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Full text of "Dictionnaire philosophique"

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DICTIONNAIRE 
PHILOSOPHIQUE. 


vin. 


DICTIONNAIRE 

PHILOSOPHIQUE, 

Par  VOLTAIRE. 

TOME  HUITIÈME. 

RAI.  —  ZOR. 


=çyûume/r 


PARIS. 

CHEZ  L'ÉDITEUR,  RUE  DE  L'A  HUCHETTE.B»  18 


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DICTIONNAIRE 

PHILOSOPHIQUE. 


R. 

RAISON. 


Dans  le  temps  que  toute  la  France  était  folle  du 
système  de  Lass,  et  qu'il  était  contrôleur  général,  un 
homme  qui  avait  toujours  raison  vint  lui  dire  en  pré- 
sence d'une  grande  assemblée  : 

Monsieur,  vous  êtes  le  plus  grand  fou,  le  plus 
grand  sot,  ou  le  plus  grand  fripon  qui  ait  encore 
paru  parmi  nous  ;  et  c'est  beaucoup  dire  :  voici 
comme  je  le  prouve.  Vous  avez  imaginé  qu'on  peut 
décupler  les  richesses  d'un  état  avec  du  papier;  mais 
ce  papier  ne  pouvant  représenter  que  l'argent  repré- 
sentatif des  vraies  richesses  qui  sont  les  productions 
le  la  terre  et  des  manufactures,  il  faudrait  que  vous 
eussiez  commencé  par  nous  donner  dix  fois  plus  de 
blé,  de  vin,  de  drap  et  de  toile,  etc.  Ce  n'est  pas 
assez ,  il  faudrait  être  sûr  du  débit.  Or,  vous  faites 
dix  fois  plus  de  billets  que  nous  n'avons  d'argent  et 
de  denrées,  donc  vous  êtes  dix  fois  plus  extravagant, 
ou  plus  inepte,  ou  plus  fripon  que  tous  les  contrô- 
leurs ou  surintendans  qui  vous  ont  précédé.  Yoici 
d'abord  comme  je  prouve  ma  majeure. 

A  peine  avait-il  commencé  sa  majeure  qu'il  fut 
conduit  à  Saint-Lazare. 

ïv 


O  RAlSOtf. 

Quand  il  fut  sorti  de  Saint-Lazare ,  où  il  étudia 
beaucoup  et  où  il  fortifia  sa  raison ,  il  alla  à  Rome;  il 
demanda  une  audience  publique  au  pape ,  à  condi- 
tion qu'on  ne  l'interromprait  point  dans  sa  harangue; 
et  il  lui  parla  en  ces  termes  : 

Saint  père  5  vous  êtes  un  antechrist,  et  voici  comme 
je  le  prouve  à  votre  sainteté'.  J'appelle  anteckrist  ou 
antichrist ,  selon  la  force  du  mot,  celui  qui  fait  tout 
le  contraire  de  ce  que  le  Christ  a  fait  et  commandé. 
Or,  le  Christ  a  été  pauvre ,  et  vous  êtes  très-riche  ;  il 
a  payé  le  tribut,  et  vous  exigez  des  tributs;  il  a  été 
soumis  aux  puissances,  et  vous  êtes  devenu  puis- 
sance ;  il  marchait  à  pied ,  et  vous  allez  à  Castel-Gan- 
doife  dans  un  équipage  somptueux;  il  mangeait  tout 
ce  qu'on  voulait  bien  lui  donner,  et  vous  voulez  que 
nous  mangions  du  poisson  le  vendredi  et  le  samedi, 
quand  nous  habitons  loin  de  la  mer  et  des  rivières;  il 
a  défendu  à  Simon-Barjone  de  se  servir  de  l'épée,  et 
vous  avez  des  épées  à  votre  service,  etc.,  etc.,  etc. 
Donc  en  ce  sens  votre  sainteté  est  antechrist.  Je  vous 
révère  fort  en  tout  autre  sens,  et  je  vous  demande  une 
indulgence  in  articulo  mortis. 

On  mit  mon  homme  au  château  Saint-Ange. 

Quand  il  fut  sorti  du  château  Saint-Ange,  il  cou- 
rut à  Venise,  et  demanda  à  parler  au  doge.  Il  faut, 
lui  dit-il ,  que  votre  sérénité  soit  un  grand  extrava- 
gant dépouscr  tous  les  ans  la  mer;  car,  première- 
ment, on  ne  se  marie  qu'une  fois  avec  la  même  per- 
sonne; secondement,  votre  mariage  ressemble  A  celui 
d'Arlequin,  lequel  était  à  moitié  fait,. attendu  qu'il 
ue  manquait  que  le  consentement  de  la  future;  troi- 


RARE.  7 

sièmement ,  qui  vous  a  dit  qu'un  jour  d'autres  puis- 
sances maritimes  ne  vous  déclareraient  pas  inhabile 
à  consommer  le  mariage  ? 

Il  dit,  et  on  l'enferma  dans  la  tour  de  Saint-Marc. 

Quand  il  fut  sorti  de  la  tour  de  Saint-Marc,  il  alla 
a  Constantinople  ;  il  eut  audience  du  mufti,  et  lui 
parla  en  ces  termes  :  Votre  religion,  quoiqu'elle  ait 
de  bonnes  choses,  comme  l'adoration  du  grand  Être, 
et  la  nécessité  d'être  juste  et  charitable,  n'est  d'ail- 
leurs qu'un  réchauffé  du  judaïsme,  et  un  ramas  en- 
nuyeux des  contes  de  ma  mère -Foie.  Si  l'archange 
Gabriel  avait  apporté  de  quelque  planète  les  feuilles 
du  Koran  à  Mahomet,  toute  l'Arabie  aurait  vu  des- 
cendre Gabriel  :  personne  ne  l'a  vu  ;  donc  Mahomet 
n'était  qu'un  imposteur  hardi  qui  trompa  des  im- 
béciles. 

A  peine  eut-il  prononcé  ces  paroles  qu'il  fut  em- 
palé. Cependant  il  avait  eu  toujours  raison. 

RARE. 

Rare  en  physique  est  opposé  à  dense.  En  morale, 
il  est  opposé  à  commun. 

Ce  dernier  rare  est  ce  qui  excite  l'admiration.  On 
n'admire  jamais  ce  qui  est  commun,  on  en  jouit. 

Un  curieux  se  préfère  au  reste  des  chétifs  mortels, 
quand  il  a  dans  son  cabinet  une  médaille  rare  qui  n'est 
bonne  à  rien ,  un  livre  rare  que  personne  n'a  le  cou- 
rage de  lire ,  une  vieille  estampe  d'Albert-Dure  (*) , 
mal  dessinée  et  mal  empreinte  :  il  triomphe  s'il  a  dans 
son  jardin  un  arbre  rabougri  venu  d'Amérique.  Ce 

(*]  Albert  Durer. 


3  RARE. 

curieux  n'a  point  de  goût,  il  n'a  que  de  la  vanité.  Il  a 
ouï  dire  que  le  beau  est  rare;  mais  il  devrait  savoir 
que  tout  rare  n'est  point  beau. 

Le  beau  est  rare  dans  tous  les  ouvrages  de  la  na- 
ture, et  dans  ceux  de  l'art. 

Quoiqu'on  ait  dit  bien  du  mal  des  femmes,  je 
maintiens  qu'il  est  plus  rare  de  trouver  des  femmes 
parfaitement  belles  que  de  passablement  bonnes. 

Vous  rencontrerez  dans  les  campagnes  dix  mille 
femmes  attachées  à  leur  ménage,  laborieuses,  so- 
bres, nourrissant,  élevant,  instruisant  leurs  enfans; 
et  vous  en  trouverez  à  peine  une  que  vous  puissiez 
montrer  aux  spectacles  de  Paris,  de  Londres,  do 
Naples,  ou  dans  les  jardins  publics,  et  qu'on  puisse 
regarder  comme  une  beauté. 

De  même,  dans  les  ouvrages  de  l'art,  vous  avez 
dix  mille  barbouillages  contre  un  chef-d'oeuvre. 

Si  tout  était  beau  et  bon  ,  il  est  clair  qu'on  n'admi- 
rerait plus  rien  ;  on  jouirait.  Mais  aurait-on  du  plaisir 
en  jouissant?  c'est  une  grande  question. 

Pourquoi  les  beaux  morceaux  du  Cid,  des  Iloraces, 
de  Cinna,  eurent-ils  un  succès  si  prodigieux?  c'est 
que,  dans  la  profonde  nuit  où  l'on  était  plongé,  on  vit 
briller  tout  à  coup  une  lumière  nouvelle  que  l'on  n'at- 
tendait pas.  C'est  que  ce  beau  était  la  chose  du  monde 
la  plus  rare. 

Les  bosquets  de  Versailles  étaient  une  beauté 
unique  dans  le  monde  ,  comme  l'étaient  alors  cer- 
tains morceaux  de  Corneille.  Saint-Pierre  de  Rome 
est  unique,  et  on  vient  du  bout  du  monde  s'extasier 
en  le  voyant* 


RARE.  $ 

Mais  supposons  que  toutes  les  églises  de  l'Europe 
égalent  Saint -Pierre  de  Rome,  que  toutes  les  statues 
soient  des  Vénus  de  Médicis  ,  que  toutes  les  tragédies 
soient  aussi  belles  que  l'iphigénic  de  Racine,  tous  les 
ouvrages  de  poésie  aussi  bien  faits  que  l'Art  poétique 
de  Boileau,  toutes  les  comédies  aussi  bonnes  que  le 
Tartufe ,  et  ainsi  en  tout  genre  ;  aurez-vous  alors  au- 
tant de  plaisir  à  jouir  des  chefs-d'œuvre  rendus  com- 
muns, qu'ils  vous  en  fesaient  goûter  quand  ils  étaient 
rares  ?  Je  dis  hardiment  que  non  :  et  je  crois  qu'alors 
l'ancienne  école  a  raison  ,  elle  qui  l'a  si  rarement. 
Ab  assuetis  non  fit  passio ,  habitude  ne  fait  point 
passion. 

Mais,  mon  cher  lecteur,  en  sera-t-il  de  même 
dans  les  œuvres  de  la  nature?  Serez-vous  dégoûté  si 
toutes  les  filles  sont  belles  comme  Hélène;  et  vous, 
mesdames ,  si  tous  les  garçons  sont  des  Paris?  Suppo- 
sons que  tous  les  vins  soient  exceîlens,  aurez- vous 
moins  d'envie  de  boire  ?  si  les  perdreaux ,  les  faisan-* 
deaux  ,  les  gélinotes  sont  communs  en  tout  temps , 
aurez -vous  moins  d'appétit  ?  Je  dis  encore  hardi- 
ment que  non,  malgré  l'axiome  de  l'école,  habitude 
ne  fait  point  passion  :  et  la  raison,  vous  le  savez,  c'est 
que  tous  les  plaisirs  que  la  nature  nous  donne  sont 
des  besoins  toujours  renaissans,  des  jouissances  né- 
cessaires, et  que  les  plaisirs  des  arts  ne  sont  pas  néces- 
saires. Il  n'est  pas  nécessaire  à  l'homme  d'avoir  des 
bosquets  où  l'eau  jaillisse  jusqu'à  cent  pieds  de  la 
bouche  d'une  figure  de  marbre,  et  d'aller  au  sortir 
de  ces  bosquets  voir  une  belle  tragédie.  Mais  les  deux 
sexes  sont  toujours  nécessaires  l'un  à  l'autre.  La  table 


10  *      '  RAVAILLAC. 

et  le  lit  sont  nécessaires.  L'habitude  d'être  alternative- 
ment sur  ces  deux  trônes  ne  vous  dégoûtera  jamais. 

Quand  les  petits  savoyards  montrèrent  pour  la 
première  fois  la  rareté,  la  curiosité 3  rien  n'était  plus 
rare  en  effet.  C'était  un  chef-d'œuvre  d'optique  in- 
venté ,  dit-on ,  par  Kircher;  mais  cela  n'était  pas  né- 
cessaire, et  il  n "y  a  plus  de  fortune  à  espérer  dans  ce 
grand  art. 

On  admira  dans  Paris  un  rhinocéros  il  y  a  quel- 
crues  années.  S'il  y  avait  dans  une  province  dix  mille 
rhinocéros ,  on  ne  courrait  après  eux  que  pour  les 
tuer.  Mais  qu'il  y  ait  cent  mille  belles  femmes,  on 
courra  toujours  après  elles  pour  les ....  honorer, 

RAVAILLAC. 

J'ai  connu  dans  mon  enfance  un  chanoine  de 
Péronne  ,  âgé  de  quatre-vingt-douze  ans  ,  qui  avait 
été  ëlevé  par  un  des  plus  furieux  bourgeois  de  la 
Ligue.  Il  disait  toujours  :  Feu  monsieur  de  Ravaillac. 
Ce  chanoine  avait  conservé  plusieurs  manuscrits  très- 
curieux  de  ces  temps  apostoliques,  quoiqu'ils  ne  fis- 
sent pas  beaucoup  d'honneur  à  son  parti;  en  voici  un 
cru'il  laissa  à  mon  oncle. 

Dialogue  d'un  page  du  duc  de  Sulli,  et  de  maître 
Filesac,  docteur  de  Sorbonne,  l'un  des  deux 
confesseurs  de  Ravaillac. 

MAÎTRE  FILESAC. 

Dieu  merci,  mon  cher  enfant,  Ravaillac  est  mort 
comme  un  saint.  Je  l'ai  entendu  en  confession  ;  il  s'est 
repenti  de  son  péché ,  et  a  fait  un  ferme  propos  de 


RAVAILLAC.  Il 

n'y  plus  retomber.  Il  voulait  recevoir  la  sainte  com- 
munion ;  mais  ce  irest  pas  ici  l'usage  comme  à  Rome  ; 
sa  pénitence  lui  en  a  tenu  lieu  :  et  il  est  certain  qu'il 
est  en  paradis. 

LE  PAGE. 

Lui,  en  paradis?  dans  le  jardin?  lui  î  ce  monstre I 

MAÎTRE  FILES AC. 

Oui,  mon  tel  enfant,  dans  le  jardin,  dans  le  ciel 7 
c'est  la  même  chose. 

LE  PAGE. 

Je  le  veux  croire  ;  mais  il  a  pris  un  mauvais  che- 
min pour  y  arriver. 

MAITRE  FILE  SAC. 

Vous  parlez  en  jeune  huguenot.  Apprenez  que  co- 
que je  vous  dis  est  de  foi.  Il  a  eu  l'attrition;  et  cette 
attrition,  jointe  au  sacrement  de  confession,  opère 
immanquablement  salvation,  qui  mène  droit  en  pa- 
radis, où  il  prie  maintenant  Dieu  pour  vous, 

LE  PAGE. 

Je  ne  veux  point  du  tout  qu'il  parle  à  Dieu  de  moi. 
Qu'il  aille  au  diable  avec  ses  prières  et  son  attrition. 

MAÎTRE  FILE  SAC. 

Dans  le  fond  c'était  une  bonne  âme.  Son  zèle  l'a 
emporté,  il  a  mal  fait;  mais  ce  n'était  pas  en  mauvaise 
intention.  Car  dans  tous  ses  interrogatoires  il  a  ré- 
pondu qu'il  n'avait  assassiné  le  roi  que  parce  qu'il  al- 
lait faire  la  guerre  au  pape ,  et  que  c'était  la  faire  à 
Dieu.  Ses  sentimens  étaient  fort  chrétiens.  Il  est 
sauvé ,  vous  dis-je  ;  il  était  lié ,  et  je  l'ai  délié. 

LE  PAGE. 

Ma  foi,  plus  je  vous  écoute,  plus  vous  me  parais- 


12  RAVAILLAC. 

sez  un  homme  à  lier  vous-même.  Vous  me  faites  hor- 
reur. 

MAÎTRE  FILES  AC. 

C'est  que  vous  n'eîes  pas  encore  dans  la  bonne 
Toie  ;  vous  y  serez  un  jour.  Je  vous  ai  toujours  dit  que 
vous  n'étiez  pas  loin  du  royaume  des  cieux,  mais  le 
moment  n'est  pas  encore  venu. 

LE   PAGE. 

Le  moment  ne  viendra  jamais  de  me  faire  croira 
que  vous  avez  envoyé  Ravaillac  en  paradis. 

MAÎTRE  FILES  AC. 

Dès  que  vous  serez  converti,  comme  je  l'espère, 
vous  le  croirez  comme  moi;  mais,  en  attendant,  sa- 
chez que  vous  et  le  duc  de  Sulli,  votre  maître,  vous 
Serez  damnés  à  toute  éternité  avec  Judas  Iscariote  et 
le  mauvais  riche,  tandis  que  Ravaillac  est  dans  le 
sein  d'Abraham. 

LE    PAGE. 

Comment,  coquin! 

MAÎTRE  FILES  AC. 

Point  d'injures,  petit  fils;  il  est  défendu  d'appeler 
son  frère  Raca.  On  est  alors  coupable  de  la  géhenne 
Ou  gebenne  du  feu.  Souffrez  que  je  vous  endoctrine 
sans  vous  fâcher. 

LE  PAGE. 

Va5  tu  me  parais  si  raca,  que  je  ne  me  fâcherai 
plus. 

MAÎTRE  FILE  SAC. 

Je  vous  disais  donc  qu'il  est  de  foi  que  vous  serez 
damné;  et  malheureusement  notre  cher  Henri  IV  l'est 
déjà7  comme  la  Sorbonne  l'avait  toujours  prévu. 


I 


RAVAILLAC.  l3 

LE  PAGE. 

Mon  cher  maître  damné!  attends,  attends  3  scélé- 
rat ,  un  bâton,  un  bâton. 

MAÎTRE  FILES  AC. 

Calmez-vous,  petit  fils,  vous  m'avez  promis  de 
m'écouter  patiemment..  N'est-il  pas  vrai  que  le  grand 
Henri  est  mort  sans  confession?  N'est-il  pas  vrai  qu'il 
était  en  péché  mortel,  étant  encore  amoureux  de  ma- 
dame la  princesse  de  Condc ,  et  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps 
de  demander  le  sacrement  de  pénitence,  Dieu  ayant 
permis  qu'il  ait  été  frappé  à  l'oreillette  gauche  du 
cœur,  et  que  le  sang  l'ait  étouffé  en  un  instant?  Vous 
ne  trouverez  absolument  aucun  bon  catholique  qui 
ne  vous  dise  les  mêmes  vérités  que  moi. 

LE   PAGE. 

Tais-toi,  maître  fou;  si  je  croyais  que  tes  docteurs 
enseignassent  une  doctrine  si  abominable ,  j'irais  sur* 
le-champ  les  brûler  dans  leurs  loges. 

MAÎTRE  FILE  SAC  . 

Encore  une  fois,  ne  vous  emportez  pas,  vous  Pavez 
promis.  Monseigneur  le  marquis  de  Conchini ,  qui  est 
un  bon  catholique ,  saurait  bien  vous  empêcher  d'être 
assez  sacrilège  pour  maltraiter  mes  confrères. 

LE  PAGE. 

Mais  en  conscience,  maître  Filesac,  est -il  bien 
vrai  que  l'on  pense  ainsi  dans  ton  parti  ? 

MAÎTRE  FILESAC. 

Soyez-en  très-sûr;  c'est  notre  catéchisme. 

LE  PAGE. 

Ecoute,  il  faut  que  je  t'avoue  qu'un  de  tes  sorbo- 
niqucurs  m'avait  presque  séduit  Fan  passé.  ïl  ni  avait 


i4  RELIGION. 

fait  espérer  une  pension  sur  un  bénéfice.  Puisque  le 
roi,  me  disait-il,  a  entendu  la  messe  en  latin,  vous 
qui  n'êtes  qu'un  petit  gentilhomme,  vous  pourriez 
bien  l'entendre  aussi  sans  déroger.  Dieu  a  soin  de  ses 
élus,  il  leur  donne  des  mitres,  des  crosses,  et  prodi* 
gieuscment  d'argent.  Vos  réformés  vont  à  pied  et  no 
savent  qu'écrire.  Enfin  j'étais  ébranlé;  mais,  après  ce 
que  tu  viens  de  me  dire ,  j'aimerais  cent  fois  mieux  me 
faire  mahométan  que  d'être  de  ta  secte. 

Ce  page  avait  tort.  On  ne  doit  point  se  faire  maho- 
métan parce  qu'on  est  affligé  ;  mais  il  faut  pardonner 
à  un  jeune  homme  sensible,  et  qui  aimait  tant  Henri  IV. 
Maître  Filesac  parlait  suivant  sa  théologie,  et  le  petit 
page  selon  sou  cœur. 

RELIGION. 

SECTION    PFEMIÈB.E. 

Les  épicuriens,  qui  Savaient  nulle  religion,  re^- 
commandaient  l'éloignemcnt  des  affaires  publiques, 
l'étude  et  la  concorde.  Cette  secte  était  une  société 
d'amis,  car  leur  principal  dogme  était  l'amitié.  Atti- 
cus ,  Lucrèce,  Memmius,  et  quelques  hommes  do 
cette  trempe,  pouvaient  vivre  très-honnêtement  en- 
semble, et  cela  se  voit  dans  tous  les  pays;  philoso- 
phez tant  qu'il  vous  plaira  entre  vous.  Je  crois  en- 
tendre des  amateurs  qui  se  donnent  un  concert  d'une 
musique  savante  et  raffinée;  mais  gardez-vous  d'exé- 
euter  ce  concert  devant  le  vulgaire  ignorant  et  brutal; 
il  pourrait  vous  casser  vos  instrumens  sur  vos  têtes. 
Si  vous  avez  une  bourgade  à  gouverner ,  il  faut  qu'elle 
ait  une  religion. 


RELIGION.  l5 

Je  ne  parle  point  ici  de  la  nôtre;  elle  est  la  seule 
bonne,  la  seule  nécessaire ,  la  seule  prouvée,  et  la 
seconde  révélée. 

Aurait-il  été  possible  à  l'esprit  humain,  je  ne  dis 
pas  d'admettre  une  religion  qui  approchât  de  la 
nôtre,  mais  qui  fût  moins  mauvaise  que  toutes  les 
autres  religions  de  l'univers  ensemble?  et  quelle  se- 
rait cette  religion? 

Ne  serait-ce  point  celle  qui  nous  proposerait  l'a- 
doration de  l'Être  suprême,  unique,  infini,  éternel, 
formateur  du  monde ,  qui  le  meut  et  le  vivifie ,  cui  nec 
siinile  nec  secundum;  celle  qui  nous  réunirait  à  cet 
Être  des  êtres  pour  prix  de  nos  vertus ,  et  qui  nous  en 
séparerait  pour  le  châtiment  de  nos  crimes  ? 

Celle  qui  admettrait  très -peu  de  dogmes  inventes 
par  la  démence  orgueilleuse,  éternels  sujets  de  dis- 
putes ;  celle  qui  enseignerait  une  morale  pure  sur  la- 
quelle on  ne  disputa  jamais? 

Celle  qui  ne  ferait  point  consister  l'essence  du  culte 
dans  de  vaines  cérémonies,  comme  de  vous  cracher 
dans  la  bouche  ,  ou  de  vous  ôter  un  bout  de  votre 
prépuce,  ou  de  vous  couper  un  testicule,  attendu 
qu'on  peut  remplir  tous  les  devoirs  de  la  société  avec 
deux  testicules  et  un  prépuce  entier,  et  sans  qu'on 
vous  crache  dans  la  bouche? 

Celle  de  servir  son  prochain  pour  f  amour  de  Dieu, 
au  lieu  de  le  persécuter,  de  l'égorger  au  nom  de  Dieu; 
celle  qui  tolérerait  toutes  les  autres,  et  qui,  méritant 
ainsi  la  bienveillance  de  toutes,  serait  seule  capable 
de  faire  du  genre  humain  un  peuple  de  frères? 

Celle  qui  aurait  des  cérémonies  augustes  dont  le 


l6  RELIGION. 

vulgaire  serait  frappe,  sans  avoir  des  mystères  qui 
pourraient  révolter  les  sages  et  irriter  les  incrédules? 

Celle  qui  o (Frirait  aux  hommes  plus  d'encourage- 
ment aux  vertus  sociales,  que  d'expiations  pour  les 
perversités? 

Celle  qui  assurerait  à  ses  ministres  un  revenu  assez 
honorable  pour  les  faire  subsister  avec  décence ,  et 
ne  leur  laisserait  jamais  usurper  (Iqs  dignités  et  un 
pouvoir  qui  pourraient  en  faire  des  tyrans  ?  Celle  qui 
établirait  des  retraites  commodes  pour  la  vieillesse 
et  pour  la  maladie,  mais  jamais  pour  la  fainéantise? 

Une  grande  partie  de  cette  religion  est  déjà  dans 
le  cœur  de  plusieurs  princes,  et  elle  sera  dominante 
dès  que  les  articles  de  paix  perpétuelle  que  l'abbe 
de  Saint-Pierre  a  proposés  seront  signés  de  tous  les 
potentats. 

SECTION    II. 

Je  méditais  cette  nuit;  j'étais  absorbé  dans  la  con- 
templation de  la  nature  ;  j'admirais  l'immensité  ,  le 
cours,  les  rapports  de  ces  globes  infinis  que  le  vul- 
gaire ne  sait  pas  admirer. 

J'admirais  encore  plus  Finîelligence  qui  préside  à 
ces  vastes  ressorts.  Je  me  disais  :  Il  faut  être  aveugle 
pour  n'être  pas  ébloui  de  ce  spectacle  ;  il  faut  être 
stupide  pour  n'en  pas  reconnaître  l'auteur  ;  il  faut 
être  fou  pour  ne  pas  l'adorer.  Quel:  tribut  d'adoration 
dois -je  lui  rendre  ?  ce  tribut  ne  doit -il  pas  être  le 
même  dans  toute  l'étendue  de  l'espace,  puisque  c'est 
le  même  pouvoir  suprême  qui  règne  également  dans 
cette  étendue.  Un  être  pensant,  qui  habite  dans  une 


RELIGION.  17 

étoile  de  la  voie  lactée  ,  ne  lui  doit-il  pas  le  même 
hommage  que  l'être  pensant  sur  ce  petit  globe  où 
nous  sommes  ?  La  lumière  est  uniforme  pour  l'astre 
de  Sirius  et  pour  nous;  la  morale  doit  être  uniforme. 
Si  un  animal  sentant  et  pensant  dans  Sirius  est  né 
d'un  père  et  d'une  mère  tendres  qui  aient  été  occupés 
de  son  bonheur,  il  leur  doit  autant  d'amour  et  de 
soins  que  nous  en  devons  ici  à  nos  parens.  Si  quel- 
qu'un dans  la  voie  lactée  voit  un  indigent  estropié, 
s'il  peut  le  soulager  et  s'il  ne  le  fait  pas,  il  est  cou- 
pable envers  tous  les  globes.  Le  cceur  a  partout  les 
mêmes  devoirs  :  sur  les  marches  du  trône  de  Dieu , 
s'il  a  un  trône;  et  au  fond  de  l'abîme,  s'il  est  un  abîme. 

J'étais  plongé  dans  ces  idées,  quand  un  de  ces  gé- 
nies qui  remplissent  les  intermondes  descendit  vers 
moi.  Je  reconnus  cette  même  créature  aérienne  qui 
m'avait  apparu  autrefois  pour  m'apprendre  combien 
les  jugemens  de  Dieu  diffèrent  des  nôtres ,  et  com- 
bien une  bonne  action  est  préférable  à  la  contro- 
verse (*). 

Il  me  transporta  dans  un  désert  tout  couvert  d'os- 
semens  entassés;  et  entre  ces  monceaux  de  morts  il 
y  avait  des  allées  d'arbres  toujours  verts,  et  au  bout 
de  chaque  allée  un  grand  homme  d'un  aspect  auguste, 
qui  regardait  avec  compassion  ces  tristes  restes. 

Hélas!  mon  archange,  lui  dis- je,  où  m'avez-vous 

mené?  A  la  désolation,  me  répondit-il .Et  qui 

sont  ces  beaux  patriarches  que  je  vois  immobiles  et 
attendris  au  bout  de  ces  allées  vertes,  et  qui  semblent 

(*)  Voyez  l'article  Dogme. 


l8  RELIGION. 

pleurer  sur  cette  foule  innombrable  de  moits?  Tu  le 
sauras  ,  pauvre  créature  humaine ,  me  répliqua  le 
génie  des  intermondes;  mais  auparavant  il  faut  que 
tu  pleures. 

Il  commença  par  le  premier  amas.  Ceux-ci ,  dit-:! , 
sont  les  vingt-trois  mille  Juifs  qui  dansèrent  devant 
un  veau,  avec  les  vingt-quatre  mille  qui  furent  tués 
sur  des  filles  madianites.  Le  nombre  des  massacrés 
pour  des  délits  ou  des  méprises  pareilles  se  monte  à 
près  de  trois  cent  mille. 

Aux  allées  suivantes  sont  les  charniers  des  chré- 
tiens égorgés  les  uns  par  les  autres  pour  des  disputes 
métaphysiques.  Ils  sont  divisés  en  plusieurs  mon- 
ceaux de  quatre  siècles  chacun.  Un  seul  aurait  monté 
jusqu'au  ciel;  il  a  fallu  les  partager. 

Quoi!  m'écriai-je,  des  frères  ont  traité  ainsi  leurs 
frères,  et  j'ai  le  malheur  d'être  dans  cette  confrérie? 

Voici,  dit  l'esprit,  les  douze  millions  d'Américains 
tués  dans  leur  patrie,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  été 
baptisés.  Hé  mon  Dieu!  que  ne  Jaissiez-vous  ces  osse- 
mens  affreux  se  dessécher  dans  riiémisphère  où  leurs 
corps  naquirent,  et  où  ils  furent  livrés  à  tant  de  trépas 
dïffërens  ?  Pourquoi  réunir  ici  tous  ces  monumens 
abominables  de  la  barbarie  et  du  fanatisme  ? —  Pour 
t'instruire. 

Puisque  tu  veux  m'instruire  ,  dis  je  au  génie, 
apprends- moi  s'il  y  a  eu  d'autres  peuples  que  les 
chrétiens  et  les  Juifs  à  qui  le  zèle  et  la  religion,  mal- 
heureusement tournée  en  fanatisme  ,  aient  inspiré 
tant  de  cruautés  horribles.  Oui,  me  dit-il;  les  maho- 
nukaus  se  sont  souillés  des  mêmes  inhumanités,  mais 


RELIGION.  19 

rarement;  et  lorsqu'on  leur  a  demandé  amman,  misé- 
ricorde, et  qu'on  leur  a  offert  le  tribut,  ils  ont  par- 
donné. 

Pour  leç  autres  nations,  il  n'y  en  a  aucune  depuis 
l'existence  du  monde  qui  ait  jamais  fait  une  guerre 
purement  de  religion.  Suis- moi  maintenant.  Je  le 
suivis. 

Un  peu  au  delà  de  ces  piles  de  morts ,  nous  trou- 
vâmes d'autres  piles;  c'était  des  sacs  d'or  et  d'argent, 
et  chacune  avait  son  étiquette ,  Substance  des  héré- 
tiques massacrés  au  dix-huitième  siècle,  au  dix-sept, 
au  seizième.  Et  ainsi  en  remontant  :  Or  et  argent  des 
Américains  égorgés,  etc. ,  etc.  Et  toutes  ces  piles 
e'taient  surmontées  de  croix,  de  mitres,  de  crosses, 
de  tiares  enrichies  de  pierreries. 

Quoi  !  mon  génie ,  ce  fut  donc  pour  avoir  ces  ri- 
chesses qu'on  accumula  ces  morts? — Oui ,  mon  fils. 

Je  versai  des  larmes  ;  et,  quand  j'eus  mérité  par  ma 
douleur  qu'il  me  menât  au  bout  des  allées  vertes,  il 
m'y  conduisit. 

Contemple,  me  dit-il,  les  héros  de  l'humanité  qui 
ont  été  les  bienfaiteurs  de  la  terre ,  et  qui  se  sont  tous 
réunis  à  bannir  du  monde,  autaàl  qu'ils  l'ont  pu,  la 
violence  et  la  rapine.  Interroge-les. 

Je  courus  au  premier  de  la  bande  ;  il  avait  une 
couronne  sur  la  tête,  et  un  petit  encensoir  à  la  main  ; 
je  lui  demandai  humblement  son  nom.  Je  suis  Nuraa 
Pompilius,  me  dit -il;  je  succédai  à  un  brigand,  et 
j'avais  des  brigands  à  gouverner  :  je  leur  enseignai  la 
Vertu  et  le  culte  de  Dieu,  ils  oublièrent  après  moi 
plus  d'une  fois  l'un  et  l'autre;  je  défendis  qu'il  y  eût 


20  RELIGION. 

dans  les  temples  aucun  simulacre ,  parce  que  la  Divi- 
nité qui  anime  la  nature  ne  peut  être  représentée.  Les 
Romains  n'eurent  sous  mon  règne  ni  guerres  ni  sédi- 
tions ,  et  ma  religion  ne  fit  que  du  bien.  Tous  les  peu- 
ples voisins  vinrent  honorer  mes  funérailles;  ce  qui 
n'est  arrivé  qu'à  moi. 

Je  lui  baisai  la  main,  et  j'allai  au  second;  c'était 
un  beau  vieillard  d'environ  cent  ans,  vêtu  d'une  robe 
blanche;  il  mettait  le  doigt  médium  sur  sa  bouche, 
et  de  l'autre  main  il  jetait  des  fèves  derrière  lui.  Je 
reconnus  Pythagore.  Il  m'assura  qu'il  n'avait  jamais 
eu  de  cuisse  d'or,  et  qu'il  n'avait  point  été  coq;  mais 
qu'il  avait  gouverné  les  Crotoniates  avec  autant  de 
justice  que  Numa  gouvernait  les  Romains,  à  peu  près 
de  son  temps;  et  que  cette  justice  était  la  chose  du 
monde  la  plus  nécessaire  et  la  plus  rare.  J'appris  que 
les  pythagoriciens  fesaient  leur  examen  de  conscience 
deux  fois  par  jour.  Les  honnêtes  gens  !  et  que  nous 
6ommes  loin  d'eux  î  Mais  nous  qui  n'avons  été  pen- 
dant treize  cents  ans  que  des  assassins,  nous  disons 
que  ces  sages  étaient  des  orgueilleux. 

Je  ne  dis  mot  à  Pythagore  pour  lui  plaire  ,  et  je 
passai  à  Zoroastre ,  qui  s'occupait  à  concentrer  le 
feu  céleste  dans  le  foyer  d'un  miroir  concave,  au  mi^ 
lieu  d'un  vestibule  à  cent  portes  qui  toutes  conduisent 
à  la  sagesse.  Sur  la  principale  de  ces  portes  («),  je 
lus  ces  paroles  qui  sont  le  précis  de  toute  la  morale , 
et  qui  abrègent  toutes  les  disputes  des  casuistes  : 


(a)  Les  préceptes  d,e  Zoroastre  sont  appelés  portes ,  et  sont  au 
nombre  de  cent. 


RELIGION.  21 

«  Dans  le  doute  si  une  action  est  bonne  ou  mau- 
vaise, abstiens-toi.  » 

Certainement,  dis -je  à  mon  génie,  les  barbares 
qui  ont  immolé  toutes  les  victimes  dont  j'ai  vu  les 
ossemens,  n'avaient  pas  lu  ces  belles  paroles. 

Nous  vîmes  ensuite  les  Zaleucus,  les  Thaïes,  les 
Anaximandre  ,  et  tous  les  sages  qui  avaient  cherché 
la  vérité  et  pratiqué  la  vertu. 

Quand  nous  fûmes  à  Socrate,  je  le  reconnus  bien 
vite  à  son  nez  épaté  .,(&).  Hé  bien,  lui  dis-je,  vous 
voilà  donc  au  nombre  des  conlidens  du  Très-Haut! 
tous  les  habitans  de  l'Europe,  excepté  les  Turcs  et 
les  Tartares  de  Crimée ,  qui  ne  savent  rien ,  pronon- 
cent votre  nom  avec  respect.  On  le  révère,  on  l'aime 
ce  grand  nom,  au  point  qu'on  a  voulu  savoir  ceux 
de  vos  persécuteurs.  On  connaît  Méjitus  et  Anitus  à 
cause  de  vous,  comme  on  connaît  Ravaillac  à  cause 
de  Henri  IV;  mais  je  ne  connais  que  ce  nom  d'Anitus. 
Je  ne  sais  pas  précisément  quel  était  ce  scélérat  par 
qui  vous  fûtes  calomnié ,  et  qui  vint  à  bout  de  vous 
faire*condamner  à  la  ciguë. 

Je  n'ai  jamais  pensé  à  cet  homme  depuis  mon 
aventure,  me  répondit  Socrate;  mais,  puisque  vous 
m'en  faites  souvenir,  je  le  plains  beaucoup.  C'était 
un  méchant  prêtre  qui  fesait  secrètement  un  com- 
merce de  cuirs  ,  négoce  réputé  honteux  parmi  nous. 
Il  envoya  ses  deux  enfans  dans  mon  école.  Les  autres 
disciples  leur  reprochèrent  leur  père  le  corroyeur; 
ils  furent  obligés  de  sortir.  Le  père  irrité  n'eut  point 

f  !..  I.  I  » 

(b)  Voyez  l'article  XÉnophos. 


22  RELIGION. 

de  cesse  qu'il  n'eût  ameuté  contre  moi  tous  les  prêtres 
et  tous  les  sophistes»  On  persuada  au  conseil  des 
cinq  cents  que  j'étais  un  impie  qui  ne  croyait  pas  que 
la  Lune,  Mercure  et  Mars  fussent  des  dieux.  En  effet, 
je  pensais  comme  à  présent  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  , 
maître  de  toute  la  nature.  Les  juges  me  livrèrent  à 
l'empoisonneur  de  la  république;  il  accourcit  ma  vie 
de  quelques  jours  :  je  mourus  tranquillement  à  l'âge 
de  soixante  et  dix  ans;  et  depuis  ce  temps-là  je 
passe  une  vie  heureuse  avec  tous  ces  grands  hommes 
que  vous  voyez,  et  dont  je  suis  le  moindre. 

Après  avoir  joui  quelque  temps  de  l'entretien  de 
Socrate,  je  m'avançai  avec  mon  guide  dans  un  bos- 
quet situé  au-dessus  des  bocages  où  tous  ces  sages  de 
l'antiquité  semblaient  goûter  un  doux  fepds. 

Je  vis  un  homme  d'une  figure  douce  et  simple,  qui 
me  parut  âgé  d'environ  trente-cinq  ans.  11  jetait  de 
loin  des  regards  de  compassion  sur  ces  amas  d'osse- 
mens  blanchis,  à  travers  desquels  on  m'avait  fait  pas- 
ser pour  arriver  à  la  demeure  des  sages.  Je  fus  étonné 
de  lui  trouver  les  pieds  enflés  et  sanglans,  les  mains 
de  même  ,  le  flanc  percé ,  et  les  côtes  écorchées  de 
coups  de  fouet.  Hé  bon  Dieu,  lui  dis-jc,  est-il  pos- 
sible qu'un  juste,  un  skge  soit  dans  cet  état?  je  viens 
d'en  voir  un  qui  a  été  traité  d'une  manière  bien 
odieuse ,  mais  il  n'y  a  pas  de  comparaison  entre  son 
supplice  et  le  vôtre.  De  mauvais  prêtres  et  de  mau- 
vais juges  l'ont  empoisonné;  est-ce  aussi  par  des 
prêtres  et  par  des  juges  que  vous  avez  été  assassiné  si 
cruellement? 

Il  me  répondit  oui  avec  beaucoup  d'afïabilité. 


RELIGION.  a  3 

Et  qui  étaient  donc  ces  monstres  7 

«  C'étaient  des  hypocrites.  » 

Àh!  c'est  tout  dire;  je  comprends  par  ce  seul  mot 
qu'ils  durent  vous  condamner  au  dernier  supplice. 
Vous  leur  aviez  donc  prouvé,  comme  Socrate,  que 
la  Lune  n'était  pas  une  déesse,  et  que  Mercure  n'était 
pas  un  dieu  ? 

«  Non,  il  n'était  pas  question  de  ces  planètes,. 
Mes  compatriotes  ne  savaient  point  du  tout  ce  que 
t'est  qu'une  planète  ;  ils  étaient  tous  de  francs  igno- 
lans.  Leurs  superstitions  étaient  toutes  différentes  do 
celles  des  Grecs.  » 

Vous  voulûtes  donc  leur  enseigner  une  nouvelle 
religion  ? 

«  Point  du  tout;  je  leur  disais  simplement  :  Aimez 
Dieu  de  tout  votre  cœur  et  votre  prochain  comme 
vous-même,  car  c'est  là  tout  l'homme.  Jugez  si  ce 
précepte  n'est  pas  aussi  ancien  que  l'univers  ;  jugez  si 
je  leur  apportais  un  culte  nouveau.  Je  ne  cessai  de 
leur  dire  que  j'étais  venu  non  pour  abolir  la  loi ,  mais 
pour  l'accomplir;  j'avais  observé  tous  leurs  rites; 
circoncis  comme  ils  Pétaient  tous,  baptisé  comme 
l'étaient  les  plus  zélés  d'entre  eux,  je  payais  comme 
eux  lecorban;  je  faisais  comme  eux  la  pâque,  en 
mangeant  debout  un  agneau  cuit  dans  des  laitues. 
Moi  et  mes  amis  nous  allions  prier  dans  le  temple; 
mes  amis  même  fréquentèrent  ce  temple  après  ma 
mort;  en  un  mot,  j'accomplis  toutes  leurs  lois  sans 
*   en  excepter  une.  »: 

Quoi!  ces  misérables  n'avaient  pas  même  à  voutf 
reprocher  de  vous  être  écarté  de  leurs  lois? 


24  RELIGION. 

«  Non,  sans  cloute.  » 

Pourquoi  donc  vous  ont-ils  mis  dans  l'état  où  je 
vous  vois? 

<(Que  voulez-vous  que  je  vous  dise!  ils  étaient 
fort  orgueilleux  et  intéressés.  Ils  virent  que  je  les 
connaissais;  ils  surent  que  je  les  fesais  connaître  aux 
citoyens;  ils  étaient  les  plus  forts;  ils  m'ôtèrent  la 
vie  :  et  leurs  semblables  en  feront  toujours  autant , 
s'ils  le  peuvent,  à  quiconque  leur  aura  trop  rendu 
justice.  » 

Mais,  ne  dîtes-vous,  ne  fites-vous  rien  qui  pût  leur 
servir  de  prétexte  ? 

gc  Tout  sert  de  prétexte  aux  méchans.  » 

Ne  leur  dites-vous  pas  une  fois  que  vous  étiez  ven& 
apporter  le  glaive  et  non  la  paix  ? 

«  C'est  une  erreur  de  copiste;  je  leur  dis  que  j'ap- 
portais  la  paix  et  non  le  glaive.  Je  n'ai  jamais  rien 
écrit;  on  a  pu  changer  ce  que  j'avais  dit,  sans  mau- 
vaise intention.  » 

Vous  n'avez  donc  contribué  en  rien  par  vos  dis- 
cours, ou  mal  rendus,  ou  mal  interprétés,  à  ces  mon- 
ceaux affreux  d'ossemens  que  j'ai  vus  sur  ma  roule 
en  venant  vous  consulter? 

«  Je  n'ai  vu  qu'avec  horreur  ceux  qui  se  sont  ren- 
dus coupables  de  tous  ces  meurtres.  » 

Et  ces  monumens  de  puissance  et  de  richesse, 
d'orgueil  et  d'avarice ,  ces  trésors,  ces  ornemens ,  ces 
signes  de  grandeur,  que  j'ai  vus  accumulés  sur  la 
toute  en  cherchant  la  sagesse,  viennent-ils  de  vous? 

«  Cela  est  impossible  ;  j'ai  vécu  moi  et  les  miens 


RELIGION.  20 

dans  la  pauvreté  et  dans  la  bassesse  :  ma  grandeur 
n'était  que  dans  la  vertu.  » 

J'étais  près  de  le  supplier  de  vouloir  Lien  me  dire 
au  juste  qui  il  était.  Mon  guide  m'avertit  de  n'en 
rien  faire.  Il  me  dit  que  je  n'étais  pas  fait  pour  com- 
prendre ces  mystères  sublimes.  Je  le  conjurai  seu- 
lement de  m'apprendre  en  quoi  consistait  la  vraie 
religion. 

«  Ne  vous  l'ai-je  pas  déjà  dit?  Aimez  Dreu  et  votre 
prochain  comme  vous-même.  » 

Quoi  !  en  aimant  Dieu  on  pourrait  manger  gras  le 
vendredi  ? 

«  J'ai  toujours  mangé  ce  qu'on  m'a  donné  ;  car  j'é- 
tais trop  pauvre  pour  donner  à  dîner  à  personne.  » 

En  aimant  Dieu ,  en  étant  juste  ?  ne  pourrait-on  pas 
être  assez  prudent  pour  ne  point  confier  toutes  les 
aventures  de  sa  vie  à  un  inconnu? 

«  C'est  ainsi  que  j'en  ai  toujours  usé.  » 

Ne  pourrai- je ,  en  fesant  du  bien,  me  dispenser 
d'aller  en  pèlerinage  à  Saint-Jacques  deCompostelle? 

«  Je  n'ai  jamais  été  dans  ce  pays-là.  » 

Faudrait-il  me  confiner  dans  une  retraite  aveÇ  des 
sots? 

«  Pour  moi ,  j'ai  toujours  fait  de  petits  voyages  de 
ville  en  ville.  »: 

Me  faudrait -il  prendre  parti  pour  l'église  grecque 
ou  pour  la  latine? 

«  Je  ne  fis  aucune  différence  entre  le  Juif  et  le  Sa-* 
maritain  quand  je  fus  au  monde.  » 

Hé  bien,  s'il  est  ainsi,  je  vous  prends  pour  mon 
seul  maître.  Alors  il  me  fit  un  signe  de  tète  qui  me 

Dict.  Ph.  8.  3 


û6  RELIGION. 

remplit  de  consolation.   La  vision  disparut,  et  la 
bonne  conscience  me  resta, 

5ECTION   ni. 

QUESTIONS  SUR  LA  RELIGION. 

Première  question» 

L'évêque  de  Worcester,  Warburton,  auteur  d'ua 
des  plus  savans  ouvrages  qu'on  ait  jamais  faits,  s'ex- 
prime ainsi ,  page  8  ,  tome  I  ;  «  Une  religion,  une  so- 
ciété qui  irest  pas  fondée  sur  la  créance  d'une  autre 
vie,  doit  être  soutenue  par  une  providence  extraor- 
dinaire. Le  judaïsme  n'est  pas  fondé  sur  la  créance 
d'une  autre  vie;  donc  le  judaïsme  a  été  soutenu  par 
une  providence  extraordinaire.  » 

Plusieurs  théologiens  se  sont  élevés  contre  lui  ;  et, 
comme  on  rétorque  tous  les  argumens ,  on  a  rétorqué 
le  sien;  on  lui  a  dit  : 

«  Toute  religion  qui  n'est  pas  fondée  sur  le  dogme 
de  rjimmortalité  de  l'âme,  et  sur  les  peines  et  les  ré* 
compenses  éternelles,  est  nécessairement  fausse  :  or 
le  judaïsme  ne  connut  point  ces  dogmes;  donc  le  ju- 
daïsme, loin  d'être  soutenu  par  la  Providence,  était 
par  vos  principes  une  religion  fausse  et  barbare  qui 
attaquait  la  Providence,  n 

Cet  évéque  eut  quelques  autres  adversaires  qui  lui 
soutinrent  que  l'immortalité  de  Fâme  était  connus 
chez  les  Juifs ,  dans  le  temps  même  de  Moïse  ;  mais  il 
leur  prouva  très-évidemment,  que  ni  le  Décalogue^ 
ni  le  Lévitique  ,  ni  le  Deutéronome  n'avaient  dit  un 
seul  mot  de  cette  créance  ;  et  qu'il  est  ridicule  da 


RELIGION.  27 

vouloir  tordre  et  corrompre  quelques  passages  des 
autres  livres  pour  en  tirer  une  vérité  qui  n'est  point 
annoncée  dans  le  livre  de  la  loi. 

Monsieur  l'évêque,  ayant  fait  quatre  volumes  pour 
démontrer  que  la  loi  judaïque  ne  proposait  ni  peines, 
ni  récompenses  après  la  mort,  n'a  jamais  pu  répondre 
à  ses  adversaires  d'une  manière  bien  satisfesante.  Ils 
lui  disaient  :  «  Ou  Moïse  connaissait  ce  dogme  j  et 
alors  il  a  trompé  les  Juifs  en  ne  le  manifestant  pas  : 
ou  il  l'ignorait;  et  en  ce  cas  il  n'en  savait  pas  assez 
pour  fonder  une  bonne  religion.  En  effet ,  si  sa  reli- 
gion avait  été  bonne,  pourquoi  l'aurait-on  abolie? 
Une  religion  vraie  doit  être  pour  tous  les  temps  et 
pour  tous  les  lieux  ;  elle  doit  être  comme  la  lumière 
in  soleil ,  qui  éclaire  tous  les  peuples  et  toutes  les 
générations.  » 

Ce  prélat,  tout  éclairé  qu*il  est,  a  eu  beaucoup  de 
peine  à  se  tirer  de  toutes  ces  difficultés  ;  mais  quel 
système  en  est  exempt  ? 

Seconde  question. 

Un  autre  savant  beaucoup  plus  philosophe ,  qui 
est  un  des  plus  profonds  métaphysiciens  de  nos 
jours ,  donne  de  fortes  raisons  pour  prouver  que  le 
polythéisme  a  été  la  première  religion  des  hommes, 
et  qu'on  a  commencé  à  croire  plusieurs  dieux ,  avant 
que  la  raison  fût  assez  éclairée  pour  ne  reconnaître 
qu'un  seul  Être  suprême. 

J'ose  croire ,  au  contraire ,  qu'on  a  commencé  d'a- 
bord par  reconnaître  un  seul  Dieu,  et  qu'ensuite  la 


28  RELIGION. 

faiblesse  humaine  en  a  adopté  plusieurs  ;  et  voici 
comme  je  conçois  la  chose. 

Il  est  indubitable  qu'il  y  eut  des  bourgades  avant 
qu'on  eût  bâti  de  grandes  villes  ,  et  que  tous  les 
hommes  ont  été  divisés  en  petites  républiques  avant 
qu'ils  fussent  réunis  dans  de  grands  empires.  Il  est 
bien  naturel  qu'une  bourgade  effrayée  du  tonnerre  , 
affligée  de  la  perte  de  ses  moissons,  maltraitée  par  la 
bourgade  voisine,  sentant  tous  les  jours  sa  faiblesse, 
sentant  partout  un  pouvoir  invisible ,  ait  bientôt  dit  : 
Il  y  a  quelque  être  au-dessus  de  nous  qui  nous  fait  du 
bien  et  du  mal. 

Il  me  paraît  impossible  qu'elle  ait  dit  :  Il  y  a  deux 
pouvoirs.  Car  pourquoi  plusieurs?  on  commence  en 
tout  genre  par  le  simple,  ensuite  vient  le  composé } 
et  souvent  enfin  Ton  revient  au  simple  par  des  lu- 
mières supérieures  ?  telle  est  la  marche  de  l'esprit 
humain. 

Quel  est  cet  être  qu'on  aura  d'abord  invoqué  ? 
sera-ce  le  soleil  ?  sera-ce  la  lune  ?  je  ne  le  crois  pas. 
Examinons  ce  qui  se  passe  dans  les  enfans;  ils  sont 
à  peu  près  ce  que  sont  les  hommes  ignorans.  Ils  ne 
sont  frappés,  ni  de  la  beauté,  ni  de  l'utilité  de  l'astre 
qui  anime  la  nature ,  ni  des  secours  que  la  lune  nous 
prête ,  ni  des  variations  régulières  de  son  cours  ;  ils 
ny  pensent  pas;  ils  y  sont  trop  accoutumés.  On  n'a- 
dore ,  on  n'invoque ,  on  ne  veut  apaiser  que  ce  qu'on 
craint;  tous  les  enfans  voient  le  ciel  avec  indiffé- 
rence; mais  que  le  tonnerre  gronde,  ils  tremblent, 
ils  vont  se  cacher.  Les  premiers  hommes  en  ont  sans 
doute  agi  de  même.  Il  ne  peut  y  avoir  que  des  espèces 


RELIGION,  29 

d^  philosophes  qui  aient  remarqué  le  cours  des  astres, 
les  aient  fait  admirer  et  les  aient  fait  adorer;  mais  des 
cultivateurs  simples  et  sans  aucune  lumière  n'en  sa- 
vaient pas  assez  pour  embrasser  une  erreur  si  noble. 

Un  village  se  sera  donc  borné  à  dire  :  Il  y  a  une 
puissance  qui  tonne  ,  qui  grêle  sur  nous ,  qui  fait 
mourir  nos  enfans;  apaisons-la  ;  mais  comment  l'a- 
paiser  ?  Nous  voyons  que  nous  avons  calmé  par  de 
petits  présens  la  colère  des  gens  irrités,  fesons  donc 
de  petits  présens  à  cette  puissance.  Il  faut  bien  aussi 
lui  donner  un  nom.  Le  premier  qui  s'offre  est  celui  de 
chef,  de  maître,  de  seigneur;  cette  puissance  est  donc 
appelée  monseigneur.  C'est  probablement  la  raison 
pour  laquelle  les  premiers  Egyptiens  appelèrent  leur 
dieu  linef ;  les  Syriens  Âdoni;  les  peuples  voisins 
Baal  ou  Bel,  ou  Melch,  ou  Moloc;  les  Se)  thés  Papéé  : 
tous  mots  qui  signifient  seigneur  ^  maître. 

C'est  ainsi  qu'on  trouva  presque  toute  l'Amérique 
partagée  en  une  multitude  de  petites  peuplades,  qui 
toutes  avaient  leur  dieu  protecteur.  Les  Mexicains 
même  et  les  Péruviens ,  qui  étaient  de  grandes  na- 
tions, n'avaient  qu'un  seul  dieu.  L'une  adorait  Manco 
K.apak,  l'autre  le  dieu  de  la  guerre.  Les  Mexicains 
donnaient  à  leur  dieu  guerrier  le  nom  de  Visiliputsli, 
comme  les  Hébreux  avaient  appelé  leur  Seigneur 
Sabaoth. 

Ce  u'est  point  par  une  raison  supérieure  et  cultivée 
que  tous  les  peuples  ont  ainsi  commencé  à  recon- 
naître une  seule  divinité;  s'ils  avaient  été  philosophes, 
ils  auraient  adoré  le  Dieu  de  toute  la  nature,  et  non 
pas  le  dieu  d'im  village;  ils  auraient  examiné  ces 

3. 


30  RELIGION. 

rapports  infinis  de  tous  les  êtres,  qui  prouvent  un 
être  créateur  et  conservateur;  mais  ils  n'examinèrent 
rien,  ils  sentirent.  C'est  là  le  progrès  de  notre  faible 
entendement;  chaque  bourgade  sentait  sa  faiblesse 
et  le  besoin  qu'elle  avait  d'un  fort  protecteur.  Elle 
imaginait  cet  être  tutélaire  et  terrible  résidant  dans 
la  forêt  voisine,  ou  sur  la  montagne,  ou  dans  une 
nuée.  Elle  n'en  imaginait  qu'un  seul,  parce  que  la 
bourgade  n'avait  qu'un  chef  à  la  guerre.  Elle  l'ima* 
ginait  corporel,  parce  qu'il  était  impossible  de  se  le 
représenter  autrement.  Elle  ne  pouvait  croire  que  la 
bourgade  voisine  n'eût  pas  aussi  son  dieu.  Voilà 
pourquoi  Jephté  dit  aux  habitans  de  Moab  :  «  Vous 
possédez  légitimement  ce  que  votre  dieu  Chamos 
vous  a  fait  conquérir;  vous  devez  nous  laisser  jouir 
de  ce  que  notre  Dieu  nous  a  donné  par  ses  victoires.» 

Ce  discours  tenu  par  un  étranger  à  d'autres  étran- 
gers est  très-remarquable.  Les  Juifs  et  les  Moabites 
avaient  dépossédé  les  naturels  du  pays;  l'un  et  Fautre 
n'avaient  d'autre  droit  que  celui  de  la  force,  et  l'un 
dit  à  l'autre  :  Ton  Dieu  t'a  protégé  dans  ton  usur- 
pation, souffre  que  mon  Dieu  me  protège  dans  la 
mienne. 

Jérémie  et  Amos  demandent  l'un  et  l'autre,  «  quelle 
raison  a  eu  le  dieu  Melchom  de  s'emparer  du  pays  de 
Gad?  w  II  paraît  évident  par  ces  passages  que  l'anti- 
quité attribuait  à  chaque  pays  un  dieu  protecteur. 
On  trouve  encore  des  traces  de  cette  théologie  dans 
Homère. 

ïl  est  bien  naturel  que  l'imagination  des  hommes 
s'étant  échauffée,  et  leur  esprit  ayant  acquis  des  con- 


RELIGION.  3l 

naissances  confuses,  ils  aient  bientôt'  multiplié  leurs 
dieux,  et  assigné  des  protecteurs  aux  élémens,  aux 
mers,  aux  forêts,  aux  fontaines,  aux  campagnes.  Plus 
ils  auront  examiné  les  astres ,  plus  ils  auront  été  frap- 
pés d'admiration.  Le  moyen  de  ne  pas  adorer  le  so- 
leil, quand  on  adore  la  divinité  d'un  ruisseau?  Dès 
que  le  premier  pas  est  fait,  la  terre  est  bientôt  cou- 
verte de  dieux;  et  on  descend  enfin  des  astres  aux 
chats  et  aux  ognons. 

Cependant  il  faut  bien  que  la  raison  se  perfec- 
tionne ;  le  temps  forme  enfin  des  philosophes  qui 
voient  que  ni  les  ognons  ni  les  chats,  ni  même  les 
astres,  n'ont  arrangé  l'ordre  de  la  nature.  Tous  ces  phi- 
losophes babyloniens,  persans,  égyptiens,  scythes, 
grecs  et  romains,  admettent  un  Dieu  suprême,  rému- 
nérateur et  vengeur: 

Ils  ne  le  disent  pas  d'abord  aux  peuples;  car  qui^- 
conque  eût  mal  parlé  des  ognons  et  des  chats  devant 
des  vieilles  et  des  prêtres,  eût  été  lapidé.  Quiconque 
eût  reproché  à  certains  Égyptiens  de  manger  leurs 
dieux,  eût  été  mangé  lui-même,  comme  en  effet  Ju^- 
vénal  rapporte  qu'un  Égyptien  fut  tué  et  mangé  tout 
cru  dans  une  dispute  de  controverse. 

Mais  que  fît-on  ?  Orphée^et  d'autres  établissent  des 
mystères  que*  les  initiés  jurent  par  des  sermens  exé- 
crables de  ne  point  révéler,  et  le  principal  de  ces 
mystères  est  l'adoration  d'un  seul  Dieu.  Cette  grande 
vérité  pénètre  dans  la  moitié  de  la  terre;  le  nombre 
des  initiés  devient  immense;  il  est  vrai  que  l'ancienne 
religion  subsiste  toujours;;  mais,  comme  elle*  n'est 
point  contraire  au  dogme  de  l'unité  de  Dieuy  on  la 


32  RELIGION, 

laisse  subsister.  Et  pourquoi  l'abolirait-on?  Les  Ro- 
mains reconnaissent  le  Deus  optimus  maximum;  les 
Grecs  ont  leur  Zeus,  leur  Dieu  suprême.  Toutes  les 
autres  divinités  ne  sont  que  des  êtres  intermédiaires  ; 
on  place  des  héros  et  des  empereurs  au  rang  des 
dieux,  c'est-à-dire,  des  bienheureux  :  mais  il  est  sûr 
que  Claude,  Octave,  Tibère  et  Caligula  ne  sont  pas 
regardés  comme  les  créateurs  du  ciel  et  de  la  terre. 

En  un  mot,  il  paraît  prouvé  que,  du  temps  d'Au- 
guste, tous  ceux  qui  avaient  une  religion  reconnais- 
saient un  Dieu  supérieur,  éternel,  3t  plusieurs  ordres 
de  dieux  secondaires ,  dont  le  culte  fut  appelé  depuis 
idolâtrie. 

Les  lois  des  Juifs  n'avaient  jamais  favorisé  l'ido- 
lâtrie; car,  quoiqu'ils  admissent  des  malachim,  des 
anges,  des  êtres  célestes  d'un  ordre  inférieur,  leur 
loi  n'ordonnait  point  que  ces  divinités  secondaires 
eussent  un  culte  chez  eux.  Us  adoraient  les  anges,  il 
est  vrai,  c'es'-à-dire,  ils  se  prosternaient  quand  ils  en 
voyaient;  mais,  comme  cela  n'arrivait  pas  souvent,  il 
n'y  avait  ni  de  cérémonial  ni  de  culte  légal  établi 
pour  eux.  Les  chérubins  de  l'arche  ne  recevaient  point 
d'hommage.  11  est  constant  que  les  Juifs,  du  moins 
depuis  Alexandre,  adoraient  ouvertement  un  seul 
Dieu,  comme  la  foule  innombrable  d'fnittés  l'adoraient 
secrètement  dans  leurs  mystères 

Troisième  question. 

Ce  fut  dans  ces  temps  où  le  culte  d'un  Dieu  su- 
prême était  universellement  établi  chez  tous  les  sages 


RELIGION.  33 

en  Asie,  en  Europe  et  en  Afrique,  que  la  religion 
chrétienne  prit  naissance. 

Le  platonisme  aida  beaucoup  à  l'intelligence  de 
ses  dogmes.  Le  Logos  qui ,  chez  Platon  ,  signifiait  la 
sagesse,  la  raison  de  l'Etre  suprême,  devint  chez  nous 
le  Verbe  et  une  seconde  personne  de  Dieu.  Une  mé- 
taphysique profonde  et  au-dessus  de  l'intelligence 
humaine,  fut  un  sanctuaire  inaccessible  dans  lequel 
la  religion  fut  enveloppée. 

On  ne  répétera  point  ici  comment  Marie  fut  dé- 
clarée dans  la  suite  mère  de  Dieu,  comment  on  éta- 
blit la  consubstantialité  du  Père  et  du  Verbe,  et  la 
procession  du  Pncuma ,  organe  divin  du  divin  Logos , 
deux  natures  et  deux  volortés  résultantes  de  l'hypos- 
tase,  et  enfin  la  manducation  supérieure,  l'âme  nour- 
rie ainsi  que  le  corps  des  membres  et  du  sang  de 
l'homme-Dieu  adoré  et  mangé  sous  la  forme  du  pain , 
présent  aux  yeux,  sensible  au  goût,  et  cependant 
anéanti.  Tous  les  mystères  ont  été  sublimes, 

On  commença,  dès  le  second  siècle,  par  chasser 
les  démons  au  nom  de  Jésus;  auparavant  on  les  chas- 
sait au  nom  de  Jéhovah  ou  Ihaho ,  car  saint  Matthieu 
rapporte  que  les  ennemis  de  Jésus,  ayant  dil  qu'il 
chassait  les  démons  au  nom  du  prince  des  démons ,  il 
leur  répondit  :  «  Si  c'est  par  Belzébuth  que  je  chasse 
les  démons  ,x  par  qui  vos  p.nfans'  les  chassent-ils  ?  » 

On  ne  sait  point  en  quel  temps  les  Juifs  reconnu- 
rent pour  prince  des  démons  Belzébuth,  qui  était  un 
dieu  étranger  ;  mais  on  sait  (  et  c'est  Josèphe  qui  nous 
l'apprend  )  qu'il  y  avait  à  Jérusalem  des  exorcistes 
préposés  pour  chasser  les  démons  des  corps  des  pos- 


34  RELIGION. 

sédés,  c'est-à-dire,  des  hommes  attaqués  de  maladies 
singulières,  qu'on  attribuait  alors  dans  une  grande 
partie  de  la  terre  a  des  génies  malfesans. 

On  chassait  donc  ces  démons  avec  la  véritable 
prononciation  de  Jchovah,  aujourd'hui  perdue,  et 
avec  d'autres  cérémonies  aujourd'hui  oubliées. 

Cet  exorcisme  par  Jehoçah  ou  par  les  autres  noms 
de  Dieu,  était  encore  en  usage  dans  les  premiers  siè- 
cles de  l'église.  Origène,  en  disputant  contre  Celse, 
lui  dit,  n°.  '262  :  «  Si ,  en  invoquant  Dieu  ou  en  jurant 
par  lui,  on  le  nomme  le  Dieu  d'Abraham 7  d'Isaac  et 
de  Jacob,  on  fera  certaines  choses  par  ces  noms, 
dont  la  nature  et  la  force  sont  telles  que  les  démons 
se  soumettent  à  ceux  qui  les  prononcent;  mais  si  on 
le  nomme  d'un  autre  nom,  comme  Dieu  de  la  mer 
bruyante,  supplantateur,  ces  noms  seront  sans  vertu. 
Le  nom  d'Israël  traduit  en  grec  ne  pourra  rien  opé- 
rer; mais  prononcez- le  en  hébreux,  avec  les  autres 
mots  requis,  vous  opérerez  la  conjuration.  » 

Le  môme  -Origène,  au  nombre  XIX,  dit  ces  paroles 
remarquables  :  «  Il  y  a  des  noms  qui  ont  naturelle- 
ment de  la  vertu ,  tels  que  sont  ceux  dont  se  servent 
les  sages  parmi  les  Égyptiens,  les  mages  en  Perse, 
les  bracmanes  dans  l'Inde.  Ce  qu'on  nomme  magie 
n'est  pas  un  art  vain  et  chimérique,  ainsi  que  le  pré- 
tendent les  stoïciens  et  les  épicuriens  :  ni  le  nom  de 
Sabaoth ,  ni  celui  d'Adonaï ,  n'ont  pas  été  faits  pour 
des  êtres  créés,  mais  ils  appartiennent  à  une  théolo- 
gie mystérieuse  qui  se  rapporte  au  Créateur;  de  là 
vient  la  vertu  de  ces  noms  quand  on  les  arrange  et 
qu'on  les  prononce  selon  les  règles,  etc. 


RELIGION*  35 

Origène  en  parlant  ainsi  ne  donne  point  son  sen*- 
tjmeuî  particulier,  il  ne  fait  que  rapporter  l'opinion 
universelle.  Toutes  les  religions  alors  connues  ad- 
mettaient une  espèce  de  magie;  et  on  distinguait  la 
magie  céleste  et  la  magie  infernale,  la  nécromancie 
et  la  théurgie;  tout  était  prodige,  divination,  oracle. 
Les  Perses  ne  niaient  point  les  miracles  des  Egyp- 
tiens, ni  les  Égyptiens  ceux  des  Perses-  Dieu  permet* 
tait  que  les  premiers  chrétiens  fussent  persuadés  des 
oracles  attribués  aux  sibylles,  et  leur  laissait  encore 
quelques  erreurs  peu  importantes,  qui  ne  corrom- 
paient point  le  fond  de  la  religion. 

Une  chose  encore  fort  remarquable,  c'est  que  lea 
chrétiens  des  deux  premiers  siècles  avaient  de  l'hor- 
reur pour  les  temples,  les  autels  et  les  simulacres. 
Cest  ce  qu'Origène  avoue  n°.  347*  Tout  changea 
depuis  avec  la  discipline  quand  l'église  reçut  une 
forme  constante. 

Quatrième  question. 

Lorsqu'une  fois  une  religion  est  établie  légalement 
dans  un  état,  les  tribunaux  sont  tous  occupés  à  em- 
pécher  qu'on  ne  renouvelle  la  plupart  des  choses 
qu'on  fesait  dans  cette  religion  avant  qu'elle  fût  publi- 
quement reçue.  Les  fondateurs  s'assemblaient  en  se- 
cret malgré  les  magistrats;  on  ne  permet  que  les 
assemblées  publiques  sous  les  yeux  de  la  loi,  et  toutes 
associations  qui  se  dérobent  à  la  loi  sont  défendue^. 
L'ancienne  maxime  était  qu'il  vaut  mieux  obéir  À 
Dieu  qu'aux  hommes;  la  maxime  opposée  est  reçues, 
cjue  c'est  obéir  à  Dieu  que  de  suivre  les  lois  de  Pétat> 


36  RELIGION. 

On  n'entendait  parler  que  d'obsessions  et  de  posses- 
sions; le  diable  était  alors  déchaîné  sur  la  terre;  le 
diable  ne  sort  plus  aujourd'hui  de  sa  demeure.  Les 
prodiges,  les  prédictions  étaient  alors  nécessaires, 
on  ne  les  admet  plus;  un  homme  qui  prédirait  des 
calamités  dans  \es  places  publiques  serait  mis  aux 
Petites-Maisons.  Les  fondateurs  recevaient  secrète- 
ment l'argent  des  fidèles  ;  un  homme  qui  recueillerait 
de  l'argent  pour  en  disposer,  sans  y  être  autorisé 
par  la  loi,  serait  repris  de  justice.  Ainsi  on  ne  se 
sert  plus  d'aucun  des  échafaads  qui  ont  servi  à  bâtir 
l'édifice. 

Cinquième  question* 

Après  notre  sainte  religion,  qui  sans  doute  est  la 
seule  bonne,  quelle  serait  la  moins  mauvaise  ? 

Ne  serait-ce  pas  la  plus  simple  ?  ne  serait-ce  pas 
celle  qui  enseignerait  beaucoup  de  moraîëet  très-peu 
de  dogmes?  celle  qui  tendrait  à  rendre  les  hommes 
justes,  sans  les  rendre  absurdes?  celle  qui  n'ordonne- 
rait point  de  croire  des  choses  impossibles,  contra- 
dictoires, injurieuses  à  la  Divinité  et  pernicieuses  au 
genre  humain ,  et  qui  n'oserait  point  menacer  des 
peines  éternelles  quiconque  aurait  le  sens  commun  ? 
Ne  serait-ce  point  celle  qui  ne  soutiendrait  pas  sa 
créance  par  des  bourreaux,  et  qui  n'inonderait  pas 
la  terre  de  sang  pour  des  sophismes  inintelligibles? 
celle  dans  laquelle  une  équivoque,  un  jeu  de  mots,  et 
deux  ou  trois  chartes  supposées  ne  feraient  pas  un 
souverain  et  un  dieu  d'un  prêtre  souvent  incestueux , 
homicide  et  empoisonneur?  celle  qui  ne  soumettrait 


RELIGION.  37 

pas  les  rois  à  ce  prêtre  ?  celle  qui  n'enseignerait  que 
l'adoration  d'un  Dieu,  la  justice,  la  tolérance  et  Fhu* 
inanité  ? 

Sixième  question* 

On  a  dit  que  la  religion  des  gentils  était  absurde 
en  plusieurs  points ,  contradictoire ,  pernicieuse  ; 
mais  ne  lui  a-t-on  pas  imputé  plus  de  mal  qu'elle 
n'en  a  fait ,  et  plus  de  sottises  qu'elle  n'en  a  prê- 
chées? 

Car  de  voir  Jupiter  taureau , 
Serpent,  cvgne,  ou  quelque  autre  chose, 
Je  ne  trouve  point  cela  b  >au  , 
Et  ne  m'e'tonne  pas,  si  par  fois  on  en  cause. 

(MotiÈnE,  Prologue  d'Ànaphytrion.  ) 

Sans  doute  cela  est  fort  impertinent  ;  mais  qu'on 
me  montre  dans  toute  l'antiquité  un  temple  dédié  à 
Léda  couchant  avec  un  cygne  ou  avec  un  taureau?  Y 
a-t-il  eu  un  sermon  prêché  dans  Athènes  ou  dans 
Rome  pour  encourager  les  filles  à  faire  des  enfans 
avec  les  cygnes  de  leur  basse-cour?  Les  fables  re- 
cueillies et  ornées  par  Ovide  sont-elles  la  religion? 
ne  ressemblent-elles  pas  à  notre  Légende  dorée^  à 
notre  Fleur  des  saints  ?  Si  quelque  brame  ou  quelque 
derviche  venait  nous  objecter  l'histoire  de  sainte 
Marie  égyptienne, laquelle,  n'ayant  pas  de  quoi  payer 
les  matelots  qui  Lavaient  conduite  en  Egypte,  donna 
à  chacun  d'eux  ce  que  l'on  appelle  des  faveurs,  en 
guise  de  monnaie;  nous  dirions  au  brame  :  Mon  ré- 
vérend père,  vous  vous  trompez: ,  notre  religion  n'est 
pas  la  Légende  dorée. 

Dkfc.  pk.  8.  4 


38  RELIGrOtf, 

Nous  reprochons  aux  anciens  feurs  oracle? ,  leurs 
prodiges  :  s'ils  revenaient  au  monde,  et  qu'on  pût 
compter  les  miracles  de  Notre-Dame  de  Lorette,  et 
ceux  de  Notre-Dame  d'Éphèse,  en  faveur  de  qui  des 
deux  serait  la  balance  du  compte  ? 

Les  sacrifices  humains  ont  été  établis  chez  presque 
tous  les  peuples ,  mais  très-rarement  mis  en  usage. 
Nous  n'avons  que-  la  fille  de  Jephté  et  le  roi  Agag 
d'immolés  chez  les  Juifs ,  car  Isaac  et  Jonathas  ne  le 
furent  pas.  L'histoire  d'iphigénie  n'est  pas  bien  avérée 
Chez  les  Grecs.  Les  sacrifices  humains  sont  très-rares 
chez  les  anciens  Romains,  en  un  mot  la  religion 
païenne  a  fait  répandre  très-peu  de  sang ,  et  la  nôtre 
en  a  couvert  la  terre.  La  nôtre  est  sans  doute  la  seule 
bonne,  la  seule  vraie,  mais  nous  avons  fait  tant  de 
mal  par  son  moyen,  que,  quand  nous  parlons  des 
autres,  nous  devons  être  modestes. 

Septième  question. 

Si  un  homme  veut  persuader  sa  religion  à  des 
étrangers  ou  à  ses  compatriotes,  ne  dok-il  pas  s'y 
prendre  avec  la  plus  insinuante  douceur,  et  la  mode- 
ration  la  plus  engageante  ?  S'il  commence  par  dire 
que  ce  qu  il  annonce  est  démontré ,  il  trouvera  une 
foule  d'incrédules;  s'il  ose  leur  dire  qu'ils  ne  rejettent 
sa  doctrine  qu'autant  qu'elle  condamne  leurs  pas- 
sions, que  leur  cœur  a  corrompu  leur  esprit,  qu'ils 
n'ont  qu'une  raison  fausse  et  orgueilleuse ,  il  les  ré- 
volte, il  les  anime  contre  lui,  il  ruine  luMiiême  ce 
qu'il  veut  établir. 

Si  la  religion  qu*ii  annonce  est  vraie,  l'emporte- 


RELIGION.  3g 

ment  et  l'insolence  la  rendront-ils  plus  vraie  ?  Vous 
mettez -vous  en  colère  quand  vous  dites  qu'il  faut  être 
doux,  patient,  bienfesant ,  juste,  remplir  tous  les 
devoirs  de  la  société?  non,  car  tout  le  monde  est  de 
votre  avis  ;  pourquoi  donc  dites-vous  des  injures  à 
votre  frère  quand  vous  lui  prêchez  une  métaphysique 
mystérieuse  ?  C'est  que  son  sens  irrite  votre  amour- 
propre.  Vous  avez  l'orgueil  d'exiger  que  votre  frère 
soumette  son  intelligence  à  la  vôtre  :  l'orgueil  humi- 
lié produit  la  colère  -,  elle  n'a  point  d'autre  source. 
Un  homme  blessé  de  vingt  coups  de  fusil  dans  une 
bataille  ne  se  met  point  en  colère  ;  mais  un  docteur 
blessé  du  refus  d'un  suffrage  devient  furieux  et  im- 
placable. 

Huitième  question. 

Ne  faut-il  pas  soigneusement  distinguer  la  religion 
de  l'état  et  la  religion  théolergique  ?  Celle  de  l'état 
exige  que  les  imans  tiennent  des  registres  des  cir- 
concis, les  curés  ou  pasteurs  des  registres  des  bapti- 
sés; qu'il  y  ait  des  mosquées,  des  églises,  des  tem- 
ples, des  jours  consacrés  à  l'adoration  et  au  repos, 
des  rites  établis  par  la  loi  ;  que  les  ministres  de  ces 
rites  aient  de  la  considération  sans  pouvoir;  qu'ils 
enseignent  les  bonnes  mœurs  au  peuple ,  et  que  les 
ministres  de  la  loi  veillent  sur  les  mœurs  des  ministres 
des  temples.  Cette  religion  de  l'état  ne  peut  en  aucun 
temps  causer  aucun  trouble. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  la  religion  théologique  ; 
celle-ci  est  la  source  de  toutes  les  sottises,  et  de  tous 
les  troubles  imaginables;  c'est  la  mère  du  fanatisme 


4!Q  RELIQUES. 

et  de  la  discorde  civile;  c'est  l'ennemie  du  genre  hu- 
main. Un  bonze  prétend  que  Fo  est  un  dieu;  qu'il  a 
été  prédit  par  des  faquirs;  qu'il  est  né  d'un  éléphant 
blanc;  que  chaque  bonze  peut  faire  un  Fo  avec  des 
grimaces.  Un  talapoin  dit  que  Fo  était  un  saint  homme , 
dont  les  bonzes  ont  corrompu  la  doctrine,  et  que  c'est 
Sammonocodom  qui  est  le  vrai  dieu.  Après  cent  ar- 
gumens  et  cent  démentis,  les  deux  factions  convien- 
nent de  s'en  rapporter  au  dalaï-lama,  qui  demeure  à 
trois  cents  lieues  de  là,  qui  est  immortel  et  même  in- 
faillible. Les  deux  factions  lui  envoient  une  députa- 
tion  solennelle.  Le  dalaï-lama  commence,  selon  son 
divin  usage,  par  leur  distribuer  sa  chaise  percée. 

Les  deux  sectes  rivales  la  reçoivent  d'abord  avec 
un  respect  égal ,  la  font  sécher  au  soleil,  et  Penchas- 
sent dans  de  petits  chapelets  qu'ils  baisent  dévote- 
ment :  mais,  dès  que  le  dalaï-lama  et  son  conseil  ont 
prononcé  au  nom  de  Fo,  voilà  le  parti  condamné  qui 
jette  des  chapelets  au  nez  du  vice-dieu,  et  qui  lui 
veut  donner  cent  coups  d'étrivières.  L'autre  parti 
défend  son  lama  dont  il  a  reçu  de  bonnes  terres;  tous 
deux  se  battent  long -temps;  et  quand  ils  sont  las  de 
s'exterminer,  de  s'assassiner,  de  s'empoisonner  réci- 
proquement, ils  se  disent  encore  de  grosses  injures; 
et  le  dalaï-lama  en  rit;  et  il  distribue  encore  sa  chaise 
percée  à  quiconque  veut  bien  recevoir  les  déjection* 
du  bon  père  lama. 

RELIQUES. 

On  désigne  par  ce  nom  les  restes  ou  les  parties 
restantes  du  corps  ou  des  habits  d'une  personne  mise 


RELIQUES.  .    4* 

après  sa  mort,  par  l'ég  isc,  au  nombre  des  bienheu- 
reux. 

Il  est  clair  que  Jésus  n'a  condamné  que  l'hypo* 
crisie  des  Juifs,  en  disant  (a)  :  Malheur  à  vous,  scribes 
et  pharisiens  hypocrites,  qui  bâtissez  des  tombeaux 
aux  prophètes  et  ornez  les  monumens  des  justes  J 
Aussi  les  chrétiens  orthodoxes  ont  une  égale  véné- 
ration pour  les  reliques  et  pour  les  images  des  saints; 
et  même  je  ne  sais  quel  docteur,  nommé  Henri,  ayant 
osé  dire  que,  quand  les  os  ou  autres  reliques  sont 
changés  en  vers,  il  ne  faut  pas  adorer  ces  vers ,  le  jé- 
suite Yasquez  (/;)  décida  que  l'opinion  de  Henri  est 
absurde  et  vaine  :  car  il  n'importe  de  quelle  manière 
5e  fasse  la  corruption.  Par  conséquent,  dit-il,  nous 
pouvons  adorer  les  reliques  tant  sous  la  forme  de 
vers  que  sous  la  forme  de  cendres. 

Quoi  qu'il  en  soit,  saint  Cyrille  d'Alexandrie  (r) 
avoue  que  l'origine  des  reliques  est  païenne,  et  voici 
la  description  que  fait  de  leur  culte  ïhéodoret,  qui 
vivait  au   commencement  de   l'ère   chrétienne.  On 
court  aux  temples  des  martyrs,  dit  ce  savant  évê- 
que  (r£  ,  pour  leur  demander  les  uns  la  conservation 
de  leur  santé,  les  autres  la  guérison  de  leurs  maladies, 
et  les  femmes  stériles  la  fécondité.  Après  avoir  obtenu 
des  enfans,  ces  femmes  en  demandent  la  conservation. 
Ceux  qui  entreprennent  des  voyages,  conjurent  les 
martyrs  de  les  accompagner  et  de  les  conduire.  Lors- 
fa)  Matthieu,  chap.  XXIII.,  v.  29. 
(h)  Liv.  II,  de  l'Adoration,  disp.  III,  cLap.  VIII. 
(c)  Liv.  X?  contre  Julien.  —  (d)  Question  5i  sur  lTExod^. 

4. 


4^  RELIQUES. 

qu'ils  sont  de  retour,  ils  vont  leur  témoigner  leur 
reconnaissance.  Ils  ne  les  adorent  pas  comme  des 
dieux;  mais  ils  les  honorent  comme  des  hommes 
divins,  et  les  conjurent  d'être  leurs  intercesseurs. 

Les  offrandes  qui  sont  appendues  dans  leurs  tem- 
ples sont  des  preuves  publiques  que  ceux  qui  ont 
demandé  avec  foi  ont  obtenu  l'accomplissement  de 
leurs  vœux  et  la  guérison  de  leurs  maladies.  Les  uns 
y  appendent  des  yeux,  les  autres  des  pieds,  les  autres 
des  mains  d'or  et  d'argent.  Ces  monumens  publient 
la  vertu  de  ceux  qui  sont  ensevelis  dans  ces  tom- 
beaux, comme  leur  vertu  publie  que  le  Dieu  pour 
lequel  ils  ont  souffert  est  le  vrai  Dieu;  aussi  les  chré- 
tiens ont-ils  soin  de  donner  à  leurs  enfans  les  noms 
des  martyrs,  afin  de  les  mettre  en  sûreté  sous  leur 
protection. 

Enfin  Théodoret  ajoute  que  les  temples  des  dieux 
ont  été  démolis,  et  que  les  matériaux  ont  servi  à  la 
construction  des  temples  des  martyrs  :  car  le  Sei- 
gneur, dit-il  aux  païens,  a  substitué  ses  morts  à  vos 
dieux;  il  a  fait  voir  la  vanité  de  ceux-ci,  et  a  trans- 
féré aux  autres  les  honneurs  qu'on  rendait  aux  pre- 
miers. C'est  de  quoi  se  plaint  amèrement  le  fameux 
sophiste  de  Sardes,  en  déplorant  la  ruine  du  temple 
de  Sérapis  à  Canope,  qui  fut  démoli  par  ordre  de 
l'empereur  Théodose  I,  l'an  3  89. 

Des  gens,  ditEunapius,  qui  n'avaient  jamais  en- 
tendu parler  de  la  guerre,  se  trouvèrent  pourtant  fort 
vaillans  contre  les  pierres  de  ce  temple,  et  principa- 
lement contre  les  riches  offrandes  dont  il  était  rem- 
pli. Ou  donna  ces  lieux  saints  à  des  moines,  gens 


RELIQUES.  43 

infâmes  et  inutiles,  qui,  pourvu  qu'ils  eussent  un  habit 
noir  et  malpropre,  prenaient  une  autorité  tyrannique 
sur  l'esprit  des  peuples;  et,  à  la  place  des  dieux  que 
Ton  voyait  par  les  lumières  de  la  raison,  ces  moines 
donnaient  à  adorer  des  têtes  de  brigands  punis  pour 
leurs  crimes,  qu'on  avait  salées  pour  les  conserver. 

Le  peuple  est  superstitieux  ,  et  c'est  par  la  super- 
stition qu'on  l'enchaîne.  Les  miracles  forgés  au  sujet 
des  reliques  devinrent  un  aimant  qui  attirait  de  toutes 
parts  des  richesses  dans  les  églises.  La  fourberie  et  la 
crédulité  avaient  été  portées  si  loin,  que,  des  Pan 
386,  le  même  Théodose  fut  obligé  de  faire  une  loi 
par  laquelle  il  défendait  de  transporter  d'un  lieu  dans 
un  autre  les  corps  ensevelis,  de  séparer  les  reliques 
de  chaque  martyr,  et  d'en  trafiquer. 

Pendant  les  trois  premiers  siècles  du  christia- 
nisme, on  s'était  contenté  de  célébrer  le  jour  de  la 
mort  des  martyrs,  qu'on  appelait  leur  jour  natal ,  en 
s'assemblant  dans  les  cimetières  où  reposaient  leurs 
corps  pour  prier  pour  eux,  comme  nous  l'avons  re- 
marqué à  l'article  Messe.  On  ne  pensait  point  alors 
qu'avec  le  temps  les  chrétiens  dussent  leur  élever  des 
temples ,  transporter  leurs  cendres  et  leurs  os  d'un 
lieu  dans  un  autre,  les  montrer  dans  des  châsses,  et 
enfin  en  faire  un  trafic  qui  excitât  l'avarice  a  remplir 
la  monde  de  reliques  supposées. 

Mais  le  troisième  concile  de  Carthage ,  tenu  l'an 
397,  ayant  inséré  dans  le  canon  des  Écritures  l'Apo- 
calypse de  saint  Jean,  dont  l'authenticité  jusqu'alors 
avait  été  contestée ,  ce  passage  du  chapitre  YI  :  «  Je 
vis  sous  les  autels  les  âmes  de  ceux  qui  avaient  été 


44  RELIQUES. 

tués  pour  la  parole  de  Dieu,  autorisa  la  coutume 
d'avoir  des  reliques  de  martyrs  sous  les  autels  ;  et 
cette  pratique  fut  bientôt  regardée  comme  si  essen- 
tielle ,  que  saint  Ambroise,  malgré,  les  instances  du 
peuple  ,  ne  voulut  pas  consacrer  une  église  où  il  n'y 
en  avait  point;  et  Tan  692,  le  concile  de  Constanti- 
nopîe,  in  Trullo ,  ordonna  même  de  démolir  tous  les 
autels  sous  lesquels  il  ne  se  trouverait  point  de  reli- 
ques. Un  autre  concile  de  Carthage,  au  contraire, 
avait  ordonné ,  Tan  4c  1,  aux  évoques  de  faire  abattre 
les  autels  qu'on  voyait  élever  partout  dans  les  champs 
et  sur  les  grands  chemins  en  l'honneur  des  martyrs, 
dont  on  déterrait  ça  et  là  de  prétendues  reliques,  sur 
des  songes  et  de  vaines  révélations  de  toutes  sortes  de 
gens. 

Saint  Augustin  (e)  rapporte  que,  vers  Tan  4i5, 
Lucien  ?  prêtre  et  curé  d'un  bourg  nommé  Capharga- 
mata  ,  distant  de  quelque?  milles  de  Jérusalem  ,  vit  en 
songe  jusqu'à  trois  fois  le  docteur  Gamaliel  ,  qui  lui 
déclara  que  son  corps,  ceux  d'Abibas  son  fils,  de 
saint  Etienne  et  de  Nicodème,  étaient  enterrés  dans 
un  endroit  de  sa  paroisse  qu'il  lui  indiqua.  Il  lui  com- 
manda de  leur  part  et  de  la  sienne  de  ne  les  pas  lais- 
ser plus  long-temps  dans  le  tombeau  négligé  où  ils 
étaient  depuis  quelques  siècles,  et  d'aller  dire  à  Jean, 
évêque  de  Jérusalem,  de  venir  les  en  tirer  incessam- 
ment ,  s'il  voulait  prévenir  les  malheurs  dont  le 
monde  était  menacé.  Gamaliel  ajouta  que  cette 
translation  devait  se  faire  sous  l'épiscopat  de  Jean, 

(ej  Cite  de  Dieu,  liv,  XXII,  chap.  YUI* 


RELIQUES.  45 

qui  mourut  environ  un  an  après.  L'ordre  du  ciel  était 
cfue  le  corps  de  saint  Etienne  fût  transporté  à  Jéru- 
salem. 

Lucien  ou  entendit  mal  ou  fut  malheureux  ;  iî  fit 
creuser  et  ne  trouva  rien  :  ce  qui  obligea  le  docteur 
juif  d'apparaître  à  un  moine  fort  simple  et  fort  inno* 
cent,  et  de  lui  marquer  plus  précisément  l'endroit  où 
reposaient  les  sacrées  reliques.  Lucien  y  trouva  le 
trésor  qu'il  cherchait ,  selon  la  révélation  que  Dieu 
lui  en  avait  faite.  Il  y  avait  dans  ce  tombeau  une  pierre 
où  était  gravé  le  mot  de  chelicl,  qui  signifie  couronne 
eu  hébreu,  comme  Stephanos  en  grec.  A  l'ouverture 
du  cercueil  d'Etienne  la  terre  trembla;  on  sentit  une 
odeur  excellente,  et  un  giand  nombre  de  malades 
furent  guéris.  Le  corps  du  saint  était  réduit  en  cen- 
dres, hormis  les  os  que  l'on  transporta  à  Jérusalem, 
et  que  Ton  mit  dans  l'église  de  S^on.  A  la  même  heure 
il  survint  une  grande  pluie;  au  lieu  qu'il  y  avait  eu 
jusqu'alors  une  extrême  sécheresse. 

Avite,  prêtre  espagnol,  qi|i  était  alors  en  orient, 
traduisit  en  latin  cette  histoire  que  Lucien  avait 
écrite  en  grec.  Comme  l'Espagnol  était  ami  de  Lucien, 
il  en  obtint  une  petite  portion  des  cendres  du  saint , 
quelques  os  pleins  d'une  onction  qui  était  la  preuve 
visible  de  leur  sainteté,  surpassant  les  parfums  nou- 
vellement faits  et  les  odeurs  les  plus  agréables.  Ces 
reliques,  apportées  par  Orose  dans  l'île  de  Minorque, 
y  convertirent  en  huit  jours  cinq  cent  quarante  Juifs. 

On  fut  ensuite  informé  par  diverses  visions,  que, 
des  moines  d'Egypte  avaient  des  reliques  de  saint- 
Etienne,  que  des  inconnus  y  avaient  portées.  Comme 


46  RELIQUES. 

les  moines  n'étant  pas  prêtres  alors,  n'avaient  point 
encore  d'églises  en  propre,  on  alla  prendre  ce  trésor 
pour  le  transporter  dans  une  église  qui  était  près 
d'Usale.  Aussitôt  quelques  personnes  virent  au-dessus 
de  l'église  une  étoile  qui  semblait  venir  au-devant  du 
saint  martyr.  Ces  reliques  ne  restèrent  pas  long-temps 
dans  cette  église;  l'évêque  d'Usale,  trouvant  à  propos 
d'en  enrichir  la  sienne,  alla  les  prendre  et  les  trans- 
porta, assis  sur  un  char,  accompagné  de  beaucoup 
de  peuple ,  qui  chantait  les  louanges  de  Dieu  ?  et  d'un 
grand  nombre  de  cierges  et  de  luminaires. 

Ainsi  les  reliques  furent  portées  dans  un  lieu  élevé 
de  l'église,  et  placées  sur  un  trône  orné  de  tentures. 
On  les  mit  ensuite  sur  un  carreau  ou  sur  un  petit  lit 
dans  un  lieu  fermé  à  clef,  auquel  on  avait  laissé  une 
petite  fenêtre,  afin  que  l'on  pût  y  faire  toucher  de$ 
linges  qui  servaient  à  guérir  divers  maux.  Un  peu  de 
poussière  ramassée  sur  la  châsse  guérit  tout  d'un  coup 
un  paralytique.  Des  fleurs  qu'on  avait  présentées  au 
saint,  appliquées  sur  les  yeux  d'un  aveugle  lui  ren- 
dirent la  vue.  Il  y  eut  même  sept  ou  huit  morts  de 
ressuscites. 

Saint  Augustin  (  ),  qui  tâche  de  justifier  ce  culte 
eu  le  distinguant  de  celui  d'adoration  qui  n'est  dû 
qu'à  Dieu  seul,  est  obligé  de  convenir  (^f)  qu'il  connaît 
lui-même  plusieurs  chrétiens  qui  adorent  les  sépulcres 
et  les  images.  J'en  connais  plusieurs,  ajoute  ce  saint, 
qui  boivent  avec  les  plus  grands  excès  sur  les  tom- 

(f)  Contre  Fauste,  liv.  XX,  chap.  IV. 
(<j)  Des  Mœurs  de  1  église,  chap.  XXXIX. 


RELIQUES.  47 

beaux,  et  qui,  donnant  des  festins  aux  cadavres, 
s'ensevelissent  eux-mêmes  sur  ceux  qui  sont  ensevelis. 
En  effet,  sortant  tout  fraîchement  du  paganisme, 
et  ravis  de  trouver  dans  l'église  chrétienne,  quoique 
sous  d'autres  noms,  des  hommes  déifiés,  les  peuples 
les  honoraient  tout  comme  ils  avaient  honoré  leurs 
faux  dieux  ;  et  ce  serait  vouloir  se  tromper  grossière- 
ment, que  de  juger  des  idées  et  des  pratiques  de  la 
populace  par  celles  des  évêques  éclairés  et  des  phi- 
losophes. On  sait  que  les  sages,  parmi  les  païens, 
fesaient  les  mêmes  distinctions  que  nos  saints  évêques. 
Il  faut,  disait  Hiéroclès  (;'),  reconnaître  et  servir  les 
dieux,  de  sorte  que  l'on  ait  grand  soin  de  les  bien 
distinguer  du  Dieu  suprême,  qui  est  leur  auteur  et 
leur  père.  Il  ne  faut  pas  non  plus  trop  exalter  leur 
dignité.  Et  enfin  le  culte  qu'on  leur  rend  doit  se  rap- 
porter à  leur  unique  créateur ,  que  vous  pouvez 
nommer  proprement  le  dieu  des  dieux,  parce  qu'il 
est  le  maître  de  tous  et  le  plus  excellent  de  tous. 
Porphyre  (/),  qui  comme  saint  Paul  (A),  qualifie  le 
Dieu  suprême,  de  Dieu  qui  est  au-dessus  de  toutes 
choses,  ajoute  qu'on  ne  doit  lui  sacrifier  rien  de  sen- 
sible ,  rien  de  matériel ,  parce  qu'étant  un  esprit  pur, 
tout  ce  qui  est  matériel  est  impur  pour  lui.  Il  ne  peut 
être  dignement  honoré  que  par  la  pensée  et  les  senti- 
mens  d'une  âme  qui  n'est  souillée  d'aucune  passion 
vicieuse^ 

(h)  Sur  les  vers  de  Pytbagore,  page  10. 
f 0  De  l'abstinence ,  liv.  II ,  art.  XXXIV. 
(Je)  Epître  aux  Romairjs,  cliap.  IX,  v.  5. 


4^  RELIQUES, 

En  un.  mot,  saint  Augustin  (/) ,  en  déclarant  avec 
naïveté  qu'il  n'ose  parler  librement  sur  plusieurs  sem- 
blables abus,  pour  ne  pas  donner  occasion  de  scan- 
dale à  des  personnes  pieuses  ou  à  des  brouillons,  fait 
assez  voir  que  les  évêques  usaient  avec  les  païens 
pour  les  convertir,  de  la  même  connivence  que  saint 
Grégoire  recommandait  deux  siècles  après  pour  con- 
vertir l'Angleterre.  Ce  pape,  consulté  par  le  moine 
Augustin  sur  quelques  restes  de  cérémonies,  moitié' 
civiles ,  moitié  païennes  ,  auxquelles  les  Anglais , 
nouveaux  convertis,  ne  voulaient  pas  renoncer,  lui 
répondit  :  On  n'ôte  point  à  des  esprits  durs  toutes 
leurs  habitudes  à  la  fois;  on  n'arrive  point  sur  uo 
rocher  escarpé  en  y  sautant,  mais  en  s'y  traînant  pas 
à  pas. 

La  réponse  du  même  pape  à  Constantine,  fille  de 
l'empereur  Tibère  Constantin  et  épouse  de  Maurice, 
qui  lui  demandait  la  tête  de  saint  Paul,,  pour  mettre 
dans  un  temple  qu'elle  avait  bâti  à  l'honneur  de  cet 
apôtre  ,  n'est  pas  moins  remarquable.  Saint  Gré- 
goire (7/1.)  mande  à  cette  princesse  que  les  corps  des 
saints  brillent  de  tant  de  miracles,  qu'on  n'ose  même 
approcher  de  leurs  tombeaux  pour  y  prier  sans  être 
saisi  de  frayeur.  Que  son  prédécesseur  (Pelage  II), 
ayant  voulu  ôter  de  l'argent  qui  était  sur  le  tombeau 
de  saint  Pierre  pour  le  mettre  à  la  distance  de  quatre 
pieds,  il  lui  apparut  des  signes  épouvantables.  Quq 
hû  Grégoire ,  voulant  faire  quelques  réparations  a* 

(t)  Cité  de  Dieu ,  liv.  XXII ,  chap.  VItt. 
fm)  Lettte  XXX ,  indict.  XII ,  Uv.  UL 


RELIQUES.  49 

monument  de  saint  Paul,  comme  il  fallait  creuser  un 
peu  avant,  et  celui  qui  avait  la  garde  du  lieu,  ayant 
eu  la  hardiesse  de  lever  des  os  qui  ne  touchaient,  pas 
au  tombeau  de  l'apôtre,  pour  les  transporter  ailleurs , 
Il  lui  apparut  aussi  des  signes  terribles,  et  il  mourut 
sur-le-champ.  Que  son  prédécesseur,  ayant. voulu 
aussi  faire  des  réparations  au  tombeau  de  saint  Lau- 
rent j  on  découvrit  imprudemment  le  cercueil  où  était 
le  corps  du  martyr;  et,  quoique  ceux  qui  y  travail- 
laient fussent  des  moines  et  des  officiers  du  temple, 
ils  moururent  tous  dans  l'espace  de  dix  jours,  parce 
qu'ils  avaient  vu  le  corps  du  saint.  Que,  lorsque  les 
Romains  donnent  des  reliques ,  ils  ne  touchent  jamais 
aux  corps  sacrés,  mais  se  contentent  de  mettre  dans 
une  boîte  quelques  linges  et  de  les  en  approcher.  Que 
ces  linges  ont  la  même  vertu  que  les  reliques  et  font 
autant  de  miracles.  Que  certains  Grecs,  doutant  de 
ce  fait,  le  pape  Léon  se  fit  apporter  des  ciseaux,  et 
ayant  coupé  en  leur  présence  de  ces  linges  qu'on 
avait  approchés  des  corps  saints ,  il  en  sortit  du  sang. 
Qu'à  Rome,  dans  l'occident,  c'est  un  sacrilège  de 
toucher  aux  corps  des  saints  ;  et  que ,  si  quelqu'un 
Fentreprend,  il  peut  s'assurer  que  son  crime  ne  sera 
pas  impuni.  Que  c'est  pour  cela  qu'il  ne  peut  se  per- 
suader que  les  Grecs  aient  la  coutume  de  transporter 
les  reliques.  Que  des  Grecs,  ayant  osé  déterrer  la 
iwii  des  corps  proche  de  l'église  de  Saint-Paul ,  dans 
le  dessein  de  les  transporter  en  leur  pays,  ils  furent 
aussitôt  découverts;  et  que  c'est  ce  qui  le  persuade 
que  les  reliques  qui  se  transportent  de  la  sorte  sont 
fousseS;  Que  des  ork«r.taux,  prétendant  que  les  corps 


vO  RELIQUE*. 

de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  leur  appartenaient 3 
vinrent  à  Rome  pour  les  emporter  dans  leur  patrie; 
mais  qu'arrivés  aux  catacombes  où  ces  corps  repo- 
saient, lorsqu'ils  voulurent  les  prendre,  des  éclairs 
soudains,  des  tonnerres  effroyables  dispersèrent  leur 
multitude  épouvantée,  et  les  forcèrent  de  renoncer  à 
leur  entreprise.  Que  ceux  qui  ont  suggéré  à  Constan- 
tine  de  lui  demander  la  tête  de  saint  Paul ,  n'ont  eu 
dessein  que  de  lui  faire  perdre  ses  bonnes  grâces, 

Saint  Grégoire  finit  par  ces  mots  :  J'ai  cette  con- 
fiance en  Dieu,  que  vous  ne  serez  pas  privée  du  fruit 
de  votre  bonne  volonté,  ni  de  la  vertu  des  saints 
apôtres ,  que  vous  aimez  de  tout  votre  cœur  et  de  tout 
votre  esprit-  et  que,  si  vous  n'avez  pas  leur  présence 
corporelle,  vous  jouirez  toujours  de  leur  protection. 

Cependant  l'histoire  ecclésiastique  fait  foi,  que  les 
translations  de  reliques  étaient  également  fréquentes 
en. occident  et  en  orient;  bien  plus,  l'auteur  des 
notes  sur  cette  lettre  observe  que  le  même  saint  Gré- 
goire, dans  la  suite,  donna  divers  corps  saints,  et  que 
d'autres  papes  en  ont  donné  jusqu'à  six  ou  sept  à  un 
seul  particulier. 

Après  cela  faut-il  s'étonner  de  la  faveur  qu'eurent 
les  reliques  dans  l'esprit  des  peuples  et  des  rois?  Les 
sermens  les  plus  ordinaires  des  anciens  Français  se 
fesaient  sur  les  reliques  des  saints.  Ce  fut  ainsi  que  les 
rois  Gontran,  Sigebcrt  et  Chilpéric  partagèrent  les 
états  de  Clotaire,  et  convinrent  de  jouir  de  Paris  en 
commun.  Ils  en  firent  le  serment  sur  les  reliques  do 
saint  Polyeucte,  de  saint  Hilaire  et  de  saint  Martin. 
Cependant  Chilpéric  se  jeta  dans  la  place,  et  prit 


RÉSURRECTION.  5  i: 

seulement  la  précaution  d'avoir  la  châsse  de  quantité 
de  reliques  qu'il  fît  porter  comme  une  sauvegarde  à 
la  tête  de  ses  troupes,  dans  l'espérance  que  la  pro- 
tection de  ces  nouveaux  patrons  le  mettrait  à  l'abri 
des  peines  dues  à  son  parjure.  Enfin  le  catéchisme  du 
concile  de  Trente  approuve  la  coutume  de  jurer  par 
les  reliques. 

On  observe  encore  qne  lej  rois  de  France  de  la 
première  et  de  la  seconde  race  gardaient  dans  leur 
palais  un  grand  nombre  de  reliques,  surtout  la  chappe 
et  le  manteau  de  saint  Martin,  et  qu'ils  les  fesaieufc' 
po  ter  à  leur  suite  et  jusque  dans  les  armées.  On  en- 
voyait les  reliques  du  palais  dans  les  provinces,  lors- 
qu'il s'agissait  de  prêter  serment  de  fidélité  au  roi ,  ou 
de  conclure  quelque  traité. 

RÉSURRECTION, 

SECTION    PREMIÈRE. 

On  conte  que  les  Égyptiens  n'avaient  bâti  leurs 
pyramides  que  pour  en  faire  des  tombeaux,  et  que 
leurs  corps  embaumés  par  dedans  et  par  dehors  at- 
tendaient que  leurs  âmes  vinssent  les  ranimer  au  bout 
de  mille  ans.  Mais,  si  leurs  corps  devaient  ressusciter, 
pourquoi  la  première  opération  des  parfumeurs  était- 
elle  de  leur  percer  le  crâne  avec  un  crochet,  et  d'en 
tirer  la  cervelle?  Lidée  de  ressusciter  sans  cervelle 
fait  soupçonner  (si  on  peut  user  de  ce  mot)  que  les 
Egyptiens  n'en  avaient  guère  de  leur  vivant;  mais  il 
faut  considérer  que  la  plupart  des  anciens  croyaient 
que  l'âme  est  dans  la  poitrine.  Et  pourquoi  l'âme  est- 


5 1  RÉSURRECTION. 

elle  dans  îa  poitrine  plutêt  qu'ailleurs?  C'est  qu'en 
clïet  clans  tous  nos  sentimens  un  peu  violens,  on 
éprouve  vers  la  région  du  cœur  une  dilatation  ou  un 
resserrement,  qui  a  fait  penser  que  c'était  là  le  loge- 
ment de  L'âme.  Cette  aine  était  quelque  chose  d'aé- 
rien ;  c'était  une  figure  légère  qui  se  promenait  où  elle 
pouvait,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  retrouvé  son  corps. 

La  croyance  de  la  résurrection  est  beaucoup  plus 
ancienne  que  les  temps  historiques.  Athalide,  fils  de 
Mercure,  pouvait  mourir  et  ressusciter  à  son  gré; 
Esculape  rendit  la  vie  à  Ilippolyte;  Hercule  àAlcestc. 
Pélops,  ayant  été  haché  en  morceaux  par  son  père, 
fut  ressuscité  par  les  dieux.  Platon  raconte  qu'Hères 
ressuscita  pour  quinze  jours  seulement. 

Les  pharisiens  ?  chez  les  Juifs  ,  n'adoptèrent  le 
dogme  de  la  résurrection  que  très-long-temps  après 
Platon. 

Il  y  a  dans  les  Actes  des  apôtres  un  fait  bien  singu- 
lier, et  bien  digne  d'attention.  Saint  Jacques  et  plu- 
sieurs de  ses  compagnons  conseillent  à  saint  Paul 
d'aller  dans  le  temple  de  Jérusalem  observer  toutes 
bs  cérémonies  de  l'ancienne  loi,  tout  chrétien  qu'il 
c'ait,  «  afin  que  tous  sachent,  disent-ils,  que  tout  ce 
qu'on  dit  de  vous  est  faux  ,  et  que  vous  continuez  de 
garder  la  loi  de  Moïse.  »  C'est  dire  bien  clairement  : 
Allez  mentir,  allez  vous  parjurer,  allez  renier  publi- 
quement la  religion  que  vous  enseignez. 

Saint  Paul  alla  donc  pendant  sept  jours  dans  le 
temple;  mais  le  septième  il  fut  reconnu.  On  l'accusa 
à  y  être  venu  avec  des  étrangers ,  et  de  L'avoir  pro- 
fané. Yoici  comment  il  se  tira  d'affaire  ; 


RÉSURRECTION.  53 

((  Or,  Paul  sachant  qu'une  partie  de  ceux  qui 
étaient  là  étaient  saducéens,  et  1  autre  pharisiens,  il 
s'écria  dans  rassemblée  :  Mes  frères,  je  suis  phari- 
sien et  fils  de  pharisien;  c'est  à  cause  de  l'espérance 
d'une  autre  vie  et  de  la  résurrection  des  morts,  que 
Ton  veut  me  condamner  ( ■■)-,  L\  n'avait  point  du  tout 
éLé  question  de  la  résurrection  des  morts  dans  toute 
cette  affaire;  Paul  ne  le  disait  que  pour  animer  les 
pharisiens  et  les  saducéens  les  uns  contre  les  autres. 

v.  7.  ((  Paul  ayant  parlé  de  la  sorte,  il  s'émut  une 
dissension  entre  les  pharisiens  et  les  saducéens  ;  et 
l'assemblée  fut  divisée.  » 

v.  8.  «  Car  les  saducéens  disent  qu'il  n'y  a  ni  ré- 
surrection, ni  ange,  ni  esprit;  au  lieu  que  les  phari- 
siens reconnaissent  et  l'un  pi  l'autre,  etc.  » 

On  a  prétendu  que  Job,  qui  est  très-ancien,  con- 
naissait le  dogme  de  la  résurrection.  On  cite  ces  pa- 
roles :  «  Je  sais  que  mon  rédempteur  est  vivant ?  et 
qu'un  jour  sa  rédemption  s'élèvera  sur  moi,  ou  que 
je  me  relèverai  de  la  poussière ,  que  ma  peau  revien- 
dra, que  ]e  verrai  encore  Dieu  dans  ma  chair.  » 

Mais  plusieurs  commentateurs  entendent  par  ces 
paroles  que  Job  espère  qu'il  relèvera  bientôt  de  mala- 
die ,  et  qu'il  ne  demeurera  pas  toujours  couché  sur  la 
terre  comme  il  l'était.  La  suite  prouve  assez  que  cette 
explication  est  la  véritable;  car  il  s'écrie  le  moment 
d'après  à  ses  faux  et  durs  amis  :  «  Pourquoi  donc 
dites-vous,  persécutons-le,»  ou  bien,  «parce  que 
vous  direz,  parce  que  nous  l'avons  persécuté.  »  Cela 

(2)  Actes  des  apôtres,  cliap.  XXIII,  v.  6. 

5. 


5J4  RÉSURRECTION. 

ne  veut-il  pas  dire  évidemment?  Vous  vous  repen- 
tirez de  m'avoir  offensé  quand  vous  me  reverrez  dans 
mon  premier  état  de  santé  et  d'opulence?  Un  malade 
qui  dit,  je  me  lèverai,  ne  dit  pas ,  je  ressusciterai*  Don- 
ner des  sens  forcés  à  des  passages  clairs,  c'est  le  sûr 
moyen  de  ne  jamais  s'entendre,  ou  plutôt  d'être  re- 
gardés comme  des  gens  de  mauvaise  foi  par  les  hon- 
nêtes gens. 

Saint  Jérôme  ne  place  la  naissance  de  la  secte  des 
pharisiens  que  très-peu  de  temps  avant  Jésus-Çhrist. 
Le  rabbin  Hillel  passe  pour  le  fondateur  de  la  secte 
parisienne  ;  et  cet  Hillel  était  contemporain  de  Ga- 
maliel ,  le  maître  de  saint  Paul. 

Plusieurs  de  ces  pharisiens  croyaient  que  les  Juifs 
seuls  ressusciteraient, -et  que  le  reste  des  hommes 
nTen  valait  pas  la  peine.  D'autres  ont  soutenu  qu'on 
ne  ressusciterait  que  dans  la  Palestine,  et  que  les 
corps  de  ceux  qui  auront  été  enterrés  ailleurs,  seront 
secrètement  transportés  auprès  de  Jérusalem  pour 
s'y  rejoindre  à  leur  àme.  Mais  saint  Paul ,  écrivant  aux 
habitans  de  Thessalonique ,  leur  a  dit  que  «  le  second 
avéuement  de  Jésus-Christ  est  pour  eux  et  pour  lui , 
qu'ils  en  seront  témoins.  » 

v.  i5.  «  Car  aussitôt  que  le  signal  aura  été  donne 
par  l'archange ,  et  par  le  son  de  la  trompette  de  Dieu, 
le  Seigneur  lui-même  descendra  du  ciel ,  et  ceux  qui 
seront  morts  en  Jésus-Christ  ressusciteront  les  pre- 
miers.. »; 

v.  i6.  «Puis  nous  autres  qui  sommes  vivans,  et  qui 
serons  demeurés  jusqu'alors,  nous  serons  emportés 
avec  eux  dans  les  nuées  pour  aller  au-devant  du  Sei* 


RÉSURRECTION.  55 

gneur  au  milieu  de  l'air,  et  ainsi  nous  vivrons  pour 
jamais  avec  le  Seigneur  (/>).  » 

Ce  passage  important  ne  prouve-t-il  pas  évidem- 
ment que  les  premiers  chrétiens  comptaient  voir  là 
£in  du  monde ,  comme  en  effet  elle  est  prédite  dans 
saint  Luc,  pour  le  temps  même  que  saint  Luc  vivait? 
S'ils  ne  virent  point  cette  fin  du  monde,  si  personne 
ne  ressuscita  pour  iors ,  ce  qui  est  différé  n'est  pas 
perdu. 

Saint  Augustin  croit  que  les  anciens,  et  même  les 
enfans  morts-nés ,  ressusciteront  dans  l'âge  de  la  ma- 
turité. Les  Origène  ,  les  Jérôme  ,  les  Athanase ,  les 
Basile  n'ont  pas  cru  que  les  femmes  dussent  ressusci* 
citer  avec  leur  sexe. 

Enfin ,  on  a  toujours  disputé  sur  ce  que  nous  avons 
été  ,  sur  ce  que  nous  sommes ,  et  sur  ce  que  nous 
serons, 

SECTION  IL 

Le  père  Malebranche  prouve  la  résurrection  par 
les  chenilles  qui  deviennent  papillons.  Cette  preuve, 
comme  on  voit,  est  aussi  légère  que  les  ailes  des  in- 
sectes dont  il  l'emprunte.  Des  penseurs  qui  calculent,, 
font  des  objections  arithmétiques  contre  cette  vérité 
si  bien  prouvée.  Ils  disent  que  les  hommes  et  les 
autres  animaux  sont  réellement  nourris,  et  reçoivent 
leur  croissance  de  la  substance  de  leurs  prédéces- 
seurs. Le  corps  d'un  homme  réduit  en  poussière  ,  ré- 
pandu dans  l'air  et  retombant  sur  la  surface  de  la 

(b)  1.  Épître  aux  Thess.,  chap.  IV. 


56  RÉSURRECTION. 

terre,  devient  légume  ou  froment.  Ainsi  Caïn  mangea 
une  partie  d'Adam;  Enoch  se  nourrit  de  Caïn;  Irad 
d'Enoch;  MaviaeJ  de  Iran;  Mathusaiem  de  Maviael  ; 
et  il  se  trouve  qu'il  n'y  a  aucun  de  nous  qui  n'ait  avalé 
une  petite  portion  de  notre  premier  père.  C  est  pour- 
quoi on  a  dit  que  nous  étions  tous  anthropophages. 
Rien  n'est  plus  sensible  après  une  bataille  ;  non-seu- 
lement nous  tnons  nos  frères,  mais,  au  bout  de  deux 
ou  trois  ans,  nous  les  avons  lous  mangés  quand  on  a 
fait  les  moissons  sur  le  champ  de  bataille;  nous  se- 
rons aussi  mangés  sans  difficulté  à  notre  tour.  Or, 
quand  il  faudra  ressusciter,  comment  rendrons  nous 
à  chacun  le  corps  qui  lui  appartenait  sans  perdre  du 
nôlre  ? 

Vodà  ce  que  disent  ceux  qui  se  défient  de  la  résur 
rcetion;  mais  les  ressusciteurs  leur  ont,  répondu  très- 
pertinemment. 

Un  rabbin  nommé  Samaï  démontre  la  résurrection 
par  ce  passage  de  l'Exode  :  «J'ai  apparu  à  Abraham, 
à  Isaac  et  à  Jacob;  et  je  leur  ai  prorois  avec  serment 
do  leur  donner  là  terre  de  Canaan.  »  Or,  Dieu,  mal- 
gré son  serment,  dit  ce  grand  rabbin,  ne  leur  donna 
point  cette  terre;  donc  ils  ressusciteront  pour  en 
jouir,  afin  que  le  serment  soit  accompli. 

Le  profond  philosophe  dom  Calmet  trouve  dans 
les  vampires  une  preuve  bien  plus  concluante.  II  a 
vu  de  ces  vampires  qui  sortaient  des  cimetières  pour 
aller  sucer  le  sang  des  gens  endormis  ;  il  est  clair 
qu'ils  ne  pouvaient  sucer  le  sang  des  vivans  s'ils 
élaient  encore  morts;  donc  ils  étaient  ressuscites  : 
cela  est  pcrcrnptoirc. 


RESURRECTION.  07 

Une  chose  encore  certaine  ,  c'est  que  tous  les 
morls  ,  au  jour  du  jugement  ,  marcheront  sous  là 
terre  comme  des  taupes ,  à  ce  que  dit  le  Talmud  , 
pour  aller  comparaître  dans  la  vallée  de  Josaphat , 
qui  est  entre  la  ville  de  Jérusalem  et  le  mont  des 
Oliviers.  On  sera  fort  pressé  dans  cette  vallée;  mais 
il  n'y  a  qu'a  réduire  les  corps  proportionnellement, 
comme  les  diables  de  Milton  dans  la  salle  du  Pandc- 
monium. 

Cette  résurrection  se  fera  au  son  de  la  trompette , 
à  ce  que  dit  saint  Paul.  Il  faudra  nécessairement  qu'il 
y  ait  plusieurs  trompettes,  car  le  îonnene  lui-même 
ne  s'entend  guère  plus  de  trois  ou  quatre  lieues  à  la 
ronde.  On  demande  combien  il  y  aura  de  trompettes? 
les  théologiens  n'ont  pas  encore  fait  ce  calcul;  maïs 
ils  le  feront. 

Les  Juifs  disent  que  la  reine  Cléopâtre,  qui  sans 
doute  croyait  la  résurrection  comme  toutes  les  dames 
de  ce  temps-là ,  demanda  à  un  pharisien  si  on  ressus- 
citerait tout  nu.  Le  docteur  ini  répondit  qu'on  serai* 
très-Lien  habillé ,  par  la  raison  que  le  blé  qu'on  3èmc 
é^an'c  mort  en  terre,  ressuscite  en  épi  avec  une  robe 
et  des  barbes.  Ce  rabbin  était  un  théologien  excellent. 
Il  raisonnait  comme  dom  Calmet. 

SECTION  III. 

De  la  résurrection  des  anciens. 

On  a  prétendu  que  le  dogme  de  la  résurrection 
était  fort  en  vogue  chez  les  Egyptiens,  et  que  ce  fut 
Porigine  de  leurs  eiubaumemens  et  de  leurs  pyra- 


58  RÉSURRECTION. 

mides.  Et  moi-même  je  l'ai  cru  autrefois.  Les  uns 
disaient  qu'on  ressusciterait  au  bout  de  mille  ans  , 
d'autres  voulaient  que  ce  fût  après  trois  mille.  Cette 
différence  d'ans  leurs  opinions  théologiques  semble 
prouver  qu'ils  n'étaient  pas  bien  surs  de  leur  fait. 
D'ailleurs  nous  ne  voyons  aucun  homme  ressuscité 
dans  l'histoire  d'Egypte,  mais  nous  en  avons  quel- 
ques-uns chez  les  Grecs.  C'est  donc  aux  Grecs  qu'il- 
faut  s'informer  de  cette  invention  de  ressusciter. 

Mais  les  Grecs  brûlaient  souvent  les  corps,  et  les 
Égyptiens  les  embaumaient,  afin  que,  quand  l'àme 
qui  était  une  petite  figure  aérienne  reviendrait  dans 
son  ancicune  demeure  ,  elle  la-  trouvât  toute  prête. 
Cela  eût  été  bon  si  elle  eût  retrouvé  ses  organes; 
mais  l'embaumeur  commençait  par  ôter  la  cervelle 
et  vider  les  entrailles.  Comment  les  hommes  auraient- 
ils  pu  ressusciter  sans  intestins  et  sans  la  partie  mé- 
dullaire par  où  Ton  pense?  où  reprendre  son  sang, 
sa  lymphe  et  ses  autres  humeurs? 

Vous  me  direz  qu'il  était  encore  plus  difficile  de 
ressusciter  chez  les  Grecs  quand  il  ne  restait  de  vous 
qu'une  livre  de  cendres  tout  au  plus,  et  encore  mêlée 
avec  la  cendre  du  bois,  des  aromates  et  des  étoffes. 

Votre  objection  est  forte,  et  je  tiens  comme  vous 
la  résurrection  pour  une  chose  fort  extraordinaire  ; 
mais  cela  n'empêche  pas  qu'Alhalide,  fils  de  Mercure, 
ne  mourût  et  ne  ressuscitât  plusieurs  fois.  Les  dieux 
ressuscitèrent  Pélops,  quoiqu'il  eût  été  mis  en  ragoût, 
et  que  Cérès  en  eût  déjà  mangé  une  épaule.  Vous 
savez  qu'Eseulape  avait  rendu  la  vie  a  Hippolyte  *, 
c'était  un  fait  avéré  dont  les  plus  incrédules  ne  dou- 


RÉ  S  U  R.R E £  T I  Q  N .  5 .9 

taient  pas  :  le  nom  de  Virbius  donné  à  Hippolyto 
était  une  preuve  convaincante.  Hercule  avait  ressus- 
cité Alceste  et  Pirithoiïs.  Hérès?  chez  Platon,  ne  res- 
suscita à  la  vérité  que  pour  quinze  jours;  mais  c'é- 
tait toujours  une  résurrection  ?  et  le  temps  ne  fait  rien 
à  l'affaire. 

Plusieurs  graves  scoliastes  voient  évidemment  Je 
purgatoire  et  la  résurrection  dans  ïirgile.  Pour  le 
purgatoire,  je  suis  obligé  d'avouer  qu'il  y  est  expres- 
sément au  sixième  chant.  Cela  pourra  déplaire  aux 
protestans?  mais  je  ne  sais  quy  faire. 

fton  tamen  omne  malum  miseris,  nec  funàitm  omnes 
Corporeœ  excedunt  pestes ,  etc, 

(iEN.VI,  736-737.) 

Les  cœurs  les  plus  parfaits ,  les  âmes  les  plus  pures , 

Sont  aux  regards  des  dieux  tout  chargés  de  souillures  j 

Il  faut  en  arracher  jusqu'au  seul  souvenir. 

Nul  ne  fut  innocent  :  il  faut  tous  nous  punir. 

Chaque  âme  a  son  de'mon  ;  chaque  vice  a  sa  peine; 

Et  dix  siècles  entiers  nous  suffisent  à  peine 

Pour  nous  former  un  cœur  qui  soit  digne  des  dieux  ? 

Voilà  mille  ans  de  purgatoire  bien  nettement  ex- 
primés ?  sans  môme  que  vos  parens  pussent  obtenir 
des  prêtres  de  ce  temps-là  une  indulgence  qui  abré- 
geât votre  souffrance  pour  de  l'argent  comptant.  Les 
anciens  étaient  beaucoup  plus  sévères  et  moins  sîmo* 
niaques  que  nous,  eux  qui  d'ailleurs  imputaient  à 
leurs  dieux  tant  de  sottises.  Que  voulez -vous  !  toute 
leur  théologie  était  pétrie  de  contradictions ,  comme 
les  malins  disent  qu'est  la  nôtre. 

Le  purgatoire  achevé ,  ces  kmGS  allaient  boire  de 


6*0  RÉSURRECTION. 

l'eau  du  Léihé  ,  et  demandaient  instamment  à  rentrer 
dans  de  nouveaux  corps,  et  à  recevoir  la  lumière  du 
jour.  Mais  est-ce  là  une  résurrection?  point  du  tout , 
c'est prendre  un  corps  entièrement  nouveau ,  ce  n'est 
point  reprendre  le,  sien;  c'est  une  métempsycose  qui 
n'a  nul  rapport  à  la  manière  dont  nous  autres  ressus- 
citons. 

Les  âmes  des  anciens  fesaient  un  très -mauvais 
marché  ,  je  l'avoue  ,  en  revenant  au  monde  ;  car 
qu'est-ce  que  revenir  sur  la  terre  pendant  soixante  et 
dix  ans  tout  au  plus,  et  souffrir  encore  tout  ce  que 
vous  savez  qu'on  souffre  dans  soixante  et  dix  ans  de 
vie,  pour  aller  ensuite  passer  mille  ans  encore  à  re- 
cevoir la  discipline?  il  n'y  a  point  d'Ame  à  mon  gré 
qui  ne  se  lassât  de  cette  éternelle  vicissitude  d'une 
vie  si  courte  et  d'une  si  longue  pénitence. 

SECTION  IV. 

De  la  résurrection  des  nwdernes. 

Notre  résurrection  est  toute  différente.  Chaque 
homme  reprendra  précisément  le  même  corps  qu'il 
avait  eu;  et  tous  ces  corps  seront  brûlés  dans  toute 
l'éternité,  excepté  un  sur  cent  mille  tout  au  plus. 
C'est  bien  pis  qu'un  purgatoire  de  dix  siècles  pour 
revivre  ici-bas  quelques  années. 

Quand  viendra  le  grand  jour  de  cette  résurrection 
générale  ?  on  ne  le  sait  pas  positivement  ;  et  les  doctes 
sont  fort  partagés.  Ils  ne  savent  pas  non  plus  com- 
ment chacun  retrouvera  ses  membres.  Tls  font  sur 
cela  beaucoup  de  difficultés. 


RÉSURRECTION.  6l 

r°.  Notre  corps,  disent- ils,  est  pendant  la  vie 
dans  un  changement  continuel;  nous  n'avons  rien  à 
cinquante  ans  du  corps  où  était  logée  notre  âme  à 
vingt. 

a0..  Un  soldat  breton  va  en  Canada;  il  se  trouve 
que  par  un  hasard  assez  commun  il  manque  de  nour- 
riture :  il  est  forcé  de  manger  d'un  Iroquois  qu'il  a 
tué  la  veille.  Cet  Iroquois  s'était  nourri  de  jésuites 
pendant  deux  ou  trois  mois  ;  une  grande  partie  de 
son  corps  était  devenu  jésuite.  Yoilà  le  corps  de  ce 
soldat  composé  d'Iroquois  ,  de  jésuite  et  de  tout  ce 
qu'il  a  mangé  auparavant.  Comment  chacun  repren- 
dra-t-il  précisément  ce  qui  lui  appartient?  et  que  lui 
appartient-il  en  propre? 

■3°.  Un  enfant  meurt  dans  le  ventre  de  sa  mère  $ 
juste  au  moment  qu'il  vient  de  recevoir  une  âme  ; 
ressuscitera-t-il  fœtus,  ou  garçon,  ou  homme  fait? 
Si  fœtus,  à  quoi  bon?  si  garçon  ou  homme,  d'où  lui 
viendra  sa  substance? 

4°.  L'âme  arrive  dans  un  autre  fœtus  avant  qu'il 
soit  décidé  garçon  ou  fille;  ressuscitera-t-il  fille j 
garçon,  ou  fœtus? 

5°.  Pour  ressusciter,  pour  être  la  même  personne 
que  vous  étiez,  il  faut  que  vous  ayez  la  mémoire  bien 
fraîche  et  bien  présente  ;  c'est  la  mémoire  qui  fait 
votre  identité.  Si  vous  avez  perdu  la  mémoire ,  com- 
ment serez-vous  le  même  homme  ? 

6°.  Il  n'y  a  qu'un  certain  nombre  de  particules 
terrestres  qui  puissent  constituer  un  animal.  Sable , 
pierre,  minéral,  métal,  n'y  servent  de  rien.  Toute 
terre  n'y  est  pas  propre  ;  il  n'y  a  que  les  terrains  favo- 

D*c$.  Pb.  8»  6 


G  2  H I M  E .. 

râbles  à  la  végétation  qui  le  soient  au  genre  animal. 
Quand  au  bout  de  plusieurs  siècles  il  faudra  que  tout 
le  monde  ressuscite  ,  où  trouver  la  terre  propre  à 
former  tous  ces  corps  ? 

7*.  Je  suppose  une  île  dont  la  partie  végétale 
puisse  fournir  à  la  fois  à  mille  hommes,  et  à  cinq  ou 
six  mille  animaux  pour  la  nourriture  et  le  service  de 
ces  mille  hommes;  au  bout  de  cent  mille  générations 
nous  aurons  un  milliard  d'hommes  à  ressusciter.  La 
matière  manque  évidemment. 

Mateiies  opus  est  ut  cre.icant  postera  sœcla. 

(Lucrèce,  III,  980.) 

8°.  Enfin,  quand  on  a  prouvé  eu  cru  prouver  qu'il 
faut  un  miracle  aussi  grand  que  le  déluge  universel 
ou  les  dix  plaies  d'Egypte  pour  opérer  la  résurrection 
du  genre  humain  dans  la  vallée  de  Josaphat,  on  de- 
mande ce  que  sont  devenues  toutes  les  âmes  de  ces 
corps  en  attendant  le  moment  de  rentrer  dans  leur 
étui? 

On  pourrait  faire  cinquante  questions  un  peu  épi- 
neuses, mais  les  docteurs  répondent  aisément  à  tout 
.vêla. 

RIME. 

La  rime  n'aurait-elle  pas  été  inventée  pour  aider 
la  mémoire,  et  pour  régler  en  même  temps  le  chant 
et  la  danse?  le  retour  des  mêmes  sons  servait  à  faire 
souvenir. promptement  des  mots  intermédiaires  entre 
les  deux  rimes.  Ces  rimes  averiissaient  à  la  fois  le 
cûanteàr  el  le  danseur;  elles  indiquaient  la  mesure. 


RirjE.  G  \ 

Ainsi  les  vers  furent  clans  tous  les  pays  le  langage  clés 
dieux. 

On  peut  donc  mettre  au  rang  des  opinions  pro- 
bables ,  c'est- à- dire  incertaines,  que  la  rime  fut 
d'abord  une  cérémonie  religieuse;  car,  après  tout, 
il  se  pourrait  qu'on  eut  fait  des  vers  et  des  chansons 
pour  sa  maîtresse  avant  d'en  faire  pour  ses  dieux,  et 
les  amans  emportés  vous  diront  que  cela  revient  au 
même. 

Un  rabbin  qui  me  montrait  l'hébreu,  lequel  je  n'ai 
jamais  pu  apprendre,  me  citait  un  jour  plusieurs 
psaumes  rimes  que  nous  avions,  disait-il,  traduits 
pitoyablement.  Je  me  souviens  de  deux  vers  que 
voici  : 

(«)  Hibbitu  clarè  vena  haru 
Ulph  ne'  em  al  jech  fhavu. 

Si  on  le  regarde  on  en  est  illaminé , 
Et  leurs  faces  ne  sont  point  confuses. 

