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BOSSUET
LES SAINTS PÈRES
BOSSIET ET LES SAIKTS PÈKES.
■ITPOGHAPHIK FIRM1A--DID0T ET C'^ — MESXIL (EURE).
\ L'Abbé THEODORE DELMONT
BOSSUET
LES SAINTS PÈRES
« Il n'est pas croyable combien ou avance,
pourvu qu'on donne quelque temps (à la lecture
des Pères). »
BossUET, Écrit composé pour le Cardinal
de Bouillon.
(( Citm Patrum omnium relut encyclopedia
sint vestri libri.
« Vos livres sont comme une encjclopédie de
a tous les Pères. »
Lettre du P. François-Marie Caiipiosi, de
Rome, à l'évêque de Meaux, sept. 1698.
PARIS
PUTOIS-CRETTÉ, LIBRAIRE-ÉDIT KUR
DO, ki:k m-, rknnks', 90
1896
Aios
A SA GRANDEUR MONSEIGNEUR COULLIE,
ARCHEVÊQUE DE LYON ET DE VIENNE,
Primat des Gaules,
Chancelikf; des Facli.tks cathouqies de Lyon,
Hommage de filiale vénération.
A MONSIEUR EMMANUEL DES ESSARTS,
Chevalier de la Légion d'iionneik,
Doyen de la Faci'lté des Lettres de Cler.mont,
Hommage de respectueuse reconnaissance.
A MONSIEUR EUGENE LEOTARD,
Ancien élève de l'École Normale supérieure.
Commandeur de l'Ordrr de Sainl-Grégoire le Grand,
Doyen de la Kacilté catijolioue des Lettres de Lyon,
Homntagr d'affectueux res/iect.
T. D.
PUEFACK
Le génie est un don du Ciel beaucoup plus « qu'une lon-
gue patience ». Néanmoins, la condition de la nature hu-
maine exige que les facultés les plus puissantes ne se dé-
veloppent que sous l'influence de causes multiples et
différentes. Saisir ces causes, analyser leur action et sur-
prendre en quelque sorte le secret de la formation du génie
est une étude qui présente autant de charme que d'intérêt,
à notre époque surtout où la critique ne se contente pas
d'admirer les chefs-d'œuvre, mais veut remonter à leurs
sources, à leur origine véritable.
Ce travail s'impose pour un génie sublime comme celui
de Bossuet, « dont la gloire est devenue l'une des religions
de la France (1) ».
On veut savoir comment s'est formé cet esprit merveil-
leux, en qui l'élan et la puissance ne détruisent jamais ni
le parfait équilibre ni la majestueuse sérénité. On veut sa-
voir sous quelles influences s'est épanouie la pensée de ce
grand homme, qui ne fut pas seulement « le plus éloquent
des Français », comme l'a dit Voltaire, « la voix la plus
simple , la plus forte , la plus brusque , la plus familière ,
la plus soudainement tonnante » qui fut jamais, ainsi que
(1) Sainle Beiive, Causeries du Lundi. \, i>. I«0. - De Maislic avait dit ■ une
des religions françaises. •
Mil PRÉFACE.
parle Sainte-Beuve (1) , mais encore « le plus grand nom de
l'histoire de la littérature française » (2), la personnification
la plus haute et la plus complète du génie de notre race.
On veut savoir quelle action ont exercée sur le développe-
ment harmonieux du génie de cet écrivain, unique dans
notre langue avec Pascal , la Bible . les Pères de TÉglise ,
l'antiquité grecque et latine, la philosophie scolastique et
cartésienne, les mœurs de la cour, l'esprit et la littérature
du temps?
Il n'a fallu rien moins, en efl'et, que le concours plus ou
moins efficace de ces diverses causes pour donner à la France
son oracle, le grand Bossuet. Or, deux seulement de ces
causes ont été l'objet d'études, de monographies intéres-
santes (3 1. — C'est d'abord la philosophie de Bossuet, à la-
quelle M. Delondre consacrait, en 1855, son ouvrage la
Doctrine philosophique de Bossuet sur la connaissance de
Dieu, et M. Nourrisson, en 1859, ^on Essai sur la Philoso-
phie de Bossuet : il y a aussi les pages que M. Lanson a
écrites dans son Bossuet sur la philosophie du grand évè-
que (p. 466-i92) , et l'article excellent de M. Brunetière,
publié dans la Reçue des Deux Mondes du T' août 1891 (4),
où l'éminent critique établit magistralement que c'est faire
tort à Bossuet de la moitié de son génie philosophique que
de ne le chercher que dans les Manuels ad usu/n Delphini :
la philosophie de Bossuet se trouve dans ses Sermons , ses
Oraisons funèbres, ses Panéf/i/riqucs , sa Politûpte, son
Histoire des Variations , ses Elr cations sur les mystères ,
sa l)èfense de la Tradition, son Traité de la Concupis-
crnce, etc., parce que c'est là qu'on peut voir la conception
(1) Causi-ries du Lundi , I. \. p. \Xi.
i) Nisard, Histoire de la lillrialurr française, I. III. p. IV.K
(3) Ce sonl assurcmenl deux études nés imporlaiiles que la llièse de M. Flébel-
li.iu, Itomiuel historien du prolrslantisme. un vol. in K", 1801, cl celle de M. l'abbé
Bellon, llossuet directeur de ronscience, un vol. in-S", l'aris, ISîMi. Mais elles n'oul
pas irait aux causes sous rinilucnce des(|uclles s'est développé le génie de Uossuel.
(*) Il est iiitilule : la Philosoiihir de bossurt. —On le trouve maintenant dans la
cinquième série des Éludes critiques sur l'histoire de la littérature française-
PREFACE. u
de la vie el de la destinée humaine que se faisait le grand
évêque de Meaux, « le philosophe, le théologien de la Pro-
vidence '>. — C'est ensuite \ influence de la Bible sur Bos-
suet, que le P. de la Broise, de la Compagnie de Jésus, a
supérieurement traitée dans sa belle thèse Bossuef, et la
Bible [i), dont M. Perrons disait (Revue d'enseifjnement
secondaire et supérieur, 1891) que « la soutenance en avait
été exceptionnellement brillante et que le P. de la Broise,
qui a un remarquable talent d'écrivain et plus encore d'o-
rateur, avait charmé la vieille Sorbonne ». Quelles études
Bossuet a-t-il consacrées à la Bible , depuis le jour où , à
l'âge de quinze ans , il ouvrit pour la première fois ce livre
divin, dans le cabinet de travail de son père ou de son oncle,
et t< y trouva un goût et une sublimité qui la lui firent pré-
férer à tout ce qu'il avait lu (2) », jusqu'au moment où,
dans sa dernière maladie, il se faisait lire par tous ceux qui
l'approchaient « presque tout le Nouveau Testament et plus
de soixante fois l'Kvangile de saint Jean , particulièrement
le dix-septième chapitre (3)? » Quelle a été la méthode de
Bossuet dans l'étude de l'Écriture sainte? Comment Bossuet
a-t-il compris et traduit la Bible? Quels secours en a-t-il
tirés pour se « former le style et ripprendre les choses »,
comme il le dit lui-même dans son Écrit composé pour le
cardinal de Bouillon (4)? Quel usage a-t-il fait de la Bible
dans sa prédication. Sermons, Panégyriques , Oraisons fu-
nèbres, dans ses ouvrages d'éducation, Discours sur F his-
toire universelle et Politirjue tirée des propres paroles dr
rÉcrifure sainte , dans ses ouvrages de controverse et de
polémique avec les Protestants, les Jansénistes, le P. Caffaro,
(1) Etude d'après les documenis orùjiiiau.r. I vol. iii-S" de i.ri-i.xi [lagcs , t8!>l.
Paris, Biay et Ketaux.
(2) l,'al)l)é Le Dieu, Mcinoirm, t. I, p. lu el 13. - I.e même l'ait est rapporté
par le 1'. de la Une, dans son Oraison funi-brr de Bossuet.
(3) Relation de la mort de Bossuet, éi'rilc par l'ahbc de Saint-André, publiée
par l'abbé Guellée à la suite des Mémoires de l'abbc Le Dieu (18iJG-37.)
(i) Mis au jour par M. Kloquet dans ses savantes Études sur la vie de Bossuet, t. II.
X PRÉFACE.
Fénelon. le dodeiir Coulaii et Richard Simon, eiilin dans
ses ouvraiies ascétiques, Lettres spirituelles, Élévations sur
les Mystères et Méditations sur V Évangile? Voilà à peu près
les questions auxquelles le P. de la Broise a répondu avec
autant de science que de clarté.
Pourquoi ne pas faire un travail analogue à propos des
Saints Pères? Bossuet les a étudiés presque aussi religieuse-
ment que la Bible et, s'il ne leur doit pas autant, il leur
doit beaucoup , comme il l'avouait lui-même dans son Écrit
(oniposè pour le cardinal de Bouillon (1669-1670) sur le
style et la lecture des écrivains et des Pères de f Eglise jjoar
former un orateur : « Il n'est pas croyable combien on
avance (1), pourvu qu'on donne quelque temps (à la lec-
ture des Pères). »
Quel temps Bossuet a-t-il consacré à cette lecture, ou
plutôt à ces études patristiques?
Quelle méthode a-t-il suivie comme traducteur et com-
mentateur des saints Pères, et quelle influence ont-ils exer-
cée sur la formation de ce style, qui est « le plus grand
style » de notre langue?
Quel usaye a-t-il fait de la doctrine des Pères latins et
des Pères grecs soit dans ses œuvres oratoires, soit dans ses
(puvres de théologie et d' exégèse , soit dans ses œuvres as-
cétiques et ses Lettres de direction, soit dans ses œuvres y>A/-
losophi^jues, historiques et politiques , soit dans ses œuvres
Ae polémique et de controverse contre les Protestants, con-
tre les Jansénistes, contre les Casuistos, contre les Qiiiélistes,
contre le crilicisme d'KUies Dupin et de Richard Simon?
Voilà le programme que s'est tracé l'auteur de ce travail.
(Tesl une bonne fortune d'avoir pour guide, — outre les
Mrninirrs et le Journal de l'abbé Le Dieu (quatre volumes
fi) /li'«nrrr csl ici pris dans le sens do pronifsser , de faire du progrès, comme
<|tiMnd IloNMiel flil dans les Avanlorics rlr lu retraite : t Vous n'avancerez qu'au-
lanl f|ue vous voub alTectionncrcz à désirer la rclraile el le silence. »
PRRFAfK. XI
iii-8°i, outre la Vir de Bosswt par Levesqnc de Burigny (1),
etïllisfoire de Bossuet par le cardinal de Bausset (2),
outre les travaux remarquables de l'abbé Vaillant (3), de
Gandar(i), de rioquet(5), de M. Arren (6), de M. l'abbé Hu-
rel (7) de M. l'abbé Lebarq (8) , du Père de la Broise (9), de
M. Lanson (10) et de M. Brunetière (11 ), — c'est une bonne
fortune d'avoir pour guide Bossuet lui-même dans les con-
fidences qui lui ont échappé , soit en indiquant , dans son
Plan de tliéol.O(ji(% les Trai/é.s des Pères les plus utiles pour
commencer l'étude de la théologie, soit en écrivant au car-
dinal de Bouillon quels sont les Pères quil faut cultiver de
préférence. N'est-ce pas l'histoire précieuse de son propre
esprit et des avantages qu'il a retirés de ses études patristi-
ques que nous trouvons consignée dans ces quelques pages
suggestives et profondes? Les admirateurs éclairés de Bos-
suet ne sauraient trop remercier Floquet de les avoir pu-
bliées en 1855. On en trouvera l'analyse et des extraits en
tête de ce travail.
Rechercher à travers l'iEUvre immense de Bossuet la part
d'influence qui revient aux saints Pères, saisir, à la lu-
mière de ce que nous dit le grand évèque de Meaux, ce
qu'il doit à TertuUien, à saint Augustin, à saint Chrysostome,
(1) Un volume in-8" publié à Bruxelles et à Paris en ITtil.
(2) Quatre volumes in-S" parus en 181 i.
(3) Éludes sur les Sermons de Bossuel d'après les manusrrils. Un vol. in-8",
Paris. IS'il.
(4) Bossuet oralcur : Éludes critiques sur les Sermons de la jeunesse de Bossuet-
3" édit., Didier, 1880.
(H) Études sur la vie de Bossuel jusqu'à son entrée en fonctions comme précep-
teur du Dauphio. Var'is, Didot, .'{vol. 18,-ig. Bossuet jirécepleur du Dauphin, fils de
Louis XIV. et évèque à la cour. Un vol. 186i.
(6) Essai de rhétorique sacrée d'après Bossuet. Un vol. in-8>>, de Paris. 18.";!».
Le ( liapitre ix de celte Itiose du doyen actuel de la Faculté des lettres de Poi-
tiers est intitulé : De l'étude des Pères.
(7) Les orateurs sacrés à la cour de Louis .XI W 2 vol. iM-U2, Paris 1811. Livre II
et livre lll.
(8) Histoire critique de la prédication de Bossuet; un vol. in-8". Lille, Desdce,
188'J: et les Préfaces des Œuvres oratoires de Bossuet, H vol.
(9) Bossuet et la Bible, ouvrage analysé plus haut.
(10) Bossuet. Un vol. in-1-2. I8!M. Lecéne et Oudin.
(11) Article sur Dossuet dans V Encyclopédie lamirault c( Confcrcmes à la Sor-
bonne 1893-181)4.
\ii PRÉFACE.
à saint (irégoire le Grand, à saint Gyprien, à Glément
Alexandrin, à saint Grégoire de Nazianze (ce sont là les
Pères dont il parle à Emmanuel-Théodose de la Tour d'Au-
vergne, abbé duc d'Albret, cardinal de Bouillon (1) ), met-
tre en lumière les résultats de ses efforts pour se « former
le style » et « apprendre les choses » à si bonne et si sainte
école : tel est le but de cette étude critique sur Bossiiet et
les sain f s Prrfs, d'après des documents originaux et inédits.
Voici quels sont ces documents.
1° Les Cartons de la Bibliothèque du grand séminaire de
Meaux et en particulier le carton A, où se trouve un ca-
hier non numéroté ni paginé, que le Père de la Broise
cite plusieurs fois dans son étude Bossuet et la Bible et
qui contient beaucoup plus de notes sur les Pères que sur
l'Écriture sainte. — Il porte même sur la couverture ce
titre, qui n'est pas de la main de Bossuet : Extraits divers
des saints Pères. 11 est formé d'une cinquantaine de pages,
de dates et de provenances diverses, qu'on a cousues en-
semble. — Il y a dans les autres cartons, B, C, h, etc. (2),
d'autres fragments de notes écrites par Bossuet, en par-
ticulier dans le carton B, n° 2, les notes qui portent pour
titre : Chri/sostomtts : liber qnod Detts sit Christus. Il les
prenait tantôt sui' des feuilles volantes, tantôt sur des
cahiers: aussi les fragments, séparés et déchirés, portent-ils
parfois de la main de Bossuet une pagination qui renvoie
à im cahier aujourd'hui lacéré ou perdu.
2" Les Mftni/scri/s de la Bibliothèque nationale, Fonds
français : 12811 ri s/t/rnnfs, et surtout les cinq volumes
des Sermons, n"M 2821-12825. — M. l'abbé Lebarq, dans les
(1) Coriinic il n'avait encore (juc \iiigl-cini| ans, ses ( oiilempor.iins i'appclorenl
Venfanl rourie.
(2) C'est le P. «le la Broise lui-même qui, de .lorsey, maison Saint-Louis, a bien
\oulu me donner ces [irccieuses indicalirms. — (tu'ii trouve ici l'expression de
ma respectueuse et profonde reconnaissance.
PKKFACi:. Mil
intéressantes études qui font le début de son Histoire cri-
tique de la Prédication de Bossuet, a très bien prouvé
l'existence de cahiers d'Extraits et de Remarques morales,
où les pensées, prises chez les Pères en grande partie, s'a-
massaient en vue des discours futurs : certaines pages dé-
chirées de ces cahiers sont aujourd'hui reliées avec les Ser-
mons (1) et font suite à d'autres pages conservées dans la
collection Floquet.
3° Les Cahiers de la Collection Floquet, dont M. Fabbé
Follioley, proviseur au lycée de Nantes, possède la plus
grande partie. — M. l'abbé Lebarq avait vu et transcrit de
notables fragments de ces Cahiers (2). M. Armand Gasté,
de la Faculté de Caen, en a acquis quelques-uns et il a
publié là-dessus quelques notes dans la Revue de la Fa-
culté.
4" La Mineure ordinaire de Bossuet , thèse de théologie
sur la Cité de Dieu ou l' Église, soutenua le 5 juillet 1651,
et qu'on peut considérer comme inédite, puisqu'elle ne se
trouve dans aucune édition des OEuvres complètes de Bos-
suet. — Elle appartient à M. Bathery. Les Pères Jésuites l'ont
publiée dans leurs Etudes religieuses en 1869. On la trou-
vera reproduite dans notre thèse latine : Quid conférant la-
tina Bossuet i opéra ad ( ognoscendani illius ritani, indolein,
doctrinamque, p. OV-lOO. Nous en tirerons ici de précieuses
indications sur les études patristiques de Bossuet au collège
de Navarre.
5° \.K Bible ài\}L Concile, qui faisait partie de la collection
Floquet et où le P. de la Broise a vu « cités une foule de
Pères, spécialement saint Jérôme et Théodoret (^3) ». — Mais,
(I) Parmi ces autographes de Bossuet. on rencontre çà et là des f'euiUes rem-
plies (le notes tirées des Pères, et au dos desquelles il a écrit un exorde . une
péroraison de sermon ou de panégyrique.
(-2) Œuvres oratoires de Bossitet , t. V. p. :j32.
(3) C'est ce qu'il m'écrivait le " février t8M.
x,v PRÉFACE.
en 1892, elle était aux mains diin libraire de Paris, M. Da-
mascène Morgand, passage des Panoramas, qui refusait
d'en donner communication sans la vendre, et il en de-
mandait 10,000 francs (!) Il parait qu'il a baissé depuis
jusqu'à 6.000 francs: mais on avouera qu'une telle acqui-
sition n'est pas à la portée de toutes les bourses (1).
G" l.c Catalogue des livres de la Bibliothèque de MM. Bos-
suet, anciens évêquos de Meau.x et de Troyes, qui se vendra
à l'amiable le lundi, 3 décembre l"i2, dans une des salles
du couvent des RR. PP. Augustins , MDCCXLU , 105 pages
in-8°, chez Pierre Gandoin, Pierre Piget et Barois fils. —
Cette plaquette rare, dont M. Brunetière parle dans son ar-
ticle de la Revue des Deux Mondes du 1'' août 1891 sur la
Philosophie de Bossuet et qu'il a communiquée à M. Bé-
belliau, comme on petit le voir dans Bossuet historien du
protestantisme, p. 151, note 1, ne contient guère que l'in-
dication des ouvrages que possédait l'évèque de Meaux :
sur 1,V70 numéros du catalogue, il y a à peine vingt ou-
vrages d'une date postérieure à la mort du grand prélat,
170i; son neveu, d'ailleurs, n'était pas si grand clerc et
on ne cite de lui que quelques instructions favorables au
jansénisme. — Les divisions du Catalogue de vente cor-
respondent assez bien à l'arrangement de la bibliothèque
de Bossuet, tel qu'il est donné dans l'édition Lâchât, t. III,
p. 58'i., « d'après une copie faite en 1083 par l'abbé Le
Dieu >. En complétant l'un par l'autre ces deux documents,
on peut reconstituer le tableau synoptique suivant des ma-
tières de la bibliothèque de l'évèque de Meaux : « L Thko-
i.odiA. liildia sacra et Biblioruni interprètes • — critici et
dissf'rtatiniies; — interprètes ortliodoi i; — heterndori . —
SS. Patkks «iKAKCi, — LATi.M. — Theoloiji scoluslici , —
(I) M. l'alilx- l.(;l>ar<| signale encore qiiel(|ucs autres colleclitins d'aiilo^raplies
(lit;/ il. Cli«»U'*>> ;i liiiugeies (Allier) el chez un ou deux amateurs de Dijon.
PREFACE. XV
polemici, — moralca , — ascetici, — concionatores , — Ik^-
terodoxi. — II. Jus canonicum (1;. — III. (iRAMMATici. —
IV. HisTORiA. — V. Bibliolliecarii.
C'est avec l'émotion d'un pieux respect que l'on feuil-
lette les manuscrits du grand évêque de iVIeaux : l'auteur
de ces lignes l'a éprouvé et il serait heureux si , en lisant
ce nouveau travail sur Bossuet, on ressentait une fois de
plus la vérité profonde de ces paroles de Sainte-Beuve dans
ses Causeries du Lundi, XII, p. 261 : « On ne se lasse pas
de repasser devant cette grande figure, qui offre la plus
juste proportion avec l'époque où elle parut et où l'on
peut dire qu'elle régna. »
(1) .Nous abrégeons la nomenclalure pour ces dernières divisions du Catalogue
dont nous n'avons pas à nous occuper.
ANALYSE ET EXTRAITS
DK l/ÉCRIT COMPOSÉ PAR BOSSUET POUR LE CARDINAL
DE BOUILLON,
Sur le style et la lecture des écrivains et des Pères
de l'Église pour former un orateur.
Hossuet, après avoir dit que, « pour la prédication, il y
a deux choses à faire principalement : former le slylo —
apprendre les cJtoses », constate qu'il « a peu lu de livres
français » et que « ce qu'il a appris du style, il le tient des
livres latins et un ]>eu des Grecs, de Platon, d'Isocrate et
de Démostliènes, » de Cicéron, Tite-Live, Salluste, Térence,
des poètes, qui sont aussi « de grand secours et dont il
ne connaît que Virgile et un peu Homère,... Horace, qui
est bon à sa mode, mais plus éloigné du style oratoire ».
« \j'% truor/'s (liversf's de Balzac, ajoute-t-il, peuvent don-
ner (juel(jU(' idée du style fin et tourné délicatement... Au
reste, il le faut l)ient6t laisser, car c'est le style du monde
le plus vicieux, parce qu'il est le plus affecté et le plus con-
traint... .reslinic la Vie de ïkirthéleniy des martyrs, — les
Leilrcs au provincial, dont (juclques-unes ont beaucoup de
force el de vi-lH-ineiice, et toutes une extrême délicatesse.
— Les livres et les préfaces de MM. de Port-Royal sont bons
à lire, parce qu'il y ;i de la gravité et de la grandeur;
in.iis... l(Mirstylea pende xariété... Les versions de (Pcrrot)
<l \l)l.in(<>iii I siinl bonnes, .. Pour les poètes, je trouve la
PRKFACE. wii
force et la véhénieucc dans Corneille; plus de justesse et
de régularité dans Kacine...
« Mais ce qui est le plus nécessaire pour former le style ,
c'est de bien comprendre la chose, de pénétrer le fond et
la (in de tout, et d'en savoir beaucoup...
« Venons maintenant au.\ choses. La première et le fond
de tout, c'est de savoir très bien les Écritures de V Ancien
et du Nouveau Testament. »
Bossuet expose la méthode qu'il a suivie, en les lisant :
c'est de remarquer premièrement» les beaux endroits qu'on
entend, — sans se mettre en peine des obscurs — ;... de
prendre le génie de la langue sainte et de ses manières de
parler;,., de ne guère lire les commentaires que lorsqu'on
trouve quelque difficulté;... de ne pas chercher si exacte-
ment la suite et la connexion dans tous les membres (prin-
cipalement dans saint Paul) ».
« Pour les Pères, je voudrais joindre ensemble saint
Augustin et saint Chrysostome. L'un élève l'esprit aux gran-
des et subtiles considérations; et l'autre le ramène et le
mesure à la capacité du peuple. Le premier ferait, peut-
être, s'il était seul, une manière de dire un peu trop abs-
traite; — et l'autre trop simple et trop populaire. Non
que ni l'un ni l'autre ait ces vices ; — mais c'est que nous
prenons ordinairement dans les auteurs ce qu'il y a de plus
éminent(l). Dans saint Augustin, toute la doctrine; dans
saint Chrysostome, l'exhortation, l'incrépation, la vii^ueur;
la manière de traiter les exemples de l'Écriture et d'en
faire valoir tous les mots et toutes les circonstances.
(( A l'égard de saint Augustin, je voudrais le lire à peu
fl) C'est-à-dire : ce qui y clomine , i<- t|ui > est le plus facile à saisir, bossuet a
dit dans le même sens : • On défînil /«s hommes par ce qui domine en eux. •
Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même . cliap. I, 'J, II.
XVIII PREFACE.
près dans cet ordre : les livres de la Doctrine chrétienne, les
premiers ; théologie admirable. — Le livre de Catechizan-
(lis rudibi(S;dc Moribus Ecclesiae catholicae; — Enchiri-
dion ad Laurentium ; — de Spiritu et Httera; — de Vera
religione- — de Civitate Dei (ce dernier, pour prendre,
comme en abrégé, toute la substance de sa doctrine). —
Mêlez quelques-unes de ses épîtres : celle rt Volusien; ad
Honoralum, de Gralia Novi Testamenti, ainsi que quel-
ques autres. — Les livres de Sermone Domini in monte —
et de Consensu evangelistarum.
« A l'égard de saint Chrysostome, son ouvrage sur saint
Matthieu l'emporte, à mon jugement. Il est bien traduit
en français (1); et on pourrait, tout ensemble, apprendre
les choses — et former le style. Au reste, quand il s'agit
de dogmatiser, jamais il ne se faut fier aux traductions.
— Les Homélies sur la Genèse, excellentes; — sur saint
Paul, admirables; — au peuple d'Antioche, très éloquen-
tes. — Quelques homélies détachées, sur divers textes et
histoires.
« .le conseille beaucoup le Pastoral de saint Grégoire,
surtout la troisième partie; c'est celle, si je ne me trompe,
(jui est distinguée en avertissements à toutes les conditions
qui contiennent une morale admirable et tout le fond
de la doctrine de ce grand Pape.
« Ces ouvrages sont pour faire un corps de doctrine.
Mais comme l'usage veut qu'on cite quelques sentences,
c'est-à-dire accuraiius aut elegantius dictata, Tertullien
en fournit beaucoup. Seulement, il faut prendre garde que
les beaux endroits sont fort communs. Les beaux livres de
(I) Il sagil <Je la traduclioii faite par Le Maistre de Saci sous le pseudonyme de
Mamilhj Les homëlies de saint Jean Chrysoslome sur tout l'Évangile de sai»l
Mnli/iieti, Iniduilcs on Iraiiçais par l'riul-Aiiloinc de Marsilly (pseudonyme). Paris,
1 he/ I'. le Pelil imprinietir, trois vol. in-i", IWiS.
PREFACE. XIX
TertuUien sont : l'Apologétifiiie,- - de SpertaruUs ; — de
Cultii nnilirhri; — de Velandis virginibus; — de Poeni-
tenti'a, admirable; — Touvrage contre Marcion , de Carne
Christi; — de Resiirrectione carnu; celui de Praescrip-
tionc, excellent, mais pour un autre usage. — On ap-
prend admirablement dans saint Cyprien le divin art de
manier les Écritures et de se donner de l'autorité en fai-
sant parler Dieu sur tous les sujets par de solides et sé-
rieuses applications.
« Saint Augustin enseigne aussi cela divinement par la
manière et l'autorité avec laquelle il s'en sert dans ses ou-
vrages polémiques, surtout dans les derniers contre les pé-
lagiens. Ce qu'il faut tirer de ce Père, ce ne sont pas tant
des pensées et des passages à citer que Part de traiter la
théologie et la morale et l'esprit le plus pur du christia-
nisme.
« Au reste, ce que je propose ici de la lecture des Pères
n'est pas si long qu'il paraît. 11 n'est pas croyable combien
on avance pourvu qu'on y donne quelque temps et qu'on
suive un peu.
« Clément Alexandrin viendra à son tour et l'on pourra
mêler la lecture de son Pédagogue, comme aussi quelques
discours choisis de saint Grégoire de Nazianze^, très propre
à relever le style.
« .l'écris ce qui me vient sans donner repos à ma plume,
.le n'ai pas même à présent le loisir de relire; quoique , pour
un si grand prince de l'Église et qui doit être une de ses
lumières, il ne faudrait rien dire que de médité (il. .le sais
(I) Ltniii fie Itossiicl n'a pas iiioiiis de inérile. pour élrc sponlané : il imus ré-
vèle mieux , au eonlraire, ses pensées intimes et les secrets de son travail sur les
saints Pércs.
PREFACE.
à qui je parle, et qu'un mot suffit avec lui pour se faire
entendre (1) ».
(1) L'Iiisloire du cardinal de Bouillon, de Venfant rouge, est loin d'avoir jusliGé
les espérances de Bossuet. Mais après avoir converti l'oncle, le maréchal de Turenne,
(gloire que s'est attribuée à tort le cardinal de Bouillon à plusieurs reprises), il
appartenait à l'illustre orateur de donner au neveu ces leçons et ces conseils
admirables.
BOSSUET
ET LES SAINTS PÈRES
CHAPITKE PREMIER
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET
A DIJON (?). — AU COLLÈGE DE XAVARRE. — A METZ.
A PARIS. — A MEAUX.
ARTICLE V'
Études patristiques de Bossuet à Dijon (?).
(1627-1642.)
Ou sait que lîossuet fit ses premières études à Dijon, au
collège des Jésuites, fondé en 1581 par le président Odinet
(iodran, au nom de Jacques, son père, et au sien (1), et
dès lors appelé du nom de ses fondateurs le collège des Go-
drans.
Cet établissement avait tant de succès que le 4 février et
le 9 mars 1614 le vicomte maïeur et les échevins de Dijon
manifestèrent la crainte que <( aucuns de ces écoliers ne
vinssent à étouficr, sil n'y était pourvu, tant ils étaient en
nombre excessif et pressés (2) ».
Les Pères Jésuites rccevaieni f/ra/t/ if pmr/i / les enfants des
pauvres et élevaient les fils de Messieurs du Parlement, de
(i) Voir ce qu'en dit Floquet : IJludes sur la vie de Bossuet, t, I, p. iv el 'r2,
d'après le Parlement île Bourgogne, pai' P. l'alliot (ItJl'J). et un Essai historique ma-
nuscrit sur les écoles et collè'/es de Dijon.
(i) Registres de l'Iiùtel de ville de Dijon . elles par Hmniot.
r.OSSl KT rT LES SMNTS PIIIKS.
2 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
la Chambre des Comptes, des bourgeois et des gentils-
hommes de la province, avec tant de zèle et de dévouement
que plusieurs fois (1) on les loua en public « des grands
soins dont tous ces enfants, sans distinction, étaient l'objet »
dans leur collège.
Le futur évêque de Meaux, depuis le départ de son père
en 1038 pour la ville de Toul, où il était conseiller au Par-
lement do Metz, habitait avec son frère Antoine chez leur
oncle Claude Bossuet , rue des Jésuites , et n'avait que quel-
ques pas à faire pour se rendre au collège des Godrans.
Malgré le mot célèbre d'un régent en belle humeur, Bossue-
fus aratro, le jeune Jacques-Bénigne, « dès son enfance, fit
briller son esprit et sa vivacité d'une manière qui donna
d'abord de grandes espérances à sa famille. — Il fit paraî-
tre des dispositions naturelles pour les sciences, et surtout
combien il avait la mémoire heureuse , en récitant des vers
de Virgile sans nombre , son oncle l'excitant à l'étude et lui
faisant ainsi cultiver sa mémoire de bonne heure. Comme
il était homme de lettres . il prenait beaucoup de plaisir à
ces exercices, et le neveu faisait les délices de l'oncle et
l'admiration de ses maîtres (2). »
Le jeune écolier étudia-t-il alors les Pères de l'Eglise?
Il ne le semble pas, et voici pour quelles raisons.
Ce n'est que dans le cabinet de son père ou de son oncle,
vers l'âge de quatorze ou quinze ans, (( étudiant alors en se-
conde ou en rhétorique, qu'il ouvrit les Livres saints » et
« jeta la main sur une Bible latine , qu'il emporta avec la
permission de son père ». Ce fait, qui nous est attesté à la
fois })ar l'abbé Le Dieu (3) et par le Père de la Rue (4), éta-
blit clairement qu'au collège des Godrans on n'apprenait
pas la Bible (5) : or, si la Bible n'était pas entre les mains des
I l'.'irtit^ulicieiiienlle 7 mai I»i42. où le conseiller Kyol leur rendit iiummagc en
plein l'arlcnicnt (lieyixlres du Pailcnienl de Dijon).
(i) I.'al)l)C Le bieu. Mémoires, t. I. p. 11 et 12.
(.{) Mimoiitn, t. I, p. ii et i;{.
(4 Ornis'iii funèbre de IJossuct. prononcée à Moaux. le ■2;{ juillet 1704.
(.'jj Nous savons, au contraire. |)ar le Mcmoirr d'Arnauld sur le Uvrilemeut des
Hludvs duii» les Lellrvu humaines, (|ue, dans cliaiiue classe de Port-Uoyal, on obli-
geait les élevés à lire en particulier, pendant une demi-heure, les Figures de la
LES ÉTUDIiS PATR\STIQUES DE BOSSUKT. 3
élèves, comment supposer que les saints Pères faisaient par-
tie des livres classiques? La lîalio stidliorum ne le dit pas,
et de récentes discussions ont établi qu'il n'en était rien.
La question des classicjucs païens et chrétiens, autour
de laquelle on menait grand bruit il y a quelque quarante
ans, alors que Louis Veuillot, l'abbé Gaume et le P. Ventura
tonnaient contre <■< les œuvres abominables » des Homère ,
desCicéron, des Virgile, qui empoisonnent la jeunesse, et
que l'abbé Landriot, l'abbé Charles Martin, le V. Daniel, le
P. Cahour, de la Compagnie de Jésus, leur répondaient au
nom des traditions séculaires de l'Église catholi<iue , — cette
question des classiques païens et chrétiens a soulevé de nou-
veau en 1891-93 des débats passionnés, et tandis que l'abbé
(iarnier anathématisait ces collèges libres et ces séminaires
qui ne forment que des générations « païennes », l'abbé
Victor Martin, professeur aux Facultés catholiques d'An-
gers (1), l'abbé E. Ragon, professeur à l'Institut catholique
de Paris (2), l'abbé Delamarre (3) et l'abbé Dubourguier (4)
défendaient des établissements calomniés à tort. Le P. De-
laporte, docteur es lettres, publiait dans les Études reli-
gieuses (5) des articles remarquables, qui depuis ont été
réunis en volume , et où il démontre que , non seulement à
l'époque de la tentative classique des Apollinaire, sous Julien
l'Apostat, mais encore à la fin du seizième siècle, on a essayé
en vain de substituer les auteurs chrétiens aux autours païens
dans l'enseignement secondaire.
Bible. Dans l'I'niveisité, les écoliers étaient tenus d'apprendre tous les jours
quelques versets de l'Écriture sainte, et un arrêt du Parlement (!28 juin l"0;j) en-
joisnait au pjincipal du collège dont il autorisait les statuts à tenir la main à
l'observation de cette ])rescription. (Rollin, Traité des éludes. Discours prélimi-
naire.) — Pourquoi les Jésuites ne suivaient-ils pas cette coutume au commen-
cement du dix-septième siècle? Probablement à cause des défenses des évèques,
qui, alarmes des jiériis (|ue faisait courir à la foi catholique le libre examen ap-
plique par les Protestants à nos saints Livres, ne voulaient pas i|u'oii les mit
entre les mains des fidèles. Aujourd'hui encore, toute traduction catholique de la
Itible a besoin d'une ai>proi)ation spéciale de l'ordinaire, ou èvé<|ue du lieu ou
elle s'imprime.
{\) Reruc des Facullés calholiques d'Autjcrs, décembre isoi, février et avril
189-2.
(-2) i.'lJiiseigncment chrétien, i" janvier et l""' février isî»3.
(U) Bulletin de la société générale d'éducaliou et d'enseignement, l.'i février 1«!t3.
{'<) Question du lalia classique, Amiens, \Vf.H.
{."») Numéros de mal , juin , juillet wy.\.
4 BOSSl'ET ET LES SAINTS PERES.
« Le saint archevêque de iMilan, Charles Borromée, ou
de son propre mouvement, ou par l'insinuation d'autrui,
proscrivit à iMilan, par manière d'essai, dit le célèbre théo-
logien jésuite Petau, les maîtres anciens, Cicéron, Virgile
et tous les autres; puis il décréta renseignement des meil-
leurs auteurs du christianisme. Mais tout à coup, il chan-
gea d'avis, quand il eut constaté par expérience combien
cette méthode était funeste aux études sérieuses ( 1). » Dans
(( cette espèce de nouveau collège, raconte un autre auteur,
saint Jérôme et saint Ambroise tenaient la place de Ci-
céron; Eusèbe et Sévère -Sulpice. de Tite-Live et de Ta-
cite; saint Augustin était le supplément universel de tous
les autres; les poètes y étaient tout à fait négligés... Les
disciples n'en devinrent pas plus vertueux, mais très mal
habiles » ; il fallut renoncer à ce malencontreux système
et revenir aux païens. L'épreuve était concluante : si les
.lésuites avaient eu un instant l'idée de protester contre le
culte exagéré de la Renaissance pour les chefs-d'œuvre de
la Grèce et de Rome, l'erreur de saint Charles Borromée
les aurait bien vite détournés d'une tentative infructueuse.
