la
main gauche, et de quelques autres recherches qui,
sous un titre moins ridicule, n'en sont guère moins
frivoles. L'académie des sciences, dans ses recher-
ches plus difficiles et d'une utilité plus sensible, em-
brasse la connaissance de la nature et la perfection
des arts.- Il est à croire que des études si profondes
et si suivies, des calculs si exacts, des découvertes
si fines, des vues si grandes, produiront enfin quel-
que chose qui servira au bien de l'univers.
C'est dans les siècles les plus barbares que se sont
faites les plus utiles découvertes. Il semble que le
partage des temps les plus éclairés, et des compa-
gnies les plus savantes, soit de raisonner sur ce que
des ignorans ont inventé. On sait aujourd'hui, après
Les longues disputes de M. Huyghens et de M. Re-
naud, la détermination de l'angle le plus avantageux
d'un gouvernail de vaisseau avec la quille ; mais Chris-
tophe Colomb avait découvert l'Amérique sans rien
soupçonner de cet angle. Je suis bien loin d'inférer
de ta qu'il faille s'en tenir seulement à une pratique
aveugle; mais il serait heureux que les physiciens et
les géomètres joignissent autant qu'il est possible la
pratique à la spéculation. Faut-il que ce qui fait le
plus d'honneur à l'esprit humain soit souvent ce qui
est le moins utile ? Un homme, avec les quatre règles
d'arithmétique et du bon sens, devient un grand né-
gociant, un Jacques Cœur, un Delmet, un Bernard ;
tandis qu'un pauvre algébriste passe sa vie à chercher
dans les nombres des rapports et des propriétés éton-
nantes; mais sans usage, et qui ne lui apprendront
DE LONDRES. Io5
pas ce que c'est que le change (3). Tous les arts sont
à peu près dans ee cas. Il y a un point passé leqiîel
les recherches ne sont plus que pour la curiosité. Ces
vérités ingénieuses et inutiles ressemblent à des
étoiles qui, placées trop loin de nous, ne nous don-
nent point de clarté.
Pour Facadémie française , quel service ne ren-
drait-elle pas aux lettres, à la languu et a la nation ,
si, au lieu de faire imprimer tous les ans des compli-
mens, elle fesait imprimer les bons ouvrages du siècle
de Louis XIV, épurés de toutes les fautes de langage
qui s'y sont glissées ? Corneille et Molière en sont
pleins. La Fontaine en fourmille. Celles qu'on ne pour-
rait pas corriger seraient au moins marquées. L'Eu-
rope, qui lit ces auteurs, apprendrait par eux notre
langue avec sûreté. Sa pureté serait à jamais fixée.
Les bons livres français, imprimés avec soin aux dé-
pens du roi, seraient un des plus glorieux monumens
de la nation. J'ai ouï dire que M. Despréaux avait fait
autrefois cette proposition, et qu'elle a été renouvelée
par un homme dont l'esprit , la sagesse et la saine
critique sont connus; mais cette idée a eu le sort de
beaucoup d'autres projets utiles, d'être approuvée et
d'être négligée.
(3) Cet exemple nous paraît mal choisi. Il est fort inutile qu'un
«éomètre né avec des talens s'applique à la banque. Ce métier
exige très-peu de science, encore rnoirfr d'esprit de combinaison;
et seulement de l'ordre, de l'activité, avec un grand amour de
1 or. Mais il serait bon qu'un géomètre appliquât le calcul à des
questions d'arithmétique politique, et à la physique, tandis que
les physiciens appliqueraient la physique aux arts.
I 56 SOCIÉTÉ ROYALE DE LONDRES.
Une chose assez singulière , c'est que Corneille ,
qui écrivit avec assez de pureté et beaucoup de no-
blesse les premières de ces bonnes tragédies lorsque
la langue commençait à se former, écrivit toutes les
autres très-incorrectement et d'un style très-bas , dans
le temps que Racine donnait à la langue française
tant de pureté, de vraie noblesse et de grâces, dans
le temps que Despréaux la fixait par l'exactitude la
plus correcte, par la précision, la force et l'har-
monie. Que l'on compare la Bérénice de Racine avec
celle de Corneille, on croirait que celle-ci est du
temps de Tristan. Il semblait que Corneille négligeât
son style à mesure qu'il avait plus besoin de le sou-
tenir, et qu'il n'eût que l'émulation d'écrire, au lieu
de l'émulation de bien écrire. Non -seulement ces
douze ou treize dernières tragédies sont mauvaises,
mais le style en est très-mauvais. Ce qui est encore
plus étrange , c'est que de notre temps même nous
avons eu des pièces de théâtre, des ouvrages de prose
et de poésie , composés par des académiciens qui ont
négligé leur langue au point qu'on ne trouve pas chez
eux dix vers ou dix lignes de suite sans quelque bar-
barisme. On peut être un très-bon auteur avec quel-
ques fautes, mais non pas avec beaucoup de fautes.
Un jour, une société de gens d'esprit éclairés compta
plus de six cents solécismes intolérables dans une
tragédie qui avait eu le plus grand succès à Paris et
la plus grande faveur à la cour. Deux ou trois succès
pareils suffiraient pour corrompre la langue sans re-
tour, et pour la faire retomber dans sou ancienne
SOCINIENS. 107
barbarie dont les soins assidus de tant de grands
hommes Font tirée.
SOCINIENS,
ou ARIENS, ou ANTITRINITAIRES (*).
Il y a en Angleterre une petite secte , composée
d'ecclésiastiques et de quelques séculiers très-savans,
qui ne prennent ni le nom d'ariens, ni celui de soci-
niens; mais qui ne sont point du toul de l'avis de
saint Athanase sur le chapitre de la Trinité , et qui
vous disent nettement que le père est plus grand que
le fils.
Vous souvenez-vous d'un certain évêque ortho-
doxe qui, pour convaincre un empereur de la con-
substantialité , s'avisa de prendre le fils de l'empereur
sous le menton, et de lui tirer le nez en présence de
sa sacrée majesté? L'empereur allait faire jeter Té-
vêque par les fenêtres, quand le bon-homme lui dit
ces belles et convaincantes paroles : « Seigneur, si
votre majesté est si fâchée que l'on manque de res-
pect à son fds ? comment pensez-vous que Dieu le
père traitera ceux qui refusent à Jésus-Christ les titres
qui lui sont dus? » Les gens dont je vous parle disent
que le saint évêque était fort mal avisé , que son argu-
ment n'était rien moins que concluant, et que l'em-
pereur devait lui répondre : Apprenez qu'il y a deux
façons de me manquer de respect; la première de ne
rendre pas assez d'honneur à mon fils j et la seconde)
de lui en rendre autant qu'à moi.
(*) Filment d'une lettre écrite de Londres, vers 1 7^0.
r:<:t. ph. 8. 14
Ji>0 S OC INI EX S.
Quoi qu'il en soit , le parti d'Arius commence à
revivre en Angleterre , aussi-bien qu'en Hollande et
en Pologne. Le grand Newton fesait à cette opinion
l'honneur de la favoriser. Ce philosophe pensait que
les unitaires raisonnaient plus géométriquement que
nous. Mais le plus ferme patron de la doctrine
arienne , est l'illustre docteur Clarkc. Cet homme
est d'une vertu rigide et d'un caractère doux , plus
amateur de ses opinions , que passionné pour foire
des prosélytes, uniquement occupé de calculs et de
démonstrations, aveugle et sourd pour tout le reste,
une vraie machine à raisonnemens. C'est lui qui est
l'auteur d'un livre assez peu entendu, mais estimé,
sur l'existence de Dieu, et d'un autre plus intelli-
gible , mais assez méprisé, sur la vérité de la religion
chrétienne. Il ne s'est point engagé dans de belles
disputes scolastiques, que notre ami appelle de véné-
rables billevesées; il s'est contenté de faire imprimer
un livre qui contient tous les témoignages des pre-
miers siècles pour et contre les unitaires, et a laissé
au lecteur le soin de compter les voix et de juger. Ce
livre du docteur lui a attiré beaucoup de partisans,
mais l'a empêché d'être archevêque de Cantorbéri :
car , lorsque la reine Anne voulut lui donner ce
poste , un docteur nommé Gibson , qui avait sans
doute ses raisons, dit à la reine : Madame , M. Clarkc
est le plus savant et le plus honnête homme du
royaume ; il ne lui manque qu'une chose. Et quoi ?
dit la reine. C'est d'être chrétien, dit le docteur bé-
névole. Je crois que Clarkc s'est trompé dans son
SOC RATE. I-3C)
calcul '] et qu'il valait mieux être primat orthodoxe
d'Angleterre que curé arien.
Vous voyez quelles révolutions arrivent dans les
opinions comme dans les empires. Le parti d'Anus,
après trois cents ans de triomphe , et douze siècles
d'oubli , renaît enfin de sa cendre ; mais il prend très-
mal son temps, de reparaître dans un âge où tout le
monde est rassasié de disputes et de sectes. Ceile-ci
est encore trop petite pour obtenir la liberté des
assemblées publiques; elle l'obtiendra sans douie si
elle devient plus nombreuse : mais on est si tiède à
présent sur tout cela, qu'il n'y a plus guère de for-
tune à faire pour une religion nouvelle ou renouvelée.
N'est-ce pas une chose plaisante, que Luther, Calvin,
Zuingle , tous écrivains qu'on ne peut lire , aient
fonde des sectes qui partagent l'Europe? que l'igno-
rant Mahomet ait donné une religion à l'Asie et à
l'Afrique, et que messieurs Newton, Clarke, Locke,
le Clerc, etc., les plus grands philosophes et les
meilleures plumes de leur temps, aient pu à peine
venir à bout d'établir un petit troupeau ? Voilà ce
que c'est que de venir au monde à propos. Si le car-
dinal de Retz reparaissait aujourd'hui , il n'ameute-
rait pas dix femmes dans Paris. Si Cromwell renais-
sait, lui qui a fait couper la tète à son roi et s'est fait
souverain, il serait un simple citoyen de Londres.
SOCIiATE.
Le moule est-il cassé de ceux qui aimaient la vertu
pour elle - même , un Confucius , un Pythagore , un
Thaïes, un Soerate ? Il y avait de leur temps des
l6o SOC RATE.
foules de dévols à leurs pagodes et à leurs divinités ,
des esprits frappés de la crainte de Cerbère, et des
furies, qui couraient les initiations, les pèlerinages,
les mystères, qui se ruinaient en offrandes de brebis
noires. Tous les temps ont vu de ces malheureux dont
parle Lucrèce (III, 5i — -54) :
Qui quoeumque tamen miseri venêre partutanc ,
Et nuiras mactant pecudes, et Manibit Divis
In fciias mittunt ; multoaue in rébus acerbis
Acriùs adverlunt animos ad rellicjionem.
Les macérations é: aient en usage ; les prêtres de
Cybèlc se fesaient châtrer pour garder ia continence.
D'où vient que parmi tous ces martyrs de la super-
stition , l'antiquité ne compte pas un seul grand
homme, un sage ? C'est que la crainte n'a jamais pu
faire la vertu. Les grands hommes ont été les en-
thousiastes du bien moral. La sagesse était leur
passion dominante ; ils étaient sages comme Alexan-
dre était guerrier, comme Homère était poète, et
Apclic peintre, par une force et une nature supé-
rieure : et voilà peut être tout ce qu'on doit entendre
par le démon de Socratc.
Un jour deux citoyens d'Athènes, revenant de la
chapelle de Mercure , aperçurent Socrate dans la
place publique. L'un dit à l'autre : N'est-ce pas là ce
scélérat qui dit qu'on peut être vertueux sans aller
tous les jours offrir des moutons et des oies ? Oui , dit
l'autre, c'est ce sage qui n'a point de religion; c'est
cet athée qui dit qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Socrate
approcha d'eux avec son air simple, son démon et
son ironie que madame Dacier a si fort exaltée : Mes
S OCRAT E. 1.6 1
amis, leur dit-il, un petit mot, je vous prie. Un
homme qui prie la Divinité, qui l'adore, qui cherche
à lui ressembler autant que le peut la faiblesse hu-
maine , et qui fait tout le bien dont il est capable ,
comment nommeriez - vous un tel homme ? C'est une
âme très-religieuse , dirent-ils. Fort bien : on pourrait
donc adorer l'Être suprême, et avoir à toute force de
la religion ? D'accord , dirent les deux Athéniens,
Mais croyez -vous, poursuivit Socrate, que quand le
divin architecte du monde arrangea tous ces globes
qui roulent sur vos têtes, quand il donna le mouve-
ment et la vie à tant d'êtres différens , il se servit du
bras d'Hercule, ou de la lyre d'Apollon, ou de la flûte
de Pan? Cela n'est pas probable, dirent-ils. Mais3 s'il
n'est pas vraisemblable qu'il ait employé le secours
d'autrui pour construire ce que nous voyons, il n'est
pas croyable qu'il le conserve par d'autres que par
lui-même. Si Neptune était le maître absolu de la
mer , Junon de l'air , Éole des vents , Cérès des
moissons, et que l'un voulût le calme quand l'autre
voudrait du vent et de la pluie, vous sentez bien que
l'ordre de la nature ne subsisterait pas tel qu'il est.
Vous m'avouerez qu'il est nécessaire que tout dé-
pende de celui qui a tout fait. Vous donnez quatre
chevaux blancs au soleil, et deux chevaux noirs à la
lune; mais ne vaut il pas mieux que le jour et la nuit
soient l'effet du mouvement imprimé aux astres par
le maître des astres, que s'ils étaient produits par six
chevaux ? Les deux citoyens se regardèrent et ne
répondirent rien. Enfin Socrate finit par leur prouver
qu'on pouvait avoir des moissons sans donner de
14.
l62 SOCRATE.
l'argent aux prêtres de Cérès, aller à la chasse sans
offrir des petites statues d'argent à la chapelle de
Diane, que Pomone ne donnait point des fruits, que
Neptune ne donnait point des chevaux, et qu'il fallait
remercier le souverain qui a tout fait.
Son discours était dans la plus exacte logique.
Xénophon son disciple , homme qui connaissait le
monde, et qui depuis sacrifia au vent dans la retraite
des dix mille, tira Socrate par la manche, et lui dit:
Votre discours est admirable; vous avez parlé bien
mieux qu'un oracle : vous êtes perdu; l'un de ces
honnêtes gens à qui vous parlez est un boucher qui
vend des moutons et des oies pour les sacrifices; et
l'autre, un orfèvre qui gagne beaucoup à faire de
petits dieux d'argent et de cuivre pour les femmes; ils
vont vous accuser d'être un impie qui voulez diminuer
leur négoce ; ils déposeront contre vous auprès de
Mélitus et d'Anitus, vos ennemis, qui ont conjuré
votre perte : gare la ciguë ; votre démon familier
aurait bien dû vous avertir de ne pas dire à un bou-
cher et à un orfèvre ce que vous ne deviez dire qu'à
Platon et à Xénophon.
Quelque temps après, les ennemis de Socrate le
firent condamner par le conseil des cinq cents. Il eujt
deux cent vingt voix pour lui. Cela fait présumer
qu'il y avait deux cent vingt philosophes dans ce
tribunal ; mais cela fait voir que dans toute compa-
gnie le nombre des philosophes est toujours le plus
petit.
Socrate but donc la ciguë pour avoir parlé en
faveur de l'unité de Dieu : et ensuite les Athéniens
SOLDAT. l63
consacrèrent une chapelle à Socrate , à celui qui
s'était élevé contre les chapelles dédiées aux êtres
inférieurs.
SOLDAT.
Le ridicule faussaire qui fit ce Testament du car-
dinal de Richelieu ? dont nous avons beaucoup plus
parlé qu'il ne mérite 3 donne pour un beau secret
d'État de lever cent mille soldats quand on veut en
avoir cinquante mille.
Si je ne craignais d'être aussi ridicule que ce
faussaire, je dirais qu'au lieu de lever cent mille
mauvais soldats , il en faut engager cinquante mille
bons; qu'il faut rendre leur profession honorable;
qu'il faut qu'on la brigue et non pas qu'on la fuie; que
cinquante mille guerriers assujettis à la sévérité de
la règle, sont bien plus utiles que cinquante mille
moines.
Que ce nombre est suffisant pour défendre un état
de l'étendue de l'Allemagne ou de la France, ou de
l'Espagne, ou de l'Italie.
Que des soldats en petit nombre dont on a aug-
menté 1 honneur et la paye ne déserteront point.
Que cette paye étant augmentée dans un état ,. et
le nombre des engagés diminué, il faudra bien que les
états voisins imitent celui qui aura le premier rendu
ce service au genre humain.
Qu'une multitude d'hommes dangereux étant ren-
due à la culture de la terre ou aux métiers, et devenue
utile, chaque état en sera plus florissant.
M. le marquis de Monteynard a donné en 1773
ÏU% SOMNAMBULES.
un exemple à l'Europe; il a donné un surcroît à la
paye, et des honneurs aux soldats qui serviraient
après le temps de leur engagement. Voilà comme il
faut mener les hommes.
SOMNAMBULES, ET SONGES.
SECTION PREMIÈRE.
J'ai vu un somnambule, mais il se contentait de se
lever, de s'habiller, de faire la révérence, de danser
le menuet assez proprement, après quoi il se désha-
billait, se recouchait, et continuait de dormir.
Cela n'approche pas du somnambule de l'Encj'clo-
pédie. C'était un jeune séminariste qui se relevait
pour composer un sermon en dormant , récrivait
correctement, le relisait d'un bout a l'autre , ou du
moins croyait le relire, y fesait des corrections-, ra-
turait des lignes, en substituait d'autres, remettait à
sa place un mot oublié; composait de la musique, la
no'.ait exactement, après avoir réglé son papier avec
sa canne, et plaçait les paroles sous les ne tes sans se
tromper, etc., elc.
Il est dit qu'un archevêque de Bordeaux a été
témoin de toutes ces opérations, et de beaucoup
d'autres aussi étonnantes. Il serait à souhaiter que ce
prélat eût donné lui-même son attestation signée de
ses grands vicaires, ou du moins de monsieur son
secr.' taire.
Mais supposons que ce somnambule ait fait tout
ce qu'on lui a'iribue, je lui ferai toujours les mêmes
questions que je ferais à un simple songeur. Je lui
SOMK AMBULES. tG5
dirais .-Vous avez songé plus fortement qu'un autre,
mais c'est par le même principe ; cet autre n'a eu que
la fièvre, et vous avez eu le transport au cerveau.
Mais enfin, vous avez reçu l'un et l'autre des idées,
des sensations auxquelles vous ne vous attendiez nul-
lement; vous avez fait tout ce que vous n'aviez nulle
envie de foire.
De deux dormeurs 1 un n'a pas une seule idée,
l'autre en reçoit une foule; l'un est insensible comme
un marbre, l'autre éprouve des désirs et des jouis-
sances. Un amant fait en rêvant une chanson pour sa
maîtresse, qui dans son délire croit lui écrire une
lettre tendre, et qui en récite tout haut les paroles.
Swibit amatori meretrix ; dat adultéra munus,...
In noclis spatio rniserorum vulnera durant.
(Pétrone, cîiap. io4-)
S'est -il passé autre chose dans votre machine
pendant ce rêve si puissant sur vous, que ce qui se
passe tous les jours dans votre machine éveillée?
Vous, monsieur le séminariste, né avec le don de
l'imitation, vous avez écouté cent sermons, votre
cerveau s'est monté à en faire; vous en avez écrit en
veillant, poussé par le talent d'imiter; vous en écrivez
de même en dormant. Comment s'est-il pu faire que
vous soyez devenu prédicateur en rêve, vous étant
couché sans aucune volonté de prêcher ? Piessou-
venez-vous bien de la première fois que vous mîtes
par écrit l'esquisse d'un sermon pendant la veille.
Vous n'y pensiez pas le quart d'heure d'auparavant ;
vous étiez dans votre chambre livré à une rêverie
vague sans aucune idée déterminée; votre mémoire
1 66 S 0 M N A MEULES,
vous rappelle, sans que votre volonté s'en mêle, le
souvenir d'une certaine fètc; cette fête vous rappelle
qu'on proche ce jour-là; vous vous souvenez d'un
texte , ce texte fournit un exorde; vous avez auprès
de vous encre et papier ? vous écrivez des choses que
vous ne pensiez pas devoir jamais écrire.
Voilà précisément ce qui vous est arrivé dans-
vôtre acte de noctambule.
Vous avez cru dans l'une et l'autre opération ne
faire que ce que vous vouliez; et vous avez été dirigé
sans le savoir par tout ce qui a précédé l'écriture de
ce sermon.
De même, lorsqu'en sortant de vêpres vous vous
êtes renfermé dans votre cellule pour méditer, vous
n'aviez nul dessein de vous occuper de votre voisine;
cependant son image s'est peinte à vous quand vous
n y pensiez pas; votre imagination s'est allumée sans
que vous ayez songé à un éteignoir; vous savez ce qui
s'en est suivi.
Vous avez éprouvé la même aventure pendant
votre sommeil.
Quelle part avez-vous eue à toutes ces modifica-
tions de votre individu? la même que vous avez à la
course de votre sang dans vos artères et dans vos
veines , à rarrosement de vos vaisseaux lympha-
tiques , au battement de votre cœur et de votre cer-
veau.
J'ai lu l'article Songe dans le Dictionnaire encyclo-
pédique, et je n'y al rien compris. Mais, quand je
recherche la cause de mes idées et de mes actions
SOMNAMBULES. 167
dans le sommeil et dans la veille, je n'y comprends
pas davantage.
Je sais bien qu'un raisonneur qui voudrait me
prouver que, quand je veille, et que je ne suis ni fré-
nétique ni ivre, je suis alors un animal agent, ne lais*
serait pas de m'embarrasser.
Mais je l'embarrasserais bien davantage, en lu!
prouvant que, quand il dort, il est entièrement pa-
tient, pur automate.
Or, dites-moi ce que c'est qu'un animal qui est
absolument machine la moitié de sa vie , et qui
change de nature deux fois eu vingt -quatre heures ?
SECTION 11.
Lettre aux auteurs de la gazette littéraire, sur
les songes. Août 1764.
Messieurs,
Tous les objets des sciences sont de votre ressort;
souiFrez que les chimères en soient aussi. JSil sub sole
noçum : rien de nouveau sous le soleil; aussi n'est-ce
pas de ce qui se fait en plein jour que je veux vous
entretenir, mais de ce qui se passe pendant la nuit.
Ne vous alarmez pas, il ne s'agit que de songes.
Je vous avoue , messieurs , que je pense assez
comme le médecin de votre M. de Pourceaugnac; il
demande à son malade de quelle nature sont ses
songes; et M. de Pourceaugnac, qui n'est pas philo-
sophe, répond qu'ils sont de la nature des songes.
Il est très-certain pourtant , n'en déplaise à votre
Limousin, que des songes pénibles et funestes dé-
<ï68 r. omnamdui.es.
notent les peines de l'esprit et du corps, un estomac
surchargé d'alimens , ou un esprit occupé d'idées
douloureuses pendant la veille.
Le laboureur qui a bien travaillé sans chagrin, et
bien mangé sans excès, dort d'un sommeil plein et
tranquille, que les rêves ne troublent point. Tant
qu'il est dans cet état, il ne se souvient jamais d'avoir
fait aucun rêve. C'est une vérité dont je me suis
assuré autant que je l'ai pu dans mon manoir de Her-
fordshire. Tout rêve un peu violent est produit par
un excès, soit dans les passions de l'âme, soit dans
la nourriture du corps; il semble que la nature alors
vous en punisse en vous donnant des idées, en vous
y fesant penser malgré vous. On pourrait inférer de
là que ceux qui pensent le moins sont les plus heu-
reux ; mais ce n'est pas là que je veux en venir.
Il faut dire avec Pétrone, quidquid luce fuit tenc-
bris agit. J'ai connu des avocats qui plaidaient en
songe, des mathématiciens qui cherchaient à résou-
dre des problèmes, des poètes qui fesaient des vers.
J'en ai fait moi-même qui étaient assez passables, et
je les ai retenus. Il est donc incontestable que dans le
sommeil on a des idées suivies comme en veillant.
Les idées nous viennent incontestablement malgré
nous. Nous pensons en dormant, comme nous nous
remuons dans notre lit, sans que notre volonté y ait
aucune part. Votre père Malebranche a donc très-
grande raison de dire que nous ne pouvons jamais
nous donner nos idées; car pourquoi en serions-nous
les maîtres plutôt pendant la veille que pendant le
sommeil ? Si votre Malebranche s'en était tenu là- il
SOMNAMBULES. 1 69
serait un très -grand philosophe; il ne s'est trompé
que parce qu il a été trop loin : c'est de lui dont on
peut dire :
Processit longé flarnmanùa înœnia mundi.
(Lucrèce, I, ^4-)
Pour moi, je suis persuadé que cette réflexion, que
nos pensées ne viennent pas de nous, peut nous faire
venir de très-bonnes pensées; je n'entreprends pas de
développer les miennes, de peur d'ennuyer quelques
lecteurs, et d'en étonner quelques autres.
Je vous prie seulement de souffrir encore un petk
mot sur les songes. Ne trouvez -vous pas, comme
moi, qu'ils sont l'origine de l'opinion généralement
répandue dans toute l'antiquité touchant les ombres
et les mânes ? Un homme profondément affligé de la
mort de sa femme ou de son fîls, les voit dans son
sommeil ; ce sont les mêmes traits, il leur parle , ils
lui répondent; ils lui sont certainement apparus.
D'autres hommes ont eu les mêmes rêves; il est im-
possible de douter que les raprts ne reviennent; mais
on est sur eu même temps que ces morts, ou enterrés,
ou réduits en cendres, ou abîmés dans les mers,
n'ont pu reparaître en personne; c'est donc leur âme
qu'on a vue : cette âme doit êlre étendue , légère ,
impalpable, puisqu'en lui parlant on n'a pu l'em-
brasser : E[(utjit imago par leçibus venus. Elle est
moulée, dessinée sur le corps qu'elle habitait, puis-
qu'elle lui ressemble parfaitement; on lui donne le
nom d'ombre, de mânes; et de tout cela il reste dans
fciet. Pb. S. l5
I70 SOMN-ÀMBULtS".
les têtes une idée confuse qui se perpétue d'autant
mieux que personne ne la comprend.
Les songes me paraissent encore l'origine sensi-
ble des premières prédictions. Qu'y a-t-il de plus
naturel et de plus commun que de rêver à une per-
sonne chère qui est en danger de mort, et de la voir
expirer en songe ? Quoi de plus naturel encore que
cette personne meure après le rêve funeste de son
ami ? Les songes qui auront été accomplis sont des
prédictions que personne ne révoque en doute. On
ne lient point compte des rêves qui n'auront point eu
Leur effet, un seul songe accompli fait plus d'effet
que cent qui ne l'auront pas été. L'antiquité est
pleine de ces exemples. Combien nous sommes faits
pour Terreur 1 Le jour et la nuit ont servi à nous
tromper.
Vous voyez bien, messieurs, qu'en étendant ces
idées on pourrait tirer quelque fruit du livre de mon
compalriote le rêvasseur; mais je finis, de peur que
vous ne me preniez moi-même pour un songe-creux.
JOTIN DilEAJIER.
SECTION CU.
Des songes.
Somnia quœ mentes ludunt volitantibus umbiisy
Non delubra deùm nec ab œthere numina mithmt
Ssd *ibi qui;>qiie facit.
(PÉTr.OPfE» riinp. 104 )
Mais comment tous les sens étant morts dans le
sommeil , y en a-t-il un interne qui est vivant ? com-
ment vos veux ne voyant plus, vos oreilles n'enlen-
SOMNAMBULES. IJÎ
dant rien, voyez -vous cependant et entendez -vous
dans vos rêves ? Le chien est à la chasse en songe , il
aboie, il suit sa proie, il est à la curée. Le poëte fait
des vers en dormant. Le mathématicien voit des
figures; le métaphysicien raisonne bien ou mal : On
en a des exemples frappans.
Sont- ce les seuls organes de la machine qui agis-
sent ? est-ce Pâme pure qui , soustraite à l'empire des
sens, jouit de ses droits en liberté ? Jg*
Si les organes seuls produisent les reves de la
nuit, pourquoi ne produiront- ils pas seuls les idées
du jour ? Si l'âme pure, tranquille dans le repos des
sens, agissant par elle-même, est l'unique cause, le
sujet unique de toutes les idées que vous avez en
dormant, pourquoi toutes ces idées sont -elles pres-
que toujours irrégulières, déraisonnables, incohé-
rentes ? Quoi , c'est dans le temps où cette âme est le
moins troublée, qu'il y a plus de trouble dans toutes
ses imaginations! elle est en liberté, et elle est folle!
si elle était née avec des idées métaphysiques (comme
l'ont dit tant d'écrivains qui rêvaient les yeux ou-
verts ), ses idées pures et lumineuses de l'être, de
l'infini, de tous les premiers principes, devraient se
réveiller en elle avec la plus grande énergie quand
son corps est endormi : on ne serait jamais bon
philosophe qu'en songe.
Quelque système que vous embrassiez , quelque
vains efforts que vous fassiez pour vous prouver que
la mémoire remue votre cerveau, et que votre cer-
veau remue votre âme , il faut que vous conveniez que
toutes vos idées vous viennent dans le sommeil sans
I J 1 SOMNAMBULES.
vous et malgré vous : votre volonté n'y a aucune part.
II est donc certain que vous pouvez penser sept ou
huit heures de suite, sans avoir la moindre envie de
penser, et sans même être sur que vous pensez. Pesez
cela, et tachez de deviner ce que c'est que le composé
de l'animal.
Les songes ont toujours été un grand objet de su-
perstition ; rien n'était plus naturel. Un homme vive-
mont touché de la maladie de sa maîtresse, songe
qu'il Ja voit mourante; elle meurt le lendemain, donc
les dieux lui ont prédit sa mort.
Un général d'armée rêve qu'il gagne une bataille;
il la gagne en effet 3 les dieux Font averti qu'il serait
vainqueur.
On ne tient compte que des rêves qui ont été ac-
complis, on oublie les autres. Les songes font une
grande partie de l'histoire ancienne, aussi-bien que
les oracles.
La Vulgate traduit ainsi la fin du vers. 26 du
chap. XIX du Lé vi tique : « Vous n'observerez point
les songes. » Mais le mot songe n'est point dans 1 hé-
breux : et il serait assez étrange qu'on réprouvât Fob-
servalion des songes dans le même livre où il est dit
que Joseph devint le bienfaiteur de l'Egypte et de sa
famille pour avoir expliqué trois songes.
L'explication des rêves était une chose si com-
mune qu'on ne se bornait pas à cette intelligence; il
fallait encore deviner quelquefois ce qu'un autre
homme avait rêvé. Nabuchodonosor, ayant oublié un
songe qu'il avait fait, ordonna à ses mages de le devi-
ner, et les menaça de mort s'ils n'en venaient pas à
SOMNAMBULES. 1 j3
bout; mais le Juif Daniel, qui était de l'école des
mages, leur sauva la vie en devinant quel était le
songe du roi, et en l'interprétant. Cette histoire et
beaucoup d autres pourraient servir à prouver que la
loi des Juifs ne défendait pas l'onéiromantie, c'est-à-
dire; la science des songes.
SECTION IV.
A Lausanne, 25 octobre i^S^
Dans un de mes rêves , je soupais avec M. Touron
qui fesait les paroles et la musique des vers qu^il
nous chantait. Je lui fis ces quatre vers dans mon
songe :
Mon cher Touron , que lu m'enchantes
Par la douceur de tes accens !
Que te* vers sont doux et coulans ç
Tu les fais comme tu les chantes.
Dans un autre rêve je récitai le premier chant de
la Henriade tout autrement qu'il n'est. Hier je rêvai
qu'on nous disait des vers à souper- Quelqu'un pré-
tendait qu'il y avait trop d'esprit; je lui répondis que
les vers étaient une fête qu'on donnait à l'âme, et
qu'il fallait des ornemens dans les fêtes.
J'ai donc en rêvant dit des choses que j'aurais
dites à peine dans la veille ; j'ai donc eu des pensées
réfléchies malgré moi , et sans y avoir la moindre
part. Je n'avais ni volonté , ni liberté ; et cependant
je combinais des idées avec sagacité, et même avec
quelque génie. Que suis-je donc sinon une machine ?
i5.
1^4 SOPHISTE.
SOPHISTE.
Un géomètre un peu dur nous parlait ainsi : Y a-t-il
rien dans la littérature de plus dangereux que des
rhéteurs sophistes? parmi ces sophistes y en eut-il
jamais de plus inintelligibles et de plus indignes d'être
entendus que le divin Platon?
La seule idée utile qu'on puisse peut-être trouver
chez lui, est l'immortalité de l'âme, qui était déjà
établie chez tous les peuples policés. Mais comment
prouve-t-il cette immortalité ?
On ne peut trop remettre cette preuve sous nos
yeux pour nous faire bien apprécier ce fameux Grec.
il dit, dans son Phédon, que la mort est le con-
traire de la vie, que la mort naît du vivant, et le vi-
vant du mort, et que par conséquent les âmes vont
sous terre après notre mort.
S'il est vrai que le sophiste Platon, qui se donne
pour ennemi de tous les sophistes, raisonne presque
toujours ainsi, qu'étaient donc ces prétendus grands
hommes, et à quoi ont-ils servi?
Le grand défaut de toute la philosophie platoni-
cienne était d'avoir pris les idées abstraites pour de$
choses réelles. Un homme ne peut avoir fait une belle
action que parce qu'il y a un beau réellement existant
auquel cette action est conforme !
On ne peut faire aucune action sans avoir l'idée de
eette action. Donc ces idées existent je ne sais où, et
il faut les consulter!
Dieu avait ridée du monde avant de le former §.
SOTTISE DES DEUX PARTS. Ij5
c'était son logos. Donc le monde était la production
du logos!
Que de querelles , tantôt vaines, lantot sanglantes,
cette manière d'argumenter apporta -t-elle enfin sur
la terre ! Platon ne se doulait pas que sa doctrine
pût un jour diviser une église qui n'était pas encore
née.
Pour concevoir le juste mépris que méritent toutes
ces vaines subtilités, lisez Démosthèncs ; voyez si
dans aucune de ses harangues il emploie un seul de
ces ridicules sophismes. C'est une preuve bien claire
que dans les affaires sérieuses on ne fesait pas plus de
cas de ces ergoteries , que le conseil d'état n'en fait
des thèses de théologie.
Vous ne trouverez pas un seul de ces sophismes
dans les Oraisons de Gicéron. C'était un jargon de
lécole , inventé pour amuser l'oisiveté : c'était ie
charlatanisme de l'esprit.
SOTTISE DES DEUX PARTS.
Sottise des deux parts est , comme on sait , la
devise de toutes les querelles. Je ne parle pas ici de
celles qui ont fait verser le sang. Les anabaptistes
qui ravagèrent la Vestphalie, les calvinistes qui allu-
mèrent tant de guerres en France, les factions san~
guinaires des Armagnacs e; des Bourguignons , le
supplice de la pucelle d'Orléans, que la moitié de ia
France regardait comme une héroïne céleste , et
l'autre comme une sorcière; la Sorbonne qui présent
tait requête pour la faire bûler; l'assassinat du duc
d'Orléans justifié par des docteurs; les sujets dbpen-
lj(> SOTTISE
ses du serment de fidélité par un -décret de la sacrée
faculté; les bourreaux tant de fois employés à soute-
nir des opinions; les bûchers allumés pour des mal-
heureux à qui on persuadait qu'ils étaient sorciers ou
hérétiques : tout cela passa la sottise. Ces abomina-
tions cependant étaient du bon temps de la bonne foi
germanique, de la naïveté gauloise; et j'y renvoie
les honnêtes gens qui regrettent toujours les temps
passés.
Je ne veux ici que me faire, pour mon édification
particulière , un petit Mémoire instructif des belles
choses qui ont partagé les esprits de nos aïeux.
Dans l'onzième siècle, dans ce bon temps où nous
ne connaissions ni Fart de la guerre qu'on fesait tou-
jours, ni celui de policcr les villes, ni le commerce,
ni la société, et où nous ne savions ni lire ni écrire;
des gens de beaucoup d'esprit disputèrent solennelle-
ment, longuement et vivement sur ce qui arrivait à la
garde-robe quand on avait rempli un devoir sacré,
dont il ne faut parler qu'avec le plus profond respect.
C'est ce qu'on appclla la dispute des stercoristes. Cette
querelle n'excita pas de guerre , et fut du moins
par-la une des plus douces impertinences de l'esprit
humain.
La dispute qui partagea l'Espagne savante au même
siècle sur la version mosarabique , se termina aussi
sans ravage de provinces et sans effusion de sang
humain. L'esprit de chevalerie qui régnait alors ne
permit pas qu'on éclaircît autrement la difficulté
qu'en remettant la décision à deux nobles chevaliers.
Celui des deux Don Quichottes qui renverserait pai
DES DEUX PARTS. ÎJJ
terre son adversaire , devait faire triompher la ver-
sion dont il était le tenant. Don Ruis de Martanza ,
chevalier du rituel mosarabique, fit perdre les arçons
au Don Quichotte du rituel latin ,: mais, comme
les lois de la noble chevalerie ne décidaient pas
positivement qu'un rituel dût être proscrit parce que
son chevalier avait été désarçonné, on se servit d'un
secret plus sur et fort en usage , pour savoir lequel
des deux livres devait être préféré; ce fut de les
jeter tous deux dans le feu : car il n'était pas pos»
sible que le bon rituel ne fut préservé des flammes.
Je ne sais comment il arriva qu'ils furent bridés tous
deux ; la dispute resta indécise , au grand étonne-
ment des Espagnols. Peu à peu le rituel latin eut la
préférence ; et, s'il se fut présenté par la suite quel-
que chevalier pour soutenir le mosarabique, c'eût
été le chevalier et non le rituel qu'on eût jeté dans
le feu.
Dans ces beaux siècles, nous autres peuples polis,
quand nous étions malades, nous étions obligés d'a-
voir recours à un médecin arabe. Quand nous vou-
lions savoir quel jour de la lune nous avions, il fallait
s'en rapporter aux Arabes. Si nous voulions faire
venir une pièce de drap, il fallait payer chez un Juif;
et, quand un laboureur avait besoin de pluie, il s?a-
dressait à un sorcier. Mais enfin lorsque quelques-uns
de nous curent appris le latin, et que nous eûmes une
mauvaise traduction d'Aristote, nous figurâmes dans
le monde avec honneur , nous passâmes trois ou
quatre cents ans à déchiffrer quelques pages du Stagi-
rite, à les adorer et à les condamner. Les uns ont dit
Ij8 SOTTISE
que sans lui nous manquerions d'articles de foi, les
autres qu'il était athée. Un Espagnol a prouvé qu'A ri s-
tote était un saint et qu'il fallait fêter sa fête. Un con-
cile en France a fait brûler ses divins écrits. Des col-
lèges, des universités, des ordres entiers de religieux
se sont anathématisés réciproquement, au sujet de
quelques passages de ce grand homme, que ni eux ,
ni les juges qui interposèrent leur autorité, ni l'au-
teur , n'entendirent jamais. Il y eut beaucoup de
coups de poin;4 donnés en Allemagne pour ces graves
querelles; mais enfin il n'y eut pas beaucoup de sang
répandu. C'est dommage, pour la gloire d'Aristole,
qu'on n'ait pas fait la guerre civile et donné quelques
batailles rangées en faveur des quiddites, et de Y uni-
versel de la part de la chose. Nos pères se sont égorgés
pour des questions qu'ils ne comprenaient pas da-
vantage.
Il est vrai qu'un fou fort célèbre nommé Occam ,
surnommé le docteur invincible, chef de ceux qui te-
naient pour l'universel de la part de la pensée, de-
manda à l'empereur Louis de Bavière qu'il défendit
sa plume par son épée impériale, contre Scot, autre
fou écossais, surnommé le docteur subtil, qui batail-
lait pour Yunwcrsel de la part de la chose. Heureuse-
ment l'épée de Louis de Bavière resta dans son four-
reau. Qui croirait que ces disputes ont duré jusqu'à
nos jours, et que le parlement de Paris, en 1624? a
donné un bel arrêt en faveur d'Aristote?
Vers le temps du brave Occam et de l'intrépide
Scot, il s'éleva une querelle bien plus sérieuse, dans
laquelle les révérends pères cordeliers entraînèrent
DES DEUX PARTS, I 79
tout le monde chrétien. C'était pour savoir si leur
potage leur appartenait en propre , ou s'ils n'en
étaient que simples usufruitiers. La forme du capu-
chon et la largeur de la manche furent encore les
sujets de cette guerre sacrée. Le pape Jean XXII, qui
voulut s'en mêler, trouva à qui parler. Les cordeliers
quittèrent son parti pour celui de Louis de Bavière,
qui alors tira son épée.
Il y eut d'ailleurs trois ou quatre cordeliers de
brûlés comme hérétiques. Cela est un peu fort; mais
après tout , cette affaire n'ayant pas ébranlé de trônes
et ruiné des provinces, on peut la mettre au rang des
soîtises paisibles.
Il y en a toujours eu de celte espèce. La plupart
sont tombées dans le plus profond oubli ; et de quatre
ou cinq cents sectes qui ont paru, il ne reste dans la
mémoire des hommes que celles qui ont produit ou
d'extrêmes désordres ou d?cxtrémes ridicules, deux
choses qu'on retient assez volontiers. Qui sait aujour-
d hui s'il y a eu des orebites, des osmites , des ins-
doriiens ? qui connaît les oints et les pâtissiers , les
cornaciens, les iscariolistes?
Un jour en dînant chez une dame hollandaise, je
fus charitablement averti par un des convives , de
prendre bien garde à moi, et de ne me pas aviser de
louer Yoëtius. Je n'ai nulle envie, lui dis-je, de dire
ni bien ni mal de votre Yoëtius; mais pourquoi me
donnez-vous cet avis ? C'est que madame est coc-
ceïenne, me dit mon voisin. Hélas! très-volontiers,
lui dis-je. Il m'ajouta qu'il y avait encore quatre coc-
ceïeûnes en Hollande, et que c'était grand dommage
l80 SOTTISE
que l'espèce pérît. Un temps viendra où les jansé-
nistes, qui ont fait tant de bruit parmi nous, et qui
sont ignorés partout ailleurs , auront le sort des coc-
cciens. Un vieux docteur me disait : Monsieur, dans
ma jeunesse je me suis escrimé pour le mandata im-
posdbUiavolentibas èl conantibur.'3'ai écrit contre le
formulaire et contre le pape; et je me su.s cru con-
fesseur. J'ai été mis en prison , et je me su.s cru
martyr. Actuellement je ne me mêle plus de nen , et
je me crois raisonnable. — Quelles sont vos occu-
pations ? lui dis -je. — Monsieur, me répondu -il,
'aime beaucoup l'argent. C'est ainsi que presque tous
les hommes dans leur vieillesse se moquent intérieur
rement des sottises qu'ils ont avidement embrassées
dans leur jeunesse. Les sectes vieillissent comme Ici
hommes. Celles qui n'ont pas été soutenues par do
grands princes, qui n'ont pas causé de grands maux,
vieillissent plus tôt que les autres. Ce sont des mala-
dies épidémiques qui passent comme la suellc et la
coqueluche. .
11 n'est plus question des pieuses rèver.es de ma-
dame Guion. Ce n'est plus le livre inintelligible des
Maximes des Saints qu'on lit, c'est le Télémaquc. On
ne se souvient plus de ce que l'éloquent Bossuet
écrivit contre le tendre, l'élégant, l'aimable renelon;
on donne la préférence k ses oraisons funèbres. Dans
toute la dispute sur ce qu'on appelait le nuu^ne.-û
n'y a eu de bon que l'ancien conie réchauffe de la
bonne femme qui apportait un réchaud pour brûler
le paradis, et une cruche d'eau pour éteindre le feu
d« l'enfer, afin qu'on ne servît plus Dieu par espe-
DES DEUX PARTS. ï8l
rance ni par crainte. Je remarquerai seulement une
singularité de ce procès, laquelle ne vaut pas le conte
de la bonne femme j c'est que les jésuites, qui étaient
tant accusés en France par les jansénistes , d'avoir
été fondes pai saint Ignace exprès pour détruire l'a-
mour de Dieu, sollicitèrent vivement à Rome en fa-
veur de l'amour pur de M. de Cambrai. Il leur arriva
la môme chose qu'à M. de Langeais, qui était pour-
suivi par sa femme au parlement de Paris , pour
cause d impuissance , et par une fille au parlement
de Rennes, pour lui avoir fait un enfant. Il fallait
qu'il gagnât Tune des deux affaires : il les perdit
toutes deux. L'amour pur , pour lequel les jésuites
s'étaient donné tant de mouvement, fut condamné à
Rome; et ils passèrent toujours à Paris pour ne vou-
loir pas qu'on aimât Dieu. Cette opinion était tello-
ment enracinée dans les esprits, que, lorsqu'on s'avisa
de vendre dans Paris , il y a quelques années , une
taille-douce représentant notre Seigneur Jésus-Christ
hibillé en jésuite, un plaisant (c'était apparemment
le Loustig du parti janséniste) mit ces vers au bas de
t'estampe :
Admirez l'artifice extrême
De ces pères ingénieux :
Ils vous ont habillé comme eux,
Mou Dieu, de peur qu'on ne vous aime.
ÀPiome, où l'on n'essuie jamais de pareilles dis-
putes, et où Ton juge celles qui s'élèvent ailleurs, on
était fort ennuyé des querelles sur l'amour pur. La
cardinal Carpégne, qui était rapporteur de l'affaire de
l'archevêque de Cambrai, était malade, et souffrait
Diet, PL. 8. 16
I$2 SOTTISE.
beaucoup dans une partie qui n'est pas plus épargnée
chez les cardinaux que chez les autres hommes. Son
chirurgien lui enfonçait de petites tentes de linon,
qu'on appelait du cambrai en Italie, comme dans
beaucoup d'autres pays. Le cardinal criait. C'est
pourtant du plus fin cambrai, disait le chirurgien.
Quoi î du cambrai encore là ? disait le cardinal ;
n'était-ce pas assez d'en avoir la tête fatiguée ? Heu-
reuses les disputes qui se terminent ainsi ! Heureux
les hommes, si tous les disputeurs de ce monde, si
les hérésiarques s'étaient soumis avec autant de mo-
dération, avec une douceur aussi magnanime, que !e
grand archevêque de Cambrai, qui n'avait nulle envie
d'être hérésiarque ! Je ne sais pas s'il avait raison de
vouloir qu'on aimât Dieu pour lui-même; mais M. de
Fénélon méritait d'être aimé ainsi.
Dans les disputes purement littéraires , il y a eu
souvent autant d'acharnement , autant d'esprit de
parti, que dans des querelles plus intéressantes. On
renouvellerait, si on pouvait, les factions du cirque
qui agitèrent l'empire romain. Deux actrices rivales
sont capables de diviser une ville. Les hommes ont
tous un secret penchant pour la faction. Si on ne peut
cabaler, se poursuivre, se nuire pour des couronnes,
des tiares, des mitres, nous nous acharnerons les
uns contre les autres pour lia danseur, pour un mu-
sicien. Rameau a eu un violent parti contre lui, qui
aurait voulu l'exterminer, et il n'en savait rien. J'ai
eu un parti plus violent contre moi, et je le savais
bien.
STYLE. 183
STYLE.
SECTION PREMIÈRE.
Le style des lettres de Balzac n'aurait pas été
mauvais pour des oraisons funèbres; et nous avons
quelques morceaux de physique dans le goût du
poëme épique et de l'ode. 11 est bon que chaque chose
soit à sa place.
Ce n'est pas qu'il n'y ait quelquefois un grand art,
ou plutôt un très -heureux naturel à mêler quelques
traits d'un style majestueux dans un sujet qui de-
mande de la simplicité; à placer a propos de la fi-
nesse, de la délicatesse dans un discours de véhé-
mence et de force. Mais ces beautés ne s'enseignent
pas. Il fii ut beaucoup d'esprit et de goût. Il serait
difficile de donner des leçons de l'un et de l'autre.
Il est bien étrange que, depuis que les Français
s'avisèrent d'écrire, ils n'eurent aucun livre écrit d'un
bon style, jusqu'à l'année 1 654 ou les Lettres provin*
ciales parurent. Pourquoi personne n'avait-il écrit
l'histoire d'un style convenable, jusqu'à la Conspi-
ration de Venise de l'abbé de Saint-Kéal ?
D'où vient que Pélisson eut le premier le vrai style
de l'éloquence cicéronienne, dans ses Mémoires poux
le surintendant Fouquet ?
Rien n'est donc plus difficile et plus rare que le
Style convenable a la matière que l'on traite ?
N'affectez point des tours inusités et des mots
nouveaux dans un livre de religion , comme l'abbé
Houteviile. Ne déclamez point dans un livre de
physique. Point de plaisanterie en mathématiques*
I 84 STYLE.
Evitez l'enflure et les figures outrées dans un plai-
doyer. Une pauvre bourgeoise ivrogne ou ivrognesse
meurt d'apoplexie ; vous dites qu'elle est dans la
région des morts : on l'ensevelit; vous assurez que sa
dépouille mortelle est confiée à la terre. Si en sonne
pour son enterrement, c'est un son funèbre qui se fiât
entendre dans les nues. Vous croyez imiter Cicéron ,
et vous n'imitez que maître Petit- Jean.
J'ai entendu souvent demander si dans nos meil-
leures tragédies on n'avait pas trop souvent admis le
style familier, qui est si voisin du style simple et naïf?
Par exemple dans Miîhridate :
Seigneur, vous changez de visage!
cela est simple et même naïf. Ce demi-vers, placé où
il est, fait un effet terrible ; il tient du sublime. Au lieu
que les mêmes paroles de Bérénice à Antiochus,
Prince, aous vous troublez et cîinngez de visage !
ne sont que très- ordinaires ; c'est i:ne transition
plutôt qu'une situation
Rien n'est si simple que ce vers :
Madam , j'ai reçu des lettres de l'arniie.
mais le moment où lloxane prononce ces paroles fait
trembler. Cette noble simplicité est très- fréquente
dans Racine, et fait une de ses principales beautés.
Mais on se récria contre plusieurs vers qui ne
parurent que familiers.
Il suffît; et que fait la reine Bérénice?
A-t-ou vu de ma part le roi de Tomagène?
Sail-il que je l'attends? — J'ai couru chez la *.M<
Il en était sorti lorque j'y suis couru.
STYLE. lS5
On sait qu'elle est charmante ; et de si belles mains
Semblent vous demander l'empire des humains.
Comme vous je m'y perds d'autant plus que j'y pense*.
Quoi! seigneur, le sultan reverra son visage?
Mais à ne point mentir,
Votre amour dès long-temps a dû le pressentir.
Madame, encore un coup, c est à vous de choisir,
Elle veut, Acomat, que je l'épouse. — Eh bienî
Et je vous quitte. — Et moi je ne vous quitte pas.
Crois-tu , si je l'épouse ,
Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas j ilouse?
Tu vois que c'en est lait , ils se vont épouser.
Pour bien faire il faudrait que vous les prévinssiez.
Attendez. — Non , vois-tu , je le nîrais en vain.
On a trouvé une grande quantité de pareils vers
trop prosaïques , et d'une familiarité qui n'e^t le
propre que de la comédie. Mais ces vers se perdent
dans la foule des bons; ce sont des fds de laiton qui
servent à joindre des diamans.
Le style élégant est si nécessaire, que sans lui la
beauté des sentimens est perdue. Il suffit seul pour
embellir les sentimens les moins nobles et les moins
tragiques.
Croirait-on qu'on pilt, entre une reine incestueuse
et un père qui devient parricide, introduire une jeûna
amoureuse, dédaignant de subjuguer un amant qui
ait déjà eu d'autres maîtresses, et mettant sa gloire à
triompher de Faustérité d'un homme qui n'a jamais
rien aimé? C'est pourtant ce qifAricie ose dire dans
te sujet tragique de Phèdre. Mais elle le dit dans des
vers si séducteurs, qu'on lui pardonne ces sentimens
d&ge. coquette de comédie.
*
1 86 STYLE.
Phèdre en vain s'honorait des soupirs de Thésée.
Pour moi, je suis plus fière et fuis la gloire aisée,
D'arracher un hommage à mille autres offert,
Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert :
Mais de faire fléchir un courage inflexible ,
De porter la douleur dans une âme insensible 5
D'enchaîner un captif de ses fers étonne',
Cdntre un joug qui lui plaît vainement mutiné ;
C'est là ce que je veux ; c'est là ce qui m'irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu'Hippolyte j
Et, vaincu plus souvent et plus tôt surmonté,
Préparait moins de gloire aux yeux qui l'ont dompté.
Ces vers ne sont pas tragiques; mais tous les vers
ne doivent pas l'être; et, s'ils ne font aucun effet au
théâtre , ils charment à la lecture par la seule élé-
gance du style.
Presque toujours les choses qu'on dit frappent
moins que la manière dont on les dit ; car les hommes
ont tous à peu près les mêmes idées de ce qui est à la
portée de tout le monde. L'expression, le style fait
toute la différence. Des déclarations d'amour, des ja-
lousies , des ruptures , des raccommodemens , for-
ment le tissu de la plupart de nos pièces de théâtre,
et surtout de celles de Racine , fondées sur ces petits
moyens. Combien peu de génies ont-ils su exprimer
ces nuances que tous les auteurs ont voulu peindre!
Le style rend singulières les choses les plus com-
ûiuneSj fortifie les plus faibles, donne de la grandeur
aux plus simples.
Sans le style, il est impossible qu'il y ait un seul
bon ouvrage en aucun genre d'éloquence et de poésie,
La profusion des mots est le grand vice du style de
presque; tous nos philosophes et anii - philosophes
STYLE. iSj
modernes. Le Système de la nature en est un grand
exemple. Il y a dans ce livre confus quatre fois trop
de paroles ; et c'est en partie par cette raison qu'il est
si confus.
L'auteur de ce livre dit d'abord (a) ^ae « l'homme
est l'ouvrage de la nature , qu'il existe dans la nature ,
qu'il ne peut même sortir de la nature par la pen-
sée, etc; que, pour un être formé par la nature et
circonscrit par elle, il n'existe rien au delà du grand
tout dont il fait partie et dont il éprouve les influen-
ces; qu'ainsi les êtres qu'on suppose au-dessus de la
nature, ou distingués d'elle-même, seront toujours
des chimères. ».
Il ajoute ensuite : «Il ne nous sera jamais possible
de nous en former des idées véritables. » Mais com-
ment peut-on se former une idée, soit fausse , soit vé-
ritable , d'une chimère , dune chose qui n'existe
point? Ces paroles oiseuses n'ont point de sens, et ne
servent qu'a l'arrondissement d'une phrase inutile.
Il ajoute encore « qu'on ne pourra jamais se for-
mer des idées véritables du lieu que ces chimères oc-
cupent, ni de leur façon d'agir. » Mais comment des
chimères peuvent-elles occuper une place dans l'es-
pace? comment peuvent-elles avoir des façons d'agir?
quelle serait la façon d'agir d'une chimère qui esi le
néant ? Dès qu'on a dit chimere, on a tout dit,
Omne supeivacuum phno de pectore manat.
'« Que l'homme apprenne les lois de la nature (•');
qu'il se soumette à ces lois auxquelles rien ne peut îo
{a} Page k — (b) Page 2.
lf>8 STYLE.
soustraire; qu'il consente à ignorer les causes entou-
rées pour lui d'un voile impénétrable. »
Cette seconde phrase n'est point du tout une suite
de la première. Au contraire, elle semble la contre-
dire visibler* 'lit. Si l'homme apprend les lois de la
nature, il connaîtra ce que nous entendons par les
causes des phénomènes; allés ne sont point peur lui
entourées d'un voile impénétrable. Ce sont des ex*
pressions triviales échappées à l'écrivain.
« Qu'il subisse sans murmurer les arrêts dune
force universelle qui ne peut revenir sur ses pas, ou
qui ne peut jamais se carter des règles que son essence
lui prescrit. »
Qu'est-ce qu'une force qui ne revient point sur
ses pas? les pas d'une force! et non content de cette
fausse image, il vous en propose une autre si voua
t'aimez mieux; et cetle autre est une règle prescrito
par une essence. Presque tout le livre est malheureu-
sement écrit de ce style obscur et diffus.
« Tout ce que l'esprit humain a successivement
inventé pour changer ou perfectionner sa façon d'être,
n'est qu'une conséquence nécessaire de l'essence
propre de l'homme et de celle des êtres qui agissent
sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos
connaissances, n'ont pour objet que de nous procurer
un bonheur vers lequel notre propre nature nous
force de tendre sans cesse. Tout ce que nous fesons
ou pensons , tout ce que nous sommes et que nous
serons, n'est jamais qu'une suite de ce que la nature
nous à faits. »
Je n'examine point ici le foud de cette métaphy-.
STYLE. J89
sique ; je ne recherche point comment nos inventions
pour changer notre façon d'être, etc., sont les effets
nécessaires d'une essence qui ne change point, Je me
borne au style. « Tout ce que nous serons n'est ja-
mais; » quel solécisme! « une suite de-ce que la na-
ture nous a faits;» quel autre solécisme! il fallait
dire : « ne sera jamais qu'une suite des lois de la na-
ture. » Mais il l'a déjà dit quatre fois en trois pages.
Il est très-difficile de se faire des idées nettes sur
Dieu et sur la nature ; il est peut-être aussi difficile
de se faire un bon style.
Voici un monument singulier de style dans un dis-
cours que nous entendîmes à Versailles en 174s.
Harangue au roi, prononcée par M. Le Camus,
premier président de la cour des aides»
Sire,
Les conquêtes de V. M. sont si rapides , qu'il s'agit
de ménager la croyance des descendais , et d adoucir
la surprise des miracles, de peur que les héros ne se
dispensent de les suivre, et les peuples de les croire.
Non , sire , il n'est plus possible qu'ils en doutent ,
lorsqu'ils liront dans l'histoire qu'on a vu V. M. à la
tête de ses troupes , les écrire elle-même au champ
de Mars sur un tambour; c'est les avoir gravés à tou-
jours au temple de mémoire.
Les siècles les plus reculés sauront que l'Anglais,
cet ennemi fier et audacieux , cet ennemi jaloux de
votre gloire, a été forcé de tourner autour de votre
victoire ; que leurs alliés ont été témoins de Jeu?
I9O STYLE.
honte, et qu'ils n'ont tous accouru au combat que
pour immortaliser le triomphe du vainqueur.
Nous n'osons dire à V. M. , quelque amour qu'elle
ait pour son peuple, qu'il n'y a plus qu'un secret
d'augmenter notre bonheur , c'est de diminuer son
courage , et que le ciel nous vendrait trop cher ses
prodiges s'il nous en coûtait vos dangers, ou ceux
du jeune héros qui forme nos plus chères espérances.
section 11.
Sur la corruption du style.
On se plaint généralement que l'éloquence est
corrompue, quoique nous ayons des modèles pres-
qu'en tous les genres. Un des grands défauts de ce
siècle, qui contribue le plus à cette décadence, c'est
le mélange des styles. 11 me semble que nous autres
auteurs, nous n'imitons pas assez les peintres, qui no
joignent jamais des attitudes de Calot à des figures de
Raphaël. Je vois qu'on affecte quelquefois dans des
histoires, d'ailleurs bien écrites, dans de bons ou-
vrages dogmatiques, le ton le plus familier de la
conversation. Quelqu'un a dit autrefois, qu'il faut
écrire comme on parle; le sens de cette loi est qu'on
écrive naturellement. On tolère dans une lettre l'irré-
gularité , la licence du style , l'incorrection , les
plaisanteries hasardées, parce que des lettres écrites
sans dessein et sans art sont des entretiens négligés :
mais quand on parle, ou qu'on écrit avec respect, on
s'astreint alors à la bienséance. Or, je demande à qui
on doit plus àv, respect qu'au public ?
Est-il permis de dire dans des ouvrages de mathé-
STYLE. igi
matiques, « qu'un géomètre qui veut faire son salut ,
doit monter au ciel en ligne perpendiculaire; que les
quantités qui s'évanouissent donnent du nez en terre
pour avoir voulu trop s'élever; qu'une semence qu'on
a mise le germe en bas, s'aperçoit du tour qu'on lui
joue et se relève; que, si Saturne périssait, ce serait
son cinquième sateliile et non le premier qui pren-
drait sa place, parce que les rois éloignent toujours
d'eux leurs héritiers; qu'il n'y a de vide que dans la
bourse d'un homme ruiné; qu'Hercule était un physi-
cien , et qu'on ne pouvait résister à un philosophe de
cette force.
Des livres très-estimables sont infectés de cette
tache. La source d'un défaut si commun vient, me
semble, du reproche de pédautisme qu'on a fait long-
temps et justement aux auteurs : In vitium ducit
cuipœ fuga\ On a tant répété qu'on doit écrire du
Ion de la bonne compagnie, que les auteurs les plus
sérieux sout devenus plaisans, et, pour être de bonne
compagnie avec leurs lecteurs, ont dit des choses
de très-mauvaise compagnie.
On a voulu parler de science comme Voiture par-
lait à mademoiselle Paulet de galanterie, sans songer
que Voiture même n'avait pas saisi le véritable goût
de ce petit genre dans lequel il passa pour exceller;
car souvent il prenait le faux pour le délicat, et le
précieux pour le naturel. La plaisanterie n'est jamais
bonne dans le genre sérieux, parce qu'elle ne porte
jamais que sur un côté des objets, qui n'est pas celui
que Ton considère ; elle roule presque toujours sur
des rapports faux, sur des équivoques : de là vient
191 SUICIDE.
que les plaisans de profession ont presque tous l'es-
prit faux autant que superficiel.
Il me semble qu'en poésie ou ne doit pas plus mé-
langer les styles qu'en prose. Le style marotique a
depuis quelque temps gâté un peu la poésie par cette
bigarrure de termes bas et nobles , surannés et mo-
dernes; on entend dans quelque pièce de morale les
sons du siffiet de Rabelais parmi ceux de la flûte
d Horace.
11 faut parler français : Boileau n'eut qu'un langage;
Son esprit était juste, et son style était sage.
Sers-loi de ses leçons : laisse aux esprits mal faits
L'art de moraliser du ton de Rabelais.
J'avoue que je suis révolté de voir dans une épîtro
sérieuse les expressions suivantes :
Da rimeura disloques* ù oui le cerveau tinte ,
Plus amers (fttaloès et jus de coloquinte,
Vices portant wcchef. Gens de tel acabit »
Chiffonnier*) Oslrocjoths, maroufla que Dieu fit.
De tous ces ternies bas l'entassement facile
Déshonore à la fois le génie et le style. (*}.
SUICIDE, ou HOMICIDE DE SOI-MÊME.
Il y a quelques années (1) qu'un Anglais, nommé
Bacon Morris , ancien officier et homme de beaucoup
desprit, me vint voir à Paris. Il était accablé d'une
maladie cruelle dont il n'osait espérer la guérison.
Après quelques visites, il entra un jour chez moi avec
(*) Voyez l'article Gekre de style.
(ï) Ce fait se trouve à l'article Gaton, mais avec moin* de
âotuli
surciDE. 193
un sac et deux papiers à la main. L'un de ces deux
papiers, me dit-il, est mon testament; le second est
mon épitaphe ; et ce sac plein d'argent est destiné aux
frais de mon enterrement. J'ai résolu d'éprouver pen-
dant quinze jours ce que pourront les remèdes et le
régime pour me rendre la vie moins insupportable;
et, si je ne réussis pas, j'ai résolu de me tuer. Vous
me ferez enterrer où il vous plaira ; mon épitaphe est
courte. Il me la fît lire ; il n'y avait que ces deux mots
de Pétrone : Vcdete curœ , adieu les soins.