Il  n'y  a  guère  de  rime  plus  riche  que  celle  de  ces 
deux  vers;  cela  posé,  je  raisonne  ainsi  : 

Les  Juifs  qui  parlaient  un  jargon  moitié  phéni- 
cien ,  moitié  syriaque,  rimaient;  donc  les  grandes 
nations  dans  lesquelles  ils  étaient  enclavés  devaient 
rimer  aussi.  Il  est  a  croire  que  les  Juifs,  qui,  comme 
nous  l'avons  dit  si  souvent,  prirent  tout  de  leurs  voi- 
sins, en  prirent  aussi  la  rime. 

Tous  les  orientaux  riment;  ils  sont  fidèles  à  leurs 
usages;  ils  s'habillent  comme  ils  s'habillaient  il  y  a 

(a)  Psaume  XXXIII,  v.  6. 


64  RIME. 

cinq  ou  six  mille  ans.  Donc  il  est  à  croire  qu'ils  riment 
depuis  ce  temps-là. 

Quelques  doctes  prétendent  que  les  Grecs  com- 
mencèrent par  rimer,  soit  pour  leurs  dieux,  soit  pour 
leurs  héros,  soit  pour  leurs  amies;  mais  qu'ensuite 
ayant  mieux  senti  l'harmonie  de  leur  langue,  ayant 
mieux  connu  la  prosodie,  ayant  raffiné  sur  la  mélo- 
die, ils  firent  ces  beaux  vers  non-rimés,  que  les  La- 
tins imitèrent  et  surpassèrent  bien  souvent. 

Pour  nous  autres  desccndans  des  Goths,  des  Van- 
dales, des  Huns,  des  Velches,  des  Francs,  des  Bour- 
guignons; nous  barbares,  qui  ne  pouvons  avoir  la 
mélodie  grecque  et  latine ,  nous  sommes  obligés  de 
rimer.  Les  vers  blancs  chez  tous  les  peuples  mo- 
dernes ne  sont  que  de  la  prose  sans  aucune  mesure; 
elle  n'est  distinguée  de  la  prose  ordinaire  que  par 
un  certain  nombre  de  syllabes  égaies  et  monotones  , 
qu'on  est  convenu  d'appeler  vers, 

Nous  avons  dit  ailleurs  que  ceux  qui  avaient  écrit 
en  vers  blancs  ne  l'avaient  fait  que  parce  qu'ils  ne  sa- 
vaient pas  rimer;  les  vers  blancs  sont  nés  de  l'impuis- 
sance de  vaincre  la  difficulté,  et  de  l'envie  d'avoir 
plus  tôt  fait. 

Nous  avons  remarqué  que  l'Arioste  a  fait  quarante- 
huit  mille  rimes  de  suite  dans  son  Orlando  sans  en- 
nuyer personne.  Nous  avons  observé  combien  la  poé- 
sie française  en  vers  rimes  entraîne  d'obstacles  avec 
elle,  et  que  le  plaisir  naissait  de  ces  obstacles  mêmes. 
Nous  avons  toujours  été  persuadés  qu'il  fallait  rimer 
pour  les  oreilles,  non  pour  les  yeux  ;  et  nous  avons 


RIME..  Ç5 

exposé  nos  opinions  sans  suffisance  ,  attendu  notre 
insuffisance. 

Mais  toute  notre  modération  nous  abandonne  aux 
funestes  nouvelles  qu'on  nous  mande  de  Paris  au 
mont  Krapac.  Nous  apprenons  qu'il  s'élève  une  petite 
secte  de  barbares  qui  veut  qu'on  ne  fasse  désormais 
des  tragédies  qu'en  prose.  Ce  dern  er  coup  manquait 
à  nos  douleurs  :  c'est  l'abomination  de  la  désolation 
dans  les  temples  des  Muses.  Nous  concevons  bien 
que,  Corneille  ayant  mis  l'imitation  de  Jésus-Christ 
en  vers,  quelque  mauvais  plaisant  aurait  pu  menacer 
le  public  de  faire  jouer  une  tragédie  en  prose  par 
Floridor  et  Mondori;  mais,  ce  projet  ayant  été  exé- 
cuté sérieusement  par  l'abbé  d'Aubignac,  on  sait  quel 
succès  il  eut.  On  sait  dans  quel  discrédit  tomba  la 
prose  dé  l'Œdipe  de  la  Motte-Houdart  ;  il  fut  presque 
aussi  grand  que  celui  de  son  OEdipe  envers.  Quel 
malheureux  visigoth  peut  oser ,  après  Cinna  et  Andro- 
maque,  bannir  les  vers  du  théâtre?  C'est  donc  à  cet 
excès  d'opprobre  que  nous  sommes  parvenus  après 
le  grand  siècle!  Ah!  barbares,  allez  donc  voir  jouer 
cette  tragédie  en  redingote  à  Faxhall ,  après  quoi 
venez-y  manger  du  rosbif  de  mouton  et  boire  de  la 
bière  forte. 

Qu'auraient  dit  Racine  et  Boileau  si  on  leur  avait 
annoncé  cette  terrible  nouvelle?  ttcne  Deus!  de  quellû 
hauteur  sommes-nous  tombés,  et  dans  quel  bourbier 
sommes-nous  ! 

11  est  vrai  que  la  rime  ajoute  un  mortel  ennui  aux 
vers  médiocres.  Le  poète  alors  est  un  mauvais  méca- 
nicien, qui  fait  entendre  le  bruit  choquant  de  ses 

6\ 


66  RIRE. 

poulies  et  de  ses  cordes  :  ses  lecteurs  éprouvent  la 
même  fatigue  qu'il  a  ressentie  en  rimant;  ses  vers  ne 
sont  qu'un  vain  tintement  de  syllabes  fastidieuses. 
Mais  s'il  pense  heureusement,  et  s'il  rime  de  même, 
il  éprouve  et  il  donne  un  grand  plaisir,  qui  n'est 
goûté  que  par  les  âmes  sensibles  et  par  les  oreilles 
harmonieuses. 

RIRE. 

Que  le  rire  soit  le  signe  de  la  joie ,  comme  les  pleurs 
sont  les  symptômes  de  la  douleur,  quiconque  a  ri 
n'en  doute  pas.  Ceux  qui  cherchent  des  causes  méta- 
physiques au  rire  ne  sont  pas  gais  ■  ceux  qui  savent 
pourquoi  cette  espèce  de  joie  qui  excite  le  ris  retire 
vers  les  oreilles  le  muscle  zigomatique,  l'un  des  treize 
muscles  de  la  bouche ,  sont  bien  savans.  Les  animaux 
ont  ce  muscle  comme  nous;  mais  ils  ne  rient  point 
de  joie,  comme  ils  ne  répandent  point  de  pleurs  de 
tristesse.  Le  cerf  peut  laisser  couler  une  humeur  de 
ses  yeux  quand  il  est  aux  abois,  le  chien  aussi  quand 
on  le  dissèque  vivant  :  mais  ils  ne  pleurent  point  leurs 
maîtresses,  leurs  amis  comme  nous;  ils  n'éclatent 
point  de  rire  comme  nous  à  la  vue  d'un  objet  comi- 
que :  1  homme  est  le  seul  animal  qui  pleure  et  qui  rie. 

Comme  nous  ne  pleurons  que  de  ce  qui  nous  af- 
flige ,  nous  ne  rions  que  de  ce  qui  nous  égaie  :  les  rai- 
sonneurs ont  prétendu  que  le  rire  naît  de  l'orgueil  , 
qu'on  se  croit  supérieur  à  celui  dont  on  rit.  Il  est  vrai 
que  rhomme,  qui  est  un  animal  risible,  est  aussi  un 
animal  orgueilleux;  mais  la  fierté  ne  fait  pas  rire;  un 
enfant  qui  rît  de  tout  son  cœur  ne  s'abandonne  point 


RIRE.  6j 

à  ce  plaisir,  parce  qu'il  se  met  au-dessus  de  ceux  qui 
le  fout  rire;  s'il  rit  quand  on  le  chatouille,  ce  n'est 
pas  assurément  parce  qu'il  est  sujet  au  péché  mortel 
Je  l'orgueil.  J'avais  onze  ans  quand  je  lus  tout  seul , 
pour  la  première  fois,  l'Amphitryon  de  Molière;  je 
ris  au  point  de  tomber  à  la  renverse  y  était  ce  par 
fierté?  On  n'est  point  fier  quand  on  est  seul.  Était-ce 
par  fierté  que  le  maître  de  l'âne  d'or  se  mit  tant  à  rire 
quand  il  vit  son  âne  manger  son  souper?  Quiconque 
rit  éprouve  une  joie  gaie  dans  ce  moment-la,  sans 
avoir  un  autre  sentiment. 

Toute  joie  ne  fait  pas  rire,  les  grands  plaisirs  sont 
très-sérieux;  les  plaisirs  de  l'amour,  de  l'ambition 5 
de  l'avarice,  n'ont  jamais  fait  rire  personne. 

Le  rire  va  quelquefois  jusqu'aux  convulsions  :  on 
dit  même  que  quelques  personnes  sont  mortes  de  rire; 
j'ai  peine  à  le  croire,  et  sûrement  il  en  est  davantage 
qui  sont  mortes  de  chagrin. 

Les  vapeurs  violentes  qui  excitent  tantôt  les  lar- 
mes, tantôt  les  symptômes  du  rire,  tirent  à  la  vérité 
les  muscles  de  la  bouche;  mais  ce  n'est  point  un  ris 
véritable  ,  c'est  une  convulsion ,  c'est  un  tourment. 
Les  larmes  peuvent  alors  être  vraies,  parce  qu'on 
souffre;  mais  le  rire  ne  l'est  pas;  il  faut  lui  donner  un 
autre  nom,  aussi  l'appellc-t-on  rire  sardonien. 

Le  ris  malin,  le  perjidum  ridens^  est  autre  chose; 
c'est  la  joie  de  l'humiliation  d'autrui  :  on  poursuit  par 
des  éclats  moqueurs,  par  le  cachinnum  (terme  qui 
nous  manque),  ce]ui  qui  nous  a  promis  des  mcr< 
veilles  et  qui  ne  fait  que  des  sottises  :  c'est  huer  plu- 
tôt que  rire.  Notre  orgueil  alors  se  .moque  de  l'orgueil 


68  ROCHE  S TER 

de  celui  qui  s'en  est  fait  accroire.  On  hue  notre  ami 
Fréron  dans  l'Écossaise  plus  encore  qu'on  n'en  rit  : 
j'aime  toujours  à  parler  de  l'ami  Fréron  ;  cela  me 
fait  rire. 

ROCHESTER  ET  WALLÉR. 

Tout  le  monde  connaît  la  réputation  du  comte  de 
Hochester.  M.  de  Saint-Evremont  en  a  beaucoup 
parlé,  mais  il  ne  nous  a  fait  connaître  du  fameux 
Rochester  que  l'homme  de  plaisir,  l'homme  à  bonnes 
fortunes.  Je  voudrais  faire  connaître  en  lui  l'homme 
de  génie  et  le  grand  poëte.  Entre  autres  ouvrages  qui 
brillaient  de  cette  imagination  ardente  qui  n'appar- 
tenait qu'à  lui ,  il  a  fait  quelques  satires  sur  les  mêmes 
sujets  que  notre  célèbre  Despréaux  avait  choisis.  Je 
ne  sais  rien  de  plus  utile  pour  se  perfectionner  le 
goût,  que  la  comparaison  des  grands  génies  qui  se 
sont  exercés  sur  les  mêmes  matières.  Voici  comme 
Despréaux  parle  contre  la  raison  humaine  dans  sa 
satire  sur  l'homme  : 

Cependant  à  le  voir,  plein  de  vapeurs  légères, 
Soi-même  se  bercer  de  ses  propres  chimères , 
Lui  seul  de  la  nature  est  la  base  et  l'appui , 
Et  le  dixième  ciel  ne  tourne  que  pour  lui. 
De  tous  les  animaux  il  est  ici  le  maitre  ; 
Qui  pourrait  le  nier?  poursuis-tu.  Moi,  peut-être; 
Ce  maitre  prétendu  qui  leur  donne  des  lois , 
Ce  roi  des  animaux,  combien  a-t-il  de  rois? 

Voici  à  peu  près  comme  s'exprime  le  comte  de 
Rochester  dans  sa  satire  sur  l'homme;  mais  il  faut  que 
le  lecteur  se  ressouvienne  toujours  que  ce  sont  ici  des 
traductions  libres  de  poètes  anglais,  et  que  la  gène 


ET    WALLER.  6$ 

de  notre  versification  et  les  bienséances  délicates  de 
notre  langue  ne  peuvent  donner  l'équivalent  de  la 
licence  impétueuse  du  style  anglais. 

Cet  esprit  que  je  hais ,  cet  esprit  plein  d'erreur, 

Ce  n'est  pas  ma  raison,  c'est  la  tienne,  docteur; 

C'est  la  raison  frivole,  inquiète,  orgueilleuse, 

Des  sages  animaux  rivale  dédaigneuse, 

Qui  croit  entre  eux  et  l'ange  occuper  le  milieu  $. 

Et  pense  être  ici-bas  l'image  de  son  Dieu. 

Vil  atome  imparfait,  qui  croit,  coule,  dispute, 

Rampe,  s'élève,  tombr ,  et  nie  encor  sa  chute ? 

Qui  nous  dit  je  suis  libre  en  nous  montrant  ses  fers, 

Et  dont  l'œil  trouble  et  faux  croit  percer  l'univers. 

Allez,  révérends  fous,  bienheureux  fanatiques, 

Compilez  bien  l'amas  de  vos  riens  scolastiques , 

Pères  de  visions  et  d  énigmes  sacrés , 

Auteurs  du  labyrinthe  où  vous  vous  égarez, 

Alîez  obscurément  éclaircir  vos  mystères. 

Et  courez  dans  Fécole  adorer  vos  chimères.. 

Il  est  d'autres  erreurs,  il  est  de  ces  dévots 

Condamnés  par  eux-mêmes  à  l'ennui  du  repos. 

Ce  mystique  encloitré.  fier  de  son  indolence, 

Tranquille  au  sein  de  Dieu ,  qu'y  peut-il  faire  ?  Il  pense. 

Non,  tu  ne  penses  point,  lu  végètes ,  tu  dors; 

Inutile  à  la  terre ,  et  mis  au  rang  des  morts , 

Ton  esprit  énervé  cronpit  dans  ia  mollesse. 

Réveil!e-toi,  sois  homme  ;  et  sors  de  ton  ivresse. 

L'homme  est  né  pour  agir,  et  tu  prétends  penser  ! 

Que  ces  idées  soient  vraies  ou  fausses,  il  est  tou- 
jours certain  qu'elles  sont  exprimées  avec  une  énergie 
qui  fait  le  poète.  Je  me  garderai  bien  d'examiner  la 
chose  en  philosophe ,  et  de  quitter  ici  le  pinceau  pour 
le  compas;  mon  unique  but  est  de  faire  connaître  le 
génie  des  pocte  s  anglais.. 


^O  KOCÎÎ  ESTER 

On  a  beaucoup  entendu  parler  du  célèbre  Waller 
en  France;  la  Fontaine,  Saint-Evremont  et  Bayle,  ont 
fait  son  éloge  :  mais  on  ne  connaît  de  lui  que  son  nom. 

Il  eut  à  peu  près  à  Londres  la  même  réputation  que 
Voilure  eut  à  Paris,  et  je  crois  qu'il  la  méritait  mieux, 
Voiture  vint  dans  un  temps  où  Ton  sortait  de  la  bar- 
barie ,  et  où  Ton  était  encore  dans  l'ignorance.  On 
voulait  avoir  de  l'esprit  ;  et  on  n'en  avait  point  encore. 
On  cherchait  des  tours  au  lieu  de  pensées;  les  faux- 
brillans  se  trouvent  phvs  aisément  que  les  pierres 
précieuses.  Voi£itÇ£?  né  avec  un  génie  frivole  et  facile, 
fut  le  premier  qui  brilla  dans  cette  aurore  de  la 
littérature  française.  Sil  était  venu  après  les  grands 
hommes  qui  ont  illustré  le  siècle  de  Louis  XIV,  il 
animait  été  obligé  d'avoir  plus  que  de  l'esprit.  C'en 
é:ait  assez  pour  l'hôtel  de  Rambouillet,  et  non  pour 
la  postérité.  Despréaux  le  loue,  mais  c'est  dans  ses 
premières  satires  j  c'est  dans  le  temps  que  le  goût  de 
Despr/aux  n'étak  pas  encore  formé  :  il  était  jeune,  et 
da.;:s  l'âge  où  Ton  juge  des  hommes  par  la  réputation, 
et  non  point  par  eux-mêmes.  D'ailleurs,  Despréaux 
était  souvent  bien  injuste  daus  ses  louanges  et  dans 
ses  censures.  11  louait  Ségrais  que  personne  ne  lit;  il 
insultait  Ouinault  que  tout  le  monde  sait  par  cœur; 
et  il  ne  dit  rien  de  la  Fontaine. 

Waller,  meilleur  que  Voiture,  n'était  pas  encore 
parfait.  Ses  ouvrages  galans  respirent  la  grâce;  mais 
la  négligenee  les  fait  languir,  et  souvent  les  pensées 
fausses  les  défigurent.  Les  Anglais  n'étaient  pas  encore 
parvenus  de  son  temps  a  écrire  avec  correction.  Ses 
ouvrages  sérieux  sont  pleins  d'une   vigueur  qu'on 


ET    WALLER.  Jl 

«'attendrait  pas  de  la  mollesse  de  ses  autres  pièces. 
Il  a  fait  un  éloge  funèbre  de  Cromwell  qui,  avec  ses 
défauts,  passe  pour  un  chef-d'œuvre.  Pour  entendre 
cet  ouvrage,  il  faut  savoir  que  Cromwell  mourut  le 
jour  d'une  tempête  extraordinaire.  La  pièce  com- 
mence ainsi  : 

Il  n'est  plus,  c'en  est  fait,  soumettons  nous  au  sort. 
Le  ciel  a  signalé  ce  jour  par  des  tempêtes , 
Et  la  voix  du  tonnerre  éclatant  sur  nos  tètes , 

Vient  d'annoncer  sa  mort. 
Par  ses  derniers  soupirs  il  ébranle  cette  ile , 
Cette  île  que  son  liras  fit  trembler  tant  de  fois.. 

Quand  dans  le  cours  de  ses  exploits 

Il  brisait  la  tête  des  rois , 
Et  soumettait  un  peuple ,  à  son  joug  seul  docile. 
Mer ,  tu  t'en  es  troublée  ;  ô  mer  !  tes  flots  émus 
Semblent  dire  en  grondant  aux  plus  lointains  rivages . 
Que  l'effroi  de  la  terre  et  ton  maître  n'est  plus. 
Tel  au  ciel  autrefois  s'envola  Romulus  ; 
Tel  il  quitta  la  terre  au  milieu  des  orages  ; 
Tel  d'un  peuple  guerrier  il  reçut  les  hommages  ; 
Obéi  dans  sa  vie ,  à  sa  mort  adoré , 
Son  palais  fut  un  temple ,  etc. 

C'est  à  propos  de  cet  éloge  de  Cromwell  que 
Wallcr  fît  au  roi  Charles  II  cette  réponse  qu'on  trouve 
dans  le  dictionnaire  de  Bayic.  Le  roi  à  qui  Waller 
venait,  selon  l'usage  des  rois  et  des  poètes,  de  pré- 
senter une  pièce  farcie  de  louanges,  lui  reprocha  qu'il 
avait  fait  mieux  pour  Cromwell.  Waller  répondit  : 
«Sire,  nous  autres  poètes,  nous  réussissons  mieux 
dans  les  fictions  que  dans  les  vérités.  »  Cette  réponse 
n'était  pas  si  sincère  que  celle  de  l'ambassadeur 
hollandais  qui,  lorsque  le  même  roi  se  plaignait  que 


l'on  avait  moins  d'égards  pour  lui  que  pour  Cromwell, 
répondit  :  «  Ah!  sire,  ce  Cromwell  était  tout  autre 
chose,  »  Il  y  a  des  courtisans  même  en  Angleterre,  et 
Waller  Tétait;  mais  je  ne  considère  les  gens  après 
leur  mort  que  par  leurs  ouvrages;  tout  le  reste  est 
anéanti  pour  moi.  Je  remarque  seulement  que  Waller, 
né  à  la  cour  avec  soixante  mille  livres  de  rente ,  n'eut 
jamais  ni  le  sot  orgueil,  ni  la  nonchalance  d'aban- 
donner son  talent.  Les  comtes  de  Dorset  et  de  Ros- 
comon  ,  les  deux  ducs  de  Buckingham  ,  milord 
Hallifax,  et  tant  d'autres,  n'ont  pas  cru  déroger  en 
devenant  de  très-grandspoëteset  d'illustres  écrivains. 
Leurs  ouvrages  leur  font  plus  d'honneur  que  leurs 
noms.  Ils  ont  cultivé  les  lettres  comme  s'ils  en  eussent 
attendu  leur  fortune.  Ils  ont  de  plus  rendu  les  arts 
respectables  aux  veux  du  peuple,  qui  en  tout  a  besoin 
d'être  mené  par  les  grands,  et  qui  pourtant  se  règle 
moins  sur  eux  en  Angleterre  qu'en  aucun  lieu  du 
monde, 

ROÎ. 

Roi7  basileus ,  tyrannos  ;  rex ,  dux ,  imperator  , 
melchj  baal7  bel,  pharao,  cli,  shadai,  adoni,  shak . 
saphir  padisha,  bogdan,  chazan  ,  kan,  kralî ,  king , 
kong ,  kœnigtJ  etc.  ?  etc.,  toutes  expressions  qui  sem- 
blent signifier  la  même  chose,  et  qui  expriment  des 
idées  toutes  différentes. 

Dans  la  Grèce,  ni  basileus .,  ni  tyrannos  ne  donna 
jamais  l'idée  du  pouvoir  absolu.  Saisit  ce  pouvoir 
qui  put;  mais  ce  n'est  que  malgré  soi  qu'on  le  laissa 
prendre. 


roi.  yo 

II  est  clair  que  chez  les  Romains  les  rois  ne  fuient 
point  despotiques.  Le  dernier  Tarquin  mérita  "d'être 
chassé  e>  le  fut.  Nous  n'avons  aucune  preuve  que  les 
petits  chefs  de  l'Italie  aient  jamais  pu  faire  à  leur  gré 
présent  d'un  lacet  au  premier  homme  de  l'état,  comme 
fait  aujourd'hui  un  Turc  imbécile  dans  son  sérail  ,  el 
c  >mme  de  vils  esclaves  barbares  beaucoup  plus  im- 
béciles le  souffrent  sans  murmurer. 

.Nous  ne  voyons  pas  un  roi  au-delà  des  Alpes  Ct 
vers  le  nord,  dans  les  temps  où  nous  commençons  à 
connaître  cette  vaste  partie  du  monde.  Les  Cimbres 
qui  marchèrent  vers  l'Italie,  et  qui  furent  exterminés 
par  Mari  us  ,  étaient  des  loups  affamés  qui  sortaient 
de  leurs  forets  avec  leurs  louves  et  leurs  louveteaux. 
Mais  de  tête  couronnée  chez  ces  animaux;  d'ordre» 
intimés  de  la  part  d'un  secrétaire  d'éîat,  d'un  grand- 
boutillier,  d'un  iogothète;  d "impôts,  de  taxes  aibi* 
Ira  ires  ,  de  commis  aux  portes  ,  d'édits  bursaux  , 
on  n'en  avait  pas  plus  de  notion  que  de  vêpres  et  de 
l'opéra. 

Il  faut  que  l'or  et  l'argent  monnayé  et  même  non- 
irsonnayé  ^oit  une  recette  infaillible  pour  mettre  celui 
qui  n'en  a  pas  dans  la  dépendance  absolue  de  celui 
qui  a  trouvé  le  secret  d'en  amasser.  C'est  avec  cela 
seul  qu'il  eut  des  postillons  et  des  grand s-omei ers  de 
La  couronne,  des  gardes,  des  cuisiniers,  des  filles, 
des  femmes,  des  geôliers,  des  aumôniers, des  pages 
et  des  soldais. 

Il  eût  été  fort  difficile  de  se  faire  obéir  ponctuel- 
lement si  on  n'avait  eu  à  donner  que  des  moutons  el 
des  pourpoints.  Aussi  il  est  irès-vraiscmblable  qu'a^ 
iftet.  vh.  8.  7 


7i  Roi. 

près  toutes  les  révolutions  qu'éprouva  notre  globe,  ce 
fut  l'art  oie  fondre  les  métaux  qui  fit  les  rois,  comme 
ce  sont  aujourd'hui  les  canons  qui  les  maintiennent. 

César  avait  Lien  raison  de  dire  qu'avec  de  l'or  on 
a  des  hommes;  et  qu'avec  des  hommes  on  a  de  l'or. 
Voilà  tout  le  secret. 

Ce  secret  avait  été  connu  dès  long-temps  en  Asie 
et  en  Egypte.  Les  princes  et  les  prêtres  partagèrent 
autant  qu'ils  le  purent. 

Le  prince  disait  au  prêtre  :  Tiens,  voilà  de  For; 
maïs  il  faut  que  tu  affermisses  mon  pouvoir,  et  que  tu 
prophétises  en  ma  faveur;  je  serai  oint,  tu  seras  oint. 
Rends  des  oracles,  fais  des  miracles,  tu  seras  bien 
payé,  pourvu  que  je  sois  toujours  le  maître.  Le  prêtre 
se  fesait  donner  terres  et  monnaie,  et  il  prophétisait 
pour  lui-même,  rendait  des  oracles  pour  lui-même, 
chassait  le  souverain  très-souvent  et  se  mettait  à  sa 
place.  Ainsi  les  choen  ou  chotim d  Egypte,  les  mages 
de  Perse,  les  Chaldéens  devers  Babylone,  les  chazin 
de  Syrie  (si  je  me  trompe  de  nom  il  n'importe  guère), 
tous  ces  gens-là  voulaient  dominer.  11  y  eut  des 
guerres  fréquentes  entre  le  trône  et  l'autel  en  tout 
pays,  jusque  chez  la  misérable  nation  juive. 

Nous  le  savons  bien  depuis  douze  cents  ans,  nous 
autres  habitans  de  la  zone  tempérée  d  Europe.  Nos 
esprits  ne  tiennent  pas  trop  de  cette  température; 
nous  savons  ce  qu'il  nous  en  a  coûté.  Et  1  or  et  l'ar- 
gent sont  tellement  le  mobile  de  tout,  que  plusieurs 
de  nos  rois  d'Europe  envoient  encore  aujourd'hui  de 
l'or  et  de  l'argent  a  Rome?  où  des  prêtres  le  partagent 
dès  qu'il  est  arrivé. 


ROME.  (COUR    DE    ROME.)  j5 

Lorsque  dans  cet  éternel  conflit  de  juridiction, 
les  chefs  des  nations  ont  été  puissans,  chacun  d'eux 
a  manifesté  sa  prééminence  à  sa  mode.  C'était  un 
crime,  dit-on,  de  cracher  en  présence  du  roi  des 
Mèdes.  Il  faut  frapper  la  terre  de  son  front  neuf  fois 
devant  le  roi  de  la  Chine.  Un  roi  d'Angleterre  imagina 
de  ne  jamais  boire  un  verre  de  bière  si  on  ne  le  lui 
présentait  à  genoux.  Un  autre  se  fait  baiser  son  pied 
droit.  Les  cérémonies  aillèrent;  mais  tous  en  tout 
temps  ont  voulu  avoir  l'argent  des  peuples.  Il  y  a  des 
pays  où  Ton  fait  au  krall,  au  chazan,  une  pension 
comme  en  Pologne,  en  Suède,  dans  la  Grande-Bre- 
tagne. Ailleurs  un  morceau  de  papier  suifit  pour  que 
le  bogdan  ait  tout  l'argent  qu'il  désire* 

Et  puis,  écrivez  sur  le  droit  des  gens,  sur  la  théorie 
de  l'impôt,  sur  le  tarif,  sur  le  federum  mansionati- 
mm,  viaticum;  faites  de  beaux  calculs  sur  la  taille 
proportionnelle  ;  prouvez  par  de  profonds  raison- 
nemens  cette  maxime  si  neuve  que  le  berger  doit 
tondre  ses  moutons  et  non  pas  les  écorcher. 

Quelles  sont  les  limites  de  la  prérogative  des  rois 
et  de  la  liberté  des  peuples  ?  Je  vous  conseille  d'aller 
examiner  cette  question  dans  l'hôtel  de  ville  d'Ams- 
terdam à  tête  reposée. 

ROME.  (COUR  DE  ROME.) 

L'évêque  de  Rome,  avant  Constantin,  n'était  aux 
yeux  des  magistrats  romains,  ignorans  de  notre  sainte 
religion,  que  le  chef  d'une  faction  secrète,  souvent 
toléré  par  le  gouvernement,  et  quelquefois  puni  du 
dernier  supplice.  Les  noms  des  premiers  disciples 


y  G  ROME.    (COUR    DE   ROME.  ) 

nés  juifs,  et  de  leurs  successeurs,  qui  gouvernèrent 
le  petit  troupeau  caché  dans  la  grande  ville  de  Rome, 
furent  absolument  ignorés  de  tous  les  écrivains  la- 
tins. On  sait  assez  que  tout  changea,  et  comment  tout 
changea  sous  Constantin. 

L'évoque  de  Rome,, protégé  et  enrichi,  fut  toujours 
sujet  des  empereurs,  ainsi  que  l'évoque  de  Constan- 
tinopîe,  de  Nicomédie,  et  tous  les  autres  évoques, 
sans  prétendre  à  la  moindre  ombre  d'autorité  souve- 
raine. La  fatalité,  qui  dirige  toutes  les  affaires  de  ce 
monde,  établit  enfin  la  puissance  de  la  cour  ecclé- 
siastique romaine,  par  les  mains  des  barbares  qui 
détruisirent  rempire. 

L'ancienne  religion  ,  sous  laquelle  les  Romains 
avaient  été  victorieux  pendant  tant  de  siècles,  sub- 
sistait encore  dans  les  cœurs  malgré  la  persécution, 
quand  Alaric  vint  assiéger  Rome  l'an  4° 3  de  notre 
ère  vulgaire;  et  le  pape  Innocent  I  n'empAcha  pas 
qu'on  ne  sacrifiât  aux  dieux  dans  le  Capitolc  et  dans 
les  autres  temples,  pour  obtenir  contre  les  Goths  le 
secours  du  ciel.  Mais  ce  pape  Innocent  fut  du  nombre 
des  députés  vers  Alaric,  si  on  en  croit  Zozime  et 
Orose.  Cela  prouve  que  le  pape  était  déjà  un  person- 
nage considérable. 

Lorsqu' Attila  vint  ravager  l'Italie  en  4^2,  Par  Ie 
même  droit  que  les  Romains  avaient  exercé  sur  tant 
de  peuples,  par  le  droit  de  Clovis,  et  des  Goths,  et 
des  Vandales,  et  des  Hérules,  l'empereur  envoya  le 
pape  Léon  I,  assisté  de  deux  personnages  consu- 
laires, pour  négocier  avec  Attila.  Je  ne  doute  pas  que 
saint  Léon  ne  fut  accompagné  d'un  ange  armé  d'une 


ROME.    (COUR    DE    ROME.)  jy 

ëpée  flamboyante  qui  fît  trembler  le  roi  des  Huns, 
quoiqu'il  ne  crût  pas  aux  anges,  et  qu'une  épée  ne  lui 
fit  pas  peur.  Ce  miracle  est  très-bien  peint  dans  le 
Vatican;  et  vous  sentez  bien  qu'on  ne  l'eût  jamais 
peint  s'il  n'avait  été  vrai.  Tout  ce  qui  me  fâche,  c'est 
que  cet  ange  laissa  prendre  et  saccager  Aquilée  et 
toute  l'illyric,  et  qu'il  n'empêcha  pas  ensuite  Gen- 
scric  de  piller  Rome  pendant  quatorze  jours  ;  ce 
n'était  pas  apparemment  l'ange  exterminateur. 

Sous  les  exarques,  le  crédit  des  papes  augmenta; 
mais  ils  n'eurent  encore  nulle  ombre  de  puissance 
civile.  L'évoque  romain  élu  par  le  peuple  demandait, 
selon  le  protocole  du  Diarium  romanum ,  la  protec- 
tion de  l'éveque  de  Ravennc  auprès  de  l'exarque,  qui 
accordait  ou  refusait  la  confirmation  à  l'élu. 

L'exarchat  ayant  été  détruit  par  les  Lombards,  les 
tois  lombards  voulurent  se  rendre  maîtres  aussi  de  la 
ville  de  Rome  ;  rien  n'est  plus  naturel. 

Pépin,  l'usurpateur  de  la  France,  ne  souffrit  pas 
que  les  Lombards  usurpassent  cette  capitale  et  fus- 
sent  trop  puissans;  rien  n'est  plus  naturel  encore* 

On  prétend  que  Pépin  et  son  fils  Charlemagne 
donnèrent  aux  évêques  romains  plusieurs  terres  do 
l'exarchat,  que  l'on  nomma  les  justices  de  saint  Pierre. 
Telle  est  la  première  origine  de  leur  puissance  tem- 
porelle. Il  parait  que,  dès  ce  temps-là,  ces  évêques 
songeaient  à  se  procurer  quelque  chose  de  plus  con- 
sidérable que  ces  justices. 

Nous  avons  une  lettre  du  pape  Adrien  I  à  Char* 
lemagne,  dans  laquelle  il  dit  :  «  La  libéralité  pieuse 
de  Constantin  le  Grand,  empereur  de  sainte  mé- 

7- 


yS  ROME.    (COUR   DE   ROME.) 

moire ,  éleva  et  exalta ,  du  temps  du  bienheureux 
pontife  romain  Silvestre,  la  sainte  église  romaine,  et 
lui  conféra  sa  puissance  dans  cette  partie  de  l'Italie.!». 

On  voit  que  dès  lors  on  commençait  à  vouloir 
faire  croire  la  donation  de  Constantin,  qui  fut  depuis 
regardée  pendant  cinq  cents  ans,  non  pas  absolument 
comme  un  article  de  foi,  mais  comme  une  vérité  in- 
contestable. Ce  fut  à  la  fois  un  crime  de  lèse-majeste* 
et  un  péché  mortel,  de  former  des  doutes  sur  cette 
donation  (*). 

Depuis  la  mort  de  Charlemagne,  l'évêque  aug- 
menta son  autorité  dans  Rome  de  jour  en  jour,  mais 
il  s'écoula  des  siècles  avant  qu'il  y  fût  regardé  comme 
souverain.  Rome  eut  très -long- temps  un  gouver- 
nement patricien  municipal. 

Ce  Jean  XII  que  l'empereur  allemand  Othon  I  fît 
déposer  dans  une  espèce  de  concile,  en  963,  comme 
simoniaque,  incestueux,  sodomite,  athée,  et  ayant 
fait  pacte  avec  le  diable;  ce  Jean  XII,  dis-je,  était  le 
premier  homme  de  l'Italie  en  qualité  de  patrice  et  de 
consul,  avant  d'être  évêque  de  Rome;  et  malgré  tous 
ces  tiîros,  malgré  le  crédit  de  la  fameuse  Marosie  sa 
mère,  il  n'y  avait  qu'une  autorité  très-contestée. 

Ce  Grégoire  YII  qui,  de  moine  étant  devenu  pape, 
Toulut  déposer  les  rois  et  donner  les  empires,  loin 
d'être  le  maître  à  Rome,  mourut  le  protégé  ou  plutôt 
le  prisonnier  de  ces  princes  normands  conquérans 
des  deux  Siciles,  dont  il  se  croyait  le  seigneur  su- 
zerain. 

■V.     ,      1  ,,,,..  .  . 1  ■  ■ 

{*)  Vojez  l'article  Donation. 


ROME.    (COUR   DE    ROME.)  79 

Dans  le  grand  schisme  d'occident,  les  papes  qui 
se  disputèrent  l'empire  du  monde  vécurent  souvent 
d'aumônes. 

Un  fait  assez  extraordinaire,  c'est  que  les  papes  ne 
furent  riches  que  depuis  le  temps  où  ils  n'osèrent  se 
montrer  à  Rome. 

Bertrand  de  Goth,  Clément  V  le  Bordelais,  qui 
passa  sa  vie  en  France,  vendait  publiquement  les  bé- 
néfices, et  laissa  des  trésors  immenses,  selon  Yillani. 

Jean  XXII,  son  successeur,  fut  élu  à  Lyon.  On 
prétend  qu'il  était  le  fils  d'un  savetier  de  Cahors.  Il 
inventa  plus  de  manières  d'extorquer  l'argent  de 
1  église,  que  jamais  les  traîtans  n'ont  inventé  d'impôts. 

Le  même  Villani  assure  qu'il  laissa  à  sa  mort  vingt- 
cinq  millions  de  florins  d'or.  Le  patrimoine  de  saint 
Pierre  ne  lui  aurait  pas  assurément  fourni  cette  somme. 

En  un  mot,  jusqu'à  innocent  VIII  qui  se  rendit 
maître  du  château  Saint-Ange,  les  papes  ne  jouirent 
jamais  dans  Rome  d'une  souveraineté  véritable. 

Leur  autorité  spirituelle  fut  sans  doute  le  fonde- 
ment de  la  temporelle  :  mais  s'ils  s'étaient  bornés  à 
imiter  la  conduite  de  saint  Pierre ,  dont  on  se  per- 
suada qu'ils  remplissaient  la  place,  ils  n'auraient  ja- 
mais acquis  que  le  royaume  des  cieux.  Ils  surent  tou- 
jours empêcher  les  empereurs  de  s'établir  à  Rome, 
malgré  ce  beau  nom  de  roi  des  Romains.  La  faction 
guelfe  l'emporta  toujours  en  Italie  sur  la  faction  gi- 
beline» On  aimait  mieux  obéir  à  un  prêtre  italien  qu'à 
un  roi  allemand. 

Dans  les  guerres  civiles  que  la  querelle  de  l'em- 
pire et  du  sacerdoce  suscita  pendant  plus  de  cinq 


80         ROME.  (COUR  DE  ROME.J 

cents  années,  plusieurs  seigneurs  obtinrent  des  sou- 
verainetés tantôt  en  qualité  de  vicaires  de  l'empire, 
tantôt  comme  vicaires  du  saint-siége.  Tels  furent  les 
princes  d'Est  à  Fcrrare,  les  Bentivoglio  à  Bologne, 
les  Malatesta  à  Rimini,  les  Manfredi  à  Faenza,  les 
Baglione  à  Pérouse  ,  les  Ursins  dans  Anguillara  et 
dans  Scrveti ,  les  Colonnes  dans  Ostie  ,  les  Puario  à 
Forli,  les  Montefeltro  dans  Urbin,  les  Varano  dans 
Camerj.no,  les  Gravina  dans  Sinigaglia. 

Tous  ces  seigneurs  avaient  autant  de  droits  aux 
terres  qu'ils  possédaient,  que  les  papes  en  avaient 
au  patrimoine  de  saint  Pierre.  Les  uns  et  les  autres 
étaient  fondés  sur  des  donations. 

On  sait  comme  le  pape  Alexandre  VI  se  servit  de 
son  bâtard,  César  de  Borgia,  pour  envahir  toutes  ces 
principautés. 

Le  roi  Louis  XIÏ  obtint  de  ce  pape  la  cassation  de 
son  mariage,  après  dix-huit  années  de  jouissance,  à 
condition  qu'il  aiderait  l'usurpateur. 

Les  assassinats  commis  par  Cloyis  pour  s'emparer 
des  éials  des  petits  rois  ses  voisins,  n'approchent 
pas  des  horreurs  exécutées  par  Alexandre  VT  et  par 
son  fils. 

L'histoire  de  Néron  est  bien  moins  abominable. 
Le  prétexte  de  la  religion  n'augmentait  pas  l'atrocité 
de  ses  crimes.  Observez  que  dans  le  même  temps  les 
rois  d'Espagne  et  de  Portugal  demandaient  à  ce  pape, 
l'un  l'Amérique  et  l'autre  l'Asie  ,  et  que  ce  monstre 
les  donna  au  nom  du  Dieu  qu'il  représentait.  Obser- 
vez que  cent  mille  pèlerins  couraient  à  son  jubilé  ?  et 
adoraient  sa  personne. 


HOME.    (COUR   DE   ROME.)  8l. 

Jules  II  acheva  ce  qu'Alexandre  VI  avait  com- 
mencée. Louis  XIÏrné  pour  être  la  dupe  de  tous  ses 
voisins,  aida  Jules  à  prendre  Bologne  et  Pérouse.  Ce 
malheureux  roi ,  pour  prix  de  ses  services ,  fut  chassé 
d'Italie  et  excommunié  par  ce  même  pape  que  l'ar- 
chevêque d'Auch,  son  ambassadeur  à  Rome,  appelai* 
votre  méchanceté,  au  lieu  de  votre  sainteté. 

Pour  comble  de  mortification,  Anne  de  Bretagne, 
sa  femme,  aussi  dévote  qu'impérieuse,  lui  disait  qu'il 
serait  damné  pour  avoir  fait  la  guerre  au  pape. 

Si  Léon  X  et  Clément  VII  perdirent  tant  d'états 
qui  se  détachèrent  de  la  communion  papale ,  ils  no 
restèrent  pas  moins  absolus  sur  les  provinces  fid&ïes 
à  la  foi  catholique. 

La  cour  romaine  excommunia  Henri  III ,  et  dé- 
clara Henri  IV  indigne  de  régner. 

Elle  tire  encore  beaucoup  d'argent  de  tous  les 
états  catholiques  d'Allemagne,  de  la  Hongrie,  delà 
Pologne,  de  l'Espagne  et  de  la  France.  Ses  ambassa- 
deurs ont  la  préséance  sur  tous  les  autres;  elle  n'est 
plus  assez  puissante  pour  faire  la  guerre  ;  et  sa  fai- 
blesse fait  son  bonheur.  L'état  ecclésiastique  est  le 
seul  qui  ait  toujours  joui  des  douceurs  de  la  paix  de^ 
puis  le  saccagement  de  Rome  par  les  troupes  de 
Charles-Quint.  Il  paraît  que  les  papes  avaient  été 
souvent  traités  comme  ces  dieux  des  Japonais,  à  qui 
tantôt  on  présente  des  offrandes  d'or,  et  que  tantôt 
on  jette  dans  la  rivière. 

RUSSIE.  Voyez  PIERRE  LE  GRAND. 


8a  SALOMON. 

s. 

SALOMON. 

Plusieurs  rois  ont  été  de  grands  clercs  et  ont  fait 
de  bons  livres.  Le  roi  de  Prusse ,  Frédéric  le  Grand , 
est  le  dernier  exemple  que  nous  en  avons.  Il  sera  peu 
imité;  nous  ne  devons  pas  présumer  qu'on  trouve 
beaucoup  de  monarques  allemands  qui  fassent  des 
vers  français,  et  qui  écrivent  l'histoire  de  leur  pays. 
Jacques  I  en  Angleterre ,  et  même  Henri  YI1I  ont 
écrit.  Il  faut  en  Espagne  remonter  jusqu'au  roi  Al- 
fonseX;  encore  est-il  douteux  qu'il  ait  mis  la  main 
aux  Tables  alfonsines. 

La  France  ne  peut  se  vanter  d  avoir  eu  un  roi 
auteur  (i).  L'empire  d'Allemagne  n'a  aucun  livre  de 
la  main  de  ses  empereurs;  mais  l'empire  romain  se 
glorifie  de  César,  de  Marc-Aurèle  et  de  Julien.  On 
compte  en  Asie  plusieurs  écrivains  parmi  les  rois.  Le 
présent  empereur  de  la  Chine,  Kien-long,  passe  sur- 
tout pour  un  grand  poète;  maisSalomon  ou  Soleyman 
l'Hébreu  a  encore  plus  de  réputation  que  Kien-long 
le  Chinois. 

(i)  On  a  prétendu  que  Charles  IX  était  l'auteur  d'un  livre 
sur  la  chasse.  Il  est  très -vraisemblable  que,  si  ce  prince  eût 
moins  cultivé  l'art  de  tuer  les  bêtes,  et  n'eût  point  pris  dans  les 
forêts  l'habitude  de  voir  couler  le  sang,  on  eût  eu  plus  de  peine 
à  lui  arracher  l'ordre  de  la  Saint-Bartliélemi.  La  chasse  est  un 
des  moyens  les  plus  sûrs  pour  émousser  dans  les  hommes  le 
sentiment  de  la  pilié  pour  leurs'  semblables;  effet  d'autant  plus 
funeste,  que  ceux  qui  l'éprouvent,  placés  dans  un  rang  plus 
élevé ,  ont  plus  besoin  de  ce  frein. 


SÀLOMON,  83 

Le  nom  de  Salomon  a  toujours  été  révéré  dans 
l'orient.  Les  ouvrages  qu'on  croit  de  lui,  les  annales 
des  Juifs,  les  fables  des  Arabes,  ont  porté  sa  renom- 
mée jusqu'aux  Indes.  Son  règne  est  la  grande  époque 
des  Hébreux. 

Il  était  le  troisième  roi  de  la  Palestine.  Le  premier 
livre  des  Rois  dit  que  sa  mère  Betzabée  obtint  de 
David  qu'il  fit  couronner  Salomon  son  fils  au  lieu  de 
son  aîné  Àdonias.  Il  n'est  pas  surprenant  qu'une 
femme,  complice  de  la  mort  de  son  premier  mari,  ait 
eu  assez  d'artifice  pour  faire  donner  l'héritage  au  fruit 
de  son  adultère,  et  pour  faire  déshériter  le  fils  légi- 
time, qui  de  plus  était  l'aîné. 

C'est  une  chose  très-remarquable  que  le  prophète 
Nathan  qui  était  venu  reprocher  à  David  son  adultère, 
le  meurtre  d'Urie,  le  mariage  qui  suivit  ce  meurtre, 
fui  le  même  qui  depuis  seconda  Betzabée  pour  mettre 
sur  le  trône  Salomon,  né  de  ce  mariage  sanguinaire 
et  infâme.  Cette  conduite,  à  ne  raisonner  que  selon 
îa  chair,  prouverait  que  ce  prophète  Nathan  avait, 
selon  les  temps ,  deux  poids  et  deux  mesures.  Le  livre 
même  ne  dit  pas  que  Nathan  reçut  une  mission  par- 
ticulière de  Dieu,  pour  faire  déshériter  Adonias.  S'il 
en- eut  une,  il  faut  la  respecter;  mais  nous  ne  pouvons 
admettre  que  ce  que  nous  trouvons  écrit. 

C'est  une  grande  question  en  théologie  si  Salomon 
est  plus  renommé  par  son  argent  comptant,  ou  par 
ses  femmes ,  ou  par  ses  livres.  Je  suis  fâché  qu'il  ait 
commencé  son  règne  à  la  turque ,  en  égorgeant  son 
frère. 

Adouias,  exclus  du  trône  par  Salomon,  lui  de- 


84  SALOMON. 

manda  pour  toute  grâce  qu'il  lui  permît  d'épouser 
Abisag,  cette  jeune  fille  qu'on  avait  donnée  à  David 
pour  le  réchauffer  dans  sa  vieillesse.  L'Écriture  ne  dit 
point  si  Salomon  disputait  à  Adonias  la  concubine  de 
son  père,  ma's  elle  dit  que  Salomon,  sur  la  seule  de- 
mande d'Adonias,  le  fit  assassiner.  Apparemment  que 
Dieu,  qui  lui  donna  l'esprit  de  sagesse,  lui  refusa 
alors  celui  de  justice  et  d'humanité,  comme  il  lui 
refusa  depuis  le  don  de  la  continence. 

Il  est  dit  dans  le  môme  livre  des  Piois,  qu'il  était 
maître  d'un  grand  royaume  qui  s'étendait  de  l'Eu- 
phrate  à  la  mer  Rouge  et  à  la  Méditerranée  ;  mais 
malheureusement  il  est  dit  en  même  temps  que  le 
roi  d'Egypte  avait  conquis  le  pays  de  Gazer  dans  le 
Chanaan ,  et  qu'il  donna  pour  dot  la  ville  de  Gazer  à 
sa  fille  qu'on  prétend  que  Salomon  épousa;  il  est  dit 
qu'il  y  avait  un  roi  à  Damas;  les  royaumes  de  Sidon 
et  de  Tyr  florissaient  :  entouré  d'états  puissans  ,  il 
manifesta  sans  doute  sa  sagesse,  en  demeurant  en 
paix  avec  eux  tous.  L'abonda-ice  extrême  qui  enri- 
chit son  pays  ne  pouvait  être  que  le  fruit  de  cette  sa- 
gesse profonde ,  puisque  du  temps  de  Saiil  il  r^y  avait 
pas  un  ouvrier  en  fer  dans  son  pays.  Nous  1  avons 
déjà  remarqué  :  ceux  qui  veulent  raisonner  trouvent 
difficile  que  David,  successeur  de  Saiil  ?  vaincu  par 
les  Philistins  ,  ait  pu  pendant  son  administration 
fonder  un  vaste  empire. 

Les  richesses  qu'il  laissa  à  Salomon  sont  encore 
plus  merveilleuses;  il  lui  donna  comptant  cent  trois 
mille  taîens  d'or,  et  un  million  treize  mille  talcns 
d'argent.  Le  laleui  d'or  hébraïque  vaut  ;  selon  Ar- 


SALOMON.  S'o 

butnot,  six  mille  livres  sterling  1  le  talent  d'argent 
environ  cinq  cents  livres  sterling.  La  somme  totale 
du  legs  en  argent  comptant,  sans  les  pierreries  et  les 
autres  effets ,  et  sans  le  revenu  ordinaire  proportionné 
sans  doute  à  ce  trésor,  montait  suivant  ce  calcul  à  un 
milliard  cent  dix-neuf  millions  cinq  cent  mille  livres 
sterling,  ou  à  cinq  milliards  cinq  cent  quatre-vingt- 
dix-sept  millions  d'écus  d'Allemagne,  ou  à  vingt-cinq 
milliard  six  cent  quarante-huit  millions  de  France.  Il 
n'y  avait  pas  alors  autant  d'espèces  circulantes  dans 
le  monde  entier.  Quelques  erudits  évaluent  ce  trésor 
un  peu  plus  bas,  mais  la  somme  est  toujours  Lien 
forte  pour  la  Palestine. 

On  ne  voit  pas  après  cela  pourquoi  Salomon  se 
tourmentait  tant  à  envoyer  ses  flottes  au  pays  d'Oplp'r 
pour  rapporter  de  l'or.  On  devine  encore  moins 
comment  ce  puissant  monarque  n'avait  pas  dans  ses 
vastes  états  un  seul  homme  qui  sût  façonner  du  bois 
dans  la  forêt  du  Liban.  Il  fut  obligé  de  prier  Hiram 
roi  de  Tyr  de  lui  prêter  des  fendeurs  de  bois  et  des 
ouvriers  pour  le  mettre  en  œuvre.  II  faut  avouer  que 
ces  contradictions  exercent  le  génie  des  commenta- 
teurs. 

On  servait  par  jour,  pour  le  dîner  et  le  souper  de 
sa  maison,  cinquante  bœufs  et  cent  moutons,  et  de 
la  volaille  et  du  gibier  à  proportion  ;  ce  qui  peut  aller 
par  jour  à  soixante  mille  livres  pesant  de  viande.  Cela 
kit  une  bonne  maison. 

On  ajoute  qu'il  avait  quarante  mille  écuries  et 
autant  de  remises  pour  ses  chariots  de  guerre,  mais 
seulement  douze  mille   écuries  pour  sa  cavalerie, 
cict.  ph.  8.  8 


86  SALOMON, 

Voilà  bien  des  chariots  pour  un  pays  de  montagnes; 
et  c'était  un  grand  appareil  pour  un  roi  dont  le 
prédécesseur  n'avait  eu  qu'une  mule  à  son  couron- 
nement, et  pour  un  terrain  qui  ne  nourrit  que  do 
ânes. 

On  n'a  pas  voulu  qu'un  prince  qui  avait  tant  de 
chariots  se  bornât  à  un  petit  nombre  de  femmes  ; 
on  lui  en  donna  sept  cents  qui  portaient  le  nom  de 
reines;  et,  ce  qui  est  étrange,  c'est  qu'il  n'avait 
que  trois  cents  concubines,  contre  la  coutume  des 
ois,  qui  ont  d'ordinaire  plus  de  maîtresses  que  do 
femmes. 

Il  entretenait  quatre  cent  douze  mille  chevaux, 
sans  doute  pour  aller  se  promener  avec  elles  le  long 
du  lac  de  Génézareth,  ou  vers  celui  de  Sodome,  ou 
vers  le  torrent  de  Cédron  qui  serait  un  des  endroits 
les  plus  délicieux  de  la  terre,  si  ce  torrent  n'était  pas 
à  sec  neuf  mois  de  l'année,  et  si  le  terrain  n'était  pas 
horriblement  pierreux. 

Quant  au  temple  qu'il  fit  bâtir,  et  que  les  Juifs  ont 
cru  le  plus  bel  ouvrage  de  l'univers,  si  les  Bramante, 
les  Michel-Ange,  et  les  Palladio,  avaient  vu  ce  bâti- 
ment, ils  ne  l'auraient  pas  admiré.  C'était  une  espèce 
de  petite  forteresse  carrée  qui  renfermait  une  cour, 
et  dans  cette  cour  un  édifice  de  quarante  coudées  de 
Ipng  et  un  autre  de  vingt;  et  il  est  dit  seulement  que 
ce  second  édifice ,  qui  était  proprement  le  temple, 
l'oracle,  le  saint  des  saints,  avait  vingt  coudées  de 
large  comme  de  long,  et  vingt  de  haut.  M.  Souflot 
n'aurait  pas  été  fort  content  de  ces  proportions, 


S  À  LO  AI  ON.  87 

Les  livres  attribués  à  Salomon  ont  duré  plus  que 
son  temple. 

Le  nom  seul  de  l'auteur  a  rendu  ces  livres  respec- 
tables. Ils  devaient  être  bons,  puisqu'ils  étaient  d'un 
roi  ,  et  que  ce  roi  passait  pour  le  plus  sage  des 
hommes. 

Le  premier  ouvrage  qu'on  lui  attribue  est  celui  des 
Proverbes.  C'est  un  recueil  de  maximes  qui  paraissent 
à  nos  esprits  raffinés  quelquefois  triviales,  basses, 
incohérentes,  sans  goût,  sans  choix  et  sans  dessein. 
Ils  ne  peuvent  se  persuader  qu'un  roi  éclairé  ait  com- 
posé un  recueil  de  sentences  dans  lesquelles  on  n'en 
trouve  pas  une  seule  qui  regarde  la  manière  de  gou- 
verner ,  la  politique,  les  mœurs  des  courtisans,  les 
usages  d'une  cour.  Ils  sont  étonnés  de  voir  des  cha- 
pitres entiers  où  il  n'est  parlé  que  de  gueuses  qui  vont 
inviter  les  passans  dans  les  rues  à  coucher  avec  elles. 

Us  se  révoltent  contre  les  sentences  dans  ce  goût  : 

«  Il  y  a  trois  choses  infatigables,  et  une  quatrième 
qui  ne  dit  jamais ,  c'est  assez  :  le  sépulcre ,  la  matrice, 
la  terre  qui  n'est  jamais  rassasiée  d'eau;  et  le  feu ,  qui 
est  la  quatrième ,  ne  dit  jamais,  c'est  assez.  » 

«  Il  y  a  trois  choses  difficiles,  et  j'ignore  entière- 
ment la  quatrième  :  la  voie  d'un  aigle  dans  l'air,  la 
voie  d'un  serpent  sur  la  pierre,  la  voie  dun  vaisseau 
sur  la  mer,  et  la  voie  d'un  homme  dans  une  femme.  » 

<(  Il  y  a  quatre  choses  qui  sont  les  plus  petites  de 
la  terre,  et  qui  sont  plus  sages  que  les  sages  :  les 
fourmis,  petit  peuple  qui  se  prépare  une  nourriture 
pendant  la  moisson  ;  le  lièvre  ,  peuple  faible  qui 
couche  sur  des  pierres;  la  sauterelle,  qui,  n'ayant  pas 


88  SALOMOtf. 

de  rois,  voyage  par  troifpes;  le  lézard,  qui  travaille 
de  ses  mains,  et  qui  demeure  dans  le  palais  des  rois.  » 

Est-ce  à  un  grand  roi,  disent-ils,  au  plus  sage  des 
mortels  qu'on  ose  imputer  de  telles  niaiseries  ?  Cette 
critique  est  forte,  il  faut  parler  avec  plus  de  respect. 

Les  Proverbes  ont  été  attribués  à  Isaîe ,  à  Eliza ,  à 
Sobna,  à  Éliacin,  à  Joacké,  et  à  plusieurs  autres; 
mais  qui  que  ce  soit  qui  ait  compilé  ce  recueil  de  sen- 
tences orientales,  il  n'y  a  pas  d'apparence  que  ce  soit 
un  roi  qui  s'en  soil  donné  la  peine.  Aurait -il  dit  que 
«  la  terreur  du  roi  est  comme  le  rugissement  du 
lion  ?  »  C'est  ainsi  que  parle  un  sujet  ou  un  esclave 
que  la  colère  de  son  maître  fait  trembler.  Salomon 
aurait-il  tant  parlé  de  la  femme  impudique  ?  aurait-il 
dit  :  u  Ne  regardez  point  le  vin  quand  il  paraît  clair, 
et  que  sa  couleur  brille  dans  le  verre?» 

Je  doute  fort  qu'on  ait  eu  des  verres  à  boire  du 
temps  de  Salomon  :  c'est  une  invention  fort  récente; 
toute  l  antiquité  buvait  dans  des  tasses  de  bois  ou  de 
métal,  et  ce  seul  |  assage  i  idique  peut-être  que  cette 
collection  juive  fut  composée  dans  Alexandrie,  ainsi 
-que  tant  d  autres  livres  juifs  (./). 

L'Ecclésiaste,  que  Ton  met  sur  ,1e  compte,  de  Sa- 
lomon ,  est  d'un  ordre  et  d'un  goût  tout  diiférens.  Ce- 
lui qui  parle  dans  cet  ouvrage  semble  être  détrompé 

(a)  Un  pédant  a  cru  trouver  une  erreur  dans  ce  passage  :  i'  a 
prétendu  quoïn  a  mal  traduit  par  le  mot  de  verre,  le  gobelet, 
qui  était,  dit-il,  de  bois  ou  de  métal  :  mais  comment  le  vin  au* 
ràit  -il  brillé  dans  un  gobelet  de  métal  ou  de  bois  ?  et  puis, 
qu'importe  ! 


SALOMON.  &) 

des  illusions  de  la  grandeur,  lassé  de  plaisirs,  et  dé- 
goûté de  la  science.  On  l'a  pris  pour  un  épicurien  qui 
répète  à  chaque  page  que  le  juste  et  l'impie  sont  su* 
jets  aux  mêmes  accidens ,  que  l'homme  n'a  rien  de 
plus  que  la  bête,  qu  il  vaut  mieux  n'être  pas  né  que 
d'exister,  qu'il  n'y  a  point  d'autre  vie,  et  qu'il  n'y  a 
rien  de  bon  et  de  raisonnable  que  de  jouir  en  paix  du 
fruit  de  ses  travaux  avec  la  femme  qu'on  aime. 

Il  se  pourrait  faire  que  Saiomon  eût  tenu  de  tels 
discours  à  quelques-unes  de  ses  femmes  :  on  prétend 
que  ce  sont  des  objections  qu'il  se  fait  ;  mais  ces 
maximes,  qui  ont  l'air  un  peu  libertin,  ne  ressemblent 
point  du  tout  à  des  objections;  et  c'est  se  moquer  du 
monde  d'entendre  dans  un  auteur  le  contraire  de  ce 
qu'il  dit. 

On  a  cru  voir  un  matérialiste  à  îa  fois  sensuel  et 
dégoûté ,  qui  paraissait  avoir  mis  au  dernier  verset  un 
mot  édifiant  sur  Dieu ,  pour  diminuer  le  scandale 
qu'un  tel  livre  devait  causer. 

Au  reste,  plusieurs  pères  ont  prétendu  que  Saio- 
mon avait  fait  pénitence;  ainsi  on  peut  lui  pardonner. 

Les  critiques  ont  de  la  peine  à  se  persuader  que  ce 
tivre  soit  de  Saiomon,  et  Grotius  prétend  qu'il  fut 
écrit  sousZorobabeh  II  n'est  pas  naturel  que  Saiomon 
ait  dit  :  «  Malheur  à  la  terre  qui  a  un  roi  enfant!  n 
Les  Juifs  n'avaient  point  eu  encore  de  tels  rois, 

Il  n'est  pas  naturel  qu'il  ait  dit  :  J'observe  le  visage 
du  roi.  Il  est  bien  plus  vraisemblable  que  l'auteur  ait 
voulu  faire  parler  Saiomon,  et  que,  par  cette  aliéna- 
tion d'esprit  qu'on  découvre  dans  tant  de  rabbins  t  il 

8. 


QO  SALOMON. 

ait  oublié  souvent  dans  le  corps  du  livre  que  c'était 
un  roi  qu'il  fesait  parler. 

Ce  qui  leur  paraît  surprenant,  c'est  que  l'on  ait 
consacré  cet  ouvrage  parmi  les  livres  canoniques. 
S'il  fallait,  disent-ils,  établir  aujourd'hui  le  canon  de 
la  Bible,  peut-être  iry  mettrait-on  pas  PEcelésiaste; 
mais  il  fut  inséré  dans  un  temps  où  les  livres  étaient 
très-rares,  où  ils  étaient  plus  admirés  que  lus.  Tout 
ce  qu'on  peut  faire  aujourd'hui,  c'est  de  pallier  au- 
tant qu'il  est  possible  l'épieuréisme  qui  règne  dans  cet 
ouvrage.  On  a  fait  pour  PEcelésiaste  comme  pour  tant 
d'autres  choses  qui  révoltent  bien  autrement.  Elles 
furent  établies  dans  des  temps  d'ignorance;  et  on  est 
forcé,  à  la  honte  de  la  raison,  de  les  soutenir  dans 
des  temps  éclairés,  et  d'en  déguiser  ou  l'absurdité  ou 
l'horreur  par  des  allégories.  Ces  critiques  sont  trop 
hardis. 

Le  Cantique  des  cantiques  est  encore  attribué  à 
Saloinon,  parce  que  le  nom  de  roi  s'y  trouve  en  deux 
ou  trois  endroits,  parce  qu'on  fait  dire  à  l'amante 
qu'elle  est  belle  comme  les  peaux  de  Salcmon  ,  parce 
que  Tamaiite  dit  qu'elle  est  noire,  et  qu'on  a  cru  que 
Salomon  désignait  par  là  sa  femme  égyptienne. 

Ces  trois  raisons  n'ont  pas  persuadé.  i°.  Quand 
rainante,  en  parlant  à  son  amant,  dit  :  «  Le  roi  m'a 
menée  dans  ses  celliers,  »  elle  parle  visiblement  d'un 
^aulre  que  de  son  amant,  donc  le  roi  n'est  pas  cet 
amant  :  c'est  le  roi  du  festin,  c'est  le  paranymphe, 
c'est  le  maître  de  la  maison  qu'elle  entend;  et  cette 
Juive  est  si  loin  d'être  la  maîtresse  d'un  roi,  que  dans 
lout  le  cours  de  l'ouvrage  c'est  une  bergère,  une  fille 


SALOMON.  91 

des  champs  qui  va  chercher  son  amant  à  la  campagne 
et  dans  les  rues  de  la  ville,  et  qui  est  arrêtée  aux 
portes  par  les  gardes  qui  lui  volent  sa  robe. 

2°.  ((  Je  suis  belle  comme  les  peaux  de  Salomon  » 
est  l'expression  d'une  villageoise  qui  dirait  :  Je  suis 
belle  comme  les  tapisseries  du  roi  :  et  c'est  précisé- 
ment parce  que  le  nom  de  Salomon  se  trouve  dans 
cet  ouvrage  qu'il  ne  saurait  être  de  lui.  Quel  mo- 
narque ferait  une  comparaison  si  ridicule?  «Voyez, 
dit  l'amante,  au  troisième  chapitre,  voyez  le  roi  Sa- 
lomon avec  le  diadème  dont  sa  mère  l'a  couronné  au 
jour  de  son  mariage.  »  Qui  ne  reconnaît  à  ces  expres- 
sions la  comparaison  ordinaire  que  font  les  filles  du 
peuple  en  parlant  de  leurs  amans  ?  Elles  disent  :  Il  est 
beau  comme  un  prince  ,  il  a  un  air  de  roi ,  etc. 

3°,  Il  est  vrai  que  cette  bergère  qu'on  fait  parler 
dans  ce  cantique  amoureux,  dit  qu'elle  est  hàlée  du 
soleil ,  qu'elle  est  brune.  Or,  si  c'était  là  la  fille  du  roi 
d'Egypte,  elle  n'était  point  si  hâlée.  Les  filles  de  qua- 
lité en  Egypte  sont  blanches.  Cléopâtre  l'était;  et,  en 
un  mot,  ce  personnage  ne  peut  être  à  la  fois  une  filie 
de  village  et  une  reine. 

Il  se  peut  qu'çin  monarque  qui  avait  mille  femmes 
ait  dit  à  l'une  d'elles  :  «  Qu'elle  me  baise  d'un  baiser 
de  sa  bouche ,  car  vos  tétons  sont  meilleurs  que  le 
vin.  »  Un  roi  et  un  berger,  quand  il  s'agit  de  baiser 
sur  la  bouche,  peuvent  s'exprimer  de  la  même  ma- 
nière. Il  est  vrai  qu'il  est  assez  étrange  qu'on  ait  pré- 
tendu que  c'était  la  fille  qui  parlait  en  cet  endroit ,  et 
qui  fesait  l'éloge  des  tétons  de  son  amant. 

Oo  avoue  encore  qu'un  rot  galant  a  pu  faire  dire  à 


C)2  SALOMO^. 

sa  maîtresse  :  ((Mon  bien-aimé  est  comme  un  bouquet 
de  myrte,  il  demeurera  entre  mes  tétons.  » 

Qu'il  a  pu  lui  dire  :  «Votre  nombril  est  comme  une 
coupe  dans  laquelle  il  y  a  toujours  quelque  chose  à 
boire;  votre  ventre  est  comme  un  boisseau  dMfro- 
ment  ,  vos  tétons  sont  comme  deux  faons  de  Tne- 
vreuil  ,  et  votre  nez  est  comme  la  tour  du  Mont- 
Liban.  » 

J'avoue  que  les  Eglogucs  de  Virgile  sont  d'un 
autre  style  ;  mais  chacun  a  le  sien ,  et  un  Juif  n'est  pas 
obligé  d'écrire  comme  Virgile. 

On  n'a  pas  approuvé  ce  beau  tour  d'éloquence 
orientale  :  a  Notre  sœur  est  encore  petite,  elle  n'a 
point  de  tétons;  que  ferons-nous  de  notre  sœur?  Si 
c'est  un  mur,  bâtissons  dessus 5  si  c'est  une  porte, 
fermons-la.  » 

A  la  bonne  heure  que  Salomon,  le  plus  sage  des 
hommes,  ait  parlé  ainsi  dans  ses  goguettes;  mais  plu- 
sieurs rabbins  ont  soutenu  que  non-seulement  cette 
petite  eglogue  voluptueuse  n'était  pas  du  roi  Salo- 
mon, mais  qu'elle  n'était  pas  authentique.  Théodore 
de  Mopsuète  était  de  ce  sentiment  ;  et  le  célèbre  Gro- 
tius  appelle  le  Cantique  des  cantiques  un  ouvrage  li- 
bertin, flacjilious  :  cependant  il  est  consacré,  et  on 
le  regarde  comme  une  allégorie  perpétuelle  du  ma- 
riage de  Jésus-Christ  avec  son  église.  Il  faut  avouer 
que  l'allégorie  est  un  peu  forte,  et  qu'on  ne  voit  pas 
ce  que  l'église  pourrait  entendre ,  quand  Fauteur  dit 
que  sa  petite  sœur  n'a  point  de  tétons. 

Après  tout,  ce  cantique  est  un  morceau  précieux 
de  l'antiquité;  c'est  le  seul  livre  d'amour  qui  nous 


SÀLOMON.  93 

soit  resté  des  Hébreux.  Il  y  est  souvent  parlé  de 
jouissance.  C'est  une  égl'ogue  juive.  Le  style  est 
comme  celui  de  tous  les  ouvrages  d'éloquence  des 
Hébreux ,  sans  liaison ,  sans  suite  ,  plein  de  répéti- 
tions, confus,  ridiculement  métaphorique;  mais  il  y 
a  des  endroits  qui  respirent  la  naïveté  et  l'amour. 

Le  livre  de  la  Sagesse  est  dans  un  goût  plus  sé- 
rieux; mais  il  n'est  pas  plus  de  Salomon  que  le  Can- 
tique des  cantiques.  On  l'attribue  communément  à 
Jésus  fils  de  Sirac,  d'autres  à  Philon  de  Biblos;  mais, 
quel  que  soit  l'auteur,  on  a  cru  que  de  son  temps  ou 
n'avait  point  encore  le  Pentateuque  ,  car  il  dit,  au 
cliap.  X,  qu'Abraham  voulut  immoler  Isaac  du  temps 
du  déluge;  et,  dans  un  autre  endroit,  il  parle  du  pa- 
triarche Joseph  comme  d'un  roi  d'Egypte.  Du  moins 
c'est  le  sens  le  plus  naturel. 

Le  pis  est  que  l'auteur ,  dans  le  même  chapitre , 
prétend  qu'on  voit  de  son  temps  la  statue  de  sel  en 
laquelle  la  femme  de  Loth  fut  changée.  Ce  que  les 
critiques  trouvent  de  pis  encore ,  c'est  que  le  livre 
leur  paraît  un  amas  très-ennuyeux  de  lieux  com- 
muns ;  mais  ils  doivent  considérer  que  de  tels  ou- 
vrages ne  sont  pas  faits  pour  suivre  les  vaines  règles 
de  l'éloquence.  Ils  sont  écrits  pour  édifier  et  non 
pour  plaire.  Il  faut  même  lutter  contre  son  dégoût 
pour  les  lire. 

11  y  a  grande  apparence  que  Salomon  était  riche 
et  savant,  pour  son  temps  et  pour  son  peuple.  L'exa- 
gération ,  compagne  inséparable  de  la  grossièreté  , 
lui  attribua  des  richesses  qu'il  n'avait  pu  posséder ; 


94  SÀMMONOCODOM 

et  des  livres  qu'il  n'avait  pu  faire.  Le  respect  pour 
l'antiquité  a  depuis  consacré  ces  erreurs. 

Mais  que  ces  livres  aient  été  écrits  par  un  Juif, 
que  nous  importe  ?  Notre  religion  chrétienne  est 
fondée  sur  la  juive,  mais  non  pas  sur  tous  les  livres 
tjue  les  Juifs  ont  faits. 

Pourquoi  le  Cantique  des  cantiques,  par  exemple, 
serait-il  plus  sacré  pour  nous  que  les  fables  du  Tal* 
mud?  C'est,  dit-on ,  que  nous  l'avons  compris  dans 
le  canon  des  Hébreux.  Et  qu'est-ce  que  ce  canon? 
Cest  un  recueil  d'ouvrages  authentiques.  Eh  bien  y 
un  ouvrage  pour  être  authentique  est-il  divin  ?  une 
histoire  des  roitelets  de  Juda  et  de  Sichem  ,  par 
exemple,  est-elle  autre  chose  qu'une  histoire?  Voilà 
un  étrange*  préjugé.  Nous  avons  les  Juifs  en  horreur 
et  nous  voulons  que  tout  ce  qui  a  été  écrit  par  eux  et 
recueilli  par  nous  porte  l'empreinte  de  la  Divinité. 
ïi  n'y  a  jamais  eu  de  contradiction  si  palpable. 

SAMMONOCODOM. 

Je  me  souviens  que  Sammonocodom ,  le  dieu  des 
Siamois,  naquit  d'une  jeune  vierge,  et  fut  élevé  sut 
une  fleur.  Ainsi  la'grand'mère  de  Gengis  fut  engrossée 
par  un  rayon  du  soleil.  Ainsi  l'empereur  de  la  Chine 
Kien-long,  aujourd'hui  glorieusement  régnant,  assure 
positivement  dans  son  beau  poëme  de  Moukden,  que 
sa  bisaïeule  était  une  très-jolie  vierge,  qui  devint 
mère  d'une  race  de  héros  pour  avoir  mangé  des  ce- 
rises. x\insi  Danaé  fut  mère  de  Persée;  Rhéa  Silvia  de 
Romulus.  Ainsi  Arlequin  avait  bien  raison,  de  dire , 
en  voyant  tout  ce  qui  se  passait  dans  le  monde  : 


S  AMMONOCOD'OM.  gj 

Tutto  il  mondo  è  fatto  corne  la  nostra  famicjlia. 

La  religion  de  ce  Siamois  nous  prouve  que  jamais 
législateur  n'enseigna  une  mauvaise  morale.  Voyez  f 
lecteur,  que  celle  de  Brama,  de  Zoroastre,  deNuma, 
de  Thaut,  de  Pythagore,  de  Mahomet,  et  môme  du 
poisson  Oannès,  est  absolument  la  même.  J'ai  dit 
souvent  qu'on  jetterait  des  pierres  à  un  homme  qui 
viendrait  prêcher  une  moraie  relâchée  ;  et  voilà  pour- 
quoi les  jésuites  eux-mêmes  ont  eu  des  prédicateurs 
si  austères. 

Les  règles  que  Sammonccoclom  donna  aux  tala- 
groins,  ses  disciples,  sont  aussi  sévères  que  celles  de 
«aint  Basile  et  de  saint  Benoît. 

«Fuyez  les  chants,  les  danses,  les  assemblées, 
tout  ce  qui  peut  amollir  l'Ame.  » 

«  N'ayez  ni  or  ni  argent.  » 

«Ne  parlez  que  de  justice,  et  ne  travaillez  que 
pour  elle.  » 

«  Dormez  peu,  mangez  peu,  n'ayez  qu'un  habit.  * 

«  Ne  raillez  jamais.  » 

«  Méditez  en  secret,  et  réfléchissez  souvent  sur  la 
fragilité  des  choses  humaines.  » 

Par  quelle  fatalité,  par  quelle  fureur  est-il  arrivé 
que,  dans  tous  les  pays,  l'excellence  d'une  morale  si 
sainte  et  si  nécessaire  a  été  toujours  déshonorée  par 
des  contes  extravagans,  par  des  prodiges  plus  ridi- 
euîes  que  toutes  les  fables  des  métamorphoses?  Pour- 
quoi n'y  a-t-il  pas  une  seule  religion  dont  les  pré- 
ceptes ne  soient  d'un  sage,  et  dont  les  dogmes  ne 
soient  d'un  fou  ?  (On  sent  bien  que  j'excepte  la  nôtre 
qui  est  en  tout  sens  infiniment  sage.) 


9&  SAMMONOCODOM, 

N'est-ce  point  que  les  législateurs  s'étant  contentes 
de  donner  des  préceptes  raisonnables  et  utiles  ,  les 
disciples  des  premiers  disciples  et  les  commentateurs 
ont  voulu  enchérir?  Ils  ont  dit  :  Nous  ne  serons  pas 
assez  respectés,  si  notre  fondateur  n'a  pas  eu  quel- 
que chose  de  surnaturel  et  de  divin.  Il  faut  absolu- 
ment que  notre  Numa  ait  eu  des  rendez-vous  avec  la 
nymphe  Égérie;  qu'une  des  cuisses  de  Pythagore  ait 
été  de  pur  or  ;  que  la  mère  de  Sammonocodom  ait 
été  vierge  en  accouchant  de  lui;  qu'il  soit  né  sur  une 
rose  et  qu'il  soit  devenu  dieu. 

Les  premiers  Chaldéens  ne  nous  ont  transmis  quo^ 
des  préceptes  moraux  très-honnétes  ;  cela  ne  suffit 
pas  :  il  est  bien  plus  beau  que  ces  préceptes  aient 
été  annoncés  par  un  brochet  qui  sortait  deux  fois 
par  jour  du  fond  de  l'Euphrate  pour  venir  faire  un 
sermon. 

Ces  malheureux  disciples  ?  ces  détestables  com- 
mentateurs n'ont  pas  vu  qu'ils  pervertissaient  le  genre 
humain.  Tous  les  gens  raisonnables  disent  :  Voilà 
des  préceptes  très-bons  \  j'en  aurais  bien  dit  autant , 
mais  voilà  des  doctrines  impertinentes ,  absurdes , 
révoltantes ,  capables  de  décrier  les  meilleurs  pré- 
ceptes. Qu'arrive-t-ii?  ces  gens  raisonnables  ont  des 
passions  tout  comme  les  talapoins;  et  plus  ces  pas- 
sions sont  fortes  ,  plus  ils  s'enhardissent  à  dire  tout 
haut  :  Mes  talapoins  m'ont  trompé  sur  la  doctrine; 
ils  pourraient  bien  m'avoir  trompé  sur  des  maximes 
qui  contredisent  mes  passions.  Alors  ils  secouent  le 
joug ,  parce  qu'il  a  été  imposé  maladroitement  ;  ils 
ne  croient  plus  en  Dieu,  parce  qu'ils  voient  bien  que 


S  AMMONO  C  G  DO  M.  ()J 

Sammonocodom  n'est  pas  dieu.  J'en  ai  déjà  averti 
mon  cher  lecteur  en  quelques  endroits,  lorsque  j'é- 
tais à  Siam  ;  et  je  l'ai  conjuré  de  croire  en  Dieu  malgré 
les  taiapoins. 

Le  révérend  père  Tachard,  qui  s'était  tant  amuse 
sur  le  vaisseau  avec  le  jeune  Destouches,  garde-ma- 
rine ,  et  depuis  auteur  de  l'opéra  d'Issé  (i),  savait 
bien  que  ce  que  je  dis  est  très-vrai . 

D'un  frère  cadet  du  dieu  Sammonocodom. 

Voyez  si  j'ai  eu  tort  de  vous  exhorter  souvent  a 
définir  les  termes,  à  éviter  les  équivoques.  Un  mot 
étranger,  que  vous  traduisez  très -mal  par  le  mot 
dieu ,  vous  fait  tomber  mille  fois  dans  des  erreurs 
très -grossières.  L'essence  suprême,  l'intelligence  su- 
prême, l'âme  de  la  nature,  le  grand  Çtre,  l'éternel 
géomètre  qui  a  tout  arrangé  avec  ordre,  poids  et 
mesure,  voilà  Dieu.  Mais  lorsqu'on  donne  le  même 
nom  à  Mercure,  aux  empereurs  romains,  à  Priape,  à 
la  divinité  des  tétons,  à  la  divinité  des  fesses,  au  dieu 
pet,  au  dieu  de  la  chaise  percée,  on  ne  s'entend  plus5 
on  ne  sait  plus  où  l'on  en  est.  Un  juge  juif,  une  espèce 
de  bailli  est  appelé  dieu  dans  nos  saintes  Écritures. 
Un  ange  est  appelé  dieu.  On  donne  le  nom  de  dieux 
aux  idoles  des  petites  nations  voisines  de  la  horde 
juive. 

Sammonocodom  n'e^t  pas  dieu  proprement  dit;  et 
une  preuve  qu'il  n'est  pas  dieu,  c'est  qu'il  devint 


(i)  Il  en  a  fait  la  musique  ;  les  paroles  sont  de  Lamotte* 
Houdart, 

Dict.  ph.  8,  9 


C)3  S  A  M  M  O  N  0  C  0  D  0  M . 

dieu,  et  qu'il  avait  un  frère  nommé  Thevatat  qui  fut 
pendu  et  qui  fut  damné. 

Or,  il  n'est  pas  rare  que  dans  une  famille  il  y  ait 
un  homme  habile  qui  fasse  fortune,  et  un  autre  mala- 
visé qui  soit  repris  de  justice.  Sammonocodom  devint 
saint,  il  fut  canonisé  à  la  manière  siamoise;  et  son 
frère  qui  fut  un  mauvais  garnement,  et  qui  fut  mis  en 
croix,  alla  dans  l'enfer,  où  il  est  encore. 

Nos  voyageurs  ont  rapporté  que,  quand  nous  vou- 
lûmes prêcher  un  Dieu  crucifié  aux  Siamois,  ils  se 
moquèrent  de  nous.  Ils  nous  dirent  que  la  croix  pou- 
vait bien  être  le  supplice  du  frère  d'un  Dieu  ,  mais 
non  pas  d'un  Dieu  lui-même.  Cette  raison  paraissait 
assez  plausible,  mais  elle 'n'est  pas  convaincante  en 
bonne  logique;  car,  puisque  le  vrai  Dieu  donna  pou- 
voir à  Pilate  de  le  crucifier,  il  put,  à  plus  forte  rai- 
son, donner  pouvoir  de  crucifier  son  frère.  En  efFet, 
Jésus-Christ  avait  un  frère,  saint  Jacques,  qui  fut 
lapidé.  Il  n'en  était  pas  moins  dieu.  Les  mauvaises 
actions  imputées  à  Thevatat,  frère  du  dieu  Sammono- 
codom ,  étaient  encore  un  faible  argument  contre 
l'abbé  de  Choisi  et  le  père  Tachard  ;  car  il  se  pouvait 
très-bien  faire  que  Thevatat  eût  été  pendu  injuste- 
ment, et  qu'il  eût  mérité  le  ciel  au  lieu  d'être  damné  : 
tout  cela  est  fort  délicat. 

Au  reste ,  on  demande  comment  le  père  Tachard 
put  en  si  peu  de  temps  apprendre  assez  bien  le  siamois 
pour  disputer  contre  les  talapoins. 

On  répond  que  Tachard  entendait  la  langue  sia- 
moise comme  François -Xavier  entendait  la  langue 
indienne. 


SAMOTHRACE.  99 

SAMOTHRACE. 

Que  la  fameuse  île  de  Samothrace  soit  à  l'embou- 
chure de  l'Ebre  ,  comme  le  disent  tant  de  diction- 
naires, qu'elle  en  soit  à  vingt  milles,  comme  c'est  la 
vérité;  ce  n'est  pas  ce  que  je  recherche. 

Cette  île  fut  long-temps  la  plus  célèbre  de  tout 
l'Archipel  et  môme  de  toutes  les  îles.  Ses  dieux  Ca- 
bires,  ses  hiérophantes,  ses  mystères  lui  donnèrent 
autant  de  réputation  que  le  trou  de  Saint-Patrice  en 
eut  en  Irlande  il  ny  a  pas  long-temps  (a). 

Cette  Samothrace,  qu'on  appelle  aujourd'hui  Sa- 
mandrachi,  est  un  rocher  recouvert  d'un  peu  de  terre 
stérile,  habitée  par  de  pauvres  pécheurs.  Ils  seraient 
bien  étonnés  si  on  leur  disait  que  leur  île  eut  autre- 
fois tant  de  gloire;  et  ils  diraient  :  qifest-ce  que  la 
gloire  ? 

Je  demande  ce  qu'étaient  ces  hiérophantes,  ces 
francs -maçons  sacrés  qui  célébraient  leurs  mystères 
antiques  de  Samothrace,  et  d'où  ils  venaient  eux  et 
leurs  dieux  Cabires  ? 

Il  n'est  pas  vraisemblable  que  ces  pauvres  gens 

(a)  Ce  trou  saint  Patrice,  ou  saint  Patrick,  est  une  des  portf-s 
du  purgatoire.  Les  cérémonies  et  les  épreuves  que  les  moines 
fesaient  observer  aux  pèlerins  qui  venaient  visiter  ce  redoutable 
trou,  ressemblaient  assez  aux  cérémonies  et  aux  épreuves  des 
mystères  d'Isis  et  di  Samothrace.  L'ami  lecteur  qui  voudra  un 
peu  approfondir  la  plupart  de  nos  questions,  s'apercevra  fort 
agréablement  que  les  mêmes  friponneries  ,  les  mêmes  extrava- 
gances ont  fait  le  tour  de  la  terre;  le  tout  pour  gagner  honneur 
et  argent. 

Voyez  l'Extrait  du  Purgatoire  de  saint  Patrice,  par  M.  Sinner. 


100  SAMOTHRACE. 

fussent  venus  de  Phéniçic,  comme  le  dit  Bochart  avec 
ces  étymologies  hébraïques ,  et  comme  le  dit  après 
lui  l'abbé  Banier.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  dieux 
s'établissent;  ils  sont  comme  les  conquérans  qui  ne 
subjuguent  les  peuples  que  de  proche  en  proche.  II  y 
a  trop  loin  de  la  Phénicie  à  cette  pauvre  île  pour  que 
les  dieux  de  la  riche  Sidon  et  de  la  superbe  Tyr 
soient  venus  se  confiner  dans  cet  ermitage.  Les  hiéro- 
phantes ne  sont  pas  si  sots. 

Le  fait  est  qu'il  y  avait  des  dieux  Cabires,  des 
prêtres  Cabires,  des  mystères  Cabires  dans  cette  île 
chétive  et  stérile.  Non-seulement  Hérodote  en  parle, 
mais  le  Phénicien  Sanchoniathon  ?  si  antérieur  à  Hé- 
rodote, en  parle  dans  ses  fragmens  heureusement  con- 
servés par  Eusèbe.  Et  qui  pis  est,  ce  Sanchoniathon, 
qui  vivait  certainement  avant  le  temps  où  l'on  place 
Moïse,  cite  le  grand  Thaut,  le  premier  Hermès,  le 
premier  Mercure  d'Egypte;  et  ce  grand  Thaut  vivait 
huit  cents  ans  avant  Sanchoniathon ;  de  l'aveu  même 
de  ce  Phénicien. 

Les  Cabires  étaient  donc  en  honneur  deux  mille 
trois  ou  quatre  cents  ans  avant  notre  ère  vulgaire. 

Maintenant  si  vous  voulez  savoir  d'où  venaient 
ces  dieux  Cabires  établis  en  Samothrace,  n'est-il  pas 
vraisemblable  qu'ils  venaient  de  Thrace,  le  pays  le 
plus  voisin ,  et  qu'on  leur  avait  donné  cette  petite  île 
pour  y  jouer  leurs  farces,  et  pour  gagner  quelque 
argent  ?  Il  se  pourrait  bien  faire  qu'Orphée  eût  été  un 
fameux  ménétrier  des  dieux  Cabires. 

Mais  qui  étaient  ces  dieux?  ils  étaient  ce  qu'ont  été 
tous  les  dieux  de  l'antiquité,  des  fantômes  inventés 


SAMOTHRACE.  ÎOI 

par  des  fripons  grossiers;  sculptés  par  des  ouvriers 
plus  grossiers  encore ,  et  adorés  par  des  brutes  appe- 
lés hommes. 

Ils  étaient  trois  Cabires;  car  nous  avons  déjà  ob- 
servé que  dans  l'antiquité  tout  se  fesait  par  trois. 

Il  y  faut  qu'Orphée  soit  venu  très-long-temps  après 
l'invention  de  ces  trois  dieux;  car  il  n'en  admit  qu'un 
seul  dans  ses  mystères.  Je  prendrais  volontiers  Orphée 
pour  un  socinien  rigide. 

Je  tiens  les  anciens  dieux  Cabires  pour  les  pre- 
miers dieux  des  Thraces,  quelques  noms  grecs  qu'on 
leur  ait  donnés  depuis. 

Mais  voici  quelque  chose  de  bien  plus  curieux 
pour  l'histoire  de  Samothrace.  Vous  savez  que  là 
Grèce  et  la  Thrace  ont  été  affligées  autrefois  de  plu- 
sieurs inondations.  Vous  connaissez  les  déluges  de 
Deucalion  et  d'Ogygès.  L'île  de  Samothrace  se  vantait 
d'un  déluge  plus  ancien;  et  son  déluge  se  rapportait 
assez  au  temps  où  l'on  prétend  que  vivait  cet  an- 
cien roi  de  Thrace,  nommé  Xissutre,  dont  nous  avons 
parlé  à  l'article  Ararat. 

Vous  pouvez  vous  souvenir  que  les  dieux  de  Xixi*- 
tru  ou  Xissutre,  qui  étaient  probablement  les  Cabires, 
lui  ordonnèrent  de  bâtir  un  vaisseau  d'environ  trente 
raille  pieds  de  long  sur  cent  douze  pieds  de  large  ; 
(fuc  ce  vaisseau  vogua  long-temps  sur  les  montagnes 
de  l'Arménie  pendant  le  déluge;  qu'ayant  embarqué 
avec  lui  des  pigeons  et  beaucoup  d'autres  animaux 
domestiques,  il  lâcha  ses  pigeons  pour  savoir  si  leB 
eaux  s'étaient  retirées,  et  qu'ils  revinrent  tout  crottés  j 

9- 


102  SAMOTHRACE. 

ce  qui  fit  prendre  à  Xissutrc  le  parti  de  sortir  enfin  de 
son  grand  vaisseau. 

Vous  me  direz  qu'il  est  bien  étrange  que  Sancho- 
nialhon  n'ait  point  parlé  de  cette  aventure.  Je  vous 
répondrai  que  nous  ne  pouvons  pas  décider  s'il  l'in- 
séra ou  non  dans  son  histoire;  vu  qu'Eusèbe,  qui  n'a 
rapporté  que  quelques  fragmens  de  cet  ancien  histo- 
rien, n'avait  aucun  intérêt  à  rapporter  l'histoire  du 
vaisseau  et  des  pigeons.  Mais  Bérose  la  raconte;  et 
il  y  joint  du  merveilleux,  selon  l'usage  de  tous  les 
anciens. 

Les  habitans  de  Samothrace  avaient  érigé  des  mo- 
numens  de  ce  déluge. 

Ce  qui  est  encore  plus  étonnant,  et  ce  que  nous 
avons  déjà  remarqué  en  partie,  c'est  que  ni  la  Grèce, 
ni  laThrace,  ni  aucun  peuple,  ne  connut  jamais  le 
véritable  déluge,  le  grand  déluge,  le  déluge  de  Noé. 

Comment,  encore  une  fois,  un  événement  aussi 
terrible  que  celui  du  submergement  de  toute  la  terre  , 
put-il  être  ignoré  des  survivans?  comment  le  nom  de 
notre  père  Noé,  qui  repeupla  le  monde,  put-il  être 
inconnu  à  tous  ceux  qui  lui  devaient  la  vie?  C'est  le 
plus  étonnant  de  tous  les  prodiges,  que  de  tant  do 
petits-fils  aucun  n'ait  parlé  de  son  grand-père  ! 

Je  me  suis  adressé  à  tous  les  doctes;  je  leur  ai  dit  : 
Àvez-vous  jamais  lu  quelque  vieux  livre  grec,  toscan, 
arabe,  égyptien,  chaldéen,  indien,  persan,  chinois, 
où  le  nom  de  Noé  se  soit  trouvé?  Ils  m'ont  tous  ré- 
pondu que  non.  J'en  suis  encore  tout  confondu. 

Mais  que  l'histoire  de  cette  inondation  universelle 
tç  trouve  dans  une  page  d'un  livre  écrit  dans  le  dé- 


SAM  SON.  loî 

sert  par  des  fugitifs,  et  que  cette  page  ait  été  inconnue 
au  reste  du  monde  entier,  jusque  vers  l'an  neuf  cents 
de  la  fondation  de  Rome;  c'est  ce  qui  me  pétrifie.  Je 
n'en  reviens  pas.  Mon  cher  lecteur,  crions  bien  fort  î 
0  altitudo  i g nor antiarum  ! 

SAMSON. 

En  qualité  de  pauvres  compilateurs  par  alphabet , 
de  ressasseurs  d'anecdotes,  d'épluchcurs  de  minu- 
ties, de  chiffonniers  qui  ramassent  des  guenilles  au 
coin  des  rues,  nous  nous  glorifierons  avec  toute  la 
fierté  attachée  à  nos  sublimes  sciences  d'avoir  dé- 
couvert qu'on  joua  le  fort  Sarason,  tragédie  ,  sur  la 
fin  du  seizième  siècle  en  la  ville  de  Rouen,  et  qu'elle 
fut  imprimée  chez  Abraham  Couturier,  Jean  ou  John 
Milton,  long-temps  maître  d'école  à  Londres,  puis 
secrétaire  pour  le  latin  du  parlement  nommé  le  crou- 
pion; Milton,  auteur  du  Paradis  perdu  et  du  paradis 
retrouvé,  fit  la  tragédie  de  Samson  agoniste;  et  il  est 
bien  cruel  de  ne  pouvoir  dire  en  quelle  année. 

Mais  nous  savons  qu'on  l'imprima  avec  une  pré- 
face, dans  laquelle  on  vante  beaucoup  un  de  nos  con- 
frères les  commentateurs,  nommé  Parœus,  lequel 
s'aperçut  le  premier,  par  la  force  de  son  génie,  que 
l'Apocalypse  est  une  tragédie.  En  vertu  de  cette  dé- 
couverte, il  partagea  l'Apocalypse  en  cinq  actes,  et 
y  inséra  des  chœurs  dignes  de  l'élégance  et  du  beau 
naturel  de  la  pièce.  L'auteur  de  cette  même  préface 
nous  parle  des  belles  tragédies  de  saint  Grégoire  de 
i^azianze.  Il  assure  qu'une  tragédie  ne  doit  jamais 
avoir  plus  de  cinq  actes;  et,  pour  le  prouver,  il  nous 


Ï04  SAM  S  ON. 

donne  le  Samson  agoniste  de  Milton  ,  qui  n  en  a 
qu'un.  Ceux  qui  aiment  les  longues  déclamations 
seront  satisfaits  de  cette  pièce. 

Une  comédie  de  Samson  fut  jouée  long-temps  en 
Italie.  On  en  donna  une  traduction  à  Paris  en  1 7 1  y  , 
par  un  nommé  Romagnesi  ;  on  la  représenta  sur  le 
théâtre  français  de  la  comédie  prétendue  italienne; 
anciennement  le  palais  des  ducs  de  Bourgogne.  Elle 
fut  imprimée  et  dédiée  au  duc  d'Orléans  régent  de 
France. 

Dans  cette  pièce  sublima.  Arlequin ,  valet  de  Sam- 
son, se  battait  contre  un  coq  d'Inde,  tandis  que  son 
maître  emportait  les  portes  de  la  ville  de  Gaza  sur  ses 
épaules. 

En  iy32  on  voulut  représenter  à  l'Opéra  de  Paris 
une  tragédie  de  Samson  mise  en  musique  par  le  cé- 
lèbre Rameau;  mais  on  ne  le  permit  pas.  11  n'y  avait 
ni  arlequin,  ni  coq  d'Inde,  la  chose  parut  trop  sé- 
rieuse :  on  était  bien  aiso  d'ailleurs  de  mortifier 
Rameau,  qui  avait  de  grands  talens.  Cependant  on 
joua  dans  ce  temps-là  l'opéra  de  Jephté,  tiré  de  l'an- 
cien Testament,  et  la  comédie  de  l'Enfant  prodigue, 
tirée  du  nouveau. 

Il  y  a  une  vieille  édition  du  Samson  agoniste  de 
Milton  ,  précédée  d'un  abrégé  de  l'histoire  de  ce 
héros;  voici  la  traduction  de  cet  abrégé  : 

Les  Juifs,  à  qui  Dieu  avait  promis  par  serment  tout 
le  pays  qui  est  entre  le  ruisseau  d'Egypte  et  FEu- 
phrate,  et  qui  pour  leurs  péchés  n'eurent  jamais  ce 
pays,  étaient  au  contraire  réduits  en  servitude,  et  cet 
esclavage  dura  quarante  ans.  Or  il  y  avait  un  Juif  de 


ÇAMSOtf.  Ï05 

Fa  tribu  de  Dan,  nommé  Mannué  ou  Mannoa,  et  la 
femme  de  ee  Mannué  était  stérile;  et  un  ange  apparut 
à  cette  femme,  et  lui  dit  :  Vous  aurez  un  fils,  à  con- 
dition qu'il  ne  boira  jamais  de  vin,  qu'il  ne  mangera 
jamais  de  lièvre,  et  qu'on  ne  lui  fera  jamais  les  che- 
veux. 

L'ange  apparut  ensuite  au  mari  et  à  la  femme,  on 
lui  donna  un  chevreau  à  manger,  il  n'en  voulut  point, 
et  disparut  au  milieu  de  la  fumée  ;  et  la  femme  dit  : 
Certainement  nous  mourrons,  car  nous  avons  vu  un 
Dieu.  Mais  ils  n'en  moururent  pas. 

L'esclave  Samson  naquit,  fut  consacré  nazaréen; 
et,  dès  qu'il  fut  grand,  la  première  chose  qu'il  fit  fut 
d'aller  dans  la  ville  phénicienne  ou  philistine  de 
Tamnala  courtiser  une  fille  d'un  de  ses  maîtres,  qu'il 
dpousa. 

En  allant  chez  sa  maîtresse ,  il  rencontra  un  lion, 
le  déchira  en  pièces  de  sa  main  nue  comme  il  eût  fait 
uu  chevreau.  Quelques  jours  après  il  trouva  un  essaim 
d'abeilles  dans  la  gueule  de  ce  lion  mort,  avec  un 
rayon  de  miel,  quoique  les  abeilles  ne  se  reposent 
jamais  sur  des  charognes. 

Alors  il  proposa  cette  énigme  à  ses  camarades  :  La 
nourriture  est  sortie  du  mangeur,  et  le  doux  est  sorti 
du  dur.  Si  vous  devinez,  je  vous  donnerai  trente 
tuniques  et  trente  robes,  sinon  vous  me  donnerez 
trente  robes  et  trente  tuniques.  Ses  camarades,  ne 
pouvant  deviner  le  fait  en  quoi  consistait  ïe  mot  de 
l'énigme,  gagnèrent  la  jeune  femme  de  Samson;  elle 
tira  le  secret  de  son  mari,  et  il  fut  obligé  de  leur  don- 
ner trente  tuniques  et  trente  robes  :  Ah!  leur  dit-il,  si 


I©6  SAM  SON. 

vous  n'aviez  pas  labouré  avec  ma  vache ;  vous  n'au- 
riez pas  deviné. 

Aussitôt  le  beau-père  de  Samson  donna  un  autre 
mari  à  sa  fille. 

Samson,  en  colère  d'avoir  perdu  sa  femme,  alla 
prendre  sur-le-champ  trois  cents  renards,  les  attacha 
deux  ensemble  par  la  queue  avec  des  flambeaux  al- 
lumés, et  ils  allèrent  mettre  le  feu  dans  les  blés  des 
Philistins. 

Les  Juifs  esclaves,  ne  voulant  point  être  punis  par 
leurs  maîtres  pour  les  exploits  de  Samson,  vinrent  le 
surprendre  dans  la  caverne  où  il  demeurait,  le  lièrent 
avec  de  grosses  cordes,  et  le  livrèrent  aux  Philistins. 
Dès  qu'il  est  au  milieu  d?eux,  il  rompt  ses  cordes;  et, 
trouvant  une  mâchoire  d'âne,  il  tue  en  un  tour  de 
main  mille  Philistins  avec  cette  mâchoire.  Un  tel 
effort  l'ayant  mis  tout  en  feu,  il  se  mourait  de  soif. 
Aussitôt  Dieu  fit  jaillir  une  fontaine  d'une  dent  de  la 
mâchoire  d'âne.  Samson,  ayant  bu,  s'en  alla  dans 
Gaza,  ville  philistinc;  il  y  devint  sur-le-champ  amou- 
reux d'une  fille  de  joie.  Comme  il  dormait  avec  elle, 
les  Philistins  fermèrent  les  portes  de  la  ville,  et  envi- 
ronnèrent la  maison  ;  il  se  leva,  prit  les  portes  et  les 
emporta.  Les  Phil^lins,  au  désespoir  de  ne  pouvoir 
venir  à  bout  de  ce  héros,  s'adressèrent  à  une  autre  fille 
de  joie  nommée  Dalila,avec  laquelle  il  couchait  pour 
lors.  Celle-ci  lui  arracha  enfin  le  secret  en  quoi  con- 
sistait sa  force.  Il  ne  fallait  que  le  tondre  pour  le 
rendre  égal  aux  autres  hommes;  on  le  tondit,  il  de- 
vint faible ,  on  lui  creva  les  yeux ,  on  lui  fit  tourner  la 
meule  et  jouer  du  violon.  Un  jour  qu'il  jouait  du 


SCANDALE.  IOJ 

violon  d[ans  un  temple  philistin ,  entre  deux  colonnes 
du  temple,  il  fut  indigné  que  les  Philistins  eussent 
des  temples  à  colonnade,  tandis  que  les  Juifs  n'avaient 
qu'un  tabernacle  porté  sur  quatre  bâtons.  Il  sentit 
que  ses  cheveux  commençaient  à  revenir.  Transporté 
d'un  saint  zèle,  il  jeta  à  terre  les  deux  colonnes;  le 
temple  fut  renversé  ;  les  Philistins  furent  écrasés  et 
lui  aussi. 

Telle  est  mot  à  mot  cette  préface. 

C'est  cette  histoire  qui  est  le  sujet  de  la  pièce  de 
Milton  et  de  Romagnési  :  elle  était  faite  pour  la  farcs 
italienne. 

SCANDALE. 

Sans  rechercher  si  le  scandale  était  originairement 
une  pierre  qui  pouvait  faire  tomber  les  gens,  ou  une 
querelle ,  ou  une  séduction ,  tenons  -  nous  -  en  à  la  si- 
gnification d'aujourd'hui.  Un  scandale  est  une  grave 
indécence.  On  l'applique  principalement  aux  gens 
d'église.  Les  Contes  de  la  Fontaine  sont  libertins , 
plusieurs  endroits  de  Sanchez,  de  Tambourin,  d« 
Molina ,  sont  scandaleux. 

On  est  scandaleux  par  ses  écrits  ou  par  sa  con- 
duite.  Le  siège  que  soutinrent  les  augustins  contre  les 
archers  du  guet,  au  temps  de  la  fronde,  fut  scanda- 
leux. La  banqueroute  du  frère  jésuite  La  Valette  fut 
plus  que  scandaleuse.  Le  procès  des  révérends  pères 
capucins  de  Paris  en  1764?  fut  un  scandale  très- 
réjouissant.  Il  faut  en  dire  ici  un  petit  mot  pour  l'édi- 
fication du  lecteur. 

Les  révérends  pères  capucins  s'étaient  battus  dans 


I08  SCANDALE, 

le  couvent  ;  les  uns  avalent  caché  leur  argent,  les 
autres  l'avaient  pris.  Jusque-là  ce  n'était  qu'un  scan- 
dale particulier  ,  une  pierre  qui  ne  pouvait  faire 
tomber  que  les  capucins;  mais,  quand  l'affaire  fut 
portée  au  parlement,  le  scandale  devint  public. 

Il  est  dit  («)  au  procès  qu'il  faut  douze  cents  livres 
de  pain  par  semaine  au  couvent  de  Saint-Honoré,  de 
la  viande,  du  bois  à  proportion,  et  qu'il  y  a  quatre 
quêteurs  en  titre  d'office  chargés  de  lever  ces  contri- 
butions dans  la  ville.  Quel  scandale  épouvantable  ! 
douze  cents  livres  de  viande  et  de  pain  par  semaine 
pour  quelques  capucins,  tandis  que  tant  d'artistes 
accablés  de  vieillesse ,  et  tant  d'honnêtes  veuves  sont 
exposées  tous  les  jours  à  périr  de  misère  ! 

(6)  Que  le  révérend  père  ÎDorothée  se  soit  fait  trois 
mille  livres  de  rente  aux  dépens  du  couvent,  et  par 
conséquent  aux  dépens  du  public,  voilà  non -seule- 
ment un  scandale  énorme,  mais  un  vol  manifeste;  et 
un  vol  fait  à  la  classe  la  plus  indigente  des  citoyens 
de  Paris  ;  car  ce  sont  les  pauvres  qui  paient  la  taxe 
imposée  par  les  moines  mendians.  L'ignorance  et  la 
faiblesse  du  peuple  lui  persuadent  qu'il  ne  peut  gagner 
le  ciel  qu'en  donnant  son  nécessaire  dont  ces  moines 
composent  leur  superflu, 

Il  a  donc  fallu  que  de  ce  seul  chef  frère  Dorothée 
ait  extorqué  vingt  mille  écus  au  moins  aux  pauvres 
de  Paris,  pour  se  faire  mille  écus  de  rente. 

Songez  bien ,  mon  cher  lecteur ,  que  de  telles 

(a)  Page  27  du  Mémoire  contre  frère  Athanase,  présenté  au 
parlement.  —  (b)  Page  3,  ibid. 


SCANDALE.  KK) 

aventures  ne  sont  pas  rares  dans  ce  dix-huitième  siècle 
de  notre  ère  vulgaire  ,  qui  a  produit  tant  de  bons 
livres.  Je  vous  Tai  déjà  dit,  le  peuple  ne  lit  point.  Un 
capucin,  un  récollet,  un  carme,  un  piepus,  qui  con- 
fesse et  qui  prêche,  est  capable  de  foire  lui  seul  plus 
de  mal  que  les  meilleurs  livres  ne  pourront  jamais 
faire  de  bien. 

J'oserais  proposer  aux  âmes  bien  nées  de  répandre 
dans  une  capitale  un  certain  nombre  d'anti-capueins, 
d'anti -récollets,  qui  iraient  de  maison  en  maison  re- 
commander aux  pères  et  mères  d'être  bien  vertueux 
et  de  garder  leur  argent  pour  l'entretien  de  le  ut 
famille,  et  le  soutien  de  leur  vieillesse  ;  d'aimer  Diea 
de  tout  leur  cœur,  et  de  ne  jamais  rien  donner  aux 
moines.  Mais  revenons  à  la  vraie  signification  du  mot 
scandale. 

(c)  Dans  ce  procès  des  capucins,  on  accuse  frère 
Grégoire  d'avoir  fait  un  enfant  à  mademoiselle  Bras- 
de-Fer,  et  de  l'avoir  ensuite  mariée  à  Moutard  \tg 
cordonnier.  On  ne  dit  point  si  frère  Grégoire  a  donné 
lui-même  la  bénédiction  nuptiale  à  sa  maîtresse  et  a 
ce  pauvre  Moutard  avec  dispense.  S'il  l'a  fait,  voila 
le  scandale  le  plus  complet  qu'on  puisse  donner;  il 
renferme  fornication,  Vol,  adultère  et  sacrilège. 
Ilorresco  referens. 

Je  dis  d'abord  fornication; puisque  frère  Grégoire 
forniqua  avec  Magdelène  Bras-de-Fer,  qui  n'avait 
alors  que  quinze  ans. 

(c)  Page  43  du  Mémoire  contre  frère  Athanase,  présenté*  i»u 
parlement. 

Difft    vh.  8.  10 


Hflg  SCANDALE. 

x  Je  dis  vol  ;  puisqu'il  donna  des  tabiiers  et  des 
rubans  à  Magclelènej  et  qu'il  est  évident  qu'il  vola  le 
couvent  pour  les  acheter,  pour  payer  les  soupers,  et 
les  frais  des  couches,  et  les  mois  de  nourriture. 

Je  dis  adultère  ;  puisque  ce  méchant  homme  con- 
tinua à  coucher  avec  madame  Moutard. 

Je  dis  sacrilège;  puisqu'il  confessait  Magdelène. 
Et,  s'il  maria  lui-même  sa  maîtresse,  figurez-vous  quel 
homme  c'était  que  frère  Grégoire. 

Un  de  nos  collaborateurs  et  coopérateurs  à  co 
petit  ouvrage  des  Questions  philosophiques  et  en- 
cyclopédiques ,  travaille  à  faire  un  livre  de  morale 
sur  les  scandales ,  contre  l'opinion  de  frère  Patouil- 
let.  Nous  espérons  que  le  public  en  jouira  inces- 
samment. , 

SCHISME. 

On  a  inséré  dans  le  grand  Dictionnaire  encyclo- 
pédique tout  ce  que  nous  avions  dit  du  grand  schisme 
dus  Grecs  et  des  Latins,  dans  l'Essai  sur  les  mœurs  et 
l'esprit  des  nations.  Nous  ne  voulons  pas  nous  répéter. 

Mais  en  songeant  que  schisme  signifie  déchirure, 
et  que  la  Pologne  est  déchirée,  nous  ne  pouvons  que 
renouveler  nos  plaintes  sur  cette  fatale  maladie  par- 
ticulière aux  chrétiens.  Cette  maladie,  que  nous  n'a- 
vons pas  assez  décrite,  est  une  espèce  de  rage  qui  se 
porte  d'abord  aux  yeux  et  à  la  bouche  :  on  regarde 
avec  un  œil  enflammé  celui  qui  ne  pense  pas  comme 
nous;  on  lui  dit  les  injures  les  plus  atroces.  La  rage 
passe  ensuite  aux  mains;  on  écrit  des  choses  qui  ma- 
nifestent le  transport  au  cerveau.  On  tombe  dans  des 


SCHISME.  ]  I  ï 

convulsions  de  démoniaque,  on  tire  Fépée,  on  se  bat 
avec  acharnement  jusqu'à  la  mort.  La  médecine  n'a 
pu  jusqu'à  présent  trouver  de  remède  à  cette  maladie, 
la  plus  cruelle  de  toutes.  Il  n'y  a  que  la  philosophie 
et  le  temps  qui  puissent  la  guérir. 

Les  Polonais  sont  aujourd'hui  les  seuls  chez  qui  la 
contagion  dont  nous  parlons  fasse  des  ravages.  Il  est 
à  croire  que  cette  maladie  horrible  est  née  chez  eux 
avec  la  plika.  Ce  sont  deux  maladies  de  la  tête  qui 
sont  bien  funestes.  La  propreté  peut  guérir  la  plika; 
la  seule  sagesse  peut  extirper  le  schisme. 

Ou  dit  que  ces  deux  maux  étaient  inconnus  chea 
les  Sarmates  quand  ils  étaient  païens.  La  plika  n'at- 
taque aujourd'hui  que  la  populace  ;  mais  tous  les 
maux  nés  dû  schisme  dévorent  aujourd'hui  les  plus 
grands  de  la  république. 

L'origine  de  ce  mal  est  dans  la  fertilité  de  leurs 
terres  qui  produisent  beaucoup  de  blé.  Il  est  bien 
triste  que  la  bénédiction  du  ciel  les  ait  rendus  si  mal- 
heureux. Quelques  provinces  ont  prétendu  qu'il  fallait 
absolument  mettre  du  levain  dans  leur  pain;  mais  la 
plus  grande  partie  du  royaume  s'est  obstinée  à  croire 
qu'il  y  a  de  certains  jours  de  l'année  où  la  pâte  fer- 
mentée  était  mortelle  (a). 

Voilà  une  des  premières  origines  du  schisme  ou 
de  la  déchirure  de  la  Pologne;  la  dispute  a  aigri  le 
sang.  D'autres  causes  s'y  sont  jointes. 

(a)  Allusion  à  la  querelle  pour  le  pain  ordinaire  avec  lequel 
les  Russes  communient ,  et  le  pain  azyme  des  Polonais  du  rite 
de  Rome. 


112  SCHISME. 

Les  uns  se  sont  imaginé,  dans  les  convulsion*  de 
celte  maladie,  que  le  Saint-Esprit  procédait  du  père 
et  du  fils ,  et  les  autres  ont  crié  qu'il  ne  procédait  que 
du  père.  Les  deux  partis,  dont  l'un  s'appelle  le  parti 
romain  et  l'autre  le  dissident,  se  sont  regardés  mu- 
tuellement comme  des  pestiférés;  mais,  par  un  symp- 
tôme singulier  de  ce  mal,  les  pestiférés  dissidens  ont 
voulu  toujours  s'approcher  des  catholiques ,  et  les 
catholiques  n'ont  jamais  voulu  s'approcher  deux. 

Il  n'y  a  point  de  maladie  qui  ne  varie  beaucoup. 
La  diète,  qu'on  croit  si  salutaire,  a  été  si  pernicieuse 
à  ceUe  nation  ,  qu'au  sortir  d'une  diète  au  mois  de 
juin  1768,  les  villes  de  Uman,  de  Zablotin,  de  Te- 
tiou ,  de  Zilianka  ,  de  Zafran  ,  ont  été  détruites  et 
inondées  de  sang;  et  que  plus  de  deux  cent  mille 
malades  ont  péri  misérablement. 

D'un  côté  l'empire  de  Russie ,  et  de  l'autre  l'empire 
de  Turquie  ont  envoyé  cent  mille  chirurgiens  pourvus 
de  lancettes,  de  bistouris  et  de  tous  les  instrumens 
propres  à  couper  les  membres  gangrenés;  la  maladie 
n'en  a  été  que  plus  violente.  Le  transport  au  cerveau 
a  été  si  furieux  (fr),  qu'une  quarantaine  de  malades 
se  sont  assemblés  pour  disséquer  le  roi  qui  n'était 
nullement  attaqué  du  mal ,  et  dont  la  cervelle  et 
toutes  les  parties  nobles  étaient  très- saines,  ainsi 
que  nous  l'avons  observé  à  l'article  Superstition.  On 
croit  que,  si  on  s^cn  rapportait  à  lui ,  il  pourrait  guérir 
la  nation;  mais  un  des  caractères  de  cette  maladie  si 

(b)  Assassinat  du  roi  de  Pologne  commis  a  Varsovie. 


SCHISME.  I  l3 

cruelle  est  de  craindre  la  guérison  comme  les  enragés 
craignent  Peau. 

Nous  avons  des  savans  qui  prétendent  que  ce  mal 
vient  anciennement  de  la  Palestine,  et  que  les  habi- 
tans  de  Jérusalem  et  de  Samarie  en  furent  long-temps 
attaqués.  D'autres  croient  que  le  premier  siège  de 
cette  peste  fut  l'Egypte,  et  que  les  chiens  et  les  chats 
qui  étaient  en  grande  considération,  étant  devenus 
enragés,  communiquèrent  la  rage  du  schisme  à  la 
plupart  des  Égyptiens  qui  avaient  la  tète  faible. 

On  remarque  surtout  que  les  Grecs  qui  voyagèrent 
en  Egypte,  comme  Timée  de  Locres  et  Platon,  eurent 
le  cerveau  un  peu  blessé.  Mais  ce  n'était  ni  la  rage, 
ni  la  peste  proprement  dite;  c'était  une  espèce  de  dé- 
lire dont  on  ne  s'apercevait  même  que  difficilement, 
et  qui  était  souvent  caché  sous  je  ne  sais  quelle 
apparence  de  raison.  Mais  les  Grecs  ayant  avec  le 
temps  porté  leur  mal  chez  les  nations  de  l'occideni 
et  du  septentrion,  la  mauvaise  disposition  des  cer- 
veaux de  nos  malheureux  pays,  fit  que  la  petite  fièvre 
de  Timée  de  Locres  et  de  Platon  devint  chez  nous 
une  contagion  effroyable,  que  les  médecins  appelè- 
rent tantôt  intolérance,  tantôt  persécution,  tantôt 
guerre  de  religion,  tantôt  rage,  tantôt  peste; 

Nous  avons  vu  quels  ravages  ce  fléau  épouvan- 
table a  faits  sur  la  terre.  Plusieurs  médecins  se  sont 
présentés  de  nos  jours  pour  extirper  ce  mal  horrible 
jusque  dans  sa  racine.  Mais  qui  le  croirait?  il  se 
trouve  des  facultés  entières  de  médecine,  à  Sala- 
nianque,  à  Coïmbre,  en  Italie,  à  Paris  même,  qui 
soutiennent  que  le  schisme,  la  déchirure,  est  néces>- 

IO. 


I  I  4  SCOLIASTE, 

saire  à  l'homme  ;  que  les  mauvaises  humeurs  s'éva- 
cuent par  les  blessures  qu'elle  fait;  que  l'enthou- 
siasme ?  qui  est  un  des  premiers  symptômes  du  mal, 
exalte  l'âme ,  et  produit  de  très -bonnes  choses;  que 
la  tolérance  est  sujette  à  mille  inconvéniens;  que,  si 
tout  le  monde  était  tolérant,  les  grands  génies  man- 
queraient de  ce  ressort  qui  a  produit  tant  de  beaux 
Ouvrages  théologiques  ;  que  la  paix  est  un  grand 
malheur  pour  un  état,  parce  que  la  paix  amène  les 
plaisirs,  et  que  les  plaisirs,  à  la  longue,  pourraient 
adoucir  la  noble  férocité  qui  forme  les  héros;  que,  si 
les  Grecs  avaient  fait  un  traité  de  commerce  avec  les 
Troyens  au  lieu  de  leur  faire  la  guerre,  il  n'y  aurait 
eu  ni  d'Achille,  ni  d'Hector,  ni  d  Homère,  et  que  le 
genre  humain  aurait  croupi  dans  l'ignorance. 

Ces  raisons  sont  fortes5  ja  l'avoue;  je  demande  du 
temps  pour  y  répondre. 

SCOLIASTE. 

Par  exemple,  Dacier  et  son  illustre  épouse  étaient, 
quoi  qu'on  dise,  des  traducteurs  et  des  scoliastes 
très-utiles.  C'était  encore  une  des  singularités  du 
grand  siècle,  qu'un  savant  et  sa  femme  nous  fissent 
connaître  Homère  et  Horace,  en  nous  apprenant  les 
mœurs  et  les  usages  des  Grecs  et  des  Romains,  dans 
le  même  temps  où  Boileau  donnait  son  Art  poétique; 
Piacine  ,  Iphîgénie  et  Athalie  ;  Quinault ,  Atys  et 
Armide  ;  où  Fénélon  écrivait  son  Télémaque,  où 
Bossuet  déclamait  ses  Oraisons  funèbres,  où  Le  Bruu 
peignait,  où  Girardon  sculptait,  oùDucange  fouillait 
les  ruines  des  siècles  barbares  pour  en  tirer  des  tré- 


SCOLIÀSTE.  I  I  5 

sors  y  etc.)  etc.  :  remercions  les  Daciers,   mari   et 
femme.  J'ai  plusieurs  questions  à  leur  proposer. 

Questions  sur  Horace,  à  M.  D acier. 

Voudriez-vous,  monsieur,  avoir  la  bonté  de  me 
dire  pourquoi  dans  la  vie  d'Horace  imputée  à  Sué- 
tone ,  vous  traduisez  le  mot  d'Auguste  purissimum 
penem,  par  petit  débauché?  Il  me  semble  que  les 
Latins  ,  dans  le  discours  familier ,  entendaient  par 
pnrus  pénis,  ce  que  les  Italiens  modernes  ont  entendu 
par  buon  coglionc,  faceto  coglione,  phrase  que  nous 
traduisions  à  la  lettre  au  seizième  siècle,  quand  notre 
langue  était  un  composé  de  velche  et  d'italien.  Puris- 
simus  pénis  ne  signifîerait-il  pas  un  convive  agréable  > 
un  bon  compagnon  ?  le  purissimus  exclut  le  dé- 
bauché. Ce  n'est  pas  que  je  veuille  insinuer  par-là 
qu'Horace  ne  fût  très-débauché;  à  Bien  ne  plaise  ! 

Je  ne  sais  pourquoi  vous  dites  (a)  qu'une  espèce 
de  guitare  grecque,  le  barbiton,  avait  anciennement 
des  cordes  de  soie.  Ces  cordes  n'auraient  point  rendu 
de  son  ,  et  les  premiers  Grecs  ne  connaissaient  point 
la  soie, 

II  faut  que  je  vous  dise  un  mot  sur  la  quatrième 
ode  Qj)  j  dans  laquelle  «  le  beau  Printemps  revient 
avec  le  Zéphyre  ;  Vénus  ramène  les  amours ,  les 
Grâces,  les  nymphes;  elles  dansent  d'un  pas  léger  et 
mesuré  aux  doux  rayons  de  Diane  qui  les  regarde, 
tandis  que  Vulcain  embrase  les  forges  des  laborieux 
Cyclopes.  »  s 

(a)  Remarque  sur  l'ode  Ire  àa  liv,  I.  —  (b)  Ode  IV. 


I  ïG  SCOLIÀSTE. 

Vous  traduisez  :  a  Vénus  recommence  à  danser  au 
clair  de  la  lune  avec  les  Grâces  et  les  Nymphes,  pen- 
dant que  Vulcain  est  empressé  à  faire  travailler  ses 
Cyclopes.  » 

Vous  dites  dans  vos  remarques  que  Ton  n'a  jamais 
vu  de  cour  plus  jolie  que  celle  de  Vénus,  et  qu'Horace 
fait  ici  une  allégorie  fort  galante  ;  car  par  Vénus  il 
entend  les  femmes;  par  les  nymphes  il  entend  les 
iilles  ;  et  par  Vulcain  il  entend  les  sots  qui  se  tuent  du 
soin  de  leurs  affaires,  tandis  que  leurs  femmes  se  di- 
vertissent. Mais  êtes-vous  bien  sûr  qu'Horace  ait  en- 
tendu tout  cela? 

Dans  l'ode  sixième,  Horace  dit  : 

Nos  convivia,  nos  prœlia  virejinum 
$ectis  in  juvenes  unquibus  acrium 
Cantamus  vacui,  sive  quid  urimur. 
Non  -preetev  solitum  levess 

«  Pour  moi,  soit  que  je  sois  libre,  soit  que  j  aime, 
suivant  ma  légèreté  ordinaire,  je  chante  nos  festins 
et  les  combats  de  nos  jeunes  Iilles  qui  menacent  leurs 
amans  de  leurs  ongles  qui  ne  peuvent  les  blesser.  » 

Vous  traduisez  :  «  En  quelque  état  que  je  sois , 
libre  ou  amoureux ,  et  toujours  prêt  cà  changer,  je  ne 
m'amuse  qu'à  chanter  les  combats  des  jeunes  filles 
qui  se  font  les  ongles  pour  mieux  égratigner  leurs 
amans.  »; 

Mais  j'oserais  vous  dire,  monsieur,  qu'Horace  ne 
parle  point  d'égratigner,  et  que  mieux  on  coupe  sc3 
ongles,  moins  on  égratigne. 

Voici  un  trait  plus  curieux  que  celui  des  filles  qui 
égratignent.  Il  s'agit  de  Mercure  dans  rode  dixième. 


SC0LIA5TE.  117 

vous  dites  qu'il  est  très-vraisemblable  qu'on  n*a  donné 
à  Mercure  la  qualité  de  dieu  des  larrons  (c)  «  que  par 
rapport  à  Moïse ,  qui  commanda  à  ses  Hébreux  de 
prendre  tout  ce  qu'ils  pourraient  aux  Égyptiens , 
comme  le  remarque  le  savant  Huet,  éveque  d'Avran- 
ches,  dans  sa  Démonstration  évangélique.  » 

Ainsi,  selon  vous  et  cet  éveque  >  Moïse  et  Mercure 
sont  les  patrons  des  voleurs.  Mais  vous  savez  combien 
on  se  moqua  du  savant  éveque  qui  fit  de  Moïse  un 
Mercure,  un  Bacchus ,  un  Priape,  un  Adonis,  etc. 
Assurément  Horace  ne  se  doutait  pas  que  Mercure 
serait  un  jour  comparé  à  Moïse  dans  les  Gaules. 

Quant  à  cette  ode  à  Mercure,  vous  croyez  que  c'esl 
une  hymne  dans  laquelle  Horace  i'adore  ;  et  moi  je 
soupçonne  qu'il  s'en  moque. 

Vous  croyez  qu'on  donna  l'épithète  de  Liber  à 
Bacchus  (rf) ,  parce  que  les  rois  s'appelaient  Liberi. 
Je  ne  vois  dans  l'antiquité  aucun  roi  qui  ait  pris  ce 
titre.  Ne  se  pourrait-il  pas  que  la  liberté  avec  laquelle 
les  buveurs  parlent  à  table,  eût  valu  cette  épithète  au 
dieu  des  buveurs? 

O  maire  pulchrâ  {Ma  pulchrior  (e). 

Vous  traduisez  :  «  Belle  Tendaris  ,  qui  pouvez 
seule  remporter  le  prix  de  la  beauté  sur  votre  char- 
mante mère.  »  Horace  dit  seulement  :  «  Votre  mère 
est  belle  et  vous  êtes  plus  belle  encore.  »  Cela  me  pa- 
raît plus  court  et  mieux  ;  mais  je  puis  me  tromper. 

Horace ,  dans  cette  ode ,  dit  que  Prométhée  ayant 

(c)  Ode  X.  —  (d)  Note  sur  l'ode  XII.  —  (e)  Ode  XVI, 


1*8  5C0LIÀSTE 

pétri  l'homme  de  limon,  fut  obligé  d'y  ajouter  les 
qualités  des  autres  animaux  ,  et  qu'il  mit  dans  son 
cœur  la  colère  du  lion. 

Vous  prétendez  que  cela  est  imité  de  Simonide 
qui  assure  que  Dieu,  ayant  fait  l'homme,  et  n'ayant 
plus  rien  à  donner  à  la  femme,  prit  chez  les  animaux 
tout  ce  qui  lui  convenait,  donna  aux  unes  les  qualités 
du  pourceau,  aux  autres  celles  du  renard,  à  celles-ci 
les  talens  du  singe,  à  ces  autres  ceux  de  l'Ane.  Assu- 
rément Simonide  n'était  pas  galant,  ni  Daeier  non 
plus. 

In  me  tota  ruens  Venus  (f) 
Cyprum  deseruit. 

Vous  traduisez  :   «  Vénus   a  quitté  entièrement 
Chypre  pour  venir  loger  dans  mon  cœur.  » 
1\ 'aimez-vous  pas  mieux  ces  vers  de  Racine  ? 

Ce  n'est  plus  une  ardeur  dans  mes  veines  cachée, 
C'est  Vénus  loul  entière  à  sa  proie  attachée. 

Dulce  ridentem  Lalacjen  amabo, 
Dulce  loquentem  (</). 

<(  J'aimerai  Lalagé  qui  parle  et  rit  avec  tant  de 
grâce.  » 

N'aimez-vous  pas  encore  mieux  la  traduction  de 
Sapho  par  Boileau  ? 

Que  Ton  voit  quelquefois  doucement  lui  sourire, 
Que  Ion  voit  quelquefois  tendrement  lui  parler. 

Qui  s  desiderio  sit  pudor  aut  modus  (h) 
Tarn  cari  capitis? 

(f)  Ode  XIX.  —  (cj)  Ode  XXII.  —  (h)  Ode  XXV. 


SCOLIÀSTE.  Iiq 

Vous  traduisez  :  «  Quelle  honte  peut-il  y  avoir  a 
pleurer  un  homme  qui  nous  était  si  cher?  etc.  » 

Le  mot  de  honte  ne  rend  pas  ici  celui  de  pudor  ; 
que  peut-il  y  avoir ,  n'est  pas  le  style  d'Horace.  J'au- 
rais peut-êlre  mis  à  la  place  :  «  Peut- on  rougir 
de  regretter  une  tête  si  chère,  peut-on  sécher  sei 
larmes.  » 

Natis  in  uàum  lœtitiœ  scyphis 
Pugnare  Thracum  est. 

(Liv.  I,ode  XX Vil.) 

Vous  traduisez  :  «  C'est  aux  Thraces  de  se  battre 
avec  les  verres  qui  ont  été  faits  pour  la  joie.  >i 

On  ne  buvait  point  dans  des  verres  alcrs,  et  les 
Thraces  encore  moins  que  les  Romains. 

N'aurait-il  pas  mieux  valu  dire  :  «  C'est  une  barbarie 
des  Thraces  d'ensanglanter  des  repas  destinés  à  la 
joie  ?  )h 

Nunc  est  bibenduni)  nunc  pede  îibero  (i) 
Pulsanda  tellus. 

Vous  traduisez  :  «  C'est  maintenant ,  mes  chers 
amis,  qu'il  faut  boire,  et  que  sans  rien  craindre  il 
faut  danser  de  toute  sa  force.  »; 

Frapper  la  terre  d'un  pas  libre  en  cadence,  ce  n'est 
pas  danser  do  toute  sa  force.  Cette  expression  même 
n'est  ni  agréable ,  ni  noble ,  ni  d'Horace. 

Je  saute  par  dessus  cent  questions  grammaticales 
que  je  voudrais  vous  faire  ,  pour  vous  demander 

(*>Liv.  I,odeXXXVtt 


I'^O  SCOLIÀSTE. 

compte  du  vin  superbe  de  Cécube.  Vous  voulez  abso- 
lu me  ni  qu'Horace  ait  dit  : 

Tinget  pavimentum  supei'bo  (h) 
Pontijîcum  potiore  cœnis. 

Tous  traduisez  :  «  II  inondera  ses  chambres  de  ce 
vin  qui  nagera  sur  ces  riches  parquets  ,  de  ce  vin 
qui  aurait  dû  être  réservé  pour  les  festins  des  pon- 
tifes. » 

Horace  ne  dit  rien  de  tout  cela.  Comment  vouîez- 
vous  que  du  vin  dont  on  fait  une  petite  libation  dans 
le  tricludum,  dans  la  salle  à  manger,  inonde  ces 
chambres  ?  pourquoi  prétendez -vous  que  ce  vin  diU 
être  réservé  pour  les  pontifes  ?  J'ai  d'excellent  vin  de 
Malaga  et  de  Canarie  ;  mais  je  vous  réponds  que  je  ne 
l'enverrai  pas  à  mon  évêque. 

Horace  parle  d'un  superbe  parquet,  d'une  magni- 
fique mosaïque;  et  vous  m'allez  parler  d'un  vin  su- 
perbe ,  d'un  vin  magnifique  !  On  lit  dans  toutes  les 
éditions  d'Horace,  Tinget  paçimcntum  superbum,  et 
non  pas  superbo. 