Mais il ne parait pas que ces excellents éducateurs de la jeu-
nesse aient rien changé aux traditions des scolatiques et des
humanistes, qui faisaient des auteurs païens la base exclu-
sive de l'enseignement secondaire, comme l'établit le P. De-
laporte. Il ne parait pas même que dans les collèges des
Jésuites on ait mêlé les auteurs chrétiens aux auteurs païens,
et Hossuet dut faire ses études classiques au collège des (io-
drans sans avoir été initié aux beautés doctrinales et lit-
téraires de ces Pères grecs et latins, qu'il devait tant ad-
mirer plus tard.
Kn tout cas, il n'acquit point chez les Jésuites de Dijon
cotte connaissance approfondie du grec, que Lancelot don-
n;iit à Uacine et aux autres élèves des Petites écoles de Port-
UoyaL hanslcs collèges de la Compagnie de Jésus, on insis-
tait surtout sur le latin, comme on peut le voir par l'exemple
(I) 1'. Dion. l'clavii, Oralio do Icficinli delrcdi.
LES ETUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 5
de Corneille opposé à celui de Racine : sans négliger le
grec, on ne lui faisait qu'une place secondaire, et Bossuet
aura besoin à Navarre d'étudier
Co langage soiuiro aux douceurs souvoraines,
Le plus lj(>au (iiii soit né sur dos lèvres humaines (1).
Il pourra, dès lors, lire dans le texte original saint Chry-
sostorae, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, et mieux
remplir plus tard ses fonctions de précepteur auprès de son
royal élève.
ARTICLE II
Études patristiques de Bossuet à Navarre
(17 octobre 1642 — 9 avril 1652).
Du collège des Godrans Bossuet passa au collège de Na-
varre, à Paris, où il devait rester dix ans (16i2-1652) et où
il arriva assez tôt, le 17 octobre 1642, pour voir « entrer
dans Paris le cardinal de Richelieu mourant, ^^orté dans
une chambre construite en planches, couverte de damas,
ayant à côté de lui un secrétaire pour écrire sous sa dictée »,
et accueilli, disaient à l'envi les (iazettes, « avec tous les
témoignages de la bienveillance et des vœux ardents pour
le rétablissement d'une santé si chère (2) ». Le i décembre
suivant, le grand cardinal était mort et le jeune Bossuet,
après avoir défilé devant le corps de l'illustre défunt, ex-
posé pendant trois jours avec une pompe inouïe au Palais
Cardinal, assistait à ses funérailles et à son oraison funèbre
prononcée par l'évoque de Sarlat, Jean de Lingendes. La
forte imagination du jeune humaniste, déjà chanoine de
Metz (3), devait garder de ces grands spectacles un souve-
nir ineffaçable.
(1) André Clicnicr.
(2) Histoire de Bossue l . par le cardinal de liausset, cl Études sur la vie de
Bossuet. par Kloquet, t. I, p. ~l-~-2.
(3) Tonsuré dos l'âge de huit ans, Bossuet avait été nommé chanoine de Metz,
à treize ans, par un intime ami de son père, le chanoine Jean Rover, tournnire ou
semainier, au moment de la mort du chanoine Uertoti. Celui-ci avait un coadju-
leur, Sainlignon, (|ui réclama une succession achetée d'avance. .Mais le Parlement
adjugea à Bossuet le canonicat eu litige et interdit les coadjutoreries (-27 juin
« BOSSUET ET LKS SAINTS PERES.
Quelles furent à Navarre les études 'pnfristiques de Bos-
suet?
Lors de la soutenance de la thèse du P. de la Broise,
M. Gazier a semblé dire que Bossuet jeune cultivait surtout
les Pères et que c'est par leur intermédiaire qu'il devint
pleinement l'homme de la Bible. Cette opinion n'a pas pré-
valu.
Bossuet étudia pourtant les saints Pères. Dans quelle me-
sure? Il est difficile de le déterminer avec précision. On
sait qu'il eut pour professeur de philosophie et d'Écriture
sainte Nicolas Cornet (1). « un docteur de l'ancienne mar-
que, de l'ancienne simplicité, de l'ancienne probité »,le
bras droit de Richelieu, puis de Mazarin ; pour professeur
de grec, Nicolas Mercier, helléniste remarquable ('2); pour
professeurs de théologie scolastiqup et positive le docteur
Pierre Guischard . qui devait occuper cette chaire pendant
cinquante-trois années, et le docteur Dussaussoy, qui ensei-
gnait la doctrine de saint Thomas; pour professeurs de con-
troverse enfin le docteur Péreyret et le docteur Claude Le-
feuvre , grand maitrc de Navarre. — Bossuet accordait peu
de temps aux mathématiques, « les curiosités de ces sciences
étant, disait-il, une étude trop abstraite, d'un trop grand
attachement et de peu de fruit pour les gens d'Eglise (3) ».
En revanche , il s'adonnait avec passion à l'étude de l'Écri-
ture sainte ; mais « il semblait ne faire que jouer, tant l'étude
lui était aisée. Ses compagnons étaient étonnés de le voir
le premier et le plus vif à leurs divertissements, comme s'il
n'eût eu d'autre inclination... Dès cet âge, il sut se rendre
aimable à tous (4) »,
Les Pères de l'Église ne faisaient pas à Navarre l'objet d'un
uni). Les fruits du l)6nélicc furent perçus jusqu'en mai ir.'iS par le chapitre,
If-nu seulemciil à payer une modi<iue pension aux clianoines étudiants.
(I) Les Mi'tnoires de l'abln; Le Dieu nous disent (juc Nicolas Cornet « connut
d'abord le mérite de IJossuel et prit soin do ses éludes et de sa conduite. Sous un
tel maître, il lit autant de pro;;rés dans la piété qu(! dans les sciences ».
(-2) ■ Il (iwissnet) apprit le grec à fond, dit l'ahbc Le Dieu; il lut tous les histo-
riens grecs et latins, les orateurs et les poètes. »
(3) • Il les estimait poiirlaiil , dit I.e Dieu, en ceux à qui elles sont utiles dans
leur profession. »
(4) Mémoiri's de l'alibi' Le Dieu, I. I. p. L-i.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 7
enseignement à part : du moins, FEdit de 153ô, qui réglait
les cours de la Faculté de théologie, VÉdit de Ré formation
du 3 septembre 1598, lu à l'J^niversité assemblée dans la
fameuse séance du 18 septembre IGOO ( 1 j , les S/ntu/s de la
Falcidté de théologie, imprimés en 1715 et conformes à
l'arrêt de 1598 et à celui de 1535, Tarticie du Mercurt' de
1709 sur le doctorat en théologie, V Histoire de r Université
de Paris au dix-septième et au dix-huitième siècle (2) par
M. Jourdain et son Index chronologicus chartarum (3) ne
disent pas qu'il y eût des cours spéciaux consacrés à la Pa-
trologie.
Bossuet dut apprendre la patristique soit dans les cours
d'Écriture sainte, puisque, d'après VEdit de 1535, les lec-
tures des Livres saints devaient être faites avec apparat ,
interprétation ou expositions des saints Docteurs anciens
approuvez par l'Église; soit dans le cours de théologie sco-
las tique, puisque les quatre Livres des Sentences de Pierre
Lombard, ({ui faisaient le fond principal de ces cours, ne
sont que le recueil méthodique des textes les plus impor-
tants et les plus célèbres des saints Pères sur les dogmes de
la foi catholique, et que la Som/ne théologique de saint Tho-
mas d'Aquin, que commentait à Navarre Jean Dussaussoy,
cite à chaque page saint Augustin et les autres docteurs de
l'Église; soit surtout dans le cours de théologie positive (i) ,
qui ne devait être qu'un exposé de la doctrine des saints
Pères sur les grandes vérités et les mystères augustes de no-
tre religion; soit enfin dans le cours de controverse , fondé
par ràclielieu en 1038, et qui avait pour objet principal de
défendre la Tradition et les saints Pères contre les Protes-
tants, qui les accusaient d'avoir faussé l'esprit de la primi-
tive Église. — Il est vrai qu'il faut toujours distinguer en-
tre les règlements et leur application, entre les titres des
(1) Voir la Rvformation de l'Université de Paris, petit vol. in 1-2, ])iil)li('' en KiOl.
(-2) lu iii-f". lSii-2-18(Je,
(3) i;n in-t". lS(i-2.
i't) C'est Fi(i(|uct qui parle de ce rours : Etudes sur la vie de Dossuel, t. l, p. 80
mais • il est incomplet et no cite pas toutes les sources », comme le lui reproche
le P. de la Uroisc, Dossnet et la Bible . p. xvi. nnir.
8 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
chaires et l'enseignement qu'y donnent les professeurs. Voilà
pourquoi les conclusions qui viennent d'être formulées res-
tent un peu hypothétiques. C'est le cas de rei^retter, avec
le P. de la Broise, que Y Histoire du colli'gc royal de Navarre,
Régit Navarrae Gymnasii Parisiensis historia, par Jean de
Launoy {1677 ), s'arrête au seuil du grand siècle et que la des-
truction totale des archives de Navarre empêche de la com-
pléter (1).
Il nous manque encore d'autres documents précieux qui
auraient pu nous renseigner sur l'étude des Pères faite par
Bossuet à xXavarre. Ce sont ses thèses et ses discours : sa
thèse de philosophie en 16V3, dédiée à Cospéan, évêque de
Lisieux. qui prédit que u ce jeune homme, d'un extérieur si
noble, serait une des plus grandes lumières de l'Église » ! 2) ;
sa Tentative (3) dédiée à Condé, présent à la soutenance le
2i janvier 16i8 (V), et qui avait pour titre De Dec trino et
uno et de Angelis {Jy)\ sa Sorbonique ^ 9 novembre 1650,
d'où sortit un procès entre les docteurs de Navarre et ceux
de Sorbonne, qui soutenaient la nullité de la thèse (6),
parce que le candidat n'avait pas dit : Dignissime domine
Prior, en s'adressant au Prieur de Sorbonne (7), « bachelier
(1) Bossuel et la îiible. p. xvii.
(•2) Bossuet fut reçu maître cs-arts le i> août l(i'ti [livgistres de la Faculté de
théologie).
<3) Cette llièse conférait, avec le droit de lire \Gfi Sentences, le titre de bachelier
sententiaire, ou haclielierde second ordre, ou encore de deuxième licence. — La
lecture des Sentences devait se faire en l'une des maisons incori)orées à l'I'niver-
sité et sous la direction d'un docteur régent de la Faculté. Elle commençait clia-
(jue année le Hi se|)teml)re et se continuait jusqu'au -29 juin, anniversaire de la
mort de l'ierre I.omhard, le Jlaitic «les Sentences.
(i) L'abbé Le Dieu a tort de donner la date du -Xi janvier l(i'»8 pour la Tenta-
tive de Bossuet [Mémoires, p. -20.)
(5) On a prétendu que le sujet de la Tentative de Bossuet fut ■ une comparaison
de la gloire du monde et de celle qui attend le juste après cette vie. » — Mais le
F'. Tabaraud et Floi|uet ont établi la fausseté de cette assertion par les renseigne-
ments très exacts, très détailU's et tiès curieux donnés par le Mercure, août et
septembre 1709, sur Vllistoire du doctorat.
(<i) On i)eut voir à ce sujet dans Flo<|uet , Ktudc.i , t. I, p. 131-1 W, les curieux
détails qu'il donne sur cet incident et sur la plaidoirie de Bossuet, qui parla en
latin devant le Parlem(;nt à huis-clos et obtint gain de cause pour lui, mais non
pas pour les docteurs de \av;irr(\ déboutés de leurs im-lentions.
(") C'fst probablement à cause de cet incident i|U(; lorsqu'on distribua les lieux
ou les places entre les licencies de l(i:.()-l(>M, Itossiiel n'eut ()ue la troisième place :
la première lut donnée à Arn'iand-Jcan le Bouthiliier de Uancé. neveu de larclie.
véque de Tours , aumônier de Monsieur, et la seconde au prieur de Sorbonne,
fiaslon Chamillart.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. «
en licence, élu pour gouverner la maison pendant un an,
pour régler et ouvrir les sorl)oniques, par une harangue (ou
paranympho) du répondant et par neuf arguments (1) » ; sa
Mineure ordhinJre, 5 juillet 1051 ; ^^Majcure ordinaire (2) ;
son discours solennel de paranijmphe (3), que l'abbé Le Dieu
place en 10^8, (|u'il faudrait rapporter, d'après le cardinal
de Hausse! et Floquel , à l'année 1651 , et qui était le déve-
loppement de ce texte de saint Pierre : « Deum timete, re-
geni honorificate » (4), d'une signification si haute et si géné-
reuse au milieu des troubles de la Fronde, en 1651 comme
en iCi-S; enfin les thèses auxquelles Bossuet présida dans
la grande salle de l'archevêché , assis entre le grand maître
Nicolas Cornet et le chancelier de l'Université, des mains
duquel il reçut le bonnet de docteur, le 9 avril 1052 5);
il lui répondit par cette magnifique harangue que plus de
cinquante ans plus tard, au mois d'août 1703, l'évêque de
Meaux répétait du ton le plus franc et sans aucune hésitation
à l'abbé Le Dieu, qui, dans son admiration , l'écrivit sur-le-
champ pour nous la transmettre : « Iho , te duce , ladm ad
■<anctas illas aras , etc. (6).
Il est regrettable que le cabinet des Estampes, si riche
en thèses de cette époque , ne possède pas celles de Bossuet.
Déjà de son temps, le 1®' janvier 1703, l'abbé Le Dieu se
plaignait d'avoir inutilement cherché chez les anciens doc-
(I) Dictionnaire de Tri'voa.c , arl. Prieur.
(-2) Ni le cardinal de Bausset ni Flo(|uel ne parlent de ces deux tlièses de Bos-
suet : elles claient [murtant rcglenientaircs et Bossuet les soutint comme tout le
monde.
(3) On z[)\w\iv\\. Paranijmphe \(i discours solennel qui se prononçait à la Faculté
«le tliéologic et de médecine à la (in de chaque licence et dans lequel l'orateur.
le |iaranyni|ilic, adressait à clia(|ue licencié un compliment auquel se mêlait une
cpisrammc" : le licencié r('|)()ndait pur (|uel(iu<ï trait du même genre. Cet iisa^e
ayant dcmrié lieu à des abus, les Paranymplies se réduisirent à de simples haran-
gues. — Klu paranympheà l'unaniniité par les licenciants de Navarre. Bossuet dut.
au dire de I'lo(piet. aller inviter tous les cor|)s coiistiliiés à la solennitc des l'aïa-
nymphes cl (ironoiiccr en un jour i|uator/e disi'ours latins. — Mais "SX. l'abbe Ur-
bain, dans son Nicolas Cocffcleau, !«!);{, montre i|ue ce devoir incombait au Para-
nymphe des .jacobins.
(V) Le Dieu [Mémoires, p. U) apiielle ce discours de Bossuet • le panégyrique du
roi et du collège de Navarre, tpi'il prononça en faisant les Par'inyhtji/ies ».
(.">) C'est la date donnée par l-lo(piei, d'après les catalogues des d<icteurs en
théologie, l.e Dieu dit le Ki mai; Muréri. U: H> mai; de Bausset. le 18 mai. — C'est
le 10 mai, <'ii ellcl. et non pas le 18, (|ne Bossuet prit le bonnet de docteur ;i la
Faculti'; de théologie, après avoir été reçu ;i rarchcvéché le il avril.
(fi) Voir V Histoire de Bossuet, par le cardinal de Bausset.
JO BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
teurs de Navarre les thèses de théoloeie et les harangues de
Bossuet (1). Il n'existe, semble-t-il, qu'une seule thèse de
Bossuet : c'est la Minrure ordinaire , qui a pour sujet l'É-
glise (^2i. Elle faisait partie, il y a une vingtaine d'années,
du cabinet de M. Kathery. et les Études religieuses des
PP. Jésuites l'ont publiée en juin 1869. — La Mineure ordi-
naire, dont la soutenance durait six heures, se trouvait
placée, dans les deux années de licence, entre la Sorhonique,
qu'il fallait défendre de six heures du matin à six heures
du soir, et la Majeure ordinaire, de huit heures du matin à
six heures du soir.
Si la Sorbonique de Bossuet avait fait grand bruit, les
documents contemporains sont muets sur sa Mineure ordi-
naire. Il l'avait dédiée à Henri de Bourbon, fils naturel
d'Henri IV et de la marquise de Verneuil (Henriette de
Balsac d'Entragues i , nommé évèque de Metz dès l'âge de
six ans (3). Ce fut Pierre Bédacier ou Bédassier, adminis-
trateur du diocèse de Metz et évèque d'Augnste, qui présida
la thèse, assisté des professeurs de la maison de Navarre
On y trouve cités saint Irénée li), saint Cyprien '5\ saint
Athanase (6j , saint Cyrille d'Alexandrie [1), saint Jean Chry-
sostome (8), saint Épiphane (9), saint Paphnuce (10) et quel-
ques autres anciens Pères que Bossuet ne nomme pas (11).
Il affirme même contre les Protestants « qu'on peut tirer
de la doctrine des Pères des arguments très clairs » pour
établir la légitimité « d'un culte modéré envers les images
(1) Journal, t. M, p. ;{.";8-3.";!).
(2) Quaestio Iheolorjica : Quaeitam est civilas Dei ? Psal. î*i>.
(3) La vie scandaleuse de cet évèque fait un triste contraste avec les éloges que
lui décerne le haclielier licentiantde 16.">1. — Il est vrai que celui-ci devait ignorer
les mœurs du prélat.
('•) « victoreui (juidein liac potcstate usuni tentavil Ircnarus ad lenitateni in-
flectere. »
(•'>)Adeux reprises : • Beatissimus Cyprianus...'S\\\\\ quidcm persuasum est abs-
tentuni a Stephano fuisse Cyprianum. •
(ti) • Sancti Allianasii causaiii l'ontifex .lulius... tractavit. »
(7) • Cacleslini CuriUus in liplicsina parles egil. •
(8} . ( I saiictus Joanncs iUc Chrijsostnmus apud SuzonuMiuni tui'ril rcruni no-
varum auilior. ■
(!•) • Cacteruni sancti Epipliunii leniporc. ■
(III) « yucinadmoduin liistoriac l'nphnulii non onin(!ni penitus abrogarim lidcni. •
(II) • Qui/jundam r.r nnlii/uis PalriOus visuiii fuil... »
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 1 1
(lu Christ et des saints : Chris//, cl sanctorum in imar/liti-
hi(s vencralio modcrata elici jiotest ex doctrina Patriim non
oùsciiris <u'(jHnii'ntis ». Dès cette époque, on le voit, Bos-
suet était familier avec les œuvres des saints Pères. Toute-
lois, il reste toujours un doute sur la question de savoir si
Hossuet citait ces autorités de première ou de seconde main.
Go qui laisserait croire ([uc Bossuct, dans cette thèse, se
servait des citations insérées dans les auteurs de théologie
quil étudiait, c'est le petit nombre des allusions aux saints
Pères que Ton rencontre dans les onzo pièces oratoires que
M. Tabbé Lebarq a recueillies pour l'époque de Navarre.
1G42-1652. Il n'y en a aucune dans XExordc d'un sermon
sur le jugement dernier, prêché par Bossuet à l'hôtel de
Vendôme en 16 V3, alors qu'il n'avait que seize ans, « en
présence de l'évêque de Lisieux et de deux évêques de ses
amis, dont ils furent si contents que M. Cospéan promit au
prédicateur de le présenter à la Beine, afin qu'il lui récitât
ce sermon-là même , tant il estimait son talent et avait envie
de le faire connaître » (1)! Le Sermon résumé sur le péché
dliabitude, qui semble n'être qu'une analyse d'un discours
de M. de Sarlat, Jean de Lingendes, qui prêcha à la cour de
1647 à 16'i-9, contient un seul texte de saint Augustin : Deus
impossibilia tion juhet ^ etc.
Les Méditations sur la brièveté de la vie et sur la félicité des
Saints (1648) renferment un grand nombre de citations de
l'Écriture, pas une seule des Pères. Le Panégijrique de saint
Gorgon, prêché à Metz le 9 septembre 1649, ne contient
qu'une comparaison empruntée à saint Basile (2), dans
l'exorde, et une phrase de saint Cyprien dans le deuxième
point (3). Dans le Sermon sur la félicité des Saints^ l"" no-
vembre 1649, il n'y a qu'une ligne des Sermons de saint
(I) Mémoires de Le Dieu, t. I, p. 19. — L'évêque de Lisieux ayant eu ordre, sur
ces entrefaites, de se retirer dans son diocèse, « au moment de la fin de la cabale
des Importants (septembre tCi3). le dessein du sermon qui devait être récité
devant la Reine man(]ua ».
{■i) « Tout ainsi, dit saint Basile, que les abeilles sortent de leur ruche, (|uand
elles voient le beau temps, etc. •.
(.'{) « Riipla compage viscerum, torquebantur in serve Dei non jam membra,
sed vulnera.
12 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Léon (1). Aucun texte des Pères ni dans Y Allocution pour la
veille de la fête de l Assomption de la sainte Vierge , 1650,
ni dans le Fragment s/tr l'Assomption de la sainte Vierge
Saint Bernard est cité à trois reprises, « l'admirable saint
Grégoire » une fois, saint Épiphane une fois, saint Augustin
et saint Chrysostome sept ou huit fois chacun dans le long
Sermon pour la fête du Rosaire, prêché à Navarre en IGôl
et dont les théologiens admirent la profondeur. Le premier
sermon de Bossuet prêtre, prononcé à Navarre le samedi
saint, 30 mars 1652, contient plusieurs citations de Tertul-
lien. du «grand saint Cyrille d'Alexandrie », de Clément
Alexandrin, de saint Jean Chrysostome, d'Origène et surtout
de saint Augustin, dont les textes fournissent à Fora teur tout
le début du deuxième et troisième point. On voit par là que
le génie naissant de Bossuet goûtait de plus en plus l'élo-
quence des saints Pères et qu'elle allait devenir, avec la
Bible, l'aHment principal de sa prédication.
D'ailleurs , il nous reste de cette époque un écrit bien in-
téressant, dont l'abbé Le Dieu avait pris copie en 1683 et que
M. Lâchât a publié pour la première fois dans le tome Ili" de
son édition de Bossuet, pp. 581 et suiv. : c'est le Plan d'nn
traité de théologie, qu'on suppose fait par Bossuet lui-même
pour son usage personnel, vers 16i8. II est reproduit dans
l'édition Guillaïune, t. X, pp. 458 et suiv., et dans l'édition
Blond et Barrai (1879), t. XI, pp. 622-623 (2). On y voit un
assez long catalogue, près de 30 pages à deux colonnes in-'i-'',
des questions qu'on a coutume do discuter dans un cours de
(I) • Transeunt in honorem Iriumphi ctiam inslnimcnla xuppiicn. «
{'2] « Œuvres complcti's de Bosnuel . procédées de son Histoire par le cardinal de
Ucausset et de divers éloiçcs; édition contenant tous les ouvrages édités jusqu'à ce
jour. c(dlationnés sur les textes les plus corrects par une soci('tc d'ecclésiasti-
ques. • — I>ai'-le-I)uc. Bertrand; Paris, liloud et Barrai.
C'est cette édition en dfmze volumes in-i" à deux colonnes, avec tables, que
nous citerons toujours, sauf pour les Œuvres oraloirea de Bossuet; nous ren-
verrons alors aux six volumes publiés par l'abbé Lebarq et qui contiennent seuls
le texte délinltii'.
Ccltf! édition de Bar-le-I)nc a l'avantage d'être aussi com()lrte (|u'aucune autre:
le texte de Bossuet y est moins altère (|ui; dans Lâchai: il n'y man(|ue que quel-
ques variantes, et. de plus, elle contient des notices tlié(dogi(iues, Tort utiles i)our
les recherches qui font l'objet de celle thèse.
LES ETUDES PATUISTIQIES DE lîOSSUET. l.J
théologie et surtout « des matières traitées dans la troisième
[)artie de la Somme de saint Thomas (1) ».
Un passage seul concerne les Pères : De Pairum s/r/p(is,
Palrumquc (tnctoritas, ubi sunt unanimes. Bossiiet y dit
<[ue « l'autorité des Pères est encore plus grande, lorsqu'ils
traitent des mo'urs et de la vie chrétienne cjue lorsqu'ils
parlent des questions théologiques. Il faut lire et étudier
les Pères assidûment, mais avec la docilité d'un disciple et
non pas avec la hauteur d'un juge, pour les suivre et non pas
pour les tirer à soi. Patrum de moribus et vita christiona
l.raclantium, adhue cmctoritas major quam cum de rébus
tJieologicis disscrunt. Patres assidue legendi et versandi, sed
cum discipuli docililale , non judicis supercilio , et ut scqua-
mur, non ut sequantur. » Bossnet parle encore « du suc et de
la piété des Pères dans l'exposition des saintes Écritures :
Patrum in exponcndis Script uris succus et pie tas » , et il les
oppose « à la sécheresse des hérétiques et de ceux qui sont
en quête de curiosités » (2), « Parmi les anciens Pères,
ajoute-t-il, les uns, trop adonnés à la philosophie, n'ont pas
pénétré profondément les secrets intimes de l'Évangile;
mais les autres, élevés d'abord dans des écoles chrétiennes,
ont parlé dune manière exacte et lumineuse des graves
articles de la religion : E Patribus antiquis , alii, philoso-
pliiac nimiutn addicti , interiora Evangelii non altius pene-
trarunt; sed alii in scholis christianis primum eruditi ,
pure et dilucide de gravibus religionis articulis disscruf-
runf ». On voit par là que Bossuet préfère aux Pères apo-
logétiques du second siècle, comme saint Justin et saint
Irénée, les Pères du troisième et surtout du quatrième
siècle, dont il fera ses délices.
Mais la partie la plus intéressante de ce recueil de notes
est le début écrit en français : Traités des Pères les plus
utiles pour commencer Vétude de la théologie. Ces deux
(I) Il n'y a là que des jalons, des indications sommaires, quelques vues géné-
rales : re n'est pas une exposition eompléte d'un plan de théologie, tel que Bos-
suet. parvenu à sa uialurité, aurait pu le concevoir. .Mais pour un projet d'études
fait à vingt et un ans, il ne niainiuc ni de grandeur ni d'exactitude.
(i) Aridilas, c conlrario. haercliris cl curiosa venantibus.
14 BOSSLET ET LES SAINTS PÈRES.
pages nous montrent trop bien comment Bossuet s'adon-
nait à la lecture réfléchie des Pères, dès ses premières
études théologiques, pour qu'il ne soit pas utile, nécessaire
même de les reproduire ici.
Idée gi'u&i'aU' de la religion.
« Saint Augustin : I)e Catechizandis j'udibus; — ses
quatre livres de la Doctrine chrétienne; — son traité de la
Vraie Religion; — celui des Mœurs de F Église catholi-
que : — son Enchiridion, adressé à Laurent.
Trinité.
« Le Symbole de Nicée; — celui de saint Athanase; —
son Recueil des passages de l'Écriture, qui prouvent l'es-
sence commune du Père, du Fils et du Saint-Esprit, t. I,
p. 209 ; — sa Lettre. des décrets du concile de Nicée, p. 248,
t. Il, p. 10, 16; — ses trois Lettres à Sérapion sur la divi-
nité du Saint-Esprit, t. I. p. 173.
« Saint Grégoire de Nazianze , ses cinq Oraisons de la
Théologie, XXX1II% XXXIV , XXXV% XXXVL, XXXVir.
(( Saint Augustin : Contre Maximin, arien; — les huit
premiers livres de son ouvrage de la Trinité.
Incarnation.
« La Lettre de saint Athanase à Epictète.
« Celle de saint Augustin à Volusien; — son traité dr la
Persérérance , particulièrement la fm où est expliquée la
prédestination de Jésus-Christ.
« Les Lettres de saint Cyrille d'Alexandrie, ({ui furent
ues au concile d'Ephèse, et celles ([u'il écrivit sur \ Accord
avec les Orientaux.
« La Lettre de saint Léon à Flavien.
« La Définition du Concile de ChaU édoine.
« Les Arutthéiuatisiiies du V Co/icilr.
« La Définition du VL Concile.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 15
« La Lettre de saint Bernard à Innocent II, contre Pierre
Abailard, touchant la satisfaction de Jésus-Christ et la ré-
demption.
Grâce.
« Les huit Canons du Concile de Milet.
« Le livre de saint Augustin : De l'Esprit et de la lettre;
— ses deux ouvrages contre Julien; celui de la Grâce et du
libre arbitre; — de la Correction et de la Grâce; — de la
Prédestination des Saints; — du Don de la persévérance;
— ses Lettres ; — ses Sermons sur les Paroles de l'Apôtre.
(( Les Réponses de saint Prosper aux objections de Vin-
cent de Lérins et du Collateur.
« Le Concile d'Orange.
((. La VP Session du Concile de Trente.
Sacrements.
« Les sept livres de saint Augus- ( Les uns et les autres
Wm du Baptême contre les donatistes ; | sur l'efficace des sa-
ses livres Contre P arménien. ( crements en général.
<( Les Catéchèses mystagogiques de saint Cyrille de Jéru-
salem pour l'Eucharistie principalement.
« Le traité de saint Ambroise de Initiandis ; — le traité
des Sacrements qui est entre ses œuvres.
« L'homélie LXXXIII' de saint (
Chrysostome sur saint Matthieu; ) ces deux pour l'Eu-
« La XXIV sur la première E pitre ) charistie.
aux Corinthiens^ ch. x; (
« Les Catéchèses de saint Gaudence.
« Les Catéchèses de saint Eucher.
« Le Concile de Trente.
Pénitence.
« Tertullien : De la Pénitence; — son traité de la Doc-
trine de l'Église; — celui de la Pudicité.
16 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
« Les Lettres de saint Cyprien; — son traité de Lapsis.
« Lettre de saint Pacien à Sernpronien, contre les Nova-
tiens.
« Saint Ambroise, De la Pénitence.
« La dernière des cinquante Homélies de saint Augustin;
— son Sermon XXXll" De Verbis Apostoli, sur la prière pour
les morts ; — sou livre de Cura pro mortuis agenda. —
Voyez aussi ÏEnchiridioîi, sur la nature de rame; — ses
derniers livres de la Trinité, savoir les IX% X% etc.
Eglise.
« Les livres de saint Cyprien : De F Unité de i Église: —
sa Lettre à Antonien.
« Le livre de saint Augustin : De l'Unité de l'Eglise; —
sa Lettre CLXIL , et celles sur les Donatistes.
« Les Lettres de saint Ignace sur F autorité épiscopale.
« La plupart de celles de saint Cyprien sur le même sujet
et pour le gouvernement ecclésiastique, particulièrement
celles qu'il a écrites au pape saint Corneille, à Florentins
Puppiénus, etc., sur t autorité du témoignage des Apôtres.
« Saint Jean Chrysostome : sa première Homélie sur saint
Matthieu; — les deux premières sur saint Jean; — les qua-
trième et cinquième sur la première aux Corinthiens, I, 26.
sur ces mots : Non multi nobiles; — sur la Force de la tra-
dition et l'autorité des décisions de l'Eglise.
« Saint Irénée , livre IIP Contre les Hérésies.
« Tertullien : Des Prescriptions.
« Vincent de Lérins : Sur la forme des Jugements ecclé-
siastiques; — les premières Actions du Concile de Chalcé-
doine; — les Actes du V" Concile, du VP et du VIP.
Morale.
t de saint Justin, ( , ,, ., ,
, , . \ 1, . xi , \ ou 1 on voit les mœurs
" Apologe tiques l d Atnenag-oras, , i ,+•
; de lertulhen, (
« Le Pédagogue de saint Clément Alexandrin,
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 17
« Les Morales et les Ascétiques de saint Basile.
« Le qualrième livre de saint Augustin De la Doctrine
chrétienne.
Controverse contre les Juifs.
« Dialogue de saint Justin avec Tryphon. »
On est étonné , quand on parcourt ces pages écrites par
un jeune homme de vingt et un ans à peine, de trouver
chez lui tant d'érudition , tant de connaissances patrologi-
ques. Elles font honneur à la fois aux excellents profes-
seurs de Navarre, qui guidaient si hien leurs élèves, et au
génie précoce de celui qui apprenait à si bonne école à pui-
ser dans les trésors des saints Pères toutes les richesses
de la science théologique. « L'Écriture Sainte, dit l'abbé
Le Dieu parlant des travaux de Bossuet à Navarre , sous les
yeux de Nicolas Cornet, l'Écriture Sainte fut le fondement
de ses études. Les saints Pères et les Conciles faisaient
toute son application et l'occupaient beaucoup plus que
les exercices ordinaires de la licence. 11 prit saint Thomas
pour son maître dans la scolastique; il s'attacha de point
en point à sa doctrine , et il se fît gloire toute sa vie de ne
s'en être jamais écarté, parce qu'il en trouvait les princi-
j)es plus suivis, plus sûrs et plus conformes à la doctrine
constante de l'Église et de saint Augustin. C'est ce qu'on
lui a ouï dire cent et cent fois, de sorte qu'il embrassa
jusqu'à la prémotion physique de l'Ange de l'école (1). »
ARTICLE III
Etudes patristiques de Bossuet à Metz
(mai 1652-février 1659).
Bossuet, prêtre (2) et docteur en avril-mai 1052, après
une retraite faite à Saint-Lazare, sous la direction de M. Vin-
(I) Mémoires, t. I, p. 38.
(-2J 11 avait été ordonné sous-diacre le 21 septembre 16i8, à Langres par a son
propre évoque » , Sébastien Zamet (Dijon n'avait pas alors de siège épiscopal), et
BOSSUET F.T LES SAINTS PÉKES. •>
18 BOSSUET ET LES SALNTS PERES.
cent, comme on appelait alors saint Vincent de Paul (1), se
vit offrir par Nicolas Cornet la grande maîtrise du collège
de Navarre, dont le cardinal de Richelieu, archevêque de
Lyon. étaÀt grand provisci/r. Celte offre si honorable s'ex-
plique par les brillants succès qu'avaient obtenus à Navarre
<( une infinité d'actions éclatantes (de Bossuet), qui méri-
taient d'être conservées à la postérité; ses thèses, ses dispu-
tes et le reste lui attiraient toujours Tadmiration des plus
habiles gens : c'est le témoignage qu'en ont donné ses
maîtres, MM. (iuischard, grand-maitre, et Dussaussoy, tous
deux professeurs en théologie à Navarre d'autres doc-
teurs, moins avancés en âge, (jiii l'ont vu briller dans la
licence M. Lefeuvre, professeur royal en théologie, à
Navarre, et le révérend père dom Jérôme Feuillant : l'nn et
l'autre en parlent encore aujourd'hui avec admiration et
savent des faits singuliers, surtout pour le succès de ses ser-
mons et de son éloquence i2) ». D'ailleurs, la place de
grand-maitre de Navarre, proposée à Bossuet, « ne pouvait ,
dit Le Dieu, nuire à son avancement, parce que, le faisant
connaître au cardinal ministre (.î) , en travaillant avec lui-
même au moyen d'immortaliser son nom . il en devait at-
tendre les plus grandes récompenses... L'abbé Bossuet ne
diacre le 21 septembre 1019, à Metz, où il était chanoine et où il passait les va-
cances, en donnant <ies preuves de sa piété par son assiduité à l'église. « Mes-
dames ses sœurs, dit Le Dieu, nous ont souvent raconté sa manière de saluer sa
famille le soir en se retirant : Je m'en vais à Matines, disait-il. » {Mémoires , p. -2\.)
(I) « Cette retraite, dit Le Dieu, fut (pour Bossuet) une occasion de connaître
intimement l'inslitueur de la Mission (des Prêtres de la Mission ou Lazaristes) et
de se lier à lui d'une manière toute particulière. Ce saint homme, doué d'un
discernement exquis, connut aussitôt le mérite de l'abhé Dossuet; il fut frap()é
lie l'étendue et de la solidité d'un esprit si pénétrant et si lumineux, et encore
plus de sa piété sincère, de l'innocence de ses mœurs, de sa simplicité, si on
ose le dire, ou plut(U de sa candeur, de sa droiture, de son désintéressement,
de sa modestie, qui était peinte sur son visage avec toutes ces vertus si chères
et si estimées de .M. Vincent. Il voulut donc s'attacher l'abbé Bossuet et commença
par l'associer aux Messieurs de la conférence des mardis. •
{■2) Le Dieu, Mémoires, t. I, p. 40. — Bossuet, à peine ordonné sous-diacre en
1»>'i8, avait clé reçu dans la Confrérie du llosaire. établie à Navarre. Il y prêcha
cette anné(! même, en octobre, un sermon ((ui lit sensation. L'année suivante,
après son diaconat, il devint directeur àa la Confrérie, qu'il èdilia pendant trois
années par sa prédication élo<)uente.