Heureusement pour lui et pour moi qui l'aimais^
.1 guérit et ne se tua point. Il l'aurait sûrement fait
comme il le disait. J'appris qu'avant son voyage en
France, il avait passé à Rome dans le temps qu'on
craignait, quoique sans raison, quelque attentat de
la part des Anglais sur un prince respectable et infor-
tuné ; mon Bacon Morris fut soupçonné d'être venu
dans la ville sainte pour une fort mauvaise intention.
Il y était depuis quinze jours quand le gouverneur
Tenvoya chercher et lui dit qu'il fallait s'en retourner
dans vingt-quatre heures. Ah ! répondit l'Anglais, je
pars dans l'instant, car cet air-ci ne vaut rien pour
un homme libre ; mais pourquoi me chassez-vous ? On
vous prie de vouloir bien vous en retourner, reprit le
gouverneur, parce qu'on craint que vous n'attentiez à
la vie du Prétendant. Nous pouvons combattre des
princes, les vaincre et les déposer, repartit l'Anglais;
mais nous ne sommes point assassins pour l'ordi-
naire : or, monsieur le gouverneur, depuis quand
croyez-vous que je sois à Rome ? Depuis quinze jours ,
dit le gouverneur. Il y a donc quinze jours que j'au-
Dict. Ph. 8.j I<7
ïf;4 SUICIDE,
rais tue la personne dont vous parlez, si jetais venu
pour cela; et voici comme je m y serais pris. J'aurais
d'abord dressé un autel à Mutins Sccvola; puis j'au-
rais frappé le Prétendant du premier coup , entre
vous et le pape, et je me serais tué du second; mais
nous ne tuons les gens que dans les combats. Adieu,
monsieur le gouverneur. Et, après avoir dit ces pro-
pres paroles, il retourna chez lui et partit.
A Rome, qui est pourtant le pays de Mutius Sec-
io^, cela passe pour îdrocité barbare, à Paris pour
folie, à Londres pour grandeur d'âme,
Je ne ferai ici que iivs-peu de reflexions sur l'ho-
micide de soi-même; je n'examinerai point si feu
M. Creech eut raison décrire à la marge de son Lu-
crèce : Nota baie, « que, quand j'aurai fini mon livre
sur Lucrèce, il faut que je me Uns » et s'il a bien fait
d'exécuter cette résolution. Je ne veux point éplu-
cher les motifs de mon ancien préfet le père Bien-
nassès, jésuite, qui nous dit adieu le soir, et qui le
lendemain matin, après avoir dit sa messe et avoir
cacheté quelques lettres, se précipita du troisième
ctage. Chacun a ses raisons dans sa conduite.
Tout ce que j'ose dire avec assurance, c'est qu'il
ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer
devienne une maladie épidémique, la nature y a trop
Lien pourvu; l'espérance, la crainte sont les ressorts
puissans dont elle se sert pour arrêter presque tou-
jours la main du malheureux prêt à se frapper.
On a beau nous dire qu'il y a eu des pays où un
conseil était établi pour permettre aux citoyens de
se tuer; quand ils en avaient des raisons valables; je
SUPERSTITION. I ()3
réponds, ou que cela n'est pas, ou que ces magistrats
avaient très-peu d'occupation.
Pourquoi donc Caton, Brutus, Cassius, Antoine,
Othon et tant d'autres, se sont-ils tués si résolument,
et que nos chefs de parti se sont laissés pendre, ou
bien ont laissé languir leur misérable vieillesse dans
une prison ? Quelques beaux esprits disent que ces
anciens n'avaient pas le véritable courage; que Caton
fit une action de poltron en se tuant, et qu'il y aurait
eu bien plus de grandeur d'àme à ramper sous César.
Cela est bon dans une ode ou dans une figure de rhé-
torique. Il est très-sûr que ce n'est pas être sans cou-
rage que de se procurer tranquillement une mort
sanglante , qu'il faut quelque force pour surmonter
ainsi l'instinct le plus puissant de la nature, et qu'en-
fin une telle action prouve plutôt de la férocité que
de la faiblesse. Quand un malade est en frénésie, il
ne faut pas dire qu il n'a point de force; il iaut dire
que sa force est celle d'un frénétique.
La religion païenne défendait l'homicide de soi-
même, ainsi que la chrétienne; il y avait même des
places dans les enfers pour ceux qui s'étaient tués (*).
SUPERSTITION.
SECTION PREMIÈRE.
Je vous ai entendu dire quelquefois : Nous ne
sommes plus superstitieux ; la réforme du seizième
(*) Voyez , dans l'article de Catos et du Suicide , des lois
contre le suicide.
I<)6 SUPERSTITION.
siècle nous a rendus plus prudens; les protestans
nous ont appris à vivre.
Et qu'est-ce donc que le sang d'un saint Janvier
que vous liquéfiez tous les ans quand vous l'appro-
chez de sa tête? Ne vaudrait-il pas mieux faire ga-
gner leur vie à dix mille gueux , en les occupant à des
travaux miles, que de faire bouillir le sang d'un saint
pour les amuser? Songez plutôt à faire bouillir leur
marmite.
Pourquoi bénissez -vous encore dans Rome les
chevaux et ïes mulets à Sainte-Marie Majeure ?
Que veulent ces bandes de llagellans en Italie et
eu Espagne, qui vont chantant et se donnant la dis-
cipline en présence des dames? pensent-ils qu'on ne
va en paradis qu'à coups de fouet?
Ces morceaux de la vraie croix qui suffiraient à
bâtir un vaisseau de cent pièces de canon, tant de
reliques reconnues pour fausses, tant de faux mira-
cles, sont-ils des monumens d'une piété éclairée?
La France se vante d'être moins superstitieuse
qu'on ne l'est devers Saint-Jacques de Compostelle,
et devers Notre-Dame de Lorette. Cependant que de
sacristies où vous trouvez encore des pièces de la
robe de la Vierge , des roquilles de son lait , des
rognures de ses cheveux! et n'avez-vous pas encore
dans l'église du Puy-en-Velai le prépuce de son fils
conservé précieusement?
Vous connaissez tous l'abominable farce qui se
joue depuis les premiers jours du quatorzième siècle
dans la chapelle de Saint-Louis, au palais de Paris,
la nuit de chaque jeudi saint au vendredi. Les possé-
SUPERSTITION. IQJ
dés du royaume se donnent rendez-vous dans cette
église; les convulsions de saint Médard n'approchent
pas des horri' les simagrées, des hurlemens épouvan-
tables, des tours de forces que font ces malheureux.
On leur donne à baiser un morceau de la vraie croix ,
enchâssés dans trois pieds d'or et orné de pierreries.
Alors les cris et les contorsions redoublent. On apaise
le diable en donnant quelques sous aux énergumènes :
mais, pour le mieux contenir, on a dans l'église cin-
quante archers du guet, la baïonnette au bout du
iïisil.
La même exécrable comédie se joue à Saint-Maur.
Je vous citerais vingt exemples semblables; rougis-
sez, et corrigez-vous.
Il est des sages qui prétendent qu'on doit laisser
au peuple ses superstitions, comme on lui laisse ses
guinguettes, elc.
Que de tout temps il a aimé les prodiges , les di-
seurs de bonne aventure, les pèlerinages et les char-
latans; que dans l'antiquité la plus reculée on célé-
brait Bacchus sauvé des eaux, portant des cornes,
fesant jaillir d'un coup de sa baguette une source de
vin d'un rocher, passant la mer Rouge à pied sec avec
tout son peuple, arrêtant le soleil et la lune, etc.
Qu'à Lacédémone on conservait les deux œufs
dont accoucha Léda, pendans à la voûte d'un tem-
ple ; que dans quelques villes de la Grèce les prêtres
montraient le couteau avec lequel on avait immolé
ïphigénie, etc.
Il est d'autres sages qui disent : Aucune de ces
«7-
£ qB SUPERSTITION.
superstitions n'a produit du bien; plusieurs ont fait
de grands maux. Il faut donc les abolir.
SECTION IL
Je vous prie, mon cher lecteur, de jeter un coup
d'œil sur le miracle qui vient de s'opérer en Bassc-
Brelagne, dans Tannée 1771 de notre ère vulgaire.
Rien n'est plus authentique ; cet imprimé est revêtu
de toutes les formes légales. Lisez.
Récit surprenant sur l'apparition visible et mira-
culeuse de Notre Seigneur Je aïs- Christ au
saint Sacrement de l'autel , qui s'est faite par
la toute-puissance de Dieu^ dans l 'église pa-
roissiale de Paimpole 9 près Tréguier en
Basse-Bretagne, le jour des Rois.
Le 6 janvier 1771 : jour des Rois, pendant qu'on
chantait le salut, on vit des rayons de lumière sortir
du saint Sacrement, et l'on aperçut à l'instant Notre
Seigneur Jésus en figure naturelle, qui parut plus
brillant que le soleil, et qui fut vu une demi- heure
entière, pendant laquelle parut un arc-en-ciel sur le
faite de l'église. Les pieds de Jésus restèrent impri-
més sur le tabernacle, où ils se voient encore, et il
s'y opère tous les jours plusieurs miracles. A quatre
heures du soir Jésus ayant disparu de dessus le taber-
nacle, Le curé de ladiîe paroisse s'approcha de Tau-
tel, et y trouva une lettre que Jésus y avait laissée : il
voulut la prendre ; mais il lui fut impossible de la
pouvoir lever. Ce curé ; ainsi que le vicaire en furent
SUPERSTITION. I C)Ç)
avertir monseigneur Févcque de Tréguier, qui or-
donna dans toutes les églises de la ville les prières
de quarante heures pendant huit jours , durant lequel
temps le peuple allait en foule voir cette sainte lettre.
Au bout de la huitaine , monseigneur l'évoque y vint
en procession, accompagné de tout le clergé sécu-
lier et régulier de la ville , après trois jours de jeûne
au pain et à l'eau. La procession étant entrée dans
l'église, monseigneur l'évèque se mit à genoux sur
les degrés de l'autel; et, après avoir demandé à Dieu
ta grâce de pouvoir lever cette lettre, il monta à Tau-
tel, et la prit sans difficulté : s'étant ensuite tourné
vers le peuple -, il en lit la lecture à haute voix , et re-
commanda à tous ceux qui savaient lire de lire cett(j
lettre tous les premiers vendredis de chaque mois; et
à ceux qui ne savaient pas lire , de dire cinq pater et
cinq ave en l'honneur des cinq plaies de Jésus Christ,
afin d'obtenir les grâces promises à ceux qui la liront
dévotement, et la conservation des biens de la terre.
Les femmes enceintes doivent dire, pour leur heu-
reuse délivrance, neuf pater et neuf ave en faveur
des âmes du purgatoire, afin que leurs enfans aient le
bonheur de recevoir le saint sacrement de baptême.
Tout le contenu en ce récit a été approuvé par
monseigneur l'évèque, par monsieur le lieutenant
général de ladite ville de Tréguier, et par plusieurs
personnes de distinction qui se sont trouvées pré-
sentes à ce miracle.
200 SUPERSTITION.
Copie de la lettre trouvée sur l'autel lors de
l apparition miraculeuse de Notre Seigneur
Jésus-Christ au très-saint Sacrement de l au-
tel, le jour des Rois 1771.
«Éternité de vie , éternité de chàlimcns, 6ter-
nellcs délices; rien n'en peut dispenser; il faut choi-
sir un parti , ou celui d'aller à la gloire, ou marcher
au supplice. Le nombre d'années que les hommes
passent sur la terre dans toutes sortes de plaisirs sen-
suels et de débauches excessives , d'usurpations, de
luxe, d'homicides, de larcins, de médisances et
d'impuretés, blasphémant et jurant mon saint nom en
vain, et mille autres criir.es, ne permettant pas de
souffrir plus long-temps que des créatures créées à
mon image et ressemblance, rachetées par ie prix de
mon sang sur l'arbre de la croix, où j'ai enduré mort
et passion, m'offensent continuellement en transgres-
sant mes commandemens et abandonnant ma loi di-
vine; je vous avertis que, si vous continuez à vivre
dans le péché, et que je ne voie en vous ni remords,
ni contrition, ni une sincère et véritable confession
et satisfaction, je vous ferai sentir la pesanteur de
mon bras divin. Si ce n'était les prières de ma chère
mère, j'aurais déjà détruit la terre pour les péchés
que vous commettez les uns contre les autres. Je
vous ai donné six jours pour travailler, et le septième
pour vous reposer, pour sanctifier mon saint nom,
pour entendre la sainte messe , et employer le reste
du jour au service de Dieu mon père. Au contraire,
on ne voit que blasphèmes et ivrogneries; et le monde
SUPERSTITION. 201.
est tellement débordé, qu'on n'y voit que vanité et
mensonge. Les chrétiens, au lieu d'avoir compassion
des pauvres qu'ils voient à leurs portes, et qui sont
mes membres pour parvenir au royaume céleste ,
aiment mieux mignarder des chiens et autres ani-
maux , et laisser mourir de faim et de soif ces objets,
en s'abandonnant entièrement à Satan, par leur ava-
rice, gourmandise, e" autres vices : au lieu d'assister
les pauvres , ils aiment mieux sacrifier tout à leurs
plaisirs et débauches. C'est ainsi qu'ils me déclarent
la guerre. Et vous, pères et mères pleins d'iniquités,
vous souffrez vos enfans jurer et blasphémer mon
saint nom : au lieu de leur donner une bonne éduca-
tion, vous leur amassez, par avarice, des biens qui
sont dédiés à Satan. Je vous dis par la bouche de
Dieu mon père, de ma chère mère, de tous les ché-
rubins et séraphins, et par saint Pierre, le chef de
mon église, que, si vous ne vous amendez, je vous
enverrai des maladies extraordinaires qui périra tout;
vous ressentirez la juste colère de Dieu mon père;
vous serez réduits à un tel état, que vous n'aurez con-
naissance des uns des autres. Ouvrez les yeux et con-
templez ma croix , que je vous ai laissée pour arme
contre l'ennemi du genre humain , et pour servir de
guide à la gloire éternelle : regardez mon chef cou-
ronné d épines , mes pieds et mes mains percés de
clous; j'ai répandu jusqu'à la dernière goutte de mon
6ang pour votre rédemption, par un pur amour de
père pour des enfans ingrats. Faites des œuvres qui
puissent vous attirer ma miséricorde ; ne jurez pas
mon saint nom; priez-moi dévotement; jeûnez sou-
202 SUPERSTITION.
vent; et particulièrement faites l'aumône aux pauvres,
qui sont mes membres; car c'est de toutes les bonnes
œuvres celle qui m'est l'a plus agréable : ne méprisez
ni la veuve, ni l'orphelin; restituez ce qui ne vous
appartient pas ; fuyez toutes les occasions de pécher;
gardez soigneusement mes commandement; honorez
Marie, ma très-chère mère.
a Ceux ou celles qui ne profileront pas des aver-
tissemens que je leur donne, qui ne croiront pas mes
paroles , attireront par leur obstination mon bras
vengeur sur leurs tètes; ils seront accablés de mal-
heurs, qui seront les avant-coureurs de leur fin der-
nière et malheureuse, après laquelle ils seront préci-
pités dans les flammes éternelles, où ils souffriront
des peines sans fin, qui sont le jus'e châtiment réservé
à leurs crimes.
« Au contraire, ceux ou celles qui feront un saint
usage des avertissemens de Dieu, qui leur sont don-
nés par cette lettre, apaiseront sa colère, et obtien-
dront de lui, après une confess'on sincère de leurs
fautes , la rémission de leurs péchés , tant grands
soient- il s. »
« Il faut garder soigneusement cette lettre , en
l'honneur de Notre Seigneur Jésus-Christ. »
Avec permission. A Bourges, le 3o juillet 1771.
de Beauvoir, lieutenant-général de police.
AT. B. Il faut remarquer que cette sottise a été im-
primée cà Bourges, sans qu'il y ait eu ni à Tréguier ni
à Paimpoîe le moindre prétexte qui pût donner lieu
à une pareille imposture. Cependant, supposons que
dans les siècles à venir quelque cuistre k miracle
SUPERSTITION*. 203
veuille prouver un point de théologie par l'apparir
tion de Jésus -Christ sur l'autel de Paimpole , ne se
croira-t-il pas en droit de citer la propre lettre de
Jésus, imprimée à Bourges avec permission? ne trai-
tera-t-il pas d'impies ceux qui en douteront? ne prou-
vcra-t-il pas par les faits que Jésus opérait partout
des miracles dans notre siècle? Voilà un beau champ
ouvert aux Houteviiles et aux Abadies.
SECTION III.
Nouvel exemple de la superstition la plus
horrible.
Ils avaient communié à l'autel de la sainte Vierge;
ils avaient juré à la sainte Vierge de massacrer leur
roi, ces trente conjurés qui se jetèrent sur le roi de
Pologne, la nuit du 3 novembre de la présente
année 1771*
Apparemment quelqu'un des conjurés n'était pas
entièrement en état de grâce, quand il reçut dans
son estomac le corps du propre.Jils de la sainte
Vierge avec son sang sous les apparences du pain ,
et qu'il fit serment de tuer son roi ayant son Dieu
dans sa bouche; car il n'y eut que deux domestiques
du roi de tués. Les fusils et les pistolets tires contre
sa majesté le manquèrent, il ne reçut qu'un léger
coup de feu au visage , et plusieurs coups de sabre qui
ne furent pas mortels.
C'en était fait de sa vie , si l'humanité n'avait pas
enfin combattu la superstition dans le cœur d'un des
assassins nommé Kosinski. Quel moment quand ce
004 SUPERSTITION.
malheureux dit à ce prince tout sanglant : Vous êtes
pourtant mon roi! Oui, lui répondit Stanislas-Auguste,
et votre bon roi qui ne vous ai jamais [ait de mal. Cela
est vrai, dit l'autre , mais j'ai fait serment de vous tuer.
Ils avaient juré devant l'image miraculeuse de la
Vierge à Czenloshova. Voici la formule de ce beau
serment : « Nous qui, excités par un zèle saint et re-
ligieux , avons résolu de venger la Divinité, la reli-
gion et la patrie outragées par Stanislas-Auguste,
contempteur des lois divines et humaines, etc. , fau-
teur des athées et des hérétiques, etc., jurons et pro-
mettons, devant l'image sacrée et miraculeuse de la
mère de Dieu, etc. , d'extirper de la terre celui qui la
déshonore en foulant aux pieds la religion, etc. Dieu
nous soit en aide ! »
C'est ainsi que les assassins des Sforze et des Mé-
dicis , et que tant d'autres saints assassins fesaient
dire des messes, ou la disaient eux -mêmes pour
l'heureux succès de leur entreprise.
La lettre de Varsovie qui fait le détail de cet at-
tentat, ajoute : « Les religieux qui emploient leur
pieuse ardeur ta faire ruisseler le sang et ravager la
patrie, ont réussi en Pologne comme ailleurs, à in-
culquer à leurs affiliés qu il est permis de tuer les
rois. »
En effet, les assassins s'étaient cachés dans Var-
sovie pendant trois jours chez les révérends pères
dominicains ; et quand on a demandé à ces moines
complices, pourquoi ils avaient gardé chez eux trente
hommes armés sans en avertir le gouvernement, ils
SUPERSTITION 2û5
ont répondu que ces hommes étaient venus pour faire
leurs dévotions et pour accomplir un vœu.
O temps des Jean Chàtel, des Guignard, des Ri-
codovis , des Poltrot , des Ravaillac , des Damiens ,
des Malagrida , vous revenez donc encore ! Sainte
Vierge, et vous son digne fils, empêchez qu'on n'a-
buse de vos sacrés noms pour commettre le même
crime !
M. Jean-George Le Franc , évêque du Puy-en-Ye-
lay, dit dans son immense pastorale aux habitans
du Puy , pages 258 et 25g , que ce sont les philo-
sophes qui sont des séditieux. Et qui accuse-t-il de
sédition? lecteurs, vous serez étonnés; c'est Locke,
le sage Locke lui-même ; il le rend « complice des
pernicieux desseins du comte de Shaftesbury, l'un
des héros du parti philosophiste. »
Ah! M. Jean-George, combien de méprises en peu
de mots! premièrement vous prenez le petit-fds pour
le grand -pere. Le comte Shaftesbury, l'auteur des
Caractéristiques et des Recherches sur la vertu , ce
héros du parti philosophiste , mort en i 7 1 3 , cultiva
toute sa vie les lettres dans la plus profonde retraite.
Secondement , le grand chancelier Shaftesbury son
grand-père , à qui vous attribuez des forfaits , passe
en Angleterre pour avoir été un véritable patriote.
Troisièmement, Locke est révéré d^ns toute l'Europe
comme un sage.
Je vous défie de me montrer un seul philosophe
depuis Zoroastre jusqu'à Locke, qui ait jamais excité
une sédition, qui ait trempé dans un attentat contre
la vie des rois, qui ait troublé la société ; et malheu-
Dict. ph. 8. 18
20(3 SUPERSTITlUtf.
reusement je vous trouverai mille superstitieux , de-
puis Aod jusqu'à Kosinski, teints du sang des rois et
de celui des peuples. La superstition met le monde
entier en flammes; la philosophie les éteint.
Peut-être ces pauvres philosophes ne sont-ils pas
assez dévots à la sainte Vierge ; mais ils le sont à
Dieu, à la raison, à l'humanité.
Polonais, si vous n'êtes pas philosophes, du moins
ne vous égorgez pas. Français et Velchcs , réjouissez-
vous , et ne vous querellez plus.
Espagnols, que les noms ^inquisition et de Uinh
Ucrmandad ne soient plus prononcés parmi vous
Turcs qui avez asservi la Grèce, moines qui l'ave,
abrutie, disparaissez de la terre.
SECTION IV.
Chapitre tiré de Cicéron.de Sénèque et de
Plutarque.
Presque tout ce qui va au delà de l'adoration d'ui
Êlre suprême, et de la soumission du cœur à ses or
cires étemels, est superstition. C'en est une très-dan
gereusc que le pardon des crimes attaché à certaine,
cérémonies.
El nicjras mactant pécules, et manibu dm$
Inferias miltunt.
(LucrÈCE,IIl, 52-53.)
"0 faciles nimiïim qui tristia aimina cœdis,
Flumined tolli posse putatis aquâl
(Ovide, Fastes, II, £5-46.)
Vous pensez que Dieu oubliera votre homicide , si
vous vous baignez dans un fleuve , si vous immolez
SUPERSTITION. 20 7
une brebis noire , et si on prononce sur vous des pa-
roles. Un second homicide vous sera donc pardonné
au même prix , et ainsi un troisième , et cent meurtres
ne vous coûteront que cent brebis noires et cent ab-
solutions! Faites mieux, misérables humains, point
de meurtres et point de brebis noires.
Quelle infâme idée d'imaginer qu'un prêtre d'Isia
et de Cybèle, en jouant des cymbales et des casta-
gnettes, vous reconciliera avec la Divinité ? Et qu'est-
il donc ce prêtre de Cybèle, cet eunuque errant qui
vit de vos faiblesses, pour s'établir médiateur entre
le ciel et vous ? Quelles patentes a-t-il reçues de
Dieu ? Il reçoit de l'argent de vous pour marmoter
des paroles, et vous pensez que FÊtre des êtres ratifie
les paroles de ce charlatan ?
Il y a des superstitions innocentes; vous dansez
les jours de fêles en l'honneur de Diane ou de Po-
mone, ou de quelqu'un de ces dieux secondaires dont
voire calendrier est rempli : à fa bonne heure. La
danse est très-agréable, elle est utile au corps, elle
réjouit l'ame, elle ne fait de mal à personne ; mais
uallez pas croire que Pomone et Vcrtumne vous sa-
chent beaucoup de gré d'avoir sauté en leur honneur,
et quils vous punissent d'y avoir manqué. Il n'y a
d'autre Pomone ni d'autre Vertumne que la bêche et
le hoyau du jardinier. Ne soyez pas assez imbéciles
pour croire que votre jardin sera grêlé, si vous avez
manqué de danser la pyrrique ou la cordace.
Il y a peut-être une superstition pardonnable et
même encourageante à la vertu; c'est celle de placer
parmi les dieux les grands hommes qui ont été les
208 SUPERSTITION.
bienfaiteurs du genre humain. Il serait mieux sans
doute de s'en tenir à les regarder simplement comme
des hommes vénérables, et surtout de tâcher de les
imiter. Vénérez sans culte un Solon, un Thaïes, un
Pythagore j mais n'adorez pas un Hercule pour avoir
nettoyé les écuries d'Augîas, et pour avoir couché
avec cinquante filles dans une nuit.
Gardez-vous surtout d'établir un culte pour des
gredins qui n'ont eu d'autre mérite que l'ignorance,
l'enthousiasme et la crasse; qui se sont fait un devoir
et une gloire de l'oisiveté et de la gueuserie : ceux qui
ont été au moins inutiles pendant leur vie, méritent-
ils Papotàeôse après leur mort ?
Remarquez que les temps les plus superstitieux
ont toujours été ceux des plus horribles crimes.
section v.
Le superstitieux est au fripon ce que l'esclave est
au tyran. Il y a plus encore; le superstitieux est gou-
verné par le fanatique et le devient. La superstition
n Ae dans le paganisme, adoptée par le judaïsme, in-
festa l'église chrétienne dès les premiers temps. Tous
les pères de l'église , sans exception , crurent au
pouvoir de la magie. L'église condamna toujours la
magie, mais elle y crut toujours : elle n'excommunia
point les sorciers comme des fous qui étaient trom-
pés, mais comme des hommes qui étaient réellement
en commerce avec les diables.
Aujourd'hui la moitié de l'Europe croit que l'autre
a été long-temps et est encore superstitieuse. Les
protestàns regardent les reliques, les indulgences,
SUPERSTITION. 20$
les macérations, les prières pour les morts, l'eau
bénite, et presque tous les rites de l'église romaine,
comme une démence superstitieuse. La superstition,
seion eux, consiste à prendre des pratiques inutiles
pour des pratiques nécessaires. Parmi les catholiques
romains il y en a de plus éclairés que leurs ancêtres,
qui ont renoncé à beaucoup de ces usages autrefois
sacrés; et ils se défendent sur les autres qu'ils ont
conservé, en disant : Ils sont indifférens, et ce qui
n'est qu'indifférent ne peut être un mal.
Il est difficile de marquer les bornes de la su-
perstition. Un Fiançais voyageant en Italie trouve
presque tout superstitieux, et ne se trompe guère,
L'archevêque de Cantorbéri prétend que l'archevê-
que de Paris est superstitieux; les presbytériens font
le même reproche à M, de Cantorbéri, ci sont à leur
tour traités de superstitieux par les quakers, qui sont
les plus superstitieux de lous aux yeux des autres
chrétiens.
Personne ne convient donc chez les sociétés chré-
tiennes de ce que c'est que la superstition. La secte
qui semble le moins attaquée de cette maladie de
l'esprit, est celle qui a le moins de rites. Mais si avec
peu de cérémonies elle est fortement attachée à une
croyance absurde, cette croyance absurde équivaut,
elle seule, à toutes les pratiques superstitieuses ob-
servées depuis Simon le Magicien jusqu'au cura
Gauffrédi.
Il est donc évident que c'est le fond de la religion
d'une secte, qui passe pour superstition chez une
autre secte.
18.
210 superstition;
Les musulmans en accusent toutes les sociétés
chrétiennes, et en sont accusés. Qui jugera ce grand
procès ? Sera-ce la raison ? mais chaque secte pré-
tend avoir la raison de son côté. Ce sera donc la force
qui jugera, en attendant que la raison pénètre dans
un assez grand nombre de têtes pour désarmer la
force.
Par exemple, il a été un temps dans l'Europe chré*
tienne où il n'était pas permis à de nouveaux époux
de jouir des droits du mariage, sans avoir acheté ce
droit de l'évêquc et du curé.
Quiconque dans son testament ne laissait pas une
partie de son bie-n à l'église, était excommunié et
privé de la sépulture. Cela s'appelait mourir deconfes,
c'est-à-dire, ne confessant pas la religion chrétienne.
Et, quand un chrétien mourait intestat^ l'église rele-
vait le mort de cette excommunication, en fesant un
testament pour lui, en stipulant, et en se fesant payer
le legs pieux que le défunt aurait dû faire.
C'est pourquoi le pape Grégoire IX et saint Louis
ordonnèrent, aprvs le concile de Narbonne tenu en
1235, que tout testament auquel on n'aurait pas
appelé un prêtre serait nul ; et le pape décerna que le
testateur et le notaire seraient excommuniés.
La taxe des péchés fut encore , s'il est possible ,
plus scandaleuse. C'était la force qui soutenait toutes
ces lois auxquelles se soumettait la superstition des
peuples; et ce n'est qu'avec le temps que la raison fit
abolir ces honteuses vexations, dans le temps qu'elle
en laissait subsister tant d'autres.
Jusqu'à quel point la politique permet -elle qu'on
SUPPLICES. 21 X
ruine la superstition ? Cette question est très épineuse ;
c'est demander jusqu'à quel point on doit faire la
ponction à un hydropique, qui peut mourir dans
l'opération. Cela dépend de la p'udenee du médecin*
Peut -il exister un peuple libre de tous préjugés
superstitieux ? C'est demander : Peut- il exister un
peuple de philosophes ? On dit qu'il riy a nulle
superstition dans la magistrature de la Chine. Il est
vraisemblable qu'il n'en restera aucune dans la ma-
gistrature de quelques villes d'Europe.
Alors ces magistrats empêcheront que la supersti-
tion du peuple ne soit dangereuse. L'exemple de ces
magistrats n'éclairera pas la canaille, mais les prin-
cipaux bourgeois la contiendront. Il n'y a peut-être
pas un seul tumulte, tin seul attentat religieux, où
les bourgeois n'aient autrefois trempé, parce que ces
bourgeois alors étaient canaille; mais la raison et le
temps les auront changés. Leurs mœurs adoucies
adouciront celles de la plus vile et de la plus féroce
populace; c'est de quoi nous avons des exemples
frappans dans plus d'un pays. En un mot, moins de
superstitions, moins de fanatisme; et moins de fana-
tisme, moins de malheurs.
SUPPLICES.
S.ECTIQN PREMIÈRE.
Oui, répétons, un pendu n'est bon à rien. Proba-
blement quelque bourreau, aussi charlatan que cruel 7
aura fait accroire aux imbéciles de son quartier que
la graisse de pendu guérissait de Fépilepsie.
Le cardinal de Richelieu, en allant à- Lyon se
2ia Supplices.
donner le plaisir de faire exécuter Cinq -Mars et df
Thou, apprit que le bourreau s'était cassé la jambe :
« Quel malheur, dit-il au chancelier Séguicr, nous
n'avons point de bourreau ! » J'avoue que cela est
bien triste ; c'était un fleuron qui manquait à sa
couronne. Mais enfin on trouva un vieux bon homme
qui abattit la tête de l'innocent et sage de Thou en
douze coups de sabre. De quelle nécessité était cette
mort? quel bien pouvait faire l'assassinat juridique
du maréchal de Marillac ?
Je dirai plus; si le duc Maximilîcn de Sully n'avait
pas forcé le bon Henri IV a faire exécuter le maréchal
de Biron couvert de blessures reçues à son service,
peut-être Henri n'aurait-il pas été assassiné lui-même;
peut-être cet acte de clémence, si bien placé après
la condamnation , aurait adouci l'esprit de la ligue
qui était encore très- violent; peut-être n'aurait -on
pas crié sans cesse aux oreilles du peuple : Le roi
protège toujours les hérétiques, le roi maltraite les
bons catholiques, le roi est un avare, le roi est un
vieux débauché qui à l'âge de cinquante -sept ans est
amoureux de la jeune princesse de Condé, ce qui
réduit son mari à s'enfuir du royaume avec sa femme.
Toutes cas flammes du mécontentement universel
n'auraient pas mis le feu à la cervelle du fanatique
feuillant Ravaillac.
Quant à ce qu'on appelle communément la justice,
c'est -«à -dire, l'usage de tuer un homme parce qu'il
aura volé un écu à son maître, ou de le brûler comme
Simon Morin, pour avoir dit qu'il a eu des conversa-
tions avec le Saint- Esprit ? et comme on a brûlé un
SUPPLICES. 2l3
vieux fou de jésuite nommé Malagrida, pour avoir
imprimé les entretiens que la sainte Vierge Marie
avait avec sa mère sainte Anne quand elle était dans
son ventre , etc. ; cet usage, il faut en convenir, n'est
ni humain, ni raisonnable, et ne peut jamais être de
la moindre utilité.
Nous avons déjà demandé quel avantage pouvait
résulter pour l'état de la mort d'un pauvre homme
connu sous le nom du (ou de Verberie , qui, dans un
souper chez des moines, avait proféré des paroles
insensées, et qui fut pendu au lieu d'être purgé et
saigné.
Nous avons demandé encore s'il était bien néces-
saire qu'un autre fou qui était dans les gardes -du-
corps, et qui se fit quelque» t?illades légères avec un
Couteau, à l'exemple des charlatans, pour obtenir
quelque récompense, fût pendu aussi par arrêt du
parlement ? était-ce là un grand crime ? y avait-il
un grand danger pour la société de laisser vivre cet
homme ?
En quoi était-il nécessaire qu'on coupât la main et
la langue au chevalier de La Barre? qu'on l'appliquât
à la torture ordinaire et extraordinaire, et qu'on le
brûlât tout vif ? telle fut sa sentence, prononcée par
les Solons et les Lycurgues d'Abbcville. De quoi
s'agissait -il ? avait -il- assassiné son père et sa mère ?
craignait-on qu'il ne mit le feu à la ville ? On l'accusait
de quelques irrévérences si secrètes que la sentence
même ne les articula pas. Il avait, disait -on, chanté
une vieille chanson que personne ne connaît; U avait
3l4 SUPPLICES.
vu passeï de loin une procession de capucins sans la
saluer.
Il faut que chez certains peuples le plaisir de tuer
son prochain en cérémonie, comme dit Boileau, et
de lui faire souffrir des tournions épouvantables, soit
un amusement bien agréable. Ces peuples habitent le
quarante-neuvième degré de latitude; c'est précisé-
ment la position des Jroquois. 11 faut espérer qu'où
les civilisera un jour.
Il y a toujours dans celte na'ion de barbares deux
ou trois mille personnes très-aimables , d'un gcf.t dé-
licat, et de très- bonne compagnie, qui à la lin poli-
ront les autres.
Je demanderais volontiers à ceux qui aiment tant
à élever des gibets, des échafauds, des bûchers, et à
faire tirer des arquebusades dans la cervelle, s'ils
sont toujours en temps de famine, et s'ils tuent ainsi
leurs semblables de peur d'avoir trop de monde à
nourrir ?
Je fus effrayé* un jour en voyant Ja liste des déser-
teurs depuis huit années seulement; on en comptait
soixante mille. C'était soixante mille compatriotes
auxquels il fallait casser la tète au son du tambour,
et avec lesquels on aurait conquis une province s'ils
avaient été bien nourris et bien conduits.
Je demanderais encore à quelques uns de cesDra-
cons subalternes, si dans leur pays il ny a pas de
grandes routes, et des chemins de traverse à con-
struire, des terrains incultes à défricher, et si les
pendus et les arquebuses peuvent leur rendre ce ser-
vice .*
SUPPLICES. 2l5
Je ne leur parlerais pas d humanité , mais d'utilité :
ma heureusement ils n'entendent quelquefois ni l'un
ni l'autre. Et , quand M. Beccaria fut applaudi de
l'Europe pour avoir démontré que les peines doivent
être proportionnées aux délits, il se trouva bien vite
chez les iroquois un avocat, gagé par un prêtre, qui
soutint que torturer, pendre, rouer, brûler, dans
tous les cas, est toujours le meilleur.
section n.
C'est en Angleterre surtout, plus qu'en aucun
pays, que s'est signalée la tranquille fureur d'égorger
les hommes avec le glaive prétendu de la loi. Sans
parler de ce nombre prodigieux de seigneurs du sang
royal , de pairs du royaume, d'illustres citoyens péris
sur un échafaud en place publique , il suffirait de ré-
fléchir sur le supplice de la reine Anne Boulen, de
la reine Catherine Howard, de la reine Jeanne Gray,
de la reine Marie Stuart, du roi Charles Ier, pour justi-
fier celui qui a dit que c'était au bourreau d'écrire
l'histoire d'Angleterre.
Après cette île, on prétend que la France est le
pays où les supplices ont été le plus communs. Je ne
dirai rien de celui de la reine Brunehaut; car je n'en
crois rien. Je passe à travers mille échafauds, et je
m'arrête à celui du comte de Montécuculli, qui fut
écartelé en présence de François 1er et de toute la
cour, parce que le dauphin François était mort d'une
pleurésie.
Cet événement est de 1 536. Charles-Quint, victo-
rieux de tous les côtés en Europe et en Afrique, rava-
3t6 SUPPLICES.
geait à la fois la Provence et la Picardie. Pendant
cette campagne qui commençait pour lui avec avan-
tage, le jeune dauphin, âgé de dix-huit ans, s'échauffe
à jouer à la paume dans la petite ville de Tournon.
Tout en sueur il boit de l'eau glacée; il meurt de la
pleurésie le cinquième jour. Toute la cour, toute la
France crie que l'empereur Charles-Quint a fait em-
poisonner le dauphin de France. Cette accusation,
aussi horrible qu'absurde , est répétée jusqu'à no*
jours. Malherbe dit dans une de ses odes :
François. quand la Castille inégale à ses armes
Lui \ola son dauphin,
Semblait d'un si grand coup devoir jeter des larme»
Qui n'eussent jamais fin,
( Cde à Duperrier. )
Tl n'est pas question d'examiner si l'empereur était
inégal aux armes de François 1 r parce qu'il sortit de
Provence après l'avoir épuisée, ou si c'est voler un
dauphin que de l'empoisonner, ou si on jette des
larmes d'un coup, lesquelles n ont point fin. Ces mau-
vais vers font voir seulement que l'empoisonnement
de François, dauphin, par Charles- Quint passa tou-
jours en France pour une vérité incontestable.
Daniel ne disculpe point l'empereur. Hénault dit
dans son Abrégé : ci François , dauphin , mort de
poison. »
Ainsi tous les écrivains se copient les uns las au-
tres. Enfin, Fauteur de l'Histoire de François Ier ose,
comme moi, discuter le fiât.
Il est vrai que le comte Montécuculli, qui était au
service du dauphin, fut condamné par des commis-
SUPPLICES. ÛIJ
saires à être écartelé, comme coupable d'avoir em-
poisonné ce prince.
Les historiens disent que ce Montécuculli était son
échanson. Les dauphins n'en ont point. Mais je veux
qu'ils en eussent alors ; comment ce gentilhomme eût-
il mêlé sur-le-champ du poison dans un verre d'eau
fraîche ? avait-il toujours du poison tout prêt dans sa
poche pour le moment où son maître demanderait à
boire ? il n'était pas seul avec le dauphin qu'on essuyait
au sortir du jeu de paume. Les chirurgiens qui ouvri-
rent son corps dirent (à ce qu'on prétend) que le prince
avait pris de l'arsenic . Le prince en l'avalant aurait
senti dans le gosier des douleurs insupportables ,
l'eau aurait été colorée ; on ne l'aurait pas traité d'une
pleurésie. Les chirurgiens étaient des ignorans qui
disaient ce qu'on voulait qu'ils dissent : cela n'est que
trop commun.
Quel intérêt aurait eu cet officier à faire mourir
son maître ? de qui pouvait il espérer plus de fortune1
Mais , dit-on, il avait aussi l'intention d'empoi-
sonner le roi. Nouvelle difficulté, et nouvelle impro
habilité.
Qui devait lui payer ce double crime ? on répond
que c'était Charles-Quint. Autre improbabilité non
moins forte. Pourquoi commencer par un enfant de
dix-huit ans et demi qui d'ailleurs avait deux frères?
comment arriver au roi, que Montécuculli ne servait
point à table ?
Il n'y avait rien à gagner pour Charles-Quint en
donnant la mort à ce jeune dauphin qui n'avait jamais
tiré l'épée, et qui aurait eu des vengeurs. C'eût été ur
Dict. ph. 8. 19
SI 8 SUPPLICES,
crime honteux ^t inutile. H ne craignait pas le péw
qui était le plus brave chevalier de sa cour, et il au-
rait craint le fils qui sortait de l'enfance !
Mais on nous dit que ce Montécuculli, dans urr
voyage à Ferrare, sa patrie, fut présenté à l'empe-
reur; que ce monarque lui demanda des nouvelles de
la magnificence avec laquelle le roi était servi à table,
et de l'ordre qu'il tenait dans sa maison. Voilà certes
une belle preuve que cet Italien fut suborné par
Charles-Quint pour empoisonner la famille royale !
Oh î ce ne fut pas l'empereur qui l'engagea lui-
même dans ce crime ; ce furent ses généraux , Antoine
de Lève et le marquis de Gonzaguc. Qui! Antoine d«
Lève, âgé de quatre-vingts ans, et l'un des plus ver-
tueux chevaliers de l'Europe ! et ce vieillard eut 1 in-
discrétion de lui proposer ces empoisonnemens con-
jointement avec un prince de Gor.zague ! D'autres
nomment le marquis del Vasto, que vous appelez du
Guast. Accordez-vous donc, pauvres imposteurs. —
Vous dites que Montécuculli l'avoua à ses juges. Avez-
vous vu les pièces originales du procès?
Vous avancez que cet infortuné était chimiste.
Voilà vos seules preuves ; voilà les seules raisons pour
'lesquelles il subit le plus effroyable des supplices. Il
était Italien , il était chimiste , on haïssait Charles-
Quint; on se vengeait bien honteusement de sa gloire.
Quoi! votre cour fait écarteler un homme de qualité
sur de simples soupçons, dans la vaine espérance de
déshonorer un empereur trop puissant.
Quelque temps après, vos soupçons toujours lé-
gers accusent de cet empoisonnement Catherine do
SUPPLICES. m ?)
Médicrs, épouse de Henri II , dauphin , depuis roi de
France. Vous dites que pour régner elle fit empoi-
sonner ce premier dauphin , qui était entre le trône et
son mari. Imposteurs ! encore une fois-, accordez-vou»
donc. Songez que Catherine de Médicis n'était alors
âgée que de dix-sept ans ?
On a dit que ce fut Charles-Quint lui-même qui
imputa cette mort à Catherine, et on cite l'historien
Yera. On se trompe } voici ses paroles (<i) :
En este ano avxa muerto en Paris el deliin de Franc ia con
vénales évidentes de veneno. Attribuyeronlo los sûyos a diligen-
cia del marques de Basto, y Antonio de Leivaf y costô la vida
de Monte-cuculo , F tancés , con quien se correspondian : indi-
gna sospecha de tan generosos hombres, y inutil' puesto, que
con matar al delfin , se grangeava poca , porque no era nada
valerosq,, ni sin hermanos que le sucediessen.
Brevemente se passo desta presurlcion a otra mas fundaday
nue avia sido la muerte per orden de su hermano el duque de
Orliens, a persuasion de Catarina de Medicis su muger, amhi-
ciosa dellegar a ser reyna, como h fue. Y nota bmn- un autor
que la muerte des graciadet que tuvà despuv.s esteEnrico ,. la per*,
mitio Dios en castigo de la ahvosa que dio (si la dio) al ino«
tente liermano : costumbre mas que medianamente introducida
en principes, deshazerse a poca costa de los que por algun ca-
mino los embaracan ; pero siempre son visiblement castïgadoi
por Dios,
« En cette année mourut à Paris le dauphin de
France avec les signes évidens de poison. Les siens
t'attribuèrent aux ordres du marquis del Yasto et
d'Antoine de Lève, ce qui coûta la vie au comte de
Montecuculo, Français qui était en correspondance
(a) Page 1 66.
220 SUPPLICES.
avec eux: : indigne et inutile soupçon contre des
hommes si généreux, puisqu'on tuant le dauphin on
gagnait peu. Il n'était encore connu par sa valeur, ni
lui, ni ses frères, qui devaient lui succéder.
« De cette présomption on passa à une autre; on
prétendit que ce meurtre avait été commis par Tordre
du duc d'Orléans son frère , à la persuasion de Cathe-
rine de Mcdicis sa femme, qui avait l'ambition d'être
reine, comme elle le fut en effet. Un auteur remarque
très-bien que la mort funeste du duc d'Orléans, de-
puis Henri II, fut une punition divine du poison qu'il
avait donné à son frère (si pourtant il lui en fit don-
ner); cjtfiihimc trop ordinaire aux princes de se dé-
faire à peu de frais de ceux qui les embarrassent dans
leur chemin, mais souvent et visiblement punie de
Dieu. »
Le senor de Vera n'est pas, comme on voit, un
Tacite. D'ailleurs il prend Montécuculli ou Montecu-
culo pour un Français. Il dit que le dauphin mourut
à Paris, et ce fut à Tournon. Il parle de marques
évidences de poison sur le bruit public; mais il est
évident qu'il n'atuibue qu'aux Français l'accusation
contre Catherine de Médicis.
Cette accusation est aussi injuste et aussi extrava-
gante que cellç qui chargea Montécuculli.
Il résulte que cette légèreté particulière aux Fran,
çais a dans tous les temps produit des catastrophes
bien funestes. A remonter du supplice injuste do
Montécuculli jusqu'à celui des templiers, c'est uns
suite de supplices atroces, fondés sur les présomp-
SUPPLICES. 2'il
lions les plus frivoles. Des ruisseaux de sang ont
coulé en France , parce que la nation est souvent peu
réfléchissante et très -prompte dans ses jugemens.
Ainsi tout sert à perpétuer les malheurs de la terre.
Disons un mot de ce malheureux plaisir que les
hommes , et surtout les esprits faibles, ressentent en
secret à parler de supplices, comme ils en ont à par-
ler de miracles el de sortilèges. Vous trouverez, dans
le dictionnaire de la Bible de Calinet, plusieurs belles
estampes des supplices usités chez les Hébreux. Ces
figures font frémir tout honnête homme. Prenons
cette occasion de dire que jamais ni les Juifs, ni
aucun autre peuple ne s'avisèrent de crucifier avec
des cîous, et qu'il ny en a aucun exemple. C'est une
fantaisie de peintre qui s'est établie sur une opinion
assez erronée.
section m.
Hommes sages répandus sur la terre (car il y
em a), criez de toutes vos forces, avec le sage Bec-
caria, qu'il faut proportionner les peines aux délits.
Que si on casse la tète d'un jeune homme de vingt
ans, qui aura passé six mois auprès de sa mère ou de
sa maîtresse au lieu de rejoindre le régiment, il na
pourra plus servir sa patrie.
Que si vous pendez dans la place des Terreaux (/>)
cette jeune servante qui a volé douze serviettes à
sa maîtresse, elle aurait pu donner ta votre ville une
douzaine d'enfans que vous étouffez, qu'il n'y a nulle
(b) Le cas est arriva à Lyon en t 7 j2,
*9-
222 SUPPLICES.
proportion entre douze serviettes et la vie , et qu'en-
fin vous encouragez le vol domestique, parce que
nul maître ne sera assez barbare pour faire pendre
son cocher qui lui aura volé de l'avoine , et qu'il le
ferait punir pour le corriger, si la peine était propor-
tionnée.
Que les juges et les législateurs sont coupables de
la mort de tous les enfans que de pauvres filles sé-
duites abandonnent, ou laissent périr, ou étouffent
par la même faiblesse qui les a fait naître.
Et c'est sur quoi je veux vous conter ce qui vient
d'arriver dans la capitale d'une sage et puissante ré-
publique qui, toute sage qu'elle est, a le malheur d'a-
voir conservé quelques lois barbares de ces temps an-
tiques et sauvages qu'on appelle le temps des bonnes
mœurs. On trouve auprès de cette capitale un enfant
nouveau né et mort; on soupçonne une fille d'en être
la mère; on la met au cachot; on l'interroge ; elle ré-
pond qu elle ne peut avoir fait cet enfant, puisqu'elle
est grosse. On la fait visiter par ce qu'on appelle si
mal à propos des sages-femmes, des matrones. Ces
imbéciles attestent qu'elle n'est point enceinte ; que
ses vidanges retenues ont enflé son ventre. La mal-
heureuse est menacée de la question ; la peur trouble
son esprit ; elle avoue qu'elle a tué son enfant pré-
tendu ; on la condamne a la mort ; elle accouche pen-
dant qu'on lui lit sa sentence. Ses juges apprennent
qu'il ne faut pas prononcer des arrêts de mort légè-
rement,
À l'égard de ce nombre innombrable de supplices,
dans lesquels des fanatiques imbéciles ont fait périr
iYMBOLE. 33*8
tant d'autres fanatiques imbéciles , je n'en parlerai
plus, quoiqu'on ne puisse trop en parler.
Il ne se commet guère de vols sur les grands che-
mins en Italie sans assassinats, parce que la peine de
mort est la même pour l'un et l'autre crime.
Sans doute que M. de Beccaria en parle dans son
Traité des délits et des peines.
SYMBOLE, ou CREDO.
Nous ne ressemblons point à mademoiselle Bu-
clos, cette célèbre comédienne, à qui on disait : Je
parie, mademoiselle, que vous ne savez pas votre
Credo. « Ah, ah, dit-elle, je ne sais pas mon Credo!
je vais vous le née iter- Bâter nosler, qui Aidez-
moi , je ne me souviens plus du reste. » Pour moi, je
récite mon Pater et mon Credo tous les matins; je ne
suis point comme Broussin dont Réminiac disait :
Broussin , dès l'Age le plus tendre ,
Posséda la sauce Robert ,
Sans que son précepteur lui pût jamais apprendre
Ni son Credo, ni so.i Pater.
hersymbole ou la collation vient du mot Symboïein,
et l'église latine adopte ce mot , comme elle a tout
pris de l'église grecque. Les théologiens un peu in-
struits savent que ce symbole, qu'on nomme de* apô~
très, n'est point du tout des apôtres.
On appelait symbole chez les Grecs les paroles r
les signes auxquels les initiés aux mystères de Cérès,
de Cybèle , de Mithra , se reconnaissaient (a); les
(a) Arnofce, liv. V, Symhola quee rogala sacrorum ,. ett\
Voyez aussi Clément d'Alexandrie dans §on sermon prot rép-
lique, ou cohoi tatio ad qentes.
224 SYMBOLE.
chrétiens avec le temps eurent leur symbole. S'il
avait existé du temps des apôtres, il est à croire que
saint Luc en aurait parlé.
On attribue à saint Augustin une histoire du symH
bole dans son sermon 1 i5; on lui fait dire, dans es
sermon , que Pierre avait commencé le symbole en
disant : « Je crois en Dieu père tout-puissant; » Jean
ajouta : « Créateur du ciel et de la terre; » Jacques
ajouta : « Je crois en Jésus-Christ son fils notre Sei-
gneur; » et ainsi du reste. On a retranché cette fable
dans la dernière édition d'Augustin. Je m'en rapporte
aux révérends pères bénédictins , pour savoir au juste
s'il fallait retrancher ou non ce petit morceau qui est
curieux.
Le fait est que personne n'entendit parler de ce
Credo pendant plus de quatre cents années. Le peuple
dit que Paris n'a pas été fait en un jour; Le peuple a
souvent raison dans ses proverbes. Les apôtres curent
notre symbole dans le cœur, mais ils ne le mirent
point par écrit. On en forma un du temps de saint
ïrénée, qui ne ressemble point à celui que nous réci-
tons. Notre symbole , tel qu'il est aujourd'hui , est
constamment du cinquième siècle. Il est postérieur à
celui de Nicée. L'article qui dit que Jésus descendit
aux enfers, celui qui parle de la communion des
saints, ne se trouvent dans aucun des symboles qui
précédèrent le nôtre. Et en effet, ni les Évangiles, ni
les Actes des apôtres , ne disent que Jésus descendit
dans l'enfer. Mais c'était une opinion établie dès le
troisième siècle, que Jésus était descendu dans l'Ha-
dès, dans le Tartare, mots que non traduisons par
SYMBOLE. 32 0
celui d'enfer. L'enfer, en ce sens, n'est pas le mot hé-
breu scheol, qui veut dire le souterrain, la fosse. Et
c'est pourquoi saint Athanase nous apprit depuis
comment notre Sauveur était descendu dans les en-
fers. « Son humanité, dit -il , ne fut ni tout entière
dans le sépulcre, ni tout entière dans l'en fer. Elle fut
dans le sépulcre selon la chair, et dans l'enfer selon
l'âme, w
Saint Thomas assure que les saints qui ressuscitè-
rent à la mort de Jésus-Christ moururent de nouveau
pour ressusciter ensuite avec lui; c'est le sentiment
le plus suivi. Toutes ces opinions sont absolument
étrangères à la morale; il faut être homme de bien,
soit que les saints soient ressuscites deu\ fois , soit
que Dieu ne les ait ressuscites qu'une. Notre symbole
a été fait tard, je l'avoue; mais, la vertu est de toute
éternité.
S'il est permis de citer des modernes clans une ma-
tière si grave, je rapporterai ici le Credo de l'abbé de
Saint-Pierre, tel qu'il est écrit de sa main dans son
livre sur la pureté de la religion, lequel n'a point été
imprimé, et que j'ai copié fidèlement.
« Je crois en un seul Dieu et je l'aime. Je crois
qu'il illumine toute âme venant au monde, ainsi que
le dit saint Jean. J'entends par- là toute âme qui le
cherche de bonne foi.
<( Je crois en un seul Dieu, parce qu'il ne peut y
avoir qu'une seule âme du grand tout , un seul être
vivifiant, un formateur unique.
« Je crois en Dieu le père tout - puissant , parce
qu'il est père commun de la nature et de tous les
22$ STMBOLE.
hommes qui sont également ses eu farté. Je crois que
celui qui les fait tous naître également, qui arrangea
les ressorts de notre vie de la même manière , qui
leur a donné les mêmes principes de morale , aperçue
par eux dès qu'ils réfléchissent, n'a mis aucune diffé-
rence entre ses enfans que celle du crime et de la
vertu.
« Je crois que le Chinois juste et bicnfesant est
plus précieux devant lui qu'un docteur d'Europe
pointilleux et arrogant.
ce Je crois que, Dieu étant notre père commun,
nous sommes tenus de regarder tous les hommes
comme nos frères.
« Je crois que le persécuteur est abominable, et
qu'il marche immédiatement après l'empoisonneur et
le parricide.
« Je crois que les disputes théologiques sont à la
fois la farce la plus ridicule et le fléau le plus affreux
de la terre, immédiatement après la guerre y la peste,
la famine et la vérole.
« Je crois que les ecclésiastiques doivent être
payés, et bien payés comme serviteurs du public,
précepteurs de morale , teneurs des registres des en-
fans et des morts; mais qu'on ne doit leur donner ni
les richesses des fermiers généraux , ni le rang des
princes, parce que l'un et l'autre corrompent l'âme,
et que rien n'est plus révoltant que de voir des
hommes si riches et si fiers, faire prêcher l'humilité
et l'amour de la pauvreté par leurs commis, qui n'ont
que cent éeiis de gages.
« Je crois que tous les prêtres qui desservent une
SYSTÈME. 22J
paroisse, pourraient être mariés comme dans l'église
grecque,; non-seulement pour avoir une femme hon-
nête qui prenne soin de leur ménage, mais pour être
meilleurs -citoyens, donner de bons sujets à l'état, et
pour avoir beaucoup d'enfans bien élevés.
« Je crois qu'il faut absolument rendre plusieurs
moines à la société, et que c'est servir la patrie et
eux-mêmes. On dit que ce sont des hommes que
Circé a changés en pourceaux; le sage Ulysse doit
leur rendre la forme humaine. »
Paradis aux bienfesans !
Nous rapportons historiquement ce symbole de
l'abbé de Saint-Pierre, sans l'approuver. Nous ne le
regardons que comme une singularité curieuse ; et
nous nous en tenons , avec la foi la plus respec-
tueuse, au véritable symbole de l'église.
SYSTÈME.
Nous entendons par système une supposition; cn^
suite, quand cette supposition est prouvée, ce n'est
plus un système, c'est une vérité. Cependant nous di-
sons encore par habitude le système céleste , quoique
nous entendions par-là la position réelle des astres.
Je crois avoir cru autrefois que Pythagore avait
appris chez les Chaldéens le vrai système céleste;
mais je ne le crois plus. A mesure que j'avance en
âge, je doute de tout.
Cependant, Newton, Grégori et Keil, font hon-
neur à Pythagore et à ces Chaldéens du système de
29.8 SYSTÈME.
Copernic ; et en dernier lieu M. Le Monnier est de
leur avis. J'ai l'impudence de n'en plus être (i).
Une de mes raisons, c'est que, si les Chaldéens en
avaient tant su, une si belle et si importante décou-
verte ne se serai- jamais perdue; elle se serait trans-
mise de siècle en siècle comme les belles démonstra-
tions d'Archimède.
"Une autre raison, c'est qu'il fallait être plus pro-
fondément instruit que ne Tétaient les Chaldéens,
pour contredire les jeux de tous les hommes et toutes
les apparences cèles es; qu'il eût fallu non-seulement
faire les expériences les plus fines, mais employer
les ma'hématiqucs lespîus profondes, avoir le secours
indispensable des télescopes, sans lesquels il était
impossible de découvrir les phases de Vénus qui dé-
fi) Si nous osions avoir une opinion sur ce sujet, nous di-
rions qu'il est vraisemblable que ni les Égyptiens, ni les Chal-
déens, ni les Indiens n'ont jamais connu le véritable système du
monde ; quePythagore a connu ce système, parce qu'il l'a donné
d'après les observations d s orientaux, alors beaucoup plus an-
ciennes et plus complètes que celles des Grecs; qu'il suffit pouf
cela d'avoir une idée bien nette des lois du mouvement apparent,
ça qui n'était pas impossible pour un homme qui avait autant
de génie quePythagore ; qre ce système fut rejeté par les Grecs,
parce qu'il était trop contraire aux idées communes , et que
d'ailleurs Pyth&gore ne pouvait l'appuyer sur d'assez fortes
preuves; mais que les Grecs en conservèrent un souvenir vague
qu'ils nous ont transmis. Le livre d'Eusèbe de Gésarée fourmille
d'ei leurs grossières sur l'astronomie et la physique des anciens;
mais ce livre est précieux, parce que ses absurdités même peu-
vent conduire à retrouver les vérités qu'il défigure. Il en est de
ln<"me de Plutarque, d'ailleurs beaucoup meilleur écrivain, et
plus iu&tructii qu'Eusùbe,de Césarée.
SYSTÈME. 239
montrent son cours autour du soleil, et sans lesquels
encore il était impossible de voir les taches du soleil
qui démontrent sa rotation autour de son axe presque
immobile.
Une raison non moins forte, c^estque de tous ceux
qui ont attribué à Pythagore ces belles connais-
sances, aucun ne nous a dit positivement de quoi il
s'agit
Diogène de Laërce, qui vivait environ neuf cents
ans après Pythagore ^ nous apprend que, selon ce
grand philosophe, le nombre UN était le premier
principe, et que de DEUX naissent tous le* nombres;
que les corps ont quatre élémens, le feu, l'eau, l'air,
et la terre; que la lumière et les ténèbres, le froid et
le chaud, l'humide et le sec, sont en égaie quantité;
qu'il ne faut point manger de fèves; que Pâme est di-
visa en trois parties; que Pythagore avait été autre-
fois Aetalidc, puis Euphorbe, puis Hermotime , et
que ce grand homme étudia la magie à fond. Notre
Diogène ne dit pas un mot du vrai système du monde!
attribué à ce Pythagore : et il faut avouer qu'il y a
loin de son aversion prétendue pour les fèves aux
observations et aux* calculs qui démontrent aujour-
d'hui le cours des planètes et de la terre.
Le fameux arien Eusèbe, évèque de Césarée, dans
sa Préparation évangélique, s'exprime ainsi (a) :
« Tous les philosophes prononcent que la terre est
en repos ; mais Philolaiis le péripatéticien pense
(a) Page 85o, édition in-folio.
Dict. Ph. 8.
230 SYSTÈME.
qu'elle se meut autour du feu dans un cercle oblique,
tout comme le soleil et la lune. » t
Ce galimatias n'a rien de commun avec les su-
blimes vérités que nous ont enseignées Copernic,
Galilée, Kepler, et surtout Newton.
Quant au prétendu Aristarque de Samos, qu'on
dit avoir développe les découvertes des Chaldéens
sur le cours de la planète de la terre et des autres
planètes, il est si obscur, que Wallis a été obligé de
le commenter d'un bout à l'autre pour tâcher de le
rendre intelligible.
Enfin u est fort douteux que le livre attribué à cet
Aristarque de Samos soit de lui. On a fort soupçonné
les ennemis de la nouvelle philosophie d avoir fabri-
qué cette fausse pièce en faveur de leur mauvaise
cause. Ce n'est pas seulement m fait de vieilles
chartes que nous avons eu de pieux faussaires.* Cet
Aristarque de Samos est d'autant plus suspect, que
Pluiarque l'accuse d'avoir été un bigot, un méchant
hypocrite , imbu de l'opinion contraire. Voici les
paroi es^ie Plutarque dans son fatras intitulé : La face
4 a rond de la lune. Aristarque le Samien disait que
les Grecs devaient « punir Cléanthe de Samos, lequel
soupçonnait que le ciel est immobile, et que c'est la
terre qui se meut autour du zodiaque , en tournant
$ur son axe. »
Mais, nie dira-t-on, cela même prouve que le sys-
tème de Copernic était déjà dans la tete de ce Cléan-
the et de bien d'autres. Qu'importe qu'Aristarquek
Samien ait été de l'avisde Cléanthe le Samien 7 ou
^u il ait été sou délateur, comme le jésuite Sjkeiner a
SYSTÈME. û3î
été depuis le délateur de Galilée ? Il résulte toujours
évidemment que le vrai système d'aujourd'hui était
connu des anciens.
Je réponds que non; qu'une très- faible partie de
ce système fut vaguement soupçonnée par quelques
tê!:es mieux organisées que les autres. Je réponds
qu'il ne fut jamais reçu , jamais enseigné dans les
écoles; que ce ne fut jamais un corps de doctrine.
Lisez attentivement cette Face de la lune de Plutar-
que, vous y trouverez, si vous le voulez, la doctrine
de la gravitation. Le véritable auteur d'un système
est celui qui le démontre.
N'envions point à Copernic l'honneur de la dé-
couverte.Trois ou quatre mots déterrés dans un vieil
auteur, et qui peuvent avoir quelque rapport éloigné
avec son système, ne doivent pas lui enlever la gloire
de l'invention.
Admirons la grande règle de Kepler, que les
carrés des révolutions des planètes autour du soleil
sont proportionnels aux cubes de leurs distances.
Admirons encore davantage la profondeur , la
justesse, l'invention du grand Newton, qui seul a
découvert les raisons fondamentales de ces lois in-
connues à toute l'antiquité , et qui a ouvert aux
hommes un ciel nouveau.
Il se trouve toujours de petits compilateurs qui
osent être ennemis de leur siècle; ils entassent, en-
tassent des passages de Plutarque et d'Athénée, pour
tacher de nous prouver que nous n'avons nulle obli-
gation aux Newton, aux Halley, aux Bradley. Us sa
font les trompettes de la gloire des anciens. Ils pré-
1^1 T.
tendent que ces anciens ont tout dit; et ils sont assez
imbéciles pour croire partager leur gloire, parce
qu'ils la publient. Ils tordent une phrase dHippo-
crate pour faire accroire que les Grecs connaissaient
la circulation du sang mieux qu'Harvey. Que ne
disent -ils aussi que les Grecs avaient de meilleurs
fusils , de plus gros canons que nous, qu'ils lançaient
des bombes plus loin; qu'ils avaient des livres mieux
imprimés, de plus belles estampes, etc., etc. ? qu'ils
excellaient dans la peinture à l'huile; qu'ils avaient
des miroirs de cristal, des télescopes, des micros-
copes, des thermomètres ? Ne s'est -il pas trouvé des
gens qui ont assuré que Saîomon, qui ne possédait
aucun por' de mer, avait envoyé des flottes en Amé-
rique ? etc., etc.