Vous  dites  que  c'est  un  grand  sentiment  de  religion 
dans  Horace,  de  ne  vouloir  réserver  ce  bon  vin  que 
pour  les  prêtres.  Je  crois,  comme  vous,  qu'Horace 
était  très-religieux,  témoin  tous  ses  vers  pour  les 
bambins;  mais  je  pense  qu'il  aurait  encore  mieux 
aimé  boire  ce  bon  vin  de  Cécube,  que  de  le  réserver 
pour  les  prêtres  de  Rome. 

(k)  Liv.  ÏÏ,odeXIY. 


SCOLIASTE.  Ï21 

iri  qaudet  ionicos 
Matura  virqo  et  fingitur  artubus,  etc. 

(Liv.  III,  ode  VIO 

Vous  traduisez  :  «  Le  plus  grand  plaisir  de  nos 
filles  à  marier  est  d'apprendre  les  danses  lascives  des 
Ioniens.  A  cet  usage  elles  n'ont  point  de  honte  de  se 
rendre  les  membres  souples ,  et  de  les  former  à  des 
postures  déshonnêtes.  » 

Que  de  phrases  pour  deux  petits  vers!  ah,  mon- 
sieur, des  postures  déshonnêtes  !  S'il  y  a  dans  le  latin 
fingitur  artubus  ,  et  non  pas  artibusy  cela  ne  signifie* 
t-il  pas  :  «  Nos  jeunes  filles  apprennent  les  danses  et 
les  mouvemens  voluptueux  des  Ioniennes  ?  »  et  rien 
de  plus. 

Je  tombe  sur  cette  ode  (/),  horrida  tempestas. 

Vous  dites  que  le  vieux  commentateur  se  trompe 
en  pensant  que  contraxit  cœlum  signifie  nous  a  caché 
le  ciel;  et,  pour  montrer  qu'il  s'est  trompé,  vous  êtes 
de  son  avis. 

Ensuite  quand  Horace  introduit  le  docteur  Chiron 
précepteur  d'Achille,  annonçant  à  son  élève,  poui 
l'encourager,  qu'il  ne  reviendra  pas  de  Troie  : 

Unclè  tibi  reditum  cet'to  subtemine  Parcœ 
Rupere- 

Vous  traduisez  :  «  Les  Parques  ont  coupé  le  fil  de 
votre  vie.  » 

Mais  ce  fil  n'est  pas  coupé.  Il  le  sera;  mais 
Achille  n'est  pas  encore  tué.  Horace  ne  parle  point 

(0  Liv.  V,  ode  XIII. 

Dict.  Ph.  8..  I  I 


1^1  SCOLIASTE. 

de  fîi  ;  Parcœ  est  là  pour  fata.  Cela  veut  dire  mot  à 
mot  :  «  Les  destins  s'opposent  à  votre  retour.  » 

Yous  diles  que  «  Chiron  savait  cela  par  lui-même, 
car  il  était  grand  astrologue.  » 

Yous  ne  voulez  pas  que  dulvibus  alloquiis  signifie 
de  doux  entretiens.  Que  voulez-vous  donc  qu'il  signi- 
fie ?  Yous  assurez  positivement  que  «  rien  n'est  plus 
ridicule ,  et  qu'Achille  ne  parlait  jamais  à  personne,  n 
Mais  il  parlait  à  Patrocle,  à  Phœnix,  à  Automédon  7 
aux  capitaines  thessaliens.  Ensuite  vous  vous  imaginez 
que  le  mot  alloqui  signifie  consoler.  Ces  contradic- 
tions peuvent  égarer  studiosam  jiwcntuicm. 

Dans  vos  remarques  sur  la  troisième  satire  du 
second  livre,  vous  nous  apprenez  que  les  sirènes 
s'appelaient  de  ce  nom  chez  les  Grecs ,  parce  que  sir 
signifiait  cantique  chez  les  Hébreux.  Est-ce  Bochart 
qui  vous  Ta  dit  ?  Croyez-vous  qu'Homère  eût  beau- 
coup de  liaisons  avec  les  Juifs  ?  Non ,  vous  n'êtes  pas 
du  nombre  de  ces  fous  qui  veulent  faire  accroire  aux 
sots  que  tout  nous  vient  de  cette  misérable  nation 
juive,  qui  habitait  un  si  petit  pays,  et  qui  fut  si  long- 
temps inconnue  à  l'Europe  entière. 

Je  pourrais  faire  des  questions  sur  chaque  ode  et 
.sur  chaque  épître,  mais  ce  serait  un  gros  livre.  Si 
jamais  j'ai  le  temps,  je  vous  proposerai  mes  doutes, 
non -seulement  sur  ces  odes,  mais  encore  sur  les 
satires,  les  épîtres  et  l'Art  poétique.  Mais  à  présont  il 
làut  que  je  parle  à  madame  votre  femme. 

A  madame  Dacier,  sur  Homère. 

Madame ,  sans  vouloir  troubler  la  paix  de  votre 


SCOLIASTE.  t'20 

ménage  ,  je  vous  dirai  que  je  vous  estime  et  vous 
respecte  encore  plus  que  votre  mari;  car  il  n'est  pas 
le  seul  traducteur  et  commentateur ,  et  vous  êtes  la 
seule  traductrice  et  commentatrice,  li  est  si  beau  à 
une  Française  d'avoir  l'ait  connaître  le  plus  ancien  des 
poètes  ,  que  nous  vous  devons  d'éternels  renicrcî- 
mens. 

Je  commence  par  remarquer  la  prodigieuse  diffé- 
rence du  grec  à  notre  velche,  devenu  latin  et  ensuite- 
français. 

Voici  votre  élégante  traduction  du  commencement 
de  l'Iliade  : 

«  Déesse,  chantez  la  colère  d'Achille,  fils  de  Péiée  ; 
cette  colère  pernicieuse  qui  causa  tant  de  malheurs 
aux  Grecs,  et  qui  précipita  dans  le  sombre  royaume 
de  Pluton  les  âmes  généreuses  de  tan*  de  héros,  cl. 
livra  leurs  corps  en  proie  aux  chiens  et  aux  vautours , 
depuis  le  jour  fatal  qu'une  querelle  d'éclat  eut  divisé 
le  fils  d'Atrée  et  le  divin  Achille  ;  ainsi  les  décrets  de 
Jupiter  s'accomplissaient.  Quel  dieu  les  jeta  dans  ces 
dissensions  ?  Le  fils  de  Jupiter  et  de  Latone  ,  irrité 
contre  le  roi  qui  avait  déshonoré  Chrysès,  son  sacri- 
ficateur, envoya  sur  l'armée  une  affreuse  maladie  qui 
emportait  les  peuples;  car  Chrysès,  étant  allé  aux 
v  aisseaux  des  Grecs  chargés  de  présens  pour  la  ran- 
çon de  sa  fille,  et  tenant  dans  ses  mains  les  bande- 
lettes sacrées  d'Apollon  avec  le  sceptre  d'or,  pria 
humblement  les  Grecs,  et  surtout  les  deux  fils  d'Atrée, 
leurs  généraux.  «  Fils  d'Atrée,  leur  dit-il,  et  vous, 
généreux  Grecs,  que  les  dieux  qui  habitent  l'Olympe 
vous  fassent  la  grâce  de  détruire  la  superbe  ville  de 


12\  SCO  LIA  S  TE. 

Priam,  et  de  vous  voir  heureusement  de  reiour  dans 
votre  patrie;  mais  rendez-moi  ma  fille  en  recevant 
ces  présens ,  et  respectez  en  moi  le  fUs  du  grand  Ju- 
piter, Apollon,  dont  les  traits  sont  inévitables.  »  Tous 
les  Grecs  firent  connaître  par  un  murmure  favorable, 
qu'il  fallait  respecter  le  ministre  de  dieu  et  recevoir 
ses  riches  présens.  Mais  cette  demande  déplut  à  Aga- 
memnon ,  aveuglé  par  sa  colère.  » 

Voici  la  traduction  mot  à  mot,  et  vers  par  ligne. 

La  colère  chantez,  déesse,  de  Piliade  Achille, 

Funeste ,  qui  infinis  aux  Akaïens  maux  apporta , 

Et  plusieurs  fortes  âmes  à  l'enfer  envoya 

De  héros  ;  et  à  l'égard  d'eux,  proie  las  lit  aux  chiens 

Et  à  tous  les  oiseaux.  S'accomplissait  la  volonté  de  dieu, 

Depuis  que  d'abord  différèrent  disputans 

Agamcmnon,  chef  des  hommes,  et  le  divin  Achille. 

Qui  des  dieux  par  dispute  les  commit  à  combattre  ? 

De  Latone  et  de  dieu  le  fils;  car,  contre  le  roi  étant  irrité ,         [  pics. 

Il  suscita  dans  l'armée  une  maladie  mauvaise  et  mouraient  les  peu- 

II  ny  a  pas  moyen  d'aller  plus  loin.  Cet  échan- 
tillon suffit  pour  montrer  le  différent  génie  des 
langues,  et  pour  faire  voir  combien  les  traductions 
littérales  sont  ridicules. 

Je  pourrais  vous  demander  pourquoi  vous  avez 
parlé  du  sombre  royaume  de  Pluton,  et  des  vautours 
dont  Homère  ne  dit  rien? 

Pourquoi  vous  dites  qu'Agamemnon  avait  dés- 
honoré le  prêtre  d'Apollon?  Déshonorer  signifie  ôter 
Thonneur.  Agamemnon  n'avait  ôté  à  ce  prêtre  que  sa 
fille.  Il  me  semble  que  le  verbe  atimao  ne  signifie  pas 
en  cet  endroit  déshonorer,  mais  mépriser,  maltraiter? 

Pourquoi  vous  faites  dire  à  ce  prêtre ,  que  les  dieux 


SCOLIASTE.  125 

vous  fassent  la  grâce  de  détruire,  etc.?  Ces  termes 
vous  fassent  la  grâce  semblent  pris  de  notre  caté- 
chisme. Homère  dit,  que  les  dieux  habitans  de  l'O- 
lympe vous  donnent  de  détruire  la  ville  de  Troie . 

Doien  olympia  àomata  ecliontes 
Ekpérsai  priamoion  polin. 

Pourquoi  vous  dites  que  tous  les  Grecs  firent  con- 
naître par  un  murmure  favorable  ,  qu'il  fallait  respec- 
ter le  ministre  des  dieux  ?  Il  n'est  point  question  dans 
Homère  d'un  murmure  favorable.  Il  y  a  expressément, 
tous  dirent  pantes  epiphemisan. 

Vous  avez  partout  ou  retranché  ,  ou  ajouté  ,  ou 
changé  ;  et  ce  n'est  pas  à  moi  de  décider  si  vous  avez 
bien  ou  mal  fait. 

Il  n'y  a  qu'une  chose  dont  je  sois  sûr,  et  dont  vous 
n'êtes  pas  convenue  ;  c'est  que,  si  on  fesait  aujour- 
d'hui un  poëme  tel  que  celui  d'Homère,  on  serait,  je 
ne  dis  pas  seulement  sifflé  d'un  bout  de  l'Europe  à 
l'autre,  mais  je  dis  entièrement  ignoré;  et  cependant 
riliade  était  un  poëme  excellent  pour  les  Grecs.  Nous 
avons  vu  combien  les  langues  diffèrent.  Les  mœurs, 
les  usages,  les  sentimens,  les  idées  diffèrent  bien  da- 
vantage. 

Si  je  l'osais,  je  comparerais  l'Iliade  au  livre  de 
Job;  tous  deux  sont  orientaux,  fort  anciens,  égale- 
ment pleins  de  fictions,  d'images  et  d'hyperboles.  Il 
y  a  dans  l'un  et  dans  l'autre  des  morceaux  qu'on  cite 
souvent.  Les  héros  de  ces  deux  romans  se  piquent  de 
parler  beaucoup  et  de  se  répéter  :  les  amis  s'y  disent 
des  injures.  Voilà  bien  des  ressemblances. 


126  SCOLIASTE. 

Que  quelqu'un  s'avise  aujourd'hui  de  faire  un 
poëme  dans  le  goût  de  Job ,  vous  verrez  comme  il  sera 
reçu, 

Vous  dites,  dans  votre  préface,  qu'il  est  impos- 
sible de  mettre  Homère  en  vers  français;  dites  que 
cela  vous  est  impossible ,  parce  que  vous  ne  vous  êtes 
pas  adonnée  à  notre  poésie.  Les  Géorgiques  de  Vir- 
gile sont  bien  plus  difficiles  à  traduire;  cependant  on 
y  est  parvenu. 

Je  suis  persuadé  que  nous  avons  deux  ou  trois 
poètes  en  France  qui  traduiraient  bien  Homère;  mais 
en  même  temps  je  suis  très-convaincu  qu'on  ne  les 
lira  pas  s'ils  ne  changent,  s'ils  n'élaguent  presque 
tout.  La  raison  en  est,  madame ,  qu'il  faut  écrire  pour 
son  temps,  et  non  pour  les  temps  passés.  Il  est  vrai 
que  notre  froid  La  Motte  a  tout  adouci ,  tout  élagué  ; 
qu'on  ne  l'en  a  pas  lu  davantage.  Mais  c'est  qu'il  a 
tout  énervé. 

Un  jeune  homme  vint  ces  jours  passés  me  montrer 
une  traduction  d'un  morceau  du  vingt-quatrième  livre 
de  l'Iliade.  Je  le  mets  ici  sous  vos  yeux  ,  quoique  vous 
ne  vous  connaissiez  guère  en  vers  français  (*). 

L'horizon  se  couvrait  des  ombres  de  la  nuit; 
L'infortuné  Priam,  qu'un  dieu  môme  a  conduit, 
Entre,  et  parait  soudain  dans  la  tente  d'Achille. 
•Le  meurtrier  d'Hector  en  ce  moment  tranquille , 
Par  un  léger  repas  suspendait  ses  douleurs. 
Il  se  de'tourne  ;  il  voit  ce  front  baigné  de  pleurs } 
Ce  roi  jadis  heureux,  ce  vieillard  vénérable 
Que  le  fardeau  des  ans ,  que  la  douleur  accable, 

(*)  Ces  vers  sont  de  M.  de  Voltaire.  (  Note  de  "Wagnière.) 


SCOLIASTE.  Ï'I-J 

Exhalant  à  ses  pieds  ses  sanglots  et  ses  cris, 

Et  lui  baisant  la  main  qui  fit  périr  son  fils. 

Il  n'osait  sur  Achille  encor  jeter  la  vue. 

\\  voulait  lui  parler,  et  sa  voix  s'est  perdue. 

Enfin  il  le  regarde,  et  parmi  ses  sanglots, 

Tremblant ,  pâle  et  sans  force ,  ii  prononce  ces  mots  : 

Songez,  seigneur,  songez  que  vous  avez  un  père. . . . 
Il  ne  put  achever.  —  Le  héros  sanguinaire 
Sentit  que  la  pitié  pénétrait  dans  son  cœur. 
Priam  lui  prend  les  mains. -Ah  !  prince,  ah  !  mon  vainqueur, 
J  étais  père  d'Hector  ! ....  et  ses  généreux  frères 
Flattaient  mes  derniers  jours  et  les  rendaient  prospères.».. 
Ils  ne  sont  plus....  Hector  est  tombé  sous  vos  coups.... 
Puisse  l'heureux  Pelée  entre  Thétis  et  vous 
Prolonger  de  ses  ans  1  éclatante  carrière  ! 
Le  seul  nom  de  son  fils  remplit  la  terre  entière  j 
Ce  nom  fait  son  bonheur  ainsi  que  son  appui. 
Vos  honneurs  sont  les  siens ,  vos  lauriers  sont  à  lui. 
Hélas  !  tout  mon  bonheur  et  toute  mon  attente 
Est  de  voir  de  mon  fils  la  dépouille  sanglante; 
De  racheter  de  vous  ces  restes  mutilés, 
Traînés  devant  mes  yeux  sous  nos  murs  désoles. 
Voilà  le  seul  espoir,  le  seul  bien  qui  me  reste. 
Achille ,  accordez-moi  cette  grâce  funeste , 
Et  laissez-moi  jouir  de  ce  spectacle  affreux. 

Le  héros  qu'attendrit  ce  discours  douloureux, 
Aux  larmes  de  Priam  répondit  par  des  larmes 
Tous  nos  jours  sont  tissus  de  regrets  et  d'alarmes, 
Lui  dit-il  ;  par  mes  mains  les  dieux  vous  ont  frappé , 
Dans  le  malheur  commun  moi  même  enveloppé, 
Mourant  avant  le  temps  loin  des  yeux  de  mon  père , 
Je  teindrai  de  mon  sang  cette  terre  étrangère. 
J'ai  vu  tomber  Patrocîe,  Hector  me  l'a  ravi  : 
Vous  perdez  votre  fils,  et  je  perds  un  ami. 
Tel  est  donc  des  humains  le  destin  déplorable. 
Dieu  verse  donc  sur  nous  la  coupe  inépuisable , 


228  SCOLIASTE, 

La  coupe  des  douleurs  et  des  calamités; 
Il  y  mêle  un  moment  de  faibles  voluptés, 
Mais  c'est  pour  en  aigrir  la  fatale  amertume. 

Me  conseillez-vous  de  continuer,  me  dit  le  jeune 
homme  ?  Comment  !  lui  répondis-je,  vous  vous  mêlez 
aussi  de  peindre!  il  me  semble  que  je  vois  ce  vieil- 
lard qui  veut  parler,  et  qui  dans  sa  douleur  ne  peut 
d'abord  que  prononcer  quelques  mots  étouffés  par 
ses  soupirs.  Cela  n'est  pas  dans  Homère  ,  mais  je 
vous  le  pardonne.  Je  vous  sais  même  Lon  gré  d'avoir 
esquivé  les  deux  tonneaux  qui  feraient  un  mauvais 
effet  dans  notre  langue,  '3t  surtout  d'avoir  accourci. 
Oui ,  oui,  continuez.  La  nation  ne  vous  donnera  pas 
quinze  mille  livres  sterling,  comme  les  Anglais  les 
ont  données  à  Pope;  mais  peu  d'Angkis  ont  eu  le 
courage  de  lire  toute  son  Iliade. 

Croyez-vous  de  bonne  foi  que,  depuis  Versailles 
Jusqu'à  Perpignan,  et  jusqu'à  Saint-Malo,  vous  trou- 
viez beaucoup  de  Grecs  qui  s'intéressent  à  Eurithion, 
fué  autrefois  par  Nestor;  à  Ekopolious,  fils  de  Tha- 
lesious,  tué  par  Antilokous;  à  Simoisious,  filsd'Athe- 
mion,tué  par  Télamon;  et  à  Firous,  fils  d'Embrasous, 
blesse  à  la  cheville  du  pied  droit?  Nos  vers  français, 
cent  fois  plus  difficiles  à  faire  que  des  vers  grecs, 
n'aiment  point  ces  détails.  J'ose  vous  répondre  qu'au- 
cune de  nos  dames  ne  vous  lira  ;  et  que  deviendrez- 
vous  sans  elles;  si  elles  étaient  toutes  des  Dacier, 
elles  vous  liraient  encore  moins.  N'est-il  pas  vrai, 
madame?  on  ne  réussira  jamais  si  on  ne  connaît  bien 
5e  goût  de  son  siècle  et  le  génie  de  sa  langue. 


SECTE.  I2Q 

SECTE. 

SECTION    PREMIÈRE. 

Toute  secte,  en  quelque  genre  que  ce  puisse  être, 
est  le  ralliement  du  doute  et  de  l'erreur.  Scotistes , 
thomistes,  réaux ,  nominaux,  papistes,  calvinistes, 
molinistes,  jansénistes,  ne  sont  que  des  noms  de 
guerre. 

Il  n'y  a  point  de  secte  en  géométrie;  on  ne  dit 
point  un  euclidien,  un  archimédien. 

Quand  la  vérité  est  évidente,  il  est  impossible  qu'il 
s'élève  des  partis  et  des  factions.  Jamais  on  n'a  dis- 
puté s'il  fait  jour  à  midi. 

La  partie  de  l'astronomie  qui  détermine  le  cours 
des  astres  et  le  retour  des  éclipses  étant  une  fois  con- 
nue ,  il  n'y  a  plus  de  disputes  chez  les  astronomes. 

On  ne  dit  point  en  Angleterre,  je  suis  newtonien, 
je  suis  lockien,  halleyen;  pourquoi?  parce  que  qui- 
conque a  lu  ne  peut  refuser  son  consentement  aux 
vérités  enseignées  par  ces  trois  grands  hommes.  Plus 
Newton  est  révéré,  moins  on  s'intitule  newtonien;  ce 
mot  supposerait  qu'il  y  a  des  anti-newtoniens  en  An- 
gleterre. Nous  avons  peut-être  encore  quelques  car- 
tésiens en  France  ;  c'est  uniquement  parce  que  le 
système  de  Descartes  est  un  tissu  d'imaginations  er- 
ronées et  ridicules. 

Il  en  est  de  même  dans  le  petit  nombre  de  vérités 
de  faits  qui  sont  bien  constatées.  Les  actes  de  la  tour 
de  Londres  ayant  été  authentiquement  recueillis  par 
Rymer,  il  n'y  a  point  de  rymériens,  parce  que  per- 
sonne ne  s'avise  de  combattre  ce  recueil.  On  n'y 


l30  SECTE. 

trouve  ni  contradictions 3  ni  absurdités  ,  ni  prodiges  ; 
rien  qui  révolte  la  raison,  rien  par  conséquent  que 
des  sectaires  s'efforcent  de  soutenir  ou  de  renverser 
par  des  raisonnemens  absurdes.  Tout  le  monde  con- 
vient donc  que  les  actes  de  Rymcr  sont  dignes  de  foi. 
Vous  êtes  mabomëtaii,  donc  il  y  a  des  gens  qui  ne 
le  sont  pas,  donc  vous  pourriez  bien  avoir  tort. 

Quelle  serait  la  religion  véritable ,  si  le  christia- 
nisme n'existait  pas?  c'est  celle  dans  laquelle  il  n'y 
a  point  de  sectes;  celle  dans  laquelle  tous  les  esprits 
s'accordent  nécessairement. 

Or,  dans  quel  dogme  tous  les  esprits  se  sont-ils 
accordés?  dans  l'adoration  d'un  Dieu  et  dans  la  pro- 
bité. Tous  les  philosophes  de  la  terre  qui  ont  eu  une 
religion,  dirent  dans  tous  les  temps  :  11  y  a  un  Dieu  , 
et  il  faut  être  juste.  Yoilà  donc  la  religion  uni- 
verselle établie  dans  tous  les  temps  et  chez  tous  lea 
hommes. 

Le  point  dans  lequel  ils  s'accordent  tous  est  donc 
vrai,  et  les  systèmes  par  lesquels  ils  diffèrent  sont 
donc  faux. 

Ma  secte  est  la  meilleure,  me  dit  un  brame.  Mais, 
mon  ami,  si  ta  secte  est  bonne,  elle  est  nécessaire; 
car,  si  elle  n'était  pas  absolument  nécessaire,  lu 
m'avoueras  qu'elle  serait  inutile  :  si  elle  est  absolu- 
ment nécessaire,  elle  Test  à  tous  les  hommes;  com- 
ment donc  se  peut-il  faire  que  tous  les  hommes  iraient 
pas  ce  qui  leur  est  absolument  nécessaire?  comment 
se  peut-il  que  le  reste  de  la  terre  se  moque  de  toi  et 
de  ton  Brama  ? 

Lorsque  Zoroastre ,  Hermès,  Orphée,  Minos,  et 


secte.  i3r 

tous  les  grands  hommes  disent  :  Adorons  Dieu  ,  et 
soyons  justes,  personne  ne  rit;  mais  tonte  la  terre 
siffte  celui  qui  prétend*  qu'on  ne  peut  plaire  à  Dieu 
qu'en  tenant  à  sa  mort  une  queue  de  vache,  et  celui 
qui  veut  qu'on  fasse  couper  un  bout  du  prépuce,  et 
ceiui  qui  consacre  des  crocodiles  et  des  ognons ,  et 
celui  qui  attache  le  salut  éternel  à  des  os  de  morts 
qu'on  porte  sous  sa  chemise,  ou  a  une  indulgence  plé- 
nière  qu'on  achète  à  Rome  pour  deux  sous  et  demi. 

D'où  vient  ce  concours  universel  de  risée  et  de 
sifflets  d'un  bout  de  l'univers  à  l'autre?  Il  faut  bien 
que  les  choses  dont  tout  le  monde  se  moque  ne  soient 
pas  d'une  vérité  bien  évidente.  Que  dirons-nous  d'un 
secrétaire  de  Séjan,  qui  dédia  à  Pétrone  un  livre  d'un 
style  ampoulé,  intitulé  :  La  Y évite  des  oracles  sibyllins 
prouvée  par  les  faits  ? 

Ce  secrétaire  vous  prouve  d'abord  qu'il  était  né- 
cessaire que  Dieu  envoyât  sur  la  terre  plusieurs  si- 
bylles l'une  après  l'autre;  car  il  n'avait  pas  d'autres 
moyens  d'instruire  les  hommes.  Il  est  démontré  que 
Dieu  parlait  à  ces  sibylles,  car  le  mot  de  sibylle  signi- 
fie coiveil  de  Dieu.  Elles  devaient  vivre  long-temps, 
car  c'est  bien  le  moins  que  des  personnes  à  qui  Dieu 
parle  aient  ce  privilège.  Elles  furent  au  nombre  de 
douze,  car  ce  nombre  est  sacré.  Elles  avaient  certai- 
nement prédit  tous  les  événemens  du  monde,  car 
Tarquin  le  Superbe  acheta  trois  de  leurs  livres  cent 
écus  d'uiie  vieille.  Quel  incrédule,  ajoute  le  secré- 
taire, osera  nier  tous  ces  faits  évidens  qui  se  sont 
passés  dans  un  coin  à  la  face  de  toute  la  terre  ?  Qui 
pourra  nier  l'accomplissement  de  leurs  prophéties? 


I  32  SECTE. 

Virgile  lui-même  rfa-t-il  pas  cité  les  prédictions  des 
sibylles?  Si  nous  n'avons  pas  les  premiers  exemplaires 
des  livres  sibyllins  ,  écrits  dans  un  temps  où  Ton  ne 
savait  ni  lire  ni  écrire,  n'en  avons-nous  pas  des  co- 
pies authentiques?  Il  faut  que  l'impiété  se  taise  devant 
ces  preuves.  Ainsi  parlait  Houttevillus  (i)  à  Séjan. 

II  espérait  avoir  une  place  d'augure  qui  lui  vaudrait 
cinquante  mille  livres  de  rente,  et  il  n'eut  rien. 

Ce  que  ma  secte  enseigne  est  obscur,  je  l'avoue, 
dit  un  fanatique;  et  c'est  en  vertu  de  cette  obscurité 
qu'il  la  faut  croire;  car  elle  dit  elle-même  qu'elle  est 
pleine  d'obscurités.  Ma  secte  est  extravagante,  donc 
elle  est  divine  ;  car  comment  ce  qui  paraît  si  fou  au- 
rait-il été  embrassé  par  tant  de  peuples ,  s'il  n'y  avait 
pas  du  divin  ?  C'est  précisément  comme  l;Alcoran  que 
les  Sonnites  disent  avoir  un  visage  d'ange  et  un  visage 
de  bête  ;  ne  soyez  pas  scandalisé  du  mufle  de  la  bête , 
et  révérez  la  face  de  l'auge.  Ainsi  parle  cet  insensé; 
mais  un  fanatique  d'une  autre  secte  répond  à  ce  fana- 
tique :  C'est  toi  qui  es  la  bête  ,  et  c'est  moi  qui  suis 
l'ange. 

Or,  qui  jugera  ce  procès?  qui  décidera  entre  ces 
deux  énergumènes  ?  L'homme  raisonnable  ,  impar- 
tial, savant  d'une  science  qui  n'est  pas  celle  des  mots; 
l'homme  dégagé  des  préjugés  et  amateur  de  la  vérité 
et  de  la  justice;  l'homme  enfin  qui  n'est  pas  bête,  et 
qui  ne  croit  point  être  ange. 

(i)  Il  est  facile  de  reconnaître  que  Voltaire  a  voulu  désigner 
l'abbé Houtevil le,  auteur  d'un  mauvais  livre  intitulé  :  LaVérité 
de  la  religion  chrétienne,  prouvée  par  les  faits. 


SECTE.  .  ï33 

SECTION    II. 

Secte  et  erreur  sont  synonymes.  Tu  es  péripatéti- 
cien ,  et  moi  platonicien  ;  nous  avons  donc  tous  deux 
tort,  car  tu  ne  combats  Platon  que  parce  que  ses  chi- 
mères t'ont  révolté,  et  moi  je  ne  m'éloigne  d'Aristote 
que  parce  qu'il  m'a  paru  qu'il  ne  sait  ce  qu'il  dit.  Si 
l'un  ou  l'autre  avait  démontré  la  vérité,  il  n'y  aurait 
plus  de  secte.  Se  déclarer  pour  l'opinion  d'un  homme 
contre  celle  d'un  autre,  c'est  prendre  parti  comme 
dans  une  guerre  civile.  Il  n'y  a  point  de  secte  en  ma- 
thématiques, en  physique  expérimentale.  Un  homme 
qui  examine  le  rapport  d'un  cône  et  d'une  sphère  . 
n'est  point  de  la  secte  d'Archimède  :  celui  qui  voit  que 
le  carré  de  Phypothénuse  d'un  triangle  rectangle  est 
égal  au  carré  des  deux  autres  côtés,  n'est  point  de  la 
secte  de  Pythagore. 

Quand  vous  dites  que  le  sang  circule,  que  Pair 
pèse,  que  les  rayons  du  soleil  sont  des  faisceaux  de 
sept  rayons  réfrangibles ,  vous  n'êtes  ni  de  la  secte 
d'Harvcy,  ni  de  celle  de  Torricclli ,  ni  de  celle  de 
Newton  ;  vous  acquiescez  seulement  à  des  vérités  dé- 
montrées par  eux ,  et  l'univers  entier  sera  à  jamais  de 
votre  avis. 

Voilà  le  caractère  de  la  vérité;  elle  est  de  tous  les 
temps;  elle  est  pour  tous  les  hommes;  elle  n'a  qu'à  se 
montrer  pour  qu'on  la  reconnaisse;  on  ne  peut  dispu- 
ter contre  elle.  Longue  dispute  signifie,  les  deux  par- 
tis ont  tort  (i). 

(i)  Une  erreur  générale  et  populaire,  qu'un  j>arti  riche  i\- 
puissant  est  inte'ressé  à  soutenir,  peut  résister  longtemps  aux 
Dict.  ph.  8.  ia 


ï  3  4  SENS    COMMUN, 

SENS  COMMUN. 

Il  y  a  quelquefois  dans  les  expressions  vulgaires, 
une  image  de  ee  qui  se  passe  au  fond  du  cœur  de  tous 
les  hommes.  Saisies  commuais  signifiait  chez  les  Ro- 
mains non-seulement  sens  commun ,  mais  humanité, 
sensibilité.  Comme  nous  ne  valons  pas  les  Romains, 
ce  mot  ne  dit  chez  nous  que  la  moitié  de  ce  qu'il  di- 
sait chez  eux.  Il  ne  signifie  que  le  bon  sens,  raison 
grossière  ,  raison  commencée  ,  première  notion  des 
choses  ordinaires  ?  état  mitoyen  ei:trc  la  stupidilé 
et  l'esprit.  Cet  homme  n'a  pas  le  sens  commun  ,  est 
une  grosse  injure.  Cet  homme  a  le  sens  commun  , 
est  une  injure  aussi;  cela  veut  dire  qu'il  n'est  pas 
tout-à-fait  stupide,  et  qu'il  manque  de  ce  qu'on  ap- 
pelle esprit.  Mais  d'où  vient  cette  expression  sens 
commun ,  si  ce  n'est  des  sens?  Les  hommes,  quand  ils 
inventèrent  ce  mot,  fesaient  Paveu  que  rien  n'entrait 
dans  l'àme  que  par  les  sens  :  autrement  auraient-ils 
employé  le  mot  de  sens  pour  signifier  le  raisonnement 
commun  ? 

On  dit  quelquefois,  le  sens  commun  est  fort  rare; 
que  signifie  cette  phrase  ?  que  dans  plusieurs  hommes 
la  raison  commencée  est  arrêtée  dans  ses  progrès  par 

attaques  de  la  vérité.  Tl  en  est  de  même  de  quelques  vérités  po- 
litiques ,  directement  contraires  aux  intérêts  de  certaines  classes 
qui  vivent  dans  tous  les  pays  des  erreurs  du  gouvernement  et  de 
la  misère  du  peuple.  Ces  vérités  ne  peuvent  s'établir  qu'après 
une  longue  résistance.  Mais  M.  de  Voltaire  suppose,  dans  cet  ar- 
ticle ,  que  la  vérité  n'a  point  à  combattre  l'intérêt;  et  dans  ce 
sens  la  suajjm/^cçt  vraw*. 


SENS    COMMUN.  i  3a 

quelques  préjugés,  que  tel  homme  qui  juge  très-sai- 
nement dans  une  affaire  se  trompera  toujours  gros- 
sièrement dans  une  autre.  Cet  Arabe,  qui  sera  d'ail- 
leurs un  bon  calculateur,  un  savant  chimiste,  un 
astronome  exact,  croira  cependant  que  Mahomet  a 
mis  la  moitié  de  la  lune  dans  sa  manche. 

Pourquoi  ira-t-il  au  delà  du  sens  commun  dans 
les  trois  sciences  dont  je  parle,  et  sera-t-il  au-dessous 
du  sens  commun  quand  il  s'agira  de.  cette  moitié  de 
lune?  C'est  que  dans  les  premiers  cas  il  a  vu  avec 
ses  yeux,  il  a  perfectionné  son  intelligence;  et  dans  le 
second  il  a  vu  par  les  jeux  d'autrui,  il  a  fermé  les 
siens,  il  a  perverti  le  sens  commun  qui  est  en  lui. 

Comment  cet  étrange  renversement  d'esprit  peut- 
il  s'opérer  ?  Comment  les  idées  qui  marchent  d'un  pas 
si  régulier  et  si  ferme  dans  la  cervelle  sur  un  grand 
nombre  d'objets,  peuvent-elles  clocher  si  misérable- 
ment sur  un  autre  mille  fois  plus  palpable,  et  plus 
aisé  à  comprendre?  cet  homme  a  toujours  en  lui  les 
mêmes  principes  d'intelligence;  il  faut  donc  qu'il  y 
ait  un  organe  vicié,  comme  il  arrive  quelquefois  que 
le  gourmet  le  plus  fin  peut  avoir  le  goût  dépravé  sur 
une  espèce  particulière  de  nourriture, 

Comment  l'organe  de  cet  Arabe,  qui  voit  la  moitié 
de  la  lune  dans  la  manche  de  Mahomet,  est-il  vicié  ? 
C'est  par  la  peur.  On  lui  a  dit  que  ,  s'il  ne  croyait 
pas  à  cette  manche,  son  âme  immédiatement  après  sa 
mort,  en  passant  sur  le  pont  aigu  tomberait  pour  ja- 
mais dans  l'abîme;  on  lui  a  dit  bien  pis  :  Si  jamais 
vous  doutez  de  cette  manche,  un  derviche  vous  trai- 
tera d'impie;  un  autre  vous  prouvera  que  vous  êtes 


I3G  SENSATION. 

mi  insensé,  qui,  ayant  tous  les  motifs  possibles  de 
crédibilité,  n'avez  pas  voulu  soumettre  votre  raison 
superbe  à  l'évidence;  un  troisième  vous  déférera  au 
petit  divan  d'une  petite  province,  et  vous  serez  léga- 
lement empalé. 

Tout  cela  donne  une  terreur  panique  au  bon 
Arabe,  à  sa  femme,  à  sa  sœur,  à  toute  la  petite  fa- 
mille. Ils  ont  du  bon  sens  sur  tout  le  reste,  mais  sur 
cet  article  leur  imagination  est  blessée,  comme  celle 
de  Pascal,  qui  voyait  continuellement  un  précipice 
auprès  de  son  fauteuil.  Mais  notre  Arabe  croit-il  en 
effet  à  la  manche  de  Mahomet  ?  non  ;  il  fait  des  efforts 
pour  croire;  il  dit,  cela  est  impossible,  mais  cela  est 
vrai;  je  crois  ce  que  je  ne  crois  pas.  Il  se  forme  dans 
sa  tète,  sur  cette  manche,  un  chaos  d'idées  qu'il 
craint  de  débrouiller;  et  c'est  véritablement  n'avoir 
pas  le  sens  commun, 

SENSATION. 

Les  huîtres  ont,  dit-on,  deux  sens;  les  taupes, 
quatre;  les  autres  animaux,  comme  les  hommes , 
cinq  :  quelques  personnes  en  admettent  un  sixième; 
mais  il  est  évident  que  la  sensation  voluptueuse,  dont 
ils  veulent  parler,  se  réduit  au  sentiment  du  tact,  et 
que  cinq  sens  sont  notre  partage.  Il  nous  est  impos- 
sible d'en  imaginer  par-delà,  et  d'en  désirer. 

Il  se  peut  que  dans  d'autres  globes  on  ait  des  sens 
dont  nous  n'avons  pas  d'idées  :  il  se  peut  que  le  nom- 
bre des  sens  augmente  de  globc'en  globe,  et  que  l'être 
qui  a  des  sens  innombrables  et  parfaits  soit  le  terme 
de  tous  les  êtres. 


SENSATION.  l3j 

Maïs  nous  autres  avec  nos  cinq  organes  quel  est 
notre  pouvoir  ?  Nous  sentons  toujours  malgré  nous> 
et  jamais  parce  que  nous  le  voulons;  il  nous  est  im- 
possible de  ne  pas  avoir  la  sensation  que  notre  nature 
nous  destine,  quand  l'objet  nous  frappe.  Le  sentiment 
est  dans  nous,  mais  il  ne  peut  en  dépendre.  Nous  le 
recevons,  et  comment  le  recevons-nous?  On  sait 
assez  qu'il  n'y  a  aucun  rapport  entre  l'air  battu  et 
des  paroles  qu'on  me  chante,  et  l'impression  que  ces 
paroles  font  dans  mon  cerveau. 

Nous  sommes  étonnés  de  la  pensée;  mais  le  sen- 
timent est  tout  aussi  merveilleux.  Un  pouvoir  divin 
éclate  dans  la  sensation  du  dernier  des  insectes 
comme  dans  le  cerveau  de  Newton.  Cependant,  que 
mille  animaux  meurent  sous  nos  yeux,  vous  n'êtes 
point  inquiets  de  ce  que  deviendra  leur  faculté  de 
sentir,  quoique  cette  faculté  soit  l'ouvrage  de  l'Être 
des  êtres;  vous  les  regardez  comme  des  machines 
de  la  nature,  nées  pour  périr  et  pour  faire  place  à 
d'autres. 

Pourquoi  et  comment  leur  sensation  subsisterait- 
elle,  quand  ils  n'existent  plus?  Quel  besoin  l'auteur 
de  tout  ce  qui  est  aurait -il  de  conserver  des  pro- 
priétés dont  le  sujet  est  détruit  ?  Il  vaudrait  autant 
dire  que  le  pouvoir  de  la  plante  nommée  sensitive , 
de  retirer  ses  feuilles  vers  ses  branches  ,  subsiste 
encore  quand  la  plante  n'est  plus.  Vous  allez  sans 
doute  demander  comment,  la  sensation  des  animaux 
périssant  avec  eux,  la  pensée  de  l'homme  ne  périra 
pas?  Je  ne  peux  répondre  à  cette  question,  je  n'en 


l38  SENSATION. 

sais  pas  assez  pour  la  résoudre.  L'auteur  éternel  de 
la  sensation  et  de  la  pensée  sait  seul  comment  ?1  la 
donne,  et  comment  il  la  conserve. 

Toute  l'antiquité  a  maintenu  que  rien  n'est  dans 
notre  entendement  qui  n'ait  qté  dans  nos  sens.  Des- 
cartes, dans  ses  romans,  prétendit  que  nous  avions 
des  idées  métaphysiques  avant  de  connaître  le  téton 
de  notre  nourrice;  une  faculté  de  théologie  proscrivit 
ce  dogme,  non  parce  que  c'était  une  erreur,  mais 
parce  que  c'était  une  nouveauté  :  ensuite  elle  adopta 
cette  erreur,  parce  qu'elle  était  détruite  par  Locke, 
philosophe  anglais,  et  qu'il  fallait  bien  qu'un  Anglais 
eût  tort.  Enfin,  après  avoir  changé  si  souvent  d'avis, 
elle  est  revenue  à  proscrire  cette  ancienne  vérité,  que 
les  sens  sont  les  portes  de  l'entendement;  elle  a  fait 
comme  les  gouvernemens  obérés,  qui  tantôt  donnent 
cours  à  certains  billets,  et  tantôt  les  décrient;  mais 
depuis  long-temps  personne  ne  veut  des  billets  de 
cette  faculté. 

Toutes  les  facultés  du  monde  n'empêcheront  ja- 
mais les  philosophes  de  voir  que  nous  commençons 
par  sentir,  et  que  notre  mémoire  n'est  qu'une  sensa- 
tion continuée.  Un  homme  qui  naîtrait  privé  de  ses 
cinq  sens,  serait  privé  de  toute  idée,  s'il  pouvait 
vivre  Les  notions  métaphysiques  ne  viennent  que 
parles  sens;  car  comment  mesurer  un  cercle  ou  un 
triangle,  si  on  n'a  pas  vu  ou  touché  un  cercle  et  un 
triangle  ?  comment  se  faire  une  idée  imparfaite  de 
l'infini,  qu'en  reculant  des  bornes  ?  et  comment  re- 
trancher des  bornes,  sans  en  avoir  vu  ou  senti  ? 


SENSATION.  l3c) 

La  sensation  enveloppe  toutes  nos  facultés,  dit  un 
grand  philosophe  (d). 

Que  conclure  de  tout  cela?  Vous  qui  lisez  et  qui 
pensez^  concluez. 

Les  Grecs  avaient  inventé  la  faculté  Psyché  pour 
les  sensations,  et  la  faculté  jSous  pour  les  pensées. 
Nous  ignorons  malheureusement  ce  que  c'est  que  ces 
deux  facultés;  nous  les  avons,  mais  leur  origine  ne 
nous  en  est  pas  plus  connue  qu'à  l'huître,  à  l'ortie  de 
mer,  au  polype,  aux  vermisseaux  et  aux  plantes.  Par 
quelle  mécanique  inconcevable  le  sentiment  est -il 
dans  tout  mon  corps,  et  la  pensée  dans  ma  seule  tête  ? 
Si  on  vous  coupe  la  tête,  il  n'y  a  pas  d'apparence  que 
vous  puissiez  alors  résoudre  un  problème  de  géomé- 
trie :  cependant  votre  glaude  pinéale,  votre  corps 
calleux,  dans  lesquelles  vous  logez  votre  âme,  subsis- 
tent long-temps  sans  altération,  votre  tête  coupée  est 
si  pleine  d'esprits  animaux,  que  souvent  elle  bondit 
après  avoir  été  séparée  de  son  tronc  :  il  semble  qu'elle 
devrait  avoir  dans  ce  moment  des  idées  très-vives,  et 
ressembler  à  la  tête  d'Orphée  qui  fesait  encore  de  la 
musique,  et  qui  chantait  Eurydice  quand  on  la  jetait 
dans  les  eaux  de  l'Èbre. 

Si  vous  ne  pensez  pas  quand  vous  n'avez  plus  de 
tête,  d'où  vient  que  votre  cœur  se  meut  et  paraît  sentir 
quand  il  est  arraché  ? 

Vous  sentez,  dites -vous,  parce  que  tous  les  nerfs 
ont  leur  origine  dans  le  cerveau;  et  cependant  si  ou 
vous  a  trépané,  et  si  on  vous  brûle  le  cerveau,  vous 

(a)  Traité  des  sensations,  tome  II,  page  128, 


l4o  SERPENT, 

ne  sentez  rien.  Les  gens  qui  savent  les  raisons  de  tout 
cela  sont  bien  habiles. 

SERPENT. 

«  Je  certifie  que  j'ai  tué  en  diverses  fois  plusieurs 
serpens,  en  mouillant  un  peu  avec  ma  salive  un  bâton 
ou  une  pierre,  et  en  donnant  sur  le  milieu  du  corps  du 
serpent  un  petit  coup,  qui  pouvait  à  peine  occasioner 
une  petite  contusion.  19  janvier  1772.  Figuier,  chi- 
rurgien. » 

Ce  chirurgien  m'ayant  donné  ce  certificat,  deux 
témoins  qui  lui  ont  vu  tuer  ainsi  des  serpens  m'ont 
attesté  ce  qu'ils  avaient  vu.  Je  voudrais  le  voir  aussi  ; 
car  j'ai  avoué ,  dans  plusieurs  endroits  le  nos  ques- 
tions ,  que  j'avais  pris  pour  mon  patron  saint  Thomas 
Didyme,  qui  voulait  toujours  mettre  le  doigt  dessus. 

Il  y  a  dix -huit  cents  ans  que  cette  opinion  s'est 
perpétuée  chez  les  peuples.  Et  peut-être  aurait -elle 
dix -huit  mille  ans  d'antiquité,  si  la  Genèse  ne  nous 
instruisait  pas  au  juste  de  la  date  de  notre  inimitié 
avec  le  serpent.  Et  Ton  peut  dire  que,  si  Eve  avait 
craché  quand  le  serpent  était  à  son  oreille  ?  elle  eût 
épargné  bien  des  maux  au  genre  humain. 

Lucrèce,  au  livre  IV  (vers  642-3),  rapporte  cette 
manière  de  tuer  les  serpens  comme  une  chose  très- 
-connue  : 

Est  utique  ut  serpens  liominis  contacta  salivis, 
Disperit,  ac  sese.  mandendo  conficit  ipsa. 
«  Crachez  sur  un  serpent,  sa  force  l'abandonne; 
«  Il  se  mange  lui-même ,  il  se  dévore ,  il  meurt.  » 

Il  y  a  un  peu  de  contradiction  à  le  peindre  lan- 


SERPENT.  1  4  I 

guissant  et  se  dévorant  lui-même.  Aussi  mon  chirur- 
gien Figuier  n'affirme  pas  que  les  serpens  qu'il  a  tués 
se  soient  manges.  La  Genèse  dit  bien  que  nous  les 
tuons  avec  le  talon,  mais  non  pas  avec  de  la  salive. 

Nous  sommes  dans  l'hiver,  au  19  janvier  :  c'est  le 
temps  où  les  serpens  restent  chez  eux.  Je  ne  puis  en 
trouver  au  mont  Rrapac  ;  mais  j'exhorte  tous  les 
philosophes  à  cracher  sur  tous  les  serpens  qu'ils 
rencontreront  en  chemin,  au  printemps.  Il  est  bon 
de  savoir  jusqu'où  s'étend  le  pouvoir  de  la  salive  de 
l'homme. 

Il  est  certain  que  Jésus-Christ  lui-même  se  servît 
de  salive  pour  guérir  un  homme  sourd  et  muet  («). 

Il  le  prit  à  part;  il  mit  ses  doigts  dans  ses  oreilles  ; 
il  cracha  sur  sa  langue  \  et,  regardant  le  ciel ,  il  sou- 
pira, et  s'écria  :  Effcta.  Aussitôt  le  sourd  et  muet  se 
mit  à  parler. 

Il  se  peut  donc  en  effet  que  Dieu  ait  permis  que  la 
salive  de  l'homme  tue  les  serpens;  mais  il  peut  avoir 
permis  aussi  que  mon  chirurgien  ait  assommé  des 
serpens  à  grands  coups  de  pierre  et  de  bâton ^  et  il 
est  même  probable  qu'ils  en  seraient  morts ,  soit 
que  le  sieur  Figuier  eût  craché  ,  soit  qu'il  n'eût  pas 
crache. 

Je  prie  donc  tous  les  philosophes  d'examiner  la 
chose  avec  attention.  On  peut,  par  exemple,  quand 
on  verra  passer  Fréron  dans  la  rue,  lui  cracher  au 
nez;  et,  s'il  en  meurt,  le  fait  sera  constaté,  malgré 
tous  les  raisonnemens  des  incrédules. 

(r)  Marc ,  chap.  YII. 


l£l  SlbYLE. 

Je  saisis  cette  occasion  de  prier  aussi  les  philoso- 
phes de  couper  le  plus  qu'ils  pourront  de  têtes  de 
limaçons  à  coquille  ;  car  j'atteste  que  la  tête  est 
revenue  à  des  limaçons  à  qui  je  l'avais  très -bien 
coupée.  Mais  ce  n'est  pas  assez  que  j'en  aie  fait  l'ex- 
périence, il  faut  que  d'autres  la  fassent  encore  ,  pour 
que  la  chose  acquière  quelque  degré  de  probabilité  ; 
car  ,  si  j'ai  fait  heureusement  deux  fois  cette  expé- 
rience, je  l'ai  manquée  trente  fois  :  son  succès  dépend 
de  l'âge  du  limaçon,  du  temps  auquel  on  lui  coupe  la 
tête,  de  l'endroit  où  on  la  lui  coupe,  du  lieu  où  on  le 
garde  jusqu'à  ce  que  la  tête  lui  revienne. 

S'il  est  important  de  savoir  qu'on  peut  donner  la 
mort  en  crachant,  il  est  bien  plus  essentiel  de  savoir 
qu'il  revient  des  têtes.  L'homme  vaut  mieux  qu  un 
limaçon;  et  je  ne  doute  pas  que,  dans  un  temps  où 
tous  les  arts  se  perfectionnent,  on  ne  trouve  l'art  de 
donner  une  bonne  tête  à  un  homme  qui  n'en  aura 
point, 

SIBYLLE. 

La  première  femme  qui  s'avisa  de  prononcer  dos 
oracles  à  Delphes,  s'appelait  Sibxjlla.  Elle  eut  pour 
père  Jupiter,  au  rapport  de  Pausanias,  et  pour  mère 
Lamia ,  fille  de  Neptune ,  et  elle  vivait  fort  long-temps 
avant  le  siège  de  Troie.  De  là  vint  que  par  le  nom  de 
sibylle  on  désigna  toutes  les  femmes  qui,  sans  être 
prêtresses  ni  même  attachées  à  un  oracle  particulier, 
annonçaient  l'avenir  et  se  disaient  inspirées.  DifFérens 
pays  etdifférens  siècles  avaient  eu  leurs  sibylles  ;  on 


SIBYLLE.  l43 

conservait  les  prédictions  qui  portaient  leur  noni,  ei 
Ton  en  formait  des  recueils. 

Le  plus  grand  embarras  pour  les  anciens  était 
d'expliquer  par  quel  heureux  privilège  ces  sibylles 
avaient  le  don  de  prédire  l'avenir.  Les  platoniciens 
en  trouvaient  la  cause  dans  l'union  intime  que  la 
créature,  parvenue  à  un  certain  degré  de  perfection , 
pouvait  avoir  avec  la  Divinité.  D'autres  rapportaient 
cette  vertu  divinatrice  des  sibylles  aux  vapeurs  et  aux 
exhalaisons  des  cavernes  qu'elles  habitaient.  D'autres 
enfin  attribuaient  l'esprit  prophétique  des  sibylles  à 
leur  humeur  sombre  et  mélancolique  ou  à  quelque 
maladie  singulière. 

Saint  Jérôme  (</)  a  soutenu  que  ce  don  était  en 
elles  la  récompense  de  leur  chasteté;  mais  il  y  en  a 
du  moins  une  très -célèbre  qui  se  vante  d'avoir  eu 
mille  amans,  sans  avoir  été  mariée.  Il  eût  été  plus 
court  et  plus  sensé  à  saint  Jérôme  et  aux  autres  pères 
de  l'église  de  nier  l'esprit  prophétique  des  sibylles , 
et  de  dire  qu'à  force  de  proférer  des  prédictions  à 
l'aventure,  elles  ont  pu  rencontrer  quelquefois,  sur- 
tout à  Laide  d'un  commentaire  favorable  par  lequel 
on  ajustait  des  paroles  dites  au  hasard  à  des  faits 
qu'elles  n'avaient  jamais  pu  prévoir. 

Le  singulier ,  c'est  qu'on  recueillit  leurs  prédic- 
tions après  l'événement.  La  première  collection  de 
vers  sibyllins,  achetée  par  Tarquin,  contenait  trois 
livres  ;  la  seconde  fut  compilée  après  l'incendie  du 
Capitole;  mais  on  ignore  combien  de  livres  elle  con- 

{a)  Contre  Jovinien. 


I 44  SIBYLLE. 

tenait;  et  la  troisième  est  celle  que  nous  avons  en 
huit  livres,  et  dans  laquelle  il  n'est  pas  douteux  que 
l'auteur  n'ait  inséré  plusieurs  prédictions  de  la  se- 
conde. Cette  collection  est  le  fruit  de  la  pieuse  fraude 
de  quelques  chrétiens  platoniciens  plus  zélés  qu'ha- 
biles, qui  crurent  en  la  composant  prêter  des  armes 
à  la  religion  chrétienne,  et  mettre  ceux  qui  la  défen- 
daient en  état  de  combattre  le  paganisme  avec  le  plus 
grand  avantage. 

Cette  compilation  informe  de  prophéties  différentes 
fut  imprimée  pour  la  première  fois  Tan  i  545  sur  des 
manuscrits  ,  et  publiée  plusieurs  fois  depuis  avec 
d'amples  commentaires,  surchargés  d'une  érudition 
souvent  triviale  et  presque  toujours  étrangère  au 
texte  que  ces  commentaires  éclaircissent  rarement. 
Les  ouvrages  composés  pour  et  contre  l'authenticité 
de  ces  livres  sibyllins  sont  en  très-grand  nombre  ,  et 
quelques-uns  même  très-savansj  mais  il  y  règne  si 
peu  d'ordre  et  de  critique,  et  les  auteurs  étaient  telle* 
ment  dénués  de  tout  esprit  philosophique,  qu'il  ne 
resterait  à  ceux  qui  auraient  le  courage  de  les  lire 
que  l'ennui  et  la  fatigue  de  cette  lecture. 

La  date  de  cette  compilation  se  trouve  clairement 
indiquée  dans  le  cinquième  et  dans  le  huitième  livre. 
On  fait  dire  à  la  sibylle  que  l'empire  romain  aura 
quinze  empereurs,  dont  quatorze  sont  désignés  par 
la  valeur  numérale  de  la  première  lettre  de  leur  nom 
dans  l'alphabet  grec.  Elle  ajoute  que  le  quinzième  , 
qui  sera,  dit-on,  un  homme  à  tète  blanche,  portera 
le  nom  d'une  ruer  voisine  de  Home  :  le  quinzième  des 


SIBYLLE.  _  l45 

empereurs  romains  est  Adrien  9  et  le  golfe  Adria- 
tique est  la  mer  dont  il  porte  le  nom. 

De  ce  prince,  continue  la  sibylle,  en  sortiront  trois 
autres  qui  régiront  l'empire  en  même  temps;  mais  à 
la  fin  un  seul  d'entre  eux  en  restera  possesseur.  Ces 
trois  rejetons  sont  Antonin,  Marc-Aurèle  et  Lncius 
Vérus.  La  sibylle  fait  allusion  aux  adoptions  et  aux 
associations  qui  les  unirent.  Marc-Aurèle  se  trouva 
seul  maître  de  Pempire  à  la  mort  de  Lucius  Vérus , 
au  commencement  de  l'an  1 69,  et  il  le  gouverna  sans 
collègue  jusqu'à  Tannée  177  qu'il  s'associa  son  (ils 
Commode.  Comme  il  n'y  a  rien  qui  puisse  avoir  quel- 
que rapport  avec  ce  nouveau  collègue  de  Marc- 
Aurèle  j  il  est  visible  que  la  collection  doit  avoir  été 
faite  entre  les  années  169  et  lyy  de  l'ère  vulgaire. 

Josèphe  l'historien  (b)  cite  un  ouvrage  de  la  si- 
bylle, où  l'on  parlait  de  la  tour  de  Babel  et  de  la 
confusion  des  langues  à  peu  près  comme  dans  la 
Genèse  (c)  :  ce  qui  prouve  que  les  chrétiens  ne  sont 
pas  les  premiers  auteurs  de  la  supposition  des  livres 
sibyllins.  Josèphe  ne  rapportant  pas  les  paroles 
mêmes  de  la  sibylle,  nous  ne  sommes  plus  en  état 
de  vérifier  si  ce  qui  est  dit  de  ce  même  événement 
dans  notre  collection  était  tiré  de  l'ouvrage  cité  par 
Josèphe  ;  mais  il  est  certain  que  plusieurs  <les  vers 
attribués  à  la  sibylle  dans  l'exhortation  qui  se  trouve 
parmi  les  œuvres  de  saint  Justin,  dans  l'ouvrage  de 
Théophile  d'Antioche,  dans  Clément  d'Alexandrie  3 

(b)  Antiquités  judaïques,  liv.  XX,  chap.  XVI. 

(c)  Chap.  XI. 

tfict,  Pb.  8  i3 


À  4$  SIBYLLE. 

et  dans  quelques  autres  pères,  ne  se  lisent  point 
dans  notre  recueil;  et,  comme  la  plupart  de  ces 
vers  ne  portent  aucun  caractère  de  christianisme  , 
ils  pourraient  être  l'ouvrage  de  quelque  Juif  pla- 
tonisant. 

Dès  le  temps  de  Gelse  les  sibylles  avaient  déjà 
quelque  crédit  parmi  les  chrétiens,  comme  il  paraît 
par  deux  passages  de  la  réponse  d'Origène.  Mais 
dans  la  suite  les  vers  sibyllins  paraissant  favorables 
au  christianisme,  on  les  employa  communément  dans 
les  ouvrages  de  controverse,  avec  d'autant  plus  de 
confiance  que  les  païens  eux-mêmes,  qui  reconnais- 
saient les  sibylles  pour  des  femmes  inspirées,  se  re- 
tranchaient à  dire  que  les  chrétiens  avaient  falsifié 
leurs  écrits;  question  de  fait  qui  ne  pouvait  être  déci- 
dée que  par  une  comparaison  des  difFérens  manus- 
crits, que  très-peu  de  gens  étaient  en  état  de  faire. 

Enfin  ce  fut  d'un  poëme  de  la  sibylle  de  Cumes 
que  Fou  tira  les  principaux  dogmes  du  christianisme. 
Constantin,  dans  le  beau  discours  qu'il  prononça  de- 
vant l'assemblée  des  saints,  montre  que  la  quatrième 
égiogue  de  Virgile  n'est  qu'une  description  prophé- 
tique du  Sauveur,  et  que,  s'il  n'a  pas  été  l'objet  imme'- 
diat  du  poëte,  il  l'a  été  de  la  sibylle  dont  le  poëte  a 
emprunté  ses  idées,  laquelle,  étant  remplie  de  l'esprit 
de  Dieu,  avait  annoncé  la  naissance  du  Rédempteur. 

On  crut  voir  dans  ce  poëme  le  miracle  de  la  nais- 
sance de  Jésus  d'une  vierge,  l'abolition  du  péché  par 
la  prédication  de  l'Évangile,  l'abolition  de  la  peine 
par  la  grâce  du  Rédempteur.  On  y  crut  voir  l'ancien 
serpent  terrassé,  et  le  venin  mortel  dont  il  a  empoi- 


SI  CLE.  I^J 

sonné  la  nature  humaine  entièrement  amorti.  On  y 
Crut  voir  que  la  grâce  du  Seigneur,  quelque  puis- 
sante qu'elle  soit,  laisserait  néanmoins  subsister  dans 
les  fidèles  des  restes  et  des  vestiges  du  péché;  en  un 
mot  on  y  crut  voir  Jésus-Christ  annoncé  sous  le  grand 
caractère  de  fils  de  Dieu. 

Il  y  a  dans  cette  églogue  quantité  d'autres  traits, 
qu'on  dirait  avoir  été  copiés  d'après  les  prophètes 
juifs,  et  qui  s'appliquent  d'eux-mêmes  à  Jésus-Christ  ; 
c'est  du  moins  le  sentiment  général  de  l'église  (cl). 
Saint  Augustin  (c)  en  a  été  persuadé  comme  les  autres, 
et  a  prétendu  qu'on  ne  peut  appliquer  qu'à  Jésus- 
Christ  les  vers  de  Virgile.  Enfin  les  plus  habiles  mo- 
dernes soutiennent  la  même  opinion  (/).    • 

SICLE. 

Poids  et  monnaie  des  Juifs.  Mais  comme  ils  ne 
frappèrent  jamais  de  monnaie  ,  et  qu'ils  se  servirent 
toujours  à  leur  avantage  de  la  monnaie  des  autres 
peuples ,  toute  monnaie  d'or  qui  pesait  environ  une 
guinée ,  et  toute  monnaie  d'argent  pesant  un  petit 
écu  de  France,  était  appelée  sicle;  et  ce  sicle  était 
le  poids  du  sanctuaire ,  et  le  poids  du  roi. 

Il  est  dit,  dans  les  livres  des  Rois  (g)  ,  qu'Absalon 
avait  de  très-beaux  cheveux,  dont  il  fesait  couper 
tous  les  ans  une  partie.  Plusieurs  grands  commenta- 
teurs prétendent  qu'il  les  fesait  couper  tous  les  mois, 


(d)  Remarques  de  Valois  sur  Eusèbe,  page  267. 

(e)  Lettre  CL V.  —  (f  )  Noël  Alexandre ,  siècie  I. 
(tj)  Liv.  H,chap.  XIV,  v.  26. 


l-{8  SI  CLE. 

et  qu'il  y  en  avait  pour  la  valeur  de  deux  cents  sicles. 
Si  c'étaient  des  sicles  d'or,  la  chevelure  d'Absalon  lui 
valait  juste  deux  mille  quatre  cents  gainées  par  an.  Il 
y  a  peu  de  seigneuries  qui  rapportent  aujourd'hui  le 
revenu  qu'Absalon  tirait  de  sa  tête. 

Il  est  dit  que,  lorsque  Abraham  acheta  un  antre 
en  Hébron,  du  Cananéen  Ëphron,  pour  enterrer  sa 
femme,  Éphron  lui  vendit  cet  antre  quatre  cents 
sicles  d'argent ,  de  monnaie  valable  et  reçue  (6)  , 
probatœ  monetœ  publieœ. 

Nous  avons  remarqué  qu'il  n'y  avait  point  de  mon- 
naie dans  ce  temps-là.  Ainsi  ces  quatre  cents  sicles 
d'argent  devaient  être  quatre  cents  sicles  de  poids, 
lesquels  vaudraient  aujourd'hui  trois  livres  quatre 
sous  pièce,  qui  font  douze  cent  quatre-vingts  livres 
de  France. 

Il  fallait  que  le  petit  champ  qui  fut  vendu  avec 
cette  caverne,  fut  d'une  excellente  terre  pour  être 
vendu  si  cher. 

Lorsque  Eliézer,  serviteur  d'Abraham,  rencontra 
la  belle  Rebecca,  fille  de  Batuel ,  portant  une  cruche 
d'eau  sur  son  épaule,  et  qu'elle  lui  eût  donné  à  boire 
à  lui  et  à  ses  chameaux  ,  il  lui  donna  des  pendans 
d'oreille  d'or  qui  pesaient  deux  sicles  (r)  ,  et  des  bra- 
celets d'or  qui  en  pesaient  dix.  C'était  un  présent  de 
vingt-quatre  guinées. 

Parmi  les  lois  de  l'Exode ,  il  est  dit  que ,  si  un  bœuf 
frappe  de  ses  cornes  un  esclave  mâle  ou  femelle,  le 


(b)  Genèse,  ebap.  XXIII,  v.  16. 
(0  Ibid. ,  chap.  XXIV,  v.  22. 


SIC  LE.  î/\Ç) 

possesseur  du  bœuf  donnera  trente  sieles  d'argent  au 
maître  de  l'esclave,  et  le  bœuf  sera  lapidé.  Apparem- 
ment il  était  sous-entendu  que  le  bœuf  aurait  fait  une 
blessure  dangereuse;  sans  quoi  trente-deux  écus  au- 
raient été  une  somme  un  peu  trop  forte  vers  le  mont 
Sinaï,  où  l'argent  n'était  pas  commun.  C'est  ce  qui  a 
fait  soupçonner  à  plusieurs  graves  personnages,  mais 
trop  téméraires ,  que  l'Exode  ,  ainsi  que  la  Genèse , 
n'avaient  été  écrits  que  dans  des  temps  postérieurs. 

Ce  qui  les  a  confirmés  dans  leur  opinion  erronée , 
c'est  qu'il  est  dit  dans  le  même  Exode  (rf)  :  Prenez 
d'excellente  myrrhe  du  poids  de  cinq  cents  sieles  , 
deux  cent  cinquante  de  cinnamum,  deux  cent  cin- 
quante de  cannes  de  sucre ,  deux  cent  cinquante  de 
casse ,  quatre  pintes  et  chopine  d'huile  d'olive  pour 
oindre  le  tabernacle  ;  et  on  fera  mourir  quiconque 
s'oindra  d'une  pareille  composition,  ou  en  oindra  un 
étranger. 

Il  est  ajouté  qu'à  tous  ces  aromates  on  joindra  du 
stacté,  de  l'onyx,  du  galbanum  et  de  l'encens  bril- 
lant ,  et  que  du  tout  on  doit  faire  une  collature  selon 
l'art  du  parfumeur. 

Mais  je  ne  vois  pas  ce  qui  a  du  tant  révolter  les  in- 
crédules dans  cette  composition.  Il  est  naturel  de 
penser  que  les  Juifs  qui ,  selon  le  texte,  volèrent  aux 
Égyptiens  tout  ce  qu'ils  purent  emporter,  aient  volé 
de  Fencens  brillant,  du  galbanum ;  de  l'onyx,  du 
stacté.  de  l'huile  d'olive,  de  la  casse,  des  cannes  de 
sucre ,  du  cinnamum  et  de  la  myrrhe.  Ils  avaient  aussi 

(fl)  ExoçLe,  chap.  XXX,  v.  23  et  suiv, 

23. 


l5o  SOCIÉTÉ    ROYALE 

volé  sans  doute  beaucoup  de  sicles  ;  et  nous  avons  vu 
qu'un  des  plus  zélés  partisans  de  cette  horde  hé- 
braïque évalue  ce  qu'ils  avaient  volé  seulement  en  or 
à  neuf  millions.  Je  ne  compte  pas  après  lui. 

SOCIÉTÉ  ROYALE  DE  LONDRES, 
ET  DES  ACADÉMIES. 

Les  grands  hommes  se  sont  tous  formés  ou  avant 
les  académies,  ou  indépendamment  d'elles.  Homère 
et  Phidias  ,  Sophocle  et  Apellc  ,  Virgile  et  Vitruvc  5 
l'Ariostc  et  Michel-Ange,  n'étaient  d'aucunes  acadé- 
mies; le  Tasse  n'eut  que  des  critiques  injustes  de  la 
Crusca ,  et  Newton  ne  dut  point  à  la  société  royale  de 
Londres  ses  découvertes  sur  l'optique,  sur  la  gravi- 
tation, sur  le  calcul  intégral  et  sur  la  chronologie.  A 
quoi  peuvent  donc  servir  les  académies  ?  A  entretenir 
le  feu  que  les  grands  génies  ont  allumé  (  1  ). 

La  société  royale  de  Londres  fut  formée  en  1CG0, 
six  ans  avant  notre  académie  des  sciences.  Elle  n'a 
point  do  récompenses  comme  la  nôtre  ;  mais  aussi 
elle  est  libre;  point  de  ces  distinctions  désagréables, 
inventées  par  l'abbé  Bignon ,  qui  distribua  l'académie 

(1)  Les  académies  des  sciences  sont  encore  utiles  :  i°.  poui 
empêcher  le  public,  et  surtout  les  gouverneurs,  d'être  la  dupe 
des  charlatans  dans  les  sciences;  2°.  pour  faire  exécuter  certains 
travaux,  entreprendre  certaines  recherches,  dont  îc  résultat  ne 
peut  devenir  utile  qu'au  bout  d'un  long  temps,  et  qui  ne  peu- 
vent procurer  de  gloire  à  ceux  qui  s'en  occupent  :  comme  tout 
ce  qui  n'exige,  pour  être  découvert,  que  de  la  méditation  et  du 
génie  doit  s'épuiser  en  peu  de  temps ,  ces  travaux  obscurs  pré- 
parent, pour  les  générations  qui  suivent,  des  matériaux  néces- 
saires pour  de  nouvelles  découvert  es. 


DE    LONDRES.  *  I  3  l 

des  sciences  en  savans  qu'on  payait ,  et  en  Honoraires 
qui  n'étaient  pas  savans.  La  société  de  Londres  indé- 
pendante 3  et  n'étant  encouragée  que  par  elle-même , 
a  été  composée  de  sujets  qui  ont  trouvé  le  calcul  de 
l'infini,  les  lois  de  la  lumière,  celles  de  la  pesanteur, 
l'aberration  des  étoiles,  le  télescope  de  réflexion,  la 
pompe  à  feu ,  le  microscope  solaire  ,  et  beaucoup 
d'autres  inventions  aussi  utiles  qu'admirables.  Qu'au- 
raient fait  de  plus  ces  grands  hommes,  s'ils  avaient 
été  pensionnaires  ou  honoraires  ? 

Le  fameux  docteur  Swiit  forma  le  dessein  ,  dans 
les  dernières  années  du  règne  de  la  reine  Anne,  d'é- 
tablir une  académie  pour  la  langue,  à  l'exemple  de 
l'académie  française.  Ce  projet  était  appuyé  par  le 
comte  d'Oxford,  grand  trésorier,  et  encore  plus  par 
le  vicomte  Bolingbroke  secrétaire  d'état,  qui  avait  Je 
don  de  parler  sur-le-champ  dans  le  parlement  avec 
autant  de  pureté  que  Swift  écrivait  dans  son  cabinet, 
et  qui  aurait  été  le  protecteur  et  l'ornement  de  cette 
académie.  Les  membres  qui  la  devaient  composer 
étaient  des  hommes  dont  les  ouvrages  dureront  au- 
tant que  la  langue  anglaise.  C'était  ce  docteur  Swift  > 
M.  Prior,  que  nous  avons  vu  ici  ministre  public,  et 
qui ,  en  Angleterre ,  a  la  même  réputation  que  La  Fon- 
taine a  parmi  nous  :  c'était  M.  Pope ,  le  Boileau  d'An- 
gleterre; M.  Congrève,  qu'on  peut  en  appeler  le  Mo- 
lière ;  plusieurs  autres ,  dont  les  noms  m'échappent 
ici;  auraient  tous  fait  fleurir  cette  compagnie  dans 
sa  naissance.  Mais  la  reine  mourut  subitement;  les 
Wihgs  s.e  mirent  dans  la  tête  de  foire  pendre  les  pro- 
tecteurs de  l'académie  ;  ce  qui ,  comme  vous  voyez 


10  2  SOCIÉTÉ    ROYALE 

bien,  fui  mortel  aux  belles-lettres.  Les  membres  de 
ce  corps  auraient  eu  un  grand  avantage  sur  les  pre- 
miers qui  composèrent  l'académie  française.  Swift, 
Prior  ,  Congrève  ,  Dryden  ,  Pope,  Àddison  ,  etc., 
avaient  fixé  la  langue  anglaise  par  leurs  écrits  ;  au 
lî-rn  que  Chapelain  ,  Colletet ,  Cassaignc  ,  Farct  , 
Cotin,  nos  premiers  académiciens,  étaient  l'opprobre 
de  notre  nation;  et  leurs  noms  sont  devenus  si  ridi- 
cules, que,  si  quelque  auteur  avait  le  malheur  de  s'ap- 
peler aujourd'hui  Chapelain  ou  Cotin,  il  serait  obligé 
de  changer  de  nom.   • 

Il  aurait  fallu  surtout  que  l'académie  anglaise  se 
fût  proposé  des  occupations  toutes  différentes  de  la 
noire.  Un  jour  un  bel  esprit  de  ce  pays -là  me  de- 
manda les  Mémoires  de  l'académie  française.  Elle 
n "écrit  point  de  Mémoires,  lui  répondis-je;  mais  elle 
a  fait  imprimer  soixante  ou  quatre-vingts  volumes  de 
complimens.  Il  en  parcourut  un  ou  deux.  Il  ne  put 
jamais  entendre  ce  style,  quoiqu'il  entendit  fort  bien 
tous  nos  bons  auteurs.  Tout  ce  que  j'entrevois,  me 
dit  il,  dans  ces  beaux  discours,  c'est  que  le  récipien- 
daire ayant  assuré  que  son  prédécesseur  était  un 
grand  homme,  que  le  cardinal  de  Richelieu  était  un 
très- grand  homme  ,  le  chancelier  Seguier  un  assez 
grand  homme  ;  le  directeur  lui  répond  la  meme 
chose  ,  et  ajoute  que  le  récipiendaire  pourrait  bien 
aussi  être  une  espèce  de  grand  homme,  et  que  pour 
lui ,  directeur,  il  n'en  quitte  pas  sa  part.  Il  est  aisé  de 
voir  par  quelle  fatalité  presque  tous  ces  discours  aca- 
démiques ont  fait  si  peu  d'honneur  à  ce  corps.  Vitium 
est  temporis  potins  quàm  hominis.  L'usage  s'est  insen- 


DE    LONDRES.  I  J.3 

blemcnt  établi,  que  tout  académicien  répéterait  ces 
éloges  à  sa  réception  (2  )  :  on  s'est  imposé  une  espèce 
de  loi  d  ennuyer  le  public.  Si  Ton  cherche  ensuite 
pourquoi  les  plus  grands  génies  qui  sont  entrés  dans 
ce  corps  ont  fait  quelquefois  les  plus  mauvaises  ha- 
rangues, la  raison  en  est  encore  bien  aisée;  c'est  qu'ils 
ont  voulu  briller,  c'est  qu'ils  ont  voulu  traiter  nouvel- 
lement une  matière  tout  usée.  La  nécessité  de  parler, 
l'cinbarras  de  n'avoir  rien  à  dire  et  l'envie  d'avoir  de 
l'esprit,  cojil  trois  choses  capables  de  rendre  ridicule 
même  le  plus  grand  homme.  Ne  pouvant  trouver  des 
pensées  nouvelles,  ds  ont  cherché  des  tours  nou- 
veaux ,  et  ont  parlé  sans  penser,  comme  des  gens  qui 
mâcheraient  à  vide  et  feraient  semblant  de  manger  en 
périssant  d'inanition.  Au  lieu  que  c'est  une  loi  dans 
l'académie  française,  de  faire  imprimer  tous  ces  dis- 
cours par  lesquels  seuls  elle  est  connue,  ce  devrait 
être  une  loi  de  ne  les  imprimer  pa?. 

L'académie  des  belles-lettres  s'est  proposé  un  but 
plus  sage  et  plus  utile;  c'est  de  présenter  au  public 
un  recueil  de  Mémoires  remplis  de  recherches  et  de 
critiques  curieuses.  Ces  Mémoires  sont  déjà  estimés 
chez  les  étrangers.  On  souhaiterait  seulement  que 
quelques  matières  y  fussent  plus  approfondies ,  et 
qu'on  n'en  eût  point  traité  d'autres.  On  se  serait,  par 
exemple,  fort  bien  passé  de  je  ne  sais  quelle  disser- 


(2)  L'usage  de  ces  complimens  s'est  aboli  insensiblement;  et 
dans  le  dernier  discours  de  réception,  on  s'est  contenté  de  rendre 
un  hommage  à  la  mémoire  du  prédécesseur ,  et  au  roi  protecteur 
de  l'académie. 


I  5  4  SOCIÉTÉ   ROYALE 

talion  sur  les  prérogatives  de  la  main  droite  sur  la 
main  gauche,  et  de  quelques  autres  recherches  qui, 
sous  un  titre  moins  ridicule,  n'en  sont  guère  moins 
frivoles.  L'académie  des  sciences,  dans  ses  recher- 
ches plus  difficiles  et  d'une  utilité  plus  sensible,  em- 
brasse la  connaissance  de  la  nature  et  la  perfection 
des  arts.- Il  est  à  croire  que  des  études  si  profondes 
et  si  suivies,  des  calculs  si  exacts,  des  découvertes 
si  fines,  des  vues  si  grandes,  produiront  enfin  quel- 
que chose  qui  servira  au  bien  de  l'univers. 

C'est  dans  les  siècles  les  plus  barbares  que  se  sont 
faites  les  plus  utiles  découvertes.  Il  semble  que  le 
partage  des  temps  les  plus  éclairés,  et  des  compa- 
gnies les  plus  savantes,  soit  de  raisonner  sur  ce  que 
des  ignorans  ont  inventé.  On  sait  aujourd'hui,  après 
Les  longues  disputes  de  M.  Huyghens  et  de  M.  Re- 
naud, la  détermination  de  l'angle  le  plus  avantageux 
d'un  gouvernail  de  vaisseau  avec  la  quille  ;  mais  Chris- 
tophe Colomb  avait  découvert  l'Amérique  sans  rien 
soupçonner  de  cet  angle.  Je  suis  bien  loin  d'inférer 
de  ta  qu'il  faille  s'en  tenir  seulement  à  une  pratique 
aveugle;  mais  il  serait  heureux  que  les  physiciens  et 
les  géomètres  joignissent  autant  qu'il  est  possible  la 
pratique  à  la  spéculation.  Faut-il  que  ce  qui  fait  le 
plus  d'honneur  à  l'esprit  humain  soit  souvent  ce  qui 
est  le  moins  utile  ?  Un  homme,  avec  les  quatre  règles 
d'arithmétique  et  du  bon  sens,  devient  un  grand  né- 
gociant, un  Jacques  Cœur,  un  Delmet,  un  Bernard  ; 
tandis  qu'un  pauvre  algébriste  passe  sa  vie  à  chercher 
dans  les  nombres  des  rapports  et  des  propriétés  éton- 
nantes; mais  sans  usage,  et  qui  ne  lui  apprendront 


DE    LONDRES.  Io5 

pas  ce  que  c'est  que  le  change  (3).  Tous  les  arts  sont 
à  peu  près  dans  ee  cas.  Il  y  a  un  point  passé  leqiîel 
les  recherches  ne  sont  plus  que  pour  la  curiosité.  Ces 
vérités  ingénieuses  et  inutiles  ressemblent  à  des 
étoiles  qui,  placées  trop  loin  de  nous,  ne  nous  don- 
nent point  de  clarté. 

Pour  Facadémie  française  ,  quel  service  ne  ren- 
drait-elle pas  aux  lettres,  à  la  languu  et  a  la  nation , 
si,  au  lieu  de  faire  imprimer  tous  les  ans  des  compli- 
mens,  elle  fesait  imprimer  les  bons  ouvrages  du  siècle 
de  Louis  XIV,  épurés  de  toutes  les  fautes  de  langage 
qui  s'y  sont  glissées  ?  Corneille  et  Molière  en  sont 
pleins.  La  Fontaine  en  fourmille.  Celles  qu'on  ne  pour- 
rait pas  corriger  seraient  au  moins  marquées.  L'Eu- 
rope, qui  lit  ces  auteurs,  apprendrait  par  eux  notre 
langue  avec  sûreté.  Sa  pureté  serait  à  jamais  fixée. 
Les  bons  livres  français,  imprimés  avec  soin  aux  dé- 
pens du  roi,  seraient  un  des  plus  glorieux  monumens 
de  la  nation.  J'ai  ouï  dire  que  M.  Despréaux  avait  fait 
autrefois  cette  proposition,  et  qu'elle  a  été  renouvelée 
par  un  homme  dont  l'esprit ,  la  sagesse  et  la  saine 
critique  sont  connus;  mais  cette  idée  a  eu  le  sort  de 
beaucoup  d'autres  projets  utiles,  d'être  approuvée  et 
d'être  négligée. 

(3)  Cet  exemple  nous  paraît  mal  choisi.  Il  est  fort  inutile  qu'un 
«éomètre  né  avec  des  talens  s'applique  à  la  banque.  Ce  métier 
exige  très-peu  de  science,  encore  rnoirfr  d'esprit  de  combinaison; 
et  seulement  de  l'ordre,  de  l'activité,  avec  un  grand  amour  de 
1  or.  Mais  il  serait  bon  qu'un  géomètre  appliquât  le  calcul  à  des 
questions  d'arithmétique  politique,  et  à  la  physique,  tandis  que 
les  physiciens  appliqueraient  la  physique  aux  arts. 


I  56       SOCIÉTÉ  ROYALE  DE  LONDRES. 

Une  chose  assez  singulière  ,  c'est  que  Corneille  , 
qui  écrivit  avec  assez  de  pureté  et  beaucoup  de  no- 
blesse les  premières  de  ces  bonnes  tragédies  lorsque 
la  langue  commençait  à  se  former,  écrivit  toutes  les 
autres  très-incorrectement  et  d'un  style  très-bas ,  dans 
le  temps  que  Racine  donnait  à  la  langue  française 
tant  de  pureté,  de  vraie  noblesse  et  de  grâces,  dans 
le  temps  que  Despréaux  la  fixait  par  l'exactitude  la 
plus  correcte,  par  la  précision,  la  force  et  l'har- 
monie. Que  l'on  compare  la  Bérénice  de  Racine  avec 
celle  de  Corneille,  on  croirait  que  celle-ci  est  du 
temps  de  Tristan.  Il  semblait  que  Corneille  négligeât 
son  style  à  mesure  qu'il  avait  plus  besoin  de  le  sou- 
tenir, et  qu'il  n'eût  que  l'émulation  d'écrire,  au  lieu 
de  l'émulation  de  bien  écrire.  Non -seulement  ces 
douze  ou  treize  dernières  tragédies  sont  mauvaises, 
mais  le  style  en  est  très-mauvais.  Ce  qui  est  encore 
plus  étrange ,  c'est  que  de  notre  temps  même  nous 
avons  eu  des  pièces  de  théâtre,  des  ouvrages  de  prose 
et  de  poésie ,  composés  par  des  académiciens  qui  ont 
négligé  leur  langue  au  point  qu'on  ne  trouve  pas  chez 
eux  dix  vers  ou  dix  lignes  de  suite  sans  quelque  bar- 
barisme. On  peut  être  un  très-bon  auteur  avec  quel- 
ques fautes,  mais  non  pas  avec  beaucoup  de  fautes. 
Un  jour,  une  société  de  gens  d'esprit  éclairés  compta 
plus  de  six  cents  solécismes  intolérables  dans  une 
tragédie  qui  avait  eu  le  plus  grand  succès  à  Paris  et 
la  plus  grande  faveur  à  la  cour.  Deux  ou  trois  succès 
pareils  suffiraient  pour  corrompre  la  langue  sans  re- 
tour, et  pour  la  faire  retomber  dans  sou  ancienne 


SOCINIENS.  107 

barbarie  dont  les  soins  assidus  de  tant  de  grands 
hommes  Font  tirée. 

SOCINIENS, 
ou  ARIENS,  ou  ANTITRINITAIRES  (*). 

Il  y  a  en  Angleterre  une  petite  secte  ,  composée 
d'ecclésiastiques  et  de  quelques  séculiers  très-savans, 
qui  ne  prennent  ni  le  nom  d'ariens,  ni  celui  de  soci- 
niens;  mais  qui  ne  sont  point  du  toul  de  l'avis  de 
saint  Athanase  sur  le  chapitre  de  la  Trinité  ,  et  qui 
vous  disent  nettement  que  le  père  est  plus  grand  que 
le  fils. 

Vous  souvenez-vous  d'un  certain  évêque  ortho- 
doxe qui,  pour  convaincre  un  empereur  de  la  con- 
substantialité ,  s'avisa  de  prendre  le  fils  de  l'empereur 
sous  le  menton,  et  de  lui  tirer  le  nez  en  présence  de 
sa  sacrée  majesté?  L'empereur  allait  faire  jeter  Té- 
vêque  par  les  fenêtres,  quand  le  bon-homme  lui  dit 
ces  belles  et  convaincantes  paroles  :  «  Seigneur,  si 
votre  majesté  est  si  fâchée  que  l'on  manque  de  res- 
pect à  son  fds  ?  comment  pensez-vous  que  Dieu  le 
père  traitera  ceux  qui  refusent  à  Jésus-Christ  les  titres 
qui  lui  sont  dus?  »  Les  gens  dont  je  vous  parle  disent 
que  le  saint  évêque  était  fort  mal  avisé ,  que  son  argu- 
ment n'était  rien  moins  que  concluant,  et  que  l'em- 
pereur devait  lui  répondre  :  Apprenez  qu'il  y  a  deux 
façons  de  me  manquer  de  respect;  la  première  de  ne 
rendre  pas  assez  d'honneur  à  mon  fils  j  et  la  seconde) 
de  lui  en  rendre  autant  qu'à  moi. 

(*)  Filment  d'une  lettre  écrite  de  Londres,  vers  1  7^0. 
r:<:t.  ph.  8.  14 


Ji>0  S  OC  INI  EX  S. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  parti  d'Arius  commence  à 
revivre  en  Angleterre ,  aussi-bien  qu'en  Hollande  et 
en  Pologne.  Le  grand  Newton  fesait  à  cette  opinion 
l'honneur  de  la  favoriser.  Ce  philosophe  pensait  que 
les  unitaires  raisonnaient  plus  géométriquement  que 
nous.  Mais  le  plus  ferme  patron  de  la  doctrine 
arienne  ,  est  l'illustre  docteur  Clarkc.  Cet  homme 
est  d'une  vertu  rigide  et  d'un  caractère  doux  ,  plus 
amateur  de  ses  opinions ,  que  passionné  pour  foire 
des  prosélytes,  uniquement  occupé  de  calculs  et  de 
démonstrations,  aveugle  et  sourd  pour  tout  le  reste, 
une  vraie  machine  à  raisonnemens.  C'est  lui  qui  est 
l'auteur  d'un  livre  assez  peu  entendu,  mais  estimé, 
sur  l'existence  de  Dieu,  et  d'un  autre  plus  intelli- 
gible ,  mais  assez  méprisé,  sur  la  vérité  de  la  religion 
chrétienne.  Il  ne  s'est  point  engagé  dans  de  belles 
disputes  scolastiques,  que  notre  ami  appelle  de  véné- 
rables billevesées;  il  s'est  contenté  de  faire  imprimer 
un  livre  qui  contient  tous  les  témoignages  des  pre- 
miers siècles  pour  et  contre  les  unitaires,  et  a  laissé 
au  lecteur  le  soin  de  compter  les  voix  et  de  juger.  Ce 
livre  du  docteur  lui  a  attiré  beaucoup  de  partisans, 
mais  l'a  empêché  d'être  archevêque  de  Cantorbéri  : 
car  ,  lorsque  la  reine  Anne  voulut  lui  donner  ce 
poste  ,  un  docteur  nommé  Gibson ,  qui  avait  sans 
doute  ses  raisons,  dit  à  la  reine  :  Madame ,  M.  Clarkc 
est  le  plus  savant  et  le  plus  honnête  homme  du 
royaume  ;  il  ne  lui  manque  qu'une  chose.  Et  quoi  ? 
dit  la  reine.  C'est  d'être  chrétien,  dit  le  docteur  bé- 
névole. Je  crois  que  Clarkc  s'est  trompé  dans  son 


SOC  RATE.  I-3C) 

calcul ']  et  qu'il  valait  mieux  être  primat  orthodoxe 
d'Angleterre  que  curé  arien. 

Vous  voyez  quelles  révolutions  arrivent  dans  les 
opinions  comme  dans  les  empires.  Le  parti  d'Anus, 
après  trois  cents  ans  de  triomphe  ,  et  douze  siècles 
d'oubli  ,  renaît  enfin  de  sa  cendre  ;  mais  il  prend  très- 
mal  son  temps,  de  reparaître  dans  un  âge  où  tout  le 
monde  est  rassasié  de  disputes  et  de  sectes.  Ceile-ci 
est  encore  trop  petite  pour  obtenir  la  liberté  des 
assemblées  publiques;  elle  l'obtiendra  sans  douie  si 
elle  devient  plus  nombreuse  :  mais  on  est  si  tiède  à 
présent  sur  tout  cela,  qu'il  n'y  a  plus  guère  de  for- 
tune à  faire  pour  une  religion  nouvelle  ou  renouvelée. 
N'est-ce  pas  une  chose  plaisante,  que  Luther,  Calvin, 
Zuingle  ,  tous  écrivains  qu'on  ne  peut  lire  ,  aient 
fonde  des  sectes  qui  partagent  l'Europe?  que  l'igno- 
rant Mahomet  ait  donné  une  religion  à  l'Asie  et  à 
l'Afrique,  et  que  messieurs  Newton,  Clarke,  Locke, 
le  Clerc,  etc.,  les  plus  grands  philosophes  et  les 
meilleures  plumes  de  leur  temps,  aient  pu  à  peine 
venir  à  bout  d'établir  un  petit  troupeau  ?  Voilà  ce 
que  c'est  que  de  venir  au  monde  à  propos.  Si  le  car- 
dinal de  Retz  reparaissait  aujourd'hui ,  il  n'ameute- 
rait pas  dix  femmes  dans  Paris.  Si  Cromwell  renais- 
sait, lui  qui  a  fait  couper  la  tète  à  son  roi  et  s'est  fait 
souverain,  il  serait  un  simple  citoyen  de  Londres. 

SOCIiATE. 

Le  moule  est-il  cassé  de  ceux  qui  aimaient  la  vertu 
pour  elle  -  même ,  un  Confucius  ,  un  Pythagore ,  un 
Thaïes,  un  Soerate  ?  Il  y  avait   de  leur  temps  des 


l6o  SOC  RATE. 

foules  de  dévols  à  leurs  pagodes  et  à  leurs  divinités , 
des  esprits  frappés  de  la  crainte  de  Cerbère,  et  des 
furies,  qui  couraient  les  initiations,  les  pèlerinages, 
les  mystères,  qui  se  ruinaient  en  offrandes  de  brebis 
noires.  Tous  les  temps  ont  vu  de  ces  malheureux  dont 
parle  Lucrèce  (III,  5i — -54)  : 

Qui  quoeumque  tamen  miseri  venêre  partutanc , 
Et  nuiras  mactant  pecudes,  et  Manibit  Divis 
In  fciias  mittunt  ;  multoaue  in  rébus  acerbis 
Acriùs  adverlunt  animos  ad  rellicjionem. 

Les  macérations  é: aient  en  usage  ;  les  prêtres  de 
Cybèlc  se  fesaient  châtrer  pour  garder  ia  continence. 
D'où  vient  que  parmi  tous  ces  martyrs  de  la  super- 
stition ,  l'antiquité  ne  compte  pas  un  seul  grand 
homme,  un  sage  ?  C'est  que  la  crainte  n'a  jamais  pu 
faire  la  vertu.  Les  grands  hommes  ont  été  les  en- 
thousiastes du  bien  moral.  La  sagesse  était  leur 
passion  dominante  ;  ils  étaient  sages  comme  Alexan- 
dre était  guerrier,  comme  Homère  était  poète,  et 
Apclic  peintre,  par  une  force  et  une  nature  supé- 
rieure :  et  voilà  peut  être  tout  ce  qu'on  doit  entendre 
par  le  démon  de  Socratc. 

Un  jour  deux  citoyens  d'Athènes,  revenant  de  la 
chapelle  de  Mercure ,  aperçurent  Socrate  dans  la 
place  publique.  L'un  dit  à  l'autre  :  N'est-ce  pas  là  ce 
scélérat  qui  dit  qu'on  peut  être  vertueux  sans  aller 
tous  les  jours  offrir  des  moutons  et  des  oies  ?  Oui ,  dit 
l'autre,  c'est  ce  sage  qui  n'a  point  de  religion;  c'est 
cet  athée  qui  dit  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu.  Socrate 
approcha  d'eux  avec  son  air  simple,  son  démon  et 
son  ironie  que  madame  Dacier  a  si  fort  exaltée  :  Mes 


S  OCRAT  E.  1.6  1 

amis,  leur  dit-il,  un  petit  mot,  je  vous  prie.  Un 
homme  qui  prie  la  Divinité,  qui  l'adore,  qui  cherche 
à  lui  ressembler  autant  que  le  peut  la  faiblesse  hu- 
maine ,  et  qui  fait  tout  le  bien  dont  il  est  capable  , 
comment  nommeriez  -  vous  un  tel  homme  ?  C'est  une 
âme  très-religieuse ,  dirent-ils.  Fort  bien  :  on  pourrait 
donc  adorer  l'Être  suprême,  et  avoir  à  toute  force  de 
la  religion  ?  D'accord ,  dirent  les  deux  Athéniens, 
Mais  croyez -vous,  poursuivit  Socrate,  que  quand  le 
divin  architecte  du  monde  arrangea  tous  ces  globes 
qui  roulent  sur  vos  têtes,  quand  il  donna  le  mouve- 
ment et  la  vie  à  tant  d'êtres  différens ,  il  se  servit  du 
bras  d'Hercule,  ou  de  la  lyre  d'Apollon,  ou  de  la  flûte 
de  Pan?  Cela  n'est  pas  probable,  dirent-ils.  Mais3  s'il 
n'est  pas  vraisemblable  qu'il  ait  employé  le  secours 
d'autrui  pour  construire  ce  que  nous  voyons,  il  n'est 
pas  croyable  qu'il  le  conserve  par  d'autres  que  par 
lui-même.  Si  Neptune  était  le  maître  absolu  de  la 
mer  ,  Junon  de  l'air ,  Éole  des  vents  ,  Cérès  des 
moissons,  et  que  l'un  voulût  le  calme  quand  l'autre 
voudrait  du  vent  et  de  la  pluie,  vous  sentez  bien  que 
l'ordre  de  la  nature  ne  subsisterait  pas  tel  qu'il  est. 
Vous  m'avouerez  qu'il  est  nécessaire  que  tout  dé- 
pende de  celui  qui  a  tout  fait.  Vous  donnez  quatre 
chevaux  blancs  au  soleil,  et  deux  chevaux  noirs  à  la 
lune;  mais  ne  vaut  il  pas  mieux  que  le  jour  et  la  nuit 
soient  l'effet  du  mouvement  imprimé  aux  astres  par 
le  maître  des  astres,  que  s'ils  étaient  produits  par  six 
chevaux  ?  Les  deux  citoyens  se  regardèrent  et  ne 
répondirent  rien.  Enfin  Socrate  finit  par  leur  prouver 
qu'on  pouvait  avoir  des  moissons  sans  donner  de 

14. 


l62  SOCRATE. 

l'argent  aux  prêtres  de  Cérès,  aller  à  la  chasse  sans 
offrir  des  petites  statues  d'argent  à  la  chapelle  de 
Diane,  que  Pomone  ne  donnait  point  des  fruits,  que 
Neptune  ne  donnait  point  des  chevaux,  et  qu'il  fallait 
remercier  le  souverain  qui  a  tout  fait. 

Son  discours  était  dans  la  plus  exacte  logique. 
Xénophon  son  disciple  ,  homme  qui  connaissait  le 
monde,  et  qui  depuis  sacrifia  au  vent  dans  la  retraite 
des  dix  mille,  tira  Socrate  par  la  manche,  et  lui  dit: 
Votre  discours  est  admirable;  vous  avez  parlé  bien 
mieux  qu'un  oracle  :  vous  êtes  perdu;  l'un  de  ces 
honnêtes  gens  à  qui  vous  parlez  est  un  boucher  qui 
vend  des  moutons  et  des  oies  pour  les  sacrifices;  et 
l'autre,  un  orfèvre  qui  gagne  beaucoup  à  faire  de 
petits  dieux  d'argent  et  de  cuivre  pour  les  femmes;  ils 
vont  vous  accuser  d'être  un  impie  qui  voulez  diminuer 
leur  négoce  ;  ils  déposeront  contre  vous  auprès  de 
Mélitus  et  d'Anitus,  vos  ennemis,  qui  ont  conjuré 
votre  perte  :  gare  la  ciguë  ;  votre  démon  familier 
aurait  bien  dû  vous  avertir  de  ne  pas  dire  à  un  bou- 
cher et  à  un  orfèvre  ce  que  vous  ne  deviez  dire  qu'à 
Platon  et  à  Xénophon. 

Quelque  temps  après,  les  ennemis  de  Socrate  le 
firent  condamner  par  le  conseil  des  cinq  cents.  Il  eujt 
deux  cent  vingt  voix  pour  lui.  Cela  fait  présumer 
qu'il  y  avait  deux  cent  vingt  philosophes  dans  ce 
tribunal  ;  mais  cela  fait  voir  que  dans  toute  compa- 
gnie le  nombre  des  philosophes  est  toujours  le  plus 
petit. 

Socrate  but  donc  la  ciguë  pour  avoir  parlé  en 
faveur  de  l'unité  de  Dieu  :  et  ensuite  les  Athéniens 


SOLDAT.  l63 

consacrèrent  une  chapelle  à  Socrate ,  à  celui  qui 
s'était  élevé  contre  les  chapelles  dédiées  aux  êtres 
inférieurs. 

SOLDAT. 

Le  ridicule  faussaire  qui  fit  ce  Testament  du  car- 
dinal de  Richelieu  ?  dont  nous  avons  beaucoup  plus 
parlé  qu'il  ne  mérite  3  donne  pour  un  beau  secret 
d'État  de  lever  cent  mille  soldats  quand  on  veut  en 
avoir  cinquante  mille. 

Si  je  ne  craignais  d'être  aussi  ridicule  que  ce 
faussaire,  je  dirais  qu'au  lieu  de  lever  cent  mille 
mauvais  soldats  ,  il  en  faut  engager  cinquante  mille 
bons;  qu'il  faut  rendre  leur  profession  honorable; 
qu'il  faut  qu'on  la  brigue  et  non  pas  qu'on  la  fuie;  que 
cinquante  mille  guerriers  assujettis  à  la  sévérité  de 
la  règle,  sont  bien  plus  utiles  que  cinquante  mille 
moines. 

Que  ce  nombre  est  suffisant  pour  défendre  un  état 
de  l'étendue  de  l'Allemagne  ou  de  la  France,  ou  de 
l'Espagne,  ou  de  l'Italie. 

Que  des  soldats  en  petit  nombre  dont  on  a  aug- 
menté 1  honneur  et  la  paye  ne  déserteront  point. 

Que  cette  paye  étant  augmentée  dans  un  état  ,.  et 
le  nombre  des  engagés  diminué,  il  faudra  bien  que  les 
états  voisins  imitent  celui  qui  aura  le  premier  rendu 
ce  service  au  genre  humain. 

Qu'une  multitude  d'hommes  dangereux  étant  ren- 
due à  la  culture  de  la  terre  ou  aux  métiers,  et  devenue 
utile,  chaque  état  en  sera  plus  florissant. 

M.  le  marquis  de  Monteynard  a  donné  en  1773 


ÏU%  SOMNAMBULES. 

un  exemple  à  l'Europe;  il  a  donné  un  surcroît  à  la 
paye,  et  des  honneurs  aux  soldats  qui  serviraient 
après  le  temps  de  leur  engagement.  Voilà  comme  il 
faut  mener  les  hommes. 

SOMNAMBULES,  ET  SONGES. 

SECTION    PREMIÈRE. 

J'ai  vu  un  somnambule,  mais  il  se  contentait  de  se 
lever,  de  s'habiller,  de  faire  la  révérence,  de  danser 
le  menuet  assez  proprement,  après  quoi  il  se  désha- 
billait, se  recouchait,  et  continuait  de  dormir. 

Cela  n'approche  pas  du  somnambule  de  l'Encj'clo- 
pédie.  C'était  un  jeune  séminariste  qui  se  relevait 
pour  composer  un  sermon  en  dormant ,  récrivait 
correctement,  le  relisait  d'un  bout  a  l'autre ,  ou  du 
moins  croyait  le  relire,  y  fesait  des  corrections-,  ra- 
turait des  lignes,  en  substituait  d'autres,  remettait  à 
sa  place  un  mot  oublié;  composait  de  la  musique,  la 
no'.ait  exactement,  après  avoir  réglé  son  papier  avec 
sa  canne,  et  plaçait  les  paroles  sous  les  ne  tes  sans  se 
tromper,  etc.,  elc. 

Il  est  dit  qu'un  archevêque  de  Bordeaux  a  été 
témoin  de  toutes  ces  opérations,  et  de  beaucoup 
d'autres  aussi  étonnantes.  Il  serait  à  souhaiter  que  ce 
prélat  eût  donné  lui-même  son  attestation  signée  de 
ses  grands  vicaires,  ou  du  moins  de  monsieur  son 
secr.' taire. 

Mais  supposons  que  ce  somnambule  ait  fait  tout 
ce  qu'on  lui  a'iribue,  je  lui  ferai  toujours  les  mêmes 
questions  que  je  ferais  à  un  simple  songeur.  Je  lui 


SOMK  AMBULES.  tG5 

dirais  .-Vous  avez  songé  plus  fortement  qu'un  autre, 
mais  c'est  par  le  même  principe  ;  cet  autre  n'a  eu  que 
la  fièvre,  et  vous  avez  eu  le  transport  au  cerveau. 
Mais  enfin,  vous  avez  reçu  l'un  et  l'autre  des  idées, 
des  sensations  auxquelles  vous  ne  vous  attendiez  nul- 
lement; vous  avez  fait  tout  ce  que  vous  n'aviez  nulle 
envie  de  foire. 

De  deux  dormeurs  1  un  n'a  pas  une  seule  idée, 
l'autre  en  reçoit  une  foule;  l'un  est  insensible  comme 
un  marbre,  l'autre  éprouve  des  désirs  et  des  jouis- 
sances. Un  amant  fait  en  rêvant  une  chanson  pour  sa 
maîtresse,  qui  dans  son  délire  croit  lui  écrire  une 
lettre  tendre,  et  qui  en  récite  tout  haut  les  paroles. 

Swibit  amatori  meretrix ;  dat  adultéra  munus,... 
In  noclis  spatio  rniserorum  vulnera  durant. 

(Pétrone,  cîiap.  io4-) 

S'est -il  passé  autre  chose  dans  votre  machine 
pendant  ce  rêve  si  puissant  sur  vous,  que  ce  qui  se 
passe  tous  les  jours  dans  votre  machine  éveillée? 

Vous,  monsieur  le  séminariste,  né  avec  le  don  de 
l'imitation,  vous  avez  écouté  cent  sermons,  votre 
cerveau  s'est  monté  à  en  faire;  vous  en  avez  écrit  en 
veillant,  poussé  par  le  talent  d'imiter;  vous  en  écrivez 
de  même  en  dormant.  Comment  s'est-il  pu  faire  que 
vous  soyez  devenu  prédicateur  en  rêve,  vous  étant 
couché  sans  aucune  volonté  de  prêcher  ?  Piessou- 
venez-vous  bien  de  la  première  fois  que  vous  mîtes 
par  écrit  l'esquisse  d'un  sermon  pendant  la  veille. 
Vous  n'y  pensiez  pas  le  quart  d'heure  d'auparavant  ; 
vous  étiez  dans  votre  chambre  livré  à  une  rêverie 
vague  sans  aucune  idée  déterminée;  votre  mémoire 


1 66  S  0  M  N  A  MEULES, 

vous  rappelle,  sans  que  votre  volonté  s'en  mêle,  le 
souvenir  d'une  certaine  fètc;  cette  fête  vous  rappelle 
qu'on  proche  ce  jour-là;  vous  vous  souvenez  d'un 
texte ,  ce  texte  fournit  un  exorde;  vous  avez  auprès 
de  vous  encre  et  papier  ?  vous  écrivez  des  choses  que 
vous  ne  pensiez  pas  devoir  jamais  écrire. 

Voilà  précisément  ce  qui  vous  est  arrivé  dans- 
vôtre  acte  de  noctambule. 

Vous  avez  cru  dans  l'une  et  l'autre  opération  ne 
faire  que  ce  que  vous  vouliez;  et  vous  avez  été  dirigé 
sans  le  savoir  par  tout  ce  qui  a  précédé  l'écriture  de 
ce  sermon. 

De  même,  lorsqu'en  sortant  de  vêpres  vous  vous 
êtes  renfermé  dans  votre  cellule  pour  méditer,  vous 
n'aviez  nul  dessein  de  vous  occuper  de  votre  voisine; 
cependant  son  image  s'est  peinte  à  vous  quand  vous 
n  y  pensiez  pas;  votre  imagination  s'est  allumée  sans 
que  vous  ayez  songé  à  un  éteignoir;  vous  savez  ce  qui 
s'en  est  suivi. 

Vous  avez  éprouvé  la  même  aventure  pendant 
votre  sommeil. 

Quelle  part  avez-vous  eue  à  toutes  ces  modifica- 
tions de  votre  individu?  la  même  que  vous  avez  à  la 
course  de  votre  sang  dans  vos  artères  et  dans  vos 
veines  ,  à  rarrosement  de  vos  vaisseaux  lympha- 
tiques ,  au  battement  de  votre  cœur  et  de  votre  cer- 
veau. 

J'ai  lu  l'article  Songe  dans  le  Dictionnaire  encyclo- 
pédique, et  je  n'y  al  rien  compris.  Mais,  quand  je 
recherche  la  cause  de  mes  idées  et  de  mes  actions 


SOMNAMBULES.  167 

dans  le  sommeil  et  dans  la  veille,  je  n'y  comprends 
pas  davantage. 

Je  sais  bien  qu'un  raisonneur  qui  voudrait  me 
prouver  que,  quand  je  veille,  et  que  je  ne  suis  ni  fré- 
nétique ni  ivre,  je  suis  alors  un  animal  agent,  ne  lais* 
serait  pas  de  m'embarrasser. 

Mais  je  l'embarrasserais  bien  davantage,  en  lu! 
prouvant  que,  quand  il  dort,  il  est  entièrement  pa- 
tient, pur  automate. 

Or,  dites-moi  ce  que  c'est  qu'un  animal  qui  est 
absolument  machine  la  moitié  de  sa  vie  ,  et  qui 
change  de  nature  deux  fois  eu  vingt -quatre  heures  ? 

SECTION  11. 

Lettre  aux  auteurs  de  la  gazette  littéraire,  sur 
les  songes.  Août  1764. 

Messieurs, 

Tous  les  objets  des  sciences  sont  de  votre  ressort; 
souiFrez  que  les  chimères  en  soient  aussi.  JSil  sub  sole 
noçum  :  rien  de  nouveau  sous  le  soleil;  aussi  n'est-ce 
pas  de  ce  qui  se  fait  en  plein  jour  que  je  veux  vous 
entretenir,  mais  de  ce  qui  se  passe  pendant  la  nuit. 
Ne  vous  alarmez  pas,  il  ne  s'agit  que  de  songes. 

Je  vous  avoue  ,  messieurs ,  que  je  pense  assez 
comme  le  médecin  de  votre  M.  de  Pourceaugnac;  il 
demande  à  son  malade  de  quelle  nature  sont  ses 
songes;  et  M.  de  Pourceaugnac,  qui  n'est  pas  philo- 
sophe, répond  qu'ils  sont  de  la  nature  des  songes. 
Il  est  très-certain  pourtant ,  n'en  déplaise  à  votre 
Limousin,  que  des  songes  pénibles  et  funestes  dé- 


<ï68  r.  omnamdui.es. 

notent  les  peines  de  l'esprit  et  du  corps,  un  estomac 
surchargé  d'alimens ,  ou  un  esprit  occupé  d'idées 
douloureuses  pendant  la  veille. 

Le  laboureur  qui  a  bien  travaillé  sans  chagrin,  et 
bien  mangé  sans  excès,  dort  d'un  sommeil  plein  et 
tranquille,  que  les  rêves  ne  troublent  point.  Tant 
qu'il  est  dans  cet  état,  il  ne  se  souvient  jamais  d'avoir 
fait  aucun  rêve.  C'est  une  vérité  dont  je  me  suis 
assuré  autant  que  je  l'ai  pu  dans  mon  manoir  de  Her- 
fordshire.  Tout  rêve  un  peu  violent  est  produit  par 
un  excès,  soit  dans  les  passions  de  l'âme,  soit  dans 
la  nourriture  du  corps;  il  semble  que  la  nature  alors 
vous  en  punisse  en  vous  donnant  des  idées,  en  vous 
y  fesant  penser  malgré  vous.  On  pourrait  inférer  de 
là  que  ceux  qui  pensent  le  moins  sont  les  plus  heu- 
reux ;  mais  ce  n'est  pas  là  que  je  veux  en  venir. 

Il  faut  dire  avec  Pétrone,  quidquid  luce  fuit  tenc- 
bris  agit.  J'ai  connu  des  avocats  qui  plaidaient  en 
songe,  des  mathématiciens  qui  cherchaient  à  résou- 
dre des  problèmes,  des  poètes  qui  fesaient  des  vers. 
J'en  ai  fait  moi-même  qui  étaient  assez  passables,  et 
je  les  ai  retenus.  Il  est  donc  incontestable  que  dans  le 
sommeil  on  a  des  idées  suivies  comme  en  veillant. 
Les  idées  nous  viennent  incontestablement  malgré 
nous.  Nous  pensons  en  dormant,  comme  nous  nous 
remuons  dans  notre  lit,  sans  que  notre  volonté  y  ait 
aucune  part.  Votre  père  Malebranche  a  donc  très- 
grande  raison  de  dire  que  nous  ne  pouvons  jamais 
nous  donner  nos  idées;  car  pourquoi  en  serions-nous 
les  maîtres  plutôt  pendant  la  veille  que  pendant  le 
sommeil  ?  Si  votre  Malebranche  s'en  était  tenu  là-  il 


SOMNAMBULES.  1 69 

serait  un  très -grand  philosophe;  il  ne  s'est  trompé 
que  parce  qu  il  a  été  trop  loin  :  c'est  de  lui  dont  on 
peut  dire  : 

Processit  longé  flarnmanùa  înœnia  mundi. 

(Lucrèce,  I,  ^4-) 

Pour  moi,  je  suis  persuadé  que  cette  réflexion,  que 
nos  pensées  ne  viennent  pas  de  nous,  peut  nous  faire 
venir  de  très-bonnes  pensées;  je  n'entreprends  pas  de 
développer  les  miennes,  de  peur  d'ennuyer  quelques 
lecteurs,  et  d'en  étonner  quelques  autres. 

Je  vous  prie  seulement  de  souffrir  encore  un  petk 
mot  sur  les  songes.  Ne  trouvez -vous  pas,  comme 
moi,  qu'ils  sont  l'origine  de  l'opinion  généralement 
répandue  dans  toute  l'antiquité  touchant  les  ombres 
et  les  mânes  ?  Un  homme  profondément  affligé  de  la 
mort  de  sa  femme  ou  de  son  fîls,  les  voit  dans  son 
sommeil  ;  ce  sont  les  mêmes  traits,  il  leur  parle ,  ils 
lui  répondent;  ils  lui  sont  certainement  apparus. 
D'autres  hommes  ont  eu  les  mêmes  rêves;  il  est  im- 
possible de  douter  que  les  raprts  ne  reviennent;  mais 
on  est  sur  eu  même  temps  que  ces  morts,  ou  enterrés, 
ou  réduits  en  cendres,  ou  abîmés  dans  les  mers, 
n'ont  pu  reparaître  en  personne;  c'est  donc  leur  âme 
qu'on  a  vue  :  cette  âme  doit  êlre  étendue  ,  légère , 
impalpable,  puisqu'en  lui  parlant  on  n'a  pu  l'em- 
brasser :  E[(utjit  imago  par  leçibus  venus.  Elle  est 
moulée,  dessinée  sur  le  corps  qu'elle  habitait,  puis- 
qu'elle  lui  ressemble  parfaitement;  on  lui  donne  le 
nom  d'ombre,  de  mânes;  et  de  tout  cela  il  reste  dans 

fciet.  Pb.  S.  l5 


I70  SOMN-ÀMBULtS". 

les  têtes  une  idée  confuse  qui  se  perpétue  d'autant 
mieux  que  personne  ne  la  comprend. 

Les  songes  me  paraissent  encore  l'origine  sensi- 
ble des  premières  prédictions.  Qu'y  a-t-il  de  plus 
naturel  et  de  plus  commun  que  de  rêver  à  une  per- 
sonne chère  qui  est  en  danger  de  mort,  et  de  la  voir 
expirer  en  songe  ?  Quoi  de  plus  naturel  encore  que 
cette  personne  meure  après  le  rêve  funeste  de  son 
ami  ?  Les  songes  qui  auront  été  accomplis  sont  des 
prédictions  que  personne  ne  révoque  en  doute.  On 
ne  lient  point  compte  des  rêves  qui  n'auront  point  eu 
Leur  effet,  un  seul  songe  accompli  fait  plus  d'effet 
que  cent  qui  ne  l'auront  pas  été.  L'antiquité  est 
pleine  de  ces  exemples.  Combien  nous  sommes  faits 
pour  Terreur  1  Le  jour  et  la  nuit  ont  servi  à  nous 
tromper. 

Vous  voyez  bien,  messieurs,  qu'en  étendant  ces 
idées  on  pourrait  tirer  quelque  fruit  du  livre  de  mon 
compalriote  le  rêvasseur;  mais  je  finis,  de  peur  que 
vous  ne  me  preniez  moi-même  pour  un  songe-creux. 

JOTIN  DilEAJIER. 
SECTION   CU. 

Des  songes. 

Somnia  quœ  mentes  ludunt  volitantibus  umbiisy 
Non  delubra  deùm  nec  ab  œthere  numina  mithmt 
Ssd  *ibi  qui;>qiie  facit. 

(PÉTr.OPfE»  riinp.  104  ) 

Mais  comment  tous  les  sens  étant  morts  dans  le 
sommeil ,  y  en  a-t-il  un  interne  qui  est  vivant  ?  com- 
ment vos  veux  ne  voyant  plus,  vos  oreilles  n'enlen- 


SOMNAMBULES.  IJÎ 

dant  rien,  voyez -vous  cependant  et  entendez -vous 
dans  vos  rêves  ?  Le  chien  est  à  la  chasse  en  songe ,  il 
aboie,  il  suit  sa  proie,  il  est  à  la  curée.  Le  poëte  fait 
des  vers  en  dormant.  Le  mathématicien  voit  des 
figures;  le  métaphysicien  raisonne  bien  ou  mal  :  On 
en  a  des  exemples  frappans. 

Sont- ce  les  seuls  organes  de  la  machine  qui  agis- 
sent ?  est-ce  Pâme  pure  qui ,  soustraite  à  l'empire  des 
sens,  jouit  de  ses  droits  en  liberté  ?  Jg* 

Si  les  organes  seuls  produisent  les  reves  de  la 
nuit,  pourquoi  ne  produiront- ils  pas  seuls  les  idées 
du  jour  ?  Si  l'âme  pure,  tranquille  dans  le  repos  des 
sens,  agissant  par  elle-même,  est  l'unique  cause,  le 
sujet  unique  de  toutes  les  idées  que  vous  avez  en 
dormant,  pourquoi  toutes  ces  idées  sont -elles  pres- 
que toujours  irrégulières,  déraisonnables,  incohé- 
rentes ?  Quoi ,  c'est  dans  le  temps  où  cette  âme  est  le 
moins  troublée,  qu'il  y  a  plus  de  trouble  dans  toutes 
ses  imaginations!  elle  est  en  liberté,  et  elle  est  folle! 
si  elle  était  née  avec  des  idées  métaphysiques  (comme 
l'ont  dit  tant  d'écrivains  qui  rêvaient  les  yeux  ou- 
verts ),  ses  idées  pures  et  lumineuses  de  l'être,  de 
l'infini,  de  tous  les  premiers  principes,  devraient  se 
réveiller  en  elle  avec  la  plus  grande  énergie  quand 
son  corps  est  endormi  :  on  ne  serait  jamais  bon 
philosophe  qu'en  songe. 

Quelque  système  que  vous  embrassiez ,  quelque 
vains  efforts  que  vous  fassiez  pour  vous  prouver  que 
la  mémoire  remue  votre  cerveau,  et  que  votre  cer- 
veau remue  votre  âme ,  il  faut  que  vous  conveniez  que 
toutes  vos  idées  vous  viennent  dans  le  sommeil  sans 


I  J 1  SOMNAMBULES. 

vous  et  malgré  vous  :  votre  volonté  n'y  a  aucune  part. 

II  est  donc  certain  que  vous  pouvez  penser  sept  ou 
huit  heures  de  suite,  sans  avoir  la  moindre  envie  de 
penser,  et  sans  même  être  sur  que  vous  pensez.  Pesez 
cela,  et  tachez  de  deviner  ce  que  c'est  que  le  composé 
de  l'animal. 

Les  songes  ont  toujours  été  un  grand  objet  de  su- 
perstition ;  rien  n'était  plus  naturel.  Un  homme  vive- 
mont  touché  de  la  maladie  de  sa  maîtresse,  songe 
qu'il  Ja  voit  mourante;  elle  meurt  le  lendemain,  donc 
les  dieux  lui  ont  prédit  sa  mort. 

Un  général  d'armée  rêve  qu'il  gagne  une  bataille; 
il  la  gagne  en  effet 3  les  dieux  Font  averti  qu'il  serait 
vainqueur. 

On  ne  tient  compte  que  des  rêves  qui  ont  été  ac- 
complis, on  oublie  les  autres.  Les  songes  font  une 
grande  partie  de  l'histoire  ancienne,  aussi-bien  que 
les  oracles. 

La  Vulgate  traduit  ainsi  la  fin  du  vers.  26  du 
chap.  XIX  du  Lé vi tique  :  «  Vous  n'observerez  point 
les  songes.  »  Mais  le  mot  songe  n'est  point  dans  1  hé- 
breux :  et  il  serait  assez  étrange  qu'on  réprouvât  Fob- 
servalion  des  songes  dans  le  même  livre  où  il  est  dit 
que  Joseph  devint  le  bienfaiteur  de  l'Egypte  et  de  sa 
famille  pour  avoir  expliqué  trois  songes. 

L'explication  des  rêves  était  une  chose  si  com- 
mune qu'on  ne  se  bornait  pas  à  cette  intelligence;  il 
fallait  encore  deviner  quelquefois  ce  qu'un  autre 
homme  avait  rêvé.  Nabuchodonosor,  ayant  oublié  un 
songe  qu'il  avait  fait,  ordonna  à  ses  mages  de  le  devi- 
ner, et  les  menaça  de  mort  s'ils  n'en  venaient  pas  à 


SOMNAMBULES.  1  j3 

bout;  mais  le  Juif  Daniel,  qui  était  de  l'école  des 
mages,  leur  sauva  la  vie  en  devinant  quel  était  le 
songe  du  roi,  et  en  l'interprétant.  Cette  histoire  et 
beaucoup  d  autres  pourraient  servir  à  prouver  que  la 
loi  des  Juifs  ne  défendait  pas  l'onéiromantie,  c'est-à- 
dire;  la  science  des  songes. 

SECTION  IV. 

A  Lausanne,  25  octobre  i^S^ 

Dans  un  de  mes  rêves ,  je  soupais  avec  M.  Touron 
qui  fesait  les  paroles  et  la  musique  des  vers  qu^il 
nous  chantait.  Je  lui  fis  ces  quatre  vers  dans  mon 
songe  : 

Mon  cher  Touron ,  que  lu  m'enchantes 
Par  la  douceur  de  tes  accens  ! 
Que  te*  vers  sont  doux  et  coulans  ç 
Tu  les  fais  comme  tu  les  chantes. 

Dans  un  autre  rêve  je  récitai  le  premier  chant  de 
la  Henriade  tout  autrement  qu'il  n'est.  Hier  je  rêvai 
qu'on  nous  disait  des  vers  à  souper-  Quelqu'un  pré- 
tendait qu'il  y  avait  trop  d'esprit;  je  lui  répondis  que 
les  vers  étaient  une  fête  qu'on  donnait  à  l'âme,  et 
qu'il  fallait  des  ornemens  dans  les  fêtes. 

J'ai  donc  en  rêvant  dit  des  choses  que  j'aurais 
dites  à  peine  dans  la  veille  ;  j'ai  donc  eu  des  pensées 
réfléchies  malgré  moi ,  et  sans  y  avoir  la  moindre 
part.  Je  n'avais  ni  volonté  ,  ni  liberté  ;  et  cependant 
je  combinais  des  idées  avec  sagacité,  et  même  avec 
quelque  génie.  Que  suis-je  donc  sinon  une  machine  ? 

i5. 


1^4  SOPHISTE. 

SOPHISTE. 

Un  géomètre  un  peu  dur  nous  parlait  ainsi  :  Y  a-t-il 
rien  dans  la  littérature  de  plus  dangereux  que  des 
rhéteurs  sophistes?  parmi  ces  sophistes  y  en  eut-il 
jamais  de  plus  inintelligibles  et  de  plus  indignes  d'être 
entendus  que  le  divin  Platon? 

La  seule  idée  utile  qu'on  puisse  peut-être  trouver 
chez  lui,  est  l'immortalité  de  l'âme,  qui  était  déjà 
établie  chez  tous  les  peuples  policés.  Mais  comment 
prouve-t-il  cette  immortalité  ? 

On  ne  peut  trop  remettre  cette  preuve  sous  nos 
yeux  pour  nous  faire  bien  apprécier  ce  fameux  Grec. 

il  dit,  dans  son  Phédon,  que  la  mort  est  le  con- 
traire de  la  vie,  que  la  mort  naît  du  vivant,  et  le  vi- 
vant du  mort,  et  que  par  conséquent  les  âmes  vont 
sous  terre  après  notre  mort. 

S'il  est  vrai  que  le  sophiste  Platon,  qui  se  donne 
pour  ennemi  de  tous  les  sophistes,  raisonne  presque 
toujours  ainsi,  qu'étaient  donc  ces  prétendus  grands 
hommes,  et  à  quoi  ont-ils  servi? 

Le  grand  défaut  de  toute  la  philosophie  platoni- 
cienne était  d'avoir  pris  les  idées  abstraites  pour  de$ 
choses  réelles.  Un  homme  ne  peut  avoir  fait  une  belle 
action  que  parce  qu'il  y  a  un  beau  réellement  existant 
auquel  cette  action  est  conforme  ! 

On  ne  peut  faire  aucune  action  sans  avoir  l'idée  de 
eette  action.  Donc  ces  idées  existent  je  ne  sais  où,  et 
il  faut  les  consulter! 

Dieu  avait  ridée  du  monde  avant  de  le  former §. 


SOTTISE    DES   DEUX  PARTS.  Ij5 

c'était  son  logos.  Donc  le  monde  était  la  production 
du  logos! 

Que  de  querelles ,  tantôt  vaines,  lantot  sanglantes, 
cette  manière  d'argumenter  apporta  -t-elle  enfin  sur 
la  terre  !  Platon  ne  se  doulait  pas  que  sa  doctrine 
pût  un  jour  diviser  une  église  qui  n'était  pas  encore 
née. 

Pour  concevoir  le  juste  mépris  que  méritent  toutes 
ces  vaines  subtilités,  lisez  Démosthèncs  ;  voyez  si 
dans  aucune  de  ses  harangues  il  emploie  un  seul  de 
ces  ridicules  sophismes.  C'est  une  preuve  bien  claire 
que  dans  les  affaires  sérieuses  on  ne  fesait  pas  plus  de 
cas  de  ces  ergoteries ,  que  le  conseil  d'état  n'en  fait 
des  thèses  de  théologie. 

Vous  ne  trouverez  pas  un  seul  de  ces  sophismes 
dans  les  Oraisons  de  Gicéron.  C'était  un  jargon  de 
lécole  ,  inventé  pour  amuser  l'oisiveté  :  c'était  ie 
charlatanisme  de  l'esprit. 

SOTTISE  DES  DEUX  PARTS. 

Sottise  des  deux  parts  est ,  comme  on  sait ,  la 
devise  de  toutes  les  querelles.  Je  ne  parle  pas  ici  de 
celles  qui  ont  fait  verser  le  sang.  Les  anabaptistes 
qui  ravagèrent  la  Vestphalie,  les  calvinistes  qui  allu- 
mèrent tant  de  guerres  en  France,  les  factions  san~ 
guinaires  des  Armagnacs  e;  des  Bourguignons  ,  le 
supplice  de  la  pucelle  d'Orléans,  que  la  moitié  de  ia 
France  regardait  comme  une  héroïne  céleste  ,  et 
l'autre  comme  une  sorcière;  la  Sorbonne  qui  présent 
tait  requête  pour  la  faire  bûler;  l'assassinat  du  duc 
d'Orléans  justifié  par  des  docteurs;  les  sujets  dbpen- 


lj(>  SOTTISE 

ses  du  serment  de  fidélité  par  un -décret  de  la  sacrée 
faculté;  les  bourreaux  tant  de  fois  employés  à  soute- 
nir des  opinions;  les  bûchers  allumés  pour  des  mal- 
heureux à  qui  on  persuadait  qu'ils  étaient  sorciers  ou 
hérétiques  :  tout  cela  passa  la  sottise.  Ces  abomina- 
tions cependant  étaient  du  bon  temps  de  la  bonne  foi 
germanique,  de  la  naïveté  gauloise;  et  j'y  renvoie 
les  honnêtes  gens  qui  regrettent  toujours  les  temps 
passés. 

Je  ne  veux  ici  que  me  faire,  pour  mon  édification 
particulière ,  un  petit  Mémoire  instructif  des  belles 
choses  qui  ont  partagé  les  esprits  de  nos  aïeux. 

Dans  l'onzième  siècle,  dans  ce  bon  temps  où  nous 
ne  connaissions  ni  Fart  de  la  guerre  qu'on  fesait  tou- 
jours, ni  celui  de  policcr  les  villes,  ni  le  commerce, 
ni  la  société,  et  où  nous  ne  savions  ni  lire  ni  écrire; 
des  gens  de  beaucoup  d'esprit  disputèrent  solennelle- 
ment, longuement  et  vivement  sur  ce  qui  arrivait  à  la 
garde-robe  quand  on  avait  rempli  un  devoir  sacré, 
dont  il  ne  faut  parler  qu'avec  le  plus  profond  respect. 
C'est  ce  qu'on  appclla  la  dispute  des  stercoristes.  Cette 
querelle  n'excita  pas  de  guerre ,  et  fut  du  moins 
par-la  une  des  plus  douces  impertinences  de  l'esprit 
humain. 

La  dispute  qui  partagea  l'Espagne  savante  au  même 
siècle  sur  la  version  mosarabique  ,  se  termina  aussi 
sans  ravage  de  provinces  et  sans  effusion  de  sang 
humain.  L'esprit  de  chevalerie  qui  régnait  alors  ne 
permit  pas  qu'on  éclaircît  autrement  la  difficulté 
qu'en  remettant  la  décision  à  deux  nobles  chevaliers. 
Celui  des  deux  Don  Quichottes  qui  renverserait  pai 


DES    DEUX    PARTS.  ÎJJ 

terre  son  adversaire  ,  devait  faire  triompher  la  ver- 
sion dont  il  était  le  tenant.  Don  Ruis  de  Martanza , 
chevalier  du  rituel  mosarabique,  fit  perdre  les  arçons 
au  Don  Quichotte  du  rituel  latin  ,:  mais,  comme 
les  lois  de  la  noble  chevalerie  ne  décidaient  pas 
positivement  qu'un  rituel  dût  être  proscrit  parce  que 
son  chevalier  avait  été  désarçonné,  on  se  servit  d'un 
secret  plus  sur  et  fort  en  usage ,  pour  savoir  lequel 
des  deux  livres  devait  être  préféré;  ce  fut  de  les 
jeter  tous  deux  dans  le  feu  :  car  il  n'était  pas  pos» 
sible  que  le  bon  rituel  ne  fut  préservé  des  flammes. 
Je  ne  sais  comment  il  arriva  qu'ils  furent  bridés  tous 
deux  ;  la  dispute  resta  indécise  ,  au  grand  étonne- 
ment  des  Espagnols.  Peu  à  peu  le  rituel  latin  eut  la 
préférence  ;  et,  s'il  se  fut  présenté  par  la  suite  quel- 
que chevalier  pour  soutenir  le  mosarabique,  c'eût 
été  le  chevalier  et  non  le  rituel  qu'on  eût  jeté  dans 
le  feu. 

Dans  ces  beaux  siècles,  nous  autres  peuples  polis, 
quand  nous  étions  malades,  nous  étions  obligés  d'a- 
voir recours  à  un  médecin  arabe.  Quand  nous  vou- 
lions savoir  quel  jour  de  la  lune  nous  avions,  il  fallait 
s'en  rapporter  aux  Arabes.  Si  nous  voulions  faire 
venir  une  pièce  de  drap,  il  fallait  payer  chez  un  Juif; 
et,  quand  un  laboureur  avait  besoin  de  pluie,  il  s?a- 
dressait  à  un  sorcier.  Mais  enfin  lorsque  quelques-uns 
de  nous  curent  appris  le  latin,  et  que  nous  eûmes  une 
mauvaise  traduction  d'Aristote,  nous  figurâmes  dans 
le  monde  avec  honneur ,  nous  passâmes  trois  ou 
quatre  cents  ans  à  déchiffrer  quelques  pages  du  Stagi- 
rite,  à  les  adorer  et  à  les  condamner.  Les  uns  ont  dit 


Ij8  SOTTISE 

que  sans  lui  nous  manquerions  d'articles  de  foi,  les 
autres  qu'il  était  athée.  Un  Espagnol  a  prouvé  qu'A  ri  s- 
tote  était  un  saint  et  qu'il  fallait  fêter  sa  fête.  Un  con- 
cile en  France  a  fait  brûler  ses  divins  écrits.  Des  col- 
lèges, des  universités,  des  ordres  entiers  de  religieux 
se  sont  anathématisés  réciproquement,  au  sujet  de 
quelques  passages  de  ce  grand  homme,  que  ni  eux  , 
ni  les  juges  qui  interposèrent  leur  autorité,  ni  l'au- 
teur ,  n'entendirent  jamais.  Il  y  eut  beaucoup  de 
coups  de  poin;4  donnés  en  Allemagne  pour  ces  graves 
querelles;  mais  enfin  il  n'y  eut  pas  beaucoup  de  sang 
répandu.  C'est  dommage,  pour  la  gloire  d'Aristole, 
qu'on  n'ait  pas  fait  la  guerre  civile  et  donné  quelques 
batailles  rangées  en  faveur  des  quiddites,  et  de  Y  uni- 
versel de  la  part  de  la  chose.  Nos  pères  se  sont  égorgés 
pour  des  questions  qu'ils  ne  comprenaient  pas  da- 
vantage. 