(3) Il s'agit de Mazarin,qui aspirait avec passion, dit Le Dieu, à la gloire « de
rcconsti'uire le collège de Navarre, conune Hichclieu avait re(;oDStruit la Sor-
bonne. Mazarin se lit nommer grand proviseur de Navarre en 1U.'>3, à la mort do
l'archevêque de l.>oti t.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. Î9
donna pas dans ce vain projet (1); mais, suivant naturelle-
ment sa vocation, il s'en alla à Metz, où il établit sa rési-
dence , attaché au service de son canonicat et de son archi-
diaconé (2)... Il était le premier de jour et de nuit à tous les
offices de l'Église, comme s'il n'eût d'autre talent <{ue de
chanter les louanges de Dieu (3). «>
Bossuet, eu refusant la maîtrise de Navarre, pour aller
remplir à Metz les fonctions de chanoine et d'archidiacre,
« se conduisit, dit Sainte-Beuve, comme un jeune lévite mi-
litant, qui, au lieu d'accepter tout d'abord un poste agréable
au centre et dans la capitale , aime mieux aller s'aguerrir
et se tremper en portant les armes de la parole là où est le
devoir et le danger, sur les frontières. » [Caxsfrtrs du
Lundi, X, p. 187.)
« On ne voit pas, dit Lamartine dans son Portrait de Bos-
suet, 185V, on ne voit pas trace dun défaut dans son en-
fance ou d'une légèreté dans sa jeunesse ; il semblait
échapper sans lutte aux fragilités de la nature et n'avoir
d'autre passion que le beau et le bien. On eût dit qu'il res-
pectait d'avance lui-même l'autorité future de son nom, de
son ministère, et qu'il ne voulait pas qu'il y eût une tache
humaine à essuyer sur l'homme de Dieu , quand il entrerait
de plain pied du siècle dans le tabernacle. » Sainte-Beuve
ajoute à propos du Sermon prêché par Bossuet à quinze ans
dans les salons de l'hôtel de Rambouillet : « Il ne parait
pas que Bossuet en ait été atteint en rien dans sa vanité , et il
n'y a pas d'exemple d'un génie précoce ainsi loué, caressé
du monde et demeuré aussi parfaitement exempt de tout
amour-propre et de toute coquetterie. » [Causfrifs du
Lundi, X, p. 187.)
Quand il avait prêché, pour se mettre à l'abri des ap-
(1) Nicolas Cornet lui ayant offert plus tard, une seconde fois, la place de
i;rand-rnaître de Navarre, quand Mazariiieùt été nommé grand proviseur, Bossuet
eut la modestie de la refuser de nouveau.
{-2) Il avait été nommé, par l'évêque de Metz (Henri de Bourbon, marquis de
Verneuil), archidiacre de Sarrebouri;, en janvier 1052, et au mois de juin suivant,
il prêta à Toul, devant le Parlement, le serment requis pour cette dignité ecclc-
siastique.
(3) Mémoire.-^, t. I, p. li. Vi.
20 UOSSUET KT LKS SAINTS PKRES.
plaudissements, il se tenait caché chez lui, « rendant gloire
à Dieu lui-même de ses dons et de ses miséricordes, sans
dire seulement le moindre mot ni de son action ni du succès
qu'elle avait eu... Il en usait de même dans toutes les autres
occasions », ajoute Fahbé Le Dieu (1).
Bossuet allait passer à Metz sept années consécutives,
1652-1659. sauf quelques voyages à Paris et à Dijon, depuis
le mois d'avril 1656 jusqu'à l'automne de 1657.
Quelles furent alors ses études patristiques?
Nous le savons par l'abbé Le Dieu, par Floquet, par
iM. l'abbé Lebarq et par les œuvres mêmes de Bossuet.
L'abbé Le Dieu affirme que le jeune archidiacre de Sarre-
bourg et bientôt de Metz \^) « n'avait là d'autres occupations
que la prière et que l'étude. Bossuet disait souvent que c'é-
tait à Metz , où , vivant sans distraction, il avait le i:)lus lu les
saints Pères. . . Après les offices , il s'enfermait dans son cabi-
net et sur ses livres. Et c'est ainsi, qu'il a amassé ce fond iné-
puisable de doctrine dans la méditation de l'Écriture Sainte
et dans la recherche de la Tradition (3)... Avec l'Écriture
Sainte, l'abbé Bossuet lisait les saints Pères, à Metz, et prin-
cipalement saint Chrysostome , saint Augustin : saint Chry-
sostome, pour y apprendre les interprétations de ses livres,
propres à la chaire, pour se familiariser avec sa grande et
noble éloquence et ses tons incomparables d'insinuation ,
qui lui faisaient dire que ce Père était le plus grand prédica-
teur de l'Église. Il louait aussi Origène, ses heureuses ré-
iiexions et sa tendresse dans l'expression, dont il rapportait
souvent cet exemple « qu'heureuses furent les tourterelles,
dit Origène, d'avoir été offertes pour Notre Seigneur et Sau-
veur. Ne pensez pas qu'elles fussent semblables à celles que
vous voyez voler dans les airs, mais sanctiliéespar le Saint-
Esprit, qui descendit autrefois du ciel en forme de colombe,
(1) On a bien remai(|ué ()uo Bossuet s'approprie aisément ce dont il parle et ce
sur quoi il s'appuie : mon texte, mon Évangile, mon niaitre, mon pontife, etc. —
Mais ce n'est point chez lui personnalité ni arrogance; c'est que « sa personne
propre est al^sorhéc et se confond dans la personne i>ublique du lévite et du
prclre. Il n'est que l'Iioninie du Tios-llaut en ces nioinents. »
(-2) Il fut pioniu en août )<>.■)'* an grand arclildiaconc de Metz.
(.i) Mi'inoiirx. l. I, p. -il, V> cl VK
LES ÉTUDES PATRlSïlQUES DE BOSSUET. 21
elles ont été faites une hostie digne de Dieu. » M. de Meaux
a pris d'Oi'igène une infinité d'endroits aussi doux et aussi
tendres que l'on peut voir semés à toutes les pages du Com-
mentaire de ce prélat sur le Cantique des Cantiques. Cette
éloquence , douce et insinuante , a toujours été de son goût ;
et tels furent les modèles de l'éloquence de la chaire qu'il
se proposa dans sa jeunesse. Pour saint Augustin , il le lisait
plus qu'aucun autre, afin d'y apprendre, disait-il, les
grands principes de la rehgion. On voit, dans les Ex-
traits de ce saint docteur, qu'il avait mis tous ses ouvra-
ges par morceaux : tantôt il en remarque les principes
de théologie, tantôt des desseins de sermons, des divi-
sions, des preuves (1)... Saint Bernard était, à son avis, un
des plus grands docteurs de l'Église après saint Augustin ,
son vrai disciple et très attaché à ses principes. Ce fut aussi
celui auquel il s'appliqua davantage par la conformité de
la doctrine, et il le possédait parfaitement... 11 n'avait pas
moins étudié les autres Pères de l'Église dès le temps de sa
longue résidence à Metz, et il y parut bien un peu après
dans ses excellentes prédications, pleines surtout de saint
Augustin et de saint Grégoire de Nazianze, qu'il mettait
au-dessus de tous les Pères grecs (2) par la connaissance
des mystères, quoiqu'il n'eût pas négligé les autres, qu'il
savait employer si à propos (3). i>
Les Extraits et les cahiers des Notes, que l'abbé Le Dieu
a eus entre les mains , nous manquent aujourd'hui pour
apprécier les études patristiques du jeune orateur. Il n'en
reste que des fragments épars dans les Cartons de Meaux,
dans la collection Floquet et à la Bibliothèque nationale. Flo-
(1) Pourquoi faut-il «lue ces Extraits soient en grande partie perdus pour nous
et qu'il ne nous en reste que quelques laniljeaux?
(2) Mémoires , t. I , p. 48-4<).
(3) S'il fallait en croire le ministre Jean Le Clerc , Bossuet aurait été incapable de
lire dans l'original les Pères grecs, et il ne les aurait connus que par de médio-
cres et infidèles versions ou même par les tables des matières. Gandar, dans
son livre Bossuet orateur, p. 99, prétend que Bossuet « n'était pas helléniste en
sortant du collège , qu'il ne le devint que beaucoup plus tard (1670-1681) et qu'il
citait les Pères grecs de seconde main, durant sa jeunesse. — Mais l'abbé Le Dieu
nous affirme que Bossuet « apprit le grec à fond •, à Navarre, et, ûdin?, s&s Extraits ,
le grec est toujours soigneusement accentué.
22 HOSSUET ET LES SAINTS PEKES.
quet n'en parle pas dans le premier volume de ses savantes
Etudes sur la vie di' Bossuet , où il consacre pourtant une
douzaine de pages (1) à montrer « l'affection très vive de
Bossuet pour les Pères de l'Église >» , durant son séjour à
Metz ; son zèle ardent pour la eloire « de ces grands hommes,
qui sont nourris de ce froment des élus, de cette pure subs-
tance de la religion , et pleins de cet esprit primitif, qu'ils
ont reçu de plus près et avec plus d'abondance de la source
même (2) » ; et sa prédilection pour saint Augustin , « l'aigle
des Pères, le docteur des docteurs », comme il l'appelait dans
un Sermon pour la vêture d'une postulante Bernardine ,
prêché à Metz en 1656. Cette prédilection ne lui faisait point
négliger les autres docteurs de l'Église.
Gandar, dans l'excellent chapitre de son Bossuet oratfur
intitulé Bu souvenir et de F imitation des Pères de iÉglise
dans les Sermons composés par Bossuet à Metz (1652-1656) ,
ne parle pas plus que Floquet des Notes et des Extraits
du jeune orateur, qui, apparemment, lui ont échappé.
C'est l'honneur de M. l'abbé Lebarq d'avoir « indiqué avec
plus de précision qu'on ne Y avait encore ÎRit Jusqu'à lui,
ce que l'orateur le plus prédestiné à la haute éloquence
qui fut jamais, crut devoir s'imposer de soins pour se pré-
parer, je ne dis pas à prononcer, mais à composer ses im-
mortels discours.
« On nous l'a montré méditant la Bible, se plongeant
tous les jours dans cette source sacrée, et s'en imprégnant
si bien, si je puis ainsi parler, que son style en est devenu
le plus antique des temps modernes, ou plutôt, comme ce-
lui des Livres saints eux-mêmes, le plus éternel, par ce
caractère d'universalité qui le fait être de tous les temps
et de tous les pays. On a aussi surpris, dès l'époque de son
séjour à Metz, son ardente application à la la lecture des
saints Pères, qui devait faire de lui un des grands continua-
teurs de la Tradition catholique, au moins dans son en-
semble.
(1) Pages i!3l-2'»rj.
{•2) Défense de la Tradition et des saints Pères : liv. IV, cliap. xviii.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSLET. 23
<( Mais nous pouvons préciser, eu le regardant de tout
près à l'œuvre [i] . »
Et M. l'abbé Lebarq « entre résolument dans les habi-
tudes studieuses de Bossuet » ; il ne craint pas de (( désen-
chanter au premier abord certaines imaginations légère-
ment romanesques, auxquelles ce grand homme pourra
sembler amoindri, si on ne laisse pas supposer en lui une
sorte d'érudition infuse et des pensées toujours subites et
aussi imprévues pour lui-même que pour son auditoire ou
pour ses lecteurs... La vérité, pour être un peu différente,
n'en est pas moins belle. L'étude de documents irrécusables,
puisqu'ils sont autographes, nous peut apprendre comment
ces grandes pensées, qui nous saisissent autant peut-être
par leur allure aisée et naturelle que par leur hauteur et
leur portée incomparable, loin d'être en cette âme des
accidents sublimes, faisaient, au contraire, son entretien
habituel et s'excitaient en elle à l'occasion de son commerce
presque quotidien avec les grands génies de l'antiquité
chrétienne (2). »
M. l'abbé Lebarq montre ensuite que Bossuet, dans cer-
tains endroits de ses Sermons renvoie à des Extraits de l'É-
criture, à des Remarques morales, qui n'étaient autres que
des cahiers de Notes, rédigées les unes avant les stations de
Carême et d'Avent fournies par notre orateur, les autres en
vue d'une préparation plus lointaine à la prédication et au
fur et à mesure que Bossuet, « cherchant avant tout à se
nourrir dune doctrine pure et substantielle, dépouillait
œuvre par œuvre les collections des saints Pères (3) ».
Ces cahiers étaient volumineux à l'origine; l'un d'eux,
qui ne se compose plus que dune vingtaine de pages in-
folio, n'en comptait guère moins de deux cents, puisque la
dernière feuille est cotée 192 par l'auteur lui-même (4). Il
y a dans les Cartons de Meaux des Extraits d'Aristote, qui
(I) Histoire critique de la Prédication de Bossuet . 1888. Lille, Desclée , in-S';
Première partie; cliap. I", p. 3 el 4.
(i) Iliidcm.
(3) Ibidem, p. 11.
(t) Ibidem , p. Ui.
2i B0S6UET ET LES SAINTS PERES.
remontent certainement à lépoque de Navarre, et qne
M. Lâchât i^l), après M. Nourrisson ['2;, avait eu la malheu-
*reuse idée de donner comme étant l'œuvre de Bossuet pré-
cepteur du Dauphin. II y a aussi, dans les cahiers autogra-
phes conservés à Meaux, « plusieurs feuilles où il est aisé,
dit M. rab])é Lebarq . de reconnaître l'écriture de lépoque
de Metz, si différente de celles de Meaux ou de Paris, qui
contiennent des extraits et des analyses en latin et en grec
de passages d'Origène, de saint Chrysostome, etc., sur le
culte des images : il n'est pas douteux qu'elles n'aient été
écrites à l'occasion de la Réfutation du Catéchisme de
Ferry (3) ».
C'est donc avec un « formidable appareil d'érudition
patristiqne » que Bossuet abordait la chaire chrétienne
et la controverse dans cette ville de Metz, où le maréchal
et la maréchale de Schomberg (Marie de Hautefort ) , qui
l'honoraient de leur alfectueuse estime (4), l'assemblée
des trois ordres 1 5j , qui le députa en 1653 à Stenay, au-
près du grand Condé (6), et en 1658 à Sedan, auprès du
maréchal Fabert (7) , le chapitre de la cathédrale 1 8) , le
(I) T. XXVI, p. '2i des Œuvres de Bossuet.
(-2) Essai sur la Philosophie de Bossuet, Paris. I8."."H.
(3) Histoire critique de la Prédication de Bossuet, p. 12;
(4) Bossuet, dans l'Épitrc dédicatoire de la Réfutation du Caléhisme du sieur
Paul Ferry, dit au maréchal de Schomberg : • Certes , je serais peu reconnais-
sant de tant de bontés dont vous m'honorez, si je n'espérais l'appui de Votre Ex-
cellence que par des considérations générales. Tant d'honneurs que j'en ai reçus
et que j'ai si peu mérités, tant d'obligations effectives, tant de bienfaits qui sont
si connus me persuadent qu'elle favorisera cet ouvrage, que je vous offre comme
une assurance de mes très humbles respects et de la perpétuelle fidélité qui m'at-
tache inviolablement à votre service. » Bossuet parait avoir assisté le maréchal au
moincnl de sa mort, à Paris, le 6 juin lti:iU. Il écrivait à sa veuve, <pii lui avait mandé
un entrelien r|u'elle avait eu avec la reine-tncre : « .le ne vous ferai pas de remer-
ciements de la part que vous m'y avez donnée; ce sont. Madame, des effets ordi-
naires de vos bontés; et j'y suis accoutumé depuis si longtemps qu'il n'y a plus
rien de surprenant pour moi dans toutes les grâces (|ue vous me faites. »
(';) C'était un conseil permanent de députés de la /jourr/eoisie , du clergé, de la
nolilesse, qui veillait aux intérêts du pays.
((;) Il s'agissait d'obtenir que la saurvgardr de Metz, qui coûtait lo.ooi) livres par
an, ne fût pas augmentée par les agents de (".onde, qui voulaient rançonner la ville.
Kcpoussée par Caillet, secrétaire des commandements de M. le Prince, la de-
Mjande de Bossuet fut accueillie favorablement par Condé lui-même.
("j Cet illustre enfant de Metz venait d'être nommé maréchal par Louis XIV, le
2(»juin lti:is.
(«) Dés I(i.i4, le chapitre avait voulu que Bossuet fût d'un conseil composé de
qui'hpies chanoines et chargé de décider des affaires de l'église de Metz. Le 29 mai
de la même année, les chanoines le nommèrent à l'unanimité solliciteur de leurs
LES ETUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 25
clergé (1), révêqiie (2) et son siiETragant , Pierre Bédacier,
évèqiie d'Auguste (3), les Protestants (4) et les Juifs eux-
mêmes (5) rendaient hommage à la science, à la piété/
à la mansuétude, à l'éloquence du jeune et brillant archi-
diacre.
La Réfutation du Catf'cJiisme du sieur Paul Ferrij, mi-
nistre de la religion pré fendue réformée, que ses coreli-
gionnaires appelaient le ministre à la bouche d'or, nous
apparaît dès l'année 1655 comme une preuve éclatante des
études patristiques de Bossuet. — La Première vérité qu'il
établit : Que Von peut se sauver en la communion de VÉ-
qlise Romaine (6) , est bien prouvée par les principes du
ministre (7) ; mais elle ressort surtout de ce fait que « la
foi du Concile du Trente touchant la justification et le mé-
rite des bonnes œuvres nous a été enseignée par l'ancienne
Eglise et qu'elle établit très solidement la confiance du
fidèle en Jésus-Christ seul (8) ». Les chapitres iv, v, vi,
[Belle doctrine de l'apôtre, très bien entendue par saint
Augustin), les chapitres vii-xi, xm, xiii, et dernier de
cette Section deuxième sont remplis de textes de saint Au-
gustin, tirés de son livre Contra dnas Epistolas Pelagi, de
ses Lettres 89 (157), 23, 105, et 106, de son traité De Pec-
aflaires : il devait plus tard être élu syndic (-20 avril l()o8). — Voir Floquet, Études,
t. I, p. 373-0.
(1) Bossuet et son pcre prirent part à la fondation du Grand Séminaire de Metz,
après la mission prêcliée par les I.azaristes en 16.j8, et achetèrent le terrain où
devait s'élever cet établissement.
(•2) C'était Henri de Bourbon , marquis de Verneuil, qui estimait beaucoup Bos-
suet et qui ne donna sa démission que le .'} mai 16."i9, très probablement grâce à
l'influence de l'archidiacre de Metz, alors à Paris.
(3) Bossuet, en IG'iS, prit parti pour lui dans le conflit survenu entre le doyen du
chapitre et le sulTragant : le chapitre approuva liauteinent la conduite de Bossuet.
" Pierre Bédacier, dit Le Dieu, aimait tendrement l'abbé Bossuet, se servait fort de
son conseil et de ses lumières, et l'appliquait à toute sorte de fonctions, mais
principalement à la controverse avec les Calvinistes. ->
{'() Il eut le bonheur de recevoir l'abjuration de l'avocat Gaspard de Lallouette
(-21 avril 1K)3); il devint supérieur ou directeur de l'asile de la Propnçjation de la
Foi, établi à Metz pour les jeunes filles protestantes ou juives converties.
(5) Bossuet en convertit deux, les frères de Veil (I65't); mais ils devinrent pro-
testants l'un et l'autre.
(6) Paul Ferry, dans son Catéchisme général de la Réformation (1634), s'efforçait
de prouver • qu'on avait pu anciennement faire son salut dans l'Église catholique
romaine, mais que, absolument, on ne l'a pu faire depuis la Réforme, surtout
après l'année VUS ».
(7) C'est le titre môme de la Section première.
(8) C'est l'intitulé de la Section deuxième.
2G BOSSUEÏ ET LES SAINTS l'EUlîS.
cato oi'iginali , de ses livres Des mêrllos cl de la rémission
des péchés, De l'esprit de la lettre , « où il traite excel-
lemment la question » de la justification par la foi, du
Traité sur saint Jean , du De naturn et gratta , du De cor-
rectione et gratia^ de La Cité de Dieu, du De gratia et
liber 0 arbitrio. iN"est-ce pas là une érudition étonnante pour
un jeune homme de vingt-sept ans? Il ne craint pas de
dire, chap. xii, que « le seul témoignage de saint Augustin
est capable de convaincre les plus obstinés. Car qui ne sait
que ce grand évêque est celui de tous les saints Pères qui
a disputé le plus fortement contre ce mérite pélagien qui
s'élève contre la gloire de Dieu? Et toutefois cet humble
docteur, ce puissant défenseur de la grâce , dans les lieux où
il foudroie les pélagiens, prêche si constamment le mérite
qu'il est impossible de ne voir pas que le mérite établi par
les vrais principes, bien loin d'être contraire à la grâce, en
prouve clairement la nécessité et en fait éclater la vertu ».
— La Seconde vérité, que le « salut est impossible dans l'E-
glise réformée » , est bien établie encore par l'autorité de
saint Augustin [Traité du Baptême, Sermons, Lettres, En-
chiridion, etc.); mais Bossuet allègue de plus des textes de
Tertullien chap. ii), du « grand saint Basile », de « saint Gré-
goire, évêque de Nysse, frère de cet admirable docteur »,
de saint Jérôme [Épttre à Marcelle) , de saint Optât, « qui
vivait au quatrième siècle, et qui était « un grand évêque,
écrivant contre Parménian, donatiste » (chap. m), du « grand
Cyprien, plus ancien qu'Optât » chap. iv), de saint Bernard,
de Gerson, de Pierre d'Ailly i chapitre dernier). — On com-
prend qu'appuyé sur le témoignage de tant de Pères et de
docteurs, Bossuet dise dans son Avertissement : « Je conjure
nos adversaires de lire cet ouvrage en esprit de paix et
d'en peser les raisonnements avec l'atteution et le soin que
méritent des matières de cette importance. J'espère que la
U.'cturc leur fera conoaitre que je parle contre leur doc-
trine, sans aucune aigreur contre leur personne; » et dans
sa Conclusion éloquente : « Votre nouveauté s'égalera-t-elle
à cette antiquité vénérable, à cette constance de tant de
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 27
siècles, à cette majesté de l'Église? Qui êtes-vous et d'où
venez-vous? à qui avez-vous succédé? et où était l'Eglise do
Dieu, lorsque vous êtes tout d'un coup parus dans le
monde? Et ne recourez plus désormais à ce vain asile d'É-
g-lise invisible, réfuté par votre ministre; mais recherchez
les antiquités chrétiennes ; lisez les historiens et les saitifs
docteu7's. »
Si Bossuet, dans son premier livre de controverse, se
faisait ainsi le défenseur de la Tradition et des saints Pères ,
il s'inspirait encore d'eux dans les Sommons de cette époque,
les Sermons de Metz (1652-1659), dont il nous reste cin-
quanle-sept pièces : trente et une de 1652 à 1656, treize de
l'interruption du séjour à Metz, 1656-1657, et treize de la
lin de l'époque de Metz, 1657-1659.
Gandar a pu dire en toute vérité , dans son Bossuet ora-
teur, p. 80 : « Il est curieux de mettre à part et de lire
avec attention les sermons composés à Metz : on y ressaisit
en quelque sorte la trace des lectures de Bossuet et on voit
avec quelle ardeur il étudiait alors les Pères , avec quelle
vénération toute filiale il se glorifiait de reproduire , sans y
rien changer, « l'excellente doctrine », les « admirables
raisonnements », les « belles paroles », de ces « grands per-
sonnages. »
Ce qui prouve le mieux que le jeune orateur écrit ses
discours sous l'impression de ses récentes lectures des saints
Pères, ce sont les défauts mêmes des Sermons de Metz , les
longueurs, les digressions, les hors-d'œuvre, auxquels il se
laisse aller, avec l'intempérance de la jeunesse , pour faire
entrer dans ses développements un passage qu'il vient de
lire pour la première fois et qui lui a causé une émotion
profonde.
Ainsi, le Sermon sur la bonté et la rigueur de Dieu en-
vers les pécheurs, prêché dans la cathédrale de Metz le
21 juillet 1652, contient, au début, deux grandes pages —
édition Lebarq (1) — sur « la doctrine si extravagante des
(1) T. I, 1). 134-135.
28 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
Marciouites, les plus insensés hérétiques qui aient jamais
troublé le repos de la sainte Église ». Bossuet ^lent de lire
le traité Con/rr Marcion , Adversm Marcionem , et il veut
« recueillir entre autres une leçon excellente du grave Ter-
tuUien (1) ».
Le premier point roule encore en partie sur des paroles
de Tertullien, « ce grand homme.... qui dit fort à propos,...
qui dit très bien... De suo optimus ^ de nostro juslus (2) »,
Tertullien et le traité Contre Marcion reviendront à la fin
du discours, après « la belle réflexion que fait le docte saint
Jean Chrysostome » et trois ou quatre pag-es qui sont le
résumé du De Bello judako et du siège de Jérusalem, avec
des souvenirs de « la Vie dWpollonius Ti/ancus » par Phi-
lostrate.
D'ailleurs, les pages qui suivent ce sermon dans les Ma-
nuscrits de Bossuet contiennent des extraits de Josèphe et
des Pères, écrits en vue de ce discours : il y a d'autres ex-
traits de Josèphe, rédigés plus tard, à l'épocjue du Discours
sur r Histoire universelle, pour la seconde partie duquel
Bossuet relut son ancien sermon, qui remontait à vingt-
cinq ans (3).
Dans le Sermon sur la Nativité de la sainte Vierge, prêché
le 8 septembre 1652, devant le maréchal de Schomberg,
nous voyons défiler et « les saints Pères qui ont assuré » ,
et saint Jean Chrysostome dans le premier livre du Sacer-
doce, et « l'admirable saint Grégoire, qui dépeint en ces
termes la conception du Sauveur », et saint Bernard, et « le
docte saint Thomas » (dans la question XIP de sa première
partie) », et « la doctrine de saint Augustin , que vous trou-
verez merveilleusement expliquée en mille beaux endroits de
ses excellents écrits », et « une belle pensée de saint Epi-
phane, qui assure (dans Y Hérésie, lxxviii) etc., et « un
i)assage célèbre de saint Augustin dans le livre de la Sainte
Virtjinilé, où ce grand docteur nous enseigne que la Vierge,
M) Voir plus loin, cliap. m do cet ouvrage, p. 1:20-2.
(•2j Ces paroles sont tirc(!s du Df rnsurrrctionr car)iix, I i.
(."îj Leijarq, Œmi'. nrnl. <lf Boxs. t. ï, p. 13-2; et Gandar fîos-. ornt.. p. 70.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 29
selon le corps, est mère du Sauveur qui est notre chef, et,
selon l'esprit, des fidèles qui sont ses membres », et ce
même saint Augustin qui dit que c'est par le cœur que Marie
nous a enfantés. — Il est vrai que ce sermon a quatre points ,
chose unique dans les œuvres oratoires de Bossuet. Il est
vrai aussi que dans le Panégyrique de saint François d'As-
sise, prêché à Metz, le 4 octobre 1652, Bossuet ne cite que
quatre fois le grave Tertullien , une fois « l'admirable saint
Jean Chrysostome », et une fois « l'admirable saint Augus-
tin ». Il est vrai entin que dans le Sermon pour la veille
de la Fête de la Conception de la sainte Vierge , 7 décem-
bre 1652, saint Augustin ne parait qu'uue fois et « le grave
Tertullien» lui-même n'occupe que deux pag-es, avec une
« remarque très bonne », avec « une autre doctrine excel-
lente, merveilleusement expliquée... au livre II Contre
Marcion, où ce g-rand homme raconte, etc.. » ; avec cette
« belle doctrine d'où l'orateur tire un raisonnement qu'il
supplie ses éditeurs de comprendre » ; avec « ce beau pas-
sage,... qui explique si bien cette vérité » ; enfin avec « les
conséquences que Bossuet prétend tirer de ces savants prin-
cipes de Tertullien ». Il s'agit du dogme de l'Immaculée
Conception, dont Bossuet dit deux cents ans avant sa défi-
nition : « Après les articles de foi, je ne vois guère de chose
plus assurée. »
Dans les dix Sermons qui nous demeurent de l'année
1653, « l'admirable saint Jean Chrysostome est cité deux
fois, saint Grégoire le Grand une fois, « le grand saint
Thomas » une fois, saint Jérôme une fois, saint Léon deux
fois, « le saint évêque de Lyon, le grand Irénée, l'honneur
des églises des Gaules », deux fois, « fadmirable, le docte,
l'incomparable saint Augustin », vingt fois, et « le g-rave,
le docte Tertullien » , trente fois. Le Sermon sur les démons
débute par des extraits de Tertullien et de saint Augustin
sur les démons.
Nous avons de l'année 165i huit Sermons, où l'on relève
une fois le nom de saint Jean Chrysostome, une fois celui
de saint Jérôme, une fois celui de saint Cyprien, « cet il-
30 BOSSUET ET LES SAlMS PERES.
lustre défenseur de T unité ecclésiastique, » une fois celui
de saint Ambroise , « ce grand évèque avec son éloquence
ordinaire », une fois celui d'Eusèbe deCésarée, une fois celui
de saint Pacien, sept fois celui de Tertullien avec « son mer-
veilleux apologétique, » et dix-sept fois celui du « grand
saint Augustin ». Le texte du Smiion sur r Ascpiision est
écrit en grec par Bossuet.
La lecture des six Sermons qui restent de 1655 permet
d'y constater une citation « du grand saint Basile, l'orne-
ment de rÉg-lise orientale , le rempart de la foi catholique
contre l'hérésie arienne » , une de saint Thomas , deux de saint
Eucher, deux, « du saint martyr Irénée, cet illustre orne-
ment de l'Église gallicane », dix du grave Tertullien et une
trentaine de « l'incomparable saint Augustin ». Tout le verso
de l'une des feuilles du Sermon pour la fête de fAnnoncia-
lion est couvert de textes latins de Tertullien (1), de saint
Augustin, de saint Eucher. Le texte d'un Sermon de véliire
est encore en grec.
En 1656, onze Sermons, où l'on trouve Origène, saint .lé-
rôme, saint Fulgence, saint Thomas, saint Ghrysostonie,
saint Grégoire de Tours, saint Bernard, cités une seule fois,
Tertullien vingt-sept fois et saint Augustin trente-trois fois.
A la suite du Sermon pour une postulante Bernardine , Bos-
suet avait transcrit des textes de saint Bernard dont il s'est
inspiré pour la péroraison.
En 1657, cinq Sermons ou Pané(/)/rirpies, où Salvien, Ori-
gène, saint Épiphane, « le grand saint Ambroise », saint
Basile de Séleucie, saint Chrysostome sont nommés une
fois, le grave Tertullien douze fois et « l'incomparable saint
Augustin » dix fois.
De 1658, il nous reste onze pièces oratoires, où nous trou-
vons une citation de saint Prosper. de saint Eucher, de saint
Basile de Séleucie, de saint Grégoire le Grand, de saint
liernard, trois de saint Paulin de Noie, « ce digne prélat » ,
<juatre de saint Jean Chrysostome, dix du grave Tertullien
et dix-sept du grand, de l'incomparable saint Augustin.
O.'tte îinalysc nous montre qu'à l'époque de Metz Bossuet
LES ÉTUDES PATRISTiQUES DE BOSSLET. 31
ne lisait guère les Pères f/recs et ne citait que rarement
saint Chrysostome, saint Basile, saint Grégoire de Na-
zianze, Origène et saint Épiphane.
C'est l'étude des Pères latins qui absorbait alors à peu
près complètement l'esprit de Bossuet : il admirait saint
Cyprien , saint Fulgence, saint Paulin, saint Optât, saint
Bernard, saint Thomas, saint Grégoire le Grand, saint Léon
le Grand, le « merveilleux Apologétique du docte, du grave
Tertullien », (c ce célèbre prêtre de Carthage », dont le
eénie ardent et foueueux avait sédait la jeune imae,'ination
de Bossuet, si bien que W Freppel a pu dire : « Bossuet
est l'écrivain des temps modernes qui s'est le plus inspiré
de Tertullien (1) ». — Toutefois, même dès l'époque de Metz,
c'est saint Augustin que Bossuet cite le plus souvent : il ne
se lasse pas d'admirer « la profonde théolog-ie, la belle doc-
trine merveilleusement expliquée du grand, de l'admira-
ble, de l'incomparable saint Augustin ». Mais ce n'est
pas en 1658, comme l'ont dit Floquet, Études, t. I, p. 233,
^SV, et Gandar, Bossuet orateur, p. 100, que le jeune ar-
chidiacre de Metz a appelé l'évêque d'Hippone « le père
et le maître de tous les prédicateurs de l'Evangile, le doc-
teur de tous les docteurs ». M. l'abbé Lebarq a établi que
le Sermon ch^ rêture cV une postulante Bernardine où se trou-
vent ces belles paroles est du 28 août 1659 : « Si la date
liturg'ique est certaine , dit-il , l'année me parait l'être aussi,
après un examen plusieurs fois répété du manuscrit ». Quant
à « la g-rande ville » dont parle l'orateur, on ne sait s'il
s'agit de Paris ou d'une capitale de province comme Metz.
Quoi qu'il en soit, à Metz, comme à Paris, Bossuet était
convaincu que l'autorité de saint Aug-ustin suffit à trancher
toutes les difficultés. Le 8 septembre 1652, il prêchait pour la
première fois devant le maréchal et la maréchale de Schoni-
berg- et il osait dire (second point, I, p. 177, édit. Le-
barq) que Jésus « en recevant d'elle (Marie) la vie, lui est
redevable et d'une partie de sa gloire, et même en quelque
(I) Terlidlien, t. H, p. 100.
32 BOSSUET I:T LES SAINTS PERES.
façon de la pureté de sa chair ». Il comprenait bien que
cette proposition pouvait « paraître un peu extraordinaire,
du moins au premier abord )> ; « mais, ajoutait-il aussitôt,
je prétends l'établir sur une doctrine si indubitable de
l'admirable saint Augustin que les esprits les plus conten-
tieux seront contraints d'en demeurer d'accord ». Et après
avoir expliqué cette doctrine, il disait : « Comme ce n'est
pas ici le lieu d'éclairer cette vérité , je me contenterai de
vous dire, comme pour une preuve infaillible, que c'est la
doctrine de saint Augustin, que vous trouverez merveil-
leusement expliquée en mille beaux endroits de ses excel-
lents écrits, particulièrement dans ses savants livres contre
Julien le Pélagien. »
Voilà comment, dès la première heure, vibraient, pour
ainsi dire, à l'unisson la grande âme de Bossuet et celle de
l'illustre évoque d'Hippone.
ARTICLE IV.
Études patristiques de Bossuet à Paris
(février 1659-7 février 1682) (1).
C'est au commencement de 1659, très probablement au
mois de février (2) , que Bossuet quitta Metz et vint s'établir
à Paris, où il devait demeurer vingt- trois ans.
Il devait y traiter, au nom du chapitre de Metz, d'affaires
ecclésiastiques importantes. D'ailleurs, les souvenirs qu'a-
vaient laissés ses prédications de 1G57 à Navarre (3) dans
(1 ) C'est la date de rcnlrôe do lîossuet à Ulcaiix : il avait été nomme évêque de ce
diocèse le -1 mai KiSi et préconisé le 17 novemhre de la même année.
(2) Cela ressort d'une lettre que Colljertde Croissy, intendant d'Alsace , accorda
au conseiller Bossuet pour son lils, l'abbé Bossuet, et qui devait lui servir d'intro-
duction chez le futur minisire de Louis XIV, le s'and Colbert. Celle lettre est datée
du 4 février •!(>;)!> : « i»uoique les mérites de M. l'abbé Bossuet, dit-elle, soient
assez connus pour trouver partout un favorable accueil et que je sois bien per-
suade que mes lettres ne pourront ))lus rien ajouter à l'estime que vous en faites,
Je ne laisse pas de le prier, etc.. .
(.'!) « i:n 1(m7, dit Le Dieu , i)arlant sans doute d'après les Registres de Navarre,
un dimanche fctc du Kosain;, à l'occasion de cette Confrérie, il fit un discours
<lonl on parl(! encore avec admiration. » — C'est le second Sermon pour la fête
du Ko.iaire : Lcban], t. Il, p. .iia et suiv.
l'église des Jacobins
églises
LES ÉTUDES PAÏRISTIQUES DE BOSSUET. 33
1), aux Feuillants (2) et dans d'autres
(3) le faisaient réclamer partout à Paris (i). Saint
(I) Bossuet y avait prononcé (rue Saint-Honoré) le Panégyrique de saint Tho-
mas (l'Aquin. ie 7 mars IG.-;7, et le gazelier Loret l'avait célébré avec entliousiasme
dans ces vers macaroniques :
Monsieur l'abbé Bossuet,
Que d'ouïr on est Ijien aise....
T'uisqu'enfin c'est son élément
De discourir divinement.
Le jour du Docteur Angélique,
Cet orateur évangélique .
Mais orateur, s'il en fut onc,
Dans les Jacobins prêcha donc
Et du saint publiant la gloire,
Charma si bien son auditoire
Contenant plusieurs gens lettrés
Et (lu moins six ou sept Mitres,
Que tout de bon la voix publique
Loua tant son panégyrique
Qu'il fut. étant de tous prisé.
Lui-même panégyrisé.
L'un soutenait à sa louange
(-2) Il s'agit Ici des Feuillants de la rue
second Panéç/yrique de saint Joseph . le
sa Muze historique du 24 mars l(i.">7 :
Bossuet, ce jeune docteur,
Cet excellent prédicateur.