Un des plus grands détracteurs de nos derniers
siècles a été un nommé Dutens. Tl a fini par faire
un libelle aussi infâme qu'insipide contre les philoso-
phes de nos jours. Ce libelle est intitulé le Toc in ,
mais il a eu beau sonner sa cloche, personne n'est
venu à son secours, et il n'a fait que grossir le nombre
des Zoïles, qui, ne pouvant rien produire, ont ré-
pandu leur venin sur ceux qui ont immortalisé leur
patrie et servi le genre humain par leurs productions.
t.
Remarques sur cette lettrée.
L'euphonie, qui adoucit toujours le langage et qui
l'emporte sur la grammaire, fait que dans la pronon-
ciation nous changeons souvent ce t en c. Nous pro-
T. 233
nonrons ambitieux, akcion, partial; car, lorsque cet
est suivi d'un i et d'une autre voyelle, le son du t
paraît un peu trop dur. Les Italiens ont changé de
même ce t en 2, La même raison nous a insensible-
ment accoutumés à écrire et à prononcer un t à la fin
de certains temps des verbes. Il aima, mais aima-t-iï
constamment? il arriva t-, mais à peine arriva -t- il; il
s'éleva, mais s'cleça-t-il au-dessus des préjugés ? on
raionne, mais raisonne- 1- on conséquemmcnt? etc. ;
il écrira y mais ècrira-t-il avec élégance ) il joue,
jouc-t-i! habilement ?
Ainsi donc quand latroisième personne du présent,
du prétérit et du futur 9 se terminant en voyelle, est
suivie d'un article ou de la particule on qui tient lieu
d'article, l'usage a voulu qu'on plaçât toujours ce .\
On étendait autrefois plus loin cet usage. On pronon-
çait ce t à la fin de tous les prétérits en a; il aima à
aller , on disait il aima-t-à aller ; et cette prononcia-
tion s'est conservée dans quelques province*. L'usage
de Paris l'a rendue très-vicieuse.
Il n'est pas vrai que, pour rendre la prononciation
plus douce, on change le b en p devant un /, qu'on
dise optenir pour obtenir. Ce serait au contraire rendre
la prononciation plus dure. Le t se met encore après
l'impératif va, va-t'en.
Ta, pronom poss. féminin; ta mire, ta vie, ta
haine. La même euphonie qui adoucit toujours le
langage a changé ta en ton devant toutes les voyelles;
totl adresse, son adresse , mon adresse, et non ta, sa,
ma adresse; ton épée, et non ta épèc; ton industrie 7 ton
ignorance, non ta industrie , ta ignorance; ton ower-
2,34 TABAC.
ture, non ta ouverture. La lettre /?, quand elle n'est
point aspirée et qu'elle tient lieu de voyelle , exige
aussi le changement de ta y ma, sa, en ton, mon7 s*o/i.
ton honnêteté, et non ta. honnêteté.
Ta ainsi que ton donne tes au pluriel x tes peines
sont inutiles.
Le redoublement du mot ta, signifie un reproche
de trop de vitesse; ta ta ta, voilà bien instruire une
affaire! Mais ce n'est point un terme de la langue,
c'est une espèce d'exclamation arbitraire. C'est ainsi
que dans une salle d'armes on disait c'est un tata pour
désigner un ferrailleur.
TABAC.
Tabac, subst. masc, mot étranger. On donna ce
nom en i 56o à cette herbe découverte dans l'île de
Tabago. Les naturels de la Floride la nommaient
petun; elle eut en France le nom de nicotiane, àyJierbe
à la reine y et divers autres noms. Il y a plusieurs
espèces de tabac; chacune prend son nom ou de
l'endroit où cette plante croît, ou de celui où elle est
manufacturée, ou du port principal, ou du pays d'où
part cette marchandise. Le petit peuple ayant com-
mencé en France à prendre du tabac par le nez, ce
fut d'abord une indécence aux femmes d'en faire
usage. Voilà pourquoi Boilcau dit dans la satire des
femmes (vers 671 — 72) :
Fait même a ses amans, trop faibles d'estomac,
Redouter ses baisers pleins d ail et de tabac.
On dit fumer du tabac, et on entend la même chose
par le mot seul de fumer.
ta bar in. a35
TABARIN.
Tabarin , nom propre , devenu nom appeilatif.
Tabarin , valet de Mondor , charlatan sur le Pont-
Neuf du temps de Henri IV, fit donner ce nom aux
bouffons grossiers.
Et sans honte à Térence allier Tabarin.
(Boileau, Art. poët. , chant III, v. 398.)
.Tabarine n'est pas d'usage et ne doit pas ert être,
parce que les femmes sont toujours plus décentes que
les hommes.
Tabarinage, et surtout tabar inique qu'on trouve
dausle Dictionnaire de Trévoux, sont aussi proscrits*
TABIS.
Tabis, étoffe de sole unie et ondée ? passée à la
calandre sous un cylindre qui imprime sur l'étoffe
cas inégalités onduleuses gravées sur le cylindre
même. C'est ce qu'on appelle improprement moire ,
de deux mots anglais mo hait y poil de chèvre sau-
vage. La véritable moire n'admet pas un seul fil de
soie.
Où sur l'ouate molle éclate le tabis.
(Boileau, Lutrin, chant IV, v. 44-)
Tabiser y passer à la calandre. Taffetas > gros de-
Tours tabisé.
TABLE.
Table y s. f., terme très-étendu qui a plusieurs
significations,
236 TABLE.
Table à manger, table de jeu, table à écrire. Vre-
mière table, seconde table, table du commun. Table de
buffet, table d'hôte ou Von mange à tant par repas,
bonne table, table réglée, table ouverte, être a table, <c
mettre à table, sortir de table. Table brisée, table ronde,
ovale, longue, carrée. Courir les tables (en style fami-
lier) se dit des parasites; bénir la table, c'est-à-dire,
faire une prière avant le repas. Tomber sous la table,
dernier effet de l'ivresse. Propos de table, traits de
gaieté et de familiarité qui échappent dans un repas.
Table de nuit, inventée en i y i y. Meuble commode
qu'on place auprès d'un lit, et sur lequel se placent
plusieurs ustensiles.
Table à tiroir, mettre papiers sur table. Table d-un
instrument de musique, comme luth , clavecin ; c'est
la partie sur laquelle posent les cordes ou les touches.
Table de verre, signifie le verre plat qui n'a point
été soufflé , et qui n'est pas encore employé.
Table de plomb, de cuwre : plaque de plomb et de
cuivre d'une étendue un peu considérable.
Tab'is de la loi, la loi des Douze-Table.-, chez les
Romains, les deux tables de la loi chez le, Ilebreur. On
ne dit point la loi des deux tables.
Table d\mtel , dans laquelle on encastre la pierre
bénite sur laquelle le prêtre pose le calice. Sainte
table, c'est l'autel même sur lequel le prêtre prend les
pains enchantés avec lesquels il va donner la com-
munion. Approcher de la sainte table, communier. On
ne dit pas se mettre à ta sainte table.
Table isiaque ou table du. soleil. C'est une gramlo
plaque de cuivre qu'on regarde comme un des plu*
TABLE. 23 j
précieux monumens de l'ancienne Ëgjrpte; elle est
couverte d'hiéroglyphes gravés. Ce monument, qui
vient de la maison de Gonzague , est conservé à
Turin.
Table ronde (chevaliers de la table ronde), ima-
ginée pour éviter les disputes pour la préséance, et
dont les romans ont attribué l'invention a un roi fa~
buleux d'Angleterre nommé Artus.
Table jnjthagorique, ou de multiplication des nom-
bres les uns par les autres.
Table en mathématique , suite de nombres rangés
suivant certain ordre propre à foire retrouver l'un do
ces nombres dont on a besoin.
Table d'astronomie , ou calcul des mouvemens
célestes.
On a les tables Al jonsines ,,les tablps Rodolphines ,
ainsi nommées parce qu'on les a faites pour ces deux
monarques.
Tables des sinus , des tangentes , des logarithmes.
Tables généalogiques 7 plus communément nom-
mées arbres,
La table d'un livre, c'est-à-dire, liste alphabétique
ou des noms , ou des matières, ou des chapitres.
Table d'attente en architecture ; c'est d'ordinaire
un bossage pour recevoir une inscription.
Table de trictrac.
Toutes tables } jeu différent du trictrac ordinaire.
Table de diamant; le diamant est taillé en table
cfuand sa surface est plate et les cotés à biseaux.
Les deux parties osseuses qui composent le crâna
sont appelées tables.
238 TABLER.
Les trumeaux, cartouches, panneaux en architec-
ture, prennent aussi le nom de table.
Table de crépi, table en saillie , table Couronnée f
table fouillée, table rustique.
Table de marbre. L'une des plus anciennes juris-
dictions du royaume, partagée en trois tribunaux;
celui" du connétable, à présent des maréchaux de
France; celui de l'amiral ; et celui du grand forestier
qui est aujourd hui représenté par le grand maître des
eaux et forcis : cette juridiction est ainsi nommée
d'une longue table de marbre sur laquelle les vassaux
étaient tenus d'apporter* leurs redevances; chaque
seigneur avait une table pareille, et les mots de table,
domain , justice, étaient presque synonymes; réunir
à sa tabe, était réunir à son domaine.
Table rase. Expression empruntée de la toile des
peintres avant qu'ils y aient appliqué leurs couleurs,
l'esprit d'un enfant est une iable rase sur laquelle les
préjuges n'ont encore rien imprimé.
TABLER.
Tabler, v. n. Il vient du jeu de trictrac. On disait
t bler quand on posait deux dames sur la même ligne;
on dit aujourd'hui caser , et le mot tabler, qui n'est
plus d'usage au propre , s'est conservé au figuré.
Tabler sur cet arrangement , tabler sur cette nouvelle.
Il était d usage dans le siècle passé de dire tabler pour
tenir table.
Allez table r jusqu'à demain.
( Molière , Amphitrion , act. III , se. VII- )
TACTIQUE, 239
TABOR, OUTHABOR.
Montagne fameuse dans la Judée; ce nom entre
souvent dans le discours familier. 11 est faux que cette
montagne ait une lieue et demie d'élévation au-dessus
de la plaine, comme le disent plusieurs dictionnaires;
il ny a point de montagne de cette hauteur. Le
Tabor n'a pas plus de six cents pieds de haut, mais il
paraît très-élevé, parce qu'il est situé dans une vaste
plaine.
Le Tabor de Bohême est encore célèbre par la ré-
sistance de Ziska aux armées impériales; c'est de là
qu'on a donné le nom de Tabor aux retranchemens
faits avec des chariots.
Les taborites, secte à peu près semblable à celle
des hussites , prirent aussi leur nom de cette mon-
tagne.
TACTIQUE.
Tactique, s. f., signifie proprement ordre , arran~
gement; mais ce mot est consacré depuis long- temps
à la science de la guerre. La tactique consiste à ran-
ger les troupes en bataille, à faire les évolutions, à
disposer les troupes, à se prévaloir avec avantage
des machines de la guerre. L'art de bien camper
prend un autre nom qui est celui de camestration ;
lorsqu'une fois la bataille est engagée , et que le
succès ne dépend plus que de la valeur des troupes et
du coup d'œil du général , le terme de tactique n'est
plusT convenable, parce qu'alors il ne s'agit plus ni
d'ordre ni d'arrangement.
240 TAMARIN.
TAGE.
Tage^ s. m. Quoique ce ne soit que le nom propre
d'une rivière*, le fréquent usage qu'on en fait lui doit
donner place dans le dictionnaire de l'Académie. Les
trésors du Pactole et du Tage sont communs en
poésie; on a supposé que ces deux fleuves roulaient
une grande quantité d'or dans leurs eaux j ce qui n'est
pas vrai.
TALISMAN.
Talisman , s. m., terme arabe francisé, propre-
ment consécration. La même chose que tel es ma ou
phylactère, préservatif, figure, caractère, dont la
superstition s'est servie dans tous les temps, et chez
tous les peuples; c'est d ordinaire une espèce de mé-
daille fondue et frappée sous certaines constellations;
Le fameux talisman de Catherine de Médicis existe
encore.
TALMUD.
Ancien recueil des iois, des coutumes, des tradi-
tions et des opinions des Juifs compilées par leurs
docteurs. 11 est divisé en deux parties, la gemutrè et la
mi^na , postérieures de quelques siècles a notre ère
vulgaire. Ce mot est devenu français parce qu'il est
commun à toutes les nations..
Taîmudistè, attaché aux opinions du talmud.
Talmudique, docteur talmudique, peu en usage.
TAMARIN.
Tamarin, s. m,, arbre des Indes et de l'Afrique,
dont Fécorce ressemble à celle du noyer, les feuilles
TANT. 24l
à la fougère, et les fleurs à celles de l'oranger; sou
fruit est une petite gousse qui renferme une pulpe
noire assez semblable à la casse, mais d'un goût un
peu aigre. L'arbre et le fruit portent le nom de tama-
rin.
TAMARIS.
Tamaris, s. m., arbrisseau dont les fruits ont
quelque ressemblance à ceux du tamarin , mais qui
ont une vertu plus détersive et plus atténuante.
TAMBOUR.
Tambour, s. m., terme imitatif qui exprime le son
do cet instrument guerrier inconnu aux Romains, et
qui nous est venu des Arabes et des Maures. C'est une
caisse ronde , exactement fermée en dessus et en
dessous par un parchemin de mouton épais, tendu à
force sur une corde à boyau. Le tambour ne sert
parmi nous que pour l'infanterie; c'est avec le tam-
bour qu'on rassemble, qu'on l'exerce, qu'on la con-
duit. Battre le tambour , le tambour bat , il bat aux
champs, il appelle, il rappelle, il bat la générale ; ta
garnison marche, sort tambour battant.
TANT,
Adverbe de quantité, qui devient quelquefois con-
jonction,
11 est adverbe quand il est attaché au verbe ,
quand il en modifie le sens. « Il aima tant la patrie !
Vous connaissez les coquettes ? oh tant l II a tant
de finesse dans l'esprit qu'il se trompe presque tou-
jours. »
cin. Fii. 8 ai
24^ TANT.
Tant est une conjonction, quand il signifie tandis
que; elle sera aimée tant quelle sera jolie; c'est-à-dire,
tandis qu'elle sera jolie.
Tant, lorsqu'il est suivi de quelque mot dont il
désigne la quantité, gouverne toujours le génitif,
tant d'amitié^ tant de richesses, tant de crime-.
Il ne se joint jamais à un simple adjectif. On ne
dit point tant vertueux ? tant méchant? tant libéra! ,
tant avare; mais si vertueux, si méchant , si libéral , si
avare.
Après le verbe aclif ou neutre, sans auxiliaire, il
faut toujours mettre tant; il travaille tant? il pleut
tant. Quand le verbe auxiliaire se joint au verbe actif,
vous placez le tant entre l'un et l'autre, il a tant tra-
vaillé; il a tant plu; ils ont tant écrit; et jamais on ne
se sert du si; il a si plu; il a si écrit; ce serait un bar-
barisme. Mais avec un verbe passif , le tant est rem-
placé par le si, et voici dans quel cas. Lorsque vous
ayez à exprimer un sentiment particulier par un verbe
passif, comme je suis si touché, si ému? si courroucé?
si animé, vous ne pouvez dire, je suis tant ému? tant
tMché? tant courroucé, tant animé; parce que ces
mots tiennent lieu dVpithète : mais, lorsqu'il s'agit
dune action, d'un fait, vous employez le mot de tant;
<( cette affaire fut tant débattue ; les accusations
furent tant renouvelées; les juges tant sollicités, les
témoins tant confrontés; » et non pas a si confrontés,
si sollicités, si renouvelés, si débattus; » la raison en
est que ces participes expriment des faits , et ne
peuvent être regardés comme des épithètes.
On ne dit point cette femme tant belle, parce que
TANT. 243
belle est épithète ) mais 011 peut dire, surtout en vers,
cette femme autrefois tant aimée, encore mieux que si
aimée; mais, quand ou ajoute de qui elle a été aimée,
il faut dire, si aimée de vous, de lui, et non tant aimée
de vous, de lui; parce qu'alors vous désignez un sen-
timent particulier. Cette personne autrefois tant célé-
brée par vous; célébrer est un fait. Cette personne
autrefois si estimée par vous; c'est un sentiment.
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?
Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?
Condamne^ promis. , expriment des faits.
Tant peut être considéré comme une particule
d'exclamation ; tant il est difficile de bien écrire ! tant
les oreilles sont délicates !
Tant se met pour autant; tant pleine que vide,
pour dire autant plein que vide, tant vaut l'homme ,
tant vaut sa terre , pour, autant vaut l'homme, autant
vaut sa terre» Tant venu, tant paijé; c'est- à-dire 3 il
sera payé autant qu'il aura servi.
On ne dit plus tant plus 5 tant moins, parce que
tant est alors utile, « Plus on la parc, moins elle est
balle. » A quoi servirait, « tant plus on la pare, tant
mohis elle est belle ? »
11 n'en est pas de même de tant pis et de tant
mieux. Pis et mieux ne feraient pas seuls un sens
assez complet, a II se croit sûr de la victoire , tant
pis; il se défie de sa bonne fortune, tant mieux. »
Tant alors signifie d'autant, il fait d'autant mieux.
« Tant que ma vue peut s'étendre, » pour, autant
que ma vue peut s'étendre.
g/' TAPISSERIE.
«Tant et si peu qu'il vous plaira;» au lie-u de
dire , autant et si peu qu'il vous plaira.
TAPISSERIE, TAPISSIER.
Tapisserie, s. f., ouvrage au métier ou à l'aiguille
pour couvrir les murs d'un appartement. Les tapis-
series au métier sont de haute ou de basse-lice , pour
fabriquer celles de haute - lice, l'ouvrier regarde le
tableau placé à côté de lui ; mais pour la basse -lice
le tableau est sous le métier, et l'artiste le déroule à
mesure qu'il en a besoin : l'un et l'autre travaillent
avec la navette. Les tapisseries à l'aiguille s'appellent
tapisseries de point, à cause des points d'aiguille. La
tapisserie de gros point est celle dont les points sont
plus écartés, plus grossiers; celle de petit point au
contraire. Les tapisseries des Gobelins, de Flandre,
de Bcauvais, sont de haute -lice. On y employait
autrefois le (il d'or et la soie ; mais l'or se blanchit, la
soie se ternit. Les couleurs durent plus long-temps
sur la laine.
Les tapisseries de point de Hongrie sont cèdes qui
sontapoints lâches et à longues aiguillées qui forment
des points de diverses couleurs ; elles sont communes
et d'un bas prix.
Les tapisseries de verdure peuvent admettre quel-
ques petits personnages, et retiennent le nom de
verdure. Oudri a donné la vogue aux tap.ssenes
d'animaux. Celles a personnages sont les plus es-
tb-ues Les tapisseries des Gobelins sont des chels-
d'œuvre d'après les plus grands peintres. Ondislingue
les tapisseries par pièces, on les vend à la pièce, on
TARIF. 245
les compte par aune de cours. Plusieurs pièces qui
tapissent un appartement s'appellent une tenture. On
les tend , on les détend , on les cloue , on les décloue.
Les petites bordures sont aujourd'hui plus esti-
mées que les grandes.
Toutes sortes d'étoffes peuvent servir de tapisserie ;
le damas , le satin, le velours, la serge. On donne
même au cuir doré le nom de tapisserie. Il se fait do
très - beaux fauteuils, de magnifiques canapés de
tapisseries, soit de petit point, soit de haute ou basse-
licc.
Tapissier, s. m., c'est le manufacturier même; il
n'est pas nommé autrement en Flandre. C'est aussi
l'ouvrier qui tend les tapisseries dans une maison 9
qui garnit les fauteuils. Il y a des valets de chambre
tapissiers.
TAQUIN, TAQUINE,
Taquin, ïne, adj., terme populaire qui signifie
avare dans les petites choses, vilain dans sa dépense;
quelques-uns s'en servent aussi dans le style familier
pour signifier un homme renfrogné et tctu, comme
supposant qu'un avare doit toujours être de mauvaise
humeur. Il est peu en usage.
TARIF.
Tarif, s. m., mot arabe devenu français et qui
signifie rôle, table, catalogue, évaluation. Tarif du
prix (tes denrée;, tarif de la douane, tarif des monnaie*.
L'édit du tarif dans la minorité de Louis XIV fit ré*
volter le parlement, et causa la guerre insensée delà
21.
2^6 TARTRE.
fronde. On paya mille fois plus pour la guerre civile
que le tarif n'aurait coûté.
TARTARE.
Tartare, s. et adj. m. et f., habitant de la Tar-
tarie. On s'est servi souvent de ce mot pour signifier
barbare.
Et ne voyez-Vous pas par tant de cruautés
i La rigueur d'un Tartare à travers ses bontés?
On a nommé tartares les valets militaires de la
maison du roi, parce qu'ils pillaient pendant que
leurs maîtres se battaient,
La langue tartare, les coutumes tartares.
Tartare , s. m., enfer des Grecs et des Romains,
imité du Tartarot égyptien, qui signifiait demeure
éternelle ; ce mot entre très - souvent dans notre
poésie, dans les odes, dans les opéras; les peines du
Tartare, les fleuves du Tartare.
Qu'entends-je ? le Tartare s'ouvre.
Quels cris ! quels douloureux accens !
'[ \* ( Lamotte, Descente aux enfers , str. 4- )
TARTAREUX.
Tartareux, adj., mot employé en chimie; sédi-
ment tartareux , liqueur tartareuse , c'est-à-dire,
chargée de sel de tartre,
TARTRE.
Tartre, s. m., sel formé par la fermentation dans
les vins fumeux , et qui s'attache aux tonneaux en
cristallisation.
TAUPE. ^47
Le tartre calciné s'appelle sel de tartre ; c'est
ï'alcali fixe végétal, il s'emploie dans les arts et dans
la médecine. Il se résout par Thumidité en une liqueur
qu'on appelle huile de tartre.
Le tartre vitriole est cette même huile mêlée avec
l'esprit de vitriol.
Cristal ou crème de tartre; c'est le tartre purifié et
réduit en forme de cristal. Il est formé d'un acide
particulier et du sel de tartre ou alcali fixe avec une
abondance d'acide.
Le tartre émétique est une combinaison de verre
d'antimoine avec la crème de tartre.
Le tartre folié est la combinaison du sel de tartr*
avec le vinaigre.
TARTUFE, TARTUFERIE.
Tartufe, s. m., nom inventé par Molière et
adopté aujourd'hui dans toutes les langues de l'Eu-
rope pour signifier les hypocrites, les fripons, qui <so
servent du manteau de la religion; « c'est un tartufe,
c'est un vrai tartufe. »
Tartuferie, s. f., mot nouveau formé de celui de
tartufe , action d'hypocrite, maintien d'hypocrite,
friponnerie de faux dévot j on s'en est servi souvent
dans les disputes sur la bulle Unigenitus.
TAUPE.
Taupe, petit quadrupède, un peu plus gros que la
souris-, qui habite sous terre. La nature lui a donné
des yeux extrêmement petits, enfoncés, et recouverts
de petits poils afin que la terre ne les blesse pas, et
$43 TAUREAU.
qu'il soit averti par un pou de lumière quand il esl
exposé; l'organe de l'ouïe très - fin , les pâtes de
devant larges, armées d'ongles tranchons, et placées
toutes deux en plan incliné afin de jeter à droite et à
gauche la terre qu'il fouille et qu'il soulève pour se
faire un chemin et une habitation; il se nourrit de la
racine des herbes. Comme cet animal passe pour
aveugle, La Fontaine a eu raison de dire :
Lynx envers nos pareils, et taupes envers noni.
(Fable VII, iiv. l.)
« Noir comme une taupe, trou de taupe, prendre des
taupes. On se fait d'assez jolies fourrures avec dos
peaux de taupes. — Il est allé au royaume des
taupes, » pour dire il est mort, proverbialement et
bassement.
TAUREAU.
Taureau, s. m., quadrupède armé de cornes,
avant le pied fendu, les jambes fortes, la marche
lente, le corps épais, la peau dure, la queue moins
longue que celle du cheval, ayant quelques longs
poils au bout. Son sang a passé pour être un poison,
mais il ne Test pas plus que celui des autres animaux ;
et les anciens qui ont écrit queThémistocle et d'autres
s'étaient empoisonnés avec du sang de taureau, falsi-
fiaient à la fois l'histoire et la nature. Lucien, qui
reproche à Jupiter d'avoir placé les cornes du taureau
au-dessus de ses yeux, lui fait, un reproche très-
injuste, car le taureau ayant l'œil grand, rond, et
ouvert, il voit très-bien où il frappe; et si ses yeux
TA UR OBOLE. 8 49
avaient été placés sur sa tête, au-dessus des cornes,
il n'aurait pu voir l'herbe qu'il broute.
Taureau banal est celui qui appartient au sei-
gneur, et auquel ses vassaux sont tenus d'amener
toutes leurs vaches.
Taureau de Phalaris, ou taureau d'airain; c'est
un taureau jeté en fonte, qu'on trouva en Sicile, et
qu'on supposa avoir été employé par Phalaris pour y
enfermer et faire brûler ceux qu'il voulait punir,
espèce de cruauté qui n'est nullement vraisemblable.
Les taureaux de Médée qui gardaient la toison
d'or.
Le taureau de Marathon dompté par Hercule.
Le taureau qui porta Europe, le taureau de Miihras;
le taureau d'Osiris, le taureau , signe du zodiaque;
Vocil du taureau , étoile de la première grandeur.
Combats de taureaux y communs en Espagne. Taureau^
cerf , animal sauvage d'Ethiopie. Prune -taureau, es-
pèce de prune qui a la chair sèche.
TAURICIDER.
Tauricider, v. n., combattre des taureaux; ex-
pression familière qui se trouve souvent dans Scar*
ron, dans Russi et dans Choisy.
TAUROROLE.
Taurodole, sacrifice d'expiation, fort commun
aux troisième et quatrième siècles : on égorgeait un
taureau sur une grande pierre un peu creusée et
percée de plusieurs trous; sous cette pierre était une
fosse, dans laquelle l'expié recevait sur son corps e*
2C)0 TAXE.
sur son visage le sang de l'animal immolé. Julien le
Philosophe daigna se soumettre à ectte expiation,
pour se concilier les prêtres des gentils.
TAUROPHAGE.
Tauropiîage, s. m. /mangeur de taureau, nom
qu'on donnait à Bacchus et à Silène.
TAXE.
Le pape Pie II, dans une épître à Jean Peregal (•/),
avoue que la cour romaine ne donne rien sans argent-,
l'imposition même des mains et les dons du Saint-
Esprit s'y vendent, et la rémission des péchés ne s'y,
accorde qu'aux riches.
Avant lui saint Antonin, archevêque de Florence,
avait observé (/;) que, du temps de Bonifacc IX qui
mourut l'an i4°4? la cour romaine était si infâme
par la tache de simonie, que les bénéfices s'y con-
féraient moins au mérite qu'à ceux qui apportaient
beaucoup d argent. Il ajoute que ce pape remplit
l'univers d'indulgences plénicres , de sorte que les
petites églises dans leurs jours de fêtes les obtenaient
à un prix modique*.
Théodoric de Niem (c), secrétaire de ce pontife,
nous apprend.cn effet que Boniface envoya des quê-
teurs en divers royaumes pour vendre l'indulgence
à ceux qui leur offraient autant d'argent qu'ils en
auraient dépensé en chemin s'ils eussent fait pour
(a) Epître 66. — (b) Chronique, troisième partie, titre 22.
(c) Liv. I , du schisme , chap. LXYIIL
taxe. a5.i
cela le voyage de Rome; de sorte qu'ils remettaient
tous les péchés, même sans pénitence, à ceux qui se
confessaient, et les dispensaient, moyennant de
l'argent, de toutes sortes d'irrégularités, disant qu'ils
avaient sur cela toute la puissance que le Christ avait
accordée à Pierre de lier et de délier sur la terre ( /).
Et ce qui est plus singulier encore, le prix de
chaque crime est taxé dans un ouvrage lalin imprimé
à Rome par ordre de Léon X le 1 8 novembre 1 5 1 4 >
chez Marcel Silber dans le champ de Flore, sous le
titre de Taxe de la sacrée chancellerie et de la sacrée
pénitencerîe apostolique.
Entre plusieurs autres éditions de ce livre, faites
en différens pays, celle in-4° de Paris de l'an 1620,
chez Toussaint Denis, rue Saint- Jacques, à la croix
de bois, près Saint-Yves, avec privilège du roi pour
trois ans, porte au frontispice les armes de France et
celles de la maison de Médicis, de laquelle était
Léon X. Yoilà ce qui aura trompé l'auteur du Ta-
bleau des papes (<?), qui attribue à Léon X rétablis-
sement de ces taxes, quoique Polydore Virgile (f) et
le cardinal d'Ossat (^) s'accordent à placer l'inven-
tion de la taxe de la chancellerie sous Jean XXII ,
vers l'an i32o, et le commencement de celle de la
pénitencerie seize ans plus tard sous Benoit XII.
Pour nous faire une idée de ces taxes, copions ici
quelques articles du chapitre des absolutions.
(d) Matthieu, cnap. XVI, v. 19. — (e) Page i5/[.
(f) Liv. YIII, cliap. II, des inventeurs des choses.
(a) Lettre CCCUI.
s5a TÀxs.
L'absolution (!) pour celui qui a connu charnel-
lement sa mère, sa sœur, etc., coûte 5 gros.
L'absolution pour celui qui a défloré une vierge,
6 gros.
L'absolution pour celui qui a révélé la confession
d'un autre, 7 gros.
L'absolution (/) pour celui qui a tué son père, sa
mère , etc. , 5 gros. Et ainsi des autres péchés ,
comme nous verrons bientôt; mais à la fin du livro
les prix sont évalués par ducats,
Il y est aussi parlé d'une scrte de lettres appelées
confessionnelles , par lesquelles le pape permet de
choisir à l'arlicle de la mort un confesseur qui donne
plein pardon de tout péché ; aussi ces lettres ne
s'accordent qu'aux princes et même avec grande
difficulté. Ce détail se trouve page 32 de l'édition de
Paris.
La cour de Rouie, dans la suite, eut honte de ce
livre qu'elle supprima tant qu'il lui fut possible ; elle
l'a môme fait insérer dans l'indice expurgatoire du
concile de Trente, sur la fausse supposition que les
h reliques l'ont corrompu.
Il est vrai qu'Antoine du Pinet , gentilhomme
franc-comtois, en fit imprimer à Lyon, en 1 564 ? un
extrait in-8l> , dont voici le titre :
Taxes des parties casuelles de la bouùque du pape, en latin
et en français, avec annotations primes des décrets, conciles et
canons, tant vieux que modernes, pour la vérification de la
discipline anciennement observée en l'église; par A. D. P.
(h) Page 36. — (0 Page 38.
TAXE. 253
Mais, quoiqu'il n'avertisse point que son ouvrage
n'est qu'un abrégé de l'autre, bien loin de corrompre
son original, il en retranche au contraire quelques
traits odieux, tels que celui qui se lit pag. Si3, ligne
ç) d'en bas, dans l'édition de Paris; le voici : « Et re-
marquez soigneusement que ces sortes de grâces et
de dispenses ne s'accordent point aux pauvres , parce
que, n'ayant pas de quoi, ils ne peuvent être con-
solés. »
Il est vrai encore que du Pinet évalue ses taxes par
tournois, ducats et carlins; mais comme il observé,
page 42 ? que les carlins et les gros sont de la même
valeur, en substituant à la taxe de cinq, six, sept
gros, etc., qui est dans son original, celle d'un
nombre égal de carlins, ce n'est point le falsifier. En
voici la preuve dans les quatre articles déjà cités de
l'original.
L'absolution, dit du Pinet, pour celui qui connaît
charnellement sa mère, sa sœur, ou quelque autre
parente ou alliée , ou sa commère de baptême , est
taxée à cinq carlins.
L'absolution pour celui qui dépucelle une jeune
fille, est taxée à six carlins.
L'absolution pour celui qui révèle la confession de
quelque pénitent, est taxée à sept carlins.
L'absolution pour celui qui a tué son père , sa
mère, son frère, sa sœur, sa femme, ou quelque autre
parent ou allié, laïque néanmoins, est taxée à cinq
carlins : car, si le mort était ecclésiastique, l'homicide
serait obligé de visiter les saints lieux.
Rapportons-en quelques autres.
2s5{ TAXE.
L'absolution , continue du Pinet, pour quelque
acte de paillardise que ce soit, commis par un clerc,
fut-ce avec une religieuse dans le cloître ou dehors,
ou avec ses parentes et alliées, ou avec sa fille spiri-
tuelle ( sa filleule ) , ou avec quelques autres femmes
que ce soit, coûte trente-six tournois, trois ducats.
L'absolution pour un pretre qui tient une concu-
bine, vingt-un tournois, cinq ducats, six carlins.
L'absolution d'un laïque pour toutes sortes de
péchés de la chair, se donne au for de la conscience
pour six tournois, deux ducats.
L'absolution d'un laïque pour crime d'adultère ,
donnée au for de la conscience, coûte quatre tour-
nois; et, s'il y a adultère et inceste, il faut paver par
tête six tournois. Si outre ces crimes ou demande
l'absolution du péché contre nature ou de la bestia-
lité, il faut quatre-vingt-dix tournois, douze ducats
et six carlins; mais, si on demande seulement l'abso-
lution du crime contre nature ou de la bestialité, il
n'en coulera que trente-six tournois et neuf ducats.
La femme qui aura pris un breuvage pour se faire
avorter, ou le père qui le lui aura fait prendre,
paiera quatre tournois, un ducat et huit carlins; et, si
c'est un étranger qui ait donné le breuvage pour la
faire avorter, il paiera quatre tournois, un ducat et
cinq carlins.
In père eu une mère ou quelque autre parent qui
aura étouffe un enfant, se paiera quatre tournois, un
ducat, huit carlins; et, si le mari et la femme l'ont
tué ensemble , ils payeront six tournois et deux
ducats.
TAXE. 2 00
La taxe qu'accorde le dataire pour contracter
mariage hors les temps permis, est de vingt carlins;
et dans les temps permis, si les contractans sont au
second et au troisième degré, elle est ordinairement
de vingt cinq ducats, et quatre pour l'expédition des
bulles; et au quatrième degré, de sept tournois, un
ducat et six carlins.
La dispense du jeûne pour un laïque aux jours
marqués par l'église, et la permission Je manger du
fromage, sont taxées à vingt carlins. La permission
de manger de la viande et des ceuft, aux jours défen-
dus, est taxée à douze carlins; et celle de manger
des laitages, à six tournois pour une personne seule ;
et à douze tournois , trois ducats et six carlins, pour
toute une famille et pour plusieurs parais.
L'absolution d'un apostat et d'un vagabond qui
veut revenir dans le giron de l'église, coûte douze
tournois, trois ducats et six carlins.
L'absolution et la réhabilitation de celui qui est
coupable de sacrilège, de vol, d'incendie, de rapine,
de parjure, et semblables, est taxée à trente-six tour-
nois et neuf ducats.
L'absolution pour un valet qui relient le bien de
son maître trépassé, pour le paiement de ses gages,
et qui 7 étant averti , n'en fait pas la restitution ,
pourvu que le bien qu'il retient n'excède pas la valeur
de ses gages, est taxée seulement, dans le for de la
conscience, à six tournois, deux ducats.
Pour changer les clauses d'un testament, la taxe
ordinaire est de douze tournois, trois ducats, six
carlins.
256 TAXE.
La permission de changer son nom propre coûte
neuf tournois, deux ducats, et neuf carlins; et, pour
changer le surnom et la manière de le signer, il faut
payer six tournois et deux ducats.
La permission d'avoir un autel portatif pour une
seule personne est taxée à dix carlins; et celle d'avoir
une chapelle domestique , à cause de l'éloignement
de Péglise paroissiale, et pour y établir des fonts
baptismaux et des chapelains, trente carlins.
Enfin la permission de transporter des marchan-
dises une ou plusieurs fois au pays des infidèles, et
généralement trafiquer et vendre sa marchandise,
sans être obligé d'obtenir la permission des seigneurs
temporels de quelques lieux que ce soii. fussent -ils
rois ou empereurs, avec toutes les clauses déroga-
toires très - amples, n'est taxée qu'à vingt -quatre
tournois, six ducats.
Cette permission, qui supplée à celle des seigneurs
temporels, est une nouvelle preuve des prétentions
papales dont nous avons parlé à l'article Bulle, Ou
sait d'ailleurs que tous les rescrits ou expéditions
pour les bénéfices, se paient encore à Rome suivant
la taxe; et cette charge retombe toujours sur les
laïques, par les impositions que le clergé subalterne
en exige. Ne parlons ici que des droits pour les ma-
riages et pour les sépultures.
Un arrêt du parlement de Paris, du 1 9 mai 1 409,
rendu à la poursuite des habitans et échevins d'Ab-
beville, porte que chacun pourra coucher avec sa
femme sitôt après la célébration du mariage, sans
attendre le congé de l'évêque d'Amiens, et saps payer
TAXEo 257
le droit qu'exigeait ce prélat pour lever la défense
qu'il avait faite de consommer le mariage les trois
premières nuits des noces. Les moines de saint
Etienne de Nevers furent privés du même droit par
un autre arrêt du 27 septembre 1,591. Quelques
théologiens ont prétendu que cela était fondé sur le
quatrième concile de Cartilage , qui l'avait ordonné
pour la révérence de la bénédiction matrimoniale.
Mais comme ce concile n'avait point ordonné d'élu-
der sa défense en payant, il est vraisemblable que
cette taxe était une suite de la coutume infâme qui
donnait à certains seigneurs la première nuit des
nouvelles mariées de leurs vassaux. Buchanan croit
que cet usage avait commencé en Ecosse sous le roi
Even,
Quoi qu'il en soit, les seigneurs de Preilley et de
Parsanny en Piémont appelaient ce droit carragio;
mais ayant refusé de le commuer en une prestation
honnête , leurs vassaux révoltés se donnèrent à
Amcdée VI, quatorzième comte de Savoie.
On a conservé un procès verbal fait par M. Jean
Fraguier, auditeur en la chambre des comptes de
Paris, en vertu d'arrêt d'icelle du 7 avril 1 507 , pour
l'évaluation du comté d'Eu, tombé en la garde du roi
par la minorité des enfans du comte de Nevers et de
Charlotte de Bourbon sa femme. Au chapitre du re-
venu de la baronnie de Saint-Martin-le-Gaillard ,
dépendant du comté d'Eu, il est dit : item, a ledit
seigneur audit lieu de Saint-Martin , droit de culage
quand on se marie.
Les seigneurs de Sonloire avaient autrefois im
22.
258 TAXE.
droit semblable; et, l'ayant omis en Taveu par eux
rendu au seigneur de Monîlevrier leur suzerain ,
l'aveu fut blâmé; mais par acte du i 5 décembre 1G07
le sieur de Montlevrier y renonça formellement, et
ces droits honteux ont été partout convertis en des
prestations modiques appelées marcketteu
Or quand nos prélats eurent des fiefs, suivant la
remarque du judicieux Fleury, ils crurent avoir
comme éveques ce qu'ils n'avaient que comme sei-
gneurs; et les curps, comme leurs arrière - vassaux ,
imaginèrent la bénédiction du lit nuptial, qui leui
valait un petit droit sous le nom de plat de noce?,
c'est-à-dire, leur dîner en argent ou en espèce. Voici
le quatrain qu'un curé de province mit en cette oc-
casion sous le chevet d'un président fort âgé, qui
épousait une jeune demoiselle du nom de La Monta-
gne; il fesait allusion aux cornes de Moïse ? dont il
est parlé dans l'Exode (À) :
Le président à barbe grise
Sur la montagne va monter; '
Mais certes il peut bien compter
D'en descendre comme Moïse.
Disons aussi deux mots sur les droits qu'exige le
clergé pour les sépultures des laïques. Autrefois, au
deecs de chaque particulier, les éveques se fesaient
représenter les testamens, et défendaient de donner
la sépulture à ceux qui étaient morts deconfès, c'est-à-
dire, qui n'avaient pas fait un legs à l'église, à moins
que les païens n'allassent à l'oHicial , qui commettait
<»■•.. ■. ...... - — ■» " ■ ■ ' ■*■■"■ ■ ■
(h) Chap. XXXIV, v. 29.
TAXE. 2f>9
un prêtre ou quelque autre personne ecclésiastique
pour réparer la faute du défunt, et faire ce legs en son
nom. Les curés s'opposaient à la profession de ceux
qui voulaient se faire moines, jusqu'à ce qu'ils eussent
payé les droits de leur sépulture; disant que, puis-
qu'ils mouraient au monde, il était juste qu'ils s'ac-
quiltasseut de ce qu'ils auraient dû si on les avait en-
terrés.
Mais les débats fréquens , occasionés par ces
vexations, obligèrent les magistrats de fixer la taxe
de ces droits singuliers. Voici l'extrait d'un règle-
ment à ce sujet , porté par François de îlarlai de
Chanvallon, archevêque de Paris, !e 3o mai 1690 ,
et homologué en la cour du parlement le 10 juin
suivant.
Mariages.
Pour la publication des bans. . . . il. 10 s.
Pour les fiançailles ...... a
Pour la célébration du mariage j3
Pour le certificat de la publication de?
bans et la permission donnée au futur
époux d'aller se marier dans la paroisse
de la future épouse. ..... 5
Pour l'honoraire delà messe du mariage. 1 ro
Pour le vicaire » 1 10
Pour le clerc des sacremens 1
Pour la bénédiction du lit. .... 1 10
Convois.
Des enfans au-dessous de sept ans, lorsqu'on ne va
po'nt en corps de clergé.
26o TAXE.
Pour le curé i 1 0
Pour chaque prêtre ...... jo
Lorsqu'on ira eu clergé.
Pour le droit curial 4
Pour la présence du curé 2
Pour chaque prêtre ...... i o
Pour le vicaire i
Pour chaque enfant de chœur lorsqu'ils
portent le corps ,,.... 8
Et lorsqu'ils ne le portent pas. ... 5
Et ainsi des jeunes gens au-dessus de sept ans
jusqu'à douze.
Des personnes au-dessus de douze ans.
Pour le droit curial 6
Pour l'assistance du curé 4
Pour le vicaire .2
Pour chaque prêtre i
Pour chaque enfant de chœur. < io
Chacun des prêtres qui veillent le corps
pendant la nuit? à boire et. ... 3
Et pendant le jour 7 à chacun. . . . i
Pour la célébration de la messe. . . i
Pour le service extraordinaire, appelé le
service complet, c'est-cà-dire, les vigiles
et les deux messes du Saint-Esprit et
de la sainte Vierge. ..... 4 10
Pour chacun des prêtres qui portent le
corps ....■• I
Pour le port de la haute croix. ... 10
Pour le porte-bénitier. ..... 5
Pour le port de la petite croix. , 5
TAXE. 26l
Pour le clerc des convois. . . . . 1
Pour le transport des corps d'une église à
une autre, sera payé moitié plus des
droits ci dessus.
Pour la réception des corps transportés.
Au curé 6
Au vicaire * . . • 1 10
A chaque prêtre (i) i5
( 1) Cette taxe est fort augmentée ; mais nous doutons que ces
augmentations aient été homologuées. On a imaginé de faire
jouer, dans les enterremens , le rôle de confesseur du mort à un
prêtre qui est dans tin costume particulier, et auquel on donne
un écu. Quand le malade est mort sans confession, quelquefois
on accorde le confesseur pour éviter le scandale et gagner l'écu;
d'autrefois , l'église aime mieux le scandale que l'écu. C'est un
moyen de décrier une famille honnête auprès de la canaille de
la paroisse , qui est dans la main des prêtres , parce que les
laïques ont encore la betise de les charger de lu distribution de
leurs aumônes.
Il y a long-temps qu'on se plaint de cette 'avidité du clergé.
Baptiste Mantouan, général des carmes au quinzième siècle, dit
dans ses poésies :
Venalia nohis
Tenipla, sacerdotes, altaria, sacra, cor on œ 1
Igiïis, tliura, preces , cœlum est vénale, Deusque.
Un poëte du siècle dernier a traduit ces vers de la manière
suivante :
Chez nous tout est vénal; prêtres, temples, autels,
U or émus à voix basse, et les chants solennels;
La terre des tombeaux, l'hymen, et le baptême,
Et la parole sainte, et le ciel, et Dieu même.
2Ô2 TENIR.
TECHNIQUE.
Technique, adj. m. f. , artificiel; vers techniques
qui renferment des préceptes. Vers techniques pour
apprendre l'histoire. Les vers de Dcspautcre sont
techniques,
Masculà surit pons, mons . fons.
Ce ne sont pas des vers dans le goût de Virgile.
TENIR.
Tenir, v. act. et quelquefois n. La signification
naturelle et primordiale de tenir est d'avoir quelque
chose entre ses mains; tenir un livre.) une épee, les
rênes des chevaux, le timon , le gouvernail d'un vais-
seau; tenir un enfant par les lisières; tenir quelqu'un
par le bras; tenir fort; tenir serré, ferme, faiblement;
tenir à brasse corps; tenir à deux mains; tenir à la
gorge; tenir le poignard sur la gorge, au propre, etc.
Par extension et au figuré il a plusieurs autres
significations. Tenir , posséder. « Le roi d'Angleterre
tient une principauté en Allemagne. On tient une
terre en fief, un bénéfice en commande, une maison
à loyer, à bail judiciaire, etc. Les mahométans tien-
nent les plus beaux pays de l'Europe et de l'Asie. Les
rois d'Angleterre ont tenu plusieurs provinces en
France à foi et hommage de la couronne. »
Tenir, dans le sens d'occuper, a Un officier tient
une place pour le roi. On tient le jeu de quelqu'un ,
pour quelqu'un; il tient, il occupe le premier étage;
il le tient à bail, à loyer; tenir une ferme. >x
TENIR. 263
Tenir, pour exprimer Tordre des personnes et
des choses. « Les présidens dans leurs compagnies
tiennent le premier rang. On tient son rang, sa place,
son poste. Et dans le discours familier on tient son
coin; il a tenu le milieu entre ces deux extrémités.
Les livres d'histoire tiennent le premier rang dans sa
bibliothèque. »
Tenir , pour garder. « Tenir son argent dans son
cabinet, son vin à la cave, ses papiers sous la clef,
sa femme dans un couvent. »
Tenir, pour contenir au propre. « Cette graugo
tient tant de gerbes, ce niuid tant de pintes; cette
foret tient dix lieues de long; l'armée tenait quatre
lieues de pays; cet homme, ce meuble tient trop de
place; il ne peut tenir que vingt personnes à cette
taMe. »
Tenir , pour contenir au figuré. « 11 est si remuant,
si vif, qu'on ne le peut tenir; il ne peut tenir sa langue,
tenir en place, rien ne le peut tenir; c'est-à-dire,
contenir, réprimer. Vous ne pouvez vous tenir de
Jouer, de médire. » C'est dans ce sens figuré qu'on
« tient les peuples dans le devoir, les enfans dans le
respect, les ennemis en échec, dans la crainte. » On
les contient au figuré.
Il n'en est pas de même de tenir la balance entix
les puissances, parce qu'on ne contient pas la ba-
lance. On est supposé tenir la balance dans sa main ,
c'est une métaphore, Tenir de court est aussi uno
méîaphore prise des rênes des chevaux et des lesses
des chiens.
Tenir, être proche, être joint, contigu, attaché,
264 TENIR.
adhérer. « Le jardin tient à ma maison, la forêt au
jardin. Ce tableau ne tient qu'à un clou; ce miroir
tient mal , » il est mal attaché. De là on dit au figuré
« la vie ne tient qu'à un fil ? ne tient à rien. Sa con-
damnation a tenu à peu de chose. Je ne sais qui me
tient que je n'éclate ! à quoi tient-il que vous ne
sollicitiez cette affaire ? qu'à cela ne tienne. Il n'y a
ni considération ni crédit qui tienne, il sera con-
damné. S'il ne tient qu'à donner de l'argent, en voila.
Il n'a pas tenu à moi que vous fussiez heureux.
Votre argent ne tient à rien. Cela tient comme de la
glu, » proverbialement et bassement.
Tenir , pour avoir soin, « Tenir sa maison propre,
ses enfans bien vêtus , ses affaires en ordre , ses
meubles en bon état, ses portes fermées, ses fenêtres
ouvertes. »
Tenir , pour exprimer les situations du corps. « Il
tient. les yeux ouverts, les yeux baissés, les mains
jointes, la tête droite, les pieds en dehors, etc. Il se
tient droit, debout, courbé, assis. Il se tient mal , il
se tient bien. Il se tient sous les armes. On dit que
Siméon Stylite se tint plusieurs années sur une jambe.
Les grues se tiennent souvent sur une pâte. »
Et au figuré : «Il se tient à sa place, » c'est-à-dire,
il est modeste, il ne se méconnaît pas, il ménage
l'orgueil des autres, « II se tient en repos, il se tient
à l'écart, il se tient clos et couvert, » il ne se mêle
pas des affaires d'autruia il ne s'expose pas. « Vous
tiendrez-vous les bras croisés ? vous tiendrez-vous à
ne rien faire ? »i
Tenir , pour exprimer les effets un peu durables de
TENIH. 2u3
quelque chose, (c Le lait tient le teint frais; les fruits
fondans tiennent le ventre libre. La fourrure tient
chaud; la société tient gai. Le régime me tient sain,
l'exercice me tient dispos, la solitude me tient la-
borieux, etc. »:
Tenir, être redevable. « Je tiens tout de votre
bonté; je tiens du roi ma terre, mes privilèges, ma
fortune. S'il a quelque chose de bon, il le tient de
vos exemples. Il tient la vie de la clémence du
prince. »
Tu vois le jour, Cinna , mais ceux dont, tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens.
(Corneille, Cinna, act. V, se. I,;
C'est à peu près en ce sens qu'on dit : « Je tiens ce
secret d'un charlatan. Je tiens cette nouvelle d'un
homme instruit. Je tiens cette façon de travailler d'un
grand maître. Je tiens de lui ma méthode , mes idées
sur la métaphysique, » c'est-à-dire, je lui en suis re-
devable, je les ai puisées chez lui.
Tenir , ressembler, participer. « Il tient de son
père et de sa mère ; il a de qui tenir; il tient de race,
Il tient sa valeur de son père et sa modestie de sa
mère. Ce style tient du burlesque, » ii participe d«
burlesque; cette architecture du gothique. «Le mulet
tient de l'âne et du cheval. »
Tenir , pour signifier l'exercice des emplois et des
professions. « Un maître-ès-arts peut tenir école c%
pension ; il faut la permission du roi pour tenir ma-
nège. Tout négociant peut tenir banque; il faut être
maître pour tenir boutique. Ce n'est que par tolérance
qu'on tient académie de jeu. Tout citoyen peut 'tcv.it,
Dict. Pli. 8» St3
»6G TENJR.
des chambres garnies. Pour tenir auberge , cabaret,
il faut permission. »
Tenir , pour demeurer , être long -temps dans la
même situation. « Ce gênerai a tenu long -temps la
campagne ; ce malade tient la chambre, le lit. Ce
débiteur tient prison. Ce vaisseau a tenu la mer six
mois. Il m'a tenu, je me suis tenu long-temps au
froid , à l'air, à la pluie. »
Tenir , pour convoquer, assembler, présider. «Le
pape tient concile, consistoire, chapelle. Le roi tient
conseil , tient le sceau; on tient les états, la chambre
des vacations, les grands jours, etc. La foire se tient;
le marché se tient. ».
Tenir, pour exprimer les maux du corps et de
Famé. « La goutte, la fièvre le tient. Son accès le
tient; quand sa colère le tient ^ il n'est plus maître de
lui; sa mauvaise humeur le tient, il n'en faut pas
approcher. On voit bien ce qui le tient, c;est la peur.
Qu'est-ce qui le tient ? la mauvaise honte. »
Remarquez que, quand ces affections de l'âme la
maîtrisent, alors elles gouvernent le verbe; car co
sont elles qui agissent. Mais, quand on semble les
faire durer, c'est la personne qui gouverne le verbe.
<x 11 tint sa colère long-temps contre son rival. Il lui
tint rancune. Il tient sa gravité, son quant-à-moi , son
fier. Je tiens ma colère » ne peut signifier, je retiens
ma colère, mais au contraire, je la garde. On ne peut
dire tenir son courage, tenir son humeur, parce que le
courage est une qualité qui doit toujours dominer, et
l'humeur une affection involontaire. Personne ne
veut avoir d'humeur, mais ou veut bien avoir de la
TENIR. 2&7
colère contre les méehans, contre les hypocrites,
tenir sa colère contre eux. C'est par la même raison
qu'on tient une conduite , un parti , parce qu'on est
censé les vouloir tenir. Vous tenez votre sérieux , et
votre sérieux ne vous tient pas. On tient rigueur, la
rigueur ne vous tient pas.
Tenir , pour résister, a La citadelle a tenu plus
long-temps que la ville. Les ennemis pourront a peine
tenir cette année. Ce général a tenu dans Prague
contre une armée de soixante et dix mille hommes.
Tenir tête, tenir bon, tenir ferme. Il tient au vent, a
la pluie, à toutes les fatigues. »
Tenir y pour avoir et entretenir, «Il tient son fils
au collège, à l'académie. Le roi tient des ambassa-
deurs dans plusieurs cours,* il tient garnison dans îes
villes frontières. Ce ministre lient des émissaires, des
espions, dans les cours étrangères. »
Tenir , pour croire, réfuter. «On ne tient pltfs
dans les écoles les dogmes d'Aristote; les mahoméîan s
tiennent que Dieu est incommunicable; la pliipar!
tiennent que l'Ai coran n'est pas de toute éternité. I es
Indiens et les Chinois tiennent la métempsycose. Je
me tiens heureux, je me tiens perdu, » c'est-à-dire,
je me crois heureux, je me crois perdu. « On tient les
opinions de Liebnitz pour chimériques, mais on tient
ce philosophe pour un grand génie. Il a tenu ma
visite à honneur, et mes réflexions à injure. Il se l'est
tenu pour dit. » Remarquez que, lorsque tenir signifie
réputer, avoir opinion, il s'emploie également avec
Facciisatif , et avec la préposition pour*
2G8 TENIR.
Qu'il la tient pour sensée et de bon jugement.
(Racine, les Plaideurs, act. II, se. IV.)
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
( Molière , l'École des femmes , act. I , se. I. )
Tenir , pour executer , accomplir, garder. « Un
honnête homme tient sa promesse; un roi sage tient
ses traités. On est obligé de tenir ses marches; quand
on a donné sa parole, il la faut tenir. »
Tenir, au lieu de suivre. « Us tiennent le chemin
de Lyon. Quelle route tiendrez -vous ? Tenez les
bords; tenez toujours le large, le bas, le haut, le
milieu. »
Tenir, ctre contigu. « Cette maison tient à la
mienne, la galerie tient à son appartement. »
Tenir, pour signifier les liaisons de parenté, d'af-
fection, a Sa famille tient aux meilleures maisons
du royaume. Il ne tient plus au monde que par habi
tude; vous ne tenez à cet homme que par sa place; il
tient à cette femme par une inclination invincible. »
Tenir, se fixer à quelque chose. ((Je m'en tiens
aux découvertes de Newton sur la lumière. Il s'en
tient a l'évangile, et rejette la tradition. Après avoir
gagné cent mille francs il devait s'en tenir là. Il faut
s'en tenir à la décision des arbitres , et ne point
plaider. » Remarquez que dans toutes ces acceptions
laparticule eu estnecessaire; elle emporte l'exclusion
du contraire. Je m'en tiens à l'opinion de Locke signi
fie, de toutes les opinions je m'en tiens à celle-là.
Mais, je me tiens aux opinions de Locke signifie seu-
lement, je les adopte, sans exprimer absolument si
j'en ai examine et rejeté d'autres.
TENIR. 269
Outre ces significations générales du mot tenir , il
en a beaucoup de particulières. Tenir une terre par
ses mains , c'est la faire valoir; tenir le sceptre , c'est
régner; tenir la mer} c'est être embarqué long-temps.
« Une armée tient la campagne; un embarras tient
toute une rue; Teau glacée et l'eau bouillante tiennent
plus de place que l'eau ordinaire. Ce sable ne tient
point, cette colle tiendra long-temps. Il s'est tenu au
gros de l'arbre. Le gibier a tenu, » c'est-à-dire, ne
s'est pas écarté de la place où on l'a cherché. « Les
gardes se sont tenus à la porte; le marché, la foire
tient ou se tient aujourd'hui; l'audience tient les ma-
tins; on tient la main à l'exécution des règlemens ; le
greffier tient la plume, le commis la caisse. Tout
père de famille doit tenir un registre, un livre de
compte. On tient un enfant sur les fonts de baptême.
Tenir un homme sur les fonts, » c'est parler de lui et
discuterson caractère, répondre pour lui qu'il a telle
inclination, comme au baptême on répond pour le
filleul, a Une chose tient lieu d'une autre; ce présent
tient lieu d'argent; son accueil tient lieu de récom-
pense. On est tenu de rendre foi et hommage à son
seigneur, d'assister aux états de sa province, de
marcher avec son régiment, de payer les dîmes, etc.»
«On tient table, on tient chapelie, on tient sa
partie dans la musique, ou tient sur une note, on tient
au jeu; Tun fait va tout, l'autre le tient; on tient les
cartes, on tient le dé, on tient le haut bout, le haut
du pavé, le milieu. On tient compte de l'argent, des
faveurs qu'on a reçues. On va même jusqu'à dire que
Dieu nous tiendra compte d'une bonne action. On se
• 3.
2J0 TENIR.
tient sûr, on tient pour quelqu'un. Les corde! icrs
tiennent pour Scot, et les dominicains pour saint
Thomas. On tient une chose pour non avenue quand
elle n'a eu aucune suite; on tient une faveur pour
reçue quand on est sûr de la bonne volonté ; un bon
vaisseau tient à tout vent. On tient des propos , des
discours, un langage. »
Quel propos vous tenez ! (Molière. )
Cessez de tenir ce langage. (Kacoe.)
Les proverbes qui naissent de ce mot sont en très-
grand nombre. « Il en tient, » c'est-à-dire, on Fa
trompé, ou il a succombé dans une affaire, ou il a été
condamné, ou îl a été vaincu, etc. « Il a vu cette
femme, il en tient. 11 a un peu trop bu, il en tient. 11
tient le loup par les oreilles, » c'est-à-dire, il se
trouve dans une situation épineuse. « Cet accord
tient à chaux et à ciment, » c'est-à-dire, qu'il ne sera
pas aisément changé. « Cette femme tient ses amans
le bec dans l'eau, » pour dire elle les amuse, leur
donne de fausses espérances. « Tenir l'épéc dans les
reins, le poignard sur la gorge ou à la gorge, »
signifie presser vivement quelqu'un de conclure.
« Tenir pied à boule, » être assidu, ne point aban-
donner une affaire. « Tenir quelqu'un dans sa man-
che , » être sûr de son consentement, de son opinion.
.* Tenir le dé dans la conversation, ». parler trop,
vouloir primer. « C'est un furieux, il faut le tenir à
quatre. Se faire tenir à quatre,» faire le difficile. « Il
tient bien sa partie, » c'est-à-dire, il s'acquitte bien
de son devoir. « Tenir quelqu'un sur le tapis , »
TÉRÉLAS. 27I
parler beaucoup de lui. « Cet homme croyait réussir,
il ne tient rien. Il n'a qu'à se bien tenir. Il a beau
vouloir m'échapper, je le tiens. Il faut le tenir par les
cordons ou les lisières, » c'est-à-dire, le mener
comme un enfant, un homme qui ne sait pas se con-
duire. « Rancune tenant. Tenir le bon bout par
devers soi, » c'est avoir ses sûretés dans une affaire,
c'est être en possession de ce qui est contesté.
((Croire tenir Dieu par les pieds, » expression popu-
laire pour marquer sa joie d'un bonheur inespéré.
« Un tien vaut mieux que deux tu l'auras, » ancien
proverbe. :« Serrez la main , et dites que vous ne tene*
rien; » mauvais proverbe populaire. « Cet homme se
tient mieux à table qu'à cheval; il se tient, droit
comme un cierge. Le plus empêché est celui qui tient
la queue de la poêle , » tous proverbes du peuple.
TERELAS.
Térélas ou Ptérélas, ou Ptérélaiïs, tout comme
vous voudrez, était fils de Taphus ou Taphius. Que
m'importe ? dites - vous. Doucement vous allez voir.
Ce Térélas avait un cheveu d'or, auquel était at^
taché le destin de sa ville de Taphc. Il y avait bien
plus; ce cheveu rendait Térélas immortel; Térélas ne
pouvait mourir tant que ce cheveu serait à sa tête :
aussi ne se peignait-il jamais, de peur de le faire
tomber. Mais une immortalité qui ne tient qu'à un
cheveu n'est pas chose fort assurée.
Amphitryon, général de la république de Thèbes,
assiégea Taphe. La fille du roi Térélas devint éper-
dument amoureuse d'Amphitryon en le voyant passer
272 TÉRÉLAS.
près des remparts. Elle alla pendant la nuit couper
ie cheveu de son père, et en fît présent au général.
Taplie fut prise, Térélas fut lue. Quelques sa van s
assurent que ce fut la femme de Térélas qui lui joua
ce tour. Ils se fondent sur de grandes autorités : ce
serait le sujet d'une dissertation utile. J'avoue que
j'aurais quelque penchant pour l'opinion de ces sa-
vans : il me semble qu'une femme est d'ordinaire
moins timorée qu'une fille.
Même chose avint à Nisus, roi de Mégare. Minos
assiégeait cette ville. Seylla, fille de Nisus, devint
folle de Minos. Son père, à la vérité, n'avait point de
cheveu d'or, mais il en avait un de pourpre, et l'on
sait qu'à ce cheveu était attachée la durée de sa vie,
et de l'empire mégarien. Scylla, pour obliger Minos,
coupa ce cheveu fatal , et en fit présent à son amant.
«Toute l'histoire de Minos est vraie, dit le pro-
fond Banier ( /), et elle est attestée par toute l'anti-
quité, » Je la crois aussi vraie que celle de Térélas;
mais je suis bien embarrassé entre le profond Cal met
et le profond Huet. Calmet pense que l'aventure du
cheveu de Nisus présenté à Minos, et du cheveu de
Térélas, ou Ptérélas, offert à Amphitryon, est visible-
ment tirée de l'histoire véridique de Samson, juge
d'Israël. D'un autre côté Huet le démontreur vous
démontre que Minos est visiblement Moïse, puis-
qu'un de ces noms est visiblement l'anagramme de
l'autre en retranchant les lettres n et e.
{a) Mythologie de Banier, liv. II, page i5i , tome III, édi-
tion in 4°. Commentaires littéraires sur Samson, cliap. XVL
TÉ HÉLA S. 273
Mais, malgré la démonstration de Huet, je suis en-
tièrement pour le délicat dom Calmet, et pour ceux
qui pensent que tout ce qui concerne les cheveux de
ïérélas et de Nisus, doit se rapporter aux cheveux
de Samson. La plus convaincante de mes raisons vic-
torieuses, est que sans parler de la famille de ïérélas,
dont j'ignore la métamorphose , il est certain que
Scylla fut changée en alouette , et que son père Ninus
fut changé en épervier. Or, Bochart ayant cru qu'un
épervier s'appelle neïs en hébreu , j'en conclus que
toute l'histoire de ïérélas, d'Amphitryon , de Ninus,
de Minos, est une copie de l'histoire de Samson.