Il  est  vrai  qu'un  fou  fort  célèbre  nommé  Occam , 
surnommé  le  docteur  invincible,  chef  de  ceux  qui  te- 
naient pour  l'universel  de  la  part  de  la  pensée,  de- 
manda à  l'empereur  Louis  de  Bavière  qu'il  défendit 
sa  plume  par  son  épée  impériale,  contre  Scot,  autre 
fou  écossais,  surnommé  le  docteur  subtil,  qui  batail- 
lait pour  Yunwcrsel  de  la  part  de  la  chose.  Heureuse- 
ment l'épée  de  Louis  de  Bavière  resta  dans  son  four- 
reau. Qui  croirait  que  ces  disputes  ont  duré  jusqu'à 
nos  jours,  et  que  le  parlement  de  Paris,  en  1624?  a 
donné  un  bel  arrêt  en  faveur  d'Aristote? 

Vers  le  temps  du  brave  Occam  et  de  l'intrépide 
Scot,  il  s'éleva  une  querelle  bien  plus  sérieuse,  dans 
laquelle  les  révérends  pères  cordeliers  entraînèrent 


DES    DEUX    PARTS,  I  79 

tout  le  monde  chrétien.  C'était  pour  savoir  si  leur 
potage  leur  appartenait  en  propre  ,  ou  s'ils  n'en 
étaient  que  simples  usufruitiers.  La  forme  du  capu- 
chon et  la  largeur  de  la  manche  furent  encore  les 
sujets  de  cette  guerre  sacrée.  Le  pape  Jean  XXII,  qui 
voulut  s'en  mêler,  trouva  à  qui  parler.  Les  cordeliers 
quittèrent  son  parti  pour  celui  de  Louis  de  Bavière, 
qui  alors  tira  son  épée. 

Il  y  eut  d'ailleurs  trois  ou  quatre  cordeliers  de 
brûlés  comme  hérétiques.  Cela  est  un  peu  fort;  mais 
après  tout ,  cette  affaire  n'ayant  pas  ébranlé  de  trônes 
et  ruiné  des  provinces,  on  peut  la  mettre  au  rang  des 
soîtises  paisibles. 

Il  y  en  a  toujours  eu  de  celte  espèce.  La  plupart 
sont  tombées  dans  le  plus  profond  oubli  ;  et  de  quatre 
ou  cinq  cents  sectes  qui  ont  paru,  il  ne  reste  dans  la 
mémoire  des  hommes  que  celles  qui  ont  produit  ou 
d'extrêmes  désordres  ou  d?cxtrémes  ridicules,  deux 
choses  qu'on  retient  assez  volontiers.  Qui  sait  aujour- 
d  hui  s'il  y  a  eu  des  orebites,  des  osmites ,  des  ins- 
doriiens  ?  qui  connaît  les  oints  et  les  pâtissiers ,  les 
cornaciens,  les  iscariolistes? 

Un  jour  en  dînant  chez  une  dame  hollandaise,  je 
fus  charitablement  averti  par  un  des  convives ,  de 
prendre  bien  garde  à  moi,  et  de  ne  me  pas  aviser  de 
louer  Yoëtius.  Je  n'ai  nulle  envie,  lui  dis-je,  de  dire 
ni  bien  ni  mal  de  votre  Yoëtius;  mais  pourquoi  me 
donnez-vous  cet  avis  ?  C'est  que  madame  est  coc- 
ceïenne,  me  dit  mon  voisin.  Hélas!  très-volontiers, 
lui  dis-je.  Il  m'ajouta  qu'il  y  avait  encore  quatre  coc- 
ceïeûnes  en  Hollande,  et  que  c'était  grand  dommage 


l80  SOTTISE 

que  l'espèce  pérît.  Un  temps  viendra  où  les  jansé- 
nistes, qui  ont  fait  tant  de  bruit  parmi  nous,  et  qui 
sont  ignorés  partout  ailleurs ,  auront  le  sort  des  coc- 
cciens.  Un  vieux  docteur  me  disait  :  Monsieur,  dans 
ma  jeunesse  je  me  suis  escrimé  pour  le  mandata  im- 
posdbUiavolentibas  èl  conantibur.'3'ai  écrit  contre  le 
formulaire  et  contre  le  pape;  et  je  me  su.s  cru  con- 
fesseur. J'ai  été  mis  en  prison  ,  et  je  me  su.s  cru 
martyr.  Actuellement  je  ne  me  mêle  plus  de  nen ,  et 
je  me  crois  raisonnable.  —  Quelles  sont  vos  occu- 
pations ?  lui  dis -je.  — Monsieur,  me  répondu -il, 
'aime  beaucoup  l'argent.  C'est  ainsi  que  presque  tous 
les  hommes  dans  leur  vieillesse  se  moquent  intérieur 
rement  des  sottises  qu'ils  ont  avidement  embrassées 
dans  leur  jeunesse.  Les  sectes  vieillissent  comme  Ici 
hommes.  Celles  qui  n'ont  pas  été  soutenues  par  do 
grands  princes,  qui  n'ont  pas  causé  de  grands  maux, 
vieillissent  plus  tôt  que  les  autres.  Ce  sont  des  mala- 
dies épidémiques  qui  passent  comme  la  suellc  et  la 

coqueluche.  . 

11  n'est  plus  question  des  pieuses  rèver.es  de  ma- 
dame Guion.  Ce  n'est  plus  le  livre  inintelligible  des 
Maximes  des  Saints  qu'on  lit,  c'est  le  Télémaquc.  On 
ne  se  souvient  plus  de  ce  que  l'éloquent  Bossuet 
écrivit  contre  le  tendre,  l'élégant,  l'aimable  renelon; 
on  donne  la  préférence  k  ses  oraisons  funèbres.  Dans 
toute  la  dispute  sur  ce  qu'on  appelait  le  nuu^ne.-û 
n'y  a  eu  de  bon  que  l'ancien  conie  réchauffe  de  la 
bonne  femme  qui  apportait  un  réchaud  pour  brûler 
le  paradis,  et  une  cruche  d'eau  pour  éteindre  le  feu 
d«  l'enfer,  afin  qu'on  ne  servît  plus  Dieu  par  espe- 


DES    DEUX    PARTS.  ï8l 

rance  ni  par  crainte.  Je  remarquerai  seulement  une 
singularité  de  ce  procès,  laquelle  ne  vaut  pas  le  conte 
de  la  bonne  femme  j  c'est  que  les  jésuites,  qui  étaient 
tant  accusés  en  France  par  les  jansénistes  ,  d'avoir 
été  fondes  pai  saint  Ignace  exprès  pour  détruire  l'a- 
mour de  Dieu,  sollicitèrent  vivement  à  Rome  en  fa- 
veur de  l'amour  pur  de  M.  de  Cambrai.  Il  leur  arriva 
la  môme  chose  qu'à  M.  de  Langeais,  qui  était  pour- 
suivi par  sa  femme  au  parlement  de  Paris ,  pour 
cause  d  impuissance  ,  et  par  une  fille  au  parlement 
de  Rennes,  pour  lui  avoir  fait  un  enfant.  Il  fallait 
qu'il  gagnât  Tune  des  deux  affaires  :  il  les  perdit 
toutes  deux.  L'amour  pur ,  pour  lequel  les  jésuites 
s'étaient  donné  tant  de  mouvement,  fut  condamné  à 
Rome;  et  ils  passèrent  toujours  à  Paris  pour  ne  vou- 
loir pas  qu'on  aimât  Dieu.  Cette  opinion  était  tello- 
ment  enracinée  dans  les  esprits,  que,  lorsqu'on  s'avisa 
de  vendre  dans  Paris  ,  il  y  a  quelques  années ,  une 
taille-douce  représentant  notre  Seigneur  Jésus-Christ 
hibillé  en  jésuite,  un  plaisant  (c'était  apparemment 
le  Loustig  du  parti  janséniste)  mit  ces  vers  au  bas  de 
t'estampe  : 

Admirez  l'artifice  extrême 

De  ces  pères  ingénieux  : 

Ils  vous  ont  habillé  comme  eux, 

Mou  Dieu,  de  peur  qu'on  ne  vous  aime. 

ÀPiome,  où  l'on  n'essuie  jamais  de  pareilles  dis- 
putes, et  où  Ton  juge  celles  qui  s'élèvent  ailleurs,  on 
était  fort  ennuyé  des  querelles  sur  l'amour  pur.  La 
cardinal  Carpégne,  qui  était  rapporteur  de  l'affaire  de 
l'archevêque  de  Cambrai,  était  malade,  et  souffrait 

Diet,  PL.  8.  16 


I$2  SOTTISE. 

beaucoup  dans  une  partie  qui  n'est  pas  plus  épargnée 
chez  les  cardinaux  que  chez  les  autres  hommes.  Son 
chirurgien  lui  enfonçait  de  petites  tentes  de  linon, 
qu'on  appelait  du  cambrai  en  Italie,  comme  dans 
beaucoup  d'autres  pays.  Le  cardinal  criait.  C'est 
pourtant  du  plus  fin  cambrai,  disait  le  chirurgien. 
Quoi  î  du  cambrai  encore  là  ?  disait  le  cardinal  ; 
n'était-ce  pas  assez  d'en  avoir  la  tête  fatiguée  ?  Heu- 
reuses les  disputes  qui  se  terminent  ainsi  !  Heureux 
les  hommes,  si  tous  les  disputeurs  de  ce  monde,  si 
les  hérésiarques  s'étaient  soumis  avec  autant  de  mo- 
dération, avec  une  douceur  aussi  magnanime,  que  !e 
grand  archevêque  de  Cambrai,  qui  n'avait  nulle  envie 
d'être  hérésiarque  !  Je  ne  sais  pas  s'il  avait  raison  de 
vouloir  qu'on  aimât  Dieu  pour  lui-même;  mais  M.  de 
Fénélon  méritait  d'être  aimé  ainsi. 

Dans  les  disputes  purement  littéraires ,  il  y  a  eu 
souvent  autant  d'acharnement  ,  autant  d'esprit  de 
parti,  que  dans  des  querelles  plus  intéressantes.  On 
renouvellerait,  si  on  pouvait,  les  factions  du  cirque 
qui  agitèrent  l'empire  romain.  Deux  actrices  rivales 
sont  capables  de  diviser  une  ville.  Les  hommes  ont 
tous  un  secret  penchant  pour  la  faction.  Si  on  ne  peut 
cabaler,  se  poursuivre,  se  nuire  pour  des  couronnes, 
des  tiares,  des  mitres,  nous  nous  acharnerons  les 
uns  contre  les  autres  pour  lia  danseur,  pour  un  mu- 
sicien. Rameau  a  eu  un  violent  parti  contre  lui,  qui 
aurait  voulu  l'exterminer,  et  il  n'en  savait  rien.  J'ai 
eu  un  parti  plus  violent  contre  moi,  et  je  le  savais 
bien. 


STYLE.  183 

STYLE. 

SECTION    PREMIÈRE. 

Le  style  des  lettres  de  Balzac  n'aurait  pas  été 
mauvais  pour  des  oraisons  funèbres;  et  nous  avons 
quelques  morceaux  de  physique  dans  le  goût  du 
poëme  épique  et  de  l'ode.  11  est  bon  que  chaque  chose 
soit  à  sa  place. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  quelquefois  un  grand  art, 
ou  plutôt  un  très -heureux  naturel  à  mêler  quelques 
traits  d'un  style  majestueux  dans  un  sujet  qui  de- 
mande de  la  simplicité;  à  placer  a  propos  de  la  fi- 
nesse, de  la  délicatesse  dans  un  discours  de  véhé- 
mence et  de  force.  Mais  ces  beautés  ne  s'enseignent 
pas.  Il  fii ut  beaucoup  d'esprit  et  de  goût.  Il  serait 
difficile  de  donner  des  leçons  de  l'un  et  de  l'autre. 

Il  est  bien  étrange  que,  depuis  que  les  Français 
s'avisèrent  d'écrire,  ils  n'eurent  aucun  livre  écrit  d'un 
bon  style,  jusqu'à  l'année  1 654  ou  les  Lettres  provin* 
ciales  parurent.  Pourquoi  personne  n'avait-il  écrit 
l'histoire  d'un  style  convenable,  jusqu'à  la  Conspi- 
ration de  Venise  de  l'abbé  de  Saint-Kéal  ? 

D'où  vient  que  Pélisson  eut  le  premier  le  vrai  style 
de  l'éloquence  cicéronienne,  dans  ses  Mémoires  poux 
le  surintendant  Fouquet  ? 

Rien  n'est  donc  plus  difficile  et  plus  rare  que  le 
Style  convenable  a  la  matière  que  l'on  traite  ? 

N'affectez  point  des  tours  inusités  et  des  mots 
nouveaux  dans  un  livre  de  religion  ,  comme  l'abbé 
Houteviile.  Ne  déclamez  point  dans  un  livre  de 
physique.  Point  de  plaisanterie  en  mathématiques* 


I  84  STYLE. 

Evitez  l'enflure  et  les  figures  outrées  dans  un  plai- 
doyer. Une  pauvre  bourgeoise  ivrogne  ou  ivrognesse 
meurt  d'apoplexie  ;  vous  dites  qu'elle  est  dans  la 
région  des  morts  :  on  l'ensevelit;  vous  assurez  que  sa 
dépouille  mortelle  est  confiée  à  la  terre.  Si  en  sonne 
pour  son  enterrement,  c'est  un  son  funèbre  qui  se  fiât 
entendre  dans  les  nues.  Vous  croyez  imiter  Cicéron  , 
et  vous  n'imitez  que  maître  Petit- Jean. 

J'ai  entendu  souvent  demander  si  dans  nos  meil- 
leures tragédies  on  n'avait  pas  trop  souvent  admis  le 
style  familier,  qui  est  si  voisin  du  style  simple  et  naïf? 

Par  exemple  dans  Miîhridate  : 

Seigneur,  vous  changez  de  visage! 

cela  est  simple  et  même  naïf.  Ce  demi-vers,  placé  où 
il  est,  fait  un  effet  terrible  ;  il  tient  du  sublime.  Au  lieu 
que  les  mêmes  paroles  de  Bérénice  à  Antiochus, 
Prince,  aous  vous  troublez  et  cîinngez  de  visage  ! 

ne  sont  que  très- ordinaires  ;  c'est  i:ne  transition 
plutôt  qu'une  situation 

Rien  n'est  si  simple  que  ce  vers  : 
Madam  ,  j'ai  reçu  des  lettres  de  l'arniie. 
mais  le  moment  où  lloxane  prononce  ces  paroles  fait 
trembler.  Cette  noble  simplicité  est  très- fréquente 
dans  Racine,  et  fait  une  de  ses  principales  beautés. 

Mais  on  se  récria  contre  plusieurs  vers  qui  ne 
parurent  que  familiers. 

Il  suffît;  et  que  fait  la  reine  Bérénice? 
A-t-ou  vu  de  ma  part  le  roi  de  Tomagène? 
Sail-il  que  je  l'attends?  —  J'ai  couru  chez  la  *.M< 
Il  en  était  sorti  lorque  j'y  suis  couru. 


STYLE.  lS5 

On  sait  qu'elle  est  charmante  ;  et  de  si  belles  mains 
Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains. 
Comme  vous  je  m'y  perds  d'autant  plus  que  j'y  pense*. 
Quoi!  seigneur,  le  sultan  reverra  son  visage? 

Mais  à  ne  point  mentir, 
Votre  amour  dès  long-temps  a  dû  le  pressentir. 
Madame,  encore  un  coup,  c  est  à  vous  de  choisir, 
Elle  veut,  Acomat,  que  je  l'épouse.  —  Eh  bienî 
Et  je  vous  quitte.  —  Et  moi  je  ne  vous  quitte  pas. 

Crois-tu ,  si  je  l'épouse , 
Qu'Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  j  ilouse? 
Tu  vois  que  c'en  est  lait ,  ils  se  vont  épouser. 
Pour  bien  faire  il  faudrait  que  vous  les  prévinssiez. 
Attendez.  —  Non ,  vois-tu ,  je  le  nîrais  en  vain. 

On  a  trouvé  une  grande  quantité  de  pareils  vers 
trop  prosaïques  ,  et  d'une  familiarité  qui  n'e^t  le 
propre  que  de  la  comédie.  Mais  ces  vers  se  perdent 
dans  la  foule  des  bons;  ce  sont  des  fds  de  laiton  qui 
servent  à  joindre  des  diamans. 

Le  style  élégant  est  si  nécessaire,  que  sans  lui  la 
beauté  des  sentimens  est  perdue.  Il  suffit  seul  pour 
embellir  les  sentimens  les  moins  nobles  et  les  moins 
tragiques. 

Croirait-on  qu'on  pilt,  entre  une  reine  incestueuse 
et  un  père  qui  devient  parricide,  introduire  une  jeûna 
amoureuse,  dédaignant  de  subjuguer  un  amant  qui 
ait  déjà  eu  d'autres  maîtresses,  et  mettant  sa  gloire  à 
triompher  de  Faustérité  d'un  homme  qui  n'a  jamais 
rien  aimé?  C'est  pourtant  ce  qifAricie  ose  dire  dans 
te  sujet  tragique  de  Phèdre.  Mais  elle  le  dit  dans  des 
vers  si  séducteurs,  qu'on  lui  pardonne  ces  sentimens 
d&ge.  coquette  de  comédie. 


* 


1 86  STYLE. 

Phèdre  en  vain  s'honorait  des  soupirs  de  Thésée. 
Pour  moi,  je  suis  plus  fière  et  fuis  la  gloire  aisée, 
D'arracher  un  hommage  à  mille  autres  offert, 
Et  d'entrer  dans  un  cœur  de  toutes  parts  ouvert  : 
Mais  de  faire  fléchir  un  courage  inflexible , 
De  porter  la  douleur  dans  une  âme  insensible  5 
D'enchaîner  un  captif  de  ses  fers  étonne', 
Cdntre  un  joug  qui  lui  plaît  vainement  mutiné  ; 
C'est  là  ce  que  je  veux  ;  c'est  là  ce  qui  m'irrite. 
Hercule  à  désarmer  coûtait  moins  qu'Hippolyte  j 
Et,  vaincu  plus  souvent  et  plus  tôt  surmonté, 
Préparait  moins  de  gloire  aux  yeux  qui  l'ont  dompté. 

Ces  vers  ne  sont  pas  tragiques;  mais  tous  les  vers 
ne  doivent  pas  l'être;  et,  s'ils  ne  font  aucun  effet  au 
théâtre  ,  ils  charment  à  la  lecture  par  la  seule  élé- 
gance du  style. 

Presque  toujours  les  choses  qu'on  dit  frappent 
moins  que  la  manière  dont  on  les  dit  ;  car  les  hommes 
ont  tous  à  peu  près  les  mêmes  idées  de  ce  qui  est  à  la 
portée  de  tout  le  monde.  L'expression,  le  style  fait 
toute  la  différence.  Des  déclarations  d'amour,  des  ja- 
lousies ,  des  ruptures  ,  des  raccommodemens  ,  for- 
ment le  tissu  de  la  plupart  de  nos  pièces  de  théâtre, 
et  surtout  de  celles  de  Racine ,  fondées  sur  ces  petits 
moyens.  Combien  peu  de  génies  ont-ils  su  exprimer 
ces  nuances  que  tous  les  auteurs  ont  voulu  peindre! 
Le  style  rend  singulières  les  choses  les  plus  com- 
ûiuneSj  fortifie  les  plus  faibles,  donne  de  la  grandeur 
aux  plus  simples. 

Sans  le  style,  il  est  impossible  qu'il  y  ait  un  seul 
bon  ouvrage  en  aucun  genre  d'éloquence  et  de  poésie, 

La  profusion  des  mots  est  le  grand  vice  du  style  de 
presque;  tous  nos  philosophes  et  anii  -  philosophes 


STYLE.  iSj 

modernes.  Le  Système  de  la  nature  en  est  un  grand 
exemple.  Il  y  a  dans  ce  livre  confus  quatre  fois  trop 
de  paroles  ;  et  c'est  en  partie  par  cette  raison  qu'il  est 
si  confus. 

L'auteur  de  ce  livre  dit  d'abord  (a)  ^ae  «  l'homme 
est  l'ouvrage  de  la  nature ,  qu'il  existe  dans  la  nature , 
qu'il  ne  peut  même  sortir  de  la  nature  par  la  pen- 
sée, etc;  que,  pour  un  être  formé  par  la  nature  et 
circonscrit  par  elle,  il  n'existe  rien  au  delà  du  grand 
tout  dont  il  fait  partie  et  dont  il  éprouve  les  influen- 
ces; qu'ainsi  les  êtres  qu'on  suppose  au-dessus  de  la 
nature,  ou  distingués  d'elle-même,  seront  toujours 
des  chimères.  ». 

Il  ajoute  ensuite  :  «Il  ne  nous  sera  jamais  possible 
de  nous  en  former  des  idées  véritables.  »  Mais  com- 
ment peut-on  se  former  une  idée,  soit  fausse ,  soit  vé- 
ritable ,  d'une  chimère  ,  dune  chose  qui  n'existe 
point?  Ces  paroles  oiseuses  n'ont  point  de  sens,  et  ne 
servent  qu'a  l'arrondissement  d'une  phrase  inutile. 

Il  ajoute  encore  «  qu'on  ne  pourra  jamais  se  for- 
mer des  idées  véritables  du  lieu  que  ces  chimères  oc- 
cupent, ni  de  leur  façon  d'agir.  »  Mais  comment  des 
chimères  peuvent-elles  occuper  une  place  dans  l'es- 
pace? comment  peuvent-elles  avoir  des  façons  d'agir? 
quelle  serait  la  façon  d'agir  d'une  chimère  qui  esi  le 
néant  ?  Dès  qu'on  a  dit  chimere,  on  a  tout  dit, 
Omne  supeivacuum  phno  de  pectore  manat. 

'«  Que  l'homme  apprenne  les  lois  de  la  nature  (•'); 
qu'il  se  soumette  à  ces  lois  auxquelles  rien  ne  peut  îo 

{a}  Page  k  —  (b)  Page  2. 


lf>8  STYLE. 

soustraire;  qu'il  consente  à  ignorer  les  causes  entou- 
rées pour  lui  d'un  voile  impénétrable.  » 

Cette  seconde  phrase  n'est  point  du  tout  une  suite 
de  la  première.  Au  contraire,  elle  semble  la  contre- 
dire visibler*  'lit.  Si  l'homme  apprend  les  lois  de  la 
nature,  il  connaîtra  ce  que  nous  entendons  par  les 
causes  des  phénomènes;  allés  ne  sont  point  peur  lui 
entourées  d'un  voile  impénétrable.  Ce  sont  des  ex* 
pressions  triviales  échappées  à  l'écrivain. 

«  Qu'il  subisse  sans  murmurer  les  arrêts  dune 
force  universelle  qui  ne  peut  revenir  sur  ses  pas,  ou 
qui  ne  peut  jamais  se  carter  des  règles  que  son  essence 
lui  prescrit.  » 

Qu'est-ce  qu'une  force  qui  ne  revient  point  sur 
ses  pas?  les  pas  d'une  force!  et  non  content  de  cette 
fausse  image,  il  vous  en  propose  une  autre  si  voua 
t'aimez  mieux;  et  cetle  autre  est  une  règle  prescrito 
par  une  essence.  Presque  tout  le  livre  est  malheureu- 
sement écrit  de  ce  style  obscur  et  diffus. 

«  Tout  ce  que  l'esprit  humain  a  successivement 
inventé  pour  changer  ou  perfectionner  sa  façon  d'être, 
n'est  qu'une  conséquence  nécessaire  de  l'essence 
propre  de  l'homme  et  de  celle  des  êtres  qui  agissent 
sur  lui.  Toutes  nos  institutions,  nos  réflexions,  nos 
connaissances,  n'ont  pour  objet  que  de  nous  procurer 
un  bonheur  vers  lequel  notre  propre  nature  nous 
force  de  tendre  sans  cesse.  Tout  ce  que  nous  fesons 
ou  pensons ,  tout  ce  que  nous  sommes  et  que  nous 
serons,  n'est  jamais  qu'une  suite  de  ce  que  la  nature 
nous  à  faits.  » 

Je  n'examine  point  ici  le  foud  de  cette  métaphy-. 


STYLE.  J89 

sique  ;  je  ne  recherche  point  comment  nos  inventions 
pour  changer  notre  façon  d'être,  etc.,  sont  les  effets 
nécessaires  d'une  essence  qui  ne  change  point,  Je  me 
borne  au  style.  «  Tout  ce  que  nous  serons  n'est  ja- 
mais; »  quel  solécisme!  «  une  suite  de-ce  que  la  na- 
ture  nous  a  faits;»  quel  autre  solécisme!  il  fallait 
dire  :  «  ne  sera  jamais  qu'une  suite  des  lois  de  la  na- 
ture. »  Mais  il  l'a  déjà  dit  quatre  fois  en  trois  pages. 

Il  est  très-difficile  de  se  faire  des  idées  nettes  sur 
Dieu  et  sur  la  nature  ;  il  est  peut-être  aussi  difficile 
de  se  faire  un  bon  style. 

Voici  un  monument  singulier  de  style  dans  un  dis- 
cours que  nous  entendîmes  à  Versailles  en  174s. 

Harangue  au  roi,  prononcée  par  M.  Le  Camus, 
premier  président  de  la  cour  des  aides» 

Sire, 

Les  conquêtes  de  V.  M.  sont  si  rapides  ,  qu'il  s'agit 
de  ménager  la  croyance  des  descendais ,  et  d  adoucir 
la  surprise  des  miracles,  de  peur  que  les  héros  ne  se 
dispensent  de  les  suivre,  et  les  peuples  de  les  croire. 

Non ,  sire ,  il  n'est  plus  possible  qu'ils  en  doutent , 
lorsqu'ils  liront  dans  l'histoire  qu'on  a  vu  V.  M.  à  la 
tête  de  ses  troupes ,  les  écrire  elle-même  au  champ 
de  Mars  sur  un  tambour;  c'est  les  avoir  gravés  à  tou- 
jours au  temple  de  mémoire. 

Les  siècles  les  plus  reculés  sauront  que  l'Anglais, 
cet  ennemi  fier  et  audacieux  ,  cet  ennemi  jaloux  de 
votre  gloire,  a  été  forcé  de  tourner  autour  de  votre 
victoire  ;  que  leurs  alliés  ont  été  témoins  de  Jeu? 


I9O  STYLE. 

honte,  et  qu'ils  n'ont  tous  accouru  au  combat  que 
pour  immortaliser  le  triomphe  du  vainqueur. 

Nous  n'osons  dire  à  V.  M. ,  quelque  amour  qu'elle 
ait  pour  son  peuple,  qu'il  n'y  a  plus  qu'un  secret 
d'augmenter  notre  bonheur ,  c'est  de  diminuer  son 
courage  ,  et  que  le  ciel  nous  vendrait  trop  cher  ses 
prodiges  s'il  nous  en  coûtait  vos  dangers,  ou  ceux 
du  jeune  héros  qui  forme  nos  plus  chères  espérances. 

section  11. 

Sur  la  corruption  du  style. 

On  se  plaint  généralement  que  l'éloquence  est 
corrompue,  quoique  nous  ayons  des  modèles  pres- 
qu'en  tous  les  genres.  Un  des  grands  défauts  de  ce 
siècle,  qui  contribue  le  plus  à  cette  décadence,  c'est 
le  mélange  des  styles.  11  me  semble  que  nous  autres 
auteurs,  nous  n'imitons  pas  assez  les  peintres,  qui  no 
joignent  jamais  des  attitudes  de  Calot  à  des  figures  de 
Raphaël.  Je  vois  qu'on  affecte  quelquefois  dans  des 
histoires,  d'ailleurs  bien  écrites,  dans  de  bons  ou- 
vrages dogmatiques,  le  ton  le  plus  familier  de  la 
conversation.  Quelqu'un  a  dit  autrefois,  qu'il  faut 
écrire  comme  on  parle;  le  sens  de  cette  loi  est  qu'on 
écrive  naturellement.  On  tolère  dans  une  lettre  l'irré- 
gularité ,  la  licence  du  style  ,  l'incorrection ,  les 
plaisanteries  hasardées,  parce  que  des  lettres  écrites 
sans  dessein  et  sans  art  sont  des  entretiens  négligés  : 
mais  quand  on  parle,  ou  qu'on  écrit  avec  respect,  on 
s'astreint  alors  à  la  bienséance.  Or,  je  demande  à  qui 
on  doit  plus  àv,  respect  qu'au  public  ? 

Est-il  permis  de  dire  dans  des  ouvrages  de  mathé- 


STYLE.  igi 

matiques,  «  qu'un  géomètre  qui  veut  faire  son  salut , 
doit  monter  au  ciel  en  ligne  perpendiculaire;  que  les 
quantités  qui  s'évanouissent  donnent  du  nez  en  terre 
pour  avoir  voulu  trop  s'élever;  qu'une  semence  qu'on 
a  mise  le  germe  en  bas,  s'aperçoit  du  tour  qu'on  lui 
joue  et  se  relève;  que,  si  Saturne  périssait,  ce  serait 
son  cinquième  sateliile  et  non  le  premier  qui  pren- 
drait sa  place,  parce  que  les  rois  éloignent  toujours 
d'eux  leurs  héritiers;  qu'il  n'y  a  de  vide  que  dans  la 
bourse  d'un  homme  ruiné;  qu'Hercule  était  un  physi- 
cien ,  et  qu'on  ne  pouvait  résister  à  un  philosophe  de 
cette  force. 

Des  livres  très-estimables  sont  infectés  de  cette 
tache.  La  source  d'un  défaut  si  commun  vient,  me 
semble,  du  reproche  de  pédautisme  qu'on  a  fait  long- 
temps et  justement  aux  auteurs  :  In  vitium  ducit 
cuipœ  fuga\  On  a  tant  répété  qu'on  doit  écrire  du 
Ion  de  la  bonne  compagnie,  que  les  auteurs  les  plus 
sérieux  sout  devenus  plaisans,  et,  pour  être  de  bonne 
compagnie  avec  leurs  lecteurs,  ont  dit  des  choses 
de  très-mauvaise  compagnie. 

On  a  voulu  parler  de  science  comme  Voiture  par- 
lait à  mademoiselle  Paulet  de  galanterie,  sans  songer 
que  Voiture  même  n'avait  pas  saisi  le  véritable  goût 
de  ce  petit  genre  dans  lequel  il  passa  pour  exceller; 
car  souvent  il  prenait  le  faux  pour  le  délicat,  et  le 
précieux  pour  le  naturel.  La  plaisanterie  n'est  jamais 
bonne  dans  le  genre  sérieux,  parce  qu'elle  ne  porte 
jamais  que  sur  un  côté  des  objets,  qui  n'est  pas  celui 
que  Ton  considère  ;  elle  roule  presque  toujours  sur 
des  rapports  faux,  sur  des  équivoques  :  de  là  vient 


191  SUICIDE. 

que  les  plaisans  de  profession  ont  presque  tous  l'es- 
prit faux  autant  que  superficiel. 

Il  me  semble  qu'en  poésie  ou  ne  doit  pas  plus  mé- 
langer les  styles  qu'en  prose.  Le  style  marotique  a 
depuis  quelque  temps  gâté  un  peu  la  poésie  par  cette 
bigarrure  de  termes  bas  et  nobles ,  surannés  et  mo- 
dernes; on  entend  dans  quelque  pièce  de  morale  les 
sons  du  siffiet  de  Rabelais  parmi  ceux  de  la  flûte 
d  Horace. 

11  faut  parler  français  :  Boileau  n'eut  qu'un  langage; 
Son  esprit  était  juste,  et  son  style  était  sage. 
Sers-loi  de  ses  leçons  :  laisse  aux  esprits  mal  faits 
L'art  de  moraliser  du  ton  de  Rabelais. 

J'avoue  que  je  suis  révolté  de  voir  dans  une  épîtro 
sérieuse  les  expressions  suivantes  : 

Da  rimeura  disloques*  ù  oui  le  cerveau  tinte , 
Plus  amers  (fttaloès  et  jus  de  coloquinte, 
Vices  portant  wcchef.  Gens  de  tel  acabit  » 
Chiffonnier*)  Oslrocjoths,  maroufla  que  Dieu  fit. 

De  tous  ces  ternies  bas  l'entassement  facile 
Déshonore  à  la  fois  le  génie  et  le  style.  (*}. 

SUICIDE,  ou  HOMICIDE  DE  SOI-MÊME. 

Il  y  a  quelques  années  (1)  qu'un  Anglais,  nommé 
Bacon  Morris ,  ancien  officier  et  homme  de  beaucoup 
desprit,  me  vint  voir  à  Paris.  Il  était  accablé  d'une 
maladie  cruelle  dont  il  n'osait  espérer  la  guérison. 
Après  quelques  visites,  il  entra  un  jour  chez  moi  avec 

(*)  Voyez  l'article  Gekre  de  style. 

(ï)  Ce  fait  se  trouve  à  l'article  Gaton,  mais  avec  moin*  de 
âotuli 


surciDE.  193 

un  sac  et  deux  papiers  à  la  main.  L'un  de  ces  deux 
papiers,  me  dit-il,  est  mon  testament;  le  second  est 
mon  épitaphe  ;  et  ce  sac  plein  d'argent  est  destiné  aux 
frais  de  mon  enterrement.  J'ai  résolu  d'éprouver  pen- 
dant quinze  jours  ce  que  pourront  les  remèdes  et  le 
régime  pour  me  rendre  la  vie  moins  insupportable; 
et,  si  je  ne  réussis  pas,  j'ai  résolu  de  me  tuer.  Vous 
me  ferez  enterrer  où  il  vous  plaira  ;  mon  épitaphe  est 
courte.  Il  me  la  fît  lire  ;  il  n'y  avait  que  ces  deux  mots 
de  Pétrone  :  Vcdete  curœ ,  adieu  les  soins. 

Heureusement  pour  lui  et  pour  moi  qui  l'aimais^ 
.1  guérit  et  ne  se  tua  point.  Il  l'aurait  sûrement  fait 
comme  il  le  disait.  J'appris  qu'avant  son  voyage  en 
France,  il  avait  passé  à  Rome  dans  le  temps  qu'on 
craignait,  quoique  sans  raison,  quelque  attentat  de 
la  part  des  Anglais  sur  un  prince  respectable  et  infor- 
tuné ;  mon  Bacon  Morris  fut  soupçonné  d'être  venu 
dans  la  ville  sainte  pour  une  fort  mauvaise  intention. 
Il  y  était  depuis  quinze  jours  quand  le  gouverneur 
Tenvoya  chercher  et  lui  dit  qu'il  fallait  s'en  retourner 
dans  vingt-quatre  heures.  Ah  !  répondit  l'Anglais,  je 
pars  dans  l'instant,  car  cet  air-ci  ne  vaut  rien  pour 
un  homme  libre  ;  mais  pourquoi  me  chassez-vous  ?  On 
vous  prie  de  vouloir  bien  vous  en  retourner,  reprit  le 
gouverneur,  parce  qu'on  craint  que  vous  n'attentiez  à 
la  vie  du  Prétendant.  Nous  pouvons  combattre  des 
princes,  les  vaincre  et  les  déposer,  repartit  l'Anglais; 
mais  nous  ne  sommes  point  assassins  pour  l'ordi- 
naire :  or,  monsieur  le  gouverneur,  depuis  quand 
croyez-vous  que  je  sois  à  Rome  ?  Depuis  quinze  jours , 
dit  le  gouverneur.  Il  y  a  donc  quinze  jours  que  j'au- 

Dict.  Ph.  8.j  I<7 


ïf;4  SUICIDE, 

rais  tue  la  personne  dont  vous  parlez,  si  jetais  venu 
pour  cela;  et  voici  comme  je  m  y  serais  pris.  J'aurais 
d'abord  dressé  un  autel  à  Mutins  Sccvola;  puis  j'au- 
rais frappé  le  Prétendant  du  premier  coup  ,  entre 
vous  et  le  pape,  et  je  me  serais  tué  du  second;  mais 
nous  ne  tuons  les  gens  que  dans  les  combats.  Adieu, 
monsieur  le  gouverneur.  Et,  après  avoir  dit  ces  pro- 
pres paroles,  il  retourna  chez  lui  et  partit. 

A  Rome,  qui  est  pourtant  le  pays  de  Mutius  Sec- 
io^,  cela  passe  pour  îdrocité  barbare,  à  Paris  pour 
folie,  à  Londres  pour  grandeur  d'âme, 

Je  ne  ferai  ici  que  iivs-peu  de  reflexions  sur  l'ho- 
micide de  soi-même;  je  n'examinerai  point  si  feu 
M.  Creech  eut  raison  décrire  à  la  marge  de  son  Lu- 
crèce :  Nota  baie,  «  que,  quand  j'aurai  fini  mon  livre 
sur  Lucrèce,  il  faut  que  je  me  Uns  »  et  s'il  a  bien  fait 
d'exécuter  cette  résolution.  Je  ne  veux  point  éplu- 
cher les  motifs  de  mon  ancien  préfet  le  père  Bien- 
nassès,  jésuite,  qui  nous  dit  adieu  le  soir,  et  qui  le 
lendemain  matin,  après  avoir  dit  sa  messe  et  avoir 
cacheté  quelques  lettres,  se  précipita  du  troisième 
ctage.  Chacun  a  ses  raisons  dans  sa  conduite. 

Tout  ce  que  j'ose  dire  avec  assurance,  c'est  qu'il 
ne  sera  jamais  à  craindre  que  cette  folie  de  se  tuer 
devienne  une  maladie  épidémique,  la  nature  y  a  trop 
Lien  pourvu;  l'espérance,  la  crainte  sont  les  ressorts 
puissans  dont  elle  se  sert  pour  arrêter  presque  tou- 
jours la  main  du  malheureux  prêt  à  se  frapper. 

On  a  beau  nous  dire  qu'il  y  a  eu  des  pays  où  un 
conseil  était  établi  pour  permettre  aux  citoyens  de 
se  tuer;  quand  ils  en  avaient  des  raisons  valables;  je 


SUPERSTITION.  I  ()3 

réponds,  ou  que  cela  n'est  pas,  ou  que  ces  magistrats 
avaient  très-peu  d'occupation. 

Pourquoi  donc  Caton,  Brutus,  Cassius,  Antoine, 
Othon  et  tant  d'autres,  se  sont-ils  tués  si  résolument, 
et  que  nos  chefs  de  parti  se  sont  laissés  pendre,  ou 
bien  ont  laissé  languir  leur  misérable  vieillesse  dans 
une  prison  ?  Quelques  beaux  esprits  disent  que  ces 
anciens  n'avaient  pas  le  véritable  courage;  que  Caton 
fit  une  action  de  poltron  en  se  tuant,  et  qu'il  y  aurait 
eu  bien  plus  de  grandeur  d'àme  à  ramper  sous  César. 
Cela  est  bon  dans  une  ode  ou  dans  une  figure  de  rhé- 
torique. Il  est  très-sûr  que  ce  n'est  pas  être  sans  cou- 
rage que  de  se  procurer  tranquillement  une  mort 
sanglante  ,  qu'il  faut  quelque  force  pour  surmonter 
ainsi  l'instinct  le  plus  puissant  de  la  nature,  et  qu'en- 
fin une  telle  action  prouve  plutôt  de  la  férocité  que 
de  la  faiblesse.  Quand  un  malade  est  en  frénésie,  il 
ne  faut  pas  dire  qu  il  n'a  point  de  force;  il  iaut  dire 
que  sa  force  est  celle  d'un  frénétique. 

La  religion  païenne  défendait  l'homicide  de  soi- 
même,  ainsi  que  la  chrétienne;  il  y  avait  même  des 
places  dans  les  enfers  pour  ceux  qui  s'étaient  tués  (*). 

SUPERSTITION. 

SECTION    PREMIÈRE. 

Je  vous  ai  entendu  dire  quelquefois  :  Nous  ne 
sommes  plus  superstitieux  ;  la  réforme  du  seizième 


(*)  Voyez ,  dans  l'article  de  Catos  et  du  Suicide  ,  des  lois 
contre  le  suicide. 


I<)6  SUPERSTITION. 

siècle  nous  a  rendus  plus  prudens;  les  protestans 
nous  ont  appris  à  vivre. 

Et  qu'est-ce  donc  que  le  sang  d'un  saint  Janvier 
que  vous  liquéfiez  tous  les  ans  quand  vous  l'appro- 
chez de  sa  tête?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  faire  ga- 
gner leur  vie  à  dix  mille  gueux  ,  en  les  occupant  à  des 
travaux  miles,  que  de  faire  bouillir  le  sang  d'un  saint 
pour  les  amuser?  Songez  plutôt  à  faire  bouillir  leur 
marmite. 

Pourquoi  bénissez  -vous  encore  dans  Rome  les 
chevaux  et  ïes  mulets  à  Sainte-Marie  Majeure  ? 

Que  veulent  ces  bandes  de  llagellans  en  Italie  et 
eu  Espagne,  qui  vont  chantant  et  se  donnant  la  dis- 
cipline en  présence  des  dames?  pensent-ils  qu'on  ne 
va  en  paradis  qu'à  coups  de  fouet? 

Ces  morceaux  de  la  vraie  croix  qui  suffiraient  à 
bâtir  un  vaisseau  de  cent  pièces  de  canon,  tant  de 
reliques  reconnues  pour  fausses,  tant  de  faux  mira- 
cles, sont-ils  des  monumens  d'une  piété  éclairée? 

La  France  se  vante  d'être  moins  superstitieuse 
qu'on  ne  l'est  devers  Saint-Jacques  de  Compostelle, 
et  devers  Notre-Dame  de  Lorette.  Cependant  que  de 
sacristies  où  vous  trouvez  encore  des  pièces  de  la 
robe  de  la  Vierge  ,  des  roquilles  de  son  lait ,  des 
rognures  de  ses  cheveux!  et  n'avez-vous  pas  encore 
dans  l'église  du  Puy-en-Velai  le  prépuce  de  son  fils 
conservé  précieusement? 

Vous  connaissez  tous  l'abominable  farce  qui  se 
joue  depuis  les  premiers  jours  du  quatorzième  siècle 
dans  la  chapelle  de  Saint-Louis,  au  palais  de  Paris, 
la  nuit  de  chaque  jeudi  saint  au  vendredi.  Les  possé- 


SUPERSTITION.  IQJ 

dés  du  royaume  se  donnent  rendez-vous  dans  cette 
église;  les  convulsions  de  saint  Médard  n'approchent 
pas  des  horri'  les  simagrées,  des  hurlemens  épouvan- 
tables, des  tours  de  forces  que  font  ces  malheureux. 
On  leur  donne  à  baiser  un  morceau  de  la  vraie  croix , 
enchâssés  dans  trois  pieds  d'or  et  orné  de  pierreries. 
Alors  les  cris  et  les  contorsions  redoublent.  On  apaise 
le  diable  en  donnant  quelques  sous  aux  énergumènes  : 
mais,  pour  le  mieux  contenir,  on  a  dans  l'église  cin- 
quante archers  du  guet,  la  baïonnette  au  bout  du 
iïisil. 

La  même  exécrable  comédie  se  joue  à  Saint-Maur. 
Je  vous  citerais  vingt  exemples  semblables;  rougis- 
sez, et  corrigez-vous. 

Il  est  des  sages  qui  prétendent  qu'on  doit  laisser 
au  peuple  ses  superstitions,  comme  on  lui  laisse  ses 
guinguettes,  elc. 

Que  de  tout  temps  il  a  aimé  les  prodiges ,  les  di- 
seurs de  bonne  aventure,  les  pèlerinages  et  les  char- 
latans; que  dans  l'antiquité  la  plus  reculée  on  célé- 
brait Bacchus  sauvé  des  eaux,  portant  des  cornes, 
fesant  jaillir  d'un  coup  de  sa  baguette  une  source  de 
vin  d'un  rocher,  passant  la  mer  Rouge  à  pied  sec  avec 
tout  son  peuple,  arrêtant  le  soleil  et  la  lune,  etc. 

Qu'à  Lacédémone  on  conservait  les  deux  œufs 
dont  accoucha  Léda,  pendans  à  la  voûte  d'un  tem- 
ple ;  que  dans  quelques  villes  de  la  Grèce  les  prêtres 
montraient  le  couteau  avec  lequel  on  avait  immolé 
ïphigénie,  etc. 

Il  est  d'autres  sages  qui  disent  :  Aucune  de  ces 

«7- 


£  qB  SUPERSTITION. 

superstitions  n'a  produit  du  bien;  plusieurs  ont  fait 
de  grands  maux.  Il  faut  donc  les  abolir. 

SECTION  IL 

Je  vous  prie,  mon  cher  lecteur,  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  le  miracle  qui  vient  de  s'opérer  en  Bassc- 
Brelagne,  dans  Tannée  1771  de  notre  ère  vulgaire. 
Rien  n'est  plus  authentique  ;  cet  imprimé  est  revêtu 
de  toutes  les  formes  légales.  Lisez. 

Récit  surprenant  sur  l'apparition  visible  et  mira- 
culeuse de  Notre  Seigneur  Je  aïs- Christ  au 
saint  Sacrement  de  l'autel ,  qui  s'est  faite  par 
la  toute-puissance  de  Dieu^  dans  l 'église  pa- 
roissiale de  Paimpole  9  près  Tréguier  en 
Basse-Bretagne,  le  jour  des  Rois. 

Le  6  janvier  1771  :  jour  des  Rois,  pendant  qu'on 
chantait  le  salut,  on  vit  des  rayons  de  lumière  sortir 
du  saint  Sacrement,  et  l'on  aperçut  à  l'instant  Notre 
Seigneur  Jésus  en  figure  naturelle,  qui  parut  plus 
brillant  que  le  soleil,  et  qui  fut  vu  une  demi- heure 
entière,  pendant  laquelle  parut  un  arc-en-ciel  sur  le 
faite  de  l'église.  Les  pieds  de  Jésus  restèrent  impri- 
més sur  le  tabernacle,  où  ils  se  voient  encore,  et  il 
s'y  opère  tous  les  jours  plusieurs  miracles.  A  quatre 
heures  du  soir  Jésus  ayant  disparu  de  dessus  le  taber- 
nacle, Le  curé  de  ladiîe  paroisse  s'approcha  de  Tau- 
tel,  et  y  trouva  une  lettre  que  Jésus  y  avait  laissée  :  il 
voulut  la  prendre  ;  mais  il  lui  fut  impossible  de  la 
pouvoir  lever.  Ce  curé  ;  ainsi  que  le  vicaire  en  furent 


SUPERSTITION.  I  C)Ç) 

avertir  monseigneur  Févcque  de  Tréguier,  qui  or- 
donna dans  toutes  les  églises  de  la  ville  les  prières 
de  quarante  heures  pendant  huit  jours ,  durant  lequel 
temps  le  peuple  allait  en  foule  voir  cette  sainte  lettre. 
Au  bout  de  la  huitaine ,  monseigneur  l'évoque  y  vint 
en  procession,  accompagné  de  tout  le  clergé  sécu- 
lier et  régulier  de  la  ville ,  après  trois  jours  de  jeûne 
au  pain  et  à  l'eau.  La  procession  étant  entrée  dans 
l'église,  monseigneur  l'évèque  se  mit  à  genoux  sur 
les  degrés  de  l'autel;  et,  après  avoir  demandé  à  Dieu 
ta  grâce  de  pouvoir  lever  cette  lettre,  il  monta  à  Tau- 
tel,  et  la  prit  sans  difficulté  :  s'étant  ensuite  tourné 
vers  le  peuple  -,  il  en  lit  la  lecture  à  haute  voix  ,  et  re- 
commanda à  tous  ceux  qui  savaient  lire  de  lire  cett(j 
lettre  tous  les  premiers  vendredis  de  chaque  mois;  et 
à  ceux  qui  ne  savaient  pas  lire ,  de  dire  cinq  pater  et 
cinq  ave  en  l'honneur  des  cinq  plaies  de  Jésus  Christ, 
afin  d'obtenir  les  grâces  promises  à  ceux  qui  la  liront 
dévotement,  et  la  conservation  des  biens  de  la  terre. 
Les  femmes  enceintes  doivent  dire,  pour  leur  heu- 
reuse délivrance,  neuf  pater  et  neuf  ave  en  faveur 
des  âmes  du  purgatoire,  afin  que  leurs  enfans  aient  le 
bonheur  de  recevoir  le  saint  sacrement  de  baptême. 

Tout  le  contenu  en  ce  récit  a  été  approuvé  par 
monseigneur  l'évèque,  par  monsieur  le  lieutenant 
général  de  ladite  ville  de  Tréguier,  et  par  plusieurs 
personnes  de  distinction  qui  se  sont  trouvées  pré- 
sentes à  ce  miracle. 


200  SUPERSTITION. 

Copie  de  la  lettre  trouvée  sur  l'autel  lors  de 
l  apparition  miraculeuse  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ  au  très-saint  Sacrement  de  l au- 
tel, le  jour  des  Rois  1771. 

«Éternité  de  vie  ,  éternité  de  chàlimcns,  6ter- 
nellcs  délices;  rien  n'en  peut  dispenser;  il  faut  choi- 
sir un  parti ,  ou  celui  d'aller  à  la  gloire,  ou  marcher 
au  supplice.  Le  nombre  d'années  que  les  hommes 
passent  sur  la  terre  dans  toutes  sortes  de  plaisirs  sen- 
suels et  de  débauches  excessives ,  d'usurpations,  de 
luxe,  d'homicides,  de  larcins,  de  médisances  et 
d'impuretés,  blasphémant  et  jurant  mon  saint  nom  en 
vain,  et  mille  autres  criir.es,  ne  permettant  pas  de 
souffrir  plus  long-temps  que  des  créatures  créées  à 
mon  image  et  ressemblance,  rachetées  par  ie  prix  de 
mon  sang  sur  l'arbre  de  la  croix,  où  j'ai  enduré  mort 
et  passion,  m'offensent  continuellement  en  transgres- 
sant mes  commandemens  et  abandonnant  ma  loi  di- 
vine; je  vous  avertis  que,  si  vous  continuez  à  vivre 
dans  le  péché,  et  que  je  ne  voie  en  vous  ni  remords, 
ni  contrition,  ni  une  sincère  et  véritable  confession 
et  satisfaction,  je  vous  ferai  sentir  la  pesanteur  de 
mon  bras  divin.  Si  ce  n'était  les  prières  de  ma  chère 
mère,  j'aurais  déjà  détruit  la  terre  pour  les  péchés 
que  vous  commettez  les  uns  contre  les  autres.  Je 
vous  ai  donné  six  jours  pour  travailler,  et  le  septième 
pour  vous  reposer,  pour  sanctifier  mon  saint  nom, 
pour  entendre  la  sainte  messe ,  et  employer  le  reste 
du  jour  au  service  de  Dieu  mon  père.  Au  contraire, 
on  ne  voit  que  blasphèmes  et  ivrogneries;  et  le  monde 


SUPERSTITION.  201. 

est  tellement  débordé,  qu'on  n'y  voit  que  vanité  et 
mensonge.  Les  chrétiens,  au  lieu  d'avoir  compassion 
des  pauvres  qu'ils  voient  à  leurs  portes,  et  qui  sont 
mes  membres  pour  parvenir  au  royaume  céleste  , 
aiment  mieux  mignarder  des  chiens  et  autres  ani- 
maux ,  et  laisser  mourir  de  faim  et  de  soif  ces  objets, 
en  s'abandonnant  entièrement  à  Satan,  par  leur  ava- 
rice, gourmandise,  e"  autres  vices  :  au  lieu  d'assister 
les  pauvres ,  ils  aiment  mieux  sacrifier  tout  à  leurs 
plaisirs  et  débauches.  C'est  ainsi  qu'ils  me  déclarent 
la  guerre.  Et  vous,  pères  et  mères  pleins  d'iniquités, 
vous  souffrez  vos  enfans  jurer  et  blasphémer  mon 
saint  nom  :  au  lieu  de  leur  donner  une  bonne  éduca- 
tion, vous  leur  amassez,  par  avarice,  des  biens  qui 
sont  dédiés  à  Satan.  Je  vous  dis  par  la  bouche  de 
Dieu  mon  père,  de  ma  chère  mère,  de  tous  les  ché- 
rubins et  séraphins,  et  par  saint  Pierre,  le  chef  de 
mon  église,  que,  si  vous  ne  vous  amendez,  je  vous 
enverrai  des  maladies  extraordinaires  qui  périra  tout; 
vous  ressentirez  la  juste  colère  de  Dieu  mon  père; 
vous  serez  réduits  à  un  tel  état,  que  vous  n'aurez  con- 
naissance des  uns  des  autres.  Ouvrez  les  yeux  et  con- 
templez ma  croix ,  que  je  vous  ai  laissée  pour  arme 
contre  l'ennemi  du  genre  humain ,  et  pour  servir  de 
guide  à  la  gloire  éternelle  :  regardez  mon  chef  cou- 
ronné d  épines  ,  mes  pieds  et  mes  mains  percés  de 
clous;  j'ai  répandu  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  mon 
6ang  pour  votre  rédemption,  par  un  pur  amour  de 
père  pour  des  enfans  ingrats.  Faites  des  œuvres  qui 
puissent  vous  attirer  ma  miséricorde  ;  ne  jurez  pas 
mon  saint  nom;  priez-moi  dévotement;  jeûnez  sou- 


202  SUPERSTITION. 

vent;  et  particulièrement  faites  l'aumône  aux  pauvres, 
qui  sont  mes  membres;  car  c'est  de  toutes  les  bonnes 
œuvres  celle  qui  m'est  l'a  plus  agréable  :  ne  méprisez 
ni  la  veuve,  ni  l'orphelin;  restituez  ce  qui  ne  vous 
appartient  pas  ;  fuyez  toutes  les  occasions  de  pécher; 
gardez  soigneusement  mes  commandement;  honorez 
Marie,  ma  très-chère  mère. 

a  Ceux  ou  celles  qui  ne  profileront  pas  des  aver- 
tissemens  que  je  leur  donne,  qui  ne  croiront  pas  mes 
paroles  ,  attireront  par  leur  obstination  mon  bras 
vengeur  sur  leurs  tètes;  ils  seront  accablés  de  mal- 
heurs, qui  seront  les  avant-coureurs  de  leur  fin  der- 
nière et  malheureuse,  après  laquelle  ils  seront  préci- 
pités dans  les  flammes  éternelles,  où  ils  souffriront 
des  peines  sans  fin,  qui  sont  le  jus'e  châtiment  réservé 
à  leurs  crimes. 

«  Au  contraire,  ceux  ou  celles  qui  feront  un  saint 
usage  des  avertissemens  de  Dieu,  qui  leur  sont  don- 
nés par  cette  lettre,  apaiseront  sa  colère,  et  obtien- 
dront de  lui,  après  une  confess'on  sincère  de  leurs 
fautes  ,  la  rémission  de  leurs  péchés  ,  tant  grands 
soient- il  s.  » 

«  Il  faut  garder  soigneusement  cette  lettre  ,  en 
l'honneur  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ.  » 

Avec  permission.  A  Bourges,  le  3o  juillet  1771. 
de  Beauvoir,  lieutenant-général  de  police. 

AT.  B.  Il  faut  remarquer  que  cette  sottise  a  été  im- 
primée cà  Bourges,  sans  qu'il  y  ait  eu  ni  à  Tréguier  ni 
à  Paimpoîe  le  moindre  prétexte  qui  pût  donner  lieu 
à  une  pareille  imposture.  Cependant,  supposons  que 
dans  les  siècles  à  venir  quelque  cuistre  k  miracle 


SUPERSTITION*.  203 

veuille  prouver  un  point  de  théologie  par  l'apparir 
tion  de  Jésus -Christ  sur  l'autel  de  Paimpole ,  ne  se 
croira-t-il  pas  en  droit  de  citer  la  propre  lettre  de 
Jésus,  imprimée  à  Bourges  avec  permission?  ne  trai- 
tera-t-il  pas  d'impies  ceux  qui  en  douteront?  ne  prou- 
vcra-t-il  pas  par  les  faits  que  Jésus  opérait  partout 
des  miracles  dans  notre  siècle?  Voilà  un  beau  champ 
ouvert  aux  Houteviiles  et  aux  Abadies. 


SECTION  III. 


Nouvel  exemple  de  la  superstition  la  plus 
horrible. 

Ils  avaient  communié  à  l'autel  de  la  sainte  Vierge; 
ils  avaient  juré  à  la  sainte  Vierge  de  massacrer  leur 
roi,  ces  trente  conjurés  qui  se  jetèrent  sur  le  roi  de 
Pologne,  la  nuit  du  3  novembre  de  la  présente 
année  1771* 

Apparemment  quelqu'un  des  conjurés  n'était  pas 
entièrement  en  état  de  grâce,  quand  il  reçut  dans 
son  estomac  le  corps  du  propre.Jils  de  la  sainte 
Vierge  avec  son  sang  sous  les  apparences  du  pain  , 
et  qu'il  fit  serment  de  tuer  son  roi  ayant  son  Dieu 
dans  sa  bouche;  car  il  n'y  eut  que  deux  domestiques 
du  roi  de  tués.  Les  fusils  et  les  pistolets  tires  contre 
sa  majesté  le  manquèrent,  il  ne  reçut  qu'un  léger 
coup  de  feu  au  visage ,  et  plusieurs  coups  de  sabre  qui 
ne  furent  pas  mortels. 

C'en  était  fait  de  sa  vie ,  si  l'humanité  n'avait  pas 
enfin  combattu  la  superstition  dans  le  cœur  d'un  des 
assassins  nommé  Kosinski.  Quel  moment  quand  ce 


004  SUPERSTITION. 

malheureux  dit  à  ce  prince  tout  sanglant  :  Vous  êtes 
pourtant  mon  roi!  Oui,  lui  répondit  Stanislas-Auguste, 
et  votre  bon  roi  qui  ne  vous  ai  jamais  [ait  de  mal.  Cela 
est  vrai,  dit  l'autre  ,  mais  j'ai  fait  serment  de  vous  tuer. 

Ils  avaient  juré  devant  l'image  miraculeuse  de  la 
Vierge  à  Czenloshova.  Voici  la  formule  de  ce  beau 
serment  :  «  Nous  qui,  excités  par  un  zèle  saint  et  re- 
ligieux ,  avons  résolu  de  venger  la  Divinité,  la  reli- 
gion et  la  patrie  outragées  par  Stanislas-Auguste, 
contempteur  des  lois  divines  et  humaines,  etc. ,  fau- 
teur des  athées  et  des  hérétiques,  etc.,  jurons  et  pro- 
mettons, devant  l'image  sacrée  et  miraculeuse  de  la 
mère  de  Dieu,  etc. ,  d'extirper  de  la  terre  celui  qui  la 
déshonore  en  foulant  aux  pieds  la  religion,  etc.  Dieu 
nous  soit  en  aide  !  » 

C'est  ainsi  que  les  assassins  des  Sforze  et  des  Mé- 
dicis  ,  et  que  tant  d'autres  saints  assassins  fesaient 
dire  des  messes,  ou  la  disaient  eux -mêmes  pour 
l'heureux  succès  de  leur  entreprise. 

La  lettre  de  Varsovie  qui  fait  le  détail  de  cet  at- 
tentat, ajoute  :  «  Les  religieux  qui  emploient  leur 
pieuse  ardeur  ta  faire  ruisseler  le  sang  et  ravager  la 
patrie,  ont  réussi  en  Pologne  comme  ailleurs,  à  in- 
culquer à  leurs  affiliés  qu  il  est  permis  de  tuer  les 
rois.  » 

En  effet,  les  assassins  s'étaient  cachés  dans  Var- 
sovie pendant  trois  jours  chez  les  révérends  pères 
dominicains  ;  et  quand  on  a  demandé  à  ces  moines 
complices,  pourquoi  ils  avaient  gardé  chez  eux  trente 
hommes  armés  sans  en  avertir  le  gouvernement,  ils 


SUPERSTITION  2û5 

ont  répondu  que  ces  hommes  étaient  venus  pour  faire 
leurs  dévotions  et  pour  accomplir  un  vœu. 

O  temps  des  Jean  Chàtel,  des  Guignard,  des  Ri- 
codovis  ,  des  Poltrot ,  des  Ravaillac  ,  des  Damiens  , 
des  Malagrida  ,  vous  revenez  donc  encore  !  Sainte 
Vierge,  et  vous  son  digne  fils,  empêchez  qu'on  n'a- 
buse de  vos  sacrés  noms  pour  commettre  le  même 
crime  ! 

M.  Jean-George  Le  Franc  ,  évêque  du  Puy-en-Ye- 
lay,  dit  dans  son  immense  pastorale  aux  habitans 
du  Puy ,  pages  258  et  25g ,  que  ce  sont  les  philo- 
sophes qui  sont  des  séditieux.  Et  qui  accuse-t-il  de 
sédition?  lecteurs,  vous  serez  étonnés;  c'est  Locke, 
le  sage  Locke  lui-même  ;  il  le  rend  «  complice  des 
pernicieux  desseins  du  comte  de  Shaftesbury,  l'un 
des  héros  du  parti  philosophiste.  » 

Ah!  M.  Jean-George,  combien  de  méprises  en  peu 
de  mots!  premièrement  vous  prenez  le  petit-fds  pour 
le  grand -pere.  Le  comte  Shaftesbury,  l'auteur  des 
Caractéristiques  et  des  Recherches  sur  la  vertu  ,  ce 
héros  du  parti  philosophiste ,  mort  en  i  7  1 3 ,  cultiva 
toute  sa  vie  les  lettres  dans  la  plus  profonde  retraite. 
Secondement ,  le  grand  chancelier  Shaftesbury  son 
grand-père ,  à  qui  vous  attribuez  des  forfaits  ,  passe 
en  Angleterre  pour  avoir  été  un  véritable  patriote. 
Troisièmement,  Locke  est  révéré  d^ns  toute  l'Europe 
comme  un  sage. 

Je  vous  défie  de  me  montrer  un  seul  philosophe 

depuis  Zoroastre  jusqu'à  Locke,  qui  ait  jamais  excité 

une  sédition,  qui  ait  trempé  dans  un  attentat  contre 

la  vie  des  rois,  qui  ait  troublé  la  société  ;  et  malheu- 

Dict.  ph.  8.  18 


20(3  SUPERSTITlUtf. 

reusement  je  vous  trouverai  mille  superstitieux  ,  de- 
puis Aod  jusqu'à  Kosinski,  teints  du  sang  des  rois  et 
de  celui  des  peuples.  La  superstition  met  le  monde 
entier  en  flammes;  la  philosophie  les  éteint. 

Peut-être  ces  pauvres  philosophes  ne  sont-ils  pas 
assez  dévots  à  la  sainte  Vierge  ;  mais  ils  le  sont  à 
Dieu,  à  la  raison,  à  l'humanité. 

Polonais,  si  vous  n'êtes  pas  philosophes,  du  moins 
ne  vous  égorgez  pas.  Français  et  Velchcs ,  réjouissez- 
vous ,  et  ne  vous  querellez  plus. 

Espagnols,  que  les  noms  ^inquisition  et  de  Uinh 
Ucrmandad  ne  soient  plus  prononcés  parmi  vous 
Turcs  qui  avez  asservi  la  Grèce,  moines  qui  l'ave, 
abrutie,  disparaissez  de  la  terre. 

SECTION   IV. 

Chapitre  tiré  de  Cicéron.de  Sénèque  et  de 

Plutarque. 
Presque  tout  ce  qui  va  au  delà  de  l'adoration  d'ui 
Êlre  suprême,  et  de  la  soumission  du  cœur  à  ses  or 
cires  étemels,  est  superstition.  C'en  est  une  très-dan 
gereusc  que  le  pardon  des  crimes  attaché  à  certaine, 
cérémonies. 

El  nicjras  mactant  pécules,  et  manibu  dm$ 
Inferias  miltunt. 

(LucrÈCE,IIl,  52-53.) 

"0  faciles  nimiïim  qui  tristia  aimina  cœdis, 
Flumined  tolli  posse  putatis  aquâl 

(Ovide,  Fastes,  II,  £5-46.) 

Vous  pensez  que  Dieu  oubliera  votre  homicide ,  si 
vous  vous  baignez  dans  un  fleuve  ,  si  vous  immolez 


SUPERSTITION.  20  7 

une  brebis  noire ,  et  si  on  prononce  sur  vous  des  pa- 
roles. Un  second  homicide  vous  sera  donc  pardonné 
au  même  prix  ,  et  ainsi  un  troisième  ,  et  cent  meurtres 
ne  vous  coûteront  que  cent  brebis  noires  et  cent  ab- 
solutions! Faites  mieux,  misérables  humains,  point 
de  meurtres  et  point  de  brebis  noires. 

Quelle  infâme  idée  d'imaginer  qu'un  prêtre  d'Isia 
et  de  Cybèle,  en  jouant  des  cymbales  et  des  casta- 
gnettes, vous  reconciliera  avec  la  Divinité  ?  Et  qu'est- 
il  donc  ce  prêtre  de  Cybèle,  cet  eunuque  errant  qui 
vit  de  vos  faiblesses,  pour  s'établir  médiateur  entre 
le  ciel  et  vous  ?  Quelles  patentes  a-t-il  reçues  de 
Dieu  ?  Il  reçoit  de  l'argent  de  vous  pour  marmoter 
des  paroles,  et  vous  pensez  que  FÊtre  des  êtres  ratifie 
les  paroles  de  ce  charlatan  ? 

Il  y  a  des  superstitions  innocentes;  vous  dansez 
les  jours  de  fêles  en  l'honneur  de  Diane  ou  de  Po- 
mone,  ou  de  quelqu'un  de  ces  dieux  secondaires  dont 
voire  calendrier  est  rempli  :  à  fa  bonne  heure.  La 
danse  est  très-agréable,  elle  est  utile  au  corps,  elle 
réjouit  l'ame,  elle  ne  fait  de  mal  à  personne  ;  mais 
uallez  pas  croire  que  Pomone  et  Vcrtumne  vous  sa- 
chent beaucoup  de  gré  d'avoir  sauté  en  leur  honneur, 
et  quils  vous  punissent  d'y  avoir  manqué.  Il  n'y  a 
d'autre  Pomone  ni  d'autre  Vertumne  que  la  bêche  et 
le  hoyau  du  jardinier.  Ne  soyez  pas  assez  imbéciles 
pour  croire  que  votre  jardin  sera  grêlé,  si  vous  avez 
manqué  de  danser  la  pyrrique  ou  la  cordace. 

Il  y  a  peut-être  une  superstition  pardonnable  et 
même  encourageante  à  la  vertu;  c'est  celle  de  placer 
parmi  les  dieux  les  grands  hommes  qui  ont  été  les 


208  SUPERSTITION. 

bienfaiteurs  du  genre  humain.  Il  serait  mieux  sans 
doute  de  s'en  tenir  à  les  regarder  simplement  comme 
des  hommes  vénérables,  et  surtout  de  tâcher  de  les 
imiter.  Vénérez  sans  culte  un  Solon,  un  Thaïes,  un 
Pythagore  j  mais  n'adorez  pas  un  Hercule  pour  avoir 
nettoyé  les  écuries  d'Augîas,  et  pour  avoir  couché 
avec  cinquante  filles  dans  une  nuit. 

Gardez-vous  surtout  d'établir  un  culte  pour  des 
gredins  qui  n'ont  eu  d'autre  mérite  que  l'ignorance, 
l'enthousiasme  et  la  crasse;  qui  se  sont  fait  un  devoir 
et  une  gloire  de  l'oisiveté  et  de  la  gueuserie  :  ceux  qui 
ont  été  au  moins  inutiles  pendant  leur  vie,  méritent- 
ils  Papotàeôse  après  leur  mort  ? 

Remarquez  que  les  temps  les  plus  superstitieux 
ont  toujours  été  ceux  des  plus  horribles  crimes. 

section  v. 

Le  superstitieux  est  au  fripon  ce  que  l'esclave  est 
au  tyran.  Il  y  a  plus  encore;  le  superstitieux  est  gou- 
verné par  le  fanatique  et  le  devient.  La  superstition 
n Ae  dans  le  paganisme,  adoptée  par  le  judaïsme,  in- 
festa l'église  chrétienne  dès  les  premiers  temps.  Tous 
les  pères  de  l'église  ,  sans  exception  ,  crurent  au 
pouvoir  de  la  magie.  L'église  condamna  toujours  la 
magie,  mais  elle  y  crut  toujours  :  elle  n'excommunia 
point  les  sorciers  comme  des  fous  qui  étaient  trom- 
pés, mais  comme  des  hommes  qui  étaient  réellement 
en  commerce  avec  les  diables. 

Aujourd'hui  la  moitié  de  l'Europe  croit  que  l'autre 
a  été  long-temps  et  est  encore  superstitieuse.  Les 
protestàns  regardent  les  reliques,  les  indulgences, 


SUPERSTITION.  20$ 

les  macérations,  les  prières  pour  les  morts,  l'eau 
bénite,  et  presque  tous  les  rites  de  l'église  romaine, 
comme  une  démence  superstitieuse.  La  superstition, 
seion  eux,  consiste  à  prendre  des  pratiques  inutiles 
pour  des  pratiques  nécessaires.  Parmi  les  catholiques 
romains  il  y  en  a  de  plus  éclairés  que  leurs  ancêtres, 
qui  ont  renoncé  à  beaucoup  de  ces  usages  autrefois 
sacrés;  et  ils  se  défendent  sur  les  autres  qu'ils  ont 
conservé,  en  disant  :  Ils  sont  indifférens,  et  ce  qui 
n'est  qu'indifférent  ne  peut  être  un  mal. 

Il  est  difficile  de  marquer  les  bornes  de  la  su- 
perstition. Un  Fiançais  voyageant  en  Italie  trouve 
presque  tout  superstitieux,  et  ne  se  trompe  guère, 
L'archevêque  de  Cantorbéri  prétend  que  l'archevê- 
que de  Paris  est  superstitieux;  les  presbytériens  font 
le  même  reproche  à  M,  de  Cantorbéri,  ci  sont  à  leur 
tour  traités  de  superstitieux  par  les  quakers,  qui  sont 
les  plus  superstitieux  de  lous  aux  yeux  des  autres 
chrétiens. 

Personne  ne  convient  donc  chez  les  sociétés  chré- 
tiennes de  ce  que  c'est  que  la  superstition.  La  secte 
qui  semble  le  moins  attaquée  de  cette  maladie  de 
l'esprit,  est  celle  qui  a  le  moins  de  rites.  Mais  si  avec 
peu  de  cérémonies  elle  est  fortement  attachée  à  une 
croyance  absurde,  cette  croyance  absurde  équivaut, 
elle  seule,  à  toutes  les  pratiques  superstitieuses  ob- 
servées depuis  Simon  le  Magicien  jusqu'au  cura 
Gauffrédi. 

Il  est  donc  évident  que  c'est  le  fond  de  la  religion 
d'une  secte,  qui  passe  pour  superstition  chez  une 
autre  secte. 

18. 


210  superstition; 

Les  musulmans  en  accusent  toutes  les  sociétés 
chrétiennes,  et  en  sont  accusés.  Qui  jugera  ce  grand 
procès  ?  Sera-ce  la  raison  ?  mais  chaque  secte  pré- 
tend avoir  la  raison  de  son  côté.  Ce  sera  donc  la  force 
qui  jugera,  en  attendant  que  la  raison  pénètre  dans 
un  assez  grand  nombre  de  têtes  pour  désarmer  la 
force. 

Par  exemple,  il  a  été  un  temps  dans  l'Europe  chré* 
tienne  où  il  n'était  pas  permis  à  de  nouveaux  époux 
de  jouir  des  droits  du  mariage,  sans  avoir  acheté  ce 
droit  de  l'évêquc  et  du  curé. 

Quiconque  dans  son  testament  ne  laissait  pas  une 
partie  de  son  bie-n  à  l'église,  était  excommunié  et 
privé  de  la  sépulture.  Cela  s'appelait  mourir  deconfes, 
c'est-à-dire,  ne  confessant  pas  la  religion  chrétienne. 
Et,  quand  un  chrétien  mourait  intestat^  l'église  rele- 
vait le  mort  de  cette  excommunication,  en  fesant  un 
testament  pour  lui,  en  stipulant,  et  en  se  fesant  payer 
le  legs  pieux  que  le  défunt  aurait  dû  faire. 

C'est  pourquoi  le  pape  Grégoire  IX  et  saint  Louis 
ordonnèrent,  aprvs  le  concile  de  Narbonne  tenu  en 
1235,  que  tout  testament  auquel  on  n'aurait  pas 
appelé  un  prêtre  serait  nul  ;  et  le  pape  décerna  que  le 
testateur  et  le  notaire  seraient  excommuniés. 

La  taxe  des  péchés  fut  encore  ,  s'il  est  possible  , 
plus  scandaleuse.  C'était  la  force  qui  soutenait  toutes 
ces  lois  auxquelles  se  soumettait  la  superstition  des 
peuples;  et  ce  n'est  qu'avec  le  temps  que  la  raison  fit 
abolir  ces  honteuses  vexations,  dans  le  temps  qu'elle 
en  laissait  subsister  tant  d'autres. 

Jusqu'à  quel  point  la  politique  permet -elle  qu'on 


SUPPLICES.  21  X 

ruine  la  superstition  ?  Cette  question  est  très  épineuse  ; 
c'est  demander  jusqu'à  quel  point  on  doit  faire  la 
ponction  à  un  hydropique,  qui  peut  mourir  dans 
l'opération.  Cela  dépend  de  la  p'udenee  du  médecin* 

Peut -il  exister  un  peuple  libre  de  tous  préjugés 
superstitieux  ?  C'est  demander  :  Peut- il  exister  un 
peuple  de  philosophes  ?  On  dit  qu'il  riy  a  nulle 
superstition  dans  la  magistrature  de  la  Chine.  Il  est 
vraisemblable  qu'il  n'en  restera  aucune  dans  la  ma- 
gistrature de  quelques  villes  d'Europe. 

Alors  ces  magistrats  empêcheront  que  la  supersti- 
tion du  peuple  ne  soit  dangereuse.  L'exemple  de  ces 
magistrats  n'éclairera  pas  la  canaille,  mais  les  prin- 
cipaux bourgeois  la  contiendront.  Il  n'y  a  peut-être 
pas  un  seul  tumulte,  tin  seul  attentat  religieux,  où 
les  bourgeois  n'aient  autrefois  trempé,  parce  que  ces 
bourgeois  alors  étaient  canaille;  mais  la  raison  et  le 
temps  les  auront  changés.  Leurs  mœurs  adoucies 
adouciront  celles  de  la  plus  vile  et  de  la  plus  féroce 
populace;  c'est  de  quoi  nous  avons  des  exemples 
frappans  dans  plus  d'un  pays.  En  un  mot,  moins  de 
superstitions,  moins  de  fanatisme;  et  moins  de  fana- 
tisme, moins  de  malheurs. 

SUPPLICES. 

S.ECTIQN   PREMIÈRE. 

Oui,  répétons,  un  pendu  n'est  bon  à  rien.  Proba- 
blement quelque  bourreau,  aussi  charlatan  que  cruel 7 
aura  fait  accroire  aux  imbéciles  de  son  quartier  que 
la  graisse  de  pendu  guérissait  de  Fépilepsie. 

Le  cardinal  de  Richelieu,  en  allant  à-  Lyon  se 


2ia  Supplices. 

donner  le  plaisir  de  faire  exécuter  Cinq -Mars  et  df 
Thou,  apprit  que  le  bourreau  s'était  cassé  la  jambe  : 
«  Quel  malheur,  dit-il  au  chancelier  Séguicr,  nous 
n'avons  point  de  bourreau  !  »  J'avoue  que  cela  est 
bien  triste  ;  c'était  un  fleuron  qui  manquait  à  sa 
couronne.  Mais  enfin  on  trouva  un  vieux  bon  homme 
qui  abattit  la  tête  de  l'innocent  et  sage  de  Thou  en 
douze  coups  de  sabre.  De  quelle  nécessité  était  cette 
mort?  quel  bien  pouvait  faire  l'assassinat  juridique 
du  maréchal  de  Marillac  ? 

Je  dirai  plus;  si  le  duc  Maximilîcn  de  Sully  n'avait 
pas  forcé  le  bon  Henri  IV  a  faire  exécuter  le  maréchal 
de  Biron  couvert  de  blessures  reçues  à  son  service, 
peut-être  Henri  n'aurait-il  pas  été  assassiné  lui-même; 
peut-être  cet  acte  de  clémence,  si  bien  placé  après 
la  condamnation  ,  aurait  adouci  l'esprit  de  la  ligue 
qui  était  encore  très- violent;  peut-être  n'aurait -on 
pas  crié  sans  cesse  aux  oreilles  du  peuple  :  Le  roi 
protège  toujours  les  hérétiques,  le  roi  maltraite  les 
bons  catholiques,  le  roi  est  un  avare,  le  roi  est  un 
vieux  débauché  qui  à  l'âge  de  cinquante -sept  ans  est 
amoureux  de  la  jeune  princesse  de  Condé,  ce  qui 
réduit  son  mari  à  s'enfuir  du  royaume  avec  sa  femme. 
Toutes  cas  flammes  du  mécontentement  universel 
n'auraient  pas  mis  le  feu  à  la  cervelle  du  fanatique 
feuillant  Ravaillac. 

Quant  à  ce  qu'on  appelle  communément  la  justice, 
c'est -«à -dire,  l'usage  de  tuer  un  homme  parce  qu'il 
aura  volé  un  écu  à  son  maître,  ou  de  le  brûler  comme 
Simon  Morin,  pour  avoir  dit  qu'il  a  eu  des  conversa- 
tions avec  le  Saint- Esprit ?  et  comme  on  a  brûlé  un 


SUPPLICES.  2l3 

vieux  fou  de  jésuite  nommé  Malagrida,  pour  avoir 
imprimé  les  entretiens  que  la  sainte  Vierge  Marie 
avait  avec  sa  mère  sainte  Anne  quand  elle  était  dans 
son  ventre ,  etc.  ;  cet  usage,  il  faut  en  convenir,  n'est 
ni  humain,  ni  raisonnable,  et  ne  peut  jamais  être  de 
la  moindre  utilité. 

Nous  avons  déjà  demandé  quel  avantage  pouvait 
résulter  pour  l'état  de  la  mort  d'un  pauvre  homme 
connu  sous  le  nom  du  (ou  de  Verberie ,  qui,  dans  un 
souper  chez  des  moines,  avait  proféré  des  paroles 
insensées,  et  qui  fut  pendu  au  lieu  d'être  purgé  et 
saigné. 

Nous  avons  demandé  encore  s'il  était  bien  néces- 
saire qu'un  autre  fou  qui  était  dans  les  gardes -du- 
corps,  et  qui  se  fit  quelque»  t?illades  légères  avec  un 
Couteau,  à  l'exemple  des  charlatans,  pour  obtenir 
quelque  récompense,  fût  pendu  aussi  par  arrêt  du 
parlement  ?  était-ce  là  un  grand  crime  ?  y  avait-il 
un  grand  danger  pour  la  société  de  laisser  vivre  cet 
homme  ? 

En  quoi  était-il  nécessaire  qu'on  coupât  la  main  et 
la  langue  au  chevalier  de  La  Barre?  qu'on  l'appliquât 
à  la  torture  ordinaire  et  extraordinaire,  et  qu'on  le 
brûlât  tout  vif  ?  telle  fut  sa  sentence,  prononcée  par 
les  Solons  et  les  Lycurgues  d'Abbcville.  De  quoi 
s'agissait -il  ?  avait -il- assassiné  son  père  et  sa  mère  ? 
craignait-on  qu'il  ne  mit  le  feu  à  la  ville  ?  On  l'accusait 
de  quelques  irrévérences  si  secrètes  que  la  sentence 
même  ne  les  articula  pas.  Il  avait,  disait -on,  chanté 
une  vieille  chanson  que  personne  ne  connaît;  U  avait 


3l4  SUPPLICES. 

vu  passeï  de  loin  une  procession  de  capucins  sans  la 
saluer. 

Il  faut  que  chez  certains  peuples  le  plaisir  de  tuer 
son  prochain  en  cérémonie,  comme  dit  Boileau,  et 
de  lui  faire  souffrir  des  tournions  épouvantables,  soit 
un  amusement  bien  agréable.  Ces  peuples  habitent  le 
quarante-neuvième  degré  de  latitude;  c'est  précisé- 
ment la  position  des  Jroquois.  11  faut  espérer  qu'où 
les  civilisera  un  jour. 

Il  y  a  toujours  dans  celte  na'ion  de  barbares  deux 
ou  trois  mille  personnes  très-aimables ,  d'un  gcf.t  dé- 
licat, et  de  très- bonne  compagnie,  qui  à  la  lin  poli- 
ront les  autres. 

Je  demanderais  volontiers  à  ceux  qui  aiment  tant 
à  élever  des  gibets,  des  échafauds,  des  bûchers,  et  à 
faire  tirer  des  arquebusades  dans  la  cervelle,  s'ils 
sont  toujours  en  temps  de  famine,  et  s'ils  tuent  ainsi 
leurs  semblables  de  peur  d'avoir  trop  de  monde  à 
nourrir  ? 

Je  fus  effrayé*  un  jour  en  voyant  Ja  liste  des  déser- 
teurs depuis  huit  années  seulement;  on  en  comptait 
soixante  mille.  C'était  soixante  mille  compatriotes 
auxquels  il  fallait  casser  la  tète  au  son  du  tambour, 
et  avec  lesquels  on  aurait  conquis  une  province  s'ils 
avaient  été  bien  nourris  et  bien  conduits. 

Je  demanderais  encore  à  quelques  uns  de  cesDra- 
cons  subalternes,  si  dans  leur  pays  il  ny  a  pas  de 
grandes  routes,  et  des  chemins  de  traverse  à  con- 
struire, des  terrains  incultes  à  défricher,  et  si  les 
pendus  et  les  arquebuses  peuvent  leur  rendre  ce  ser- 
vice .* 


SUPPLICES.  2l5 

Je  ne  leur  parlerais  pas  d  humanité ,  mais  d'utilité  : 
ma  heureusement  ils  n'entendent  quelquefois  ni  l'un 
ni  l'autre.  Et  ,  quand  M.  Beccaria  fut  applaudi  de 
l'Europe  pour  avoir  démontré  que  les  peines  doivent 
être  proportionnées  aux  délits,  il  se  trouva  bien  vite 
chez  les  iroquois  un  avocat,  gagé  par  un  prêtre,  qui 
soutint  que  torturer,  pendre,  rouer,  brûler,  dans 
tous  les  cas,  est  toujours  le  meilleur. 

section  n. 

C'est  en  Angleterre  surtout,  plus  qu'en  aucun 
pays,  que  s'est  signalée  la  tranquille  fureur  d'égorger 
les  hommes  avec  le  glaive  prétendu  de  la  loi.  Sans 
parler  de  ce  nombre  prodigieux  de  seigneurs  du  sang 
royal ,  de  pairs  du  royaume,  d'illustres  citoyens  péris 
sur  un  échafaud  en  place  publique ,  il  suffirait  de  ré- 
fléchir sur  le  supplice  de  la  reine  Anne  Boulen,  de 
la  reine  Catherine  Howard,  de  la  reine  Jeanne  Gray, 
de  la  reine  Marie  Stuart,  du  roi  Charles  Ier,  pour  justi- 
fier celui  qui  a  dit  que  c'était  au  bourreau  d'écrire 
l'histoire  d'Angleterre. 

Après  cette  île,  on  prétend  que  la  France  est  le 
pays  où  les  supplices  ont  été  le  plus  communs.  Je  ne 
dirai  rien  de  celui  de  la  reine  Brunehaut;  car  je  n'en 
crois  rien.  Je  passe  à  travers  mille  échafauds,  et  je 
m'arrête  à  celui  du  comte  de  Montécuculli,  qui  fut 
écartelé  en  présence  de  François  1er  et  de  toute  la 
cour,  parce  que  le  dauphin  François  était  mort  d'une 
pleurésie. 

Cet  événement  est  de  1 536.  Charles-Quint,  victo- 
rieux de  tous  les  côtés  en  Europe  et  en  Afrique,  rava- 


3t6  SUPPLICES. 

geait  à  la  fois  la  Provence  et  la  Picardie.  Pendant 
cette  campagne  qui  commençait  pour  lui  avec  avan- 
tage, le  jeune  dauphin,  âgé  de  dix-huit  ans,  s'échauffe 
à  jouer  à  la  paume  dans  la  petite  ville  de  Tournon. 
Tout  en  sueur  il  boit  de  l'eau  glacée;  il  meurt  de  la 
pleurésie  le  cinquième  jour.  Toute  la  cour,  toute  la 
France  crie  que  l'empereur  Charles-Quint  a  fait  em- 
poisonner le  dauphin  de  France.  Cette  accusation, 
aussi  horrible  qu'absurde  ,  est  répétée  jusqu'à  no* 
jours.  Malherbe  dit  dans  une  de  ses  odes  : 

François.  quand  la  Castille  inégale  à  ses  armes 

Lui  \ola  son  dauphin, 
Semblait  d'un  si  grand  coup  devoir  jeter  des  larme» 

Qui  n'eussent  jamais  fin, 

(  Cde  à  Duperrier.  ) 

Tl  n'est  pas  question  d'examiner  si  l'empereur  était 
inégal  aux  armes  de  François  1  r  parce  qu'il  sortit  de 
Provence  après  l'avoir  épuisée,  ou  si  c'est  voler  un 
dauphin  que  de  l'empoisonner,  ou  si  on  jette  des 
larmes  d'un  coup,  lesquelles  n  ont  point  fin.  Ces  mau- 
vais vers  font  voir  seulement  que  l'empoisonnement 
de  François,  dauphin,  par  Charles- Quint  passa  tou- 
jours en  France  pour  une  vérité  incontestable. 

Daniel  ne  disculpe  point  l'empereur.  Hénault  dit 
dans  son  Abrégé  :  ci  François  ,  dauphin  ,  mort  de 
poison.  » 

Ainsi  tous  les  écrivains  se  copient  les  uns  las  au- 
tres. Enfin,  Fauteur  de  l'Histoire  de  François  Ier  ose, 
comme  moi,  discuter  le  fiât. 

Il  est  vrai  que  le  comte  Montécuculli,  qui  était  au 
service  du  dauphin,  fut  condamné  par  des  commis- 


SUPPLICES.  ÛIJ 

saires  à  être  écartelé,  comme  coupable  d'avoir  em- 
poisonné ce  prince. 

Les  historiens  disent  que  ce  Montécuculli  était  son 
échanson.  Les  dauphins  n'en  ont  point.  Mais  je  veux 
qu'ils  en  eussent  alors  ;  comment  ce  gentilhomme  eût- 
il  mêlé  sur-le-champ  du  poison  dans  un  verre  d'eau 
fraîche  ?  avait-il  toujours  du  poison  tout  prêt  dans  sa 
poche  pour  le  moment  où  son  maître  demanderait  à 
boire  ?  il  n'était  pas  seul  avec  le  dauphin  qu'on  essuyait 
au  sortir  du  jeu  de  paume.  Les  chirurgiens  qui  ouvri- 
rent son  corps  dirent  (à  ce  qu'on  prétend)  que  le  prince 
avait  pris  de  l'arsenic .  Le  prince  en  l'avalant  aurait 
senti  dans  le  gosier  des  douleurs  insupportables  , 
l'eau  aurait  été  colorée  ;  on  ne  l'aurait  pas  traité  d'une 
pleurésie.  Les  chirurgiens  étaient  des  ignorans  qui 
disaient  ce  qu'on  voulait  qu'ils  dissent  :  cela  n'est  que 
trop  commun. 

Quel  intérêt  aurait  eu  cet  officier  à  faire  mourir 
son  maître  ?  de  qui  pouvait  il  espérer  plus  de  fortune1 

Mais  ,  dit-on,  il  avait  aussi  l'intention  d'empoi- 
sonner le  roi.  Nouvelle  difficulté,  et  nouvelle  impro 
habilité. 

Qui  devait  lui  payer  ce  double  crime  ?  on  répond 
que  c'était  Charles-Quint.  Autre  improbabilité  non 
moins  forte.  Pourquoi  commencer  par  un  enfant  de 
dix-huit  ans  et  demi  qui  d'ailleurs  avait  deux  frères? 
comment  arriver  au  roi,  que  Montécuculli  ne  servait 
point  à  table  ? 

Il  n'y  avait  rien  à  gagner  pour  Charles-Quint  en 
donnant  la  mort  à  ce  jeune  dauphin  qui  n'avait  jamais 
tiré  l'épée,  et  qui  aurait  eu  des  vengeurs.  C'eût  été  ur 
Dict.  ph.  8.  19 


SI  8  SUPPLICES, 

crime  honteux  ^t  inutile.  H  ne  craignait  pas  le  péw 
qui  était  le  plus  brave  chevalier  de  sa  cour,  et  il  au- 
rait craint  le  fils  qui  sortait  de  l'enfance  ! 

Mais  on  nous  dit  que  ce  Montécuculli,  dans  urr 
voyage  à  Ferrare,  sa  patrie,  fut  présenté  à  l'empe- 
reur; que  ce  monarque  lui  demanda  des  nouvelles  de 
la  magnificence  avec  laquelle  le  roi  était  servi  à  table, 
et  de  l'ordre  qu'il  tenait  dans  sa  maison.  Voilà  certes 
une  belle  preuve  que  cet  Italien  fut  suborné  par 
Charles-Quint  pour  empoisonner  la  famille  royale  ! 

Oh  î  ce  ne  fut  pas  l'empereur  qui  l'engagea  lui- 
même  dans  ce  crime  ;  ce  furent  ses  généraux ,  Antoine 
de  Lève  et  le  marquis  de  Gonzaguc.  Qui!  Antoine  d« 
Lève,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  et  l'un  des  plus  ver- 
tueux chevaliers  de  l'Europe  !  et  ce  vieillard  eut  1  in- 
discrétion de  lui  proposer  ces  empoisonnemens  con- 
jointement avec  un  prince  de  Gor.zague  !  D'autres 
nomment  le  marquis  del  Vasto,  que  vous  appelez  du 
Guast.  Accordez-vous  donc,  pauvres  imposteurs. — 
Vous  dites  que  Montécuculli  l'avoua  à  ses  juges.  Avez- 
vous  vu  les  pièces  originales  du  procès? 

Vous  avancez  que  cet  infortuné  était  chimiste. 
Voilà  vos  seules  preuves  ;  voilà  les  seules  raisons  pour 
'lesquelles  il  subit  le  plus  effroyable  des  supplices.  Il 
était  Italien  ,  il  était  chimiste  ,  on  haïssait  Charles- 
Quint;  on  se  vengeait  bien  honteusement  de  sa  gloire. 
Quoi!  votre  cour  fait  écarteler  un  homme  de  qualité 
sur  de  simples  soupçons,  dans  la  vaine  espérance  de 
déshonorer  un  empereur  trop  puissant. 

Quelque  temps  après,  vos  soupçons  toujours  lé- 
gers accusent  de  cet  empoisonnement  Catherine  do 


SUPPLICES.  m  ?) 

Médicrs,  épouse  de  Henri  II ,  dauphin ,  depuis  roi  de 
France.  Vous  dites  que  pour  régner  elle  fit  empoi- 
sonner ce  premier  dauphin ,  qui  était  entre  le  trône  et 
son  mari.  Imposteurs  !  encore  une  fois-,  accordez-vou» 
donc.  Songez  que  Catherine  de  Médicis  n'était  alors 
âgée  que  de  dix-sept  ans  ? 

On  a  dit  que  ce  fut  Charles-Quint  lui-même  qui 
imputa  cette  mort  à  Catherine,  et  on  cite  l'historien 
Yera.  On  se  trompe }  voici  ses  paroles  (<i)  : 

En  este  ano  avxa  muerto  en  Paris  el  deliin  de  Franc ia  con 
vénales  évidentes  de  veneno.  Attribuyeronlo  los  sûyos  a  diligen- 
cia  del  marques  de  Basto,  y  Antonio  de  Leivaf  y  costô  la  vida 
de  Monte-cuculo ,  F  tancés ,  con  quien  se  correspondian  :  indi- 
gna sospecha  de  tan  generosos  hombres,  y  inutil'  puesto,  que 
con  matar  al  delfin ,  se  grangeava  poca ,  porque  no  era  nada 
valerosq,,  ni  sin  hermanos  que  le  sucediessen. 

Brevemente  se  passo  desta  presurlcion  a  otra  mas  fundaday 
nue  avia  sido  la  muerte  per  orden  de  su  hermano  el  duque  de 
Orliens,  a  persuasion  de  Catarina  de  Medicis  su  muger,  amhi- 
ciosa  dellegar  a  ser  reyna,  como  h  fue.  Y  nota  bmn-  un  autor 
que  la  muerte  des graciadet  que  tuvà  despuv.s  esteEnrico ,.  la  per*, 
mitio  Dios  en  castigo  de  la  ahvosa  que  dio  (si  la  dio)  al  ino« 
tente  liermano  :  costumbre  mas  que  medianamente  introducida 
en  principes,  deshazerse  a  poca  costa  de  los  que  por  algun  ca- 
mino  los  embaracan  ;  pero  siempre  son  visiblement  castïgadoi 
por  Dios, 

«  En  cette  année  mourut  à  Paris  le  dauphin  de 
France  avec  les  signes  évidens  de  poison.  Les  siens 
t'attribuèrent  aux  ordres  du  marquis  del  Yasto  et 
d'Antoine  de  Lève,  ce  qui  coûta  la  vie  au  comte  de 
Montecuculo,  Français  qui  était  en  correspondance 

(a)  Page  1 66. 


220  SUPPLICES. 

avec  eux:  :  indigne  et  inutile  soupçon  contre  des 
hommes  si  généreux,  puisqu'on  tuant  le  dauphin  on 
gagnait  peu.  Il  n'était  encore  connu  par  sa  valeur,  ni 
lui,  ni  ses  frères,  qui  devaient  lui  succéder. 

«  De  cette  présomption  on  passa  à  une  autre;  on 
prétendit  que  ce  meurtre  avait  été  commis  par  Tordre 
du  duc  d'Orléans  son  frère ,  à  la  persuasion  de  Cathe- 
rine de  Mcdicis  sa  femme,  qui  avait  l'ambition  d'être 
reine,  comme  elle  le  fut  en  effet.  Un  auteur  remarque 
très-bien  que  la  mort  funeste  du  duc  d'Orléans,  de- 
puis Henri  II,  fut  une  punition  divine  du  poison  qu'il 
avait  donné  à  son  frère  (si  pourtant  il  lui  en  fit  don- 
ner); cjtfiihimc  trop  ordinaire  aux  princes  de  se  dé- 
faire à  peu  de  frais  de  ceux  qui  les  embarrassent  dans 
leur  chemin,  mais  souvent  et  visiblement  punie  de 
Dieu.  » 

Le  senor  de  Vera  n'est  pas,  comme  on  voit,  un 
Tacite.  D'ailleurs  il  prend  Montécuculli  ou  Montecu- 
culo  pour  un  Français.  Il  dit  que  le  dauphin  mourut 
à  Paris,  et  ce  fut  à  Tournon.  Il  parle  de  marques 
évidences  de  poison  sur  le  bruit  public;  mais  il  est 
évident  qu'il  n'atuibue  qu'aux  Français  l'accusation 
contre  Catherine  de  Médicis. 

Cette  accusation  est  aussi  injuste  et  aussi  extrava- 
gante que  cellç  qui  chargea  Montécuculli. 

Il  résulte  que  cette  légèreté  particulière  aux  Fran, 
çais  a  dans  tous  les  temps  produit  des  catastrophes 
bien  funestes.  A  remonter  du  supplice  injuste  do 
Montécuculli  jusqu'à  celui  des  templiers,  c'est  uns 
suite  de  supplices  atroces,  fondés  sur  les  présomp- 


SUPPLICES.  2'il 

lions  les  plus  frivoles.  Des  ruisseaux  de  sang  ont 
coulé  en  France ,  parce  que  la  nation  est  souvent  peu 
réfléchissante  et  très -prompte  dans  ses  jugemens. 
Ainsi  tout  sert  à  perpétuer  les  malheurs  de  la  terre. 

Disons  un  mot  de  ce  malheureux  plaisir  que  les 
hommes ,  et  surtout  les  esprits  faibles,  ressentent  en 
secret  à  parler  de  supplices,  comme  ils  en  ont  à  par- 
ler de  miracles  el  de  sortilèges.  Vous  trouverez,  dans 
le  dictionnaire  de  la  Bible  de  Calinet,  plusieurs  belles 
estampes  des  supplices  usités  chez  les  Hébreux.  Ces 
figures  font  frémir  tout  honnête  homme.  Prenons 
cette  occasion  de  dire  que  jamais  ni  les  Juifs,  ni 
aucun  autre  peuple  ne  s'avisèrent  de  crucifier  avec 
des  cîous,  et  qu'il  ny  en  a  aucun  exemple.  C'est  une 
fantaisie  de  peintre  qui  s'est  établie  sur  une  opinion 
assez  erronée. 

section  m. 

Hommes  sages  répandus  sur  la  terre  (car  il  y 
em  a),  criez  de  toutes  vos  forces,  avec  le  sage  Bec- 
caria,  qu'il  faut  proportionner  les  peines  aux  délits. 

Que  si  on  casse  la  tète  d'un  jeune  homme  de  vingt 
ans,  qui  aura  passé  six  mois  auprès  de  sa  mère  ou  de 
sa  maîtresse  au  lieu  de  rejoindre  le  régiment,  il  na 
pourra  plus  servir  sa  patrie. 

Que  si  vous  pendez  dans  la  place  des  Terreaux  (/>) 
cette  jeune  servante  qui  a  volé  douze  serviettes  à 
sa  maîtresse,  elle  aurait  pu  donner  ta  votre  ville  une 
douzaine  d'enfans  que  vous  étouffez,  qu'il  n'y  a  nulle 

(b)  Le  cas  est  arriva  à  Lyon  en  t  7  j2, 

*9- 


222  SUPPLICES. 

proportion  entre  douze  serviettes  et  la  vie  ,  et  qu'en- 
fin vous  encouragez  le  vol  domestique,  parce  que 
nul  maître  ne  sera  assez  barbare  pour  faire  pendre 
son  cocher  qui  lui  aura  volé  de  l'avoine  ,  et  qu'il  le 
ferait  punir  pour  le  corriger,  si  la  peine  était  propor- 
tionnée. 

Que  les  juges  et  les  législateurs  sont  coupables  de 
la  mort  de  tous  les  enfans  que  de  pauvres  filles  sé- 
duites abandonnent,  ou  laissent  périr,  ou  étouffent 
par  la  même  faiblesse  qui  les  a  fait  naître. 

Et  c'est  sur  quoi  je  veux  vous  conter  ce  qui  vient 
d'arriver  dans  la  capitale  d'une  sage  et  puissante  ré- 
publique qui,  toute  sage  qu'elle  est,  a  le  malheur  d'a- 
voir conservé  quelques  lois  barbares  de  ces  temps  an- 
tiques et  sauvages  qu'on  appelle  le  temps  des  bonnes 
mœurs.  On  trouve  auprès  de  cette  capitale  un  enfant 
nouveau  né  et  mort;  on  soupçonne  une  fille  d'en  être 
la  mère;  on  la  met  au  cachot;  on  l'interroge  ;  elle  ré- 
pond qu  elle  ne  peut  avoir  fait  cet  enfant,  puisqu'elle 
est  grosse.  On  la  fait  visiter  par  ce  qu'on  appelle  si 
mal  à  propos  des  sages-femmes,  des  matrones.  Ces 
imbéciles  attestent  qu'elle  n'est  point  enceinte  ;  que 
ses  vidanges  retenues  ont  enflé  son  ventre.  La  mal- 
heureuse est  menacée  de  la  question  ;  la  peur  trouble 
son  esprit  ;  elle  avoue  qu'elle  a  tué  son  enfant  pré- 
tendu ;  on  la  condamne  a  la  mort  ;  elle  accouche  pen- 
dant qu'on  lui  lit  sa  sentence.  Ses  juges  apprennent 
qu'il  ne  faut  pas  prononcer  des  arrêts  de  mort  légè- 
rement, 

À  l'égard  de  ce  nombre  innombrable  de  supplices, 
dans  lesquels  des  fanatiques  imbéciles  ont  fait  périr 


iYMBOLE.  33*8 

tant  d'autres  fanatiques  imbéciles  ,  je  n'en  parlerai 
plus,  quoiqu'on  ne  puisse  trop  en  parler. 

Il  ne  se  commet  guère  de  vols  sur  les  grands  che- 
mins  en  Italie  sans  assassinats,  parce  que  la  peine  de 
mort  est  la  même  pour  l'un  et  l'autre  crime. 

Sans  doute  que  M.  de  Beccaria  en  parle  dans  son 
Traité  des  délits  et  des  peines. 

SYMBOLE,  ou  CREDO. 

Nous  ne  ressemblons  point  à  mademoiselle  Bu- 
clos,  cette  célèbre  comédienne,  à  qui  on  disait  :  Je 
parie,  mademoiselle,  que  vous  ne  savez  pas  votre 
Credo.  «  Ah,  ah,  dit-elle,  je  ne  sais  pas  mon  Credo! 
je  vais  vous  le  née iter- Bâter  nosler,  qui Aidez- 
moi  ,  je  ne  me  souviens  plus  du  reste.  »  Pour  moi,  je 
récite  mon  Pater  et  mon  Credo  tous  les  matins;  je  ne 
suis  point  comme  Broussin  dont  Réminiac  disait  : 

Broussin ,  dès  l'Age  le  plus  tendre , 
Posséda  la  sauce  Robert , 
Sans  que  son  précepteur  lui  pût  jamais  apprendre 
Ni  son  Credo,  ni  so.i  Pater. 

hersymbole  ou  la  collation  vient  du  mot  Symboïein, 
et  l'église  latine  adopte  ce  mot ,  comme  elle  a  tout 
pris  de  l'église  grecque.  Les  théologiens  un  peu  in- 
struits savent  que  ce  symbole,  qu'on  nomme  de*  apô~ 
très,  n'est  point  du  tout  des  apôtres. 

On  appelait  symbole  chez  les  Grecs  les  paroles r 
les  signes  auxquels  les  initiés  aux  mystères  de  Cérès, 
de  Cybèle  ,  de  Mithra  ,  se  reconnaissaient  (a);  les 

(a)  Arnofce,  liv.  V,  Symhola  quee  rogala  sacrorum ,.  ett\ 
Voyez  aussi  Clément  d'Alexandrie  dans  §on  sermon  prot  rép- 
lique, ou  cohoi  tatio  ad  qentes. 


224  SYMBOLE. 

chrétiens  avec  le  temps  eurent  leur  symbole.  S'il 
avait  existé  du  temps  des  apôtres,  il  est  à  croire  que 
saint  Luc  en  aurait  parlé. 

On  attribue  à  saint  Augustin  une  histoire  du  symH 
bole  dans  son  sermon  1 i5;  on  lui  fait  dire,  dans  es 
sermon  ,  que  Pierre  avait  commencé  le  symbole  en 
disant  :  «  Je  crois  en  Dieu  père  tout-puissant;  »  Jean 
ajouta  :  «  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre;  »  Jacques 
ajouta  :  «  Je  crois  en  Jésus-Christ  son  fils  notre  Sei- 
gneur; »  et  ainsi  du  reste.  On  a  retranché  cette  fable 
dans  la  dernière  édition  d'Augustin.  Je  m'en  rapporte 
aux  révérends  pères  bénédictins ,  pour  savoir  au  juste 
s'il  fallait  retrancher  ou  non  ce  petit  morceau  qui  est 
curieux. 

Le  fait  est  que  personne  n'entendit  parler  de  ce 
Credo  pendant  plus  de  quatre  cents  années.  Le  peuple 
dit  que  Paris  n'a  pas  été  fait  en  un  jour;  Le  peuple  a 
souvent  raison  dans  ses  proverbes.  Les  apôtres  curent 
notre  symbole  dans  le  cœur,  mais  ils  ne  le  mirent 
point  par  écrit.  On  en  forma  un  du  temps  de  saint 
ïrénée,  qui  ne  ressemble  point  à  celui  que  nous  réci- 
tons. Notre  symbole  ,  tel  qu'il  est  aujourd'hui ,  est 
constamment  du  cinquième  siècle.  Il  est  postérieur  à 
celui  de  Nicée.  L'article  qui  dit  que  Jésus  descendit 
aux  enfers,  celui  qui  parle  de  la  communion  des 
saints,  ne  se  trouvent  dans  aucun  des  symboles  qui 
précédèrent  le  nôtre.  Et  en  effet,  ni  les  Évangiles,  ni 
les  Actes  des  apôtres ,  ne  disent  que  Jésus  descendit 
dans  l'enfer.  Mais  c'était  une  opinion  établie  dès  le 
troisième  siècle,  que  Jésus  était  descendu  dans  l'Ha- 
dès,  dans  le  Tartare,  mots  que  non    traduisons  par 


SYMBOLE.  32  0 

celui  d'enfer.  L'enfer,  en  ce  sens,  n'est  pas  le  mot  hé- 
breu scheol,  qui  veut  dire  le  souterrain,  la  fosse.  Et 
c'est  pourquoi  saint  Athanase  nous  apprit  depuis 
comment  notre  Sauveur  était  descendu  dans  les  en- 
fers. «  Son  humanité,  dit -il ,  ne  fut  ni  tout  entière 
dans  le  sépulcre,  ni  tout  entière  dans  l'en  fer.  Elle  fut 
dans  le  sépulcre  selon  la  chair,  et  dans  l'enfer  selon 
l'âme,  w 

Saint  Thomas  assure  que  les  saints  qui  ressuscitè- 
rent à  la  mort  de  Jésus-Christ  moururent  de  nouveau 
pour  ressusciter  ensuite  avec  lui;  c'est  le  sentiment 
le  plus  suivi.  Toutes  ces  opinions  sont  absolument 
étrangères  à  la  morale;  il  faut  être  homme  de  bien, 
soit  que  les  saints  soient  ressuscites  deu\  fois  ,  soit 
que  Dieu  ne  les  ait  ressuscites  qu'une.  Notre  symbole 
a  été  fait  tard,  je  l'avoue;  mais,  la  vertu  est  de  toute 
éternité. 

S'il  est  permis  de  citer  des  modernes  clans  une  ma- 
tière si  grave,  je  rapporterai  ici  le  Credo  de  l'abbé  de 
Saint-Pierre,  tel  qu'il  est  écrit  de  sa  main  dans  son 
livre  sur  la  pureté  de  la  religion,  lequel  n'a  point  été 
imprimé,  et  que  j'ai  copié  fidèlement. 

«  Je  crois  en  un  seul  Dieu  et  je  l'aime.  Je  crois 
qu'il  illumine  toute  âme  venant  au  monde,  ainsi  que 
le  dit  saint  Jean.  J'entends  par- là  toute  âme  qui  le 
cherche  de  bonne  foi. 

<(  Je  crois  en  un  seul  Dieu,  parce  qu'il  ne  peut  y 
avoir  qu'une  seule  âme  du  grand  tout ,  un  seul  être 
vivifiant,  un  formateur  unique. 

«  Je  crois  en  Dieu  le  père  tout  -  puissant ,  parce 
qu'il  est  père  commun  de  la  nature  et  de  tous  les 


22$  STMBOLE. 

hommes  qui  sont  également  ses  eu  farté.  Je  crois  que 
celui  qui  les  fait  tous  naître  également,  qui  arrangea 
les  ressorts  de  notre  vie  de  la  même  manière  ,  qui 
leur  a  donné  les  mêmes  principes  de  morale ,  aperçue 
par  eux  dès  qu'ils  réfléchissent,  n'a  mis  aucune  diffé- 
rence entre  ses  enfans  que  celle  du  crime  et  de  la 
vertu. 

«  Je  crois  que  le  Chinois  juste  et  bicnfesant  est 
plus  précieux  devant  lui  qu'un  docteur  d'Europe 
pointilleux  et  arrogant. 

ce  Je  crois  que,  Dieu  étant  notre  père  commun, 
nous  sommes  tenus  de  regarder  tous  les  hommes 
comme  nos  frères. 

«  Je  crois  que  le  persécuteur  est  abominable,  et 
qu'il  marche  immédiatement  après  l'empoisonneur  et 
le  parricide. 

«  Je  crois  que  les  disputes  théologiques  sont  à  la 
fois  la  farce  la  plus  ridicule  et  le  fléau  le  plus  affreux 
de  la  terre,  immédiatement  après  la  guerre y  la  peste, 
la  famine  et  la  vérole. 

«  Je  crois  que  les  ecclésiastiques  doivent  être 
payés,  et  bien  payés  comme  serviteurs  du  public, 
précepteurs  de  morale ,  teneurs  des  registres  des  en- 
fans  et  des  morts;  mais  qu'on  ne  doit  leur  donner  ni 
les  richesses  des  fermiers  généraux ,  ni  le  rang  des 
princes,  parce  que  l'un  et  l'autre  corrompent  l'âme, 
et  que  rien  n'est  plus  révoltant  que  de  voir  des 
hommes  si  riches  et  si  fiers,  faire  prêcher  l'humilité 
et  l'amour  de  la  pauvreté  par  leurs  commis,  qui  n'ont 
que  cent  éeiis  de  gages. 

«  Je  crois  que  tous  les  prêtres  qui  desservent  une 


SYSTÈME.  22J 

paroisse,  pourraient  être  mariés  comme  dans  l'église 
grecque,;  non-seulement  pour  avoir  une  femme  hon- 
nête qui  prenne  soin  de  leur  ménage,  mais  pour  être 
meilleurs  -citoyens,  donner  de  bons  sujets  à  l'état,  et 
pour  avoir  beaucoup  d'enfans  bien  élevés. 

«  Je  crois  qu'il  faut  absolument  rendre  plusieurs 
moines  à  la  société,  et  que  c'est  servir  la  patrie  et 
eux-mêmes.  On  dit  que  ce  sont  des  hommes  que 
Circé  a  changés  en  pourceaux;  le  sage  Ulysse  doit 
leur  rendre  la  forme  humaine.  » 

Paradis  aux  bienfesans  ! 

Nous  rapportons  historiquement  ce  symbole  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  sans  l'approuver.  Nous  ne  le 
regardons  que  comme  une  singularité  curieuse  ;  et 
nous  nous  en  tenons ,  avec  la  foi  la  plus  respec- 
tueuse, au  véritable  symbole  de  l'église. 

SYSTÈME. 

Nous  entendons  par  système  une  supposition;  cn^ 
suite,  quand  cette  supposition  est  prouvée,  ce  n'est 
plus  un  système,  c'est  une  vérité.  Cependant  nous  di- 
sons encore  par  habitude  le  système  céleste ,  quoique 
nous  entendions  par-là  la  position  réelle  des  astres. 

Je  crois  avoir  cru  autrefois  que  Pythagore  avait 
appris  chez  les  Chaldéens  le  vrai  système  céleste; 
mais  je  ne  le  crois  plus.  A  mesure  que  j'avance  en 
âge,  je  doute  de  tout. 

Cependant,  Newton,  Grégori  et  Keil,  font  hon- 
neur à  Pythagore  et  à  ces  Chaldéens  du  système  de 


29.8  SYSTÈME. 

Copernic  ;  et  en  dernier  lieu  M.  Le  Monnier  est  de 
leur  avis.  J'ai  l'impudence  de  n'en  plus  être  (i). 

Une  de  mes  raisons,  c'est  que,  si  les  Chaldéens  en 
avaient  tant  su,  une  si  belle  et  si  importante  décou- 
verte ne  se  serai-  jamais  perdue;  elle  se  serait  trans- 
mise de  siècle  en  siècle  comme  les  belles  démonstra- 
tions d'Archimède. 

"Une  autre  raison,  c'est  qu'il  fallait  être  plus  pro- 
fondément instruit  que  ne  Tétaient  les  Chaldéens, 
pour  contredire  les  jeux  de  tous  les  hommes  et  toutes 
les  apparences  cèles  es;  qu'il  eût  fallu  non-seulement 
faire  les  expériences  les  plus  fines,  mais  employer 
les  ma'hématiqucs  lespîus  profondes,  avoir  le  secours 
indispensable  des  télescopes,  sans  lesquels  il  était 
impossible  de  découvrir  les  phases  de  Vénus  qui  dé- 
fi) Si  nous  osions  avoir  une  opinion  sur  ce  sujet,  nous  di- 
rions qu'il  est  vraisemblable  que  ni  les  Égyptiens,  ni  les  Chal- 
déens, ni  les  Indiens  n'ont  jamais  connu  le  véritable  système  du 
monde  ;  quePythagore  a  connu  ce  système,  parce  qu'il  l'a  donné 
d'après  les  observations  d  s  orientaux,  alors  beaucoup  plus  an- 
ciennes et  plus  complètes  que  celles  des  Grecs;  qu'il  suffit  pouf 
cela  d'avoir  une  idée  bien  nette  des  lois  du  mouvement  apparent, 
ça  qui  n'était  pas  impossible  pour  un  homme  qui  avait  autant 
de  génie  quePythagore  ;  qre  ce  système  fut  rejeté  par  les  Grecs, 
parce  qu'il  était  trop  contraire  aux  idées  communes  ,  et  que 
d'ailleurs  Pyth&gore  ne  pouvait  l'appuyer  sur  d'assez  fortes 
preuves;  mais  que  les  Grecs  en  conservèrent  un  souvenir  vague 
qu'ils  nous  ont  transmis.  Le  livre  d'Eusèbe  de  Gésarée  fourmille 
d'ei  leurs  grossières  sur  l'astronomie  et  la  physique  des  anciens; 
mais  ce  livre  est  précieux,  parce  que  ses  absurdités  même  peu- 
vent conduire  à  retrouver  les  vérités  qu'il  défigure.  Il  en  est  de 
ln<"me  de  Plutarque,  d'ailleurs  beaucoup  meilleur  écrivain,  et 
plus  iu&tructii  qu'Eusùbe,de  Césarée. 


SYSTÈME.  239 

montrent  son  cours  autour  du  soleil,  et  sans  lesquels 
encore  il  était  impossible  de  voir  les  taches  du  soleil 
qui  démontrent  sa  rotation  autour  de  son  axe  presque 
immobile. 

Une  raison  non  moins  forte,  c^estque  de  tous  ceux 
qui  ont  attribué  à  Pythagore  ces  belles  connais- 
sances, aucun  ne  nous  a  dit  positivement  de  quoi  il 
s'agit 

Diogène  de  Laërce,  qui  vivait  environ  neuf  cents 
ans  après  Pythagore  ^  nous  apprend  que,  selon  ce 
grand  philosophe,  le  nombre  UN  était  le  premier 
principe,  et  que  de  DEUX  naissent  tous  le*  nombres; 
que  les  corps  ont  quatre  élémens,  le  feu,  l'eau,  l'air, 
et  la  terre;  que  la  lumière  et  les  ténèbres,  le  froid  et 
le  chaud,  l'humide  et  le  sec,  sont  en  égaie  quantité; 
qu'il  ne  faut  point  manger  de  fèves;  que  Pâme  est  di- 
visa en  trois  parties;  que  Pythagore  avait  été  autre- 
fois Aetalidc,  puis  Euphorbe,  puis  Hermotime  ,  et 
que  ce  grand  homme  étudia  la  magie  à  fond.  Notre 
Diogène  ne  dit  pas  un  mot  du  vrai  système  du  monde! 
attribué  à  ce  Pythagore  :  et  il  faut  avouer  qu'il  y  a 
loin  de  son  aversion  prétendue  pour  les  fèves  aux 
observations  et  aux*  calculs  qui  démontrent  aujour- 
d'hui le  cours  des  planètes  et  de  la  terre. 

Le  fameux  arien  Eusèbe,  évèque  de  Césarée,  dans 
sa  Préparation  évangélique,  s'exprime  ainsi  (a)  : 
«  Tous  les  philosophes  prononcent  que  la  terre  est 
en  repos  ;  mais  Philolaiis   le   péripatéticien   pense 


(a)  Page  85o,  édition  in-folio. 
Dict.  Ph.  8. 


230  SYSTÈME. 

qu'elle  se  meut  autour  du  feu  dans  un  cercle  oblique, 
tout  comme  le  soleil  et  la  lune.  »  t 

Ce  galimatias  n'a  rien  de  commun  avec  les  su- 
blimes vérités  que  nous  ont  enseignées  Copernic, 
Galilée,  Kepler,  et  surtout  Newton. 

Quant  au  prétendu  Aristarque  de  Samos,  qu'on 
dit  avoir  développe  les  découvertes  des  Chaldéens 
sur  le  cours  de  la  planète  de  la  terre  et  des  autres 
planètes,  il  est  si  obscur,  que  Wallis  a  été  obligé  de 
le  commenter  d'un  bout  à  l'autre  pour  tâcher  de  le 
rendre  intelligible. 

Enfin  u  est  fort  douteux  que  le  livre  attribué  à  cet 
Aristarque  de  Samos  soit  de  lui.  On  a  fort  soupçonné 
les  ennemis  de  la  nouvelle  philosophie  d  avoir  fabri- 
qué cette  fausse  pièce  en  faveur  de  leur  mauvaise 
cause.  Ce  n'est  pas  seulement  m  fait  de  vieilles 
chartes  que  nous  avons  eu  de  pieux  faussaires.* Cet 
Aristarque  de  Samos  est  d'autant  plus  suspect,  que 
Pluiarque  l'accuse  d'avoir  été  un  bigot,  un  méchant 
hypocrite  ,  imbu  de  l'opinion  contraire.  Voici  les 
paroi  es^ie  Plutarque  dans  son  fatras  intitulé  :  La  face 
4 a  rond  de  la  lune.  Aristarque  le  Samien  disait  que 
les  Grecs  devaient  «  punir  Cléanthe  de  Samos,  lequel 
soupçonnait  que  le  ciel  est  immobile,  et  que  c'est  la 
terre  qui  se  meut  autour  du  zodiaque  ,  en  tournant 
$ur  son  axe.  » 

Mais,  nie  dira-t-on,  cela  même  prouve  que  le  sys- 
tème de  Copernic  était  déjà  dans  la  tete  de  ce  Cléan- 
the et  de  bien  d'autres.  Qu'importe  qu'Aristarquek 
Samien  ait  été  de  l'avisde  Cléanthe  le  Samien  7  ou 
^u  il  ait  été  sou  délateur,  comme  le  jésuite  Sjkeiner  a 


SYSTÈME.  û3î 

été  depuis  le  délateur  de  Galilée  ?  Il  résulte  toujours 
évidemment  que  le  vrai  système  d'aujourd'hui  était 
connu  des  anciens. 

Je  réponds  que  non;  qu'une  très- faible  partie  de 
ce  système  fut  vaguement  soupçonnée  par  quelques 
tê!:es  mieux  organisées  que  les  autres.  Je  réponds 
qu'il  ne  fut  jamais  reçu ,  jamais  enseigné  dans  les 
écoles;  que  ce  ne  fut  jamais  un  corps  de  doctrine. 
Lisez  attentivement  cette  Face  de  la  lune  de  Plutar- 
que,  vous  y  trouverez,  si  vous  le  voulez,  la  doctrine 
de  la  gravitation.  Le  véritable  auteur  d'un  système 
est  celui  qui  le  démontre. 

N'envions  point  à  Copernic  l'honneur  de  la  dé- 
couverte.Trois  ou  quatre  mots  déterrés  dans  un  vieil 
auteur,  et  qui  peuvent  avoir  quelque  rapport  éloigné 
avec  son  système,  ne  doivent  pas  lui  enlever  la  gloire 
de  l'invention. 

Admirons  la  grande  règle  de  Kepler,  que  les 
carrés  des  révolutions  des  planètes  autour  du  soleil 
sont  proportionnels  aux  cubes  de  leurs  distances. 

Admirons  encore  davantage  la  profondeur  ,  la 
justesse,  l'invention  du  grand  Newton,  qui  seul  a 
découvert  les  raisons  fondamentales  de  ces  lois  in- 
connues à  toute  l'antiquité  ,  et  qui  a  ouvert  aux 
hommes  un  ciel  nouveau. 

Il  se  trouve  toujours  de  petits  compilateurs  qui 
osent  être  ennemis  de  leur  siècle;  ils  entassent,  en- 
tassent des  passages  de  Plutarque  et  d'Athénée,  pour 
tacher  de  nous  prouver  que  nous  n'avons  nulle  obli- 
gation aux  Newton,  aux  Halley,  aux  Bradley.  Us  sa 
font  les  trompettes  de  la  gloire  des  anciens.  Ils  pré- 


1^1  T. 

tendent  que  ces  anciens  ont  tout  dit;  et  ils  sont  assez 
imbéciles  pour  croire  partager  leur  gloire,  parce 
qu'ils  la  publient.  Ils  tordent  une  phrase  dHippo- 
crate  pour  faire  accroire  que  les  Grecs  connaissaient 
la  circulation  du  sang  mieux  qu'Harvey.  Que  ne 
disent -ils  aussi  que  les  Grecs  avaient  de  meilleurs 
fusils ,  de  plus  gros  canons  que  nous,  qu'ils  lançaient 
des  bombes  plus  loin;  qu'ils  avaient  des  livres  mieux 
imprimés,  de  plus  belles  estampes,  etc.,  etc.  ?  qu'ils 
excellaient  dans  la  peinture  à  l'huile;  qu'ils  avaient 
des  miroirs  de  cristal,  des  télescopes,  des  micros- 
copes, des  thermomètres  ?  Ne  s'est -il  pas  trouvé  des 
gens  qui  ont  assuré  que  Saîomon,  qui  ne  possédait 
aucun  por'  de  mer,  avait  envoyé  des  flottes  en  Amé- 
rique ?  etc.,  etc. 

Un  des  plus  grands  détracteurs  de  nos  derniers 
siècles  a  été  un  nommé  Dutens.  Tl  a  fini  par  faire 
un  libelle  aussi  infâme  qu'insipide  contre  les  philoso- 
phes de  nos  jours.  Ce  libelle  est  intitulé  le  Toc  in , 
mais  il  a  eu  beau  sonner  sa  cloche,  personne  n'est 
venu  à  son  secours,  et  il  n'a  fait  que  grossir  le  nombre 
des  Zoïles,  qui,  ne  pouvant  rien  produire,  ont  ré- 
pandu leur  venin  sur  ceux  qui  ont  immortalisé  leur 
patrie  et  servi  le  genre  humain  par  leurs  productions. 

t. 

Remarques  sur  cette  lettrée. 

L'euphonie,  qui  adoucit  toujours  le  langage  et  qui 
l'emporte  sur  la  grammaire,  fait  que  dans  la  pronon- 
ciation nous  changeons  souvent  ce  t  en  c.  Nous  pro- 


T.  233 

nonrons  ambitieux,  akcion,  partial;  car,  lorsque  cet 
est  suivi  d'un  i  et  d'une  autre  voyelle,  le  son  du  t 
paraît  un  peu  trop  dur.  Les  Italiens  ont  changé  de 
même  ce  t  en  2,  La  même  raison  nous  a  insensible- 
ment accoutumés  à  écrire  et  à  prononcer  un  t  à  la  fin 
de  certains  temps  des  verbes.  Il  aima,  mais  aima-t-iï 
constamment?  il  arriva t-,  mais  à  peine  arriva -t- il;  il 
s'éleva,  mais  s'cleça-t-il  au-dessus  des  préjugés  ?  on 
raionne,  mais  raisonne- 1- on  conséquemmcnt?  etc.  ; 
il  écrira y  mais  ècrira-t-il  avec  élégance )  il  joue, 
jouc-t-i!  habilement  ? 

Ainsi  donc  quand  latroisième  personne  du  présent, 
du  prétérit  et  du  futur 9  se  terminant  en  voyelle,  est 
suivie  d'un  article  ou  de  la  particule  on  qui  tient  lieu 
d'article,  l'usage  a  voulu  qu'on  plaçât  toujours  ce  .\ 
On  étendait  autrefois  plus  loin  cet  usage.  On  pronon- 
çait ce  t  à  la  fin  de  tous  les  prétérits  en  a;  il  aima  à 
aller ,  on  disait  il  aima-t-à  aller  ;  et  cette  prononcia- 
tion s'est  conservée  dans  quelques  province*.  L'usage 
de  Paris  l'a  rendue  très-vicieuse. 

Il  n'est  pas  vrai  que,  pour  rendre  la  prononciation 
plus  douce,  on  change  le  b  en  p  devant  un  /,  qu'on 
dise  optenir  pour  obtenir.  Ce  serait  au  contraire  rendre 
la  prononciation  plus  dure.  Le  t  se  met  encore  après 
l'impératif  va,  va-t'en. 

Ta,  pronom  poss.  féminin;  ta  mire,  ta  vie,  ta 
haine.  La  même  euphonie  qui  adoucit  toujours  le 
langage  a  changé  ta  en  ton  devant  toutes  les  voyelles; 
totl  adresse,  son  adresse ,  mon  adresse,  et  non  ta,  sa, 
ma  adresse;  ton  épée,  et  non  ta  épèc;  ton  industrie  7  ton 
ignorance,  non  ta  industrie ,  ta  ignorance;  ton  ower- 


2,34  TABAC. 

ture,  non  ta  ouverture.  La  lettre  /?,  quand  elle  n'est 
point  aspirée  et  qu'elle  tient  lieu  de  voyelle ,  exige 
aussi  le  changement  de  ta  y  ma,  sa,  en  ton,  mon7  s*o/i. 
ton  honnêteté,  et  non  ta.  honnêteté. 

Ta  ainsi  que  ton  donne  tes  au  pluriel  x  tes  peines 
sont  inutiles. 

Le  redoublement  du  mot  ta,  signifie  un  reproche 
de  trop  de  vitesse;  ta  ta  ta,  voilà  bien  instruire  une 
affaire!  Mais  ce  n'est  point  un  terme  de  la  langue, 
c'est  une  espèce  d'exclamation  arbitraire.  C'est  ainsi 
que  dans  une  salle  d'armes  on  disait  c'est  un  tata  pour 
désigner  un  ferrailleur. 

TABAC. 

Tabac,  subst.  masc,  mot  étranger.  On  donna  ce 
nom  en  i  56o  à  cette  herbe  découverte  dans  l'île  de 
Tabago.  Les  naturels  de  la  Floride  la  nommaient 
petun;  elle  eut  en  France  le  nom  de  nicotiane,  àyJierbe 
à  la  reine y  et  divers  autres  noms.  Il  y  a  plusieurs 
espèces  de  tabac;  chacune  prend  son  nom  ou  de 
l'endroit  où  cette  plante  croît,  ou  de  celui  où  elle  est 
manufacturée,  ou  du  port  principal,  ou  du  pays  d'où 
part  cette  marchandise.  Le  petit  peuple  ayant  com- 
mencé en  France  à  prendre  du  tabac  par  le  nez,  ce 
fut  d'abord  une  indécence  aux  femmes  d'en  faire 
usage.  Voilà  pourquoi  Boilcau  dit  dans  la  satire  des 
femmes  (vers  671 — 72)  : 

Fait  même  a  ses  amans,  trop  faibles  d'estomac, 
Redouter  ses  baisers  pleins  d  ail  et  de  tabac. 

On  dit  fumer  du  tabac,  et  on  entend  la  même  chose 
par  le  mot  seul  de  fumer. 


ta  bar  in.  a35 

TABARIN. 

Tabarin  ,  nom  propre  ,  devenu  nom  appeilatif. 
Tabarin ,  valet  de  Mondor ,  charlatan  sur  le  Pont- 
Neuf  du  temps  de  Henri  IV,  fit  donner  ce  nom  aux 
bouffons  grossiers. 

Et  sans  honte  à  Térence  allier  Tabarin. 

(Boileau,  Art.  poët. ,  chant  III,  v.  398.) 

.Tabarine  n'est  pas  d'usage  et  ne  doit  pas  ert  être, 
parce  que  les  femmes  sont  toujours  plus  décentes  que 
les  hommes. 

Tabarinage,  et  surtout  tabar inique  qu'on  trouve 
dausle  Dictionnaire  de  Trévoux,  sont  aussi  proscrits* 

TABIS. 

Tabis,  étoffe  de  sole  unie  et  ondée ?  passée  à  la 
calandre  sous  un  cylindre  qui  imprime  sur  l'étoffe 
cas  inégalités  onduleuses  gravées  sur  le  cylindre 
même.  C'est  ce  qu'on  appelle  improprement  moire , 
de  deux  mots  anglais  mo  hait  y  poil  de  chèvre  sau- 
vage. La  véritable  moire  n'admet  pas  un  seul  fil  de 
soie. 

Où  sur  l'ouate  molle  éclate  le  tabis. 

(Boileau,  Lutrin,  chant  IV,  v.  44-) 

Tabiser y  passer  à  la  calandre.  Taffetas  >  gros  de- 
Tours  tabisé. 

TABLE. 

Table y  s.  f.,  terme  très-étendu  qui  a  plusieurs 
significations, 


236  TABLE. 

Table  à  manger,  table  de  jeu,  table  à  écrire.  Vre- 
mière  table,  seconde  table,  table  du  commun.  Table  de 
buffet,  table  d'hôte  ou  Von  mange  à  tant  par  repas, 
bonne  table,  table  réglée,  table  ouverte,  être  a  table,  <c 
mettre  à  table,  sortir  de  table.  Table  brisée,  table  ronde, 
ovale,  longue,  carrée.  Courir  les  tables  (en  style  fami- 
lier) se  dit  des  parasites;  bénir  la  table,  c'est-à-dire, 
faire  une  prière  avant  le  repas.  Tomber  sous  la  table, 
dernier  effet  de  l'ivresse.  Propos  de  table,  traits  de 
gaieté  et  de  familiarité  qui  échappent  dans  un  repas. 