Et dont l'éloquence naissante
Est si pressante et si puissante,
Lundi, dans les Feuillants, prêcha
Et plus que jamais épancha
Dans les cœurs de son auditoire
Le dégoût de la fausse gloire
Et de ce grand éclat mondain
Que les sages ont à dédain
Et(iui n'est qu'une piperie.
Qu'il possédait un esprit d'ange.
Alléguant ce raisonnement
Qu'il prêchait plus qu'humainement.
L'un disait : .4 voir son visage ,
Il est encor tout jeune d'âge.
Et pourtant où voit-on des vieux
Édilier et prêclicr mieux?
Bref, sa harangue finie ,
Toute l'illustre compagnie
De l'exalter prit de grands soins ..
Je sentais «lue son éloquence
Avait touché ma conscience.
Dissipé presque ma langueur.
Et réchauffé mon tiède cœur.
Il jiresse . il enflamme , il inspire.
... Ce jeune prédicateur
Est une lumière nouvelle...
Saint-Honoré, où Bossuet avait prêché son
19 mars 1G,">7 : le gazetier Loret disait dans
Alléguant l'époux de Marie,
Qui se plut, exempt de péché.
D'être un trésor toujours caché.
Il débita cette matière
Avec tant d'art et de lumière,
.Avec tant de capacité ,
Avec tant de moialité ,
Que l'Éminence Baberine
Admirant sa rare doctrine
Et plus de vingt-deux prélats
De l'ouïr n'étaient jamais las!
(3) Allusion surtout à l'Hôpital général, où Bossuet avait prononcé, le 30 juin 1(>,")7,
le Panri/yrique de saint Paul qui nous reste et qui n'est pas le fameux Surrexit
Paulus. Gandar et M. Gazier placent Inen ce Panégyrique en Ki.';;»; mais M. l'abbé Le-
barq revient à l'opinion de Floquet.
(4) Ou savait, d'ailleurs, à Paris le succès extraordinaire qu'avait obtenu le
jeune archidiacre de Metz, préchant pour la première fois devant la cour.
Louis XIV, âgé de dix-neuf ans , était entré solennellement à Metz le 18 septem-
bre 1057. Anne d'Autriche avait voulu entendre Bossuet prêchant le Panégyrique
de sainte Thérèse, to octobre : le gazetier Loret racontait ainsi la chose, le -2!) octo-
bre suivant :
Bossuet, docteur signalé,...
Prêcha , me dit-on , l'autre jour
Devant notre Reine et sa cour.
.\yant pris pour matière et téze (sic)
Les vertus de sainte Thérèse ,
Cette reine, dit-on aussi,
L'ordonnant et voulant ainsi.
Outre la dite Majesté
Ayant Monsieur à son côté ,
BOSSUET ET LES SAINTS PÏCIŒS.
Multitude de personnages
Savants, qualiliés et sages
Qui l'oyant attentivement
Firent de lui ce jugement
Qu'un jour son éloquence exquise
Ferait un grand bruit dans l'Église...
Ce sermon, beau par excellence.
N'étant ni trop long ni trop succinct
Tous se louèrent du prédicateur,
3
34 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
\'inccnt de Paul l'avait prié de donner la retraite à Saint-
Lazare pour l'ordination de Pâques, en 1659, et Bossuet
allait prêter l'appui de sa parole déjà célèbre à diverses
œuvres, fondées ou développées par l'inépuisable charité de
l'homme de Dieu (1).
Nous savons par l'abbé Le Dieu que Bossuet « choisit son
logement au doyenné de Saint-Thomas du Louvre (2) , avec
M. de Lamet, son ancien ami, docteur de Navarre, comme
lui. et doyen de cette église, depuis curé de Saint-Eustache,'
avec l'abbé du Plessis de la Brunetière , depuis grand-vicaire
de Paris et évêque de Saintes; l'abbé d'Hocquincourt, de-
puis évêque de Verdun; l'abbé Janon, son parent (3); l'abbé
Tallemant, l'aine, prieur de Saint-Irénée de Lyon; et Saint-
Laurent (4), alors introducteur des ambassadeurs auprès
de Monsieur, et mort depuis faisant les fonctions de gouver-
neur de M. le duc d'Orléans d'aujourd'hui. C'était une agréa-
ble société (5) de gens de lettres et d'une probité bien
connue (6) ».
Dans ce miheu si distingué, si intelligent, si bien en har-
monie avec la piété profonde du digne ami de saint Vincent
de Paul, Bossuet, âgé de trente-deux ans à peine, consa-
crait tout son temps à la prière et au travail. « Tout occupé
De sa rare et sainte métliocle. Le cardinal,..
De son discours net et coulant. Qui goûte fort les belles choses,
De sa bonne grâce en i)arlant. Que l'on prêche, écrit, dit ou fait,
De sa douceur insinuante. 8e déclara plus que satisfait.
(1) Le jeune archidiacre de Metz n'oublia pas les œuvres analogues fondées en
Lorraine. « AL l'archidiacre Bossuet a procuré une partie des bienfaits de la Reiiie-
Jlére », dit le Cartulaire de la Propagation de la Foi à Metz. Il mentionne également
les dons personnels de l'archidiacre. (Floquet, Études. 1. 1, p.Vi"-'*;;!).) — Le 10 sep-
tembre Kitit, Bossuet fut élu doyrn du chapitre de Metz, à l'unanimité moins une
voix, la sienne.
(2) Une circulaire imprimée des chanoines de Metz à tous les chapitres du
royaume (12 seplcmljre H>">!t) dit <|ue toutes les réponses doivent être adressées à
l'aris, où les recevra « M. l'abbé Bossuet, chanoine et grand archidiacre de Téglise
de Metz, logé au Doyenné de Saint-Nicolas du Louvre, vis-à vis de réglisc collé-
giale de ce nom ».
(3) Compatriote de Bossuet, issu comme lui d'une famille parlementaire de Dijon,
il était grand obédieiu;ier de la collégiale de Saint-.Iust de Lyon.
CO Ce l'arisot de Sainl-Laurent. Iaï(iue, a cic l'ami d(' Kaciin; et de Boileau,
comme on le voit par leurs lettres d'août 1(>8".
("i) Des aj/prohalioiis données par Bossiuît à bon nombre <le livres (|u'il avait eu
à examiruT, des actes notariés où il (igure. de umo à Kii!!'. élabiisstmt (pi'il habitait
encore le Doyenné de Saint-Tliomas du Louvre lors(iu'il fut nomme évé(iue de Con-
dom, le 8 septembre l(;ti!».
(ti) Mnnoirrs de Le Dieu , t. L |>. <'8.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 3:.
de ses études et des fonctions de son saint ministère, il ne
pensait pas à faire fortune. Ses amis y songèrent pour lui.
On voulut alors le faire curé de Saint-Eustache de Paris. M. de
Verneuil, auparavant évêque de Metz , qui connaissait par-
ticulièrement notre abbé, lui destina la cure de Saint-Sul-
pice, dont il était patron en qualité d'abbé de Saint-Germain
des Prés. On le jugeait capable de tout et on lui souhaitait
toutes ]es places (1) ». Pour lui, il n'accepta que le doyenné
de Gassicourt, près de Mantes, dont Pierre Bédacier, suf-
fragant de Metz, se démit en sa faveur (octobre 10(j0) , et le
doyenné du chapitre de Metz en 1664.
Il prêchait avec un succès de plus en plus grand en
1659, chez les Filles de la Providence (2) , aux Grandes Car-
mélites (3), à l'Hôpital général (4), aux hicurables (5), aux
Petits Augustins (6), aux Feuillants (7), aux Nouveaux Con-
vertis (8). — L'année 1660 est Tannée du Carême des Mini-
mes (9), la première station que Bossuet ait prêchée dans la
capitale (10), l'année du Sermon pour la fête de la Visita-
tion, à Chaillot , devant la reine d'Angleterre, du Panégyri-
que de saint Jacques, du premier Sernwn pour VAssomp-
(I) Le Dieu : Mémoires , t. I . p. (>9.
(-2) Où il donna le beau Sermon sur l'éminenle dir/nité des Paunres.
(3) Où il reprit, sur l'ordre d'Anne d'Autriche, le Depositum custodi (premier Pa-
négyrique de saint Josepli).
(4) Où il prèciia le jour de la Compassion.
(.'>) Il leur donna le Sermon sur la Natirilé de la sainte Vierge, le premier des
éditions ordinaires de Bossuet.
(0) Il y prêcha à roccasion de la canonisation de saint Thomas de Villeneuve.
Loret disait dans la Muse historique du 31 mai 1659 :
Mais ce qui fut plus à la gloire Que ce docteur presque angélique.
De ce saint, d'heureuse mémoire L'éloquent abbé Bossuet,
Et dont si grand est le renom , Digne un jour d'avoir un rochet.
Fut un admirable sermon , Fit en l'honneur de ce saint homme
Ou plutôt son panégyrique Le dernier qu'on ait fait à Uome.
(7) Il y donna le -2 octobre \in Sermon sur les Anges Gardiens, à l'occasion de
rinauguration de l'église du noviciat des Feuillants, rue d'Enfer, et non pas prés
des Tuileries, où était le grand monastère de ces religieux.
(8) Il y prêcha le quatrième dimanche de l'Avent.
(!») " Le Carême des Minimes, dit Gandar dans son Bossue/ orateur, p. 204. ]iré-
ché, en 1(>:>8 d'après Le Dieu, en IU.'>9 d'après Deforis et tous ceux qui l'ont copié,
l'a été, en I(i»iO, comme M. Floquet l'a solidement établi. » M. l'abbé Lebarq est
aussi de cet avis. Histoire critique, p. 180.
(10) Ce n'était qu'un petit Carême, c'est-à-dire qu'il ne comportait (ju'un sermon
par semaine. Bossuet eut auparavant à prêcher trois jours consécutifs, les 13, 14,
l.'i lévrier, aux Nouvelles catholiques, auK Nouveaux Convertis et aux Minimes. —
Nous avons onze Sermons du Carême des Minimes.
36 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lion et de la Y Hure de M'" de Bouillon de Château-Thierry
aux Carmélites. — L'année 1661 fut marquée par le
Carême des Carmélites et par les Panégijriques de saint
Pierre et de sainte Catherine (1). — En 1662, Bossuet
donna à la cour sa première station (2), qui lui valut les
éloges du roi (3) et « marqua pour lui, et d'une façon plus
générale, pour l'éloquence religieuse en France au dix-
septième siècle, ce point si difficile à saisir, qui est celui
de la maturité et de la perfection (4) ». — En 1663, d'où
il faut rejeter, comme Gandar (5) et M. l'abbé Lebarq (6)
l'ont définitivement établi, « ce que tous les biographes,
tous les critiques, tous les éditeurs de Sermons ont pu dire,
sur la foi de l'abbé Le Dieu , de dom Deforis et de l'abbé
Maury, d'un Carême que Bossuet aurait prêché dans ce
couvent des Bénédictines du Val- de-Grâce où la reine
mère aimait à se retirer » , les monuments authentiques
de la prédication de Bossuet sont ses Semions aux Nou-
velles Catholiques (7), aux Nouveaux Convertis (8), à l'Hô-
pital général (9), au Val-de-Grâce (10), à Saint-Nicolas du
Chardonnet (il), Toraison funèbre de Nicolas Cornet (27
juin) et l'Avent partiel aux Carmélites de la rue du Bou-
loi (12). — De 166V, année moins féconde, il ne nous
reste qu'un Sermon sur la Circoncisio7i , un Sermon pour
le 2" samedi de Carême, le Panégyrique de saint Sulpice ,
prêché devant la reine mère , et les Sermons de vêture de
(I) Voir ral)l)é Lebarq, Histoire critique, p. 18i-l!).S. — il nous reste huit Ser-
mons du Carême des Carmélites.
("2) Sur di\-liuit Sermons qui furent prêches à la cour, douze et un fragment
nous sont parvenus.
(3) On sait(|ue Louis XIV lit écrire au père de Bossuet par le conseiller Uosc
" une lettre fort belle » , où il le félicitait d'avoir un tel lils.
(4) Gandar. Bossuet orateur, x>. -408. — Rossuet prêcha encore, eu \Wfl,YOrai-
soii funèl/rc du P. de Bourgoing (i décembre) et le Ptinéfjyric/ue dv, saint François
de Sales {'28 décembr(^).
(.">) Bossuet orateur , p. l'Ji et 3U.
(()) Histoire critique , p. lin et suiv.
(7) Troisième vendredi de Carême.
(s) Sermon sur la Femme adultère (quatrième samedi de Carême).
(9) Le jour de la Compassion de la Sainte Vierge.
(10) Le l.'i août, devant la reine mère.
(II) Le Dieu nous apprend que Bossuet y fit, en I»;(i:î, « les Kntreticns. plusieurs
seniaiiHis de suite , pour la bourse cléricale ».
(\-2)\.-A Liste fies j/rédicateurs nous apprend que » M«' l'cvêtiue d'Amiens (Fran-
çois Faure) prêchait concurremment « avec .M. l'abbé Bossuet ».
LES ÉTUDES PATRISïlQLES DE BOSSUET. 37
iM"" d'AUjert à Jouarre et de la comtesse de Rochefort aux
Carmélites. — En 1665, après le Panéfjyrique de saint
Pierre Nolasque dans l'église des Pères de la Merci (31 jan-
vier) et quelques autres Sermons, perdus pour la plupart,
Bossuet donna la station du Carême à Saint-Thomas du Lou-
vre et celle de l'Avent au Louvre (cinq Sermons). — En
1666, il prêcha à Saint-Germain 11 son second Carême
royal, 12 Sermons, dont la plupart sont des chefs-d'oeu-
vre (2). — De 1667, « année maigre », dit iM. labbé Le-
barq, il ne nous reste qu'un Sermon pour la Quinquagésime,
trois autres pour Y Exaltation de la Croix, pour la Vêtiire
de M"" de Beauvais (3) et pour la Noël. — En 1668, Bossuet
prêcha la Circoncision à Dijon , devant le grand Condé , et
l'Avent à Saint-Thomas du Louvre (4) , avec un Sermon
pour la Toussaint (le h^ des éditions ordinaires), le Pané-
gyrique de saint André et celui de saint Thomas de Cantor-
béry. — En 1669 , après plusieurs Sermons isolés aux Nou-
velles Catholiques, à l'Oratoire, en présence de Madame,
Bossuet prononça V Oraison funèbre de la reine d'Angle-
terre, à la Visitation de Chaillot (16 novembre), et donna
sa dernière station devant la cour, l'Avent de Saint-Ger-
main en Lave (5) , dont Robinet, plus médiocre encore que
Loret , disait le 4 janvier 1670 que Bossuet ,
Bornant ses sermons de l'A vont ,
Leur fit avec un style tendre
Encore des merveilles entendre
Concernant le Verbe incarné ,
Et dedans une crèche né.
— Enfin en 1670, il se fit entendre aux Nouveaux Con-
vertis et à Saint-Denis pour V Oraison funèbre de la du-
(I) La station avait été annoncée pour le Louvre; mais la mort d'Anne d'Autri-
che, survenue au commencement de rannée, fit quitter à Louis XIV Paris pour
Saint-Germain.
(i) Il ne nous reste aucune autre œuvre oratoire de cette année ir.Gii : Bossuet
partit pour Metz, dés le mois de mai.
(3) Cette Véture fut prêclice à Chaillot devant la reine d'Angleterre.
('*) C'était l'église collégiale de la paroisse dont il était l'hôte.
(•')) Évéque nommé de Condom depuis le 8 septembre, il s'était démis de son
decanat de Metz, dès le -H) octobre : il ne devait être sacré évéque que le 21 sep-
tembre lt>70. dans r.Vssemblée du clergé de France, à Pontoise.
38 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
chesse d'Orléans, Henriette-Anne d'Angleterre (21 août), à
Saint-Germain-en-Laye, où il officia pontificalement pour la
première fois, le i octobre, dans la chapelle des Uécol-
lets, et prononça le Panégyrique de saint François d'As-
sise (1).
« Quand il était appelé, dit l'abbé Le Dieu, il prêchait
devant le roi et les évêques avec l'applaudissement que l'on
sait. Sa mission finie, et simple particulier, il se retirait de
la cour et se renfermait avec ses amis et sur ses livres (2). »
« Ses livres », c'étaient, comme toujours la Bible et les
saints Pères.
Il les étudiait avec amour, avec passion, pour faire passer
dans son éloquence toute « la substantifique moelle » et
toutes les beautés de leur doctrine.
§ I. — Place plus grande faite aux Pères grecs.
La première chose qui frappe , quand on étudie les OEii-
vres oratoires de Bossuet à cette époque, c'est la place de
plus en plus grande qu'il y fait aux Pères grecs.
Ainsi, en 1659, dans les onze ou douze pièces qui nous
restent, on trouve cités saint Léon, saint Cyprien, saint Pierre
Damien, saint Bernard, le « grand saint Thomas », Salvien,
saint Paulin , « l'éloquent Pierre Chrysologue » , saint Gré-
goire le Grand, Origène; TertuUien, ce grand homme, avec
ses « belles paroles », avec ce qu'il disait « si éloquem-
ment j>, parait une quinzaine de fois; le « grand saint Au-
gustin » , avec « les ouvertures admirables qu'il nous
donne », n'est pas invoqué moins de trente-quatre fois. Mais
— chose remarquable — Bossuet, après s'être « aidé d'une
forte expression de TertuUien », se sert « d'un excellent
discours d'un autre docteur de l'Église : c'est le grand saint
(I) Kn somme, de l(w!>à nno, dans l'espace de onze années. Bossuet a donné à
Paris neuf stations, dont (|uatie à la cour — Carême de l(>0-2, Avcnt de lt>05, Ca-
rême (le lOiHi et Avent de l(l<i!> — el cinq en ville. Carême aux Minimes, ItitiO. aux
Crandes Carmélites, UiGI : Avcnt partiel aux Carmélites de la rue du lîouloi, IWi.'î ;
Carême de Kiti.'; et Aveiitdc ItiOS à Saint-Tliomas du Louvre. Il nous reste de ces pré-
dications 1.1-2 pièces oratoires.
(i) Mcmoins, \t. "o et 71.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 31»
Grégoire de Nazianze, qui a mérité, parmi les Grecs, le sur-
nom auguste de Théologien, à cause des hautes conceptions
qu'il a de la nature divine. Ce grand homme invite tout le
monde à désirer Dieu (1). » « Le docte et éloquent saint
Jean Chrysostome » fournit à Bossuet presque tout le pre-
mier, tout le second et tout le troisième point d'une Esquisse
d'un Sermon de charité prêché en 1659 à l'Hôpital général :
le jeune orateur cite en latin plus d'une page des Homélies
de ce Père '2). 11 s'en inspire aussi pour les deux premières
pages du premier point du célèbre discours sur YÉminente
dignité des pauvres dans l'Église (3).
Dans les dix-neuf Sermons de Bossuet qui nous restent de
Tannée 1660, on remarque que saint Grégoire de Xysse,
saint Grégoire le Grand, saint Fulgence, saint Paulin, saint
Irénée, Salvien, Eusèbe de Césarée, sont cités une fois, saint
Basile de Séleucie deux fois, saint Gyprien trois fois, saint
Léon et saint Thomas cinq fois, saint Jean Chrysostome
douze fois [k], Tertullien 50 fois et saint Augustin 78 fois.
Si l'on étudie les quinze Ser77ions de 1661, on trouve une
citation de saint Ambroise, deux de saint Bernard, trois de
Salvien, de saint Léon, cinq de saint Grégoire le Grand,
six de saint Pierre Chrysologue et de saint Grégoire de Na-
zianze, qui parle « excellemment » , dixàe saint Jean Chry-
sostome, presque autant que de Tertulhen, qui n'est plus
invoqué qu'une quinzaine de fois, tandis que saint Augus-
tin Test 77 fois, plus que tous les autres Pères ensemble. Il
est vrai que saint Chrysostome peut se consoler d'être cité
moins souvent; Bossuet dit de lui dans le Sermon sur la
parole de Dieu : « J'ai observé à ce propos qu'un des plus
illustres prédicateurs et sans contredit le plus ('loqwnt qui
ait jamais enseigné l'Eglise, je veux dire saint Jean Chrvsos-
tome, reproche souvent à ses auditeurs, etc. (5). « Voilà un
éloge à rendre jaloux , s'il se pouvait , un saint Augustin ,-
(I) Sermon pour la Visitation de la sainte Viet-Qe. Édition Leliarq, t. III, p. 10.
(-2) Édition Lebarq. t. Il, p. :>55-a>!).
(3) Édition Lebarq, t. III, p. 1-20-I-2I.
(4) Voir surtout le Sermon sur l'honneur du monde : premier ot deuxième
l'oint. Édition Lel)arq, t. lll, .«--.'i-il.
(5) Édition Lebarq. t. lll, p. .-iSii.
40 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
et ce qui en accentue l'intention, comme le fait remarquer
l'abbé f^ebarq , c'est que cet éloge est une addition interli-
néaire.
§ II. — Los Sniniim'n-e^ do 1(J6'2 et les études patristiques de Bossuet.
Un fait plus important et qui nous renseigne encore mieux
sur les études patristiques de Bossuet, à Paris, c'est la ré-
daction, faite au commencement de 166*2, des Sommaires
des Sermons que Bossuet avait déjà prêches.
Au moment de paraître dans la chaire du Louvre , en pré-
sence de Louis XIV et de la cour la plus brillante qui fut
jamais, Bossuet était si profondément convaincu de la gra-
vité de la mission qui lui était confiée qu'il se condamna
à un effort de travail, unique dans sa vie laborieuse. « Non
content, dit l'abbé Lebarq, d'avoir par devers lui ces volu-
mineux Extraits des Pères, ces Commentaires et ces Dis-
sertations, où il avait consigné depuis longtemps déjà l'im-
pression produite par ses lectures, il voulut, pour ainsi
dire , se ressaisir tout entier. Il repassa, la plume à la main ,
toute sa prédication antérieure, cherchant, non des dévelop-
pements tout faits, mais un moyen assuré, grâce aux Som-
maires, rédigés tous à cette époque , de retrouver aisément
la trace des vérités exposées par lui aux différents auditoires
qu'il avait évangélisés (1). »
Quand on lit ces Sommaires , on est frappé de la place
qu'y tiennent les saints Pères, comme si leur seul nom de-
vait éveiller dans la merveilleuse mémoire de Bossuet tout
un monde de souvenirs et de développements, inspirés par
leurs (( belles paroles » et leur « excellente doctrine ». Ce
fait , que ni (iandar ni M. l'abbé Lebarq n'ont suffisamment
mis en lumière, deviendra évident par quelques exemples,
pris au hasard dans les Sermons de 1652 à 1662.
Voici le Sommaire d'un des premiers Sermons de Bossuet,
le Sermon sur la Bonté et la Rif/iieur de Dieu envers les pé-
cheurs, prêché à Metz, le 21 juillet 1652.
(1) lOililidii l.rl,:iii|, (/ùirrr.s nrnh.irrx ,1,' ltnss)irl . l. 1\, InlroduCliOil, V- VI Ct Ml
LES ETUDES PATRISTIQUES DE P.OSSUET. 41
« Sommaire. — Justice de Dieu , suite de sa bonté , quelle
elle est. Teriullien (p. 3,4).
\"' point. — Deus ex suo optinms. Iw^Xiceàe, Dieu, quelle.
Non habemus pontificeni, etc. (li »
Ou remarquera que le premier texte cité est de Teriullien
et que c'est de lui que Bossuet a tiré tout un développement.
Autre Sominaire d'un Sermon de 1652, le Sermon sur la
Conception de la sainte Vierge, 7 décembre (2),
Sommaire. — l'ota pulchra es.
« Quod natum est ex carne ., caro est (p. 3, 4). — Dieu
fait des choses contre l'ordre commun (p. 4, 5). — Les grâ-
ces faites à Marie sont sans conséquence (p. 6, 7). — Faut
distinguer Jésus-Christ d'avec Marie, mais aussi Marie d'avec
les autres (p. 8); — et que le péché soit vaincu partout
(p. 9). — Le futur, présent à Dieu [Tertull.) (p. 10, 11). —
Il agit en homme avant l'Incarnation [Tertull.)] donc en fils
avant qu'il le soit (p. 11, 12).
Ces indications, inintelligibles pour nous, rappelaient à
Bossuet deux passages du Livre contre Marcion : « Comme
remarque très bien le grave Teriullien, il est bienséant
à la nature divine, qui ne connaît en soi-même aucune
différence de temps, de tenir pour fait tout ce qu'elle or-
donne, etc.. Kt je fortifie ce raisonnement par une autre
doctrine excellente des Pères, merveilleusement expliquée
par le même Tertullien. » Suivent deux pages entières,
« tirées de ces savants principes de Tertullien (3) ».
Autre Sommaire d'un Sermon de 1655, le Sermon pour
r Annonciation de la sainte Vierge.
Sommaire. — Benedicta tu in mulieribus.
« La promesse de notre salut aussi ancienne que la sen-
tence de notre mort (p. 1).
Aemuln operatione (p. 2, 3, 4).
<( Double fécondité : par la nature , par la charité ; toutes
deux à Marie (p. 5, 6).
(I) Édition Leharq. t. I, p. l3-.>.
(-2) Édition Lebarq. t. I, p. -2-28.
(3) Édition Leljarq.»t. 1, p. -2;W--241.
42 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Multa ex Tertulliano , de Incarnatione ; — ex Eucherio
Lugdunensi , de Maria; — de Poenitentia : « La pénitence
renverse Ninive (p. 10) (1). »
Ces simples mots « Aemuh) operatione » , qui résument
trois pages de Bossuet , sont de Tertullien dans son De
Carne Christ i.
Ces « nombreux passages de Tertullien, de saint Eucher
de Lyon » , que signale l'orateur, se trouvent, non pas dans
le sermon lui-même, mais dans une page toute couverte
d'Extraits des Pères, sans rapport avec l'Annonciation et
que Bossuet voulait utiliser pour ses compositions ulté-
rieures.
he Sommaire du Sermon pour la fêle du Rosaire , prononcé
à Paris, au collège de Navarre, en octobre 1657. contient
les passages suivants :
« V point. — Nature féconde; charité féconde. Caritas
mater est, saint Augustin (p. 5, 6)...
« 2° point. — Deux enfantements de Marie; l'un sans
peine, l'autre douloureux : Apoc. (p. 11).
« Souffrances de Marie à la croix. Cœur d'une mère :
Chananée. S. Basil. Seleuc. (p. 12). »
Encore des noms et des paroles des saints Pères, qui éveil-
lent dans l'esprit du jeune orateur tout un monde de sou-
venirs.
Le Sermon sur la médisance , prêché pendant la mission
de Metz en 1658, n'est malheureusement qu'une esquisse;
et pourtant, Bossuet en a donné le résumé à l'époque des
Sommaires , à cause, sans doute, des nombreuses citations
des saints Pères qui s'y trouvent, comme on va en juger :
Sommaire. — Médisance.
« \" point. — Par haine, par envie, sa cause ordinaire.
L'amour de la société parait seulement en ce qu'on a hor-
reur de la solitude ; au reste , nous no nous pouvons souf-
frir. Cela parait par l'inclination à la médisance. Facilius
falso malo quamvero bono creditur (leviuW., ad Nat., 1. T.).
M) liditioii Lel)aiq. l. 11. p. 1.
LES ETUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 43
Felicius in acerbis atrocibusquc mentitur (p. 3). — Ancilla
fur maledicciitia i^. Chrysost.). — On médit pour montrer
qu'on pénètre bien dans les choses cachées : Omnes celpene
omnes amatmis nostras suspiciones vd (licore vcl existimare
cognitioiies. (S. Aug., p. 6).
« i' point. — , La cliarité se maintient par l'inclination et
par l'estime . Elle est respectueuse : Ho?io?'e invicem prae-
venientes. Vous dites peu de choses; mais cela s'accroît
ingcnita quibusdam menticndi vol up talc. (Tertull., Apolog.,
p. 7). »
« 3' point. — Le monde hait les médisants, et tout le
monde leur applaudit : Mule tant quos laudant (p. 8). »
Encore une parole de TertuUien, que Bossuet cite autre-
ment dans le texte du sermon : Amant quos mule tant , dc-
pretiant quos probant (1).
Le Sommaire de la reprise du Sermon sur la loi de Dieu,
prêché à Paris, en 1(359, chez les Sœurs de l'Union chrétienne,
maison mère de la Propagation de Metz , dont Bossuet était
le supérieur, se ramène presque à un texte de saint Augustin.
Sommaire. — La nature a donné des bornes : aux enfants
la faiblesse, aux hommes la raison, « Le méchant, robustus
puer. — Posse quod velis , velle qiiod oportet... »
C'est l'analyse d'un texte de saint Augustin , que l'on
peut résumer ainsi : « Beatitudo in duobus sita est : posse
quod relis, velle quod oportet. Ut beati simus , non est prius
eligendum posse quod volumus , ut pravi homines faciunt .,
sed velle quod oportet. » Bossuet reprendra ce texte du
livre XlIPde la IVinité eiil en tirera, en 1661, presque tout
le premier point du Sermon suj' rambition, dont voici le
Somnmire , en partie du moins :
« r '■ point. — Félicité en deux choses : pouvoir ce qu'on
veut, vouloir ce qu'il faut. — Ici, le temps de bien vouloir;
au ciel, de pouvoir. Saint Augustin, De Trinitate. — Puis-
sance nuit, si la volonté n'est bien réglée. Pilate, exemple.
De Spiritu et littera (p. 1, -2, 3, V, 5, 6, 7, 8)... (2). »
(I) Édition Lcbarq. t. il, p. W" et ii,i.i.
(■2) Édition Lebarq, t. lll, p. (CJT.
44 BOSSUEÏ Eï LES SAINTS PERES.
Encore un livre de saint Augustin, dont Bossuet s'inspire
dans le Carême des Carmélites et dont il s'inspirera dans le
Carême du Louvre, en 1662, pour le Sermon sur V ambition,
qui ne se compose guère que de réminiscences de ceux
de 1661 et de 1660 (1 1 pour le IV dimanche de Carême.
Tantôt, c'est tout un exorde que Bossuet, dans ses Som-
maires de 1662, ramène à la parole d'un Père : voyez, par
exemple, \q Sermon pour la vêturf (V un (^ postulant*' Bernar-
dine (2).
€ Exorde. — Liberté. Le monde, une prison (Tertullien). »
Il y a là l'indication d'un texte très long de Tertullien.
« Ce grand homme , c'est Tertulhen, leur représentait tout
le monde comme une grande prison, où ceux qui aiment
les biens périssables sont captifs et charg-és de chaînes du-
rant tout le cours de leur vie, « Il n'y a point, dit-il, une
plus obscure prison que le monde , où tant de sortes d'er-
reurs éteignent la véritable lumière , ni qui contienne plus
de criminels , puisqu'il y en a presque autant que d'hom-
mes; ni de fers plus durs que les siens, puisque les âmes
mêmes en sont enchaînées; ni de cachot plus rempli d'or-
dures par l'infection de tant de péchés et de convoitises bru-
tales. Majores tenebras habet mundus ^ quae hominumprae-
cordia excaecant; grariores catenas induit mimdus, quac
ipsas animas hominum constrinr/unt ; pejores immunditias
exspirat mundus, libidines hominum. Tellement, poursui-
voit-il. ô très saints martyrs, que ceux qui vous arrachent
du milieu du monde, etc. i3i.
Voyez encore le Sermon sur les souffrances , prêché aux
Carmélites le dimanche des Hameaux, 10 avril 1661 (V).
((Exorde : Calvaire; trois crucilîés. Saint Augustin. )>
Il s"ag"it encore ici d'un texte très important de ce Père :
(( Voici un mystère admirable. Nous voyons , dit saint Au-
(I) C'est, d'après M. l'abbi; Lebai^i, le Sermon sur nos dispositions à l'cgard drs
nëcessilés de la rie, (|ui a été préclié aux Minimes le (|uatrième (liiiianclie de Ca-
rême.
(■!} Kdition Leliani. t. III, j). ii.
(H) Voir la suite, é<iiti(m Lchani . t. III. \>. -m.
CO Édition l.cbar(|. t. III. p. ii:iO.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 45
gustin, trois hommes attachés à la croix : un qui donne le
salut; un qui le reçoit; un qui le perd. Ti'('s crant in cnicc;
Kims Salvafor, alias salcandus, alius damnandus. »
Tantôt, c'est tout un point, toute une partie de sermon
que Bossuet résume dans la parole d'un Père, qu'il ne cite
même pas toujours, tant il est familiarisé avec des textes
dont il fait sa nourriture quotidienne.
Prenez le premier point de V Esquisse d'un sermon au.r
Nouveaux Convertis, prêché le IV" dimanche de l'Avent ,
1659 ou 1660.
« V point. — Péché sort de la volonté humaine contre
la volonté divine. Double contrariété : à Dieu, comme mau-
vais; à l'homme, comme nuisible : saint Augustin, p. 2, 3.
— Pourquoi nuisible? Ennemis impuissants, montrent leur
inimitié résiste ndi voluntate , non potestate laedendi [^d\i\.i
Augustin; de Civit., xii, in.)...
(( Le péché est sa peine soi-même. La peine ne vient pas
de Dieu : Nec putemus , etc., saint Augustin (1). »
Prenez encore le second, le troisième point du Sermon sur
les Dénions et du Sermon sur les rechutes, prêches pendant
le Carême des Minimes, février-mars 1660 :
« -1" point. — Jalousie des anges. Pharaon, Ezech., xxxii.
Moyens imperceptibles du malin esprit; TertuUien. Com-
paraison du serpent : TertuUien, [Adv.] Valent. — Condes-
cendance du diable. Saint Chrysostome. Exemples (2). »
« 2" point. — Pénitence est une précaution. Autrement
l'indulgence et 1 3j la miséricorde divine l'exposerait au mé-
pris (p. 8). TertuUien. [Notez].
« S'' point. — Eau du baptême, eau de la pénitence :
TertuUien. Rigueur et miséricorde dans la pénitence
(p. 12). Dieu se rend toujours plus rigoureux. (^Notezi ^^^p. 12,
13) Ci-'). »
(I) Le texte de saint Augustin est celui-ci : » Nec putemus illam (mnquillila-
lon et ineffabile lumen Del de se proferre unde peccata inmiantur. (In Ps. VII,
n. lii). — Bossuet se servira de nouveau de ce texte dans un Sermon de TAvent
du Louvre de lC6o sur la Nécessité de la pénitence.
(-2) Édition Lebarq. t. III. p. -214.
(3) Il senilile qu'il laudrait lire de au lieu tic et.
(i) Édition Leharq, t. III, p. -lii-l.
46 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
On pourrait multiplier les exemples et citer le Sommaire
du Sermon sur les vaines excuses des péc/teurs , Carême des
Minimes, li mars 1660 (1), ou celui du Sermon pour la fêle
de r Annonciation, prêché le 5 avril, le lundi de Quasi-
modo 1660 (2).
Mais on a vu suffisamment par ce qui précède com-
ment l'attention de Bossuet , repassant sa prédication an-
térieure, se portait de préférence sur les textes des saints
Pères, dont il pourrait se servir à la cour. Il s'en servit,
en effet, beaucoup plus que de ses Sermons eux-mêmes,
puisque, comme le dit très bien M. l'abbé Lebarq, « les
discours prêches au Louvre sont bien des œuvres nou-
velles, même lorsqu'ils reviennent sur un sujet déjà traité
dans d'autres auditoires... On admire l'indépendance de
ce puissant esprit par rapport à lui-même; on s'étonne
et on se félicite qu'il se soit emprunté en somme si peu
de chose. Deux sermons sur dix-huit qui furent alors com-
posés peuvent passer pour des reprises... En dehors de ces
deux exemples, les emprunts ne porteront que sur des dé-
tails (3). »
L'examen à^s Sermons , ou Fragments de sermons, ou au-
tres OEuvres oratoires de Bossuet qui nous restent de 1662
à 1670 inclusivement — seize de 1662 [k), sept de 1663 (5),
six de 1664 (6), treize de 1665 (7), douze de 1666 (8),
(1) Édition Lebarq, t. Ill, j). 30S.
(2) Ibidem, p. 428.
(;?) Édition Lebarq, t. IV. Introduction, p. VII.
(i) 11 y a 4i citations de saint Augustin. -2\) de Tcrtullien, !i de saint Grégoire de
Na^ianze, « le théolosien d'Orient », .'> de saint Jean Chrysostome, .'> de saint Gré-
goire le Grand, i de saint Cyprien, i du grand saint Paulin, une de saint Am-
hroise.de Laclnncc, A'Arnohr, Ae Tlirodoni . de saint .lérùmc. — Les noms en
italique sont ceux des Pères que Bossuet n'avait pas encore cités.
(.■>) On y trouve ;{0 citations de saint Augustin. 10 de Tcrtullien. 4 de saint Gré-
goire le Grand, ,{ de saint Basile et de saint chrysostome, ."> de saint Cyprien,
H de saint Bernard , 2 de saint Ambroise, une de saint Thomas et de saint Charles
Jiorromée.