Je sais qu'il s'est déjà élevé de nos jours une secte
abominable, en horreur à Dieu et aux hommes, qui
ose prétendre que les fables grecques sont plus an-
ciennes que l'histoire juive ; que les Grecs n'enten-
dirent pas plus parler de Samson que d'Adam, d'Eve,
d'Abel , de Caïn , etc. , etc. ; que ces noms ne sont
cités dans aucun auteur grec. Ils disent, comme nous
l'avons modestement insinué à l'article Bacchus et à
l'article Juif, que les Grecs n'ont pu rien prendre des
Juifs, et que les Juifs ont pu prendre quelque chose
des Grecs.
Je réponds avec le docteur lïayet , le docteur Gau-
chatj l'ex-jésuite Patouillet, l'ex-jésuite Nonotte, et
l'ex-jésuite Paulian, que cette hérésie est la plus
damnable opinion qui soit jamais sortie de l'enfer ;
qu'elle fut anathémausée autrefois en plein parlement
par un réquisitoire , et condamnée au rapport du
sieur P ; que, si on porte l'indulgence jusqu'à
tolérer ceux qui débitent ces systèmes affreux, il n'y
271 TERRE.
a plus de sûreté dans le monde, et que certainement
Tante-Christ va venir, s'il n'est déjà venu.
TERRE,
Terre, s. f., proprement le limon qui produit les
plantes ; qu'il soit pur ou mélangé , n'importe ; on
l'appelle terre vierge quand elle est dégagée, autant
qu'il est possible, des corps hétérogènes : si elle est
aisée à rompre , peu mêlée de glaise et de sable , c'est
de la terre franche; si elle est tenace, visqueuse, c'est
de la terre glaise.
Elle reçoit des dénominations différentes de tous
les corps dont elle est plus ou moins remplie ; terre
pierreuse, sablonneuse, graveleuse, aqueuse, ferrugi-
neuse, minérale, etc.
Elle prend ses noms de ses qualités diverses; terre
grasse 7 maigre, fertile , stérile, humide , sèche, brû-
lante, froide 7 mouvante, ferme, légère, compacte,
friable, meuble, argileuse, marécageuse. Terre neuve,
c'est-à-dire, qui n'a pas encore été posée à l'air, qui
n'a pas encore produit; terre usée, etc.
Des façons qu'elle reçoit; cultivée , remuée, fouillée,
creusée, fumée , rapportée , ameublie , améliorée, cri-
blée, etc.
Des usages où elle est mise ; terre à pot ou à potier ,
terre glaise blanchâtre, compacte, molle, qui se cuit
dans des fourneaux , et dont on fait les tuiles, les bri-
ques, les pots, la faïence. Terre à foulon, espèce de
glaise onctueuse au toucher, qui sert à préparer les
draps. Terre sigillée, terre rouge de Lemnos mise en
TERRE. 2j5
pastilles , gravées d'un cachet arabe ; on fait croire
que c'est un antidote.
Terre d'ombre, espèce de craie brune qu'on tire
du Levant. Terre vernissée, c'est celle qui en sor-
tant de la roue du potier reçoit une couche de plomh
calciné; vaisselle de terre vernissée.
Dans cette signification au propre du nom terre,
aucun autre corps, quoique terrestre, ne peut être
compris. Qu'on tienne dans sa main de l'or, ou du
sel 3 ou un diamant, ou une fleur, on ne dira pas, je
tiens de la terre; si on est sur un rocher, sur un arbre,
on ne dira pas, je suis sur un morceau de terre.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si la terre est un
élément ou non; il faudrait savoir d'abord ce que
c'est qu'un élément.
Le nom de terre s'est donné par extension à des
parties du globe, à des étendues de pays; les terres
du turc, du mogol; terre étrangère 9 terre ennemie, les
terres australes , les terres arctiques. Terrc-neuçe, île
du Canada; terre des Papous près des Moluques ;
terres de la compagnie, c'est-à-dire, de la compagnie
des Indes orientales de Hollande, au nord du Japon;
terred'Harnem, de Yesso; terre de Labrador , au nord
de l'Amérique, près de la baie de Hudson, ainsi nom-
mée parce que le labour y est ingrat; terre de Labour,
près de G'aïète , ainsi nommée par une raison con-
traire, c'est la campania felice. Terre sainte, partie de
la Palestine où Jésus-Christ opéra ses miracles, et par
extension toute la Palestine, La terre de promission,
c'est cette Palestine même, petit pays sur les confins
276 TEHRE.
de PArabie Pétrée et de la Syrie , que Dieu promit à
Abraham né dans le beau pays de la Chaldée.,
Terre, domaine particulier. Terre seigneuriale,
terre titrée, terre en mouvance, terre démembrée, terre
en fief, en arriére-fief. Le mot de terre en ce sens ne
convient pas aux domaines en roture; ils sont appelés
domaine, métairie, fonds, héritage, campagne: on y
cultive la terre, on y afferme une pièce de terre; mais
il n'est pas permis de dire d'un tel fonds, ma terre ,
mes terres, sous peine de ridicule , à moins qu'on
n'entende le terrain, le sol; ma terre est sablonneuse ,
marécageuse, etc. Terre vague, que personne ne ré-
clame. Terres abandonnées , qui peuvent être récla-
mées, mais qu'on a laissées sans culture, et que le
seigneur alors a droit de faire cultiver à son profit.
Terres noçales, qui ont été nouvellement défri-
chées.
Terre , par extension , le globe terrestre on le
globe terraqué. La terre, petite planète qui fait sa
révolution annuelle autour du soleil en trois cent
6oixante--cinq jours six heures et quelques minutes,
et qui tourne sur elle-même en vingt-quatre heures.
C'est dans cette acception qu'on dit mesurer la terre,
quand on a seulement mesuré un degré en longitude
ou en latitude. Diamètre de la terre, circonférence
de la terre, en degrés, en lieues, en milles et en
toises.
Les climats de la terre, la gravitation de la terre
sur le soleil et les autres planètes, l'attraction de la
terre, son parallélisme, son axe, ses pôles.
La terre ferme, partie du globe distinguée à^s
eaux, soit continent, soit ile. Terre ferme, en géo-
graphie , est opposé à lie ? et cet abus est devenu
usage.
On entend aussi par terre ferme, la Castille noire,
grand pays de l'Amérique méridionale; et les Espa-
gnols ont encore donné le nom de terre ferme parti-
culière au gouvernement de Panama.
Magellan entreprit le premier le tour de la terre ,
c'est-à-dire, du globe.
Une partie du globe se prend au figuré pour toute
la terre; on dit que les anciens Romains avaient con-
quis la terre, quoiqu'ils n'en possédassent pas la ving-
tième partie.
C'est dans ce sens figuré , et par la plus grande
hyperbole, qu'un homme connu dans deux ou trois
pays, est réputé célèbre dans toute la terre; toute la
terre parle de vous , ne veut souvent dire autre chose,
sinon , quelques bourgeois de cette ville parlent do
vous.
Or donc ce de La Serre ,
Sî liien connu de vous et de toute la terre.
(Regnard, le Joueur, act. BU, se. TV.)
La terre et l'onde, expression trop commune eu
poésie, pour signifier l'empire de la terre et de la
nier.
Cet empire absoln, sur la terre et sur l'onde ,
Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le- monde,
( Corneille , Cinna , act. II , se. I. J
Le ciel et la terre, expression vague par laquelle
k peuple entend la terre et l'air; et au figuré, « né-
gliger le ciel pour la terre; les biens de la terre
»ict. Ph. 8* 2/jj
ayS TERRE.
sont méprisables, il ne faut songer qu'à eeux du ciel. »
Vent de terre , c'est-à-dire, qui souille de ia terre
et non de la mer.
Toucher la terre. Un vaisseau qui touche la terre
échoue, ou court risque de se briser.
Prendre terre , aborder. Perdre teire, s'éloigner ou
ne pouvoir toucher le fond dans l'eau; et figurèmcnt,
ne pouvoir plus suivre ses idées, s'égarer dans ses
raisonnemens.
Raser la terre, voguer près du rivage; « les barques
peuvent aisément raser la terre, les oiseaux rasent la
terre quand ils s'en approchent en volant;», et au
figuré, « un auteur rase la terre quand il manque d'élé-
vation. » Aller terre à terre , ne guère s'éloigner des
côtes; et au figuré, ne se pas hasarder. Marcher terre
à terre , ne point chercher à s'élever, être sans ambi-
tion. Cet auteur ne s* élevé jamais de terre.
En terre, pieu enfoncé en terre; porter en terre,
c'est-à-dire, à la sépulture.
Sous terre; il y a long-temps qu'il est sous terre,
qu'il est enseveli. Chemin sous terre; et au figuré,
travailler sous terre, agir sous terre; c'est-à-dire, for-
mer des intrigues, cabaler secrètement;
Ce mot terre a produit beaucoup de formules et de
proverbes.
« Que la terre te soit légère, » ancienne formule
pour les sépultures des Grecs et des Romains.
« Point de terre sans seigneur , » maxime de droit
féodal. «Qui terre a, guerre a. C'est une terre d«
promission, » proverbe pris de l'opinion que la Pa-
lestine était très- fertile. « Tant vaut l'homme, tant
TESTICULES. 27g
vaut sa terre. Cette parole n'est pas tombée par terre
ou a terre. »
a II va tant que la terre peut le porter. Quitter une
terre pour le cens , » c'est abandonner une chose plus
onéreuse que profitable. « Faire perdre terre à quel-
qu'un, » l'embarrasser dans la dispute. « Faire de la
terre le fossé; » c'est-à-dire , se servir d'une chose
pour en faire une autre. « Il fait nuit, on ne voit ni
ciel ni terre. Bonne terre, méchant chemin. Baiser la
terre; donner du nez en terre. 11 ne saurait s'élever
de terre. Il voudrait être vingt pieds, cent pieds sous
terre; » c'est-à-dire, il voudrait se cacher de honte,
ou il est dégoûté de la vie. « Le faible qui s'attaque
au puissant, est le'pot de terre contre le pot de fer.
Cet homme vaudrait mieux eu terre qu'en pré ; » pro -
verbe bas et odieux, pour souhaiter la mort à quel-
qu'un. « Entre deux selles le cul à terre; » autre pro-
verbe très-bas, pour signifier deux avantages perdus
à la fois, deux occasions manquées. Un homme qui
s'était brouillé avec deux rois, écrivait plaisamment :
a Je me trouve entre deux rois le cul à terre.».
TESTICULES.
SECTION PREMIÈRE.
Ce mot est scientifique et un peu obscène , il
signifie petit témoin. Voyez dans le grand Diction-
naire encyclopédique les conditions d'un bon testi-
cule, ses maladies, ses traitemens. Sixte-Quint, cor-
delier devenu pape, déclara en 1687, par sa lettre
du 2 5 juin à son nonce en Espagne, qu'il fallait dé-
28o TESTICULES.
marier tous ceux qui n'avaient pas de testicules. II
semble par cet ordre, lequel fut exécuté par Phi-
lippe II, qu'il y avait en Espagne plusieurs maris pri-
vés de ces deux organes. Mais comment un homme
qui avait été cordelier pouvait-il ignorer que souvent
des hommes ont leurs testicules cachés dans l'abdo-
men, et n'en sont que plus propres à Faction conju-
gale ? Nous avons vu en France trois frères de la plus
grande naissance, dont Tun en possédait trois, l'autre
n'en avait qu'un seul , et le troisième n'en avait
point d'apparens ; ce dernier était le plus vigoureux
des frères.
Le docteur angélique, qui n'était que jacobin, dé-
cide (a) que deux testicules sont de essentiel matrime-
nli, de l'essence du mariage; en quoi il est suivi par
Richardus, Scotus, Durandus et Sylvius.
Si vous ne pouvez parvenir à voir le plaidoyer de
l'avocat Sébastien Rou illard, en 1600, pour les testi-
cules de sa partie enfoncés dans son épigastre, con-
sultez du moins le Dictionnaire de Bayle à Tarticle
Quellenec; vous y verrez que la méchante, femme du
client de Sébastien Rouillard voulait faire déclarer
son mariage nul, sur ce que la partie ne montrait
point de testicules. La partie disait avoir fait parfai-
tement son devoir. Il articulait intromission et éjacu-
lation ; il offrait de recommencer en présence des
chambres assemblées. La coquine répondait que cette
épreuve alarmait trop sa fierté pudique, que cette
tentative était superflue, puisque les testicules man-
(a) IV. Dist XXXIV, quest
TESTICULE Se 201
quaient évidemment à l'intimé, et que messieurs sa-
vaient très -bien que les testicules sont nécessaires
pour éjaculer.
J'ignore quel fut l'événement du procès; j'oserais
soupçonner que le mari fut débouté de sa requête, el
qu'il perdit sa cause, quoiqu'avec de très -bonnes
pièces, pour n'avoir pu les montrer toutes.
Ce qui me fait pencher à le croire, c'est que le
même parlement de Paris, le 8 janvier i665 , rendit
arrêt sur la nécessité de deux testicules apparens, et
déclara que sans eux on ne pouvait contracter ma-
riage. Cela fait voir qu'alors il n'y avait aucun mem-
bre de ce corps qui eût ses deux témoins dans le
ventre, ou qui fût réduit à un témoin; il aurait mon-
tré à la compagnie qu'elle jugeait sans connaissance
de cause.
Vous pouvez consulter Pontas sur les testicules
comme sur bien d'autres objets; c'était un sous-péni-
tencier qui décidait de tous les cas : il approche quel-
quefois de San chez.
SECTION n.
Et par occasion des hermaphrodites*
Il s'est glissé depuis iv,*.0 * — ^ nil méjugé dans
l'église latine, qu'il n'est pas permis de dire fl u^~
sans testicules, et qu il faut au moins les avoir dans
sa poche- Cette ancienne idée était fondée sur le cor*-
cile de Nicée (b) , qui défend qu'on ordonne ceux qui
se sont fait mutiler eux-mêmes. L'exemple d'Origene
(b) Canon.'
<
282 TESTICULES.
et de quelques enthousiastes attira cette défense. Elle
fut confirmée au second concile d'Arles.
L'église grecque n'exclut jamais de l'autel ceux à
qui on avait fait l'opération dOrigène sans leur con-
sentement.
Les patriarches de Constantinople,Nicétas, Ignace,
Photius,Méthodius, étaient eunuques. Aujourd'hui ce
point de discipline a semblé demeurer indécis dans
l'église latine. Cependant l'opinion la plus commune
est que, si un eunuque reconnu se présentait pour être
ordonné prêtre, il aurait besoin d'une dispense.
Le bannissement des eunuques du service des au-
tels paraît contraire à l'esprit même de pureté et de
chasteté que ce service exige. Il semble surtout que
des eunuques, qui confesseraient de beaux garçons
et belles filles, seraient moins exposés aux tentations:
mais d'autres raisons de convenance et de bienséance
ont déterminé ceux qui ont fait les lois.
Dans le Lévitique on exclut de l'autel tous les dé-
fauts corporels , les aveugles , les bossus , les man-
chots, les boiteux, les borgnes, les galeux, les tei-
gneux, les nez trop longs, les nez camus. Il n'est
point parlé des eunuques; il n'y en avait point chez
les Juifs. Ceux qui servirent d'eunuu"0^ Jans Jes sé-
rails de h>"- -' > *-*<*« des étrangers.
un demande si un animal, un homme parexcmplc,
peut avoir à la fois des testicules et des ovaires, ou
ces glandes prises pour des ovaires, une verge et un
clitoris, un prépuce et un vagin; en un mot si la na-
ture peut faire de véritables hermaphrodites, et si un
hermaphrodite peut faire un enfant à une fille et être
TESTICULES. 2 83
engrossé par un garçon ? Je réponds à mon ordinaire
que je n'en sais rien , et que je ne connais pas la cent
millième partie des choses que la nature peut opérer.
Je crois bien qu'on n'a jamais vu naître dans notre
Europe de véritables hermaphrodites. Aussi n'a-t-eile
jamais produit ni éiéphans, ni zèbres, ni girafes, ni
autruches , ni aucun de ces animaux dont l'Asie ,
l'Afrique et l'Amérique sont peuplées. Il est tien
hardi de dire : Nous jvavons jamais vu ce phéno-
mène; donc il est impossible qu'il existe.
Consultez l'anatomie de Cheselden , page 34 a vous
y verrez la figure très -bien dessinée d'un anima!
homme et femme, nègre et négresse d'Angola, amené
à Londres dans son enfance , et très-scigncusement
examiné par ce célèbre chirurgien, aussi connu par
sa probité que par ses lumières. L'estampe qu'il des-
sina est intitulée : a Parties d'un hermaphrodite nègre,
âgé de vingt-six ans, qui avait les deux sexes. » Ils
n'étaient pas absolument parfaits; mais c'était un mé-
lange étonnant de l'un et de l'autre.
Cheselden m'attesta plusieurs fois ïa vérité de ce
prodige, qui n'en est peut-être pas un dans certains
cantons de l'Afrique. Les deux sexes n'étaient pas
complet on tout dans cet animal : mais qui m'assu-
rera que d autres nègres, ^ -^ Jaunes, ou des
rouges, ne sont pas quelquefois entièrement — -
femelles? j'aimerais autant dire qu'on ne peut faire de
statues parfaites, parce que nous n'en aurions vu que
de défectueuses. Il y a des insectes qui ont les deux
sexes; pourquoi ne serait-il pas une race d'hommes
û84 THÉISME.
qui les aurait aussi ? Je n'affirme rien. Dieu m'en pré
serve ! Je doute.
Que de choses dans ranimai homme dont il faul
douter ; depuis sa glande pinéale jusqu'à sa rate ,
dont l'usage est inconnu; et depuis le principe de sa
pensée et de ses sensations jusqu'aux esprits ani-
maux dont tout le monde parle , et que personne ne
vit jamais! *
THEISME.
Le théisme est une religion répandue dans toutes
les religions; c'est un métal qui s'allie avec tous les
autres , et dont les veines s'étendent sous terre aux
quatre coins du monde. Cette mine est plus à décou-
vert ? plus travaillée à la Chine; partout ailleurs elle
est cachée, et le secret n'est que dans les mains des
adeptes.
îl n'y a point de pays où il y ait plus de ces
adeptes qu'en Angleterre. Il y avait au dernier siècle
beaucoup d'athées en ce pays-là, comme en France
et en Italie. Ce que le chancelier Bacon avait dit se
trouve vrai à la lettre , qu'un peu de philosophie
rend un homme athée, et que beaucoup de philoso-
phie mène à la connaissance d'un Dieu. T-orsqu'on
croyait avec Épicurc aim *- *****ra fait tout; ou avec
Aristo^ "' ~~ilie avcc PIusieurs anciens théologiens,
que rien ne naît que par corruption , et qu'avec de la
matière et du mouvement le monde va tout seul, alors
on pouvait ne pas croire à la Providence. Mais depuis
qu'on entrevoit la nature, que les anciens ne voyaient
point du tout; depuis qu'on s'est aperçu que tout est
THÉISME. 'J.S5
organisé, que tout a son germe; depuis qu'on a bien
su qu'un champignon est l'ouvrage d'une sagesse in-
finie aussi-bien que tous les mondes, alors ceux qui
pensent ont adoré là où leurs devanciers avaient
blasphémé. Les physiciens sont devenus les hérauts
de la Providence : un catéchiste annonce Dieu à des
enfans, et un Newton le démontre aux sages.
Bien des gens demandent si le théisme considéré
à part , et sans aucune autre cérémonie religieuse ,
est en effet une religion? La réponse est aisée; celui
qui ne reconnaît qu'un Dieu créateur, celui qui ne
considère en Dieu qu'un être infiniment puissant, et
qui ne voit dans ses créatures que des machines admi-
rables, n'est pas plus religieux envers lai qu'un Euro-
péan qui admirerait le roi de la Chine n'est pour cela
sujet de ce prince. Mais celui qui pense que Dieu a
daigné mettre un rapport entre lui et les hommes,
qu'il les a faits libres, capables du bien et du mal3 et
qu'il leur a donné à tous ce bon sens qui est l'instinct
de l'homme, et sur lequel est fondé la loi naturelle,
celui-là sans doute a une religion, et une religion
beaucoup meilleure que toutes les sectes qui sont hors
de notre église; car toutes ces sectes sont fausses, et
la loi naturelle est vraie. Notre religion révélée n'est
même , et ne pouvait être que cette loi naturelle per-
fectionnée. Ainsi le théisme est le bon sen£ qui n'est
pas encore instruit de la révélation, et les autres re-
ligions sont le bon sens perverti par la superstition.
Toutes les sectes sont différentes , parce qu'elles
viennent des hommes; la morale est partout la même,
parce qu'elle vient de Dieu.
2%6 THÉISME.
On demande pourquoi de cinq ou six cents sectes
il n'y en a guère eu qui n'aient fait répandre du sang,
et que les théistes, qui sont partout si nombreux,
n'ont jamais causé le moindre tumulte ? c'est que ce
sont des philosophes. Or des philosophes peuvent
faire de mauvais raisonnemens , mais ils ne font
jamais d'intrigues. Aussi ceux qui persécutent un
philosophe, sous prétexte que ses opinions peuvent
être dangereuses au public, sont aussi absurdes que
ceux qui craindraient que l'étude de l'algèbre ne fît
enchérir le pain au marché; il faut plaindre un être
pensant qui s'égare ; le persécuter est insensé et
horrible. Nous sommes tous frères; si quelqu'un de
mes frères, plein de respect et de l'amour filial,
animé de la charité la plus fraternelle, ne salue pas
notre père commun avec les mêmes cérémonies que
moi , dois- je l'égorger et lui arracher le cœur ?
Qu'est-ce qu'un vrai théiste ? C'est celui qui dit à
Dieu : « Je vous adore et je vous sers : » c'est celui
qui dit au Turc, au Chinois, à l'Indien, et au Russe :
H Je vous aime. »
Il doute peut-être que Mahomet ait voyagé dans
la lune, et en ait mis la moitié dans sa manche ; il ne
veut pas qu'après sa mort sa femme se brûle par
dévotion; il est quelquefois tenté de ne pas croire à
l'histoire des onze mille vierges, et à celle de saint
Amable,dont le chapeau et les gants furent portés par
un rayon du soleil, d'Auvergne jusqu'à Rome. Mais
à cela près c'est un homme juste. Noé l'aurait admis
dans son arche, Nu ma Pompiiius dans ses conseils;
il aurait monté sur ie char de Zoroasîre; il aurai!
THÉISTE. 287
philosophé avec les Platon, les Aristippe, IesCicéron,
les AttittLS : mais n'aurait-il point bu de la ciguë avec
Soc rate ?
THEISTE.
Le théiste est un homme fermement persuada Je
l'existence d'un Être suprême aussi bon que puissant,
qui a formé tous les êtres étendus, végétans, sentans,
et réfléchissans; qui perpétue leur espèce, qui punit
sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté
les actions vertueuses*
Le théiste ne sait pas comment Dieu punit, com-
ment il favorise, comment il pardonne, car il n'est pas
assez téméraire pour se flatter de connaître comment
Dieu agit; mais il sait que Dieu agit et qu'il est juste.
Les difficultés contre la Providence ne l'ébranlent
point dans sa foi, parce quelles ne sont que de grandes
difficultés et non pas des preuves; il est soumis à cette
Providence, quoiqu'il n'en aperçoive que quelques
effets et quelques dehors; et, jugeant des choses qu'il
ne voit pas par les choses qu'il voit, il pense que cette
Providence s'étend dans tous les lieux et dans tous les
siècles.
Réuni dans ce principe avec le reste de l'univers,
il n'embrasse aucune des sectes qui toutes se contre-
disent; sa religion est la plus ancienne et la plus
étendue; car l'adoration simple d'un Dieu a précédé
tous les systèmes du monde. Il parie une langue que
tous les peuples entendent, pendant qu'ils ne s'enten-
dent pas entre eux. Il a des frères depuis Pékin jus-
qu'à Cayenne, et il compte tous les sages pour se?
3<S8 THÉOCRATIE.
frères. II croit que la religion ne consiste ni dans les
opinions d'une métaphysique inintelligible, ni dans
de vains appareils, mais dans l'adoration et dans la
justice. Faire le bien, voilà son culte; être soumis à
Dieu, voilà sa doctrine. Le mahométan lui crie :
Prends garde à toi si tu ne fais pas le pèlerinage de la
Mecque ! Malheur à toi, lui dit un récollet, si tu ne
fais pas un voyage à Notre -Dame de Lorette ! 11 rit
de Lorette et de la Mecque; mais il secourt l'indigent
et défend l'opprimé.
THÉOCRATIE.
Gouvernement de Dieu ou des dieux.
Il m'arrive tous les jours de me tromper ; mais jô
soupçonne que les peuples qui ont cultivé les arts
ont été sous une théocratie. J'excepte toujours les
Chinois, qui paraissent sages dès qu'ils forment une
nation. Ils sont sans superstition sitôt que la Chine est
un royaume. C'est bien dommage qu'ayant été d'abord
élevés si haut, ils soient demeurés au degré où il
sont depuis si long-temps dans les sciences. Il semble
qu'ils aient reçu de la nature une grande mesure de
bon sens, et une assez petite d'industrie. Mais aussi
leur industrie s'est déployée bien plus tôt que la
nôtre.
Les Japonais, leurs voisins, dont on ne connaît
point du tout l'origine ( car quelle origine connaît-
on?), furent incontestablement gouvernés par une
théocratie. Leurs premiers souverains , bien reconnus,
étaient les daïris,les grands prêtres de leurs dieux;
THÉOCRATIE. 389
cette théocratie est très-avérée. Ces prêtres régnèrent
despotiquement environ dix- huit cents ans. Il arriva
au milieu de notre douzième siècle qu'un capitaine ,
un imperator, un seogon partagea leur autorité; et
dans notre seizième siècle les capitaines la prirent
tout entière, et l'ont conservée. Les dairis sont restés
les chefs de la religion; ils étaient rois, ils ne sont
plus que saints : ils règlent les fêtes , ils confèrent des
titres sacrés, mais ils ne peuvent donner une compa-
gnie d'infanterie.
Les bracmanes dans l'Inde ont eu long -temps le
pouvoir théocratique, c'est-à dire, qu'ils ont eu le
pouvoir souverain au nom de Brama fils de Dieu ; et,
dans l'abaissement où ils sont aujourd'hui, ils croient
encore ce caractère indélébile. Voilà les deux grandes
théocraties les plus certaines.
Les prêtres de Chaldée, de Perse, de Syrie, de
Phénicie, d'Egypte, étaient si puissans, avaient une
si grande part au gouvernement, fesaient prévaloir si
hautement l'encensoir sur le sceptre, qu'on peut dire
que l'empire chez tous ces peuples était partagé entre
la théocratie et la royauté.
Le gouvernement de Numa Pompilius fut visible-
ment théocratique. Quand on dit, je vous donne des
lois de la part des dijux, ce n'est pas moi, c'est ua
Dieu qui vous parle; alors c'est Dieu qui est roi;
celui qui parle ainsi est son lieutenant-général.
Chez tous les Celtes, qui n'avaient que des chefs
éligibles et point de rois, les druides et leurs sorcières
gouvernaient tout. Mais je n'ose appeler du nom de
théocratie l'anarchie de ces sauvages.
Dict. Ph. 8. 25
2Ç)0 THÉOCRATIE
La petite nation juive ne mérite ici d'être consi-
dérée politiquement que par Ja prodigieuse révolu-
tion arrivée dans le monde, dont elle fut la cause
très-obscure et très-ignorante.
Ne considérons que l'historique de cet étrange
peuple. Il a un conducteur qui doit le guider au nom
de son Dieu dans la Phénicie qu'il appelle le Canaan.
Le chemin était droit et uni depuis le pays de Gossen
jusqu'à Tyr, sud et nord; et il n'y avait aucun danger
pour six cent trente mille combattans, ayant à leur
tète un général tel que Moïse, qui, selon Flavien
Josèphc (f?) j avait déj à vaincu une armée d'Éthiopiens,
et même une armée de serpens.
Au lieu de prendre ce chemin aisé et court, il les
conduit de Ramessès à Baal-Sephon, tout à l'oppo-
site , tout au milieu de l'Egypte en tirant droit au sud.
il passe la mer, il marche pendant quarante ans dans
des solitudes affreuses, où il n'y a pas une fontaine
d'eau, pas un arbre, pas un champ cultivé ; ce ne
sont que des sables et des rochers affreux. Il est évi-
dent qu'un Dieu seul pouvait faire prendre aux Juifs
(elle route par miracle , et les y soutenir par des mi-
racles continuels.
Le gouvernement juif fut donc alors une véritable
théocratie. Cependant Moise n'était point pontife, et
Aaron qui l'était ne fut point chef et législateur.
Depuis ce temps on ne voit aucun pontife régner :
Josué, Jephté, Samson, et les autres chefs du peu-
ple, excepté Hélie et Samuel, ne furent point prêtres.
(a) Josèplie, liv. II, chap. V.
THÉOCRATIE. 20,1
La république juive, réduite si souvent en servitude ^
était anarchique plutôt que théocratique.
Sous les rois de Juda et d'Israël ce ne fut qu'une
longue suite d'assassinats et de guerres civiles. Ces
horreurs ne furent interrompues que par l'extinction
entière de dix tribus ,< ensuite par l'esclavage de deux
autres, et par la ruine de la ville, au lieu de la fa-
mine et de la peste. Ce n'était pas là un gouvernement
divin.
Quand Jes esclaves juifs revinrent à Jérusalem ,
ils furent soumis aux rois de Perse % au conquérant
Alexandre et à ses successeurs. Il paraît qu'alors Dieu
ne régnait pas immédiatement sur ce peuple , puis-
qu'un peu avant l'invasion d'Alexandre, le pontife
Jean assassina le prêtre Jésus, son frère, dans le tem-
ple de Jérusalem, comme Salomon avait assassine
son frère Adonias sur l'autel.
L'administration était encore moins théocratique
quand Antiochus Ëpiphane, roi de Syrie, se servit de
plusieurs Juifs pour punir ceux qu'il regardait comme
rebelles (&). Il leur défendit à tous de circoncire
leurs en faits sous peine de mort (c); il fit sacrifier des
porcs dans leur temple, brûler les portes, détruire
l'autel ; et les épines remplirent toute l'enceinte.
Matathias se mit contre lui à la tête de quelques
ciio}^ens , mais il ne fut pas roi. Son fils Judas
Machabée, traité de Messie, périt après des efforts
glorieux.
A ces guerres sanglantes succédèrent des guerres
(b) Liv. VII. — (c) Liv. XI.
3<)2 THÉOCRATIE.
civiles. Les Jérosolymites détruisirent Samaric, que
les Romains rebâtirent ensuite sous le nom de Sébaste.
Dans ce chaos de révolutions , Aristobule , de la
race des Machabces , fils d'un grand prêtre, se fit t
roi plus de cinq cents ans après la ruine de Jérusa-
lem. Il signala son règne comme quelques sultans
turcs, en égorgeant son frère, et en fesant périr sa
mère. Ses successeurs l'imitèrent jusqu'au temps où
les Romains punirent tous ces barbares. Rien de tout
cela n'est théocratique.
Si quelque chose donne une idée de îa théocratie,
il faut convenir que c'est le pontificat de Rome (i) ;
il ne s'explique jamais qu'au nom de Dieu, et ses su-
jets vivent en paix. Depuis long-temps le ïhibet jouit
des mêmes avantages sous le grand lama; mais c'est
IVrreur grossière qui cherche à imiter la vérité su-
blime.
Les premiers încas , en se disant descendans en
droite ligne du soleil, établirent une théocratie; tout
se fesait au nom du soleil.
La théocratie devait être partout; car tout homme
(à) Rome encore aujourd'hui consacrant ces maximes,
Joint le trône à l'autel par des nœuds le'gitimes;
Jean George Le Franc , évêque du Puy en Velay, prétend que
c est mal raisonner; il est vrai qu'on pourrait nier les nœuds lé-
gitimes. Mais il pourrait bien raisonner lui-même fort mal. Il ne
voit pas que le pape ne devint souverain qu'en abusant de son
tilre de pasteur, qu'en changeant sa houlette en sceptre ou plu-
tôt il ne veut pas le voir. A 1 égard de la paix des Romaigs mo-
dernes, c'est la tranquillité de l'apoplexie.
THÉODOSE. 293
on prince, ou batelier, doit obéir aux lois naturelles
et éternelles que Dieu lui a données.
THÉODOSE.
Tout prince qui se met à la tête d'un parti , et qui
réussit, est sûr d'être loué pendant toute 1 éternité, si
le parti dure ce temps-là ; et ses adversaires peuvent
compter qu'ils seront traités par les orateurs, par les
poètes et par les prédicateurs, comme des titans ré-
voltés contre les dieux. C'est ce qui arriva à Octave-
Auguste quand, sa bonne fortune l'eut défait de Bru-
tus, de Cassius et d'Antoine.
Ce fut le sort de Constantin quand Maxence, légi-
time empereur élu par le sénat et le peuple romain,
fut tombé dans l'eau et se fut noyé.
Théodose eut le même avantage. Malheur aux
vaincus! bénis soient les victorieux! voilà la devise
du genre humain.
Théodose était un officier espagnol, fils d'un sol-
dat de fortune espagnol. Dès qu'il fut empereur, il
persécuta les anti-consubstantiels. Jugez que d'ap-
plaudissemens, de bénédictions , d'éloges pompeux
de la part des consubstantiels ! Leurs adversaires ne
subsistent presque plus ; leurs plaintes , leurs cla-
meurs contre la tyrannie de Théodose ont péri avec
eux ; et le parti dominant prodigue encore à ce prince
les noms de pieux 3 de juste, de clément, de sage et
de grand.
Un jour ce prince pieux et clément , qui aimait
fargenî^à la fureur, s'avisa de mettre un impôt très-
rude sur la ville d'Antioche, la plus belle alors de
294 THÉO" DOSE.
l'Asie Mineure; le peuple désespéré ayant demandé
une diminution légère, et n'ayant pu l'obtenir, s'em-
porta jusqu'à briser quelques statues , parmi lesquelles
il s'en trouva une du soldat père de l'empereur. Saint-
Jean Chrysostôme, ou bouche d'or, prédicateur et
un peu flatteur de Théodose , ne manqua pas d'appe-
ler cette action un détestable sacrilège, attendu que
Théodose était l'image de Dieu, et que son père était
presque aussi sacré que lui. Mais, si cet Espagnol
ressemblait à Dieu , il devait songer que les Antio-
chiens lui ressemblaient aussi , et qu'il y eut des
hommes avant qu'il y eût des empereurs.
Finxit in efficjiem moderantum ciincta Deorwm
( Ovide , Met. , I , v. 830 "~
Théodose envoie incontinent une lettre de cache!
au gouverneur , avec ordre d'appliquer à la torture
les principales images de Dieu qui avaient eu part à
celte sédilion passagère , de les faire périr sous des
coups de cordes armées de balles de plomb, d'en
faire brûler quelques-uns, et de livrer le.c autres au
glaive. Gela fut exécuté avec la ponctualité de tout
gouverneur qui fait son devoir de chrétien, qui fait
bien sa cour et qui veut faire son chemin. L'Oronte
ne porta que des cadavres à la mer pendant plusieurs
jd)ursj après quoi sa gracieuse majesté impériale par-
donna aux Antiochiens avec sa clémence ordinaire,
et doubla l'impôt.
Qu'avait fait l'empereur Julien dans la même villey
dont il avait reçu un outrage plus personnel et plus
injurieux ? Ce n'était pas une méchante statue de son
THEO DO SE. XQ'J
père qu'on avait abattue; c'était à lui-même que les
Àntiochiens s'étaient adressés; ils avaient fait contre
lui les satires les plus violentes. L'empereur philoso-
phe leur répondit par une satire légère et ingénieuse.
Il ne leur ôta ni la vie, ni la bourse. 11 se contenta
d'avoir plus d'esprit qu'eux. C'est là cet homme que
saint Grégoire deNazianze etThéodoret, qui n'étaient
pas de sa communion, osèrent calomnier jusqu'à dire
qu'il sacrifiait à la lune des femmes et des enfans ;
tandis que ceux qui étaient de la communion de
Théodose ont persisté jusqu'à nos jours, en se co-
piant les uns les autres, à redire en cent façons quG
Théodose fut le plus vertueux des hommes, et à vou-
loir en faire un saint.
On sait assez .quelle fut la douceur de ce saint
dans le massacre de quinze mille de ses sujets à
Thessalonique. Ses panégyristesréduisent le nombre
des assassinés à sept ou huit mille ; c'est peu de chose
pour eux. Mais ils élèvent jusqu'au ciel la tendre
piété de ce bon prince qui se priva de la messe, ainsi
que son complice, le détestable Rufîn. J'avoue, en-
core une fois, que c'est une belle expiation, un grand
acte de dévotion de ne point aller à la messe : mais
enfin cela ne rend point la vie à quinze mille innoeens
égorgés de sang- froid par une perfidie abominable.
Si un hérétique s'était souillé d'un pareil crime, avec
quelle complaisance tous les historiens déploieraient
contre lui leur bavarderie ! avec quelles couleurs le
peindrait-on dans les chaires et dans les déclamations
de collège !
Je suppose que le prince de Parme fût entré dans
agS THÉOLOGIE.
Paris, après avoir forcé notre cher Henri IV à lever
îe siège; je suppose que Philippe II eût donné le
trône de la France à sa fille catholique et au jeune
duc de Guise catholique, alors que de plumes et que
de voix qui auraient anathématisé à jamais Henri IV
et la loi salique! Ils seraient tous deux oubliés; et les
Guises seraient les héros de l'état et de la religion.
Et cole felices, miseros fuqe.
Que Hugues-Capet dépossède l'héritier légitime
de Charlemagne, il devient la tige d'une race de
héros. Qu'il succombe, il peu*; être traité comme le
frère de saint Louis traita depuis Conradin et le duc
d'Autriche , et à bien plus juste titre.
Pépin rebelle détrône la race mérovingienne, et
enferme son roi dans un clcître; mais, s'il ne réussit
pas, il monte sur l'échafaud.
Si Clovis, premier roi chrétien dans la Gaule bel-
gique, est battu dans son invasion, il court risque
d'être condamné aux betes comme le fut un de ses
ancêtres par Constantin. Ainsi va le monde sous l'em-
pire de la fortune, qui n'est autre chose que la néces*
site , la fatalité insurmontable. Fortuna sœvo lœta
vegotio. Elle nous fait jouer en aveugles à son jeu ter-
rible; et nous ne voyons jamais le dessous des cartes,
THÉOLOGIE.
Cb&t l'étude et non la science de Dieu et des
choses divines : il y eut des théologiens chez tous les
prêtres de l'antiquité , c'est-à-dire, des philosophes
qui , abandonnant aux yeux et aux esprits du vulgaire
tout .l'extérieur de la religion, pensaient d'une ma-
THÉOLOGIE. 397
nièrc plus sublime sur la Divinité et sur l'origine des
fêtes et des mystères; ils gardaient ces secrets pour
eux et pour les initiés. Ainsi dans les fêtes secrètes
des mystères d'Éleusine on représentait le chaos et
la formation de l'univers, et l'hiérophante chantait
cette hymne. « Écartez les préjugés qui vous détour-
neraient du chemin de la vie immortelle où vous
aspirez; élevez vos pensées vers la nature divine;
songez que vous marchez devant ie maître de l'uni-
vers, devant le seul être qui soit par lui-même. »
Ainsi, dans la fête de l'autopsie, on ne reconnaissait
qu'un seul Dieu.
Ainsi tout é'°it mystérieux dans les cérémonies
de l'Egypte; et le peuple, content de l'extérieur d'un
appareil imposant, ne se croyait pas fait pour percer
le voile qui lui cachait ce qui lui était d'autant plus
vénérable.
Cette coutume naturellement introduite dans toute
la terre ne laissa point d'alimens à l'esprit de dispute.
Les théologiens du paganisme n'eurent point d'opi-
nions à faire valoir dans le public, puisque le mérite
de leurs opinions était d'être cachées; et toutes les
religions furent paisibles.
Si les théologiens chrétiens en avaient usé ainsi,
ils se seraient concilié plus de respect. Le peuple
n'est pas fait pour savoir si le verbe engendré est
consubstantiel avec son générateur; s'il est une per-
sonne avec deux natures, ou une nature avec deux
personnes, ou une personne et une nature ; s'il est
descendu dans l'enfer per effectuai ^ et aux limbes per
essentlam ; si on mange son corps avec les accidens
298 THÉOLOGIE.
seuls du pain, ou avec la matière du pain; si sa grâce
est versatile, suffisante, concomitante, nécessitante
dans le sens composé ou dans le sens divisé. Neuf
parts des hommes qui sur dix gagnent leur vie de
leurs mains, entendent peu ces questions; les théolo-
giens qui ne les entendent pas davantage, puisqu'ils
les épuisent depuis tant d'années sans être d'accord,
et qu'ils disputeront encore, auraient mieux fait sans
doute de mettre un voile entre eux et les profanes.
Moins de théologie et plus de morale les eût ren-
dus vénérables aux peuples et aux rois; mais, en ren-
dant leurs disputes publiques, ils se sont fait des
maîtres de ces peuples mêmes qu'ils voulaient con-
duire. Car qu'est-il arrivé ? que«; ces malheureuses
querelles ayant partagé les chrétiens, l'intérêt et la
politique s'en sont nécessairement mêlés. Chaque
état (même dans des temps d'ignorance) ayant 'ses
intérêts à part, aucune église ne pense précisément
comme une autre, et plusieurs sent diamétralement
opposées. Ainsi un docteur de Stockholm ne doit
point penser comme un docteur de Genève; l'angli-
can doit dans Oxford différer de lun et de l'autre; il
n'est pas permis à celui qui reçoit le bonnet a Paris
de soutenir certaines opinions que le docteur de
Rome ne peut abandonner. Les ordres religieux ja-
loux les uns des autres se sont divisés. Un cordelier
doit croire l'immaculée conception : un dominicain
est obJigé de la rejeter, et il passe aux yeux du cor-
delier pour un hérétique. L'esprit géométrique qui
s'est tant répandu en Europe a achevé d'avilir la théo-
logie. Les vrais philosophes n'ont pu s'empêcher de
THÉOLOGIEN. 2Ç)g
montrer le plus profond mépris pour des disputes
chimériques dans lesquelles on n'a jamais défini les
termes, et qui roulent sur des mots aussi inintelligibles
que le fond. Parmi les docteurs mêmes il s'en trouve
beaucoup de véritablement doctes qui ont pitié de
leur profession; ils sont comme les augures, dont
Cicéron dit qu'ils ne pouvaient s'aborder sans rire.
THEOLOGIEN.
SECTION PREMIÈRE.
Le théologien sait parfaitement que , selon saint
Thomas , les anges sont corporels par rapport à Dieu,
que Pâme reçoit son être dans le corps, que Phommo
a l'âme végétative, sensitive, et intellective;
Que l'âme est toute en tout , et toute en chaque
partie ;
Qu'elle est la cause efficiente et formelle du corps ;
Qu'elle est la dernière dans la noblesse des formes;
Que l'appétit est une puissance passive ;
Que les archanges tiennent le milieu entre les anges
et les principautés;
Que le baptême régénère par soi-même et par
accident;
Que le catéchisme n>est pas sacrement, mais sa-
cra mental;
Que la certitude vient de la cause et du sujet;
Que la concupiscence est l'appétit de la délecta-
tion sensitive ;
Que la conscience est un acte, et non pas une
puissance.
300 THÉOLOGIEN.
L'ange de l'école a écrit environ quatre mille belles
pages dans ce goût. Un jeune homme tondu passe
trois années à se mettre dans la cervelle ces sublimes
connaissances, après quoi il reçoit le bonnet de doc-
teur en Sorbonne, et non pas aux petites-maisons!
S'il est homme de condition, ou fils d'un homme
riche, ou intrigant et heureux, il devient évêque ,
archevêque, cardinal, pape.
S'il est pauvre et sans crédit, il devient le théolo-
gien d'un de ces gens-là ; c'est lui qui argumente pour
eux , qui relit saint Thomas et Scot pour eux , qui fait
des mandemens pour eux, qui dans un concile décide
pour eux.
Le titre de théologien est si grand, que les père *
du concile de Trente le donnèrent à leurs cuisiniers,
cuoeo céleste , gran teologo. Leur science est la pre-
mière des sciences, leur condition la première des
conditions, et eux les premiers des hommes : tant la
véritable doctrine a d'empire ! tant la raison gouverne
le genre humain î
Quand un théologien est devenu, grâce à ses ar-
gumens, ou prince du saint empire, ou archevêque
de Tolède, ou l'un des soixante et dix princes vêtus
de rouge successeurs des humbles apôtres, alors les
successeurs de Galien et d'Hippocrate sont à ses
gages. Ils étaient ses égaux quand ils étudiaient dans
ht même université, qu'ils avaient les mêmes degrés,
qu'ils recevaient le même bonnet fourré. La fortune
change tout ; et ceux qui ont découvert la circulation
du sang, les veines lactées, le canal thorachique,
THÉOLOGIEN. 3oi
sont les valets de ceux qui ont appris ce que c'est que
la grâce concomitante, et qui l'ont oublié.
section ir.
J'ai connu un vrai théologien ; il possédait les
langues de l'orient, et était instruit des anciens rites
des nations autant qu'on peut l'être. Les Bracmanes,
les Chaldéens, les ignicoles, lesSabéens, les Syriens,
les Egyptiens, lui étaient aussi connus que les Juifs;
les diverses leçons de la Bible lui étaient familières;
il avait pendant trente années essayé de concilier les
évangiles, et tâché d'accorder ensemble les pères. Il
chercha dans quel temps précisément on rédigea le
symbole attribué aux apôtres, et celui qu'on met sous
le nom d'Athanase ; comment on institua les sacre-
mens les uns après les autres; quelle fut la différence
entre la synaxe et la messe; comment l'église chré-
tienne fut divisée depuis sa naissance en différens par-
tis, et comment la société dominante traita toutes les
autres d'hérétiques. Il sonda les profondeurs de la
politique qui se mêla toujours de ces querelles; et il
distingua entre la politique et la sagesse, entre l'or-
gueil qui veut subjuguer les esprits et le désir de s'é-
clairer soi-même, entre le zèle et le fanatisme.
La difficulté d'arranger dans sa tête tant de choses
dont la nature est d'être confondue, et de jeter un
peu de lumière sur tant de nuages , le rebuta souvent ;
mais comme ces recherches étaient le devoir de son
état, il s'y consacra malgré ses dégoûts. Il parvint
enfin à des connaissances ignorées de la plupart de
ses confrères. PJus il fut véritablement savant, plus
Dict. Pli. 8. 26
302 TOLÉRANCE.
il se dëfia de tout ce qu'il savait. Tandis qu'il vécut,
il fut indulgent; et, a sa mort? il avoua qu'il avait
consumé inutilement sa vie.
TOLÉRANCE.
SECTION PREMIÈRE.
J'ai vu dans les histoires tant d horribles exemples
du fanatisme , depuis les divisions des athanasiens et
des ariens jusqu'à l'assassinat de Henri-lc-Grand , et
au massacre de Cévennes ; j'ai vu de mes yeux tant de
calamités publiques et particulières causées par cette
fureur de parti , et par cette rage d'enthousiasme , de-
puis la tyrannie du jésuite Le Tellier jusqu'à la dé-
mence des convulsiounaires et des billets de confes-
sion , que je me suis demandé souvent à moi-même :
t( La tolérance serait-elle un aussi grand mal que l'in-
tolérance ? ei la liberté de conscience est-elle un fléau
aussi barbare que les bûchers de l'inquisition ? »
C'est à regret que je parle (les Juifs : eetîe nation
est, à bien des égards, la plus détestable qui ait ja-
mais souillé la terre. Mais tout absurde et atroce
qu'elle était, la secte des saducéens fut paisible et
honorée, quoiqu'elle ne crût point l'immortalité de
lame, pendant que les pharisiens la croyaient. La
secte dÉpicure ne fut jamais persécutée chez le*
Giecs. Quant à la mort injuste de Sociale, je n'en ai
Jamais pu trouver le motif que dans la haine des pé-
dans. Il avoue lui-même qu il avait passé sa vie à leur
montrer qu'ils étaient des gens absurdes; il offensa
leur amour-propre; ils se vengèrent rnv -a °': "
TOLÉRANCE. 3o3
Athéniens lui demandèrent pardon après l'avoir env-'
poisonné, et lui érigèrent une chapelle. C'est un fait
unique qui n'a aucun rapport avec l'intolérance.
Quand les Romains furent maîtres de la plus belle
partie du monde, on sait qu'ils en tolérèrent toutes
les religions, s'ils ne les admirent pas, et il me parait
démontré que c'est à ia faveur de cette tolérance que
le christianisme s'établit, car les premiers chrétiens
étaient presque tous Juifs. Les Juifs avaient comme
aujourd'hui des synagogues a Rome et dans la plupart
des villes commerçantes. Les chrétiens tirés de leurs
corps profitèrent d'abord de la liberté dont les Juifs
jouissaient.
Je n'examine pas ici les causes des persécutions
qu'ils souffrirent ensuite : il suffit de se souvenir que,
si de tant de religions les Romains n'en ont enfin
voulu proscrire quune seule, ils n'étaient pas certai-
nement persécuteurs.
Il faut avouer au contraire que parmi nous toute
église a voulu exterminer toute église d'une opinion
contraire à la sienne. Le sang a coulé long -temps
pour des argumens théologiques : et la tolérance
seule a pu étancher le sang qui coulait d'un bout de
l'Europe à l'autre.
section n.
Qu'est-ce que la tolérance ? c'est l'apanage de
l'humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et
d'erreurs ; pardonnons - nous réciproquement nos
sottises, c'est la première loi de la nature.
Qu'à la bourse d'Amsterdam, de Londres, ou de
3o4 TOLÉRANCE.
Surate, ou de Bâssora, le guèbre,le banian, le juif, le
mahométan, ledéicole chinois, lebramin, le chrétien
grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le
chrétien quaker, trafiquent ensemble; ils ne lèveront
pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des
Ames à leur religion. Pourquoi donc nous sommes-
nous égorgés presque sans interruption depuis le
premier concile de Nicée ?
Constantin commença par donner un édit qui
permettait toutes les religions ; il finit par persécuter.
Avant lui on ne s'éleva contre les chrétiens que parce
qu'ils commençaient à faire un parti dans l'état. Les
Romains permettaient tous les cultes, jusqu'à celui
des Juifs, jusqu'à celui des Égyptiens, pour lesquels
ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-
elle ces cultes ? C'est que ni les Égyptiens, ni les Juifs
ne cherchaient à exterminer l'ancienne religion do
l'empire 3 ne couraient point la terre et les mers pour
faire des prosélytes; ils ne songeaient qu'à gagner de
l'argent; mais il est incontestable que les chrétiens
voulaient que leur religion fut la dominante. Les
Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à
Jérusalem; mais les chrétiens ne voulaient pas qu'elle
fût au Capitole. Saint Thomas a la bonne foi d'avouer
que, siles chrétiens ne détrônèrent pas les empereurs,
c'est qu'ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était
que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient
donc nécessairement ennemis de toute la terre, jus-
qu'à ce qu'elle fût convertie.
Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur
tous les points de leur controverse. Faut -il d'abord
TOLÉRANCE. 3o5
regarder Jésus-Christ comme Dieu ? ceux qui le nient
sont anathématisés sous le nom d'ébionites, qui ana-
thématisent les adorateurs de Jésus.
Quelques-uns d'entre eux veulent-ils que tous les
biens soient communs, comme on prétend qu'ils
Tétaient du temps des apôtres, leurs adversaires les
appellent nicolaïtes, et les accusent àes crimes les
plus infâmes. D'autres prétendent -ils à une dévotion
mystique, on les appelle gnostiqucs, et on s'élève
contre eux avec fureur. Marcion dispute -t- il sur la
trinité, on le traite d'idolâtre.
Tertullien, Praxéas, Origène, Ncvat, Novatien,
Sabellius , Donat , sont tous persécutés par leurs
frères avant Constantin ; et à peine Constantin a-t-il
fait régner la religion chrétienne, que les athanasiens
et les eusébiens se déchirent : et depuis ce temps
l'église chrétienne est inondée de sang jusqu'à nos
jours.
Le peuple juif était, je l'avoue, un peuple bien
barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitans d'un
malheureux petit pays sur lequel il n'avait pas plus
de droit qu'il n'en a sur Paris et sur Londres. Cepen-
dant quand Naaman est guéri de sa lèpre pour s'être
plongé sept fois dans le Jourdain ; quand , pour té*
moigner sa gratitude à Elisée qui lui a enseigné ce
secret, il lui dit qu'il adorera le dieu des Juifs par
reconnaissance, il se réserve la liberté d'adorer aussi
le dieu de son roi ; il en demande permission à Elisée,
et le prophète n'hésite pas à la lui donner. Les Juifs
adoraient leur dieu; mais ils n'étaient jamais étonnés
que chaque peuple eût le sien. Ils trouvaient bon que
26.
3o3 TOLE BAN CE.
Chamos eût donné un certain district aux Moabites ,
pourvu que leur dieu leur en donnât aussi un. Jacob
n'hésita pas à épouser les filles d'un idolâtre» Laban
avait son dieu . comme Jacob avait le sien. Voilà des
exemples de tolérance chez le peuple !e plus intolé-
rant et le plus cruel de toute l'antiquité; nous l'avons
imité dans ses fureurs absurdes, et non dans son
indulgence.
Il est clair que tout particulier qui persécute un
homme, son frère, parce qu'il n'est pas de son opi-
nion, est un monstre. Cela ne sourire pas de difficulté.
Mais le gouvernement î mais les magistrats ! mais les
princes ! comment en useront-ils envers ceux qui ont
un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers
puissans, il est certain qu'un prince fera alliance avec
eux. François I très-chrétien s'unira aveC les musul-
mans contre Charles-Quint très-catholique. François I
donnera de l'argent aux luthériens d'Allemagne pour
les soutenir dans leur révolte contre l'empereur ;
mais il commencera, selon l'usage, par faire brûler
les luthériens chez lui* Il les paie en Saxe par politi-
que; il les brûle par politique à Paris. Mais qu'arri-
vera-1- il ? Les persécutions font des prosélytes ,
Bientôt la France sera pleine de nouveaux protestans.
D'abord ils se laisseront pendre, ensuite ils pendront
à leur tour. Il y aura des guerres civiles, puis viendra
la Saint -Barthélemi; et ce coin du monde sera pire
que tout ce que les anciens et les modernes ont jamais
dit de l'enfer.
Insensés, qui n'avez jamais pu rendre un culte pur
au Di<*u qui vous a faits ! Malheureux, que l'exemple
TOLÉRANCE. 307
ues noachides, des lettrés chinois, dcsparsis et de
tous les sages n'a jamais pu conduire ! Monstres qm
avez besoin de superstitions comme le gésier des
corbeaux a besoin de charognes ! on vous Ta déjà dit
et on n'a autre chose à vous dire ; si vous avez deux
religions chez vous, elles se couperont la gorge; si
vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le
grand -turc, il gouverne des guèbres, des banians,
des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le
premier qui veut exciter du tumulte est empalé ; et
tout le monde est tranquille.
SECTION m.
De toutes les religions la chrétienne est sans doute
celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique
jusqu'ici les chrétiens aient été les plus intolérans de
tous les hommes.
Jésus, ayant daigné naître dans la pauvreté et dans
la bassesse , ainsi que ses frères , ne daigna jamais
pratiquer l'art d'écrire. Les Juifs avaient une loi écrite
avec le plus grand détail , et nous n'avons pas une
seule ligne de la main de Jésus. Les apôtres se divi-
sèrent sur plusieurs points. Saint Pierre et saint Bar-
nabe* mangeaient des viandes défendues avec les nou-
veaux chrétiens étrangers , et s'en abstenaient avfjc
les chrétiens -juifs. Saint Paul lui reprochait cetïe
conduite, et ce même saint Paul pharisien, disciple
du pharisien Gamaliel, ce même saint Paul qui avait
persécuté les chrétiens avec fureur, et qui, ayant
rompu avec Gamaliel, se fit chrétien lui-même, alla
pourtant ensuite sacrifier dans le temple de Jérusa-
3o8 TOLÉRANCE.
lem , dans le temps de son apostolat. IÏ observa publi-
quement pendant huit jours toutes les cérémonies de
la loi judaïque à laquelle il avait renoncé; il ajouta
même des dévotions, des purifications qui étaient la
surabondance; il judaïsa entièrement. Le plus grand
apôtre des chrétiens fit pendant huit jours les mêmes
choses pour lesquelles on condamne les hommes au
bûcher chez une grande partie des peuples chrétiens.
Theudas, Judas, s'étaient dits messies avant Jésus.
Dosithée , Simon , Ménandre , se dirent messies après
Jésus. Il y eut dès le premier siècle de l'église , et
avant môme que le nom de chrétien fût connu, une
vingtaine de sectes dans la Judée.
Les gnostiques contemplatifs, les dosithéens, les
cérinthiens , existaient avant que les disciples de
Jésus eussent pris le nom de chrétiens. Il y eut bien-
tôt trente évangiles, dont chacun appartenait à une
société différente ; et dès la fin du premier siècle on
peut compter trente sectes de chrétiens dans l'Asie
Mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, et mémo
dans Rome.
Toutes ces sectes méprisées du gouvernement
romain, et cachées dans leur obscurité, se persé-
cutaient cependant les unes les autres dans les sou-
terrains où elles rampaient; c'est-à-dire, elles se
disaient des injures. C'est tout ce qu'elles pouvaient
faire dans leur abjection. Elles n'étaient presque
toutes composées que de gens de la lie du peuple*
Lorsqu'enftn quelques chrétiens eurent embrassé
les dogmes de Platon , et mêlé un peu de philosophie
à leur religion qu'ils séparèrent de la juive , ils devin*
TOLÉRANCE. 3og
rent insensiblement plus considérables , mais tou-
jours divisés en plusieurs sectes, sans que jamais il y
ait eu un seul temps où l'église chrétienne ait été
réunie. Elle a pris sa naissance au milieu des divi-
sions des Juifs , des samaritains, des pharisiens, des
saducéens, des esséniens, des judaïtes, des disciples
de Jean, des thérapeutes. Elle a été divisée dans son
berceau , elle l'a été dans les persécutions mêmes
qu'elle essuya quelquefois sous les premiers empe-
reurs. Souvent le martyr était regardé comme un
apostat par ses frères , et le chrétien carpocratien
expirait sous le glaive des bourreaux romains , ex-
.communié par le chrétien ébionite,, lequel ébionite
était anathématisé par le sabellien.
Cette horrible discorde, qui dure depuis tant de
siècles , est une leçon bien frappante que nous devons
mutuellement nous pardonner nos erreurs ; la dis-
corde est le grand mal du genre humain; et la tolé-
rance en est le seul remède.
Il n'y a personne qui ne convienne de cette vérité,
soit qu'il médite de sang- froid dans son cabinet, soit
qu'il examine paisiblement la vérité avec ses amis.
Pourquoi donc les mêmes hommes qui admettent en
particulier l'indulgence, la bienfesance , la justice,
s'élèvent-ils en public avec tant de fureur contre ces
vertus? pourquoi? c'est que leur intérêt est leur dieu,
c'est qu'ils sacrifient tout à ce monstre qu'ils adorent.
Je possède une dignité et une puissance que l'igno-
rance et la crédulité ont fondée; je marche sur les
têtes des hommes prosternés à mes pieds : s'ils se re-
lèvent et me regardent en face, je suis perdu; il faut
3 10 TOLÉRANCE.
donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes
de fer.
Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de
fanatisme ont rendus puissans. Ils ont d'autres puis-
sans sous eux , et ceux-ci en ont d'antres encore , qui
tous s'enrichissent des dépouilles du pauvre, s'en-
graissent de son sang, et rient de son imbécillité. Ils
détestent tous la tolérance comme des partisans en-
richis aux dépens du public craignent de rendre leurs
comptes, et comme des tyrans redoutent le mot de
liberté. Pour comble, enfin, ils soudoient des fanati-
ques qui crient à haute voix '.Respectez les absurdités
de mon maître, tremblez, payez, et taisez-vous.
C'est ainsi qu'on en usa long temps dans une grande
partie de la terre ; mais aujourd'hui que tant de sectes
se balancent par leur pouvoir, quel parti prendre
avec elles? toute secte, comme on sait, est un titre
d'erreur; il n'y a point de secte de géomètres, d'algé-
brisies, d'arithméticiens, parce que toutes les propo-
sitions de géométrie , d'algèbre , d'arithmétique, sont
vraies. Dans toutes les autres sciences on peut se
tromper. Quel théologien thomiste ou scotiste oserait
dire sérieusement qu'il est sûr de son fait.
S'il est une secte qui rappelle les temps des pre-
miers chrétiens, c'est sans contredit celle des qua-
kers. Rien ne ressemble plus aux apôtres. Les apôtres
recevaient l'esprit, et les quakers reçoivent l'esprit.
Les apôtres et les disciples parlaient trois ou quatre
à la fois dans l'assemblée au troisième étage, les qua-
kers en font autant au rez-de-chaussée. Il était permis,
selon saint Paul , aux femmes de prêcher, et, selon
TOLÉRANCE. 3ll
le même saint Paul, il leur était défendu; les quake-
resses prêchent en vertu de la première permission.
Les apôtres et les disciples juraient par oui et par
non , les quakers ne jurent pas autrement
Point de dignité , point de parure différente parmi
les disciples et les apôtres; les quakers ont des man-
ches sans boutons, et sont tous vêtus de la même
manière.
Jésus-Christ ne baptisa aucun de ses apôtres; les
quakers ne sont point baptisés.
Il serait aisé de pousser plus loin le parallèle ; il
serait encore plus aisé de faire voir combien la reli-
gion chrétienne d'aujourd'hui diffère de la religion
que Jésus a pratiquée. Jésus était Juif, et nous ne
sommes point Juifs. Jésus s'abstenait de porc parce
qu'il est immonde, et du lapin parce qu'il rumine et
qu'il n'a point le pied fendu ; nous mangeons hardi-
ment du porc parce qu'il n'est point pour nous im-
monde, et nous mangeons du lapin qui a le pied fen-
du^ et qui ne rumine pas.
Jésus était circoncis, et nous gardons notre pré-
puce. Jésus mangeait l'agneau pascal avec des lai-
tues, il célébrait la fête des tabernacles; et nous n'en
faisons rien. Il observait le sabbat, et nous l'avons
changé; il sacrifiait, et nous ne sacrifions point.
Jésus cacha toujours le mystère de son incarnation
et de sa dignité; il ne dit point qu'il était égal à Dieu.
Saint Paul dit expressément, dans son épître aux
Hébreux , que Dieu a créé Jésus inférieur aux anges ;
et, malgré toutes les paroles de saint Paul, Jésus a
été reconnu Dieu au concile de Nicée.
0 12 TOLÉRANCE.
Jésus n'a donné au pape ni la marche d'Ancône,
ni Je duché de Spolette; et cependant le pape les
possède de droit divin.
Jésus n'a point fait un sacrement du mariage ni
du diiaconat, et chez nous le diaconat et le mariage
sont des sacremens.
Si l'on veut bien y faire attention , la religion ca-
tholique, apostolique et romaine, est dans toutes ses
cérémonies et dans tous ses dogmes l'opposé de la
religion de Jésus.
Mais quoi! faudra-t-il que nous jadaïsions tous
parce que Jésus a judaïsé toute sa vie ?