Table  de  nuit,  inventée  en  i  y  i  y.  Meuble  commode 
qu'on  place  auprès  d'un  lit,  et  sur  lequel  se  placent 
plusieurs  ustensiles. 

Table  à  tiroir,  mettre  papiers  sur  table.  Table  d-un 
instrument  de  musique,  comme  luth ,  clavecin  ;  c'est 
la  partie  sur  laquelle  posent  les  cordes  ou  les  touches. 

Table  de  verre,  signifie  le  verre  plat  qui  n'a  point 
été  soufflé ,  et  qui  n'est  pas  encore  employé. 

Table  de  plomb,  de  cuwre  :  plaque  de  plomb  et  de 
cuivre  d'une  étendue  un  peu  considérable. 

Tab'is  de  la  loi,  la  loi  des  Douze-Table.-,  chez  les 
Romains,  les  deux  tables  de  la  loi  chez  le,  Ilebreur.  On 
ne  dit  point  la  loi  des  deux  tables. 

Table  d\mtel ,  dans  laquelle  on  encastre  la  pierre 
bénite  sur  laquelle  le  prêtre  pose  le  calice.  Sainte 
table,  c'est  l'autel  même  sur  lequel  le  prêtre  prend  les 
pains  enchantés  avec  lesquels  il  va  donner  la  com- 
munion. Approcher  de  la  sainte  table,  communier.  On 
ne  dit  pas  se  mettre  à  ta  sainte  table. 

Table  isiaque  ou  table  du.  soleil.  C'est  une  gramlo 
plaque  de  cuivre  qu'on  regarde  comme  un  des  plu* 


TABLE.  23  j 

précieux  monumens  de  l'ancienne  Ëgjrpte;  elle  est 
couverte  d'hiéroglyphes  gravés.  Ce  monument,  qui 
vient  de  la  maison  de  Gonzague  ,  est  conservé  à 
Turin. 

Table  ronde  (chevaliers  de  la  table  ronde),  ima- 
ginée pour  éviter  les  disputes  pour  la  préséance,  et 
dont  les  romans  ont  attribué  l'invention  a  un  roi  fa~ 
buleux  d'Angleterre  nommé  Artus. 

Table  jnjthagorique,  ou  de  multiplication  des  nom- 
bres les  uns  par  les  autres. 

Table  en  mathématique ,  suite  de  nombres  rangés 
suivant  certain  ordre  propre  à  foire  retrouver  l'un  do 
ces  nombres  dont  on  a  besoin. 

Table  d'astronomie  ,  ou  calcul  des  mouvemens 
célestes. 

On  a  les  tables  Al jonsines  ,,les  tablps  Rodolphines , 
ainsi  nommées  parce  qu'on  les  a  faites  pour  ces  deux 
monarques. 

Tables  des  sinus ,  des  tangentes ,  des  logarithmes. 

Tables  généalogiques  7  plus  communément  nom- 
mées arbres, 

La  table  d'un  livre,  c'est-à-dire,  liste  alphabétique 
ou  des  noms ,  ou  des  matières,  ou  des  chapitres. 

Table  d'attente  en  architecture  ;  c'est  d'ordinaire 
un  bossage  pour  recevoir  une  inscription. 

Table  de  trictrac. 

Toutes  tables }  jeu  différent  du  trictrac  ordinaire. 

Table  de  diamant;  le  diamant  est  taillé  en  table 
cfuand  sa  surface  est  plate  et  les  cotés  à  biseaux. 

Les  deux  parties  osseuses  qui  composent  le  crâna 
sont  appelées  tables. 


238  TABLER. 

Les  trumeaux,  cartouches,  panneaux  en  architec- 
ture, prennent  aussi  le  nom  de  table. 

Table  de  crépi,  table  en  saillie ,  table  Couronnée  f 
table  fouillée,  table  rustique. 

Table  de  marbre.  L'une  des  plus  anciennes  juris- 
dictions  du  royaume,  partagée  en  trois  tribunaux; 
celui"  du  connétable,  à  présent  des  maréchaux  de 
France;  celui  de  l'amiral  ;  et  celui  du  grand  forestier 
qui  est  aujourd  hui  représenté  par  le  grand  maître  des 
eaux  et  forcis  :  cette  juridiction  est  ainsi  nommée 
d'une  longue  table  de  marbre  sur  laquelle  les  vassaux 
étaient  tenus  d'apporter* leurs  redevances;  chaque 
seigneur  avait  une  table  pareille,  et  les  mots  de  table, 
domain  ,  justice,  étaient  presque  synonymes;  réunir 
à  sa  tabe,  était  réunir  à  son  domaine. 

Table  rase.  Expression  empruntée  de  la  toile  des 
peintres  avant  qu'ils  y  aient  appliqué  leurs  couleurs, 
l'esprit  d'un  enfant  est  une  iable  rase  sur  laquelle  les 
préjuges  n'ont  encore  rien  imprimé. 

TABLER. 

Tabler,  v.  n.  Il  vient  du  jeu  de  trictrac.  On  disait 
t  bler  quand  on  posait  deux  dames  sur  la  même  ligne; 
on  dit  aujourd'hui  caser  ,  et  le  mot  tabler,  qui  n'est 
plus  d'usage  au  propre ,  s'est  conservé  au  figuré. 
Tabler  sur  cet  arrangement ,  tabler  sur  cette  nouvelle. 
Il  était  d  usage  dans  le  siècle  passé  de  dire  tabler  pour 
tenir  table. 

Allez  table  r  jusqu'à  demain. 

(  Molière  ,  Amphitrion ,  act.  III ,  se.  VII-  ) 


TACTIQUE,  239 

TABOR,  OUTHABOR. 

Montagne  fameuse  dans  la  Judée;  ce  nom  entre 
souvent  dans  le  discours  familier.  11  est  faux  que  cette 
montagne  ait  une  lieue  et  demie  d'élévation  au-dessus 
de  la  plaine,  comme  le  disent  plusieurs  dictionnaires; 
il  ny  a  point  de  montagne  de  cette  hauteur.  Le 
Tabor  n'a  pas  plus  de  six  cents  pieds  de  haut,  mais  il 
paraît  très-élevé,  parce  qu'il  est  situé  dans  une  vaste 
plaine. 

Le  Tabor  de  Bohême  est  encore  célèbre  par  la  ré- 
sistance de  Ziska  aux  armées  impériales;  c'est  de  là 
qu'on  a  donné  le  nom  de  Tabor  aux  retranchemens 
faits  avec  des  chariots. 

Les  taborites,  secte  à  peu  près  semblable  à  celle 
des  hussites ,  prirent  aussi  leur  nom  de  cette  mon- 
tagne. 

TACTIQUE. 

Tactique,  s.  f.,  signifie  proprement  ordre ,  arran~ 
gement;  mais  ce  mot  est  consacré  depuis  long- temps 
à  la  science  de  la  guerre.  La  tactique  consiste  à  ran- 
ger les  troupes  en  bataille,  à  faire  les  évolutions,  à 
disposer  les  troupes,  à  se  prévaloir  avec  avantage 
des  machines  de  la  guerre.  L'art  de  bien  camper 
prend  un  autre  nom  qui  est  celui  de  camestration  ; 
lorsqu'une  fois  la  bataille  est  engagée  ,  et  que  le 
succès  ne  dépend  plus  que  de  la  valeur  des  troupes  et 
du  coup  d'œil  du  général ,  le  terme  de  tactique  n'est 
plusT  convenable,  parce  qu'alors  il  ne  s'agit  plus  ni 
d'ordre  ni  d'arrangement. 


240  TAMARIN. 

TAGE. 

Tage^  s.  m.  Quoique  ce  ne  soit  que  le  nom  propre 
d'une  rivière*,  le  fréquent  usage  qu'on  en  fait  lui  doit 
donner  place  dans  le  dictionnaire  de  l'Académie.  Les 
trésors  du  Pactole  et  du  Tage  sont  communs  en 
poésie;  on  a  supposé  que  ces  deux  fleuves  roulaient 
une  grande  quantité  d'or  dans  leurs  eaux  j  ce  qui  n'est 
pas  vrai. 

TALISMAN. 

Talisman ,  s.  m.,  terme  arabe  francisé,  propre- 
ment consécration.  La  même  chose  que  tel es  ma  ou 
phylactère,  préservatif,  figure,  caractère,  dont  la 
superstition  s'est  servie  dans  tous  les  temps,  et  chez 
tous  les  peuples;  c'est  d  ordinaire  une  espèce  de  mé- 
daille fondue  et  frappée  sous  certaines  constellations; 
Le  fameux  talisman  de  Catherine  de  Médicis  existe 
encore. 

TALMUD. 

Ancien  recueil  des  iois,  des  coutumes,  des  tradi- 
tions et  des  opinions  des  Juifs  compilées  par  leurs 
docteurs.  11  est  divisé  en  deux  parties,  la  gemutrè  et  la 
mi^na  ,  postérieures  de  quelques  siècles  a  notre  ère 
vulgaire.  Ce  mot  est  devenu  français  parce  qu'il  est 
commun  à  toutes  les  nations.. 

Taîmudistè,  attaché  aux  opinions  du  talmud. 

Talmudique,  docteur  talmudique,  peu  en  usage. 

TAMARIN. 

Tamarin,  s.  m,,  arbre  des  Indes  et  de  l'Afrique, 
dont  Fécorce  ressemble  à  celle  du  noyer,  les  feuilles 


TANT.  24l 

à  la  fougère,  et  les  fleurs  à  celles  de  l'oranger;  sou 
fruit  est  une  petite  gousse  qui  renferme  une  pulpe 
noire  assez  semblable  à  la  casse,  mais  d'un  goût  un 
peu  aigre.  L'arbre  et  le  fruit  portent  le  nom  de  tama- 
rin. 

TAMARIS. 

Tamaris,  s.  m.,  arbrisseau  dont  les  fruits  ont 
quelque  ressemblance  à  ceux  du  tamarin ,  mais  qui 
ont  une  vertu  plus  détersive  et  plus  atténuante. 

TAMBOUR. 

Tambour,  s.  m.,  terme  imitatif  qui  exprime  le  son 
do  cet  instrument  guerrier  inconnu  aux  Romains,  et 
qui  nous  est  venu  des  Arabes  et  des  Maures.  C'est  une 
caisse  ronde  ,  exactement  fermée  en  dessus  et  en 
dessous  par  un  parchemin  de  mouton  épais,  tendu  à 
force  sur  une  corde  à  boyau.  Le  tambour  ne  sert 
parmi  nous  que  pour  l'infanterie;  c'est  avec  le  tam- 
bour qu'on  rassemble,  qu'on  l'exerce,  qu'on  la  con- 
duit. Battre  le  tambour ,  le  tambour  bat ,  il  bat  aux 
champs,  il  appelle,  il  rappelle,  il  bat  la  générale  ;  ta 
garnison  marche,  sort  tambour  battant. 

TANT, 

Adverbe  de  quantité,  qui  devient  quelquefois  con- 
jonction, 

11  est  adverbe  quand  il  est  attaché  au  verbe  , 
quand  il  en  modifie  le  sens.  «  Il  aima  tant  la  patrie  ! 
Vous  connaissez  les  coquettes  ?  oh  tant  l  II  a  tant 
de  finesse  dans  l'esprit  qu'il  se  trompe  presque  tou- 
jours. » 

cin.  Fii.  8  ai 


24^  TANT. 

Tant  est  une  conjonction,  quand  il  signifie  tandis 
que;  elle  sera  aimée  tant  quelle  sera  jolie;  c'est-à-dire, 
tandis  qu'elle  sera  jolie. 

Tant,  lorsqu'il  est  suivi  de  quelque  mot  dont  il 
désigne  la  quantité,  gouverne  toujours  le  génitif, 
tant  d'amitié^  tant  de  richesses,  tant  de  crime-. 

Il  ne  se  joint  jamais  à  un  simple  adjectif.  On  ne 
dit  point  tant  vertueux  ?  tant  méchant?  tant  libéra! , 
tant  avare;  mais  si  vertueux,  si  méchant ,  si  libéral ,  si 
avare. 

Après  le  verbe  aclif  ou  neutre,  sans  auxiliaire,  il 
faut  toujours  mettre  tant;  il  travaille  tant?  il  pleut 
tant.  Quand  le  verbe  auxiliaire  se  joint  au  verbe  actif, 
vous  placez  le  tant  entre  l'un  et  l'autre,  il  a  tant  tra- 
vaillé; il  a  tant  plu;  ils  ont  tant  écrit;  et  jamais  on  ne 
se  sert  du  si;  il  a  si  plu;  il  a  si  écrit;  ce  serait  un  bar- 
barisme. Mais  avec  un  verbe  passif ,  le  tant  est  rem- 
placé par  le  si,  et  voici  dans  quel  cas.  Lorsque  vous 
ayez  à  exprimer  un  sentiment  particulier  par  un  verbe 
passif,  comme  je  suis  si  touché,  si  ému?  si  courroucé? 
si  animé,  vous  ne  pouvez  dire,  je  suis  tant  ému?  tant 
tMché?  tant  courroucé,  tant  animé;  parce  que  ces 
mots  tiennent  lieu  dVpithète  :  mais,  lorsqu'il  s'agit 
dune  action,  d'un  fait,  vous  employez  le  mot  de  tant; 
<(  cette  affaire  fut  tant  débattue  ;  les  accusations 
furent  tant  renouvelées;  les  juges  tant  sollicités,  les 
témoins  tant  confrontés;  »  et  non  pas  a  si  confrontés, 
si  sollicités,  si  renouvelés,  si  débattus;  »  la  raison  en 
est  que  ces  participes  expriment  des  faits  ,  et  ne 
peuvent  être  regardés  comme  des  épithètes. 

On  ne  dit  point  cette  femme  tant  belle,  parce  que 


TANT.  243 

belle  est  épithète  )  mais  011  peut  dire,  surtout  en  vers, 
cette  femme  autrefois  tant  aimée,  encore  mieux  que  si 
aimée;  mais,  quand  ou  ajoute  de  qui  elle  a  été  aimée, 
il  faut  dire,  si  aimée  de  vous,  de  lui,  et  non  tant  aimée 
de  vous,  de  lui;  parce  qu'alors  vous  désignez  un  sen- 
timent particulier.  Cette  personne  autrefois  tant  célé- 
brée par  vous;  célébrer  est  un  fait.  Cette  personne 
autrefois  si  estimée  par  vous;  c'est  un  sentiment. 

Est-ce  là  cette  ardeur  tant  promise  à  sa  cendre  ? 
Quel  crime  a  donc  commis  ce  fils  tant  condamné  ? 

Condamne^  promis. ,  expriment  des  faits. 

Tant  peut  être  considéré  comme  une  particule 
d'exclamation  ;  tant  il  est  difficile  de  bien  écrire  !  tant 
les  oreilles  sont  délicates  ! 

Tant  se  met  pour  autant;  tant  pleine  que  vide, 
pour  dire  autant  plein  que  vide,  tant  vaut  l'homme  , 
tant  vaut  sa  terre ,  pour,  autant  vaut  l'homme,  autant 
vaut  sa  terre»  Tant  venu,  tant  paijé;  c'est- à-dire  3  il 
sera  payé  autant  qu'il  aura  servi. 

On  ne  dit  plus  tant  plus 5  tant  moins,  parce  que 
tant  est  alors  utile,  «  Plus  on  la  parc,  moins  elle  est 
balle.  »  A  quoi  servirait,  «  tant  plus  on  la  pare,  tant 
mohis  elle  est  belle  ?  » 

11  n'en  est  pas  de  même  de  tant  pis  et  de  tant 
mieux.  Pis  et  mieux  ne  feraient  pas  seuls  un  sens 
assez  complet,  a  II  se  croit  sûr  de  la  victoire ,  tant 
pis;  il  se  défie  de  sa  bonne  fortune,  tant  mieux.  » 

Tant  alors  signifie  d'autant,  il  fait  d'autant  mieux. 

«  Tant  que  ma  vue  peut  s'étendre,  »  pour,  autant 
que  ma  vue  peut  s'étendre. 


g/'  TAPISSERIE. 

«Tant  et  si  peu  qu'il  vous  plaira;»  au  lie-u  de 
dire ,  autant  et  si  peu  qu'il  vous  plaira. 

TAPISSERIE,  TAPISSIER. 

Tapisserie,  s.  f.,  ouvrage  au  métier  ou  à  l'aiguille 
pour  couvrir  les  murs  d'un  appartement.  Les  tapis- 
series au  métier  sont  de  haute  ou  de  basse-lice  ,  pour 
fabriquer  celles  de  haute  -  lice,  l'ouvrier  regarde  le 
tableau  placé  à  côté  de  lui  ;  mais  pour  la  basse -lice 
le  tableau  est  sous  le  métier,  et  l'artiste  le  déroule  à 
mesure  qu'il  en  a  besoin  :  l'un  et  l'autre  travaillent 
avec  la  navette.  Les  tapisseries  à  l'aiguille  s'appellent 
tapisseries  de  point,  à  cause  des  points  d'aiguille.  La 
tapisserie  de  gros  point  est  celle  dont  les  points  sont 
plus  écartés,  plus  grossiers;  celle  de  petit  point  au 
contraire.  Les  tapisseries  des  Gobelins,  de  Flandre, 
de  Bcauvais,  sont  de  haute -lice.  On  y  employait 
autrefois  le  (il  d'or  et  la  soie  ;  mais  l'or  se  blanchit,  la 
soie  se  ternit.  Les  couleurs  durent  plus  long-temps 

sur  la  laine. 

Les  tapisseries  de  point  de  Hongrie  sont  cèdes  qui 
sontapoints  lâches  et  à  longues  aiguillées  qui  forment 
des  points  de  diverses  couleurs  ;  elles  sont  communes 
et  d'un  bas  prix. 

Les  tapisseries  de  verdure  peuvent  admettre  quel- 
ques petits  personnages,  et  retiennent  le  nom  de 
verdure.  Oudri  a  donné  la  vogue  aux  tap.ssenes 
d'animaux.  Celles  a  personnages  sont  les  plus  es- 
tb-ues  Les  tapisseries  des  Gobelins  sont  des  chels- 
d'œuvre  d'après  les  plus  grands  peintres.  Ondislingue 
les  tapisseries  par  pièces,  on  les  vend  à  la  pièce,  on 


TARIF.  245 

les  compte  par  aune  de  cours.  Plusieurs  pièces  qui 
tapissent  un  appartement  s'appellent  une  tenture.  On 
les  tend  ,  on  les  détend  ,  on  les  cloue ,  on  les  décloue. 

Les  petites  bordures  sont  aujourd'hui  plus  esti- 
mées que  les  grandes. 

Toutes  sortes  d'étoffes  peuvent  servir  de  tapisserie  ; 
le  damas ,  le  satin,  le  velours,  la  serge.  On  donne 
même  au  cuir  doré  le  nom  de  tapisserie.  Il  se  fait  do 
très  -  beaux  fauteuils,  de  magnifiques  canapés  de 
tapisseries,  soit  de  petit  point,  soit  de  haute  ou  basse- 
licc. 

Tapissier,  s.  m.,  c'est  le  manufacturier  même;  il 
n'est  pas  nommé  autrement  en  Flandre.  C'est  aussi 
l'ouvrier  qui  tend  les  tapisseries  dans  une  maison  9 
qui  garnit  les  fauteuils.  Il  y  a  des  valets  de  chambre 
tapissiers. 

TAQUIN,  TAQUINE, 

Taquin,  ïne,  adj.,  terme  populaire  qui  signifie 
avare  dans  les  petites  choses,  vilain  dans  sa  dépense; 
quelques-uns  s'en  servent  aussi  dans  le  style  familier 
pour  signifier  un  homme  renfrogné  et  tctu,  comme 
supposant  qu'un  avare  doit  toujours  être  de  mauvaise 
humeur.  Il  est  peu  en  usage. 

TARIF. 

Tarif,  s.  m.,  mot  arabe  devenu  français  et  qui 
signifie  rôle,  table,  catalogue,  évaluation.  Tarif  du 
prix  (tes  denrée;,  tarif  de  la  douane,  tarif  des  monnaie*. 
L'édit  du  tarif  dans  la  minorité  de  Louis  XIV  fit  ré* 
volter  le  parlement,  et  causa  la  guerre  insensée  delà 

21. 


2^6  TARTRE. 

fronde.  On  paya  mille  fois  plus  pour  la  guerre  civile 
que  le  tarif  n'aurait  coûté. 

TARTARE. 

Tartare,  s.  et  adj.  m.  et  f.,  habitant  de  la  Tar- 
tarie.  On  s'est  servi  souvent  de  ce  mot  pour  signifier 
barbare. 

Et  ne  voyez-Vous  pas  par  tant  de  cruautés 
i  La  rigueur  d'un  Tartare  à  travers  ses  bontés? 

On  a  nommé  tartares  les  valets  militaires  de  la 
maison  du  roi,  parce  qu'ils  pillaient  pendant  que 
leurs  maîtres  se  battaient, 

La  langue  tartare,  les  coutumes  tartares. 

Tartare ,  s.  m.,  enfer  des  Grecs  et  des  Romains, 
imité  du  Tartarot  égyptien,  qui  signifiait  demeure 
éternelle  ;  ce  mot  entre  très  -  souvent  dans  notre 
poésie,  dans  les  odes,  dans  les  opéras;  les  peines  du 
Tartare,  les  fleuves  du  Tartare. 

Qu'entends-je  ?  le  Tartare  s'ouvre. 
Quels  cris  !  quels  douloureux  accens  ! 
'[     \*  (  Lamotte,  Descente  aux  enfers ,  str.  4-  ) 

TARTAREUX. 

Tartareux,  adj.,  mot  employé  en  chimie;  sédi- 
ment tartareux ,  liqueur  tartareuse ,  c'est-à-dire, 
chargée  de  sel  de  tartre, 

TARTRE. 

Tartre,  s.  m.,  sel  formé  par  la  fermentation  dans 
les  vins  fumeux ,  et  qui  s'attache  aux  tonneaux  en 
cristallisation. 


TAUPE.  ^47 

Le  tartre  calciné  s'appelle  sel  de  tartre  ;  c'est 
ï'alcali  fixe  végétal,  il  s'emploie  dans  les  arts  et  dans 
la  médecine.  Il  se  résout  par  Thumidité  en  une  liqueur 
qu'on  appelle  huile  de  tartre. 

Le  tartre  vitriole  est  cette  même  huile  mêlée  avec 
l'esprit  de  vitriol. 

Cristal  ou  crème  de  tartre;  c'est  le  tartre  purifié  et 
réduit  en  forme  de  cristal.  Il  est  formé  d'un  acide 
particulier  et  du  sel  de  tartre  ou  alcali  fixe  avec  une 
abondance  d'acide. 

Le  tartre  émétique  est  une  combinaison  de  verre 
d'antimoine  avec  la  crème  de  tartre. 

Le  tartre  folié  est  la  combinaison  du  sel  de  tartr* 
avec  le  vinaigre. 

TARTUFE,  TARTUFERIE. 

Tartufe,  s.  m.,  nom  inventé  par  Molière  et 
adopté  aujourd'hui  dans  toutes  les  langues  de  l'Eu- 
rope pour  signifier  les  hypocrites,  les  fripons,  qui  <so 
servent  du  manteau  de  la  religion;  «  c'est  un  tartufe, 
c'est  un  vrai  tartufe.  » 

Tartuferie,  s.  f.,  mot  nouveau  formé  de  celui  de 
tartufe ,  action  d'hypocrite,  maintien  d'hypocrite, 
friponnerie  de  faux  dévot  j  on  s'en  est  servi  souvent 
dans  les  disputes  sur  la  bulle  Unigenitus. 

TAUPE. 

Taupe,  petit  quadrupède,  un  peu  plus  gros  que  la 
souris-,  qui  habite  sous  terre.  La  nature  lui  a  donné 
des  yeux  extrêmement  petits,  enfoncés,  et  recouverts 
de  petits  poils  afin  que  la  terre  ne  les  blesse  pas,  et 


$43  TAUREAU. 

qu'il  soit  averti  par  un  pou  de  lumière  quand  il  esl 
exposé;  l'organe  de  l'ouïe  très  -  fin  ,  les  pâtes  de 
devant  larges,  armées  d'ongles  tranchons,  et  placées 
toutes  deux  en  plan  incliné  afin  de  jeter  à  droite  et  à 
gauche  la  terre  qu'il  fouille  et  qu'il  soulève  pour  se 
faire  un  chemin  et  une  habitation;  il  se  nourrit  de  la 
racine  des  herbes.  Comme  cet  animal  passe  pour 
aveugle,  La  Fontaine  a  eu  raison  de  dire  : 

Lynx  envers  nos  pareils,  et  taupes  envers  noni. 
(Fable  VII,  iiv.  l.) 

«  Noir  comme  une  taupe,  trou  de  taupe,  prendre  des 
taupes.  On  se  fait  d'assez  jolies  fourrures  avec  dos 
peaux  de  taupes.  —  Il  est  allé  au  royaume  des 
taupes,  »  pour  dire  il  est  mort,  proverbialement  et 
bassement. 

TAUREAU. 

Taureau,  s.  m.,  quadrupède  armé  de  cornes, 
avant  le  pied  fendu,  les  jambes  fortes,  la  marche 
lente,  le  corps  épais,  la  peau  dure,  la  queue  moins 
longue  que  celle  du  cheval,  ayant  quelques  longs 
poils  au  bout.  Son  sang  a  passé  pour  être  un  poison, 
mais  il  ne  Test  pas  plus  que  celui  des  autres  animaux  ; 
et  les  anciens  qui  ont  écrit  queThémistocle  et  d'autres 
s'étaient  empoisonnés  avec  du  sang  de  taureau,  falsi- 
fiaient à  la  fois  l'histoire  et  la  nature.  Lucien,  qui 
reproche  à  Jupiter  d'avoir  placé  les  cornes  du  taureau 
au-dessus  de  ses  yeux,  lui  fait,  un  reproche  très- 
injuste,  car  le  taureau  ayant  l'œil  grand,  rond,  et 
ouvert,  il  voit  très-bien  où  il  frappe;  et  si  ses  yeux 


TA  UR  OBOLE.  8  49 

avaient  été  placés  sur  sa  tête,  au-dessus  des  cornes, 
il  n'aurait  pu  voir  l'herbe  qu'il  broute. 

Taureau  banal  est  celui  qui  appartient  au  sei- 
gneur, et  auquel  ses  vassaux  sont  tenus  d'amener 
toutes  leurs  vaches. 

Taureau  de  Phalaris,  ou  taureau  d'airain;  c'est 
un  taureau  jeté  en  fonte,  qu'on  trouva  en  Sicile,  et 
qu'on  supposa  avoir  été  employé  par  Phalaris  pour  y 
enfermer  et  faire  brûler  ceux  qu'il  voulait  punir, 
espèce  de  cruauté  qui  n'est  nullement  vraisemblable. 

Les  taureaux  de  Médée  qui  gardaient  la  toison 
d'or. 

Le  taureau  de  Marathon  dompté  par  Hercule. 

Le  taureau  qui  porta  Europe,  le  taureau  de  Miihras; 
le  taureau  d'Osiris,  le  taureau ,  signe  du  zodiaque; 
Vocil  du  taureau ,  étoile  de  la  première  grandeur. 
Combats  de  taureaux  y  communs  en  Espagne.  Taureau^ 
cerf ,  animal  sauvage  d'Ethiopie.  Prune -taureau,  es- 
pèce de  prune  qui  a  la  chair  sèche. 

TAURICIDER. 

Tauricider,  v.  n.,  combattre  des  taureaux;  ex- 
pression familière  qui  se  trouve  souvent  dans  Scar* 
ron,  dans  Russi  et  dans  Choisy. 

TAUROROLE. 

Taurodole,  sacrifice  d'expiation,  fort  commun 
aux  troisième  et  quatrième  siècles  :  on  égorgeait  un 
taureau  sur  une  grande  pierre  un  peu  creusée  et 
percée  de  plusieurs  trous;  sous  cette  pierre  était  une 
fosse,  dans  laquelle  l'expié  recevait  sur  son  corps  e* 


2C)0  TAXE. 

sur  son  visage  le  sang  de  l'animal  immolé.  Julien  le 
Philosophe  daigna  se  soumettre  à  ectte  expiation, 
pour  se  concilier  les  prêtres  des  gentils. 

TAUROPHAGE. 

Tauropiîage,  s.  m. /mangeur  de  taureau,  nom 
qu'on  donnait  à  Bacchus  et  à  Silène. 

TAXE. 

Le  pape  Pie  II,  dans  une  épître  à  Jean  Peregal  (•/), 
avoue  que  la  cour  romaine  ne  donne  rien  sans  argent-, 
l'imposition  même  des  mains  et  les  dons  du  Saint- 
Esprit  s'y  vendent,  et  la  rémission  des  péchés  ne  s'y, 
accorde  qu'aux  riches. 

Avant  lui  saint  Antonin,  archevêque  de  Florence, 
avait  observé  (/;)  que,  du  temps  de  Bonifacc  IX  qui 
mourut  l'an  i4°4?  la  cour  romaine  était  si  infâme 
par  la  tache  de  simonie,  que  les  bénéfices  s'y  con- 
féraient moins  au  mérite  qu'à  ceux  qui  apportaient 
beaucoup  d  argent.  Il  ajoute  que  ce  pape  remplit 
l'univers  d'indulgences  plénicres ,  de  sorte  que  les 
petites  églises  dans  leurs  jours  de  fêtes  les  obtenaient 
à  un  prix  modique*. 

Théodoric  de  Niem  (c),  secrétaire  de  ce  pontife, 
nous  apprend.cn  effet  que  Boniface  envoya  des  quê- 
teurs en  divers  royaumes  pour  vendre  l'indulgence 
à  ceux  qui  leur  offraient  autant  d'argent  qu'ils  en 
auraient  dépensé  en  chemin  s'ils  eussent  fait  pour 

(a)  Epître  66. —  (b)  Chronique,  troisième  partie,  titre  22. 
(c)  Liv.  I ,  du  schisme ,  chap.  LXYIIL 


taxe.  a5.i 

cela  le  voyage  de  Rome;  de  sorte  qu'ils  remettaient 
tous  les  péchés,  même  sans  pénitence,  à  ceux  qui  se 
confessaient,  et  les  dispensaient,  moyennant  de 
l'argent,  de  toutes  sortes  d'irrégularités,  disant  qu'ils 
avaient  sur  cela  toute  la  puissance  que  le  Christ  avait 
accordée  à  Pierre  de  lier  et  de  délier  sur  la  terre  (  /). 

Et  ce  qui  est  plus  singulier  encore,  le  prix  de 
chaque  crime  est  taxé  dans  un  ouvrage  lalin  imprimé 
à  Rome  par  ordre  de  Léon  X  le  1 8  novembre  1 5 1  4  > 
chez  Marcel  Silber  dans  le  champ  de  Flore,  sous  le 
titre  de  Taxe  de  la  sacrée  chancellerie  et  de  la  sacrée 
pénitencerîe  apostolique. 

Entre  plusieurs  autres  éditions  de  ce  livre,  faites 
en  différens  pays,  celle  in-4°  de  Paris  de  l'an  1620, 
chez  Toussaint  Denis,  rue  Saint- Jacques,  à  la  croix 
de  bois,  près  Saint-Yves,  avec  privilège  du  roi  pour 
trois  ans,  porte  au  frontispice  les  armes  de  France  et 
celles  de  la  maison  de  Médicis,  de  laquelle  était 
Léon  X.  Yoilà  ce  qui  aura  trompé  l'auteur  du  Ta- 
bleau des  papes  (<?),  qui  attribue  à  Léon  X  rétablis- 
sement de  ces  taxes,  quoique  Polydore  Virgile  (f)  et 
le  cardinal  d'Ossat  (^)  s'accordent  à  placer  l'inven- 
tion de  la  taxe  de  la  chancellerie  sous  Jean  XXII , 
vers  l'an  i32o,  et  le  commencement  de  celle  de  la 
pénitencerie  seize  ans  plus  tard  sous  Benoit  XII. 

Pour  nous  faire  une  idée  de  ces  taxes,  copions  ici 
quelques  articles  du  chapitre  des  absolutions. 

(d)  Matthieu,  cnap.  XVI,  v.  19.  —  (e)  Page  i5/[. 
(f)  Liv.  YIII,  cliap.  II,  des  inventeurs  des  choses. 
(a)  Lettre  CCCUI. 


s5a  TÀxs. 

L'absolution  (!)  pour  celui  qui  a  connu  charnel- 
lement sa  mère,  sa  sœur,  etc.,  coûte  5  gros. 

L'absolution  pour  celui  qui  a  défloré  une  vierge, 
6  gros. 

L'absolution  pour  celui  qui  a  révélé  la  confession 
d'un  autre,  7  gros. 

L'absolution  (/)  pour  celui  qui  a  tué  son  père,  sa 
mère  ,  etc.  ,  5  gros.  Et  ainsi  des  autres  péchés  , 
comme  nous  verrons  bientôt;  mais  à  la  fin  du  livro 
les  prix  sont  évalués  par  ducats, 

Il  y  est  aussi  parlé  d'une  scrte  de  lettres  appelées 
confessionnelles  ,  par  lesquelles  le  pape  permet  de 
choisir  à  l'arlicle  de  la  mort  un  confesseur  qui  donne 
plein  pardon  de  tout  péché  ;  aussi  ces  lettres  ne 
s'accordent  qu'aux  princes  et  même  avec  grande 
difficulté.  Ce  détail  se  trouve  page  32  de  l'édition  de 
Paris. 

La  cour  de  Rouie,  dans  la  suite,  eut  honte  de  ce 
livre  qu'elle  supprima  tant  qu'il  lui  fut  possible  ;  elle 
l'a  môme  fait  insérer  dans  l'indice  expurgatoire  du 
concile  de  Trente,  sur  la  fausse  supposition  que  les 
h  reliques  l'ont  corrompu. 

Il  est  vrai  qu'Antoine  du  Pinet  ,  gentilhomme 
franc-comtois,  en  fit  imprimer  à  Lyon,  en  1 564 ?  un 
extrait  in-8l> ,  dont  voici  le  titre  : 

Taxes  des  parties  casuelles  de  la  bouùque  du  pape,  en  latin 
et  en  français,  avec  annotations  primes  des  décrets,  conciles  et 
canons,  tant  vieux  que  modernes,  pour  la  vérification  de  la 
discipline  anciennement  observée  en  l'église;  par  A.  D.  P. 

(h)  Page  36.  —  (0  Page  38. 


TAXE.  253 

Mais,  quoiqu'il  n'avertisse  point  que  son  ouvrage 
n'est  qu'un  abrégé  de  l'autre,  bien  loin  de  corrompre 
son  original,  il  en  retranche  au  contraire  quelques 
traits  odieux,  tels  que  celui  qui  se  lit  pag.  Si3,  ligne 
ç)  d'en  bas,  dans  l'édition  de  Paris;  le  voici  :  «  Et  re- 
marquez soigneusement  que  ces  sortes  de  grâces  et 
de  dispenses  ne  s'accordent  point  aux  pauvres ,  parce 
que,  n'ayant  pas  de  quoi,  ils  ne  peuvent  être  con- 
solés. » 

Il  est  vrai  encore  que  du  Pinet  évalue  ses  taxes  par 
tournois,  ducats  et  carlins;  mais  comme  il  observé, 
page  42  ?  que  les  carlins  et  les  gros  sont  de  la  même 
valeur,  en  substituant  à  la  taxe  de  cinq,  six,  sept 
gros,  etc.,  qui  est  dans  son  original,  celle  d'un 
nombre  égal  de  carlins,  ce  n'est  point  le  falsifier.  En 
voici  la  preuve  dans  les  quatre  articles  déjà  cités  de 
l'original. 

L'absolution,  dit  du  Pinet,  pour  celui  qui  connaît 
charnellement  sa  mère,  sa  sœur,  ou  quelque  autre 
parente  ou  alliée  ,  ou  sa  commère  de  baptême ,  est 
taxée  à  cinq  carlins. 

L'absolution  pour  celui  qui  dépucelle  une  jeune 
fille,  est  taxée  à  six  carlins. 

L'absolution  pour  celui  qui  révèle  la  confession  de 
quelque  pénitent,  est  taxée  à  sept  carlins. 

L'absolution  pour  celui  qui  a  tué  son  père ,  sa 
mère,  son  frère,  sa  sœur,  sa  femme,  ou  quelque  autre 
parent  ou  allié,  laïque  néanmoins,  est  taxée  à  cinq 
carlins  :  car,  si  le  mort  était  ecclésiastique,  l'homicide 
serait  obligé  de  visiter  les  saints  lieux. 

Rapportons-en  quelques  autres. 


2s5{  TAXE. 

L'absolution ,  continue  du  Pinet,  pour  quelque 
acte  de  paillardise  que  ce  soit,  commis  par  un  clerc, 
fut-ce  avec  une  religieuse  dans  le  cloître  ou  dehors, 
ou  avec  ses  parentes  et  alliées,  ou  avec  sa  fille  spiri- 
tuelle (  sa  filleule  )  ,  ou  avec  quelques  autres  femmes 
que  ce  soit,  coûte  trente-six  tournois,  trois  ducats. 

L'absolution  pour  un  pretre  qui  tient  une  concu- 
bine, vingt-un  tournois,  cinq  ducats,  six  carlins. 

L'absolution  d'un  laïque  pour  toutes  sortes  de 
péchés  de  la  chair,  se  donne  au  for  de  la  conscience 
pour  six  tournois,  deux  ducats. 

L'absolution  d'un  laïque  pour  crime  d'adultère  , 
donnée  au  for  de  la  conscience,  coûte  quatre  tour- 
nois; et,  s'il  y  a  adultère  et  inceste,  il  faut  paver  par 
tête  six  tournois.  Si  outre  ces  crimes  ou  demande 
l'absolution  du  péché  contre  nature  ou  de  la  bestia- 
lité, il  faut  quatre-vingt-dix  tournois,  douze  ducats 
et  six  carlins;  mais,  si  on  demande  seulement  l'abso- 
lution du  crime  contre  nature  ou  de  la  bestialité,  il 
n'en  coulera  que  trente-six  tournois  et  neuf  ducats. 

La  femme  qui  aura  pris  un  breuvage  pour  se  faire 
avorter,  ou  le  père  qui  le  lui  aura  fait  prendre, 
paiera  quatre  tournois,  un  ducat  et  huit  carlins;  et,  si 
c'est  un  étranger  qui  ait  donné  le  breuvage  pour  la 
faire  avorter,  il  paiera  quatre  tournois,  un  ducat  et 
cinq  carlins. 

In  père  eu  une  mère  ou  quelque  autre  parent  qui 
aura  étouffe  un  enfant,  se  paiera  quatre  tournois,  un 
ducat,  huit  carlins;  et,  si  le  mari  et  la  femme  l'ont 
tué  ensemble  ,  ils  payeront  six  tournois  et  deux 
ducats. 


TAXE.  2  00 

La  taxe  qu'accorde  le  dataire  pour  contracter 
mariage  hors  les  temps  permis,  est  de  vingt  carlins; 
et  dans  les  temps  permis,  si  les  contractans  sont  au 
second  et  au  troisième  degré,  elle  est  ordinairement 
de  vingt  cinq  ducats,  et  quatre  pour  l'expédition  des 
bulles;  et  au  quatrième  degré,  de  sept  tournois,  un 
ducat  et  six  carlins. 

La  dispense  du  jeûne  pour  un  laïque  aux  jours 
marqués  par  l'église,  et  la  permission  Je  manger  du 
fromage,  sont  taxées  à  vingt  carlins.  La  permission 
de  manger  de  la  viande  et  des  ceuft,  aux  jours  défen- 
dus, est  taxée  à  douze  carlins;  et  celle  de  manger 
des  laitages,  à  six  tournois  pour  une  personne  seule  ; 
et  à  douze  tournois ,  trois  ducats  et  six  carlins,  pour 
toute  une  famille  et  pour  plusieurs  parais. 

L'absolution  d'un  apostat  et  d'un  vagabond  qui 
veut  revenir  dans  le  giron  de  l'église,  coûte  douze 
tournois,  trois  ducats  et  six  carlins. 

L'absolution  et  la  réhabilitation  de  celui  qui  est 
coupable  de  sacrilège,  de  vol,  d'incendie,  de  rapine, 
de  parjure,  et  semblables,  est  taxée  à  trente-six  tour- 
nois et  neuf  ducats. 

L'absolution  pour  un  valet  qui  relient  le  bien  de 
son  maître  trépassé,  pour  le  paiement  de  ses  gages, 
et  qui  7  étant  averti ,  n'en  fait  pas  la  restitution  , 
pourvu  que  le  bien  qu'il  retient  n'excède  pas  la  valeur 
de  ses  gages,  est  taxée  seulement,  dans  le  for  de  la 
conscience,  à  six  tournois,  deux  ducats. 

Pour  changer  les  clauses  d'un  testament,  la  taxe 
ordinaire  est  de  douze  tournois,  trois  ducats,  six 
carlins. 


256  TAXE. 

La  permission  de  changer  son  nom  propre  coûte 
neuf  tournois,  deux  ducats,  et  neuf  carlins;  et,  pour 
changer  le  surnom  et  la  manière  de  le  signer,  il  faut 
payer  six  tournois  et  deux  ducats. 

La  permission  d'avoir  un  autel  portatif  pour  une 
seule  personne  est  taxée  à  dix  carlins;  et  celle  d'avoir 
une  chapelle  domestique ,  à  cause  de  l'éloignement 
de  Péglise  paroissiale,  et  pour  y  établir  des  fonts 
baptismaux  et  des  chapelains,  trente  carlins. 

Enfin  la  permission  de  transporter  des  marchan- 
dises une  ou  plusieurs  fois  au  pays  des  infidèles,  et 
généralement  trafiquer  et  vendre  sa  marchandise, 
sans  être  obligé  d'obtenir  la  permission  des  seigneurs 
temporels  de  quelques  lieux  que  ce  soii.  fussent -ils 
rois  ou  empereurs,  avec  toutes  les  clauses  déroga- 
toires très  -  amples,  n'est  taxée  qu'à  vingt -quatre 
tournois,  six  ducats. 

Cette  permission,  qui  supplée  à  celle  des  seigneurs 
temporels,  est  une  nouvelle  preuve  des  prétentions 
papales  dont  nous  avons  parlé  à  l'article  Bulle,  Ou 
sait  d'ailleurs  que  tous  les  rescrits  ou  expéditions 
pour  les  bénéfices,  se  paient  encore  à  Rome  suivant 
la  taxe;  et  cette  charge  retombe  toujours  sur  les 
laïques,  par  les  impositions  que  le  clergé  subalterne 
en  exige.  Ne  parlons  ici  que  des  droits  pour  les  ma- 
riages et  pour  les  sépultures. 

Un  arrêt  du  parlement  de  Paris,  du  1 9  mai  1  409, 
rendu  à  la  poursuite  des  habitans  et  échevins  d'Ab- 
beville,  porte  que  chacun  pourra  coucher  avec  sa 
femme  sitôt  après  la  célébration  du  mariage,  sans 
attendre  le  congé  de  l'évêque  d'Amiens,  et  saps  payer 


TAXEo  257 

le  droit  qu'exigeait  ce  prélat  pour  lever  la  défense 
qu'il  avait  faite  de  consommer  le  mariage  les  trois 
premières  nuits  des  noces.  Les  moines  de  saint 
Etienne  de  Nevers  furent  privés  du  même  droit  par 
un  autre  arrêt  du  27  septembre  1,591.  Quelques 
théologiens  ont  prétendu  que  cela  était  fondé  sur  le 
quatrième  concile  de  Cartilage  ,  qui  l'avait  ordonné 
pour  la  révérence  de  la  bénédiction  matrimoniale. 
Mais  comme  ce  concile  n'avait  point  ordonné  d'élu- 
der sa  défense  en  payant,  il  est  vraisemblable  que 
cette  taxe  était  une  suite  de  la  coutume  infâme  qui 
donnait  à  certains  seigneurs  la  première  nuit  des 
nouvelles  mariées  de  leurs  vassaux.  Buchanan  croit 
que  cet  usage  avait  commencé  en  Ecosse  sous  le  roi 
Even, 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  seigneurs  de  Preilley  et  de 
Parsanny  en  Piémont  appelaient  ce  droit  carragio; 
mais  ayant  refusé  de  le  commuer  en  une  prestation 
honnête  ,  leurs  vassaux  révoltés  se  donnèrent  à 
Amcdée  VI,  quatorzième  comte  de  Savoie. 

On  a  conservé  un  procès  verbal  fait  par  M.  Jean 
Fraguier,  auditeur  en  la  chambre  des  comptes  de 
Paris,  en  vertu  d'arrêt  d'icelle  du  7  avril  1  507 ,  pour 
l'évaluation  du  comté  d'Eu,  tombé  en  la  garde  du  roi 
par  la  minorité  des  enfans  du  comte  de  Nevers  et  de 
Charlotte  de  Bourbon  sa  femme.  Au  chapitre  du  re- 
venu de  la  baronnie  de  Saint-Martin-le-Gaillard  , 
dépendant  du  comté  d'Eu,  il  est  dit  :  item,  a  ledit 
seigneur  audit  lieu  de  Saint-Martin ,  droit  de  culage 
quand  on  se  marie. 

Les  seigneurs  de  Sonloire  avaient  autrefois  im 

22. 


258  TAXE. 

droit  semblable;  et,  l'ayant  omis  en  Taveu  par  eux 
rendu  au  seigneur  de  Monîlevrier  leur  suzerain  , 
l'aveu  fut  blâmé;  mais  par  acte  du  i  5  décembre  1G07 
le  sieur  de  Montlevrier  y  renonça  formellement,  et 
ces  droits  honteux  ont  été  partout  convertis  en  des 
prestations  modiques  appelées  marcketteu 

Or  quand  nos  prélats  eurent  des  fiefs,  suivant  la 
remarque  du  judicieux  Fleury,  ils  crurent  avoir 
comme  éveques  ce  qu'ils  n'avaient  que  comme  sei- 
gneurs; et  les  curps,  comme  leurs  arrière  -  vassaux  , 
imaginèrent  la  bénédiction  du  lit  nuptial,  qui  leui 
valait  un  petit  droit  sous  le  nom  de  plat  de  noce?, 
c'est-à-dire,  leur  dîner  en  argent  ou  en  espèce.  Voici 
le  quatrain  qu'un  curé  de  province  mit  en  cette  oc- 
casion sous  le  chevet  d'un  président  fort  âgé,  qui 
épousait  une  jeune  demoiselle  du  nom  de  La  Monta- 
gne; il  fesait  allusion  aux  cornes  de  Moïse ?  dont  il 
est  parlé  dans  l'Exode  (À)  : 

Le  président  à  barbe  grise 

Sur  la  montagne  va  monter;  ' 

Mais  certes  il  peut  bien  compter 

D'en  descendre  comme  Moïse. 

Disons  aussi  deux  mots  sur  les  droits  qu'exige  le 
clergé  pour  les  sépultures  des  laïques.  Autrefois,  au 
deecs  de  chaque  particulier,  les  éveques  se  fesaient 
représenter  les  testamens,  et  défendaient  de  donner 
la  sépulture  à  ceux  qui  étaient  morts  deconfès,  c'est-à- 
dire,  qui  n'avaient  pas  fait  un  legs  à  l'église,  à  moins 
que  les  païens  n'allassent  à  l'oHicial ,  qui  commettait 
<»■•..      ■.  ...... -  — ■»   "  ■  ■    '  ■*■■"■  ■  ■ 

(h)  Chap.  XXXIV,  v.  29. 


TAXE.  2f>9 

un  prêtre  ou  quelque  autre  personne  ecclésiastique 
pour  réparer  la  faute  du  défunt,  et  faire  ce  legs  en  son 
nom.  Les  curés  s'opposaient  à  la  profession  de  ceux 
qui  voulaient  se  faire  moines,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent 
payé  les  droits  de  leur  sépulture;  disant  que,  puis- 
qu'ils mouraient  au  monde,  il  était  juste  qu'ils  s'ac- 
quiltasseut  de  ce  qu'ils  auraient  dû  si  on  les  avait  en- 
terrés. 

Mais  les  débats  fréquens  ,  occasionés  par  ces 
vexations,  obligèrent  les  magistrats  de  fixer  la  taxe 
de  ces  droits  singuliers.  Voici  l'extrait  d'un  règle- 
ment à  ce  sujet ,  porté  par  François  de  îlarlai  de 
Chanvallon,  archevêque  de  Paris,  !e  3o  mai  1690  , 
et  homologué  en  la  cour  du  parlement  le  10  juin 
suivant. 

Mariages. 

Pour  la  publication  des  bans.      .      .      .  il.  10  s. 

Pour  les  fiançailles      ......  a 

Pour  la  célébration  du  mariage  j3 
Pour  le  certificat  de  la  publication  de? 
bans  et  la  permission  donnée  au  futur 
époux  d'aller  se  marier  dans  la  paroisse 

de  la  future  épouse.      .....  5 

Pour  l'honoraire  delà  messe  du  mariage.  1  ro 

Pour  le  vicaire »  1         10 

Pour  le  clerc  des  sacremens  1 

Pour  la  bénédiction  du  lit.      ....  1  10 

Convois. 

Des  enfans  au-dessous  de  sept  ans,  lorsqu'on  ne  va 
po'nt  en  corps  de  clergé. 


26o  TAXE. 

Pour  le  curé i  1 0 

Pour  chaque  prêtre     ......  jo 

Lorsqu'on  ira  eu  clergé. 

Pour  le   droit    curial 4 

Pour  la  présence  du  curé 2 

Pour  chaque  prêtre     ......  i  o 

Pour  le  vicaire i 

Pour  chaque  enfant  de  chœur  lorsqu'ils 

portent  le  corps      ,,....  8 

Et  lorsqu'ils  ne  le  portent  pas.      ...  5 

Et  ainsi  des  jeunes  gens  au-dessus  de  sept  ans 
jusqu'à  douze. 

Des  personnes  au-dessus  de  douze  ans. 

Pour  le  droit  curial 6 

Pour  l'assistance  du  curé 4 

Pour  le  vicaire .2 

Pour  chaque  prêtre i 

Pour  chaque  enfant  de  chœur.      <  io 

Chacun  des  prêtres  qui  veillent  le  corps 

pendant  la  nuit?  à  boire  et.  ...  3 
Et  pendant  le  jour 7  à  chacun.  .  .  .  i 
Pour  la  célébration  de  la  messe.  .  .  i 
Pour  le  service  extraordinaire,  appelé  le 

service  complet,  c'est-cà-dire,  les  vigiles 

et  les  deux  messes  du  Saint-Esprit  et 

de  la  sainte  Vierge.      .....      4         10 

Pour  chacun  des  prêtres  qui  portent  le 

corps ....■•      I 

Pour  le  port  de  la  haute  croix.      ...  10 

Pour  le  porte-bénitier.      .....  5 

Pour  le  port  de  la  petite  croix.      ,  5 


TAXE.  26l 

Pour  le  clerc  des  convois.      .      .      .      .      1 
Pour  le  transport  des  corps  d'une  église  à 

une  autre,  sera  payé  moitié  plus  des 

droits  ci  dessus. 

Pour  la  réception  des  corps  transportés. 

Au  curé 6 

Au  vicaire *      .      .      •      1         10 

A  chaque  prêtre  (i) i5 

(  1)  Cette  taxe  est  fort  augmentée  ;  mais  nous  doutons  que  ces 
augmentations  aient  été  homologuées.  On  a  imaginé  de  faire 
jouer,  dans  les  enterremens ,  le  rôle  de  confesseur  du  mort  à  un 
prêtre  qui  est  dans  tin  costume  particulier,  et  auquel  on  donne 
un  écu.  Quand  le  malade  est  mort  sans  confession,  quelquefois 
on  accorde  le  confesseur  pour  éviter  le  scandale  et  gagner  l'écu; 
d'autrefois  ,  l'église  aime  mieux  le  scandale  que  l'écu.  C'est  un 
moyen  de  décrier  une  famille  honnête  auprès  de  la  canaille  de 
la  paroisse ,  qui  est  dans  la  main  des  prêtres ,  parce  que  les 
laïques  ont  encore  la  betise  de  les  charger  de  lu  distribution  de 
leurs  aumônes. 

Il  y  a  long-temps  qu'on  se  plaint  de  cette 'avidité  du  clergé. 
Baptiste  Mantouan,  général  des  carmes  au  quinzième  siècle,  dit 
dans  ses  poésies  : 

Venalia  nohis 
Tenipla,  sacerdotes,  altaria,  sacra,  cor on œ  1 
Igiïis,  tliura,  preces ,  cœlum  est  vénale,  Deusque. 

Un  poëte  du  siècle  dernier  a  traduit  ces  vers  de  la  manière 
suivante  : 

Chez  nous  tout  est  vénal;  prêtres,  temples,  autels, 
U  or  émus  à  voix  basse,  et  les  chants  solennels; 
La  terre  des  tombeaux,  l'hymen,  et  le  baptême, 
Et  la  parole  sainte,  et  le  ciel,  et  Dieu  même. 


2Ô2  TENIR. 

TECHNIQUE. 

Technique,  adj.  m.  f. ,  artificiel;  vers  techniques 
qui  renferment  des  préceptes.  Vers  techniques  pour 
apprendre  l'histoire.  Les  vers  de  Dcspautcre  sont 
techniques, 

Masculà  surit  pons,  mons  .  fons. 

Ce  ne  sont  pas  des  vers  dans  le  goût  de  Virgile. 

TENIR. 

Tenir,  v.  act.  et  quelquefois  n.  La  signification 
naturelle  et  primordiale  de  tenir  est  d'avoir  quelque 
chose  entre  ses  mains;  tenir  un  livre.)  une  épee,  les 
rênes  des  chevaux,  le  timon ,  le  gouvernail  d'un  vais- 
seau; tenir  un  enfant  par  les  lisières;  tenir  quelqu'un 
par  le  bras;  tenir  fort;  tenir  serré,  ferme,  faiblement; 
tenir  à  brasse  corps;  tenir  à  deux  mains;  tenir  à  la 
gorge;  tenir  le  poignard  sur  la  gorge,  au  propre,  etc. 

Par  extension  et  au  figuré  il  a  plusieurs  autres 
significations.  Tenir ,  posséder.  «  Le  roi  d'Angleterre 
tient  une  principauté  en  Allemagne.  On  tient  une 
terre  en  fief,  un  bénéfice  en  commande,  une  maison 
à  loyer,  à  bail  judiciaire,  etc.  Les  mahométans  tien- 
nent les  plus  beaux  pays  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Les 
rois  d'Angleterre  ont  tenu  plusieurs  provinces  en 
France  à  foi  et  hommage  de  la  couronne.  » 

Tenir,  dans  le  sens  d'occuper,  a  Un  officier  tient 
une  place  pour  le  roi.  On  tient  le  jeu  de  quelqu'un  , 
pour  quelqu'un;  il  tient,  il  occupe  le  premier  étage; 
il  le  tient  à  bail,  à  loyer;  tenir  une  ferme.  >x 


TENIR.  263 

Tenir,  pour  exprimer  Tordre  des  personnes  et 
des  choses.  «  Les  présidens  dans  leurs  compagnies 
tiennent  le  premier  rang.  On  tient  son  rang,  sa  place, 
son  poste.  Et  dans  le  discours  familier  on  tient  son 
coin;  il  a  tenu  le  milieu  entre  ces  deux  extrémités. 
Les  livres  d'histoire  tiennent  le  premier  rang  dans  sa 
bibliothèque.  » 

Tenir ,  pour  garder.  «  Tenir  son  argent  dans  son 
cabinet,  son  vin  à  la  cave,  ses  papiers  sous  la  clef, 
sa  femme  dans  un  couvent.  » 

Tenir,  pour  contenir  au  propre.  «  Cette  graugo 
tient  tant  de  gerbes,  ce  niuid  tant  de  pintes;  cette 
foret  tient  dix  lieues  de  long;  l'armée  tenait  quatre 
lieues  de  pays;  cet  homme,  ce  meuble  tient  trop  de 
place;  il  ne  peut  tenir  que  vingt  personnes  à  cette 
taMe.  » 

Tenir ,  pour  contenir  au  figuré.  «  11  est  si  remuant, 
si  vif,  qu'on  ne  le  peut  tenir;  il  ne  peut  tenir  sa  langue, 
tenir  en  place,  rien  ne  le  peut  tenir;  c'est-à-dire, 
contenir,  réprimer.  Vous  ne  pouvez  vous  tenir  de 
Jouer,  de  médire.  »  C'est  dans  ce  sens  figuré  qu'on 
«  tient  les  peuples  dans  le  devoir,  les  enfans  dans  le 
respect,  les  ennemis  en  échec,  dans  la  crainte.  »  On 
les  contient  au  figuré. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  tenir  la  balance  entix 
les  puissances,  parce  qu'on  ne  contient  pas  la  ba- 
lance. On  est  supposé  tenir  la  balance  dans  sa  main  , 
c'est  une  métaphore,  Tenir  de  court  est  aussi  uno 
méîaphore  prise  des  rênes  des  chevaux  et  des  lesses 
des  chiens. 

Tenir,  être  proche,  être  joint,  contigu,  attaché, 


264  TENIR. 

adhérer.  «  Le  jardin  tient  à  ma  maison,  la  forêt  au 
jardin.  Ce  tableau  ne  tient  qu'à  un  clou;  ce  miroir 
tient  mal ,  »  il  est  mal  attaché.  De  là  on  dit  au  figuré 
«  la  vie  ne  tient  qu'à  un  fil  ?  ne  tient  à  rien.  Sa  con- 
damnation a  tenu  à  peu  de  chose.  Je  ne  sais  qui  me 
tient  que  je  n'éclate  !  à  quoi  tient-il  que  vous  ne 
sollicitiez  cette  affaire  ?  qu'à  cela  ne  tienne.  Il  n'y  a 
ni  considération  ni  crédit  qui  tienne,  il  sera  con- 
damné. S'il  ne  tient  qu'à  donner  de  l'argent,  en  voila. 
Il  n'a  pas  tenu  à  moi  que  vous  fussiez  heureux. 
Votre  argent  ne  tient  à  rien.  Cela  tient  comme  de  la 
glu,  »  proverbialement  et  bassement. 

Tenir ,  pour  avoir  soin,  «  Tenir  sa  maison  propre, 
ses  enfans  bien  vêtus  ,  ses  affaires  en  ordre  ,  ses 
meubles  en  bon  état,  ses  portes  fermées,  ses  fenêtres 
ouvertes.  » 

Tenir ,  pour  exprimer  les  situations  du  corps.  «  Il 
tient. les  yeux  ouverts,  les  yeux  baissés,  les  mains 
jointes,  la  tête  droite,  les  pieds  en  dehors,  etc.  Il  se 
tient  droit,  debout,  courbé,  assis.  Il  se  tient  mal ,  il 
se  tient  bien.  Il  se  tient  sous  les  armes.  On  dit  que 
Siméon  Stylite  se  tint  plusieurs  années  sur  une  jambe. 
Les  grues  se  tiennent  souvent  sur  une  pâte.  » 

Et  au  figuré  :  «Il  se  tient  à  sa  place,  »  c'est-à-dire, 
il  est  modeste,  il  ne  se  méconnaît  pas,  il  ménage 
l'orgueil  des  autres,  «  II  se  tient  en  repos,  il  se  tient 
à  l'écart,  il  se  tient  clos  et  couvert,  »  il  ne  se  mêle 
pas  des  affaires  d'autruia  il  ne  s'expose  pas.  «  Vous 
tiendrez-vous  les  bras  croisés  ?  vous  tiendrez-vous  à 
ne  rien  faire  ?  »i 

Tenir ,  pour  exprimer  les  effets  un  peu  durables  de 


TENIH.  2u3 

quelque  chose,  (c  Le  lait  tient  le  teint  frais;  les  fruits 
fondans  tiennent  le  ventre  libre.  La  fourrure  tient 
chaud;  la  société  tient  gai.  Le  régime  me  tient  sain, 
l'exercice  me  tient  dispos,  la  solitude  me  tient  la- 
borieux, etc.  »: 

Tenir,  être  redevable.  «  Je  tiens  tout  de  votre 
bonté;  je  tiens  du  roi  ma  terre,  mes  privilèges,  ma 
fortune.  S'il  a  quelque  chose  de  bon,  il  le  tient  de 
vos  exemples.  Il  tient  la  vie  de  la  clémence  du 
prince.  » 

Tu  vois  le  jour,  Cinna ,  mais  ceux  dont,  tu  le  tiens 
Furent  les  ennemis  de  mon  père  et  les  miens. 

(Corneille,  Cinna,  act.  V,  se.  I,; 

C'est  à  peu  près  en  ce  sens  qu'on  dit  :  «  Je  tiens  ce 
secret  d'un  charlatan.  Je  tiens  cette  nouvelle  d'un 
homme  instruit.  Je  tiens  cette  façon  de  travailler  d'un 
grand  maître.  Je  tiens  de  lui  ma  méthode ,  mes  idées 
sur  la  métaphysique,  »  c'est-à-dire,  je  lui  en  suis  re- 
devable, je  les  ai  puisées  chez  lui. 

Tenir ,  ressembler,  participer.  «  Il  tient  de  son 
père  et  de  sa  mère  ;  il  a  de  qui  tenir;  il  tient  de  race, 
Il  tient  sa  valeur  de  son  père  et  sa  modestie  de  sa 
mère.  Ce  style  tient  du  burlesque,  »  ii  participe  d« 
burlesque;  cette  architecture  du  gothique.  «Le  mulet 
tient  de  l'âne  et  du  cheval.  » 

Tenir ,  pour  signifier  l'exercice  des  emplois  et  des 
professions.  «  Un  maître-ès-arts  peut  tenir  école  c% 
pension  ;  il  faut  la  permission  du  roi  pour  tenir  ma- 
nège. Tout  négociant  peut  tenir  banque;  il  faut  être 
maître  pour  tenir  boutique.  Ce  n'est  que  par  tolérance 
qu'on  tient  académie  de  jeu.  Tout  citoyen  peut 'tcv.it, 

Dict.  Pli.  8»  St3 


»6G  TENJR. 

des  chambres  garnies.  Pour  tenir  auberge ,  cabaret, 
il  faut  permission.  » 

Tenir ,  pour  demeurer ,  être  long -temps  dans  la 
même  situation.  «  Ce  gênerai  a  tenu  long -temps  la 
campagne ;  ce  malade  tient  la  chambre,  le  lit.  Ce 
débiteur  tient  prison.  Ce  vaisseau  a  tenu  la  mer  six 
mois.  Il  m'a  tenu,  je  me  suis  tenu  long-temps  au 
froid ,  à  l'air,  à  la  pluie.  » 

Tenir ,  pour  convoquer,  assembler,  présider.  «Le 
pape  tient  concile,  consistoire,  chapelle.  Le  roi  tient 
conseil ,  tient  le  sceau;  on  tient  les  états,  la  chambre 
des  vacations,  les  grands  jours,  etc.  La  foire  se  tient; 
le  marché  se  tient.  ». 

Tenir,  pour  exprimer  les  maux  du  corps  et  de 
Famé.  «  La  goutte,  la  fièvre  le  tient.  Son  accès  le 
tient;  quand  sa  colère  le  tient  ^  il  n'est  plus  maître  de 
lui;  sa  mauvaise  humeur  le  tient,  il  n'en  faut  pas 
approcher.  On  voit  bien  ce  qui  le  tient,  c;est  la  peur. 
Qu'est-ce  qui  le  tient  ?  la  mauvaise  honte.  » 

Remarquez  que,  quand  ces  affections  de  l'âme  la 
maîtrisent,  alors  elles  gouvernent  le  verbe;  car  co 
sont  elles  qui  agissent.  Mais,  quand  on  semble  les 
faire  durer,  c'est  la  personne  qui  gouverne  le  verbe. 
<x  11  tint  sa  colère  long-temps  contre  son  rival.  Il  lui 
tint  rancune.  Il  tient  sa  gravité,  son  quant-à-moi ,  son 
fier.  Je  tiens  ma  colère  »  ne  peut  signifier,  je  retiens 
ma  colère,  mais  au  contraire,  je  la  garde.  On  ne  peut 
dire  tenir  son  courage,  tenir  son  humeur,  parce  que  le 
courage  est  une  qualité  qui  doit  toujours  dominer,  et 
l'humeur  une  affection  involontaire.  Personne  ne 
veut  avoir  d'humeur,  mais  ou  veut  bien  avoir  de  la 


TENIR.  2&7 

colère  contre  les  méehans,  contre  les  hypocrites, 
tenir  sa  colère  contre  eux.  C'est  par  la  même  raison 
qu'on  tient  une  conduite ,  un  parti ,  parce  qu'on  est 
censé  les  vouloir  tenir.  Vous  tenez  votre  sérieux  ,  et 
votre  sérieux  ne  vous  tient  pas.  On  tient  rigueur,  la 
rigueur  ne  vous  tient  pas. 

Tenir ,  pour  résister,  a  La  citadelle  a  tenu  plus 
long-temps  que  la  ville.  Les  ennemis  pourront  a  peine 
tenir  cette  année.  Ce  général  a  tenu  dans  Prague 
contre  une  armée  de  soixante  et  dix  mille  hommes. 
Tenir  tête,  tenir  bon,  tenir  ferme.  Il  tient  au  vent,  a 
la  pluie,  à  toutes  les  fatigues.  » 

Tenir y  pour  avoir  et  entretenir,  «Il  tient  son  fils 
au  collège,  à  l'académie.  Le  roi  tient  des  ambassa- 
deurs dans  plusieurs  cours,*  il  tient  garnison  dans  îes 
villes  frontières.  Ce  ministre  lient  des  émissaires,  des 
espions,  dans  les  cours  étrangères.  » 

Tenir ,  pour  croire,  réfuter.  «On  ne  tient  pltfs 
dans  les  écoles  les  dogmes  d'Aristote;  les  mahoméîan s 
tiennent  que  Dieu  est  incommunicable;  la  pliipar! 
tiennent  que  l'Ai coran  n'est  pas  de  toute  éternité.  I  es 
Indiens  et  les  Chinois  tiennent  la  métempsycose.  Je 
me  tiens  heureux,  je  me  tiens  perdu,  »  c'est-à-dire, 
je  me  crois  heureux,  je  me  crois  perdu.  «  On  tient  les 
opinions  de  Liebnitz  pour  chimériques,  mais  on  tient 
ce  philosophe  pour  un  grand  génie.  Il  a  tenu  ma 
visite  à  honneur,  et  mes  réflexions  à  injure.  Il  se  l'est 
tenu  pour  dit.  »  Remarquez  que,  lorsque  tenir  signifie 
réputer,  avoir  opinion,  il  s'emploie  également  avec 
Facciisatif ,  et  avec  la  préposition  pour* 


2G8  TENIR. 

Qu'il  la  tient  pour  sensée  et  de  bon  jugement. 

(Racine,  les  Plaideurs,  act.  II,  se.  IV.) 
Ma  foi,  je  le  tiens  fou  de  toutes  les  manières. 

(  Molière  ,  l'École  des  femmes ,  act.  I ,  se.  I.  ) 

Tenir  ,  pour  executer ,  accomplir,  garder.  «  Un 
honnête  homme  tient  sa  promesse;  un  roi  sage  tient 
ses  traités.  On  est  obligé  de  tenir  ses  marches;  quand 
on  a  donné  sa  parole,  il  la  faut  tenir.  » 

Tenir,  au  lieu  de  suivre.  «  Us  tiennent  le  chemin 
de  Lyon.  Quelle  route  tiendrez -vous  ?  Tenez  les 
bords;  tenez  toujours  le  large,  le  bas,  le  haut,  le 
milieu.  » 

Tenir,  ctre  contigu.  «  Cette  maison  tient  à  la 
mienne,  la  galerie  tient  à  son  appartement.  » 

Tenir,  pour  signifier  les  liaisons  de  parenté,  d'af- 
fection, a  Sa  famille  tient  aux  meilleures  maisons 
du  royaume.  Il  ne  tient  plus  au  monde  que  par  habi 
tude;  vous  ne  tenez  à  cet  homme  que  par  sa  place;  il 
tient  à  cette  femme  par  une  inclination  invincible.  » 

Tenir,  se  fixer  à  quelque  chose.  ((Je  m'en  tiens 
aux  découvertes  de  Newton  sur  la  lumière.  Il  s'en 
tient  a  l'évangile,  et  rejette  la  tradition.  Après  avoir 
gagné  cent  mille  francs  il  devait  s'en  tenir  là.  Il  faut 
s'en  tenir  à  la  décision  des  arbitres ,  et  ne  point 
plaider.  »  Remarquez  que  dans  toutes  ces  acceptions 
laparticule  eu  estnecessaire;  elle  emporte  l'exclusion 
du  contraire.  Je  m'en  tiens  à  l'opinion  de  Locke  signi 
fie,  de  toutes  les  opinions  je  m'en  tiens  à  celle-là. 
Mais,  je  me  tiens  aux  opinions  de  Locke  signifie  seu- 
lement, je  les  adopte,  sans  exprimer  absolument  si 
j'en  ai  examine  et  rejeté  d'autres. 


TENIR.  269 

Outre  ces  significations  générales  du  mot  tenir ,  il 
en  a  beaucoup  de  particulières.  Tenir  une  terre  par 
ses  mains ,  c'est  la  faire  valoir;  tenir  le  sceptre ,  c'est 
régner;  tenir  la  mer}  c'est  être  embarqué  long-temps. 
«  Une  armée  tient  la  campagne;  un  embarras  tient 
toute  une  rue;  Teau  glacée  et  l'eau  bouillante  tiennent 
plus  de  place  que  l'eau  ordinaire.  Ce  sable  ne  tient 
point,  cette  colle  tiendra  long-temps.  Il  s'est  tenu  au 
gros  de  l'arbre.  Le  gibier  a  tenu,  »  c'est-à-dire,  ne 
s'est  pas  écarté  de  la  place  où  on  l'a  cherché.  «  Les 
gardes  se  sont  tenus  à  la  porte;  le  marché,  la  foire 
tient  ou  se  tient  aujourd'hui;  l'audience  tient  les  ma- 
tins; on  tient  la  main  à  l'exécution  des  règlemens  ;  le 
greffier  tient  la  plume,  le  commis  la  caisse.  Tout 
père  de  famille  doit  tenir  un  registre,  un  livre  de 
compte.  On  tient  un  enfant  sur  les  fonts  de  baptême. 
Tenir  un  homme  sur  les  fonts,  »  c'est  parler  de  lui  et 
discuterson  caractère,  répondre  pour  lui  qu'il  a  telle 
inclination,  comme  au  baptême  on  répond  pour  le 
filleul,  a  Une  chose  tient  lieu  d'une  autre;  ce  présent 
tient  lieu  d'argent;  son  accueil  tient  lieu  de  récom- 
pense. On  est  tenu  de  rendre  foi  et  hommage  à  son 
seigneur,  d'assister  aux  états  de  sa  province,  de 
marcher  avec  son  régiment,  de  payer  les  dîmes,  etc.» 

«On  tient  table,  on  tient  chapelie,  on  tient  sa 
partie  dans  la  musique,  ou  tient  sur  une  note,  on  tient 
au  jeu;  Tun  fait  va  tout,  l'autre  le  tient;  on  tient  les 
cartes,  on  tient  le  dé,  on  tient  le  haut  bout,  le  haut 
du  pavé,  le  milieu.  On  tient  compte  de  l'argent,  des 
faveurs  qu'on  a  reçues.  On  va  même  jusqu'à  dire  que 
Dieu  nous  tiendra  compte  d'une  bonne  action.  On  se 

•  3. 


2J0  TENIR. 

tient  sûr,  on  tient  pour  quelqu'un.  Les  corde! icrs 
tiennent  pour  Scot,  et  les  dominicains  pour  saint 
Thomas.  On  tient  une  chose  pour  non  avenue  quand 
elle  n'a  eu  aucune  suite;  on  tient  une  faveur  pour 
reçue  quand  on  est  sûr  de  la  bonne  volonté  ;  un  bon 
vaisseau  tient  à  tout  vent.  On  tient  des  propos ,  des 
discours,  un  langage.  » 

Quel  propos  vous  tenez  !      (Molière.  ) 
Cessez  de  tenir  ce  langage.      (Kacoe.) 

Les  proverbes  qui  naissent  de  ce  mot  sont  en  très- 
grand  nombre.  «  Il  en  tient,  »  c'est-à-dire,  on  Fa 
trompé,  ou  il  a  succombé  dans  une  affaire,  ou  il  a  été 
condamné,  ou  îl  a  été  vaincu,  etc.  «  Il  a  vu  cette 
femme,  il  en  tient.  11  a  un  peu  trop  bu,  il  en  tient.  11 
tient  le  loup  par  les  oreilles,  »  c'est-à-dire,  il  se 
trouve  dans  une  situation  épineuse.  «  Cet  accord 
tient  à  chaux  et  à  ciment,  »  c'est-à-dire,  qu'il  ne  sera 
pas  aisément  changé.  «  Cette  femme  tient  ses  amans 
le  bec  dans  l'eau,  »  pour  dire  elle  les  amuse,  leur 
donne  de  fausses  espérances.  «  Tenir  l'épéc  dans  les 
reins,  le  poignard  sur  la  gorge  ou  à  la  gorge,  » 
signifie  presser  vivement  quelqu'un  de  conclure. 
«  Tenir  pied  à  boule,  »  être  assidu,  ne  point  aban- 
donner une  affaire.  «  Tenir  quelqu'un  dans  sa  man- 
che ,  »  être  sûr  de  son  consentement,  de  son  opinion. 
.*  Tenir  le  dé  dans  la  conversation,  ».  parler  trop, 
vouloir  primer.  «  C'est  un  furieux,  il  faut  le  tenir  à 
quatre.  Se  faire  tenir  à  quatre,»  faire  le  difficile.  «  Il 
tient  bien  sa  partie,  »  c'est-à-dire,  il  s'acquitte  bien 
de  son  devoir.   «  Tenir  quelqu'un  sur  le  tapis ,  » 


TÉRÉLAS.  27I 

parler  beaucoup  de  lui.  «  Cet  homme  croyait  réussir, 
il  ne  tient  rien.  Il  n'a  qu'à  se  bien  tenir.  Il  a  beau 
vouloir  m'échapper,  je  le  tiens.  Il  faut  le  tenir  par  les 
cordons  ou  les  lisières,  »  c'est-à-dire,  le  mener 
comme  un  enfant,  un  homme  qui  ne  sait  pas  se  con- 
duire. «  Rancune  tenant.  Tenir  le  bon  bout  par 
devers  soi,  »  c'est  avoir  ses  sûretés  dans  une  affaire, 
c'est  être  en  possession  de  ce  qui  est  contesté. 
((Croire  tenir  Dieu  par  les  pieds,  »  expression  popu- 
laire pour  marquer  sa  joie  d'un  bonheur  inespéré. 

«  Un  tien  vaut  mieux  que  deux  tu  l'auras,  »  ancien 
proverbe.  :«  Serrez  la  main ,  et  dites  que  vous  ne  tene* 
rien;  »  mauvais  proverbe  populaire.  «  Cet  homme  se 
tient  mieux  à  table  qu'à  cheval;  il  se  tient,  droit 
comme  un  cierge.  Le  plus  empêché  est  celui  qui  tient 
la  queue  de  la  poêle ,  »  tous  proverbes  du  peuple. 

TERELAS. 

Térélas  ou  Ptérélas,  ou  Ptérélaiïs,  tout  comme 
vous  voudrez,  était  fils  de  Taphus  ou  Taphius.  Que 
m'importe  ?  dites  -  vous.  Doucement  vous  allez  voir. 

Ce  Térélas  avait  un  cheveu  d'or,  auquel  était  at^ 
taché  le  destin  de  sa  ville  de  Taphc.  Il  y  avait  bien 
plus;  ce  cheveu  rendait  Térélas  immortel;  Térélas  ne 
pouvait  mourir  tant  que  ce  cheveu  serait  à  sa  tête  : 
aussi  ne  se  peignait-il  jamais,  de  peur  de  le  faire 
tomber.  Mais  une  immortalité  qui  ne  tient  qu'à  un 
cheveu  n'est  pas  chose  fort  assurée. 

Amphitryon,  général  de  la  république  de  Thèbes, 
assiégea  Taphe.  La  fille  du  roi  Térélas  devint  éper- 
dument  amoureuse  d'Amphitryon  en  le  voyant  passer 


272  TÉRÉLAS. 

près  des  remparts.  Elle  alla  pendant  la  nuit  couper 
ie  cheveu  de  son  père,  et  en  fît  présent  au  général. 
Taplie  fut  prise,  Térélas  fut  lue.  Quelques  sa  van  s 
assurent  que  ce  fut  la  femme  de  Térélas  qui  lui  joua 
ce  tour.  Ils  se  fondent  sur  de  grandes  autorités  :  ce 
serait  le  sujet  d'une  dissertation  utile.  J'avoue  que 
j'aurais  quelque  penchant  pour  l'opinion  de  ces  sa- 
vans  :  il  me  semble  qu'une  femme  est  d'ordinaire 
moins  timorée  qu'une  fille. 

Même  chose  avint  à  Nisus,  roi  de  Mégare.  Minos 
assiégeait  cette  ville.  Seylla,  fille  de  Nisus,  devint 
folle  de  Minos.  Son  père,  à  la  vérité,  n'avait  point  de 
cheveu  d'or,  mais  il  en  avait  un  de  pourpre,  et  l'on 
sait  qu'à  ce  cheveu  était  attachée  la  durée  de  sa  vie, 
et  de  l'empire  mégarien.  Scylla,  pour  obliger  Minos, 
coupa  ce  cheveu  fatal ,  et  en  fit  présent  à  son  amant. 

«Toute  l'histoire  de  Minos  est  vraie,  dit  le  pro- 
fond Banier  (  /),  et  elle  est  attestée  par  toute  l'anti- 
quité, »  Je  la  crois  aussi  vraie  que  celle  de  Térélas; 
mais  je  suis  bien  embarrassé  entre  le  profond  Cal  met 
et  le  profond  Huet.  Calmet  pense  que  l'aventure  du 
cheveu  de  Nisus  présenté  à  Minos,  et  du  cheveu  de 
Térélas,  ou  Ptérélas,  offert  à  Amphitryon,  est  visible- 
ment tirée  de  l'histoire  véridique  de  Samson,  juge 
d'Israël.  D'un  autre  côté  Huet  le  démontreur  vous 
démontre  que  Minos  est  visiblement  Moïse,  puis- 
qu'un de  ces  noms  est  visiblement  l'anagramme  de 
l'autre  en  retranchant  les  lettres  n  et  e. 


{a)  Mythologie  de  Banier,  liv.  II,  page  i5i  ,  tome  III,  édi- 
tion in  4°.  Commentaires  littéraires  sur  Samson,  cliap.  XVL 


TÉ  HÉLA  S.  273 

Mais,  malgré  la  démonstration  de  Huet,  je  suis  en- 
tièrement pour  le  délicat  dom  Calmet,  et  pour  ceux 
qui  pensent  que  tout  ce  qui  concerne  les  cheveux  de 
ïérélas  et  de  Nisus,  doit  se  rapporter  aux  cheveux 
de  Samson.  La  plus  convaincante  de  mes  raisons  vic- 
torieuses, est  que  sans  parler  de  la  famille  de  ïérélas, 
dont  j'ignore  la  métamorphose  ,  il  est  certain  que 
Scylla  fut  changée  en  alouette ,  et  que  son  père  Ninus 
fut  changé  en  épervier.  Or,  Bochart  ayant  cru  qu'un 
épervier  s'appelle  neïs  en  hébreu  ,  j'en  conclus  que 
toute  l'histoire  de  ïérélas,  d'Amphitryon  ,  de  Ninus, 
de  Minos,  est  une  copie  de  l'histoire  de  Samson. 

Je  sais  qu'il  s'est  déjà  élevé  de  nos  jours  une  secte 
abominable,  en  horreur  à  Dieu  et  aux  hommes,  qui 
ose  prétendre  que  les  fables  grecques  sont  plus  an- 
ciennes que  l'histoire  juive  ;  que  les  Grecs  n'enten- 
dirent pas  plus  parler  de  Samson  que  d'Adam,  d'Eve, 
d'Abel ,  de  Caïn  ,  etc.  ,  etc.  ;  que  ces  noms  ne  sont 
cités  dans  aucun  auteur  grec.  Ils  disent,  comme  nous 
l'avons  modestement  insinué  à  l'article  Bacchus  et  à 
l'article  Juif,  que  les  Grecs  n'ont  pu  rien  prendre  des 
Juifs,  et  que  les  Juifs  ont  pu  prendre  quelque  chose 
des  Grecs. 

Je  réponds  avec  le  docteur  lïayet ,  le  docteur  Gau- 
chatj  l'ex-jésuite  Patouillet,  l'ex-jésuite  Nonotte,  et 
l'ex-jésuite  Paulian,  que  cette  hérésie  est  la  plus 
damnable  opinion  qui  soit  jamais  sortie  de  l'enfer  ; 
qu'elle  fut  anathémausée  autrefois  en  plein  parlement 
par  un  réquisitoire  ,  et  condamnée  au  rapport  du 

sieur  P ;  que,  si  on  porte  l'indulgence  jusqu'à 

tolérer  ceux  qui  débitent  ces  systèmes  affreux,  il  n'y 


271  TERRE. 

a  plus  de  sûreté  dans  le  monde,  et  que  certainement 
Tante-Christ  va  venir,  s'il  n'est  déjà  venu. 

TERRE, 

Terre,  s.  f.,  proprement  le  limon  qui  produit  les 
plantes  ;  qu'il  soit  pur  ou  mélangé  ,  n'importe  ;  on 
l'appelle  terre  vierge  quand  elle  est  dégagée,  autant 
qu'il  est  possible,  des  corps  hétérogènes  :  si  elle  est 
aisée  à  rompre ,  peu  mêlée  de  glaise  et  de  sable ,  c'est 
de  la  terre  franche;  si  elle  est  tenace,  visqueuse,  c'est 
de  la  terre  glaise. 

Elle  reçoit  des  dénominations  différentes  de  tous 
les  corps  dont  elle  est  plus  ou  moins  remplie  ;  terre 
pierreuse,  sablonneuse,  graveleuse,  aqueuse,  ferrugi- 
neuse, minérale,  etc. 

Elle  prend  ses  noms  de  ses  qualités  diverses;  terre 
grasse 7  maigre,  fertile ,  stérile,  humide ,  sèche,  brû- 
lante, froide  7  mouvante,  ferme,  légère,  compacte, 
friable,  meuble,  argileuse,  marécageuse.  Terre  neuve, 
c'est-à-dire,  qui  n'a  pas  encore  été  posée  à  l'air,  qui 
n'a  pas  encore  produit;  terre  usée,  etc. 

Des  façons  qu'elle  reçoit;  cultivée ,  remuée,  fouillée, 
creusée,  fumée ,  rapportée ,  ameublie ,  améliorée,  cri- 
blée, etc. 

Des  usages  où  elle  est  mise  ;  terre  à  pot  ou  à  potier , 
terre  glaise  blanchâtre,  compacte,  molle,  qui  se  cuit 
dans  des  fourneaux  ,  et  dont  on  fait  les  tuiles,  les  bri- 
ques, les  pots,  la  faïence.  Terre  à  foulon,  espèce  de 
glaise  onctueuse  au  toucher,  qui  sert  à  préparer  les 
draps.  Terre  sigillée,  terre  rouge  de  Lemnos  mise  en 


TERRE.  2j5 

pastilles ,  gravées  d'un  cachet  arabe  ;  on  fait  croire 
que  c'est  un  antidote. 

Terre  d'ombre,  espèce  de  craie  brune  qu'on  tire 
du  Levant.  Terre  vernissée,  c'est  celle  qui  en  sor- 
tant de  la  roue  du  potier  reçoit  une  couche  de  plomh 
calciné;  vaisselle  de  terre  vernissée. 

Dans  cette  signification  au  propre  du  nom  terre, 
aucun  autre  corps,  quoique  terrestre,  ne  peut  être 
compris.  Qu'on  tienne  dans  sa  main  de  l'or,  ou  du 
sel  3  ou  un  diamant,  ou  une  fleur,  on  ne  dira  pas,  je 
tiens  de  la  terre;  si  on  est  sur  un  rocher,  sur  un  arbre, 
on  ne  dira  pas,  je  suis  sur  un  morceau  de  terre. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  si  la  terre  est  un 
élément  ou  non;  il  faudrait  savoir  d'abord  ce  que 
c'est  qu'un  élément. 

Le  nom  de  terre  s'est  donné  par  extension  à  des 
parties  du  globe,  à  des  étendues  de  pays;  les  terres 
du  turc,  du  mogol;  terre  étrangère 9  terre  ennemie,  les 
terres  australes ,  les  terres  arctiques.  Terrc-neuçe,  île 
du  Canada;  terre  des  Papous  près  des  Moluques  ; 
terres  de  la  compagnie,  c'est-à-dire,  de  la  compagnie 
des  Indes  orientales  de  Hollande,  au  nord  du  Japon; 
terred'Harnem,  de  Yesso;  terre  de  Labrador ,  au  nord 
de  l'Amérique,  près  de  la  baie  de  Hudson,  ainsi  nom- 
mée parce  que  le  labour  y  est  ingrat;  terre  de  Labour, 
près  de  G'aïète ,  ainsi  nommée  par  une  raison  con- 
traire, c'est  la  campania  felice.  Terre  sainte,  partie  de 
la  Palestine  où  Jésus-Christ  opéra  ses  miracles,  et  par 
extension  toute  la  Palestine,  La  terre  de  promission, 
c'est  cette  Palestine  même,  petit  pays  sur  les  confins 


276  TEHRE. 

de  PArabie  Pétrée  et  de  la  Syrie ,  que  Dieu  promit  à 
Abraham  né  dans  le  beau  pays  de  la  Chaldée., 

Terre,  domaine  particulier.  Terre  seigneuriale, 
terre  titrée,  terre  en  mouvance,  terre  démembrée,  terre 
en  fief,  en  arriére-fief.  Le  mot  de  terre  en  ce  sens  ne 
convient  pas  aux  domaines  en  roture;  ils  sont  appelés 
domaine,  métairie,  fonds,  héritage,  campagne:  on  y 
cultive  la  terre,  on  y  afferme  une  pièce  de  terre;  mais 
il  n'est  pas  permis  de  dire  d'un  tel  fonds,  ma  terre , 
mes  terres,  sous  peine  de  ridicule ,  à  moins  qu'on 
n'entende  le  terrain,  le  sol;  ma  terre  est  sablonneuse , 
marécageuse,  etc.  Terre  vague,  que  personne  ne  ré- 
clame. Terres  abandonnées ,  qui  peuvent  être  récla- 
mées, mais  qu'on  a  laissées  sans  culture,  et  que  le 
seigneur  alors  a  droit  de  faire  cultiver  à  son  profit. 

Terres  noçales,  qui  ont  été  nouvellement  défri- 
chées. 

Terre ,  par  extension  ,  le  globe  terrestre  on  le 
globe  terraqué.  La  terre,  petite  planète  qui  fait  sa 
révolution  annuelle  autour  du  soleil  en  trois  cent 
6oixante--cinq  jours  six  heures  et  quelques  minutes, 
et  qui  tourne  sur  elle-même  en  vingt-quatre  heures. 
C'est  dans  cette  acception  qu'on  dit  mesurer  la  terre, 
quand  on  a  seulement  mesuré  un  degré  en  longitude 
ou  en  latitude.  Diamètre  de  la  terre,  circonférence 
de  la  terre,  en  degrés,  en  lieues,  en  milles  et  en 
toises. 

Les  climats  de  la  terre,  la  gravitation  de  la  terre 
sur  le  soleil  et  les  autres  planètes,  l'attraction  de  la 
terre,  son  parallélisme,  son  axe,  ses  pôles. 

La  terre  ferme,  partie  du  globe  distinguée  à^s 


eaux,  soit  continent,  soit  ile.  Terre  ferme,  en  géo- 
graphie ,  est  opposé  à  lie  ?  et  cet  abus  est  devenu 
usage. 

On  entend  aussi  par  terre  ferme,  la  Castille  noire, 
grand  pays  de  l'Amérique  méridionale;  et  les  Espa- 
gnols ont  encore  donné  le  nom  de  terre  ferme  parti- 
culière au  gouvernement  de  Panama. 

Magellan  entreprit  le  premier  le  tour  de  la  terre , 
c'est-à-dire,  du  globe. 

Une  partie  du  globe  se  prend  au  figuré  pour  toute 
la  terre;  on  dit  que  les  anciens  Romains  avaient  con- 
quis la  terre,  quoiqu'ils  n'en  possédassent  pas  la  ving- 
tième partie. 

C'est  dans  ce  sens  figuré ,  et  par  la  plus  grande 
hyperbole,  qu'un  homme  connu  dans  deux  ou  trois 
pays,  est  réputé  célèbre  dans  toute  la  terre;  toute  la 
terre  parle  de  vous ,  ne  veut  souvent  dire  autre  chose, 
sinon ,  quelques  bourgeois  de  cette  ville  parlent  do 
vous. 

Or  donc  ce  de  La  Serre , 
Sî  liien  connu  de  vous  et  de  toute  la  terre. 

(Regnard,  le  Joueur,  act.  BU,  se.  TV.) 

La  terre  et  l'onde,  expression  trop  commune  eu 
poésie,  pour  signifier  l'empire  de  la  terre  et  de  la 
nier. 

Cet  empire  absoln,  sur  la  terre  et  sur  l'onde , 

Ce  pouvoir  souverain  que  j'ai  sur  tout  le- monde, 

(  Corneille  ,  Cinna ,  act.  II ,  se.  I.  J 

Le  ciel  et  la  terre,  expression  vague  par  laquelle 
k  peuple  entend  la  terre  et  l'air;  et  au  figuré,  «  né- 
gliger le  ciel  pour  la  terre;  les  biens  de  la  terre 

»ict.  Ph.  8*  2/jj 


ayS  TERRE. 

sont  méprisables,  il  ne  faut  songer  qu'à  eeux  du  ciel.  » 

Vent  de  terre ,  c'est-à-dire,  qui  souille  de  ia  terre 
et  non  de  la  mer. 

Toucher  la  terre.  Un  vaisseau  qui  touche  la  terre 
échoue,  ou  court  risque  de  se  briser. 

Prendre  terre ,  aborder.  Perdre  teire,  s'éloigner  ou 
ne  pouvoir  toucher  le  fond  dans  l'eau;  et  figurèmcnt, 
ne  pouvoir  plus  suivre  ses  idées,  s'égarer  dans  ses 
raisonnemens. 

Raser  la  terre,  voguer  près  du  rivage;  «  les  barques 
peuvent  aisément  raser  la  terre,  les  oiseaux  rasent  la 
terre  quand  ils  s'en  approchent  en  volant;»,  et  au 
figuré,  «  un  auteur  rase  la  terre  quand  il  manque  d'élé- 
vation. »  Aller  terre  à  terre ,  ne  guère  s'éloigner  des 
côtes;  et  au  figuré,  ne  se  pas  hasarder.  Marcher  terre 
à  terre ,  ne  point  chercher  à  s'élever,  être  sans  ambi- 
tion. Cet  auteur  ne  s* élevé  jamais  de  terre. 

En  terre,  pieu  enfoncé  en  terre;  porter  en  terre, 
c'est-à-dire,  à  la  sépulture. 

Sous  terre;  il  y  a  long-temps  qu'il  est  sous  terre, 
qu'il  est  enseveli.  Chemin  sous  terre;  et  au  figuré, 
travailler  sous  terre,  agir  sous  terre;  c'est-à-dire,  for- 
mer des  intrigues,  cabaler  secrètement; 

Ce  mot  terre  a  produit  beaucoup  de  formules  et  de 
proverbes. 

«  Que  la  terre  te  soit  légère,  »  ancienne  formule 
pour  les  sépultures  des  Grecs  et  des  Romains. 

«  Point  de  terre  sans  seigneur ,  »  maxime  de  droit 
féodal.  «Qui  terre  a,  guerre  a.  C'est  une  terre  d« 
promission,  »  proverbe  pris  de  l'opinion  que  la  Pa- 
lestine était  très- fertile.   «  Tant  vaut  l'homme,  tant 


TESTICULES.  27g 

vaut  sa  terre.  Cette  parole  n'est  pas  tombée  par  terre 
ou  a  terre.  » 

a  II  va  tant  que  la  terre  peut  le  porter.  Quitter  une 
terre  pour  le  cens ,  »  c'est  abandonner  une  chose  plus 
onéreuse  que  profitable.  «  Faire  perdre  terre  à  quel- 
qu'un, »  l'embarrasser  dans  la  dispute.  «  Faire  de  la 
terre  le  fossé;  »  c'est-à-dire ,  se  servir  d'une  chose 
pour  en  faire  une  autre.  «  Il  fait  nuit,  on  ne  voit  ni 
ciel  ni  terre.  Bonne  terre,  méchant  chemin.  Baiser  la 
terre;  donner  du  nez  en  terre.  11  ne  saurait  s'élever 
de  terre.  Il  voudrait  être  vingt  pieds,  cent  pieds  sous 
terre;  »  c'est-à-dire,  il  voudrait  se  cacher  de  honte, 
ou  il  est  dégoûté  de  la  vie.  «  Le  faible  qui  s'attaque 
au  puissant,  est  le'pot  de  terre  contre  le  pot  de  fer. 
Cet  homme  vaudrait  mieux  eu  terre  qu'en  pré  ;  »  pro  - 
verbe  bas  et  odieux,  pour  souhaiter  la  mort  à  quel- 
qu'un. «  Entre  deux  selles  le  cul  à  terre;  »  autre  pro- 
verbe très-bas,  pour  signifier  deux  avantages  perdus 
à  la  fois,  deux  occasions  manquées.  Un  homme  qui 
s'était  brouillé  avec  deux  rois,  écrivait  plaisamment  : 
a  Je  me  trouve  entre  deux  rois  le  cul  à  terre.». 

TESTICULES. 

SECTION   PREMIÈRE. 

Ce  mot  est  scientifique  et  un  peu  obscène  ,  il 
signifie  petit  témoin.  Voyez  dans  le  grand  Diction- 
naire encyclopédique  les  conditions  d'un  bon  testi- 
cule, ses  maladies,  ses  traitemens.  Sixte-Quint,  cor- 
delier  devenu  pape,  déclara  en  1687,  par  sa  lettre 
du  2  5  juin  à  son  nonce  en  Espagne,  qu'il  fallait  dé- 


28o  TESTICULES. 

marier  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  de  testicules.  II 
semble  par  cet  ordre,  lequel  fut  exécuté  par  Phi- 
lippe II,  qu'il  y  avait  en  Espagne  plusieurs  maris  pri- 
vés de  ces  deux  organes.  Mais  comment  un  homme 
qui  avait  été  cordelier  pouvait-il  ignorer  que  souvent 
des  hommes  ont  leurs  testicules  cachés  dans  l'abdo- 
men, et  n'en  sont  que  plus  propres  à  Faction  conju- 
gale ?  Nous  avons  vu  en  France  trois  frères  de  la  plus 
grande  naissance,  dont  Tun  en  possédait  trois,  l'autre 
n'en  avait  qu'un  seul  ,  et  le  troisième  n'en  avait 
point  d'apparens  ;  ce  dernier  était  le  plus  vigoureux 
des  frères. 

Le  docteur  angélique,  qui  n'était  que  jacobin,  dé- 
cide (a)  que  deux  testicules  sont  de  essentiel  matrime- 
nli,  de  l'essence  du  mariage;  en  quoi  il  est  suivi  par 
Richardus,  Scotus,  Durandus  et  Sylvius. 

Si  vous  ne  pouvez  parvenir  à  voir  le  plaidoyer  de 
l'avocat  Sébastien  Rou illard,  en  1600,  pour  les  testi- 
cules de  sa  partie  enfoncés  dans  son  épigastre,  con- 
sultez du  moins  le  Dictionnaire  de  Bayle  à  Tarticle 
Quellenec;  vous  y  verrez  que  la  méchante,  femme  du 
client  de  Sébastien  Rouillard  voulait  faire  déclarer 
son  mariage  nul,  sur  ce  que  la  partie  ne  montrait 
point  de  testicules.  La  partie  disait  avoir  fait  parfai- 
tement son  devoir.  Il  articulait  intromission  et  éjacu- 
lation  ;  il  offrait  de  recommencer  en  présence  des 
chambres  assemblées.  La  coquine  répondait  que  cette 
épreuve  alarmait  trop  sa  fierté  pudique,  que  cette 
tentative  était  superflue,  puisque  les  testicules  man- 

(a)  IV.  Dist  XXXIV,  quest 


TESTICULE  Se  201 

quaient  évidemment  à  l'intimé,  et  que  messieurs  sa- 
vaient très -bien  que  les  testicules  sont  nécessaires 
pour  éjaculer. 

J'ignore  quel  fut  l'événement  du  procès;  j'oserais 
soupçonner  que  le  mari  fut  débouté  de  sa  requête,  el 
qu'il  perdit  sa  cause,  quoiqu'avec  de  très -bonnes 
pièces,  pour  n'avoir  pu  les  montrer  toutes. 

Ce  qui  me  fait  pencher  à  le  croire,  c'est  que  le 
même  parlement  de  Paris,  le  8  janvier  i665  ,  rendit 
arrêt  sur  la  nécessité  de  deux  testicules  apparens,  et 
déclara  que  sans  eux  on  ne  pouvait  contracter  ma- 
riage. Cela  fait  voir  qu'alors  il  n'y  avait  aucun  mem- 
bre de  ce  corps  qui  eût  ses  deux  témoins  dans  le 
ventre,  ou  qui  fût  réduit  à  un  témoin;  il  aurait  mon- 
tré à  la  compagnie  qu'elle  jugeait  sans  connaissance 
de  cause. 

Vous  pouvez  consulter  Pontas  sur  les  testicules 
comme  sur  bien  d'autres  objets;  c'était  un  sous-péni- 
tencier qui  décidait  de  tous  les  cas  :  il  approche  quel- 
quefois de  San  chez. 

SECTION  n. 

Et  par  occasion  des  hermaphrodites* 
Il  s'est  glissé  depuis  iv,*.0  * — ^  nil  méjugé  dans 
l'église  latine,  qu'il  n'est  pas  permis  de  dire  fl  u^~ 
sans  testicules,  et  qu  il  faut  au  moins  les  avoir  dans 
sa  poche- Cette  ancienne  idée  était  fondée  sur  le  cor*- 
cile  de  Nicée  (b) ,  qui  défend  qu'on  ordonne  ceux  qui 
se  sont  fait  mutiler  eux-mêmes.  L'exemple  d'Origene 

(b)  Canon.' 


< 


282  TESTICULES. 

et  de  quelques  enthousiastes  attira  cette  défense.  Elle 
fut  confirmée  au  second  concile  d'Arles. 

L'église  grecque  n'exclut  jamais  de  l'autel  ceux  à 
qui  on  avait  fait  l'opération  dOrigène  sans  leur  con- 
sentement. 

Les  patriarches  de  Constantinople,Nicétas,  Ignace, 
Photius,Méthodius,  étaient  eunuques.  Aujourd'hui  ce 
point  de  discipline  a  semblé  demeurer  indécis  dans 
l'église  latine.  Cependant  l'opinion  la  plus  commune 
est  que,  si  un  eunuque  reconnu  se  présentait  pour  être 
ordonné  prêtre,  il  aurait  besoin  d'une  dispense. 

Le  bannissement  des  eunuques  du  service  des  au- 
tels paraît  contraire  à  l'esprit  même  de  pureté  et  de 
chasteté  que  ce  service  exige.  Il  semble  surtout  que 
des  eunuques,  qui  confesseraient  de  beaux  garçons 
et  belles  filles,  seraient  moins  exposés  aux  tentations: 
mais  d'autres  raisons  de  convenance  et  de  bienséance 
ont  déterminé  ceux  qui  ont  fait  les  lois. 

Dans  le  Lévitique  on  exclut  de  l'autel  tous  les  dé- 
fauts corporels ,  les  aveugles ,  les  bossus ,  les  man- 
chots, les  boiteux,  les  borgnes,  les  galeux,  les  tei- 
gneux, les  nez  trop  longs,  les  nez  camus.  Il  n'est 
point  parlé  des  eunuques;  il  n'y  en  avait  point  chez 
les  Juifs.  Ceux  qui  servirent  d'eunuu"0^  Jans  Jes  sé- 
rails de  h>"-  -'  >  *-*<*«  des  étrangers. 

un  demande  si  un  animal,  un  homme parexcmplc, 
peut  avoir  à  la  fois  des  testicules  et  des  ovaires,  ou 
ces  glandes  prises  pour  des  ovaires,  une  verge  et  un 
clitoris,  un  prépuce  et  un  vagin;  en  un  mot  si  la  na- 
ture peut  faire  de  véritables  hermaphrodites,  et  si  un 
hermaphrodite  peut  faire  un  enfant  à  une  fille  et  être 


TESTICULES.  2  83 

engrossé  par  un  garçon  ?  Je  réponds  à  mon  ordinaire 
que  je  n'en  sais  rien ,  et  que  je  ne  connais  pas  la  cent 
millième  partie  des  choses  que  la  nature  peut  opérer. 
Je  crois  bien  qu'on  n'a  jamais  vu  naître  dans  notre 
Europe  de  véritables  hermaphrodites.  Aussi  n'a-t-eile 
jamais  produit  ni  éiéphans,  ni  zèbres,  ni  girafes,  ni 
autruches ,  ni  aucun  de  ces  animaux  dont  l'Asie  , 
l'Afrique  et  l'Amérique  sont  peuplées.  Il  est  tien 
hardi  de  dire  :  Nous  jvavons  jamais  vu  ce  phéno- 
mène; donc  il  est  impossible  qu'il  existe. 

Consultez  l'anatomie  de  Cheselden ,  page  34  a  vous 
y  verrez  la  figure  très -bien  dessinée  d'un  anima! 
homme  et  femme,  nègre  et  négresse  d'Angola,  amené 
à  Londres  dans  son  enfance ,  et  très-scigncusement 
examiné  par  ce  célèbre  chirurgien,  aussi  connu  par 
sa  probité  que  par  ses  lumières.  L'estampe  qu'il  des- 
sina est  intitulée  :  a  Parties  d'un  hermaphrodite  nègre, 
âgé  de  vingt-six  ans,  qui  avait  les  deux  sexes.  »  Ils 
n'étaient  pas  absolument  parfaits;  mais  c'était  un  mé- 
lange étonnant  de  l'un  et  de  l'autre. 

Cheselden  m'attesta  plusieurs  fois  ïa  vérité  de  ce 
prodige,  qui  n'en  est  peut-être  pas  un  dans  certains 
cantons  de  l'Afrique.  Les  deux  sexes  n'étaient  pas 
complet  on  tout  dans  cet  animal  :  mais  qui  m'assu- 
rera que  d  autres  nègres,  ^  -^  Jaunes,  ou  des 
rouges,  ne  sont  pas  quelquefois  entièrement  — - 
femelles?  j'aimerais  autant  dire  qu'on  ne  peut  faire  de 
statues  parfaites,  parce  que  nous  n'en  aurions  vu  que 
de  défectueuses.  Il  y  a  des  insectes  qui  ont  les  deux 
sexes;  pourquoi  ne  serait-il  pas  une  race  d'hommes 


û84  THÉISME. 

qui  les  aurait  aussi  ?  Je  n'affirme  rien.  Dieu  m'en  pré 
serve  !  Je  doute. 

Que  de  choses  dans  ranimai  homme  dont  il  faul 
douter  ;  depuis  sa  glande  pinéale  jusqu'à  sa  rate  , 
dont  l'usage  est  inconnu;  et  depuis  le  principe  de  sa 
pensée  et  de  ses  sensations  jusqu'aux  esprits  ani- 
maux dont  tout  le  monde  parle  ,  et  que  personne  ne 
vit  jamais!  * 

THEISME. 

Le  théisme  est  une  religion  répandue  dans  toutes 
les  religions;  c'est  un  métal  qui  s'allie  avec  tous  les 
autres  ,  et  dont  les  veines  s'étendent  sous  terre  aux 
quatre  coins  du  monde.  Cette  mine  est  plus  à  décou- 
vert ?  plus  travaillée  à  la  Chine;  partout  ailleurs  elle 
est  cachée,  et  le  secret  n'est  que  dans  les  mains  des 
adeptes. 

îl  n'y  a  point  de  pays  où  il  y  ait  plus  de  ces 
adeptes  qu'en  Angleterre.  Il  y  avait  au  dernier  siècle 
beaucoup  d'athées  en  ce  pays-là,  comme  en  France 
et  en  Italie.  Ce  que  le  chancelier  Bacon  avait  dit  se 
trouve  vrai  à  la  lettre  ,  qu'un  peu  de  philosophie 
rend  un  homme  athée,  et  que  beaucoup  de  philoso- 
phie mène  à  la  connaissance  d'un  Dieu.  T-orsqu'on 
croyait  avec  Épicurc  aim  *-  *****ra  fait  tout;  ou  avec 
Aristo^  "'  ~~ilie  avcc  PIusieurs  anciens  théologiens, 
que  rien  ne  naît  que  par  corruption ,  et  qu'avec  de  la 
matière  et  du  mouvement  le  monde  va  tout  seul,  alors 
on  pouvait  ne  pas  croire  à  la  Providence.  Mais  depuis 
qu'on  entrevoit  la  nature,  que  les  anciens  ne  voyaient 
point  du  tout;  depuis  qu'on  s'est  aperçu  que  tout  est 


THÉISME.  'J.S5 

organisé,  que  tout  a  son  germe;  depuis  qu'on  a  bien 
su  qu'un  champignon  est  l'ouvrage  d'une  sagesse  in- 
finie aussi-bien  que  tous  les  mondes,  alors  ceux  qui 
pensent  ont  adoré  là  où  leurs  devanciers  avaient 
blasphémé.  Les  physiciens  sont  devenus  les  hérauts 
de  la  Providence  :  un  catéchiste  annonce  Dieu  à  des 
enfans,  et  un  Newton  le  démontre  aux  sages. 

Bien  des  gens  demandent  si  le  théisme  considéré 
à  part ,  et  sans  aucune  autre  cérémonie  religieuse  , 
est  en  effet  une  religion?  La  réponse  est  aisée;  celui 
qui  ne  reconnaît  qu'un  Dieu  créateur,  celui  qui  ne 
considère  en  Dieu  qu'un  être  infiniment  puissant,  et 
qui  ne  voit  dans  ses  créatures  que  des  machines  admi- 
rables, n'est  pas  plus  religieux  envers  lai  qu'un  Euro- 
péan  qui  admirerait  le  roi  de  la  Chine  n'est  pour  cela 
sujet  de  ce  prince.  Mais  celui  qui  pense  que  Dieu  a 
daigné  mettre  un  rapport  entre  lui  et  les  hommes, 
qu'il  les  a  faits  libres,  capables  du  bien  et  du  mal3  et 
qu'il  leur  a  donné  à  tous  ce  bon  sens  qui  est  l'instinct 
de  l'homme,  et  sur  lequel  est  fondé  la  loi  naturelle, 
celui-là  sans  doute  a  une  religion,  et  une  religion 
beaucoup  meilleure  que  toutes  les  sectes  qui  sont  hors 
de  notre  église;  car  toutes  ces  sectes  sont  fausses,  et 
la  loi  naturelle  est  vraie.  Notre  religion  révélée  n'est 
même ,  et  ne  pouvait  être  que  cette  loi  naturelle  per- 
fectionnée. Ainsi  le  théisme  est  le  bon  sen£  qui  n'est 
pas  encore  instruit  de  la  révélation,  et  les  autres  re- 
ligions sont  le  bon  sens  perverti  par  la  superstition. 

Toutes  les  sectes  sont  différentes ,  parce  qu'elles 
viennent  des  hommes;  la  morale  est  partout  la  même, 
parce  qu'elle  vient  de  Dieu. 


2%6  THÉISME. 

On  demande  pourquoi  de  cinq  ou  six  cents  sectes 
il  n'y  en  a  guère  eu  qui  n'aient  fait  répandre  du  sang, 
et  que  les  théistes,  qui  sont  partout  si  nombreux, 
n'ont  jamais  causé  le  moindre  tumulte  ?  c'est  que  ce 
sont  des  philosophes.  Or  des  philosophes  peuvent 
faire  de  mauvais  raisonnemens ,  mais  ils  ne  font 
jamais  d'intrigues.  Aussi  ceux  qui  persécutent  un 
philosophe,  sous  prétexte  que  ses  opinions  peuvent 
être  dangereuses  au  public,  sont  aussi  absurdes  que 
ceux  qui  craindraient  que  l'étude  de  l'algèbre  ne  fît 
enchérir  le  pain  au  marché;  il  faut  plaindre  un  être 
pensant  qui  s'égare  ;  le  persécuter  est  insensé  et 
horrible.  Nous  sommes  tous  frères;  si  quelqu'un  de 
mes  frères,  plein  de  respect  et  de  l'amour  filial, 
animé  de  la  charité  la  plus  fraternelle,  ne  salue  pas 
notre  père  commun  avec  les  mêmes  cérémonies  que 
moi ,  dois- je  l'égorger  et  lui  arracher  le  cœur  ? 

Qu'est-ce  qu'un  vrai  théiste  ?  C'est  celui  qui  dit  à 
Dieu  :  «  Je  vous  adore  et  je  vous  sers  :  »  c'est  celui 
qui  dit  au  Turc,  au  Chinois,  à  l'Indien,  et  au  Russe  : 
H  Je  vous  aime.  » 

Il  doute  peut-être  que  Mahomet  ait  voyagé  dans 
la  lune,  et  en  ait  mis  la  moitié  dans  sa  manche  ;  il  ne 
veut  pas  qu'après  sa  mort  sa  femme  se  brûle  par 
dévotion;  il  est  quelquefois  tenté  de  ne  pas  croire  à 
l'histoire  des  onze  mille  vierges,  et  à  celle  de  saint 
Amable,dont  le  chapeau  et  les  gants  furent  portés  par 
un  rayon  du  soleil,  d'Auvergne  jusqu'à  Rome.  Mais 
à  cela  près  c'est  un  homme  juste.  Noé  l'aurait  admis 
dans  son  arche,  Nu  ma  Pompiiius  dans  ses  conseils; 
il  aurait  monté  sur  ie  char  de  Zoroasîre;  il  aurai! 


THÉISTE.  287 

philosophé  avec  les  Platon,  les  Aristippe,  IesCicéron, 
les  AttittLS  :  mais  n'aurait-il  point  bu  de  la  ciguë  avec 
Soc  rate  ? 

THEISTE. 

Le  théiste  est  un  homme  fermement  persuada  Je 
l'existence  d'un  Être  suprême  aussi  bon  que  puissant, 
qui  a  formé  tous  les  êtres  étendus,  végétans,  sentans, 
et  réfléchissans;  qui  perpétue  leur  espèce,  qui  punit 
sans  cruauté  les  crimes,  et  récompense  avec  bonté 
les  actions  vertueuses* 

Le  théiste  ne  sait  pas  comment  Dieu  punit,  com- 
ment il  favorise,  comment  il  pardonne,  car  il  n'est  pas 
assez  téméraire  pour  se  flatter  de  connaître  comment 
Dieu  agit;  mais  il  sait  que  Dieu  agit  et  qu'il  est  juste. 
Les  difficultés  contre  la  Providence  ne  l'ébranlent 
point  dans  sa  foi,  parce  quelles  ne  sont  que  de  grandes 
difficultés  et  non  pas  des  preuves;  il  est  soumis  à  cette 
Providence,  quoiqu'il  n'en  aperçoive  que  quelques 
effets  et  quelques  dehors;  et,  jugeant  des  choses  qu'il 
ne  voit  pas  par  les  choses  qu'il  voit,  il  pense  que  cette 
Providence  s'étend  dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les 
siècles. 

Réuni  dans  ce  principe  avec  le  reste  de  l'univers, 
il  n'embrasse  aucune  des  sectes  qui  toutes  se  contre- 
disent; sa  religion  est  la  plus  ancienne  et  la  plus 
étendue;  car  l'adoration  simple  d'un  Dieu  a  précédé 
tous  les  systèmes  du  monde.  Il  parie  une  langue  que 
tous  les  peuples  entendent,  pendant  qu'ils  ne  s'enten- 
dent pas  entre  eux.  Il  a  des  frères  depuis  Pékin  jus- 
qu'à Cayenne,  et  il  compte  tous  les  sages  pour  se? 


3<S8  THÉOCRATIE. 

frères.  II  croit  que  la  religion  ne  consiste  ni  dans  les 
opinions  d'une  métaphysique  inintelligible,  ni  dans 
de  vains  appareils,  mais  dans  l'adoration  et  dans  la 
justice.  Faire  le  bien,  voilà  son  culte;  être  soumis  à 
Dieu,  voilà  sa  doctrine.  Le  mahométan  lui  crie  : 
Prends  garde  à  toi  si  tu  ne  fais  pas  le  pèlerinage  de  la 
Mecque  !  Malheur  à  toi,  lui  dit  un  récollet,  si  tu  ne 
fais  pas  un  voyage  à  Notre -Dame  de  Lorette  !  11  rit 
de  Lorette  et  de  la  Mecque;  mais  il  secourt  l'indigent 
et  défend  l'opprimé. 

THÉOCRATIE. 

Gouvernement  de  Dieu  ou  des  dieux. 

Il  m'arrive  tous  les  jours  de  me  tromper  ;  mais  jô 
soupçonne  que  les  peuples  qui  ont  cultivé  les  arts 
ont  été  sous  une  théocratie.  J'excepte  toujours  les 
Chinois,  qui  paraissent  sages  dès  qu'ils  forment  une 
nation.  Ils  sont  sans  superstition  sitôt  que  la  Chine  est 
un  royaume.  C'est  bien  dommage  qu'ayant  été  d'abord 
élevés  si  haut,  ils  soient  demeurés  au  degré  où  il 
sont  depuis  si  long-temps  dans  les  sciences.  Il  semble 
qu'ils  aient  reçu  de  la  nature  une  grande  mesure  de 
bon  sens,  et  une  assez  petite  d'industrie.  Mais  aussi 
leur  industrie  s'est  déployée  bien  plus  tôt  que  la 
nôtre. 

Les  Japonais,  leurs  voisins,  dont  on  ne  connaît 
point  du  tout  l'origine  (  car  quelle  origine  connaît- 
on?),  furent  incontestablement  gouvernés  par  une 
théocratie.  Leurs  premiers  souverains ,  bien  reconnus, 
étaient  les  daïris,les  grands  prêtres  de  leurs  dieux; 


THÉOCRATIE.  389 

cette  théocratie  est  très-avérée.  Ces  prêtres  régnèrent 
despotiquement  environ  dix- huit  cents  ans.  Il  arriva 
au  milieu  de  notre  douzième  siècle  qu'un  capitaine , 
un  imperator,  un  seogon  partagea  leur  autorité;  et 
dans  notre  seizième  siècle  les  capitaines  la  prirent 
tout  entière,  et  l'ont  conservée.  Les  dairis  sont  restés 
les  chefs  de  la  religion;  ils  étaient  rois,  ils  ne  sont 
plus  que  saints  :  ils  règlent  les  fêtes  ,  ils  confèrent  des 
titres  sacrés,  mais  ils  ne  peuvent  donner  une  compa- 
gnie d'infanterie. 

Les  bracmanes  dans  l'Inde  ont  eu  long -temps  le 
pouvoir  théocratique,  c'est-à  dire,  qu'ils  ont  eu  le 
pouvoir  souverain  au  nom  de  Brama  fils  de  Dieu  ;  et, 
dans  l'abaissement  où  ils  sont  aujourd'hui,  ils  croient 
encore  ce  caractère  indélébile.  Voilà  les  deux  grandes 
théocraties  les  plus  certaines. 

Les  prêtres  de  Chaldée,  de  Perse,  de  Syrie,  de 
Phénicie,  d'Egypte,  étaient  si  puissans,  avaient  une 
si  grande  part  au  gouvernement,  fesaient  prévaloir  si 
hautement  l'encensoir  sur  le  sceptre,  qu'on  peut  dire 
que  l'empire  chez  tous  ces  peuples  était  partagé  entre 
la  théocratie  et  la  royauté. 

Le  gouvernement  de  Numa  Pompilius  fut  visible- 
ment théocratique.  Quand  on  dit,  je  vous  donne  des 
lois  de  la  part  des  dijux,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  ua 
Dieu  qui  vous  parle;  alors  c'est  Dieu  qui  est  roi; 
celui  qui  parle  ainsi  est  son  lieutenant-général. 

Chez  tous  les  Celtes,  qui  n'avaient  que  des  chefs 
éligibles  et  point  de  rois,  les  druides  et  leurs  sorcières 
gouvernaient  tout.  Mais  je  n'ose  appeler  du  nom  de 
théocratie  l'anarchie  de  ces  sauvages. 

Dict.  Ph.  8.  25 


2Ç)0  THÉOCRATIE 

La  petite  nation  juive  ne  mérite  ici  d'être  consi- 
dérée politiquement  que  par  Ja  prodigieuse  révolu- 
tion arrivée  dans  le  monde,  dont  elle  fut  la  cause 
très-obscure  et  très-ignorante. 

Ne  considérons  que  l'historique  de  cet  étrange 
peuple.  Il  a  un  conducteur  qui  doit  le  guider  au  nom 
de  son  Dieu  dans  la  Phénicie  qu'il  appelle  le  Canaan. 
Le  chemin  était  droit  et  uni  depuis  le  pays  de  Gossen 
jusqu'à  Tyr,  sud  et  nord;  et  il  n'y  avait  aucun  danger 
pour  six  cent  trente  mille  combattans,  ayant  à  leur 
tète  un  général  tel  que  Moïse,  qui,  selon  Flavien 
Josèphc  (f?)  j  avait  déj  à  vaincu  une  armée  d'Éthiopiens, 
et  même  une  armée  de  serpens. 

Au  lieu  de  prendre  ce  chemin  aisé  et  court,  il  les 
conduit  de  Ramessès  à  Baal-Sephon,  tout  à  l'oppo- 
site ,  tout  au  milieu  de  l'Egypte  en  tirant  droit  au  sud. 
il  passe  la  mer,  il  marche  pendant  quarante  ans  dans 
des  solitudes  affreuses,  où  il  n'y  a  pas  une  fontaine 
d'eau,  pas  un  arbre,  pas  un  champ  cultivé  ;  ce  ne 
sont  que  des  sables  et  des  rochers  affreux.  Il  est  évi- 
dent qu'un  Dieu  seul  pouvait  faire  prendre  aux  Juifs 
(elle  route  par  miracle ,  et  les  y  soutenir  par  des  mi- 
racles continuels. 

Le  gouvernement  juif  fut  donc  alors  une  véritable 
théocratie.  Cependant  Moise  n'était  point  pontife,  et 
Aaron  qui  l'était  ne  fut  point  chef  et  législateur. 

Depuis  ce  temps  on  ne  voit  aucun  pontife  régner  : 
Josué,  Jephté,  Samson,  et  les  autres  chefs  du  peu- 
ple, excepté  Hélie  et  Samuel,  ne  furent  point  prêtres. 


(a)  Josèplie,  liv.  II,  chap.  V. 


THÉOCRATIE.  20,1 

La  république  juive,  réduite  si  souvent  en  servitude  ^ 
était  anarchique  plutôt  que  théocratique. 

Sous  les  rois  de  Juda  et  d'Israël  ce  ne  fut  qu'une 
longue  suite  d'assassinats  et  de  guerres  civiles.  Ces 
horreurs  ne  furent  interrompues  que  par  l'extinction 
entière  de  dix  tribus ,<  ensuite  par  l'esclavage  de  deux 
autres,  et  par  la  ruine  de  la  ville,  au  lieu  de  la  fa- 
mine et  de  la  peste.  Ce  n'était  pas  là  un  gouvernement 
divin. 

Quand  Jes  esclaves  juifs  revinrent  à  Jérusalem  , 
ils  furent  soumis  aux  rois  de  Perse  %  au  conquérant 
Alexandre  et  à  ses  successeurs.  Il  paraît  qu'alors  Dieu 
ne  régnait  pas  immédiatement  sur  ce  peuple  ,  puis- 
qu'un peu  avant  l'invasion  d'Alexandre,  le  pontife 
Jean  assassina  le  prêtre  Jésus,  son  frère,  dans  le  tem- 
ple de  Jérusalem,  comme  Salomon  avait  assassine 
son  frère  Adonias  sur  l'autel. 

L'administration  était  encore  moins  théocratique 
quand  Antiochus  Ëpiphane,  roi  de  Syrie,  se  servit  de 
plusieurs  Juifs  pour  punir  ceux  qu'il  regardait  comme 
rebelles  (&).  Il  leur  défendit  à  tous  de  circoncire 
leurs  en  faits  sous  peine  de  mort  (c);  il  fit  sacrifier  des 
porcs  dans  leur  temple,  brûler  les  portes,  détruire 
l'autel  ;  et  les  épines  remplirent  toute  l'enceinte. 

Matathias  se  mit  contre  lui  à  la  tête  de  quelques 
ciio}^ens ,  mais  il  ne  fut  pas  roi.  Son  fils  Judas 
Machabée,  traité  de  Messie,  périt  après  des  efforts 
glorieux. 

A  ces  guerres  sanglantes  succédèrent  des  guerres 

(b)  Liv.  VII.  —  (c)  Liv.  XI. 


3<)2  THÉOCRATIE. 

civiles.  Les  Jérosolymites  détruisirent  Samaric,  que 
les  Romains  rebâtirent  ensuite  sous  le  nom  de  Sébaste. 

Dans  ce  chaos  de  révolutions ,  Aristobule ,  de  la 
race  des  Machabces ,  fils  d'un  grand  prêtre,  se  fit  t 
roi  plus  de  cinq  cents  ans  après  la  ruine  de  Jérusa- 
lem. Il  signala  son  règne  comme  quelques  sultans 
turcs,  en  égorgeant  son  frère,  et  en  fesant  périr  sa 
mère.  Ses  successeurs  l'imitèrent  jusqu'au  temps  où 
les  Romains  punirent  tous  ces  barbares.  Rien  de  tout 
cela  n'est  théocratique. 

Si  quelque  chose  donne  une  idée  de  îa  théocratie, 
il  faut  convenir  que  c'est  le  pontificat  de  Rome  (i)  ; 
il  ne  s'explique  jamais  qu'au  nom  de  Dieu,  et  ses  su- 
jets vivent  en  paix.  Depuis  long-temps  le  ïhibet  jouit 
des  mêmes  avantages  sous  le  grand  lama;  mais  c'est 
IVrreur  grossière  qui  cherche  à  imiter  la  vérité  su- 
blime. 

Les  premiers  încas ,  en  se  disant  descendans  en 
droite  ligne  du  soleil,  établirent  une  théocratie;  tout 
se  fesait  au  nom  du  soleil. 

La  théocratie  devait  être  partout;  car  tout  homme 

(à)  Rome  encore  aujourd'hui  consacrant  ces  maximes, 
Joint  le  trône  à  l'autel  par  des  nœuds  le'gitimes; 

Jean  George  Le  Franc ,  évêque  du  Puy  en  Velay,  prétend  que 
c  est  mal  raisonner;  il  est  vrai  qu'on  pourrait  nier  les  nœuds  lé- 
gitimes. Mais  il  pourrait  bien  raisonner  lui-même  fort  mal.  Il  ne 
voit  pas  que  le  pape  ne  devint  souverain  qu'en  abusant  de  son 
tilre  de  pasteur,  qu'en  changeant  sa  houlette  en  sceptre  ou  plu- 
tôt il  ne  veut  pas  le  voir.  A  1  égard  de  la  paix  des  Romaigs  mo- 
dernes, c'est  la  tranquillité  de  l'apoplexie. 


THÉODOSE.  293 

on  prince,  ou  batelier,  doit  obéir  aux  lois  naturelles 
et  éternelles  que  Dieu  lui  a  données. 

THÉODOSE. 

Tout  prince  qui  se  met  à  la  tête  d'un  parti ,  et  qui 
réussit,  est  sûr  d'être  loué  pendant  toute  1  éternité,  si 
le  parti  dure  ce  temps-là  ;  et  ses  adversaires  peuvent 
compter  qu'ils  seront  traités  par  les  orateurs,  par  les 
poètes  et  par  les  prédicateurs,  comme  des  titans  ré- 
voltés contre  les  dieux.  C'est  ce  qui  arriva  à  Octave- 
Auguste  quand,  sa  bonne  fortune  l'eut  défait  de  Bru- 
tus,  de  Cassius  et  d'Antoine. 

Ce  fut  le  sort  de  Constantin  quand  Maxence,  légi- 
time empereur  élu  par  le  sénat  et  le  peuple  romain, 
fut  tombé  dans  l'eau  et  se  fut  noyé. 

Théodose  eut  le  même  avantage.  Malheur  aux 
vaincus!  bénis  soient  les  victorieux!  voilà  la  devise 
du  genre  humain. 

Théodose  était  un  officier  espagnol,  fils  d'un  sol- 
dat de  fortune  espagnol.  Dès  qu'il  fut  empereur,  il 
persécuta  les  anti-consubstantiels.  Jugez  que  d'ap- 
plaudissemens,  de  bénédictions  ,  d'éloges  pompeux 
de  la  part  des  consubstantiels  !  Leurs  adversaires  ne 
subsistent  presque  plus  ;  leurs  plaintes ,  leurs  cla- 
meurs contre  la  tyrannie  de  Théodose  ont  péri  avec 
eux  ;  et  le  parti  dominant  prodigue  encore  à  ce  prince 
les  noms  de  pieux  3  de  juste,  de  clément,  de  sage  et 
de  grand. 

Un  jour  ce  prince  pieux  et  clément ,  qui  aimait 
fargenî^à  la  fureur,  s'avisa  de  mettre  un  impôt  très- 
rude  sur  la  ville  d'Antioche,  la  plus  belle  alors  de 


294  THÉO"  DOSE. 

l'Asie  Mineure;  le  peuple  désespéré  ayant  demandé 
une  diminution  légère,  et  n'ayant  pu  l'obtenir,  s'em- 
porta jusqu'à  briser  quelques  statues ,  parmi  lesquelles 
il  s'en  trouva  une  du  soldat  père  de  l'empereur.  Saint- 
Jean  Chrysostôme,  ou  bouche  d'or,  prédicateur  et 
un  peu  flatteur  de  Théodose ,  ne  manqua  pas  d'appe- 
ler cette  action  un  détestable  sacrilège,  attendu  que 
Théodose  était  l'image  de  Dieu,  et  que  son  père  était 
presque  aussi  sacré  que  lui.  Mais,  si  cet  Espagnol 
ressemblait  à  Dieu  ,  il  devait  songer  que  les  Antio- 
chiens  lui  ressemblaient  aussi ,  et  qu'il  y  eut  des 
hommes  avant  qu'il  y  eût  des  empereurs. 

Finxit  in  efficjiem  moderantum  ciincta  Deorwm 

(  Ovide  ,  Met. ,  I ,  v.  830     "~ 

Théodose  envoie  incontinent  une  lettre  de  cache! 
au  gouverneur ,  avec  ordre  d'appliquer  à  la  torture 
les  principales  images  de  Dieu  qui  avaient  eu  part  à 
celte  sédilion  passagère ,  de  les  faire  périr  sous  des 
coups  de  cordes  armées  de  balles  de  plomb,  d'en 
faire  brûler  quelques-uns,  et  de  livrer  le.c  autres  au 
glaive.  Gela  fut  exécuté  avec  la  ponctualité  de  tout 
gouverneur  qui  fait  son  devoir  de  chrétien,  qui  fait 
bien  sa  cour  et  qui  veut  faire  son  chemin.  L'Oronte 
ne  porta  que  des  cadavres  à  la  mer  pendant  plusieurs 
jd)ursj  après  quoi  sa  gracieuse  majesté  impériale  par- 
donna aux  Antiochiens  avec  sa  clémence  ordinaire, 
et  doubla  l'impôt. 

Qu'avait  fait  l'empereur  Julien  dans  la  même  villey 
dont  il  avait  reçu  un  outrage  plus  personnel  et  plus 
injurieux  ?  Ce  n'était  pas  une  méchante  statue  de  son 


THEO  DO  SE.  XQ'J 

père  qu'on  avait  abattue;  c'était  à  lui-même  que  les 
Àntiochiens  s'étaient  adressés;  ils  avaient  fait  contre 
lui  les  satires  les  plus  violentes.  L'empereur  philoso- 
phe leur  répondit  par  une  satire  légère  et  ingénieuse. 
Il  ne  leur  ôta  ni  la  vie,  ni  la  bourse.  11  se  contenta 
d'avoir  plus  d'esprit  qu'eux.  C'est  là  cet  homme  que 
saint  Grégoire  deNazianze  etThéodoret,  qui  n'étaient 
pas  de  sa  communion,  osèrent  calomnier  jusqu'à  dire 
qu'il  sacrifiait  à  la  lune  des  femmes  et  des  enfans  ; 
tandis  que  ceux  qui  étaient  de  la  communion  de 
Théodose  ont  persisté  jusqu'à  nos  jours,  en  se  co- 
piant les  uns  les  autres,  à  redire  en  cent  façons  quG 
Théodose  fut  le  plus  vertueux  des  hommes,  et  à  vou- 
loir en  faire  un  saint. 