((i) On y relève 20 fois le nom de saint Augustin, r> fois celui de Tertullien, 4 fois
celui de saint Grégoire le Grand, 2 fois celui de saint Ambroise et de saint Bernard
et une fois celui de saint Basile, d'Origcne, de Salvlen, de saint .lérôme et de saint
Thomas.
(7) On y remarque 14 passages de saint Augustin, 7 de Tertullien. 2 de saint
<;régoire de Nysse, 3 de saint Grégoire le(irand,un de saint Chrysostome , de
Salvien, du Pape Innocent I'-', de Thcodorct , de Julien Ponière, du « grand .svn;//
llilnirr » cl ■ du grand saint Thomas ».
(K) Il y a -2(i textes de saint Augustin, (> de Tcrtullien :> du » docte, éloquent et
LES ÉTUDES PAÏRISTIQUES DE BOSSUET. 47
quatre de 1667 (11, dix de 1668 (-2 , douze de 1669 (3),
et trois de 1670 (4), — l'examen de ces pièces montre que
les études patristiques de Bossuet étaient , avec les études bi-
bliques, sa grande préoccupation à Paris comme à Metz.
§ 111. — Pères (le l'Église dojit Bossuet s'inspire alors
pour la première fois.
Le nom de Tertullien revient moins souvent sous sa
plume , au fur et à mesure que le grand orateur avance
dans la vie : c'est saint Grégoire de Nazianze , « le théologien
d'Orient », c'est le « docte, l'éloquent et judicieux saint
Jean Chrysostome », c'est « le grand Pape » saint Gré-
goire , c'est Salvien , c'est a le grand saint Ambroise » , le
« grand saint Bernard , le grand saint Thomas » , que Bos-
suet cite le plus souvent après saint Augustin , « le docteur
des docteurs », en qui est (( toute la doctrine ».
Les lectures de Bossuet s'étendent de plus qn plus . et il
s'inspire à partir de 1662 de Pères dont le nom n'avait
pas encore paru sous sa plume : saint Denys, « le grand
Aréopagite » , Lactance , Arnobe , Théodoret , le Pape Inno-
cent V\ « le grand saint Hilaire » de Poitiers, Julien Po-
mère , dont le traité De la vie contemplative se trouve parmi
les œuvres de saint Prosper, « Hésychius, prêtre de Jérusa-
lem », « le grand Pape saint Hormisdas », saint Ignace et
sa Lettre aux Romains, «. Eusèbe Émissène » ou d'Émèse.
judicieux saint Chrysostome. » (> de saint Grégoire le Grand . ."> de saint Grégoire de
Nazianze, 3 de Salvien. ^ de saint Thomas , î de saint Ambroise, de saint Hilaire ,
de saint Fulgence, de saint Paulin, de Théodoret et de saint Isidore.
(I) Saint Augustin est cité -21 fois, Tertullien i fois, saint Amliroise 3 fois, saint
Justin -2 fois, saint Bernard -2 fois, saint Grégoire le Grand, saint Grégoire de N\sse.
saint Léon, saint Ambroise, Salvien. Sulpicc Sévère, Hésychius. le grand Pape
saint Hormisdas. Eusèbe d'Emèse une fois.
(•2) Il y a 30 citations de saint Augustin, 17 de Tertullien. 3 de saint Grégoire
le Grand. 3 de saint Ambroise, 3 de saint Chrysostome. 2 de saint Grégoire de
Nysse, une de Clément Alexandrin, une d'Eusébe Émissène on d'Emèse.
(3) Saint Augustin y est cité -28 fois. Tertullien 7 fois, » legrand saint Ambroise »
8 fois. Salvien 3 fois, saint Clirjsostome 2 fois, saint Grégoire le Grand 2 fois, saint
Grégoire de Nysse 2 fois, le Philosophe martyr saint Justin, saint Hilaire, saint
Ignace, Julien Pomère, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Pierre Chrysologue, saint
Eucher, saint Bernard , saint Thomas une fois.
(4) Ces 3 œuvres oratoires ne contiennent que i textes de saint Augustin. 3 de
Tertullien, un de saint Ambroise. de saint Hilaire et de Lactance.
48 BOSSUET ET LliS SAINTS PERES.
Il serait difficile de trouver quelque Père de FÉg-lise un peu
connu que Bossuet n'ait pas un jour ou l'autre mis à contri-
bution . en même temps qu'il citait Sénèquc , Tacite et Pline
le Jeune, à plusieurs reprises.
Bossuet pourtant ne donne pas toujours le texte latin des
Pères dont il invoque l'autorité , surtout quand il s'adresse
à la cour. En revanche, comme le fait remarquer l'abbé
Lebarq dans le tome V des OEuvres oratoires de Bossuet,
(( les manuscrits de l'orateur sont surchargés de notes mar-
ginales, textes de l'Écriture et des Pères, qu'il cite quelque-
fois de mémoire en ajoutant, comme dans le Canevas cVune
conférence à l'hôtel de Longueville 1668 : Non longe àpro-
prio. En elfet, il serait possible de compléter la citation en
comblant quelques lacunes; mais il n'y a rien à recti-
fier (1). » Deforis a trop souvent fondu avec le texte même
de Bossuet ces notes marginales , dont il a donné des tra-
ductions où il n'y a pas un mot du grand orateur.
§ IV. — Des Extraits et des Remarques morales rédigi'ïs alors
par Bossuet en lisant les Pères.
Il était si habitué à lire les Pères la plume à la main
qu'en 1666, il rédigea de nouvelles Remarques morales,
auxquelles il renvoie dans les Sermons de cette année,
comme cinq ans plus tôt dans le Sermon sirr la Pénitence,
premier dimanche du Carême des Grandes Carmélites, 1661,
on lisait : Vicl. Ejct?riits de l'Écriture, p. -26, 27, et Vifl.
Bemarq. mor., p. 9. M. Gazier a le premier soupçonné ,
dans son édition critique des Sermons choisis de Bossuet,
Sermon sur la justice , 1666, que ces Remarques morales
étaient un cahier de notes. M. Tabbé Lebarq a retrouvé
en Basse-Normandie, dans la collection Floquet, à Fromen-
tin ' 2i, la page même à laquelle Bo.ssuet se reporte dans
le passage cité par M. (îazier. Il montre, dans le chapitre
premier de sa savante Histoire critique de la Prédication de
(I) Kdition Lebarq, Œuvres oratoires tie Bossuet. t. V, p.;J8â.
(-2) Elle a ulc vendue dejjuis peu et ai)i)arliciit à M. Gastc et à M. l'ahljé Follkiley.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 49
Bossuet, p. 5 et suiv. , comment Deforis et les autres édi-
teurs, après lui, ont reproduit en les défigurant, dans les
Pensées chrétiennes et morales ^ les Remarques que le grand
orateur avait rédigées à diverses époques, particulière-
ment avant les stations de Carême et d'Avent qu'il devait
prêcher. Une feuille de ces Remarques nous a été conservée
avec le Sermon sur la justice (du Carême royal de Saint-
Germain, 1666 1, auquel elle sert d'enveloppe. C'est préci-
sément la table des Extraits contenus dans un cahier
certainement écrit en vue de la station que Bossuet avait
à fournir à la cour. Voici le contenu de cette table et de ce
cahier d'après M. l'abbé Lebarq (1) :
« Mss. 12.823, f. 233. — Diverses remarques et extraits
des Pères. — Glem. Alexand., Paedag., p. 1, 4. — Ex Greg. 7.
Ep. 1-2. Greg. Nyss., de Prof, christiana. — Item de Perf.
christiani forma, p. 2, 11. — Ex Hilar., p. 5, 6, 7, 8, 9. —
Greg. Naz., Orat. 15, p. 12. — 17, p. 13. — Ex Synesio. —
Greg. Naz. — Basilio, — CyrilloHieros., p. 15, 16. — Basil.,
de sancta Virginitate , p. 16, 17, 18, 19, — et au bas de
la page : Les remèdes des chrétiens mourants. Le triomphe
des funérailles chrétiennes. »
« Cette feuille, dit M. l'abbé Lebarq, ainsi que les débris
du cahier, présente une entière ressemblance matérielle avec
tous les sermons de 1666. Il y a plus. En face des extraits
se lisent des numéros d'ordre, ajoutés après coup. Or, ces
chiffres ont été mis pour indiquer à l'avance les sermons du
Carême de Saint-Germain pour lesquels ces extraits ou ces
remarques pourraient être utiles à l'orateur (2). » M. l'abbé
Lebarq l'établit invinciblement pour le Sermon sur le culte
dû à Dieu [it 10), pour le Sermon du premier Dimanche de
Carême (n° 2), pour le Sermon n° 7, fête de l'Annonciation,
et le Sermon n° li, pour le Dimanche des Rameaux.
On est frappé, quand on examine la table précédente, de
voir que sur dix-neuf pages d'Extraits, il y en a onze qui
sont tirés des ouvrages des Pères grecs, Clément d'Alexan-
(I) Histoire critique de la prédication de Bossuet, p. 7, note 2.
(•2) Ibidem , p. 7 et 8.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈUF.S. 4
:,0 150SSUEÏ ET LES SAINTS PEUES.
(Irie, saint Grégoire de Nysse (1), saint Grégoire de Na-
zianze, Synésius, saint Basile et saint Cyrille de Jérusalem.
« Dans ces notes, les trois langues se marient : une phrase .
commencée en français ou en latin , se continue en grec ,
ou réciproquement (2). »
On remarque aussi qu'il y a tel paragraphe sur la Clé-
mence, d'après saint Grégoire de Nazianze, dix-septième
discours, dont Bossuet se souviendra dans le troisième
point de son beau Sermo?i sur la justice. L'abbé Le Dieu
ne s'était donc pas trompé en disant que Bossuet « se ser-
vait particulièrement de saint Grégoire de Nazianze pour
donner au roi et aux princes des instructions convenables
à leur état et à leur cour (3). »
M. l'abbé Lebarq signale encore des Extraits des Oraisons
funèbres prononcées par saint Grégoire de Nazianze et saint
Basile et suppose avec raison qu'elles ont été relues après
la mort de la reine mère (1666), dont Bossuet devait pro-
noncer l'éloge, en janvier 1667. Les Extraits et les Re-
marques morales que Bossuet n'utilisa pas en 1666 lui
servirent plus tard et il y renvoie dans les Sermons de
1668 et de 1669, en particulier dans l'Esquisse sur la vigi-
lance chrétienne, 1668, où M. l'abbé Lebarq relève avec rai-
son des allusions à des textes de Clément d'Alexandrie et
de saint Grégoire de Nysse, recueillis deux ans plus tôt (4).
Ce n'est pas seulement, en 1666, avant le Carême de Saint-
Germain-en-Laye, c'est àMetz (1652-1659), comme le prouve
« l'abondance à'Ecrtraits vraiment étonnante qu'il avait
(1) Saint Grrr/oirc de Ni/ssc (3;{-2-;5'J(i ou 400/), né à Sôbaste, dans le Pont, était
liére de saint liasile. Il se maria, quitta sa femme i)our le sacerdoec, la prédi-
cation ])our la rlictoriciue, renseignement pour la solitude, enlin la solitude pour
l'épiscopat, 37'2. Il détendit la doctrine d'Atlianase, fut persécuté sous Valens ,
protégé sous Théodosc, parut avec éclat dans les conciles, à la cour, et |»ro-
nonça dans Constantiiiople les Oraisons fiinéhrcs de l'inipératrice l'Iaccille et de
sa liile l'ulcliéric. « H n'avait pas, comme saint Basile, U; don de tout embellir
par l'imaginalion et le sentiment. Sa mélliode est sèche, ses allégories sont suliti-
les... Uu reste la supériorité de sa raison est remarquable. » - Nous avons de lui
des traités de la Formalion de l'homme, de la Virginitc, des Uomvlies sur l'Ec-
clrsiaste , sur le Cantique des Cantiques, Panrgyriqwjs, des Oraisons funè-
bres, etc.
(-2) Édition l.ebarq, Ilisl. critiq.. p. i.i.
Oi) Mrmoircs , p. ;)8.
Ci) Édition l,cban|, Oiuvrcs oniloirrs de Bossuet , t. Y, p. ;t8:2.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 51
déjà par devers lui au commencement de l'époque de Paris
(1659) », c'est en 1660, avant le Carême des Minimes, en
1661, avant le Carême des Grandes Carmélites, en 1662,
avant le Carême du Louvre (1), que Bossuet avait noté,
en les accompagnant de réflexions personnelles , certains
passag-es des Pères où il voyait quelque rapport avec les
sujets qu'il méditait de traiter. Pour les trouver ainsi sans
peine et sans hésitation , il fallait qu'il n'en fût pas à sa pre-
mière lecture. Il fallait surtout qu'il eût pris l'halîitude de
lire la plume à la main, habitude à laquelle il resta fidèle
jusqu'à la fin de sa vie , aux époques surtout où il composait
y Histoire des Variations (2) et où il discutait avec Jurieu ,
avec Basnage, avec Fénelon, avec Richard Simon.
« On s'étonne, dit le savant auteur de V Histoire critique.de
la Prédication de Bossuet (3)^ on s'étonne de l'abondance
et de la sûreté de l'érudition , qui fait une partie de la force
victorieuse de ses ouvrages; on en a le secret en se rap-
pelant les ressources que lui ménagèrent à toutes les épo-
ques de sa vie les habitudes laborieuses et sa méthode de
travail. » Il jouit toute sa vie « de la meilleure santé du
monde », dit Le Dieu (4), sans avoir jamais eu aucune ma-
ladie dangereuse, mais seulement une fièvre tierce deux ou
trois années de suite, en 1677, en 1678 et 1679... Son tem-
pérament était admirable : de là cette facilité merveilleuse
pour le travail et pour l'application continuelle dans la-
quelle il a passé sa vie. Maître de son sommeil , il l'interrom-
pait pour prier Dieu au milieu de la nuit , ce qu'il a fait
tout le temps de son épiscopat à Meaux ; et pour travailler
dans le silence et le recueillement , tant que sa tête y pouvait
fournir; il retrouvait ensuite le sommeil et se reposait en-
core suivant le besoin. » — Nous avons une preuve authen-
tique de ces habitudes de Bossuet dans cette page du Traité
(I) 'I y a des cahiers dont l'écriture est contemporaine des Sommaires ^(\ni sont
tous de" 160-2.
(iJ) Les ciiations innombrables de cette Histoire n'ont pu être prises en défaut
par les intéressés, parce que Bossuet avait écrit des cahiers entiers, encore sub-
sistants, d'Extraits des auteurs Protestants.
(3) Page 37.
{i) Mémoires, p. "213.
52 HOSSUET ET LES SALNTS PERES.
de la Concupiscence , que M. Lanson trouve « merveilleuse »,
comme « la sereine et candide poésie des Grecs, qui dans
la nature aimaient surtout à exprimer la transparence des
profondeurs aériennes et l'immortelle beauté de la lumière
infinie (1) ». « Je me suis levé pendant la nuit avec David
« pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts , la
lune et les étoiles que vous avez fondées » : qu'ai-je vu , ô
Seigneur!... Le soleil s'avançait et son approche se faisait
connaître par une céleste blancheur qui se répandait de
tous cùtés; les étoiles étaient disparues, et la lune s'était
levée avec son croissant d'un argent si beau et si vif que les
yeux en étaient charmés... : à mesure qu'il approchait, je
la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à
peu ; et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et
débile lumière s'évanouissant se perdit dans celle du grand
astre qui paraissait, dans laquelle elle parut comme absor-
bée... Et la place du croissant ne parut plus dans le ciel,
où il tenait auparavant un si beau rang parmi les
étoiles (2) ! »
§ V. — Éludes patristiques de Bossuet, précepteur du Dauphin (1670-1682).
Les saints Pores au PelU Concile.
Lorsque Louis XIV déclara dès les premières jours de
septembre 1670 au duc de Montausier, gouverneur du Dau-
phin, qu'il avait choisi (3) M. de Condom pour précepteur
du royal enfant (i) et Huet pour sous-précepteur, Bossuet
objecta ses devoirs d'évèque, inconciliables avec les fonc-
tions de précepteur, qui devaient l'éloigner de son diocèse,
alors que le Concile de Trente faisait de la résidence une
(I) Bossuet, p. ."iO-.-il.
{■2) On comprend, à la lecture de cette page, que M. Lanson s'écrie : « Faut -il
après cela laire honneur au Vicait-e Savoyard d'avoir inventé dans la littérature
française le lever du jour? »
(.'<) Ce choix de Louis MV fut tout spontané et ne vint pas du duc de Montau-
sier, coniniu l'a affu-nié dans la ]'{'(■ de ce personnage le P. Le Petit, jésuite :
Montausier préférait Huet.
('.) Le Père Dom Denis de Sainte-Marthe disait, en l()8."i, à Bossuet dans VEpiln'
ilédicnluirc de son Trriilè de la Confession : << Tant d'excellentes qualités vous
ont lait choisir par Louis le Grand pour le dépositaire de son plus précieux Ire-
sor, et s'il m'est permis de parler ainsi. i)our le second père d'un lils digne de
lui >.
LES ÉTUDES PATKISTIQUES DE BOSSUET. 53
oblig-ation. Le roi comprit ses honorables scrupules; il en-
gagea M. de Condoin, dont les bulles étaient arrivées depuis
la fin de juin, à se faire sacrer et à suivre l'inspiration de
sa conscience. Bossuet consulta quatre docteurs, dont l'un
était le coopérateur du vénérable M. Olier, Raguier de
Poussé , curé de Saint-Sulpice, et l'autre l'ami de saint Vin-
cent de Paul, Hippolyte Ferret, curé de Saint-Nicolas du
Chardonnet. Ils furent unanimes à déclarer que Bossuet de-
vait au moins essayer de concilier ses devoirs d'évêque avec
les fonctions si importantes pour le royaume et pour l'Église
que Louis XIV voulait lui confier. Le prélat répondit en ce
sens à Sa Majesté qui, le jour même, le 5 septembre, le
nomma précepteur du Dauphin (1). Il ne devait entrer en
charge qu'au mois de décembre suivant; en attendant, il
fut sacré évêque (2) le 21 septembre, à Pontoise, en présence
de l'Assemblée générale du clergé de France, qui y était
réunie depuis le mois de juin , et dont l'abbé de Fromen-
tière, plus tard évêque d'Aire, se fit l'interprète heureux
en disant à Bossuet: « Il ne faudrait. Monseigneur, d'autres
sujets de vous estimer que le choix que fait de vous le roi
du monde le plus pénétrant et le plus judicieux, pour
remplir des places aussi importantes que celles où il vous
élève... Mais l'approbation de tout le royaume s'est jointe
à celle du roi (3). »
Bossuet prit possession de l'évêché de Gondom le 21 no-
vembre 1G70; mais sa conscience l'obligea à donner sa dé-
mission, dès le mois de juillet suivant (4). Il avait prêté
serment comme précepteur du Dauphin, le 23 septembre
1670 (5) , et il devait rester à la cour jusqu'en février 1682,
(1) Le brevet royal n'est pourtant que du 13 septembre. Le roi s'y félicite d'a-
voir « choisi le précepteur de son fils entre tous les prélats de son royaume ».
{'2} Le prélat consccrateur fut Cliarles Maurice Le Tellier, coadjuteur de Reims,
assisté de l'évéque de Verdun. Armand de Mouchy d'Hocquincourt , ancien com-
mensal de Bossuet au doyenné de Saint-Tliomas du Louvre, et de l'évéque d'Au-
tan, de Roquette, « du clergé de M. le Prince ».
(3) La Gazette de France du HTi septembre 1070 disait que « l'abbé de Fromen-
tiéres avait fait un très beau discours sur le sujet de celte action », le sacre de
Bossuet.
(4) Elle ne devint officielle qu'après l'agrément d'Innocent XI et la nomination
de rahl)é de Thorigny (de Goyon de Matignon) au siège de Condom (oct. 1671).
(o) En décembre 1071 , Louis XIV donna à Bossuet le prieuré de Saint-Étiennc
54 BOSSUET ET LKS SAINTS PERES.
pendant plus de onze aniv'ics ^ soit à titre de précepteur,
jusqu'en 1G80, soit à titre de premier aumônier de Madame
la Dauphine, à partir de 1680.
Pendant ces onze années, Bossuet fut « un évêque au mi-
lieu de la cour », comme devait le dire plus tard xMassillon,
prononçant en 1711 l'Oraison funèbre de Monseigneur le
Dauphin (1). C'est assez dire qu'il continua sa vie labo-
rieuse et édifiante, que la lecture de l'Ecriture sainte et l'é-
tude des Pères demeurèrent sa passion favorite.
Gui Patin nous a conservé le souvenir (2) d'un discours
prononcé par M. de Condom, le 14 décembre 1670, sur l'é-
loquence des livres sacrés, à l'Académie Lamoignon, en
présence de Boileau, Pellisson, Fléchier, Ménage, Huet,
Fleury, Bouhours, Rapin, Gilles Gossart, Blondel , Baillet,
Tavernier, Ducange, Gui et Charles Patin et les deux La-
moignon. Il aurait parlé tout aussi savamment de l'élo-
quence des saints Pères.
On sait d'autre part, par les Mémoires de l'abbé Le
Dieu (3) , « qu'il était alors appliqué tout entier à former
Monseigneur le Dauphin » , que « l'antiquité grecque et
latine repassa sous ses yeux, poètes, orateurs, philosophes
et historiens » ; « qu'entre les poètes grecs, il ne s'attacha
qu'à Homère ; qu'il le savait aussi bien que Virgile et Ho-
race, et qu'il en récitait des vers avec la même facilité « ;
qu'Homère « était un de ses délassements » et que , « tout
endormi, il fit un beau vers hexamètre grec »; que « Vir-
gile et Horace ne lui étaient pas moins familiers » ; qu'on
n'allait jamais à la campagne sans Virgile ; « qu'il ne cessait
de vanter la douceur de ses vers » , et qu'il faisait « des
fables latines dans le goût de Phèdre (4) ».
Mais « quelque occupation que l'évèque de Condom eût
à la cour, dans l'instruction des Nouveaux Catholiques, avec
de Plessis-Grimoult, prés de Caen, diocèse de Rayeux, un bcnénce de ;>,000 livres.
Kn juin iti'H, il le nomma encore titulaire de l'abbaye de Saint-Lucien de Beau-
vais.
(1) Dans la Sainte-Chapelle de Paris.
(4) Lettre du 15 décembre KiTO. — Voir aussi Huet. liayle, Floquet.
(:j)T. I. p. l.>2, I'p2et suiv.
(i) Ibidim, p. I'.l.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 55
son travail ordinaire pour Monseigneur le Dauphin », avec
« ses occupations extérieures et de grand éclat (i) », « il
s'en faisait de particulières avec ses amis, qui n'étaient ni
moins édifiantes, ni moins utiles ». « Il lui vint cette bonne
pensée de faire entre eux, en commun, une lecture publi-
que de l'Écriture sainte, où chacun fournirait ce que Dieu
lui donnerait. » Le dessein « fut exécuté pour la première
fois à Saint-Germain, en 1673, un premier dimanche de
l'Avent, après le sermon, pour tenir lieu des vêpres, qui
ne se disaient pas au château... Quelqu'un dit : Ceci fst un
Concile; et depuis, on a toujours ainsi nommé cette assem-
blée, qui parut encore plus vénérable par ce beau nom. »
C'était trop peu de parler de la Bible, d'haïe, par lequel
on commença, du Pentateuque , de Job , des Psaumes , des
Cantiques, des Prophètes, sous les ombrages de Saint-Ger-
main, ou à Versailles, dans la célèbre « allée des Philoso-
phes » : on se réunissait à jours fixes « chez M. de Condom »
et « il y avait aussi à diner pour ceux à qui leurs emplois
permettaient de faire au prélat l'honneur de prendre place
à sa table ». Le -Concile était brillamment composé de Pères
laïques, comme La Bruyère, Pellisson, Caton de Court, Cor-
demoy, le comte de Troisville , le maréchal de Bellefonds;
de rabbins, ainsi qu'on appelait les Orientalistes, Eusèbe
Renaudot, Barthélémy d'Herbelot, les deux frères Veil, Ni-
colas Thoynard; et de théologiens, d'érudits, comme Huet,
Fénelon, Gallois, Mabillon, enfin l'abbé Fleury, secrétaire,
et Bossuet, président, àme du Concile : tous les amis du
prélat lui avaient décerné le nom de Père grec (2). « C'est
l'ouvrage de plusieurs siècles, que de joindre ensemble,
une seconde fois, un aussi grand nombre d'hommes extra-
ordinaires. »
Dans une réunion si pieuse et si savante , les saints Pères
ne pouvaient être oubliés : on les citait comme des oracles.
« On avait recours à saint Jérôme et aux plus célèbres com-
mentateurs... M. de Condom consultait les saints Pères avec
(I) T. I, p. 165-1C<Î-I67.
(-2) Lettre de l'abbé Le Dieu. 5 nov. ififKî, citée par Floquet, t. I, p. 237.
56 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
les plus habiles interprètes , et sans même oublier les cri-
tiques [i). » Ceux qui ont vu la célèbre Bible du Concile,
annotée par Bossaet lui-même et par l'abbé Fleury sous
la dictée de Bossuet, affirment « quiuie foule de Pères y
sont cités, spécialement saint Jérôme et Théodoret (2) ».
§ VI. — Los saints Pères dans les discours et les autres œuvres
de Bossuet, précepteur du Dauphin.
Les ouvrages composés par Bossuet à cette époque (1G70-
1G82) attestent qu'il se nourrissait de plus en plus de la
lecture des saints Pères.
Les années consacrées au préceptorat du Dauphin furent,
au point de vue de la prédication, des (( années d'un per-
pétuel silence », à peine interrompu par cinq discours très
remarquables qui nous sont parvenus et deux ou trois al-
locutions perdues (3). — Les cinq Sermons qui nous restent
sont: celui de la Pentecôte, 5 juin 1672, dont l'abbé Le
Dieu nous « raconte l'eCPet merveilleux à Saint-Germain,
en présence de la reine (le roi étant à sa campagne de Hol-
lande), oiî ce prélat (Bossuet) attendait son auditoire jus-
qu'à lui faire répandre des larmes de joie, en expliquant
les dons du Saint-Esprit (4) » ; celui de la Profession de
M^'° de la Vallière (/^ juin 1675) (5), dont M"'= de Sévigné,
qui n'en parlait, il est vrai, que par ouï dire, écrivait à tort
à sa fille qu'il n'avait pas été « aussi divin qu'on l'espé-
rait »; celui de Pâques 1681, quatrième des éditions or-
dinaires; le fameux discours sur r Unité de l'Eglise et le
Sermon de Vêlure de iMarie-Anne de Saint-François Bailly
(5 décembre 1681).
Dans ces cinq discours, on relève quatorze citations de saint
(1) Mémoires de Le Dieu. I. I, p. Kid-ltiK.
(2) Ce sont les paroles du P. de la Broisc, écrivant à l'auteur de ce travail, le
7 février 18!»2.
Ci) Il s'agit des Exhortations prononcées le jour de la première Communion du
Dauphin (Noël, 1074) et d'une allocution aux liahitants de Grandvilliers (diocèse
, de ISeauvais), après l'incendie de ce bourg (sept. IG80).
(4) Mr7noi7T.1, t. 1, J). Km.
(.■>) Uossuet y dit dans l'cxorde : « .le romps un silence <lc tant d'années, je lais
entendre une voix que les chaires ne connaissent plus. •'
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSU ET. 57
Augustin, cinq du « docte Tertullien, ce grand homme»;
cinq de saint Bernard, trois de saint Grégoire le Grand,
deux de saint Irénée, deux de saint Cyprien, deux de saint
Optât, une de saint Jean Chrysostome, d'Origène, de saint
Théodoret, de saint Pierre Chrysologue, de saint Léon,
d'Eusèbe de Césarce, de saint Hilaire de Poitiers, « du
grand saint Prosper », de saint Grégoire de Nazianze, « du
grand pape Innocent I" ». On y remarque surtout des
noms de Pères dont Bossuet n'avait pas encore invoqué le
témoignage : saint Jean Climaque, « le grand Cyrille de
Jérusalem », saint Yves de Chartres, saint Césaire d'Arles,
saint Avile, « ce docte et saint évêque de Vienne, ce grave
et éloquent défenseur de l'Église romaine », saint Rémi,
et Hincmar, archevêque de Reims. Bossuet cite encore dans
son Sermon sur r Unité de l'Église , qui est un véritable mo-
nument de science et d'érudition, les papes Ânastase II, Pe-
lage II, Adrien \% Alexandre III, Innocent III, Grégoire IX,
Urbain VI , Pie II , les Capitulaires de Charlemagne et de
Louis Le Pieux, les Lettres d'Henri II d'Allemagne et d'Ed-
gar d'Angleterre, enfin, un nombre infini de Conciles, tant
généraux que particuliers, en qui il voit comme dans les
Pères les organes de cette Tradition, dont il est le défen-
seur jaloux, « l'Afrique, les Gaules, la Grèce, l'Asie, l'O-
rient et l'Occident unis ensemble (1). »
Certes, jamais aussi Bossuet n'avait tant mis à contribu-
tion dans ses discours les œuvres des saints Pères.
Il invoquait encore leur témoignage à la même époque
dans ses travaux de controverse : — V Exposition de la
doctrine de l Église catholique , dont la première édition
parut à la fin de 1671 (2) et la seconde en 1679 avec un
Avertissement « très notable (3) », où l'on remarque, outre
fl) Sermon xiir rUnitc de l'Église, premier point, versus médium, t. VII, p. 88(»
de l'édition Bloud et Barrai.
(2) On sait que VExposition avait circulé d'abord en manuscrit, de la fin de I(î(i8
à ItiTl. ébranlant Paul Ferry, ramenant le marquis de Courcillon. de Dangeau, Tu-
renneet ses neveux, le comte de Lorge et le comte de Rozan. Bossuet ne la publia
que parce que deux minisires protestants, Jean Baillé et Philippe du Bosc, l'avaient
attaquée. (|uoique inédite encore.
(3) Le mot est de Floquet : Bossuet précepteur, p. ^i.
58 BOSSUET ET LES SAIiNTS PERES.
une foale de citations des Conciles anciens et modernes, des
passages de « saint Athanase (1) et saint Hilaire (2), les deux
plus illustres défenseurs de la foi de Nicée » (3), de saint Au-
gustin, dont le nom revient souvent (iv, à plusieurs repri-
ses, VI, vil), et les noms de saint Basile, saint Ambroise,
saint Jérôme, saint Jean Chrysostome , saint Grégoire le
(irand, et plusieurs autres « grandes lumières de l'anti-
quité » ; et surtout saint Grégoire de Nazianze, qui est ap-
pelé « le Théologien par excellence (III) »; — la Conférence
avec M. Claude, ministre de CJiarenton, sur la matière de
r Église, « conférence fameuse dont l'Église, dont le monde
ont retenti (4) », dont Fénelon disait, en 1705, que c'était
<( l'ouvrage le plus célèbre que Bossuet eût composé dans
sa vie tout entière (5) », et dont la Relation, « faite sur
l'heure (6) » par le grand évèque (commencement de mars
1678), quoiqu'elle n'ait paru qu'en 1682, contient des allu-
sions aux divers Conciles contre les Ariens, et à l'autorité
de « saint Athanase , de saint Basile , de saint Grégoire de
(1) Saint Athanane (291-373), né à Alexandrie, fut élu par le peuple patriarche
de cette ville, après avoir mené la vie ascétique auprès de saint Antoine et rédige
en partie les décrets de Nicée. Ses combats, son génie servirent plus à l'agrandis-
sement du ciiiistianisme que toute la puissance de Constantin. Cet homuie lutta
tour à tour contre les païens, les sectaires, les évéques jaloux de sa gloire, les
empereurs (Constantin, Constance, Julien, Valens) ofl'ensés de son altière indé-
pendance; et dans cette orageuse carrière (Il fut chassé cinq fois violemment de
son siège patriarcal) pas un moment de repos, ou de faiblesse. Un de ses retours
à Alexandrie, sous Julien, fut en Egypte une fête telle que l'empire romain n'en
connaissait plus, depuis l'abolition des triomphes. — J>es Œuvres de saint Atha-
nase ont été publiées par Montlaucon avec une traduction latine, Paris, 3 vol.,
1098. « C'est le dialecticien des mystères, dit Villemain... I/intrépidi;, le magna-
nime Athanase » a un a génie précis et impérieux... On dirait, à l'entendre, un
législateur plutôt qu'un apôtre, tant il analyse et discerne avec une subtile ri-
gueur les élémenls de la croyance dont il éclaire les âmes »... C'est le grand doc-
teur de la foi... Il semble qu'il ne veut pas être un orateur, mais le dépositaire
impassible de la vérité. Sa puissance et sa gloire sont placées plus haut que les
tribunes de la terre. »
(-1) Saint IlHairc de Poitiers (300? — 3(i7), né de iiarents nobles, mais païens.
se convertit à la foi catholique dont il devint le défenseur intrépide contre les
Ariens, après son élévation à l'épiscopat vers 330. Orach; des conciles de Milan,
de Béziers, de Séleucie, pendant son exil en Phrygie, il a laissé des Traités (de
la Trinité, des Synodes, sur saint Matthieu), qui i'ont fait surnommer par saint
Jérôme le Rhône de l'éloquence latine. U a été l'Athanase de l'Église d'Occident.
(3) AvertisKrment.
('*) Ce sont les paroles de l'abbé Anselme dans VOraison funèbre du maréclial
rie I.orge, il novembre 1703.
(■>) Instruction pastorale sur le cas de conscience. 20 avril 170:i.
((i) I'"lo(|uet : Bossuet précepteur, p. 380. — Voir aussi l'Avertissement de la Con-
férence.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE lîOSSUET. 59
Naziaiize, de tant d'autres saints évèques », d'Origène, de
Justin Martyr, de saint Ambroise, de saint .lérôme, de saint
Chrysostome , de saint Aui;ustin, avec lesquels « nous avons
treize cents ans, de l'aveu de notre adversaire, pour la
prière des saints et pour Tlionneur des reliques (1) ».
Les œuvres pédagogiques de Bossuet (2), le Traité de la
connaissance de Dieu et de soi-même, publié après sa mort,
en 1722 (3); la Logiqiw (1828) (4), le Traité des cau-
ses (5), le Traité du liljre arbitre (6), V Histoire abrégée de
France (7), le Discours sur lliistoire universelle (mars 1681)
et la Politique tirée des propres paroles de T Écriture sainte,
parue en 1709, ne comportaient pas, semble-t-il, de nom-
breuses citations des saints Pères. — Néanmoins, Bossuet,
débordant en quelque sorte « des belles paroles » des Doc-
teui*s de l'Église, les fait intervenir à chaque instant, jus-
que dans sa Logique, où il invoque six fois saint Aug"ustin et
ses ouvrages De Magistro, de Vera Religione, De Cici-
tate Dei, etc. — Le Traité de la Connaissance de Dieu
et de soi-mémr cite plusieurs fois « saint Thomas et les au-
tres docteurs de l'Ecole », à propos de l'âme des bètes et de
l'immortalité de l'àme (chap. v). Une note relevée dans le
manuscrit de Bossuet (chap. iv") signale une démonstration
oubliée de saint Augustin, Boèce et saint Thomas ». —
Dans le Traité du libre arbitre , saint Augustin est cité
(I) Bossuet cite encore, vers la fin de sa Relation [suite de la Conférence), deux
textes importants de saint Augustin et de Tertullien.
("2) Nous ne pailons ni de la Grammaire lat.i/ie, composée par Bossuet pour le
Dauphin et recopiée en IWtO pour le duc de Bourgogne, ni d'une Prosodie perdue,
ni des Modèles d'('critii,re pour le Dauphin, une trentaine de phrases, publiées
pour la première fois en 1881 par M. Aug. L. Ménard [Œuvres inédites de Bossuet,
t. l, Préface XLV et suivantes), ni des Sentences pour M^'' le Dauphin choisies par
AP' l'évéqve de Condom , au nombre de 109, 55 tirées des philosophes et historiens
grecs ou de Cicéron, et 54 de la Bible.
(3) Il fut alors attribué à Fénelon. il reparut en 1741 sous le nom de son auteur,
mais plus altéré et plus défiguré qu'en 1722. l.'abi)é Pérau en 1743 et les éditeurs
de Versailles en 1818 reproduisirent ce texte fautif. C'est à l'abbé Caron, de Saint-
Sulpice, que revient l'honneur d'avoir donné en 1846 la première édition exacte
de ce chef-d'œuvre.
(4) C'est Flo(|uet qui l'a publiée.
(5) C'est Nourrisson qui l'a édité d'après une copie de Floquet.
(6) Il a été publié en 1731, par le neveu de Bossuet, évoque de Troyes.
(7) Elle fut publiée en 1747, sous le nom du Dauphin; mais Bossuet s'en était
déclaré l'auteur dans la Controverse du quiotismc : Remarque sur In Réponse d'-
Aï, de Cambrai à la Relation.