S'il était permis de raisonner conséquemment en
fait de religion, il est clair que noue devrions tous
nous faire juifs, puisque Jésus-Christ notre Sauveur
est né juif 5 a vécu juif, est mort juif, et qu'il a dit
expressément qu'il accomplissait, qu'il remplissait
la religion juive. Mais il est plus clair encore que
nous devons nous tolérer mutuellement parce que
nous sommes tous faibles, inconséquens, sujets à la
mutabilité, à l'erreur : un roseau couché par le vent
dans la fange, dira-t-il au roseau voisin couché dans
un sens contraire : ((Rampe à ma façon, misérable,
ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache et
qu'on te brûle? »
SECTfOtf IV.
Mes amis, quand nous avons prêché la tolérance
en prose, en vers, dans quelques chaires, et dans
toutes nos sociétés; quand nous avons fait retentir
TOLÉRANCE. 3 î 3
ces véritables voix humaines (rr) dans les orgues de
nos églises; nous avons servi la nature, nous avons
rélabli l'humanité dans ses droits; et il n'y a pas au-
jourd hui un ex-jésuite, ou un ex-janséniste,^ qui ose
dire, je suis intolérant.
Il y aura toujours des barbares et des fourbes qui
fomenteront l'intolérance , mais ils ne l'avoueront
pas; et c'est avoir gagné beaucoup.
Souvenons-nous toujours, mes amis , répétons
(car il faut répéter de peur qu'on n'oublie), répétons
les paroles de Pévéque de Soissons, non pas Languet,
mais Fitz - James -Stuart, dans son mandement de
i y5y : « Nous devons regarder les Turcs comme nos
frères. »
Songeons que, dans toute l'Amérique anglaise,,
ce qui fait à peu près le quart du monde connu, la
liberté entière de conscience est établie; et, pourvu
qu'on y croie en Dieu, toute religion est bien reçue,
moyennant quoi le commerce fleurit et la population
augmente.
Réfléchissons toujours que la première loi de l'em-
pire de Russie, plus grand que l'empire romain, est
la tolérance de toute secte.
L'empire turc et le persan usèrent toujours de la
môme indulgence. Mahomet li, en prenant Constan-
te nople, ne força point les Grecs ta quitter leur reli-
gion ; quoiqu'il les regardât comme des idolâtres.
Chaque père de famille grec en fut quitte pour cinq
\a) Il y a un jeu d'orgues qu'on appelle voix humaines 9 et
«fv.i t>e combine avec les jeux de flûtes.
ô i 4 TOLÉRÀN.CE.
ou six ecus par an. On leur conserva plusieurs pré-
bendes et plusieurs évêchés; et même encore au-
jourd'hui le sultan turc fait des chanoines et des évê-
ques, sans que le pape ait jamais fait un iman ou un
mollah.
Mes amis, il n'y a que quelques moines, et quel-
ques protestans aussi sots et aussi barbares que ce*
moines, qui soient encore intolcrans.
Nous avons été si infectés de cette fureur, que,
dans nos voyages de long cours, nous l'avons portée
à la Chine , au Tunquin , au Japon. Nous avons
empesté ces beaux climats. Les plus indulgens dea
hommes ont appris de nous à être les plus inflexibles.
Nous leur avons dit d'abord pour prix de leur bon
accueil : Sachez que nous sommes sur la terre les
seuls qui aient raison, et que nous devons être par-
tout les maîtres. Alors on nous a chassés pour jamais ;
il en a coûté des flots de sang : cette leçon a dû nous
corriger.
SECTION v.
L'auteur de Particlc précédent est un bon homme
qui voulait souper avec un quaker, un anabaptiste,
un socinien, un musulman, etc. Je veux pousser plus
loin l'honnêteté, je dirai à mon frère le Turc : Man-
geons ensemble une bonne poule au riz en invoquant
Allah; ta religion me paraît très-respectable, tu n'a-
dores qu'un Dieu, tu es oblige de donner en aumônes
tous les ans le denier quarante de ton revenu, et de
te réconcilier avec tes ennemis le jour du bairam.
Nos bigots , qui calomnient la terre, ont dit mille fois
TOLÉRANCE. 3l5
que ta religion n'a réussi que parce qu'elle est toute
sensuelle. Ils en ont menti, les pauvres gens, ta reli-
gion est très-austère; elle ordonne la prière cinq fois
par jour, elle impose le jeûne le plus rigoureux, elle
te défend le vin et les liqueurs que nos directeurs
savourent; et, si elle ne permet que quatre femmes à
ceux qui peuvent les nourrir ( ce qui est bien rare ) ,
elle condamne par cette contrainte 1 incontinence
juive qui permettait dix-liait femmes à 1 homicide
David, et sept cents à Salomon, l'assassin de son
frère, sans compter les concubines.
Je dirai à mon frère le Chinois : Soupons ensemble
sans cérémonies, car je n'aime pas les simagrées;
mais j'aime ta loi, la plus sage de toutes, et peut-être
la plus ancienne. J'en dirai à peu près autant à mon
frère l'Indien.
Mais que dirai-je à mon frère le Juif? lui donne-
rai-jc à souper? oui, pourvu que pendant le repas
l'âne de Balaam ne s'avise pas de braire; qu'Ezéchiel
ne môle pas son déjeuner avec notre souper; qu'un
poisson ne vienne pas avaler quelqu'un des convives,
et le garder trois jours dans son ventre; qu'un ser-
pent ne se mêle pas de la conversation pour séduire
ma femme; qu'un prophète ne s'avise pas découcher
avec elle après souper, comme fit le bon- homme
Ozée, pour quinze francs et un boisseau d'orge; sur-
tout qu'aucun Juif ne fasse le tour de ma maison en
sonnant de la trompette, ne fasse tomber les murs et
ne m'égorge, moi, mon père, ma mère, ma femme,
mes enfans, mon chat, et mon chien, selon l'ancien
3lG TONNERRE.
usage des Juifs. Allons, mes amis, la paix; disons
notre bcncJicitc.
TONNERRE.
SECflON PREMIÈRE.
Vuli et crudetes àantem Sulmonca yœnas
D-uni flammas Jovis et sonitus imitafur Olympir etc.
(Virgile, J'.ncide, liv. VI, v. 585.)
A 'dYternels tourmcns )n te vis condamnée,
Superbe impie'té du tyran Salinonce.
Rival de Jupiter, il crut lui ressentWer,
Il imita la foncée et ne put l'égaler;
De la foudre des dieux il fut frappé lui-mime , etc.
Ceux qui ont inventé et perfectionné Varlilleric
sont bien d'au'rcs Salmonécs. Un canon de vingt-
quatre livres de balle peut faire, et a fait souvent
plus de ravage que cents coups de tonnerre; cepen-
dant aucun canonnier n'a été jusqu'à présent foudroyé
par Jupiter pour avoir voulu imiter ce qui se passe
dans l'atmosphère»
Nous avons vu que Polyphonie , dans une pièce
d'Euripide > se vante de faire plus de bruit que lo
tonnerre de Jupiter quand il a bien soupe.
Boileau, plus honnete que Polyphèmc, dit dans sa;
première sa' ire (vers 161 — 162) :
Pour moi qu'en santé même un autre monde étonne ,
Qui crois l'âme immortelle, et que c'est Dieu qui tonne.
Je ne sais pourquoi il est si étonné de l'autre
monde, puisque toute l'antiquité1 y avait cru. Etonne
n 'était pas le mot propre, c'était alarme, 11 croit que
TONNERHE. 3 I 7
c'est Dieu qui tonne; mais il tonne comme il grêle %
comme il envoie la pluie et le beau temps , comme il
opère tout, comme il fait tout; ce n'e t point parce
qu'il est fâché qu'il envoie le tonnerre et la pluie. Les
anciens peignaient Jupiter prenant le tonnerre com-
posé de trois flèches brûlantes dans la pâte de son
aigle , et le lançant sur ceux à qui il en voulait,
La saine raison n'est pas d'accord avec ces idées
poétiques.
Le tonnerre est, comme tout le reste, l'effet néces-
saire des lois de la nature, prescrites par son auteur.
Il n'est qu'un grand phénomène électrique; Franklin,
le force à descendre tranquillement sur la terre ; il
tombe sur le professeur Richman comme sur les
rochers et sur les églises; et, s'il foudroya 4jaxOïlée,
ce n'est pas assurément parce que Minerve était
irritée contre lui.
S'il était tombé sur Cartouche ou sur l'abbé Des-
fontaines, on n'aurait pas manqué de dire : Voilà
comme Dieu punit les voleurs et les sodomites. Mais
c'est un préjugé utile de faire craindre le ciel aux
pervers.
Aussi tous nos poètes tragiques, quand ils veulent
rimer à poudre ou à résoudre, se servent- ils imman*
quablcineiit de la foudre, et font gronder le tonnerre f
s'il s'agil de rimer à terre,
Thésée dans Phèdre dit à sou fils (acte IV, scène 2e):
Monstre qu?a trop long-temps épargné le tonnerre,
Reste impur des brigands dont j'ai purgé la terre.
Sévère dans Polyeuctc^ sans même avoir besoin d«
27,
3l8 TONNERRE*
rirncr, des qu'il apprend que sa maîtresse est marie'©,
dit à son ami Fabian (acte II , scène i rc) ;
Soutiens-moi , Fabian , ce coup de foudre est grand.
Pour diminuer l'horrible idée d'un coup de tonnerre
qui n'a nulle ressemblance à une nouvelle mariée, il
ajoute que ce coup de tonnerre
Le frappe d'autant pîus, que plus il le surprend
Il dit ailleurs au même Fabian ( acte IV, scène 6 ) :
Qu'est ceci , Fabian , quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon espoir et le réduit en poudre ?
Un espoir réduit en poudre devait étonner le parterre,
tusignan dans Zaïre prie Dieu.
Que la foudre en éclat ne tombe que sur moi ?
Àgénor, en parlant de sa sœur, commence pa?
dire que
Pour lui livrer la guerre ,
Sa vertu lui suffit au défaut du tonnerre,
ï/Àtrée du même auteur dit, en parlant de soa
frère ;
Mon cœur qui sans pitié lui déclare la guerre,
Recherche à le punir qu'au défaut du tonnerre*
& Thvcste fait un songe , il vous dit quç
Ce songe a fini par un coup de tonnerre.
Si Tidéo consulte les dieux dans l'antre d'tf'i
temple, l'autre ne lui répond qu'à grands coups d<
tonnerre.
Enfin j'ai vu partout le tonnerre et la foudre
Mettre les vers en cendre et les rimes en poudre;
H feudrait tâcher de tonuer moins souvent*
TONNERRE. 3 I Q
Je n'ai jamais bien compris la fable de Jupiter et
des tonnerres dans La Fontaine (liv. VIII j lab. 120 ).
Vulcain remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.
L'un jamais ne se fourvoie,
Et c'est celui que toujours
L'Olympe en corps nous eiivoie>
L'autre s'écarte en son cours ,
Ce n'est qu'aux monts qu'il en coute^
Bien souvent même il se perd,
Et ce dernier en sa route
ftous vient du seul Jupiter.
Âvait-on donné à La Fontaine le sujet de celte
mauvaise fable qu'il mit en mauvais vers si éloignés
de son genre ? voulait -on dire que les ministres d«
Louis XIV étaient inflexibles i et que le roi par-
donnait ( 1 ) ?
Grébillon, dans ms discours académiques en vers
étranges, dit que le cardinal de Fleury est un sage
dépositaire ,
Çfsanl eu cftoyeh 3n pouvoir arbitraire,
Aigle de Jupiter, mai* ami de la paix,
îl gouverne la foudre et ne tonne jamais*
îî dît cjue le maréchal de Vrllars
i?it voir qu'à Malplaquet il n'avait survécu
Que pour rendre à Denain sa valeur plus célèbre* j
%t qu'un foudre de moins Eugène était vaincu-.
Ainsi l'aigle Fleury gouvernait le tonnerre «-ags
(<i| Cette fable vient des anciens Étrusques, (Voye* £cn£que,
Question* i^mwJles, liv. II, ehap. XLI, XL VI. 5
v>9.0 TONNERRE.
tonner, et Eugène le tonnerre cïait vaincu; voihi Llcq
des tonnerres.
section ir.
Horace, tantôt le débauché et tantôt le moral , a
4it (livre Ier, ode 3', vers 38) :
Ccelum ipsum petimus stultitia. . k .
Nous portons jusqu'au ciel notre folie.
On peut dire aujourd'hui : Nous portons jusqu'au
ciel notre sagesse, si pourtant il est permis d'appelé*
ciel cal amas bleu et blanc d'exhalaisons qui forme
les vents, la pluie, la neige, la grêle et le tonnerrcj
Nous avons décomposé la foudre, comme Newton a
délissu la lumière. Nous avons reconnu que ces
foudres portés autrefois par l'aigle de Jupiter, ire
sont en effet que du feu éleclrique; qu'enfin on peut
soutirer le tonnerre, ïc conduire, le diviser, s'en
rendre le maître , comme nous fesons passer les
rayons de lumière par un prisme, comme nous don-
nons cours aux eaux qui tombent du ciel, c'est-à-dire,
de la hauteur d'une demi-lieue de notre atmosphère.
On plante un haut saphi ébranché, dont la cime est
revê uc d'un cône de (ev. Les nuées qui forment le
tonnerre sont électriques; leur électricité se com-
munique à ce cône, et un fil d'archal qui lui est
attaché conduit la matière du tonnerre où Ton veut.
Un physicien ingénieux appelle cette expérience
V inoculation du tonnerre.
Il est vrai que l'inoculation de la petite vérole, qui
h conservé tant de mortels, en a fait périr quelques-
TOPHET. 321
uns auxquels on avait donné la petite vérole inconsi-
dérément; de môme l'inoculation du tonnerre mai
faite serait dangereuse. Il y a des grands seigneurs
dont il ne faut approcher qu'avec d extrêmes précau-
tions. Le tonnerre est de ce nombre. On sait que le
professeur de mathématiques Kichman fut tué à Pé-
tersbourg, en 17085 par ia foudre qu'il avait attirée
dans sa chambre; ai te sud fcriit. Comme il était
philosophe, un professeur théologien ne manqua pas
d'imprimer qu'il avait été foudroyé comme Salmonéo
pour avoir usurpé les droits de Dieu ; et pour avoir
voulu lancer le tonnerre.
Mais si le physicien avait dirigé le fil d'archal hors
de la maison, et non pas dans sa chambre bien fermée,
il n'aurait point eu le sort de Salmonée, d'Ajax Oïlée,
de l'empereur Carus, du fils d'un ministre d'état en
France, et de plusieurs moines dans les Pyrénées.
Placez votre conducteur à quelque distance de la
maison, jamais dans votre chambre, et vous n'avez
rien à craindre.
Mais dans une ville les maisons se touchent; choi-
sissez les places, les carrefours, les jardins, les parvis
des églises, les cimetières, supposé que vous ayez
conservé l'abominable usage d'avoir des charniers
dans vos villes,
TOPHET.
Tophet était et est encore un précipice auprès de
Jérusalem, dans la vallée d'ïlcnnon. Cette vallée est
un lieu affreux où il n'y a que des cailloux. C'est dans
cette solitude horrible que les Juifs immolèrent leurs
Oïl TOPHET.
enfans à leur dieu «qu'ils appelaient alors Moloc; car
nous avons remarqué qu'ils ne donnèrent jamais à
Dieu que des noms étrangers. Shadaï était syrien ;
Adonaï phénicien ; Jéhova était aussi phénicien; Eloi,
Eloïm, Eloa, chaldéen, ainsi que tous les noms de
leurs anges furent chaldéens ou persans. C'est ce que
nous avons observé avec attention.
Tous ces noms différens signifiaient également le
Seigneur dans le jargon des petites nations devers la
Palestine. Le mot de Moloc vient évidemment de
Melk. C'est la même chose que Melcom ou Milcon
qui était la divinité des mille femmes du sérail de
Salomon, savoir sept cents femmes et trois cents
coucubines. Tous ces nom s -là signifiaient seigneur,
et chaque village avait son seigneur.
Des doctes prétendent que Moloc était particuliè-
rement le seigneur du feu, et que pour cette raison
les Juifs brillaient leurs enfans dans le creux de l'idole
même de Moloc. C'était une grande statue de cuivre
aussi hideuse que les Juifs la pouvaient faire. Ils
fesaient rougir cette statue à un grand feu, quoiqu'ils
eussent très- peu de bois; et ils jetaient leurs petits
enfans dans le ventre de ce dieu, comme nos cuisi»
oiers jettent des écrevisses vivantes dans l'eau toute
bouillante de leurs chaudières.
Tels étaient les anciens Welches et les anciens
Tudesques quand ils brûlaient des enfans et des
femmes en 1 honneur de Teutatès et d'Irminsul : telles
la vertu gauloise et la franchise germanique-
Jérémie voulut en vain détourner le peuple juif do
ce culte diabolique j en vain il leur reprocha d'avoû*
TOPHET. 3^3
bâti une espèce de temple à Moloc dans cette abomi-
nable vallée. £di[icaçerunt excelsa Tophet quce est i?i
valle filiorum Hennon, ut inccnderent filios suos et
filias suas igné (</). « Ils ont édifié des hauteurs dans
Tophet qui est dans la vallée des en fans d'Hennon,
pour y brûler leurs fils et leurs filles par le feu, »
Les Juifs eurent d'autant moins d'égards aux re-
montrances de Jérémie, qu'ils lui reprochaient hau-
tement de s'ctre vendu au roi de Babylone , d'avoir
toujours prêché en sa faveur, d'avoir trahi sa patrie;
et en effet il fut puni de la mort des traîtres ; il fut
lapidé.
Le livre des R.ois nous apprend que Salomon bâtit
un temple à Moloc, mais il ne nous dit pas que ce
fut dans la vallée de Tophet. Ce fut dans le voisi-
nage, sur la montagne des Oliviers (/>). La situation
était plus belle, si pourtant il peut y avoir quelque
bel aspect dans le territoire affreux de Jérusalem.
Des commentateurs prétendent qu'Achas , roi de
Juda , fit brûler son fils à l'honneur de Moloc , et que
le roi Manassé fut coupable de la même barbarie (c).
D'autres commentateurs prétendent (r/) que ces rois
du peuple de Dieu se contentèrent de jeter leurs en-
fans dans les Gammes, mais qu'ils ne les brûlèrent pas
tout-à-fait. Je le souhaite ; mais il est bien difficile
qu'un enfant ne soit pas brûlé quand on le met sur un
bûcher enflammé.
Cette vallée de Tophet était le clamar de Paris ;
(<i) Jércmie, cLap. VII. - — (b) Liv. III, chap. XI,
Ù) Liv. IV, chap. XVI, v. 3. — (d) Chap. XXI, v, 6.
324 TOPHET.
c'était là qu'on jetait toutes les immondices , toiitoâ
les charognes de la ville. Celait dans cette vallée
qu^n précipitait le bouc émissaire; c'était la voierie
où Ton laissait pourir les charognes des suppliciés.
Ce fut là qu'on jeta les corps des deux voleurs qui
furent suppliciés avec le fils de Dieu lui-même. Mais
notre Sauveur ne permit pas que son corps ? sur le-
quel il avait donné puissance aux bourreaux , fut jeté
à la voîerio de Tophet selon l'usage. Il est vrai qu'il
pouvait ressusciter aussi bien dans Tophet que dans
le Calvaire; mais un bon Juif nommé Joseph ? natif
d'Arimathie, qui s'était prépayé un sépulcre pour lui-
même sur le mont Calvaire, y mit le corps du Sau-
veur, selon 'e témoignage de saint Matthieu. Il n'était
pas permis d'enterrer personne dans les villes ; le
tombeau même de David n'était pas dans Jérusalem.
Joseph dArimatkie était riche, quidam homo dives
ab Ai Itnatliia, afin que cette prophétie d'Isaïe fut ac-
complie : a II donnera (Y) les médians pour sa sépul-
ture ? et les riches pour sa mort. »
(é Le fameux rabbin Is?ac, dans son Rempart de la foi, au
chapitre XX'II, entend toutes les prophéties, et surtout celle-là,
d'une manière toute contraire à la façon dont nous les enten-
dons. Mais qui ne voit que les Juifs sont séduits par l'intérêt
qu'ils ont de se tromper? En vain répondenl-iîs qu'ils sont aussi
kilcresscs que nous à chercher la vérité ; qu'il y \a de leur salut
pour eux comme pour nous; qu'ils seraient plus heureux dans
cette vie et dans l'autre, s'ils trouvaient cette vérité; que, s'ils
entendent leurs propres écritures différemment de nous, eVst
qu'elles sont dans leur propre langue très-ancienne , et non dans
nos idiomes très-nouveaux; qu'un Hébreu doit nii u>: savoir la
feitt^ue hébraïque qu'un La: que ou un Poitevin; (,ue leur iel>-
TORTURE, 3^J[
TORTUUE.
Quoiqu'il y ait peu d'articles de jurisprudence
dans ces honnêtes réflexions alphabétiques , il faut
pourtant dire un mot de la torture , autrement nommée
question, C'est une étrange manière de questionner les
hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux
qui l'ont inventée; toutes les apparences sont que cette
partie de notre législation doit sa première origine à
un voleur de grand chemin. La plupart de ces mes-
sieurs sont enco're dans l'usage de serrer les pouces.,
de brûler les pieds, et de questionner par d'autres
tourmens ceux qui refusent de leur dire où ils ont mi&
leur argent.
Les conquérans, ayant succédé à ces voleurs, trou-
vèrent l'invention fort utile à leurs intérêts ; ils la mi-
rent en usage quand ils soupçonnèrent qiron avail
contre eux quelques mauvais desseins, comme, par
exemple, celui d'être libre; c'était un crime de lèse-
majesté divine et humaine. Il fallait connaître les
complices; et, pour y parvenir, on fesait souffrir millo
morts à ceux qu'on soupçonnait, parce que, selon la
jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était
pion a deux mille ans d'antiquité plus que la notre, que toute
kur Bible annonce les promesses de Uieu faites avec serment de
ne changer jamais rien à la loi ; qu'elle fait des menaces terribles
contie quiconque osèré jamais en altérer une seule parole;
qu'elle veut même qu'on mette à mort tout prophète qui prou-
verait par des miracles une autre religion ; qu'enfin ils sont bs
enfans de la maison, et nous des étrangers qui avons ravi leurs
dépouilles. On sent bien que ce sont là de très-mauva'ses raisons
qui ne méritent pas d être réfutées.
Die*. & 8. 28
3^6 TORTURE.
soupçonne d'avoir eu seulement contre eux quelque
pensée peu respectueuse , était digne de mort. Dès
qu'on a mérité ainsi îa mort, il importe peu qu'on y
ajoute des tournions épouvantables de plusieurs jours,
et même de plusieurs semaines ; cela même tient je ne
saîs quoi de la Divinité. La Providence nous met quel-
quefois à la torture en y employant la pierre , la g-a-
velle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande
au petite, le déchirement d'entrailles, les convulsions
de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la
Providence.
Or, comme les premiers despotes furent, de Paveu
de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils
l'imitèrent tant qu'ils parent.
Ce qui est très-singulier, c'est qu'il n'est jamais
parlé de question, de torture, dans les livres juifs.
Cest bien dommage qu'une nation si douce, si hon-
nête, si eompatissan'e , n'ait pas connu cette façon
de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis,
qu'ils n'en avaient pas besoin , Dieu la leur fesait tou-
jours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on
jouait la vérité aux dés, et le coupable qu'on soup-
çonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au
grand prêtre qui consultait Dieu sur-le-champ par
Turim et le thummim. Tantôt on s'adressait au voyant,
au prophète, el vous croyez bien que le voyant et le
prophète découvraient tout aussi-bien les choses les
plus cachées que Furim et le thummim du grand-
prclre. Le peuple de Dieu n'était pas réduit comme
nous à interroger, à conjecturer; ainsi la torture ne
put être chez lui en usage. Ce fut îa seule chose qui
TORTURE. 32J
manquât aut mœurs du peuple saint. Les Romains
n'infligèrent la torture qu'aux esclaves , mais les
esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il
n'y a pas d'apparence non plus, qu'un conseiller dû
la lOurnellc regarde comme un Je ses semblables un
homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux
mornes, la barbe longue et sale, couvert de laver-
mine dont il a été rongé dans un cachot. 11 se donne
le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite tor-
ture en présence d'un chirurgien qui lui tâtele pouls,
jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort , après quoi
on recommence; et, comme dit très bien la comédie
des P aideurs, « cela fait toujours passer une heure
ou deux. »
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque ar-
gent le droit de faire ces expériences sur son pro-
chain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé
le matin. La première fois madame en a été révoltée _,
à la seconde elle y a pris goût , parce qu'après tout les
femmes sont curieuses; et ensuite la première chose
qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : Mon
pelit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la
question à personne ?
Les Français qui passent, je ne sais' pourquoi ,
pour un peuple fort humain, s'étonnent que les An-
glais qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout
le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la"
question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un
lieutenant général des armées, jeune homme de beau-
ce up d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant
328 TORTURE.
toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut con-
vaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même
d'avoir passé devant une procession de capucins sans
avoir ôté son chapeau; les juges d'Abheville , gens
comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent,
non-seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on
lui coupât la main et qu on lui brûlât son corps à po-
tit feu ; mais ils rappliquèrent encore à la torture
pour savoir précisément combien de chansons il avait
chanté , et combien de processions il avait vu passer
le chapeau sur la tête.
Ce n est pas dans le treizième ou dans le quator-
zième siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans
le dix-huitième. Les nations étrangères jugent de la
France par les spectacles, par les romans, par 1rs
jolis vers, parles Biles d'opéra qui ont les mœurs fort
douces, par nos danseurs d opéra qui ont de la grâce,
par mademoiselle Clairon qui déclame des vers à ra-
vir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de
nation plus cruelle que la française.
Les Russes passaient pour des barbares en 1700,
nous ne sommes qu'en 1769; une impératrice vient
de donner à ce vaste état des lois qui auraient f ;t
honneur à Minos, à Numa et à Solon, s'ils avaient eu
assez d^esprit pour les inventer. La plus remarquable
est la tolérance universelle ; la seconde est l'abolition
de la torture. La justice et l'humanité ont conduit sa
plume; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui,
étant depuis long- temps civilisée, est encore con-
duite par d'anciens usages atroces ! Pc rquoi change-
rions-nous notre jurisprudence, dit-elle? l'Europe se
TRANSSUBSTANTIATION. 32$
sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perru-
quiers; donc nos lois sont bonnes (*).
TRANSSUBSTANTIATION.
Les protestans, et surtout les philosophes proies-
tans, regardent la transsubstantiation comme le der-
nier terme de l'impudence des moines, et de l'imbé^
cillité des laïques. Ils ne gardent aucune mesure sur
cette croyance qu'ils appellent monstrueuse; ils ne
pensent pas même qu'il y ait un seul homme de bon
sens qui, après avoir réfléchi , ait pu l'embrasser sé-
rieusement. Elle est, disent-ils, si absurde, si con-
traire à toutes les lois de la physique , si contradic^
toire, que Dieu même ne pourrait pas faire cette opè»
ration ; parce que c'est en effet anéantir Dieu que do
supposer qu'il fait les contradictoires. Non-seulement
un dieu dans un pain, mais un dieu à la place du
pain; cent mille miettes de pain, devenues en un
instant autant de dieux ; cette foule innombrable de
dieux ne fesant qu'un seul dieu; de la blancheur, sana
un corps blanc; de la rondeur, sans un corps rond;
du vin charlgé en sang, et qui a le goût du vin; du
pain qui est ehaiigé en chair et en fibres, et qui a la
go;U du pain : tout cela inspire tant d'horreur e*
de mépris aux ennemis de la religion catholique ,
apostolique et romaine, que cet excès d'horreur et da
mépris s'est quelquefois changé en fureur.
Leur horreur augmente, quand on leur dit qu'oti
Voit tous les jours, dans les pays catholiques, de*
. ' ■-» » ' - ■ ' ■■ - ■- — . — . — jfl
(*) Voy*& l'article Question»
330 TRINITÉ.
prêtres, des moines qui, sortant d?un lit incestueux,
et irayant pas encore lavé leurs mains souillées d'im-
puretés, vont faire des dieux par centaines; mangent
et boivent leur dieu; chient et pissent leur dieu. Mais
quand ils réfléchissent que cette superstition, cent
fois plus absurde et plus sacrilège que toutes celles
des Égyptiens , a valu à un prêtre italien quinze à
vingt millions de rente, et la domination d'un pays
de cent milles d'étendue en long et en large, ils vou-
draient tous aller, à main armée, chasser ce prêtre
qui s'est emparé du palais des Césars. Je ne sais si je
serai du voyage, car j'aime la paix; mais, quand ils
seront établis à Rome, j'irai sûrement leur rendre
visite.
Par M, Guillaume, ministre protestant.
TRINITE.
Le premier qui parla de la Trinité parmi les
ce jidentaux , fut Timée de Locres dans son Ame du
monde.
Il y a d'abord l'idée, l'exemplaire perpétuel de
toutes choses engendrées; c'est le premier verbe, le
verbe interne et intelligible.
Ensuite la manière informe , second verbe ou
verbe proféré.
Puis le fils ou le monde sensible , ou Pesprit dtji
monde.
Ces trois qualités constituent le monde entier,
lequel monde est le fils de Dieu, Monogcnes. Il a une
âme,, il a d« la raison, il est cmp<.ukosr locjikos.
TRINITE. 33 1
Dieu, ayant voulu faire un Dieu très-beau, a fait un
Dieu engendré : Tonton epoie theoh gèriaton,
Il est difficile de Lien comprendre ce système de
Timéc, qui peut-être le tenait des Egyptiens , peut-
Être des bracmanes. Je ne sais si on l'entendait bien
de son temps. Ce sont de ces médailles frustes et
couvertes de rouille, dont la légende est effacée.
On a pu la lire autrefois, on la devine aujourd'hui
comme on peut.
ïl ne paraît pas que ce sublime galimatias ait fait
beaucoup de fortune jusqu'à Platon. II fut enseveli
dans l'oubli, et Platon le ressuscita. Il construisit son
édifice eu l'air, mais sur le modèle de Timée*
Il admit trois essences divines, le père, le su-
prême, le producteur; le père des autres dieux e&t
la première essence.
La seconde est le Dieu visible, ministre du Dieu
invisible, le verbe, l'entendement, le grand démon.
La troisième est le monde.
Il est vrai que Platon dit souvent des choses toutes
différentes et même toutes contraires; c'est le privi-
lège des'philosophes grecs : et Platon s'est servi du
son droit plus qu'aucun des anciens et des modernes.
Un vent grec poussa ces nuages philosophiques
d'Athènes dans Alexandrie , ville prodigieusement
entêtée de deux choses, d'argent et de chimères. Il y
avait dans Alexandrie des Juifs, qui ayant fait fortune^
se mirent à philosopher.
La métaphysique a cela de bon, qu'elle ne de*-
mande pas des études préliminaires bien gênantes,
Cest là qu'on peut savoir tout sans avoir jamais rien
332 ÏRINITÉ.
appris; et, pour peu qu'on ait de l'esprit un peu subtil
et bien faux , on peut être sûr d'aller loin.
Philon le Juif fut un philosophe de cette espèce; il
était contemporain de Jésus-Christ; mais il eut le mal-
heur de ne le pas connaître, non plus que Josèphe
lliistorien. Ces deux hommes considérables , em-
pïoyés dans le chaos des affaires d'état, furent trop
éloignés de la lumière naissante. Ce Philon était une
tcie toute métaphysique, toute allégorique, toute
mystique. C'est lui qui dit que Dieu devait former le
monde en six jours, comme il le forma selon Zo*
roastre en six temps (a) , « parce que trois est la
moitié de six, et que deux en est le tiers, et que ce
nombre est mâle et femelle. »
Ce même homme, entêté des idées de Platon, dit,
en parlant de l'ivrognerie, que Dieu et la sagesse se
marièrent, et que la sagesse accoucha d'un fils bien-
aimé : ce fils est le monde.
11 appelle les anges les verbes de Dféu, et le
monde verbe de Dieu, îogon ton Thcou..
Pour Flavien Josèphe, c'était un homme de guerre
qui n'avait jamais entendu parler du Logos,, et qui
s'en tenait aux dogmes des pharisiens, uniquement
attaches à leurs traditions.
Celte philosophie platonicienne perça des Juiû
d'Alexandrie jusqu'à ceux de Jérusalem. Bientôt toute
l'école d'Alexandrie, qui était la seule savante, fut
platonicienne; et les chrétiens qui philosophaient ne
parlèrent plus que du Logos.
Ça) Pa^e 4 » édition de i y i $.
TRINITÉ. 333
On sait qu'il en était des disputes de ces temps-là
comme de celles de ce temps-ci. On cousait à un
passage mal entendu un passade inintelligible qui n'y
avait aucun rapport. On en supposait un second, on
en falsifiait un troisième; on fabriquait des livres
entiers qu'on attribuait à des auteurs respectas par le
troupeau. Nous en avons vu cent exemples au mot
Apocryphe.
Cher lecteur, jetez les yeux, de grâce, sur ce
passage de Clément Alexandrin (£) ;
Lorsque Platon dit qu'il est difficile de connaître le père de
l*univers, non- seulement il fait voir par lu que le monde a ité
engendré, mais qu'il a été engendré comme fils de Dieu,
Entendez-vous ces logomachies, ces équivoques ?
voyez-vous la moindre lumière dans ce chaos d'ex-
pressions obscures ?
O Locke, Locke ! venez, définissez les termes. Je
ne crois pas que de tous ces disputeurs platoniciens*
il y en eût un seul qui s'entendît. On distingua deux
verbes; le Logos endiathétos , le verbe en la pensée; et
le verbe produit, Logos propliorikos. On eut l'éternité
d'un verbe, jet la prolation, l'émanation d'un autre
verbe.
Le livre des constitutions apostoliques (- ), ancien
.monument de fraude, mais aussi ancien dépôt des
dogmes informes de ces temps obscurs f s'exprime
ainsi :
Le père, qui est antérieur à toute génération % à tout comr
mencement, ayant tout créé par son fils unique, a engendra
Sans intermède ce fils par sa volonté et sa puissance,
(h) Strom, liv. y. — (c) Liv. VIII, chap. XLÏI,
334 TRINITÉ.
Ensuite Origènc avança ( /) que le Saint-Esprit a
été créé par le fils, par le verbe.
Puis vint Eusèbe cL- Ccsaree, qui enseigna ( ) que
l'esprit, paraclet, n'est ni Lieu, ni fils.
L'avocat Lactance fleurit en ce temps-là (f).
Le fils de Dieu, dît-il, est le verbe, comme les autres anecs
sont les esprits de Dieu. Le verbe est un esprit proféré par une
voix s'cjnificatii'e, Vesprit procédant du nez, et la parole de la
bouc) e. Il s'ensuit au il y a différence entre le pis de Dieu et les
autres ancjes , ceux-ci étant émanés comme esprits tacites ci,
muets. Mais le fils étant esprit est sorti de la bouche avec ion et
voix pour pi ccher le peuple.
On conviendra que l'avocat Lactance plaidait sa
cause d'une étrange manière. C'était raisonner à la
fta'on ; c'était puissamment raisonner.
Ce fut environ ce temps-là que , parmi les disputes
violcn'es sur la trinité , on insera dans la première
ëpîlre de saint Jean ce fameux verset :
Jl y en a frois qui rendent témoignage en ferre, Vesprit eu
le vent, l'eau et le sancj • et ces trois sont un.
Ceux qui prétendent que ce verset est véritable-
ment de saint Jean sont bien plus embarrassés que
ceux qui le nient, car il faut qu'ils l'expliquent.
Saint Augustin dit que le vent signifie le Père, l'eau
le Saint-Esprit, et que le sang veut dire le Ycrbe.
Cette explication est belle, mais elle laisse toujours
un peu d'embarras.
Saint Irénée va bien plus loin; il dit ((/) quG
(d) T. Partie sur saint Jean. — (e) Théol., liv. II, cliap. VI.
(/') Liv. IV, çbap. ViU. — (g) Liv. IV, cliap. XXXVII»
TRINITÉ. 335
flahab , la prostituée de Jéricho , en cachant chez
elle trois espions du peuple de Dieu, cacha le Père,
le Fils et le Saint-Esprit ; cela est fort, mais cela n'est
pas net*
D'un autre côté, le grand, le savant Origène nous
confond d'une autre manière. Yoici un de ses passages
parmi bien d'autres (/*) :
Le Fils est autant au-dessous du Pèret que lui et le Saint-
Esprit sont au-dessus des plus nobles créatures.
Après cela que dire ? comment ne pas convenir
avec douleur que personne ne s'entendait ? comment
ne pas avouer que depuis les premiers chrétiens
cbionites, ces hommes si mortifiés et si pieux, qui
révérèrent toujours Jésus quoiqu'ils le crussent fils de
Joseph, jusqu'à la grande dispute d'Athanase , le
platonisme de la trinité ne fut jamais qu'un sujet de
querelles. Il fallait absolument un juge suprême qui
décidât; on le trouva enfin dans le concile de Nicée;
encore ce concile produisit -il de nouvelles factions
ci des guerres.
Explication de la Trinité suivant Abauzit.
«L'on ne peut parler avec exactitude de la ma-
nière dont se fait l'union de Dieu avec Jésus -Christ,
qu'en rapportant les trois sentimens qu'il y a sur ce
sujet , et qu'en fesant des réflexions sur chacun
deux. »
Sentiment des orthodoxes.
« Le premier sentiment est celui des orthodoxes.
(h) Lir, XXIV, sur saint Jeau,
336 TRINITÉ.
Ils y établissent, i°. Une distinction de trois per-
sonnes dans l'essence divine avant la venue de Jésus-
Christ au monde. 1°, Que la seconde de ces per-
sonnes s'est unie à la nature humaine de Jésus-Christ.
3°. Que cette union est si étroite, que par là Jésus-
Christ est Dieu; qu'on peut lui attribuer la création
du monde, et toutes les perfections divines, et qu'on
peut l'adorer d'un culte suprême. »
Sentiment des unitaires.
«< Le second est celui des unitaires. Ne concevant
point la distinction des personnes dans la Divinité,
ils établissent, i°. Que la divinité s'est unie à la na-
ture humaine de Jésus- Christ. 2°. Que cette union
est: telle que Ton peut dire que Jésus-Christ est Dieu;
que l'on peut lui attribuer la création et toutes les
perfections divines, et l'adorer dun culte suprême. »
Sentiment des sociniens.
«Le troisième sentiment est celui des sociniens,
qui,, de même que les unitaires, ne concevant point
de distinction de personnes dans la divinité, établis-
sent, 1°. Que la divinité s'est unie à la nature humaine
de Jésus -Christ. 2°. Que cette union est fort étroite.
3 \ Qu'elle n'est pas telle que l'on puisse appeler
Jésus -Christ Dieu, ni lui attribuer les perfections
divines et la création, ni 1 adorer d'un culte suprême;
et ils pensent pouvoir expliquer tous les passages de
l'Écriture sans être obligés d'admettre aucune de ces
choses. »
TRINITÉ. o3j
Réflexions 'sur le premier sentiment,
« Dans la distinction qu'on fait des trois personnes
dans la Divinité, ou on retient l'idée ordinaire des
personnes , ou on ne la retient pas. Si on retient l'idée
ordinaire des personnes, on établit trois dieux; cela
est certain. Si l'en ne retient pas l'idée ordinaire des
trois personnes, ce n'est plus alors qu'une distinction
de propriétés, ce qui revient au second sentiment*
Ou, si on ne veut pas dire que ce n'est pas une dis-
tinction de personnes proprement dites, ni une dis-
tinction de propriétés, on établit une distinction dont
on n'a aucune idée. Et il n'y a point d'apparence que,
pour faire soupçonner en Dieu une distinction dont
on ne peut avoir aucune idée, l'Ecriture veuille mettre
les hommes en danger de devenir idolâtres en multi-
pliant la Divinité. Il est d'ailleurs surprenant que,
cette distinction de personnes ayant toujours été,
ce ne soit que depuis la venue de Jésus -Christ
qu'elle a été révélée , et qu'il soit nécessaire de les
connaître, »
Réflexions sur le second sentiment.
« Il ny a pas à la vérité un si grand danger de jeter
les hommes dans l'idolâtrie dans le second sentiment
que dans le premier; mais il faut avouer pourtant
qu'il n'en est pas entièrement exempt. En effet, comme
par la nature de l'union qu'il établit entre la divinité
et la nature humaine de Jésus-Christ, on peut appeler
Jésus -Christ Dieu, et l'adorer : voilà deux objets
cl 'adoration, Jésus -Christ et Dieu, J'avoue qu'on dit
Dict Th. 8* 29
338 TRINITÉ.
que ce n'est que Dieu qu'on doit adorer en Jésus-
Christ : mais qui ne sait l'extrême penchant que les
hommes ont de changer les objets invisibles du culte
en des objets qui tombent sous les sens, ou du moins
sous l'imagination; penchant qu'ils suivront ici avec
d'autant moins de scrupule, qu'on dit que la divinité
est personnellement unie à l'humanité de Jésus-
Christ ? »
Réflexioîis sur le troisième sentiment.
« Le troisième sentiment, outre qu'il est très-
simple et conforme aux idées de la raison, n'est sujet
à aucun semblable danger de jeter les hommes dans
l'idolâtrie : quoique par ce sentiment Jésus-Christ ne
soit qu'un simple homme, il ne faut pas craindre que
par-là il soit confondu avec les prophètes ou le? saints
du premier ordre. 11 reste toujours dans ce sentiment
une différence entre eux et lui. Comme on peut ima-
giner presqu'à l'infini des degrés d'union de la divi-
nité avec un homme, ainsi on peut concevoir qu'en
par:iculier l'union de la divinité avec Jésus-Christ a
un si haut degré de connaissance, de puissance, de
félicité, de perfection, de dignité, qu'il y a toujours
une distance immense entre lui et les plus grands
prophètes. 11 ne s'agit que de voir si ce sentiment peut
s'accorder avec l'Écriture, et s'il est vrai que le titro
de Dieu, que les perfections divines, que la création,
que le culte suprême ne soient jamais attribués à Jésus-
Christ dans les évangiles, »
C'était au philosophe Abauzit à voir tout cela.
Four mpi> je me soumets de cœur, de bouche et de
TYRAN. 33$
pîumc à tout ce que l'église catholique a décidé, et à
tout ce qu'elle décidera sur quelque dogme que ce
puisse être. Je n'aiouterai qu'un mot sur la Trinité;
c'est que nous avons une décision de Calvin sur ce
mystère. La voici :
« En cas que quelqu'un soit hétérodoxe, et qu'il se
fasse scrupule de se servir des mots Trinité et Per-
sonne , nous ne croyons pas que ce soit une raison
pour rejeter cet homme ; nous devons le supporter
sans ie chasser de l'église, et sans l'exposer à aucune
censure comme un hérétique. »
C'est après une déclaration aussi solennelle que
Jean Chauvin , dit Calvin , fds d'un tonnelier de
Noyon, fit brûler dans Genève, a petit feu avec des
fagots verts, Michel Scrvet de Villa-Nueva. Cela n'est
pas bien.
TYRAN.
Tyrannos signifiait autrefois celui qui avait su
s'attirer la principale autorité; comme roi, Bazilcus ,
signifiait celui qui était chargé de rapporter les af-
faires au sénat.
Les acceptions des mots changent avec le temps.
J Ilotes ne voulait dire d'abord qu'un solitaire, un
homme isolé ; avec le temps il devint le synonyme
de sot.
On donne aujourd'hui le nom de tyran à un usur-
pateur , ou à un roi qui fait des actions violentes
et injustes.
Cromwcll était un tyran sous ces deux aspects. Un
bourgeois qui usurpe l'autorité suprême, qui, malgré
3.^0 TYRAS.
toutes les lois, supprime la chambre des pairs , est
sans doute un tyran usurpateur. Un général qui fait
couper le cou à son roi prisonnier de guerre, viole à
ia fois et ce qu'on appelle les lois de la guerre, et les
lois des nations, et celles de l'humanité. Il est tyran,
il est assassin et parricide.
Charles Ier n'était point tyran, quoique la faction
victorieuse lui donnât ce nom : il était, à ce qu'on dit,
opiniâtre, faible, et mal conseillé. Je ne l'assurerais
pas, car je ne l'ai pas connu, mais j'assure qu'il fut
Irès-m al heureux.
Henri VIII était tyran dans son gouvernement ,
comme dans sa famille, et couvert du sang de deux
épouses innocentes, comme de celui des plus ver-
tueux citoyens : il mérite l'exécration de la postérité.
Cependant il ne fut point puni; et Charles Ier mourut
sur un échafaud,
Elisabeth fit une action de tyrannie, et son parle-
ment une de lâcheté infâme, en faisant assassiner pai
un bourreau la reine Marie Stuart. Mais, dans le reste
de son gouvernement, elle ne fut point tyrannique ;
elle fut adroite et comédienne , mais prudente et
forte.
Richard III fut un tyran barbare ; mais il fut puni.
Le pape Alexandre VI fut. un tyran plus exécrable
que tous ceux-là; et il fut heureux dans toutes ses
entreprises.
Clinstiern II fut un tyran aussi méchant qu'A-
lexandre VI, et fut châtié; mais il ne le fut point
assez.
Si on veut compter les tyrans turcs, les tyrans
TYRAN. 34l
grecs , les tyrans romains , on 3n trouvera autant
d heureux que de malheureux. Quand je dis heureux,
je parle selon le préjugé vulgaire, selon l'acception
ordinaire du mot, selon les apparences ; car qu'ils
aient été heureux réellement , que leur âme ait été
contente et tranquille , c'est ce qui me paraît im-
possible.
Constantin le Grand fut évidemment un tyran à
double titre. Il usurpa dans le nord de l'Angleterre la
couronne de l'empire romain, à la tête de quelques
légions étrangères , malgré toutes les lois, malgré le
sénat et le peuple qui élurent légitimement Maxencc.
il passa toute sa vie dans le crime, dans les voluptés,
dans les fraudes et dans les impostures. ïl ne fut point
puni ; mais fut-il heureux ? Dieu le sait. Et je sais que
ses sujets ne le furent pas.
Le grand Thcodose était le plus abominable des
tyrans quand, sous prétexte de donner une fête, il
fesait égorger dans le cirque quinze mille citoyens
romains; plus ou moins, avec leurs femmes et leurs
enfans, et qu'il ajoutait à cette horreur la facétie de
passer quelques mois sans aller s'ennuyer à la grand -
messe. On a presque mis ce Théodose au rang des
bienheureux ; mais je serais bien fiché qu'il eût été
heureux sur la terre. En tout cas, il sera toujours bon
d'assurer aux tyrans qu'ils ne seront jamais heureux
dans ce monde , comme il est bon de faire accroire à
nos maîtres-d hôtel et ta nos cuisiniers qu'ils seront
damnés éternellement s'ils nous volent.
Les tyrans du bas empire grec furent presque tous
détrônés, assassinés les uns par les autres. Tous ces
2 g.
34^ TYRANNIE.
grands coupables furent tour à tour les exécuteurs de
la vengeance divine et humaine.
Parmi les tyrans turcs on en voit autant de dépo-
«es que de morts sur le trône.
A l'égard des tyrans subalternes, de ces monstres
en sous-ordre, qui ont fait remonter jusque sur leur
maître l'exécration publique dont ils ont élé chargés,
le nombre de ces Amans, de ces Séjans est un infini
du premier ordre.
TYRANNIE.
On appelle tyran le souverain qui ne connaît de
lois que son caprice, qui prend le bien de ses sujets,
et qui ensuiie les enrôle pour aller prendre celui de
fies voisins. Il n y a point de ces tyrans-là en Europe.
On distingue la tyrannie d'un seul et celle de plu-
sieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle d'un
corps qui envahirait les droits des autres corps, et
qui exercerait le despotisme à la faveur des lois cor-
rompues par lui. Il n'y a pas non plus de cette espèce
de tyrans en Europe.
Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ?
Sous aucune; mais, s'il fallait choisir, je détesterais
moins la tyrannie d un seul que celle de plusieurs.
Un despote a toujours quelques bons momens; une
assemblée de despotes n'en a jamais. Si un tyran me
fait une injustice, je peux le désarmer par sa maî-
tresse, par son confesseur, ou par son page; mais une
compagnie de graves tyrans est inaccessible à toutes
les séductions. Quand elle n'est pas injuste, elle est
au moins dure, et jamais elle ne répand de grâces.
UNIVERSITÉ. 343
Si je n'ai qu'un despote , j'en suis quitte pour me
ranger contre un mur lorsque je le vois passer, ou
pour me prosterner, ou pour frapper la terre de mon
front, selon la coutume du pays; mais, s'il y aune
compagnie de cent despotes, je suis exposé à répéter
cette cérémonie cent fois par jour, ce qui est très-
ennuyeux à la longue quand on n'a pas les jarrets
souples. Si j'ai une métairie dans le voisinage de l'un
de nos seigneurs, je suis écrasé; si je plaide contre
un parent des pareils d'un de nos seigneurs, je suis
ruiné. Comment faire? J'ai peur que dans ce monde
on ne soit réduit à être enclume ou marteau*, heureux
qui échappe à cette alternative î
IL
UNIVERSITÉ.
Du Boulai, dans son Histoire de l'université de
Paris, adopte les vieilles traditions incertaines, pour
ne pas dire fabuleuses, qui en font remonter l'origine
jusqu'au temps de Charlemagne. Il est vrai que telle
est l'opinion de Gaguin et de Gilles de Bcauvais;
mais, outre que les auteurs contemporains, comme
Eglnhard, Almon, Reginon, et Sigebert, ne font au-
cune mention de cet établissement, Pasquier et du
Tillct assurent expressément qu'il commença dans le
douzième siècle, sous les règnes de Louis le Jeune et
de Philippe-Auguste.
D'ailleurs les premiers statuts de l'université ne
furent dressés par Robert de Corcéon, légat du saint-
siège, que l'an 121 5; et ce qui preuve qu'elle eut
34 4 UNIVERSITE.
d'abord la même forme qu'aujourd'hui , c'est qu'une
bulle de Grégoire IX, de Tan i 2o i , fait mention des
maîtres en théologie, des maîtres en droit, des physi-
ciens (on appelait alors ainsi les médecins), et enfin
des artistes. Le nom d'université vient de la supposi-
tion que ces quatre corps, que l'on nomme facultés,
fesaient l'université des études, c'est-à-dire, compre-
naient toutes celles que Ton peut faire.
Les papes- au moyen de ces établissemens dont
ils jugeaient les décisions, devinrent les maîtres de
l'instruction des peuples; et le même esprit qui fesait
regarder comme une faveur la permission accordée
aux membres du parlement de Paris de se faire en-
terrer en habit de cordelier, comme nous lavons vu
à l'article Quête, dicta les arrêts donnés par cette
cour souveraine contre ceux qui osèrent s'élever
contre une seoîastiquc inintelligible, laquelle, de
l'aveu de Fabbé Triténie, n'était qu'une fausse science
qui avait gâté la religion. En effet, ce que Constantin
n'avait fait qu'insinuer touchant la sibylle de Cumes,
a été dit expressément d'Aristote. Le cardinal Pal-
iavicini relève la maxime de je ne sais quel moine
Paul, qui disait plaisamment que, sans Aristoie, l'é-
glise aurait manqué de quelques-uns de ses articles
de foi.
Aussi le célèbre Ramus, ayant publié deux ou-
vrages dans lesquels il combattait la doctrine d'Aris-
tote enseignée par l'université, aurait été immolé à la
fureur de ses ignorons rivaux, si le roi François Ie*
n'eût évoqué à soi le procès qui pendait au parlement
de Paris entre Ramus et Antoine Govea. L'un de*
U X I V E R S I T I
principaux griefs contre Ramus était ia m arrière dont
ïl fesait prononcer la lettre Q à ses disciples.
Ramus ne fut pas seul persécuté pour ces graves
billevesées. L'an 1624? le parlement de Paris bannit
de son ressort trois hommes qui avaient voulu sou-
tenir publiquement des thèses contre la doctrine
d'Aristote ; défendit à toute personne de publier ,
vendre et débiter les propositions contenues dans ces
thèses , à peine de punition corporelle , et d'enseigner
aucunes maximes contre les anciens auteurs et ap-
prouvés , a peine de la vie.
Les remontrances de la Sorioonnc sur lesquelles le
même parlement donna un arrêt contre les chimistes,
l'an 1629, portaient qu'on ne pouvait choquer les
principes de la philosophie d'Aristote, sans choquer
ceux de la théologie scolastique reçue dans l'église.
Cependant la faculté ayant fait, en i5G(), un décret
pour défendre l'usage de l'antimoine, et le parlement
avant confirmé ce décret, Paumier de Cacn, grand
chimiste et célèbre médecin de Paris, pour ne s'être
pas conformé au décret de la faculté et à l'arrêt du
parlement, fut seulement dégradé Pan 1609. Enfin,
l'antimoine ayant été inséré depuis dans le livre des
médicamens composés par ordre de la faculté, Pan
ï63j, la faculté en permit Pusage Pan 1666, un
siècle après Pavoir défendu; et le parlement autorisa
de même ce nouveau décret. Ainsi l'université a suivi
l'exemple de l'église qui fit proscrire, sous peine de
mort, la doctrine d'Arius, et qui approuva le mot
consubstantiel qu'elle avait auparavant condamne,
comme nous Pavons vu à l'article Concile.
34$ csagzï.
Ce que nous venons de dire, touchant l'université
de Paris, peut nous donner une idée des autres uni-
versités dont elle est regardée comme le modèle. En
effet, quatre-vingts universités , à son imitation, ont
fait un décret que la Sorbonne fît des le quatorzième
siècle : c'est que, quand on donne le bonnet à un doc-
teur, on lui fait jurer qu'il soutiendra limmaculée
conception de la Vierge. Elle ne la regarde cepen-
dant point comme un article de foi, mais comme un«
opinion pieuse et catholique.
USAGES.
Des usages méprisables ne supposent pas toujours
une nation méprisable.
Il y a des cas où il ne faut pas juger d'une nation
par les usages et par les superstitions populaires. Je
suppose que César, après avoir «conquis l'Egypte,
voulant faire fleurir le commerce dans l'empire ro-
main, eût envoyé une ambassade à la Chine par le
port d'Arsinoc, par la mer Rouge, et par l'océan
indien. L'empereur Yventi, premier du nom, régnait
alors; les annales de la Chine nous le représentent
comme un prince très-sage et très-savant. Après avoir
reçu les ambassadeurs de César avec toute la poli-
tesse chinoise, il s'informe secrètement par ses inter-
prètes des usages, des sciences et de la religion de
ce peuple romain, aussi célèbre dans l'occident que
le peuple chinois l'est dans l'orient. Il apprend
d'abord que les pontifes de ce peuple ont réglé leurs
années d'une manière si absurde, que le soleil est
USAGES. 347
déjà entré clans les signes célestes du printemps
lorsque les Romains célèbrent les premières fêtes dô
l'hiver.
Il apprend que cette nation entretient à grands
frais un collège de prêtres qui savent au juste le
temps où il faut s'embarquer et où l'on doit donner
bataille , par l'inspection du foie d'un bœuf, ou par la
manière dont les poulets mangent de l'orge. Cette
science sacrée fut apportée autrefois aux Romains
par un petit dieu nommé Tagès, qui sortit de terre
en Toscane. Ces peuples adorent un Dieu suprême et
unique qu'ils appellent toujours Dieu très -grand et
très-bon. Cependant ils ont bâti un tempie à une
courtisane nommée Flora; et les bonnes femmes de
Rome ont presque toutes chez elles de petits dieux
pénates, hauts de quatre ou cinq pouces. Une de ces
petites divinités est la déesse des télons ; l'autre celle
des fesses. Il y a un pénate qu'on appelle le dieu Pet,
L'empereur Yventi se met à rire : les tribunaux do
Nanquin pensent d'abord avec lui que les ambassa-
deurs romains sont des fous ou des imposteurs qui
ont pris le titre d'envoyés de la république romaine;
mais, comme l'empereur est aussi juste que poli, il
a des conversations particulières avec les ambas-
sadeurs. Il apprend que les pontifes romains ont
été très-ignorans, mais que César réforme actuelle-
ment le calendrier; on lui avoue que le collège des
augures a été établi dans les premiers temps de la
barbarie; qu'on a laissé subsister cette institution
ridicule, devenue chère à un peuple long -temps
grossier: que tous les honnêtes gens se moquent des
343 VAMPIRES.
augures; que César ne les a jamais consultés; qu'au
rapport d'un très grand homme nommé Caton, jamais
augure n'a pu parler a son camarade sans rire; et
qu'enfin Cicéron , le plus grand orateur et le meilleur
philosophe de Home, vient de faire contre les augures
un petiî ouvrage intitulé de la Divination, dans lequel
il livre à un ridicule éternel tous les aruspiees, toutes
les prédicîions , et tous les sortilèges dont la terre est
infatuée. L'empereur de la Chine a la curiosité de lire
ce livre de Cicéron, les interprètes le traduisent; il
admire le livre et la république romaine.
V.
'VAMPIRES.
Quoi ! c'est dans notre dix-huitième siècle qu'il j
a eu des vampires ! c'est après le règne des Locke ,
des Shafîesbury, des Trenchard, des Colins; C'est
sous le règne des d'Alemhert, des Diderot, des Saint-
Lambert , des Duclos, quon a cru aux vampires; et
que le révérend père dom Augustin Calmet, prêtre,
h énédiclin de la congrégation de saint Vannes et do
saint Hidulphe, abbé de Sénonc,' abbaye de cent
mille livres de routes, voisine de deux antres abbayes
du même revenu, a imprimé et réimprimé 1 histoire
des vampires avec l'approbation de h Sorbonne ,
signée Marcilli !
Ces vampires étaient des morts qui sortaient la
nuit de leurs cimetières pour venir sucer le sang des
vivans, soit à la gorge ou au ventre, après quoi ils
feUai'ôft se reàtéttî-s dd\is leurs fos.;os. Les vivans sucés
VAMPIRES. 34$
maigrissaient^palissaient, tombaient en consomption,
et les morts suceurs engraissaient , prenaient des
couleurs vermeilles, étaient tout- à- fait appétissans.
C'était eu Pologne , en Hongrie, en Silésie ? en Mo-
ravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts fesaient
cette bonne chère. On n'entendait point parler des
vampires à Londres, ni même à Paris. J'avoue que
dans ces deux villes il y eut des agioteurs, des trai-
tans, des gens d'affaires, qui sucèrent en plein jour
le sang du peuple, mais ils n'étaient point morts,
quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne de-
meuraient pas dans des cimetières, mais dans des
palais fort agréables.
Qui croirait que la mode des vampires nous vint
de la Grèce? Ce n'est pas de la Grèce d'xllexandre,
d'Aristote , de Platon, dÉpicure, de Démôsthènes,
mais de la Grèce chrétienne, malheureusement schis-
matique.
Depuis long-temps les chrétiens du rite grec s'ima-
ginent que les corps des chrétiens du rite latin, en-
terrés en Grèce, ne pourissent point, parce qu'ils
sont excommuniés. C'est précisément le contraire de
nous autres chrétiens du rite latin. Nous croyons que
les corps qui ne se corrompent point sont marqués
du sceau de la béatitude éternelle. Et, dès qu'on a
payé cent mille écus à Rome pour leur faire donner
un brevet de saints, nous les adorons de l'adoration
de dulie.
Les Grecs sont persuadés que ces morts sont sor-
ciers; ils }es appellent broucolacas ou vroucolacas ,
selon qu'ils prononcent la seconde lettre de l'alphabet/
Pici, ey 3. 3o
35o VAMPIRES.
Ces morts grecs vont dans les maisons sucer le sari*
des petits enfans, manger le souper des pères et
mères, boire leur vin et casser tous les meubles. On
ne peut les mettre à la raison qu'en les brûlant, quand
on les attrape. Mais il faut avoir la précaution de ne
les mettre au feu qu'après leur avoir arraché le cœur,
<jue Ton brûle à part.
Le célèbre Tourncforî, envoyé dans le Levant par
Louis XIV, ainsi que tant d'autres virtuoses (a) , fol
témoin de tous les tours attribués à un de ces brou-
cola c a s e l cl c c e 1 1 e c ' r êéa o n i e .
Après la médisance rien ne se communique plus
promptement que la superstition, le fanatisme, le
sortilège, et les contes des revenans. Il y eut des
broucolacas en Valachie, en Moldavie , et bieniot
chez les Polonais, lesquels sont du rite romain, Cetie
superstition leur manquait; elle alla dans tout l'orient
de l'Allemagne. On n'entendit plus parler que de
vampires depuis i ^3o jusqu'en i y35 ; on les guetta ,
on leur arracha le cœur, et on les brûla : ils ressem-
blaient aux anciens martyrs; plus on en brûlait, plus
il s'en trouvait.
Cal met -enfin devint leur historiographe, et traita
les vampires comme i\ avait traité l'ancien et le nou-
veau Testament , en rapportant fidèlement tout ce
qui avait été dit avant lui.
C'est une chose à mon gré très-curieuse, que les
procès -verbaux faits juridiquement concernant tous
les morts qui étaient sortis de leurs tombeaux pour
(<?) ïtni^neïbrt, faite I, p-2e r5'5 et sisiv.
vamp] uns.. 35 ï
venir sucer les petits garçons et ies petites Mlles dj
leur voisinage. Cal m et rapporte qu'en Hongrie deux
officiers délégués par l'empereur Charles VI, assistés
du bailli du lieu et du bourreau, allèrent faire enquête
d'un vampire , mort depuis six semaines, qui suçait
tout le voisinage. On le trouva dans sa bière, frais t
gaillard, les yeux ouverts, et demandant à manger.
Le Laiili rendit sa sentence. Le bourreau arracha le
cœur au vampire et le brûla; après quoi le vampire
ne mangea plus.
Qu'on ose douter après cela des morts ressuscites
dont nos anciennes légendes sont remplies, et de tous
les miracles rapportés par Bollandus, et par le sin-
cère et révérend do m Ruinard !
Vous trouverez des histoires de vampires jusque
dans les Lettres juives de ce d'Argens que les jésuites,
auteurs du journal de Trévoux , ont accusé de ne rien
croire. Il feu* voir comme ils triomphèrent de l'his-
toire du vampire de Hongrie ; comme ils remerciaient
Dieu et la Vierge d'avoir enfin converti ce pauvre
d'Argens , chambellan d'un roi qui ne croyait point
aux vampires.
Voilà donc, disaient-ils, ce fameux incrédule qui
a osé jeter les doutes sur l'apparition de l'ange à la
sainte Vierge ; sur l'étoile qui conduisit les mages ;
sur la guérison des possédés ; sur la submersion de
deux mille cochons dans un lac; sur une éclipse de
soleil en pleine lune ; sur la résurrection des morts
qui se promenèrent dans Jérusalem : son cœur s'est
amolli , son esprit s'est éclairé, il croit aux vampires.
Il ne fut plus question alors que d'examiner si tous
352 VAMPIRES.
ces morts étaient ressuscites par leur propre vertu,
ou par la puissance de Dieu, ou par celle du diable.
Plusieurs grands théologiens de Lorraine , de Mo-
ravie et de Hongrie, étalèrent leurs opinions et leur
science. On rapporta tout ce que saint Augustin ,
saint Ambioise, et tant d'autres saints, avaient dit de
plus inintelligible sur les vivans et sur les morts. On
rapporta tous les miracles de saint Etienne qu'on
trouve au septième livre des œuvres de saint Augus-
tin; voici un des plus curieux. Un jeune homme fut
écrasé dans la ville d'Aubzal en Afrique . sous les
ruines d'une muraille; la veuve alla sur-le-champ in-
voquer saint Etienne , à qui elle était très-dévote.