On  sait  assez  .quelle  fut  la  douceur  de  ce  saint 
dans  le  massacre  de  quinze  mille  de  ses  sujets  à 
Thessalonique.  Ses  panégyristesréduisent  le  nombre 
des  assassinés  à  sept  ou  huit  mille  ;  c'est  peu  de  chose 
pour  eux.  Mais  ils  élèvent  jusqu'au  ciel  la  tendre 
piété  de  ce  bon  prince  qui  se  priva  de  la  messe,  ainsi 
que  son  complice,  le  détestable  Rufîn.  J'avoue,  en- 
core une  fois,  que  c'est  une  belle  expiation,  un  grand 
acte  de  dévotion  de  ne  point  aller  à  la  messe  :  mais 
enfin  cela  ne  rend  point  la  vie  à  quinze  mille  innoeens 
égorgés  de  sang- froid  par  une  perfidie  abominable. 
Si  un  hérétique  s'était  souillé  d'un  pareil  crime,  avec 
quelle  complaisance  tous  les  historiens  déploieraient 
contre  lui  leur  bavarderie  !  avec  quelles  couleurs  le 
peindrait-on  dans  les  chaires  et  dans  les  déclamations 
de  collège  ! 

Je  suppose  que  le  prince  de  Parme  fût  entré  dans 


agS  THÉOLOGIE. 

Paris,  après  avoir  forcé  notre  cher  Henri  IV  à  lever 
îe  siège;  je  suppose  que  Philippe  II  eût  donné  le 
trône  de  la  France  à  sa  fille  catholique  et  au  jeune 
duc  de  Guise  catholique,  alors  que  de  plumes  et  que 
de  voix  qui  auraient  anathématisé  à  jamais  Henri  IV 
et  la  loi  salique!  Ils  seraient  tous  deux  oubliés;  et  les 
Guises  seraient  les  héros  de  l'état  et  de  la  religion. 

Et  cole  felices,  miseros  fuqe. 

Que  Hugues-Capet  dépossède  l'héritier  légitime 
de  Charlemagne,  il  devient  la  tige  d'une  race  de 
héros.  Qu'il  succombe,  il  peu*;  être  traité  comme  le 
frère  de  saint  Louis  traita  depuis  Conradin  et  le  duc 
d'Autriche ,  et  à  bien  plus  juste  titre. 

Pépin  rebelle  détrône  la  race  mérovingienne,  et 
enferme  son  roi  dans  un  clcître;  mais,  s'il  ne  réussit 
pas,  il  monte  sur  l'échafaud. 

Si  Clovis,  premier  roi  chrétien  dans  la  Gaule  bel- 
gique,  est  battu  dans  son  invasion,  il  court  risque 
d'être  condamné  aux  betes  comme  le  fut  un  de  ses 
ancêtres  par  Constantin.  Ainsi  va  le  monde  sous  l'em- 
pire de  la  fortune,  qui  n'est  autre  chose  que  la  néces* 
site  ,  la  fatalité  insurmontable.  Fortuna  sœvo  lœta 
vegotio.  Elle  nous  fait  jouer  en  aveugles  à  son  jeu  ter- 
rible; et  nous  ne  voyons  jamais  le  dessous  des  cartes, 

THÉOLOGIE. 

Cb&t  l'étude  et  non  la  science  de  Dieu  et  des 
choses  divines  :  il  y  eut  des  théologiens  chez  tous  les 
prêtres  de  l'antiquité  ,  c'est-à-dire,  des  philosophes 
qui ,  abandonnant  aux  yeux  et  aux  esprits  du  vulgaire 
tout  .l'extérieur  de  la  religion,  pensaient  d'une  ma- 


THÉOLOGIE.  397 

nièrc  plus  sublime  sur  la  Divinité  et  sur  l'origine  des 
fêtes  et  des  mystères;  ils  gardaient  ces  secrets  pour 
eux  et  pour  les  initiés.  Ainsi  dans  les  fêtes  secrètes 
des  mystères  d'Éleusine  on  représentait  le  chaos  et 
la  formation  de  l'univers,  et  l'hiérophante  chantait 
cette  hymne.  «  Écartez  les  préjugés  qui  vous  détour- 
neraient du  chemin  de  la  vie  immortelle  où  vous 
aspirez;  élevez  vos  pensées  vers  la  nature  divine; 
songez  que  vous  marchez  devant  ie  maître  de  l'uni- 
vers, devant  le  seul  être  qui  soit  par  lui-même.  » 
Ainsi,  dans  la  fête  de  l'autopsie,  on  ne  reconnaissait 
qu'un  seul  Dieu. 

Ainsi  tout  é'°it  mystérieux  dans  les  cérémonies 
de  l'Egypte;  et  le  peuple,  content  de  l'extérieur  d'un 
appareil  imposant,  ne  se  croyait  pas  fait  pour  percer 
le  voile  qui  lui  cachait  ce  qui  lui  était  d'autant  plus 
vénérable. 

Cette  coutume  naturellement  introduite  dans  toute 
la  terre  ne  laissa  point  d'alimens  à  l'esprit  de  dispute. 
Les  théologiens  du  paganisme  n'eurent  point  d'opi- 
nions à  faire  valoir  dans  le  public,  puisque  le  mérite 
de  leurs  opinions  était  d'être  cachées;  et  toutes  les 
religions  furent  paisibles. 

Si  les  théologiens  chrétiens  en  avaient  usé  ainsi, 
ils  se  seraient  concilié  plus  de  respect.  Le  peuple 
n'est  pas  fait  pour  savoir  si  le  verbe  engendré  est 
consubstantiel  avec  son  générateur;  s'il  est  une  per- 
sonne avec  deux  natures,  ou  une  nature  avec  deux 
personnes,  ou  une  personne  et  une  nature  ;  s'il  est 
descendu  dans  l'enfer  per  effectuai  ^  et  aux  limbes  per 
essentlam  ;  si  on  mange  son  corps  avec  les  accidens 


298  THÉOLOGIE. 

seuls  du  pain,  ou  avec  la  matière  du  pain;  si  sa  grâce 
est  versatile,  suffisante,  concomitante,  nécessitante 
dans  le  sens  composé  ou  dans  le  sens  divisé.  Neuf 
parts  des  hommes  qui  sur  dix  gagnent  leur  vie  de 
leurs  mains,  entendent  peu  ces  questions;  les  théolo- 
giens qui  ne  les  entendent  pas  davantage,  puisqu'ils 
les  épuisent  depuis  tant  d'années  sans  être  d'accord, 
et  qu'ils  disputeront  encore,  auraient  mieux  fait  sans 
doute  de  mettre  un  voile  entre  eux  et  les  profanes. 

Moins  de  théologie  et  plus  de  morale  les  eût  ren- 
dus vénérables  aux  peuples  et  aux  rois;  mais,  en  ren- 
dant leurs  disputes  publiques,  ils  se  sont  fait  des 
maîtres  de  ces  peuples  mêmes  qu'ils  voulaient  con- 
duire. Car  qu'est-il  arrivé  ?  que«;  ces  malheureuses 
querelles  ayant  partagé  les  chrétiens,  l'intérêt  et  la 
politique  s'en  sont  nécessairement  mêlés.  Chaque 
état  (même  dans  des  temps  d'ignorance)  ayant 'ses 
intérêts  à  part,  aucune  église  ne  pense  précisément 
comme  une  autre,  et  plusieurs  sent  diamétralement 
opposées.  Ainsi  un  docteur  de  Stockholm  ne  doit 
point  penser  comme  un  docteur  de  Genève;  l'angli- 
can doit  dans  Oxford  différer  de  lun  et  de  l'autre;  il 
n'est  pas  permis  à  celui  qui  reçoit  le  bonnet  a  Paris 
de  soutenir  certaines  opinions  que  le  docteur  de 
Rome  ne  peut  abandonner.  Les  ordres  religieux  ja- 
loux les  uns  des  autres  se  sont  divisés.  Un  cordelier 
doit  croire  l'immaculée  conception  :  un  dominicain 
est  obJigé  de  la  rejeter,  et  il  passe  aux  yeux  du  cor- 
delier pour  un  hérétique.  L'esprit  géométrique  qui 
s'est  tant  répandu  en  Europe  a  achevé  d'avilir  la  théo- 
logie. Les  vrais  philosophes  n'ont  pu  s'empêcher  de 


THÉOLOGIEN.  2Ç)g 

montrer  le  plus  profond  mépris  pour  des  disputes 
chimériques  dans  lesquelles  on  n'a  jamais  défini  les 
termes,  et  qui  roulent  sur  des  mots  aussi  inintelligibles 
que  le  fond.  Parmi  les  docteurs  mêmes  il  s'en  trouve 
beaucoup  de  véritablement  doctes  qui  ont  pitié  de 
leur  profession;  ils  sont  comme  les  augures,  dont 
Cicéron  dit  qu'ils  ne  pouvaient  s'aborder  sans  rire. 

THEOLOGIEN. 

SECTION   PREMIÈRE. 

Le  théologien  sait  parfaitement  que  ,  selon  saint 
Thomas ,  les  anges  sont  corporels  par  rapport  à  Dieu, 
que  Pâme  reçoit  son  être  dans  le  corps,  que  Phommo 
a  l'âme  végétative,  sensitive,  et  intellective; 

Que  l'âme  est  toute  en  tout ,  et  toute  en  chaque 
partie  ; 

Qu'elle  est  la  cause  efficiente  et  formelle  du  corps  ; 

Qu'elle  est  la  dernière  dans  la  noblesse  des  formes; 

Que  l'appétit  est  une  puissance  passive  ; 

Que  les  archanges  tiennent  le  milieu  entre  les  anges 
et  les  principautés; 

Que  le  baptême  régénère  par  soi-même  et  par 
accident; 

Que  le  catéchisme  n>est  pas  sacrement,  mais  sa- 
cra mental; 

Que  la  certitude  vient  de  la  cause  et  du  sujet; 

Que  la  concupiscence  est  l'appétit  de  la  délecta- 
tion sensitive  ; 

Que  la  conscience  est  un  acte,  et  non  pas  une 
puissance. 


300  THÉOLOGIEN. 

L'ange  de  l'école  a  écrit  environ  quatre  mille  belles 
pages  dans  ce  goût.  Un  jeune  homme  tondu  passe 
trois  années  à  se  mettre  dans  la  cervelle  ces  sublimes 
connaissances,  après  quoi  il  reçoit  le  bonnet  de  doc- 
teur en  Sorbonne,  et  non  pas  aux  petites-maisons! 

S'il  est  homme  de  condition,  ou  fils  d'un  homme 
riche,  ou  intrigant  et  heureux,  il  devient  évêque  , 
archevêque,  cardinal,  pape. 

S'il  est  pauvre  et  sans  crédit,  il  devient  le  théolo- 
gien d'un  de  ces  gens-là  ;  c'est  lui  qui  argumente  pour 
eux ,  qui  relit  saint  Thomas  et  Scot  pour  eux ,  qui  fait 
des  mandemens  pour  eux,  qui  dans  un  concile  décide 
pour  eux. 

Le  titre  de  théologien  est  si  grand,  que  les  père  * 
du  concile  de  Trente  le  donnèrent  à  leurs  cuisiniers, 
cuoeo  céleste ,  gran  teologo.  Leur  science  est  la  pre- 
mière des  sciences,  leur  condition  la  première  des 
conditions,  et  eux  les  premiers  des  hommes  :  tant  la 
véritable  doctrine  a  d'empire  !  tant  la  raison  gouverne 
le  genre  humain  î 

Quand  un  théologien  est  devenu,  grâce  à  ses  ar- 
gumens,  ou  prince  du  saint  empire,  ou  archevêque 
de  Tolède,  ou  l'un  des  soixante  et  dix  princes  vêtus 
de  rouge  successeurs  des  humbles  apôtres,  alors  les 
successeurs  de  Galien  et  d'Hippocrate  sont  à  ses 
gages.  Ils  étaient  ses  égaux  quand  ils  étudiaient  dans 
ht  même  université,  qu'ils  avaient  les  mêmes  degrés, 
qu'ils  recevaient  le  même  bonnet  fourré.  La  fortune 
change  tout  ;  et  ceux  qui  ont  découvert  la  circulation 
du  sang,  les  veines  lactées,  le  canal  thorachique, 


THÉOLOGIEN.  3oi 

sont  les  valets  de  ceux  qui  ont  appris  ce  que  c'est  que 
la  grâce  concomitante,  et  qui  l'ont  oublié. 

section  ir. 

J'ai  connu  un  vrai  théologien  ;  il  possédait  les 
langues  de  l'orient,  et  était  instruit  des  anciens  rites 
des  nations  autant  qu'on  peut  l'être.  Les  Bracmanes, 
les  Chaldéens,  les  ignicoles,  lesSabéens,  les  Syriens, 
les  Egyptiens,  lui  étaient  aussi  connus  que  les  Juifs; 
les  diverses  leçons  de  la  Bible  lui  étaient  familières; 
il  avait  pendant  trente  années  essayé  de  concilier  les 
évangiles,  et  tâché  d'accorder  ensemble  les  pères.  Il 
chercha  dans  quel  temps  précisément  on  rédigea  le 
symbole  attribué  aux  apôtres,  et  celui  qu'on  met  sous 
le  nom  d'Athanase  ;  comment  on  institua  les  sacre- 
mens  les  uns  après  les  autres;  quelle  fut  la  différence 
entre  la  synaxe  et  la  messe;  comment  l'église  chré- 
tienne fut  divisée  depuis  sa  naissance  en  différens  par- 
tis, et  comment  la  société  dominante  traita  toutes  les 
autres  d'hérétiques.  Il  sonda  les  profondeurs  de  la 
politique  qui  se  mêla  toujours  de  ces  querelles;  et  il 
distingua  entre  la  politique  et  la  sagesse,  entre  l'or- 
gueil qui  veut  subjuguer  les  esprits  et  le  désir  de  s'é- 
clairer soi-même,  entre  le  zèle  et  le  fanatisme. 

La  difficulté  d'arranger  dans  sa  tête  tant  de  choses 
dont  la  nature  est  d'être  confondue,  et  de  jeter  un 
peu  de  lumière  sur  tant  de  nuages ,  le  rebuta  souvent  ; 
mais  comme  ces  recherches  étaient  le  devoir  de  son 
état,  il  s'y  consacra  malgré  ses  dégoûts.  Il  parvint 
enfin  à  des  connaissances  ignorées  de  la  plupart  de 
ses  confrères.  PJus  il  fut  véritablement  savant,  plus 

Dict.  Pli.  8.  26 


302  TOLÉRANCE. 

il  se  dëfia  de  tout  ce  qu'il  savait.  Tandis  qu'il  vécut, 
il  fut  indulgent;  et,  a  sa  mort?  il  avoua  qu'il  avait 
consumé  inutilement  sa  vie. 

TOLÉRANCE. 

SECTION    PREMIÈRE. 

J'ai  vu  dans  les  histoires  tant  d  horribles  exemples 
du  fanatisme ,  depuis  les  divisions  des  athanasiens  et 
des  ariens  jusqu'à  l'assassinat  de  Henri-lc-Grand  ,  et 
au  massacre  de  Cévennes  ;  j'ai  vu  de  mes  yeux  tant  de 
calamités  publiques  et  particulières  causées  par  cette 
fureur  de  parti  ,  et  par  cette  rage  d'enthousiasme ,  de- 
puis la  tyrannie  du  jésuite  Le  Tellier  jusqu'à  la  dé- 
mence des  convulsiounaires  et  des  billets  de  confes- 
sion ,  que  je  me  suis  demandé  souvent  à  moi-même  : 
t(  La  tolérance  serait-elle  un  aussi  grand  mal  que  l'in- 
tolérance ?  ei  la  liberté  de  conscience  est-elle  un  fléau 
aussi  barbare  que  les  bûchers  de  l'inquisition  ?  » 

C'est  à  regret  que  je  parle  (les  Juifs  :  eetîe  nation 
est,  à  bien  des  égards,  la  plus  détestable  qui  ait  ja- 
mais souillé  la  terre.  Mais  tout  absurde  et  atroce 
qu'elle  était,  la  secte  des  saducéens  fut  paisible  et 
honorée,  quoiqu'elle  ne  crût  point  l'immortalité  de 
lame,  pendant  que  les  pharisiens  la  croyaient.  La 
secte  dÉpicure  ne  fut  jamais  persécutée  chez  le* 
Giecs.  Quant  à  la  mort  injuste  de  Sociale,  je  n'en  ai 
Jamais  pu  trouver  le  motif  que  dans  la  haine  des  pé- 
dans.  Il  avoue  lui-même  qu  il  avait  passé  sa  vie  à  leur 
montrer  qu'ils  étaient  des  gens  absurdes;  il  offensa 
leur  amour-propre;  ils  se  vengèrent  rnv  -a  °': " 


TOLÉRANCE.  3o3 

Athéniens  lui  demandèrent  pardon  après  l'avoir  env-' 
poisonné,  et  lui  érigèrent  une  chapelle.  C'est  un  fait 
unique  qui  n'a  aucun  rapport  avec  l'intolérance. 

Quand  les  Romains  furent  maîtres  de  la  plus  belle 
partie  du  monde,  on  sait  qu'ils  en  tolérèrent  toutes 
les  religions,  s'ils  ne  les  admirent  pas,  et  il  me  parait 
démontré  que  c'est  à  ia  faveur  de  cette  tolérance  que 
le  christianisme  s'établit,  car  les  premiers  chrétiens 
étaient  presque  tous  Juifs.  Les  Juifs  avaient  comme 
aujourd'hui  des  synagogues  a  Rome  et  dans  la  plupart 
des  villes  commerçantes.  Les  chrétiens  tirés  de  leurs 
corps  profitèrent  d'abord  de  la  liberté  dont  les  Juifs 
jouissaient. 

Je  n'examine  pas  ici  les  causes  des  persécutions 
qu'ils  souffrirent  ensuite  :  il  suffit  de  se  souvenir  que, 
si  de  tant  de  religions  les  Romains  n'en  ont  enfin 
voulu  proscrire  quune  seule,  ils  n'étaient  pas  certai- 
nement persécuteurs. 

Il  faut  avouer  au  contraire  que  parmi  nous  toute 
église  a  voulu  exterminer  toute  église  d'une  opinion 
contraire  à  la  sienne.  Le  sang  a  coulé  long -temps 
pour  des  argumens  théologiques  :  et  la  tolérance 
seule  a  pu  étancher  le  sang  qui  coulait  d'un  bout  de 
l'Europe  à  l'autre. 

section  n. 

Qu'est-ce  que  la  tolérance  ?  c'est  l'apanage  de 
l'humanité.  Nous  sommes  tous  pétris  de  faiblesse  et 
d'erreurs  ;  pardonnons  -  nous  réciproquement  nos 
sottises,  c'est  la  première  loi  de  la  nature. 

Qu'à  la  bourse  d'Amsterdam,  de  Londres,  ou  de 


3o4  TOLÉRANCE. 

Surate,  ou  de  Bâssora,  le  guèbre,le  banian,  le  juif,  le 
mahométan,  ledéicole  chinois,  lebramin,  le  chrétien 
grec,  le  chrétien  romain,  le  chrétien  protestant,  le 
chrétien  quaker,  trafiquent  ensemble;  ils  ne  lèveront 
pas  le  poignard  les  uns  sur  les  autres  pour  gagner  des 
Ames  à  leur  religion.  Pourquoi  donc  nous  sommes- 
nous  égorgés  presque  sans  interruption  depuis  le 
premier  concile  de  Nicée  ? 

Constantin  commença  par  donner  un  édit  qui 
permettait  toutes  les  religions  ;  il  finit  par  persécuter. 
Avant  lui  on  ne  s'éleva  contre  les  chrétiens  que  parce 
qu'ils  commençaient  à  faire  un  parti  dans  l'état.  Les 
Romains  permettaient  tous  les  cultes,  jusqu'à  celui 
des  Juifs,  jusqu'à  celui  des  Égyptiens,  pour  lesquels 
ils  avaient  tant  de  mépris.  Pourquoi  Rome  tolérait- 
elle  ces  cultes  ?  C'est  que  ni  les  Égyptiens,  ni  les  Juifs 
ne  cherchaient  à  exterminer  l'ancienne  religion  do 
l'empire 3  ne  couraient  point  la  terre  et  les  mers  pour 
faire  des  prosélytes;  ils  ne  songeaient  qu'à  gagner  de 
l'argent;  mais  il  est  incontestable  que  les  chrétiens 
voulaient  que  leur  religion  fut  la  dominante.  Les 
Juifs  ne  voulaient  pas  que  la  statue  de  Jupiter  fût  à 
Jérusalem;  mais  les  chrétiens  ne  voulaient  pas  qu'elle 
fût  au  Capitole.  Saint  Thomas  a  la  bonne  foi  d'avouer 
que,  siles  chrétiens  ne  détrônèrent  pas  les  empereurs, 
c'est  qu'ils  ne  le  pouvaient  pas.  Leur  opinion  était 
que  toute  la  terre  doit  être  chrétienne.  Ils  étaient 
donc  nécessairement  ennemis  de  toute  la  terre,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  fût  convertie. 

Ils  étaient  entre  eux  ennemis  les  uns  des  autres  sur 
tous  les  points  de  leur  controverse.  Faut -il  d'abord 


TOLÉRANCE.  3o5 

regarder  Jésus-Christ  comme  Dieu  ?  ceux  qui  le  nient 
sont  anathématisés  sous  le  nom  d'ébionites,  qui  ana- 
thématisent  les  adorateurs  de  Jésus. 

Quelques-uns  d'entre  eux  veulent-ils  que  tous  les 
biens  soient  communs,  comme  on  prétend  qu'ils 
Tétaient  du  temps  des  apôtres,  leurs  adversaires  les 
appellent  nicolaïtes,  et  les  accusent  àes  crimes  les 
plus  infâmes.  D'autres  prétendent -ils  à  une  dévotion 
mystique,  on  les  appelle  gnostiqucs,  et  on  s'élève 
contre  eux  avec  fureur.  Marcion  dispute -t- il  sur  la 
trinité,  on  le  traite  d'idolâtre. 

Tertullien,  Praxéas,  Origène,  Ncvat,  Novatien, 
Sabellius ,  Donat ,  sont  tous  persécutés  par  leurs 
frères  avant  Constantin  ;  et  à  peine  Constantin  a-t-il 
fait  régner  la  religion  chrétienne,  que  les  athanasiens 
et  les  eusébiens  se  déchirent  :  et  depuis  ce  temps 
l'église  chrétienne  est  inondée  de  sang  jusqu'à  nos 
jours. 

Le  peuple  juif  était,  je  l'avoue,  un  peuple  bien 
barbare.  Il  égorgeait  sans  pitié  tous  les  habitans  d'un 
malheureux  petit  pays  sur  lequel  il  n'avait  pas  plus 
de  droit  qu'il  n'en  a  sur  Paris  et  sur  Londres.  Cepen- 
dant quand  Naaman  est  guéri  de  sa  lèpre  pour  s'être 
plongé  sept  fois  dans  le  Jourdain  ;  quand ,  pour  té* 
moigner  sa  gratitude  à  Elisée  qui  lui  a  enseigné  ce 
secret,  il  lui  dit  qu'il  adorera  le  dieu  des  Juifs  par 
reconnaissance,  il  se  réserve  la  liberté  d'adorer  aussi 
le  dieu  de  son  roi  ;  il  en  demande  permission  à  Elisée, 
et  le  prophète  n'hésite  pas  à  la  lui  donner.  Les  Juifs 
adoraient  leur  dieu;  mais  ils  n'étaient  jamais  étonnés 
que  chaque  peuple  eût  le  sien.  Ils  trouvaient  bon  que 

26. 


3o3  TOLE  BAN  CE. 

Chamos  eût  donné  un  certain  district  aux  Moabites , 
pourvu  que  leur  dieu  leur  en  donnât  aussi  un.  Jacob 
n'hésita  pas  à  épouser  les  filles  d'un  idolâtre»  Laban 
avait  son  dieu .  comme  Jacob  avait  le  sien.  Voilà  des 
exemples  de  tolérance  chez  le  peuple  !e  plus  intolé- 
rant et  le  plus  cruel  de  toute  l'antiquité;  nous  l'avons 
imité  dans  ses  fureurs  absurdes,  et  non  dans  son 
indulgence. 

Il  est  clair  que  tout  particulier  qui  persécute  un 
homme,  son  frère,  parce  qu'il  n'est  pas  de  son  opi- 
nion, est  un  monstre.  Cela  ne  sourire  pas  de  difficulté. 
Mais  le  gouvernement  î  mais  les  magistrats  !  mais  les 
princes  !  comment  en  useront-ils  envers  ceux  qui  ont 
un  autre  culte  que  le  leur  ?  Si  ce  sont  des  étrangers 
puissans,  il  est  certain  qu'un  prince  fera  alliance  avec 
eux.  François  I  très-chrétien  s'unira  aveC  les  musul- 
mans contre  Charles-Quint  très-catholique.  François  I 
donnera  de  l'argent  aux  luthériens  d'Allemagne  pour 
les  soutenir  dans  leur  révolte  contre  l'empereur  ; 
mais  il  commencera,  selon  l'usage,  par  faire  brûler 
les  luthériens  chez  lui*  Il  les  paie  en  Saxe  par  politi- 
que; il  les  brûle  par  politique  à  Paris.  Mais  qu'arri- 
vera-1- il  ?  Les  persécutions  font  des  prosélytes  , 
Bientôt  la  France  sera  pleine  de  nouveaux protestans. 
D'abord  ils  se  laisseront  pendre,  ensuite  ils  pendront 
à  leur  tour.  Il  y  aura  des  guerres  civiles,  puis  viendra 
la  Saint -Barthélemi;  et  ce  coin  du  monde  sera  pire 
que  tout  ce  que  les  anciens  et  les  modernes  ont  jamais 
dit  de  l'enfer. 

Insensés,  qui  n'avez  jamais  pu  rendre  un  culte  pur 
au  Di<*u  qui  vous  a  faits  !  Malheureux,  que  l'exemple 


TOLÉRANCE.  307 

ues  noachides,  des  lettrés  chinois,  dcsparsis  et  de 
tous  les  sages  n'a  jamais  pu  conduire  !  Monstres  qm 
avez  besoin  de  superstitions  comme  le  gésier  des 
corbeaux  a  besoin  de  charognes  !  on  vous  Ta  déjà  dit 
et  on  n'a  autre  chose  à  vous  dire  ;  si  vous  avez  deux 
religions  chez  vous,  elles  se  couperont  la  gorge;  si 
vous  en  avez  trente,  elles  vivront  en  paix.  Voyez  le 
grand -turc,  il  gouverne  des  guèbres,  des  banians, 
des  chrétiens  grecs,  des  nestoriens,  des  romains.  Le 
premier  qui  veut  exciter  du  tumulte  est  empalé  ;  et 
tout  le  monde  est  tranquille. 

SECTION  m. 

De  toutes  les  religions  la  chrétienne  est  sans  doute 
celle  qui  doit  inspirer  le  plus  de  tolérance,  quoique 
jusqu'ici  les  chrétiens  aient  été  les  plus  intolérans  de 
tous  les  hommes. 

Jésus,  ayant  daigné  naître  dans  la  pauvreté  et  dans 
la  bassesse ,  ainsi  que  ses  frères ,  ne  daigna  jamais 
pratiquer  l'art  d'écrire.  Les  Juifs  avaient  une  loi  écrite 
avec  le  plus  grand  détail ,  et  nous  n'avons  pas  une 
seule  ligne  de  la  main  de  Jésus.  Les  apôtres  se  divi- 
sèrent sur  plusieurs  points.  Saint  Pierre  et  saint  Bar- 
nabe* mangeaient  des  viandes  défendues  avec  les  nou- 
veaux chrétiens  étrangers ,  et  s'en  abstenaient  avfjc 
les  chrétiens -juifs.  Saint  Paul  lui  reprochait  cetïe 
conduite,  et  ce  même  saint  Paul  pharisien,  disciple 
du  pharisien  Gamaliel,  ce  même  saint  Paul  qui  avait 
persécuté  les  chrétiens  avec  fureur,  et  qui,  ayant 
rompu  avec  Gamaliel,  se  fit  chrétien  lui-même,  alla 
pourtant  ensuite  sacrifier  dans  le  temple  de  Jérusa- 


3o8  TOLÉRANCE. 

lem ,  dans  le  temps  de  son  apostolat.  IÏ  observa  publi- 
quement pendant  huit  jours  toutes  les  cérémonies  de 
la  loi  judaïque  à  laquelle  il  avait  renoncé;  il  ajouta 
même  des  dévotions,  des  purifications  qui  étaient  la 
surabondance;  il  judaïsa  entièrement.  Le  plus  grand 
apôtre  des  chrétiens  fit  pendant  huit  jours  les  mêmes 
choses  pour  lesquelles  on  condamne  les  hommes  au 
bûcher  chez  une  grande  partie  des  peuples  chrétiens. 

Theudas,  Judas,  s'étaient  dits  messies  avant  Jésus. 
Dosithée  ,  Simon ,  Ménandre  ,  se  dirent  messies  après 
Jésus.  Il  y  eut  dès  le  premier  siècle  de  l'église  ,  et 
avant  môme  que  le  nom  de  chrétien  fût  connu,  une 
vingtaine  de  sectes  dans  la  Judée. 

Les  gnostiques  contemplatifs,  les  dosithéens,  les 
cérinthiens  ,  existaient  avant  que  les  disciples  de 
Jésus  eussent  pris  le  nom  de  chrétiens.  Il  y  eut  bien- 
tôt trente  évangiles,  dont  chacun  appartenait  à  une 
société  différente  ;  et  dès  la  fin  du  premier  siècle  on 
peut  compter  trente  sectes  de  chrétiens  dans  l'Asie 
Mineure,  dans  la  Syrie,  dans  Alexandrie,  et  mémo 
dans  Rome. 

Toutes  ces  sectes  méprisées  du  gouvernement 
romain,  et  cachées  dans  leur  obscurité,  se  persé- 
cutaient cependant  les  unes  les  autres  dans  les  sou- 
terrains où  elles  rampaient;  c'est-à-dire,  elles  se 
disaient  des  injures.  C'est  tout  ce  qu'elles  pouvaient 
faire  dans  leur  abjection.  Elles  n'étaient  presque 
toutes  composées  que  de  gens  de  la  lie  du  peuple* 

Lorsqu'enftn  quelques  chrétiens  eurent  embrassé 
les  dogmes  de  Platon ,  et  mêlé  un  peu  de  philosophie 
à  leur  religion  qu'ils  séparèrent  de  la  juive ,  ils  devin* 


TOLÉRANCE.  3og 

rent  insensiblement  plus  considérables  ,  mais  tou- 
jours  divisés  en  plusieurs  sectes,  sans  que  jamais  il  y 
ait  eu  un  seul  temps  où  l'église  chrétienne  ait  été 
réunie.  Elle  a  pris  sa  naissance  au  milieu  des  divi- 
sions des  Juifs ,  des  samaritains,  des  pharisiens,  des 
saducéens,  des  esséniens,  des  judaïtes,  des  disciples 
de  Jean,  des  thérapeutes.  Elle  a  été  divisée  dans  son 
berceau ,  elle  l'a  été  dans  les  persécutions  mêmes 
qu'elle  essuya  quelquefois  sous  les  premiers  empe- 
reurs. Souvent  le  martyr  était  regardé  comme  un 
apostat  par  ses  frères ,  et  le  chrétien  carpocratien 
expirait  sous  le  glaive  des  bourreaux  romains ,  ex- 
.communié  par  le  chrétien  ébionite,,  lequel  ébionite 
était  anathématisé  par  le  sabellien. 

Cette  horrible  discorde,  qui  dure  depuis  tant  de 
siècles ,  est  une  leçon  bien  frappante  que  nous  devons 
mutuellement  nous  pardonner  nos  erreurs  ;  la  dis- 
corde est  le  grand  mal  du  genre  humain;  et  la  tolé- 
rance en  est  le  seul  remède. 

Il  n'y  a  personne  qui  ne  convienne  de  cette  vérité, 
soit  qu'il  médite  de  sang- froid  dans  son  cabinet,  soit 
qu'il  examine  paisiblement  la  vérité  avec  ses  amis. 
Pourquoi  donc  les  mêmes  hommes  qui  admettent  en 
particulier  l'indulgence,  la  bienfesance ,  la  justice, 
s'élèvent-ils  en  public  avec  tant  de  fureur  contre  ces 
vertus?  pourquoi?  c'est  que  leur  intérêt  est  leur  dieu, 
c'est  qu'ils  sacrifient  tout  à  ce  monstre  qu'ils  adorent. 

Je  possède  une  dignité  et  une  puissance  que  l'igno- 
rance et  la  crédulité  ont  fondée;  je  marche  sur  les 
têtes  des  hommes  prosternés  à  mes  pieds  :  s'ils  se  re- 
lèvent et  me  regardent  en  face,  je  suis  perdu;  il  faut 


3 10  TOLÉRANCE. 

donc  les  tenir  attachés  à  la  terre  avec  des  chaînes 
de  fer. 

Ainsi  ont  raisonné  des  hommes  que  des  siècles  de 
fanatisme  ont  rendus  puissans.  Ils  ont  d'autres  puis- 
sans  sous  eux ,  et  ceux-ci  en  ont  d'antres  encore ,  qui 
tous  s'enrichissent  des  dépouilles  du  pauvre,  s'en- 
graissent de  son  sang,  et  rient  de  son  imbécillité.  Ils 
détestent  tous  la  tolérance  comme  des  partisans  en- 
richis aux  dépens  du  public  craignent  de  rendre  leurs 
comptes,  et  comme  des  tyrans  redoutent  le  mot  de 
liberté.  Pour  comble,  enfin,  ils  soudoient  des  fanati- 
ques qui  crient  à  haute  voix  '.Respectez  les  absurdités 
de  mon  maître,  tremblez,  payez,  et  taisez-vous. 

C'est  ainsi  qu'on  en  usa  long  temps  dans  une  grande 
partie  de  la  terre  ;  mais  aujourd'hui  que  tant  de  sectes 
se  balancent  par  leur  pouvoir,  quel  parti  prendre 
avec  elles?  toute  secte,  comme  on  sait,  est  un  titre 
d'erreur;  il  n'y  a  point  de  secte  de  géomètres,  d'algé- 
brisies,  d'arithméticiens,  parce  que  toutes  les  propo- 
sitions de  géométrie ,  d'algèbre ,  d'arithmétique,  sont 
vraies.  Dans  toutes  les  autres  sciences  on  peut  se 
tromper.  Quel  théologien  thomiste  ou  scotiste  oserait 
dire  sérieusement  qu'il  est  sûr  de  son  fait. 

S'il  est  une  secte  qui  rappelle  les  temps  des  pre- 
miers chrétiens,  c'est  sans  contredit  celle  des  qua- 
kers. Rien  ne  ressemble  plus  aux  apôtres.  Les  apôtres 
recevaient  l'esprit,  et  les  quakers  reçoivent  l'esprit. 
Les  apôtres  et  les  disciples  parlaient  trois  ou  quatre 
à  la  fois  dans  l'assemblée  au  troisième  étage,  les  qua- 
kers en  font  autant  au  rez-de-chaussée.  Il  était  permis, 
selon  saint  Paul ,  aux  femmes  de  prêcher,  et,  selon 


TOLÉRANCE.  3ll 

le  même  saint  Paul,  il  leur  était  défendu;  les  quake- 
resses prêchent  en  vertu  de  la  première  permission. 

Les  apôtres  et  les  disciples  juraient  par  oui  et  par 
non  ,  les  quakers  ne  jurent  pas  autrement 

Point  de  dignité  ,  point  de  parure  différente  parmi 
les  disciples  et  les  apôtres;  les  quakers  ont  des  man- 
ches sans  boutons,  et  sont  tous  vêtus  de  la  même 
manière. 

Jésus-Christ  ne  baptisa  aucun  de  ses  apôtres;  les 
quakers  ne  sont  point  baptisés. 

Il  serait  aisé  de  pousser  plus  loin  le  parallèle  ;  il 
serait  encore  plus  aisé  de  faire  voir  combien  la  reli- 
gion chrétienne  d'aujourd'hui  diffère  de  la  religion 
que  Jésus  a  pratiquée.  Jésus  était  Juif,  et  nous  ne 
sommes  point  Juifs.  Jésus  s'abstenait  de  porc  parce 
qu'il  est  immonde,  et  du  lapin  parce  qu'il  rumine  et 
qu'il  n'a  point  le  pied  fendu  ;  nous  mangeons  hardi- 
ment du  porc  parce  qu'il  n'est  point  pour  nous  im- 
monde, et  nous  mangeons  du  lapin  qui  a  le  pied  fen- 
du^  et  qui  ne  rumine  pas. 

Jésus  était  circoncis,  et  nous  gardons  notre  pré- 
puce. Jésus  mangeait  l'agneau  pascal  avec  des  lai- 
tues, il  célébrait  la  fête  des  tabernacles;  et  nous  n'en 
faisons  rien.  Il  observait  le  sabbat,  et  nous  l'avons 
changé;  il  sacrifiait,  et  nous  ne  sacrifions  point. 

Jésus  cacha  toujours  le  mystère  de  son  incarnation 
et  de  sa  dignité;  il  ne  dit  point  qu'il  était  égal  à  Dieu. 
Saint  Paul  dit  expressément,  dans  son  épître  aux 
Hébreux ,  que  Dieu  a  créé  Jésus  inférieur  aux  anges  ; 
et,  malgré  toutes  les  paroles  de  saint  Paul,  Jésus  a 
été  reconnu  Dieu  au  concile  de  Nicée. 


0  12  TOLÉRANCE. 

Jésus  n'a  donné  au  pape  ni  la  marche  d'Ancône, 
ni  Je  duché  de  Spolette;  et  cependant  le  pape  les 
possède  de  droit  divin. 

Jésus  n'a  point  fait  un  sacrement  du  mariage  ni 
du  diiaconat,  et  chez  nous  le  diaconat  et  le  mariage 
sont  des  sacremens. 

Si  l'on  veut  bien  y  faire  attention ,  la  religion  ca- 
tholique, apostolique  et  romaine,  est  dans  toutes  ses 
cérémonies  et  dans  tous  ses  dogmes  l'opposé  de  la 
religion  de  Jésus. 

Mais  quoi!  faudra-t-il  que  nous  jadaïsions  tous 
parce  que  Jésus  a  judaïsé  toute  sa  vie  ? 

S'il  était  permis  de  raisonner  conséquemment  en 
fait  de  religion,  il  est  clair  que  noue  devrions  tous 
nous  faire  juifs,  puisque  Jésus-Christ  notre  Sauveur 
est  né  juif 5  a  vécu  juif,  est  mort  juif,  et  qu'il  a  dit 
expressément  qu'il  accomplissait,  qu'il  remplissait 
la  religion  juive.  Mais  il  est  plus  clair  encore  que 
nous  devons  nous  tolérer  mutuellement  parce  que 
nous  sommes  tous  faibles,  inconséquens,  sujets  à  la 
mutabilité,  à  l'erreur  :  un  roseau  couché  par  le  vent 
dans  la  fange,  dira-t-il  au  roseau  voisin  couché  dans 
un  sens  contraire  :  ((Rampe  à  ma  façon,  misérable, 
ou  je  présenterai  requête  pour  qu'on  t'arrache  et 
qu'on  te  brûle?  » 

SECTfOtf  IV. 

Mes  amis,  quand  nous  avons  prêché  la  tolérance 
en  prose,  en  vers,  dans  quelques  chaires,  et  dans 
toutes  nos  sociétés;  quand  nous  avons  fait  retentir 


TOLÉRANCE.  3  î  3 

ces  véritables  voix  humaines  (rr)  dans  les  orgues  de 
nos  églises;  nous  avons  servi  la  nature,  nous  avons 
rélabli  l'humanité  dans  ses  droits;  et  il  n'y  a  pas  au- 
jourd  hui  un  ex-jésuite,  ou  un  ex-janséniste,^  qui  ose 
dire,  je  suis  intolérant. 

Il  y  aura  toujours  des  barbares  et  des  fourbes  qui 
fomenteront  l'intolérance  ,  mais  ils  ne  l'avoueront 
pas;  et  c'est  avoir  gagné  beaucoup. 

Souvenons-nous  toujours,  mes  amis ,  répétons 
(car  il  faut  répéter  de  peur  qu'on  n'oublie),  répétons 
les  paroles  de  Pévéque  de  Soissons,  non  pas  Languet, 
mais  Fitz  -  James -Stuart,  dans  son  mandement  de 
i  y5y  :  «  Nous  devons  regarder  les  Turcs  comme  nos 
frères.  » 

Songeons  que,  dans  toute  l'Amérique  anglaise,, 
ce  qui  fait  à  peu  près  le  quart  du  monde  connu,  la 
liberté  entière  de  conscience  est  établie;  et,  pourvu 
qu'on  y  croie  en  Dieu,  toute  religion  est  bien  reçue, 
moyennant  quoi  le  commerce  fleurit  et  la  population 
augmente. 

Réfléchissons  toujours  que  la  première  loi  de  l'em- 
pire de  Russie,  plus  grand  que  l'empire  romain,  est 
la  tolérance  de  toute  secte. 

L'empire  turc  et  le  persan  usèrent  toujours  de  la 
môme  indulgence.  Mahomet  li,  en  prenant  Constan- 
te nople,  ne  força  point  les  Grecs  ta  quitter  leur  reli- 
gion ;  quoiqu'il  les  regardât  comme  des  idolâtres. 
Chaque  père  de  famille  grec  en  fut  quitte  pour  cinq 

\a)  Il  y  a  un  jeu  d'orgues  qu'on  appelle  voix  humaines  9  et 
«fv.i  t>e  combine  avec  les  jeux  de  flûtes. 


ô  i  4  TOLÉRÀN.CE. 

ou  six  ecus  par  an.  On  leur  conserva  plusieurs  pré- 
bendes et  plusieurs  évêchés;  et  même  encore  au- 
jourd'hui le  sultan  turc  fait  des  chanoines  et  des  évê- 
ques,  sans  que  le  pape  ait  jamais  fait  un  iman  ou  un 
mollah. 

Mes  amis,  il  n'y  a  que  quelques  moines,  et  quel- 
ques protestans  aussi  sots  et  aussi  barbares  que  ce* 
moines,  qui  soient  encore  intolcrans. 

Nous  avons  été  si  infectés  de  cette  fureur,  que, 
dans  nos  voyages  de  long  cours,  nous  l'avons  portée 
à  la  Chine  ,  au  Tunquin  ,  au  Japon.  Nous  avons 
empesté  ces  beaux  climats.  Les  plus  indulgens  dea 
hommes  ont  appris  de  nous  à  être  les  plus  inflexibles. 
Nous  leur  avons  dit  d'abord  pour  prix  de  leur  bon 
accueil  :  Sachez  que  nous  sommes  sur  la  terre  les 
seuls  qui  aient  raison,  et  que  nous  devons  être  par- 
tout les  maîtres.  Alors  on  nous  a  chassés  pour  jamais  ; 
il  en  a  coûté  des  flots  de  sang  :  cette  leçon  a  dû  nous 
corriger. 

SECTION  v. 

L'auteur  de  Particlc  précédent  est  un  bon  homme 
qui  voulait  souper  avec  un  quaker,  un  anabaptiste, 
un  socinien,  un  musulman,  etc.  Je  veux  pousser  plus 
loin  l'honnêteté,  je  dirai  à  mon  frère  le  Turc  :  Man- 
geons ensemble  une  bonne  poule  au  riz  en  invoquant 
Allah;  ta  religion  me  paraît  très-respectable,  tu  n'a- 
dores qu'un  Dieu,  tu  es  oblige  de  donner  en  aumônes 
tous  les  ans  le  denier  quarante  de  ton  revenu,  et  de 
te  réconcilier  avec  tes  ennemis  le  jour  du  bairam. 
Nos  bigots ,  qui  calomnient  la  terre,  ont  dit  mille  fois 


TOLÉRANCE.  3l5 

que  ta  religion  n'a  réussi  que  parce  qu'elle  est  toute 
sensuelle.  Ils  en  ont  menti,  les  pauvres  gens,  ta  reli- 
gion est  très-austère;  elle  ordonne  la  prière  cinq  fois 
par  jour,  elle  impose  le  jeûne  le  plus  rigoureux,  elle 
te  défend  le  vin  et  les  liqueurs  que  nos  directeurs 
savourent;  et,  si  elle  ne  permet  que  quatre  femmes  à 
ceux  qui  peuvent  les  nourrir  (  ce  qui  est  bien  rare  )  , 
elle  condamne  par  cette  contrainte  1  incontinence 
juive  qui  permettait  dix-liait  femmes  à  1  homicide 
David,  et  sept  cents  à  Salomon,  l'assassin  de  son 
frère,  sans  compter  les  concubines. 

Je  dirai  à  mon  frère  le  Chinois  :  Soupons  ensemble 
sans  cérémonies,  car  je  n'aime  pas  les  simagrées; 
mais  j'aime  ta  loi,  la  plus  sage  de  toutes,  et  peut-être 
la  plus  ancienne.  J'en  dirai  à  peu  près  autant  à  mon 
frère  l'Indien. 

Mais  que  dirai-je  à  mon  frère  le  Juif?  lui  donne- 
rai-jc  à  souper?  oui,  pourvu  que  pendant  le  repas 
l'âne  de  Balaam  ne  s'avise  pas  de  braire;  qu'Ezéchiel 
ne  môle  pas  son  déjeuner  avec  notre  souper;  qu'un 
poisson  ne  vienne  pas  avaler  quelqu'un  des  convives, 
et  le  garder  trois  jours  dans  son  ventre;  qu'un  ser- 
pent ne  se  mêle  pas  de  la  conversation  pour  séduire 
ma  femme;  qu'un  prophète  ne  s'avise  pas  découcher 
avec  elle  après  souper,  comme  fit  le  bon- homme 
Ozée,  pour  quinze  francs  et  un  boisseau  d'orge;  sur- 
tout qu'aucun  Juif  ne  fasse  le  tour  de  ma  maison  en 
sonnant  de  la  trompette,  ne  fasse  tomber  les  murs  et 
ne  m'égorge,  moi,  mon  père,  ma  mère,  ma  femme, 
mes  enfans,  mon  chat,  et  mon  chien,  selon  l'ancien 


3lG  TONNERRE. 

usage  des  Juifs.  Allons,  mes  amis,  la  paix;  disons 
notre  bcncJicitc. 

TONNERRE. 

SECflON    PREMIÈRE. 

Vuli  et  crudetes  àantem  Sulmonca  yœnas 
D-uni  flammas  Jovis  et  sonitus  imitafur  Olympir  etc. 
(Virgile,  J'.ncide,  liv.  VI,  v.  585.) 

A  'dYternels  tourmcns  )n  te  vis  condamnée, 

Superbe  impie'té  du  tyran  Salinonce. 

Rival  de  Jupiter,  il  crut  lui  ressentWer, 

Il  imita  la  foncée  et  ne  put  l'égaler; 

De  la  foudre  des  dieux  il  fut  frappé  lui-mime ,  etc. 

Ceux  qui  ont  inventé  et  perfectionné  Varlilleric 
sont  bien  d'au'rcs  Salmonécs.  Un  canon  de  vingt- 
quatre  livres  de  balle  peut  faire,  et  a  fait  souvent 
plus  de  ravage  que  cents  coups  de  tonnerre;  cepen- 
dant aucun  canonnier  n'a  été  jusqu'à  présent  foudroyé 
par  Jupiter  pour  avoir  voulu  imiter  ce  qui  se  passe 
dans  l'atmosphère» 

Nous  avons  vu  que  Polyphonie  ,  dans  une  pièce 
d'Euripide  >  se  vante  de  faire  plus  de  bruit  que  lo 
tonnerre  de  Jupiter  quand  il  a  bien  soupe. 

Boileau,  plus  honnete  que  Polyphèmc,  dit  dans  sa; 
première  sa' ire  (vers  161  — 162)  : 

Pour  moi  qu'en  santé  même  un  autre  monde  étonne , 
Qui  crois  l'âme  immortelle,  et  que  c'est  Dieu  qui  tonne. 

Je  ne  sais  pourquoi  il  est  si  étonné  de  l'autre 
monde,  puisque  toute  l'antiquité1  y  avait  cru.  Etonne 
n 'était  pas  le  mot  propre,  c'était  alarme,  11  croit  que 


TONNERHE.  3  I  7 

c'est  Dieu  qui  tonne;  mais  il  tonne  comme  il  grêle % 
comme  il  envoie  la  pluie  et  le  beau  temps ,  comme  il 
opère  tout,  comme  il  fait  tout;  ce  n'e  t  point  parce 
qu'il  est  fâché  qu'il  envoie  le  tonnerre  et  la  pluie.  Les 
anciens  peignaient  Jupiter  prenant  le  tonnerre  com- 
posé de  trois  flèches  brûlantes  dans  la  pâte  de  son 
aigle ,  et  le  lançant  sur  ceux  à  qui  il  en  voulait, 
La  saine  raison  n'est  pas  d'accord  avec  ces  idées 
poétiques. 

Le  tonnerre  est,  comme  tout  le  reste,  l'effet  néces- 
saire des  lois  de  la  nature,  prescrites  par  son  auteur. 
Il  n'est  qu'un  grand  phénomène  électrique;  Franklin, 
le  force  à  descendre  tranquillement  sur  la  terre  ;  il 
tombe  sur  le  professeur  Richman  comme  sur  les 
rochers  et  sur  les  églises;  et,  s'il  foudroya  4jaxOïlée, 
ce  n'est  pas  assurément  parce  que  Minerve  était 
irritée  contre  lui. 

S'il  était  tombé  sur  Cartouche  ou  sur  l'abbé  Des- 
fontaines, on  n'aurait  pas  manqué  de  dire  :  Voilà 
comme  Dieu  punit  les  voleurs  et  les  sodomites.  Mais 
c'est  un  préjugé  utile  de  faire  craindre  le  ciel  aux 
pervers. 

Aussi  tous  nos  poètes  tragiques,  quand  ils  veulent 
rimer  à  poudre  ou  à  résoudre,  se  servent- ils  imman* 
quablcineiit  de  la  foudre,  et  font  gronder  le  tonnerre  f 
s'il  s'agil  de  rimer  à  terre, 

Thésée  dans  Phèdre  dit  à  sou  fils  (acte  IV,  scène  2e): 

Monstre  qu?a  trop  long-temps  épargné  le  tonnerre, 
Reste  impur  des  brigands  dont  j'ai  purgé  la  terre. 

Sévère  dans  Polyeuctc^  sans  même  avoir  besoin  d« 

27, 


3l8  TONNERRE* 

rirncr,  des  qu'il  apprend  que  sa  maîtresse  est  marie'©, 
dit  à  son  ami  Fabian  (acte  II ,  scène  i rc)  ; 

Soutiens-moi ,  Fabian ,  ce  coup  de  foudre  est  grand. 
Pour  diminuer  l'horrible  idée  d'un  coup  de  tonnerre 
qui  n'a  nulle  ressemblance  à  une  nouvelle  mariée,  il 
ajoute  que  ce  coup  de  tonnerre 

Le  frappe  d'autant  pîus,  que  plus  il  le  surprend 

Il  dit  ailleurs  au  même  Fabian  (  acte  IV,  scène  6  )  : 

Qu'est  ceci ,  Fabian ,  quel  nouveau  coup  de  foudre 
Tombe  sur  mon  espoir  et  le  réduit  en  poudre  ? 

Un  espoir  réduit  en  poudre  devait  étonner  le  parterre, 
tusignan  dans  Zaïre  prie  Dieu. 

Que  la  foudre  en  éclat  ne  tombe  que  sur  moi  ? 
Àgénor,  en  parlant  de  sa  sœur,  commence  pa? 
dire  que 

Pour  lui  livrer  la  guerre , 
Sa  vertu  lui  suffit  au  défaut  du  tonnerre, 

ï/Àtrée  du  même  auteur  dit,  en  parlant  de  soa 
frère  ; 

Mon  cœur  qui  sans  pitié  lui  déclare  la  guerre, 
Recherche  à  le  punir  qu'au  défaut  du  tonnerre* 

&  Thvcste  fait  un  songe ,  il  vous  dit  quç 

Ce  songe  a  fini  par  un  coup  de  tonnerre. 

Si  Tidéo  consulte  les  dieux  dans  l'antre  d'tf'i 
temple,  l'autre  ne  lui  répond  qu'à  grands  coups  d< 
tonnerre. 

Enfin  j'ai  vu  partout  le  tonnerre  et  la  foudre 
Mettre  les  vers  en  cendre  et  les  rimes  en  poudre; 

H  feudrait  tâcher  de  tonuer  moins  souvent* 


TONNERRE.  3  I  Q 

Je  n'ai  jamais  bien  compris  la  fable  de  Jupiter  et 
des  tonnerres  dans  La  Fontaine  (liv.  VIII  j  lab.  120 ). 

Vulcain  remplit  ses  fourneaux 

De  deux  sortes  de  carreaux. 

L'un  jamais  ne  se  fourvoie, 

Et  c'est  celui  que  toujours 

L'Olympe  en  corps  nous  eiivoie> 

L'autre  s'écarte  en  son  cours , 

Ce  n'est  qu'aux  monts  qu'il  en  coute^ 

Bien  souvent  même  il  se  perd, 

Et  ce  dernier  en  sa  route 

ftous  vient  du  seul  Jupiter. 

Âvait-on  donné  à  La  Fontaine  le  sujet  de  celte 
mauvaise  fable  qu'il  mit  en  mauvais  vers  si  éloignés 
de  son  genre  ?  voulait -on  dire  que  les  ministres  d« 
Louis  XIV  étaient  inflexibles  i  et  que  le  roi  par- 
donnait (  1  )  ? 

Grébillon,  dans  ms  discours  académiques  en  vers 
étranges,  dit  que  le  cardinal  de  Fleury  est  un  sage 
dépositaire , 

Çfsanl  eu  cftoyeh  3n  pouvoir  arbitraire, 
Aigle  de  Jupiter,  mai*  ami  de  la  paix, 
îl  gouverne  la  foudre  et  ne  tonne  jamais* 

îî  dît  cjue  le  maréchal  de  Vrllars 

i?it  voir  qu'à  Malplaquet  il  n'avait  survécu 

Que  pour  rendre  à  Denain  sa  valeur  plus  célèbre*  j 

%t  qu'un  foudre  de  moins  Eugène  était  vaincu-. 

Ainsi  l'aigle  Fleury  gouvernait  le  tonnerre  «-ags 

(<i|  Cette  fable  vient  des  anciens  Étrusques,  (Voye*  £cn£que, 
Question*  i^mwJles,  liv.  II,  ehap.  XLI,  XL VI.  5 


v>9.0  TONNERRE. 

tonner,  et  Eugène  le  tonnerre  cïait  vaincu;  voihi  Llcq 
des  tonnerres. 

section  ir. 

Horace,  tantôt  le  débauché  et  tantôt  le  moral  ,  a 
4it  (livre  Ier,  ode  3',  vers  38)  : 

Ccelum  ipsum  petimus  stultitia.  .  k . 
Nous  portons  jusqu'au  ciel  notre  folie. 

On  peut  dire  aujourd'hui  :  Nous  portons  jusqu'au 
ciel  notre  sagesse,  si  pourtant  il  est  permis  d'appelé* 
ciel  cal  amas  bleu  et  blanc  d'exhalaisons  qui  forme 
les  vents,  la  pluie,  la  neige,  la  grêle  et  le  tonnerrcj 
Nous  avons  décomposé  la  foudre,  comme  Newton  a 
délissu  la  lumière.  Nous  avons  reconnu  que  ces 
foudres  portés  autrefois  par  l'aigle  de  Jupiter,  ire 
sont  en  effet  que  du  feu  éleclrique;  qu'enfin  on  peut 
soutirer  le  tonnerre,  ïc  conduire,  le  diviser,  s'en 
rendre  le  maître  ,  comme  nous  fesons  passer  les 
rayons  de  lumière  par  un  prisme,  comme  nous  don- 
nons cours  aux  eaux  qui  tombent  du  ciel,  c'est-à-dire, 
de  la  hauteur  d'une  demi-lieue  de  notre  atmosphère. 
On  plante  un  haut  saphi  ébranché,  dont  la  cime  est 
revê  uc  d'un  cône  de  (ev.  Les  nuées  qui  forment  le 
tonnerre  sont  électriques;  leur  électricité  se  com- 
munique à  ce  cône,  et  un  fil  d'archal  qui  lui  est 
attaché  conduit  la  matière  du  tonnerre  où  Ton  veut. 
Un  physicien  ingénieux  appelle  cette  expérience 
V inoculation  du  tonnerre. 

Il  est  vrai  que  l'inoculation  de  la  petite  vérole,  qui 
h  conservé  tant  de  mortels,  en  a  fait  périr  quelques- 


TOPHET.  321 

uns  auxquels  on  avait  donné  la  petite  vérole  inconsi- 
dérément; de  môme  l'inoculation  du  tonnerre  mai 
faite  serait  dangereuse.  Il  y  a  des  grands  seigneurs 
dont  il  ne  faut  approcher  qu'avec  d  extrêmes  précau- 
tions. Le  tonnerre  est  de  ce  nombre.  On  sait  que  le 
professeur  de  mathématiques  Kichman  fut  tué  à  Pé- 
tersbourg,  en  17085  par  ia  foudre  qu'il  avait  attirée 
dans  sa  chambre;  ai  te  sud  fcriit.  Comme  il  était 
philosophe,  un  professeur  théologien  ne  manqua  pas 
d'imprimer  qu'il  avait  été  foudroyé  comme  Salmonéo 
pour  avoir  usurpé  les  droits  de  Dieu ;  et  pour  avoir 
voulu  lancer  le  tonnerre. 

Mais  si  le  physicien  avait  dirigé  le  fil  d'archal  hors 
de  la  maison,  et  non  pas  dans  sa  chambre  bien  fermée, 
il  n'aurait  point  eu  le  sort  de  Salmonée,  d'Ajax  Oïlée, 
de  l'empereur  Carus,  du  fils  d'un  ministre  d'état  en 
France,  et  de  plusieurs  moines  dans  les  Pyrénées. 

Placez  votre  conducteur  à  quelque  distance  de  la 
maison,  jamais  dans  votre  chambre,  et  vous  n'avez 
rien  à  craindre. 

Mais  dans  une  ville  les  maisons  se  touchent;  choi- 
sissez les  places,  les  carrefours,  les  jardins,  les  parvis 
des  églises,  les  cimetières,  supposé  que  vous  ayez 
conservé  l'abominable  usage  d'avoir  des  charniers 
dans  vos  villes, 

TOPHET. 

Tophet  était  et  est  encore  un  précipice  auprès  de 
Jérusalem,  dans  la  vallée  d'ïlcnnon.  Cette  vallée  est 
un  lieu  affreux  où  il  n'y  a  que  des  cailloux.  C'est  dans 
cette  solitude  horrible  que  les  Juifs  immolèrent  leurs 


Oïl  TOPHET. 

enfans  à  leur  dieu  «qu'ils  appelaient  alors  Moloc;  car 
nous  avons  remarqué  qu'ils  ne  donnèrent  jamais  à 
Dieu  que  des  noms  étrangers.  Shadaï  était  syrien  ; 
Adonaï  phénicien  ; Jéhova  était  aussi  phénicien;  Eloi, 
Eloïm,  Eloa,  chaldéen,  ainsi  que  tous  les  noms  de 
leurs  anges  furent  chaldéens  ou  persans.  C'est  ce  que 
nous  avons  observé  avec  attention. 

Tous  ces  noms  différens  signifiaient  également  le 
Seigneur  dans  le  jargon  des  petites  nations  devers  la 
Palestine.  Le  mot  de  Moloc  vient  évidemment  de 
Melk.  C'est  la  même  chose  que  Melcom  ou  Milcon 
qui  était  la  divinité  des  mille  femmes  du  sérail  de 
Salomon,  savoir  sept  cents  femmes  et  trois  cents 
coucubines.  Tous  ces  nom  s -là  signifiaient  seigneur, 
et  chaque  village  avait  son  seigneur. 

Des  doctes  prétendent  que  Moloc  était  particuliè- 
rement le  seigneur  du  feu,  et  que  pour  cette  raison 
les  Juifs  brillaient  leurs  enfans  dans  le  creux  de  l'idole 
même  de  Moloc.  C'était  une  grande  statue  de  cuivre 
aussi  hideuse  que  les  Juifs  la  pouvaient  faire.  Ils 
fesaient  rougir  cette  statue  à  un  grand  feu,  quoiqu'ils 
eussent  très- peu  de  bois;  et  ils  jetaient  leurs  petits 
enfans  dans  le  ventre  de  ce  dieu,  comme  nos  cuisi» 
oiers  jettent  des  écrevisses  vivantes  dans  l'eau  toute 
bouillante  de  leurs  chaudières. 

Tels  étaient  les  anciens  Welches  et  les  anciens 
Tudesques  quand  ils  brûlaient  des  enfans  et  des 
femmes  en  1  honneur  de  Teutatès  et  d'Irminsul  :  telles 
la  vertu  gauloise  et  la  franchise  germanique- 

Jérémie  voulut  en  vain  détourner  le  peuple  juif  do 
ce  culte  diabolique  j  en  vain  il  leur  reprocha  d'avoû* 


TOPHET.  3^3 

bâti  une  espèce  de  temple  à  Moloc  dans  cette  abomi- 
nable vallée.  £di[icaçerunt  excelsa  Tophet  quce  est  i?i 
valle  filiorum  Hennon,  ut  inccnderent  filios  suos  et 
filias  suas  igné  (</).  «  Ils  ont  édifié  des  hauteurs  dans 
Tophet  qui  est  dans  la  vallée  des  en  fans  d'Hennon, 
pour  y  brûler  leurs  fils  et  leurs  filles  par  le  feu,  » 

Les  Juifs  eurent  d'autant  moins  d'égards  aux  re- 
montrances de  Jérémie,  qu'ils  lui  reprochaient  hau- 
tement de  s'ctre  vendu  au  roi  de  Babylone  ,  d'avoir 
toujours  prêché  en  sa  faveur,  d'avoir  trahi  sa  patrie; 
et  en  effet  il  fut  puni  de  la  mort  des  traîtres  ;  il  fut 
lapidé. 

Le  livre  des  R.ois  nous  apprend  que  Salomon  bâtit 
un  temple  à  Moloc,  mais  il  ne  nous  dit  pas  que  ce 
fut  dans  la  vallée  de  Tophet.  Ce  fut  dans  le  voisi- 
nage, sur  la  montagne  des  Oliviers  (/>).  La  situation 
était  plus  belle,  si  pourtant  il  peut  y  avoir  quelque 
bel  aspect  dans  le  territoire  affreux  de  Jérusalem. 

Des  commentateurs  prétendent  qu'Achas ,  roi  de 
Juda ,  fit  brûler  son  fils  à  l'honneur  de  Moloc ,  et  que 
le  roi  Manassé  fut  coupable  de  la  même  barbarie  (c). 
D'autres  commentateurs  prétendent  (r/)  que  ces  rois 
du  peuple  de  Dieu  se  contentèrent  de  jeter  leurs  en- 
fans  dans  les  Gammes,  mais  qu'ils  ne  les  brûlèrent  pas 
tout-à-fait.  Je  le  souhaite  ;  mais  il  est  bien  difficile 
qu'un  enfant  ne  soit  pas  brûlé  quand  on  le  met  sur  un 
bûcher  enflammé. 

Cette  vallée  de  Tophet  était  le  clamar  de  Paris  ; 


(<i)  Jércmie,  cLap.  VII.  - —  (b)  Liv.  III,  chap.  XI, 

Ù)  Liv.  IV,  chap.  XVI,  v.  3.  —  (d)  Chap.  XXI,  v,  6. 


324  TOPHET. 

c'était  là  qu'on  jetait  toutes  les  immondices ,  toiitoâ 
les  charognes  de  la  ville.  Celait  dans  cette  vallée 
qu^n  précipitait  le  bouc  émissaire;  c'était  la  voierie 
où  Ton  laissait  pourir  les  charognes  des  suppliciés. 
Ce  fut  là  qu'on  jeta  les  corps  des  deux  voleurs  qui 
furent  suppliciés  avec  le  fils  de  Dieu  lui-même.  Mais 
notre  Sauveur  ne  permit  pas  que  son  corps  ?  sur  le- 
quel il  avait  donné  puissance  aux  bourreaux  ,  fut  jeté 
à  la  voîerio  de  Tophet  selon  l'usage.  Il  est  vrai  qu'il 
pouvait  ressusciter  aussi  bien  dans  Tophet  que  dans 
le  Calvaire;  mais  un  bon  Juif  nommé  Joseph  ?  natif 
d'Arimathie,  qui  s'était  prépayé  un  sépulcre  pour  lui- 
même  sur  le  mont  Calvaire,  y  mit  le  corps  du  Sau- 
veur, selon  'e  témoignage  de  saint  Matthieu.  Il  n'était 
pas  permis  d'enterrer  personne  dans  les  villes  ;  le 
tombeau  même  de  David  n'était  pas  dans  Jérusalem. 
Joseph  dArimatkie  était  riche,  quidam  homo  dives 
ab  Ai Itnatliia,  afin  que  cette  prophétie  d'Isaïe  fut  ac- 
complie :  a  II  donnera  (Y)  les  médians  pour  sa  sépul- 
ture ?  et  les  riches  pour  sa  mort.  » 

(é  Le  fameux  rabbin  Is?ac,  dans  son  Rempart  de  la  foi,  au 
chapitre  XX'II,  entend  toutes  les  prophéties, et  surtout  celle-là, 
d'une  manière  toute  contraire  à  la  façon  dont  nous  les  enten- 
dons. Mais  qui  ne  voit  que  les  Juifs  sont  séduits  par  l'intérêt 
qu'ils  ont  de  se  tromper?  En  vain  répondenl-iîs  qu'ils  sont  aussi 
kilcresscs  que  nous  à  chercher  la  vérité  ;  qu'il  y  \a  de  leur  salut 
pour  eux  comme  pour  nous;  qu'ils  seraient  plus  heureux  dans 
cette  vie  et  dans  l'autre,  s'ils  trouvaient  cette  vérité;  que,  s'ils 
entendent  leurs  propres  écritures  différemment  de  nous,  eVst 
qu'elles  sont  dans  leur  propre  langue  très-ancienne ,  et  non  dans 
nos  idiomes  très-nouveaux;  qu'un  Hébreu  doit  nii  u>:  savoir  la 
feitt^ue  hébraïque  qu'un  La: que  ou  un  Poitevin;  (,ue  leur  iel>- 


TORTURE,  3^J[ 

TORTUUE. 

Quoiqu'il  y  ait  peu  d'articles  de  jurisprudence 
dans  ces  honnêtes  réflexions  alphabétiques  ,  il  faut 
pourtant  dire  un  mot  de  la  torture ,  autrement  nommée 
question,  C'est  une  étrange  manière  de  questionner  les 
hommes.  Ce  ne  sont  pourtant  pas  de  simples  curieux 
qui  l'ont  inventée;  toutes  les  apparences  sont  que  cette 
partie  de  notre  législation  doit  sa  première  origine  à 
un  voleur  de  grand  chemin.  La  plupart  de  ces  mes- 
sieurs sont  enco're  dans  l'usage  de  serrer  les  pouces., 
de  brûler  les  pieds,  et  de  questionner  par  d'autres 
tourmens  ceux  qui  refusent  de  leur  dire  où  ils  ont  mi& 
leur  argent. 

Les  conquérans,  ayant  succédé  à  ces  voleurs,  trou- 
vèrent l'invention  fort  utile  à  leurs  intérêts  ;  ils  la  mi- 
rent en  usage  quand  ils  soupçonnèrent  qiron  avail 
contre  eux  quelques  mauvais  desseins,  comme,  par 
exemple,  celui  d'être  libre;  c'était  un  crime  de  lèse- 
majesté  divine  et  humaine.  Il  fallait  connaître  les 
complices;  et,  pour  y  parvenir,  on  fesait  souffrir  millo 
morts  à  ceux  qu'on  soupçonnait,  parce  que,  selon  la 
jurisprudence  de  ces  premiers  héros,  quiconque  était 

pion  a  deux  mille  ans  d'antiquité  plus  que  la  notre,  que  toute 
kur  Bible  annonce  les  promesses  de  Uieu  faites  avec  serment  de 
ne  changer  jamais  rien  à  la  loi  ;  qu'elle  fait  des  menaces  terribles 
contie  quiconque  osèré  jamais  en  altérer  une  seule  parole; 
qu'elle  veut  même  qu'on  mette  à  mort  tout  prophète  qui  prou- 
verait par  des  miracles  une  autre  religion  ;  qu'enfin  ils  sont  bs 
enfans  de  la  maison,  et  nous  des  étrangers  qui  avons  ravi  leurs 
dépouilles.  On  sent  bien  que  ce  sont  là  de  très-mauva'ses  raisons 
qui  ne  méritent  pas  d  être  réfutées. 

Die*.  &  8.  28 


3^6  TORTURE. 

soupçonne  d'avoir  eu  seulement  contre  eux  quelque 
pensée  peu  respectueuse ,  était  digne  de  mort.  Dès 
qu'on  a  mérité  ainsi  îa  mort,  il  importe  peu  qu'on  y 
ajoute  des  tournions  épouvantables  de  plusieurs  jours, 
et  même  de  plusieurs  semaines  ;  cela  même  tient  je  ne 
saîs  quoi  de  la  Divinité.  La  Providence  nous  met  quel- 
quefois à  la  torture  en  y  employant  la  pierre ,  la  g-a- 
velle,  la  goutte,  le  scorbut,  la  lèpre,  la  vérole  grande 
au  petite,  le  déchirement  d'entrailles,  les  convulsions 
de  nerfs,  et  autres  exécuteurs  des  vengeances  de  la 
Providence. 

Or,  comme  les  premiers  despotes  furent,  de  Paveu 
de  tous  leurs  courtisans,  des  images  de  la  Divinité,  ils 
l'imitèrent  tant  qu'ils  parent. 

Ce  qui  est  très-singulier,  c'est  qu'il  n'est  jamais 
parlé  de  question,  de  torture,  dans  les  livres  juifs. 
Cest  bien  dommage  qu'une  nation  si  douce,  si  hon- 
nête, si  eompatissan'e  ,  n'ait  pas  connu  cette  façon 
de  savoir  la  vérité.  La  raison  en  est,  à  mon  avis, 
qu'ils  n'en  avaient  pas  besoin ,  Dieu  la  leur  fesait  tou- 
jours connaître  comme  à  son  peuple  chéri.  Tantôt  on 
jouait  la  vérité  aux  dés,  et  le  coupable  qu'on  soup- 
çonnait avait  toujours  rafle  de  six.  Tantôt  on  allait  au 
grand  prêtre  qui  consultait  Dieu  sur-le-champ  par 
Turim  et  le  thummim.  Tantôt  on  s'adressait  au  voyant, 
au  prophète,  el  vous  croyez  bien  que  le  voyant  et  le 
prophète  découvraient  tout  aussi-bien  les  choses  les 
plus  cachées  que  Furim  et  le  thummim  du  grand- 
prclre.  Le  peuple  de  Dieu  n'était  pas  réduit  comme 
nous  à  interroger,  à  conjecturer;  ainsi  la  torture  ne 
put  être  chez  lui  en  usage.  Ce  fut  îa  seule  chose  qui 


TORTURE.  32J 

manquât  aut  mœurs  du  peuple  saint.  Les  Romains 
n'infligèrent  la  torture  qu'aux  esclaves  ,  mais  les 
esclaves  n'étaient  pas  comptés  pour  des  hommes.  Il 
n'y  a  pas  d'apparence  non  plus,  qu'un  conseiller  dû 
la  lOurnellc  regarde  comme  un  Je  ses  semblables  un 
homme  qu'on  lui  amène  hâve,  pâle,  défait,  les  yeux 
mornes,  la  barbe  longue  et  sale,  couvert  de  laver- 
mine  dont  il  a  été  rongé  dans  un  cachot.  11  se  donne 
le  plaisir  de  l'appliquer  à  la  grande  et  à  la  petite  tor- 
ture en  présence  d'un  chirurgien  qui  lui  tâtele  pouls, 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  en  danger  de  mort ,  après  quoi 
on  recommence;  et,  comme  dit  très  bien  la  comédie 
des  P  aideurs,  «  cela  fait  toujours  passer  une  heure 
ou  deux.  » 

Le  grave  magistrat  qui  a  acheté  pour  quelque  ar- 
gent le  droit  de  faire  ces  expériences  sur  son  pro- 
chain, va  conter  à  dîner  à  sa  femme  ce  qui  s'est  passé 
le  matin.  La  première  fois  madame  en  a  été  révoltée _, 
à  la  seconde  elle  y  a  pris  goût ,  parce  qu'après  tout  les 
femmes  sont  curieuses;  et  ensuite  la  première  chose 
qu'elle  lui  dit  lorsqu'il  rentre  en  robe  chez  lui  :  Mon 
pelit  cœur,  n'avez-vous  fait  donner  aujourd'hui  la 
question  à  personne  ? 

Les  Français  qui  passent,  je  ne  sais' pourquoi , 
pour  un  peuple  fort  humain,  s'étonnent  que  les  An- 
glais qui  ont  eu  l'inhumanité  de  nous  prendre  tout 
le  Canada,  aient  renoncé  au  plaisir  de  donner  la" 
question. 

Lorsque  le  chevalier  de  La  Barre,  petit-fils  d'un 
lieutenant  général  des  armées,  jeune  homme  de  beau- 
ce  up  d'esprit  et  d'une  grande  espérance,  mais  ayant 


328  TORTURE. 

toute  l'étourderie  d'une  jeunesse  effrénée,  fut  con- 
vaincu d'avoir  chanté  des  chansons  impies,  et  même 
d'avoir  passé  devant  une  procession  de  capucins  sans 
avoir  ôté  son  chapeau;  les  juges  d'Abheville  ,  gens 
comparables  aux  sénateurs  romains,  ordonnèrent, 
non-seulement  qu'on  lui  arrachât  la  langue,  qu'on 
lui  coupât  la  main  et  qu  on  lui  brûlât  son  corps  à  po- 
tit  feu  ;  mais  ils  rappliquèrent  encore  à  la  torture 
pour  savoir  précisément  combien  de  chansons  il  avait 
chanté ,  et  combien  de  processions  il  avait  vu  passer 
le  chapeau  sur  la  tête. 

Ce  n  est  pas  dans  le  treizième  ou  dans  le  quator- 
zième siècle  que  cette  aventure  est  arrivée,  c'est  dans 
le  dix-huitième.  Les  nations  étrangères  jugent  de  la 
France  par  les  spectacles,  par  les  romans,  par  1rs 
jolis  vers,  parles  Biles  d'opéra  qui  ont  les  mœurs  fort 
douces,  par  nos  danseurs  d  opéra  qui  ont  de  la  grâce, 
par  mademoiselle  Clairon  qui  déclame  des  vers  à  ra- 
vir. Elles  ne  savent  pas  qu'il  n'y  a  point  au  fond  de 
nation  plus  cruelle  que  la  française. 

Les  Russes  passaient  pour  des  barbares  en  1700, 
nous  ne  sommes  qu'en  1769;  une  impératrice  vient 
de  donner  à  ce  vaste  état  des  lois  qui  auraient  f  ;t 
honneur  à  Minos,  à  Numa  et  à  Solon,  s'ils  avaient  eu 
assez  d^esprit  pour  les  inventer.  La  plus  remarquable 
est  la  tolérance  universelle  ;  la  seconde  est  l'abolition 
de  la  torture.  La  justice  et  l'humanité  ont  conduit  sa 
plume;  elle  a  tout  réformé.  Malheur  à  une  nation  qui, 
étant  depuis  long- temps  civilisée,  est  encore  con- 
duite par  d'anciens  usages  atroces  !  Pc  rquoi  change- 
rions-nous notre  jurisprudence,  dit-elle?  l'Europe  se 


TRANSSUBSTANTIATION.  32$ 

sert  de  nos  cuisiniers,  de  nos  tailleurs,  de  nos  perru- 
quiers; donc  nos  lois  sont  bonnes  (*). 

TRANSSUBSTANTIATION. 

Les  protestans,  et  surtout  les  philosophes  proies- 
tans,  regardent  la  transsubstantiation  comme  le  der- 
nier  terme  de  l'impudence  des  moines,  et  de  l'imbé^ 
cillité  des  laïques.  Ils  ne  gardent  aucune  mesure  sur 
cette  croyance  qu'ils  appellent  monstrueuse;  ils  ne 
pensent  pas  même  qu'il  y  ait  un  seul  homme  de  bon 
sens  qui,  après  avoir  réfléchi ,  ait  pu  l'embrasser  sé- 
rieusement. Elle  est,  disent-ils,  si  absurde,  si  con- 
traire à  toutes  les  lois  de  la  physique ,  si  contradic^ 
toire,  que  Dieu  même  ne  pourrait  pas  faire  cette  opè» 
ration  ;  parce  que  c'est  en  effet  anéantir  Dieu  que  do 
supposer  qu'il  fait  les  contradictoires.  Non-seulement 
un  dieu  dans  un  pain,  mais  un  dieu  à  la  place  du 
pain;  cent  mille  miettes  de  pain,  devenues  en  un 
instant  autant  de  dieux  ;  cette  foule  innombrable  de 
dieux  ne  fesant  qu'un  seul  dieu;  de  la  blancheur,  sana 
un  corps  blanc;  de  la  rondeur,  sans  un  corps  rond; 
du  vin  charlgé  en  sang,  et  qui  a  le  goût  du  vin;  du 
pain  qui  est  ehaiigé  en  chair  et  en  fibres,  et  qui  a  la 
go;U  du  pain  :  tout  cela  inspire  tant  d'horreur  e* 
de  mépris  aux  ennemis  de  la  religion  catholique , 
apostolique  et  romaine,  que  cet  excès  d'horreur  et  da 
mépris  s'est  quelquefois  changé  en  fureur. 

Leur  horreur  augmente,  quand  on  leur  dit  qu'oti 
Voit  tous  les  jours,  dans  les  pays  catholiques,  de* 
.  '  ■-»  »    '  -  ■  '  ■■  -  ■- — . — . — jfl 

(*)  Voy*&  l'article  Question» 


330  TRINITÉ. 

prêtres,  des  moines  qui,  sortant  d?un  lit  incestueux, 
et  irayant  pas  encore  lavé  leurs  mains  souillées  d'im- 
puretés, vont  faire  des  dieux  par  centaines;  mangent 
et  boivent  leur  dieu;  chient  et  pissent  leur  dieu.  Mais 
quand  ils  réfléchissent  que  cette  superstition,  cent 
fois  plus  absurde  et  plus  sacrilège  que  toutes  celles 
des  Égyptiens ,  a  valu  à  un  prêtre  italien  quinze  à 
vingt  millions  de  rente,  et  la  domination  d'un  pays 
de  cent  milles  d'étendue  en  long  et  en  large,  ils  vou- 
draient tous  aller,  à  main  armée,  chasser  ce  prêtre 
qui  s'est  emparé  du  palais  des  Césars.  Je  ne  sais  si  je 
serai  du  voyage,  car  j'aime  la  paix;  mais,  quand  ils 
seront  établis  à  Rome,  j'irai  sûrement  leur  rendre 
visite. 

Par  M,  Guillaume,  ministre  protestant. 

TRINITE. 

Le  premier  qui  parla  de  la  Trinité  parmi  les 
ce  jidentaux  ,  fut  Timée  de  Locres  dans  son  Ame  du 
monde. 

Il  y  a  d'abord  l'idée,  l'exemplaire  perpétuel  de 
toutes  choses  engendrées;  c'est  le  premier  verbe,  le 
verbe  interne  et  intelligible. 

Ensuite  la  manière  informe ,  second  verbe  ou 
verbe  proféré. 

Puis  le  fils  ou  le  monde  sensible ,  ou  Pesprit  dtji 
monde. 

Ces  trois  qualités  constituent  le  monde  entier, 
lequel  monde  est  le  fils  de  Dieu,  Monogcnes.  Il  a  une 
âme,,  il  a  d«  la  raison,  il  est  cmp<.ukosr  locjikos. 


TRINITE.  33 1 

Dieu,  ayant  voulu  faire  un  Dieu  très-beau,  a  fait  un 
Dieu  engendré  :  Tonton  epoie  theoh  gèriaton, 

Il  est  difficile  de  Lien  comprendre  ce  système  de 
Timéc,  qui  peut-être  le  tenait  des  Egyptiens ,  peut- 
Être  des  bracmanes.  Je  ne  sais  si  on  l'entendait  bien 
de  son  temps.  Ce  sont  de  ces  médailles  frustes  et 
couvertes  de  rouille,  dont  la  légende  est  effacée. 
On  a  pu  la  lire  autrefois,  on  la  devine  aujourd'hui 
comme  on  peut. 

ïl  ne  paraît  pas  que  ce  sublime  galimatias  ait  fait 
beaucoup  de  fortune  jusqu'à  Platon.  II  fut  enseveli 
dans  l'oubli,  et  Platon  le  ressuscita.  Il  construisit  son 
édifice  eu  l'air,  mais  sur  le  modèle  de  Timée* 

Il  admit  trois  essences  divines,  le  père,  le  su- 
prême, le  producteur;  le  père  des  autres  dieux  e&t 
la  première  essence. 

La  seconde  est  le  Dieu  visible,  ministre  du  Dieu 
invisible,  le  verbe,  l'entendement,  le  grand  démon. 

La  troisième  est  le  monde. 

Il  est  vrai  que  Platon  dit  souvent  des  choses  toutes 
différentes  et  même  toutes  contraires;  c'est  le  privi- 
lège des'philosophes  grecs  :  et  Platon  s'est  servi  du 
son  droit  plus  qu'aucun  des  anciens  et  des  modernes. 

Un  vent  grec  poussa  ces  nuages  philosophiques 
d'Athènes  dans  Alexandrie  ,  ville  prodigieusement 
entêtée  de  deux  choses,  d'argent  et  de  chimères.  Il  y 
avait  dans  Alexandrie  des  Juifs,  qui  ayant  fait  fortune^ 
se  mirent  à  philosopher. 

La  métaphysique  a  cela  de  bon,  qu'elle  ne  de*- 
mande  pas  des  études  préliminaires  bien  gênantes, 
Cest  là  qu'on  peut  savoir  tout  sans  avoir  jamais  rien 


332  ÏRINITÉ. 

appris;  et,  pour  peu  qu'on  ait  de  l'esprit  un  peu  subtil 
et  bien  faux ,  on  peut  être  sûr  d'aller  loin. 

Philon  le  Juif  fut  un  philosophe  de  cette  espèce;  il 
était  contemporain  de  Jésus-Christ;  mais  il  eut  le  mal- 
heur  de  ne  le  pas  connaître,  non  plus  que  Josèphe 
lliistorien.  Ces  deux  hommes  considérables  ,  em- 
pïoyés  dans  le  chaos  des  affaires  d'état,  furent  trop 
éloignés  de  la  lumière  naissante.  Ce  Philon  était  une 
tcie  toute  métaphysique,  toute  allégorique,  toute 
mystique.  C'est  lui  qui  dit  que  Dieu  devait  former  le 
monde  en  six  jours,  comme  il  le  forma  selon  Zo* 
roastre  en  six  temps  (a) ,  «  parce  que  trois  est  la 
moitié  de  six,  et  que  deux  en  est  le  tiers,  et  que  ce 
nombre  est  mâle  et  femelle.  » 

Ce  même  homme,  entêté  des  idées  de  Platon,  dit, 
en  parlant  de  l'ivrognerie,  que  Dieu  et  la  sagesse  se 
marièrent,  et  que  la  sagesse  accoucha  d'un  fils  bien- 
aimé  :  ce  fils  est  le  monde. 

11  appelle  les  anges  les  verbes  de  Dféu,  et  le 
monde  verbe  de  Dieu,  îogon  ton  Thcou.. 

Pour  Flavien  Josèphe,  c'était  un  homme  de  guerre 
qui  n'avait  jamais  entendu  parler  du  Logos,,  et  qui 
s'en  tenait  aux  dogmes  des  pharisiens,  uniquement 
attaches  à  leurs  traditions. 

Celte  philosophie  platonicienne  perça  des  Juiû 
d'Alexandrie  jusqu'à  ceux  de  Jérusalem.  Bientôt  toute 
l'école  d'Alexandrie,  qui  était  la  seule  savante,  fut 
platonicienne;  et  les  chrétiens  qui  philosophaient  ne 
parlèrent  plus  que  du  Logos. 

Ça)  Pa^e  4  »  édition  de  i  y  i  $. 


TRINITÉ.  333 

On  sait  qu'il  en  était  des  disputes  de  ces  temps-là 
comme  de  celles  de  ce  temps-ci.  On  cousait  à  un 
passage  mal  entendu  un  passade  inintelligible  qui  n'y 
avait  aucun  rapport.  On  en  supposait  un  second,  on 
en  falsifiait  un  troisième;  on  fabriquait  des  livres 
entiers  qu'on  attribuait  à  des  auteurs  respectas  par  le 
troupeau.  Nous  en  avons  vu  cent  exemples  au  mot 
Apocryphe. 

Cher  lecteur,  jetez  les  yeux,  de  grâce,  sur  ce 
passage  de  Clément  Alexandrin  (£)  ; 

Lorsque  Platon  dit  qu'il  est  difficile  de  connaître  le  père  de 
l*univers,  non- seulement  il  fait  voir  par  lu  que  le  monde  a  ité 
engendré,  mais  qu'il  a  été  engendré  comme  fils  de  Dieu, 

Entendez-vous  ces  logomachies,  ces  équivoques  ? 
voyez-vous  la  moindre  lumière  dans  ce  chaos  d'ex- 
pressions obscures  ? 

O  Locke,  Locke  !  venez,  définissez  les  termes.  Je 
ne  crois  pas  que  de  tous  ces  disputeurs  platoniciens* 
il  y  en  eût  un  seul  qui  s'entendît.  On  distingua  deux 
verbes;  le  Logos  endiathétos ,  le  verbe  en  la  pensée;  et 
le  verbe  produit,  Logos  propliorikos.  On  eut  l'éternité 
d'un  verbe,  jet  la  prolation,  l'émanation  d'un  autre 
verbe. 

Le  livre  des  constitutions  apostoliques  (-  ),  ancien 
.monument  de  fraude,  mais  aussi  ancien  dépôt  des 
dogmes  informes  de  ces  temps  obscurs  f  s'exprime 
ainsi  : 

Le  père,  qui  est  antérieur  à  toute  génération  %  à  tout  comr 
mencement,  ayant  tout  créé  par  son  fils  unique,  a  engendra 
Sans  intermède  ce  fils  par  sa  volonté  et  sa  puissance, 

(h)  Strom,  liv.  y.  —  (c)  Liv.  VIII,  chap.  XLÏI, 


334  TRINITÉ. 

Ensuite  Origènc  avança  (  /)  que  le  Saint-Esprit  a 
été  créé  par  le  fils,  par  le  verbe. 

Puis  vint  Eusèbe  cL-  Ccsaree,  qui  enseigna  (  )  que 
l'esprit,  paraclet,  n'est  ni  Lieu,  ni  fils. 

L'avocat  Lactance  fleurit  en  ce  temps-là  (f). 

Le  fils  de  Dieu,  dît-il,  est  le  verbe,  comme  les  autres  anecs 
sont  les  esprits  de  Dieu.  Le  verbe  est  un  esprit  proféré  par  une 
voix  s'cjnificatii'e,  Vesprit  procédant  du  nez,  et  la  parole  de  la 
bouc)  e.  Il  s'ensuit  au  il  y  a  différence  entre  le  pis  de  Dieu  et  les 
autres  ancjes  ,  ceux-ci  étant  émanés  comme  esprits  tacites  ci, 
muets.  Mais  le  fils  étant  esprit  est  sorti  de  la  bouche  avec  ion  et 
voix  pour  pi  ccher  le  peuple. 

On  conviendra  que  l'avocat  Lactance  plaidait  sa 
cause  d'une  étrange  manière.  C'était  raisonner  à  la 
fta'on  ;  c'était  puissamment  raisonner. 

Ce  fut  environ  ce  temps-là  que ,  parmi  les  disputes 
violcn'es  sur  la  trinité ,  on  insera  dans  la  première 
ëpîlre  de  saint  Jean  ce  fameux  verset  : 

Jl  y  en  a  frois  qui  rendent  témoignage  en  ferre,  Vesprit  eu 
le  vent,  l'eau  et  le  sancj  •  et  ces  trois  sont  un. 

Ceux  qui  prétendent  que  ce  verset  est  véritable- 
ment de  saint  Jean  sont  bien  plus  embarrassés  que 
ceux  qui  le  nient,  car  il  faut  qu'ils  l'expliquent. 

Saint  Augustin  dit  que  le  vent  signifie  le  Père,  l'eau 
le  Saint-Esprit,  et  que  le  sang  veut  dire  le  Ycrbe. 
Cette  explication  est  belle,  mais  elle  laisse  toujours 
un  peu  d'embarras. 

Saint  Irénée  va  bien  plus  loin;  il  dit  ((/)  quG 

(d)  T.  Partie  sur  saint  Jean.  —  (e)  Théol.,  liv.  II,  cliap.  VI. 
(/')  Liv.  IV,  çbap.  ViU.  —  (g)  Liv.  IV,  cliap.  XXXVII» 


TRINITÉ.  335 

flahab ,  la  prostituée  de  Jéricho  ,  en  cachant  chez 
elle  trois  espions  du  peuple  de  Dieu,  cacha  le  Père, 
le  Fils  et  le  Saint-Esprit  ;  cela  est  fort,  mais  cela  n'est 
pas  net* 

D'un  autre  côté,  le  grand,  le  savant  Origène  nous 
confond  d'une  autre  manière.  Yoici  un  de  ses  passages 
parmi  bien  d'autres  (/*)  : 

Le  Fils  est  autant  au-dessous  du  Pèret  que  lui  et  le  Saint- 
Esprit  sont  au-dessus  des  plus  nobles  créatures. 

Après  cela  que  dire  ?  comment  ne  pas  convenir 
avec  douleur  que  personne  ne  s'entendait  ?  comment 
ne  pas  avouer  que  depuis  les  premiers  chrétiens 
cbionites,  ces  hommes  si  mortifiés  et  si  pieux,  qui 
révérèrent  toujours  Jésus  quoiqu'ils  le  crussent  fils  de 
Joseph,  jusqu'à  la  grande  dispute  d'Athanase ,  le 
platonisme  de  la  trinité  ne  fut  jamais  qu'un  sujet  de 
querelles.  Il  fallait  absolument  un  juge  suprême  qui 
décidât;  on  le  trouva  enfin  dans  le  concile  de  Nicée; 
encore  ce  concile  produisit -il  de  nouvelles  factions 
ci  des  guerres. 

Explication  de  la  Trinité  suivant  Abauzit. 

«L'on  ne  peut  parler  avec  exactitude  de  la  ma- 
nière dont  se  fait  l'union  de  Dieu  avec  Jésus -Christ, 
qu'en  rapportant  les  trois  sentimens  qu'il  y  a  sur  ce 
sujet ,  et  qu'en  fesant  des  réflexions  sur  chacun 
deux.  » 

Sentiment  des  orthodoxes. 

«  Le  premier  sentiment  est  celui  des  orthodoxes. 

(h)  Lir,  XXIV,  sur  saint  Jeau, 


336  TRINITÉ. 

Ils  y  établissent,  i°.  Une  distinction  de  trois  per- 
sonnes dans  l'essence  divine  avant  la  venue  de  Jésus- 
Christ  au  monde.  1°,  Que  la  seconde  de  ces  per- 
sonnes s'est  unie  à  la  nature  humaine  de  Jésus-Christ. 
3°.  Que  cette  union  est  si  étroite,  que  par  là  Jésus- 
Christ  est  Dieu;  qu'on  peut  lui  attribuer  la  création 
du  monde,  et  toutes  les  perfections  divines,  et  qu'on 
peut  l'adorer  d'un  culte  suprême.  » 

Sentiment  des  unitaires. 

«<  Le  second  est  celui  des  unitaires.  Ne  concevant 
point  la  distinction  des  personnes  dans  la  Divinité, 
ils  établissent,  i°.  Que  la  divinité  s'est  unie  à  la  na- 
ture humaine  de  Jésus- Christ.  2°.  Que  cette  union 
est:  telle  que  Ton  peut  dire  que  Jésus-Christ  est  Dieu; 
que  l'on  peut  lui  attribuer  la  création  et  toutes  les 
perfections  divines,  et  l'adorer  dun  culte  suprême.  » 

Sentiment  des  sociniens. 

«Le  troisième  sentiment  est  celui  des  sociniens, 
qui,,  de  même  que  les  unitaires,  ne  concevant  point 
de  distinction  de  personnes  dans  la  divinité,  établis- 
sent, 1°.  Que  la  divinité  s'est  unie  à  la  nature  humaine 
de  Jésus -Christ.  2°.  Que  cette  union  est  fort  étroite. 
3  \  Qu'elle  n'est  pas  telle  que  l'on  puisse  appeler 
Jésus -Christ  Dieu,  ni  lui  attribuer  les  perfections 
divines  et  la  création,  ni  1  adorer  d'un  culte  suprême; 
et  ils  pensent  pouvoir  expliquer  tous  les  passages  de 
l'Écriture  sans  être  obligés  d'admettre  aucune  de  ces 
choses.  » 


TRINITÉ.  o3j 

Réflexions 'sur  le  premier  sentiment, 

«  Dans  la  distinction  qu'on  fait  des  trois  personnes 
dans  la  Divinité,  ou  on  retient  l'idée  ordinaire  des 
personnes ,  ou  on  ne  la  retient  pas.  Si  on  retient  l'idée 
ordinaire  des  personnes,  on  établit  trois  dieux;  cela 
est  certain.  Si  l'en  ne  retient  pas  l'idée  ordinaire  des 
trois  personnes,  ce  n'est  plus  alors  qu'une  distinction 
de  propriétés,  ce  qui  revient  au  second  sentiment* 
Ou,  si  on  ne  veut  pas  dire  que  ce  n'est  pas  une  dis- 
tinction de  personnes  proprement  dites,  ni  une  dis- 
tinction de  propriétés,  on  établit  une  distinction  dont 
on  n'a  aucune  idée.  Et  il  n'y  a  point  d'apparence  que, 
pour  faire  soupçonner  en  Dieu  une  distinction  dont 
on  ne  peut  avoir  aucune  idée,  l'Ecriture  veuille  mettre 
les  hommes  en  danger  de  devenir  idolâtres  en  multi- 
pliant la  Divinité.  Il  est  d'ailleurs  surprenant  que, 
cette  distinction  de  personnes  ayant  toujours  été, 
ce  ne  soit  que  depuis  la  venue  de  Jésus -Christ 
qu'elle  a  été  révélée  ,  et  qu'il  soit  nécessaire  de  les 
connaître,  » 

Réflexions  sur  le  second  sentiment. 

«  Il  ny  a  pas  à  la  vérité  un  si  grand  danger  de  jeter 
les  hommes  dans  l'idolâtrie  dans  le  second  sentiment 
que  dans  le  premier;  mais  il  faut  avouer  pourtant 
qu'il  n'en  est  pas  entièrement  exempt.  En  effet,  comme 
par  la  nature  de  l'union  qu'il  établit  entre  la  divinité 
et  la  nature  humaine  de  Jésus-Christ,  on  peut  appeler 
Jésus -Christ  Dieu,  et  l'adorer  :  voilà  deux  objets 
cl  'adoration,  Jésus -Christ  et  Dieu,  J'avoue  qu'on  dit 

Dict    Th.  8*  29 


338  TRINITÉ. 

que  ce  n'est  que  Dieu  qu'on  doit  adorer  en  Jésus- 
Christ  :  mais  qui  ne  sait  l'extrême  penchant  que  les 
hommes  ont  de  changer  les  objets  invisibles  du  culte 
en  des  objets  qui  tombent  sous  les  sens,  ou  du  moins 
sous  l'imagination;  penchant  qu'ils  suivront  ici  avec 
d'autant  moins  de  scrupule,  qu'on  dit  que  la  divinité 
est  personnellement  unie  à  l'humanité  de  Jésus- 
Christ  ?  » 

Réflexioîis  sur  le  troisième  sentiment. 

«  Le  troisième  sentiment,  outre  qu'il  est  très- 
simple  et  conforme  aux  idées  de  la  raison,  n'est  sujet 
à  aucun  semblable  danger  de  jeter  les  hommes  dans 
l'idolâtrie  :  quoique  par  ce  sentiment  Jésus-Christ  ne 
soit  qu'un  simple  homme,  il  ne  faut  pas  craindre  que 
par-là  il  soit  confondu  avec  les  prophètes  ou  le?  saints 
du  premier  ordre.  11  reste  toujours  dans  ce  sentiment 
une  différence  entre  eux  et  lui.  Comme  on  peut  ima- 
giner presqu'à  l'infini  des  degrés  d'union  de  la  divi- 
nité avec  un  homme,  ainsi  on  peut  concevoir  qu'en 
par:iculier  l'union  de  la  divinité  avec  Jésus-Christ  a 
un  si  haut  degré  de  connaissance,  de  puissance,  de 
félicité,  de  perfection,  de  dignité,  qu'il  y  a  toujours 
une  distance  immense  entre  lui  et  les  plus  grands 
prophètes.  11  ne  s'agit  que  de  voir  si  ce  sentiment  peut 
s'accorder  avec  l'Écriture,  et  s'il  est  vrai  que  le  titro 
de  Dieu,  que  les  perfections  divines,  que  la  création, 
que  le  culte  suprême  ne  soient  jamais  attribués  à  Jésus- 
Christ  dans  les  évangiles,  » 

C'était  au  philosophe  Abauzit  à  voir  tout  cela. 
Four  mpi>  je  me  soumets  de  cœur,  de  bouche  et  de 


TYRAN.  33$ 

pîumc  à  tout  ce  que  l'église  catholique  a  décidé,  et  à 
tout  ce  qu'elle  décidera  sur  quelque  dogme  que  ce 
puisse  être.  Je  n'aiouterai  qu'un  mot  sur  la  Trinité; 
c'est  que  nous  avons  une  décision  de  Calvin  sur  ce 
mystère.  La  voici  : 

«  En  cas  que  quelqu'un  soit  hétérodoxe,  et  qu'il  se 
fasse  scrupule  de  se  servir  des  mots  Trinité  et  Per- 
sonne ,  nous  ne  croyons  pas  que  ce  soit  une  raison 
pour  rejeter  cet  homme  ;  nous  devons  le  supporter 
sans  ie  chasser  de  l'église,  et  sans  l'exposer  à  aucune 
censure  comme  un  hérétique.  » 

C'est  après  une  déclaration  aussi  solennelle  que 
Jean  Chauvin ,  dit  Calvin  ,  fds  d'un  tonnelier  de 
Noyon,  fit  brûler  dans  Genève,  a  petit  feu  avec  des 
fagots  verts,  Michel  Scrvet  de  Villa-Nueva.  Cela  n'est 
pas  bien. 

TYRAN. 

Tyrannos  signifiait  autrefois  celui  qui  avait  su 
s'attirer  la  principale  autorité;  comme  roi,  Bazilcus , 
signifiait  celui  qui  était  chargé  de  rapporter  les  af- 
faires au  sénat. 

Les  acceptions  des  mots  changent  avec  le  temps. 
J  Ilotes  ne  voulait  dire  d'abord  qu'un  solitaire,  un 
homme  isolé  ;  avec  le  temps  il  devint  le  synonyme 
de  sot. 

On  donne  aujourd'hui  le  nom  de  tyran  à  un  usur- 
pateur ,  ou  à  un  roi  qui  fait  des  actions  violentes 
et  injustes. 

Cromwcll  était  un  tyran  sous  ces  deux  aspects.  Un 
bourgeois  qui  usurpe  l'autorité  suprême,  qui,  malgré 


3.^0  TYRAS. 

toutes  les  lois,  supprime  la  chambre  des  pairs  ,  est 
sans  doute  un  tyran  usurpateur.  Un  général  qui  fait 
couper  le  cou  à  son  roi  prisonnier  de  guerre,  viole  à 
ia  fois  et  ce  qu'on  appelle  les  lois  de  la  guerre,  et  les 
lois  des  nations,  et  celles  de  l'humanité.  Il  est  tyran, 
il  est  assassin  et  parricide. 

Charles  Ier  n'était  point  tyran,  quoique  la  faction 
victorieuse  lui  donnât  ce  nom  :  il  était,  à  ce  qu'on  dit, 
opiniâtre,  faible,  et  mal  conseillé.  Je  ne  l'assurerais 
pas,  car  je  ne  l'ai  pas  connu,  mais  j'assure  qu'il  fut 
Irès-m  al  heureux. 

Henri  VIII  était  tyran  dans  son  gouvernement , 
comme  dans  sa  famille,  et  couvert  du  sang  de  deux 
épouses  innocentes,  comme  de  celui  des  plus  ver- 
tueux citoyens  :  il  mérite  l'exécration  de  la  postérité. 
Cependant  il  ne  fut  point  puni;  et  Charles  Ier  mourut 
sur  un  échafaud, 

Elisabeth  fit  une  action  de  tyrannie,  et  son  parle- 
ment une  de  lâcheté  infâme,  en  faisant  assassiner  pai 
un  bourreau  la  reine  Marie  Stuart.  Mais,  dans  le  reste 
de  son  gouvernement,  elle  ne  fut  point  tyrannique  ; 
elle  fut  adroite  et  comédienne  ,  mais  prudente  et 
forte. 

Richard  III  fut  un  tyran  barbare  ;  mais  il  fut  puni. 

Le  pape  Alexandre  VI  fut.  un  tyran  plus  exécrable 
que  tous  ceux-là;  et  il  fut  heureux  dans  toutes  ses 
entreprises. 

Clinstiern  II  fut  un  tyran  aussi  méchant  qu'A- 
lexandre VI,  et  fut  châtié;  mais  il  ne  le  fut  point 
assez. 

Si  on  veut  compter  les  tyrans  turcs,  les  tyrans 


TYRAN.  34l 

grecs  ,  les  tyrans  romains  ,  on  3n  trouvera  autant 
d  heureux  que  de  malheureux.  Quand  je  dis  heureux, 
je  parle  selon  le  préjugé  vulgaire,  selon  l'acception 
ordinaire  du  mot,  selon  les  apparences  ;  car  qu'ils 
aient  été  heureux  réellement  ,  que  leur  âme  ait  été 
contente  et  tranquille  ,  c'est  ce  qui  me  paraît  im- 
possible. 

Constantin  le  Grand  fut  évidemment  un  tyran  à 
double  titre.  Il  usurpa  dans  le  nord  de  l'Angleterre  la 
couronne  de  l'empire  romain,  à  la  tête  de  quelques 
légions  étrangères  ,  malgré  toutes  les  lois,  malgré  le 
sénat  et  le  peuple  qui  élurent  légitimement  Maxencc. 
il  passa  toute  sa  vie  dans  le  crime,  dans  les  voluptés, 
dans  les  fraudes  et  dans  les  impostures.  ïl  ne  fut  point 
puni  ;  mais  fut-il  heureux  ?  Dieu  le  sait.  Et  je  sais  que 
ses  sujets  ne  le  furent  pas. 

Le  grand  Thcodose  était  le  plus  abominable  des 
tyrans  quand,  sous  prétexte  de  donner  une  fête,  il 
fesait  égorger  dans  le  cirque  quinze  mille  citoyens 
romains;  plus  ou  moins,  avec  leurs  femmes  et  leurs 
enfans,  et  qu'il  ajoutait  à  cette  horreur  la  facétie  de 
passer  quelques  mois  sans  aller  s'ennuyer  à  la  grand  - 
messe.  On  a  presque  mis  ce  Théodose  au  rang  des 
bienheureux  ;  mais  je  serais  bien  fiché  qu'il  eût  été 
heureux  sur  la  terre.  En  tout  cas,  il  sera  toujours  bon 
d'assurer  aux  tyrans  qu'ils  ne  seront  jamais  heureux 
dans  ce  monde ,  comme  il  est  bon  de  faire  accroire  à 
nos  maîtres-d  hôtel  et  ta  nos  cuisiniers  qu'ils  seront 
damnés  éternellement  s'ils  nous  volent. 

Les  tyrans  du  bas  empire  grec  furent  presque  tous 
détrônés,  assassinés  les  uns  par  les  autres.  Tous  ces 

2  g. 


34^  TYRANNIE. 

grands  coupables  furent  tour  à  tour  les  exécuteurs  de 
la  vengeance  divine  et  humaine. 

Parmi  les  tyrans  turcs  on  en  voit  autant  de  dépo- 
«es  que  de  morts  sur  le  trône. 

A  l'égard  des  tyrans  subalternes,  de  ces  monstres 
en  sous-ordre,  qui  ont  fait  remonter  jusque  sur  leur 
maître  l'exécration  publique  dont  ils  ont  élé  chargés, 
le  nombre  de  ces  Amans,  de  ces  Séjans  est  un  infini 
du  premier  ordre. 

TYRANNIE. 

On  appelle  tyran  le  souverain  qui  ne  connaît  de 
lois  que  son  caprice,  qui  prend  le  bien  de  ses  sujets, 
et  qui  ensuiie  les  enrôle  pour  aller  prendre  celui  de 
fies  voisins.  Il  n  y  a  point  de  ces  tyrans-là  en  Europe. 

On  distingue  la  tyrannie  d'un  seul  et  celle  de  plu- 
sieurs. Cette  tyrannie  de  plusieurs  serait  celle  d'un 
corps  qui  envahirait  les  droits  des  autres  corps,  et 
qui  exercerait  le  despotisme  à  la  faveur  des  lois  cor- 
rompues par  lui.  Il  n'y  a  pas  non  plus  de  cette  espèce 
de  tyrans  en  Europe. 

Sous  quelle  tyrannie  aimeriez-vous  mieux  vivre  ? 
Sous  aucune;  mais,  s'il  fallait  choisir,  je  détesterais 
moins  la  tyrannie  d  un  seul  que  celle  de  plusieurs. 
Un  despote  a  toujours  quelques  bons  momens;  une 
assemblée  de  despotes  n'en  a  jamais.  Si  un  tyran  me 
fait  une  injustice,  je  peux  le  désarmer  par  sa  maî- 
tresse, par  son  confesseur,  ou  par  son  page;  mais  une 
compagnie  de  graves  tyrans  est  inaccessible  à  toutes 
les  séductions.  Quand  elle  n'est  pas  injuste,  elle  est 
au  moins  dure,  et  jamais  elle  ne  répand  de  grâces. 


UNIVERSITÉ.  343 

Si  je  n'ai  qu'un  despote ,  j'en  suis  quitte  pour  me 
ranger  contre  un  mur  lorsque  je  le  vois  passer,  ou 
pour  me  prosterner,  ou  pour  frapper  la  terre  de  mon 
front,  selon  la  coutume  du  pays;  mais,  s'il  y  aune 
compagnie  de  cent  despotes,  je  suis  exposé  à  répéter 
cette  cérémonie  cent  fois  par  jour,  ce  qui  est  très- 
ennuyeux  à  la  longue  quand  on  n'a  pas  les  jarrets 
souples.  Si  j'ai  une  métairie  dans  le  voisinage  de  l'un 
de  nos  seigneurs,  je  suis  écrasé;  si  je  plaide  contre 
un  parent  des  pareils  d'un  de  nos  seigneurs,  je  suis 
ruiné.  Comment  faire?  J'ai  peur  que  dans  ce  monde 
on  ne  soit  réduit  à  être  enclume  ou  marteau*,  heureux 
qui  échappe  à  cette  alternative  î 

IL 

UNIVERSITÉ. 

Du  Boulai,  dans  son  Histoire  de  l'université  de 
Paris,  adopte  les  vieilles  traditions  incertaines,  pour 
ne  pas  dire  fabuleuses,  qui  en  font  remonter  l'origine 
jusqu'au  temps  de  Charlemagne.  Il  est  vrai  que  telle 
est  l'opinion  de  Gaguin  et  de  Gilles  de  Bcauvais; 
mais,  outre  que  les  auteurs  contemporains,  comme 
Eglnhard,  Almon,  Reginon,  et  Sigebert,  ne  font  au- 
cune mention  de  cet  établissement,  Pasquier  et  du 
Tillct  assurent  expressément  qu'il  commença  dans  le 
douzième  siècle,  sous  les  règnes  de  Louis  le  Jeune  et 
de  Philippe-Auguste. 

D'ailleurs  les  premiers  statuts  de  l'université  ne 
furent  dressés  par  Robert  de  Corcéon,  légat  du  saint- 
siège,  que  l'an  121 5;  et  ce  qui  preuve  qu'elle  eut 


34  4  UNIVERSITE. 

d'abord  la  même  forme  qu'aujourd'hui ,  c'est  qu'une 
bulle  de  Grégoire  IX,  de  Tan  i  2o  i ,  fait  mention  des 
maîtres  en  théologie,  des  maîtres  en  droit,  des  physi- 
ciens (on  appelait  alors  ainsi  les  médecins),  et  enfin 
des  artistes.  Le  nom  d'université  vient  de  la  supposi- 
tion que  ces  quatre  corps,  que  l'on  nomme  facultés, 
fesaient  l'université  des  études,  c'est-à-dire,  compre- 
naient toutes  celles  que  Ton  peut  faire. 

Les  papes-  au  moyen  de  ces  établissemens  dont 
ils  jugeaient  les  décisions,  devinrent  les  maîtres  de 
l'instruction  des  peuples;  et  le  même  esprit  qui  fesait 
regarder  comme  une  faveur  la  permission  accordée 
aux  membres  du  parlement  de  Paris  de  se  faire  en- 
terrer en  habit  de  cordelier,  comme  nous  lavons  vu 
à  l'article  Quête,  dicta  les  arrêts  donnés  par  cette 
cour  souveraine  contre  ceux  qui  osèrent  s'élever 
contre  une  seoîastiquc  inintelligible,  laquelle,  de 
l'aveu  de  Fabbé  Triténie,  n'était  qu'une  fausse  science 
qui  avait  gâté  la  religion.  En  effet,  ce  que  Constantin 
n'avait  fait  qu'insinuer  touchant  la  sibylle  de  Cumes, 
a  été  dit  expressément  d'Aristote.  Le  cardinal  Pal- 
iavicini  relève  la  maxime  de  je  ne  sais  quel  moine 
Paul,  qui  disait  plaisamment  que,  sans  Aristoie,  l'é- 
glise aurait  manqué  de  quelques-uns  de  ses  articles 
de  foi. 

Aussi  le  célèbre  Ramus,  ayant  publié  deux  ou- 
vrages dans  lesquels  il  combattait  la  doctrine  d'Aris- 
tote enseignée  par  l'université,  aurait  été  immolé  à  la 
fureur  de  ses  ignorons  rivaux,  si  le  roi  François  Ie* 
n'eût  évoqué  à  soi  le  procès  qui  pendait  au  parlement 
de  Paris  entre  Ramus  et  Antoine  Govea.  L'un  de* 


U  X  I  V  E  R  S  I  T  I 


principaux  griefs  contre  Ramus  était  ia  m  arrière  dont 
ïl  fesait  prononcer  la  lettre  Q  à  ses  disciples. 

Ramus  ne  fut  pas  seul  persécuté  pour  ces  graves 
billevesées.  L'an  1624?  le  parlement  de  Paris  bannit 
de  son  ressort  trois  hommes  qui  avaient  voulu  sou- 
tenir publiquement  des  thèses  contre  la  doctrine 
d'Aristote  ;  défendit  à  toute  personne  de  publier  , 
vendre  et  débiter  les  propositions  contenues  dans  ces 
thèses ,  à  peine  de  punition  corporelle  ,  et  d'enseigner 
aucunes  maximes  contre  les  anciens  auteurs  et  ap- 
prouvés ,  a  peine  de  la  vie. 

Les  remontrances  de  la  Sorioonnc  sur  lesquelles  le 
même  parlement  donna  un  arrêt  contre  les  chimistes, 
l'an  1629,  portaient  qu'on  ne  pouvait  choquer  les 
principes  de  la  philosophie  d'Aristote,  sans  choquer 
ceux  de  la  théologie  scolastique  reçue  dans  l'église. 
Cependant  la  faculté  ayant  fait,  en  i5G(),  un  décret 
pour  défendre  l'usage  de  l'antimoine,  et  le  parlement 
avant  confirmé  ce  décret,  Paumier  de  Cacn,  grand 
chimiste  et  célèbre  médecin  de  Paris,  pour  ne  s'être 
pas  conformé  au  décret  de  la  faculté  et  à  l'arrêt  du 
parlement,  fut  seulement  dégradé  Pan  1609.  Enfin, 
l'antimoine  ayant  été  inséré  depuis  dans  le  livre  des 
médicamens  composés  par  ordre  de  la  faculté,  Pan 
ï63j,  la  faculté  en  permit  Pusage  Pan  1666,  un 
siècle  après  Pavoir  défendu;  et  le  parlement  autorisa 
de  même  ce  nouveau  décret.  Ainsi  l'université  a  suivi 
l'exemple  de  l'église  qui  fit  proscrire,  sous  peine  de 
mort,  la  doctrine  d'Arius,  et  qui  approuva  le  mot 
consubstantiel  qu'elle  avait  auparavant  condamne, 
comme  nous  Pavons  vu  à  l'article  Concile. 


34$  csagzï. 

Ce  que  nous  venons  de  dire,  touchant  l'université 
de  Paris,  peut  nous  donner  une  idée  des  autres  uni- 
versités dont  elle  est  regardée  comme  le  modèle.  En 
effet,  quatre-vingts  universités ,  à  son  imitation,  ont 
fait  un  décret  que  la  Sorbonne  fît  des  le  quatorzième 
siècle  :  c'est  que,  quand  on  donne  le  bonnet  à  un  doc- 
teur, on  lui  fait  jurer  qu'il  soutiendra  limmaculée 
conception  de  la  Vierge.  Elle  ne  la  regarde  cepen- 
dant point  comme  un  article  de  foi,  mais  comme  un« 
opinion  pieuse  et  catholique. 

USAGES. 

Des  usages  méprisables  ne  supposent  pas  toujours 
une  nation  méprisable. 

Il  y  a  des  cas  où  il  ne  faut  pas  juger  d'une  nation 
par  les  usages  et  par  les  superstitions  populaires.  Je 
suppose  que  César,  après  avoir  «conquis  l'Egypte, 
voulant  faire  fleurir  le  commerce  dans  l'empire  ro- 
main, eût  envoyé  une  ambassade  à  la  Chine  par  le 
port  d'Arsinoc,  par  la  mer  Rouge,  et  par  l'océan 
indien.  L'empereur  Yventi,  premier  du  nom,  régnait 
alors;  les  annales  de  la  Chine  nous  le  représentent 
comme  un  prince  très-sage  et  très-savant.  Après  avoir 
reçu  les  ambassadeurs  de  César  avec  toute  la  poli- 
tesse chinoise,  il  s'informe  secrètement  par  ses  inter- 
prètes des  usages,  des  sciences  et  de  la  religion  de 
ce  peuple  romain,  aussi  célèbre  dans  l'occident  que 
le  peuple  chinois  l'est  dans  l'orient.  Il  apprend 
d'abord  que  les  pontifes  de  ce  peuple  ont  réglé  leurs 
années  d'une  manière  si  absurde,  que  le  soleil  est 


USAGES.  347 

déjà  entré  clans  les  signes  célestes  du  printemps 
lorsque  les  Romains  célèbrent  les  premières  fêtes  dô 
l'hiver. 

Il  apprend  que  cette  nation  entretient  à  grands 
frais  un  collège  de  prêtres  qui  savent  au  juste  le 
temps  où  il  faut  s'embarquer  et  où  l'on  doit  donner 
bataille  ,  par  l'inspection  du  foie  d'un  bœuf,  ou  par  la 
manière  dont  les  poulets  mangent  de  l'orge.  Cette 
science  sacrée  fut  apportée  autrefois  aux  Romains 
par  un  petit  dieu  nommé  Tagès,  qui  sortit  de  terre 
en  Toscane.  Ces  peuples  adorent  un  Dieu  suprême  et 
unique  qu'ils  appellent  toujours  Dieu  très -grand  et 
très-bon.  Cependant  ils  ont  bâti  un  tempie  à  une 
courtisane  nommée  Flora;  et  les  bonnes  femmes  de 
Rome  ont  presque  toutes  chez  elles  de  petits  dieux 
pénates,  hauts  de  quatre  ou  cinq  pouces.  Une  de  ces 
petites  divinités  est  la  déesse  des  télons ;  l'autre  celle 
des  fesses.  Il  y  a  un  pénate  qu'on  appelle  le  dieu  Pet, 
L'empereur  Yventi  se  met  à  rire  :  les  tribunaux  do 
Nanquin  pensent  d'abord  avec  lui  que  les  ambassa- 
deurs romains  sont  des  fous  ou  des  imposteurs  qui 
ont  pris  le  titre  d'envoyés  de  la  république  romaine; 
mais,  comme  l'empereur  est  aussi  juste  que  poli,  il 
a  des  conversations  particulières  avec  les  ambas- 
sadeurs. Il  apprend  que  les  pontifes  romains  ont 
été  très-ignorans,  mais  que  César  réforme  actuelle- 
ment le  calendrier;  on  lui  avoue  que  le  collège  des 
augures  a  été  établi  dans  les  premiers  temps  de  la 
barbarie;  qu'on  a  laissé  subsister  cette  institution 
ridicule,  devenue  chère  à  un  peuple  long -temps 
grossier:  que  tous  les  honnêtes  gens  se  moquent  des 


343  VAMPIRES. 

augures;  que  César  ne  les  a  jamais  consultés;  qu'au 
rapport  d'un  très  grand  homme  nommé  Caton,  jamais 
augure  n'a  pu  parler  a  son  camarade  sans  rire;  et 
qu'enfin  Cicéron ,  le  plus  grand  orateur  et  le  meilleur 
philosophe  de  Home,  vient  de  faire  contre  les  augures 
un  petiî  ouvrage  intitulé  de  la  Divination,  dans  lequel 
il  livre  à  un  ridicule  éternel  tous  les  aruspiees,  toutes 
les  prédicîions ,  et  tous  les  sortilèges  dont  la  terre  est 
infatuée.  L'empereur  de  la  Chine  a  la  curiosité  de  lire 
ce  livre  de  Cicéron,  les  interprètes  le  traduisent;  il 
admire  le  livre  et  la  république  romaine. 

V. 

'VAMPIRES. 

Quoi  !  c'est  dans  notre  dix-huitième  siècle  qu'il  j 
a  eu  des  vampires  !  c'est  après  le  règne  des  Locke , 
des  Shafîesbury,  des  Trenchard,  des  Colins;  C'est 
sous  le  règne  des  d'Alemhert,  des  Diderot,  des  Saint- 
Lambert ,  des  Duclos,  quon  a  cru  aux  vampires;  et 
que  le  révérend  père  dom  Augustin  Calmet,  prêtre, 
h énédiclin  de  la  congrégation  de  saint  Vannes  et  do 
saint  Hidulphe,  abbé  de  Sénonc,'  abbaye  de  cent 
mille  livres  de  routes,  voisine  de  deux  antres  abbayes 
du  même  revenu,  a  imprimé  et  réimprimé  1  histoire 
des  vampires  avec  l'approbation  de  h  Sorbonne , 
signée  Marcilli  ! 

Ces  vampires  étaient  des  morts  qui  sortaient  la 
nuit  de  leurs  cimetières  pour  venir  sucer  le  sang  des 
vivans,  soit  à  la  gorge  ou  au  ventre,  après  quoi  ils 
feUai'ôft  se  reàtéttî-s  dd\is leurs  fos.;os.  Les  vivans  sucés 


VAMPIRES.  34$ 

maigrissaient^palissaient,  tombaient  en  consomption, 
et  les  morts  suceurs  engraissaient  ,  prenaient  des 
couleurs  vermeilles,  étaient  tout- à- fait  appétissans. 
C'était  eu  Pologne ,  en  Hongrie,  en  Silésie ?  en  Mo- 
ravie, en  Autriche,  en  Lorraine,  que  les  morts  fesaient 
cette  bonne  chère.  On  n'entendait  point  parler  des 
vampires  à  Londres,  ni  même  à  Paris.  J'avoue  que 
dans  ces  deux  villes  il  y  eut  des  agioteurs,  des  trai- 
tans,  des  gens  d'affaires,  qui  sucèrent  en  plein  jour 
le  sang  du  peuple,  mais  ils  n'étaient  point  morts, 
quoique  corrompus.  Ces  suceurs  véritables  ne  de- 
meuraient pas  dans  des  cimetières,  mais  dans  des 
palais  fort  agréables. 

Qui  croirait  que  la  mode  des  vampires  nous  vint 
de  la  Grèce?  Ce  n'est  pas  de  la  Grèce  d'xllexandre, 
d'Aristote  ,  de  Platon,  dÉpicure,  de  Démôsthènes, 
mais  de  la  Grèce  chrétienne,  malheureusement  schis- 
matique. 

Depuis  long-temps  les  chrétiens  du  rite  grec  s'ima- 
ginent que  les  corps  des  chrétiens  du  rite  latin,  en- 
terrés en  Grèce,  ne  pourissent  point,  parce  qu'ils 
sont  excommuniés.  C'est  précisément  le  contraire  de 
nous  autres  chrétiens  du  rite  latin.  Nous  croyons  que 
les  corps  qui  ne  se  corrompent  point  sont  marqués 
du  sceau  de  la  béatitude  éternelle.  Et,  dès  qu'on  a 
payé  cent  mille  écus  à  Rome  pour  leur  faire  donner 
un  brevet  de  saints,  nous  les  adorons  de  l'adoration 
de  dulie. 

Les  Grecs  sont  persuadés  que  ces  morts  sont  sor- 
ciers; ils  }es  appellent  broucolacas  ou  vroucolacas , 
selon  qu'ils  prononcent  la  seconde  lettre  de  l'alphabet/ 
Pici,  ey  3.  3o 


35o  VAMPIRES. 

Ces  morts  grecs  vont  dans  les  maisons  sucer  le  sari* 
des  petits  enfans,  manger  le  souper  des  pères  et 
mères,  boire  leur  vin  et  casser  tous  les  meubles.  On 
ne  peut  les  mettre  à  la  raison  qu'en  les  brûlant,  quand 
on  les  attrape.  Mais  il  faut  avoir  la  précaution  de  ne 
les  mettre  au  feu  qu'après  leur  avoir  arraché  le  cœur, 
<jue  Ton  brûle  à  part. 

Le  célèbre  Tourncforî,  envoyé  dans  le  Levant  par 
Louis  XIV,  ainsi  que  tant  d'autres  virtuoses  (a) ,  fol 
témoin  de  tous  les  tours  attribués  à  un  de  ces  brou- 
cola  c  a  s  e  l  cl  c  c  e  1 1  e  c  '  r  êéa  o  n  i  e . 

Après  la  médisance  rien  ne  se  communique  plus 
promptement  que  la  superstition,  le  fanatisme,  le 
sortilège,  et  les  contes  des  revenans.  Il  y  eut  des 
broucolacas  en  Valachie,  en  Moldavie  ,  et  bieniot 
chez  les  Polonais,  lesquels  sont  du  rite  romain,  Cetie 
superstition  leur  manquait;  elle  alla  dans  tout  l'orient 
de  l'Allemagne.  On  n'entendit  plus  parler  que  de 
vampires  depuis  i  ^3o  jusqu'en  i  y35  ;  on  les  guetta  , 
on  leur  arracha  le  cœur,  et  on  les  brûla  :  ils  ressem- 
blaient aux  anciens  martyrs;  plus  on  en  brûlait,  plus 
il  s'en  trouvait. 

Cal  met  -enfin  devint  leur  historiographe,  et  traita 
les  vampires  comme  i\  avait  traité  l'ancien  et  le  nou- 
veau Testament ,  en  rapportant  fidèlement  tout  ce 
qui  avait  été  dit  avant  lui. 

C'est  une  chose  à  mon  gré  très-curieuse,  que  les 
procès -verbaux  faits  juridiquement  concernant  tous 
les  morts  qui  étaient  sortis  de  leurs  tombeaux  pour 

(<?)  ïtni^neïbrt,  faite  I,  p-2e  r5'5  et  sisiv. 


vamp]  uns..  35  ï 

venir  sucer  les  petits  garçons  et  ies  petites  Mlles  dj 
leur  voisinage.  Cal  m  et  rapporte  qu'en  Hongrie  deux 
officiers  délégués  par  l'empereur  Charles  VI,  assistés 
du  bailli  du  lieu  et  du  bourreau,  allèrent  faire  enquête 
d'un  vampire ,  mort  depuis  six  semaines,  qui  suçait 
tout  le  voisinage.  On  le  trouva  dans  sa  bière,  frais t 
gaillard,  les  yeux  ouverts,  et  demandant  à  manger. 
Le  Laiili  rendit  sa  sentence.  Le  bourreau  arracha  le 
cœur  au  vampire  et  le  brûla;  après  quoi  le  vampire 
ne  mangea  plus. 

Qu'on  ose  douter  après  cela  des  morts  ressuscites 
dont  nos  anciennes  légendes  sont  remplies,  et  de  tous 
les  miracles  rapportés  par  Bollandus,  et  par  le  sin- 
cère et  révérend  do  m  Ruinard  ! 

Vous  trouverez  des  histoires  de  vampires  jusque 
dans  les  Lettres  juives  de  ce  d'Argens  que  les  jésuites, 
auteurs  du  journal  de  Trévoux ,  ont  accusé  de  ne  rien 
croire.  Il  feu*  voir  comme  ils  triomphèrent  de  l'his- 
toire du  vampire  de  Hongrie  ;  comme  ils  remerciaient 
Dieu  et  la  Vierge  d'avoir  enfin  converti  ce  pauvre 
d'Argens ,  chambellan  d'un  roi  qui  ne  croyait  point 
aux  vampires. 

Voilà  donc,  disaient-ils,  ce  fameux  incrédule  qui 
a  osé  jeter  les  doutes  sur  l'apparition  de  l'ange  à  la 
sainte  Vierge  ;  sur  l'étoile  qui  conduisit  les  mages  ; 
sur  la  guérison  des  possédés  ;  sur  la  submersion  de 
deux  mille  cochons  dans  un  lac;  sur  une  éclipse  de 
soleil  en  pleine  lune  ;  sur  la  résurrection  des  morts 
qui  se  promenèrent  dans  Jérusalem  :  son  cœur  s'est 
amolli ,  son  esprit  s'est  éclairé,  il  croit  aux  vampires. 

Il  ne  fut  plus  question  alors  que  d'examiner  si  tous 


352  VAMPIRES. 

ces  morts  étaient  ressuscites  par  leur  propre  vertu, 
ou  par  la  puissance  de  Dieu,  ou  par  celle  du  diable. 
Plusieurs  grands  théologiens  de  Lorraine  ,  de  Mo- 
ravie et  de  Hongrie,  étalèrent  leurs  opinions  et  leur 
science.  On  rapporta  tout  ce  que  saint  Augustin  , 
saint  Ambioise,  et  tant  d'autres  saints,  avaient  dit  de 
plus  inintelligible  sur  les  vivans  et  sur  les  morts.  On 
rapporta  tous  les  miracles  de  saint  Etienne  qu'on 
trouve  au  septième  livre  des  œuvres  de  saint  Augus- 
tin; voici  un  des  plus  curieux.  Un  jeune  homme  fut 
écrasé  dans  la  ville  d'Aubzal  en  Afrique  .  sous  les 
ruines  d'une  muraille;  la  veuve  alla  sur-le-champ  in- 
voquer saint  Etienne  ,  à  qui  elle  était  très-dévote. 
Saint  Etienne  le  ressuscita.  O'ii  lui  demanda  ce  qu'il 
avait  vu  dans  l'autre  monde.  Messieurs  ;  dit-il ,  quand 
mon  Ame  eut  quitté  mon  corps,  elle  rencontra  une 
infinité  d'àmes  qui  lui  fesaient  plus  de  questions  sur 
ce  monde -ci  que  vous  ne  m'en  faites  sur  l'autre.  J'al- 
lais je  ne  sais  où,  lorsque  j'ai  rencontré  saint  Etienne 
qui  m'a  dit  :  rendez  ce  que  vous  avez  reçu.  Je  lui  ai 
répondu  :  Que  voulez-vous  que  je  vous  rende,  vous 
ne  m'avez  jamais  rien  donné  ?  Il  m'a  répété  trois  foiss 
Rendez  ce  que  vous  avez  reçu.  Alors  j'ai  compris 
qu'il  voulait  parler  du  credo.  Je  lui  ai  récité  mon 
credo,  et  soudain  il  m'a  ressuscité. 

On  cita  surtout  les  histoires  rapportées  par  SuF- 
pice  Sévère  dans  la  vie  de  saint  Martin.  On  prouva 
que  saint  Martin  avait  entre  autres  ressuscité  un 
damné. 

Mais  toutes  ces  histoires,  quelque  vraies  qu'elles 
puissent  être,  n'avaient  rien  de  commun  avec  Ici 


VAMPIRES.  353 

Vampires  qui  allaient  sucer  le  sang  de  leuis  voisins, 
et  venaient  ensuite  se  replacer  dans  leurs  bières.  On 
chercha  si  on  ne  trouverait  pas  dans  l'ancien  Testa- 
ment ou  dans  la  mythologie  quelque  vampire  qu'on 
put  donner  pour  exemple  ;  on  n'en  trouva  point.  Mais 
il  fut  prouvé  que  les  morts  buvaient  et  mangeaient, 
puisque  chez  tant  de  nations  anciennes  on  mettait  des 
vivres  sur  leurs  tombeaux. 

La  difficulté  était  de  savoir  si  c'était  Tâine  oi  ie 
corps  du  mort  qui  mangeait,  il  fut  décidé  que  c'était 
l'un  et  l'autre.  Les  mets  délicats  et  peu  substantiels, 
comme  les  meringues,  la  crème  fouettée,  et  les  fruits 
fondans,  étaient  pour  l'âme;  les  rots-bif  étaient  pour 
le  corps. 