60 BOSSLliT ET LES SAINTS PERES.
chap. m, IV, v, surtout à propos de la prescience divine , et
Bossuet défend Topinion de saint Thomas, le Docteur an-
gélique , dite de la prémotion ou prédéterminât ion physi-
que. — Le Discours sur T Histoire universelle , qui renferme
tant de citations d'auteurs profanes et des textes de tous
les historiens grecs, latins et juifs, comme Josèphe et
Philon , fait une large part aux Pères de l'Église : on y ren-
contre plus de vingt fois le nom d'Eusèbe de Césarée, treize
fois celui de saint Augustin , dix fois celui de Tertullien ,
neuf fois celui d'Origène, six fois celui de saint Irénée,
cinq fois celui de Lactance, quatre fois celui de saint Jérôme,
trois fois celui de saint Justin et celui de saint Grégoire
de Nazianze , deux fois celui de saint Jean Chrysostome et
de saint Épiphane , une fois celui de saint Basile, de saint
Âtlianase, de saint Grégoire le Grand, de saint Cyprien,
d'Arnobe, de saint Théodoret, de saint Denis d'Alexandrie
et de Grégoire de Tours. — Dans la Politique tirée des pro-
pres paroles de V Écriture sainte, saint Ambroise est cité
douze fois, saint Augustin dix fois, Tertullien sept fois,
saint Irénée deux fois, saint Grégoire le Grand, saint Jé-
rôme, Grégoire de Tours, Eusèbe, Lactance, saint Denis
l'Aréopagite, « le docte et pieux Gerson » une fois; de plus,
au liv. VII, Bossuet énumère tous les Pères des Gaules de-
puis saint Pothin et saint Irénée, jusqu'à saint Hilaire, saint
Martin, saint Rémi, saint Avite, qui ont cru à la primauté de
rÉglise romaine, et tous les Papes qui, comme Anastase II,
Pelage II, Paul I", Alexandre III, ont rendu hommage à la
foi catholique des Français et de leurs rois. — Enfin, nous
savons parla célèbre lettre de Bossuet à Innocent XI, De his-
titutione Delphini , 8 mars 1679, que Tillustre précepteur,
s'il n'expliquait pas à son royal élève les ouvrages des
Pères, comme la Bible, surtout V Evangile, les Actes^ des
Apôtres et les Épitrcs de saint Paul, lui faisait apprendre les
actes des Martyrs les plus illustres et les Vies des Pères ,
Vitas Patrum.
On peut donc dire en toute vérité que Bossuet et les
.saints Pères étaient inséparables à l'époque du préceptorat
LES ÉTUDES PATRISTIQLES DE BOSSUET. 61
du Dauphin, comme à l'époque de Navarre, de Metz et de
la prédicatiou à Paris.
ARTICLE V
Études patristiques de Bossuet à Meaux
'8 février 1682 - 12 avril 1704 .
L'épiscopat de Bossuet dura vingt-deux à vingt-trois ans
et le vit mêlé aux plus grandes affaires — soit dans son dio-
cèse, où la prédication de la parole de Dieu était sa grande
occupation (1), avec l'instruction et la conversion « des
frères errants » ou des nouveaux catholiques (i2) , et avec
les soins de prédilection qu'il croyait devoir aux âmes pures
et ferventes qui s'étaient spécialement consacrées à Dieu
dans la vie rehgieuse (3 1 ; — soit en dehors de son diocèse,
au sein des Assemblées du clergé de France, dont il fut, la
(I) Nous savons par l'abbé Le Dieu, Mémoires, p. 18-2, que Bossuet, ayant pris
possession le dimanche, 8 février l(i8-2, de l'évêclie de Meaux, auquel il avait été
nommé le -2 mai l(j8l et préconisé le 1" novembre, prêcha dans sa cathédrale dès
le mercredi suivant, jour des Cendres, et « déclara qu'il se destinait tout à son
troupeau et consacrerait tous ses talents à son instruction. Il s'engagea « à prêcher
toutes les fois qu'il oflicierait pontilicalemcnt el jamais aucune affaire, quelque
pressée qu'elle fût, ne l'empêcha de venir célébrer les grandes letes avec son
peuple, et leur annoncer la sainte parole. » —Ce témoignage est confirme par celui
de Rochard, lieutenant des chirurgiens du roi , à Meaux, dans son Journal histo-
ritjue ou Grand Recueil, dont le prieur de Saint-laron, Dom René Gillot, nous a
conservé ce qui concerne la prédication du grand orateur, et par celui de Rave-
neau, curé de Saint-Jean les Deux-Jumeau\. qui ne va malheureusement que jus-
qu'en ItMiS. Bossuet. d'ailleurs, a tenu admirablement sa promesse, et M. l'abbé
l.ebarri a relevé la mention ou même l'analyse de plus de trois cents discours ou
exhortations, prononcés en vingt-deux ans d'épiscopat.
{•2) M. l'abbé Lebarq , dans son Histoire critique de la Prédication de Bossuet,
deuxième partie, chap. ni, p. Si'i-S-i", signale les nombreuses missions que Bos-
suet filou fit faire soit pour les anciens, soit pour les nouveaux catholiques, dans
sa ville épiscopale et dans les paroisses du diocèse, avant et après Iol Révocation
de l'édit de Nantes (-20 octobre U»:i). Ces missions sont celles de Meaux (lti84),de
Coulommiers (I08.">). de la Ferté-sous-Jouarrc, de Lizy. de Nanteuil-les-Manteaux,
(IG8,'>), de Claye. de Mesnil-Amelot (KiSii), de Nanteuil-le-Haudouin ( 168" ). de
Joui-le-Chatel, de Crouy (l(j88), de Bouleurre, de Silly (168!»), de Meaux (l(iO-2). de
Faremoutiers (1000).
(3) Il faut voir les visitandines de Meaux exprimer dans leurs Mémoires leur
reconnaissance et leur admiration pour ce prélat , qui s'était élevé si haut dans
l'estime de son siècle « par la sublimité de sa science et par son génie prodigieux »,
et(iui. pourtant. « semblait venir du fond d'un désert pour apprendre à aimer
Dieu souverainement et à mépriser le monde et ses maximes •. Que de sermons
de vêture, d'allocutions, d'exhortations, do conférences, d'élérations Bossuet
jjrononça à Meaux, à Jouarre , à Faremoutiers. à Coulommiers. à Collinances, à
Rosoy, à Crécy, à Pont-aux-Dames . et même à Paris, aux Carmélites, aux Béné-
dictines, à Torcy. à l'Hôtcl-Dieu. etc.:
62 BOSSL'ET ET LES SAINTS PERES.
gloire et l'oracle, sinon en 1682 (1), du moins en 1700 (2) ; —
soit dans les discussions avec les protestants de France (3 ,
d'Allemagne (V j et d'Angleterre (5}, discussions que Bossuet
dirigeait comme « le grand maître dans l'art de combattre
les hérésies (6), » le docteur « tout-puissant dans la dispute
et à qui il était impossible d'échapper » i7) , ainsi que par-
laient les catholiques, ou comme « le plus à redouter de
tous les controversistes pour la Réforme (8) » , « le plus
dangereux ennemi » des Protestants (9 ) , ainsi que le re-
connaissaient Basnag'e et Jacques Spon; — soit enfin, à l'é-
(I) L*attitude de Bossuet dans la fameuse assemblée de lnHi lui a valu de nombreu-
ses attaques de la part de l'abbé Rolirbacher, de l'abbé Réaume. etc. — Ils oublient
que l'évcque de Meauv empêcha alors un schisme, une rupture de l'Église de
France avec l'Église romaine, schisme et rupture dont ne s'eirrayaient nullement
des prélats courtisans, comme M. de Harlay, archevêciue de Paris, Le Tellier, ar-
chevêque de Reims , de Choiseul, évêque de Tournay, etc. Ils en auraient même pris
l'initiative, et c'est pour les en empêcher que Bossuet rédigea la déclaration du
19 mars l(i8-2 au lieu et place de M. de Tournay, qui niait l'indéfeclibilité et du Pape
et de l'Église elle-même.
Ci) Il fut mis à la têie de la commission chargée d'examiner 162 propositions,
qui furent réduites d'abord à M't. puis à 1-2" : quatre étaient jansénistes, cincf
pélagieunes ou semi-pélagiennes, et les autres résumaient la morale relâchée. Bos-
suet rédigea le rapport sur ces pi-opositions avec tant de précision et de clarté
que six jours suflirent à l'assemblée pour se mettre en état de prononcer son ju-
gement. Ce jugement fut porté à l'unanimité, malgré les divergences d'opinion
des evê(iues. « C'est peut-être, dit le cardinal de Baussct, une des circonstatices
de la vie de Bossuet, où il montra avec plus d'éclat combien il était supérieur à
toutes les petites passions, qui dégradent trop souvent des hommes et des carac-
tères d ailleurs estimables. » (Histoire de Bossuet , liv. XI, il.)
(3) Bossuet publia contre eux, après la Conférence avec M. Claude, les Réflexions
sur un écrit <le M. Claude, le Traité de la Communion sous les deux espèces, la
Tradition défendue sur lu matière de la communion sous une espèce , Explication
de quelques difficultés sur les prières de la messe, à un nouveau catholique, l'His-
toire des Variations (I<i88), la Défense de l'Histoire des Variations , 16!>l , et les six
Avertissements aux Protestants, 1089-i)l.
(4) Bossuet fut consulté par le pape Clément XI sur un projet de réunion des
Luthériens à l'Église catholique, il y a dans ses Œuvres, à cote des Pièces concer-
nant un projet de réunion des protestants de France, un Recueil de dissertations et
de lettres, composées dans la vue de réunir les Protestants d'Allemagne de la Con-
fession d'Augsbourg à l'Église catholique, des Règles à ce sujet, un Projet de réu-
nion, etc. — Ou connaît la Correspondance échangée à ce i)ropos entre Bossuet et
Leibniz, qui y renonça pour des motifs politiques, afin de ne pas compromettre
les droits de la maison de Hanovre au trône d'Angleterre.
(.')) Dans les |)icces justilicatives qui accompagnent le livre Vil de son Histoire de
Bossuet, le cardinal de Bausset montre comment Bossuet convertit des protestants
illustres, entre autres niilord Perth, grand chancelier d'Ecosse {lG8.";),et milord
Lovât, gentilhomme écossais (ITOH).
(0) c'est l'évêque de Saintes. Guillaume du Plessis Geste de la Brunetière qui
parle ainsi dans {'approbation du livre de l'abbé de Cordemoy : Éternité des peines
de l'enfer, l(>!>7.
'') Saurin, ïilogc de M. l'évêque de Meaitx, Journal des Savants, 8 sept. 1704.
(8) Cet aveu de Basnage est rapporté par l'abbé d'Artigny dans ses Nouveaux
Mémoires ; 1 749.
(9) Lettre de .Jacques Si)on à l'abbé Nicaise. 1 1 avril l(i,"<l.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. Gâ
poque des débats passionnants de la querelle douloureuse
du Quiétisme (1) et des longs démêlés avec Richard Si-
mon (2 , ou avec le P. Quesnel, de l'Oratoire (3).
Malgré tant de travaux, écrasants pour tout autre que
pour un Bossuet, le grand évèque de Meaux ne se lassait pas
d'étudier les saints Pères avec une véritable passion.
En effet, Le Dieu nous affrme que Bossuet, « pendant
toute sa vie, et encore l'été de 1703 » , après sa fièvre du
mois d'août, se rendait à la cour pour y continuer avec
ses amis, les Pères du Concile, leurs études à la fois bibli-
ques et patristiques. « C'était un bel exemple, surtout à
Versailles, où cette troupe se faisait remarquer davantage
dans le petit parc , dans l'allée qu'ils avaient nommée des
Philosophes , dans l'île Royale et ailleurs. Ce vieillard , vé-
nérable par ses cheveux blancs, dont le mérite et la dignité,
joints à tant de bonté et de douceur, lui attiraient les res-
pects des petits et des grands, dès qu'il se montrait, mar-
chait à la tête , résolvant les difficultés qui se proposaient
sur la sainte Écriture, expliquant un dogme, traitant un
point d'histoire, une question de philosophie. Avec une po-
litesse charmante, il y avait une entière liberté : on y par-
lait de tout indifféremment et sans contrainte; les belles
lettres y étaient honorées par le récit des plus beaux en-
droits des poètes anciens i et modernes; on y lisait aussi
des discours académiques et autres ouvrages nouveaux. Lui-
même, ce grand homme, toujours naturel, simple et mo-
deste jusqu'à la fin, faisait lire ses propres ouvrages à la
(i) Celte querelle, sur laquelle on a tant écrit, dura de l()!)7a 16!»o, époque de lu
condamnation des Maximes des Saints, ou plutôt Jusqu'en 1700, où Bossuet fit à
l'Assemblée du clergé le rapport de tout ce qui s'était passé dans l'affaire du Quié-
tisme. Bossuet était convaincu • qu'il y allait de toute la religion ». De là son ar-
deur, qu'on a trouvée excessive. Mais elle lut excitée par les faux-luyanls de
Fénelon ; d'ailleurs , Bossuet lit des avances [)our se réconcilier avec lui , des KiOît.
("2) C'est le 1'. de la Broise qui, dans Bossuet et la Bible, a le mieux raconté la
l)olémique de Bos<uet de Richard Simon. Elle commeuça en 1C78, où Bossuet lit
sup()rimcr VUistoire critique du Vieux Testament. Elle reprit en 1689 et dura jus-
(]u'à la mort di; M. de Meaux.
(:5) C'est le Problème ecclésiastique, 1698-1699 (?) — qui faut-il croire, M. de Noailes
approbateur des Réflexions morales, du P. Quesnel, ou M. de Noailles, censeur de
l'Exposition de la foi, par Barcos. neveu <lu fameux abbé de Saint-Cyran —qui dé-
chaîna la guerre fatale dont l'Église de France devait souffrir si longtemps au dix-
huitiéme siècle.
64 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
compagnie, les soumettait à sa censure , et profitant des
avis des plus simples, il faisait faire à l'heure même. les
corrections qu'on demandait. Ainsi fut lue et corrigée toute
sa Politique, dans les promenades de son dernier séjour de
Versailles, voulant enfin la donner aux pressantes sollici-
tations du public. Telle fut, au milieu des palais et des jar-
dins de Louis le Grand, cette académie de sagesse, où pré-
sida Tévêque de Meaux, comme lit autrefois l'illustre et
saint Alcuin dans la célèbre école du palais de Gharle-
mag'ne f 1) » — Bossuet publia une partie des Notes rédigées
au Concile : la Dissertation sur les Psaumes , Dissertatio
de P salmis , Liber Psalmorum (1691) (2) , Supplenda in Psal-
mos (1693) (3), Libri Salornonis j Proverbia, Ecclesiastes ,
Canticum Canticorum , Sapientia^ Ecclesiasticus cum notis,
parus après VExplication de r Apocalypse (1689) (4) et
avant l Explication de la prophétie d'Isaïe sur l'enfantement
de la sainte Vierge et du Psaume XXI (11 mars 1704) (5).
« Son dessein, dit Le Dieu (7), était de donner (les notes de
la Bible du Concile) au public , et non seulement sur les
livres qu'on vient de dire, mais encore sur tout le corps de
la Bible et aussi bien sur le Nouveau Testament que sur
l'Ancien, comme il s'en explique dans son épitre dédicatoire
des Psaumes. » Or, les saints Pères étaient toujours ses gui-
des dans les travaux d'exégèse que son zèle lui faisait en-
treprendre , tout comme dans ses prédications et ses divers
ouvrage de polémique.
§ 1. — Derniers Exlrails de saint Augustin.
L'abbé Le Dieu affirme (8) que « les dernières remarques
(1) Mcnioircs de I.e Dieu, t. 1. p. i:{l)-137.
{■2) Cet ouvrage est ad cessé au clergé de Meaux.
(;{) Grotius ayant prétendu «lu'on ne trouvait rien dans les Psaumes qu'on put
rapporter au Messie et (|ue c'était la raison ])our la(|uelle les Apôtres ne les avaient
jamais cités. Bossuet réfuta cette erreur dans quelques pages fortes et substantiel-
les, Supplément au livre des Psaumes.
('») C'était une réponse à V Accomplissement des Prophéties de Jurieu.
(■"i) C'est dans l'intervalle ipie lui laissaient les horribles souffrances de la pierre
que Bossuet composa celle admirable Explication. Il y goûtait un cliarme divin et
> |>uisait des forces sui'nafurcUes.
(ti) Mémoires, t. I. p. I(i«.
(8) Ibidem, \t. 50.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. Cf.
de Bossuet (dans les Extraits de saint Augustin, aujour-
d'hui perdus pour nous, mais que le secrétaire de lévèque
de Meaux avait eus entre les mains) étaient tirées particuliè-
rement des Sermons mêmes du saint, de ses Traités sur
saint Jean et de ses Commentaires sur les Psaumes, et
dans ce dernier ouvrage il s'attachait surtout à la morale ».
Cela nous prouve que Bossuet est demeuré fidèle jusqu'à
la fin de sa vie à l'habitude de sa jeunesse : lire la plume
à la main, et prendre des notes, « des desseins de sermons,
des divisions, des preuves » (1).
« Il avait, dit Le Dieu, une édition in-8" des Psaumes de
saint Augustin, de sa Cité de Dieu et de ses ouvrages contre
les Pélagiens. C'est ce qu'il avait le plus lu ; le texte et les
marges en sont chargés de mille sortes de remarques ; il
ne pouvait se passer de ces livres, et il les avait toujours à
sa suite. Il n'avait pas moins lu les grandes éditions : celle
de Lyon de Grypse (2), qui demeurait à Paris et la première
qu'il lut, est toute marquée de sa main ; celle du grand Na-
vire (3), de la bibliothèque de Meaux, de même; et celle
des Pères Bénédictins (4-), la dernière venue, était encore
plus lue et la plus maj^quée; il l'estimait plus que les autres
et elle le suivait partout. » — Quelle perte pour nous que
celle de ces éditions précieuses de saint Augustin anno-
tées par Bossuet! Le Commentaire de Desportes par 3Ial-
herbe ne serait rien en comparaison du Commentaire de
saint Augustin par l'évèque de Meaux. « Il était tellement
nourri de la doctrine de saint Augustin et attaché à ses
principes (\\i A n'établissait aucun dogme , ne faisait aucune
instruction, ne répondait à aucune difficulté que par saint
(1) Mémoires, p. w.
(2) L'édition de Lyon en II vol. in-folio est de KWi. — Bossuet ne put s'en servir
qu'à Paris, après 1C<>4, et à Meaux.
(3) L'édition du Grand Navire, Parisiis , Magna Xan's, est l'œuvre des théolo-
giens de Louvain : elle parut en (> volumes en 1580 et en 7 vol. in-folio en ui'il. C'est
probablement cette dernière qu'avait Bossuet à Navarre et à Metz.
(4) Elle parut en 10 vol. de U>"<J à 1700 : doin Delfau. doni Constant, dom Blam-
pin et dom Guesnié en étaient les auteurs. Elle fut attaquée par les Jésuites et par
Fénelon . mais défendue par Bossuet, qui travailla avec Mabillon à la préface gé-
nérale. Rome l'approuva, malgré les efforts des Jésuites et de Fénelon pour la faire
passer pour janséniste.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 5
66 liOSSUET ET LES SAliSTS PERES.
Augustin; il y trouvait tout, et la défense de la foi et la
pureté des mœurs : témoin ses propres ouvrages dogma-
tiques, même le petit écrit publié contre l'opéra et la co-
médie, et enfin l'aiiaire du Quiétisme (1). »
L'al)bé Le Dieu est d'autant plus dans le vrai que la Lettre
au P. Cdffaro, théatin, 9 mai 169i, cite à plusieurs reprises
saint Thomas, saint Athanase , saint Cyprien, saint Au-
gustin (six fois), invoque partout la doctrine des Pères, « les
saintes délicatesses des Pères » , et que les Maximes et les
réflexions sur la comédie (2), sont pleines « des grands
noms de saint Thomas et des autres saints » : saint Augus-
tin y paraît quinze ou seize fois; il y a des pages entières
remplies de textes de la Soinme théologique et des Com-
mentaires du Docteur Angélique sur saint Paul ; saint Bona-
venture, saint Antonin, que Bossuet n'avait guère nommés
jusque-là, se trouvent cités à côté de saint Athanase, de
saint Ambroise et de saint Jean Chrysostome , mis large-
ment à contribution ^ar l'évêque de Meaux.
§ II. — Les saints Pères dans la (luerellc du Quiétisme.
Quant à la controverse du Quiétisme, voici comment le
duc de Saint-Simon, un homme du monde, apprécie dans
ses Mémoires l'usage que Bossuet avait su faire de l'au-
torité des saints Pères pour son Instruction sur les états
d'oraison, 'pdiVue en mars 1697, six semaines après les Ma-
ximes des saints , de Fénelon : « [Cette Instruction] était un
ouvrage en partie dogmatique , en partie historique de tout
ce qui s'était passé depuis la naissance de TafFaire jus-
qu'alors, entre lui, xM. de Paris et M. de Chartres d'une part ,
M. de Cambrai et M'"' Guyon de l'autre. Cet historique,
très curieux et où M. de Meaux laissa voir et entendre tout
ce qu'il ne voulut pas raconter, apprit des choses infinies, et
fit lire le dogmatique. Celui-ci clair, net, concis, appuyé
de passages sans nombre et partout de l'Ecriture et des
(I) Mrmoires de Le Dieu , t. I, p. M.
(-2) Elles ne sont que le développenicut de la LeUre au P. Caff'aro.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 07
Père>< ou des conciles, parut uu contraste du barbare, de
l'obscur, de l'ombragé , du nouveau , et du ton décisif de
vrai et de faux, des Maximes des Saints .'on le dévora s^us-
sitôt qu'il parut. L'un, comme inintelligible (1) , ne fut lu
que des maîtres en Israël; l'autre k la portée ordinaire, et
secouru de la pointe de l'historique , fut reçu avec avidité
et dévoré de même. Il n'y eut ni homme ni femme, à la
cour, qui ne se fit un plaisii* de le lire , et qui ne se piquât
de l'avoir lu , de sorte qu'il lit longtemps toutes les conver-
sations de la cour et de la ville. Le roi en remercia publique-
ment M. de Meaux. » Celui-ci fit paraître encore une Préface
sur rinstniction pastorale de M. de Cambrai, cinq autres
écrits sur le même sujet, et un Sommaire de la doctrine
du livre qui a pour titre : Explication des Maximes des
Saints, des conséqiiences qui en résultent, etc. Fénelon s'é-
tant appuyé sur l'autorité des théologiens mystiques et sco-
lastiques, qu'il prétendait favorables à ses opinions, Bossuet,
défenseur de la Tradition , ùta cette ressource à son adver-
saire da1is trois ouvrages latins qui parurent coup sur coup :
Mystici intuto; ScJiola in tuto; Quietismus redivivus. Dans
le premier, il défendait contre Fénelon sainte Thérèse et le
bienheureux Jean de la Croix, dont il venait de relire les
œuvres ascétiques ; dans le second , il montrait que les sco-
lastiques n'avaient rien de commun avec les quiétistes et
les erreurs de Molinos. Inutile de rappeler la Réponse àcjua-
tre lettres de M. de Cambrai et la Relation du quiétisme ,
écrasante pour Fénelon , si Fénelon n'avait pas eu « une de
ces modesties superbes et inflexibles , qui sont incapables
d'avouer une erreur : il pouvait s'humilier, se mépriser,
se faire petit, s'offrir aux coups, aux outrages, se cou-
cher dans la poussière ; mais de dire une fois bonnement
qu'il avait eu tort, qu'il s'était trompé, il ne le pouvait
pas... Donner lieu de dire que Bossuet l'avait fait chan-
(1) Ces jugements sévères de Saint-Simon sont d'autant plus remaniuables (|u'il
était l'ami de Fénelon, dont il a laissé un si beau jjortrait. ^ D'ailleurs. Saint-Simon
parle comme le chancelier d'Asuesseau dans ses Mémoires, comme Le Dieu dans
son Journal et l'ablx'r Plielipeaux dans sa Rulaiion de l'origine du progrès et de la
condamnation du (juiétixme.
68 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
gcr, se reconnaître convaincu, persuadé par celui qui avait
trompé tous ses calculs , voilà ce qui lui paraissait encore
plus impossible à subir. Tout lui paraissait préférable à
cette extrémité (1). » Il cria donc contre Bossuet et « ses em-
portements » , parce que Bossuet avait dit , pour s'excuser de
parler contre M""' Guyon, que c'était trop, « si cette Priscille
n'avait pas trouvé son Montan pour la défendre (2) ». Mais
il avait bien osé, lui Fénelon, qu'on veut faire passer pour
l'innocence et la candeur même, soutenir en public et en
particulier que Bossuet avait violé le secret de la confes-
sion! Il ne fit croire à personne que son illustre rival se fût
rendu coupable d'un crime si odieux. Il est vrai que Bossuet,
avec son esprit franc et droit, s'impatientait devant les « tor-
tillements » de Fénelon, les textes « mis à l'alambic »,
les chicanes de terminologie, les évasions, les finesses,
les contorsions de cet « esprit à faire peur (3) »; il s'ir-
ritait à la fin de l'attitude de Fénelon, qui jetait des cris
de victime égorgée, de juste crucifié, toutes les fois que
la logique impitoyable de son adversaire le clouait par
un argument irréfragable, qui lui faisait l'effet d'un ou-
trage. Il lui échappa donc des expressions souverainement
regrettables (4). Mais Fénelon mentit sciemment à plu-
{l) Bossuat, par Lanson. p. 400-iOl. — Voir aussi l'reuvre magistrafe et définitive
(le M. Croiislé, Fénelon et Bossuet, 2 vol. in-8^, Clianipioii, 18!)4-!to.
(2) Ceux qui reprochent tant à Bossuet ces mots de « Priscille et de Montan • ,
appliqués aux erreurs et non pas à la conduite privée de Fénelon et de M"" Guyon,
ne devraient pas oublier qu'il y a quelqu'un de plus coupable que M. de Meaux :
c'est le 1'. de la Hue, le célèbre jésuite, (|ui, prêchant aux Feuillants et parlant
du « |>ur amour des quiétistes », prononça les mots d'Héloïse et d'Abélard. « Tout
le monde comprit l'allusion »,dit un témoin oculaire. — Il est plus que probable
que Bossuet s'inspira de cette malice; mais il l'atténua singulièrement.
(3) « Je ne puis expliquer mon fond . disait Fénelon dans un moment d'abandon
avec un cher ami, Correspondance, t. VI. p. l!»i>. Il m'échappe, il me paraît changer
à toute heure. .Te ne saurais rien dire qui ne me paraisse taux un moment après.
Le défaut subsistant et facile à dire, c'est (pie je tiens à moi et que l'amour-
proprc me décide souvent.» -Cet aveu suffit à justifier la conduite de Bossuet ,
dauliint plus (jue Fénelon avait adopté, dans toute la (jucrelle, un système ingé-
nieux, mais déloyal .-on l'accusait d'erreur, il s'expli{]uait et l'explication était un
système tout différent, ((u'il remplaçait bientôt par un autre, et ainsi à l'infini.
('») Il écrivait à son nmeu, l'abbé Bossuet, le 1i septembre l(i!)S : « M. de Cambrai
est un homme sans mesure, qui doune tout à l'esiiril, à la subtilité et à l'invention,
qui a voulu tout gouverner et nn'-me l'État, par la direction, ou rampant, ou in-
solent outre mesure. » — Bossuet a écrit aussi : « Gnyonia sua! » mais en écar-
tant à iilusieurs reprises toute interprétation qui aurait pu porter atteinte à la
pureté des nnrurs de M. de Cambrai.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 69
sieurs reprises (1) et calomnia Bossiiet d'une manière in-
digne ; cependant , il avait été son ami , son obligé de bien
des manières, et le grand évêque de Meaux, « consommé
depuis longtemps dans la science de l'Eglise, dit d\\-
guesseau, couvert des lauriers qu'il avait remportés tant
de fois en combattant pour elle contre les hérétiques » ,
avait tous les droits au respect. La vérité triompha enfin,
et le bref d'Innocent XII, du 12 mars 1699, en condam-
nant le livre ào, l'Explication des Maximes des Saints avec
vingt-trois propositions qui en étaient extraites, fournit
à M. de Cambrai l'occasion de se soumettre spontané-
ment à Rome et d'obtenir ainsi, aux yeux de la postérité,
un mérite qui a trop fait oublier ses torts (2) et les rai-
sons invincibles qu'avait eues Bossuet de défendre avec
ardeur cette doctrine des « Saints » et des « Pères de l'E-
glise » , à laquelle il s'était voué corps et âme.
§ III. — Prédilection de plus en plus marquée pour saint Augustin.
« Quand il avait un sermon à faire à son peuple , dit l'abbé
Le Dieu, avec sa Bible, il me demandait Saint Auf/ustin;
quand il avait une erreur à combattre , un point de foi à éta-
blir, il lisait saint Augustin. On le voyait courir rapidement
sur tous les ouvrages de ce Père propres à ce sujet; il n'y
cherchait pas seulement les principes qu'il y avait appris
toute sa vie et qu'il y retrouvait d'un coup d'œil , marqués
d'un trait sur les marges; mais il y cherchait encore la
(I) M. l'abbé Bellon, clans sa thèse récente, Bossucl directeur de conscience, 18!)U.
se demande, p. -23-2 : « Fénelon a-t-il menti volontairement? — Les faits semblent
repondre oui », ajoute-t-il, et il le prouve très bien.
{-2) On oublie surtout que Fénelon, après avoir condamné son livre par obéis-
sance, parle, dans ses deux lettres au Pape des i et 10 avril KiOii. de son innocence,
des outrages qu'il a subis; il affirme qu'il a, non favorisé, mais combattu l'erreur:
il maintient ses explications; il veut bien croire qu'il a mal exprimé son sens dans
son livre et qu'il portera les tribulations d'un cœur humble et soumis. — Il n'y
parait guère, et le !t octobre 1009. Fénelon écrit à l'abbé de Chanterac : « Je ne me
suis jatnais rétracté; 3lu contraire, j'ai toujours soutenu (|ue je n'avais cru au-
cune des erreurs en question. Le Pape n'a condamné aucun des points de ma vraie
doctrine, amplement éclaircie dans mes défenses. Il a seulement condamné les
expressions de mon livre avec le sens (pCelles présentent naturellement ci que le
n'ai jamais eu en vue. • — « Celui qui errait a prévalu, écrivait-il plus tard au
P. Tellier; celui qui était exempt d'erreur a été écrasé. »
70 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
conduite qu'il devait garder avec les errants en comljattant
leurs erreurs; et après leur condamnation, il étudiait dans
ce Père les moyens de ramener les esprits à la paix et à la
soumission. C'est ce qu'il fit dans toute Taffaire du Quié-
tisme, demandant avec instance (1) des conférences amia-
bles, tant de fois pratiquées par saint Augustin, et propo-
sant l'exemple de la soumission et de la rétractation de
Leporius (2), si à propos en cette rencontre. C'est ce qu'il
a fait encore depuis en faveur des protestants, dans ses Ins-
tnictions sur les promesses de r Église (3), par les paroles
même du saint docteur, et en imitant sa conduite envers
les Pélagiens et les Donatistes.
« Il possédait saint Augustin de telle façon qu'en quelque
difficulté que ce fût, il ne manquait jamais d'y trouver le
point de décision , et souvent en un mot. Avec une si grande
connaissance de saint Augustin , il ne faut pas s'étonner que
M, de Meaux en fit ses délices, ou qu'il le mit en œuvre à
tout propos. Il s'était fait une telle habitude de son style ,
de ses principes, de ses paroles mêmes, que par son bon goût
il a rétabli une lacune de huit lignes dans le Sermon ccxcix
de l'édition des Bénédictins. Ce Sermon n'avait pas encore
paru, et les Bénédictins mêmes, si habiles, n'auraient pas
essayé de remplir ce vide. Cependant, il est reconnu pu-
bliquement dans leur dernier tome, parmi les tables, que
ce tfixte a été bien rétabli. Mais parce qu'il s'y trouve quel-
que petite diversité, je rapporterai ici cette restitution telle
qu'elle a été faite par ce prélat. Elle est du tome V, sermon
299% n" 5, p. 1213, en ces termes : « Bomim certamen cer-
tavi; cttrsiun consummnvi ; fidem scrvavi : haec donavit his
(I) Voilà un ténioignasc décisif, comme beaucoup d'autres, contre Fénelon.
(|ui, après avoir refusé de conférer avec Bossuet, écrit le \i août i(>97 : « On a re-
fusé (le me laisser ex()li(iuer! »
(-2) Leporius. moine de Jlarseille. soutenait des opinions contraires à la doctrine
catholi(|ue sur la grâce, le i)eclié originel et la rédemption do l'iiumanité. Cassien .
son al)lié. et Proculus. son évéque. essayèrent, mais inutilement, de l'éclairer.
Leporius. ayant passé en Afriiiuc. eut des conférences avec saint Augustin, <>vèqiie
d'ilippone. ([ui le convainguil de la fausseté de ses opinions. Leporius les rétracta
et enviiya cette rétracUition à tous les évé(iues des (laiilcs. (Voir Aug. , Epist.-HU;
Cassien. de Inrurnationi'.)
(.'{) La première Inalruciion est de l'Oii, la seconde de l"(il.
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 71
donis suis, débet promissam coronam; quod immolaris,
quod bonum cerlamen certas, quod fidcm servas, ab illo
habes ; qiiidenim habes quod non acccpisti?Sedhis, inquam ,
donis suis débet alia doua sua. Antequam talia donaret ,
quam coronam deberet?
a Vide ipsuni apostolum dicentem : Fidelis sermo et onmi
acceptione dignus : quod Chn'stus Jésus venit in hune mun-
dum peccatores salvos facere, quorum primus ego sum. »
« La voilà telle qu'elle m'a été dictée et depuis communi-
quée à ceux qui en ont été envieux. Ces savants Bénédictins,
après avoir douté que le Sermon 383% t. V, p. 1484, fût de
saint Augustin , revenus naturellement à la pensée et au
g-oùt de M. de Meaux, ont reconnu dans la même table (1)
le style, le génie et la modestie du saint docteur ; que ce dis-
cours est digne d'être mis au nombre de ses véritables Ser-
mons ; et ils ont fait à notre prélat l'honneur de cette resti-
tution. Il le croyait si bien de ce Père qu'il en avait fait
décrire les plus belles paroles en un tableau qu'il fît exprès
placer dans sa chambre, comme un avertissement néces-
saire à toute heure au gouvernement épiscopal , et pour sa
satisfaction (2).
« J'avais oublié cette preuve éclatante de son respect et
de son zèle pour saint Augustin. En 1689 , il voulut célébrer
l'office pontifical au jour de sa fête, dans l'église des cha-
noinesses de Notre-Dame de Meaux. Pour rendre la solennité
parfaite, il prononça le panégyrique du saint docteur,
après vêpres, sur ces paroles : Gratta Dei sujn id quod
sum : et gratia ejus in me vacua non fuit. Et il se renferma
dans ces deux propositions : ce que la grâce a fait pour
saint Augustin et ce que saint Augustin a fait pour la grâce.
Son zèle le porta si loin qu'en une heure et demie il ne
put expliquer que la première proposition (3). »
(1) Opéra D. Augi'stini, édition des Bénédictins, XI, Addeiida et corrlgeada in
t. V.
(-2) Le sermon iiSS» de saint Angustin fut prononce le jour anniversaire de sa
consécralion épiscopale.
(3) Il est profondément regrettable que nous n'ayons rien de ce Panégyrique ,
ni rien des deux Panégyriques de saint Thomas d'Aquin prononcées le 7 mars
1657 et le 18 juillet 16G,-;.
72 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
On a vu plus haut, page 21 , le grand cas (ju'il faisait de
saint Bernard , son éloquent compatriote , et l'abbé Le Dieu
ajoute « qu'il le possédait parfaitement; il le lut et relut
plusieurs fois pour combattre le Quiétisme , et il s'en servit
avec l'avantage que Von sait; il louait fort l'élévation de son
esprit, mais surtout son onction et sa piété. Son amour pour
ce Père le lit aller exprès à la Trappe 1) pour y passer le
jour de sa fête. Et en 1689. touché d'une semblable dé-
votion, il célébra pontificalement cette fête dans l'église des
Bernardines du Pont-aux-Dames de son diocèse, et y pro-
nonça le panégyrique du saint (2)...
« Il n'avait pas moins étudié les autres Pères de l'é-
glise ,3). »
On peut s'en convaincre, en parcourant les Méditations
sur rÉvant/ile et les Elévations sur les M ij stères (4), les
plus beaux des livres mystiques après Y Imitation (5), et où
l'on rencontre, à côté d'innombrables citations de la Bible,
tant de passages de saint Augustin , de saint Ambroise , de
Tertullien, de saint Bernard, d'Origène, de saint Jean Chry-
sostome.
On raconte au sujet de ce dernier Père, une anecdote
aussi plaisante que significative. Le jardinier de Bossuet,
se plaignant de l'inditTérence de son maître pour les fleurs,
s'écriait avec humeur : « Il faudrait planter des saint Jean
'Chrysostome pour vous les faire regarder. »
(1) Bossuet était intimement lié avec le célèbre abhé de Raiicé (Armand-Jean le
Bouthillier) : il y avait alliance entre leurs t'amilles (Flo(|uet, Etudes, t. 111, p. 4.(7);
ils avaient été condisciples, rivaux et amis à Navarre. Un moment séparées, lors
delà vie mondaine de l'abbé de Rancé(lt>5l-l()(>o), ces deux grandes âmes sympathi-
sèrent de nouveau à l'époque de la conversion de l'abbé et de la réformation de la
Trappe (KMHi) : Bossuet y lit alors plusieurs voyages, dont il parle dans un Mémoire
écrit après la mort de Rancé et inséré dans la vie de cet éniinent religieux, il
lui envoya ses Oraisons funèbres de KiG!) et de 1070, et il aurait voulu, avant son
sacre, faire a la Trappe une retraite, que les circonstances ne lui permirent i)as.