Saint Etienne le ressuscita. O'ii lui demanda ce qu'il
avait vu dans l'autre monde. Messieurs ; dit-il , quand
mon Ame eut quitté mon corps, elle rencontra une
infinité d'àmes qui lui fesaient plus de questions sur
ce monde -ci que vous ne m'en faites sur l'autre. J'al-
lais je ne sais où, lorsque j'ai rencontré saint Etienne
qui m'a dit : rendez ce que vous avez reçu. Je lui ai
répondu : Que voulez-vous que je vous rende, vous
ne m'avez jamais rien donné ? Il m'a répété trois foiss
Rendez ce que vous avez reçu. Alors j'ai compris
qu'il voulait parler du credo. Je lui ai récité mon
credo, et soudain il m'a ressuscité.
On cita surtout les histoires rapportées par SuF-
pice Sévère dans la vie de saint Martin. On prouva
que saint Martin avait entre autres ressuscité un
damné.
Mais toutes ces histoires, quelque vraies qu'elles
puissent être, n'avaient rien de commun avec Ici
VAMPIRES. 353
Vampires qui allaient sucer le sang de leuis voisins,
et venaient ensuite se replacer dans leurs bières. On
chercha si on ne trouverait pas dans l'ancien Testa-
ment ou dans la mythologie quelque vampire qu'on
put donner pour exemple ; on n'en trouva point. Mais
il fut prouvé que les morts buvaient et mangeaient,
puisque chez tant de nations anciennes on mettait des
vivres sur leurs tombeaux.
La difficulté était de savoir si c'était Tâine oi ie
corps du mort qui mangeait, il fut décidé que c'était
l'un et l'autre. Les mets délicats et peu substantiels,
comme les meringues, la crème fouettée, et les fruits
fondans, étaient pour l'âme; les rots-bif étaient pour
le corps.
Les rois de Perse furent, dit-on, les premiers qui
se firent servir à manger après leur mort. Presque
tous les rois d'aujourd'hui les imitent; mais ce sont
les moines qui mangent leur dîner et leur souper, et
qui boivent le vin. Ainsi les rois ne sont pas, à pro-
prement parier, des vampires. Les vrais vampires
sont les moines, qui mangent aux dépens des rois et
des peuples.
Il est bien vrai que saint Stanislas , qui avait acheté4,
une terre considérable d'un gentilhomme polonais,
et qui ne l'avait point payée, étant poursuivi devant
le roi BolesSas par les héritiers, ressuscita le gentil-
homme ; mais ce fut uniquement pour se faire donner
quittance. Et il n'est point dit qu'il ait donne seule-
ment un pot de vin au vendeur, lequel s'en retourna
dans l'autre monde sans avoir ni bu, ni mangé.
On agite ensuite la grande question, si l'on peut
3o.
354 VELE TRI 0 U VELITRI
absoudre un vampire cjui est mort excommunie. Gela
va plus au fait.
Je ne suis pas assez profond dans la théologie
pour dire mon avis sur cet article; mais je serais vo-
lontiers pour l'absolution , parce que , dans toutes les
affaires douteuses, il faut toujours prendre le parti le
plus doux.
Odia restringenda , foyorzs ampliandi.
Le résultat de tout ceci est qu'une grande partie
de l'Europe a été infestée de vampires pendant cinq
ou six ans, et qu'il ny en a plus; que nous avons eu
des convulsionnaircs en France pendant plus de
vingt ans, et qu'il n'y en a pi us; que nous avons eu
des possédés pendant dix-sept cents ans, et qu'il n'y
en a plus; qu'on a toujours ressuscité «les morts de-
puis Hippoiyte,etqu'onn7enrcssr»3citcplus; que nous
avons eu des jésuites en Espagne , en Portugal , en
France, dans les Deux - Sicilcs, et que nous n'eu
avons plus.
VELETRÏ ou VELITRI,
Petite ville d'Ombrie, à neuf lieues de Rome;
et par occasion, de la divinité d'Auguste.
Ceux qui aiment l'histoire sont bien aises de savoir
à quel titre un bourgeois de Veletri gouverna un em-
pire qui s'étendait du mont Taurus au mont Atlas, et
de l'Euplirate à l'océan Occidental. Ce ne fut point
comme dictateur perpétuel; ce litre avait été trop fu-
neste à Jules- César. Auguste ne le porta que onze
jours. La crainte de pé^ir comme son prédécesseur,
Y E L E T 311 OU VELITRI. 355
et les conseils d'Agrippa, lui firent prendre d'autre*
mesures. Il accumula insensiblement sur sa tête toutes
les dignités de la république : treize consulats, le tri-
bunat renouvelé en sa faveur de dix en dix ans , le
nom de prince du sénat, celui d'empereur, qui d'abord
ne signifiait que général d'armée, mais auquel il sut
donner une dénomination plus étendue ; ce sont là
les titres qui semblèrent légitimer sa puissance.
Le sénat ne perdit rien de ses honneurs ; il con-
serva même toujours de très-grands droits. Auguste
partagea avec lui toutes les provinces de l'empire^
mais il retint pour lui les principales. Enfin, maître
de l'argent et des troupes, il fut en effet souverain.
Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est que Jules-
César, ayant été mis au rang des dieux après sa mort,
Auguste fut dieu de son vivant. Il est vrai qu'il n'était
pas tout-à-fait dieu à Rome, mais il Tétait dans les
provinces : il y avait des temples et des prêtres. L'ab-
baye d'Ainay à Lyon était un beau temple d'Auguste.
Horace lui dit :
Jurandasque tuUm per nomen ponimus aras.
Cela veut dire qu'il y avait chez les Romains même
d'assez bons courtisans pour avoir dans leurs maisons
de petits autels qu'ils dédiaient à Auguste. Il fut donc
canonisé de son vivant; et le nom de dieu devint le
titre ou le sobriquet de tous les empereurs suivans.
Caligula se fit dieu sans difficulté ; il se fit adorer dans
le temple de Castor et de Pollux. Sa statue était posée
entre ces deux gémeaux ; on lui immolait des paons ,
des faisans, des poules de Nuruidie , jusqu'à ce qu'eu-
35G VELE TRI OU VELU'ïlï.
fin on l'immola lui-même. Néron eut Je nom de dieu
avant qu'il fut condamné par le sénat a mourir par le
supplice des esclaves.
Ne nous imaginons pas que ce nom de dieu signi-
fiât chez ces monstres ce qu'il signifie parmi nous : le
blasphème ne pouvait être porte jusque-là. Divus
voulait dire précisément satictu*. De la liste des pro-
scriptions, et de répigramme ordurière contre Fulvie,
il y a loin jusqu'à la divinité.
Il y eut onze conspirations contre ce dieu , si Ton
compte la prétendue conjuration de Cinna ; mais
aucune ne réussit; et, de tous ces misérables qui
usurpèrent les honneurs divins , Auguste fut sans
doute le plus fortuné. Il Tut véritablement celui, par
lequel la république romaine périt; car César n'avait
été dictateur que dix mois, et Auguste régna plus de
quarante années. Ce fut dans cet espace de temps quo
les mœurs changèrent avec le gouvernement. Les ar-
mées, composées autrefois de légions romaines et des
peuples d'Italie, furent dans la suite formées de tous
les peuples barbares. Elles mirent sur le trône des
empereurs de leurs pays.
Dès le troisième siècle, il s'éleva trente tyrans
presqifà la fois, dont les uns étaient de la Transi] va-
lue , les autres des Gaules, d'Angleterre ou d'Alle-
magne. Diocîétien était le fils d'un esclave de Dal-
matie; Maximien Hercule était un villageois de Sir-
mik; Théodose était d'Espagne 7 qui n'était pas alor ;
un pays fort policé.
On sait assez comment l'empire romain fut enfin
détruit, comment les Turcs eu ont subjugué la moi-
VÉNALITÉ. 35«T
tîé, et comment le nom de l'autre moitié subsiste en-
core sur les rives du Danube, chez les Marcomans.
Mais la plus singulière de toutes les révolutions, el
le plus étonnant de tous les spectacles, c'est de voi*
par qui le Capitole est habité aujourd'hui.
VÉNALITÉ.
Ce faussaire dont nous avons tant parlé, qui fît le
Testament du cardinal de Richelieu, dit au cha-
pitre IV, a qu'il vaut mieux laisser la vénalité et le
droit annuel, que d'abolir ces deux établissemens dif-
ciles à changer tout d'un coup sans ébranler l'état. »
Toute la France répétait, et croyait répéter apre»
le cardinal de Richelieu, que la vénalité des offices
de judicaturc était très-avantageuse.
L'abbé de Saint-Pierre fut le premier qui, croyant
encore que le prétendu testament était du cardinal,
osa dire dans ses observations sur le chapitre IV :
«Le cardinal s'est engagé dans un mauvais pas, en
soutenant que quant à présent la vénalité des charges
peut être avantageuse à l'état. Il est vrai qu'il n'est
pas possible de rembourser toutes les charges. »
Ainsi non-seulement cet abus paraissait à tout le
monde indéformable, mais utile : on était si accou-
tumé à cet opprobre qu'on ne le sentait pas; il sem-
blait éternel; un seul homme en peu de mois l'a sa
anéantir.
Répétons donc qu'on peut tout faire, tout corri-
ger; que le grand défaut de presque tous ceux qui
gouvernent est de n'avoir que des demi -volontés
ol des demi-moyens. Si Pierre le Grand n'avait pat
voulu fortement, de.u\ mille lieues de pays seraient
eaucore barbares.
Comment donner de l'eau dans Paris à trente mille
maisons qui en manquent ? comment payer les dettes
de l'état? comment se soustraire à la tyrannie révérée
d'une puissance étrangère qui n "est pas une puis-
sance , et à laquelle on paye en tribut les premiers
fruits? Osez le vouloir, et vous en viendrez à bout
plus aisément que vous n'avez extirpé les jésuites, et
purgé le théâtre de petits-maîtres.
VENISE, "
Et par occasion de la liberté.
Nulle puissance ne peut reprocher aux Vénitiens
d'avoir acquis leur liberté par la révolte; nulle ne
peut leur dire : Je vous ai affranchis, voilà le diplôme
de votre manumission.
Ils n'ont point usurpé leurs droits comme les Cé-
sars usurpèrent l'empire , comme tant d'évêques, à
commencer par celui de Rome, ont usurpe les droits
régaliens; ils sont seigneurs de Venise ( si Ton ose se
servir de cette audacieuse comparaison) comme Dieu
est seigneur de la terre, parce qu'il l'a fondée.
Attila, qui ne prit jamais le titre de (Icau de Vieil)
va ravageant l'Italie. Il en avait autant de droit qu'en
eurent depuis Charlemagnel'Austrasicn, et Arnould le
bâtard carinthien, et Gui duc de Spolète, et Bérenger
marquis de Frioul, et les évêques qui voulaient ss
faire souverains.
Dans ce temps de brigandages militaires et eccle*-
VE1USE. 359
sîasûques, Attila passe comme un vautour, et les
Vénitiens se sauvent dans la mer comme des alcyons.
Nul ne les protège qu'eux-mêmes ; ils font leur nid
au milieu des eaux; ils l'agrandissent, ils le peuplent,
ils le défendent, ils l'enrichissent. Je demande s'il est
possible d'imaginer une possession plus juste ? Notre
p::re Adam, qu'on suppose avoir vécu dan~ le beau
pays de la Mésopotamie, n était pas à plus juste titre
seigneur et jardinier du paradis terrestre.
J'ai lu le Squittinio délia libertà di Venezia , et j'en
ai été indigné.
Quoi! Venise ne serait pas originairement libre,
parce que les empereurs grecs, superstitieux, et mé-
dians, ci faibles, et barbares, disent : Cette nouvelle
ville a été bâtie sur notre ancien territoire; et parce
que des Allemands, ayant le titre d'empereur d'oc-
cident, disent : Cette ville étant dans l'occident est
de notre domaine?
Tl me semble voir un poisson volant ? poursuivi à
la fois par un faucon et par un requin , et qui échappe
à l'un et à Fautre.
Sannazar avait bien raison de dire j en comparant
Rome et Venise :
Illam liomines dîces, hanc possuisse Dccs*
Piome perdit par César, au bout de cinq cents arts,
sa liberté acquise par Brutus. Venise a conservé la
sienne pendant onze siècles, et je me flatte qu'elle La
conseivcra toujours.
Gènes, pourquoi fais tu gloire de montrer un di-
plôme d'un Bérengcr qui te donna des privilèges eu
86o VENTRES PARESSEUX.
l'an 958? On sait que des concessions de privilèges
ne sont que des titres de servitude. Et puis voilà un
beau titre qu'une charte d'un tyran passager qui ne
fut jamais bien reconnu en Italie, et qui fut chassé
deux ans après la date de cette charte !
La véritable charte de la liberté est l'indépendance
soutenue par la force. C'est avec la pointe de l'énée
qu'on signe les diplômes qui assurent cette préroga-
tive naturelle. Tu perdis plus d'une fois ton privilège
et ton colïie-fort. Garde l'un et l'autre depuis iyi\S.
Heureuse Ilelvétie ! à quelle pancarte dois-tu ta li-
berté ? à ton courage , à ta fermeté , à tes montagnes.
«—Mais je suis ton empereur. — Mais je ne veux
plus que tu le sois. — Mais tes pères ont été esclave*
de mon père. — C'est pour cela même que leurs en-
fans ne veulent point te servir, -»— Mais j'avais le droit
attaché à ma dignité. — Et nous, nous avons le droit
de la nature.
Quand les sept Provinces-Unies eurent -elles c«
droit incontestable? au moment même où elles furent
unies ; et dès-lors ce fut Philippe II qui fut le rebelle.
Quel grand homme que ce Guil aume prince d"0*
range ! il trouva des esclaves, et il en fit des hommô*
libres.
Pourquoi la liberté est-eîle si rare?
Parce qu'elle est le premier des biens.
VENTRE PARESSEUX.
5aint Paul a dit que les Cretois sont toujours
menteurs P de méchantes betes, et des ventres paresseux.
Le médecin Ilequet entendait par ventre paresseux f
VENTRES PARESSEUX. 3Gl
que les Cretois allaient rarement à la selle ; et qu'ainsi
la matière fécale, refluant dans leur sang, les rendait
de mauvaise humeur, et en fesait de méchantes bêtes.
Il est très-vrai qu'un homme qui n'a pu venir à Lout
de pousser sa selle, sera plus sujet à la colère qu'un
autre; sa bile ne coule pas, elle est recuite, son sang
est ad uste.
Quand vous avez le matin une grâce à demander à
un ministre ou à un premier commis de ministre, in-
formez vous adroitement s'il a le ventre libre. Il faut
toujours prendre mollia fandi tempora.
Personne n'ignore que notre caractère et notre
Cour d'esprit dépendent absolument de la garde robe,
Le cardinal de Richelieu n'était sanguinaire que parce
qu'il avait des hémorrhoïdes internes qui occupaient
son intestin rectum, et qui durcissaient ses matières.
La reine Anne d'Autriche l'appelait toujours cul pourL
Ce sobriquet redoubla l'aigreur de sa bile, et coûta
probablement la vie au maréchal de Marillac, et la
liberté au maréchal de Bassompierre. Mais je ne vois
pas pourquoi les gens constipés seraient plus men-
teurs que d'autres; il n'y a nulle analogie entre !e
sphincter de l'anus et le mensonge, comme il y en a
une très-sensible entre les intestins et nos passions,
notre manière de penser, notre conduite.
Je suis donc bien fondé à croire que saint Paul en-
tendait par ventres paresseux des gens voluptueux,
des espèces de prieurs, de chanoines, d'abbés com-
mendataires, de prélats fort riches, qui restaient au
lit tout le matin pour se refaire des débauches de la
veille, comme dit Marot (épig, 86) ;
Dict. ph. 8. 3i
362 VENTRES PARESSEUX.
Un gros prieur son pctit-fi!s baisait
Et mignardai't au matin dins sa couche,"
Tandis rôtir sa perdrix on faisait, etc. , etc.
Mais on peut fort bien passer le matin au lit , et
iretre ni menteur, ni méchante bète. Au contraire,
les voluptueux indoîcns sont pour la plupart très-
doux dans la société, et du meilleur commerce du
monde.
Quoi qu'il en soit, je suis très-fa clié que, saint Paul
injurie toute une nation : il ji'y a dans ce passage
(humainement parlant) ni politesse, ni habileté, ni
vérité. On ne gagne point les hommes en leur disant
qu'ils sont de méchantes bètes;, et sûrement il aurait
trouvé en Crète des hommes de mérite. Pourquoi ou-
trager ainsi la patrie de Minos, dont l'archevêque
Fénélon (bien plus poli que saint Paul) fait un si
pompeux éloge dans son Télémaque?
Saint Paul nYlait-iJ pas difficile à vivre? d'une hu-
meur brusque, d'un esprit fier, d'un caractère dur et
impérieux? Si j'avais été l'un des apôtres, ou seule-
ment disciple , je me serais infailliblement brouillé
avec lui. 11 me semble que tout le tort était de son
côté , dans sa querelle avec Pierre Simon Barjjone. Il
avait la fureur de la domination; il se vante toujours
d'être apôtre, et d?étre plus apôtre que ses confrères;
lui qui avait servi à lapider saint Etienne! lui qui avait
été un valet persécuteur sous Gamalicl , et qui aurait
dû pleurer ses crimes bien plus long- temps que saint
Pierre ne pleura sa faiblesse (toujours humainement
parlant1. )
Il se vante d'être citoyen romain, né à Tharsis; et
VENTRES PARESSEUX. 363
saint Jérôme prétend qu'il était un pauvre Juif de
province, né à Giscale dans la Galilée («). Dans ses
lettres au petit troupeau de ses frères, il parle tou-
jours en maître très-dur. «Je viendrai, écrit-il à
quelques Corinthiens, je viendrai à vous, je jugerai
tout par deux ou trois témoins; je ne pardonnerai ni
à ceux qui ont poché , ni aux autres. Ce ni aux autres
est un peu dur.
Bien des gens prendraient aujourd'hui le parti de
saint Pierre contre saint Paul , n'était l'épisode d'À-
nanie et de Saphire, qui a intimidé les âmes enclines
à faire l'aumône.
Je reviens à mon texte des Cretois menteurs, mé-
chantes bétes, ventres paresseux; et je conseille à
tous les missionnaires de ne jamais débuter avec au-
cun peuple par lui dire des injures.
Ce n'est pas que je regarde les Cretois comme les
plus justes et les plus respectables des hommes, ainsi
que le dit la fabuleuse Grèce. Je ne prétends point
concilier leur prétendue vertu avec leur prétendu
taureau dont la belle Pasiphaé fut si amoureuse, ni
avec Part dont le fondeur Dédale fit une vache d'ai-
rain dans laquelle Pasiphaé se posta si habilement
que son tendre amant lui fit un minotaure, auquel le
pieux et équitable Minos sacrifiait tous les ans (et
non pas tous les neuf ans) sept grands garçons et
sept grandes filles d'Athènes.
Ce n'est pas que je croie aux cent grandes villes
(a) J\Tous l'avons déjà dit ailleurs, et nous le répétons ici : Poor-
■quoi? parce que les jeunes welclies, pour l'édification de qui
nous écrivons, lisent en courant et oublient ce qu'ils lisent.
3G4 VERGE.
de Crète; passe pour cent mauvais villages établis
sur ce rocher long et étroit, avec deux ou trois villes.
Ou est toujours fâché que Rollin, dans sa compila-
tion élégante de l'Histoire ancienne, ait répété tant
d'anciennes fables sur l'île de Crète et sur Minos
comme sur le reste.
A l'égard des pauvres Grecs et des pauvres Juifs
qui habitent aujourd'hui les montagnes escarpées de
cette île, sous le gouvernement d'un bâcha, il se peut
qu'ils soient des menteurs et de méchantes bêtes.
J'ignore s'ils ont le ventre paresseux, et je souhaite
qu'ils aient à manger.
VERGE,
Baguette divinatoire.
Les théurgites, les anciens sages, avaient tous une
verge avec laquelle ils opéraient.
Mercure passe pour le premier dont la verge ait
fait des prodiges. On tient que Zoroastre avait une
grande verge. La verge de i antique Baccbus était son
thyrse, avec lequel il sépara les eaux de POronte, de
l'Hydaspe et de la mer Rouge. La verge d'Hercule
éta:t son bâton, sa massue. Pythagore fut toujours
représenté avec sa verge. On dit qu'elle était d'or; il
n'est pas étonnant qu'ayant une cuisse d'or, il eut une
verge du même métal.
Âbaris, prêtre d'Apollon hyperboréen, qu'on pré-
tend avoir été contemporain de Pythagore, fut bien
plus fameux par sa verge; elle n'était que de bois; mais
il traversait les airs à califourchon sur elle. Porphyre
VERGE. 365
et Jamblique affirment que ces deux grands théur-
gîtes, Abasis et Pythagore, se montrèrent amicale-
ment leur verge.
La verge fut en tout temps l'instrument des sages
et le signe de leur supériorité. Les conseillers sorciers
de Pharaon firent d'abord autant de prestiges avec
leur verge que Moïse fit de prodiges avec la sienne»
Le judicieux Calmet nous apprend, dans sa Disserta-
tion sur l'Exode, <c que les opérations de ces mages
n'étaient pas des miracles proprement dits, mais une
métamorphose fort singulière et fort difficile, qui
néanmoins n'est ni contre ni au-dessus des lois de la
nature. » La verge de Moïse eut la supériorité qu'elle
devait avoir sur celle de ces chotims d'Egypte. .
Non- seulement la verge d'Aaron partagea l'hon-
neur des prodiges de son frère Moïse, mais elle en
fit en son particulier de très- admirables. Personne
n'ignore comment de treize verges celle d'Aaron fut
la seule qui fleurit, qui poussa des boutons, des fleurs
et des amandes.
Le diable, qui, comme on sait, est un mauvais
singe des œuvres des saints, voulut avoir aussi &a
verge, sa baguette, dont il gratifia tous les sorciers.
Médée et Circée furent toujours armées de cet instru-
ment mystérieux. De là vient que jamais magicienne
ne paraît à l'Opéra sans cette verge , et qu'on appelle
ces rôles des rôles à baguette,
Aucun joueur de gobelets ne fait ses tours d«
passe-passe sans sa verge, sans sa baguette.
On trouve les sources d'eau , les trésors, au moye»
d'une verge, d'une baguette de coudrier, qui ne niai*-
3rt.
366 VERGE.
que pas de forcer un peu la main à un imbécile qui la
serre trop j el qui tourne aisément dans celle d'un fri-
pon. M. Formey, secrétaire de l'académie de Berlin ,
explique ce phénomène par celui de l'aimant dans le
grand Dictionnaire encyclopédique. Tous les sorciers
du siècle passé croyaient aller au sabbat sur une verge
magique , ou sur un manche à balai qui en tenait lieu ;
et les juges, qui n'étaient pas sorciers, les brûlaient.
Les verges de bouleau sont une poignée de scions
dont on frappe les malfaiteurs sur le dos. Il est hon-
teux et abominable qu'on inflige un pareil châtiment
sur les fesses à de jeunes garçons et à de jeunes ^Ues,
C'était autrefois le supplice des esclaves. J'ai vu, dans
des collèges, des barbares qui fesaient dépouiller
des enfans presque entièrement; une espèce de bour-
reau, souvent ivre, les déchirait avec de longues
verges, qui mettaient en sang leurs aines et les fe-
saient enfler démesurément. D'autres les fesaient frap-
per avec douceur, et il en naissait un autre inconvé-
nient. Les deux nerfs qui vont du sphincter au pubis ,
étant irrités , causaient des pollutions ; c'est ce qui est
arrivé souvent à de jeunes filles.
Par une police incompréhensible, les jésuites dit
Paraguai fouettaient les pères et les mères de famille
sur leurs fesses nues (a). Quand ii n'y aurait eu que
cette raison pour chasser les jésuites ? elle aurait
suffi (i).
(a) Voyez le Voyage de M. le colonel de Kougainville^ et les
Lettres sur le Paraguai.
(i) Dans le temps de la révocation de ledit de Nantes, tes
VÉRITÉ. 36j
VERITE.
<( Pilate lui dit alors : Vous êtes donc roi? Jésus
lui répondit : Vous dites que je suis roi, c'est pour
cela que je suis né et que je suis venu au monde ,
afin de rendre' témoignage à la vérité ; tout homme
qui -est de vérité écoute ma voix.
<( Pilate lui dit : Qu'est-ce que vérité ? et , ayant dit
cela, il sortit, etc. » (Jean, chap. XVIII.)
Il est triste pour le genre humain que Pilate sortît
sans attendre la réponse; nous saurions ce que c'est
que la vérité. Pilate était bien peu curieux. L'accusé
amené devant lui dit qu'il est roi, qu'il est né pour
être roi ; et il ne s'informe pas comment cela peut
être. Il est juge suprême au nom de César; il a la
puissance du glaive; son devoir était d'approfondir
le sens de ces paroles. Il devait dire : Apprenez-moi
ce que vous entendez par être roi ? comment êtes-
vous né, pour être roi et pour rendre témoignage à la
vérité ? on prétend qu'elle ne parvient que difficile-
ment à l'oreille des rois. Moi qui suis juge, j'ai tou-
jours eu une peine extrême à la découvrir. Instruisez-
moi pendant que vos ennemis crient là dehors contre
vous y vous me rendrez le plus grand service qu'on ait
religieuses chez qui l'on enfermait les filles arrachées des hras de
leurs parens, ne manquaient pas de 1rs fouetter vigoureusement
lorsqu'elles ne voulaient pas assister à la messe le dimanche :
quand les religieuses n'étaient pas assez fortes , elles deman-
daient du secours à la garnison , et l'exécution se fesait par des
grenadiers , en présence d'un officier major. ( Voyez l'Histoire 'de
la révocation de Tédit de Nantes»)
368 VÉRITÉ.
jamais rendu à un juge; et j'aime bien mieux ap-
prendre à connaître le vrai, que de condescendre à
la demande tumultueuse des Juifs qui veulent que je
vous fasse pendre.
Nous n'oserons pas sans doute rechercher ce que
fauteur de toute vérité aurait pu dire à Pilate.
Aurait-il dit : « La vérité est un mot abstrait que
la plupart des hommes emploient indifféremment
dans leurs livres et dans leurs jugemens , pour erreur
et mensonge. » Cette définition aurait merveilleuse-
ment convenu à tous les feseurs de systèmes. Ainsi le
mot sagesse est pris souvent pour folie, et esprit pour
sottise.
Humainement parlant, définissons la vérité, en
attendant mieux , ce qui est énonce tel qu'il est.
Je suppose qu'on eût mis seulement six mois à
enseigner à Pilate les vérités de la logique, il eût fait
sans doute ce syllogisme concluant. On ne doit point
ôtçr la vie à un homme qui n'a prêché qu'une bonne
morale; or, celui qu'on m'a déféré a, de l'avis de ses
ennemis même, prêché souvent une morale excel-
lente ; donc on ne doit point le punir de mort.
Il aurait pu encore tirer cet autre argument.
Mon devoir est de dissiper les attroupemens d'im
peuple séditieux qui demande la mort d'un homme,
sans raison et sans forme juridjque; or, tels sont les
Juifs dans cette occasion; donc je dois les renvoyer
et rompre leur assemblée.
Nous supposons que Pilate savait l'arithmétique ;
ainsi nous ne parlerons pas de ces espèces de vérités.
Pour les vérités mathématiques, je crois qu'U
VÉRITÉ. 36f)
aurait fallu trois ans pour le moins, avant qu'il pût
être au fait de la géométrie transcendante. Les vérités
de la physique, combinées avec celles de ia géomé-
trie, auraient exigé plus de quatre ans. Nous en con^
sumons six, d'ordinaire, à étudier la théologie; j'en
demande douze pour Pilate , attendu qu'il était païen,
et que six ans n'auraient pas été trop pour déraciner
toutes ses vieilles erreurs, et six autres années pouï
te mettre en état de recevoir le bonnet de docteur.
Si Pilate avait eu une tête Lien organisée, je n'au-
rais demandé que deux ans pour lui apprendre les
vérités métaphysiques; et comme ces vérités sont
nécessairement liées avec celles de la morale, je rno
flatte qu'en moins de neuf ans Pilate serait devenu un
vrai savant et parfaitement honnête homme.
Vérités historiques.
J'aurais dit ensuite a Pilate : Les vérités histori-
ques ne sont que des probabilités. Si vous avez com-
battu à la bataille de Philippes, c'est pour vous une
vérité que vous connaissez par intuition, par senti-
ment. Mais, pour nous qui habitons tout auprès du
désert de Syrie, ce n'est qu'une chose très -probable
que nous connaissons par ouï -dire. Combien faut -il
de ouï-dire pour former une persuasion égale k celle
d'un homme qui, ayant vu la chose, peut se vanter
d'avoir une espèce de certitude ?
Celui qui a entendu dire la chose à douze mille
témoins oculaires, n'a que douze mille probabilités
égales à une forte probabilité, laquelle tfest pas égala
à la certitude.
370 VÉRITÉ.
Si vous ne tenez la chose que d'un seul des té-
moins, vous ne savez rien, vous devez douter. Si le
témoin est mort, vous devez douter encore plus, car
vous ne pouvez plus vous éclaircir. Si de plusieurs
témoins morts, vous êtes dans le même cas.
Si de ceux à qui les témoins ont parlé, le doute
doit encore augmenter.
De génération en génération le doute augmente,
et la probabilité diminue; et bientôt la probabilité
est réduite à zéro.
Ves degrés de vérité suivant lesquels on juge les
accusés*
On peut être traduit en justice ou pour des faits,
ou pour des paroles.
Si pour des faits, il faut qu'ils soient aussi certains
que le sera le supplice auquel vous condamnerez le
coupable : car si vous n'avez, par exemple, que vingt
probabilités contre lui , ces /ingt probabilités ne
peuvent équivaloir à la certitude de sa mort. Si vous
voulez avoir autant de probabilités qu'il vous en faut
pour être sûr que vous ne répandez point le sang
innocent, il faut qu'elles naissent de témoignages
unanimes de déposans qui n'aient aucun intérêt à dé-
poser. De ce concours de probabilités, il se formera
une opinion très-forte qui pourra servir à excuser
votre jugement. Mais comme vous n'aurez jamais de
certitude entière , vous ne pourrez vous flatter de
connaître parfaitement la vérité. Par conséquent vous
devez toujours pencher vers la clémence plus que
\ors la rigueur.
VERS ET POÉSIE. 3*71
S'il ne s'agit que de faits dont il n'ait résulté ni
mort d'homme, ni mutilation, il est évident que vous
ne devez faire mourir ni mutiler l'aceusé.
S'il n'est question que de paroles, il est encore
plus évident que vous ne devez point faire pendre un
de vos semblables pour la manière dont il a remué la
langue; car toutes les paroles du monde n'étant que
de l'air battu, à moins que ces paroles n'aient excité
au meurtre 9 il est ridicule de condamner un homme
à mourir pour avoir battu l'air. Mettez dans une
alance toutes les paroles oiseuses qu'on ait jamais
dites, et dans l'autre balance le sang d'un homme, ce
sang l'emportera. Or celui qu'on a traduit devant
vous n'étant accusé que de quelques paroles que ses
ennemis ont prises en un certain sens, tout ce que
vous pourriez faire serait aussi de lui dire des paroles
qu'il prendra dans le sens qu'il voudra; mais livrer
un innocent au plus cruel et au plus ignominieux sup-
plice pour des mots que ses ennemis ne comprennent
pas, cela est trop barbare. Vous ne faites pas plus de
cas de la vie d'un homme que de celle d'un lézard, eC
trop de juges vous ressemblent.
VERS ET POÉSIE.
Il est aisé d'être prosateur, très-difficile et très-
rare d'être poète. Plus d'un prosateur a fait semblant
de mépriser la poésie. Il faut leur rappeler souvent
le mot de Montaigne : «Nous ne pouvons y atteindre t
vengeons-nous par en médire.
Nous avons déjà remarqué que Montesquieu,
n'ayant pu réussir en vers, s'avisa, dans ses Lettres
^72 VERS ET POÉSIE.
persanes, de n'admettre nul mérite dans Virgile et
dans Horace. L'éloquent Bossuet tenta de foire quel-
ques vers et les fit détestables; mais il se garda bien
de déclamer contre les grands poètes.
Fénéion ne fil guère de meilleurs vers crue Bossuet;
mais il savait par cœur toutes les belles poésies de
l'antiquité : son esprit en est plein; il les cite souvent
dans ses lettres.
Il me semble qu'il n'y a jamais eu d'homme vé-
ritablement éloquent qui n'ait aimé la poésie. Je n'en
citerai pour exemples que César et Cicéron. L'un fît
la tragédie d'OEdipe. Nous avons de l'autre des mor-
ceaux de poésie qui pouvaient passer pour les meil-
leurs avant que Lucrèce, Virgile et Horace parussent.
Rien n'est plus aisé que de faire de mauvais vers
en français; rien de plus difficile que d'en faire de
bons. Trois choses rendent cette difficulté presque
insurmontable; la gène de la rime, le trop petit nom-
bre de rimes nobles et heureuses, la privation de ces
inversions dont le grec et le latin abondent. Aussi
nous avons très-peu de poètes qui soient toujours éié-
gans et toujours corrects. Il n'y a peut-être en France
que Racine et Boileau qui aient une élégance con-
tinue. Mais remarquez que les beaux morceaux de
Corneille sont toujours bien écrits, à quelques petites
fautes près. On en peut dire autant des meilleures
scènes en vers de Molière, des opéras de Quinauït,
des bonnes fables de Lafontaine. Ce sont là les seuls
génies qui ont illustré. la poésie en France dans le
grand siècle. Presque tous les autres ont manqué de
naturel, de variété, d'éloquence, d'élégance, de jus
VERS ET P0ÊSIES 3y3
fesse , de cette logique secrète qui doit guider toutes
les pensées sans jamais paraître; presque tous ont
péché contre la langue.
Quelquefois au théâtre on est ébloui d'une tirade
de vers pompeux, récités avec emphase. L'homme
sans discernement applaudit-, l'homme de goût con-
damne. Mais comment l'homme de goût fera-t-il
comprendre à l'autre que les vers applaudis par hii
ne valent rien? Si je ne me trompe, voici la méthode
la plus sûre.
Dépouillez les vers de la cadence et de la rime,
sans y rien changer d'ailleurs. Alors la faiblesse et la
fausseté de la pensée, ou l'impropriété des termes,
ou le solécisme, ou le barbarisme, ou l'ampoulé se
manifeste dans toute sa turpitude.
Faites cette expérience sur tous les vers de la tra-
ge'die d'ïphigénie, ou d'Armide, et sur ceux de l'Art
poétique, vous n'y trouverez aucun de ces défauts,
pas un mot. vicieux, pas un mot hors de sa place.
Vous verrez que l'auteur a toujours exprimé heureu-
sèment sa pensée, et que la gene de la rime n'a rien
coûté au sens.
Prenez au hasard toute autre pièce de vers; par
exemple, la tragédie de Didon, qui me tombe ac-
tuellement sous la main. Voici le discours que tient
Iarbe à la première scène :
« Tous mes ambassadeurs , irrités et confus ,
Trop souvent de la reine ont subi les refus.
Voisin de ses états , faibles dans leur naissance ,
Je croyais que Didon , redoutant ma vengeance ,
Se résoudrait sans peine à l'hymen glorieux
Dict. pli. 8. 32
374 VERS ET POESIE.
D'un monarque puissant, fils du maître des dieux.
Je contiens cependant la fureur qui m'anime;
Et , déguisant enror mon dépit légitime,
Pour la dcrniîre fois en proie à ses 1 auteurs,
Je viens sous 1 • faux nom de mes àmbas a leurs,
Au milieu de la cour d'une reine étrangère,
D'un refus obstiné pénétrer le mystère;
Que sais je!.... n'écouter qu'un transport amoureux,
Me découvrir moi-même, et déclai\r mes feux. »
Oicz la rime, et vous serez révolté de voir subir
de, rc k<; parée qu'on essuie un refus, et qu'en subit
une peine. &ubir< un refus est un barbarisme.
«Je croyais que Bidon, redoutant ma vengeance,
5e résoudrait sans peine. » Si elle ne se résolvait que
par crainte de la vengeance, il est bien clair qu'alors
elle ne se résoudrait pas sans peine, mais avec beau-
coup de peine et de douleur. Elle se résoudrait mal-
gré elle; elle prendrait un parti forcé. Iarbe, en
parlant ainsi, fait un contre-sens.
Il dit « qu'il est en proie aux hauteurs de la reine.»
On peut être exposé à des hauteurs, mais on ne peut
y être en proie, comme on Test à la colère, à la ven-
geance, cala cruauté. Pourquoi? c'est que la cruauté,
la vengeance, la colère, poursuivent en effet l'objet
d? leur ressentiment; et cet objet est regardé comme
leur proie : mais des bauleurs ne poursuivent per-
sonne; les hauteurs n'ont point de proie.
u il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs.
Tous ses ambassadeurs ont subi des refus. » Il est
impossible qu'il vienne sous le nom de tant d'ambas-
sadeurs à la fois. Un homme ne peut porter qu'un
nom; et; s'il prend le nom d'un ambassadeur 3 il un
VERS ET POESIE. 3?5
peut prendre le faux nom de cet ambassadeur, il
prend le véritable nom de ce ministre. ïarbe dit donc
tout le contraire de ce qu'il veut dire, et ce qu'il dit
ne forme aucun sans.
« Il veut pénétrer les mystères d'un refus. » Mais,
s'il a été refusé avec tant de hauteur, il n'y a nul
mystère à ce refus. 11 veut dire qu'il cherche à en
pénétrer les raisons. Mais il y a grande différence
entre raison et mystère. Sans le mot propre, on n'ex-
prime jamais bien ce qu'on pense.
« Que sais-je! n'écouter qu'un transport
amoureux , me découvrir moi-même , et déclarer mes
feux. »
Ces mots que sais-jc! font entendre que Iarbe va se
livrer à la fureur de sa passion. Point du tout : il dit
qu'il parlera peut-être d'amour à sa maîtresse; ce qui
n'est assurément ni extraordinaire, ni dangereux, ni
tragique, et ce qu'il devrait avoir déjà fait. Observez
encore que, s'il se découvre, il faut bien qu'il se dé-
couvre lui-même : ce lui-même est un pléonasme.
Ce n'est pas ainsi que, dans l'Andromaque, Racine
fait parler Oreste , qui se trouve à peu près dans la
même situation.
Il dit :
Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne.
J'aime, je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.
(Racine, Andromaque , acte I, scène I.)
Voilà comme devait s'exprimer un caractère fou-
gueux et passionné, tel qu'on peint Iarbe.
Que de fautes dans ce peu de vers des la première
3j6 VERS ET POÉSIE.
scène! presque chaque mot est un défaut. Et, si on
voulait examiner ainsi tous nos ouvrages drama-
tiques, yen a-t-il un seul qui pût tenir contre une
critique sévère ?
L'Inès de La Motte est certainement une pièce
touchante; on ne peut voir le dernier acte sans verser
des larmes. L'auteur avait infiniment d'esprit; il l'avait
juste, éclaire, délicat et fécond", mais, dès le com-
mencement de la pièce, quelle versification faible,
languissante, décousue, obscure, et quelle impro-
priété de termes!
a Mon fils ne me suit point : il a craint , je le vois,
D'être ici le témoin du bruit de ses exploits. ~.
Vous, Rodrigue, le sang vous attache à sa gloire;
Votre valeur, Henrique, eut part à sa victoire;
Ressentez avec moi sa nouvelle grandeur.
Reine, de Ferdinand voici l'ambassadeur. »
D'abord on ne sait quel est le personnage qui
parle, ni à qui il s'adresse, ni dans quel lieu il est, ni
de quelle victoire il s'agit. Et c'est pécher contre la
grande règle de Boileau et du bon sens.
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué :
Que le lieu de la scène y soit fixe et marque' ;
(Boileau, Art poétique; chant III, vers 3 y et 38.)
Que dès les premiers vers l'action préparée ,
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
( Idem x chant III , vers 27 et 28. )
Ensuite, remarquez qu'on n'est point témoin d'un
bruit d'exploits. Cette expression est vicieuse, L'au-
VERS ET POÉSIE. 377
leur entend que peut-être ce fils trop modeste craint
de jouir de sa renommée, qu'il veut se dérober aux
honneurs qu'on s'empresse à lui rendre. Ces expres-
sions seraient plus justes et plus nobles. Il s'agit d'une
ambassade envoyée pour féliciter le prince. Ce n'est
pas là un bruit d'exploits.
« Vous, Rodrigue. — Vous, Henrîque.» Il semble
que le roi aille donner ses ordres à ce Rodrigue et à
ce Henrique : point du tout; il ne leur ordonne rien,
il ne leur apprend rien. Il s'interrompt pour leur dire
seulement : « Ressentez avec moi la nouvelle gran-
deur de mon fils. » On ne ressent point une grandeur.
Ce terme est absolument impropre ; c'est une espèce
de barbarisme. L'auteur aurait pu dire : « Partagez
son triomphe, ainsi que son bonheur. ».
Le roi s'interrompt encore pour dire : « Reine, de
Ferdinand voici l'ambassadeur, » sans apprendre au
public quel est ce Ferdinand, et de quel pays cet am-
bassadeur est venu. Aussitôt l'ambassadeur arrive.
On apprend qu'il vient de Castille ; que le personnage
qui vient de parler est roi de Portugal, et qu'il vient
le complimenter sur les victoires de l'infant son fils.
Le roi de Portugal répond au compliment de cet am-
bassadeur de Castille, qu'il va enfin marier son fils à
la sœur de Ferdinand, roi de Castille.
« Allez ; de mes desseins instruisez la Castille;
Faites savoir au roi cet hymen triomphant *
Dont je vais couronner les exploits de l'infant, n
(c Faire savoir un hymen » est sec et sans élégance»
« Un hymen triomphant » est très-impropre et très-
vicieux y parée que cet hymen ne triomphe pas,
32.
$j8 VERS ET POÉSIE.
« Couronner les exploits d'un hymen » est trop
trivial et n'est point à sa place , parce que ce mariage
était conclu avant les triomphes de l'infant. Une plus
grande faute est celle de dire sèchement à l'ambassa-
deur : Allez-vous-en > comme si on parlait à un cour-
rier* C'est manquer à la bienséance. Quand Pyrrhus
donne audience à Oreste dans l'Andromaque, et lors-
qu'il refuse ses propositions, il lui dit :
Vous pouvez cependant voir la fille d'Hélène.
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne.
Après cela, seigneur, je ne vous retiens plus.
(Racine, Andromaque. acte I, scène III. J
Toutes les bienséances sont observées dans les dis-
cours de Pyrrhus; c'est une règle qu'il ne faut jamais
violer.
Quand l'ambassadeur a été congédié, le roi de
Portugal dit à sa femme :
« . . - Mon fils est enfin dijine que la princesse
Lui donne avec sa main l'estime et la tendresse. »
Voilà un solécisme intolérable, ou plutôt un' bar-
barisme. On ne donne point l'estime et la tendresse
comme on donne le bonjour. Le pronom était absolu-
ment nécessaire; les esprits les plus grossiers sentent
cette nécessité. Jamais le bourgeois le plus mal élevé
n'a dit à sa maîtresse, accordez-moi l'estime, mais
votre estime, La raison en est que tous nos senti-
mens nous appartiennent. Vous excitez ma colère, et
non pas la colère; mon indignation, et non pas l'in-
dignation, à moins qu'on n'entende l'indignation, la
colère du public. On dit , vous ayez l'estime et l'a-
VERS ET POÉSIE. 3;;<J
mour du peuple ; vous avez mon amour et mou
estime. Le vers de La Motte n1est pas français; et rien
n'est peut-être plus rare que de parier français dans
notre poésie.
Mais, me dira-t-on, malgré cette mauvaise versi-
fication, Inès réussit: oui; elle réussirait cent fois
davantage , si elle était bien écrite. Elle serait au rang
des pièces de Racine, dont le stvie est sans contredit
le principal mérité.
Il ny a de vraie réputation que celle qui est formée
à la longue par le suffrage unanime des connaisseurs
sévères. Je ne parle ici que d'après eux ; je ne critique
aucun mot, aucune phrase, sans en rendre une raison
évidente. Je me garde bien d'en user comme ces re-
gratliers insoie n s de la littérature, ces fescurs d'ob-
servations à tant la feuille, qui usurpent le nom d«
journalistes , qui croient flatter la malignité du public
en disant : Cela est ridicule, cela est piloyable, sans
rien discuter, sans rien éprouver. Ils débitent pour
tou:e raison des injures, des sarcasmes, des calom-
nies. Ils tiennent bureau ouvert de médisance, au lieu
d'ouvrir une école où Ton puisse s'instruire.
Celui qui dit librement son avis; sans ouvrage ci
sans raillerie amère; qui raisonne avec son lecteur;
qui cherche sérieusement à épurer la langue et h)
goût, mérite au moins l'indulgence de ses conci-
toyens. Il y a plus de soixante ans que j'étudie Pari
des vers, et peut-êlre suis-je en droit de dire ttupji
sentiment. Je dis donc qu'un vers, pour être bon,
doit être semblable à Tor, en avoir le poids, le titre ?
et le son. Le poids, c'est la pensée; le titre, c'est la
380 VERS ET POÉSIE.
pureté élégante du style;- le son, c'est l'harmonie. Si
Tune de ces trois qualités manque, le vers ne vaut rien.
J'avance hardiment , sans crainte d'être démenti
par quiconque a du goût, qu'il y a plusieurs pièces,
de Corneille où l'on ne trouvera pas six vers irrépré-
hensibles de suite. Je mets de ce nombre Théodore,
don Sanche, Attila, Bérénice, Agésilas; et je pour-
rais augmenter beaucoup cette liste. Je ne parle pas
ainsi pour dépriscr le maie et puissant génie de Cor-
neille; mais pour faire voir combien la versification
française est difficile, et plutôt pour excuser ceux
qui l'ont imité dans ses défauts , que pour les con-
damner. Si vous lisez; le Cid , les Horaces , Cinna ,
Pompée ? Polycuctc , avec le même esprit de critique ?
vous y trouverez souvent douze vers de suite ; je ne
dis pas seulement bien faits, mais admirables.
Tous les gens de lettres savent que, lorsqu'on ap-
porta au sévc.'c Boileau la tragédie de Rhadamiste^
ii n'en put achever la lecture, et qu'il jeta le livre à
la moitié du second acte. « Les Praoons, dit-il , dont
nous nous sommes tant moqués , étaient des soleils
en comparaison de ces gens-ci. » L'abbé Fraguier et
l'abbé Gédouin étaient présens avec le Verrier , qui
lisait la pièce. Je les entendis plus d'une fois raconter
cette anecdote ; et Racine le fils en fait mention dans
la vie de son père. L'abbé Gédouin nous disait que
Ce qui les avait d abord révoltés taus? était l'obscu-
rité de l'exposition faite en mauvais vers. En effet y
disait-il, nous ne pûmes jamais comprendre ces Yers
de Zénobie ;
VERS ET POÉSIE. 38 1
« A peine je touchais à mon troisième lustré,
Lorsque tout fut conclu pour cet hymen illustre".
Rhadamiste déjà s'en croyait assuré,
Quand son père cruel , contre nous conjure'.
Entra dans nos états suivi de Tyridate,
Qui brûlait de s'unir au sang de Mithridate ;
Et ce Parthe, indigné qu'on lui ravît ma foi,
Sema partout l'horreur, le désordre et l'effroi.
Mithridate , accable' par son perfide frère ,
Fit tomber sur le fils les cruautés du père. »
(Geébillon, Rhadamiste et Zéuobie, act. I, se. ï. )
Nous sentîmes tous , dit l'abbé Gédouin , que
« l'hymen illustre n'était que pour rimer à troisième
lustre : » Que « le père cruel contre nous conjuré, et
entrant dans nos états suivi de Tyridate, qui brûlait
de s'unir au sang de Mithridate, » était inintelligible
à des auditeurs qui ne savaient encore ni qui était ce
Tyridate , ni qui était ce Mithridate : Que « ce Parthe ,
semant partout lhorrcur, le désordre et l'effroi, ».
soiic des expressions vagues , rebattues , qui n'ap-
prennent rien de positif: Que «les cruautés du père,
tombant sur le fils, » sont une équivoque; qu'on ne
sait si c'est le père qui poursuit le fils , ou si c'est Mi-
thridate qui se venge sur le fils des cruautés du père.
Le reste de l'exposition n'est guère plus clair. Ce
défaut devait choquer étrangement Boileau et ses
élèves, Boileau surtout qui avait dit dans sa Poétique :
Je me ris d'un auteur qui , lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut d'abord ne sait pas m 'informer.
Et qui , débrouillant mal une pénible intrigue ,
D'un divertissement me fait une fatigue.
(Boileau, Art poétique, III, 29 et suïv.)
332 VERS ET POÉSIE.
L'abbé Gédouin ajoutait que Boileau avait arraché
la pièce des mains de Le Verrier, et Pavait jetée par
terre à ces vers :
Eh ! que sais-je , Hiéron ? furieux , incertain ,
Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
Jouet infortune de ma douleur extrême,
Dans l'état où je suis me connais-je moi-même?,
Mon cœur de soins divers sans cesse combattu,
Ennemi du forfait sans aimer la vertu, etc.
(Crébillon, Rhadamiste et Ze'nobie, act. Iï, se. T. )
Ces antithèses en effet ne forment qu'un contre-
sens inintelligible. Que signifie « criminel sans pen-
chant? » Il fallait au moins dire, sans penchant au
crime. Il fallait jouter contre ces beaux vers de Qui-
nauld :
Le destin de Me'de'e est d'être criminelle*;
Mais son cœur était fait pour aimer la vertu.
(The'sce , acte II, scène I. )
« Vertueux sans dessein, » sans quel dessein? Est-
ce sans dessein d'etre vertueux? il est impossible de
tirer de ces vers un sens raisonnable.
Comment le même homme, qui vient de dire qu'il
est vertueux, quoique sans dessein, peut-il dire qu'il
n'aime point la vertu? Avouons que tout cela est un
étrange galimatias, et que Boileau avait raison.
Par un don de César je suis roi d'Arménie,
Parce qu'il croit par moi détruire llbérie.
( Crébil. , Rhadamiste et Zénobie , act. II , se, ï. )
Boileau avait dit :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
(Art poétique, chant I3 vers 1 1 (h)
VERS ET POÉSIE. 383
Certes , ce vers : «Parce qu'il croit par moi, » do*-
vait révolter son oreille.
Le dégoût et l'impatience de ce grand critique
étaient donc très-excusables. Mais, si! avait entendu
le reste de la pièce, il y aurait trouvé des beautés, do
l'intérêt , du pathétique , du neuf, et plusieurs vers
dignes de Corneille.
Il est vrai que dans un ouvrage de longue haleine
on doit pardonner à quelques vers mal faits, à quel-
ques fautes contre la langue; mais en général un style
pur et châtié est absolument nécessaire. Ne nous las-
sons point de citer l'Art poétique ; il est le code , non-
seulement des poètes, mais même des prosateurs.
IVÎon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, Fauteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
(Bon eau, Art poétique, ch. I, v. ibg et suiv.)
On peut être sans doute très-ennuyeux en écrivant
Lien; mais on l'est bien davantage en écrivant ma!.
N'oublions pas de dire qu'il© style froid, languis-
sant, décousu, sans grâces et sans force, dépourvu
de génie et de variété, est encore pire que mille solé-
cismes. Voilà pourquoi sur cent poètes il s'en trouve
à peine un qu'on puisse lire. Songez à toutes les pièces
de vers dont nos mercures sont surchargés depuis
cent ans, et voyez si de dix mille il y en a deux dont
on se souvienne. Nous avons environ quatre mille
pièces de théâtre : combien peu sont échappées à un
éternel oubli!
Est-il possible qu'après les vers de Hacine , des
384 VERS ET POÉSIE.
barbares aient osé forger des vers tels que ceux-ci :
« Le lac , où vous avez cent barques toutes prêtes
Lavant le pied des murs du palais où vous êtes ,
Vous peut faire aisément regagner Tetsuco ;
Ses ports nous sont ouverts. D'ailleurs à Tabasco. ....
Vous le savez, seigneur, l'ardeur étant nouvelle,
Et d'un premier butin l'espérance étant belle....
Ne les bravons donc point, risquons moins, et que Charie
pu maître désormais se présente et lui parle. —
Ce prêtre d'un grand deuil menace Tlascala ;
Est-ce assez? Sa fureur n'en demeure pas là.
Nous saurons les serrer. Mais dans un temps plus calme
Le myrte ne se doit cueillir qu'après la palme.
Il apprit que le trône et l'autel eminent
D'où part au roi des rois l'oracle dominant.
Que le sceptre est la verge , etc. »
Est-ce sur le théâtre d'Iphigénie et de Phèdre,
est-ce chez les Hurons, chez les Illinois, qu'on a fait
ronfler ces vers et qu'on les a imprimés?
Il y a quelquefois des vers qui paraissent d'abord
moins ridicules, mais qui le sont encore plus, pour
peu qu'ils soient examinés par uîî sage critique.
«Quoi ! madame, aux autels vous devancez l'aurore!
Hé ! quel soin si pressant vous y conduit encore ?
"Qu'il m'est doux cependant de revoir vos beaux yeux ,
Et de pouvoir ici rassembler tous mes dieux I
TULLIE.
Si ce sont là les dieux à qui tu sacrifies ,
Apprends qu'ils ont toujours abhorré les impies;
Et que, si leur pouvoir égalait leur courroux,
La foudre deviendrait le moindre de leurs coups.
VERS ET POÉSIE. 385
CATILINA.
Tullie , expliquez-moi ce que je viens d'entendre,
(Crébillon, Catilina, acte I, scène IV.)
Il a bien raison de demander à Tullie l'explication
de tout ce galimatias.
Une femme qui devance l'aurore aux autels ,
Et qu'un soin pressant y conduit encore.
Ses beaux yeux qui s'y rassemblent avec tous les dieux,
Ces beaux yeux qui abhorrent les impies ,
Ces yeux dont la foudre deviendrait le moindre coup ,
Si leur pouvoir égalait le courroux de ces yeux, etc.
De telles tirades (et qui sont en très-grand nom-
bre ) sont encore pires que le lac qui peut faire
aisément regagner Tetsuco, et dont les ports sonï
ouverts d'ailleurs à Tabasco. Et que pouvons-nous
dire d'ailleurs d'un siècle qui a vu représenter des
tragédies écrites tout entières dans ce style barbare ?
Je le répète; je mets ces exemples sous les yeux;
pour faire voir aux jeunes gens dans quels excès
incroyables on peut tomber quand on se livre à la
fureur de rimer sans demander conseil. Je dois exhor-
ter les artistes à se nourrir du style de Racine et de
Boileau, pour empêcher le siècle de tomber dans la
plus ignominieuse barbarie.
On dira, si l'on veut, que je suis jaloux des beaux
yeux rassemblés avec les dieux , et dont la foudre est
le moindre coup. Je répondrai que j'ai les mauvais
vers en horreur, et que je suis en droit de le dire.
Un abbé Trublet a imprimé qu'il ne pouvait lire un
poëme tout de suiîe. Hé ! M. l'abbé, que peut-on lire,
okt vh. 8. 33
386 VERTU.
que peut-on entendre , que peut-on faire long-temps
et lout de suite ?
VERTU.
SECTION PREMIÈRE.
On dit de Marcus Brutus, qu'avant de se tuer il
prononça ces paroles : O vertu î j'ai cru que tu étais
quelque chose ; mais tu n'es qu'un vilain fantôme !
Tu avais raison, Brutus, si tu mettais la vertu à
être chef de parti et l'assassin de ton bienfaiteur, de
ton père Jules-César; mais, si tu avais fait consister la
vertu à ne faire que du bien à ceux aui dépendaient
de toi, tu ne l'aurais pas appelée fantôme, et tu ne te
serais pas tué de désespoir.
Je suis très -vertueux, dit cet excrément de théo-
logie, car j'ai les quatre vertus cardinales, et les trois
théologales. Un honnête homme lui demande : Qu'est-
ce que vertu cardinale ? l'autre répond : C'est force ,
prudence, tempérance et justice.
l'honnête homme.
Si tu es juste, tu as tout dit; ta force, ta prudencef
ta tempérance, sont des qualités utiles. Si tu les as,
tant mieux pour toi ; mais, si tu es juste, tant mieux
pour les autres. Ce n'est pas encore assez d'être juste,
il faut être bienfesant; voilà ce qui est véritablement
cardinal. Et tes théologales, qui sont-elles ?
l'excrément.
Foi, espérance, charité.
l'honnête homme.
Est-ce vertu de croire ? ou ce que tu crois te semble
VERTU. 387
vraî, et en ce cas il n'y a nul mérite à le croire ; ou il
te semble faux, et alors il est impossible que tu le
croies.
L'espérance ne saurait être plus vertu que la
crainte; on craint et on espère, selon qu'on nous
promet ou qu'on nous menace. Pour la charité, n'est-
ce pas ce que les Grecs et les Romains entendaient
par humanité, amour du prochain ? cet amour n'est
rien s'il n'est agissant; la bienfesance est donc la seule
vraie vertu.
l'excrément*
Quelque sot ! vraiment oui, j'irai me donner bien
du tourment pour servir les hommes, et il ne m'en
reviendrait rien ! chaque peine mérite salaire. Je ne
prétends pas faire la moindre action honnête, à moins
que je ne sois sûr du paradis.
Quîs enim virtutem amplectitur ipsam
Prœmia si tollas?
(Juvénal, sat. X, y. if^i et 1/I2.)
Qui pourra suivre la vertu
Si vous ôtez la récompense?
l'honnête HOMME,
Ah! maître, c'est-à-dire que, si vous n'espériez pas
le paradis , et si vous ne redoutiez pas 1 enfer , vous
ne feriez jamais aucune bonne œuvre. Vous me citez
des vers de Juvénal , pour me prouver que vous
n'avez que votre intérêt en vue. En voici de Racine
qui pourront vous faire voir au moins qu'on peut
trouver dès ce monde sa récompense en attendant
mieux.
388 vertu.
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même \
Partout en ce moment on me bénit, on m'aime !
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer.
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ,
Je vois voler partout les cœurs à mon passage !
Tels étaient vos plaisirs.
( Racine , Britannicus , acte IV, scène IL )
Croyez-moi, maître, il y a deux ehoses qui mé-
ritent d'être aimées pour elles-mêmes, Dieu et la
vertu.
l'excrément.
Ah ! monsieur, vous êles fenéloniste.
L'HONNÊTE HOMME.
Oui, maître.
l'excrément.
J'irai vous dénoncer ta Foiïieial de Meau\.
L HONNETE HOMME.
Va, dénonce.
SECTION II.
Qu'est-ce que vertu ? Bicnfesance envers le pro-
chain. Puis -je appeler vertu autre chose que ce qui
me fait du bien? Je suis indigent, tu es libéral. Je
suis en danger, tu me secours. On me trompe, tu me
dis la vérité. On me néglige, tu me consoles. Je suis
ignorant, tu m'instruis. Je t'appellerai sans difficulté
vertueux. Mais que deviendront les vertus cardinales
et théologales? Quelques-unes resteront dans \qs
écoles.
Que m'importe que tu sois tempérant ? c'est un
précepte de santé que tu observes ; tu t'en porteras
V^RTU. 38q
mieux, et je t'en félicite. Tu as la foi et l'espérance,
je t'en félicite encore davantage; elles te procureront
la vie éternelle. Tes,vertus théologales sont des dons
célestes; tes cardinales sont d'excellentes qualités
qui servent à te conduire : mais elles ne sont point
vertus par rapport à ton prochain. Le prudent se fait
du bien, le vertueux en fait aux hommes. Saint Paul
a eu raison de te dire que la charité l'emporte sur la
foi, sur l'espérance.
Mais quoi, n'admettra -t- on de vertus que celles
qui sont utiles au prochain ? Hé comment puis- je en
admettre d'autres ? Nous vivons en société ; il n'y a
donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait
ie bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux,
il sera revêtu d'un cilice ; hé bien , il sera saint : mais
je ne l'appellerai vertueux que quand il aura fait
quelque acte de vertu dont les autres hommes auront
profité. Tant qu'il est seul, il n'est ni bienfesant, ni
malfesant; il n'est rien pour nous. Si saint Bruno a
mis la paix dans les familles, s'il a secouru l'indi-
gence, il a été vertueux; s'il a jeûné, prié cfcâns la
solitude , il a été un saint. La vertu entre les hommes
est un commerce de bienfaits ; celui qui n'a nulle part
à ce commerce ne doit point être compté. Si ce saint
était dans le monde, il ferait du bien sans doute;
mais, tant qu'il n'y sera pas, le monde aura raison de
ne lui pas donner le nom de vertueux; il sera bon
pour lui et non pour nous.
Mais, me dites-vous, si un solitaire est gourmand^
ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même^
il est vicieux; il est donc vertueux s'il a les qualités
33
3qo yiANj^g
contraires. C'est de quoi je ne peux convenir : c'est
un très-vilain homme s'il a les défauts dont vous par-
lez; mais il n'est point vicieux, méchant, punissable
par rapport à la société à qui ses infamies ne font
aucun mal. Il est à présumer que, s'il rentre dans la
société, il y fera du mal, qu'il y sera très-vicieux; et
il est même bien plus probable que ce sera un mé-
chant homme, quïl n'est sûr que l'autre solitaire
tempérant et chaste sera un homme de bien, car dans
la société les défauts augmentent, et les .bonnes qua-
lités diminuent.
On fait une objection bien plus forte; Néron, le
pape Alexandre VI, et d/autrcs monstres de cette
espèce, ont répandu des bienfaits; je réponds har-
diment qu'ils furent vertueux ce jour-là.
Quelques théologiens disent que le divin empe-
reur Antonin n'était pas vertueux ; que c'était un
stoïcien entêté, qui, non content de commander aux
hommes, voulait encore être estimé d'eux; qu'il rap**
portait à lui-même le bien qu'il fesait au genre humain;
qu'il fut toute sa vie juste, laborieux, bienfesant par
vanité, et qu'il ne fit que tromper les hommes par ses
vertus; je m'écrie alors : Mon Dieu, donnez -nous
souvent de pareils fripons !
VIANDE,
VIANDE DÉFENDUE, VIANDE DANGEREUSE.
Court examen des préceptes juifs et chrétiens ?
et de ceux des anciens philosophes.
Viande vient sans doute devictus, ce qui nourrit, ce
qui soutient la vie; de vicias on fit vwentia, de vwen-
VIANDE. 3gi
tia1 viande. Ce mot devrait s'appliquer à tout ce qui
se mange; mais, par la bizarrerie de toutes les lan-
gues, l'usage a prévalu de refuser cette dénomination
au pain, au laitage, au riz, aux légumes, aux fruits,
au poisson, et de ne le donner qu'aux animaux ter-
restres. Cela semble contre toute raison, mais c'est
l'apanage de toutes les langues et de ceux qui les ont
faites.
Quelques premiers chrétiens se tirent un scrupule
de manger de ce qui avait été offert aux dieux, de
quelque nature qu'il fût. Saint Paul n'approuva pas
ce scrupule. Il écrit aux Corinthiens : « Ce qu'on
mange n'est pas ce qui nous rend agréables à Dieu.