Les  rois  de  Perse  furent,  dit-on,  les  premiers  qui 
se  firent  servir  à  manger  après  leur  mort.  Presque 
tous  les  rois  d'aujourd'hui  les  imitent;  mais  ce  sont 
les  moines  qui  mangent  leur  dîner  et  leur  souper,  et 
qui  boivent  le  vin.  Ainsi  les  rois  ne  sont  pas,  à  pro- 
prement parier,  des  vampires.  Les  vrais  vampires 
sont  les  moines,  qui  mangent  aux  dépens  des  rois  et 
des  peuples. 

Il  est  bien  vrai  que  saint  Stanislas ,  qui  avait  acheté4, 
une  terre  considérable  d'un  gentilhomme  polonais, 
et  qui  ne  l'avait  point  payée,  étant  poursuivi  devant 
le  roi  BolesSas  par  les  héritiers,  ressuscita  le  gentil- 
homme ;  mais  ce  fut  uniquement  pour  se  faire  donner 
quittance.  Et  il  n'est  point  dit  qu'il  ait  donne  seule- 
ment un  pot  de  vin  au  vendeur,  lequel  s'en  retourna 
dans  l'autre  monde  sans  avoir  ni  bu,  ni  mangé. 

On  agite  ensuite  la  grande  question,  si  l'on  peut 

3o. 


354  VELE  TRI    0  U    VELITRI 

absoudre  un  vampire  cjui  est  mort  excommunie.  Gela 
va  plus  au  fait. 

Je  ne  suis  pas  assez  profond  dans  la  théologie 
pour  dire  mon  avis  sur  cet  article;  mais  je  serais  vo- 
lontiers pour  l'absolution  ,  parce  que  ,  dans  toutes  les 
affaires  douteuses,  il  faut  toujours  prendre  le  parti  le 
plus  doux. 

Odia  restringenda ,  foyorzs  ampliandi. 

Le  résultat  de  tout  ceci  est  qu'une  grande  partie 
de  l'Europe  a  été  infestée  de  vampires  pendant  cinq 
ou  six  ans,  et  qu'il  ny  en  a  plus;  que  nous  avons  eu 
des  convulsionnaircs  en  France  pendant  plus  de 
vingt  ans,  et  qu'il  n'y  en  a  pi  us;  que  nous  avons  eu 
des  possédés  pendant  dix-sept  cents  ans,  et  qu'il  n'y 
en  a  plus;  qu'on  a  toujours  ressuscité  «les  morts  de- 
puis Hippoiyte,etqu'onn7enrcssr»3citcplus;  que  nous 
avons  eu  des  jésuites  en  Espagne  ,  en  Portugal ,  en 
France,  dans  les  Deux  -  Sicilcs,  et  que  nous  n'eu 
avons  plus. 

VELETRÏ  ou  VELITRI, 

Petite  ville  d'Ombrie,  à  neuf  lieues  de  Rome; 
et  par  occasion,  de  la  divinité  d'Auguste. 

Ceux  qui  aiment  l'histoire  sont  bien  aises  de  savoir 
à  quel  titre  un  bourgeois  de  Veletri  gouverna  un  em- 
pire qui  s'étendait  du  mont  Taurus  au  mont  Atlas,  et 
de  l'Euplirate  à  l'océan  Occidental.  Ce  ne  fut  point 
comme  dictateur  perpétuel;  ce  litre  avait  été  trop  fu- 
neste à  Jules- César.  Auguste  ne  le  porta  que  onze 
jours.  La  crainte  de  pé^ir  comme  son  prédécesseur, 


Y  E  L  E  T  311    OU    VELITRI.  355 

et  les  conseils  d'Agrippa,  lui  firent  prendre  d'autre* 
mesures.  Il  accumula  insensiblement  sur  sa  tête  toutes 
les  dignités  de  la  république  :  treize  consulats,  le  tri- 
bunat  renouvelé  en  sa  faveur  de  dix  en  dix  ans ,  le 
nom  de  prince  du  sénat,  celui  d'empereur,  qui  d'abord 
ne  signifiait  que  général  d'armée,  mais  auquel  il  sut 
donner  une  dénomination  plus  étendue  ;  ce  sont  là 
les  titres  qui  semblèrent  légitimer  sa  puissance. 

Le  sénat  ne  perdit  rien  de  ses  honneurs  ;  il  con- 
serva même  toujours  de  très-grands  droits.  Auguste 
partagea  avec  lui  toutes  les  provinces  de  l'empire^ 
mais  il  retint  pour  lui  les  principales.  Enfin,  maître 
de  l'argent  et  des  troupes,  il  fut  en  effet  souverain. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  étrange,  c'est  que  Jules- 
César,  ayant  été  mis  au  rang  des  dieux  après  sa  mort, 
Auguste  fut  dieu  de  son  vivant.  Il  est  vrai  qu'il  n'était 
pas  tout-à-fait  dieu  à  Rome,  mais  il  Tétait  dans  les 
provinces  :  il  y  avait  des  temples  et  des  prêtres.  L'ab- 
baye d'Ainay  à  Lyon  était  un  beau  temple  d'Auguste. 
Horace  lui  dit  : 

Jurandasque  tuUm  per  nomen  ponimus  aras. 

Cela  veut  dire  qu'il  y  avait  chez  les  Romains  même 
d'assez  bons  courtisans  pour  avoir  dans  leurs  maisons 
de  petits  autels  qu'ils  dédiaient  à  Auguste.  Il  fut  donc 
canonisé  de  son  vivant;  et  le  nom  de  dieu  devint  le 
titre  ou  le  sobriquet  de  tous  les  empereurs  suivans. 
Caligula  se  fit  dieu  sans  difficulté  ;  il  se  fit  adorer  dans 
le  temple  de  Castor  et  de  Pollux.  Sa  statue  était  posée 
entre  ces  deux  gémeaux  ;  on  lui  immolait  des  paons  , 
des  faisans,  des  poules  de  Nuruidie  ,  jusqu'à  ce  qu'eu- 


35G  VELE  TRI    OU    VELU'ïlï. 

fin  on  l'immola  lui-même.  Néron  eut  Je  nom  de  dieu 
avant  qu'il  fut  condamné  par  le  sénat  a  mourir  par  le 
supplice  des  esclaves. 

Ne  nous  imaginons  pas  que  ce  nom  de  dieu  signi- 
fiât chez  ces  monstres  ce  qu'il  signifie  parmi  nous  :  le 
blasphème  ne  pouvait  être  porte  jusque-là.  Divus 
voulait  dire  précisément  satictu*.  De  la  liste  des  pro- 
scriptions, et  de  répigramme  ordurière  contre  Fulvie, 
il  y  a  loin  jusqu'à  la  divinité. 

Il  y  eut  onze  conspirations  contre  ce  dieu ,  si  Ton 
compte  la  prétendue  conjuration  de  Cinna  ;  mais 
aucune  ne  réussit;  et,  de  tous  ces  misérables  qui 
usurpèrent  les  honneurs  divins ,  Auguste  fut  sans 
doute  le  plus  fortuné.  Il  Tut  véritablement  celui, par 
lequel  la  république  romaine  périt;  car  César  n'avait 
été  dictateur  que  dix  mois,  et  Auguste  régna  plus  de 
quarante  années.  Ce  fut  dans  cet  espace  de  temps  quo 
les  mœurs  changèrent  avec  le  gouvernement.  Les  ar- 
mées, composées  autrefois  de  légions  romaines  et  des 
peuples  d'Italie,  furent  dans  la  suite  formées  de  tous 
les  peuples  barbares.  Elles  mirent  sur  le  trône  des 
empereurs  de  leurs  pays. 

Dès  le  troisième  siècle,  il  s'éleva  trente  tyrans 
presqifà  la  fois,  dont  les  uns  étaient  de  la  Transi] va- 
lue ,  les  autres  des  Gaules,  d'Angleterre  ou  d'Alle- 
magne. Diocîétien  était  le  fils  d'un  esclave  de  Dal- 
matie;  Maximien  Hercule  était  un  villageois  de  Sir- 
mik;  Théodose  était  d'Espagne 7  qui  n'était  pas  alor  ; 
un  pays  fort  policé. 

On  sait  assez  comment  l'empire  romain  fut  enfin 
détruit,  comment  les  Turcs  eu  ont  subjugué  la  moi- 


VÉNALITÉ.  35«T 

tîé,  et  comment  le  nom  de  l'autre  moitié  subsiste  en- 
core sur  les  rives  du  Danube,  chez  les  Marcomans. 
Mais  la  plus  singulière  de  toutes  les  révolutions,  el 
le  plus  étonnant  de  tous  les  spectacles,  c'est  de  voi* 
par  qui  le  Capitole  est  habité  aujourd'hui. 

VÉNALITÉ. 

Ce  faussaire  dont  nous  avons  tant  parlé,  qui  fît  le 
Testament  du  cardinal  de  Richelieu,  dit  au  cha- 
pitre IV,  a  qu'il  vaut  mieux  laisser  la  vénalité  et  le 
droit  annuel,  que  d'abolir  ces  deux  établissemens  dif- 
ciles  à  changer  tout  d'un  coup  sans  ébranler  l'état.  » 

Toute  la  France  répétait,  et  croyait  répéter  apre» 
le  cardinal  de  Richelieu,  que  la  vénalité  des  offices 
de  judicaturc  était  très-avantageuse. 

L'abbé  de  Saint-Pierre  fut  le  premier  qui,  croyant 
encore  que  le  prétendu  testament  était  du  cardinal, 
osa  dire  dans  ses  observations  sur  le  chapitre  IV  : 
«Le  cardinal  s'est  engagé  dans  un  mauvais  pas,  en 
soutenant  que  quant  à  présent  la  vénalité  des  charges 
peut  être  avantageuse  à  l'état.  Il  est  vrai  qu'il  n'est 
pas  possible  de  rembourser  toutes  les  charges.  » 

Ainsi  non-seulement  cet  abus  paraissait  à  tout  le 
monde  indéformable,  mais  utile  :  on  était  si  accou- 
tumé à  cet  opprobre  qu'on  ne  le  sentait  pas;  il  sem- 
blait éternel;  un  seul  homme  en  peu  de  mois  l'a  sa 
anéantir. 

Répétons  donc  qu'on  peut  tout  faire,  tout  corri- 
ger; que  le  grand  défaut  de  presque  tous  ceux  qui 
gouvernent  est  de  n'avoir  que  des  demi -volontés 
ol  des  demi-moyens.  Si  Pierre  le  Grand  n'avait  pat 


voulu  fortement,  de.u\  mille  lieues  de  pays  seraient 
eaucore  barbares. 

Comment  donner  de  l'eau  dans  Paris  à  trente  mille 
maisons  qui  en  manquent  ?  comment  payer  les  dettes 
de  l'état?  comment  se  soustraire  à  la  tyrannie  révérée 
d'une  puissance  étrangère  qui  n "est  pas  une  puis- 
sance ,  et  à  laquelle  on  paye  en  tribut  les  premiers 
fruits?  Osez  le  vouloir,  et  vous  en  viendrez  à  bout 
plus  aisément  que  vous  n'avez  extirpé  les  jésuites,  et 
purgé  le  théâtre  de  petits-maîtres. 

VENISE,     " 

Et  par  occasion  de  la  liberté. 

Nulle  puissance  ne  peut  reprocher  aux  Vénitiens 
d'avoir  acquis  leur  liberté  par  la  révolte;  nulle  ne 
peut  leur  dire  :  Je  vous  ai  affranchis,  voilà  le  diplôme 
de  votre  manumission. 

Ils  n'ont  point  usurpé  leurs  droits  comme  les  Cé- 
sars usurpèrent  l'empire  ,  comme  tant  d'évêques,  à 
commencer  par  celui  de  Rome,  ont  usurpe  les  droits 
régaliens;  ils  sont  seigneurs  de  Venise  (  si  Ton  ose  se 
servir  de  cette  audacieuse  comparaison)  comme  Dieu 
est  seigneur  de  la  terre,  parce  qu'il  l'a  fondée. 

Attila,  qui  ne  prit  jamais  le  titre  de  (Icau  de  Vieil) 
va  ravageant  l'Italie.  Il  en  avait  autant  de  droit  qu'en 
eurent  depuis Charlemagnel'Austrasicn,  et  Arnould  le 
bâtard  carinthien,  et  Gui  duc  de  Spolète,  et  Bérenger 
marquis  de  Frioul,  et  les  évêques  qui  voulaient  ss 
faire  souverains. 

Dans  ce  temps  de  brigandages  militaires  et  eccle*- 


VE1USE.  359 

sîasûques,  Attila  passe  comme  un  vautour,  et  les 
Vénitiens  se  sauvent  dans  la  mer  comme  des  alcyons. 
Nul  ne  les  protège  qu'eux-mêmes  ;  ils  font  leur  nid 
au  milieu  des  eaux;  ils  l'agrandissent,  ils  le  peuplent, 
ils  le  défendent,  ils  l'enrichissent.  Je  demande  s'il  est 
possible  d'imaginer  une  possession  plus  juste  ?  Notre 
p::re  Adam,  qu'on  suppose  avoir  vécu  dan~  le  beau 
pays  de  la  Mésopotamie,  n  était  pas  à  plus  juste  titre 
seigneur  et  jardinier  du  paradis  terrestre. 

J'ai  lu  le  Squittinio  délia  libertà  di  Venezia ,  et  j'en 
ai  été  indigné. 

Quoi!  Venise  ne  serait  pas  originairement  libre, 
parce  que  les  empereurs  grecs,  superstitieux,  et  mé- 
dians, ci  faibles,  et  barbares,  disent  :  Cette  nouvelle 
ville  a  été  bâtie  sur  notre  ancien  territoire;  et  parce 
que  des  Allemands,  ayant  le  titre  d'empereur  d'oc- 
cident,  disent  :  Cette  ville  étant  dans  l'occident  est 
de  notre  domaine? 

Tl  me  semble  voir  un  poisson  volant  ?  poursuivi  à 
la  fois  par  un  faucon  et  par  un  requin ,  et  qui  échappe 
à  l'un  et  à  Fautre. 

Sannazar  avait  bien  raison  de  dire  j  en  comparant 
Rome  et  Venise  : 

Illam  liomines  dîces,  hanc  possuisse  Dccs* 

Piome  perdit  par  César,  au  bout  de  cinq  cents  arts, 
sa  liberté  acquise  par  Brutus.  Venise  a  conservé  la 
sienne  pendant  onze  siècles,  et  je  me  flatte  qu'elle  La 
conseivcra  toujours. 

Gènes,  pourquoi  fais  tu  gloire  de  montrer  un  di- 
plôme d'un  Bérengcr  qui  te  donna  des  privilèges  eu 


86o  VENTRES    PARESSEUX. 

l'an  958?  On  sait  que  des  concessions  de  privilèges 
ne  sont  que  des  titres  de  servitude.  Et  puis  voilà  un 
beau  titre  qu'une  charte  d'un  tyran  passager  qui  ne 
fut  jamais  bien  reconnu  en  Italie,  et  qui  fut  chassé 
deux  ans  après  la  date  de  cette  charte  ! 

La  véritable  charte  de  la  liberté  est  l'indépendance 
soutenue  par  la  force.  C'est  avec  la  pointe  de  l'énée 
qu'on  signe  les  diplômes  qui  assurent  cette  préroga- 
tive naturelle.  Tu  perdis  plus  d'une  fois  ton  privilège 
et  ton  colïie-fort.  Garde  l'un  et  l'autre  depuis  iyi\S. 

Heureuse  Ilelvétie  !  à  quelle  pancarte  dois-tu  ta  li- 
berté ?  à  ton  courage  ,  à  ta  fermeté  ,  à  tes  montagnes. 
«—Mais  je  suis  ton  empereur.  —  Mais  je  ne  veux 
plus  que  tu  le  sois.  —  Mais  tes  pères  ont  été  esclave* 
de  mon  père.  — C'est  pour  cela  même  que  leurs  en- 
fans  ne  veulent  point  te  servir,  -»—  Mais  j'avais  le  droit 
attaché  à  ma  dignité. — Et  nous,  nous  avons  le  droit 
de  la  nature. 

Quand  les  sept  Provinces-Unies  eurent -elles  c« 
droit  incontestable?  au  moment  même  où  elles  furent 
unies  ;  et  dès-lors  ce  fut  Philippe  II  qui  fut  le  rebelle. 
Quel  grand  homme  que  ce  Guil  aume  prince  d"0* 
range  !  il  trouva  des  esclaves,  et  il  en  fit  des  hommô* 
libres. 

Pourquoi  la  liberté  est-eîle  si  rare? 

Parce  qu'elle  est  le  premier  des  biens. 

VENTRE  PARESSEUX. 

5aint  Paul  a  dit  que  les  Cretois  sont  toujours 
menteurs  P  de  méchantes  betes,  et  des  ventres  paresseux. 
Le  médecin  Ilequet  entendait  par  ventre  paresseux  f 


VENTRES    PARESSEUX.  3Gl 

que  les  Cretois  allaient  rarement  à  la  selle  ;  et  qu'ainsi 
la  matière  fécale,  refluant  dans  leur  sang,  les  rendait 
de  mauvaise  humeur,  et  en  fesait  de  méchantes  bêtes. 
Il  est  très-vrai  qu'un  homme  qui  n'a  pu  venir  à  Lout 
de  pousser  sa  selle,  sera  plus  sujet  à  la  colère  qu'un 
autre;  sa  bile  ne  coule  pas,  elle  est  recuite,  son  sang 
est  ad  uste. 

Quand  vous  avez  le  matin  une  grâce  à  demander  à 
un  ministre  ou  à  un  premier  commis  de  ministre,  in- 
formez vous  adroitement  s'il  a  le  ventre  libre.  Il  faut 
toujours  prendre  mollia  fandi  tempora. 

Personne  n'ignore  que  notre  caractère  et  notre 
Cour  d'esprit  dépendent  absolument  de  la  garde  robe, 
Le  cardinal  de  Richelieu  n'était  sanguinaire  que  parce 
qu'il  avait  des  hémorrhoïdes  internes  qui  occupaient 
son  intestin  rectum,  et  qui  durcissaient  ses  matières. 
La  reine  Anne  d'Autriche  l'appelait  toujours  cul  pourL 
Ce  sobriquet  redoubla  l'aigreur  de  sa  bile,  et  coûta 
probablement  la  vie  au  maréchal  de  Marillac,  et  la 
liberté  au  maréchal  de  Bassompierre.  Mais  je  ne  vois 
pas  pourquoi  les  gens  constipés  seraient  plus  men- 
teurs que  d'autres;  il  n'y  a  nulle  analogie  entre  !e 
sphincter  de  l'anus  et  le  mensonge,  comme  il  y  en  a 
une  très-sensible  entre  les  intestins  et  nos  passions, 
notre  manière  de  penser,  notre  conduite. 

Je  suis  donc  bien  fondé  à  croire  que  saint  Paul  en- 
tendait par  ventres  paresseux  des  gens  voluptueux, 
des  espèces  de  prieurs,  de  chanoines,  d'abbés  com- 
mendataires,  de  prélats  fort  riches,  qui  restaient  au 
lit  tout  le  matin  pour  se  refaire  des  débauches  de  la 
veille,  comme  dit  Marot  (épig,  86)  ; 

Dict.  ph.  8.  3i 


362  VENTRES    PARESSEUX. 

Un  gros  prieur  son  pctit-fi!s  baisait 

Et  mignardai't  au  matin  dins  sa  couche," 

Tandis  rôtir  sa  perdrix  on  faisait,  etc. ,  etc. 

Mais  on  peut  fort  bien  passer  le  matin  au  lit ,  et 
iretre  ni  menteur,  ni  méchante  bète.  Au  contraire, 
les  voluptueux  indoîcns  sont  pour  la  plupart  très- 
doux  dans  la  société,  et  du  meilleur  commerce  du 
monde. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  très-fa  clié  que,  saint  Paul 
injurie  toute  une  nation  :  il  ji'y  a  dans  ce  passage 
(humainement  parlant)  ni  politesse,  ni  habileté,  ni 
vérité.  On  ne  gagne  point  les  hommes  en  leur  disant 
qu'ils  sont  de  méchantes  bètes;,  et  sûrement  il  aurait 
trouvé  en  Crète  des  hommes  de  mérite.  Pourquoi  ou- 
trager ainsi  la  patrie  de  Minos,  dont  l'archevêque 
Fénélon  (bien  plus  poli  que  saint  Paul)  fait  un  si 
pompeux  éloge  dans  son  Télémaque? 

Saint  Paul  nYlait-iJ  pas  difficile  à  vivre?  d'une  hu- 
meur brusque,  d'un  esprit  fier,  d'un  caractère  dur  et 
impérieux?  Si  j'avais  été  l'un  des  apôtres,  ou  seule- 
ment disciple  ,  je  me  serais  infailliblement  brouillé 
avec  lui.  11  me  semble  que  tout  le  tort  était  de  son 
côté ,  dans  sa  querelle  avec  Pierre  Simon  Barjjone.  Il 
avait  la  fureur  de  la  domination;  il  se  vante  toujours 
d'être  apôtre,  et  d?étre  plus  apôtre  que  ses  confrères; 
lui  qui  avait  servi  à  lapider  saint  Etienne!  lui  qui  avait 
été  un  valet  persécuteur  sous  Gamalicl ,  et  qui  aurait 
dû  pleurer  ses  crimes  bien  plus  long- temps  que  saint 
Pierre  ne  pleura  sa  faiblesse  (toujours  humainement 
parlant1.  ) 

Il  se  vante  d'être  citoyen  romain,  né  à  Tharsis;  et 


VENTRES    PARESSEUX.  363 

saint  Jérôme  prétend  qu'il  était  un  pauvre  Juif  de 
province,  né  à  Giscale  dans  la  Galilée  («).  Dans  ses 
lettres  au  petit  troupeau  de  ses  frères,  il  parle  tou- 
jours en  maître  très-dur.  «Je  viendrai,  écrit-il  à 
quelques  Corinthiens,  je  viendrai  à  vous,  je  jugerai 
tout  par  deux  ou  trois  témoins;  je  ne  pardonnerai  ni 
à  ceux  qui  ont  poché ,  ni  aux  autres.  Ce  ni  aux  autres 
est  un  peu  dur. 

Bien  des  gens  prendraient  aujourd'hui  le  parti  de 
saint  Pierre  contre  saint  Paul ,  n'était  l'épisode  d'À- 
nanie  et  de  Saphire,  qui  a  intimidé  les  âmes  enclines 
à  faire  l'aumône. 

Je  reviens  à  mon  texte  des  Cretois  menteurs,  mé- 
chantes bétes,  ventres  paresseux;  et  je  conseille  à 
tous  les  missionnaires  de  ne  jamais  débuter  avec  au- 
cun peuple  par  lui  dire  des  injures. 

Ce  n'est  pas  que  je  regarde  les  Cretois  comme  les 
plus  justes  et  les  plus  respectables  des  hommes,  ainsi 
que  le  dit  la  fabuleuse  Grèce.  Je  ne  prétends  point 
concilier  leur  prétendue  vertu  avec  leur  prétendu 
taureau  dont  la  belle  Pasiphaé  fut  si  amoureuse,  ni 
avec  Part  dont  le  fondeur  Dédale  fit  une  vache  d'ai- 
rain dans  laquelle  Pasiphaé  se  posta  si  habilement 
que  son  tendre  amant  lui  fit  un  minotaure,  auquel  le 
pieux  et  équitable  Minos  sacrifiait  tous  les  ans  (et 
non  pas  tous  les  neuf  ans)  sept  grands  garçons  et 
sept  grandes  filles  d'Athènes. 

Ce  n'est  pas  que  je  croie  aux  cent  grandes  villes 

(a)  J\Tous  l'avons  déjà  dit  ailleurs,  et  nous  le  répétons  ici  :  Poor- 
■quoi?  parce  que  les  jeunes  welclies,  pour  l'édification  de  qui 
nous  écrivons,  lisent  en  courant  et  oublient  ce  qu'ils  lisent. 


3G4  VERGE. 

de  Crète;  passe  pour  cent  mauvais  villages  établis 
sur  ce  rocher  long  et  étroit,  avec  deux  ou  trois  villes. 
Ou  est  toujours  fâché  que  Rollin,  dans  sa  compila- 
tion élégante  de  l'Histoire  ancienne,  ait  répété  tant 
d'anciennes  fables  sur  l'île  de  Crète  et  sur  Minos 
comme  sur  le  reste. 

A  l'égard  des  pauvres  Grecs  et  des  pauvres  Juifs 
qui  habitent  aujourd'hui  les  montagnes  escarpées  de 
cette  île,  sous  le  gouvernement  d'un  bâcha,  il  se  peut 
qu'ils  soient  des  menteurs  et  de  méchantes  bêtes. 
J'ignore  s'ils  ont  le  ventre  paresseux,  et  je  souhaite 
qu'ils  aient  à  manger. 

VERGE, 

Baguette  divinatoire. 

Les  théurgites,  les  anciens  sages,  avaient  tous  une 
verge  avec  laquelle  ils  opéraient. 

Mercure  passe  pour  le  premier  dont  la  verge  ait 
fait  des  prodiges.  On  tient  que  Zoroastre  avait  une 
grande  verge.  La  verge  de  i  antique  Baccbus  était  son 
thyrse,  avec  lequel  il  sépara  les  eaux  de  POronte,  de 
l'Hydaspe  et  de  la  mer  Rouge.  La  verge  d'Hercule 
éta:t  son  bâton,  sa  massue.  Pythagore  fut  toujours 
représenté  avec  sa  verge.  On  dit  qu'elle  était  d'or;  il 
n'est  pas  étonnant  qu'ayant  une  cuisse  d'or,  il  eut  une 
verge  du  même  métal. 

Âbaris,  prêtre  d'Apollon  hyperboréen,  qu'on  pré- 
tend avoir  été  contemporain  de  Pythagore,  fut  bien 
plus  fameux  par  sa  verge;  elle  n'était  que  de  bois;  mais 
il  traversait  les  airs  à  califourchon  sur  elle.  Porphyre 


VERGE.  365 

et  Jamblique  affirment  que  ces  deux  grands  théur- 
gîtes,  Abasis  et  Pythagore,  se  montrèrent  amicale- 
ment leur  verge. 

La  verge  fut  en  tout  temps  l'instrument  des  sages 
et  le  signe  de  leur  supériorité.  Les  conseillers  sorciers 
de  Pharaon  firent  d'abord  autant  de  prestiges  avec 
leur  verge  que  Moïse  fit  de  prodiges  avec  la  sienne» 
Le  judicieux  Calmet  nous  apprend,  dans  sa  Disserta- 
tion sur  l'Exode,  <c  que  les  opérations  de  ces  mages 
n'étaient  pas  des  miracles  proprement  dits,  mais  une 
métamorphose  fort  singulière  et  fort  difficile,  qui 
néanmoins  n'est  ni  contre  ni  au-dessus  des  lois  de  la 
nature.  »  La  verge  de  Moïse  eut  la  supériorité  qu'elle 
devait  avoir  sur  celle  de  ces  chotims  d'Egypte.  . 

Non- seulement  la  verge  d'Aaron  partagea  l'hon- 
neur des  prodiges  de  son  frère  Moïse,  mais  elle  en 
fit  en  son  particulier  de  très- admirables.  Personne 
n'ignore  comment  de  treize  verges  celle  d'Aaron  fut 
la  seule  qui  fleurit,  qui  poussa  des  boutons,  des  fleurs 
et  des  amandes. 

Le  diable,  qui,  comme  on  sait,  est  un  mauvais 
singe  des  œuvres  des  saints,  voulut  avoir  aussi  &a 
verge,  sa  baguette,  dont  il  gratifia  tous  les  sorciers. 
Médée  et  Circée  furent  toujours  armées  de  cet  instru- 
ment mystérieux.  De  là  vient  que  jamais  magicienne 
ne  paraît  à  l'Opéra  sans  cette  verge ,  et  qu'on  appelle 
ces  rôles  des  rôles  à  baguette, 

Aucun  joueur  de  gobelets  ne  fait  ses  tours  d« 
passe-passe  sans  sa  verge,  sans  sa  baguette. 

On  trouve  les  sources  d'eau ,  les  trésors,  au  moye» 
d'une  verge,  d'une  baguette  de  coudrier,  qui  ne  niai*- 

3rt. 


366  VERGE. 

que  pas  de  forcer  un  peu  la  main  à  un  imbécile  qui  la 
serre  trop  j  el  qui  tourne  aisément  dans  celle  d'un  fri- 
pon. M.  Formey,  secrétaire  de  l'académie  de  Berlin  , 
explique  ce  phénomène  par  celui  de  l'aimant  dans  le 
grand  Dictionnaire  encyclopédique.  Tous  les  sorciers 
du  siècle  passé  croyaient  aller  au  sabbat  sur  une  verge 
magique  ,  ou  sur  un  manche  à  balai  qui  en  tenait  lieu  ; 
et  les  juges,  qui  n'étaient  pas  sorciers,  les  brûlaient. 

Les  verges  de  bouleau  sont  une  poignée  de  scions 
dont  on  frappe  les  malfaiteurs  sur  le  dos.  Il  est  hon- 
teux et  abominable  qu'on  inflige  un  pareil  châtiment 
sur  les  fesses  à  de  jeunes  garçons  et  à  de  jeunes  ^Ues, 
C'était  autrefois  le  supplice  des  esclaves.  J'ai  vu,  dans 
des  collèges,  des  barbares  qui  fesaient  dépouiller 
des  enfans  presque  entièrement;  une  espèce  de  bour- 
reau, souvent  ivre,  les  déchirait  avec  de  longues 
verges,  qui  mettaient  en  sang  leurs  aines  et  les  fe- 
saient enfler  démesurément.  D'autres  les  fesaient  frap- 
per avec  douceur,  et  il  en  naissait  un  autre  inconvé- 
nient. Les  deux  nerfs  qui  vont  du  sphincter  au  pubis , 
étant  irrités ,  causaient  des  pollutions  ;  c'est  ce  qui  est 
arrivé  souvent  à  de  jeunes  filles. 

Par  une  police  incompréhensible,  les  jésuites  dit 
Paraguai  fouettaient  les  pères  et  les  mères  de  famille 
sur  leurs  fesses  nues  (a).  Quand  ii  n'y  aurait  eu  que 
cette  raison  pour  chasser  les  jésuites  ?  elle  aurait 
suffi  (i). 

(a)  Voyez  le  Voyage  de  M.  le  colonel  de  Kougainville^  et  les 
Lettres  sur  le  Paraguai. 

(i)  Dans  le  temps  de  la  révocation  de  ledit  de  Nantes,  tes 


VÉRITÉ.  36j 

VERITE. 

<(  Pilate  lui  dit  alors  :  Vous  êtes  donc  roi?  Jésus 
lui  répondit  :  Vous  dites  que  je  suis  roi,  c'est  pour 
cela  que  je  suis  né  et  que  je  suis  venu  au  monde  , 
afin  de  rendre' témoignage  à  la  vérité  ;  tout  homme 
qui  -est  de  vérité  écoute  ma  voix. 

<(  Pilate  lui  dit  :  Qu'est-ce  que  vérité  ?  et  ,  ayant  dit 
cela,  il  sortit,  etc.  »  (Jean,  chap.  XVIII.) 

Il  est  triste  pour  le  genre  humain  que  Pilate  sortît 
sans  attendre  la  réponse;  nous  saurions  ce  que  c'est 
que  la  vérité.  Pilate  était  bien  peu  curieux.  L'accusé 
amené  devant  lui  dit  qu'il  est  roi,  qu'il  est  né  pour 
être  roi  ;  et  il  ne  s'informe  pas  comment  cela  peut 
être.  Il  est  juge  suprême  au  nom  de  César;  il  a  la 
puissance  du  glaive;  son  devoir  était  d'approfondir 
le  sens  de  ces  paroles.  Il  devait  dire  :  Apprenez-moi 
ce  que  vous  entendez  par  être  roi  ?  comment  êtes- 
vous  né,  pour  être  roi  et  pour  rendre  témoignage  à  la 
vérité  ?  on  prétend  qu'elle  ne  parvient  que  difficile- 
ment à  l'oreille  des  rois.  Moi  qui  suis  juge,  j'ai  tou- 
jours eu  une  peine  extrême  à  la  découvrir.  Instruisez- 
moi  pendant  que  vos  ennemis  crient  là  dehors  contre 
vous  y  vous  me  rendrez  le  plus  grand  service  qu'on  ait 

religieuses  chez  qui  l'on  enfermait  les  filles  arrachées  des  hras  de 
leurs  parens,  ne  manquaient  pas  de  1rs  fouetter  vigoureusement 
lorsqu'elles  ne  voulaient  pas  assister  à  la  messe  le  dimanche  : 
quand  les  religieuses  n'étaient  pas  assez  fortes  ,  elles  deman- 
daient du  secours  à  la  garnison ,  et  l'exécution  se  fesait  par  des 
grenadiers ,  en  présence  d'un  officier  major.  (  Voyez  l'Histoire  'de 
la  révocation  de  Tédit  de  Nantes») 


368  VÉRITÉ. 

jamais  rendu  à  un  juge;  et  j'aime  bien  mieux  ap- 
prendre à  connaître  le  vrai,  que  de  condescendre  à 
la  demande  tumultueuse  des  Juifs  qui  veulent  que  je 
vous  fasse  pendre. 

Nous  n'oserons  pas  sans  doute  rechercher  ce  que 
fauteur  de  toute  vérité  aurait  pu  dire  à  Pilate. 

Aurait-il  dit  :  «  La  vérité  est  un  mot  abstrait  que 
la  plupart  des  hommes  emploient  indifféremment 
dans  leurs  livres  et  dans  leurs  jugemens ,  pour  erreur 
et  mensonge.  »  Cette  définition  aurait  merveilleuse- 
ment convenu  à  tous  les  feseurs  de  systèmes.  Ainsi  le 
mot  sagesse  est  pris  souvent  pour  folie,  et  esprit  pour 
sottise. 

Humainement  parlant,  définissons  la  vérité,  en 
attendant  mieux ,  ce  qui  est  énonce  tel  qu'il  est. 

Je  suppose  qu'on  eût  mis  seulement  six  mois  à 
enseigner  à  Pilate  les  vérités  de  la  logique,  il  eût  fait 
sans  doute  ce  syllogisme  concluant.  On  ne  doit  point 
ôtçr  la  vie  à  un  homme  qui  n'a  prêché  qu'une  bonne 
morale;  or,  celui  qu'on  m'a  déféré  a,  de  l'avis  de  ses 
ennemis  même,  prêché  souvent  une  morale  excel- 
lente ;  donc  on  ne  doit  point  le  punir  de  mort. 

Il  aurait  pu  encore  tirer  cet  autre  argument. 

Mon  devoir  est  de  dissiper  les  attroupemens  d'im 
peuple  séditieux  qui  demande  la  mort  d'un  homme, 
sans  raison  et  sans  forme  juridjque;  or,  tels  sont  les 
Juifs  dans  cette  occasion;  donc  je  dois  les  renvoyer 
et  rompre  leur  assemblée. 

Nous  supposons  que  Pilate  savait  l'arithmétique  ; 
ainsi  nous  ne  parlerons  pas  de  ces  espèces  de  vérités. 

Pour  les  vérités   mathématiques,  je  crois  qu'U 


VÉRITÉ.  36f) 

aurait  fallu  trois  ans  pour  le  moins,  avant  qu'il  pût 
être  au  fait  de  la  géométrie  transcendante.  Les  vérités 
de  la  physique,  combinées  avec  celles  de  ia  géomé- 
trie, auraient  exigé  plus  de  quatre  ans.  Nous  en  con^ 
sumons  six,  d'ordinaire,  à  étudier  la  théologie;  j'en 
demande  douze  pour  Pilate ,  attendu  qu'il  était  païen, 
et  que  six  ans  n'auraient  pas  été  trop  pour  déraciner 
toutes  ses  vieilles  erreurs,  et  six  autres  années  pouï 
te  mettre  en  état  de  recevoir  le  bonnet  de  docteur. 

Si  Pilate  avait  eu  une  tête  Lien  organisée,  je  n'au- 
rais demandé  que  deux  ans  pour  lui  apprendre  les 
vérités  métaphysiques;  et  comme  ces  vérités  sont 
nécessairement  liées  avec  celles  de  la  morale,  je  rno 
flatte  qu'en  moins  de  neuf  ans  Pilate  serait  devenu  un 
vrai  savant  et  parfaitement  honnête  homme. 

Vérités  historiques. 

J'aurais  dit  ensuite  a  Pilate  :  Les  vérités  histori- 
ques ne  sont  que  des  probabilités.  Si  vous  avez  com- 
battu à  la  bataille  de  Philippes,  c'est  pour  vous  une 
vérité  que  vous  connaissez  par  intuition,  par  senti- 
ment. Mais,  pour  nous  qui  habitons  tout  auprès  du 
désert  de  Syrie,  ce  n'est  qu'une  chose  très -probable 
que  nous  connaissons  par  ouï -dire.  Combien  faut -il 
de  ouï-dire  pour  former  une  persuasion  égale  k  celle 
d'un  homme  qui,  ayant  vu  la  chose,  peut  se  vanter 
d'avoir  une  espèce  de  certitude  ? 

Celui  qui  a  entendu  dire  la  chose  à  douze  mille 
témoins  oculaires,  n'a  que  douze  mille  probabilités 
égales  à  une  forte  probabilité,  laquelle  tfest  pas  égala 
à  la  certitude. 


370  VÉRITÉ. 

Si  vous  ne  tenez  la  chose  que  d'un  seul  des  té- 
moins, vous  ne  savez  rien,  vous  devez  douter.  Si  le 
témoin  est  mort,  vous  devez  douter  encore  plus,  car 
vous  ne  pouvez  plus  vous  éclaircir.  Si  de  plusieurs 
témoins  morts,  vous  êtes  dans  le  même  cas. 

Si  de  ceux  à  qui  les  témoins  ont  parlé,  le  doute 
doit  encore  augmenter. 

De  génération  en  génération  le  doute  augmente, 
et  la  probabilité  diminue;  et  bientôt  la  probabilité 
est  réduite  à  zéro. 

Ves  degrés  de  vérité  suivant  lesquels  on  juge  les 
accusés* 

On  peut  être  traduit  en  justice  ou  pour  des  faits, 
ou  pour  des  paroles. 

Si  pour  des  faits,  il  faut  qu'ils  soient  aussi  certains 
que  le  sera  le  supplice  auquel  vous  condamnerez  le 
coupable  :  car  si  vous  n'avez,  par  exemple,  que  vingt 
probabilités  contre  lui ,  ces  /ingt  probabilités  ne 
peuvent  équivaloir  à  la  certitude  de  sa  mort.  Si  vous 
voulez  avoir  autant  de  probabilités  qu'il  vous  en  faut 
pour  être  sûr  que  vous  ne  répandez  point  le  sang 
innocent,  il  faut  qu'elles  naissent  de  témoignages 
unanimes  de  déposans  qui  n'aient  aucun  intérêt  à  dé- 
poser. De  ce  concours  de  probabilités,  il  se  formera 
une  opinion  très-forte  qui  pourra  servir  à  excuser 
votre  jugement.  Mais  comme  vous  n'aurez  jamais  de 
certitude  entière ,  vous  ne  pourrez  vous  flatter  de 
connaître  parfaitement  la  vérité.  Par  conséquent  vous 
devez  toujours  pencher  vers  la  clémence  plus  que 
\ors  la  rigueur. 


VERS   ET    POÉSIE.  3*71 

S'il  ne  s'agit  que  de  faits  dont  il  n'ait  résulté  ni 
mort  d'homme,  ni  mutilation,  il  est  évident  que  vous 
ne  devez  faire  mourir  ni  mutiler  l'aceusé. 

S'il  n'est  question  que  de  paroles,  il  est  encore 
plus  évident  que  vous  ne  devez  point  faire  pendre  un 
de  vos  semblables  pour  la  manière  dont  il  a  remué  la 
langue;  car  toutes  les  paroles  du  monde  n'étant  que 
de  l'air  battu,  à  moins  que  ces  paroles  n'aient  excité 
au  meurtre 9  il  est  ridicule  de  condamner  un  homme 
à  mourir  pour  avoir  battu  l'air.  Mettez  dans  une 
alance  toutes  les  paroles  oiseuses  qu'on  ait  jamais 
dites,  et  dans  l'autre  balance  le  sang  d'un  homme,  ce 
sang  l'emportera.  Or  celui  qu'on  a  traduit  devant 
vous  n'étant  accusé  que  de  quelques  paroles  que  ses 
ennemis  ont  prises  en  un  certain  sens,  tout  ce  que 
vous  pourriez  faire  serait  aussi  de  lui  dire  des  paroles 
qu'il  prendra  dans  le  sens  qu'il  voudra;  mais  livrer 
un  innocent  au  plus  cruel  et  au  plus  ignominieux  sup- 
plice pour  des  mots  que  ses  ennemis  ne  comprennent 
pas,  cela  est  trop  barbare.  Vous  ne  faites  pas  plus  de 
cas  de  la  vie  d'un  homme  que  de  celle  d'un  lézard,  eC 
trop  de  juges  vous  ressemblent. 

VERS  ET  POÉSIE. 

Il  est  aisé  d'être  prosateur,  très-difficile  et  très- 
rare  d'être  poète.  Plus  d'un  prosateur  a  fait  semblant 
de  mépriser  la  poésie.  Il  faut  leur  rappeler  souvent 
le  mot  de  Montaigne  :  «Nous  ne  pouvons  y  atteindre t 
vengeons-nous  par  en  médire. 

Nous  avons  déjà  remarqué  que  Montesquieu, 
n'ayant  pu  réussir  en  vers,  s'avisa,  dans  ses  Lettres 


^72  VERS    ET    POÉSIE. 

persanes,  de  n'admettre  nul  mérite  dans  Virgile  et 
dans  Horace.  L'éloquent  Bossuet  tenta  de  foire  quel- 

ques  vers  et  les  fit  détestables;  mais  il  se  garda  bien 
de  déclamer  contre  les  grands  poètes. 

Fénéion  ne  fil  guère  de  meilleurs  vers  crue  Bossuet; 
mais  il  savait  par  cœur  toutes  les  belles  poésies  de 
l'antiquité  :  son  esprit  en  est  plein;  il  les  cite  souvent 
dans  ses  lettres. 

Il  me  semble  qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'homme  vé- 
ritablement éloquent  qui  n'ait  aimé  la  poésie.  Je  n'en 
citerai  pour  exemples  que  César  et  Cicéron.  L'un  fît 
la  tragédie  d'OEdipe.  Nous  avons  de  l'autre  des  mor- 
ceaux de  poésie  qui  pouvaient  passer  pour  les  meil- 
leurs avant  que  Lucrèce,  Virgile  et  Horace  parussent. 
Rien  n'est  plus  aisé  que  de  faire  de  mauvais  vers 
en  français;  rien  de  plus  difficile  que  d'en  faire  de 
bons.  Trois  choses  rendent  cette  difficulté  presque 
insurmontable;  la  gène  de  la  rime,  le  trop  petit  nom- 
bre de  rimes  nobles  et  heureuses,  la  privation  de  ces 
inversions  dont  le  grec  et  le  latin  abondent.  Aussi 
nous  avons  très-peu  de  poètes  qui  soient  toujours  éié- 
gans  et  toujours  corrects.  Il  n'y  a  peut-être  en  France 
que  Racine  et  Boileau  qui  aient  une  élégance  con- 
tinue. Mais  remarquez  que  les  beaux  morceaux  de 
Corneille  sont  toujours  bien  écrits,  à  quelques  petites 
fautes  près.  On  en  peut  dire  autant  des  meilleures 
scènes  en  vers  de  Molière,  des  opéras  de  Quinauït, 
des  bonnes  fables  de  Lafontaine.  Ce  sont  là  les  seuls 
génies  qui  ont  illustré. la  poésie  en  France  dans  le 
grand  siècle.  Presque  tous  les  autres  ont  manqué  de 
naturel,  de  variété,  d'éloquence,  d'élégance,  de  jus 


VERS    ET    P0ÊSIES  3y3 

fesse ,  de  cette  logique  secrète  qui  doit  guider  toutes 
les  pensées  sans  jamais  paraître;  presque  tous  ont 
péché  contre  la  langue. 

Quelquefois  au  théâtre  on  est  ébloui  d'une  tirade 
de  vers  pompeux,  récités  avec  emphase.  L'homme 
sans  discernement  applaudit-,  l'homme  de  goût  con- 
damne. Mais  comment  l'homme  de  goût  fera-t-il 
comprendre  à  l'autre  que  les  vers  applaudis  par  hii 
ne  valent  rien?  Si  je  ne  me  trompe,  voici  la  méthode 
la  plus  sûre. 

Dépouillez  les  vers  de  la  cadence  et  de  la  rime, 
sans  y  rien  changer  d'ailleurs.  Alors  la  faiblesse  et  la 
fausseté  de  la  pensée,  ou  l'impropriété  des  termes, 
ou  le  solécisme,  ou  le  barbarisme,  ou  l'ampoulé  se 
manifeste  dans  toute  sa  turpitude. 

Faites  cette  expérience  sur  tous  les  vers  de  la  tra- 
ge'die  d'ïphigénie,  ou  d'Armide,  et  sur  ceux  de  l'Art 
poétique,  vous  n'y  trouverez  aucun  de  ces  défauts, 
pas  un  mot.  vicieux,  pas  un  mot  hors  de  sa  place. 
Vous  verrez  que  l'auteur  a  toujours  exprimé  heureu- 
sèment  sa  pensée,  et  que  la  gene  de  la  rime  n'a  rien 
coûté  au  sens. 

Prenez  au  hasard  toute  autre  pièce  de  vers;  par 
exemple,  la  tragédie  de  Didon,  qui  me  tombe  ac- 
tuellement sous  la  main.  Voici  le  discours  que  tient 
Iarbe  à  la  première  scène  : 

«  Tous  mes  ambassadeurs ,  irrités  et  confus , 
Trop  souvent  de  la  reine  ont  subi  les  refus. 
Voisin  de  ses  états ,  faibles  dans  leur  naissance , 
Je  croyais  que  Didon ,  redoutant  ma  vengeance , 
Se  résoudrait  sans  peine  à  l'hymen  glorieux 
Dict.  pli.  8.  32 


374  VERS    ET    POESIE. 

D'un  monarque  puissant,  fils  du  maître  des  dieux. 

Je  contiens  cependant  la  fureur  qui  m'anime; 

Et ,  déguisant  enror  mon  dépit  légitime, 

Pour  la  dcrniîre  fois  en  proie  à  ses  1  auteurs, 

Je  viens  sous  1  •  faux  nom  de  mes  àmbas  a  leurs, 

Au  milieu  de  la  cour  d'une  reine  étrangère, 

D'un  refus  obstiné  pénétrer  le  mystère; 

Que  sais  je!....  n'écouter  qu'un  transport  amoureux, 

Me  découvrir  moi-même,  et  déclai\r  mes  feux.  » 

Oicz  la  rime,  et  vous  serez  révolté  de  voir  subir 
de,  rc  k<;  parée  qu'on  essuie  un  refus,  et  qu'en  subit 
une  peine.  &ubir<  un  refus  est  un  barbarisme. 

«Je  croyais  que  Bidon,  redoutant  ma  vengeance, 
5e  résoudrait  sans  peine.  »  Si  elle  ne  se  résolvait  que 
par  crainte  de  la  vengeance,  il  est  bien  clair  qu'alors 
elle  ne  se  résoudrait  pas  sans  peine,  mais  avec  beau- 
coup de  peine  et  de  douleur.  Elle  se  résoudrait  mal- 
gré elle;  elle  prendrait  un  parti  forcé.  Iarbe,  en 
parlant  ainsi,  fait  un  contre-sens. 

Il  dit  «  qu'il  est  en  proie  aux  hauteurs  de  la  reine.» 
On  peut  être  exposé  à  des  hauteurs,  mais  on  ne  peut 
y  être  en  proie,  comme  on  Test  à  la  colère,  à  la  ven- 
geance, cala  cruauté.  Pourquoi?  c'est  que  la  cruauté, 
la  vengeance,  la  colère,  poursuivent  en  effet  l'objet 
d?  leur  ressentiment;  et  cet  objet  est  regardé  comme 
leur  proie  :  mais  des  bauleurs  ne  poursuivent  per- 
sonne; les  hauteurs  n'ont  point  de  proie. 

u  il  vient  sous  le  faux  nom  de  ses  ambassadeurs. 
Tous  ses  ambassadeurs  ont  subi  des  refus.  »  Il  est 
impossible  qu'il  vienne  sous  le  nom  de  tant  d'ambas- 
sadeurs à  la  fois.  Un  homme  ne  peut  porter  qu'un 
nom;  et;  s'il  prend  le  nom  d'un  ambassadeur  3  il  un 


VERS    ET   POESIE.  3?5 

peut  prendre  le  faux  nom  de  cet  ambassadeur,  il 
prend  le  véritable  nom  de  ce  ministre.  ïarbe  dit  donc 
tout  le  contraire  de  ce  qu'il  veut  dire,  et  ce  qu'il  dit 
ne  forme  aucun  sans. 

«  Il  veut  pénétrer  les  mystères  d'un  refus.  »  Mais, 
s'il  a  été  refusé  avec  tant  de  hauteur,  il  n'y  a  nul 
mystère  à  ce  refus.  11  veut  dire  qu'il  cherche  à  en 
pénétrer  les  raisons.  Mais  il  y  a  grande  différence 
entre  raison  et  mystère.  Sans  le  mot  propre,  on  n'ex- 
prime jamais  bien  ce  qu'on  pense. 

«  Que  sais-je! n'écouter  qu'un  transport 

amoureux ,  me  découvrir  moi-même ,  et  déclarer  mes 
feux.  » 

Ces  mots  que  sais-jc!  font  entendre  que  Iarbe  va  se 
livrer  à  la  fureur  de  sa  passion.  Point  du  tout  :  il  dit 
qu'il  parlera  peut-être  d'amour  à  sa  maîtresse;  ce  qui 
n'est  assurément  ni  extraordinaire,  ni  dangereux,  ni 
tragique,  et  ce  qu'il  devrait  avoir  déjà  fait.  Observez 
encore  que,  s'il  se  découvre,  il  faut  bien  qu'il  se  dé- 
couvre lui-même  :  ce  lui-même  est  un  pléonasme. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que,  dans  l'Andromaque,  Racine 
fait  parler  Oreste ,  qui  se  trouve  à  peu  près  dans  la 
même  situation. 

Il  dit  : 

Je  me  livre  en  aveugle  au  transport  qui  m'entraîne. 
J'aime,  je  viens  chercher  Hermione  en  ces  lieux, 
La  fléchir,  l'enlever,  ou  mourir  à  ses  yeux. 

(Racine,  Andromaque ,  acte  I,  scène  I.) 

Voilà  comme  devait  s'exprimer  un  caractère  fou- 
gueux et  passionné,  tel  qu'on  peint  Iarbe. 

Que  de  fautes  dans  ce  peu  de  vers  des  la  première 


3j6  VERS    ET    POÉSIE. 

scène!  presque  chaque  mot  est  un  défaut.  Et,  si  on 
voulait  examiner  ainsi  tous  nos  ouvrages  drama- 
tiques, yen  a-t-il  un  seul  qui  pût  tenir  contre  une 
critique  sévère  ? 

L'Inès  de  La  Motte  est  certainement  une  pièce 
touchante;  on  ne  peut  voir  le  dernier  acte  sans  verser 
des  larmes.  L'auteur  avait  infiniment  d'esprit;  il  l'avait 
juste,  éclaire,  délicat  et  fécond",  mais,  dès  le  com- 
mencement de  la  pièce,  quelle  versification  faible, 
languissante,  décousue,  obscure,  et  quelle  impro- 
priété de  termes! 

a  Mon  fils  ne  me  suit  point  :  il  a  craint ,  je  le  vois, 
D'être  ici  le  témoin  du  bruit  de  ses  exploits.  ~. 

Vous,  Rodrigue,  le  sang  vous  attache  à  sa  gloire; 
Votre  valeur,  Henrique,  eut  part  à  sa  victoire; 
Ressentez  avec  moi  sa  nouvelle  grandeur. 
Reine,  de  Ferdinand  voici  l'ambassadeur.  » 

D'abord  on  ne  sait  quel  est  le  personnage  qui 
parle,  ni  à  qui  il  s'adresse,  ni  dans  quel  lieu  il  est,  ni 
de  quelle  victoire  il  s'agit.  Et  c'est  pécher  contre  la 
grande  règle  de  Boileau  et  du  bon  sens. 

Le  sujet  n'est  jamais  assez  tôt  expliqué  : 
Que  le  lieu  de  la  scène  y  soit  fixe  et  marque'  ; 

(Boileau,  Art  poétique;  chant  III,  vers  3 y  et  38.) 


Que  dès  les  premiers  vers  l'action  préparée , 
Sans  peine  du  sujet  aplanisse  l'entrée. 

(  Idem  x  chant  III ,  vers  27  et  28.  ) 

Ensuite,  remarquez  qu'on  n'est  point  témoin  d'un 
bruit  d'exploits.  Cette  expression  est  vicieuse,  L'au- 


VERS    ET    POÉSIE.  377 

leur  entend  que  peut-être  ce  fils  trop  modeste  craint 
de  jouir  de  sa  renommée,  qu'il  veut  se  dérober  aux 
honneurs  qu'on  s'empresse  à  lui  rendre.  Ces  expres- 
sions seraient  plus  justes  et  plus  nobles.  Il  s'agit  d'une 
ambassade  envoyée  pour  féliciter  le  prince.  Ce  n'est 
pas  là  un  bruit  d'exploits. 

«  Vous,  Rodrigue. — Vous,  Henrîque.»  Il  semble 
que  le  roi  aille  donner  ses  ordres  à  ce  Rodrigue  et  à 
ce  Henrique  :  point  du  tout;  il  ne  leur  ordonne  rien, 
il  ne  leur  apprend  rien.  Il  s'interrompt  pour  leur  dire 
seulement  :  «  Ressentez  avec  moi  la  nouvelle  gran- 
deur de  mon  fils.  »  On  ne  ressent  point  une  grandeur. 
Ce  terme  est  absolument  impropre  ;  c'est  une  espèce 
de  barbarisme.  L'auteur  aurait  pu  dire  :  «  Partagez 
son  triomphe,  ainsi  que  son  bonheur.  ». 

Le  roi  s'interrompt  encore  pour  dire  :  «  Reine,  de 
Ferdinand  voici  l'ambassadeur,  »  sans  apprendre  au 
public  quel  est  ce  Ferdinand,  et  de  quel  pays  cet  am- 
bassadeur est  venu.  Aussitôt  l'ambassadeur  arrive. 
On  apprend  qu'il  vient  de  Castille  ;  que  le  personnage 
qui  vient  de  parler  est  roi  de  Portugal,  et  qu'il  vient 
le  complimenter  sur  les  victoires  de  l'infant  son  fils. 
Le  roi  de  Portugal  répond  au  compliment  de  cet  am- 
bassadeur de  Castille,  qu'il  va  enfin  marier  son  fils  à 
la  sœur  de  Ferdinand,  roi  de  Castille. 

«  Allez  ;  de  mes  desseins  instruisez  la  Castille; 
Faites  savoir  au  roi  cet  hymen  triomphant  * 

Dont  je  vais  couronner  les  exploits  de  l'infant,  n 

(c  Faire  savoir  un  hymen  »  est  sec  et  sans  élégance» 
«  Un  hymen  triomphant  »  est  très-impropre  et  très- 
vicieux  y  parée  que  cet  hymen  ne  triomphe  pas, 

32. 


$j8  VERS    ET  POÉSIE. 

«  Couronner  les  exploits  d'un  hymen  »  est  trop 
trivial  et  n'est  point  à  sa  place ,  parce  que  ce  mariage 
était  conclu  avant  les  triomphes  de  l'infant.  Une  plus 
grande  faute  est  celle  de  dire  sèchement  à  l'ambassa- 
deur :  Allez-vous-en  >  comme  si  on  parlait  à  un  cour- 
rier* C'est  manquer  à  la  bienséance.  Quand  Pyrrhus 
donne  audience  à  Oreste  dans  l'Andromaque,  et  lors- 
qu'il refuse  ses  propositions,  il  lui  dit  : 

Vous  pouvez  cependant  voir  la  fille  d'Hélène. 
Du  sang  qui  vous  unit  je  sais  l'étroite  chaîne. 
Après  cela,  seigneur,  je  ne  vous  retiens  plus. 

(Racine,  Andromaque.  acte  I,  scène  III.  J 

Toutes  les  bienséances  sont  observées  dans  les  dis- 
cours de  Pyrrhus;  c'est  une  règle  qu'il  ne  faut  jamais 
violer. 

Quand  l'ambassadeur  a  été  congédié,  le  roi  de 
Portugal  dit  à  sa  femme  : 

«  .  .  -  Mon  fils  est  enfin  dijine  que  la  princesse 
Lui  donne  avec  sa  main  l'estime  et  la  tendresse.  » 

Voilà  un  solécisme  intolérable,  ou  plutôt  un' bar- 
barisme. On  ne  donne  point  l'estime  et  la  tendresse 
comme  on  donne  le  bonjour.  Le  pronom  était  absolu- 
ment nécessaire;  les  esprits  les  plus  grossiers  sentent 
cette  nécessité.  Jamais  le  bourgeois  le  plus  mal  élevé 
n'a  dit  à  sa  maîtresse,  accordez-moi  l'estime,  mais 
votre  estime,  La  raison  en  est  que  tous  nos  senti- 
mens  nous  appartiennent.  Vous  excitez  ma  colère,  et 
non  pas  la  colère;  mon  indignation,  et  non  pas  l'in- 
dignation, à  moins  qu'on  n'entende  l'indignation,  la 
colère  du  public.  On  dit ,  vous  ayez  l'estime  et  l'a- 


VERS    ET    POÉSIE.  3;;<J 

mour  du  peuple  ;  vous  avez  mon  amour  et  mou 
estime.  Le  vers  de  La  Motte  n1est  pas  français;  et  rien 
n'est  peut-être  plus  rare  que  de  parier  français  dans 
notre  poésie. 

Mais,  me  dira-t-on,  malgré  cette  mauvaise  versi- 
fication, Inès  réussit:  oui;  elle  réussirait  cent  fois 
davantage ,  si  elle  était  bien  écrite.  Elle  serait  au  rang 
des  pièces  de  Racine,  dont  le  stvie  est  sans  contredit 
le  principal  mérité. 

Il  ny  a  de  vraie  réputation  que  celle  qui  est  formée 
à  la  longue  par  le  suffrage  unanime  des  connaisseurs 
sévères.  Je  ne  parle  ici  que  d'après  eux  ;  je  ne  critique 
aucun  mot,  aucune  phrase,  sans  en  rendre  une  raison 
évidente.  Je  me  garde  bien  d'en  user  comme  ces  re- 
gratliers  insoie n s  de  la  littérature,  ces  fescurs  d'ob- 
servations à  tant  la  feuille,  qui  usurpent  le  nom  d« 
journalistes ,  qui  croient  flatter  la  malignité  du  public 
en  disant  :  Cela  est  ridicule,  cela  est  piloyable,  sans 
rien  discuter,  sans  rien  éprouver.  Ils  débitent  pour 
tou:e  raison  des  injures,  des  sarcasmes,  des  calom- 
nies. Ils  tiennent  bureau  ouvert  de  médisance,  au  lieu 
d'ouvrir  une  école  où  Ton  puisse  s'instruire. 

Celui  qui  dit  librement  son  avis;  sans  ouvrage  ci 
sans  raillerie  amère;  qui  raisonne  avec  son  lecteur; 
qui  cherche  sérieusement  à  épurer  la  langue  et  h) 
goût,  mérite  au  moins  l'indulgence  de  ses  conci- 
toyens. Il  y  a  plus  de  soixante  ans  que  j'étudie  Pari 
des  vers,  et  peut-êlre  suis-je  en  droit  de  dire  ttupji 
sentiment.  Je  dis  donc  qu'un  vers,  pour  être  bon, 
doit  être  semblable  à  Tor,  en  avoir  le  poids,  le  titre  ? 
et  le  son.  Le  poids,  c'est  la  pensée;  le  titre,  c'est  la 


380  VERS    ET    POÉSIE. 

pureté  élégante  du  style;- le  son,  c'est  l'harmonie.  Si 
Tune  de  ces  trois  qualités  manque,  le  vers  ne  vaut  rien. 

J'avance  hardiment ,  sans  crainte  d'être  démenti 
par  quiconque  a  du  goût,  qu'il  y  a  plusieurs  pièces, 
de  Corneille  où  l'on  ne  trouvera  pas  six  vers  irrépré- 
hensibles de  suite.  Je  mets  de  ce  nombre  Théodore, 
don  Sanche,  Attila,  Bérénice,  Agésilas;  et  je  pour- 
rais augmenter  beaucoup  cette  liste.  Je  ne  parle  pas 
ainsi  pour  dépriscr  le  maie  et  puissant  génie  de  Cor- 
neille; mais  pour  faire  voir  combien  la  versification 
française  est  difficile,  et  plutôt  pour  excuser  ceux 
qui  l'ont  imité  dans  ses  défauts ,  que  pour  les  con- 
damner. Si  vous  lisez;  le  Cid  ,  les  Horaces  ,  Cinna  , 
Pompée  ?  Polycuctc ,  avec  le  même  esprit  de  critique  ? 
vous  y  trouverez  souvent  douze  vers  de  suite  ;  je  ne 
dis  pas  seulement  bien  faits,  mais  admirables. 

Tous  les  gens  de  lettres  savent  que,  lorsqu'on  ap- 
porta au  sévc.'c  Boileau  la  tragédie  de  Rhadamiste^ 
ii  n'en  put  achever  la  lecture,  et  qu'il  jeta  le  livre  à 
la  moitié  du  second  acte.  «  Les  Praoons,  dit-il ,  dont 
nous  nous  sommes  tant  moqués  ,  étaient  des  soleils 
en  comparaison  de  ces  gens-ci.  »  L'abbé  Fraguier  et 
l'abbé  Gédouin  étaient  présens  avec  le  Verrier ,  qui 
lisait  la  pièce.  Je  les  entendis  plus  d'une  fois  raconter 
cette  anecdote  ;  et  Racine  le  fils  en  fait  mention  dans 
la  vie  de  son  père.  L'abbé  Gédouin  nous  disait  que 
Ce  qui  les  avait  d  abord  révoltés  taus?  était  l'obscu- 
rité de  l'exposition  faite  en  mauvais  vers.  En  effet  y 
disait-il,  nous  ne  pûmes  jamais  comprendre  ces  Yers 
de  Zénobie  ; 


VERS    ET   POÉSIE.  38 1 

«  A  peine  je  touchais  à  mon  troisième  lustré, 
Lorsque  tout  fut  conclu  pour  cet  hymen  illustre". 
Rhadamiste  déjà  s'en  croyait  assuré, 
Quand  son  père  cruel ,  contre  nous  conjure'. 
Entra  dans  nos  états  suivi  de  Tyridate, 
Qui  brûlait  de  s'unir  au  sang  de  Mithridate  ; 
Et  ce  Parthe,  indigné  qu'on  lui  ravît  ma  foi, 
Sema  partout  l'horreur,  le  désordre  et  l'effroi. 
Mithridate ,  accable'  par  son  perfide  frère , 
Fit  tomber  sur  le  fils  les  cruautés  du  père.  » 

(Geébillon,  Rhadamiste  et  Zéuobie,  act.  I,  se.  ï.  ) 

Nous  sentîmes  tous ,  dit  l'abbé  Gédouin  ,  que 
«  l'hymen  illustre  n'était  que  pour  rimer  à  troisième 
lustre  :  »  Que  «  le  père  cruel  contre  nous  conjuré,  et 
entrant  dans  nos  états  suivi  de  Tyridate,  qui  brûlait 
de  s'unir  au  sang  de  Mithridate,  »  était  inintelligible 
à  des  auditeurs  qui  ne  savaient  encore  ni  qui  était  ce 
Tyridate ,  ni  qui  était  ce  Mithridate  :  Que  «  ce  Parthe , 
semant  partout  lhorrcur,  le  désordre  et  l'effroi,  ». 
soiic  des  expressions  vagues ,  rebattues ,  qui  n'ap- 
prennent rien  de  positif:  Que  «les  cruautés  du  père, 
tombant  sur  le  fils,  »  sont  une  équivoque;  qu'on  ne 
sait  si  c'est  le  père  qui  poursuit  le  fils ,  ou  si  c'est  Mi- 
thridate qui  se  venge  sur  le  fils  des  cruautés  du  père. 

Le  reste  de  l'exposition  n'est  guère  plus  clair.  Ce 
défaut  devait  choquer  étrangement  Boileau  et  ses 
élèves,  Boileau  surtout  qui  avait  dit  dans  sa  Poétique  : 

Je  me  ris  d'un  auteur  qui ,  lent  à  s'exprimer, 
De  ce  qu'il  veut  d'abord  ne  sait  pas  m 'informer. 
Et  qui ,  débrouillant  mal  une  pénible  intrigue , 
D'un  divertissement  me  fait  une  fatigue. 

(Boileau,  Art  poétique,  III,  29  et  suïv.) 


332  VERS    ET    POÉSIE. 

L'abbé  Gédouin  ajoutait  que  Boileau  avait  arraché 
la  pièce  des  mains  de  Le  Verrier,  et  Pavait  jetée  par 
terre  à  ces  vers  : 

Eh  !  que  sais-je ,  Hiéron  ?  furieux ,  incertain , 
Criminel  sans  penchant,  vertueux  sans  dessein, 
Jouet  infortune  de  ma  douleur  extrême, 
Dans  l'état  où  je  suis  me  connais-je  moi-même?, 
Mon  cœur  de  soins  divers  sans  cesse  combattu, 
Ennemi  du  forfait  sans  aimer  la  vertu,  etc. 

(Crébillon,  Rhadamiste  et  Ze'nobie,  act.  Iï,  se.  T.  ) 

Ces  antithèses  en  effet  ne  forment  qu'un  contre- 
sens inintelligible.  Que  signifie  «  criminel  sans  pen- 
chant? »  Il  fallait  au  moins  dire,  sans  penchant  au 
crime.  Il  fallait  jouter  contre  ces  beaux  vers  de  Qui- 
nauld  : 

Le  destin  de  Me'de'e  est  d'être  criminelle*; 
Mais  son  cœur  était  fait  pour  aimer  la  vertu. 
(The'sce ,  acte  II,  scène  I.  ) 

«  Vertueux  sans  dessein,  »  sans  quel  dessein? Est- 
ce  sans  dessein  d'etre  vertueux?  il  est  impossible  de 
tirer  de  ces  vers  un  sens  raisonnable. 

Comment  le  même  homme,  qui  vient  de  dire  qu'il 
est  vertueux,  quoique  sans  dessein,  peut-il  dire  qu'il 
n'aime  point  la  vertu?  Avouons  que  tout  cela  est  un 
étrange  galimatias,  et  que  Boileau  avait  raison. 

Par  un  don  de  César  je  suis  roi  d'Arménie, 
Parce  qu'il  croit  par  moi  détruire  llbérie. 

(  Crébil.  ,  Rhadamiste  et  Zénobie ,  act.  II ,  se,  ï.  ) 

Boileau  avait  dit  : 

Fuyez  des  mauvais  sons  le  concours  odieux. 

(Art  poétique,  chant  I3  vers  1 1  (h) 


VERS    ET    POÉSIE.  383 

Certes ,  ce  vers  :  «Parce  qu'il  croit  par  moi,  »  do*- 
vait  révolter  son  oreille. 

Le  dégoût  et  l'impatience  de  ce  grand  critique 
étaient  donc  très-excusables.  Mais,  si!  avait  entendu 
le  reste  de  la  pièce,  il  y  aurait  trouvé  des  beautés,  do 
l'intérêt ,  du  pathétique ,  du  neuf,  et  plusieurs  vers 
dignes  de  Corneille. 

Il  est  vrai  que  dans  un  ouvrage  de  longue  haleine 
on  doit  pardonner  à  quelques  vers  mal  faits,  à  quel- 
ques fautes  contre  la  langue;  mais  en  général  un  style 
pur  et  châtié  est  absolument  nécessaire.  Ne  nous  las- 
sons point  de  citer  l'Art  poétique  ;  il  est  le  code ,  non- 
seulement  des  poètes,  mais  même  des  prosateurs. 

IVÎon  esprit  n'admet  point  un  pompeux  barbarisme, 
Ni  d'un  vers  ampoulé  l'orgueilleux  solécisme. 
Sans  la  langue,  en  un  mot,  Fauteur  le  plus  divin 
Est  toujours,  quoi  qu'il  fasse,  un  méchant  écrivain. 

(Bon eau,  Art  poétique,  ch.  I,  v.  ibg  et  suiv.) 

On  peut  être  sans  doute  très-ennuyeux  en  écrivant 
Lien;  mais  on  l'est  bien  davantage  en  écrivant  ma!. 

N'oublions  pas  de  dire  qu'il©  style  froid,  languis- 
sant, décousu,  sans  grâces  et  sans  force,  dépourvu 
de  génie  et  de  variété,  est  encore  pire  que  mille  solé- 
cismes.  Voilà  pourquoi  sur  cent  poètes  il  s'en  trouve 
à  peine  un  qu'on  puisse  lire.  Songez  à  toutes  les  pièces 
de  vers  dont  nos  mercures  sont  surchargés  depuis 
cent  ans,  et  voyez  si  de  dix  mille  il  y  en  a  deux  dont 
on  se  souvienne.  Nous  avons  environ  quatre  mille 
pièces  de  théâtre  :  combien  peu  sont  échappées  à  un 
éternel  oubli! 

Est-il  possible  qu'après  les  vers  de  Hacine ,  des 


384  VERS    ET    POÉSIE. 

barbares  aient  osé  forger  des  vers  tels  que  ceux-ci  : 

«  Le  lac ,  où  vous  avez  cent  barques  toutes  prêtes 

Lavant  le  pied  des  murs  du  palais  où  vous  êtes , 

Vous  peut  faire  aisément  regagner  Tetsuco  ; 

Ses  ports  nous  sont  ouverts.  D'ailleurs  à  Tabasco. .... 

Vous  le  savez,  seigneur,  l'ardeur  étant  nouvelle, 

Et  d'un  premier  butin  l'espérance  étant  belle.... 

Ne  les  bravons  donc  point,  risquons  moins,  et  que  Charie 

pu  maître  désormais  se  présente  et  lui  parle. — 

Ce  prêtre  d'un  grand  deuil  menace  Tlascala  ; 

Est-ce  assez?  Sa  fureur  n'en  demeure  pas  là. 

Nous  saurons  les  serrer.  Mais  dans  un  temps  plus  calme 

Le  myrte  ne  se  doit  cueillir  qu'après  la  palme. 

Il  apprit  que  le  trône  et  l'autel  eminent 

D'où  part  au  roi  des  rois  l'oracle  dominant. 

Que  le  sceptre  est  la  verge ,  etc.  » 

Est-ce  sur  le  théâtre  d'Iphigénie  et  de  Phèdre, 
est-ce  chez  les  Hurons,  chez  les  Illinois,  qu'on  a  fait 
ronfler  ces  vers  et  qu'on  les  a  imprimés? 

Il  y  a  quelquefois  des  vers  qui  paraissent  d'abord 
moins  ridicules,  mais  qui  le  sont  encore  plus,  pour 
peu  qu'ils  soient  examinés  par  uîî  sage  critique. 


«Quoi  !  madame,  aux  autels  vous  devancez  l'aurore! 
Hé  !  quel  soin  si  pressant  vous  y  conduit  encore  ? 
"Qu'il  m'est  doux  cependant  de  revoir  vos  beaux  yeux , 
Et  de  pouvoir  ici  rassembler  tous  mes  dieux  I 

TULLIE. 

Si  ce  sont  là  les  dieux  à  qui  tu  sacrifies , 
Apprends  qu'ils  ont  toujours  abhorré  les  impies; 
Et  que,  si  leur  pouvoir  égalait  leur  courroux, 
La  foudre  deviendrait  le  moindre  de  leurs  coups. 


VERS    ET    POÉSIE.  385 

CATILINA. 

Tullie ,  expliquez-moi  ce  que  je  viens  d'entendre, 

(Crébillon,  Catilina,  acte  I,  scène  IV.) 

Il  a  bien  raison  de  demander  à  Tullie  l'explication 
de  tout  ce  galimatias. 

Une  femme  qui  devance  l'aurore  aux  autels  , 

Et  qu'un  soin  pressant  y  conduit  encore. 

Ses  beaux  yeux  qui  s'y  rassemblent  avec  tous  les  dieux, 

Ces  beaux  yeux  qui  abhorrent  les  impies , 

Ces  yeux  dont  la  foudre  deviendrait  le  moindre  coup , 

Si  leur  pouvoir  égalait  le  courroux  de  ces  yeux,  etc. 

De  telles  tirades  (et  qui  sont  en  très-grand  nom- 
bre )  sont  encore  pires  que  le  lac  qui  peut  faire 
aisément  regagner  Tetsuco,  et  dont  les  ports  sonï 
ouverts  d'ailleurs  à  Tabasco.  Et  que  pouvons-nous 
dire  d'ailleurs  d'un  siècle  qui  a  vu  représenter  des 
tragédies  écrites  tout  entières  dans  ce  style  barbare  ? 

Je  le  répète;  je  mets  ces  exemples  sous  les  yeux; 
pour  faire  voir  aux  jeunes  gens  dans  quels  excès 
incroyables  on  peut  tomber  quand  on  se  livre  à  la 
fureur  de  rimer  sans  demander  conseil.  Je  dois  exhor- 
ter les  artistes  à  se  nourrir  du  style  de  Racine  et  de 
Boileau,  pour  empêcher  le  siècle  de  tomber  dans  la 
plus  ignominieuse  barbarie. 

On  dira,  si  l'on  veut,  que  je  suis  jaloux  des  beaux 
yeux  rassemblés  avec  les  dieux ,  et  dont  la  foudre  est 
le  moindre  coup.  Je  répondrai  que  j'ai  les  mauvais 
vers  en  horreur,  et  que  je  suis  en  droit  de  le  dire. 

Un  abbé  Trublet  a  imprimé  qu'il  ne  pouvait  lire  un 
poëme  tout  de  suiîe.  Hé  !  M.  l'abbé,  que  peut-on  lire, 
okt  vh.  8.  33 


386  VERTU. 

que  peut-on  entendre ,  que  peut-on  faire  long-temps 
et  lout  de  suite  ? 

VERTU. 

SECTION   PREMIÈRE. 

On  dit  de  Marcus  Brutus,  qu'avant  de  se  tuer  il 
prononça  ces  paroles  :  O  vertu  î  j'ai  cru  que  tu  étais 
quelque  chose  ;  mais  tu  n'es  qu'un  vilain  fantôme  ! 

Tu  avais  raison,  Brutus,  si  tu  mettais  la  vertu  à 
être  chef  de  parti  et  l'assassin  de  ton  bienfaiteur,  de 
ton  père  Jules-César;  mais,  si  tu  avais  fait  consister  la 
vertu  à  ne  faire  que  du  bien  à  ceux  aui  dépendaient 
de  toi,  tu  ne  l'aurais  pas  appelée  fantôme,  et  tu  ne  te 
serais  pas  tué  de  désespoir. 

Je  suis  très -vertueux,  dit  cet  excrément  de  théo- 
logie, car  j'ai  les  quatre  vertus  cardinales,  et  les  trois 
théologales.  Un  honnête  homme  lui  demande  :  Qu'est- 
ce  que  vertu  cardinale  ?  l'autre  répond  :  C'est  force , 
prudence,  tempérance  et  justice. 
l'honnête  homme. 

Si  tu  es  juste,  tu  as  tout  dit;  ta  force,  ta  prudencef 
ta  tempérance,  sont  des  qualités  utiles.  Si  tu  les  as, 
tant  mieux  pour  toi  ;  mais,  si  tu  es  juste,  tant  mieux 
pour  les  autres.  Ce  n'est  pas  encore  assez  d'être  juste, 
il  faut  être  bienfesant;  voilà  ce  qui  est  véritablement 
cardinal.  Et  tes  théologales,  qui  sont-elles  ? 
l'excrément. 

Foi,  espérance,  charité. 

l'honnête  homme. 

Est-ce  vertu  de  croire  ?  ou  ce  que  tu  crois  te  semble 


VERTU.  387 

vraî,  et  en  ce  cas  il  n'y  a  nul  mérite  à  le  croire  ;  ou  il 
te  semble  faux,  et  alors  il  est  impossible  que  tu  le 
croies. 

L'espérance  ne  saurait  être  plus  vertu  que  la 
crainte;  on  craint  et  on  espère,  selon  qu'on  nous 
promet  ou  qu'on  nous  menace.  Pour  la  charité,  n'est- 
ce  pas  ce  que  les  Grecs  et  les  Romains  entendaient 
par  humanité,  amour  du  prochain  ?  cet  amour  n'est 
rien  s'il  n'est  agissant;  la  bienfesance  est  donc  la  seule 
vraie  vertu. 

l'excrément* 

Quelque  sot  !  vraiment  oui,  j'irai  me  donner  bien 
du  tourment  pour  servir  les  hommes,  et  il  ne  m'en 
reviendrait  rien  !  chaque  peine  mérite  salaire.  Je  ne 
prétends  pas  faire  la  moindre  action  honnête,  à  moins 
que  je  ne  sois  sûr  du  paradis. 

Quîs  enim  virtutem  amplectitur  ipsam 
Prœmia  si  tollas? 

(Juvénal,  sat.  X,  y.  if^i  et  1/I2.) 

Qui  pourra  suivre  la  vertu 
Si  vous  ôtez  la  récompense? 

l'honnête  HOMME, 
Ah!  maître,  c'est-à-dire  que,  si  vous  n'espériez  pas 
le  paradis ,  et  si  vous  ne  redoutiez  pas  1  enfer ,  vous 
ne  feriez  jamais  aucune  bonne  œuvre.  Vous  me  citez 
des  vers  de  Juvénal ,  pour  me  prouver  que  vous 
n'avez  que  votre  intérêt  en  vue.  En  voici  de  Racine 
qui  pourront  vous  faire  voir  au  moins  qu'on  peut 
trouver  dès  ce  monde  sa  récompense  en  attendant 
mieux. 


388  vertu. 

Quel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  vous-même  \ 

Partout  en  ce  moment  on  me  bénit,  on  m'aime  ! 

On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer; 

Le  ciel  dans  tous  leurs  pleurs  ne  m'entend  point  nommer. 

Leur  sombre  inimitié  ne  fuit  point  mon  visage , 

Je  vois  voler  partout  les  cœurs  à  mon  passage  ! 

Tels  étaient  vos  plaisirs. 

(  Racine  ,  Britannicus  ,  acte  IV,  scène  IL  ) 

Croyez-moi,  maître,  il  y  a  deux  ehoses  qui  mé- 
ritent d'être  aimées  pour  elles-mêmes,  Dieu  et  la 
vertu. 

l'excrément. 

Ah  !  monsieur,  vous  êles  fenéloniste. 

L'HONNÊTE    HOMME. 

Oui,  maître. 

l'excrément. 
J'irai  vous  dénoncer  ta  Foiïieial  de  Meau\. 


L HONNETE  HOMME. 


Va,  dénonce. 


SECTION  II. 


Qu'est-ce  que  vertu  ?  Bicnfesance  envers  le  pro- 
chain. Puis -je  appeler  vertu  autre  chose  que  ce  qui 
me  fait  du  bien?  Je  suis  indigent,  tu  es  libéral.  Je 
suis  en  danger,  tu  me  secours.  On  me  trompe,  tu  me 
dis  la  vérité.  On  me  néglige,  tu  me  consoles.  Je  suis 
ignorant,  tu  m'instruis.  Je  t'appellerai  sans  difficulté 
vertueux.  Mais  que  deviendront  les  vertus  cardinales 
et  théologales?  Quelques-unes  resteront  dans  \qs 
écoles. 

Que  m'importe  que  tu  sois  tempérant  ?  c'est  un 
précepte  de  santé  que  tu  observes  ;  tu  t'en  porteras 


V^RTU.  38q 

mieux,  et  je  t'en  félicite.  Tu  as  la  foi  et  l'espérance, 
je  t'en  félicite  encore  davantage;  elles  te  procureront 
la  vie  éternelle.  Tes,vertus  théologales  sont  des  dons 
célestes;  tes  cardinales  sont  d'excellentes  qualités 
qui  servent  à  te  conduire  :  mais  elles  ne  sont  point 
vertus  par  rapport  à  ton  prochain.  Le  prudent  se  fait 
du  bien,  le  vertueux  en  fait  aux  hommes.  Saint  Paul 
a  eu  raison  de  te  dire  que  la  charité  l'emporte  sur  la 
foi,  sur  l'espérance. 

Mais  quoi,  n'admettra -t- on  de  vertus  que  celles 
qui  sont  utiles  au  prochain  ?  Hé  comment  puis- je  en 
admettre  d'autres  ?  Nous  vivons  en  société  ;  il  n'y  a 
donc  de  véritablement  bon  pour  nous  que  ce  qui  fait 
ie  bien  de  la  société.  Un  solitaire  sera  sobre,  pieux, 
il  sera  revêtu  d'un  cilice  ;  hé  bien ,  il  sera  saint  :  mais 
je  ne  l'appellerai  vertueux  que  quand  il  aura  fait 
quelque  acte  de  vertu  dont  les  autres  hommes  auront 
profité.  Tant  qu'il  est  seul,  il  n'est  ni  bienfesant,  ni 
malfesant;  il  n'est  rien  pour  nous.  Si  saint  Bruno  a 
mis  la  paix  dans  les  familles,  s'il  a  secouru  l'indi- 
gence, il  a  été  vertueux;  s'il  a  jeûné,  prié  cfcâns  la 
solitude ,  il  a  été  un  saint.  La  vertu  entre  les  hommes 
est  un  commerce  de  bienfaits  ;  celui  qui  n'a  nulle  part 
à  ce  commerce  ne  doit  point  être  compté.  Si  ce  saint 
était  dans  le  monde,  il  ferait  du  bien  sans  doute; 
mais,  tant  qu'il  n'y  sera  pas,  le  monde  aura  raison  de 
ne  lui  pas  donner  le  nom  de  vertueux;  il  sera  bon 
pour  lui  et  non  pour  nous. 

Mais,  me  dites-vous,  si  un  solitaire  est  gourmand^ 
ivrogne,  livré  à  une  débauche  secrète  avec  lui-même^ 
il  est  vicieux;  il  est  donc  vertueux  s'il  a  les  qualités 

33 


3qo  yiANj^g 

contraires.  C'est  de  quoi  je  ne  peux  convenir  :  c'est 
un  très-vilain  homme  s'il  a  les  défauts  dont  vous  par- 
lez; mais  il  n'est  point  vicieux,  méchant,  punissable 
par  rapport  à  la  société  à  qui  ses  infamies  ne  font 
aucun  mal.  Il  est  à  présumer  que,  s'il  rentre  dans  la 
société,  il  y  fera  du  mal,  qu'il  y  sera  très-vicieux;  et 
il  est  même  bien  plus  probable  que  ce  sera  un  mé- 
chant homme,  quïl  n'est  sûr  que  l'autre  solitaire 
tempérant  et  chaste  sera  un  homme  de  bien,  car  dans 
la  société  les  défauts  augmentent,  et  les  .bonnes  qua- 
lités diminuent. 

On  fait  une  objection  bien  plus  forte;  Néron,  le 
pape  Alexandre  VI,  et  d/autrcs  monstres  de  cette 
espèce,  ont  répandu  des  bienfaits;  je  réponds  har- 
diment qu'ils  furent  vertueux  ce  jour-là. 

Quelques  théologiens  disent  que  le  divin  empe- 
reur Antonin  n'était  pas  vertueux  ;  que  c'était  un 
stoïcien  entêté,  qui,  non  content  de  commander  aux 
hommes,  voulait  encore  être  estimé  d'eux;  qu'il  rap** 
portait  à  lui-même  le  bien  qu'il  fesait  au  genre  humain; 
qu'il  fut  toute  sa  vie  juste,  laborieux,  bienfesant  par 
vanité,  et  qu'il  ne  fit  que  tromper  les  hommes  par  ses 
vertus;  je  m'écrie  alors  :  Mon  Dieu,  donnez -nous 
souvent  de  pareils  fripons  ! 

VIANDE, 

VIANDE  DÉFENDUE,  VIANDE  DANGEREUSE. 

Court  examen  des  préceptes  juifs  et  chrétiens ? 

et  de  ceux  des  anciens  philosophes. 

Viande  vient  sans  doute  devictus,  ce  qui  nourrit,  ce 
qui  soutient  la  vie;  de  vicias  on  fit  vwentia,  de  vwen- 


VIANDE.  3gi 

tia1  viande.  Ce  mot  devrait  s'appliquer  à  tout  ce  qui 
se  mange;  mais,  par  la  bizarrerie  de  toutes  les  lan- 
gues, l'usage  a  prévalu  de  refuser  cette  dénomination 
au  pain,  au  laitage,  au  riz,  aux  légumes,  aux  fruits, 
au  poisson,  et  de  ne  le  donner  qu'aux  animaux  ter- 
restres. Cela  semble  contre  toute  raison,  mais  c'est 
l'apanage  de  toutes  les  langues  et  de  ceux  qui  les  ont 
faites. 

Quelques  premiers  chrétiens  se  tirent  un  scrupule 
de  manger  de  ce  qui  avait  été  offert  aux  dieux,  de 
quelque  nature  qu'il  fût.  Saint  Paul  n'approuva  pas 
ce  scrupule.  Il  écrit  aux  Corinthiens  :  «  Ce  qu'on 
mange  n'est  pas  ce  qui  nous  rend  agréables  à  Dieu. 
Si  nous  mangeons,  nous  n'aurons  rien  de  plus  devant 
lui,  ni  rien  de  moins  si  nous  ne  mangeons  pas  (a).  » 
11  exhorte  seulement  à  ne  point  se  nourrir  de  viandes 
immolées  aux  dieux  ,  devant  ceux  des  frères  qui 
pourraient  en  être  scandalisés.  On  ne  voit  pas  après 
cela  pourquoi  il  traite  si  mal  saint  Pierre,  et  le  re- 
prend d'avoir  mangé  des  viandes  défendues  avec  les 
gentils.  On  voit  d'ailleurs  dans  les  Actes  des  apôtres 
que  Simon  Pierre  était  autorisé  à  manger  de  tout  in- 
différemment. Car  il  vit  un  jour  le  ciel  ouvert,  et  une 
grande  nappe  descendant  par  les  quatre  coins  du 
ciel  en  terre;  elle  était  couverte  de  toutes  sortes 
d'animaux  terrestres  à  quatre  pieds,  de  toutes  les  es- 
pèces d'oiseaux  et  de  reptiles  (  ou  animaux  qui  na- 
gent), et  une  voix  lui  cria  :  a  Tue  et  mange  »  (b). 

Vous  remarquerez  qu'alors  le  carême  et  les  jours 

[a)  lre  aux  Coriudi.,  cliap.  VIII.—  (b)  Actes,  chap.  X, 


of)2  VIANDE. 

de  jeune  n'étaient  point  institués.  Rien  ne  s'est  jamais 
fait  que  par  degrés.  Nous  pouvons  dire  ici,  pour  la 
consolation  des  faibles,  que  la  querelle  de  saint  Pierre 
et  de  saint  Paul  ne  doit  point  nous  effrayer.  Les  saints 
sont  hommes.  Paul  avait  commencé  par  être  le  geô- 
lier et  même  le  bourreau  des  disciples  de  Jésus. 
Pierre  avait  renié  Jésus,  et  nous  avons  vu  que  l'église 
naissante,  souffrante,  militante,  triomphante,  a  tou- 
jours été  divisée  depuis  les  ébionites  jusqu'aux  jé- 
suites. 

Je  pense  bien  que  les  bracmanes,  si  antérieurs  aux 
Juifs,  pourraient  bien  avoir  été  divisés  aussi;  mais 
enfin  ils  furent  les  premiers  qui  s'imposèrent  la  loi  de 
ne  manger  d'aucun  animal.  Comme  ils  croyaient  que 
les  âmes  passaient  et  repassaient  des  corps  humains 
dans  ceux  des  bêtes ,  ils  ne  voulaient  point  manger 
leurs  parens.  Peut-être  leur  meilleure  raison  était  la 
crainie  d'accoutumer  les  hommes  au  carnage,  et  de 
leur  inspirer  des  mœurs  féroces. 

On  sait  que  Pythagore,  qui  étudia  chez  eux  la 
géométrie  et  la  morale,  embrassa  cette  doctrine  hu- 
maine et  la  porta  en  Italie.  Ses  disciples  la  suivirent 
très-long-temps  :  les  célèbres  philosophes  Plotin, 
Jamblique  et  Porphyre  la  recommandèrent,  et  même 
la  pratiquèrent,  quoiqu'il  soit  assez  rare  de  faire  ce 
qu'on  prêche.  L'ouvrage  de  Porphyre  sur  l'abstinence 
des  viandes,  écrit  au  milieu  de  notre  troisième  siècle, 
très-bien  traduit  en  notre  langue  par  M.  de  Burigni, 
est  fort  estimé  des  savans;  mais  il  n'a  pas  fait  plus  de 
disciples  parmi  nous  que  le  livre  du  médecin  Héquet. 
C'est  en  vain  que  Porphyre  propose  pour  modèles  les 


viande»  3g3 

bracmanes  et  les  mages  persans  de  la  première  classe, 
qui  avaient  en  horreur  la  coutume  d'engloutir  dans 
nos  entrailles  les  entrailles  des  autres  créatures;  il 
n'est  suivi  aujourd'hui  que  par  les  pères  de  la  Trappe. 
L'écrit  de  Porphyre  est  adressé  à  un  de  ses  anciens 
disciples  nommé  Firmus,  qui  se  fit,  dit-on,  chrétien 
pour  avoir  la  liberté  de  manger  de  la  viande  et  de 
boire  du  vin. 

Il  remontre  à  Firmus  qu'en  s'abstenant  de  la  viande 
el  des  liqueurs  forles,  on  conserve  la  santé  de  l'âme 
et  du  corps;  qu'on  vit  plus  long-temps  et  avec  plus 
d'innocence.  Toutes  ses  réflexions  sont  d'un  théolo- 
gien scrupuleux,  d'un  philosophe  rigide,  et  d'une 
âme  douce  et  sensible.  On  croirait,  en  le  lisant,  que 
ce  grand  ennemi  de  l'église  est  un  père  de  l'église. 

Il  ne  parle  point  de  métempsycose,  mais  il  regarde 
les  animaux  comme  nos  frères,  parce  qu'ils  sont  ani- 
més comme  nous,  qu'ils  ont  les  mêmes  principes  de 
vie,  qu'ils  ont  ainsi  que  nous  des  idées,  du  sentiment } 
de  la  mémoire,  de  l'industrie.  Il  ne  leur  manque  que 
la  parole;  s'ils  l'avaient,  oserions-nous  les  tuer  et  les 
manger  ?  oserions-nous  commettre  ces  fratricides  ? 
Quel  est  le  barbare  qui  pourrait  faire  rôtir  un  agneau, 
si  cet  agneau  nous  conjurait  par  un  discours  atten- 
drissant de  n'être  point  à  la  fois  assassin  et  anthropo- 
phage ? 

Ce  livre  prouve  du  moins  qu'il  y  eut  chez  les  gen- 
tils des  philosophes  de  la  plus  austère  vertu  ;  mais  ils 
ne  purent  prévaloir  contre  les  bouchers  et  les  gour- 
mands. 

Il  est  à  remarquer  que  Porphyre  fait  un  très-bel 


3g4  vie. 

éloge  des  esséniens.  ïl  est  rempli  de  vénération  pour 
eux,  quoiqu'ils  mangeassent  quelquefois  de  la  viande. 
C'était  alors  à  qui  serait  le  plus  vertueux,  des  essé- 
niens,  des  pythagoriciens,  des  stoïciens  et  des  chré- 
tiens. Quand  les  sectes  ne  forment  qu'un  petit  trou- 
peau, leurs  mœurs  sont  pures;  elles  dégénèrent  dès 
qu'elles  deviennent  puissantes. 

La  cjola,  il  dado  e  Votiose  piume 
Hanno  daV  mondo  ogni  virtà  sbanditat 

VIE. 

On  trouve  ces  paroles  dans  le  Système  de  la  na- 
ture, page  84?  édition  de  Londres  :  «  11  faudrait  dé- 
finir la  vie  avant  de  raisonner  de  l'âme;  mais  c'est  ce 
que  j'estime  impossible.  » 

C'est  ce  que  j'ose  estimer  très-possible.  La  vie  est 
organisation  avec  capacité  de  sentir.  Ainsi  on  dit  que 
tous  les  animaux  sont  en  vie.  On  ne  le  dit  des  plantes 
que  par  extension,  par  une  espèce  de  métaphore  ou 
de  catachrèse.  Elles  sont  organisées,  elles  végètent; 
mais,  n'étant  point  capables  de  sentiment,  elles  n'ont 
point  proprement  la  vie. 

On  peut  être  en  vie  sans  avoir  un  sentiment  actuel; 
car  on  ne  sent  rien  dans  une  apoplexie  complète, 
dans  une  léthargie,  dans  un  sommeil  plein  et  sans 
rêves,  mais  on  a  encore  le  pouvoir  de  sentir.  Plu- 
sieurs personnes,  comme  on  ne  le  sait  que  trop,  ont 
été  enterrées  vives  comme  des  vestales,  et  c'est  ce  qui 
arrive  dans  tous  les  champs  de  bataille,  surtout  dans 
les  pays  froids;  un  soldat  est  sans  mouvement  et  sans 


vie.  3p,5 

haleine;  s'il  était  secouru,  il  lés  reprendrait;  mais, 
pour  avoir  plus  tôt  fait,  on  l'enterre.     ' 

Qu'est-ce  que  cette  capacité  de  sensation  ?  Autre- 
fois vie  et  âme  c'était  même  chose,  et  l'une  n'est  pas 
plus  connue  que  l'autre,  le  fond  en  est-il  mieux  connu 
aujourd'hui  ? 

Dans  les  livres  sacrés  juifs,  âme  est  toujours  em- 
ployée pour  vie. 

(a)  Dixit  etiam Deus,  producant  aquœ  reptile  animœ  viventis, 

Et  Dieu  dit  2  que  les  eaux  produisent  des  reptiles  d'âme  vi- 
vante. 

Creavit  Deus  cetô  grandia  et  omnem  animam  viventem  atque 
motabilem  cjuam  produxerant  aquœ. 

Il  cre'a  aussi  de  grands  dragons  (  tannitim  ) ,  tout  animal  ayant 
rie  et  mouvement,  que  les  eaux  avaient  produits. 

Il  est  difficile  d'expliquer  comment  Dieu  créa  cei 
dragons  produits  par  les  eaux;  mais  la  chose  est  ainsi, 
et  c'est  à  nous  de  nous  soumettre. 

(h)  Producat  terra  anipiam  viventem  in  génère  suo,  jumenta 
et  reptilia. 

Que  la  terre  produise  âme  vivante  en  son  genre ,  des  behô- 
moths  et  des  reptiles. 

(c)  Et  in  quibus  est  anima  vwens,  ad  vescendum. 
Et  à  toute  âme  vivante  pour  se  nourrir. 

Et  inspiravit  in  faciem  ejus  spiraculum^  vitœ ,  et  factus  est 
homo  in  animam  viventem. 

(d)  Et  il  souffla  dans  ses  narines  souffle  de  vie,  et  l'homme 
eut  souffle  de  vie  (selon  l'IiébréU). 

(a)  Genèse, ch,I,v.  20.  —  {b)  Ch.ï,?.  21.^ — (c)  Gh.I,v.3o. 
~~  (^)Chap.  II,  y.  7, 


3q6  vie. 

Sancjuincm  enim  animarum  vestrarum  recjuiram  d&  manu 
cunctarum  bestiarum,  et  de  manu  hominis,  etc. 

Je  redemanderai  vos  âmes  aux  mains  des  bêtes  et  des  hommes. 

Ames  signifie  ici  vies  évidemment.  Le  texte  sacré 
ne  peut  entendre  que  les  bêtes  auront  avalé  l'âme 
des  hommes,  mais  leur  sang,  qui  est  leur  vie.  Quant 
aux  mains  que  ce  texte  donne  aux  bêtes  >  il  entend 
leurs  griffes. 

En  un  mot,  il  y  a  plus  de  deux  cents  passages  ou 
Tâme  est  prise  pour  la  vie  des  bêtes  ou  des  hommes  ; 
mais  il  n'en  est  aucun  qui  vous  dise  ce  que  c'est  que 
la  vie  et  l'âme. 

Si  c'est  la  faculté  de  la  sensation ,  d'où  vient  cette 
faculté?  A  cette  question  tous  les  docteurs  répondent 
par  des  systèmes,  et  ces  systèmes  sont  détruits  les 
uns  par  les  autres.  Mais  pourquoi  voulez-vous  savoir 
d'où  vient  la  sensation?  il  est  aussi  difficile  de  conce- 
voir la  cause  qui  fait  tendre  tous  les  corps  à  leur 
commun  centre,  que  de  concevoir  la  cause  qui  rend 
Tanimal  sensible.  La  direction  de  l'aimant  vers  le  pôle 
arctique,  les  routes  des  comètes,  mille  autres  phéno- 
mènes sont  aussi  incompréhensibles. 

II  y  a  des  propriétés  évidentes  de  la  matière ,  dont 
le  principe  ne  sera  jamais  connu  de  nous.  Celui  de  la 
sensation,  sans  laquelle  il  n'y  a  point  dévie,  est  et 
sera  ignoré  comme  tant  d'autres. 

Peut-on  vivre  sans  éprouver  des  sensations?  non. 
Supposez  un  enfant  qui  meurt  après  avoir  été  toujours 
en  léthargie  ;  il  a  existé,  mais  il  n'a  point  vécu. 

Mais  supposez  un  imbécile  qui  n'ait  jamais  eu 
d'idées  complexes,  et  qui  ait  eu  du  sentiment;  cer- 


VISION.  3q7 

tainement  il  a  vécu  sans  penser;  il  n'a  eu  que  les  idées 
simples  de  ses  sensations. 

La  pensée  est-elle  nécessaire  à  la  vie?  non,  puisque 
cet  imbécile  n'a  point  pensé,  et  a  vécu. 

De  là  quelques  penseurs  pensent  que  la  pensée 
n'est  point  l'essence  de  l'homme  ;  ils  disent  qu'il  y  a 
beaucoup  d'idiots  non  pcnsans  qui  sont  hommes,  et 
si  bien  hommes  qu'ils  font  des  hommes,  sans  pouvoir 
jamais  faire  un  raisonnement. 

Les  docteurs  qui  croient  penser  répondent  que  ces 
idiots  ont  des  idées  fournies  par  leurs  sensations. 

Les  hardis  penseurs  leur  répliquent  qu'un  chien 
de  chasse,  qui  a  bien  appris  son  métier,  a  des  idées 
beaucoup  plus  suivies,  et  qu'il  est  fort  supérieur  à  ces 
idiots.  De  là  naît  une  grande  dispute  sur  Pâme.  Nous 
n'en  parlerons  pas;  nous  n'en  avens  que  trop  parlé  à 
Particle  Ame, 

VISION. 

Quand  je  parle  de  vision,  je  n  entends  pas  la  ma- 
nière admirable  dont  nos  yeux  aperçoivent  les  objets, 
et  dont  les  tableaux  de  tout  ce  que  nous  voyons  se 
peignent  dans  la  rétine  :  peinture  divine,  dessinée 
suivant  toutes  les  lois  des  mathématiques,  et  qui  par 
conséquent  est,  ainsi  que  tout  le  reste,  de  la  main  de 
l'éternel  géomètre,  en  dépit  de  ceux  qui  font  les  en- 
tendus, et  qui  feignent  de  croire  que  Pœil  n'est  pas 
destiné  à  voir,  l'oreille  à  entendre,  et  le  pied  à  mar- 
cher. Cette  matière  a  été  traitée  si  savamment  par 
tant  de  grands  génies,  qu'il  n'y  a  plus  de  grains  à  ra- 
masser après  leurs  moissons. 

Dict.  ph.  8.  34 


39$  VISION 

Je  ne  prétends  point  parler  de  l'hérésie  dont  fut 
accusé  le  pape  Jean  XXII  ,  qui  prétendait  que  les 
saints  ne  jouiraient  de  la  vision  béatlfique  qu'après  le 
jugement  dernier,  Je  laisse  là  cette  vision. 

Mon  objet  est  cette  multitude  innombrable  de 
visions  dont  tant  de  saints  personnages  ont  été  favo- 
risés ou  tourmentés  ,  que  tant  d'imbéciles  ont  cru 
avoir,  et  avec  lesquels  tant  de  fripons  et  de  friponnes 
ont  attrapé  le  monde ,  soit  pour  se  faire  une  réputa^ 
tion  de  béats,  de  béates,  ce  qui  est  très-flatteur;  soit 
pour  gagner  de  l'argent,  ce  qui  est  encore  plus  ÛaU 
leur  pour  tous  les  charlatans, 

Calmet  et  Langlet  ont  fait  d'amples  recueils  de  ces 
visions.  La  plus  intéressante  à  mon  gré,  celle  qui  a 
produit  les  plus  grands  effets,  puisqu'elle  a  servi  à  la 
réforme  des  trois  quarts  de  la  Suisse,  est  celle  de  ce 
jeune  jacobin  Yetzer ,  dont  j'ai  déjà  entretenu  mon 
cher  lecteur.  Ce  Yetzer  vit,  comme  vous  savez,  plu- 
sieurs fois  la  sainte  Vierge  et  sainte  Barbe  qui  lui  im- 
primèrent les  stigmates  de  Jésus-Christ.  Vous  n'ignorez 
pas  comment  il  reçut  d'un  prieur  jacobin  une  hostie 
saupoudrée  d'arsenic ,  et  comment  l'évêque  de  Lau- 
sanne voulut  le  faire  brûler  pour  s'être  plaint  d'avoir 
été  empoisonné.  Vous  avez  vu  que  ces  abominations 
furent  une  des  causes  du  malheur  qu'eurent  les  Ber- 
nois de  cesser  d'être  catholiques,  apostoliques  et 
romains. 

Je  suis  fii c hé  de  n'avoir  point  à  vous  parler  de 
visions  de  cette  force. 

Cependant  vous  m'avouerez  que  la  vision  des  révé- 
rends pères  cordeliers  d'Orléans,  en  1 534  ?  est  cel*e 


VISION.  3$Q 

qui  en  approche  le  plus,  quoique  de  fort  loin.  Le 
procès  criminel  qu'elle  occasiona  est  encore  en 
manuscrit  dans  la  bibliothèque  du  roi  de  France  f. 
n'  1770. 

L'illustre  maison  de  Saint-Mémin  avait  fait  de 
grands  biens  au  couvent  des  cordcliers,  et  avait  sa 
sépulture  dans  leur  église.  La  femme  d'un  seigneur  de 
Saint-Mémin  \  prévôt  d  Orléans  ,  étant  morte  ,  son 
mari,  croyant  que  ses  ancêtres  s'étaient  assez  appau- 
vris en  donnant  aux  moines,  fit  un  présent  à  ces 
frères  qui  ne  leur  parut  pas  assez  considérable.  Ces 
bons  franciscains  s'avisèrent  de  vouloir  déterrer  la 
défunte  ,  pour  forcer  le  veuf  à  faire  réenterrer  sa 
femme  en  leur  terre  sainte,  en  les  payant  mieux.  Le 
projet  n'était  pas  sensé;  car  le  seigneur  de  Saint- 
Mémin  n'aurait  pas  manqué  de  la  faire  inhumer  ail- 
leurs. Mais  il  entre  souvent  de  la  folie  dans  la  fri- 
ponnerie. 

D'abord  Famé  de  la  dame  de  Saint-Mémin  n'appa- 
rut qu'à  deux  frères.  Elle  leur  dit  (tv)  :  «  Je  suis 
damnée  comme  Judas,  parce  que  mon  mari  n'a  pas 
donné  assez.  »  Les  deux  petits  coquins  qui  rappor- 
tèrent ces  paroles  ne  s'aperçurent  pas  qu'elles  devaient 
nuire  au  couvent  plutôt  que  lui  profiter.  Le  but  du' 
couvent  était  d'extorquer  de  l'argent  du  seigneur  de 
Saint-Mémin  pour  le  repos  de  l'àme  de  sa  femme. 
Or,  si  madame  de  Saint  Mémin  était  damnée,  tout 
l'argent  du  monde  ne  pouvait  la  sauver;  on  n'avait 

(a)  Tiré  d'un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Tévègue  dff 
Blois ,  Caumartin. 


400  VISION. 

rien  à  donner  ;  les  cordeliers  perdaient  leur  rétri- 
bution. 

11  y  avait  dans  ce  temps-là  très-peu  de  bon  sens 
en  France.  La  nation  avait  été  abrutie  par  l'invasion 
des  Francs,  et  ensuite  par  l'invasion  de  la  théologie 
scolastique;  mais  il  se  trouva  dans  Orléans  quelques 
personnes  qui  raisonnèrent.  Elles  se  doutèrent  que, 
si  le  grand  Être  avait  permis  que  l'âme  de  madame  de 
Saint-Mémin  apparût  à  deux  franciscains,  il  n'était 
pas  naturel  que  cette  âme  se  fût  déclarée  damnée 
comme  Judas.  Cette  comparaison  leur  parut  hors 
d'œuvre.  Cette  dame  n'avait  point  vendu  notre  Sei- 
gneur Jésus-Christ  trente  deniers;  elle  ne  s'était  point 
pendue;  ses  intestins  ne  lui  étaient  point  sortis  du 
ventre  1  il  n  y  avait  aucun  prétexte  pour  la  comparer 
à  Judas. 

Cela  donna  du  soupçon;  et  la  rumeur  fut  d'autant 
plus  grande  dans  Orléans,  qu'il  y  avait  déjà  des  héré- 
tiques qui  ne  croyaient  pas  à  certaines  visions,  et  qui, 
en  admettant  des  principes  absurdes,  ne  laissaient 
pas  pourtant  d'en  tirer  d'assez  bonnes  conclusions. 
Les  cordeliers  changèrent  donc  de  batterie,  et  mirent 
la  dame  en  purgatoire. 

Elle  apparut  donc  encore ,  et  déclara  que  le  pur- 
gatoire était  son  partage;  mais  elle  demanda  d'être 
déterrée.  Ce  n'était  pas  l'usage  qu'on  exhumât  les 
purgatoriés,  mais  on  espérait  que  M.  de  Saint-Mémin 
préviendrait  cet  affront  extraordinaire  en  donnant 
quelque  argent.  Cette  demande  d'être  jetée  hors  de 
l'église  augmenta  les  soupçons.  On  savait  bien  que 


v    .-  vision.  4o* 

les  âmeV apparaissaient  souvent,  mais  elles  ne  de- 
mandent point  qu'on  les  déterre. 

L'âme,  depuis  ce  temps,  ne  parla  plus;  mais  elle 
lutina  tout  le  monde  dans  le  couvent  et  dans  l'église. 
Les  frères  cordeliers  l'exorcisèrent.  Frère  Pierre 
d'Arras  s'y  prit,  pour  la  conjurer,  d'une  manière  qui 
n'était  pas  adroite.  Il  lui  disait  :  Si  tu  est  Pâme  de  feu 
madame  de  Saint-Mémin,  frappe  quatre  coups;  et  on 
entendit  les  quatre  coups.  Si  tu  es  damnée,  frappe  six 
coups  ;  et  les  six  coups  furent  frappés.  Si  tu  es  encore 
plus  tourmentée  en  enfer  parce  que  ton  corps  est 
enterré  en  terre  sainte,  frappe  six  autres  coups;  et 
ces  six  autres  coups  furent  entendus  encore  plus 
distinctement  (£).  Si  nous  déterrons  ton  corps,  et  si 
nous  cessons  de  prier  Dieu  pour  toi ,  seras  -tu  moins 
damnée  ?  frappe  cinq  coups  pour  nous  le  certifier;  et 
l'âme  le  certifia  par  cinq  coups. 

Cet  interrogatoire  de  l'âme,  fait  par  Pierre  d'Arras, 
fut  signé  par  vingt-deux  cordeliers ,  à  la  tête  desquels 
était  le  révérend  père  provincial.  Ce  père  provincial 
lui  fit  le  lendemain  les  mômes  questions,  et  il  lui  fut 
répondu  de  même. 

On  dira  que  l'âme  ayant  déclaré  qu'elle  était  en 
purgatoire,  les  cordeliers  ne  devaient  pas  la  supposer 
en  enfer;  mais  ce  n'est  pas  ma  faute  si  des  théologiens 
se  contredisent. 

Le  seigneur  de  Saint-Mémin  présenta  requête  au 
roi  contre  les  pères  cordeliers.  Us  présentèrent  re- 

(b)  Toutes  ces  particularités  sont  détaillées  dans  l'histoire  des 
apparitions  et  visions  de  l'abbé  Langlet. 

34. 


402  VISION    DE    CONSTANTIN. 

quête  de  leur  côté;  le  roi  délégua  des  jugera, la  tête 
desquels  était  Adrien  Fumée,  maître  des  requêtes. 

Le  procureur  général  de  la  commission  requit  que 
lesdits  cordeliers  fussent  brûlés;  mais  l'arrêt  ne  les 
condamna  qu'à  faire  tous  amende  honorable  la  torche 
au  poing,  et  à  être  bannis  du  royaume.  Cet  arrêt  est 
du  18  février  1 534- 

Apres  une  telle  vision ,  il  est  inutile  d'en  rapporter 
d'autres  :  elles  sont  toutes  ou  du  genre  de  la  fripon- 
nerie, ou  du  genre  de  la  foiie.  Les  visions  du  premier 
genre  sont  du  ressort  de  la  justice;  celles  du  second 
genre  sont  ou  des  visions  de  fous  malades,  ou  des 
visions  de  fous  en  bonne  santé.  Les  premières  appar- 
tiennent à  la  médecine,  et  les  secondes  aux  petites 
maisons. 

VISION  DE  CONSTANTIN. 

De  graves  théologiens  n'ont  pas  manqué  d'alléguer 
deS  raisons  spécieuses  pour  soutenir  la  vérité  de 
l'apparition  de  la  croix  au  ciel  ;  mais  nous  allons  voir 
que  leurs  argumens  ne  sont  point  assez  convaincans 
pour  exclure  le  doute;  les  témoignages  qu'ils  citent 
en  leur  faveur  n'étant  d'ailleurs  ni  persuasifs  ,  ni 
d'accord  entre  eux. 

Premièrement ,  on  ne  produit  d'autres  témoins 
que  des  chrétiens,  dont  la  déposition  peut  être  sus- 
pecte, dans  ce  cas  où  il  s'agit  d'un  fait  qui  prouverait 
la  divinité  de  leur  religion.  Comment  aucun  auteur 
païen  n'a -t- il  fait  mention  de  cette  merveille,  que 
toute  l'armée  de  Constantin  avait  également  aperçue? 
Que  Zosime,  qui  semble  avoir  pris  à  tâche  de  dimi- 


VrSION   DE    CONSTANTIN.  4o3 

nuer  la  gloire  de  Constantin ,  n'en  ait  rien  dif,  cela 
n'est  pas  surprenant;  mais  ce  qui  paraît  étrange,  est 
le  silence  de  l'auteur  du  panégyrique  de  Constantin, 
prononcé  en  sa  présence,  à  Trêves,  dans  lequel  ce 
panégyriste  s'exprime  en  termes  magnifiques  sur 
toute  la  guerre  contre  Maxencc,  que  cet  empereur 
avait  vaincu. 

Nasaire,  autre  rhéteur,  qui,  dans  son  panégyri- 
que ,  disserte  si  éloquemment  sur  la  guerre  contre 
Maxence,  sur  la  clémence  dont  usa  Constantin  après 
la  victoire ,  et  sur  la  délivrance  de  Rome ,  ne  dit  pas 
un  mot  de  cette  apparition,  tandis  qu'il  assure  que 
par  toutes  les  Gaules  on  avait  yu  des  armées  célestes 
qui  prétendaient  être  envoyées  pour  secourir  Con- 
stantin. 

Non  -  seulement  cette  vision  surprenante  a  été 
inconnue  aux  auteurs  païens,  mais  à  trois  écrivains 
chrétiens  qui  avaient  la  plus  belle  occasion  d'en 
parler.  Optatien  Porphyre  fait  mention  plus  d'une  fois 
du  monogramme  de  Christ,  qu'il  appelle  le  signe 
céleste,  dans  le  panégyrique  de  Constantin  qu'il 
écrivit  en  vers  latins;  mais  on  n'y  trouve  pas  un  mot 
sur  l'apparition  de  la  croix  au  ciel. 

Lactance  n'en  dit  rien  dans  son  Traité  de  la  mort 
des  persécuteurs,  qu'il  composa  vers  l'an  3 1 4?  deux 
ans  après  la  vision  dont  il  s'agit.  Il  devait  .cependant 
être  parfaitement  instruit  de  tout  ce  qui  regarde  Con- 
stantin, ayant  été  précepteur  de  Crispus,  fils  de  ce 
prince.  Il  rapporte  seulement  (a)  que  Constantin  fut 
"  ■  -  '  ■        —  ■■     ■  .■    ■■  —  . «■  -■» 

(a)  Gliap.  XLIV. 


4  °4  VISION    DE    CONSTANTIN. 

averti  en  songe  de  mettre  sur  les  boucliers  de  ses 
soldats  la  divine  image  de  la  croix,  et  de  livrer 
bataille;  mais,  en  racontant  un  songe  dont  la  vérité 
n'avait  d'autre  appui  que  le  témoignage  de  l'empereur, 
il  passe  sous  silence  un  prodige  qui  avait  eu  toute 
l'armée  pour  témoin. 

II  y  a  plus;  Eusèbe  de  Césarée  lui-même,  qui  a 
donné  le  ton  à  tous  les  autres  historiens  chrétiens  sur 
ce  sujet,  ne  parle  point  de  cette  merveille  dans  tout 
le  cours  de  son  Histoire  ecclésiastique,  quoiqu'il  s'y 
étende  fort  au  long  sur  les  exploits  de  Constantin 
contre  Maxence.  Ce  n'est  que  dans  la  vie  de  cet  em- 
pereur qu'il  s'exprime  en  ces  termes  (b)  :  «  Constan- 
tin, résolu  d'adorer  le  dieu  de  Constance,  son  père, 
Jjnplora  la  protection  de  ce  dieu  contre  Maxence. 
Pendant  qu'il  lui  fesait  sa  prière,  il  eut  une  vision 
merveilleuse,  et  qui  paraîtrait  peut-être  incroyable 
si  elle  était  rapportée  par  un  autre;  mais  puisque  ce 
victorieux  empereur  nous  l'a  racontée  lui-même,  à 
nous,  qui  écrivons  cette  histoire  long -temps  après  , 
lorsque  nous  avons  été  connus  de  ce  prince ,  et  que 
nous  avons  eu  part  à  ses  bonnes  grâces,  confirmant 
ce  qu'il  disait  par  serment,  qui  pourrait  en  douter, 
surtout  l'événement  en  ayant  confirmé  la  vérité  ? 

«  ïl  assurait  qu'il  avait  vu  dans  l'après-midi ,  lors- 
que le  soleil  baissait,  une  croix  lumineuse  au-dessus 
du  soleil,  avec  cette  inscription  en  grec  :  Vainquez 
par  ce  signe;  que  ce  spectacle  l'aurait  extrêmement 
étonné ,  de  même  que  tous  les  soldats  qui  le  suivaient, 

(b)  Uv.  I,  chap.  XXVIII,  XXXI  et  XXII. 


VISION    DE    CONSTANTIN.  Iyo5 

qui  furent  témoins  du  miracle  ;  que,  tandis  qu'il  avait 
l'esprit  tout  occupé  de  cette  vision  et  qu'il  cherchait, 
à  en  pénétrer  le  sens,  la  nuit  étant  survenue,  Jésus- 
Christ  lui  était  apparu  pendant  son  sommeil ,  avec  le 
même  signe  qu'il  lui  avait  montré  le  jour  dans  l'air,  et 
lui  avait  commandé  de  faire  un  étendard  de  la  même 
forme,  et  de  le  porter  dans  les  combats  pour  se 
garantir  du  danger.  Constantin,  s'étant  levé  dès  la 
pointe  du  jour,  raconta  à  ses  amis  le  songe  qu'il  avait 
eu  ;  et ,  ayant  fait  venir  des  orfèvres  et  des  Irpidaires , 
il  s'assit  au  milieu,  leur  expliqua  la  figure  du  signe 
qu'il  avait  vu,  et  leur  commanda  d'en  faire  un  sem- 
blable d'or  et  de  pierreries  :  et  nous  nous  souvenons 
de  l'avoir  vu  quelquefois*  » 

Eusèbe  ajoute  ensuite  que  Constantin ,  étonné 
d'une  si  admirable  vision,  fit  venir  les  prêtres  chré- 
tiens ;  et  qu^instruit  par  eux,  il  s'appliqua  à  la  lecture 
de  nos  livres  sacrés,  et  conclut  qu'il  devait  adorer 
avec  un  profond  respect  le  Dieu  qui  lui  était  apparu. 

Comment  concevoir  qu'une  vision  si  admirable  , 
vue  de  tant  de  milliers  de  personnes,  et  si  propre  à 
justifier  la  vérité  de  la  religion  chrétienne,  ait  été  in- 
connue à  Eusèbe ,  historien  si  soigneux  de  rechercher 
tout  ce  qui  pouvait  contribuer  à  faire  honneur  au 
christianisme  ,  jusqu'à  citer  à  faux  des  monumens 
profanes,  comme  nous  l'avons  vu  à  l'article  Eclipse? 
et  comment  se  persuader  qu'il  n'en  ait  été  informé  que 
plusieurs  années  après,  par  le  seul  témoignage  de 
Constantin  ?  N'y  avait-il  donc  point  de  chrétiens  dans 
l'armée  qui  fissent  gloire  publiquement  d'avoir  vu  un 
pareil  prodige?  auraient-ils  eu  si  peu  d'intérêt  à  leur 


4o6'  VISION    DE    CONSTANTIN. 

Cause  ,  que  de  garder  le  silence  sur  un  si  grand  mi- 
racle? Doit-on  après  cela  s'étonner  que  Gélase  de 
Cisique,  un  des  successeurs  d'Eusèbe  dans  le  siège  de 
Césarée  au  cinquième  siècle,  ait  dit  que  Lien  des 
gens  soupçonnaient  que  ce  n'était  là  qu'une  fable  in- 
ventée en  faveur  de  la  religion  chrétienne  (c)  ? 

Ce  soupçon  sera  bien  plus  fort,  si  l'on  fait  atten- 
tion combien  peu  les  témoins  sont  d'accord  entre  eux 
sur  les  circonstances  de  cette  merveilleuse  appari- 
tion. Presque  tous  assurent  que  la  croix  fut  vue  de 
Constantin  et  de  toute  son  armée;  et  Gélase  ne  parie 
que  de  Constantin  seul.  Ils  diffèrent  sur  le  temps  de 
la  vision.  Philostorge  ,  dans  son  Histoire  ecclésias- 
tique, dont  Phoiius  nous  a  conservé  l'extrait,  dit  (  /) 
que  ce  fut  lorsque  Constantin  remporta  la  victoire 
sur  Maxence;  d'autres  prétendent  que  ce  fut  aupara- 
vant, lorsque  Constantin  fesait  des  préparatifs  pour 
attaquer  le  tyran ,  et  qu'il  était  en  marche  avec  son 
armée.  Arthémius,  cité  par  Métaphraste  et  Surius, 
sur  le  20  octobre,  dit  que  c'était  à  midi;  d'autres 
l'après  midi,  lorsque  le  soleil  baissait. 

Les  auteurs  ne  s'accordent  pas  davantage  sur  la 
vision  même,  le  plus  grand  nombre  n'en  reconnais- 
sant qu'une,  et  encore  en  songe;  il  n'y  a  qu'Eusèbe, 
suivi  par  Philostorge  et  Socrate  (c) ,  qui  parlent  de 
deux;  l'une  que  Constantin  vit  le  jour,  et  l'autre  qu'il 
vit  en  songe,  servant  à  confirmer  la  première;  Nicé- 
phore  Calliste  (f)  en  compte  trois. 

(c)  Hist.  des  act.  du  conc.  de  Nicée,  ch.  IV.  —  [d)  Liv.  I,  ch.  VI. 
fe)  Hist.  eccl.,  liv.  I,  ch.  II.  —  (f)  Idem,  liv.  VHI,  chap.  III. 


VISION    DE    CONSTANTIN.  4°7 

L'inscription  offre  de  nouvelles  différences.  Eusèbe 
dit  qu'elle  était  en  grec,  d'autres  ne  parlent  point 
d'inscription.  Selon  Philostorgc  et  Nicéphore,  elle 
était  en  caractères  latins;  les  autres  n'en  disent  rien, 
et  semblent  par  leurrécit  supposer  que  les  caractères 
étaient  grecs,  Philostorge  assure  que  l'inscription 
était  formée  par  un  assemblage  d'étoiles  ;  Arthémius 
dit  que  les  lettres  étaient  dorées.  L'auteur  cité  par 
Pkotius  (g)  les  représente  composées  de  la  même  ma- 
tière lumineuse  que  la  croix  ;  et  selon  Sosomène  (A)  , 
il  n'y  avait  point  d'inscription;  et  ce  furent  les  anges 
qui  dirent  à  Constantin  :  «  Remportez  la  victoire  par 
oc  signe.  » 

Enfin  le  rapport  des  historiens  est  opposé  sur  les 
suites  de  cette  vision.  Si  l'on  s'en  tient  à  Eusèbe  , 
Constantin,  aidé  du  secours  de  Dieu,  remporta  sans 
peine  la  victoire  sur  Maxence.  Mais ,  selon  Lactance 
la  victoire  fut  fort  disputée.  Il  dit  même  que  les 
troupes  de  Maxence  eurent  quelque  avantage  avant 
que  Constantin  eût  fait  approcher  son  armée  des 
portes  de  Piome.  Si  l'on  en  croit  Eusèbe  et  Sosomène, 
depuis  cette  époque,  Constantin  fut  toujours  victo- 
rieux ,  et  opposa  le  signe  salutaire  de  la  croix  à  ses 
ennemis ,  comme  un  rempart  impénétrable.  Cepen- 
dant un  auteur  chrétien ,  dont  M.  de  Valois  a  rassem- 
blé des  fragmens  à  la  suite  d'Ammien  Marcellin  (i)  , 
rapporte  que  ,  dans  les  deux  batailles  livrées  à  Licinius 
par  Constantin,  la  victoire  fut  douteuse ,  et  que  Con- 
'—  ■' '■■  ' ■  ■  '  .,,.,,  .% — 

fj)  Bibl.,  cahier  a56.  —  (h)  Histoire  eccl. ,  liv.  I,  chap.  III. 
(i)  Page  473  et  4j5. 


4oS  VISION    DE    CONSTANTIN. 

stantin  fut  même  blessé  légèrement  à  la  cuisse;  et 
Nicéphore  (/r)  dit  que  depuis  la  première  apparition 
il  combattit  deux  fois  les  Byzantins  sans  leur  oppo- 
ser la  croix ,  et  ne  s'en  serait  pas  même  souvenu  s'il 
n'eût  perdu  neuf  mille  hommes,  et  s'il  n'eût  eu  en- 
core deux  fois  la  même  vision.  Dans  la  première,  les 
étoiles  étaient  arrangées  de  façon  qu'elles  formaient 
ces  mots  d  un  psaume  (/)  :  a  Invoque-moi  au  jour  de 
ta  détresse,  je  t'en  délivrerai,  et  tu  m  honoreras;  » 
et  l'inscription  de  la  dernière,  beaucoup  plus  claire 
et  plus  nette  encore,  portait  :  «  Par  ce  signe  tu  vain- 
cras tous  tes  ennemis.  » 

Philostorge  assure  que  la  vision  de  la  croix  et  la 
victoire  remportée  sur  Maxence  déterminèrent  Con- 
stantin à  embrasser  la  foi  chrétienne  ;  mais  Rufin ,  qui 
a  traduit  en  latin  l'Histoire  ecclésiastique  d'Eusèbe, 
dit  qu  il  favorisait  déjà  le  christianisme  et  honorait  le 
vrai  Dieu.  L'on  sait  cependant  qu'il  ne  reçut  le  bap- 
tême que  peu  de  jours  avant  de  mourir,  comme  le 
disent  expressément  Philostorge  (m)  ,  saint  Atha- 
nase  (h)  ,  saint  Ambroise  (o) ,  saint  Jérôme  (p)  ,  So- 
crate  (7)  ,  Théodoret  (/) ,  et  l'auteur  de  la  chronique 
d'Alexandrie  (5).  Cet  usage,  commun  alors,  était 
fondé  sur  la  croyance  que  le  baptême  effaçant  tous 
les  péchés  de  celui  qui  le  reçoit,  on  mourait  assuré 
de  son  salut. 

Nous  pourrions  nous  borner  à  ces  réflexions  gêné- 

(Je)  Liv.  VII,  chap.  XLVH.  —  (0  Ps.  XLIX,  v.  16. 
(m)  Liv.  VI,  chap.  VI.  —  (n)  Page  9   7,  sur  le  synode. 
(o)  Oraison  sur  la  mort  de  Théodose.  —  (p)  Chron. ,  année  337. 
**if4)  Liv.  II,  ch.  XLVH.  — (r)  Chap.  XXXII. — (s)  Pag.  684. 


VISION    DE    CONSTANTIN.  4°9 

raies;  mais,  par  surabondance  de  droit,  discutons 
l'autorité  dEusèbe  comme  historien;  et  celle  de  Con-r 
stantin  et  d'Arthéniius  comme  témoins  oculaires. 

Pour  Arlhémius,  nous  ne  pensons  pas  qu'on  doive 
le  mettre  au  rang  des  témoins  oculaires,  son  discours 
n'étant  fondé  que  sur  ses  Actes,  rapportés  par  Méta- 
phraste,  auteur  fabuleux ,  Actes  que  Baronius  prétend 
à  tort  de  pouvoir  défendre ,  en  môme  temps  qu'il 
avoue  qu'on  les  a  interpolés. 

Quant  au  discours  de  Constantin  rapporté  par  Eu- 
sebe  ,  c'est  sans  contredit  une  chose  étonnante  que 
cet  empereur  ait  craint  de  n'en  être  pas  cru  à  moins 
qu'il  ne  fit  serment,  et  qu'Eusèbe  n'ait  appuyé  son 
témoignage  par  celui  d'aucun  des  officiers  ou  des 
soldats  de  l'armée.  Mais,  sans  adopter  ici  l'opinion 
de  quelques  savans ,  qui  doutent  qu'Eusèbe  soit  l'au- 
teur de  la  vie  de  Constantin,  îvest-ce  pas  un  témoin 
qui  dans  cet  ouvrage  revêt  partout  le  caractère  de  pa- 
négyriste plutôt  que  celui  d  historien?  N'est-ce  pas  un 
écrivain  qui  a  supprimé- soigneusement  tout  ce  qui  pou- 
vait être  désavantageux  et  peu  honorable  à  son  héros? 
En  un  mot,  ne  montre-t-il  pas  sa  partialité,  quand 
il  dit  dans  son  Histoire  ecclésiastique  (f  ) ,  en  parlant 
de  Maxence ,  qu'ayant  usurpé  à  Rome  la  puissance 
souveraine,  il  feignit  d'abord ,  pour  flatter  le  peuple, 
de  faire  profession  de  la  religion  chrétienne;  comme 
s'il  eût  été  impossible  à  Constantin  de  se  servir  d'une 
feinte  pareille,  et  de  supposer  cette  vision ,  de  même 
que  Licinius  quelque  temps  après,  pour  encourager 

(tj  •  iv.  VIII,  chap.  XIV. 


4  ï  0  VISION    DE    CONSTANTIN. 

ses  soldats  contre  Maximin,  supposa  qu'un  ange  lui 
avait  dicté  en  songe  une  prière  qu'il  devait  réciter 
avec  son  armée  ? 

Comment  en  effet  Eusèbe  a-t-il  le  front  de  donner 
pour  chrétien  un  prince  qui  fit  rebâtir  à  ses  dépens  le 
temple  de  la  Concorde,  comme  il  est  prouvé  par  une 
inscription  qui  se  lisait  du  temps  de  LélioGiraldi  dans 
la  basilique  de  Latran?  Un  prince  qui  fit  périr  Crispus 
son  fils,  déjà  décoré  du  titre  de  césar,  sur  un  léger 
soupçon  d'avoir  commerce  avecFausta  sa  belle-mère, 
qui  fit  étouffer,  dans  un  bain  trop  chauffé,  cette 
morne  Fausta  son  épouse,  à  laquelle  il  était  redevable 
de  la  conservation  de  ses  jours  ;  qui  fit  étrangler  l'em- 
pereur Maximien  Herculius  son  père  adoptif;  qui  ôta 
la  vie  au  jeune  Licinius  son  neveu,  qui  fesait  paraître 
de  fort  bonnes  qualités;  qui  enfin  s'est  déshonoré  par 
tant  de  meurtres,  que  le  consul  Ablavius  appelait  ces 
temps-là  néroniens  ?  On  pourrait  ajouter  qu'il  y  a 
d'autant  moins  de  fond  à  faire  sur  le  serment  de  Con- 
stantin, qu'il  n'eut  pas  le  moindre  scrupule  de  se  parju- 
rer, en  fesant  étrangler  Licinius  à  qui  il  avait  promis 
la  vie  par  serment.  Eusèbe  passe  scus  silence  toutes 
ces  actions  de  Constantin  qui  sont  rapportées  par 
Euirope  (u),  Zosimc  (r),  Orose  (jf),  saint  Jérôme  (;  ) 
et  Aurélius  Victor  («). 