(-2) Encore un Panr<j)/riijuf dont la i)erte est très regrettable.
(3) Mémoires de Le Dieu. p. ."il-rw.
(4) Écrites, les premières en li«!»."i et les secondes en l<>!Hi, pour les religieuses de
la Visitation de Sainte-.Marie de Mcaux, elles n'ont été publiées qu'en 1731 par
le neveu de Bossuet, évoque do Troyes.
;.">; « où trouver, dit M. Lanson, p. ii»o, rien de comparable aux deux premières
Semaines des Élévations, un jilus vigoureux et plus calme elTorl pour contenter
la raison avide de conq)rendrc sans violer le mystère impossible à comprendre?...
Où trouver surtout un mysticisme plus sain, plus serein, plus robuste, que dans
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET. 73
Autre anecdote qui prouve combien Bossuet connaissait
à fond saint \ug"ustin et saint Bernard. Il écrivait en 1700
au cardinal de Noailles : « Si vous m'ordonnez de vous rap-
porter les passages de ces deux saints, je crois pouvoir le
faire en peu de jours », tant sa mémoire était pleine de
leurs œuvres!
Dès 1693, en effet, dès la pidDlication de YHisloire cri-
tique des principaux commentateurs du Nouveau Testa-
ment, depuis le commencement du christianisme juscjiies
à noire temps, par Richard Simon, prêtre (Rotterdam,
M. DC. XCIIl), Bossuet avait à cœur de venger la doctrine et
la gloire de ces Pères qu'il aimait tant. Le dernier livre de
Richard Simon « avait paru le plus dangereux de tous à
notre prélat, dit l'abbé Le Dieu. Saint Augustin y est traité de
novateur et tous les saints Pères méprisés. M. de Meaux en
entreprit la réfutation par un grand ouvrage où il défend,
non seulement tous les saints Pères , mais particulièrement
saint Augustin et sa doctrine , qui est celle de l'Église ro-
maine sur la grâce. Cet ouvrage était prêt à paraître
en 1692 (1), lorsque tout à coup notre prélat en fut détourné
par de nouvelles erreurs encore plus dangereuses pour l'É-
glise. C'est le nouveau Quiétisme qui commença dès lors à se
traiter en secret » (2j. — • Le grand ouvrage dont il s'agit
ici, c'est la Défense de la Tradition et des saints Pères. « Bos-
suet n'avait rien tant à cœur que de publier ce livre, qu'il
jugeait nécessaire en ce temps où l'on a comme renouvelé
les anciennes contestations , sans parler des critiques si in-
jurieux à saint Augustin. Il se sentait sollicité de tenir la
parole qu'il avait donnée à ce sujet dans sa seconde Ins-
truction contre la version de Trévoux (3); et, six semaines
avant sa mort, il se fit rendre un compte exact de cet écrit
pour en reprendre les principes, et se préparer à le con-
les Méditations et les Elévations? un mysticisme d'une tendresse qui n'énerve
pas, qui ne fond pas les énergies du cœur? »
(I) Il y a là une erreur de date : l'Histoire critique n'ayant paru qu'en l(i03, Bos-
suet ne pouvait pas lui avoir répondu des iC<>2.
(•2) Mémoires, t. l . j). 20-2--203.
(3) Elle est de 1703; la première avait paru en 1702.
74 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
duire à sa fin. Un homme tout à lui (1) en avait fait l'ana-
lyse; il en écouta la lecture avec une joie indicible : « Vous
me faites, dit-il, un très grand plaisir, je retrouve ici toute
ma doctrine, et je me vois par ce moyen en état de finir
très aisément. « Dieu nous Ta (Mé au milieu de ce travail et
de ces pensées, comme autrefois il retira du monde saint
Augustin, composant contre Julien le Pélagien, pour la dé-
fense de la grâce, son dernier ouvrage demeuré impar-
fait (2). »
Cette fin était bien digne du grand homme , cjui pouvait
dire des saints Pères ce qu'il avait écrit des saints Livres
au clergé de Meaux. en 1691 (3) : « Oui, vieillir sur eux,
mourir sur eux, voilà tous mes vœux. Certe in his consencs-
cere , his immoi'i, sitmma votoinim est. »
Les habitants de Meaux, qui voyaient toutes les nuits
une lampe briller dans la chambre de Bossuet , pour éclai-
rer ses travaux , ses études sur la Bible et les Pères , disaient
entre eux : « C'pst /'f'toi/f de Monseigneur ». Cette « étoile »
s'éteignit le 12 avril ITOi; ou plutôt, non; « l'étoile » de
Bossuet rayonne plus belle et plus brillante que jamais au
firmament de l'Église de France.
(1) L'abbé Le Dieu lui-même.
(2) Mêmoirea de Le Dieu . p. .■)()-:;".
(3) Epistola ad Clern.m Meldensem, en tète des Psaumes.
CHAPITRE II
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR
DES SAIXTS PÈRES.
ARTICLE V'-
Textes d'après lesquels on peut juger Bossuet
traducteur des saints Pères.
Rossuet, depuis sa jeunesse jusqu'à son dernier soupir,
eut à traduire presque chaque jour les Pères grecs et les
Pères latins, dont il citait des passages soit dans ses sermons,
soit dans ses ouvrages d'exposition et de controverse.
Mais il ne semble pas qu'il les ait jamais traduits en se
proposant de traduire, comme il a traduit, de la Rible, le
Cantique des Cantiques (1), un certain nombre de Psau-
mes (2), un chapitre de saint Jean (3) et l'Apocalypse (4).
Les cahiers de Notes, les Extraits et les Remarques mo-
rales, que Rossuet rédigea en tout temps, sont perdus en
grande partie. Ce qui nous en reste ne contient point de
traductions des Pères. — Ainsi, le volumineux recueil de
(I) Beaucoup d'éditeurs contestent et suppriment cette traduction. Mais M. La-
cliat assure qu'elle est autiientique, sans se donner grand peine, il est vrai, pour
justifier son opinion. C'est le P. de la Broise qui, dans Bossuet et la Bible, p. 3-'>,
a établi le premier que cette traduction n'est ni celle de Louvain remaniée, ni
celle de Saci; « que c'est une traduction nouvelle » , et que Bossuet « n'aurait pas
laissé un de ses secrétaires traduire pour les communautés de son diocèse l'un
des livres les plus difliciles de l'Écriture ».
{■i) Dans les Prières ecclésiastiques, il y a trente-quatre V&SiumQ?, traduits, parmi
lesquels se trouve le CXVlU", le plus long de tous. Il y faut ajouter le \X[«, que Bos-
suet traduisit et expliqua à la fin de sa vie.
(3) Il s'agit du chapitre xvn<=, le sermon de la Cène, commenté par Bossuet dans
les Méditations sur l'Evangile.
(4) L'Apocalyiise avec une explication parut en 1680.
76 BOSSUET ET LES SAINTS TERES.
près de -200 pages, étudié par M. l'abbé Lebarq (1), est «. écrit
en entier en latin ». Tel autre recueil, « égale ment anté-
rieur à 1660, joint aux textes latins des réflexioiu en fran-
çais ». Ces réflexions, qui ne sont pas des traductions, se
trouvent dans les manuscrits de Bossuet : Deforis, les édi-
teurs de Versailles et même M. Lâchât les ont publiées en
partie sous le titre de Pensées chrétiennes et morales et de
Pensées détachées; mais M. l'abbé Lebarq a montré qu'il y
avait là des ébauches de sermons qu'il fallait en retirer (2) ,
et que, d'ailleurs, « les réflexions en français » sont en
grande partie inédites (3).
Ce nest donc que par les fragments innombrables des
Pères, épars dans les œuvres oratoires et les autres ouvrages
de Bossuet, que Ton peut juger de sa manière de traduire
les Docteurs de l'Église grecque et latine.
Or, comme l'a très bien dit le P. de la Broise à propos
de l'ouvrage de M. Henri Wallon, Le-s saints Évangiles, tra-
duction tirée des œuvres de Bossuet (4) , qui est « la ver-
sion des Evangiles la plus noblement écrite peut-être, et
à tous les points de vue l'une des meilleures que notre
langue possède (5) » , nous n'avons pas là la traduction
des Evangiles, « telle que Bossuet l'aurait faite, s'il avait
entrepris ce travail d'une manière suivie. On ne traduit pas
de la même façon un livre, qu'on mène du commencement
à la tin, et un passage qu'on jette au milieu d'un discours
ou d'un ouvrage. Dans le passage détaché, dans le texte de
quelques lignes, on vise à ramasser plus de force et plus de
trait ; parfois la thèse particulière qu'on se propose de dé-
montrer force à insister d'une manière spéciale sur quel-
ques mots qu'on ne songerait pas à souligner dans une tra-
(1) Histoire critique de la prédication de Bossuet, p. 13-l(i.
(-2) Il a en relirù un Sermon sur l'Epiphanie, dont roriginal avait été sciemment
adouci, et une esquisse sublime d'un Sermon sur l'enfer, prêché à la mission de
Meaux, donnée à la lin du Carême de 1684 avec le concours de Féuelon, Fleury et
« autres amis • do Bossuet.
(.1) Ilit. cril., p. -20 et -Xi.
(4) Cette traduction a paru en I8,"i5, alors (luc les œuvres imprimées de Bossuet
renfermaient encore des traductions de textes insérées par les premiers éditeurs.
(■■>) Bossuet cl la Bible, p. G.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 77
(luction proprement dite ; à côté de ces mots importants sur
lesquels on veut appuyer, on laisse passer les autres un peu
au hasard, sans peser chaque expression, comme on le fe-
rait dans une version complète, destinée à tenir lieu de
l'original; enfin, quand on jette ci et là quelques frag-
ments séparés, on ne songe pas à mettre entre eux cette
unité (le ton et de style, qu'on rechercherait dans une ver-
sion faite avec suite. Les divergences de style et de ma-
nière doivent surtout être sensibles entre des fragments
traduits à de longs intervalles de temps et dans des ou-
vrages de nature diverse (1). »
Ajoutez à cela que Deforis et ses successeurs ont souvent
donné comme étant de Bossuet des traductions de leur
crû : heureusement, l'édition définitive des Œuvres ora-
toires de Bossuet, publiée par M. l'abbé Lebarq, a débar-
rassé de cette prose parasite et apocryphe le grand stvle
de lévêque de Meaux.
Néanmoins, on n'a pas les éléments nécessaires et indis-
pensables pour se faire une juste idée de la manière dont
Bossuet aurait traduit les saints Pères; on a seulement
maintes et maintes preuves de la manière dont il les a tra-
duits pour son usage et pour les besoins de son éloquence
ordinaire, de ses controverses, de ses œuvres ascétiques et
dogmatiques.
ARTICLE II
Différence entre Bossuet traducteur de la Bible
et Possuet traducteur des saints Pères.
Nous connaissons par plusieurs écrits de Bossuet lidée
qu'il se faisait de la traduction de la Bible. « Le premier
objet d'un traducteur, dit-il dans la Deuxième Instruction
sur la Version de Trévoux (2), c'est d'être fidèle au texte ,
(I) Bossuet et ta BilAe, p. 7.
(-2) Elle parut en 1703 avec une Dissertation sur la doctrine et la critique de
Grotius.
78 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
sans lui »'>tei' un seul trait ni la plus petite syllabe ». Il veut
que la traduction soit, pour les pensées et pour le style,
limage exacte de roriginal. Ce qu'il regrette dans la Ver-
sion de Mons (1), c'est que les auteurs y aient « mêlé leur
industrie et l'élégance naturelle de leur esprit à la parole
de Dieu... Si la Version de Mons a quelque chose de blâ-
mable, ccst principalement qu'elle affecte trop de politesse,
et qu'elle veut faire trouver, dans la traduction, un agré-
ment que le Saint-Esprit a dédaigné dans l'original. Aimons
la parole de Dieu pour elle-même... J'aime pour moi qu'on
respecte, qu'on goûte et qu'on aime dans les versions les
plus simples la sainte vérité de Dieu «. Bossuet reproche
surtout à Richard Simon de « se rendre auteur (*2) » , de
mettre « les pensées des hommes au lieu de celles de
Dieu (3) ».
Aussi la première règle qu'il ait suivie dans la traduction
des Livres Saints, c'est la fidélité littérale la plus parfaite,
et le P. delà Broise n'a pas eu de peine à établir que, quoi-
qu'on puisse reprocher quelques fautes à Bossuet, ses tra-
ductions l'emportent presque toujours sur celles de ses con-
temporains, — le P. Amelotte de l'Oratoire, Godeau, évèque
de Vence, le P. Bouhours, aidés des PP. Le Tellier et Ber-
nier, traducteurs du Nouveau Testament et MM. de Port-
Royal, traducteurs de l'Ancien et du Nouveau Testament, —
« parce qu'elles serrent davantage le texte, parce qu'elles
sont plus brèves, et par suite plus fortes... Bossuet semble
prêt à faire violence à toute construction française : en
tous cas, il va aussi loin qu'il peut et ne s'arrête que
devant l'impossible... Il n'est plus besoin du reste de dé-
fendre Bossuet dans ses hardiesses de mots ou de construc-
tions : c'est au déclin du dix-septième sièle, c'est au dix-
1) Elle est ainsi appelée, parce qu'elle liil iinininiécî à .AIous : le I'-' volume {les
Proi'crbes) parut en Ki'-i. le dernier de l'Ancien Testament, le Cantit/ne des Can-
liqwx, en 1(>!PV. L'Ancien Testament a 1.j vol.. le Nouveau ". publics de Kiît* à I"IH).
I-a traduction est toute de Saci: les notes sont de lui pour II vol. seulement.
(i) Dnirirmr Iimlrticlion SUT la Vrrsion de Trévoux : le Nouveau Testament
traduit par Uictianl Simon.
(.'») Lcllrc au caidinal de Noaillos. en tète des Inslriiclio>ts sui' la Version de
Trévoux,
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 79
huitième surtout qu'on pouvait lui en faire un reproche.
Notre temps porte presque jusqu'à l'excès le g-oùt des tra-
ductions fortes et audacieuses, des phrases presque incor-
rectes, mais expressives. Nous ne savons plus que louer -
Bossuet d'avoir été littéral, d'avoir souvent enrichi par une \
heureuse audace notre vocabulaire et notre syntaxe, d'à- i
voir brisé les moules convenus pour frapper les passages
qu'il traduit d'une empreinte plus fidèle et plus person-
nelle en même temps, de s'être écarté des chemins battus
pour aller à son but par des sentiers plus droits et plus
pittoresques (1) ».
3Iais Bossuet traducteur des saints Pères a-t-il gardé la
même fidélité littérale que dans ses traductions de la Bible?
Il ne le semble pas. — D'abord, ce n'est plus, « la sainte
vérité de Dieu, la pensée de Dieu, la parole de Dieu », à la-
quelle on ne saurait « ôter un seul trait ni la plus petite\
syllabe ». — Et puis, Bossuet n'ignore pas que « la lettre \
tue et que l'esprit vivifie ». C'est de l'esprit des saints Pères \
qu'il se pénètre et qu'il remplit ses ouvrages.
Bossuet sait, d'ailleurs, que « la lettre » chez les Pè-
res latins surtout, n'est pas toujours d'un goût irrépro-
chable. Il comprend avant Villemain (2 ! que « Tertullien ,
Cyprien, Arnobe, Augustin, nés sous le ciel brûlant de
Carthage , étaient plus orientaux que latins. La langue ro-
maine se transformait dans leurs écrits , et y prenait comme
une empreinte de ce génie arabe fervent et subtil , frappé
tour à tour des soleils d'Afrique et d'Asie. » Il sent même
que les Pères grecs, les Basile, les Chrysostome, les Gré-
goire de Nazianze , supérieurs par le goût à leurs contem-
porains de l'Église d'Occident, ne sont pas des modèles à
imiter en tout.
Cela ne veut pas dire que Bossuet apporte dans ses tra-
ductions des Pères de l'Église les habitudes de ses contem-
porains, qui habillaient les auteurs anciens à la française,
parlaient des Lettres de Cicéron à M. de Pompone (Pompo-
(\) Tableau de l'éloquence chréiicnnc au, quatrième xiùclc, Nouv. rtlit. 1870. p. 81.
(-2) Bossuet et la Bible, p. î)-->2.
80 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
uius Atticus), traduisaient, comme Coeffeteau, Gabii, Pom-
peii. par Gabium et Pompoium (1), au lieu de Gabies et
Pompéies, et allonseaient le texte, comme le bon Amyot,
en y insérant des explications ou des répétitions destinées à
rendre la phrase plus harmonieuse. Ces défauts étaient plus
ou moins ceux des traducteurs de saint Augustin au dix-
septième siècle : Antoine Arnauld pour le Livre de la vraie
ri'liqion (1647), le Livre de la foi, de l'espérance et de la
charité' (IQh-S et 1685), le Liv?'e de la Correction et de la
Grâce (1647), des Mœurs de l'Ér/lise catholique (1657), les
Sermo?is sur les Psaumes (1683 ; Arnauld d'Andilly pour
les Confessions (1649-1659- 1676 i; Philippe Goibaud du
Bois pour les Livres de la manii're cV cnseiçiner les principes
de la religion chrétienne à ceux qiii n'en sont pas encore
instruits. De la vertu de continence et de tempérance , de
la patience et contre le mensonge (1678), les Lettres (1684),
les Sermons sur le Nouveau Testament (1694 et 1700) , les
Livres de la doctrine chrétienne (1701), les Livres de l'es-
prit et de la lettre (1700). C'étaient aussi les défauts des tra-
ducteurs de Tertullien : Louis Giry pour Y Apologétique
(1636) et le Traité de la chair de Jésus-Christ (1661); Ma-
nessier pour le Livre du Manteau (1665), le Livre de la Pa-
tience (1667); Hébert pour le Traité des prescriptions contre
les hérétiques, De l'habillement des femmes, De leur ajuste-
ment et du Yoile des Vierges (1683). C'étaient encore les
défauts des traducteurs de saint Jean Chrysostome : Le
Maistre pour le livre du Sacerdoce (1652); Antoine de Mar-
silly (Nicolas Fontaine) pour les Serïnons sur saint Matthieu
(1664-1079-1692) , Y Abrégé de la Doctrine sur l'Ancien Tes-
tament (1688), Y Abrégé... sur le Nouveau Testament (1676),
les Homélies sur les Épitres de saint Paul (1690), sur la
Genèse (1702), sur les Actes des Apôtres (1703); l'abbé de
Maucroix pour les Sermons au peuple d'Antioche (1671 et
168î)). C'étaient enfin les défauts des traducteurs de saint
Itasile le Grand, l'abbé de Bellegarde et Leroy de Hautefon-
(1) Voir le thèse de M. rabbt- Irhain : Nicolas Coeffeteau, un des fondateurs de
a prosr franraisr. m vol. iii-8", IS'ja.
BOSSUEÏ TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 81
taine, et des traducteurs de saint Grégoire le Grand (Ij,
de saint Bernard (2), de saint Léon (3), etc.. etc.
Il n'y a dans Bossuet traducteur des Saints Pères ni les
libertés étranges que ses contemporains prennent avec le
texte, ni leur remplissage, ni leurs amplifications plus ou
moins oratoires et que notre siècle a d'autant plus de peine
à s'expliquer qu'elles cachent beaucoup de contre sens et
de faux sens,
A Navarre et à Metz , Bossuet traduit les Pères avec une
fidélité qui va parfois jusqu'au réalisme. — Ainsi dans le
Panégyrique de saint Gorgon (9 sept. 1649), ce texte de
saint Cyprien : « Rupta compagt' riscerum, torquebantur in
servo Dei non jam memhra , scd ruinera, » est rendu de la
manière suivante : « Les nerfs et les os étaient découverts;
et la peau étant toute déchirée, ce n'était plus ses membres,
mais ses plaies que l'on tourmentait ». — Ainsi encore,
dans le Sermon de 1652 j)Our le samedi saint, « ces paroles
si généreuses du grave Tertullien aux tyrans : Paratus est ad
omne supplicimn ipse habitas orantis christiani , sont tra-
duites par ces mots : « La seule posture du chrétien priant
affronte tous vos supplices ». — Dans le Sermon sur la Bonté
et la Rigueur de Dieu envers les pécheurs (21 juillet 1652),
on lit : « La justice fait ses atfaires ; elle défend ses intérêts :
Omne justitiae opus ^ prociiratio bonitatis est n^ dit Tertul-
lien. Et encore : Comme le dit très bien le même Ter-
tullien , « ce que Dieu est bon, c'est du sien et de son pro-
pre fonds; ce qu'il est juste, c'est du nôtre : De suo optimus,
de nostro justus ». — Dans le Sermon sur la Loi de Dieu , le
Bon Pasteur est représenté rapportant sur ses épaules la
brebis égarée , parce que « errant de çà et de là , elle s'é-
tait extrêmement travaillée (i) : Multum enim errando labo-
raverat , dit Tertullien ». — Dans le Sermon sur les Démons
(I) En particulier dom Saint-Germain Millet (10-24 et 1G44), et Moreau (104-2).
(-2) Antoine de Saint-Gabriel, (1078, 1G81 , 1082), les Bénédictins de Saint-
Maur. etc.
(3) Nicolas Fontaine et de Croisent de Verlevoye.
(4) Bossuet dira plus tard en l(>>,"i, Sermon sur la gloire de Dieu dans la conver-
sion des pécheurs : « Elle s'était extrêmement fatitjuée ».
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 0
82 BUSSUET ET LLS SAIMS PERES.
(1653), on lit que riiominc « adultère tous les ouvrages de
Dieu, dit le g-rave Tertullien ». — Dans le Sermon pour le
jour de Pâques (165i), Bossuet dit avec saint Augustin que
« la convoitise qui nous résiste ne peut être combattue sans
péril; elle ne peut être aussi bridée sans contrainte, ni par
conséquent modérée sans inquiétude : Illa quae resistunt
periculoso debellantur praelio ; et illa quae victa sunt non-
dum securo triumphantur otio ; sed adhuc sollicito pre-
muntur imperio ». — Dans le Sermon pour le jour de la
Pentecôte (165i), nous lisons : « Comme dit le grand Augus-
tin, ce que la loi commande, la foi l'impètre : Fides impe-
trat quod lex imperat. » — Tout un passage de saint Gyprien
est traduit à la fin du Sermon pour la vêture d'une nouvelle
catholique à Metz : Bossuet semble y sacrifier l'élégance
à la fidélité. (( Voici, dit-il, comme parle ce grand person-
nage (saint Gyprien, ce grand défenseur de l'unité ecclé-
siastique) à quelques prêtres de l'Église Romaine , qui s'é-
taient retirés de la société des fidèles sous le prétexte de
maintenir la pure doctrine de l'Évangile contre les ordon-
nances des pasteurs de l'Église. « Ne pensez pas, mes frères,
que vous défendiez l'Évangile de Jésus-Ghrist , en vous sé-
parant de son troupeau et de sa paix et de sa concorde ;
étant certes plus convenable (1) à de bons soldats du Sau-
veur de ne point sortir du camp de leur capitaine , afin
que, demeurant dedans avec nous, ils puissent pourvoir
avec nous aiix choses qui sont utiles à l'Église. Gar, puisque
notre concorde ne doit point être rompue et que nous ne
pouvons pas quitter l'Église pour aller à vous, ce que nous
ferions volontiers, si la vérité le pouvait permettre (2), nous
vous prions et nous vous demandons avec toute l'ardeur
possijjle que vous retourniez au plus tôt à notre fraternité
et à l'Église de laquelle vous êtes sortis (3). Née putetis
sic vos Evangelium Christi asserere , dum vosmetipsos a
(I) On remarquera ce participe présent un peu lourd . connue le suivant demcu-
rnnl.
(-2) Ci'tte incidente n'est pas dans le texte latin.
(.t) l.c texte do saint Cyprien dit seulement : « Ecclesiam matrem, l'Église votre
mère. •
BOSSUET TllADUCTEUll ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 83
Christi grege et ab ejus pace et concordia separatis; cum
magis militibus gloi'iosis et bonis congruat intra domoslica
castra consisterc, et intus positos ea qiiae in commune
tractanda swit agere ac providere. Nam cum unanimitas
et concordia nostra scindi omnino non debeat, quia nos
Ecclesia derelicta foras exire et ad vos venire non possumus,
ut vos magis ad Ecclesiam matrem et ad nostram fraterni-
tatem revertamini, quibus possumus hortamentis petimus
et rogamus. — On pourrait citer encore un long- texte de
saint Augustin traduit dans le Sermon pour la Fête de la
Visitation, en 1655 : « Voulez-vous savoir, demande saint
Augustin jusqu'où IWpôtre est descendu pour se rendre
faible avec les faibles? Il s'est abaissé jusqu'à donner du lait
aux petits enfants. Ecoutez-le lui-même dire aux Thessa-
loniciens : « Je me suis conduit parmi vous avec une dou-
ceur d'enfant, comme une nourrice qui a soin de ses en-
fants ». Et en effet, nous voyons les nourrices et les mères
s'abaisser pour se mettre à la portée de leurs petits enfants;
et si, par exemple, elles savent parler latin, elles appetis-
sent (1) les paroles et rompent en quelque sorte leur langue,
afin de faire d'une langue diserte un amusement d'enfant.
Ainsi un père éloquent , qui a un fds encore dans l'enfance ,
lorsqu'il rentre dans sa maison , il dépose cette éloquence
qui l'avait fait admirer dans le barreau pour prendre avec
son fils un langage enfantin. Quare qiio descenderit usque
ad lac parvulis dandum : Factus sum parvulus in medio
vestrum, tanquam si nutrix foveat fdios suos. Videmus
enim et nutrices et mafres descendere ad parvidos : et si
norunt latina verba dicere , decurtant illa, et quassant,
quodam modo, linguam suam, ut possint de lingua diserta
fieri blandimenta puerilia... Et disertus aliquis pater,... si
habeat parvuhim filium , cum ad domum rediei'it, seponit
forensem eloquentlam quo ascenderat , et lingua puerili
descendit cul jiarvulum ».
(I) On remarquera ce mot qui n'est pas resté dans la langue française, quoi-
qu'il le méritât.
84 nOSSUET ET LES SAINTS PERES.
ARTICLE III
Progrès de Bossuet, traducteur des saints Pères.
Son originalité.
Dès Tépoque de Metz, 1652-16159, on peut surprendre
chez le jeune orateur des progrès constants dans ses traduc-
tions comme dans son éloquence. — Ce texte de saint Augus-
tin, tiré du De sancta cirginitate : « [Maria] cooperala est
charitate ut filii Dei in Ecclesia nasceréhtiir », n'est traduit
qu'imparfaitement en 1651 dans le Sennon sur le Rosaire.
« C'est par le cœur que vous nous avez enfantés [ô bien-
heureuse Marie] , parce que vous nous avez enfantés par la
charité ». La seconde partie de la phrase de saint Augustin
n'est pas rendue. — Même traduction en 1652 dans le Ser-
mon sur la Nativité de la sainte Vierge [i). — En 1655, dans
le Sermon pour la fête de l' Annonciation , Bossuet traduit
ainsi : « Elle a coopéré par sa charité à la naissance des
enfants de Dieu dans rÉglise » (2). Traduction à peu près
identique dans le second Sermon pour la Nativité de la
sainte Vierge, en 1656 : « Marie participe à la fécondité na-
turelle de Dieu, engendrant son propre fils, et à la fécon-
dité de sa charité, engendrant aussi les lidèles, à la nais-
sance desquels elle a coopéré par sa charité : Cooperata est
charitate (3) ». En 1657, dans le second Sermon pour la fête
du Rosaire, prêché à Navarre, Bossuet dit mieux encore :
« Parce que, poursuit ce grand homme (saint Augustin),
I Marie] a coopéré , par sa charité , à faire naître dans l'Église
les enfants de Dieu; quia cooperata est charitatr , ut filii
Dei uascerentur in Ecclesia (i) ».
On peut faire la même remarque à propos de ce texte de
Tertullien sur le Verbe incarné : (( Ediscens jam indc à pri-
mordio, jam inde hominem , quod erat futurus in fine ».
Bossuet traduit en 1652 dans son Sermon sur la Conception
(I) (ICuvrcs oratoires de Bossuet; édition ],el)an| . t. I, p. 180.
(-2) Iliidctn, t. II. p. 8.
(:<) Jljidtm, t. Il, p. iJV.
r.. Il/iil<t„. t. II, ,). .;-,|.
(
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 85
de la sainte Vierge (1) : « 11 se plaisait d'exercer, dès l'ori-
gine du monde , ce qu'il devait être dans Ja plénitude des
tenjfis ». — En 1656, dans le second Sermon sur la Nativité
de la sainte Vierge, il dit^ « ... Ce qu'il devait être enfin dans
la plénitude des tei)ips » (2). — La même année, prêchant
à Paris la Conception de la sainte Vierge, il traduit ainsi :
« Il se plaît d'exercer dès l'origine du monde ce qu'il sera
dans la fin des tempsf(3) ». Le progrès du traducteur est
facile à constater au point de vue de l'exactitude et de la
fidélité aussi bien que de l'élégance.
Prenons encore cet autre texte de Tertullien à propos des
martyrs : « Corona premit imlncra, palma sanguineni obs-
curat, plus vicloriarum est quam injîiriarum ». Bossuet
traduit dans le Panégyrique de saint Paul , 30 juin 1657 :
« Il ne reçoit pas plus tôt une plaie qu'il la couvre par une
couronne; aussitôt qu'il verse du sang, il acquiert de nou-
velles palmes; il remporte plus de victoires qu'il ne souffre
de violences (4). » — Dans le Panégi/rique de saint Victor,
qui est postérieur, quoique de la même année, du moins
d'après l'abbé Vaillant, Gandar et l'abbé Lebarq, le jeune
orateur se corrige et s'améliore en disant : « Il ne reçoit
aucune blessure qu'il ne couvre par une couronne ; il ne
verse pas une goutte de sang qui ne lui mérite de nouvelles
palmes ; il remporte plus de victoires qu'il ne souffre de
violences (5). »
Dès cette époque, d'ailleurs, Bossuet révèle l'art avec le-
quel il sait tirer des saints Pères un parti merveilleux. Tan-
tôt, c'est un mot qu'il ajoute, une image qu'il insère dans
la traduction et qui donne à la pensée un relief nouveau.
Tantôt, c'est toute une série d'idées ou de sentiments qu'il
sait faire sortir d'une parole assez vague, assez obscure par
elle-même et que seul peut éclairer un génie comme celui
de Bossuet.
(I) Édition Lehani. t. I. p. \2'(0.
(-2) Ibidem, t. H. p. -iil.
(.'}) Ibidem, t. 11, p. '2;i(>.
(4) Œum-es oraloire.i . t. Il, p. Il.î.
(5) Ibidem, t. p. 3i0.
86 ROSSUET ET LES SAINTS PERES.
Quelle clarté lumineuse jetée sur quelques mots de saint
Augustin et de Clément d'Alexandrie dans ces passages du
Smiiuii poiw le Samedi Saint (1652) : « Saint Augustin dis-
tingue deux sortes de vie en Tàme : l'une qu'elle commu-
nique au corps et l'autre dont elle vit elle-même : Aliiid
est e)W)i in anima unde corpus rivificatur, aliud aride ipsa
civificalur (1). » « Ce qui a donné occasion à Clément Alexan-
drin de dire, dans cette belle hymne qu'il adresse à Jésus
le roi des enfants , c'est-à-dire des nouveaux baptisés , que
« ce divin pêcheur (ainsi appelle-t-il le Sauveur) retirait
les poissons de la mer orageuse du siècle, et les attirait
dans ses filets par l'appât d'une douce vie , dulci vita ines-
cans (2) ».
Voici d'heureux commentaires de l'évêque d'Hippone :
« C'est pourquoi , dit l'admirable saint Augustin, « le pre-
mier degré de misère, c'est d'aimer les choses mauvaises;
et le comble de mcdheur, c'est de les avoir : Amando enim
res noxias miseri, habendo sunt miseriores (3)». — « Ce
n'est pas la rigueur des tourments qui le fait mourir (le Sau-
veur) ; il meurt , parce qu'il le veut ; et il sort du monde sans
contrainte, parce qu'il y est venu volontairement : Abscessit
potestate , quia non renerat necessitate (4) ». — « C'est pour-
quoi le grand Augustin , parlant de ceux qui gardaient la
Loi par la seule terreur de la peine, non par l'amour de la
véritable justice, il prononce cette terrible, mais très véri-
table sentence : « Ils ne laissaient pas, dit-il, d'être crimi-
nels, parce que ce qui paraissait aux hommes dans l'œuvre,
devant Dieu, à qui nos profondeurs sont ouvertes, n'était
nullement dans la volonté : au contraire, cet d'il pénétrant
de la connaissance diviîie voyait qu'ils aimeraient beaucoup
mieux commettre le crime, s'ils osaient en attendre l'impu-
nité, Coram Deo îion erat in voluntate quod coram liomini-
husapparebat in opère ; ])otiusque ex illo rei tenebantur quod
(I) (Eui^rvs oratdircs , t. I. p. Ilii.
(•2) Ihidrm, p. 1-21.
(.'<) Sr-rmon sur la loi de Dieu, ('dilioii Lcbarq , I. I. p. ;i;i".
(4) Sermon pour l'ExaUalion de la Sainlc-Croix , Ibidem, ]i. VU.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 87
eosnoreratDcus malle, si fîeripossef, impwie committarc {\. ).
Ce n'est pas tant saint Augustin qui gag-ne à être traduit
et commenté par Bossuet que ïertullien, « ce dur Afri-
cain (2) », saint Cyprien, Origène, saint Léon, saint Basile,
saint Grégoire de Nazianze, saint Chrysostome lui-même,
— « En faisant de nouvelles Eglises, on n'a pas fait de socié-
tés séparées. On a été prendre des premières Églises la con-
tinuation de la foi et la semence de la doctrine : Traducem
fidf'i et semina doctrinae ceterae exinde Ecclesiae mutuatae
sKjit », dit Tertullien (3). — « TertuUien explique fort excel-
lemment le dessein de notre Sauveur dans la rédemption
de notre nature , lorsqu'il parle de lui en ces termes : Le
diable s'étant emparé de l'homme qui était l'image de Dieu,
« Dieu, dit-il, a regagné son image par un dessein d'émula-
tion : Deus imaginem suani a diabolo captam aemula opera-
tione recuperavit (i) ». Entendons quelle est cette émula-
tion, et nous verrons que cette parole enferme une belle
théologie. C'est que le diable, se déclarant le rival de Dieu,
a voulu s'assujettir son image, et voilà jalousie contre jalou-
sie, émulation contre émulation. Or, le principal effet de
l'émulation, c'est de nous inspirer un certain désir de l'em-
porter sur notre adversaire dans les choses où il fait son fort
et où il croit avoir le plus d'avantage. C'est ainsi que nous
lui faisons sentir sa faiblesse, et c'est le dessein que s'est pro-
posé la miséricordieuse émulation du Réparateur de notre
nature. Pour confondre l'audace de notre ennemi , il fait
tourner à notre salut tout ce que le diable a employé à notre
ruine ; il renverse tous ses desseins sur sa tète , il l'accable
de ses propres machines, et il imprime la marque de sa
victoire partout où il voit quelque caractère de son rival
impuissant. Et d'où vient cela? C'est qu'il est jaloux et poussé
d'une charitable émulation. C'est pourquoi la foi nous en-
ci > Svrmon pour la Pentecôte, édition Leijarq . p.."i()'f.
(-2) Le mot est de Bossuet lui-même, qu'on u vu pourtant si élogieux pour « ce
grand homme ».
(3) Sermon pour la Vcturc d'une nouvelle calholiipie (l(>.")i). édition Lel)an(. t. 1.
p. 48't.
(4) De Carne Christi, n" 1".