Si nous mangeons, nous n'aurons rien de plus devant
lui, ni rien de moins si nous ne mangeons pas (a). »
11 exhorte seulement à ne point se nourrir de viandes
immolées aux dieux , devant ceux des frères qui
pourraient en être scandalisés. On ne voit pas après
cela pourquoi il traite si mal saint Pierre, et le re-
prend d'avoir mangé des viandes défendues avec les
gentils. On voit d'ailleurs dans les Actes des apôtres
que Simon Pierre était autorisé à manger de tout in-
différemment. Car il vit un jour le ciel ouvert, et une
grande nappe descendant par les quatre coins du
ciel en terre; elle était couverte de toutes sortes
d'animaux terrestres à quatre pieds, de toutes les es-
pèces d'oiseaux et de reptiles ( ou animaux qui na-
gent), et une voix lui cria : a Tue et mange » (b).
Vous remarquerez qu'alors le carême et les jours
[a) lre aux Coriudi., cliap. VIII.— (b) Actes, chap. X,
of)2 VIANDE.
de jeune n'étaient point institués. Rien ne s'est jamais
fait que par degrés. Nous pouvons dire ici, pour la
consolation des faibles, que la querelle de saint Pierre
et de saint Paul ne doit point nous effrayer. Les saints
sont hommes. Paul avait commencé par être le geô-
lier et même le bourreau des disciples de Jésus.
Pierre avait renié Jésus, et nous avons vu que l'église
naissante, souffrante, militante, triomphante, a tou-
jours été divisée depuis les ébionites jusqu'aux jé-
suites.
Je pense bien que les bracmanes, si antérieurs aux
Juifs, pourraient bien avoir été divisés aussi; mais
enfin ils furent les premiers qui s'imposèrent la loi de
ne manger d'aucun animal. Comme ils croyaient que
les âmes passaient et repassaient des corps humains
dans ceux des bêtes , ils ne voulaient point manger
leurs parens. Peut-être leur meilleure raison était la
crainie d'accoutumer les hommes au carnage, et de
leur inspirer des mœurs féroces.
On sait que Pythagore, qui étudia chez eux la
géométrie et la morale, embrassa cette doctrine hu-
maine et la porta en Italie. Ses disciples la suivirent
très-long-temps : les célèbres philosophes Plotin,
Jamblique et Porphyre la recommandèrent, et même
la pratiquèrent, quoiqu'il soit assez rare de faire ce
qu'on prêche. L'ouvrage de Porphyre sur l'abstinence
des viandes, écrit au milieu de notre troisième siècle,
très-bien traduit en notre langue par M. de Burigni,
est fort estimé des savans; mais il n'a pas fait plus de
disciples parmi nous que le livre du médecin Héquet.
C'est en vain que Porphyre propose pour modèles les
viande» 3g3
bracmanes et les mages persans de la première classe,
qui avaient en horreur la coutume d'engloutir dans
nos entrailles les entrailles des autres créatures; il
n'est suivi aujourd'hui que par les pères de la Trappe.
L'écrit de Porphyre est adressé à un de ses anciens
disciples nommé Firmus, qui se fit, dit-on, chrétien
pour avoir la liberté de manger de la viande et de
boire du vin.
Il remontre à Firmus qu'en s'abstenant de la viande
el des liqueurs forles, on conserve la santé de l'âme
et du corps; qu'on vit plus long-temps et avec plus
d'innocence. Toutes ses réflexions sont d'un théolo-
gien scrupuleux, d'un philosophe rigide, et d'une
âme douce et sensible. On croirait, en le lisant, que
ce grand ennemi de l'église est un père de l'église.
Il ne parle point de métempsycose, mais il regarde
les animaux comme nos frères, parce qu'ils sont ani-
més comme nous, qu'ils ont les mêmes principes de
vie, qu'ils ont ainsi que nous des idées, du sentiment }
de la mémoire, de l'industrie. Il ne leur manque que
la parole; s'ils l'avaient, oserions-nous les tuer et les
manger ? oserions-nous commettre ces fratricides ?
Quel est le barbare qui pourrait faire rôtir un agneau,
si cet agneau nous conjurait par un discours atten-
drissant de n'être point à la fois assassin et anthropo-
phage ?
Ce livre prouve du moins qu'il y eut chez les gen-
tils des philosophes de la plus austère vertu ; mais ils
ne purent prévaloir contre les bouchers et les gour-
mands.
Il est à remarquer que Porphyre fait un très-bel
3g4 vie.
éloge des esséniens. ïl est rempli de vénération pour
eux, quoiqu'ils mangeassent quelquefois de la viande.
C'était alors à qui serait le plus vertueux, des essé-
niens, des pythagoriciens, des stoïciens et des chré-
tiens. Quand les sectes ne forment qu'un petit trou-
peau, leurs mœurs sont pures; elles dégénèrent dès
qu'elles deviennent puissantes.
La cjola, il dado e Votiose piume
Hanno daV mondo ogni virtà sbanditat
VIE.
On trouve ces paroles dans le Système de la na-
ture, page 84? édition de Londres : « 11 faudrait dé-
finir la vie avant de raisonner de l'âme; mais c'est ce
que j'estime impossible. »
C'est ce que j'ose estimer très-possible. La vie est
organisation avec capacité de sentir. Ainsi on dit que
tous les animaux sont en vie. On ne le dit des plantes
que par extension, par une espèce de métaphore ou
de catachrèse. Elles sont organisées, elles végètent;
mais, n'étant point capables de sentiment, elles n'ont
point proprement la vie.
On peut être en vie sans avoir un sentiment actuel;
car on ne sent rien dans une apoplexie complète,
dans une léthargie, dans un sommeil plein et sans
rêves, mais on a encore le pouvoir de sentir. Plu-
sieurs personnes, comme on ne le sait que trop, ont
été enterrées vives comme des vestales, et c'est ce qui
arrive dans tous les champs de bataille, surtout dans
les pays froids; un soldat est sans mouvement et sans
vie. 3p,5
haleine; s'il était secouru, il lés reprendrait; mais,
pour avoir plus tôt fait, on l'enterre. '
Qu'est-ce que cette capacité de sensation ? Autre-
fois vie et âme c'était même chose, et l'une n'est pas
plus connue que l'autre, le fond en est-il mieux connu
aujourd'hui ?
Dans les livres sacrés juifs, âme est toujours em-
ployée pour vie.
(a) Dixit etiam Deus, producant aquœ reptile animœ viventis,
Et Dieu dit 2 que les eaux produisent des reptiles d'âme vi-
vante.
Creavit Deus cetô grandia et omnem animam viventem atque
motabilem cjuam produxerant aquœ.
Il cre'a aussi de grands dragons ( tannitim ) , tout animal ayant
rie et mouvement, que les eaux avaient produits.
Il est difficile d'expliquer comment Dieu créa cei
dragons produits par les eaux; mais la chose est ainsi,
et c'est à nous de nous soumettre.
(h) Producat terra anipiam viventem in génère suo, jumenta
et reptilia.
Que la terre produise âme vivante en son genre , des behô-
moths et des reptiles.
(c) Et in quibus est anima vwens, ad vescendum.
Et à toute âme vivante pour se nourrir.
Et inspiravit in faciem ejus spiraculum^ vitœ , et factus est
homo in animam viventem.
(d) Et il souffla dans ses narines souffle de vie, et l'homme
eut souffle de vie (selon l'IiébréU).
(a) Genèse, ch,I,v. 20. — {b) Ch.ï,?. 21.^ — (c) Gh.I,v.3o.
~~ (^)Chap. II, y. 7,
3q6 vie.
Sancjuincm enim animarum vestrarum recjuiram d& manu
cunctarum bestiarum, et de manu hominis, etc.
Je redemanderai vos âmes aux mains des bêtes et des hommes.
Ames signifie ici vies évidemment. Le texte sacré
ne peut entendre que les bêtes auront avalé l'âme
des hommes, mais leur sang, qui est leur vie. Quant
aux mains que ce texte donne aux bêtes > il entend
leurs griffes.
En un mot, il y a plus de deux cents passages ou
Tâme est prise pour la vie des bêtes ou des hommes ;
mais il n'en est aucun qui vous dise ce que c'est que
la vie et l'âme.
Si c'est la faculté de la sensation , d'où vient cette
faculté? A cette question tous les docteurs répondent
par des systèmes, et ces systèmes sont détruits les
uns par les autres. Mais pourquoi voulez-vous savoir
d'où vient la sensation? il est aussi difficile de conce-
voir la cause qui fait tendre tous les corps à leur
commun centre, que de concevoir la cause qui rend
Tanimal sensible. La direction de l'aimant vers le pôle
arctique, les routes des comètes, mille autres phéno-
mènes sont aussi incompréhensibles.
II y a des propriétés évidentes de la matière , dont
le principe ne sera jamais connu de nous. Celui de la
sensation, sans laquelle il n'y a point dévie, est et
sera ignoré comme tant d'autres.
Peut-on vivre sans éprouver des sensations? non.
Supposez un enfant qui meurt après avoir été toujours
en léthargie ; il a existé, mais il n'a point vécu.
Mais supposez un imbécile qui n'ait jamais eu
d'idées complexes, et qui ait eu du sentiment; cer-
VISION. 3q7
tainement il a vécu sans penser; il n'a eu que les idées
simples de ses sensations.
La pensée est-elle nécessaire à la vie? non, puisque
cet imbécile n'a point pensé, et a vécu.
De là quelques penseurs pensent que la pensée
n'est point l'essence de l'homme ; ils disent qu'il y a
beaucoup d'idiots non pcnsans qui sont hommes, et
si bien hommes qu'ils font des hommes, sans pouvoir
jamais faire un raisonnement.
Les docteurs qui croient penser répondent que ces
idiots ont des idées fournies par leurs sensations.
Les hardis penseurs leur répliquent qu'un chien
de chasse, qui a bien appris son métier, a des idées
beaucoup plus suivies, et qu'il est fort supérieur à ces
idiots. De là naît une grande dispute sur Pâme. Nous
n'en parlerons pas; nous n'en avens que trop parlé à
Particle Ame,
VISION.
Quand je parle de vision, je n entends pas la ma-
nière admirable dont nos yeux aperçoivent les objets,
et dont les tableaux de tout ce que nous voyons se
peignent dans la rétine : peinture divine, dessinée
suivant toutes les lois des mathématiques, et qui par
conséquent est, ainsi que tout le reste, de la main de
l'éternel géomètre, en dépit de ceux qui font les en-
tendus, et qui feignent de croire que Pœil n'est pas
destiné à voir, l'oreille à entendre, et le pied à mar-
cher. Cette matière a été traitée si savamment par
tant de grands génies, qu'il n'y a plus de grains à ra-
masser après leurs moissons.
Dict. ph. 8. 34
39$ VISION
Je ne prétends point parler de l'hérésie dont fut
accusé le pape Jean XXII , qui prétendait que les
saints ne jouiraient de la vision béatlfique qu'après le
jugement dernier, Je laisse là cette vision.
Mon objet est cette multitude innombrable de
visions dont tant de saints personnages ont été favo-
risés ou tourmentés , que tant d'imbéciles ont cru
avoir, et avec lesquels tant de fripons et de friponnes
ont attrapé le monde , soit pour se faire une réputa^
tion de béats, de béates, ce qui est très-flatteur; soit
pour gagner de l'argent, ce qui est encore plus ÛaU
leur pour tous les charlatans,
Calmet et Langlet ont fait d'amples recueils de ces
visions. La plus intéressante à mon gré, celle qui a
produit les plus grands effets, puisqu'elle a servi à la
réforme des trois quarts de la Suisse, est celle de ce
jeune jacobin Yetzer , dont j'ai déjà entretenu mon
cher lecteur. Ce Yetzer vit, comme vous savez, plu-
sieurs fois la sainte Vierge et sainte Barbe qui lui im-
primèrent les stigmates de Jésus-Christ. Vous n'ignorez
pas comment il reçut d'un prieur jacobin une hostie
saupoudrée d'arsenic , et comment l'évêque de Lau-
sanne voulut le faire brûler pour s'être plaint d'avoir
été empoisonné. Vous avez vu que ces abominations
furent une des causes du malheur qu'eurent les Ber-
nois de cesser d'être catholiques, apostoliques et
romains.
Je suis fii c hé de n'avoir point à vous parler de
visions de cette force.
Cependant vous m'avouerez que la vision des révé-
rends pères cordeliers d'Orléans, en 1 534 ? est cel*e
VISION. 3$Q
qui en approche le plus, quoique de fort loin. Le
procès criminel qu'elle occasiona est encore en
manuscrit dans la bibliothèque du roi de France f.
n' 1770.
L'illustre maison de Saint-Mémin avait fait de
grands biens au couvent des cordcliers, et avait sa
sépulture dans leur église. La femme d'un seigneur de
Saint-Mémin \ prévôt d Orléans , étant morte , son
mari, croyant que ses ancêtres s'étaient assez appau-
vris en donnant aux moines, fit un présent à ces
frères qui ne leur parut pas assez considérable. Ces
bons franciscains s'avisèrent de vouloir déterrer la
défunte , pour forcer le veuf à faire réenterrer sa
femme en leur terre sainte, en les payant mieux. Le
projet n'était pas sensé; car le seigneur de Saint-
Mémin n'aurait pas manqué de la faire inhumer ail-
leurs. Mais il entre souvent de la folie dans la fri-
ponnerie.
D'abord Famé de la dame de Saint-Mémin n'appa-
rut qu'à deux frères. Elle leur dit (tv) : « Je suis
damnée comme Judas, parce que mon mari n'a pas
donné assez. » Les deux petits coquins qui rappor-
tèrent ces paroles ne s'aperçurent pas qu'elles devaient
nuire au couvent plutôt que lui profiter. Le but du'
couvent était d'extorquer de l'argent du seigneur de
Saint-Mémin pour le repos de l'àme de sa femme.
Or, si madame de Saint Mémin était damnée, tout
l'argent du monde ne pouvait la sauver; on n'avait
(a) Tiré d'un manuscrit de la bibliothèque de Tévègue dff
Blois , Caumartin.
400 VISION.
rien à donner ; les cordeliers perdaient leur rétri-
bution.
11 y avait dans ce temps-là très-peu de bon sens
en France. La nation avait été abrutie par l'invasion
des Francs, et ensuite par l'invasion de la théologie
scolastique; mais il se trouva dans Orléans quelques
personnes qui raisonnèrent. Elles se doutèrent que,
si le grand Être avait permis que l'âme de madame de
Saint-Mémin apparût à deux franciscains, il n'était
pas naturel que cette âme se fût déclarée damnée
comme Judas. Cette comparaison leur parut hors
d'œuvre. Cette dame n'avait point vendu notre Sei-
gneur Jésus-Christ trente deniers; elle ne s'était point
pendue; ses intestins ne lui étaient point sortis du
ventre 1 il n y avait aucun prétexte pour la comparer
à Judas.
Cela donna du soupçon; et la rumeur fut d'autant
plus grande dans Orléans, qu'il y avait déjà des héré-
tiques qui ne croyaient pas à certaines visions, et qui,
en admettant des principes absurdes, ne laissaient
pas pourtant d'en tirer d'assez bonnes conclusions.
Les cordeliers changèrent donc de batterie, et mirent
la dame en purgatoire.
Elle apparut donc encore , et déclara que le pur-
gatoire était son partage; mais elle demanda d'être
déterrée. Ce n'était pas l'usage qu'on exhumât les
purgatoriés, mais on espérait que M. de Saint-Mémin
préviendrait cet affront extraordinaire en donnant
quelque argent. Cette demande d'être jetée hors de
l'église augmenta les soupçons. On savait bien que
v .- vision. 4o*
les âmeV apparaissaient souvent, mais elles ne de-
mandent point qu'on les déterre.
L'âme, depuis ce temps, ne parla plus; mais elle
lutina tout le monde dans le couvent et dans l'église.
Les frères cordeliers l'exorcisèrent. Frère Pierre
d'Arras s'y prit, pour la conjurer, d'une manière qui
n'était pas adroite. Il lui disait : Si tu est Pâme de feu
madame de Saint-Mémin, frappe quatre coups; et on
entendit les quatre coups. Si tu es damnée, frappe six
coups ; et les six coups furent frappés. Si tu es encore
plus tourmentée en enfer parce que ton corps est
enterré en terre sainte, frappe six autres coups; et
ces six autres coups furent entendus encore plus
distinctement (£). Si nous déterrons ton corps, et si
nous cessons de prier Dieu pour toi , seras -tu moins
damnée ? frappe cinq coups pour nous le certifier; et
l'âme le certifia par cinq coups.
Cet interrogatoire de l'âme, fait par Pierre d'Arras,
fut signé par vingt-deux cordeliers , à la tête desquels
était le révérend père provincial. Ce père provincial
lui fit le lendemain les mômes questions, et il lui fut
répondu de même.
On dira que l'âme ayant déclaré qu'elle était en
purgatoire, les cordeliers ne devaient pas la supposer
en enfer; mais ce n'est pas ma faute si des théologiens
se contredisent.
Le seigneur de Saint-Mémin présenta requête au
roi contre les pères cordeliers. Us présentèrent re-
(b) Toutes ces particularités sont détaillées dans l'histoire des
apparitions et visions de l'abbé Langlet.
34.
402 VISION DE CONSTANTIN.
quête de leur côté; le roi délégua des jugera, la tête
desquels était Adrien Fumée, maître des requêtes.
Le procureur général de la commission requit que
lesdits cordeliers fussent brûlés; mais l'arrêt ne les
condamna qu'à faire tous amende honorable la torche
au poing, et à être bannis du royaume. Cet arrêt est
du 18 février 1 534-
Apres une telle vision , il est inutile d'en rapporter
d'autres : elles sont toutes ou du genre de la fripon-
nerie, ou du genre de la foiie. Les visions du premier
genre sont du ressort de la justice; celles du second
genre sont ou des visions de fous malades, ou des
visions de fous en bonne santé. Les premières appar-
tiennent à la médecine, et les secondes aux petites
maisons.
VISION DE CONSTANTIN.
De graves théologiens n'ont pas manqué d'alléguer
deS raisons spécieuses pour soutenir la vérité de
l'apparition de la croix au ciel ; mais nous allons voir
que leurs argumens ne sont point assez convaincans
pour exclure le doute; les témoignages qu'ils citent
en leur faveur n'étant d'ailleurs ni persuasifs , ni
d'accord entre eux.
Premièrement , on ne produit d'autres témoins
que des chrétiens, dont la déposition peut être sus-
pecte, dans ce cas où il s'agit d'un fait qui prouverait
la divinité de leur religion. Comment aucun auteur
païen n'a -t- il fait mention de cette merveille, que
toute l'armée de Constantin avait également aperçue?
Que Zosime, qui semble avoir pris à tâche de dimi-
VrSION DE CONSTANTIN. 4o3
nuer la gloire de Constantin , n'en ait rien dif, cela
n'est pas surprenant; mais ce qui paraît étrange, est
le silence de l'auteur du panégyrique de Constantin,
prononcé en sa présence, à Trêves, dans lequel ce
panégyriste s'exprime en termes magnifiques sur
toute la guerre contre Maxencc, que cet empereur
avait vaincu.
Nasaire, autre rhéteur, qui, dans son panégyri-
que , disserte si éloquemment sur la guerre contre
Maxence, sur la clémence dont usa Constantin après
la victoire , et sur la délivrance de Rome , ne dit pas
un mot de cette apparition, tandis qu'il assure que
par toutes les Gaules on avait yu des armées célestes
qui prétendaient être envoyées pour secourir Con-
stantin.
Non - seulement cette vision surprenante a été
inconnue aux auteurs païens, mais à trois écrivains
chrétiens qui avaient la plus belle occasion d'en
parler. Optatien Porphyre fait mention plus d'une fois
du monogramme de Christ, qu'il appelle le signe
céleste, dans le panégyrique de Constantin qu'il
écrivit en vers latins; mais on n'y trouve pas un mot
sur l'apparition de la croix au ciel.
Lactance n'en dit rien dans son Traité de la mort
des persécuteurs, qu'il composa vers l'an 3 1 4? deux
ans après la vision dont il s'agit. Il devait .cependant
être parfaitement instruit de tout ce qui regarde Con-
stantin, ayant été précepteur de Crispus, fils de ce
prince. Il rapporte seulement (a) que Constantin fut
" ■ - ' ■ — ■■ ■ .■ ■■ — . «■ -■»
(a) Gliap. XLIV.
4 °4 VISION DE CONSTANTIN.
averti en songe de mettre sur les boucliers de ses
soldats la divine image de la croix, et de livrer
bataille; mais, en racontant un songe dont la vérité
n'avait d'autre appui que le témoignage de l'empereur,
il passe sous silence un prodige qui avait eu toute
l'armée pour témoin.
II y a plus; Eusèbe de Césarée lui-même, qui a
donné le ton à tous les autres historiens chrétiens sur
ce sujet, ne parle point de cette merveille dans tout
le cours de son Histoire ecclésiastique, quoiqu'il s'y
étende fort au long sur les exploits de Constantin
contre Maxence. Ce n'est que dans la vie de cet em-
pereur qu'il s'exprime en ces termes (b) : « Constan-
tin, résolu d'adorer le dieu de Constance, son père,
Jjnplora la protection de ce dieu contre Maxence.
Pendant qu'il lui fesait sa prière, il eut une vision
merveilleuse, et qui paraîtrait peut-être incroyable
si elle était rapportée par un autre; mais puisque ce
victorieux empereur nous l'a racontée lui-même, à
nous, qui écrivons cette histoire long -temps après ,
lorsque nous avons été connus de ce prince , et que
nous avons eu part à ses bonnes grâces, confirmant
ce qu'il disait par serment, qui pourrait en douter,
surtout l'événement en ayant confirmé la vérité ?
« ïl assurait qu'il avait vu dans l'après-midi , lors-
que le soleil baissait, une croix lumineuse au-dessus
du soleil, avec cette inscription en grec : Vainquez
par ce signe; que ce spectacle l'aurait extrêmement
étonné , de même que tous les soldats qui le suivaient,
(b) Uv. I, chap. XXVIII, XXXI et XXII.
VISION DE CONSTANTIN. Iyo5
qui furent témoins du miracle ; que, tandis qu'il avait
l'esprit tout occupé de cette vision et qu'il cherchait,
à en pénétrer le sens, la nuit étant survenue, Jésus-
Christ lui était apparu pendant son sommeil , avec le
même signe qu'il lui avait montré le jour dans l'air, et
lui avait commandé de faire un étendard de la même
forme, et de le porter dans les combats pour se
garantir du danger. Constantin, s'étant levé dès la
pointe du jour, raconta à ses amis le songe qu'il avait
eu ; et , ayant fait venir des orfèvres et des Irpidaires ,
il s'assit au milieu, leur expliqua la figure du signe
qu'il avait vu, et leur commanda d'en faire un sem-
blable d'or et de pierreries : et nous nous souvenons
de l'avoir vu quelquefois* »
Eusèbe ajoute ensuite que Constantin , étonné
d'une si admirable vision, fit venir les prêtres chré-
tiens ; et qu^instruit par eux, il s'appliqua à la lecture
de nos livres sacrés, et conclut qu'il devait adorer
avec un profond respect le Dieu qui lui était apparu.
Comment concevoir qu'une vision si admirable ,
vue de tant de milliers de personnes, et si propre à
justifier la vérité de la religion chrétienne, ait été in-
connue à Eusèbe , historien si soigneux de rechercher
tout ce qui pouvait contribuer à faire honneur au
christianisme , jusqu'à citer à faux des monumens
profanes, comme nous l'avons vu à l'article Eclipse?
et comment se persuader qu'il n'en ait été informé que
plusieurs années après, par le seul témoignage de
Constantin ? N'y avait-il donc point de chrétiens dans
l'armée qui fissent gloire publiquement d'avoir vu un
pareil prodige? auraient-ils eu si peu d'intérêt à leur
4o6' VISION DE CONSTANTIN.
Cause , que de garder le silence sur un si grand mi-
racle? Doit-on après cela s'étonner que Gélase de
Cisique, un des successeurs d'Eusèbe dans le siège de
Césarée au cinquième siècle, ait dit que Lien des
gens soupçonnaient que ce n'était là qu'une fable in-
ventée en faveur de la religion chrétienne (c) ?
Ce soupçon sera bien plus fort, si l'on fait atten-
tion combien peu les témoins sont d'accord entre eux
sur les circonstances de cette merveilleuse appari-
tion. Presque tous assurent que la croix fut vue de
Constantin et de toute son armée; et Gélase ne parie
que de Constantin seul. Ils diffèrent sur le temps de
la vision. Philostorge , dans son Histoire ecclésias-
tique, dont Phoiius nous a conservé l'extrait, dit ( /)
que ce fut lorsque Constantin remporta la victoire
sur Maxence; d'autres prétendent que ce fut aupara-
vant, lorsque Constantin fesait des préparatifs pour
attaquer le tyran , et qu'il était en marche avec son
armée. Arthémius, cité par Métaphraste et Surius,
sur le 20 octobre, dit que c'était à midi; d'autres
l'après midi, lorsque le soleil baissait.
Les auteurs ne s'accordent pas davantage sur la
vision même, le plus grand nombre n'en reconnais-
sant qu'une, et encore en songe; il n'y a qu'Eusèbe,
suivi par Philostorge et Socrate (c) , qui parlent de
deux; l'une que Constantin vit le jour, et l'autre qu'il
vit en songe, servant à confirmer la première; Nicé-
phore Calliste (f) en compte trois.
(c) Hist. des act. du conc. de Nicée, ch. IV. — [d) Liv. I, ch. VI.
fe) Hist. eccl., liv. I, ch. II. — (f) Idem, liv. VHI, chap. III.
VISION DE CONSTANTIN. 4°7
L'inscription offre de nouvelles différences. Eusèbe
dit qu'elle était en grec, d'autres ne parlent point
d'inscription. Selon Philostorgc et Nicéphore, elle
était en caractères latins; les autres n'en disent rien,
et semblent par leurrécit supposer que les caractères
étaient grecs, Philostorge assure que l'inscription
était formée par un assemblage d'étoiles ; Arthémius
dit que les lettres étaient dorées. L'auteur cité par
Pkotius (g) les représente composées de la même ma-
tière lumineuse que la croix ; et selon Sosomène (A) ,
il n'y avait point d'inscription; et ce furent les anges
qui dirent à Constantin : « Remportez la victoire par
oc signe. »
Enfin le rapport des historiens est opposé sur les
suites de cette vision. Si l'on s'en tient à Eusèbe ,
Constantin, aidé du secours de Dieu, remporta sans
peine la victoire sur Maxence. Mais , selon Lactance
la victoire fut fort disputée. Il dit même que les
troupes de Maxence eurent quelque avantage avant
que Constantin eût fait approcher son armée des
portes de Piome. Si l'on en croit Eusèbe et Sosomène,
depuis cette époque, Constantin fut toujours victo-
rieux , et opposa le signe salutaire de la croix à ses
ennemis , comme un rempart impénétrable. Cepen-
dant un auteur chrétien , dont M. de Valois a rassem-
blé des fragmens à la suite d'Ammien Marcellin (i) ,
rapporte que , dans les deux batailles livrées à Licinius
par Constantin, la victoire fut douteuse , et que Con-
'— ■' '■■ ' ■ ■ ' .,,.,, .% —
fj) Bibl., cahier a56. — (h) Histoire eccl. , liv. I, chap. III.
(i) Page 473 et 4j5.
4oS VISION DE CONSTANTIN.
stantin fut même blessé légèrement à la cuisse; et
Nicéphore (/r) dit que depuis la première apparition
il combattit deux fois les Byzantins sans leur oppo-
ser la croix , et ne s'en serait pas même souvenu s'il
n'eût perdu neuf mille hommes, et s'il n'eût eu en-
core deux fois la même vision. Dans la première, les
étoiles étaient arrangées de façon qu'elles formaient
ces mots d un psaume (/) : a Invoque-moi au jour de
ta détresse, je t'en délivrerai, et tu m honoreras; »
et l'inscription de la dernière, beaucoup plus claire
et plus nette encore, portait : « Par ce signe tu vain-
cras tous tes ennemis. »
Philostorge assure que la vision de la croix et la
victoire remportée sur Maxence déterminèrent Con-
stantin à embrasser la foi chrétienne ; mais Rufin , qui
a traduit en latin l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe,
dit qu il favorisait déjà le christianisme et honorait le
vrai Dieu. L'on sait cependant qu'il ne reçut le bap-
tême que peu de jours avant de mourir, comme le
disent expressément Philostorge (m) , saint Atha-
nase (h) , saint Ambroise (o) , saint Jérôme (p) , So-
crate (7) , Théodoret (/) , et l'auteur de la chronique
d'Alexandrie (5). Cet usage, commun alors, était
fondé sur la croyance que le baptême effaçant tous
les péchés de celui qui le reçoit, on mourait assuré
de son salut.
Nous pourrions nous borner à ces réflexions gêné-
(Je) Liv. VII, chap. XLVH. — (0 Ps. XLIX, v. 16.
(m) Liv. VI, chap. VI. — (n) Page 9 7, sur le synode.
(o) Oraison sur la mort de Théodose. — (p) Chron. , année 337.
**if4) Liv. II, ch. XLVH. — (r) Chap. XXXII. — (s) Pag. 684.
VISION DE CONSTANTIN. 4°9
raies; mais, par surabondance de droit, discutons
l'autorité dEusèbe comme historien; et celle de Con-r
stantin et d'Arthéniius comme témoins oculaires.
Pour Arlhémius, nous ne pensons pas qu'on doive
le mettre au rang des témoins oculaires, son discours
n'étant fondé que sur ses Actes, rapportés par Méta-
phraste, auteur fabuleux , Actes que Baronius prétend
à tort de pouvoir défendre , en môme temps qu'il
avoue qu'on les a interpolés.
Quant au discours de Constantin rapporté par Eu-
sebe , c'est sans contredit une chose étonnante que
cet empereur ait craint de n'en être pas cru à moins
qu'il ne fit serment, et qu'Eusèbe n'ait appuyé son
témoignage par celui d'aucun des officiers ou des
soldats de l'armée. Mais, sans adopter ici l'opinion
de quelques savans , qui doutent qu'Eusèbe soit l'au-
teur de la vie de Constantin, îvest-ce pas un témoin
qui dans cet ouvrage revêt partout le caractère de pa-
négyriste plutôt que celui d historien? N'est-ce pas un
écrivain qui a supprimé- soigneusement tout ce qui pou-
vait être désavantageux et peu honorable à son héros?
En un mot, ne montre-t-il pas sa partialité, quand
il dit dans son Histoire ecclésiastique (f ) , en parlant
de Maxence , qu'ayant usurpé à Rome la puissance
souveraine, il feignit d'abord , pour flatter le peuple,
de faire profession de la religion chrétienne; comme
s'il eût été impossible à Constantin de se servir d'une
feinte pareille, et de supposer cette vision , de même
que Licinius quelque temps après, pour encourager
(tj • iv. VIII, chap. XIV.
4 ï 0 VISION DE CONSTANTIN.
ses soldats contre Maximin, supposa qu'un ange lui
avait dicté en songe une prière qu'il devait réciter
avec son armée ?
Comment en effet Eusèbe a-t-il le front de donner
pour chrétien un prince qui fit rebâtir à ses dépens le
temple de la Concorde, comme il est prouvé par une
inscription qui se lisait du temps de LélioGiraldi dans
la basilique de Latran? Un prince qui fit périr Crispus
son fils, déjà décoré du titre de césar, sur un léger
soupçon d'avoir commerce avecFausta sa belle-mère,
qui fit étouffer, dans un bain trop chauffé, cette
morne Fausta son épouse, à laquelle il était redevable
de la conservation de ses jours ; qui fit étrangler l'em-
pereur Maximien Herculius son père adoptif; qui ôta
la vie au jeune Licinius son neveu, qui fesait paraître
de fort bonnes qualités; qui enfin s'est déshonoré par
tant de meurtres, que le consul Ablavius appelait ces
temps-là néroniens ? On pourrait ajouter qu'il y a
d'autant moins de fond à faire sur le serment de Con-
stantin, qu'il n'eut pas le moindre scrupule de se parju-
rer, en fesant étrangler Licinius à qui il avait promis
la vie par serment. Eusèbe passe scus silence toutes
ces actions de Constantin qui sont rapportées par
Euirope (u), Zosimc (r), Orose (jf), saint Jérôme (; )
et Aurélius Victor («).
N'a-t-on pas lieu de penser après cela que l'appa-
rition prétendue de la croix dans le ciel n'est qu'une
fraude que Constantin imagina pour favoriser le succès
(u) Liv. X , ch. IV. — (;r) Liv. II, eh. XXUL — (y) Li VII^
ch. XXVIII. — (s) Chron,, année 3a i. — (a) Epitome , ch. I.
VISION DE CONSTANTIN. 411
de ses entreprises ambitieuses? Les médailles de ce
prince et de sa famille, que Ton trouve dans Banduri
et dans l'ouvrage intitulé Numismata imperatorum
romanorum; Tare de triomphe dont parle Bavo-
nius (fr), dans l'inscription duquel le sénat et le
peuple romain disaient que Constantin , par Tin*
stinct de la Divinité, avait vengé la république du
tyran Maxence et de toute sa faction; enfin, la statue
que Constantin lui-même se fit ériger à Rome, tenant
une lance terminée par un travers en forme de croix,
avec cette inscription que rapporte Eusèbe (c) :
« Par ce signe salutaire , j'ai délivré votre ville du
joug de la tyrannie; » tout cela, dis-je, ne prouve
que l'orgueil immodéré de ce prince artificieux, qui
voulait répandre partout le bruit de son prétendu
songe, et en perpétuer la mémoire.
Cependant , pour excuser Eusèbe , il faut lui
comparer un évêque du dix-septième siècle que Lt
Bruyère n'hésitait pas d'appeler un père de l'église.
Bossuet, en même temps qu'il s'élevait avec un achar-
nement si impitoyable contre les visions de l'élégant
et sensible Fénélon , commentait lui-même, dans
Y oraison funèbre d'Anne de Gonzague de Clèves, les
deux visions qui avaient opéré la conversion de cette
princesse Palatine. Ce fut un songe admirable, dit ce
prélat; elle crut que, marchant seule dans une foret,
elle y avait rencontré un aveugle dans une petite
loge. Elle comprit qu'il manque un sens aux incré-
dules comme à l'aveugle ; et en même temps, au milieu
(b) Torr.e HI, page 296. — (c) Liv. I, chap. IV.
4l2 VŒUX.
d'un songe si mystérieux, elle fît l'application de la
belle comparaison de l'aveugle aux vérités de la reli-
gion et de l'autre vie.
Dans la seconde vision, Dieu continua de l'in-
struire comme il a fait Joseph et Salomon; et, durant
l'assoupissement que l'accablement lui causa, il lui
mit dans l'esprit cette parabole si semblable à celle
de l'Évangile. Elle voit paraître ce que Jésus-Christ
ira pas dédaigné de nous donner comme l'image de sa
tendresse (.7) ; une poule devenue mère , empressée
autour des petits qu'elle conduisait. Un d'eux s'étant
écarté, notre malade le voit englouti par un chien
avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent ani-
mal. En même temps on lui crie d'un autre côté qu'il
le fallait rendre au ravisseur. Non, dit-elle, je ne le
rendrai jamais. En ce moment elle s'éveilla, et l'ap-
plication de la figure qui lui avait été montrée se fit
en un instant dans son esprit.
VOEUX.
Faire un vœu pour toute sa vie, c'est se faire
esclave. Comment peut-on souffrir le pire de tous les
esclavages dans un pays où l'esclavage est proscrit ?
Promettre à Dieu par serment qu'on sera, depuis
l'âge de quinze ans jusqu'à sa mort, jacobin, jésuite,
ou capucin, c'est affirmer qu'on pensera toujours en
capucin, en jacobin ou en jésuite. Il est plaisant de
promettre pour toute sa vie ce que nul homme n'est
sûr de tenir du soir au matin.
(d) Matt., chap. XXIII, v. 37.
vœux. 413
Comment les gouvcrncmens ont-ils été assez eiir
nemis d'eux-mêmes, assez absurdes, pour autoriser
les citoyens à faire l'aliénation de leur liberté dans un
âge où il n'est pas permis de disposer de la moindre
partie de sa fortune ? Comment tous les magistrats
étant convaincus de l'excès de cette sottise n'y met-
tent-ils pas ordre?
N'est-on pas épouvanté quand on fait réflexion
qu'on a plus de moines que de soldats ?
N'est-on pas attendri quand on découvre les se-
crets des cloîtres, les turpitudes, les horreurs, les
tourmens auxquels se sont soumis de malheureux
enfans qui détestent leur état de forçat quand ils sont
hommes, et qui se débattent avec un désespoir inutile
contre les chaînes dont leur folie les a chargés ?
J'ai connu un jeune homme que ses parens enga-
gèrent à se faire capucin A quinze ans et demi; il ai-
mait éperdument une fille à peu près de cet âge. Dès
que ce malheureux eut fait ses vœux à François
d'Assise, le diable le fît souvenir de ceux qu'il avait
faits à sa maîtresse, à qui il avait signé une promesse
de mariage. Enfin le diable étant plus fort que saint
François, le jeune capucin sort de son cloître, et
court à la maison de sa maîtresse; on lui dit qu'elle
s'est jetée dans un couvent, et qu'elle a fait pro-
fession.
Il vole au couvent, il demande à la voir, il ap-
prend qu'elle est morte de désespoir. Cette nouvelle
lui ôte l'usage de ses sens, il tombe presque sans vie.
On le transporte dans un couvent d'hommes voisin,
non pour lui donner les secours nécessaires qui ne
35.
4l 4 VŒUX.
peuvent tout au plus que sauver le corps, mais pour
lui procurer la douceur de recevoir avant sa mort
l'extrême-onction qui sauve infailliblement l'âme.
Cette maison où l'on porta ce pauvre garçon éva-
noui, était justement un couvent de capucins. Ils le
laissèrent charitablement à leur porte pendant plus
de trois heures; mais enfin il fut heureusement re-
connu par un des révérends pères, qui l'avait vu dans
le monastère d'où il était sorti. Il fut porté dans une
cellule, et Ton y eut quelque soin de sa vie, dans le
dessein de la sanctifier par une salutaire pénitence.
Dès qu'il eut recouvré ses forces, il fut conduit
bien garrotté à son couvent, et voici très-exactement
comme il y fut traité. D'abord on le descendit dans
une fosse profonde, au bas de laquelle est une pierre
très-grosse, à laquelle une chaîne de fer est scellée.
Il fut attaché à cette chaîne par ur> pied; on mit au-
près de lui un pain d'orge et une cruche d'eau; après
quoi on referma la fosse, qui se bouche avec un large
plateau de grès, qui ferme l'ouverture par laquelle
on l'avait descendu.
Au bout de trois jours on le tira de sa fosse pour
le faire comparaître devant la tournelle des capucins.
Il fallait savoir s'il avait des complices de son éva-
sion; et, pour l'engager à les révéler, on l'appliqua a
la question usitée dans le couvent. Cette question
préparatoire est infligée avec des cordes qui serrent
les membres du patient, et qui lui font souffriivûne
espèce d'estrapade.
Quand il eut subi ces tournons, il fut condamné
à être enfermé pendant deux ans dans son cachot, et
VŒUX. 4IC)
à en sortir trois fois par semaine pour recevoir sur
son corps entièrement nu la discipline avec des
chaînes de fer.
Son tempérament résista seize mois entiers à co
supplice. Il fut enfin assez heureux pour se sauver, à
la faveur d'une querelle arrivée entre les capucins.
Ils se battirent les uns contre les autres, et le prison-
nier échappa pendant la mêlée.
S'étant caché pendant quelques heures dans des
broussailles, il se hasarda de se mettre en chemin au
déclin du jour, pressé par la faim et pouvant «à peine
se soutenir. Un samaritain qui passait eut pitié de ce
spectre*, il le conduisit dans sa maison, et lui donna
du secours. C'est cet infortuné lui-même qui m'a
conté son aventure en présence de son libérateur.
Voilà donc ce que les vœux produisent.
C'est une question fort curieuse de savoir si les
horreurs qui se commettent tous les jours chez les
moines mendians sont plus révoltantes que les ri-
chesses pernicieuses des autres moines qui réduisent
tant de familles à l'état de mendian.s.
Tous ont fait vœu de vivre à. nos dépens, d'être un
fardeau à leur patrie, de nuire à la population, de
trahir leurs contemporains et la postérité. Et nous le
souffrons !
Autre question intéressante pour les officiers.
On demande pourquoi on permet à des moines de
reprendre un de leurs moines qui s'est fait soldat, et
pourquoi un capitaine ne peut reprendre un déserteur
qui s'est fait moine ?
4*6 VOLONTÉ.
VOLONTE.
Des Grecs fort subtils consultaient autrefois le
pape Honorius I, pour savoir si Jésus, lorsqu'il était
au monde, avait eu une volonté ou deux volontés,
lorsqu'il se déterminait à quelque action; par exem-
ple, lorsqu'il voulait dormir ou veiller, manger ou
aller à la garde-robe, marcher ou s'asseoir.
Que vous importe? leur répondait le très -sage
évéque de Rome, Honorius. Il a certainement aujour-
d'hui la volonté que vous soyez gens de bien, cela
vous doit suffire; il n'a nulle volonté que vous soyez
des sophistes babillards , qui vous battez continuelle-
ment pour la chappe à Févêque, et pour l'ombre de
làne. Je vous conseille de vivre en paix, et de ne
point perdre en disputes inutiles un temps que vous
pourriez employer en bonnes œuvres.
Saint père, vous avez beau dire, c'est ici la plus importante
affaire du monde. Nous avons déjà mis ÏEurope, l'Asie et VA-
frique en feu pour savoir si Jésus avait deux personnes et une
nature, ou une nature et deux personnes, ou bien deux per-
sonnes et deux natures, ou bien une personne et une nature.
Mes chers frères, vous avez très-mal fait : il fal-
lait donner du bouillon aux malades, du pain aux
pauvres.
Il s'agit bien de secourir les pauvres ! voilà-t-il pas le pa-
triarche Sercjius qui vient de faire décider dans un concile à
Constantinople, que Jésus avait deux natures et unev.olonté! et
l'empereur qui n'y entend rien est de cet avis.
Eh bien, soyez-en aussi; et surtout défendez-vous
mieux contre les mahométans qui vous donnent tous
VOLONTE. 4!7
les jours sur les oreilles , et qui ont une très-mauvaise
volonté contre vous.
C'est hien dit; mais voilà les êvêques de Tunis, de Tripoli,
d'Alqer, de Maroc qui tiennent fermement pour les deux volon-
tés. Il faut avoir une opinion ; quelle est la vetre?
Mon opinion est que vous êtes des fous qui per-
drez la religion chrétienne que nous avons établie
avec tant de peine. Vous ferez tant par vos sottises,
que Tunis, Tripoli, Alger, Maroc, dont vous me
parlez, deviendront musulmans, et qu'il n'y aura pas
une chapelle chrétienne en Afrique. En attendant, je
suis pour l'empereur et le concile, jusqu'à ce que
vous ayez pour vous un autre concile et un autre
empereur.
Ce ri est pas nous satisfaire. Croyez-vous deux volontés ou
une?
Ëcautez; si ces deux volontés sont semblables ,
c'est comme s'il n'y en avait qu'une seule; si elles
sont contraires, celui qui aura deux volontés à la
fois fera deux choses contraires à la fois, ce qui est
absurde; par conséquent, je suis pour une seule vo-
lonté.
Ah! saint père, vous êtes monothêlite. A Vhêrêsie! au diahlc !
à l'excommunication, à la déposition; un concile, vite un autre
concile; un autre empereur, un autre evèque de Rome, un autre
patriarche.
Mon Dieu! que ces pauvres Grecs sont fous avec
toutes leurs vaines et interminables disputes , et que
mes successeurs feront bien de songer à être puissans
et riches!
4l8 VOYAGE DE SAINT PIERRE
A peino Honorius avait proféré ces paroles, qu'il
apprit que l'empereur Héraciius était mort après avoir
été bien battu par les mahométans. Sa veuve Martine
empoisonna son beau-fils; le sénat fit couper la langue
à Martine et le nez à un autre fils de l'empereur. Tout
l'empire grec nagea dans le sang.
N'eût-il pas mieux valu ne point disputer sur les
deux volontés? Et ce pape Honorius, contre lequel
les jansénistes ont tant écrit, n'était-il pas un homme
très-sensé ?
VOYAGE DE SAINT PIERRE A ROME.
La fameuse dispute, si Pierre fît le voyage de Rome,
n'est-elle pas au fond aussi frivole que la plupart des
autres grandes disputes ? Les revenus de l'abbaye de
Saint-Denis en France ne dépendent ni de la vérité
du voyage de Saint- Denis l'Aréopagite d'Athènes au
milieu des Gaules, ni de son martyr à Montmartre,
ni de l'autre voyage qu'il fit après sa mort, de Mont-
martre à Saint -Denis, en portant sa tète entre ses
bras , et en la baisant à chaque pause.
Les chartreux ont de très-grands biens, sans qu'il
y ait la moindre vérité dans l'histoire du chanoine
de Paris, qui se leva de sa bière à trois jours con-
sécutifs, pour apprendre aux assistans qu'il était
damné.
De même, il est bien sûr que les revenus et les
droits du pontife romain peuvent subsister, soit que
Simon Barjone, surnommé Céphas, ait été à Rome,
soit qu'il n'y ait pas été. Tous les droits des métropo-
litains de Rome et de Constantinople furent établis au
AROME. 4^9
concile de Chalcédoine, en 45 1 Je notre ère vulgaire,
et il ne fut question dans ce concile d'aucun voyage
fait par un apôtre à Byzance ou à Rome.
Les patriarches d'Alexandrie et de Constantinople
suivirent le sort de leurs provinces. Les chefs ecclé-
siastiques des deux villes impériales et de l'opulente
Egypte devaient avoir naturellement plus de privi-
lèges, d'autorités, de richesses, que les évêques des
petites villes.
Si la résidence d'un apôtre dans une ville avait
décidé de tant de droits, l'évêque de Jérusalem aurait
sans contredit été le premier évêque de la chrétienté.
Il était évidemment le successeur de saint Jacques,
frère de Jésus -Christ, reconnu pour fondateur de
cette église, et appelé depuis le premier de tous les
évêques. Nous ajouterions que par le même raison-
nement, tous les patriarches de Jérusalem devaient
être circoncis, puisque les quinze premiers évêques
de Jérusalem, berceau du christianisme et tombeau
de Jésus-Christ , avaient tous reçu la circoncision (a) .
11 est indubitable que les premières largesses faites
à l'église de Rome par Constantin , n'ont pas le
moindre rapport au voyage de saint Pierre.
i°. La première église élevée à Rome fut celle de
saint Jean : elle en est encore la véritable cathédrale.
(a) ce II fallut que quinze évêques de Jérusalem fassent cir-
concis, et que tout le monde pensât comme eux, coopérât avec
eux. » (Saint Épipliane, Hérés. LXX.)
«J'ai appris, par les monumens des anciens, que jusqu'au
siège de Jérusalem par Adrien, il y eut quinze évoques de suite
n:tifs de cette ville. » (Eusèbe, liv. IV.)
4^0 VOYAGE DE SAINT PIERRE
[J est sur qu'elle aurait été dédiée à saint Pierre s'il
eu avait été le premier évêque; c'est la plus forte de
toutes les présomptions; elle seule aurait pu finir la
dispute.
a\ A cette puissante conjecture se joignent des
preuves négatives convaincantes. Si Pierre avait été
à Rome avec Paul , les Actes des apôtres en auraient
parlé, et ils n'en disent pas uri mot.
3°. Si saint Pierre était ailé prêcher l'évangile à
Rome, saint Paul n'aurait pas dit dans son épître aux
Galates : « Quand ils virent que l'évangile du prépuce
m'avait été confié , et à Pierre celui de la circonci-
sion , ils me donnèrent les mains à moi et à Barnabe ;
ils consentirent que nous allassions chez les gentils,
et Pierre chez les circoncis. »
4 • Dans les lettres que Paul écrit de Rome , il ne
parle jamais de Pierre; donc il est évident que Pierre
n'y était pas.
5°. Dans les lettres que Paul écrit à ses frères de
Pvome, pas le moindre compliment à Pierre, pas la
moindre mention de lui; donc Pierre ne lit un voyage
à Rome, ni quand Paul était en prison dans cette
capitale, ni quand il en était dehors.
6°. On n'a jamais connu aucune lettre de saint
Pierre datée de Rome.
7°. Quelques-uns, comme Paul-Orose, Espagnol
du cinquième siècle, veulent qu'il ait été à Rome les
premières années de Claude; et les Actes des apôtres
disent qu'il était alors à Jérusalem, et les Épîtres de
Paul disent qu'il était à Antioche.
8\ Je ne prétends point apporter en preuve qu'à
rA ROME. Jfcll
parler humainement et selon les règles de la critique
profane , Pierre ne pouvait guère aller de Jérusalem
à Rome, ne sachant ni la langue latine, ni même la
langue grecque, laquelle saint Paul parlait, quoique
assez mal. Il est dit que les apôtres parlaient toutes
les langues de l'univers, ainsi je me tais.
90. Enfin, la première notion qu'on ait jamais eue
du voyage de saint Pierre à Rome , vient d'un nommé
Papias, qui vivait environ cent ans après saint Pierre.
Ce Papias était Phrygien; il écrivait dans la Phrygie,
et il prétendit que saint Pierre était allé à Rome, sur
ce que dans une de ses lettres il parle de Babylone.
Nous avons en effet une lettre attribuée à saint Pierre
écrite en ces temps ténébreux, dans laquelle il esl
dit : « L'église qui est à Babylone, ma femme et mon
fils Marc vous saluent. » Il a plu à quelques transla-
teurs de traduire le mot qui veut dire ma femme, par
la conchoisie, Babylone la cenchoisie; c'est traduire
avec un grand sens.
Papias, qui était ( il faut l'avouer) un des grands
visionnaires de ces siècles, s'imagina que Babylone
voulait dire Rome. Il était pourtant tout naturel que
Pierre fût parti d'Antioche.pour aller visiter les frères
de Babylone. Il y eut toujours des Juifs à Babylone;
ils y firent continuellement le métier de courtiers et
de porte-balles; il est bien à croire que plusieurs
disciples s'y réfugièrent , et que Pierre alla les encou-
rager. Il n'y a pas plus de raison à imaginer que
Babylone signifie Rome, qu'à supposer que Rome
signifie Babylone. Quelle idée extravagante de sup-
poser que Pierre écrivait une exhortât en à ses
viu pu. 8. 30
4'22 VOYAGE DE SAINT PIERRE
camarades, comme on écrit aujourd'hui en chiffre!
craignait-il qu'on ouvrît sa lettre à la poste ? pourquoi
Pierre aurait -il craint qu'on eût connaissance de ses
lettres juives, si inutiles selon le monde, et auxquelles
il eût été impossible que les Romains eussent fait la
moindre attention ? qui l'engageait à mentir si vaine-
ment ? dans quel rêve a-t-on pu songer que lorsqu'on
écrivait Babyione cela signifiait Rome ?
C'est d'après ces preuves assez concluantes, que le
judicieux Calmet conclut que le voyage de saint
Pierre à Rome est prouvé par saint Pierre lui-même,
qui marque expressément qu'il a écrit sa lettre de
Babyione, c'est-à-dire de Rome, comme nous l'ex-
pliquons avec les anciens. Encore une fois, c'est
puissamment raisonner ; il a probablement appris
cette logique chez les vampires.
Le savant archevêque de Paris Marca , Dupin ,
Blondel, Spanheim, ne sont pas de cet avis; mais
enfin c'était celui de Papias qui raisonnait comme
Calmet, et qui fut suivi d'une foule d'écrivains si atta-
chés à la sublimité de leurs principes, qu'ils négligè-
rent quelquefois la saine critique et la raison.
C'est une très-mauvaise défaite des partisans du
voyage , de dire que les Actes des apôtres sont des-
tinés à l'histoire de Paul et non pas de Pierre, et que,
s'ils passent sous silence le séjour de Simon Barjone
à Rome, c'est que tes faits et gestes de Paul étaient
l'unique objet de l'écrivain.
Les Actes parlent beaucoup de Simon Barjone sur-
nommé Pierre; c'est lui qui propose de donner un
successeur à'Judas. On le voit frapper de mort subite
A ROME. 4^3
Ànanie et sa femme qui lui avaient donne leur Lien j
mais qui malheureusement n'avaient pas tout donné*
On le voit ressusciter sa couturière Dorcas chez le
corroyeur Simon à Joppë. Il a une querelle dans
Samarie avec Simon surnommé le Magicien; il va à
Lippa, à Césarée, à Jérusalem : que coûtait-il de le
faire aller à Rome ?
Il est Lien difficile que Pierre soit allé à Rome,
soit sous Tibère, soit sous Caligula, ou sous Claude,
ou sous Néron. Le voyage du temps de Tibère n'est
fondé que sur de prétendus fastes de Sicile apo-
cryphes (/;).
Un autre apocryphe , intitulé Catalogues âréç$»
que*, fait au plus vite Pierre évoque de Pvomc immé-
d'atement après la mort de son maître.
Je ne sais quel conte arabe l'envoie à Rome, sou?
Caîiguîa. Eusèbe, trois cents ans aprèsj le fait con-
duire à Rome sous Claude par une main divine, sans
dire en quelle année.
Lactance, qui écrivait du temps de Constantin, est
le premier auteur bien avéré qui ait dit que Pierre
alla à Rome sous Néron, et qu'il y fut crucifié.
On avouera que, si dans un procès une partie ne
produisait que de pareils titres, elle ne gagnerait pas
sa cause j on lui conseillerait de s'en tenir à la pres-
cription, à Vuti possidetis; et c'est le parti que Rome
a pris.
Mais, dit -on, avant Eusèbe, avant Lactance,
l'exact Papias avait déjà conté l'aventure de Pierre et
— i» .. — ' *• • ■ — — — ■ »
(b) Voyez Spanlieim, Sacrœ antiq., lib. ÏII.
4^4 XAVIER.
de Simon, vertu de Dieu, qui se passa en présence
de Néron; le parent de Néron, à moitié ressuscité
par Simon, vertu-Dieu, et entièrement ressuscité par
Pierre; les complimens de leurs chiens; le pain donné
par Pierre aux chiens de Simon; le magicien qui vole
dans les airs; le chrétien qui le fait tomber par un
signe de croix, et qui lui casse les jambes; Néron qui
fait couper la tête à Pierre pour payer les jambes de
son magicien, etc., etc. Le grave Marcel répète cette
histoire authentique, et le grave Hégésippe la répète
encore, et d'autres la répètent après eux; et moi je
vous répète que, si jamais vous plaidez pour un pré ,
fût-ce devant le juge de Yaugirard, vous ne gagnerez
jamais votre procès sur de pareilles pièces.
Je ne doute pas que le fauteuil épiscopal de saint
Pierre ne soit encore à Rome, dans la belle église. Je
ne doute pas que saint Pierre n'ait joui de l'évêché de
Rome vingt cinq ans un mois et neuf jours, comme
on le rapporte. Mais j'ose dire que cela n'est pas
prouvé démonstrativement , et j'ajoute qu'il est à
croire que les évêques romains d'aujourd'hui sont
plus à leur aise que ceux de ces temps passés, temps
un peu obscurs, qu'il est fort difficile de bien dé-
brouiller.
X.
XAVIER.
Saint Xavier, surnommé l'apôtre des Indes, fut
un des premiers disciples de saint Ignace de Loyola.
Quelques écrivains modernes ? trompés par Téqui-
XAVIER. 4^5
voque du nom, se sont imaginés que les apôtres saint
Barthélemi et saint Thomas avaient prêché aux Indes
orientales. Mais Ahdias («) remarque très-bien que
les anciens font mention de trois Indes; la première
située vers l'Ethiopie, la seconde proche des Mèdes,
et la troisième à l'extrémité du continent.
Les Indiens à qui saint Barthélemi prêcha sont
les Arabes de l'Yémen, qui sont nommés par Phi-
Iostorge (6) les Indiens intérieure, et par Sophro-
uius (c) les Indiens fortunés. Ce sont les habitans de
l'Arabie Heureuse.
L'Inde qui est proche de Mèdes est évidemment
(a Perse et les provinces voisines, qui furent d'abord
soumises aux Parthes. Or, c'est dans ce pays-là,
dans l'empire des Parthes, que les historiens ecclé-
siastiques (rf) témoignent que saint Thomas alla prê-
cher l'Évangile. Aussi le métropolitain de Perse se
vante-t-il, depuis plusieurs siècles, d'être le succes-
seur de saint Thomas. L'auteur des voyages de cet
apôtre, et celui de l'histoire d'Abdias, s'accordent
là-dessus avec nos autres écrivains.
Enfin la troisième Inde , à l'extrémité du conti-
nent, comprend les cotes de Coromandel et de Mala-
bar, et c'est celle dont Xavier fut l'apôtre. Il arriva à
Goa, l'an 154^, sous la protection de Jean III, roi
de Portugal ; et, malgré les miracles qu'il y opéra , il
prétendait, de l'aveu du missionnaire dominicain Na-
(a) Liv. VIII, art. I. — (b) Iiist. eccl., liv, IT, ch. VI.
(t) Saint Jérôme, dans le c atalog. — (a) Eusèbe, liv. III*
chap. I: et Récognitions, liv, IX , art. I.
36.
4^6 XAVIER.
varette (f), qu'on n'établirait jamais aucun christia-
nisme de durée parmi les païens , à moins que les au-
diteurs ne fussent à la portée d'un mousquet. Le jé-
suite Tellez, dans son Histoire d'Ethiopie (/), fait le
même aveu. C'a toujours été, dit-il^ le sentiment que
nos religieux ont formé concernant la religion catho-
lique , qu'elle ne pourrait être d'aucune durée en
Ethiopie, à moins qu'elle ne fût appuyée par les
armes.
L'expérience, en effet, vient à l'appui de cette
opinion. Ce fut par les armes que Ton convertit FÀ-
mériquc ; et Barthélemi de las Casas, moine et évêquo
de Chiapa , écrivit en langue castillane l'Histoire ad-
mirable des horribles insolences, cruautés et tyran-
nies exercées par les Espagnols aux Indes occiden-
tales. Ce témoin oculaire affirme (g) que, dans les
îles et sur la terre ferme , ils firent mourir en quarante
ans plus de douze millions d'âmes. Ils fesaient cer-
tains gibets longs et bas, de manière que les pieds
touchaient quasi à la terre, chacun pour treize, à
l'honneur et révérence de notre Rédempteur et de ses
douze apôtres, comme ils disaient; et, y mettant le
feu, bridaient ainsi tout vifs ceux qui y étaient atta-
chés. Ils prenaient les petites créatures par les pieds ,
les arrachant des mamelles de leurs mères, et leur
froissaient la tête contre les rochers. Las Casas oublia
de remarquer que le Psalmiste (h) appelle heureux
celui qui pourra traiter ainsi les petits enfans.
(e) Traité VI, page 436, col. 6. — (f) Liv. IV, cliap. IH.
(cj) Pages 6 et io de la traduction française de Jacques de
Mig-rode.— (h) Ps. GXXXVI, v. 9.
XÉNOPHANES. 427
Au reste il faut redire ici comme à l'article Reli~
q tes : Jésus n'a condamné que l'hypocrisie des Juifs ,
en disant (i) : Malheur à vous, scribes et pharisiens
hypocrites , parce que vous courez la mer et la terre
pour foire un prosélyte! et, quand il l'est devenu,
vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus
que vous.
XÉNOPHANES.
Bayle a pris le prétexte de l'article Xénophanes
pour faire le panégyrique lu diable, comme autre-
fois Simonide, à l'occasion d'un lutteur qui avait rem-
porté le prix à coups de poing aux jeux olympiques,
chanta dans une belle ode les louanges de Castor et
de Pollux. Mais au fond , que nous importent les
rêveries de Xénophanes ! Que saurons-nous en appre-
nant qu'il regardait la nature comme un être infini,
immobile, composé d'une infinité de petits corpus-
cules, de petites monades douces, dune force mo-
trice, de petites molécules organiques; qu'il pensait
d'ailleurs à peu prés comme pensa depuis Spinosa ,
ou que plutôt il cherchait à penser, et qu'il se con-
tredit plusieurs fois , ce qui étiit le propre des an-
ciens philosophes ?
Si Anaximène enseigna que l'atmosphère était
Dieu ; si Thaïes attribua à l'eau la formation de toutes
choses, parce que l'Egypte était fécondée par ses
inondations; si Phérécide et Heraclite donnèrent au
feu tout ce que Thaïes donnait à l'eau, quel bien nous
revient-il de toutes ces imaginations chimériques?
(i) MaU.4 chop. XX1IÏ, v. i5.
4'28 XÊNOPHÀNES.
Je veux que Pythagore ait exprimé par Aes nom-
bres des rapports très-mal connus , et qu'il ait cru
que la nature avait bâti le monde par des règles d'a-
rithmétique. Je consens quOcellus Lucanus et Em-
pédocle aient tout arrangé par des forces motrices
antagonistes, quel fruit en recueillerai - je ? quelle
notion claire sera entrée dans mon faible esprit?
Venez, divin Platon, avec vos idées archétypes,
vos androgynes, et votre verbe; établissez ces belles
connaissances en prose poétique dans votre républi-
que* nouvelle, où je ne prétends pas plus avoir une
maison que dans la Salente du Télémaque; mais au
lieu d'être un de vos citoyens, je vous enverrai, pour
bâtir votre ville , toute la matière subtile de Des-
cartes , toute sa matière globuleuse et toute sa ra-
meuse, que je vous ferai porter par Cyrano de Ber-
gerac (a).
Bayle a pourtant exercé toute la sagacité de sa
dialectique sur vos antiques billevesées ; mais c'est
qu'il en tirait toujours parti pour rire des sottises qui
leur succédèrent.
O philosophes! les expériences de physique bien
constatées, les arts et métiers, voilà la vraie philo-
sophie. Mon sage est le conducteur de mon moulin,
lequel pince bien le vent, ramasse mon sac de blé,
le verse dans la trémie , le moud également, et fournit
à moi et aux miens une nourriture aisée. Mon sage
est celui qui, avec la navette, couvre mes murs de
tableaux de laine ou de soie, brillans des plus riches
(a) Plaisant assez mauvais et un peu fou. ^.^.-J s
XÉX0PH0N. 429.
couleurs; ou bien celui qui met dans ma poche la
mesure du temps en cuivre et en or. Mon sage est
l'investigateur de l'Histoire naturelle. On apprend
plus dans les seules expériences de l'abbé Nollet
que dans tous les livres de l'antiquité.
XÉNOPIION,
Et la retraite des dix mille.
Quand Xénophon n'aurait eu d'autre mérite que
d'être l'ami du martyr Socrate, il serait un homme
recommandable ; mais il êlalt guerrier , philosophe,
poêle, historien , agriculteur, aimable dans la so-
ciété ; et il y eut beaucoup de Grecs qui réunirent
tous ces mérites.
Mais pourquoi cet homme libre eut- il une com-
pagnie grecque à la solde du jeune Cosrou, nommé
Cyrus par les Grecs? Ce Cyrus était frère puîné et
sujet de l'empereur de Perse Artaxerxe Mnémon ,
dont on a dit qu'il n'avait jamais rien oublié que les
injures. Cyrus avait déjà voulu assassiner son frère
dans le temple même où l'on fesait la cérémonie de
son sacre (car les rois de Perse furent les premiers
qui furent sacrés); non-seulement Artaxerxe eut la
clémence de pardonner à ce scélérat, mais il eut la
faiblesse de lui laisser le gouvernement absolu dune
grande partie de l'Asie Mineure qu'il tenait de leur
père, et dont il méritait au moins d'être dépouillé.