N'a-t-on  pas  lieu  de  penser  après  cela  que  l'appa- 
rition prétendue  de  la  croix  dans  le  ciel  n'est  qu'une 
fraude  que  Constantin  imagina  pour  favoriser  le  succès 

(u)  Liv.  X ,  ch.  IV.  —  (;r)  Liv. II, eh.  XXUL  —  (y) Li  VII^ 
ch.  XXVIII.  —  (s)  Chron,,  année  3a i.  —  (a)  Epitome ,  ch.  I. 


VISION    DE    CONSTANTIN.  411 

de  ses  entreprises  ambitieuses?  Les  médailles  de  ce 
prince  et  de  sa  famille,  que  Ton  trouve  dans  Banduri 
et  dans  l'ouvrage  intitulé  Numismata  imperatorum 
romanorum;  Tare  de  triomphe  dont  parle  Bavo- 
nius  (fr),  dans  l'inscription  duquel  le  sénat  et  le 
peuple  romain  disaient  que  Constantin  ,  par  Tin* 
stinct  de  la  Divinité,  avait  vengé  la  république  du 
tyran Maxence  et  de  toute  sa  faction;  enfin,  la  statue 
que  Constantin  lui-même  se  fit  ériger  à  Rome,  tenant 
une  lance  terminée  par  un  travers  en  forme  de  croix, 
avec  cette  inscription  que  rapporte  Eusèbe  (c)  : 
«  Par  ce  signe  salutaire  ,  j'ai  délivré  votre  ville  du 
joug  de  la  tyrannie;  »  tout  cela,  dis-je,  ne  prouve 
que  l'orgueil  immodéré  de  ce  prince  artificieux,  qui 
voulait  répandre  partout  le  bruit  de  son  prétendu 
songe,  et  en  perpétuer  la  mémoire. 

Cependant ,  pour  excuser  Eusèbe  ,  il  faut  lui 
comparer  un  évêque  du  dix-septième  siècle  que  Lt 
Bruyère  n'hésitait  pas  d'appeler  un  père  de  l'église. 
Bossuet,  en  même  temps  qu'il  s'élevait  avec  un  achar- 
nement si  impitoyable  contre  les  visions  de  l'élégant 
et  sensible  Fénélon  ,  commentait  lui-même,  dans 
Y  oraison  funèbre  d'Anne  de  Gonzague  de  Clèves,  les 
deux  visions  qui  avaient  opéré  la  conversion  de  cette 
princesse  Palatine.  Ce  fut  un  songe  admirable,  dit  ce 
prélat;  elle  crut  que,  marchant  seule  dans  une  foret, 
elle  y  avait  rencontré  un  aveugle  dans  une  petite 
loge.  Elle  comprit  qu'il  manque  un  sens  aux  incré- 
dules comme  à  l'aveugle  ;  et  en  même  temps,  au  milieu 

(b)  Torr.e  HI,  page  296.  —  (c)  Liv.  I,  chap.  IV. 


4l2  VŒUX. 

d'un  songe  si  mystérieux,  elle  fît  l'application  de  la 
belle  comparaison  de  l'aveugle  aux  vérités  de  la  reli- 
gion et  de  l'autre  vie. 

Dans  la  seconde  vision,  Dieu  continua  de  l'in- 
struire comme  il  a  fait  Joseph  et  Salomon;  et,  durant 
l'assoupissement  que  l'accablement  lui  causa,  il  lui 
mit  dans  l'esprit  cette  parabole  si  semblable  à  celle 
de  l'Évangile.  Elle  voit  paraître  ce  que  Jésus-Christ 
ira  pas  dédaigné  de  nous  donner  comme  l'image  de  sa 
tendresse  (.7)  ;  une  poule  devenue  mère ,  empressée 
autour  des  petits  qu'elle  conduisait.  Un  d'eux  s'étant 
écarté,  notre  malade  le  voit  englouti  par  un  chien 
avide.  Elle  accourt,  elle  lui  arrache  cet  innocent  ani- 
mal. En  même  temps  on  lui  crie  d'un  autre  côté  qu'il 
le  fallait  rendre  au  ravisseur.  Non,  dit-elle,  je  ne  le 
rendrai  jamais.  En  ce  moment  elle  s'éveilla,  et  l'ap- 
plication de  la  figure  qui  lui  avait  été  montrée  se  fit 
en  un  instant  dans  son  esprit. 

VOEUX. 

Faire  un  vœu  pour  toute  sa  vie,  c'est  se  faire 
esclave.  Comment  peut-on  souffrir  le  pire  de  tous  les 
esclavages  dans  un  pays  où  l'esclavage  est  proscrit  ? 

Promettre  à  Dieu  par  serment  qu'on  sera,  depuis 
l'âge  de  quinze  ans  jusqu'à  sa  mort,  jacobin,  jésuite, 
ou  capucin,  c'est  affirmer  qu'on  pensera  toujours  en 
capucin,  en  jacobin  ou  en  jésuite.  Il  est  plaisant  de 
promettre  pour  toute  sa  vie  ce  que  nul  homme  n'est 
sûr  de  tenir  du  soir  au  matin. 


(d)  Matt.,  chap.  XXIII,  v.  37. 


vœux.  413 

Comment  les  gouvcrncmens  ont-ils  été  assez  eiir 
nemis  d'eux-mêmes,  assez  absurdes,  pour  autoriser 
les  citoyens  à  faire  l'aliénation  de  leur  liberté  dans  un 
âge  où  il  n'est  pas  permis  de  disposer  de  la  moindre 
partie  de  sa  fortune  ?  Comment  tous  les  magistrats 
étant  convaincus  de  l'excès  de  cette  sottise  n'y  met- 
tent-ils pas  ordre? 

N'est-on  pas  épouvanté  quand  on  fait  réflexion 
qu'on  a  plus  de  moines  que  de  soldats  ? 

N'est-on  pas  attendri  quand  on  découvre  les  se- 
crets des  cloîtres,  les  turpitudes,  les  horreurs,  les 
tourmens  auxquels  se  sont  soumis  de  malheureux 
enfans  qui  détestent  leur  état  de  forçat  quand  ils  sont 
hommes,  et  qui  se  débattent  avec  un  désespoir  inutile 
contre  les  chaînes  dont  leur  folie  les  a  chargés  ? 

J'ai  connu  un  jeune  homme  que  ses  parens  enga- 
gèrent à  se  faire  capucin  A  quinze  ans  et  demi;  il  ai- 
mait éperdument  une  fille  à  peu  près  de  cet  âge.  Dès 
que  ce  malheureux  eut  fait  ses  vœux  à  François 
d'Assise,  le  diable  le  fît  souvenir  de  ceux  qu'il  avait 
faits  à  sa  maîtresse,  à  qui  il  avait  signé  une  promesse 
de  mariage.  Enfin  le  diable  étant  plus  fort  que  saint 
François,  le  jeune  capucin  sort  de  son  cloître,  et 
court  à  la  maison  de  sa  maîtresse;  on  lui  dit  qu'elle 
s'est  jetée  dans  un  couvent,  et  qu'elle  a  fait  pro- 
fession. 

Il  vole  au  couvent,  il  demande  à  la  voir,  il  ap- 
prend qu'elle  est  morte  de  désespoir.  Cette  nouvelle 
lui  ôte  l'usage  de  ses  sens,  il  tombe  presque  sans  vie. 
On  le  transporte  dans  un  couvent  d'hommes  voisin, 
non  pour  lui  donner  les  secours  nécessaires  qui  ne 

35. 


4l  4  VŒUX. 

peuvent  tout  au  plus  que  sauver  le  corps,  mais  pour 
lui  procurer  la  douceur  de  recevoir  avant  sa  mort 
l'extrême-onction  qui  sauve  infailliblement  l'âme. 

Cette  maison  où  l'on  porta  ce  pauvre  garçon  éva- 
noui, était  justement  un  couvent  de  capucins.  Ils  le 
laissèrent  charitablement  à  leur  porte  pendant  plus 
de  trois  heures;  mais  enfin  il  fut  heureusement  re- 
connu par  un  des  révérends  pères,  qui  l'avait  vu  dans 
le  monastère  d'où  il  était  sorti.  Il  fut  porté  dans  une 
cellule,  et  Ton  y  eut  quelque  soin  de  sa  vie,  dans  le 
dessein  de  la  sanctifier  par  une  salutaire  pénitence. 
Dès  qu'il  eut  recouvré  ses  forces,  il  fut  conduit 
bien  garrotté  à  son  couvent,  et  voici  très-exactement 
comme  il  y  fut  traité.  D'abord  on  le  descendit  dans 
une  fosse  profonde,  au  bas  de  laquelle  est  une  pierre 
très-grosse,  à  laquelle  une  chaîne  de  fer  est  scellée. 
Il  fut  attaché  à  cette  chaîne  par  ur>  pied;  on  mit  au- 
près de  lui  un  pain  d'orge  et  une  cruche  d'eau;  après 
quoi  on  referma  la  fosse,  qui  se  bouche  avec  un  large 
plateau  de  grès,  qui  ferme  l'ouverture  par  laquelle 
on  l'avait  descendu. 

Au  bout  de  trois  jours  on  le  tira  de  sa  fosse  pour 
le  faire  comparaître  devant  la  tournelle  des  capucins. 
Il  fallait  savoir  s'il  avait  des  complices  de  son  éva- 
sion; et,  pour  l'engager  à  les  révéler,  on  l'appliqua  a 
la  question  usitée  dans  le  couvent.  Cette  question 
préparatoire  est  infligée  avec  des  cordes  qui  serrent 
les  membres  du  patient,  et  qui  lui  font  souffriivûne 
espèce  d'estrapade. 

Quand  il  eut  subi  ces  tournons,  il  fut  condamné 
à  être  enfermé  pendant  deux  ans  dans  son  cachot,  et 


VŒUX.  4IC) 

à  en  sortir  trois  fois  par  semaine  pour  recevoir  sur 
son  corps  entièrement  nu  la  discipline  avec  des 
chaînes  de  fer. 

Son  tempérament  résista  seize  mois  entiers  à  co 
supplice.  Il  fut  enfin  assez  heureux  pour  se  sauver,  à 
la  faveur  d'une  querelle  arrivée  entre  les  capucins. 
Ils  se  battirent  les  uns  contre  les  autres,  et  le  prison- 
nier échappa  pendant  la  mêlée. 

S'étant  caché  pendant  quelques  heures  dans  des 
broussailles,  il  se  hasarda  de  se  mettre  en  chemin  au 
déclin  du  jour,  pressé  par  la  faim  et  pouvant  «à  peine 
se  soutenir.  Un  samaritain  qui  passait  eut  pitié  de  ce 
spectre*,  il  le  conduisit  dans  sa  maison,  et  lui  donna 
du  secours.  C'est  cet  infortuné  lui-même  qui  m'a 
conté  son  aventure  en  présence  de  son  libérateur. 
Voilà  donc  ce  que  les  vœux  produisent. 

C'est  une  question  fort  curieuse  de  savoir  si  les 
horreurs  qui  se  commettent  tous  les  jours  chez  les 
moines  mendians  sont  plus  révoltantes  que  les  ri- 
chesses pernicieuses  des  autres  moines  qui  réduisent 
tant  de  familles  à  l'état  de  mendian.s. 

Tous  ont  fait  vœu  de  vivre  à.  nos  dépens,  d'être  un 
fardeau  à  leur  patrie,  de  nuire  à  la  population,  de 
trahir  leurs  contemporains  et  la  postérité.  Et  nous  le 
souffrons  ! 

Autre  question  intéressante  pour  les  officiers. 

On  demande  pourquoi  on  permet  à  des  moines  de 
reprendre  un  de  leurs  moines  qui  s'est  fait  soldat,  et 
pourquoi  un  capitaine  ne  peut  reprendre  un  déserteur 
qui  s'est  fait  moine  ? 


4*6  VOLONTÉ. 

VOLONTE. 

Des  Grecs  fort  subtils  consultaient  autrefois  le 
pape  Honorius  I,  pour  savoir  si  Jésus,  lorsqu'il  était 
au  monde,  avait  eu  une  volonté  ou  deux  volontés, 
lorsqu'il  se  déterminait  à  quelque  action;  par  exem- 
ple, lorsqu'il  voulait  dormir  ou  veiller,  manger  ou 
aller  à  la  garde-robe,  marcher  ou  s'asseoir. 

Que  vous  importe?  leur  répondait  le  très -sage 
évéque  de  Rome,  Honorius.  Il  a  certainement  aujour- 
d'hui la  volonté  que  vous  soyez  gens  de  bien,  cela 
vous  doit  suffire;  il  n'a  nulle  volonté  que  vous  soyez 
des  sophistes  babillards ,  qui  vous  battez  continuelle- 
ment pour  la  chappe  à  Févêque,  et  pour  l'ombre  de 
làne.  Je  vous  conseille  de  vivre  en  paix,  et  de  ne 
point  perdre  en  disputes  inutiles  un  temps  que  vous 
pourriez  employer  en  bonnes  œuvres. 

Saint  père,  vous  avez  beau  dire,  c'est  ici  la  plus  importante 
affaire  du  monde.  Nous  avons  déjà  mis  ÏEurope,  l'Asie  et  VA- 
frique  en  feu  pour  savoir  si  Jésus  avait  deux  personnes  et  une 
nature,  ou  une  nature  et  deux  personnes,  ou  bien  deux  per- 
sonnes et  deux  natures,  ou  bien  une  personne  et  une  nature. 

Mes  chers  frères,  vous  avez  très-mal  fait  :  il  fal- 
lait donner  du  bouillon  aux  malades,  du  pain  aux 
pauvres. 

Il  s'agit  bien  de  secourir  les  pauvres  !  voilà-t-il  pas  le  pa- 
triarche Sercjius  qui  vient  de  faire  décider  dans  un  concile  à 
Constantinople,  que  Jésus  avait  deux  natures  et  unev.olonté!  et 
l'empereur  qui  n'y  entend  rien  est  de  cet  avis. 

Eh  bien,  soyez-en  aussi;  et  surtout  défendez-vous 
mieux  contre  les  mahométans  qui  vous  donnent  tous 


VOLONTE.  4!7 

les  jours  sur  les  oreilles  ,  et  qui  ont  une  très-mauvaise 
volonté  contre  vous. 

C'est  hien  dit;  mais  voilà  les  êvêques  de  Tunis,  de  Tripoli, 
d'Alqer,  de  Maroc  qui  tiennent  fermement  pour  les  deux  volon- 
tés. Il  faut  avoir  une  opinion  ;  quelle  est  la  vetre? 

Mon  opinion  est  que  vous  êtes  des  fous  qui  per- 
drez la  religion  chrétienne  que  nous  avons  établie 
avec  tant  de  peine.  Vous  ferez  tant  par  vos  sottises, 
que  Tunis,  Tripoli,  Alger,  Maroc,  dont  vous  me 
parlez,  deviendront  musulmans,  et  qu'il  n'y  aura  pas 
une  chapelle  chrétienne  en  Afrique.  En  attendant,  je 
suis  pour  l'empereur  et  le  concile,  jusqu'à  ce  que 
vous  ayez  pour  vous  un  autre  concile  et  un  autre 
empereur. 

Ce  ri  est  pas  nous  satisfaire.  Croyez-vous  deux  volontés  ou 
une? 

Ëcautez;  si  ces  deux  volontés  sont  semblables  , 
c'est  comme  s'il  n'y  en  avait  qu'une  seule;  si  elles 
sont  contraires,  celui  qui  aura  deux  volontés  à  la 
fois  fera  deux  choses  contraires  à  la  fois,  ce  qui  est 
absurde;  par  conséquent,  je  suis  pour  une  seule  vo- 
lonté. 

Ah!  saint  père,  vous  êtes  monothêlite.  A  Vhêrêsie!  au  diahlc  ! 
à  l'excommunication,  à  la  déposition;  un  concile,  vite  un  autre 
concile;  un  autre  empereur,  un  autre  evèque  de  Rome,  un  autre 
patriarche. 

Mon  Dieu!  que  ces  pauvres  Grecs  sont  fous  avec 
toutes  leurs  vaines  et  interminables  disputes ,  et  que 
mes  successeurs  feront  bien  de  songer  à  être  puissans 
et  riches! 


4l8  VOYAGE    DE    SAINT    PIERRE 

A  peino  Honorius  avait  proféré  ces  paroles,  qu'il 
apprit  que  l'empereur  Héraciius  était  mort  après  avoir 
été  bien  battu  par  les  mahométans.  Sa  veuve  Martine 
empoisonna  son  beau-fils;  le  sénat  fit  couper  la  langue 
à  Martine  et  le  nez  à  un  autre  fils  de  l'empereur.  Tout 
l'empire  grec  nagea  dans  le  sang. 

N'eût-il  pas  mieux  valu  ne  point  disputer  sur  les 
deux  volontés?  Et  ce  pape  Honorius,  contre  lequel 
les  jansénistes  ont  tant  écrit,  n'était-il  pas  un  homme 
très-sensé  ? 

VOYAGE  DE  SAINT  PIERRE  A  ROME. 

La  fameuse  dispute,  si  Pierre  fît  le  voyage  de  Rome, 
n'est-elle  pas  au  fond  aussi  frivole  que  la  plupart  des 
autres  grandes  disputes  ?  Les  revenus  de  l'abbaye  de 
Saint-Denis  en  France  ne  dépendent  ni  de  la  vérité 
du  voyage  de  Saint- Denis  l'Aréopagite  d'Athènes  au 
milieu  des  Gaules,  ni  de  son  martyr  à  Montmartre, 
ni  de  l'autre  voyage  qu'il  fit  après  sa  mort,  de  Mont- 
martre à  Saint -Denis,  en  portant  sa  tète  entre  ses 
bras ,  et  en  la  baisant  à  chaque  pause. 

Les  chartreux  ont  de  très-grands  biens,  sans  qu'il 
y  ait  la  moindre  vérité  dans  l'histoire  du  chanoine 
de  Paris,  qui  se  leva  de  sa  bière  à  trois  jours  con- 
sécutifs, pour  apprendre  aux  assistans  qu'il  était 
damné. 

De  même,  il  est  bien  sûr  que  les  revenus  et  les 
droits  du  pontife  romain  peuvent  subsister,  soit  que 
Simon  Barjone,  surnommé  Céphas,  ait  été  à  Rome, 
soit  qu'il  n'y  ait  pas  été.  Tous  les  droits  des  métropo- 
litains de  Rome  et  de  Constantinople  furent  établis  au 


AROME.  4^9 

concile  de  Chalcédoine,  en  45 1  Je  notre  ère  vulgaire, 
et  il  ne  fut  question  dans  ce  concile  d'aucun  voyage 
fait  par  un  apôtre  à  Byzance  ou  à  Rome. 

Les  patriarches  d'Alexandrie  et  de  Constantinople 
suivirent  le  sort  de  leurs  provinces.  Les  chefs  ecclé- 
siastiques des  deux  villes  impériales  et  de  l'opulente 
Egypte  devaient  avoir  naturellement  plus  de  privi- 
lèges, d'autorités,  de  richesses,  que  les  évêques  des 
petites  villes. 

Si  la  résidence  d'un  apôtre  dans  une  ville  avait 
décidé  de  tant  de  droits,  l'évêque  de  Jérusalem  aurait 
sans  contredit  été  le  premier  évêque  de  la  chrétienté. 
Il  était  évidemment  le  successeur  de  saint  Jacques, 
frère  de  Jésus -Christ,  reconnu  pour  fondateur  de 
cette  église,  et  appelé  depuis  le  premier  de  tous  les 
évêques.  Nous  ajouterions  que  par  le  même  raison- 
nement, tous  les  patriarches  de  Jérusalem  devaient 
être  circoncis,  puisque  les  quinze  premiers  évêques 
de  Jérusalem,  berceau  du  christianisme  et  tombeau 
de  Jésus-Christ ,  avaient  tous  reçu  la  circoncision  (a) . 

11  est  indubitable  que  les  premières  largesses  faites 
à  l'église  de  Rome  par  Constantin  ,  n'ont  pas  le 
moindre  rapport  au  voyage  de  saint  Pierre. 

i°.  La  première  église  élevée  à  Rome  fut  celle  de 
saint  Jean  :  elle  en  est  encore  la  véritable  cathédrale. 

(a)  ce  II  fallut  que  quinze  évêques  de  Jérusalem  fassent  cir- 
concis, et  que  tout  le  monde  pensât  comme  eux,  coopérât  avec 
eux.  »  (Saint  Épipliane,  Hérés.  LXX.) 

«J'ai  appris,  par  les  monumens  des  anciens,  que  jusqu'au 
siège  de  Jérusalem  par  Adrien,  il  y  eut  quinze  évoques  de  suite 
n:tifs  de  cette  ville.  »  (Eusèbe,  liv.  IV.) 


4^0  VOYAGE    DE   SAINT  PIERRE 

[J  est  sur  qu'elle  aurait  été  dédiée  à  saint  Pierre  s'il 
eu  avait  été  le  premier  évêque;  c'est  la  plus  forte  de 
toutes  les  présomptions;  elle  seule  aurait  pu  finir  la 
dispute. 

a\  A  cette  puissante  conjecture  se  joignent  des 
preuves  négatives  convaincantes.  Si  Pierre  avait  été 
à  Rome  avec  Paul ,  les  Actes  des  apôtres  en  auraient 
parlé,  et  ils  n'en  disent  pas  uri  mot. 

3°.  Si  saint  Pierre  était  ailé  prêcher  l'évangile  à 
Rome,  saint  Paul  n'aurait  pas  dit  dans  son  épître  aux 
Galates  :  «  Quand  ils  virent  que  l'évangile  du  prépuce 
m'avait  été  confié ,  et  à  Pierre  celui  de  la  circonci- 
sion ,  ils  me  donnèrent  les  mains  à  moi  et  à  Barnabe  ; 
ils  consentirent  que  nous  allassions  chez  les  gentils, 
et  Pierre  chez  les  circoncis.  » 

4  •  Dans  les  lettres  que  Paul  écrit  de  Rome ,  il  ne 
parle  jamais  de  Pierre;  donc  il  est  évident  que  Pierre 
n'y  était  pas. 

5°.  Dans  les  lettres  que  Paul  écrit  à  ses  frères  de 
Pvome,  pas  le  moindre  compliment  à  Pierre,  pas  la 
moindre  mention  de  lui;  donc  Pierre  ne  lit  un  voyage 
à  Rome,  ni  quand  Paul  était  en  prison  dans  cette 
capitale,  ni  quand  il  en  était  dehors. 

6°.  On  n'a  jamais  connu  aucune  lettre  de  saint 
Pierre  datée  de  Rome. 

7°.  Quelques-uns,  comme  Paul-Orose,  Espagnol 
du  cinquième  siècle,  veulent  qu'il  ait  été  à  Rome  les 
premières  années  de  Claude;  et  les  Actes  des  apôtres 
disent  qu'il  était  alors  à  Jérusalem,  et  les  Épîtres  de 
Paul  disent  qu'il  était  à  Antioche. 

8\  Je  ne  prétends  point  apporter  en  preuve  qu'à 


rA  ROME.  Jfcll 

parler  humainement  et  selon  les  règles  de  la  critique 
profane  ,  Pierre  ne  pouvait  guère  aller  de  Jérusalem 
à  Rome,  ne  sachant  ni  la  langue  latine,  ni  même  la 
langue  grecque,  laquelle  saint  Paul  parlait,  quoique 
assez  mal.  Il  est  dit  que  les  apôtres  parlaient  toutes 
les  langues  de  l'univers,  ainsi  je  me  tais. 

90.  Enfin,  la  première  notion  qu'on  ait  jamais  eue 
du  voyage  de  saint  Pierre  à  Rome ,  vient  d'un  nommé 
Papias,  qui  vivait  environ  cent  ans  après  saint  Pierre. 
Ce  Papias  était  Phrygien;  il  écrivait  dans  la  Phrygie, 
et  il  prétendit  que  saint  Pierre  était  allé  à  Rome,  sur 
ce  que  dans  une  de  ses  lettres  il  parle  de  Babylone. 
Nous  avons  en  effet  une  lettre  attribuée  à  saint  Pierre 
écrite  en  ces  temps  ténébreux,  dans  laquelle  il  esl 
dit  :  «  L'église  qui  est  à  Babylone,  ma  femme  et  mon 
fils  Marc  vous  saluent.  »  Il  a  plu  à  quelques  transla- 
teurs de  traduire  le  mot  qui  veut  dire  ma  femme,  par 
la  conchoisie,  Babylone  la  cenchoisie;  c'est  traduire 
avec  un  grand  sens. 

Papias,  qui  était  (  il  faut  l'avouer)  un  des  grands 
visionnaires  de  ces  siècles,  s'imagina  que  Babylone 
voulait  dire  Rome.  Il  était  pourtant  tout  naturel  que 
Pierre  fût  parti  d'Antioche.pour  aller  visiter  les  frères 
de  Babylone.  Il  y  eut  toujours  des  Juifs  à  Babylone; 
ils  y  firent  continuellement  le  métier  de  courtiers  et 
de  porte-balles;  il  est  bien  à  croire  que  plusieurs 
disciples  s'y  réfugièrent ,  et  que  Pierre  alla  les  encou- 
rager. Il  n'y  a  pas  plus  de  raison  à  imaginer  que 
Babylone  signifie  Rome,  qu'à  supposer  que  Rome 
signifie  Babylone.  Quelle  idée  extravagante  de  sup- 
poser que  Pierre  écrivait  une  exhortât  en  à  ses 
viu  pu.  8.  30 


4'22  VOYAGE    DE    SAINT   PIERRE 

camarades,  comme  on  écrit  aujourd'hui  en  chiffre! 
craignait-il  qu'on  ouvrît  sa  lettre  à  la  poste  ?  pourquoi 
Pierre  aurait -il  craint  qu'on  eût  connaissance  de  ses 
lettres  juives,  si  inutiles  selon  le  monde,  et  auxquelles 
il  eût  été  impossible  que  les  Romains  eussent  fait  la 
moindre  attention  ?  qui  l'engageait  à  mentir  si  vaine- 
ment ?  dans  quel  rêve  a-t-on  pu  songer  que  lorsqu'on 
écrivait  Babyione  cela  signifiait  Rome  ? 

C'est  d'après  ces  preuves  assez  concluantes,  que  le 
judicieux  Calmet  conclut  que  le  voyage  de  saint 
Pierre  à  Rome  est  prouvé  par  saint  Pierre  lui-même, 
qui  marque  expressément  qu'il  a  écrit  sa  lettre  de 
Babyione,  c'est-à-dire  de  Rome,  comme  nous  l'ex- 
pliquons avec  les  anciens.  Encore  une  fois,  c'est 
puissamment  raisonner  ;  il  a  probablement  appris 
cette  logique  chez  les  vampires. 

Le  savant  archevêque  de  Paris  Marca  ,  Dupin , 
Blondel,  Spanheim,  ne  sont  pas  de  cet  avis;  mais 
enfin  c'était  celui  de  Papias  qui  raisonnait  comme 
Calmet,  et  qui  fut  suivi  d'une  foule  d'écrivains  si  atta- 
chés à  la  sublimité  de  leurs  principes,  qu'ils  négligè- 
rent quelquefois  la  saine  critique  et  la  raison. 

C'est  une  très-mauvaise  défaite  des  partisans  du 
voyage ,  de  dire  que  les  Actes  des  apôtres  sont  des- 
tinés à  l'histoire  de  Paul  et  non  pas  de  Pierre,  et  que, 
s'ils  passent  sous  silence  le  séjour  de  Simon  Barjone 
à  Rome,  c'est  que  tes  faits  et  gestes  de  Paul  étaient 
l'unique  objet  de  l'écrivain. 

Les  Actes  parlent  beaucoup  de  Simon  Barjone  sur- 
nommé Pierre;  c'est  lui  qui  propose  de  donner  un 
successeur  à'Judas.  On  le  voit  frapper  de  mort  subite 


A   ROME.  4^3 

Ànanie  et  sa  femme  qui  lui  avaient  donne  leur  Lien  j 
mais  qui  malheureusement  n'avaient  pas  tout  donné* 
On  le  voit  ressusciter  sa  couturière  Dorcas  chez  le 
corroyeur  Simon  à  Joppë.  Il  a  une  querelle  dans 
Samarie  avec  Simon  surnommé  le  Magicien;  il  va  à 
Lippa,  à  Césarée,  à  Jérusalem  :  que  coûtait-il  de  le 
faire  aller  à  Rome  ? 

Il  est  Lien  difficile  que  Pierre  soit  allé  à  Rome, 
soit  sous  Tibère,  soit  sous  Caligula,  ou  sous  Claude, 
ou  sous  Néron.  Le  voyage  du  temps  de  Tibère  n'est 
fondé  que  sur  de  prétendus  fastes  de  Sicile  apo- 
cryphes (/;). 

Un  autre  apocryphe  ,  intitulé  Catalogues  âréç$» 
que*,  fait  au  plus  vite  Pierre  évoque  de  Pvomc  immé- 
d'atement  après  la  mort  de  son  maître. 

Je  ne  sais  quel  conte  arabe  l'envoie  à  Rome,  sou? 
Caîiguîa.  Eusèbe,  trois  cents  ans  aprèsj  le  fait  con- 
duire à  Rome  sous  Claude  par  une  main  divine,  sans 
dire  en  quelle  année. 

Lactance,  qui  écrivait  du  temps  de  Constantin,  est 
le  premier  auteur  bien  avéré  qui  ait  dit  que  Pierre 
alla  à  Rome  sous  Néron,  et  qu'il  y  fut  crucifié. 

On  avouera  que,  si  dans  un  procès  une  partie  ne 
produisait  que  de  pareils  titres,  elle  ne  gagnerait  pas 
sa  cause  j  on  lui  conseillerait  de  s'en  tenir  à  la  pres- 
cription, à  Vuti  possidetis;  et  c'est  le  parti  que  Rome 
a  pris. 

Mais,  dit -on,  avant  Eusèbe,  avant  Lactance, 
l'exact  Papias  avait  déjà  conté  l'aventure  de  Pierre  et 
— i»  .. —  '      *•  •  ■ — — — ■ » 

(b)  Voyez  Spanlieim,  Sacrœ  antiq.,  lib.  ÏII. 


4^4  XAVIER. 

de  Simon,  vertu  de  Dieu,  qui  se  passa  en  présence 
de  Néron;  le  parent  de  Néron,  à  moitié  ressuscité 
par  Simon,  vertu-Dieu,  et  entièrement  ressuscité  par 
Pierre;  les  complimens  de  leurs  chiens; le  pain  donné 
par  Pierre  aux  chiens  de  Simon;  le  magicien  qui  vole 
dans  les  airs;  le  chrétien  qui  le  fait  tomber  par  un 
signe  de  croix,  et  qui  lui  casse  les  jambes;  Néron  qui 
fait  couper  la  tête  à  Pierre  pour  payer  les  jambes  de 
son  magicien,  etc.,  etc.  Le  grave  Marcel  répète  cette 
histoire  authentique,  et  le  grave  Hégésippe  la  répète 
encore,  et  d'autres  la  répètent  après  eux;  et  moi  je 
vous  répète  que,  si  jamais  vous  plaidez  pour  un  pré , 
fût-ce  devant  le  juge  de  Yaugirard,  vous  ne  gagnerez 
jamais  votre  procès  sur  de  pareilles  pièces. 

Je  ne  doute  pas  que  le  fauteuil  épiscopal  de  saint 
Pierre  ne  soit  encore  à  Rome,  dans  la  belle  église.  Je 
ne  doute  pas  que  saint  Pierre  n'ait  joui  de  l'évêché  de 
Rome  vingt  cinq  ans  un  mois  et  neuf  jours,  comme 
on  le  rapporte.  Mais  j'ose  dire  que  cela  n'est  pas 
prouvé  démonstrativement ,  et  j'ajoute  qu'il  est  à 
croire  que  les  évêques  romains  d'aujourd'hui  sont 
plus  à  leur  aise  que  ceux  de  ces  temps  passés,  temps 
un  peu  obscurs,  qu'il  est  fort  difficile  de  bien  dé- 
brouiller. 

X. 

XAVIER. 

Saint  Xavier,  surnommé  l'apôtre  des  Indes,  fut 

un  des  premiers  disciples  de  saint  Ignace  de  Loyola. 

Quelques  écrivains  modernes ?  trompés  par  Téqui- 


XAVIER.  4^5 

voque  du  nom,  se  sont  imaginés  que  les  apôtres  saint 
Barthélemi  et  saint  Thomas  avaient  prêché  aux  Indes 
orientales.  Mais  Ahdias  («)  remarque  très-bien  que 
les  anciens  font  mention  de  trois  Indes;  la  première 
située  vers  l'Ethiopie,  la  seconde  proche  des  Mèdes, 
et  la  troisième  à  l'extrémité  du  continent. 

Les  Indiens  à  qui  saint  Barthélemi  prêcha  sont 
les  Arabes  de  l'Yémen,  qui  sont  nommés  par  Phi- 
Iostorge  (6)  les  Indiens  intérieure,  et  par  Sophro- 
uius  (c)  les  Indiens  fortunés.  Ce  sont  les  habitans  de 
l'Arabie  Heureuse. 

L'Inde  qui  est  proche  de  Mèdes  est  évidemment 
(a  Perse  et  les  provinces  voisines,  qui  furent  d'abord 
soumises  aux  Parthes.  Or,  c'est  dans  ce  pays-là, 
dans  l'empire  des  Parthes,  que  les  historiens  ecclé- 
siastiques (rf)  témoignent  que  saint  Thomas  alla  prê- 
cher l'Évangile.  Aussi  le  métropolitain  de  Perse  se 
vante-t-il,  depuis  plusieurs  siècles,  d'être  le  succes- 
seur de  saint  Thomas.  L'auteur  des  voyages  de  cet 
apôtre,  et  celui  de  l'histoire  d'Abdias,  s'accordent 
là-dessus  avec  nos  autres  écrivains. 

Enfin  la  troisième  Inde ,  à  l'extrémité  du  conti- 
nent, comprend  les  cotes  de  Coromandel  et  de  Mala- 
bar, et  c'est  celle  dont  Xavier  fut  l'apôtre.  Il  arriva  à 
Goa,  l'an  154^,  sous  la  protection  de  Jean  III,  roi 
de  Portugal  ;  et,  malgré  les  miracles  qu'il  y  opéra ,  il 
prétendait,  de  l'aveu  du  missionnaire  dominicain  Na- 

(a)  Liv.  VIII,  art.  I. —  (b)  Iiist.  eccl.,  liv,  IT,  ch.  VI. 
(t)  Saint  Jérôme,  dans  le  c atalog.  —  (a)  Eusèbe,  liv.  III* 
chap.  I:  et  Récognitions,  liv,  IX ,  art.  I. 

36. 


4^6  XAVIER. 

varette  (f),  qu'on  n'établirait  jamais  aucun  christia- 
nisme de  durée  parmi  les  païens ,  à  moins  que  les  au- 
diteurs ne  fussent  à  la  portée  d'un  mousquet.  Le  jé- 
suite Tellez,  dans  son  Histoire  d'Ethiopie  (/),  fait  le 
même  aveu.  C'a  toujours  été,  dit-il^  le  sentiment  que 
nos  religieux  ont  formé  concernant  la  religion  catho- 
lique ,  qu'elle  ne  pourrait  être  d'aucune  durée  en 
Ethiopie,  à  moins  qu'elle  ne  fût  appuyée  par  les 
armes. 

L'expérience,  en  effet,  vient  à  l'appui  de  cette 
opinion.  Ce  fut  par  les  armes  que  Ton  convertit  FÀ- 
mériquc  ;  et  Barthélemi  de  las  Casas,  moine  et  évêquo 
de  Chiapa ,  écrivit  en  langue  castillane  l'Histoire  ad- 
mirable des  horribles  insolences,  cruautés  et  tyran- 
nies exercées  par  les  Espagnols  aux  Indes  occiden- 
tales. Ce  témoin  oculaire  affirme  (g)  que,  dans  les 
îles  et  sur  la  terre  ferme ,  ils  firent  mourir  en  quarante 
ans  plus  de  douze  millions  d'âmes.  Ils  fesaient  cer- 
tains gibets  longs  et  bas,  de  manière  que  les  pieds 
touchaient  quasi  à  la  terre,  chacun  pour  treize,  à 
l'honneur  et  révérence  de  notre  Rédempteur  et  de  ses 
douze  apôtres,  comme  ils  disaient;  et,  y  mettant  le 
feu,  bridaient  ainsi  tout  vifs  ceux  qui  y  étaient  atta- 
chés. Ils  prenaient  les  petites  créatures  par  les  pieds  , 
les  arrachant  des  mamelles  de  leurs  mères,  et  leur 
froissaient  la  tête  contre  les  rochers.  Las  Casas  oublia 
de  remarquer  que  le  Psalmiste  (h)  appelle  heureux 
celui  qui  pourra  traiter  ainsi  les  petits  enfans. 

(e)  Traité  VI,  page  436,  col.  6.  —  (f)  Liv.  IV,  cliap.  IH. 
(cj)  Pages  6  et  io  de  la  traduction  française  de  Jacques  de 
Mig-rode.—  (h)  Ps.  GXXXVI,  v.  9. 


XÉNOPHANES.  427 

Au  reste  il  faut  redire  ici  comme  à  l'article  Reli~ 
q  tes  :  Jésus  n'a  condamné  que  l'hypocrisie  des  Juifs , 
en  disant  (i)  :  Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens 
hypocrites  ,  parce  que  vous  courez  la  mer  et  la  terre 
pour  foire  un  prosélyte!  et,  quand  il  l'est  devenu, 
vous  le  rendez  digne  de  la  géhenne  deux  fois  plus 
que  vous. 

XÉNOPHANES. 

Bayle  a  pris  le  prétexte  de  l'article  Xénophanes 
pour  faire  le  panégyrique  lu  diable,  comme  autre- 
fois Simonide,  à  l'occasion  d'un  lutteur  qui  avait  rem- 
porté le  prix  à  coups  de  poing  aux  jeux  olympiques, 
chanta  dans  une  belle  ode  les  louanges  de  Castor  et 
de  Pollux.  Mais  au  fond ,  que  nous  importent  les 
rêveries  de  Xénophanes  !  Que  saurons-nous  en  appre- 
nant qu'il  regardait  la  nature  comme  un  être  infini, 
immobile,  composé  d'une  infinité  de  petits  corpus- 
cules, de  petites  monades  douces,  dune  force  mo- 
trice, de  petites  molécules  organiques;  qu'il  pensait 
d'ailleurs  à  peu  prés  comme  pensa  depuis  Spinosa , 
ou  que  plutôt  il  cherchait  à  penser,  et  qu'il  se  con- 
tredit plusieurs  fois ,  ce  qui  étiit  le  propre  des  an- 
ciens philosophes  ? 

Si  Anaximène  enseigna  que  l'atmosphère  était 
Dieu  ;  si  Thaïes  attribua  à  l'eau  la  formation  de  toutes 
choses,  parce  que  l'Egypte  était  fécondée  par  ses 
inondations;  si  Phérécide  et  Heraclite  donnèrent  au 
feu  tout  ce  que  Thaïes  donnait  à  l'eau,  quel  bien  nous 
revient-il  de  toutes  ces  imaginations  chimériques? 

(i)  MaU.4  chop.  XX1IÏ,  v.  i5. 


4'28  XÊNOPHÀNES. 

Je  veux  que  Pythagore  ait  exprimé  par  Aes  nom- 
bres des  rapports  très-mal  connus ,  et  qu'il  ait  cru 
que  la  nature  avait  bâti  le  monde  par  des  règles  d'a- 
rithmétique. Je  consens  quOcellus  Lucanus  et  Em- 
pédocle  aient  tout  arrangé  par  des  forces  motrices 
antagonistes,  quel  fruit  en  recueillerai  -  je  ?  quelle 
notion  claire  sera  entrée  dans  mon  faible  esprit? 

Venez,  divin  Platon,  avec  vos  idées  archétypes, 
vos  androgynes,  et  votre  verbe;  établissez  ces  belles 
connaissances  en  prose  poétique  dans  votre  républi- 
que* nouvelle,  où  je  ne  prétends  pas  plus  avoir  une 
maison  que  dans  la  Salente  du  Télémaque;  mais  au 
lieu  d'être  un  de  vos  citoyens,  je  vous  enverrai,  pour 
bâtir  votre  ville ,  toute  la  matière  subtile  de  Des- 
cartes ,  toute  sa  matière  globuleuse  et  toute  sa  ra- 
meuse, que  je  vous  ferai  porter  par  Cyrano  de  Ber- 
gerac (a). 

Bayle  a  pourtant  exercé  toute  la  sagacité  de  sa 
dialectique  sur  vos  antiques  billevesées  ;  mais  c'est 
qu'il  en  tirait  toujours  parti  pour  rire  des  sottises  qui 
leur  succédèrent. 

O  philosophes!  les  expériences  de  physique  bien 
constatées,  les  arts  et  métiers,  voilà  la  vraie  philo- 
sophie. Mon  sage  est  le  conducteur  de  mon  moulin, 
lequel  pince  bien  le  vent,  ramasse  mon  sac  de  blé, 
le  verse  dans  la  trémie ,  le  moud  également,  et  fournit 
à  moi  et  aux  miens  une  nourriture  aisée.  Mon  sage 
est  celui  qui,  avec  la  navette,  couvre  mes  murs  de 
tableaux  de  laine  ou  de  soie,  brillans  des  plus  riches 

(a)  Plaisant  assez  mauvais  et  un  peu  fou.  ^.^.-J  s 


XÉX0PH0N.  429. 

couleurs;  ou  bien  celui  qui  met  dans  ma  poche  la 
mesure  du  temps  en  cuivre  et  en  or.  Mon  sage  est 
l'investigateur  de  l'Histoire  naturelle.  On  apprend 
plus  dans  les  seules  expériences  de  l'abbé  Nollet 
que  dans  tous  les  livres  de  l'antiquité. 

XÉNOPIION, 

Et  la  retraite  des  dix  mille. 

Quand  Xénophon  n'aurait  eu  d'autre  mérite  que 
d'être  l'ami  du  martyr  Socrate,  il  serait  un  homme 
recommandable  ;  mais  il  êlalt  guerrier  ,  philosophe, 
poêle,  historien ,  agriculteur,  aimable  dans  la  so- 
ciété ;  et  il  y  eut  beaucoup  de  Grecs  qui  réunirent 
tous  ces  mérites. 

Mais  pourquoi  cet  homme  libre  eut- il  une  com- 
pagnie grecque  à  la  solde  du  jeune  Cosrou,  nommé 
Cyrus  par  les  Grecs?  Ce  Cyrus  était  frère  puîné  et 
sujet  de  l'empereur  de  Perse  Artaxerxe  Mnémon , 
dont  on  a  dit  qu'il  n'avait  jamais  rien  oublié  que  les 
injures.  Cyrus  avait  déjà  voulu  assassiner  son  frère 
dans  le  temple  même  où  l'on  fesait  la  cérémonie  de 
son  sacre  (car  les  rois  de  Perse  furent  les  premiers 
qui  furent  sacrés);  non-seulement  Artaxerxe  eut  la 
clémence  de  pardonner  à  ce  scélérat,  mais  il  eut  la 
faiblesse  de  lui  laisser  le  gouvernement  absolu  dune 
grande  partie  de  l'Asie  Mineure  qu'il  tenait  de  leur 
père,  et  dont  il  méritait  au  moins  d'être  dépouillé. 

Pour  prix  d'une  si  étonnante  clémence,  dès  qu  il 
put  se  soulever  dans  sa  satrapie  contre  son  frère,  il 
ajouta  ce  second  crime  au  premier.  Il  déclara ,  par  un 


430  XÊNOPH0N. 

manifeste ,  «  qu'il  était  plus  digne  du  tronc  de  Perse 
que  son  frère,  parce  qu'il  était  meilleur  magicien,  et 
qu'il  buvait  plus  de  vin  que  lui.  » 

Je  ne  crois  pas  que  ce  fussent  ces  raisons  qui  lui 
donnèrent  pour  alliés  les  Grecs.  Il  en  prit  à  sa  solde- 
treize  mille,  parmi  lesquels  se  trouva  le  jeune  Xéno- 
phon  ,  qui  n'était  alors  qu'un  aventurier.  Chaque 
soldat  eut  d'abord  une  darique  de  paye  par  mois.  La 
darique  valait  environ  une  guinée  ou  un  louis  d'or 
de  notre  temps,  comme  le  dit  très-bien  M.  le  cheva- 
lier de  Jaucourt,  et  non  pas  dix  francs,  comme  lé 
dit  Rollin. 

Quand  Gyrus  leur  proposa  de  ce  mettre  en  marche 
avec  ses  autres  troupes,  pour  aller  combattre  son 
frère  vers  FEuphrate,  ils  demandèrent"  une  darique 
et  demie,  et  il  fallut  bien  la  leur  accorder.  C'était 
trente-six  livres  par  mois,  et  par  conséquent  la  plus 
forte  paye  qu'on  ait  jamais  donnée.  Les  soldats  de 
César  et  de  Pompée  n'eurent  que  vingt  sous  par  jour 
dans  la  guerre  civile.  Outre  cette  solde  exorbitante, 
dont  ils  se  firent  payer  quatre  mois  d'avance,  Gyrus 
leur  fournissait  quatre  cents  chariots  chargés  de  fa- 
rine et  de  vin. 

Les  Grecs  étaient  donc  précisément  ce  que  sont 
aujourd'hui  les  Hclvéticns,  qui  louent  leur  service  et 
îcur  courage  aux  princes  leurs  voisins ,  mais  pour 
une  solde  trois  fois  plus  modique  que  n'était  la  solde 
des  Grecs. 

Il  est  évident,  quoi  qu'on  en  dise,  qu'ils  ne  s'in- 
formaient  pas  si  la  cause  pour  laquelle  ils  combat- 
taient était  juste  ;  il  suffisait  que  Gyrus  payât  bien. 


XÉNOPHON.  43 1 

Les  Lacédémoniens  composaient  la  plus  grande 
partie  de  ces  troupes.  Us  violaient  en  cela  leurs  traités 
solennels  avec  le  roi  de  Perse. 

Qu'était  devenue  l'ancienne  aversion  de  Sparte 
pour  l'or  et  l'argent?  où  était  la  bonne  foi  dans  les 
traités  ?  où  était  leur  vertu  altière  et  incorruptible  ? 
C'était  Cléarque,  un  Spartiate,  qui  commandait  le 
corps  principal  de  ces  braves  mercenaires. 

Je  n'entends  rien  aux  manœuvres  de  guerre  d'Ar- 
taxerxès  et  de  Cyrus  ;  je  ne  vois  pas  pourquoi  cet 
Artaxerxès,  qui  venait  à  son  ennemi  avec  douze  cent 
mille  combattans,  commence  par  faire  tirer  des  lignes 
de  douze  lieues  d  étendue  entre  Cyrus  et  lui;  et  je  ne 
comprends  rien  à  l'ordre  de  bataille.  J.'entends  encore 
moins  comment  Cyrus,  suivi  de  six  cents  chevaux  seu- 
lement, attaque  dans  la  mêlée  les  six  mille  gardes  à 
cheval  de  l'empereur,  suivi  d'ailleurs  d'une  armée 
innombrable.  Enfin,  il  est  tué  de  la  maind'Artaxerxès, 
qui  apparemment  ayant  bu  moins  devin  que  le  rebelle 
ingrat,  se  battit  avec  plus  de  sang-froid  et  d'adresse 
que  cet  ivrogne.  Il  est  clair  qu'il  gagna  complètement 
la  bataille  malgré  la  valeur  et  la  résistance  de  treize 
mille  Grecs,  puisque  la  vanité  grecque  est  obligée 
d  avouer  qu' Artaxerxès  leur  fit  dire  de  mettre  bas  les 
armes.  Ils  répondent  qu'ils  n'en  feront  rien ,  mais  que, 
si  l'empereur  veut  les  payer,  ils  se  mettront  à  son  ser- 
vice. Il  leur  était  donc  très-indifférent  pour  qui  ils 
combattissent,  pourvu  qu'on  les  payât.  Ils  n'étaient 
donc  que  des  meurtriers  à  louer. 

Il  y  a,  outre  la  Suisse,  des  provinces  d'Allemagne 
tmi  en  usent  ainsi.  Il  n'importe  à  ces  bons  chrétiens 


432  XÉIS'OPHON. 

de  tuer  pour  de  l'argent  des  Anglais,  ou  des  Français , 
ou  des  Hollandais,  ou  d'être  tués  par  eux.  Yous  les 
voyez  réciter  leurs  prières  et  aller  au  carnage  comme 
des  ouvriers  vont  à  leur  atelier.  Pour  moi ,  j'avoue 
que  j'aime  mieux  ceux  qui  s'en  vont  en  Pensilvanie 
cultiver  la  terre  avec  les  simples  et  équitables  qua- 
kers, et  former  des  colonies  dans  le  séjour  de  la  paix 
et  de  l'industrie.  Il  n  y  a  pas  un  grand  savoir-faire  à 
tuer  et  à  être  tué  pour  six  sous  par  jour;  mais  il  y  en 
a  beaucoup  à  faire  fleurir  la  république  desDunkards, 
ces  thérapeutes  nouveaux  \  sur  la  frontière  du  pays  le 
plus  sauvage. 

Ariaxerxès  ne  regarda  ces  Grecs  que  comme  des 
complices  de  la  révolte  de  son  frère,  et  franchement 
c'est  tout  ce  qu'ils  étaient.  Ii  se  croyait  trahi  par  eux, 
et  il  les  trahit,  à  ce  que  prétend  Xénophon.  Car  après 
qu'un  de  ses  capitaines  eut  juré  en  son  nom  de  leur 
laisser  une  retraite  libre,  et  de  leur  fournir  des  vivres; 
après  que  Gléarquc  et  cinq  autres  commandans  des  • 
Grecs  se  furent  mis  entre  ses  mains  pour  régler  la 
marche,  il  leur  fit  trancher  la  tête ,  et  on  égorgea  tous 
les  Grecs  qui  les  avaient  accompagnés  dans  cette  en- 
trevue, s'il  faut  s'en  rapporter  à  Xénophon. 

Cet  acte  royal  nous  fait  voir  que  le  machiavélisme 
n'est  pas  nouveau;  mais  aussi  est-il  bien  vrai  qu'Ar- 
taxerxès  eût  promis  de  ne  pas  foire  un  exemple  des 
chefs  mercenaires  qui  s'étaient  vendus  à  son  frère? 
ne  lui  était-il  pas  permis  de  punir  ceux  qu'il  croyait 
si  coupables? 

Cest  ici  que  commence  la  fameuse  retraite  des  dîx 


XÉNOPHON".  433 

mille.  Si  je  n'ai  rien  compris  à  la  bataille,  je  ne  com- 
prends pas  plus  à  la  retraite. 

L'empereur,  avant  de  faire  couper  la  tête  aux  six 
généraux  grecs  et  à  leur  suite,  avait  juré  de  laisser 
retourner  en  Grèce  cette  petite  armée  réduite  à  dix 
mille  hommes.  La  bataille  s'était  donnée  sur  le  chemin 
de  l'Euphrate  ;  il  eût  donc  fallu  faire  retourner  les 
Grecs  par  la  Mésopotamie  occidentale,  par  la  Syrie, 
par  l'Asie  Mineure,  par  l'Ionie.  Point  du  tout;  on  les 
fesait  passer  à  l'orient,  on  les  obligeait  à  traverser  le 
Tigre  sur  des  barques  qu'on  leur  fournissait  ;  ils 
remontaient  ensuite  par  les  chemins  de  l'Arménie 
lorsque  leurs  commandans  furent  suppliciés.  Si  quel- 
qu'un comprend  cette  marche  ,  dans  laquelle  ou 
tournait  le  dos  à  la  Grèce,  il  me  fera  plaisir  de  me 
l'expliquer. 

De  deux  choses  l'une  :  ou  les  Grecs  avaient  choisi 
eux-mêmes  leur  route,  et  en  ce  cas  ils  ne  savaient  ni 
où  ils  allaient,  ni  ce  qu'ils  voulaient;  ou  Artaxerxès 
les  fesait  marcher  malgré  eux  (^  ce  qui  est  bien  plus 
probable) ,  et  en  ce  cas  pourquoi  ne  les  exterminait- 
il  point  ? 

On  ne  peut  se  tirer  de  ces  difficultés  qu'en  suppo- 
sant que  l'empereur  persan  ne  se  vengea  qu'à  demi; 
qu'il  se  contenta  d'avoir  puni  les  principaux  chefs 
mercenaires  qui  avaient  vendu  les  troupes  grecques  à 
Cyrus;  qu'ayant  fait  un  traité  avec  ces  troupes  fugi- 
tives, il  ne  voulait  pas  descendre  à  la  honte  de  le  vio- 
ler; qu'étant  sûr  que  de  ces  Grecs  errans  il  en  péri- 
rait un  tiers  dans  la  route ,  il  abandonnait  ces  malheu- 
reux à  leur  malheureux  sort.  Je  ne  vois  pas  d'autre 

Dlct.  Pli.  3.  OJ 


434  XÊNOPHON. 

jour  pour  éclairer  l'esprit  du  lecteur  sur  les  obscuri- 
tés de  cette  marche. 

On  s'est  étonné  de  la  retraire  des  dix  mille;  mais 
on  devait  s'étonner  bien  davantage  qu'Artaxerxès  , 
vainqueur  à  la  tête  de  douze  cent  mille  combattans 
(du  moins  à  ce  qu'on  dit),  laissât  voyager  dans  k 
nord  de  ses  vastes  états  dix  mille  fugitifs 3  qu'il  pou- 
vait écraser  à  chaque  village,  à  chaque  passage  de 
rivière,  à  chaque  défilé,  ou  qu'on  pouvait  faire  périr 
de  faim  et  de  misère, 

Cependant  on  leur  fournit ,  comme  nous  l'avons 
vu ,  vingt-sept  grands  bateaux  vers  la  ville  dltace 
pour  leur  faire  passer  le  Tigre,  comme  si  on  voulait 
les  conduire  aux  Indes.  De  là  on  les  escorte  en  tirant 
vers  le  nord,  pendant  plusieurs  jours,  dans  le  désert 
où  est  aujourd'hui  Bagdad.  Ils  passent  encore  la  ri- 
vière de  Zabate,  et  c'est  là  que  viennent  les  ordres  de 
l'empereur  de  punir  les  chefs.  Il  est  clair  qu'on  pou- 
vait exterminer  l'armée  aussi  facilement  qu'on  avait 
fait  justice  des  commandans.  Il  est  donc  très-vrai- 
semblable qu'on  ne  le  voulut  pas. 

On  ne  doit  donc  plus  regarder  les  Grecs  perdus 
dans  ces  pays  sauvages,  comme  des  voyageurs  éga- 
ras, à  qui  la  bonté  de  l'empereur  laissait  achever  leur 
roule  comme  ils  pouvaient. 

Il  y  a  une  autre  observation  à  faire ,  qui  ne  paraît 
pas  honorable  pour  le  gouvernement  persan.  Il  était 
impossible  que  les  Grecs  n'eussent  pas  des  querelles 
continuelles  pour  les  vivres ,  avec  tous  les  peuples 
chez  lesquels  ils  devaient  passer.  Les  pillages,  les 
désolations,  les  meurtres  étaient  la  suite  inévitable 


XÉNOPHON.  435 

de  ces  désordres;  et  cela  est  si  vrai,  que  dans  une 
route  de  six  cents  lieues,  pendant  laquelle  les  Grecs 
marchèrent  toujours  au  hasard,  ces  Grecs  n'étant  ni 
escortés,  ni  poursuivis  par  aucun  grand  corps  de 
troupes  persanes,  perdirent  quatre  mille  hommes ,  ou 
assommés  par  les  paysans,  ou  morts  de  maladie. 
Comment  donc  Artaxerxès  ne  les  fit-il  pas  escorter 
depuis  leur  passage  de  la  rivière  de  Zabate ,  comme  il 
l'avait  fait  depuis  le  champ  de  bataille  jusqu'à  cette 
rivière  ? 

Comment  un  souverain  si  sage  et  si  bon  commit- 
il  une  faute  si  essentielle?  Peut-être  ordonna-t-il  l'es- 
corte; peut-être  Xénophon,  d'ailleurs  un  peu  dé- 
clamateur ,  la  passe-t-il  sous  silence  pour  ne  pas 
diminuer  le  merveilleux  de  la  retraite  des  dix  mille  ; 
peut-être  l'escorte  fut  toujours  obligée  de.  marcher 
très-loin  de  la  troupe  grecque  par  la  difficulté  des 
vivres.  Quoi  qu'il  en  soit ,  il  paraît  certain  qu'Ar- 
taxerxès  usa  d'une  extrême  indulgence ,  et  que  les 
Grecs  lui  dûreut  la  vie,  puisqu'ils  ne  furent  pas  ex- 
termines. 

Il  est  dit  dans  le  Dictionnaire  encyclopédique,  à 
l'article  Retraite,  que  celle  des  dix  mille  se  fît  sous  le 
commandement  de  Xénophon.  On  se  trompe,  il  ne 
commanda  jamais;  il  fut  seulement  sur  la  fin  de  la 
marche  à  la  tête  d'une  division  de  quatorze  cents 
hommes. 

Je  vois  que  ces  héros,  à  peine  arrivés,  après  tant 
de  fatigues,  sur  le  rivage  du  Pont-Euxin,  pillent 
indifféremment  amis  et  ennemis  pour  se  refaire. 
Xénophon  embarque  à  Héraclée  sa  petite  troupe,  el 


436  XÉNOPH0N. 

va  faire  un  nouveau  marché  avec  un  roi  de  Tlirace 
qu'il  ne  connaissait  pas.  Cet  Athénien,  au  lieu  daller 
secourir  sa  patrie  accablée  alors  par  les  Spartiates, 
se  vend  donc  encore  une  fois  à  un  petit  despote 
étranger.  Il  fut  mal  payé,  je  l'avoue;  et  c'est  une 
raison  de  plus  pour  conclure  qu'il  eut  mieux  fait 
daller  secourir  sa  patrie. 

Il  résulte  de  tout  ce  que  nous  avons  remarqué  , 
que  l'Athénien  Xénophon  n'étant  qu'un  jeune  volon- 
taire, s'enrôla  sous  un  capitaine  lacédémonien,  l'un 
des  tyrans  d'Athènes,  au  service  d'un  rebelle  et  d'un 
assassin  ;  et,  qu'étant  devenu  chef  de  quatorze  cents 
hommes,  il  se  mit  aux  gages  d'un  barbare. 

Ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  la  nécessité  ne  le 
contraignait  pas  à  cette  servitude.  Il  dit  lui-même 
qu'il  avait  laissé  en  dépôt,  dans  le  temple  de  la  fa- 
meuse Diane  d'Éphèse,  une  grande  partie  de  l'or 
gagné  au  service  de  Cyrus. 

Remarquons  qu'en  recevant  la  paye  d'un  roi,  il 
s'exposait  à  être  condamné  au  supplice^  si  cet  étran- 
ger n'était  pas  content  de  lui.  Voyez  ce  qui  est  arrivé 
au  major-général  Doxat,  homme  né  libre.  Il  se  vendit 
à  l'empereur  Charles  VI,  qui  lui  fit  couper  le  cou 
pour  avoir  rendu  aux  Turcs  une  place  qu'il  ne  pou- 
vait défendre. 

Kollin,  en  pariant  de  la  retraite  des  dix  mille,  dit 
«  que  cet  heureux  succès  remplit  de  mépris  pour 
Artaxerxès  les  peuples  de  la  Grèce,  en  leur  fesant 
voir  que  l'or,  l'argent,  les  délices,  le  luxe,  un  nom- 
breux sérail ,  fesaient  tout  le  mérite  du  grand  roi,  etc.  » 

Roliin  pouvait  considérer  que  les  Grecs  ne  de- 


XÉNOPHON.  437 

vaient  pas  mépriser  un  souverain  qui  avait  gagné  une 
bataille  complète;  qui,  ayant  pardonné  en  frère,  avait 
vaincu  en  héros;  qui,  maître  d'exterminer  dix  mille 
Grecs  j  les  avait  laissés  vivre  et  retourner  chez  eux  ;  et 
qui ,  pouvant  les  avoir  à  sa  solde  ,  avait  dédaigné  de 
s'en  servir.  Ajoutez  que  ce  prince  vainquit  depuis  les 
Lacédémoniens  et  leurs  alliés,  et  leur  imposa  des  lois 
humiliantes;  ajoutez  que  dans  une  guerre  contre  des 
Scythes  nommés  Caduciens,  vers  la  mer  Caspienne, 
il  supporta  comme  le  moindre  soldat  toutes  les  fati- 
gues et  tous  lés  dangers.  Il  vécut  et  mourut  plein  de 
gloire;  il  est  vrai  qu'il  eut  un  sérail,  mais  son  courage 
n'en  fut  que  plus  estimable.  Gardons-nous  des  dé- 
clamations de  collège. 

Si  j'osais  attaquer  le  préjugé ,  j'oserais  préférer  la 
retraite  du  maréchal  de  Belle -Isle  à  celle  des  dix 
mille.  Il  est  bloqué  dans  Prague  par  soixante  mille 
hommes,  il  n'en  a  pas  treize  mille.  Il  prend  ses  me- 
sures avec  tant  d'habileté ,  qu'il  sort  de  Prague ,  dans 
le  froid  le  plus  rigoureux,  avec  son  armée,  ses  vivres, 
son  bagage  et  trente  pièces  de  canon,  sans  que  les 
assicgeans  s'en  doutent.  Il  a  déjà  gagné  deux  marches 
avant  qu'ils  s'en  soient  aperçus.  Une  armée  de  trente 
mille  combattans  le  poursuit  sans  relâche  l'espace  de 
trente  lieues.  Il  fait  face  partout  ;  il  n'est  jamais 
entamé;  il  brave,  tout  malade  qu'il  est,  les  saisons, 
la  disette  et  les  ennemis.  Il  ne  perd  que  les  soldats  qui 
ne  peuvent  résister  à  la  rigueur  extrême  de  la  saison. 
Que  lui  a- 1- il  manqué  ?  une  plus  longue  course,  et 
des  éloges  exagérés  à  la  grecque» 

37. 


438  YVETOT. 

Y. 

YVETOT. 

C'est  le  nom  d'un  bourg  de  France  à  six  lieues  de 
Rouen  en  Normandie,  qu'on  a  qualifié  de  royaume 
pendant  long-temps,  d'après  Robert  Gaguin,  historien 
du  seizième  siècle. 

Cet  écrivain  rapporte  que  Gautier  ou  Vautîer,  sei- 
gneur d'Yvetot,  chambrier  du  roi  Clotaire  ï,  ayant 
perdu  les  bonnes  grâces  de  son  maître  par  des  ca- 
lomnies dont  on- n'est  pas  avare  à  la  cour,  s'en  bannit 
de  son  propre  mouvement ,  passa  dans  les  climats 
étrangers  où,  pendant  dix  ans,  il  fit  la  guerre  aux 
ennemis  de  la  foi;  qu'au  bout  de  ce  terme,  se  flattant 
que  la  colère  du  roi  serait  apaisée,  il  reprit  le  chemin 
delà  France;  qu'il  passa  par  Rome  où  il  vit  le  pape 
Àgapet ,  dont  il  obtint  des  lettres  de  recommandation 
pour  le  roi  qui  était  alors  à  Soissons,  capitale  de  ses 
états.  Le  seigneur  d'Yvetot  s'y  rendit  un  jour  de 
vendredi -saint,  et  prit  le  temps  que  Clotaire  était  à 
l'église  pour  se  jeter  à  ses  pieds,  en  le  conjurant  de* 
lui  faire  grâce  par  le  mérite  de  celui  qui ,  en  pareil 
jour ,  avait  répandu  son  sang  pour  lesalut  des  hommes* 
mais  Clotaire,  prince  farouche  et  cruel,  l'ayant  re- 
connu, lui  passa  son  épée  au  travers  du  corps. 

Gaguin  ajoute  que  le  pape  Agapet,  ayant  appris- 
une  action  si  indigne,  menaça  le  roi  des  foudres  de 
l'église,  s'il  ne  réparait  sa  faute  ;  et  que  Clotaire  jus- 
tement intimidé ,  et  pour  satisfaction  du  meurtre  de 
son  sujet,  érigea  la  seigneurie  d'Yvetot  en  royaume, 
en  faveur  des  héritiers  et  dc£  successeurs  de  Gautier;. 


y  veto  t.  43g 

qu'il  en  fit  expédier  des  lettres  signées  de  lui,  et 
scellées  de  son  sceau;  que  c'est  depuis  ce  temps -la 
que  les  seigneurs  d'Yvetot  portent  le  titre  de  rois  :  et' 
je  trouve,  par  une  autorité  constante  et  indubitable, 
continue  Gaguin,  qu'un  événement  aussi  extraordi- 
naire s'est  passé  en  l'an  de  grâce  536. 

Rappelons,  à  propos  de  ce  récit  de  Gaguin,  l'ob- 
servation que  nous  avons  déjà  faite  (*)  sur  ce  qu'il 
dit  de  rétablissement  de  l'université  de  Paris.  C'est 
qu'aucun  des  historiens  contemporains  ne  fait  men- 
tion de  l'événement  singulier  qui,  selon  lui,  fit  ériger 
en  royaume  la  seigneurie  d'Yvetot;  et,  comme  l'ont 
très -bien  remarqué  Claude  Malingre  et  l'abbé  de 
Vertot,  Clotaire  I,  qu'on  suppose  souverain  du  bourg 
d'Yvetot,  ne  régnait  point  dans  cette  contrée;  les  fiefs 
alors  n'étaient  point  héréditaires;  l'en  ne  datait  point 
les  actes  de  l'an  de  grâce ,  comme  le  rapporte  Robert 
Gaguin;  enfmle pape  Agapet  était  déjà  mort.  Ajoutons 
que  le  droit  d'ériger  un  fief  en  royaume  appartenait 
exclusivement  à  l'empereur. 

Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  que  les  foudres  de 
l'église  ne  fussent  déjà  usitées  du  temps  d'Agapet.  Ou 
sait  que  saint  Paul  (#)  excommunia  l'incestueux  de 
Coriiiihe;  on  trouve  aussi  dans  les  lettres  de  saint 
Basile  quelques  exemples  de  censures  générales  dès 
le  quatrième  siècle.  Une  de  ces  lettres  est  contre  un 
ravisseur.  Le  saint  prélat  y  ordonne  de  faire  rendre 
la  fille  à  ses  parens,  d'exclure  le  ravisseur  des  prières, 
et  de  le  déclarer  excommunie',  avec  ses  complices  et 

(<  )  I.  Gorintli.  „cLap.  V9  v.  5„ 


44°  YVETOT. 

toute  sa  maison,  pendant  trois  ans;  il  ordonne  aussi 
d'exclure  des  prières  tout  le  peuple  de  la  bourgade 
qui  a  reçu  la  personne  ravie. 

Auxilius,  jeune  évêque,  excommunia  la  famille 
entière  de  Clacitien  :  et  quoique  saint  Augustin  ait 
désapprouvé  cette  conduite,  et  que  le  pape  saint  Léon 
ait  établi  les  mêmes  maximes  que  saint  Augustin, 
dans  une  de  ses  lettres  aux  évêques  de  la  province 
de  Vienne;  pour  ne  parler  ici  que  de  la  France,  Pré- 
textât, évêque  de  Rouen,  ayant  été  assassiné  Fan  586 
dans  sa  propre  église,  Lcudovalde,  évêque  de  Bayeuxr 
ne  laissa  pas  de  mettre  en  interdit  toutes  les  églises 
de  Rouen,  défendant  d'y  célébrer  le  service  divin y 
jusqu'à  ce  que  l'on  eût  trouvé  l'auteur  du  crime. 

L'an  1 1 41  ?  Louis  le  Jeune  ayant  refusé  de  consen* 
tir  à  l'élection  de  Pierre  de  la  Châtre  que  le  pape  avait 
fait  nommer  à  la  place  d'Alberic  ,  archevêque  de 
Bourges,  mort  l'année  précédente,  Innocent  II  mit 
toute  la  France  en  interdit. 

L'an  1200,  Pierre  de  Capoue,  chargé  d'obliger 
Philippe  -  Auguste  à  quitter  Agnès ,  et  à  reprendre 
Ingerburge,  et  ny  ayant  pas  réussi,  publia  le  1 5  jan- 
vier la  sentence  d'interdit  sur  tout  le  royaume,  qui 
avait  été  prononcée  par  le  pape  Innocent  III.  Cet 
interdit  fut  observé  avec  une  extrême  rigueur.  La 
chronique  anglicane,  citée  par  le  bénédictin  Mar- 
tenne  (t>),  dit  que  tout  acte  de  christianisme,  hormis 
le  baptême  des  enfans,  fut  interdit  en  France;  les 
églises   fermées  ,   les   chrétiens   en   étaient   chassés 

(b)  Tome  V,  page  868. 


YVETOT.  44  * 

comme  des  chiens;  plus  d'office  divin  ni  de  sacrifice 
de  la  messe,  plus  de  sépultures  ecclésiastiques  pour 
les  défunts;  les  cadavres  abandonnés  au  hasard  ré- 
pandaient la  plus  affreuse  infection  ,  et  pénétraient 
d'horreur  ceux  qui  leur  survivaient. 

La  chronique  de  Tours  fait  la  même  description  ; 
elle  y  ajoute  seulement  un  trait  remarquable  cou^ 
firme  par  l'abbé  Fleuri  et  l'abbé  de  Vertot  (c)  ;  c'est 
que  le  saint  viatique  était  excepté,  comme  le  baptême 
des  cnfans,  de  cette  privation  des  choses  saintes.  Le 
royaume  fut  pendant  neuf  mois  dans  cette  situation  ; 
Innocent  III  permit  seulement  au  bout  de  quelque 
temps  les  prédications  et  le  sacrement  de  confirma- 
tion. Le  roi  fut  si  courroucé  qu'il  chassa  les  évêques 
et  tous  les  autres  ecclésiastiques  de  leurs  demeures, 
et  confisqua  leurs  biens. 

Mais  ce  qui  est  singulier,  tes  souverains  eux- 
mêmes  priaient  quelquefois  les  évoques  de  prononcer 
un  interdit  sur  les  terres  de  leurs  vassaux.  Par  des 
lettres  du  mois  de  février  i356,  confirmatives  de 
celles  de  Guy,  comte  de  Nevers,  et  de  Mathilde  sa 
femme,  en  faveur  des  bourgeois  de  Nevers,  Charles  V, 
régent  du  royaume,  prie  les  archevêques  de  Lyon, 
de  Bourges,  et  de  Sens;  et  les  évêques  d'Autun,  de 
Laugres,  d'Auxerre,  et  de  Nevers,  de  prononcer  une 
excommunication  contre  le  comte  de  Nevers,  et  un 
interdit  sur  ses  terres,  s'il  n  exécute  pas  l'accord  qu'il 
avait  fait  avec  ses  habitans.  On  trouve  aussi,  dans  le 
recueil  des  ordonnances  de  la  troisième  race,  plu- 


[c)iÀv.  I,page  i48. 


44^  YVETOT. 

sieurs  lettres  semblables  du  roi  Jean,  qui  autorisent 
les  évoques  à  mettre  en  interdit  les  lieux  dont  Je  sei- 
gneur tenterait  d'enfreindre  les  privilèges. 

Enfin,  ce  qui  semble  incroyable,  le  jésuite  Daniel 
rapporte  que,  l'an  998,  le  roi  Robert  fut  excom- 
munié par  Grégoire  V  pour  avoir  épousé  sa  parente 
au  quatrième  degré.  Tous  les  évêques  qui  avaient  as- 
sisté à  ce  mariage  furent  interdits  de  la  communion 
jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  allés  à  Rome  faire  satisfaction 
au  saint-siége.  Les  peuples,  les  courtisans  même  se 
séparèrent  du  roi,  il  ne  lui  resta  que  deux  domes- 
tiques qui  purifiaient  par  le  feu  toutes  les  choses  qu  il 
avait  touchées.  Le  cardinal Damien  et  Romualde  ajou- 
tent même  qu'un  matin  Robert,  étant  allé  selon  sa 
coutume,  dire  ses  prières  à  la  porte  de  l'église  de 
Saint-Barthélemi,  car  il  nosait  pas  y  entrer,  Abbon 
abbé  de  Fleuri,  suivi  de  deux  femmes  du  palais  qui 
portaient  un  grand  plat  de  vermeil  couvert  d'un  linge, 
l'aborde,  lui  annonce  que  Eerthe  vient  daecoucher; 
et  découvrant  le  .plat  :  Voyez,  lui  dit-il,  les  effets  de 
votre  désobéissance  aux  décrets  de  l'église,  et  le 
sceau  de  Panathème  sur  ce  fruit  de  vos  amours.  Ro- 
bert regarde  et  voit  un  monstre  qui  avait  le  cou  et  la 
tête  d'un  canard.  Berthe  fut  répudiée,  et  l'excommu- 
nication enfin  levée. 

Urbain  II,  au  contraire,  excommunia  l'an  1093 
Philippe  I,  petit-fils  de  Robert,  pour  avoir  quitté  sa 
parente.  Ce  pape  prononça  la  sentence  d'excommu- 
nication dans  les  propres  états  du  roi  à  Clermont  en 
Auvergne,  où  sa  sainteté  venait  chercher  un  asile; 
dans  ce  même  concile  où  fut  prêchée  la  croisade,  et 


ZÈLE.  443 

ou  pour  la  première  fois  le  nom  de  pape  fut  donné  à 
Téveque  de  Rome,  à  l'exclusion  des  autres  évêques 
qui  le  prenaient  auparavant. 

On  voit  que  ces  peines  canoniques  furent  d'abord 
plutôt  médicinales  que  mortelles;  mais  Grégoire  YII 
et  quelques-uns  de  ses  successeurs  osèrent  prétendre 
qu'un  souverain  excommunié  était  privé  de  ses  états, 
et  que  ses  sujets  n'étaient  plus  obligés  de  lui  obéir  : 
supposé  cependant  qu'un  roi  puisse  être  excommunié 
en  certains  cas  graves,  l'excommunication,  n'étant 
qu'une  peine  purement  spirituelle,  ne  saurait  dis- 
penser ses  sujets  de  l'obéissance  qu'ils  lui  doivent 
comme  tenant  son  autorité  de  Dieu  même.  C'est  ce 
qu'ont  reconnu  constamment  les  parlemens  et  même 
le  clergé  de  France,  dans  les  excommunications  de 
Boniface  VIII  contre  Philippe  le  Bel  ;  de  Jules  II 
contre  Louis  XII  ;  de  Sixte  V  contre  Henri  III  ;  de 
Grégoire  XIII  contre  Henri  IV,  et  c'est  aussi  la  doc- 
trine de  la  fameuse  assemblée  du  clergé  de  1682, 


ZSLE. 

Celui  de  la  religion  est  un  attachement  pur  et 
éclairé  au  maintien  et  au  progrès  du  culte  qu'on  doit 
a  la  Divinité;  mais  quand  ce  zèle  est  persécuteur, 
aveugle  et  faux,  il  devient  le  plus  grand  fléau  de 
Phumanité. 

Voici  comme  l'empereur  Julien  parle  du  zèle  des 
chrétiens  de  son  temps  :  LesGaliléens,  dit-il  (a),  ont 


(a)  Lettre  LU. 


444  ZÈLE, 

souffert  sous  mon  prédécesseur  l'exil  et  les  prisons^ 
on  a  massacré  réciproquement  ceux  qui  s'appellent 
tour  à  tour  hérétiques.  J'ai  rappelé  leurs  exilés , 
ékrgi  leurs  prisonniers;  j'ai  rendu  leurs  biens  aux 
proscrits,  je  les  ai  forcés  de  vivre  en  paix  :  mais  telle 
est  la  fureur  inquiète  des  Galiléens,  qu'ils  se  plaignent 
de  ne  pouvoir  plus  se  dévorer  les  uns  les  autres. 

Ce  portrait  ne  paraîtra  point  outré,  si  l'on  fait  seu- 
lement attention  aux  calomnies  atroces  dont  les  chré- 
tiens se  noircissaient  réciproquement.  Par  exemple, 
saint  Augustin  (b)  accuse  les  manichéens  de  con- 
traindre leurs  élus  à  recevoir  l'eucharistie  après  l'a- 
voir arrosée  de  semence  humaine.  Avant  lui ,  saint 
Cyrille  de  Jérusalem  (c)  les  avait  accusés  de  la  même 
infamie  en  ces  termes  :  Je  n'oserais  dire  en  quoi  ces 
sacrilèges  trempent  leur  ischas  qu'ils  donnent  à  leurs 
malheureux  sectateurs,  qu'ils  exposent  au  milieu  de 
leur  autel,  et  dont  le  manichéen  souille  sa  bouche  et 
sa  langue.  Que  les  hommes  pensent  à  ce  qui  a  cou- 
tume de  leur  arriver  en  songe  et  les  femmes  dans  le 
temps  de  leurs  règles.  Le  pape  saint  Léon,  dans  un 
de  ses  sermons  (d) ,  appelle  aussi  le  sacrifice  des  ma- 
nichéens la  turpitude  même.  Enfin  Suidas  (c)  et  Ce- 
drenus  (/')  ont  encore  enchéri  sur  cette  calomnie ,  en 
avançant  que  les  manichéens  fesaient  des  assemblées 
nocturnes,  où,  après  avoir  éteint  les  flambeaux,  ils 
commettaient  les  plus  énormes  impudicités. 

(b)  Ghap.  XLVÏ,  des  Hérésies,  —  (c)  IN.  XIII  de  la  sixième 
catéchèse.  — j  (d)  Sermon  cinquième,  sur  le- jeûne  du  dixième 
mois.  — -  (e)  Sur  Manès.  —  (f)  Annales,  page  260, 


ZÈLE.  445 

Observons  d'abord  que  les  premiers  chrétiens  fu- 
rent aocusés  des  mêmes  horreurs  qu'ils  imputèrent 
depuis  aux  manichéens,  et  que  la  justification  des 
uns  peut  également  s'appliquer  aux  autres.  Afin  d'a- 
voir des  prétextes  de  nous  persécuter,  disait  Athcna- 
gore  dans  son  apologie  pour  les  chrétiens  (#),  on 
nous  accuse  de  faire  des  festins  détestables  et  de 
commettre  des  incestes  dans  nos  assemblées.  C'est  un 
vieux  artifice  dont  on  a  usé  de  tout  temps  pour  faire 
périr  la  vertu.  Ainsi  Pythagore  fut  brûlé  avec  trois 
cents  de  ses  disciples,  Heraclite  chassé  par  les  Êphé- 
siens ,  Démocrite  par  les  Abdéritains ,  et  Sociale  cou* 
damné  par  les  Athéniens. 

Athénagore  fait  voir  ensuite  que  les  principes  et 
les  mœurs  des  chrétiens  suffisaient  seuls  pour  détruire 
les  calomnies  qu'on  répandait  contre  eux  ;  les  mômes 
raisons  militent  en  faveur  des  manichéens.  Pourquoi , 
d'ailleurs,  saint  Augustin,  qui  est  si  affirmatif  dans 
son  livre  des  Hérésies,  est- il  réduit  dans  celui  des 
mœurs  des  manichéens,  en  parlant  do  l'horrible  cé- 
rémonie dont  il  s'agit,  à  dire  simplement  (//)  :  On  les 

en  soupçonne....  Le  monde  a  cette  opinion  d'eux 

S'ils  ne  font  pas  ce  qu'on  leur  impute....  La  renommée 
publie  beaucoup  de  mal  d'eux;  mais  ils  soutiennent 
ajue  ce  sont  des  mensonges. 

Pourquoi  ne  pas  soutenir  en  face  cette  accusation 
dans  sa  dispute  contre  Fortunat,  qui  len  sommait  eu 
publie  et  en  ces  termes  ;  Nous  sommes  accusés  de 
faux  crimes;  et  comme  Augustin  a  assisté  a  notre 


(5)  Pa-  35.  —  {h)  Ch?p,  *f  f. 

»ict,  Pli.  8.  33 


44^  ziiE. 

culte,  je  le  prie  de  déclarer  devant  tout  le  peuple,  si 
ces  crimes  sont  véritables  ou  non.  Saint  Augustin 
répond  :  Il  est  vrai  que  j'ai  assisté  à  votre  culte  ;  mais 
autre  est  la  question  de  la  foi,  autre  est  celle  des 
mœurs;  et  c'est  celle  de  la  foi  que  j'ai  proposée.  Ce- 
pendant, si  les  personnes  qui  sont  présentes  aiment 
mieux  que  nous  agitions  celles  de  vos  mœurs,  je  ne 
m'y  opposerai  pas. 

Fortunat,  s'adressant  à  l'assemblée  :  Je  veux  ,  dit- 
il,  avant  toute  chose,  être  justifié  dans  l'esprit  des 
personnes  qui  nous  croient  coupables  ,  et  qu'Au- 
gustin témoigne  à  présent  devant  vous ,  et  un  jour  de- 
vant le  tribunal  de  Jésus- Christ,  s'il  a  jamais  vu,  ou 
s  il  sait,  de  quelque  manière  que  ce  soit,  que  les 
choses  qu'on  nous  impute  se  commettent  parmi  nous? 
Saint  Augustin  répond  encore  :  Vous  sortez  de  la 
question,  celle  que  j'ai  proposée  roule  sur  la  foi,  et 
non  sur  les  mœurs.  Enfin,  Fortunat  continuant  à  pres- 
ser saint  Augustin  de  s'expliquer,  iP  le  fait  en  ces 
termes  :  Je  reconnais  que,  dans  la  prière  où  j'ai  as- 
sisté, je  ne  vous  ai  vus  commettre  rien  d'impur. 

Le  même  saint  Augustin ,  dans  son  livre  de  l'Utilité 
de  la  foi  (/'),  justifie  encore  les  manichéens.  Dans  ce 
temps-là  ,  dit-il  à  son  ami  Honorât ,  lorsque  j'étais 
engagé  dans  le  manichéisme,  j'étais  encore  plein  du 
désir  et  de  l'espérance  d'épouser  une  belle  femme, 
d'acquérir  des  richesses,  de  parvenir  aux  honneurs, 
et  de  jouir  des  autres  voluptés  pernicieuses  de  la  vie. 
Car,  lorsque  j'écoutais  avec  assiduité  les  docteurs  ma- 

m 1 — , ,  ■  . _, .     ■■  , -«»  ■■  I      '     -■■ — r 

(0  Chap.  I 


ZÈLE,  44? 

nichéens,  je  n'avais  pas  encore  renoncé  au  désir  et  à 
l'espérance  de  toutes  ces  choses.  Je  n'attribue  pas 
cela  à  leur  doctrine  ;  car  je  dois  leur  rendre  ce  témoi- 
gnage, qu'ils  exhortent  soigneusement  les  hommes  à 
se  préserver  de  ces  mêmes  choses.  C'est  donc  là  ce 
qui  m'empêchait  de  m'attacher  tout-à-fait  à  la  secte, 
et  ce  qui  me  retenait  dans  le  rang  de  ceux  qu'ils  ap- 
pellent auditeurs.  Je  ne  voulais  pas  renoncer  aux 
espérances  et  aux  affaires  du  siècle.  Et  dans  le  dernier 
chapitre  de  ce  livre  ,  où  il  représente  les  docteurs 
manichéens  comme  des  hommes  superbes,  qui  avaient 
l'esprit  aussi  grossier  qu'ils  avaient  le  corps  maigre  et 
décharné,  il  ne  dit  pas  un  mot  de  leurs  prétendues 
infamies. 

Mais  sur  quelles  preuves  étaient  donc  fondées  ces 
imputations  ?  La  première  qu'allègue  saint  Augustin  , 
c'est  que  ces  impudicités  étaient  une  suite  du  système 
de  Manichée,  sur  les  moyens  dont  Dieu  se  sert  pour 
arracher  au  prince  des  ténèbres  les  parties  de  sa  sub- 
stance. Nous  en  avons  parlé  à  l'article  Généalogie;  ce 
sont  des  horreurs  que  l'on  se  dispense  de  répéter.  Il 
suffit  de  dire  ici  que  le  passage  du  septième  livre  du 
Trésor  de  Manichée,  que  saint  Augustin  cite  en  plu- 
sieurs endroiis,  est  évidemment  falsifié.  L'hérésiarque 
dit,  si  nous  l'en  croyons,  que  ces  vertus  célestes  qui 
se  transforment  tantôt  en  beaux  garçons  et  tantôt  en 
belles  filles,  sont  Dieu  le  père  lui-même.  Cela  est 
faux.  Manès  n'a  jamais  confondu  les  vertus  célestes 
avec  Dieu  le  père.  Saint  Augustin  n'ayant  pas  compris 
l'expression  syriaque  d'une  vierge  de  lumière  pour 
dire  une  lumière  vierge,  suppose  que  Dieu  fait  voir 


448  ZÈLE. 

au  prince  des  ténèbres  une  belle  fille  vierge  tiout 
exciter  leur  ardeur  brutale;  il  ne  s'agit  point  du  tout 
de  cela  dans  les  anciens  auteurs ,  il  est  question  de 
la  cause  des  pluies. 

Le  grand  prince,  dit  Tirbon ,  cité  par  saint  Ëpi- 
plianc  (A),  fait  sorlir  de  lui-même  dans  sa  colère  des 
nuages  noirs  qui  obscurcissent  tout  le  monde;  il  s'a- 
gite, se  tourmente,  se  met  tout  en  eau,  et  c'est  là  ce 
qui  fait  la  pluie  ,  qui  n'est  autre  chose  que  la  sueur 
du  grand  prince.  Il  faut  que  saint  Augustin  ait  été 
trompé  par  une  traduction  ou  plutôt  par  quelque 
extrait  infidèle  du  Trésor  de  Manichée ,  dont  il  n'a 
cité  que  deux  ou  trois  passages.  Aussi  le  manichéen 
Secundinus  lui  reprochait-il  de  n'entendre  rien  aux 
mystères  de  Manichée  ,  et  de  ne  les  combattre  que 
par  de  privs  paralogismes.  Comment  d'ailleurs,  dit  le 
savant  M.  de  Bcausobre,  que  nous  abrégeons  ici  (/), 
saint  Augustin  aurait -il  pu  demeurer  tant  d'années 
dans  une  secte  où  l'on  enseignait  publiquement  de 
telles  abominations?  et  comment  aurait-il  eu  le  front 
de  la  défendre  contre  les  catholiques? 

De  celte  preuve  de  raisonnement ,  passons  aux 
preuves  de  fuit  et  de  témoignages  alléguées  par  saint 
Augustin  ,  et  vovons  si  elles  sont  plus  solides.  On  dit, 
continue  ce  père  (m),  que  quelques-uns  d'eux  ont 
confessé  ce  fait  dans  des  jugemens  publics  ,  non- 
seulement' dans  la  Paphlagonie,  mais  aussi  dans  les 

(k)  Hër.  LXVI,  chap.  XXVI. 

(/)  Kist.  du  manich. ,  liv.  IX  ,  chap.  VIII  et  IX.  '(**  ) 

(m)  Cap.  XLVII,  de  la  Nature  du  bien. 


ïfeLE.  449 

Gaules,  comme  je  l'ai  ouï  dire  à  Rome  par  un  certain 
catholique. 

De  pareils  ouï-dire  méritent  si  peu  d'attention, 
que  saint  Augustin  n'osa  en  faire  usage  dans  sa  con- 
férence avec  Fortunat,  quoiqu'il  y  eût  sept  à  huit  ans 
qu'il  avait  quitté  Pvome  ;  il  semble  même  avoir  oublié 
le  nom  du  catholique  de  qui  il  les  tient.  Il  est  vrai 
que ,  dans  son  livre  des  Hérésies  ,  le  même  saint 
Augustin  parle  des  confessions  de  deux  filles ,  nom- 
mées l'une  Marguerite  et  l'autre  Eusébie,  et  de  quel- 
ques manichéens  qui,  ayant  été  découvert  s  à  Carthage 
et  menés  à  l'église,  avouèrent,,  dit-on,  l'horrible  fait 
dont  il  s'agit. 

Il  ajoute  qu'un  certain  Viator  déclara  que  ceux 
qui  commettaient  ces  infamies  s'appelaient  catharistes 
ou  purgateurs;  et  qu'interrogés  sur  quelle  écriture 
ils  appuyaient  cette  affreuse  pratique,  ils  produisaient 
le  passage  du  Trésor  de  Manichée,  dont  on  a  démon- 
tré la  falsification.  Mais  nos  hérétiques,  bien  loin  de 
s'en  servir ,  l'auraient  hautement  désavoué  comme 
l'ouvrage  de  quelque  imposteur  qui  voulait  ïes  perdre. 
Cela  seul  rend  suspects  tous  ces  actes  de  Carthage, 
que  Quod-vult-Deus  avait  envoyés  à  saint  Augustin; 
et  ces  misérables,  découverts  et  conduits  à  l'église, 
ont  bien  la  mine  d'être  des  gens  apostés  pour  avouer 
tout  ce  qu'on  voulait  qu'ils  avouassent. 

Au  chapitre  XLYII  de  la  Nature  du  bien ,  saint  Au- 
gustin avoue  que,  lorsqu'on  reprochait  à  nos  héré- 
tiques les  crimes  en  question,  ils  répondaient  qu'un 
de  leurs  élus ,  déserteur  de  leur  secte ,  et  devenu  leur 
ennemi,  avait  introduit  cette  énorme  pratique.  Sans 

33. 


45o  ZÈLE. 

examiner  si  cette  secte,  que  Yîator  nommait  des  ca- 
tharistes,  était  réelle,  il  suffit  d'observer  ici  que  les 
premiers  chrétiens  imputaient  de  même  aux  gnosti- 
ques  les  horribles  mystères  dont  ils  étaient  accusés 
parles  Juifs  et  par  les  païens;  et,  si  cette  apologie 
est  bonne  dans  leur  bouche  ,  pourquoi  ne  le  serait- 
elle  pas  dans  celle  des  manichéens  ? 

C'est  cependant  ces  bruits  populaires  que  M.  de 
Tillemont,  qui  se  pique  d'exactitude  et  de  fidélité, 
ose  convertir  en  faits  certains.  Il  assure  («)  qu'on 
avait  fait  avouer  ces  infamies  *aux  manichéens  dans 
desjugemenspublicsenPaphlagoniejdanslesGauleS) 
et  diverses  fois  à  Carthage. 

Pesons  aussi  le  témoignage  de  saint  Cyrille  de  Jé- 
rusalem, dont  le  rapport  est  tout  différent  de  celui  de 
saint  Augustin;  et  considérons  que  le  fait  est  si  in- 
croyable et  si  absurde,  qu'on  aurait  peine  à  le  croire 
quand  il  serait  attesté  par  cinq  ou  six  témoins  qui 
l'auraient  vu ,  et  qui  l'affirmeraient  avec  serment. 
Saint  Cyrille  est  seul,  il  ne  l'a  point  vu,  il  l'avance 
dans  une  déclamation  populaire,  où  il  se  donne  la 
licence  (o)  de  faire  tenir  à  Manichée,  dans  la  confé- 
rence de  Cascar,  un  discours  dont  il  n'y  a  pas  un 
mot  dans  les  actes  d'Archélaûs ,  comme  M.  Zac- 
cagni  (jy)  est  obligé  d'en  convenir;  et  l'on  ne  sau- 
rait alléguer,  pour  la  défense  de  saint  Cyrille,  qu'il 
n'a  pris  que  le  sens  d'Archélaûs  et  non  les  termes  : 
car  pi  les  termes,  ni  le  sens,  rien  ne  s^y  trouve.  D'à  I- 
«        ■  ■'      ■  ■  » 

(n)  Manich. ,  art.  12 ,  page  7$5.  —  fcj  N.  XV. 

(j>)  Préface,  n.  XIII. 


ZÈLE.  45  ^ 

leurs ,  le  tour  que  prend  ce  père  paraît  être  celui  d'urï 
historien  qui  cite  les  propres  paroles  de  son  auteur. 

Cependant ,  pour  sauver  l'honneur  et  la  bonne  foi 
de  saint  Cyrille,  M.  Zaccagni,  et  après  lui  M.  de 
Tillemont,  supposent,  sans  aucune  preuve,  que  le 
traducteur  ou  le  copisîe  ont  omis  l'endroit  des  actes 
allégué  par  ce  père;  et  les  journalistes  de  Trévoux 
ont  imaginé  deux  sortes  d'actes  d'Archélaùs,  les  uns 
authentiques,  que  Cyrille  a  copiés,  les  autres  suppo- 
sés dans  le  cinquième  siècle  par  quelque  nestorien. 
Quand  ils  auront  prouvé  cette  supposition ,  nous  exa- 
minerons leurs  raisons. 

Venons  enfin  au  témoignage  du  pape  Léon,  tou- 
chant les  abominations  manichéennes*  Il  dit  dans  ses 
sermons  (</)  que  les  troubles  survenus  en  d'autres 
pays,  avaient  jeté  en  Italie  des  manichéens,  dont  les 
mystères  étaient  si  abominables,  qu'il  ne  pouvait  les 
exposer  aux  yeux  du  public  sans  blesser  l'honnêteté  ; 
que,  pour  les  connaître ,  il  avait  fait  venir  des  élus  et 
des  élues  de  cette  secte  dans  une  assemblée  composée 
d'évêques,de  prêtres,  et  de  quelques  hommes  nobles; 
que  ces  hérétiques  avaient  découvert  beaucoup  Ée 
choses  touchant  leurs  dogmes  et  les  cérémonies  de 
leur  i&tëy  et  avaient  avoué  un  crime  qu'il  ne  pouvait 
leur  dire,  mais  dont  on  ne  pouvait  douter  après  la 
confession  des  coupables;  savoir,  d'une  jeune  fille 
qui  n'avait  que  dix  ans  ;  de  deux  femmes  qui  l'avaient 
préparée  pour  l'horrible  cérémonie  de  la  secte  ;  du 
jeune  homme  qui  en  avait  été  complice,  de  lévêque 

(q)  Sermon  IV,  sur  la  Nativité  et  sur  l'Epiphanie. 


4^2  ZÉLÉ. 

qui  Pavait  ordonnée  et  qui  y  avait  présidé.  Il  renvoie 
ceux  de  ses  auditeurs  qui  en  voudront  savoir  da- 
vantage aux  informations  qui  avaient  été  faites,  et 
qu'il  communiqua  aux  évoques  d'Italie  dans  sa  se- 
conde lettre. 

Ce  témoignage  paraît  plus  précis  et  plus  décisif 
que  celui  de  saint  Augustin;  mais  il  n'est  rien  moins 
que  suffisant,  pour  prouver  un  fait  démenti  par  les 
protestations  des  accusés,  et  par  les  principes  cer- 
tains de  leur  morale.  En  effet,  quelles  preuves  a-t-on 
que  les  personnes  infâmes ,  interrogées  par  Léon , 
n'ont  pas  été  gagnées  pour  déposer  contre  leur 
secte  ? 

On  répondra  que  la  piété  et  la  sincérité  de  ce  pape 
ne  permettront  jamais  de  croire  qu'il  ait  procuré  une 
telle  fraude.  Mais  si  ,  comme  nous  l'avons  dit  à 
l'article  Reliques ,  le  môme  saint  Léon  a  été  capable 
de  supposer  que  des  linges,  des  rubans  qu'on  a  mis 
dans  une  boîte ,  et  que  l'on  a  fait  descendre  dans  le 
sépulcre  de  quelques  saints,  ont  répandu  du  sang 
quand  on  les  a  coupés;  ce  pape  dut-il  se  faire  aucun 
scrupule  de  gagner  ou  de  faire  gagner  des  femmes 
perdues,  et  je  ne  sais  quel  évêque  manichéen,  les- 
quels, assurés  de  leur  grâce,  s'avoueraient  coupables 
des  crimes  qui  peuvent  être  vrais  pour  eux  en  parti- 
culier, mais  non  pour  leur  secte,  de  la  séduction  de 
laquelle  saint  Léon  voulait  garantir  son  peuple  ?  De 
tout  temps  les  évêques  se  sont  crus  autorisés  à  user 
de  ces  fraudes  pieuses,  qui  tendent  au  salut  des  âmes» 
Les  écrits  supposés  et  apocryphes  en  sont  une  preuve; 
et  la  facilité  avec  laquelle  les  pères  ajoutaient  foi  à 


ZÈLE.  ^53 

ces  mauvais  ouvrages,  fait  voir  que,  s'ils  n'étaient  pais 
complices  de  la  fraude,  ils  n'étaient  pas  scrupuleux 
à  en  profiter. 

Enfin  saint  Léon  prétend  confirmer  les  crimes  se- 
crets des  manichéens ,  par  un  argument  qui  les 
détruit.  Ces  exécrables  mystères,  dit-il  (r),  qui  plus 
ils  sont  impurs,  plus  on  a  soin  de  les  cacher,  sont 
communs  aux  manichéens  et  aux  priscillianistes. 
C'est  partout  le  même  sacrilège,  la  même  obscénité, 
la  même  turpitude.  Ces  crimes,  ces  infamies,  sont  les 
mêmes  que  l'on  découvrit  autrefois  dans  les  priscil- 
Jianistcs  et  dont  toute  la  terre  a  été  informée. 

Les  priscillianistes  ne  furent  jamais  coupables  de 
ceux  pour  lesquels  on  les  fit  périr.  On  trouve  dans  les 
œuvres  de  saint  Augustin  (.s),  le  Mémoire  instructif 
qui  fut  remis  à  ce  père  par  Orose,  et  dans  lequel  ce 
prêtre  espagnol  proteste  qu'il  a  ramassé  toutes  les 
plantes  de  perdition  qui  pullulent  dans  la  secte  des 
priscillianistes;  <ju'il  n'en  a  pas  oublié  la  moindre 
branche,  la  moindre  racine;  qu'il  expose  au  médecin 
toutes  les  maladies  de  cette  secte,  afin  qu'il  travaille 
à  sa  guéri  sou.  Orose  ne  dit  pas  un  mot  des  mystères 
abominables  dont  parle  Léon  ;  démonstration  invin- 
cible qu'il  ne  doutait  pas  que  ce  ne  fussent  de  pures 
calomnies.  Saint  Jérôme  (/)  dit  aussi  que  Prisciiiien 
fut  opprimé  par  la  faction,  par  les  machinations  des 
evêques  îthace  et  îdace.  Parle-t  on  ainsi  d'un  homme 
coupable  de  profaner  la  religion  par  les  plus  infâmes 

{r)  Lettre  XCItl,  ebap.  XVI.  —  (s)  Tome  VIII,  col.  d3o. 
(t)  Dans  le  catalogue^ 


454  ZÈLE. 

.cérémonies  ?  Cependant  Orose  et  saint  Jérôme  n'i- 
gnoraient pas  ces  crimes,  dont  toute  la  terre  a  été 
informée. 

Saint  Martin  de  Tours  et  saint  Ambroise ,  qui 
étaient  à  Trêves  quand  Priscillien  fut  juge,  devaient 
en  être  également  informes.  Cependant  ils  sollicitèrent 
instamment  sa  grâce;  et,  n'ayant  pu  l'obtenir,  ils  re- 
fusèrent de  communiquer  avec  ses  accusateurs  et  leur 
faction.  Sulpice  Sévère  rapporte  l'histoire  des  mal- 
heurs de  Priscillien.  Latronien,  Euphrosine,  veuve 
du  poëte  Delphidius,  sa  fille  et  quelques  autres  per- 
sonnes, furent  exécutés  avec  lui  à  Trêves,  par  les 
ordres  du  tyran  Maxime  et  aux  instances  d'Ithace  et 
d'Idace,  deux  évêques  vicieux,  et  qui,  pour  prix  de 
leur  injustice,  moururent  dans  l'excommunication, 
chargés  de  la  haine  de  Dieu  et  des  hommes. 

Les  priscillianistes  étaient  accusés,  comme  les  ma- 
nichéens, de  doctrines  obscènes,  de  nudité  et  d'impu- 
dicité  religieuses.  Comment  en  furent-ils  convaincus  ? 
Priscillien  et  ses  complices  les  avouèrent,  à  ce  qu'on 
dit,  crans  les  tourmens.  Trois  personnes  viles,  Ter- 
tulle,  Potamius  et  Jean, les  confessèrent  sans  attendre 
la  question.  Mais  l'action  intentée  contre  les  priscil- 
lianistes devait  être  fondée  sur  d'autres  témoignages 
qui  avaient  été  rendus  contre  eux  en  Espagne.  Cepen- 
dant les  dernières  informations  furent  rejetées  par  un 
grand  nombre  d'évêques,  d'ecclésiastiques  estimés; 
et  le  bon  vieillard  Higimis ,  évêque  de  Cordoue ,  qui 
avait  été  le  dénonciateur  des  priscillianistes,  les  crut 
dans  la  suite  si  innocens  des  crimes  qu'on  leur  im- 
putait, qu'il  les  reçut  à  sa  communion,  et  se  trouva 


ZÈLE.  455 

par-là  enveloppé  dans  la  persécution  qu'ils  essuyè- 
rent. 

Ces  horribles  calomnies  dictées  par  un  zèie  aveu- 
gle sembleraient  justifier  la  réflexion  qu'Ammien 
Marcellin  (u)  rapporte  de  l'empereur  Julien  :  Les 
bêtes  féroces,  dit-il }  ne  sont  pas  plus  redoutables  aux 
hommes,  que  les  chrétiens  le  sont  les  uns  aux  autres 
quand  ils  sont  divisés  de  croyance  et  de  sentiment. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable  en  cela,  c'est  quand 
le  zèle  est  hypocrite  et  faux>  les  exemples  n'en  sont 
pas  rares.  L'on  tient  d'un  docteur  de  Sorbonne,  qu'en 
sortant  d'une  séance  de  la  faculté ,  Tourneli,  avec 
lequel  il  était  fort  lié,  lui  dit  tout  bas  :  Vous  voyez 
que  j'ai  soutenu  avec  chaleur  tel  sentiment  pendant 
deux  heures;  eh  bien  !  je  vous  assure  qu  il  n7y  a  pas 
un  mot  de  vrai  dans  tout  ce  que  j'ai  dit. 

On  sait  aussi  la  réponse  d'un  jésuite,  qui  avait  été 
employé  vingt  ans  dans  les  missions  du  Canada,  et 
qui,  ne  croyant  pas  en  Dieu,  comme  il  en  convenait  à 
l'oreille  d'un  ami,  avait  affronté  vingt  fois  la  mort 
pour  la  religion  qu'il  prêchait  avec  succès  aux  sau- 
vages. Cet  ami  lui  représentant  l'inconséquence  de 
son  zèle  :  Ah  !  répondit  le  jésuite  missionnaire,  vous 
n'avez  pas  d'idée  du  plaisir  qu'on  goûte  a  se  faire 
écouter  de  vingt  mille  hommes ,  à  leur  persuader  ce 
qu'on  ne  croit  pas  soi-même. 

On  est  effrayé  de  voir  que  tant  d'abus  et  de  dés- 
ordres soient  nés  de  l'ignorance  profonde  où  l'Eu- 
rope a  été  plongée  si  long-temps  ;  et  les  souverains 

(u)Liv.XXII. 


456  ZOROASTRE. 

qui  sentent  enfin  combien  il  importe  d'être  éclaire  f 
deviennent  les  bienfaiteurs  de  l'humanité,  en  favori- 
sant le  progrès  des  connaissances,  qui  sont  le  soutien 
de  la  tranquillité  et  du  bonheur  des  peuples,  et  le  plus 
solide  rempart  contre  les  entreprises  du  fanatisme. 

ZOROASTRE. 

Si  c'est  Zoroastre  qui  le  premier  annonça  aux 
hommes  cette  belle  maxime  :  «Dans  le  doute  si  une 
action  est  bonne  ou  mauvaise,  abstiens  -  toi  ;  »  Zo- 
roastre était  le  premier  des  hommes  après  Confucius 

Si  cette  belle  leçon  de  morale  ne  se  trouve  que 
dans  les  cent  portes  du  Sadder,  long-temps  après 
Zoroastre,  bénissons  l'auteur  du  Sadder.  On  peut 
avoir  des  dogmes  et  des  rites  très-ridicules  avec  une 
morale  excellente. 

Qui  était  ce  Zoroastre?  ce  nom  a  quelque  chose 
de  grec,  et  on  dit  qu'il  était  Mède.  Les  Parsis  d'au- 
jourd'hui l'appellent  Zerdust,  ou  Zerdast,  ou  Zara- 
dast,  ou  Zarathrust.  Il  ne  passe  pas  pour  avoir  été  le 
premier  du  nom.  On  nous  parle  de  deux  autres  Zo- 
roastres,  dont  le  premier  a  neuf  mille  ans  d'antiquité  ; 
c'est  beaucoup  pour  nous,  quoique  ce  soit  très-peu 
pour  le  monde. 

Nous  ne  connaissons  que  le  dernier  Zoroastre. 

Les  voyageurs  français  ,  Chardin  et  Tavernier , 
nous  ont  appris  quelque  chose  de  ce  grand  prophète } 
par  le  moyen  des  Guèbres  ou  Parsis,  qui  sont  encore 
répandus  dans  l'Inde  et  dans  la  Perse,  et  qui  sont 
excessivement  ignorans.  Le  docteur  Hyde,  professeur 
en  arabe  dans  Oxford,  nous  en  a  appris  cent  fois  da- 


ZGROASTRE.  4^7 

vantage  sans  sortir  de  chez  lui.  Il  a  fallu  que,  dans 
l'ouest  de  l'Angleterre,  il  ait  deviné  la  langue  que 
parlaient  les  Perses  du  temps  de  Cyrus,  et  qu'il  Tait 
confrontée  avec  la  langue  moderne  des  adorateurs 
du  feu. 

C'est  à  lui  surtout  que  nous  devons  ces  cent  portes 
du  Sadder,  qui  contiennent  tous  les  principaux  pré- 
ceptes des  pieux  ignicoles. 

Pour  moi,  j'avoue  que  je  n'ai  rien  trouvé  sur  leurs 
anciens  rites  de  plus  curieux  que  ces  deux  vers. per- 
sans de  Sadi,  rapportés  par  Hyde  : 

Qu'un  Perse  ait  conservé  le  feu  sacré  cent  ans^ 

Le  pauvre  homme  est  brûlé  qinnd  il  tombe  dedans. 

Les  savantes  recherches  de  Hyde  allumèrent,  il  y 
a  peu  d'années,  dans  le  cœur  d'un  jeune  Français  le 
désir  de  s'instruire  par  lui-meme  des  dogmes  des 
Guèbres. 

Il  fit  le  voyage  des  grandes  Indes,  pour  apprendre 
dans  Surate,  chez  les  pauvres  Parsis  modernes,  la 
langue  des  anciens  Perses,  et  pour  lire  dans  cette 
langue  les  livres  de  ce  Zoroastre  si  fameux,  suppose 
qu'en  effet  il  ait  écrit. 

Les  Pythagore  ,  les  Platon  ,  les  Apollonius  do 
Thyane,  allèrent  chercher  autrefois  en  orient  la  sa- 
gesse qui  n'était  pas  là.  Mais  nul  n'a  couru  après  cette 
divinité  cachée,  à  travers  plus  de  peines  et  de  périls 
que  le  nouveau  traducteur  français  des  livres  attri- 
bués à  Zoroastre.  Ni  les  maladies,  ni  la  guerre,  ni  les 
obstacles  renaissans  à  chaque  pas  3  ni  la  pauvreté 

Dict.  Pi.  8.  39 


458  ZOROASTRE, 

même,  le  premier  et  le  plus  grand  des  obstacles,  rien 
n'a  rebuté  son  courage. 

Il  est  glorieux  pour  Zoroastre  qu'un  Anglais  ait 
écrit  sa  vie  au  bout  de  tant  de  siècles,  et  qu'ensuite 
un  Français  l'ait  écrite  d'une  manière  toute  différente* 
Mais  ce  qui  est  encore  plus  beau,  c'est  que  nous 
avons  parmi  les  biographes  anciens  du  prophète, 
deux  principaux  auteurs  arabes,  qui  précédemment 
écrivirent  chacun  son  histoire;  et  ces  quatre  histoires 
se  contredisent  merveilleusement  toutes  les  quatre» 
Cela  ne  s'est  pas  fait  de  concert;  et  rien  n'est  plus  ca- 
pable de  faire  connaître  la  vérité. 

Le  premier  historien  arabe,  Abu -Mohammed 
Moustapha,  avoue  que  le  père  de  Zoroastre  s'ap- 
pelait Espintaman;.  mais  il  dit  aussi  qu'Espintaman 
n'était  pas  son  père,  mais  son  trisaïeul.  Pour  sa  mèref 
il  n'y  a  pas  deux  opinions;  elle  s'appelait  Dogdu,  ou 
Dodo,  ou  Dodu;  c'était  une  très-belle  poule  d'Inde  : 
elle  est  fort  bien  dessinée  chez  le  docteur  Hyde. 

Bundari,  le  second  historien,  conte  que  Zoroastre 
était  Juif,  et  qu'il  avait  été  valet  de  Jérémie  *,  qu'il 
mentit  à  son  maître  ;  que  Jérémie  pour  le  punir  lui 
donna  la  lèpre;  que  le  valet  pour  se  décrasser  alla 
prêcher  une  nouvelle  religion  en  Perse,  et  lit  adorer 
le  soleil  au  lieu  des  étoiles. 

Yoici  ce  que  le  troisième  historien  raconte,  et  ce 
que  l'Anglais  Hyde  a  rapporté  assez  au  long  : 

Le  prophète  Zoroastre  étant  venu  du  paradis  prê- 
cher sa  religion  chez  le  roi  de  Perse  Gustaph,  le  roi 
dit  au  prophète  :  Donnez-moi  un  signe.  Aussitôt  le 
prophète  fit  croître  devant  la  porte  du  palais  un  cèdre 


Z0R0AS1RE.  4^9 

si  gros,  si  haut,  que  nulle  corde  ne  pouvait  ni  l'en- 
tourer, ni  atteindre  sa  cime*  Il  mit  au  haut  de  cèdre 
un  beau  cabinet  où  nul  homme  ne  pouvait  monter. 
Frappé  de  ce  miracle,  Gustaph  crut  à  Zoroastre. 

Quatre  mages  ou  quatre  sages  (  c'est  la  même 
chose),  gens  jaloux  et  médians,  empruntèrent  du 
portier  royal  la  clef  de  la  chambre  du  prophète  pen- 
dant son  absence,  et  jetèrent  parmi  ses  livres  des  os 
de  chiens  et  de  chats,  des  ongles  et  des  cheveux  de 
morts,  toutes  drogues,  comme  on  sait,  avec  les- 
quelles les  magiciens  ont  opéré  de  tout  temps.  Puis 
ils  allèrent  accuser  le  prophète  d'être  un  sorcier  et 
un  empoisonneur.  Le  roi  se  fît  ouvrir  la  chambre  par 
son  portier.  On  y  trouva  les  maléfices,  et  voilà  l'en- 
voyé du  ciel  condamné  à  être  pendu. 

Comme  on  allait  pendre  Zoroastre ,  le  plus  beau 
cheval  du  roi  tombe  malade;  ses  quatre  jambes  ren- 
trent dans  son  corps,  tellement  qu'on  n'en  voit  plus. 
Zoroastre  l'apprend,  il  promet  qu'il  guérira  le  cheval 
pourvu  qu'on  ne  le  pende  pas.  L'accord  étant  fait , 
il  fait  sortir  une  jambe  du  ventre ,  et  il  dît  :  Sire ,  je  ne 
vous  rendrai  pas  la  seconde  jambe  que  vous  n'ayez 
embrassé  ma  religion.  Soit,  dit  le  monarque.  Le  pro- 
phète ,  après  avoir  fait  paraître  la  seconde  jambe , 
voulut  que  les  fils  du  roi  se  fissent  zoroastriens  ;  et 
ils  le  furent.  Les  autres  jambes  firent  des  prosélytes 
de  toute  la  cour.  On  pendit  les  quatre  malins  sages 
au  lieu  du  prophète,  et  toute  la  Perse  reçut  la  foi. 

Le  voyageur  français  raconte  à  peu  près  les  mêmes 
miracles,  mais  soutenus  et  embellis  par  plusieurs 
autres.  Par  exemple,  l'enfance  de  Zoroastre  ne  po^- 


460  ZOROASTRE. 

vait  pas  manquer  d'être  miraculeuse  ;  Zoroastre  se 
mit  à  rire  dès  qu'il  fut  né,  du  moins  à  ce  que  disent 
Pline  et  Solin.  Il  y  avait  alors,  comme  tout  le  monde 
le  sait,  un  grand  nombre  de  magiciens  très-puissans; 
et  ils  savaient  bien  qu'un  jour  Zoroastre  en  saurait 
plus  qu'eux ,  et  qu'il  triompherait  de  leur  magie.  Le 
prince  des  magiciens  se  fit  amener  l'enfant  et  voulut 
le  couper  en  deux  ;  mais  sa  main  se  sécha  sur-le- 
champ.  On  le  jeta  dans  le  feu,  qui  se  convertit  pour  lui 
en  bain  d'eau  rose.  On  voulut  le  faire  briser  sous  les 
pieds  des  taureaux  sauvages  ;  mais  un  taureau  plus 
puissant  prit  sa  défense.  On  le  jeta  parmi  les  loups; 
ces  loups  allèrent  incontinent  chercher  deux  brebis 
qui  lui  donnèrent  à  téter  toute  la  nuit.  Enfin  il  fut 
rendu  à  sa  mère  Dogdo ,  ou  Dodo ,  ou  Dodu,  femme 
excellente  entre  toutes  les  femmes,  ou  fille  admirable 
entre  toutes  les  filles. 

Telles  ont  été  dans  toute  la  terre  toutes  les  his- 
toires des  anciens  temps.  C'est  la  preuve  de  ce  que 
nous  avons  dit  souvent,  que  la  fable  c.ct  la  sœur  aînée 
de  l'his'oire. 

Je  voudrais  que  pour  notre  plaisir,  et  pour  notre 
instruction,  tous  ces  grands  prophètes  de  l'antiquitéj 
les  Zoroastres,  les  Mercures  ïrismegistes,  lesÀbaris, 
les  Numa  même,  etc.,  etc.,  etc.,  revinssent  aujour- 
d'hui sur  la  terre,  et  qu'ils  conversassent  avec  Locke, 
Newton , Bacon,  Shaftesbuiy,  Pascal ,  Arnaud,  Bavle; 
que  dis-je,  avec  les  philosophes  les  moins  savans  de 
nos  jours  qui  ne  sont  pas  les  moins  sensés. 

J'en  demande  pardon  à  l'antiquité;  mais  je  crois 
qu'ils  feraient  une  triste  figure. 


ZOROASTRE,  46* 

Hëias ,  les  pauvres  charlatans  !  ils  ne  vendraient 
pas  leurs  drogues  sur  le  Pont-Neuf.  Cependant,  en- 
core une  fois ,  leur  morale  est  bonne.  C'est  que  la  mo- 
rale n'est  pas  de  la  drogue.  Comment  se  pourrait-il 
que  Zoroastre  eut  joint  tant  d'énormes  fadaises  à  ce 
beau  précepte  de  s'abstenir  dans  le  doute  si  on  fera 
Lien  ou  mal  ?  c'est  que  les  hommes  sont  toujours  pé- 
tris  de  contradictions. 

On  ajoute  que  Zoroastre ,  ayant  affermi  sa  reli- 
gion, devint  persécuteur.  Hélas!  il  n'y  a  pas  de  sa- 
cristain ni  de  balayeur  d'église  qui  ne  persécutât  s'il 
le  pouvait. 

On  ne  peut  lire  deux  pages  de  l'abominable  fatras 
attribué  à  ce  Zoroastre,  sans  avoir  pitié  de  la  nature 
humaine.  Nostradamus  et  le  médecin  des  urines  sont 
des  gens  raisonnables,  en  comparaison  de  cet  éner- 
gumène.  Et  cependant  on  parle  de  lui,  et  on  en  par- 
lera encore. 

Ce  qui  paraît  singulier,  c'est  qu'il  y  avait,  du 
temps  de  ce  Zoroastre  que  nous  connaissons,  et  pro- 
bablement avant  lui ,  des  formules  de  prières  publi- 
ques et  particulières  instituées.  Nous  avons  au  voya- 
geur français  l'obligation  de  nous  les  avoir  traduites. 
Il  y  avait  de  telles  formules  dans  llnde;  nous  n'en 
connaissons  point  de  pareilles  dans  le  Pentateuque. 

Ce  qui  est  bien  plus  fort,  c'est  que  les  mages,  ainsi 
que  les  brames,  admirent  un  paradis,  un  enfer,  une 
résurrection,  un  diable  («).  Il  est  démontré  que  la 

(a)  Le  diable  chez  Zoroastre  est  Hariman  ,  ou,  si  vous  vou- 
lez, Arimantj  il  avait  été  crée'.  C'était  tout  comme  chez  noua 

39. 


462  ZO'RO  ASTRE. 

loi  des  Juifs  ne  connut  rien  de  tout  cela.  Ils  ont  été 
tardifs  en  tout.  C'est  une  vérité  dont  on  est  convaincu, 
pour  peu  qu'on  avance  dans  les  connaissances  orien- 
tales. 

originairement  ;  il  n'était  point  principe  ;  il  n'obtînt  cette  dignitq 
de  mauvais  principe  qu'avec  le  temps.  Ce  diable,  chezZoroastre, 
est  un  serpent  qui  produisit  quarante  -  cinq  mille  envies.  Le 
nombre  s'en  est  accru  depuis;  et  c'est  depuis  ce  temps-là  qu'à 
Rome ,  à  Paris ,  chez  les  courtisans ,  dans  les  armées  et  chez  le» 
moines,  nous  voyons  tant  d'envieux. 


DÉCLARATION   DES   AMATEURS.  4^3 

Déclaration  des  amateurs,  questionneurs  5  et 
douteurs ,  qui  se  sont  amusés  à  faire  aux  sa- 
vans  les  Questions  ci -dessus  en  neuf  vo- 
lumes (*'). 

Nous  déclarons  aux  savans,  qu'étant  comme  eux 
prodigieusement  ignorans  sur  les  premiers  principes 
de  toutes  les  choses ,  et  sur  le  sens  naturel  ,  typique  , 
mystique  ,  allégorique  ,  de  plusieurs  choses  ,  nous 
nous  en  rapportons  sur  ces  choses  au  jugement  in- 
faillible de  la  sainte  inquisition  de  Rome,  de  Milan , 
de  Florence,  de  Madrid,  de  Lisbonne,  et  aux  dé- 
crets de  la  Sorbonne  de  Paris,  concile  perpétuel  des 
Gaules. 

Nos  erreurs  n'étant  point  provenues  de  malice, 
mais  étant  la  suite  naturelle  de  la  faiblesse  humaine, 
nous  espérons  qu'elles  nous  seront  pardonnées  en  ce 
monde-ci  et  en  l'autre. 

Nous  supplions  le  petit  nombre  d'esprits  célestes 
qui  sont  encore  enfermés  en  France  dans  des  corps 
mortels,  et  qui,  de  là,  éclairent  l'univers  à  trente  sous 
la  feuille,  de  nous  communiquer  leurs  lumières  pour 
le  tome  dixième,  que  nous  comptons  publier  à  ïa  fin 
du  carême  de  1772,  ou  dans  l'avant  de  1778;  et 
nous  payerons  leurs  lumières  quarante  sous. 

Nous  supplions  le  peu  de  grands  hommes  qui  nous 
reste  d'ailleurs;  comme  l'auteur  de  la  Gazette  ecclé- 
siastique; et  l'abbé  Guyon;  et  l'abbé  de  Caveirac, 

(*)  Les  premières  éditions  des  Questions  sur  l'Encyclopédie 
étaient  en  neuf  volumes. 


464     DÉCLARATION  DES  AMATEURS. 

auteur  de  l'apologie  de  la  Saint  -Bartliélemi;  et  celui 
qui  a  pris  le  nom  de  Chiniac;  et  l'agréable  Larcher; 
et  le  vertueux,  le  docte,  le  sage  Langleviel,  dit  la 
Beaumelle;  le  profond  et  l'exact  Nonotte;  le  modéré, 
le  pitoyable  et  doux  Patouillet,  de  nous  aider  dans 
notre  entreprise.  Nous  profiterons  de  leurs  critiques 
instructives,  et  nous  nous  ferons  un  vrai  plaisir  de 
rendre  à  tous  ces  messieurs  la  justice  qui  leur  est  due. 
Ce  dixième  tome  contiendra  des  articles  très- 
curieux,  lesquels,  si  Dieu  nous  favorise,  pourront 
donner  une  nouvelle  pointe  au  sel  que  nous  tâche- 
rons de  répandre  dans  les  rcmercîmens  que  nous 
ferons  à  tous  ces  messieurs. 

Fait  au  mont  Krapac,  le  3o  du  mois  de  Janus,  Tan 

du  mon  le,  selon  Scaligcr 5j22 

selon  les  Eircnncs  mignonnes.      .      .      .      5 7 76 

selon  Riccioli 5q56 

selon Eusèbe   .  .......      6972 

selon  les  Tables  alphcnsines    ,      .      .      .      8707 
selon  les  Égyptiens      .....        370000 

selon  les  Chaldéens 460102 

selon  les  brames 780000 

selon  les  philosophes.       .  .ce 


FIN    DU   HUITIEME  ET  DERNIER  VOLUME. 


TABLE   DES   MATIERES 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


RAISON Pag.  5 

RARE. ...... .  .  7 

RAVAILLAG |  10 

Dialogue  d'un  page  du  duc  de  Sully,  et  de  maître 
F.ilesac,  docteur  de  Sorbonne,  l'un  des  deux  con- 
fesseurs de  Ravaillac ,  .  .  ih'.d 

RELIGION,  section  i 1 4 

SECTION  II I  6 

SECTION  III.  QUESTIONS  SUR  LA  RELIGION. 

Première  question .  .  . .'  a(j 

Seconde  question 2n 

Troisième  question. '  3  a 

Quatrième  question 35 

Cinquième  question 3 G 

Sixième  question ,  3y 

Septième  question 38 

Huitième  question 3q 

RELIQUES 4o 

RÉSURRECTION,  section  i 5i 

SECTION  II 55 

-  -  section  ni.  De  la  résurrection  des 

ancieris, 5t 

section  iv.   De  la  résurrection   des 

modernes 6o 

RIME.  .  .  . 62 

RIRE.  , ,  ... .  , |  66 


466  TABLE  DES   MATIÈRES. 

ROCHESTER  ET  WALLER Pag.  G8 

ROI 7s 

ROME.  (COUR  DE  ROME) 75 

RUSSIE 82 

SALOMON ilid. 

SAMMONOCODOM .  .  94 

D'un  frère  cadet  du  dieu  Sammonoeodom 97 

SAMOTHRACE. 99 

SAMSON io3 

SCANDALE 107 

SCHISME. no 

SCOLIASTE 114 

Questions  sur  Horace,  à  M.  Dacier 1 1 5 

A  madame  Dacier  sur  Homère 1 22 

SECTE,  section  fi .. î .  . 1 29 

SECTION  II l33 

SENS  COMMUN... i34 

SENSATION i36 

SERPENT i4o 

SIBYLLE 142 

SICLE 147 

SOCIÉTÉ  ROYALE  DE  LONDRES,  et  des  académies...  i5o 

SOCINIENS ,  OU  ARIENS ,  OU  ANTÏ-TRINITAIRES.  •  1 5j 

SOCRATÉ i5g 

SOLDAT «.....,..  i53 

SOMNAMBULES  ET  SONGES. 

SECTION  I .  .  • 1 64 

section  11.  Lettres  aux  auteurs  de  la  Gazette  lit- 
téraire, sur  les  songes.  Août  1764 167 

section  ni.  Des  songes.^. 170 

section  iv. .—173 

SOPHISTE 174 


TABLE    DES    MATIÈRES.'  4$7 

SOTTISE  DES  DEUX  PARTS Pag.  175 

STYLE  section  1 i83 

section  11.  Sur  la  cowuption  du  style igo 

SUICIDE,  OU  HOMICIDE  DE  SOI-MÊME 192 

SUPERSTITION,  section  i iq5 

SECTION  II I98 

Récit  surprenant  sur  l'apparition  visible  et  miracu- 
leuse de  Notre  Seigneur  Jésus- Christ  au  saint 
sacrement  de  V autel,  qui  s 'est  faite  par  la  toute- 
puissance  de  Dieu  ,  dans  Véglise  paroissiale  de 
Paimpole,  près  Tréguier  en  Basse-Bretagne,  le 

jour  des  Rois , ibii 

Copie  de  la  lettre  trouvée  sur  Vautel,  lors  de  V appa- 
rition miraculeuse  de  Notre  Seigneur,  Jésus* 
Christ  au  très-saint  sacrement  de  l'autel,  le  jour 

des  Rois  17,71 200 

section  m.  Nouvel  exemple  de  la  superstition! 

la  plus  horrible.  .  . 203 

section  iv.  Chapitre  tiré  de  Cicéron,  de  Së- 

nèque  et  de  Pdutarque f  206 

SECTION  V •     208 

SUPPLÏCES.  section  1. '  211 

SECTION  II ,      2  I  5 

SECTION  III « *    22  I 

SYMBOLE  OU  CREDO .  .  .  .r  223 

SYSTÈME.  .  . !...../  227 

T.  Remarques  sur  cette  lettre 232 

TABAC. 234 

TABARIN 235 

TABIS. ,  . .  .    ibid. 

TABLE ibid. 

TABLER,... ,  ./  «38 


4^8  TABLE    DES    MATIÈRES. 

TABQR  OU  THABOR. Pag.  23g 

TACTIQUE ibid. 

TAGE 240 

TALISMAN ibid. 

TALMUD ibid. 

TAMARIN ibid. 

TAMARIS 241 

TAMBOUR ..*...  Aid. 

TANT... ibid. 

TAPISSERIE,  TAPISSIER 244 

TAQUIN,  TAQUINE ztf 

TARIF ibid. 

TARTARE 246 

TARTAREUX ibid, 

TARTRE , ibid. 

TARTUFE,  TARTUFERIE « 247 

TAUPE ibid, 

TAUREAU.  ...  .  .  .  .  .  . 248 

TAURICIDER 249 

TAUROBOLE. . ibid. 

TAUROPHAGE s5o 

TAXE. . ibid. 

TECHNIQUE 262 

TENIR ibid. 

TÉRÉLAS 271 

TERRE. .'. 274 

TESTICULES,  section  i 279 

section  11.  Et,  -par  occasion,  des  herma- 
phrodites.   28  r 

THÉISME 284 

THÉISTE . .  .  287 

THÉOCRATIE,  Gouvernement  de  Dieu  ou  des  dieux.*.,  ,2^3 


TABLE  DES  MATIÈRES.  469 

THÉODOSE .  Pag.  293. 

THEOLOGIE 296 

THÉOLOGIEN,  section  i 299 

SECTION  II.    .  .  . 3oi 

TOLÉRANCE,  section  i .  3  02 

SECTION  II 3o3 

SECTION  III ,    .  3  O7 

SECTION  IV . 3l2 

SECTION  V "  .  3i4 

TONNERRE,  section  i 3 16 

SECTION  II 320 

TOPHET. 32i 

TORTURE. 325 

TRANSSUBSTANTIATION 229 

TRINITÉ .  33o 

Explication  de  la  trinité  suivant  Abauzit 335 

Sentiment  des  orthodoxes .  ibid. 

Sentiment  des  unitaires * 336 

Sentimens  des  sociniens ibid. 

Réflexions  sur  le  premier  sentiment.  . 33 7 

Réflexions  sur  le  second  sentiment.    . ibid. 

Réflexions  sur  le  troisième  sentiment 338 

TYRAN . 339 

TYRANNIE 342 

UNIVERSITÉ. 343 

USAGES.  Des  usages  méprisables  ne  supposent  pas  tou- 
jours une  nation  méprisable 3(46 

VAMPIRES 348 

VELETRI  OU  VELITRT,  petite  ville  d'Ombrie,  à  neuf 
lieues  de  Rome;  et  prr  occasion,  de  la   divinité 

d'Auguste 354 

VÉNALITÉ fY  //'.  357| 

Die  t.  Pli.  8.  4p 


47°  TABLE   DES   MATIÈRES, 

VENISE ,  et  par  occasion ,  de  la  liberté Pag.  358 

VENTRES  PARESSEUX . 36o 

VERGE,  Baguette  divinatoire 364 

VÉRITÉ 367 

Vérités  historiques 3Gg 

Des  degrés  de  vérité  suivant  lesquels  on  juge  les 

accusés 3rro 

VERS  ET  POESIE 37i 

VERTU,  section  i 384 

section  i: 

VIANDE,  VIANDE  DÉFENDUE,  VIANDE  DANGE- 
REUSE. Court  examen  des  préceptes  juifs  et  chrétiens, 

et  de  ceux  des  anciens  philosophes 3go 

VIE 394 

VISION 397 

VISION  DE  CONSTANTIN 4o2 

VOEUX 4ia 

VOLONTÉ 4i6 

VOYAGE  DE  SAINT  PIERRE  A  ROME 4i8 

XAVIER 4^4 

XÉNOPHANES 4^7 

XÉNOPHON,  et  la  retraite  des  dix.  mille 429 

YVETOT 438 

ZÈLE 443 

ZOROASTRE 4^6 

Déclaration  des  amateurs ,  questionneurs  et  douteurs 
(fui  se  sont  amusés  à  faire  aux  savans  les  questions 

ci-dessus  en  neuf  volumes ,  .  .  .  4^3 

FIN  Dfi  LA  TABLE  DU  HUITIÈME  ET   DERNIER  VOLUME 
DU  DICTIONNAIRE  PHILOSOPHIQUE. 

MIUOTHECA       J 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 


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