Pour prix d'une si étonnante clémence, dès qu il
put se soulever dans sa satrapie contre son frère, il
ajouta ce second crime au premier. Il déclara , par un
430 XÊNOPH0N.
manifeste , « qu'il était plus digne du tronc de Perse
que son frère, parce qu'il était meilleur magicien, et
qu'il buvait plus de vin que lui. »
Je ne crois pas que ce fussent ces raisons qui lui
donnèrent pour alliés les Grecs. Il en prit à sa solde-
treize mille, parmi lesquels se trouva le jeune Xéno-
phon , qui n'était alors qu'un aventurier. Chaque
soldat eut d'abord une darique de paye par mois. La
darique valait environ une guinée ou un louis d'or
de notre temps, comme le dit très-bien M. le cheva-
lier de Jaucourt, et non pas dix francs, comme lé
dit Rollin.
Quand Gyrus leur proposa de ce mettre en marche
avec ses autres troupes, pour aller combattre son
frère vers FEuphrate, ils demandèrent" une darique
et demie, et il fallut bien la leur accorder. C'était
trente-six livres par mois, et par conséquent la plus
forte paye qu'on ait jamais donnée. Les soldats de
César et de Pompée n'eurent que vingt sous par jour
dans la guerre civile. Outre cette solde exorbitante,
dont ils se firent payer quatre mois d'avance, Gyrus
leur fournissait quatre cents chariots chargés de fa-
rine et de vin.
Les Grecs étaient donc précisément ce que sont
aujourd'hui les Hclvéticns, qui louent leur service et
îcur courage aux princes leurs voisins , mais pour
une solde trois fois plus modique que n'était la solde
des Grecs.
Il est évident, quoi qu'on en dise, qu'ils ne s'in-
formaient pas si la cause pour laquelle ils combat-
taient était juste ; il suffisait que Gyrus payât bien.
XÉNOPHON. 43 1
Les Lacédémoniens composaient la plus grande
partie de ces troupes. Us violaient en cela leurs traités
solennels avec le roi de Perse.
Qu'était devenue l'ancienne aversion de Sparte
pour l'or et l'argent? où était la bonne foi dans les
traités ? où était leur vertu altière et incorruptible ?
C'était Cléarque, un Spartiate, qui commandait le
corps principal de ces braves mercenaires.
Je n'entends rien aux manœuvres de guerre d'Ar-
taxerxès et de Cyrus ; je ne vois pas pourquoi cet
Artaxerxès, qui venait à son ennemi avec douze cent
mille combattans, commence par faire tirer des lignes
de douze lieues d étendue entre Cyrus et lui; et je ne
comprends rien à l'ordre de bataille. J.'entends encore
moins comment Cyrus, suivi de six cents chevaux seu-
lement, attaque dans la mêlée les six mille gardes à
cheval de l'empereur, suivi d'ailleurs d'une armée
innombrable. Enfin, il est tué de la maind'Artaxerxès,
qui apparemment ayant bu moins devin que le rebelle
ingrat, se battit avec plus de sang-froid et d'adresse
que cet ivrogne. Il est clair qu'il gagna complètement
la bataille malgré la valeur et la résistance de treize
mille Grecs, puisque la vanité grecque est obligée
d avouer qu' Artaxerxès leur fit dire de mettre bas les
armes. Ils répondent qu'ils n'en feront rien , mais que,
si l'empereur veut les payer, ils se mettront à son ser-
vice. Il leur était donc très-indifférent pour qui ils
combattissent, pourvu qu'on les payât. Ils n'étaient
donc que des meurtriers à louer.
Il y a, outre la Suisse, des provinces d'Allemagne
tmi en usent ainsi. Il n'importe à ces bons chrétiens
432 XÉIS'OPHON.
de tuer pour de l'argent des Anglais, ou des Français ,
ou des Hollandais, ou d'être tués par eux. Yous les
voyez réciter leurs prières et aller au carnage comme
des ouvriers vont à leur atelier. Pour moi , j'avoue
que j'aime mieux ceux qui s'en vont en Pensilvanie
cultiver la terre avec les simples et équitables qua-
kers, et former des colonies dans le séjour de la paix
et de l'industrie. Il n y a pas un grand savoir-faire à
tuer et à être tué pour six sous par jour; mais il y en
a beaucoup à faire fleurir la république desDunkards,
ces thérapeutes nouveaux \ sur la frontière du pays le
plus sauvage.
Ariaxerxès ne regarda ces Grecs que comme des
complices de la révolte de son frère, et franchement
c'est tout ce qu'ils étaient. Ii se croyait trahi par eux,
et il les trahit, à ce que prétend Xénophon. Car après
qu'un de ses capitaines eut juré en son nom de leur
laisser une retraite libre, et de leur fournir des vivres;
après que Gléarquc et cinq autres commandans des •
Grecs se furent mis entre ses mains pour régler la
marche, il leur fit trancher la tête , et on égorgea tous
les Grecs qui les avaient accompagnés dans cette en-
trevue, s'il faut s'en rapporter à Xénophon.
Cet acte royal nous fait voir que le machiavélisme
n'est pas nouveau; mais aussi est-il bien vrai qu'Ar-
taxerxès eût promis de ne pas foire un exemple des
chefs mercenaires qui s'étaient vendus à son frère?
ne lui était-il pas permis de punir ceux qu'il croyait
si coupables?
Cest ici que commence la fameuse retraite des dîx
XÉNOPHON". 433
mille. Si je n'ai rien compris à la bataille, je ne com-
prends pas plus à la retraite.
L'empereur, avant de faire couper la tête aux six
généraux grecs et à leur suite, avait juré de laisser
retourner en Grèce cette petite armée réduite à dix
mille hommes. La bataille s'était donnée sur le chemin
de l'Euphrate ; il eût donc fallu faire retourner les
Grecs par la Mésopotamie occidentale, par la Syrie,
par l'Asie Mineure, par l'Ionie. Point du tout; on les
fesait passer à l'orient, on les obligeait à traverser le
Tigre sur des barques qu'on leur fournissait ; ils
remontaient ensuite par les chemins de l'Arménie
lorsque leurs commandans furent suppliciés. Si quel-
qu'un comprend cette marche , dans laquelle ou
tournait le dos à la Grèce, il me fera plaisir de me
l'expliquer.
De deux choses l'une : ou les Grecs avaient choisi
eux-mêmes leur route, et en ce cas ils ne savaient ni
où ils allaient, ni ce qu'ils voulaient; ou Artaxerxès
les fesait marcher malgré eux (^ ce qui est bien plus
probable) , et en ce cas pourquoi ne les exterminait-
il point ?
On ne peut se tirer de ces difficultés qu'en suppo-
sant que l'empereur persan ne se vengea qu'à demi;
qu'il se contenta d'avoir puni les principaux chefs
mercenaires qui avaient vendu les troupes grecques à
Cyrus; qu'ayant fait un traité avec ces troupes fugi-
tives, il ne voulait pas descendre à la honte de le vio-
ler; qu'étant sûr que de ces Grecs errans il en péri-
rait un tiers dans la route , il abandonnait ces malheu-
reux à leur malheureux sort. Je ne vois pas d'autre
Dlct. Pli. 3. OJ
434 XÊNOPHON.
jour pour éclairer l'esprit du lecteur sur les obscuri-
tés de cette marche.
On s'est étonné de la retraire des dix mille; mais
on devait s'étonner bien davantage qu'Artaxerxès ,
vainqueur à la tête de douze cent mille combattans
(du moins à ce qu'on dit), laissât voyager dans k
nord de ses vastes états dix mille fugitifs 3 qu'il pou-
vait écraser à chaque village, à chaque passage de
rivière, à chaque défilé, ou qu'on pouvait faire périr
de faim et de misère,
Cependant on leur fournit , comme nous l'avons
vu , vingt-sept grands bateaux vers la ville dltace
pour leur faire passer le Tigre, comme si on voulait
les conduire aux Indes. De là on les escorte en tirant
vers le nord, pendant plusieurs jours, dans le désert
où est aujourd'hui Bagdad. Ils passent encore la ri-
vière de Zabate, et c'est là que viennent les ordres de
l'empereur de punir les chefs. Il est clair qu'on pou-
vait exterminer l'armée aussi facilement qu'on avait
fait justice des commandans. Il est donc très-vrai-
semblable qu'on ne le voulut pas.
On ne doit donc plus regarder les Grecs perdus
dans ces pays sauvages, comme des voyageurs éga-
ras, à qui la bonté de l'empereur laissait achever leur
roule comme ils pouvaient.
Il y a une autre observation à faire , qui ne paraît
pas honorable pour le gouvernement persan. Il était
impossible que les Grecs n'eussent pas des querelles
continuelles pour les vivres , avec tous les peuples
chez lesquels ils devaient passer. Les pillages, les
désolations, les meurtres étaient la suite inévitable
XÉNOPHON. 435
de ces désordres; et cela est si vrai, que dans une
route de six cents lieues, pendant laquelle les Grecs
marchèrent toujours au hasard, ces Grecs n'étant ni
escortés, ni poursuivis par aucun grand corps de
troupes persanes, perdirent quatre mille hommes , ou
assommés par les paysans, ou morts de maladie.
Comment donc Artaxerxès ne les fit-il pas escorter
depuis leur passage de la rivière de Zabate , comme il
l'avait fait depuis le champ de bataille jusqu'à cette
rivière ?
Comment un souverain si sage et si bon commit-
il une faute si essentielle? Peut-être ordonna-t-il l'es-
corte; peut-être Xénophon, d'ailleurs un peu dé-
clamateur , la passe-t-il sous silence pour ne pas
diminuer le merveilleux de la retraite des dix mille ;
peut-être l'escorte fut toujours obligée de. marcher
très-loin de la troupe grecque par la difficulté des
vivres. Quoi qu'il en soit , il paraît certain qu'Ar-
taxerxès usa d'une extrême indulgence , et que les
Grecs lui dûreut la vie, puisqu'ils ne furent pas ex-
termines.
Il est dit dans le Dictionnaire encyclopédique, à
l'article Retraite, que celle des dix mille se fît sous le
commandement de Xénophon. On se trompe, il ne
commanda jamais; il fut seulement sur la fin de la
marche à la tête d'une division de quatorze cents
hommes.
Je vois que ces héros, à peine arrivés, après tant
de fatigues, sur le rivage du Pont-Euxin, pillent
indifféremment amis et ennemis pour se refaire.
Xénophon embarque à Héraclée sa petite troupe, el
436 XÉNOPH0N.
va faire un nouveau marché avec un roi de Tlirace
qu'il ne connaissait pas. Cet Athénien, au lieu daller
secourir sa patrie accablée alors par les Spartiates,
se vend donc encore une fois à un petit despote
étranger. Il fut mal payé, je l'avoue; et c'est une
raison de plus pour conclure qu'il eut mieux fait
daller secourir sa patrie.
Il résulte de tout ce que nous avons remarqué ,
que l'Athénien Xénophon n'étant qu'un jeune volon-
taire, s'enrôla sous un capitaine lacédémonien, l'un
des tyrans d'Athènes, au service d'un rebelle et d'un
assassin ; et, qu'étant devenu chef de quatorze cents
hommes, il se mit aux gages d'un barbare.
Ce qu'il y a de pis, c'est que la nécessité ne le
contraignait pas à cette servitude. Il dit lui-même
qu'il avait laissé en dépôt, dans le temple de la fa-
meuse Diane d'Éphèse, une grande partie de l'or
gagné au service de Cyrus.
Remarquons qu'en recevant la paye d'un roi, il
s'exposait à être condamné au supplice^ si cet étran-
ger n'était pas content de lui. Voyez ce qui est arrivé
au major-général Doxat, homme né libre. Il se vendit
à l'empereur Charles VI, qui lui fit couper le cou
pour avoir rendu aux Turcs une place qu'il ne pou-
vait défendre.
Kollin, en pariant de la retraite des dix mille, dit
« que cet heureux succès remplit de mépris pour
Artaxerxès les peuples de la Grèce, en leur fesant
voir que l'or, l'argent, les délices, le luxe, un nom-
breux sérail , fesaient tout le mérite du grand roi, etc. »
Roliin pouvait considérer que les Grecs ne de-
XÉNOPHON. 437
vaient pas mépriser un souverain qui avait gagné une
bataille complète; qui, ayant pardonné en frère, avait
vaincu en héros; qui, maître d'exterminer dix mille
Grecs j les avait laissés vivre et retourner chez eux ; et
qui , pouvant les avoir à sa solde , avait dédaigné de
s'en servir. Ajoutez que ce prince vainquit depuis les
Lacédémoniens et leurs alliés, et leur imposa des lois
humiliantes; ajoutez que dans une guerre contre des
Scythes nommés Caduciens, vers la mer Caspienne,
il supporta comme le moindre soldat toutes les fati-
gues et tous lés dangers. Il vécut et mourut plein de
gloire; il est vrai qu'il eut un sérail, mais son courage
n'en fut que plus estimable. Gardons-nous des dé-
clamations de collège.
Si j'osais attaquer le préjugé , j'oserais préférer la
retraite du maréchal de Belle -Isle à celle des dix
mille. Il est bloqué dans Prague par soixante mille
hommes, il n'en a pas treize mille. Il prend ses me-
sures avec tant d'habileté , qu'il sort de Prague , dans
le froid le plus rigoureux, avec son armée, ses vivres,
son bagage et trente pièces de canon, sans que les
assicgeans s'en doutent. Il a déjà gagné deux marches
avant qu'ils s'en soient aperçus. Une armée de trente
mille combattans le poursuit sans relâche l'espace de
trente lieues. Il fait face partout ; il n'est jamais
entamé; il brave, tout malade qu'il est, les saisons,
la disette et les ennemis. Il ne perd que les soldats qui
ne peuvent résister à la rigueur extrême de la saison.
Que lui a- 1- il manqué ? une plus longue course, et
des éloges exagérés à la grecque»
37.
438 YVETOT.
Y.
YVETOT.
C'est le nom d'un bourg de France à six lieues de
Rouen en Normandie, qu'on a qualifié de royaume
pendant long-temps, d'après Robert Gaguin, historien
du seizième siècle.
Cet écrivain rapporte que Gautier ou Vautîer, sei-
gneur d'Yvetot, chambrier du roi Clotaire ï, ayant
perdu les bonnes grâces de son maître par des ca-
lomnies dont on- n'est pas avare à la cour, s'en bannit
de son propre mouvement , passa dans les climats
étrangers où, pendant dix ans, il fit la guerre aux
ennemis de la foi; qu'au bout de ce terme, se flattant
que la colère du roi serait apaisée, il reprit le chemin
delà France; qu'il passa par Rome où il vit le pape
Àgapet , dont il obtint des lettres de recommandation
pour le roi qui était alors à Soissons, capitale de ses
états. Le seigneur d'Yvetot s'y rendit un jour de
vendredi -saint, et prit le temps que Clotaire était à
l'église pour se jeter à ses pieds, en le conjurant de*
lui faire grâce par le mérite de celui qui , en pareil
jour , avait répandu son sang pour lesalut des hommes*
mais Clotaire, prince farouche et cruel, l'ayant re-
connu, lui passa son épée au travers du corps.
Gaguin ajoute que le pape Agapet, ayant appris-
une action si indigne, menaça le roi des foudres de
l'église, s'il ne réparait sa faute ; et que Clotaire jus-
tement intimidé , et pour satisfaction du meurtre de
son sujet, érigea la seigneurie d'Yvetot en royaume,
en faveur des héritiers et dc£ successeurs de Gautier;.
y veto t. 43g
qu'il en fit expédier des lettres signées de lui, et
scellées de son sceau; que c'est depuis ce temps -la
que les seigneurs d'Yvetot portent le titre de rois : et'
je trouve, par une autorité constante et indubitable,
continue Gaguin, qu'un événement aussi extraordi-
naire s'est passé en l'an de grâce 536.
Rappelons, à propos de ce récit de Gaguin, l'ob-
servation que nous avons déjà faite (*) sur ce qu'il
dit de rétablissement de l'université de Paris. C'est
qu'aucun des historiens contemporains ne fait men-
tion de l'événement singulier qui, selon lui, fit ériger
en royaume la seigneurie d'Yvetot; et, comme l'ont
très -bien remarqué Claude Malingre et l'abbé de
Vertot, Clotaire I, qu'on suppose souverain du bourg
d'Yvetot, ne régnait point dans cette contrée; les fiefs
alors n'étaient point héréditaires; l'en ne datait point
les actes de l'an de grâce , comme le rapporte Robert
Gaguin; enfmle pape Agapet était déjà mort. Ajoutons
que le droit d'ériger un fief en royaume appartenait
exclusivement à l'empereur.
Ce n'est pas à dire cependant que les foudres de
l'église ne fussent déjà usitées du temps d'Agapet. Ou
sait que saint Paul (#) excommunia l'incestueux de
Coriiiihe; on trouve aussi dans les lettres de saint
Basile quelques exemples de censures générales dès
le quatrième siècle. Une de ces lettres est contre un
ravisseur. Le saint prélat y ordonne de faire rendre
la fille à ses parens, d'exclure le ravisseur des prières,
et de le déclarer excommunie', avec ses complices et
(< ) I. Gorintli. „cLap. V9 v. 5„
44° YVETOT.
toute sa maison, pendant trois ans; il ordonne aussi
d'exclure des prières tout le peuple de la bourgade
qui a reçu la personne ravie.
Auxilius, jeune évêque, excommunia la famille
entière de Clacitien : et quoique saint Augustin ait
désapprouvé cette conduite, et que le pape saint Léon
ait établi les mêmes maximes que saint Augustin,
dans une de ses lettres aux évêques de la province
de Vienne; pour ne parler ici que de la France, Pré-
textât, évêque de Rouen, ayant été assassiné Fan 586
dans sa propre église, Lcudovalde, évêque de Bayeuxr
ne laissa pas de mettre en interdit toutes les églises
de Rouen, défendant d'y célébrer le service divin y
jusqu'à ce que l'on eût trouvé l'auteur du crime.
L'an 1 1 41 ? Louis le Jeune ayant refusé de consen*
tir à l'élection de Pierre de la Châtre que le pape avait
fait nommer à la place d'Alberic , archevêque de
Bourges, mort l'année précédente, Innocent II mit
toute la France en interdit.
L'an 1200, Pierre de Capoue, chargé d'obliger
Philippe - Auguste à quitter Agnès , et à reprendre
Ingerburge, et ny ayant pas réussi, publia le 1 5 jan-
vier la sentence d'interdit sur tout le royaume, qui
avait été prononcée par le pape Innocent III. Cet
interdit fut observé avec une extrême rigueur. La
chronique anglicane, citée par le bénédictin Mar-
tenne (t>), dit que tout acte de christianisme, hormis
le baptême des enfans, fut interdit en France; les
églises fermées , les chrétiens en étaient chassés
(b) Tome V, page 868.
YVETOT. 44 *
comme des chiens; plus d'office divin ni de sacrifice
de la messe, plus de sépultures ecclésiastiques pour
les défunts; les cadavres abandonnés au hasard ré-
pandaient la plus affreuse infection , et pénétraient
d'horreur ceux qui leur survivaient.
La chronique de Tours fait la même description ;
elle y ajoute seulement un trait remarquable cou^
firme par l'abbé Fleuri et l'abbé de Vertot (c) ; c'est
que le saint viatique était excepté, comme le baptême
des cnfans, de cette privation des choses saintes. Le
royaume fut pendant neuf mois dans cette situation ;
Innocent III permit seulement au bout de quelque
temps les prédications et le sacrement de confirma-
tion. Le roi fut si courroucé qu'il chassa les évêques
et tous les autres ecclésiastiques de leurs demeures,
et confisqua leurs biens.
Mais ce qui est singulier, tes souverains eux-
mêmes priaient quelquefois les évoques de prononcer
un interdit sur les terres de leurs vassaux. Par des
lettres du mois de février i356, confirmatives de
celles de Guy, comte de Nevers, et de Mathilde sa
femme, en faveur des bourgeois de Nevers, Charles V,
régent du royaume, prie les archevêques de Lyon,
de Bourges, et de Sens; et les évêques d'Autun, de
Laugres, d'Auxerre, et de Nevers, de prononcer une
excommunication contre le comte de Nevers, et un
interdit sur ses terres, s'il n exécute pas l'accord qu'il
avait fait avec ses habitans. On trouve aussi, dans le
recueil des ordonnances de la troisième race, plu-
[c)iÀv. I,page i48.
44^ YVETOT.
sieurs lettres semblables du roi Jean, qui autorisent
les évoques à mettre en interdit les lieux dont Je sei-
gneur tenterait d'enfreindre les privilèges.
Enfin, ce qui semble incroyable, le jésuite Daniel
rapporte que, l'an 998, le roi Robert fut excom-
munié par Grégoire V pour avoir épousé sa parente
au quatrième degré. Tous les évêques qui avaient as-
sisté à ce mariage furent interdits de la communion
jusqu'à ce qu'ils fussent allés à Rome faire satisfaction
au saint-siége. Les peuples, les courtisans même se
séparèrent du roi, il ne lui resta que deux domes-
tiques qui purifiaient par le feu toutes les choses qu il
avait touchées. Le cardinal Damien et Romualde ajou-
tent même qu'un matin Robert, étant allé selon sa
coutume, dire ses prières à la porte de l'église de
Saint-Barthélemi, car il nosait pas y entrer, Abbon
abbé de Fleuri, suivi de deux femmes du palais qui
portaient un grand plat de vermeil couvert d'un linge,
l'aborde, lui annonce que Eerthe vient daecoucher;
et découvrant le .plat : Voyez, lui dit-il, les effets de
votre désobéissance aux décrets de l'église, et le
sceau de Panathème sur ce fruit de vos amours. Ro-
bert regarde et voit un monstre qui avait le cou et la
tête d'un canard. Berthe fut répudiée, et l'excommu-
nication enfin levée.
Urbain II, au contraire, excommunia l'an 1093
Philippe I, petit-fils de Robert, pour avoir quitté sa
parente. Ce pape prononça la sentence d'excommu-
nication dans les propres états du roi à Clermont en
Auvergne, où sa sainteté venait chercher un asile;
dans ce même concile où fut prêchée la croisade, et
ZÈLE. 443
ou pour la première fois le nom de pape fut donné à
Téveque de Rome, à l'exclusion des autres évêques
qui le prenaient auparavant.
On voit que ces peines canoniques furent d'abord
plutôt médicinales que mortelles; mais Grégoire YII
et quelques-uns de ses successeurs osèrent prétendre
qu'un souverain excommunié était privé de ses états,
et que ses sujets n'étaient plus obligés de lui obéir :
supposé cependant qu'un roi puisse être excommunié
en certains cas graves, l'excommunication, n'étant
qu'une peine purement spirituelle, ne saurait dis-
penser ses sujets de l'obéissance qu'ils lui doivent
comme tenant son autorité de Dieu même. C'est ce
qu'ont reconnu constamment les parlemens et même
le clergé de France, dans les excommunications de
Boniface VIII contre Philippe le Bel ; de Jules II
contre Louis XII ; de Sixte V contre Henri III ; de
Grégoire XIII contre Henri IV, et c'est aussi la doc-
trine de la fameuse assemblée du clergé de 1682,
ZSLE.
Celui de la religion est un attachement pur et
éclairé au maintien et au progrès du culte qu'on doit
a la Divinité; mais quand ce zèle est persécuteur,
aveugle et faux, il devient le plus grand fléau de
Phumanité.
Voici comme l'empereur Julien parle du zèle des
chrétiens de son temps : LesGaliléens, dit-il (a), ont
(a) Lettre LU.
444 ZÈLE,
souffert sous mon prédécesseur l'exil et les prisons^
on a massacré réciproquement ceux qui s'appellent
tour à tour hérétiques. J'ai rappelé leurs exilés ,
ékrgi leurs prisonniers; j'ai rendu leurs biens aux
proscrits, je les ai forcés de vivre en paix : mais telle
est la fureur inquiète des Galiléens, qu'ils se plaignent
de ne pouvoir plus se dévorer les uns les autres.
Ce portrait ne paraîtra point outré, si l'on fait seu-
lement attention aux calomnies atroces dont les chré-
tiens se noircissaient réciproquement. Par exemple,
saint Augustin (b) accuse les manichéens de con-
traindre leurs élus à recevoir l'eucharistie après l'a-
voir arrosée de semence humaine. Avant lui , saint
Cyrille de Jérusalem (c) les avait accusés de la même
infamie en ces termes : Je n'oserais dire en quoi ces
sacrilèges trempent leur ischas qu'ils donnent à leurs
malheureux sectateurs, qu'ils exposent au milieu de
leur autel, et dont le manichéen souille sa bouche et
sa langue. Que les hommes pensent à ce qui a cou-
tume de leur arriver en songe et les femmes dans le
temps de leurs règles. Le pape saint Léon, dans un
de ses sermons (d) , appelle aussi le sacrifice des ma-
nichéens la turpitude même. Enfin Suidas (c) et Ce-
drenus (/') ont encore enchéri sur cette calomnie , en
avançant que les manichéens fesaient des assemblées
nocturnes, où, après avoir éteint les flambeaux, ils
commettaient les plus énormes impudicités.
(b) Ghap. XLVÏ, des Hérésies, — (c) IN. XIII de la sixième
catéchèse. — j (d) Sermon cinquième, sur le- jeûne du dixième
mois. — - (e) Sur Manès. — (f) Annales, page 260,
ZÈLE. 445
Observons d'abord que les premiers chrétiens fu-
rent aocusés des mêmes horreurs qu'ils imputèrent
depuis aux manichéens, et que la justification des
uns peut également s'appliquer aux autres. Afin d'a-
voir des prétextes de nous persécuter, disait Athcna-
gore dans son apologie pour les chrétiens (#), on
nous accuse de faire des festins détestables et de
commettre des incestes dans nos assemblées. C'est un
vieux artifice dont on a usé de tout temps pour faire
périr la vertu. Ainsi Pythagore fut brûlé avec trois
cents de ses disciples, Heraclite chassé par les Êphé-
siens , Démocrite par les Abdéritains , et Sociale cou*
damné par les Athéniens.
Athénagore fait voir ensuite que les principes et
les mœurs des chrétiens suffisaient seuls pour détruire
les calomnies qu'on répandait contre eux ; les mômes
raisons militent en faveur des manichéens. Pourquoi ,
d'ailleurs, saint Augustin, qui est si affirmatif dans
son livre des Hérésies, est- il réduit dans celui des
mœurs des manichéens, en parlant do l'horrible cé-
rémonie dont il s'agit, à dire simplement (//) : On les
en soupçonne.... Le monde a cette opinion d'eux
S'ils ne font pas ce qu'on leur impute.... La renommée
publie beaucoup de mal d'eux; mais ils soutiennent
ajue ce sont des mensonges.
Pourquoi ne pas soutenir en face cette accusation
dans sa dispute contre Fortunat, qui len sommait eu
publie et en ces termes ; Nous sommes accusés de
faux crimes; et comme Augustin a assisté a notre
(5) Pa- 35. — {h) Ch?p, *f f.
»ict, Pli. 8. 33
44^ ziiE.
culte, je le prie de déclarer devant tout le peuple, si
ces crimes sont véritables ou non. Saint Augustin
répond : Il est vrai que j'ai assisté à votre culte ; mais
autre est la question de la foi, autre est celle des
mœurs; et c'est celle de la foi que j'ai proposée. Ce-
pendant, si les personnes qui sont présentes aiment
mieux que nous agitions celles de vos mœurs, je ne
m'y opposerai pas.
Fortunat, s'adressant à l'assemblée : Je veux , dit-
il, avant toute chose, être justifié dans l'esprit des
personnes qui nous croient coupables , et qu'Au-
gustin témoigne à présent devant vous , et un jour de-
vant le tribunal de Jésus- Christ, s'il a jamais vu, ou
s il sait, de quelque manière que ce soit, que les
choses qu'on nous impute se commettent parmi nous?
Saint Augustin répond encore : Vous sortez de la
question, celle que j'ai proposée roule sur la foi, et
non sur les mœurs. Enfin, Fortunat continuant à pres-
ser saint Augustin de s'expliquer, iP le fait en ces
termes : Je reconnais que, dans la prière où j'ai as-
sisté, je ne vous ai vus commettre rien d'impur.
Le même saint Augustin , dans son livre de l'Utilité
de la foi (/'), justifie encore les manichéens. Dans ce
temps-là , dit-il à son ami Honorât , lorsque j'étais
engagé dans le manichéisme, j'étais encore plein du
désir et de l'espérance d'épouser une belle femme,
d'acquérir des richesses, de parvenir aux honneurs,
et de jouir des autres voluptés pernicieuses de la vie.
Car, lorsque j'écoutais avec assiduité les docteurs ma-
m 1 — , , ■ . _, . ■■ , -«» ■■ I ' -■■ — r
(0 Chap. I
ZÈLE, 44?
nichéens, je n'avais pas encore renoncé au désir et à
l'espérance de toutes ces choses. Je n'attribue pas
cela à leur doctrine ; car je dois leur rendre ce témoi-
gnage, qu'ils exhortent soigneusement les hommes à
se préserver de ces mêmes choses. C'est donc là ce
qui m'empêchait de m'attacher tout-à-fait à la secte,
et ce qui me retenait dans le rang de ceux qu'ils ap-
pellent auditeurs. Je ne voulais pas renoncer aux
espérances et aux affaires du siècle. Et dans le dernier
chapitre de ce livre , où il représente les docteurs
manichéens comme des hommes superbes, qui avaient
l'esprit aussi grossier qu'ils avaient le corps maigre et
décharné, il ne dit pas un mot de leurs prétendues
infamies.
Mais sur quelles preuves étaient donc fondées ces
imputations ? La première qu'allègue saint Augustin ,
c'est que ces impudicités étaient une suite du système
de Manichée, sur les moyens dont Dieu se sert pour
arracher au prince des ténèbres les parties de sa sub-
stance. Nous en avons parlé à l'article Généalogie; ce
sont des horreurs que l'on se dispense de répéter. Il
suffit de dire ici que le passage du septième livre du
Trésor de Manichée, que saint Augustin cite en plu-
sieurs endroiis, est évidemment falsifié. L'hérésiarque
dit, si nous l'en croyons, que ces vertus célestes qui
se transforment tantôt en beaux garçons et tantôt en
belles filles, sont Dieu le père lui-même. Cela est
faux. Manès n'a jamais confondu les vertus célestes
avec Dieu le père. Saint Augustin n'ayant pas compris
l'expression syriaque d'une vierge de lumière pour
dire une lumière vierge, suppose que Dieu fait voir
448 ZÈLE.
au prince des ténèbres une belle fille vierge tiout
exciter leur ardeur brutale; il ne s'agit point du tout
de cela dans les anciens auteurs , il est question de
la cause des pluies.
Le grand prince, dit Tirbon , cité par saint Ëpi-
plianc (A), fait sorlir de lui-même dans sa colère des
nuages noirs qui obscurcissent tout le monde; il s'a-
gite, se tourmente, se met tout en eau, et c'est là ce
qui fait la pluie , qui n'est autre chose que la sueur
du grand prince. Il faut que saint Augustin ait été
trompé par une traduction ou plutôt par quelque
extrait infidèle du Trésor de Manichée , dont il n'a
cité que deux ou trois passages. Aussi le manichéen
Secundinus lui reprochait-il de n'entendre rien aux
mystères de Manichée , et de ne les combattre que
par de privs paralogismes. Comment d'ailleurs, dit le
savant M. de Bcausobre, que nous abrégeons ici (/),
saint Augustin aurait -il pu demeurer tant d'années
dans une secte où l'on enseignait publiquement de
telles abominations? et comment aurait-il eu le front
de la défendre contre les catholiques?
De celte preuve de raisonnement , passons aux
preuves de fuit et de témoignages alléguées par saint
Augustin , et vovons si elles sont plus solides. On dit,
continue ce père (m), que quelques-uns d'eux ont
confessé ce fait dans des jugemens publics , non-
seulement' dans la Paphlagonie, mais aussi dans les
(k) Hër. LXVI, chap. XXVI.
(/) Kist. du manich. , liv. IX , chap. VIII et IX. '(** )
(m) Cap. XLVII, de la Nature du bien.
ïfeLE. 449
Gaules, comme je l'ai ouï dire à Rome par un certain
catholique.
De pareils ouï-dire méritent si peu d'attention,
que saint Augustin n'osa en faire usage dans sa con-
férence avec Fortunat, quoiqu'il y eût sept à huit ans
qu'il avait quitté Pvome ; il semble même avoir oublié
le nom du catholique de qui il les tient. Il est vrai
que , dans son livre des Hérésies , le même saint
Augustin parle des confessions de deux filles , nom-
mées l'une Marguerite et l'autre Eusébie, et de quel-
ques manichéens qui, ayant été découvert s à Carthage
et menés à l'église, avouèrent,, dit-on, l'horrible fait
dont il s'agit.
Il ajoute qu'un certain Viator déclara que ceux
qui commettaient ces infamies s'appelaient catharistes
ou purgateurs; et qu'interrogés sur quelle écriture
ils appuyaient cette affreuse pratique, ils produisaient
le passage du Trésor de Manichée, dont on a démon-
tré la falsification. Mais nos hérétiques, bien loin de
s'en servir , l'auraient hautement désavoué comme
l'ouvrage de quelque imposteur qui voulait ïes perdre.
Cela seul rend suspects tous ces actes de Carthage,
que Quod-vult-Deus avait envoyés à saint Augustin;
et ces misérables, découverts et conduits à l'église,
ont bien la mine d'être des gens apostés pour avouer
tout ce qu'on voulait qu'ils avouassent.
Au chapitre XLYII de la Nature du bien , saint Au-
gustin avoue que, lorsqu'on reprochait à nos héré-
tiques les crimes en question, ils répondaient qu'un
de leurs élus , déserteur de leur secte , et devenu leur
ennemi, avait introduit cette énorme pratique. Sans
33.
45o ZÈLE.
examiner si cette secte, que Yîator nommait des ca-
tharistes, était réelle, il suffit d'observer ici que les
premiers chrétiens imputaient de même aux gnosti-
ques les horribles mystères dont ils étaient accusés
parles Juifs et par les païens; et, si cette apologie
est bonne dans leur bouche , pourquoi ne le serait-
elle pas dans celle des manichéens ?
C'est cependant ces bruits populaires que M. de
Tillemont, qui se pique d'exactitude et de fidélité,
ose convertir en faits certains. Il assure («) qu'on
avait fait avouer ces infamies *aux manichéens dans
desjugemenspublicsenPaphlagoniejdanslesGauleS)
et diverses fois à Carthage.
Pesons aussi le témoignage de saint Cyrille de Jé-
rusalem, dont le rapport est tout différent de celui de
saint Augustin; et considérons que le fait est si in-
croyable et si absurde, qu'on aurait peine à le croire
quand il serait attesté par cinq ou six témoins qui
l'auraient vu , et qui l'affirmeraient avec serment.
Saint Cyrille est seul, il ne l'a point vu, il l'avance
dans une déclamation populaire, où il se donne la
licence (o) de faire tenir à Manichée, dans la confé-
rence de Cascar, un discours dont il n'y a pas un
mot dans les actes d'Archélaûs , comme M. Zac-
cagni (jy) est obligé d'en convenir; et l'on ne sau-
rait alléguer, pour la défense de saint Cyrille, qu'il
n'a pris que le sens d'Archélaûs et non les termes :
car pi les termes, ni le sens, rien ne s^y trouve. D'à I-
« ■ ■' ■ ■ »
(n) Manich. , art. 12 , page 7$5. — fcj N. XV.
(j>) Préface, n. XIII.
ZÈLE. 45 ^
leurs , le tour que prend ce père paraît être celui d'urï
historien qui cite les propres paroles de son auteur.
Cependant , pour sauver l'honneur et la bonne foi
de saint Cyrille, M. Zaccagni, et après lui M. de
Tillemont, supposent, sans aucune preuve, que le
traducteur ou le copisîe ont omis l'endroit des actes
allégué par ce père; et les journalistes de Trévoux
ont imaginé deux sortes d'actes d'Archélaùs, les uns
authentiques, que Cyrille a copiés, les autres suppo-
sés dans le cinquième siècle par quelque nestorien.
Quand ils auront prouvé cette supposition , nous exa-
minerons leurs raisons.
Venons enfin au témoignage du pape Léon, tou-
chant les abominations manichéennes* Il dit dans ses
sermons (</) que les troubles survenus en d'autres
pays, avaient jeté en Italie des manichéens, dont les
mystères étaient si abominables, qu'il ne pouvait les
exposer aux yeux du public sans blesser l'honnêteté ;
que, pour les connaître , il avait fait venir des élus et
des élues de cette secte dans une assemblée composée
d'évêques,de prêtres, et de quelques hommes nobles;
que ces hérétiques avaient découvert beaucoup Ée
choses touchant leurs dogmes et les cérémonies de
leur i&tëy et avaient avoué un crime qu'il ne pouvait
leur dire, mais dont on ne pouvait douter après la
confession des coupables; savoir, d'une jeune fille
qui n'avait que dix ans ; de deux femmes qui l'avaient
préparée pour l'horrible cérémonie de la secte ; du
jeune homme qui en avait été complice, de lévêque
(q) Sermon IV, sur la Nativité et sur l'Epiphanie.
4^2 ZÉLÉ.
qui Pavait ordonnée et qui y avait présidé. Il renvoie
ceux de ses auditeurs qui en voudront savoir da-
vantage aux informations qui avaient été faites, et
qu'il communiqua aux évoques d'Italie dans sa se-
conde lettre.
Ce témoignage paraît plus précis et plus décisif
que celui de saint Augustin; mais il n'est rien moins
que suffisant, pour prouver un fait démenti par les
protestations des accusés, et par les principes cer-
tains de leur morale. En effet, quelles preuves a-t-on
que les personnes infâmes , interrogées par Léon ,
n'ont pas été gagnées pour déposer contre leur
secte ?
On répondra que la piété et la sincérité de ce pape
ne permettront jamais de croire qu'il ait procuré une
telle fraude. Mais si , comme nous l'avons dit à
l'article Reliques , le môme saint Léon a été capable
de supposer que des linges, des rubans qu'on a mis
dans une boîte , et que l'on a fait descendre dans le
sépulcre de quelques saints, ont répandu du sang
quand on les a coupés; ce pape dut-il se faire aucun
scrupule de gagner ou de faire gagner des femmes
perdues, et je ne sais quel évêque manichéen, les-
quels, assurés de leur grâce, s'avoueraient coupables
des crimes qui peuvent être vrais pour eux en parti-
culier, mais non pour leur secte, de la séduction de
laquelle saint Léon voulait garantir son peuple ? De
tout temps les évêques se sont crus autorisés à user
de ces fraudes pieuses, qui tendent au salut des âmes»
Les écrits supposés et apocryphes en sont une preuve;
et la facilité avec laquelle les pères ajoutaient foi à
ZÈLE. ^53
ces mauvais ouvrages, fait voir que, s'ils n'étaient pais
complices de la fraude, ils n'étaient pas scrupuleux
à en profiter.
Enfin saint Léon prétend confirmer les crimes se-
crets des manichéens , par un argument qui les
détruit. Ces exécrables mystères, dit-il (r), qui plus
ils sont impurs, plus on a soin de les cacher, sont
communs aux manichéens et aux priscillianistes.
C'est partout le même sacrilège, la même obscénité,
la même turpitude. Ces crimes, ces infamies, sont les
mêmes que l'on découvrit autrefois dans les priscil-
Jianistcs et dont toute la terre a été informée.
Les priscillianistes ne furent jamais coupables de
ceux pour lesquels on les fit périr. On trouve dans les
œuvres de saint Augustin (.s), le Mémoire instructif
qui fut remis à ce père par Orose, et dans lequel ce
prêtre espagnol proteste qu'il a ramassé toutes les
plantes de perdition qui pullulent dans la secte des
priscillianistes; <ju'il n'en a pas oublié la moindre
branche, la moindre racine; qu'il expose au médecin
toutes les maladies de cette secte, afin qu'il travaille
à sa guéri sou. Orose ne dit pas un mot des mystères
abominables dont parle Léon ; démonstration invin-
cible qu'il ne doutait pas que ce ne fussent de pures
calomnies. Saint Jérôme (/) dit aussi que Prisciiiien
fut opprimé par la faction, par les machinations des
evêques îthace et îdace. Parle-t on ainsi d'un homme
coupable de profaner la religion par les plus infâmes
{r) Lettre XCItl, ebap. XVI. — (s) Tome VIII, col. d3o.
(t) Dans le catalogue^
454 ZÈLE.
.cérémonies ? Cependant Orose et saint Jérôme n'i-
gnoraient pas ces crimes, dont toute la terre a été
informée.
Saint Martin de Tours et saint Ambroise , qui
étaient à Trêves quand Priscillien fut juge, devaient
en être également informes. Cependant ils sollicitèrent
instamment sa grâce; et, n'ayant pu l'obtenir, ils re-
fusèrent de communiquer avec ses accusateurs et leur
faction. Sulpice Sévère rapporte l'histoire des mal-
heurs de Priscillien. Latronien, Euphrosine, veuve
du poëte Delphidius, sa fille et quelques autres per-
sonnes, furent exécutés avec lui à Trêves, par les
ordres du tyran Maxime et aux instances d'Ithace et
d'Idace, deux évêques vicieux, et qui, pour prix de
leur injustice, moururent dans l'excommunication,
chargés de la haine de Dieu et des hommes.
Les priscillianistes étaient accusés, comme les ma-
nichéens, de doctrines obscènes, de nudité et d'impu-
dicité religieuses. Comment en furent-ils convaincus ?
Priscillien et ses complices les avouèrent, à ce qu'on
dit, crans les tourmens. Trois personnes viles, Ter-
tulle, Potamius et Jean, les confessèrent sans attendre
la question. Mais l'action intentée contre les priscil-
lianistes devait être fondée sur d'autres témoignages
qui avaient été rendus contre eux en Espagne. Cepen-
dant les dernières informations furent rejetées par un
grand nombre d'évêques, d'ecclésiastiques estimés;
et le bon vieillard Higimis , évêque de Cordoue , qui
avait été le dénonciateur des priscillianistes, les crut
dans la suite si innocens des crimes qu'on leur im-
putait, qu'il les reçut à sa communion, et se trouva
ZÈLE. 455
par-là enveloppé dans la persécution qu'ils essuyè-
rent.
Ces horribles calomnies dictées par un zèie aveu-
gle sembleraient justifier la réflexion qu'Ammien
Marcellin (u) rapporte de l'empereur Julien : Les
bêtes féroces, dit-il } ne sont pas plus redoutables aux
hommes, que les chrétiens le sont les uns aux autres
quand ils sont divisés de croyance et de sentiment.
Ce qu'il y a de plus déplorable en cela, c'est quand
le zèle est hypocrite et faux> les exemples n'en sont
pas rares. L'on tient d'un docteur de Sorbonne, qu'en
sortant d'une séance de la faculté , Tourneli, avec
lequel il était fort lié, lui dit tout bas : Vous voyez
que j'ai soutenu avec chaleur tel sentiment pendant
deux heures; eh bien ! je vous assure qu il n7y a pas
un mot de vrai dans tout ce que j'ai dit.
On sait aussi la réponse d'un jésuite, qui avait été
employé vingt ans dans les missions du Canada, et
qui, ne croyant pas en Dieu, comme il en convenait à
l'oreille d'un ami, avait affronté vingt fois la mort
pour la religion qu'il prêchait avec succès aux sau-
vages. Cet ami lui représentant l'inconséquence de
son zèle : Ah ! répondit le jésuite missionnaire, vous
n'avez pas d'idée du plaisir qu'on goûte a se faire
écouter de vingt mille hommes , à leur persuader ce
qu'on ne croit pas soi-même.
On est effrayé de voir que tant d'abus et de dés-
ordres soient nés de l'ignorance profonde où l'Eu-
rope a été plongée si long-temps ; et les souverains
(u)Liv.XXII.
456 ZOROASTRE.
qui sentent enfin combien il importe d'être éclaire f
deviennent les bienfaiteurs de l'humanité, en favori-
sant le progrès des connaissances, qui sont le soutien
de la tranquillité et du bonheur des peuples, et le plus
solide rempart contre les entreprises du fanatisme.
ZOROASTRE.
Si c'est Zoroastre qui le premier annonça aux
hommes cette belle maxime : «Dans le doute si une
action est bonne ou mauvaise, abstiens - toi ; » Zo-
roastre était le premier des hommes après Confucius
Si cette belle leçon de morale ne se trouve que
dans les cent portes du Sadder, long-temps après
Zoroastre, bénissons l'auteur du Sadder. On peut
avoir des dogmes et des rites très-ridicules avec une
morale excellente.
Qui était ce Zoroastre? ce nom a quelque chose
de grec, et on dit qu'il était Mède. Les Parsis d'au-
jourd'hui l'appellent Zerdust, ou Zerdast, ou Zara-
dast, ou Zarathrust. Il ne passe pas pour avoir été le
premier du nom. On nous parle de deux autres Zo-
roastres, dont le premier a neuf mille ans d'antiquité ;
c'est beaucoup pour nous, quoique ce soit très-peu
pour le monde.
Nous ne connaissons que le dernier Zoroastre.
Les voyageurs français , Chardin et Tavernier ,
nous ont appris quelque chose de ce grand prophète }
par le moyen des Guèbres ou Parsis, qui sont encore
répandus dans l'Inde et dans la Perse, et qui sont
excessivement ignorans. Le docteur Hyde, professeur
en arabe dans Oxford, nous en a appris cent fois da-
ZGROASTRE. 4^7
vantage sans sortir de chez lui. Il a fallu que, dans
l'ouest de l'Angleterre, il ait deviné la langue que
parlaient les Perses du temps de Cyrus, et qu'il Tait
confrontée avec la langue moderne des adorateurs
du feu.
C'est à lui surtout que nous devons ces cent portes
du Sadder, qui contiennent tous les principaux pré-
ceptes des pieux ignicoles.
Pour moi, j'avoue que je n'ai rien trouvé sur leurs
anciens rites de plus curieux que ces deux vers. per-
sans de Sadi, rapportés par Hyde :
Qu'un Perse ait conservé le feu sacré cent ans^
Le pauvre homme est brûlé qinnd il tombe dedans.
Les savantes recherches de Hyde allumèrent, il y
a peu d'années, dans le cœur d'un jeune Français le
désir de s'instruire par lui-meme des dogmes des
Guèbres.
Il fit le voyage des grandes Indes, pour apprendre
dans Surate, chez les pauvres Parsis modernes, la
langue des anciens Perses, et pour lire dans cette
langue les livres de ce Zoroastre si fameux, suppose
qu'en effet il ait écrit.
Les Pythagore , les Platon , les Apollonius do
Thyane, allèrent chercher autrefois en orient la sa-
gesse qui n'était pas là. Mais nul n'a couru après cette
divinité cachée, à travers plus de peines et de périls
que le nouveau traducteur français des livres attri-
bués à Zoroastre. Ni les maladies, ni la guerre, ni les
obstacles renaissans à chaque pas 3 ni la pauvreté
Dict. Pi. 8. 39
458 ZOROASTRE,
même, le premier et le plus grand des obstacles, rien
n'a rebuté son courage.
Il est glorieux pour Zoroastre qu'un Anglais ait
écrit sa vie au bout de tant de siècles, et qu'ensuite
un Français l'ait écrite d'une manière toute différente*
Mais ce qui est encore plus beau, c'est que nous
avons parmi les biographes anciens du prophète,
deux principaux auteurs arabes, qui précédemment
écrivirent chacun son histoire; et ces quatre histoires
se contredisent merveilleusement toutes les quatre»
Cela ne s'est pas fait de concert; et rien n'est plus ca-
pable de faire connaître la vérité.
Le premier historien arabe, Abu -Mohammed
Moustapha, avoue que le père de Zoroastre s'ap-
pelait Espintaman;. mais il dit aussi qu'Espintaman
n'était pas son père, mais son trisaïeul. Pour sa mèref
il n'y a pas deux opinions; elle s'appelait Dogdu, ou
Dodo, ou Dodu; c'était une très-belle poule d'Inde :
elle est fort bien dessinée chez le docteur Hyde.
Bundari, le second historien, conte que Zoroastre
était Juif, et qu'il avait été valet de Jérémie *, qu'il
mentit à son maître ; que Jérémie pour le punir lui
donna la lèpre; que le valet pour se décrasser alla
prêcher une nouvelle religion en Perse, et lit adorer
le soleil au lieu des étoiles.
Yoici ce que le troisième historien raconte, et ce
que l'Anglais Hyde a rapporté assez au long :
Le prophète Zoroastre étant venu du paradis prê-
cher sa religion chez le roi de Perse Gustaph, le roi
dit au prophète : Donnez-moi un signe. Aussitôt le
prophète fit croître devant la porte du palais un cèdre
Z0R0AS1RE. 4^9
si gros, si haut, que nulle corde ne pouvait ni l'en-
tourer, ni atteindre sa cime* Il mit au haut de cèdre
un beau cabinet où nul homme ne pouvait monter.
Frappé de ce miracle, Gustaph crut à Zoroastre.
Quatre mages ou quatre sages ( c'est la même
chose), gens jaloux et médians, empruntèrent du
portier royal la clef de la chambre du prophète pen-
dant son absence, et jetèrent parmi ses livres des os
de chiens et de chats, des ongles et des cheveux de
morts, toutes drogues, comme on sait, avec les-
quelles les magiciens ont opéré de tout temps. Puis
ils allèrent accuser le prophète d'être un sorcier et
un empoisonneur. Le roi se fît ouvrir la chambre par
son portier. On y trouva les maléfices, et voilà l'en-
voyé du ciel condamné à être pendu.
Comme on allait pendre Zoroastre , le plus beau
cheval du roi tombe malade; ses quatre jambes ren-
trent dans son corps, tellement qu'on n'en voit plus.
Zoroastre l'apprend, il promet qu'il guérira le cheval
pourvu qu'on ne le pende pas. L'accord étant fait ,
il fait sortir une jambe du ventre , et il dît : Sire , je ne
vous rendrai pas la seconde jambe que vous n'ayez
embrassé ma religion. Soit, dit le monarque. Le pro-
phète , après avoir fait paraître la seconde jambe ,
voulut que les fils du roi se fissent zoroastriens ; et
ils le furent. Les autres jambes firent des prosélytes
de toute la cour. On pendit les quatre malins sages
au lieu du prophète, et toute la Perse reçut la foi.
Le voyageur français raconte à peu près les mêmes
miracles, mais soutenus et embellis par plusieurs
autres. Par exemple, l'enfance de Zoroastre ne po^-
460 ZOROASTRE.
vait pas manquer d'être miraculeuse ; Zoroastre se
mit à rire dès qu'il fut né, du moins à ce que disent
Pline et Solin. Il y avait alors, comme tout le monde
le sait, un grand nombre de magiciens très-puissans;
et ils savaient bien qu'un jour Zoroastre en saurait
plus qu'eux , et qu'il triompherait de leur magie. Le
prince des magiciens se fit amener l'enfant et voulut
le couper en deux ; mais sa main se sécha sur-le-
champ. On le jeta dans le feu, qui se convertit pour lui
en bain d'eau rose. On voulut le faire briser sous les
pieds des taureaux sauvages ; mais un taureau plus
puissant prit sa défense. On le jeta parmi les loups;
ces loups allèrent incontinent chercher deux brebis
qui lui donnèrent à téter toute la nuit. Enfin il fut
rendu à sa mère Dogdo , ou Dodo , ou Dodu, femme
excellente entre toutes les femmes, ou fille admirable
entre toutes les filles.
Telles ont été dans toute la terre toutes les his-
toires des anciens temps. C'est la preuve de ce que
nous avons dit souvent, que la fable c.ct la sœur aînée
de l'his'oire.
Je voudrais que pour notre plaisir, et pour notre
instruction, tous ces grands prophètes de l'antiquitéj
les Zoroastres, les Mercures ïrismegistes, lesÀbaris,
les Numa même, etc., etc., etc., revinssent aujour-
d'hui sur la terre, et qu'ils conversassent avec Locke,
Newton , Bacon, Shaftesbuiy, Pascal , Arnaud, Bavle;
que dis-je, avec les philosophes les moins savans de
nos jours qui ne sont pas les moins sensés.
J'en demande pardon à l'antiquité; mais je crois
qu'ils feraient une triste figure.
ZOROASTRE, 46*
Hëias , les pauvres charlatans ! ils ne vendraient
pas leurs drogues sur le Pont-Neuf. Cependant, en-
core une fois , leur morale est bonne. C'est que la mo-
rale n'est pas de la drogue. Comment se pourrait-il
que Zoroastre eut joint tant d'énormes fadaises à ce
beau précepte de s'abstenir dans le doute si on fera
Lien ou mal ? c'est que les hommes sont toujours pé-
tris de contradictions.
On ajoute que Zoroastre , ayant affermi sa reli-
gion, devint persécuteur. Hélas! il n'y a pas de sa-
cristain ni de balayeur d'église qui ne persécutât s'il
le pouvait.
On ne peut lire deux pages de l'abominable fatras
attribué à ce Zoroastre, sans avoir pitié de la nature
humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont
des gens raisonnables, en comparaison de cet éner-
gumène. Et cependant on parle de lui, et on en par-
lera encore.
Ce qui paraît singulier, c'est qu'il y avait, du
temps de ce Zoroastre que nous connaissons, et pro-
bablement avant lui , des formules de prières publi-
ques et particulières instituées. Nous avons au voya-
geur français l'obligation de nous les avoir traduites.
Il y avait de telles formules dans llnde; nous n'en
connaissons point de pareilles dans le Pentateuque.
Ce qui est bien plus fort, c'est que les mages, ainsi
que les brames, admirent un paradis, un enfer, une
résurrection, un diable («). Il est démontré que la
(a) Le diable chez Zoroastre est Hariman , ou, si vous vou-
lez, Arimantj il avait été crée'. C'était tout comme chez noua
39.
462 ZO'RO ASTRE.
loi des Juifs ne connut rien de tout cela. Ils ont été
tardifs en tout. C'est une vérité dont on est convaincu,
pour peu qu'on avance dans les connaissances orien-
tales.
originairement ; il n'était point principe ; il n'obtînt cette dignitq
de mauvais principe qu'avec le temps. Ce diable, chezZoroastre,
est un serpent qui produisit quarante - cinq mille envies. Le
nombre s'en est accru depuis; et c'est depuis ce temps-là qu'à
Rome , à Paris , chez les courtisans , dans les armées et chez le»
moines, nous voyons tant d'envieux.
DÉCLARATION DES AMATEURS. 4^3
Déclaration des amateurs, questionneurs 5 et
douteurs , qui se sont amusés à faire aux sa-
vans les Questions ci -dessus en neuf vo-
lumes (*').
Nous déclarons aux savans, qu'étant comme eux
prodigieusement ignorans sur les premiers principes
de toutes les choses , et sur le sens naturel , typique ,
mystique , allégorique , de plusieurs choses , nous
nous en rapportons sur ces choses au jugement in-
faillible de la sainte inquisition de Rome, de Milan ,
de Florence, de Madrid, de Lisbonne, et aux dé-
crets de la Sorbonne de Paris, concile perpétuel des
Gaules.
Nos erreurs n'étant point provenues de malice,
mais étant la suite naturelle de la faiblesse humaine,
nous espérons qu'elles nous seront pardonnées en ce
monde-ci et en l'autre.
Nous supplions le petit nombre d'esprits célestes
qui sont encore enfermés en France dans des corps
mortels, et qui, de là, éclairent l'univers à trente sous
la feuille, de nous communiquer leurs lumières pour
le tome dixième, que nous comptons publier à ïa fin
du carême de 1772, ou dans l'avant de 1778; et
nous payerons leurs lumières quarante sous.
Nous supplions le peu de grands hommes qui nous
reste d'ailleurs; comme l'auteur de la Gazette ecclé-
siastique; et l'abbé Guyon; et l'abbé de Caveirac,
(*) Les premières éditions des Questions sur l'Encyclopédie
étaient en neuf volumes.
464 DÉCLARATION DES AMATEURS.
auteur de l'apologie de la Saint -Bartliélemi; et celui
qui a pris le nom de Chiniac; et l'agréable Larcher;
et le vertueux, le docte, le sage Langleviel, dit la
Beaumelle; le profond et l'exact Nonotte; le modéré,
le pitoyable et doux Patouillet, de nous aider dans
notre entreprise. Nous profiterons de leurs critiques
instructives, et nous nous ferons un vrai plaisir de
rendre à tous ces messieurs la justice qui leur est due.
Ce dixième tome contiendra des articles très-
curieux, lesquels, si Dieu nous favorise, pourront
donner une nouvelle pointe au sel que nous tâche-
rons de répandre dans les rcmercîmens que nous
ferons à tous ces messieurs.
Fait au mont Krapac, le 3o du mois de Janus, Tan
du mon le, selon Scaligcr 5j22
selon les Eircnncs mignonnes. . . . 5 7 76
selon Riccioli 5q56
selon Eusèbe . ....... 6972
selon les Tables alphcnsines , . . . 8707
selon les Égyptiens ..... 370000
selon les Chaldéens 460102
selon les brames 780000
selon les philosophes. . .ce
FIN DU HUITIEME ET DERNIER VOLUME.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
RAISON Pag. 5
RARE. ...... . . 7
RAVAILLAG | 10
Dialogue d'un page du duc de Sully, et de maître
F.ilesac, docteur de Sorbonne, l'un des deux con-
fesseurs de Ravaillac , . . ih'.d
RELIGION, section i 1 4
SECTION II I 6
SECTION III. QUESTIONS SUR LA RELIGION.
Première question . . . .' a(j
Seconde question 2n
Troisième question. ' 3 a
Quatrième question 35
Cinquième question 3 G
Sixième question , 3y
Septième question 38
Huitième question 3q
RELIQUES 4o
RÉSURRECTION, section i 5i
SECTION II 55
- - section ni. De la résurrection des
ancieris, 5t
section iv. De la résurrection des
modernes 6o
RIME. . . . 62
RIRE. , , ... . , | 66
466 TABLE DES MATIÈRES.
ROCHESTER ET WALLER Pag. G8
ROI 7s
ROME. (COUR DE ROME) 75
RUSSIE 82
SALOMON ilid.
SAMMONOCODOM . . 94
D'un frère cadet du dieu Sammonoeodom 97
SAMOTHRACE. 99
SAMSON io3
SCANDALE 107
SCHISME. no
SCOLIASTE 114
Questions sur Horace, à M. Dacier 1 1 5
A madame Dacier sur Homère 1 22
SECTE, section fi .. î . . 1 29
SECTION II l33
SENS COMMUN... i34
SENSATION i36
SERPENT i4o
SIBYLLE 142
SICLE 147
SOCIÉTÉ ROYALE DE LONDRES, et des académies... i5o
SOCINIENS , OU ARIENS , OU ANTÏ-TRINITAIRES. • 1 5j
SOCRATÉ i5g
SOLDAT «.....,.. i53
SOMNAMBULES ET SONGES.
SECTION I . . • 1 64
section 11. Lettres aux auteurs de la Gazette lit-
téraire, sur les songes. Août 1764 167
section ni. Des songes.^. 170
section iv. .—173
SOPHISTE 174
TABLE DES MATIÈRES.' 4$7
SOTTISE DES DEUX PARTS Pag. 175
STYLE section 1 i83
section 11. Sur la cowuption du style igo
SUICIDE, OU HOMICIDE DE SOI-MÊME 192
SUPERSTITION, section i iq5
SECTION II I98
Récit surprenant sur l'apparition visible et miracu-
leuse de Notre Seigneur Jésus- Christ au saint
sacrement de V autel, qui s 'est faite par la toute-
puissance de Dieu , dans Véglise paroissiale de
Paimpole, près Tréguier en Basse-Bretagne, le
jour des Rois , ibii
Copie de la lettre trouvée sur Vautel, lors de V appa-
rition miraculeuse de Notre Seigneur, Jésus*
Christ au très-saint sacrement de l'autel, le jour
des Rois 17,71 200
section m. Nouvel exemple de la superstition!
la plus horrible. . . 203
section iv. Chapitre tiré de Cicéron, de Së-
nèque et de Pdutarque f 206
SECTION V • 208
SUPPLÏCES. section 1. ' 211
SECTION II , 2 I 5
SECTION III « * 22 I
SYMBOLE OU CREDO . . . .r 223
SYSTÈME. . . !...../ 227
T. Remarques sur cette lettre 232
TABAC. 234
TABARIN 235
TABIS. , . . . ibid.
TABLE ibid.
TABLER,... , ./ «38
4^8 TABLE DES MATIÈRES.
TABQR OU THABOR. Pag. 23g
TACTIQUE ibid.
TAGE 240
TALISMAN ibid.
TALMUD ibid.
TAMARIN ibid.
TAMARIS 241
TAMBOUR ..*... Aid.
TANT... ibid.
TAPISSERIE, TAPISSIER 244
TAQUIN, TAQUINE ztf
TARIF ibid.
TARTARE 246
TARTAREUX ibid,
TARTRE , ibid.
TARTUFE, TARTUFERIE « 247
TAUPE ibid,
TAUREAU. ... . . . . . . 248
TAURICIDER 249
TAUROBOLE. . ibid.
TAUROPHAGE s5o
TAXE. . ibid.
TECHNIQUE 262
TENIR ibid.
TÉRÉLAS 271
TERRE. .'. 274
TESTICULES, section i 279
section 11. Et, -par occasion, des herma-
phrodites. 28 r
THÉISME 284
THÉISTE . . . 287
THÉOCRATIE, Gouvernement de Dieu ou des dieux.*., ,2^3
TABLE DES MATIÈRES. 469
THÉODOSE . Pag. 293.
THEOLOGIE 296
THÉOLOGIEN, section i 299
SECTION II. . . . 3oi
TOLÉRANCE, section i . 3 02
SECTION II 3o3
SECTION III , . 3 O7
SECTION IV . 3l2
SECTION V " . 3i4
TONNERRE, section i 3 16
SECTION II 320
TOPHET. 32i
TORTURE. 325
TRANSSUBSTANTIATION 229
TRINITÉ . 33o
Explication de la trinité suivant Abauzit 335
Sentiment des orthodoxes . ibid.
Sentiment des unitaires * 336
Sentimens des sociniens ibid.
Réflexions sur le premier sentiment. . 33 7
Réflexions sur le second sentiment. . ibid.
Réflexions sur le troisième sentiment 338
TYRAN . 339
TYRANNIE 342
UNIVERSITÉ. 343
USAGES. Des usages méprisables ne supposent pas tou-
jours une nation méprisable 3(46
VAMPIRES 348
VELETRI OU VELITRT, petite ville d'Ombrie, à neuf
lieues de Rome; et prr occasion, de la divinité
d'Auguste 354
VÉNALITÉ fY //'. 357|
Die t. Pli. 8. 4p
47° TABLE DES MATIÈRES,
VENISE , et par occasion , de la liberté Pag. 358
VENTRES PARESSEUX . 36o
VERGE, Baguette divinatoire 364
VÉRITÉ 367
Vérités historiques 3Gg
Des degrés de vérité suivant lesquels on juge les
accusés 3rro
VERS ET POESIE 37i
VERTU, section i 384
section i:
VIANDE, VIANDE DÉFENDUE, VIANDE DANGE-
REUSE. Court examen des préceptes juifs et chrétiens,
et de ceux des anciens philosophes 3go
VIE 394
VISION 397
VISION DE CONSTANTIN 4o2
VOEUX 4ia
VOLONTÉ 4i6
VOYAGE DE SAINT PIERRE A ROME 4i8
XAVIER 4^4
XÉNOPHANES 4^7
XÉNOPHON, et la retraite des dix. mille 429
YVETOT 438
ZÈLE 443
ZOROASTRE 4^6
Déclaration des amateurs , questionneurs et douteurs
(fui se sont amusés à faire aux savans les questions
ci-dessus en neuf volumes , . . . 4^3
FIN Dfi LA TABLE DU HUITIÈME ET DERNIER VOLUME
DU DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE.
MIUOTHECA J
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
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