88 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
seigne que si un homme nous perd , un homme nous sauve ;
la mort règne dans la race d'Adam : c'est de la race d'Adam
que la vie est née ; Dieu fait servir de remède à notre péché
la mort qui en était la punition; l'arbre nous tue, l'arbre
nous guérit; et pour accomplir toutes choses nous voyons
dans l'Eucharistie qu'un manger salutaire répare le mal
qu'un manger téméraire avait fait. L'émulation de Dieu a fait
cet ouvrage » (1). — On raconte que Socrate, lisant les pre-
miers dialogues de Platon, se serait écrié : « Que de choses
me fait dire ce jeune homme auxquelles je n'ai jamais
songé! » Si TertuUien, revenant au monde, lisait Bossuet,
ne pourrait-il pas dire avec plus de raison : « Que de choses
il me fait dire auxquelles je n'ai jamais songé ! » — Bos-
suet semble le reconnaître lui-même, lorsque dans son Sr/'-
mon pour la Vêture d'une nouvelle catholique (2), il parle
ainsi: « Nous enseignons, disaient-ils [les Pères], ce que
nous ont appris nos prédécesseurs; et nos prédécesseurs
l'ont reçu des hommes apostoliques; et ceux-là, des apô-
tres; et les apôtres, de Jésus-Christ; et Jésus-Christ, de son
Père. )> C'est à peu pjrès ce que veulent dire ces paroles du
grand TertuUien. Ecclesia ab Apostolis, apostoli a Cliristo,
Christus a Deo tradidit (3). »
Bossuet prête encore de son fonds à TertuUien, quand il
le fait parler ainsi à propos de l'âme en proie à la douleur :
« Au contraire, dit TertuUien, elle s'émeut elle-même
jiur le grand effort qu'elle fait pour ne se pas émouvoir; et
encore que la faiblesse ne C abatte pas, elle s'agite par sa
résistance^ et sa fermeté même rébranle par sa propre con-
tention : In hoc tamen mota ne moreretur, ipsa constan-
tia concassa est achersus inconstaîitiae concussionem (il. »
— Autre exemple dans le Sermon pour la Pentecôte, 1658 :
« C'est pourquoi TertuUien s'étonne qu'il y eût des chré-
tiens assez lâches pour se racheter par argent des persécu-
(1) Sermon potir la fête de l'Annonciation, MCm : t-ditioii Lclmrq, t. II. ]). 4.
(-2) KrJition Leharq, t. I, p. '(Ki.
(:J) I)<: p7-aescriplioiir. n" 1".
(i) Sermon jiour la fitc de la Compassion dr la sainte Virrijc, Lobarq, t. H . p. t"l.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 89
tions qui les menaçaient; et vous allez entendre des senti-
ments vraiment dignes de l'ancienne Église et de l'esprit
du christianisme : Christianus pecunia sa/rus est; ft in hor
nummos habet ne patiatur, dum adver.sus Deum erit di-
ves (1) ». 0 honte de l'Église, s'écrie ce grand homme, un
chrétien sauvé par argent, un chrétien riche pour ne souf-
frir pas! A-t-il donc oublié, dit-il, que Jésus s'est montré
riche pour lui par l'effusion de son sang? At enim C/iristiis
sanguine fuit dives pro illo. Ne vous semble-t-il pas qu'il
lui dise : Toi, qui t'es voulu sauver par ton or, dis-moi,
chrétien , où était ton sang? N'en avais-tu plus dans tes vei-
nes, quand tu as été fouiller dans tes coffres pour y trouver
le prix honteux de ta liberté? Sache qu'étant rachetés
par le sang, étant délivrés par le sang, nous ne devons
point d'argent pour nos vies ; nous n'en devons point pour
nos libertés, et notre sang nous doit garder celle que le sang
de Jésus-Christ nous a méritée : Sanguine enipti, sanguine
numerati , nullum nummwn pro capite debemus (2) ».
« L'Église , éclairée par le Sauveur Jésus , qui est son vé-
ritable soleil , dit l'admirable saint Gyprien (3) , bien qu'elle
répande ses rayons par toute la terre, n'a qu'une lumière
qui se communique partout : Ecclesia Domini luce pjerfusa
per totum orbem radios suos por?ngit; ununi tanien lumen
est , quod ubique diffunditur (4) ». Comme par quelques
mots Bossuet a su relever la belle image de saint Cyprien !
— Voici encore un commentaire plus heureux de ce Père
dans V Esquisse d'un Sermon sur la eharité : « Saint Cy-
prien , De opère et eleemosyna : « Mais vous avez plusieurs
enfants et une nombreuse famille. Vous dites que vos char-
ges domestiques ne vous permettent pas de vous montrer
libéral aux pauvres. Atqui hoc ipso oportet amplius dones^
quo multorum [ngnorum pater es : C'est ce qui vous impose
l'obligation d'une charité plus abondante. Car vous avez
(I) De fuga in persecnlione, n" 1-2. — Ce texte est assez obscur; ni;iis Bossuet
réclaire admirablement.
('2) Édition Lebarq, t. H, p. 4()5-4!»().
(3) Liber de Unitnte Eccle.siae.
('*) Édition Lebarq, t. I . p. 484.
90 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
plus de personnes pour lesquelles vous devez apaiser Dieu,
plus de péchés à racheter, plus d'âmes à déhvrer de la
gêne, plus de consciences à nettoyer des fautes continuel-
les auxquelles notre fragilité est sujette et de tant de ten-
tations auxquelles elle est exposée. Vous êtes prêtre dans
votre famille : vous devez instruire, faire la prière pour
tous; et, comme vous augmentez votre tahle et la dépense
de votre maison selon le nombre de vos enfants , pour en-
tretenir cette vie mortelle, ainsi pour nourrir en eux cette
vie céleste et divine, autant que le nombre des enfants
s'accroît, autant devez- vous multiplier la dépense des bonnes
œuvres : Quo ampUor fupritpignorum copia , esse et operiim
débet impensa... Si donc vous aimez vos enfants, si vous
ouvrez sur leurs besoins la source d'une charité et d'une
douceur vraiment paternelle, recommandez- les à Dieu
par vos bonnes œuvres : qu'il soit leur tuteur, leur curateur
et leur protecteur. Soyez le père des enfants de Dieu afin
que Dieu soit le Père de vos enfants ». « Cette belle phrase,
dit M. l'abbé Lebarq, est ajoutée au texte , où Bossuet, d'ail-
leurs, prend et laisse très librement (1). »
Origène est aussi J^ien traité par Bossuet que Tertullien
et saint Cyprien : « C'est pourquoi le grand Origène n'a
pas craint de nous assurer que la parole de l'Évangile est
une espèce de second corps que le Sauveur a pris pour
notre salut. Panis, quem Dominus corpus suum esse dicit,
rcrbumest nulntonurn anhnarum (2). Qu'est-ce à dire ceci,
chrétiens? et quelle ressemblance a-t-il pu trouver entre le
corps de notre Sauveur et la parole de son Evangile? Voici
le fond de cette pensée : c'est que la Sagesse éternelle, qui
est engendrée dans le sein du Père, s'est rendue sensible en
deux sortes. Elle s'est rendue sensible en la chair qu'elle
a prise au sein de Marie; et elle se rend encore sensible par
les Écritures divines et par la parole divine (3). » Il serait
aisé de multiplier les exemples. — En voici un de saint Bâ-
ti) Édition Lebarq, t. 11. p. fiSS. —Saint Cyprien. De ojjercetcleemosyna, XVIll-\X.
(2) Commrnlaircsxur mini. Matthieu. ; n" 8'i.
(.'«) Édition l,el)ar(|, (. il, p. :toi. Paucgijriquc de snint Paul.
BOSSUET ïiUDUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 91
sile de Séleiicie à propos de la Chananéenne (Bossuet dit la
Chanauée I : « Remarquez qu'elle ne dit pas : Seigneur, ayez
pitié de ma fdle. Ayez, dit-elle, pitié de moi. Mais si elle veut
qu'on ait pitié d'elle, qu'elle parle donc de ses maux. Non,
je parle, dit-elle, de ceux de ma fille. Pourquoi exagérer
mes douleurs? N'est-ce pas assez des maux de ma fille pour
me rendre digne de pitié? Il me semljle que je la porte tou-
jours en mon sein, puisqu'aussitôt qu'elle est agitée, toutes
mes entrailles sont encore émues : In illa vim patior; c'est
ainsi que la fait parler saint Basile de Séleucie (1) : « Je
suis tourmentée en sa personne; si elle pâtit, j'en sens la
douleur; ejus est passio, meus vero dolor : le démon la
frappe, et la nature me frappe moi-même; hanc daemou ,
me natiira vexât; tous les coups tombent sur mon cœur et
les traits de la fureur de Satan passent par elle jusque sur
mon âme : hanc daemon, me natura vexât; et ictus qiios
hiftifjit per illcun ad me usque pervadunt (2), — Autre
exemple à propos de saint Paulin : « Je me souviens ici,
chrétiens, que saint Paulin, évêque de Noie, parlant de sa
parente, sainte Mélanie , à qui d'une nombreuse famille il
ne restait plus qu'un petit enfant, nous peint sa douleur
par ces mots : « Elle était, dit-il, avec cet enfant, veste nial-
heuvpux d'une gvande vaine, qui, bien loin de la consoler,
ne faisait qu'aigir ses douleurs , et semblait lui être laissée
pour la faire ressouvenir de son deuil plutôt que pour ré-
parer son dommage : Unico [tantum] sibi pavvulo , incen-
tove potius quam consolatore lacvymavum^ ad memoviam
potius quam ad compensationem affectuum develicto (3). »
— Un dernier exemple à propos de saint Eucher, évêque de
Lyon au cinquième siècle : (( De quoi vous plaignez-vous,
ô Seigneur ? Voilà votre parole accomplie : vous avez dit
(]ue Ninive serait renversée; elle s'est en effet renversée
elle-même. Ninive est véritablement renversée, puisque le
luxe de ses habits est changé en un sac et en un cilice; la
(1) Oratio XX. in Chanan.
(2) Sermon pour la fête de la Compassion de la sainte Vierfje, Lebaixi, t. II. p. 'i(>ii,
(3) Ibidem, p. 'tH-2.
92 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
superfliiité de ses banquets en un jeûne aiisitère; la joie
dissolue de ses débauches aux saints gémissements de la
pénitence: Siibvertitur plane Ninive , diim calcatis deterio-
ribus studiis inmeliora convertitur ; subverlitiii' plane, dum
jnirpiira in cilicium, affluentia in jejunium, lœtitia muta-
tur in fletum (1). 0 ville utilement renversée (2)! »
Ce sera désormais Thabitude et le grand art de Bossuet
de prêter aux saints Pères autant et plus qu'il leur emprunte :
Toriginalité de son génie en fait , non pas un traducteur,
mais un commentateur éloquent des Docteurs de FÉglise.
ARTICLE IV
Bossuet commentateur des Saints Pères.
A mesure que se développait en lui le merveilleux talent
dont la Providence l'avait doué , Bossuet s'adranchissait de
plus en plus des entraves qu'une traduction plus ou moins
littérale pouvait mettre à lessor de sa pensée et aux envo-
lées de son éloquence.
Gandar, dans Bossuet orateur, p. Oi-OS, a parfaite-
ment mis en lumière l'idée « du ton habituel que le com-
mentaire àe Tertullien donne à la parole de Bossuet. Il cite
un passage du Sermon pour la Visitation, 1659, sur les
droits de Dieu au respect des hommes, où « l'emprunt fait à
Tertullien » devient le thème « d'un magnifique dévelop-
pement » : « Qui pourrait nous dire, mes sœurs, le respect
que nous devons au Souvain Être? Il est seul en tout ce qu'il
est; il est le seul sage, le seul bienheureux, Roi des rois,
Seigneur des seigneurs, unique en sa majesté, inaccessible
en son trùne, incomparable en sa puissance. De là vient que
Tertullien, tfichant d'exprimer magnifiquement son excel-
lence incommunicable, dit qu'il est le « souverain grand,
([ui, no souffrant rien qui s'égale à lui, s'établit lui-même (3)
(Ij IlomrUe sur la j/énilencc dos Niniintcs.
(-2) KdiUon I,el)aiq, t. H, p. 'i5C.
(.'{) Et iKin pus o ;i lui-môme ». rommc a lu Gandar. Voir I.ebani. t. 111, p. ".
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 93
une solitude par la singularité de sa perfection : Summwn
magnum, ex defectionf armidi solitudmem quamdam de
ùngnlaritate praestantiae auae possidons. Voilà une manière
de parler étrang-e ; mais cet homme , accoutumé aux expres-
sions fortes, semble chercher des termes nouveaux pour
parler d'une grandeur qui n'a point d'exemple. Et surtout
n'admirez- vous pas cette solitude de Dieu, solitudinem de
ùngularitate praestantiae : solitude vraiment auguste et qui
doit inspirer de profonds respects? Mais cette solitude de
Dieu nous donne encore, ce me semble, une belle idée.
Toutes les grandeurs ont leur faible : grand en puissance,
petit en courage ; grand courage et petit esprit ; grand es-
prit dans un corps infirme, qui empêche ses fonctions. Qui
veut se vanter d'être grand en tout?.,. Il n'y a que vous, ô
Souverain Grand, ù Dieu éternel, quiètes singulier en toutes
choses, inaccessible en toutes choses, seul en toutes choses :
Solitudmem quamdam , etc. Vous êtes le seul auquel on
peut dire : « 0 Seigneur, qui est semblable à vous (1), pro-
fond en vos conseils (2), terrible en vos jugements, absolu
en vos volontés, magnifique et admirable en vos œu-
vres (3) »?
Gandar, qui trouve qu'en ce passage Bossuet se heurte
à un écueil, en essayant « sans grande nécessité et d'une
manière assez indiscrète de faire passer dans notre langue »
les expressions « singulières » de Tertullien, oublie de si-
gnaler les progrès accomplis par le jeune orateur, lorsque,
à moins dun an d'intervalle, il reprend le même passage,
dans son Carême des Minimes , pour la fête de l'Annoncia-
tion, renvoyée du 25 mars au 5 avril 1660 : « Si vous avez
été étonnés de voir un Souverain qui se fait sujet, je crois
que vous ne le serez pas moins de voir l'Unique et l'Incompa-
rable qui se donne des compagnons , et qui entre en société
avec les hommes : Et habltaiit in nobis. C'est le mvstère
de cette journée. Pour bien entendre cette nouveauté, for-
ci) Psaume XXXIV, 10.
(2) Varianle : pensées.
(3) Exode, XV, II.
94 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
mez-vous en votre esprit une forte idée de cette parfaite unité
de Dieu, qui le rend infini, incommunicable et unique il)
en tout ce qu'il est. Il est le seul sage, le seul bienheureux,
Roi des rois, Seigneur des seigneurs, unique en sa majesté,
inaccessible en son trône, incomparable en sa puissance.
Les liomines (2) n'ont point de termes assez énergiques pour
parler dignement de cette unité : et voici, néanmoins , Mes-
sieurs, des paroles de Tertullien , qui nous en donnent, ce
me semble, une grande idée , autant que le peut permettre la
faiblesse humaine. Il appelle Dieu « le Souverain grand »,
Summum magnum; ?nais il n'est souverain, dit-il, qu'à
cause qu'il surmonte tout le reste : Summum Victoria sua
constat. » Et ainsi, ne souffrant rien qui l'égale, il se fait (3)
lui-même une solitude par la singularité de son excel-
lence (4) : Atque ex defectione aemuli solitudinem quam-
dam de singularitate praestantiae suae possidens , unicum
est. Voilà une manière de parler étrange; mais cet homme,
accoutumé aux expressions fortes , semble chercher des ter-
mes nouveaux pour parler d'une grandeur qui n'a point
d'exemple. Est-il rien de plus majesttieu.r ni de jjliis au-
guste que cette solitude de Dieu? Pour moi., je me repré-
sente, Messieurs , cette majesté infinie toute resserrée en
elle-même , cachée dans ses propres lumières, séparée de
toutes choses par sa pjropre étendue, qui ne ressemble pas
les grandeurs humaines , où il y a toujours quelque faible,
où ce qui s'élève d'un côté s'abaisse de l'autre ; inais qui est
de tous côtés également forte et égcdement inaccessible. Qui
ne s' étonnerait , chrétiens, de voir cet Unique , cet Incom-
parable qui sort de cette auguste solitude pour se faire des
compagnons (5)? » Toutes les taches, toutes les imper-
fections du premier commentaire n'ont-elles pas disparu
pour faire place à des beautés nouvelles?
(I) l'nif/Kc au lieu de ■■irul. trop répété.
(-2) Oïl a mis en italique tout ce qui, dans le texte de 1060, diffère du texte de Km!».
(:j) Bossuel avait dit en d(>.'ii) : « Tout ce qui s'égale à lui;... il s'établit lui-
même. »
(4) Ce terme vaut mieux que celui de « pcrleclion » en ItiV,».
(.'i Édition Lebani, t. III, p. i;n-'t38.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 95
Voici, d'ailleurs, un passage fameux de Bossuet qui prouve
peut-être mieux que tout autre comment le génie sait tirer
de l'or des textes les plus étranges. Il s'agit de ces paroles de
Tertullien dans son Livre de la Résurrection de la chair,
chap. IV : Post totum ignobilitatis elogium, caducae in ori-
ginem terrant et cadaveris nonien, et de isto quoque noniine
periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli
mortem. Ce texte, cité de la sorte dans le célèbre Sermon
sur la Mort, Carême du Louvrè;~i^62'(l), est inintelligible :
on est obligé de construire caducae ei peritiirae avec ignobi-
litatis. Cette construction offre un sens acceptable; mais
les deux parties de la phrase sont suspendues au mot post,
et restent en l'air, puisqu'il n'y a pas de proposition prin-
cipale. Bossuet cite le même passage dans V Oraison funèbre
du P. Bourgoing, k décembre 1662, en y ajoutant le mot
carnis [caducae carnis in terrani) : le sens devient dès lors
plus clair et plus raisonnable (2). Mais la phrase n'en de-
meure pas moins en l'air, suspendue à un génitif. Il faut
donc vérifier la citation et recourir au texte même de Ter-
tullien, comme l'a fait M. Gustave Allais dans le Bulletin
mensuel de l Académie de Clermont du l" juillet 1885 :
Un texte de Tertullien cité par Bossuet (p. 355). Voici, dit-
il, à peu près la phrase de Tertullien, débarrassée de quel-
ques incidentes inutiles ici, mais respectée dans son ensem-
ble : Et nonprotinus, et non ubique conviciwn carnis;... im-
rnundae, frivolae, infirniae., criniinosae , onerosae, niolestae,
et, p}0st totum ignobilitatis elogium, caducae in oriqinem
terram, etc. » ; le reste comme plus haut, dans Bossuet. Tout
change aussitôt d'aspect. La citation, maintenant complète,
est facile à expliquer. La période de Tertullien est lancée
dans un grand mouvement d'interrogation et se déroule
majestueuse et terrible : « Ne voyez-vous pas comme aussi-
tôt, comme de toutes parts éclate l'invective infamante que
(l) Édition Lebarq , t. iv, p. IC8.
("2) Dans l'Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, -21 août
I()"0, une note marginale porte : Cadit in originem lerram , et cadaveris nomen,
ex isto quoque nomine jKrilura, au lieu de caducae. et de de isto... periturae.
9C BOSSUET El LES SAEMS TERES.
mérite la chair, oui. cette chair impure, frivole, infirme,
criminelle, pesante, gênante, entîn, pour clore cet ensem-
ble de termes qui flétrissent notre iDassesse (1), destinée à
tomber dans la terre d'où elle tire son origine, à prendre le
nom de cadavre et à perdre même ce nom pour en venir
à n'avoir aucun nom dans la mort même de tout vocable? »
Quelle que soit la véhémence de ce réquisitoire, qui réunit
contre le corps humain tous les chefs d'accusation dont il
veut l'écraser pour l'avilir à nos yeux et en montrer élo-
quemment l'incurable ignominie, on avouera que la langue
de TertuUien est singulièrement étrange et tourmentée
Ces expressions fantastiques : Peritnrae in nullum inde jani
nomen , in oinnisjam vocabidi morteni, « cette mort de tout
vocable » ne présentent à l'esprit du lecteur français aucun
sens saisissable, ou du moins expressif.
Aussi bien, Bossuet ne s'attache-t-il pas à donner une
traduction exacte du latin. « 11 interprète, il commente , il
développe avec un éloquence magistrale; il dédaigne de
traduire (2). » Il ne voit que la beauté d'ensemble du texte
latin ; il en dégage l'image colorée et le tour énergique , et
il trouve de génie l'expression définitive, immortelle; il
créé le « je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune
langue ». Mais citons tout entière cette période fameuse,
où Bossuet donne une idée si belle de l'anéantissement
dernier de la chair et de l'œuvre innommable de la Mort.
« Il n'y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que
nous sommes : la chair changera de nature; le corps
prendra un autre nom : « même celui de cadavre ne lai
demeurera pas longtemps : il deviendra, dit TertuUien,
un je ne sais (juoi qui n'a plus de nom dans aucune lan-
gue » : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces
termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux
restes (3)! » — Dans l'Oraison funèbre du P. Bourgoing,
(I) C'est la trailuctioii (juc propose M. Gustave Allais jioiir res mots : posttolu.m
ir/,iohililalis rlo(jium . après une discussion savante sur la siitnilication (lu mot elo-
ijiuiii . <|ui a i)ris peu à peu un sens péjoratif, ainsi i|ue l'établissent de nombreux
textes, et veut dire llétrissure. acrusation deslionorante.
(i) M. (iuslave Allais, loco cil'ilo, p. X,l.
(;») Sermon sur lu MorI , édition l.ehani. t. IV. p. I(i7-I(is.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES. 07
. Bossuet dit « un je ne sais quoi qui ri -à point de nom » et
« tant il est vrai que tout meurt en nos corps,... on expri-
mait nos malheureux restes (1) ». — Dans r Oraison funèbre
de la duchesse d'Orléans on remarque une addition et une
suppression : « Notre chair change bientôt de nature.
Notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre,
dit TertuUien, parce qu'il nous montre encore quelque
forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient
un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune lan-
gue, tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces
termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux
restes! » Bossuet ne cite pas le texte latin de TertuUien.
Cet exemple devrait suffire. Mais voici pourtant encore un
commentaire éloquent « du grand saint Grégoire de Na-
zianze, qui a mérité parmi les Grecs le surnom auguste de
Théologien, à cause des hautes conceptions qu'il a de la
nature divine. Ce grand homme invite tout le monde à dé-
sirer Dieu par la considération de cette bonté infinie qui
prend tant de plaisir à se répandre ; ce qu'ayant expliqué
avec soin, il conclut enfin par ces mots : « Ce Dieu, dit cet
excellent théologien, désire d'être désiré; il a soif, le pour-
riez-vous croire, au milieu de son abondance; mais quelle
est la soif de ce premier Etre? C'est que les hommes aient
soif de lui : Sitit sitiri. Tout infini qu'il est en lui-même,
et plein de ses propres richesses, nous pouvons néanmoins
l'obliger : et comment pouvons-nous l'obliger? C'est en lui
demandant qu'il nous oblige, parce « qu'il donne plus vo-
lontiers que les autres ne reçoivent » : ce sont les paroles
de saint Grégoire (2). Ne diriez-vous pas, chrétiens, qu'il
vous représente une source vive qui, par la fécondité con-
tinuelle de ses eaux claires et fraîches , semble présenter à
boire aux passants altérés? Elle n'a pas besoin qu'on la
lave de ses ordures, ni qu'on la rafraîchisse dans son ar-
deur; mais se contentant elle-même de sa netteté et de sa
fraîcheur naturelle, elle ne demande, ce semble, plus
(I) Sermon sur la mort. Lebarq, t. IV, p. 'M'.\.
(-2) Oratio LX.
DOSSLET ET LES SAINTS PÈRES. 7
98 . BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
rien, sinon que Ton boive et que l'on vienne se laver et se
rafraîchir de ses eaux.
« Ainsi la nature divine, toujours abondante, ne peut
non plus (1) croître que diminuer à cause de sa plénitude :
et la seule chose qui lui manque, si l'on peut parler de la
sorte, c'est qu'on vienne puiser en son seiu les eaux de vie
éternelle dont elle porte en elle-même une source in-
finie et inépuisable. C'est pourquoi saint Grégoire a raison
de dire « qu'il a soif que nous ayons soif de lui » et qu'il
reçoit comme un bienfait, quand nous lui donnons le moyen
de nous bien faire (2) . » — La magnifique comparaison de
Bossuet donne à la pensée de saint Grégoire un relief éton-
nant.
Villemain, dans son Tableau de réloquoncc chrétienne
au quatrième sii'cle , p. 123, édit. de 1870, rappelle quel-
ques images, quelques allégories par lesquelles saint Basile
représente la vie humaine (3), et il ajoute : « Bossuet re-
nouvelait devant une cour voluptueuse ces fortes images,
dont saint Basile avait frappé les habitants de Césarée. La
puissance de son génie ajoutait à la terreur; mais il n'y
avait plus cette première ferveur d'enthousiasme qui trans-
portait les chrétiens du quatrième siècle. Bossuet, sans
doute, était plus sublime ; mais il n'était pas plus éloquent;
car l'éloquence se compose de l'action qu'elle produit au-
tant que du génie qu'elle atteste. » — Certes, loin de nous
la pensée de diminuer la gloire de ces Pères de l'Église
« dont le génie seul fut debout au milieu des ruines de l'em-
pire » , et qui « ont l'air de fondateurs au milieu des rui-
nes,... d'architectes de ce grand édifice religieux, qui de-
vait succéder à l'empire romain (4) )>. Mais il est bien per-
mis de faire remarquer, à l'encontre d'un critique éminent
comme Villemain , que Bossuet n'était pas seulement « su-
(I) On dirait aujourd'hui : « Ne peut pas plus croitie que... »
(-2) Sfrmon pour la Visilntion de la saintf Vicrijr, KiriO, Leharq, t. Il[, p. Kt et 1 1 .
(.■J) « De nièine, dit-il, que ceux qui doruicut dans un luivirc sont poussés vers
le port et sans le savoir arrivent au terme de letu' course, ainsi dans la rapidité
rie noire vie (lui s'écoule, nous soniincs entraînés d'un niouveinent insensible et
continu vers notre dernier ternie : tu dors, le temps t'échappe, etc.
(i) Tableau, etc., ]>. 7:2.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 99
blime, » qu'il avait une onction singulière, une douceur
pénétrante et qu'il arracha maintes fois des larmes à cette
'< cour voluptueuse » de Louis XIV, en lui rappelant que
c l'homme est infiniment méprisable en tant qu'il passe
et infiniment estimable en tant qu'il aboutit à l'éter-
nité (1). »
Saint Jean Chrysostome a beau être « le plus éloquent
des prédicateurs » : Bossuet lui prête largement de son
fond par des commentaires encore plus éloquents que l'ori-
ginal dont il s'inspire.
Prenons pour exemple un passage du Sermon sur l'hoti-
iieur du monde (2j , prêché aux Minimes devant le grand
Condé, le 21 mars 1660. « Le premier crime dont j'accuse
l'honneur du monde devant la croix de Jésus-Christ, c'est
d'être le corrupteur de la vertu et de l'innocence. Ce n'est
pas moi seul qui l'en accuse; j'ai pour témoin saint Jean
Chrysostome, et dans un crime si atroce, je suis bien aise
de faire parler un si véhément accusateur. C'est dans l'ho-
mélie XVII sur la divine Épitre aux Romains que ce grand
prédicateur nous apprend que la vertu qui aime les louanges
et la vaine gloire ressemble à une femme qui se prostitue
à tous les passants. Ce sont les propres termes de ce saint
évêque; encore parle-t-il bien plus fortement dans la liberté
de sa langue; mais la retenue de la nôtre ne me permet
pas de traduire toutes ses paroles (3) ; tâchons néanmoins
d'entendre son sens et de pénétrer sa pensée. Pour cela je
vous prie de considérer que la pudeur et la modestie ne com-
battent pas seulement l'impudicité. mais* encore la vaine
gloire et l'amour désordonné des louanges : jugez-en par
l'expérience. Une fille bien élevée rougit d'une parole dés-
honnête; un homme sage et modéré rougit des louanges
excessives; en lune et en l'autre de ces rencontres, la mo-
destie fait baisser les yeux et monter la rougeur au front. Et
(I) C'est la division du Sermon sur la mort et de VOraison funèbre d'ilcnrielto
d'Angleterre.
{•î) D'après Gandar, c'est « un des chefs-d'œuvre de la jeunesse de Bossuet ». Bos-
isuct orateur, p. -27.').
(3) Il a retranché déjà le mot impvcUqHe dans la phrase précédente.
100 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
cVoù vient cela, chrétiens, sinon par un sentiment que la
nature nous inspire, cjue, comme le corps a sa chasteté que
limpudicité corrompt, il y a aussi une certaine intégrité de
l'âme c|ui peut être violée par les louanges. » — La première
rédaction effacée par l'auteur continuait ainsi : « C'est pour-
quoi la même nature nous donne la pudeur et la modestie
pour nous défendre de ces deux corruptions, comme s'il y
avait du déshonneur dans l'honneur même et de la honte
dans les louanges. Ne vous étonnez pas, chrétiens, si cette
âme avide de louanges, qui les cherche et les mendie de
tous cùtés, est appelée par saint Ghrysostome une infâme
prostituée; elle mérite bien ce nom, puisqu'elle méprise
la modestie et la pudeur. » Bossuet, reprenant ce sermon
en 1865 pour le Carême de Saint-Thomas du Louvre, y fit
des retouches qui sont un perfectionnement du texte : il
dit : « Une femme qui s'abandonne », au lieu de « qui se
prostitue » ; — « car c'est une chose remarquable » , au
lieu de « pour cela je vous prie de considérer »; -— « une
personne honnête et bien élevée rougit d'une parole im-
modeste » , au lieu de « une fille bien élevée, rougit d'une
parole déshonnéte ». Ce qui est plus significatif, c'est
« qu'un trait de plume, dit l'abbé Lebarq (1), donne en
outre ici à entendre qu'en 1665, renonçant à ce qui pré-
cède, texte et corrections, Bossuet se décide à commencer
par ces mots : « C'est une chose remarquable... » Il ne
garde donc de saint Jean Chrysostome que le commentaire
qu'il en a fait.
Un peu plus loin, dans le même Sermon, Bossuet com-
mente admirablement un mot du même Père : « C'est pour-
quoi, dit très bien saint Jean Chrysostome, toutes les vertus
chrétiennes sont un grand mystère; qu'est-ce à dire? Mys-
tère signifie un secret sacré. Autrefois, quand on célébrait
les divins mystères, comme il y avait des catéchumènes
(]ui n'étaient pas encore initiés, c'est-à-dire qui n'étaient
pas du corps de l'Église, qui n'étaient pas baptisés, on ne
(I) (lùirrcx oratoiiTS de Bûxswl. t. III. p. X». noie I.
ROSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. tOl
leur parlait que par énigmes : vous le savez, vous qui avez
lu les homélies des saints Pères (1). Ils étaient avec les fidè-
les pour entendre la prédication et le commencement des
prières. Venait-on aux mystères sacrés, c'est-à-dire à l'ac-
tion du sacrifice, le diacre mettait dehors les cathéchuraè-
nes et fermait la porte de l'Église. Pourquoi? C'était le
mystère. Ainsi des vertus chrétiennes. Voulez-vous prier?
Fermez votre porte : c'est un mystère que vous célébrez,
.leûnez-vous? Soig-nez votre face, de peur qu'il ne paraisse
que vous jeûniez : Ungo caput tmim, et faciem tuam
lava (*2); c'est un mystère entre Dieu et vous (3), »
On pourrait citer encore un autre passage du même Ser-
mon où Bossuet compare , d'après saint Ghrysostome , la
vaine gloire à une impudente, qui vient corrompre la vertu,
lui enseigne à se farder, à se contrefaire, pour arrêter les
spectateurs. « Vive Dieu! infâme, cette innocente se gâte-
rait entre tes mains. » Ce beau mouvement oratoire n'est
que de Bossuet.
Dans un autre Sermon sur r honneur, prêché en 1666 (4),
pendant le Carême de Saint-Germain , voici comment parle
notre grand orateur : « L'éloquent et judicieux saint Jean
Ghrysostome en (5) rend cette raison excellente, dans la
quatrième homélie sur l'évangile de saint Matthieu, où il dit
à peu près ces mômes paroles : <( Je ne puis, dit-il, compren-
dre la cause de ce prodigieux aveuglement qui est dans
les hommes de croire se rendre illustres par cet éclat exté-
rieur qui les environne , si ce n'est qu'ayant perdu leur bien
véritable, ils ramassent tout ce qu'ils peuvent autour d'eux,
et vont mendiant de tous côtés la gloire qu'ils ne trouvent
plus dans leur conscience. Cette parole de saint Ghrysos-
tome me jette dans une plus profonde considération , et
(1) L'orateur s'adresse ici, non pas aux fidèles, mais aux religieux Minimes, les
PI*. Giry, Cossart, de Saint-Gilles. Barré, Bessin, la Noue, de Coste, d'Ormesson,que
Floquet cite comme ayant pu entendre Bossuet en I6(>0.
(•2) Saint Matthieu, vi, v. 17.
(3) I.ebarq, t. III, p. 339.
(i) Probat:)lement le mercredi -2-2 mars.
(o) Il s'agit d'expliquer pourquoi les hommes se laissent éhlouir par la vaine
gloire.
un BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
m'oblige de reprendre les choses d'un plus haut principe.
Tous les hommes sont nés pour la grandeur, parce que
tous sont nés pour posséder Dieu. Car, comme Dieu est
grand, parce quil n'a besoin que de lui-même, l'homme
aussi est grand , chrétiens , lorsqu'il est assez droit pour
n'avoir besoin que de Dieu. C'était la véritable grandeur
de la nature raisonnable, lorsque sans avoir besoin des
choses extérieures, qu'elle possédait noblement sans en être
en aucune sorte possédée , elle faisait sa félicité par la seule
innocence de ses désirs, et se trouvait tout ensemble et
grande et heureuse, en s'attachant à Dieu par un saint
amour. En effet, cette seule attache qui la rendait tempé-
rante, sage, vertueuse, la rendait aussi, par conséquent, li-
bre, tranquille, assurée. La paix de la conscience répandait
jusque sur les sens une joie divine. L'homme avait en lui-
même toute sa grandeur, et tous les biens externes dont il
jouissait lui étaient accordés libéralement, non comme un
fondement de son bonheur, mais comme une marque de
son abondance. Telle était la première institution de la
créature raisonnable. Mais de même qu'en possédant Dieu
elle avait la plénitude , ainsi en le perdant par son péché
elle demeure épuisée. Elle est réduite à son propre fonds,
c'est-à-dire à son premier néant... Toutefois,.., le cœur de
l'homme cherche sans cesse quelque ombre d'infinité... Il
s'applique ce qu'il peut par le dehors. Il pense qu'il s'in-
corpore, si vous me permettez de parler ainsi, tout ce qu'il
amasse, tout ce qu'il acquiert, tout ce qu'il gagne {!). » —
Qu'il y a loin de la simple parole de saint Jean Chrysos-
tome à ce commentaire aussi profond qu'éloquent!
Saint Augustin lui-môme , que Bossuet cite avec tant de
prédilection, ne lui fournit souvent qu'une idée, qu'un
trait, qu'un mot, dont le génie de notre orateur sait tirer
un merveilleux parti. — Ainsi, de ce texte de saint Augus-
tin : Très erant in cnice : anus Salvator, alius salvandus ,
alius damnandus; nous voyons trois hommes attachés
(1;Lebar<|. I. V, ]>. v.\-'t(i.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES, in:}
à la croix : un qui donne le salut, un qui le reçoit, un qui
le perd il) », Bossuet fait sortir « toute la doctrine chré-
tienne touchant les souffrances, » avec « tout le partage
et tout le sujet de son discours » sur les souffrances , pro-
noncé aux Grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques, le
dimanche des Rameaux, 10 avril 1661 (2). « Au milieu, dit-
il, l'auteur delà g-ràce : d'un côté, un qui en profite; de
l'autre côté, un qui la rejette. Au milieu le modèle et l'ori-
g'inal; d'un côté, un imitateur fidèle, et de l'autre côté, un
rebelle et un adversaire (3). D'un côté, un qui endure avec
soumission; de l'autre, un qui se révolte jusque sous la
verge. Discernement terrible et diversité surprenante ! Tous
deux sont en la croix avec Jésus-Christ, tous deux compa-
gnons de son supplice; mais, hélas! il n'y en a qu'un qui
soit compagnon de sa gloire. Voilà le spectacle qui nous
doit instruire. Jetons ici les yeux sur Jésus, « l'auteur et le
consommateur de notre foi » : nous le verrons, chrétiens,
dans trois fonctions remarquables. Il souffre lui-même avec
patience; il couronne celui qui souffre selon son esprit, il
condamne celui qui souffre dans l'esprit contraire. C'est ce
qu'il nous faut méditer : parce que, si nous savons entendre
ces choses, nous n'avons plus rien à désirer touchant les
souffrances. En effet, nous pouvons réduire à trois chefs ce
que nous devons savoir dans cette matière importante :
quelle est la loi de souffrir; de quelle sorte Jésus-Christ em-
brasse ceux qui s'unissent à lui parmi les souffrances; quelle
vengeance il exerce sur ceux qui ne s'abaissent pas sous sa
main puissante, quand il les frappe et qu'il les corrige; et
le Fils de Dieu nous instruit pleinement touchant ces trois
points. Il nous apprend le premier en sa divine personne;
le second, dans la fin heureuse du larron si saintement
converti ; le troisième , dans la mort funeste de son compa-
gnon infidèle. Je veux dire que, comme il est notre ori-
ginal, il nous enseigne, en souffrant lui-même, qu'il y a
(1) C'est la traduction de Bossuet.
(2) Lel)ar(|, t. ni. p. 680 et suivantes.
(3) Variante: « d'un côté une imitation lidéle; de l'autre une opposition sacri-
lèse ..
loi BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
nécessité de souffrir ( l ) ; il fait voir, clans le bon larron (2).
de quelle bonté paternelle il use envers (3) ceux qui souf-
frent comme ses enfants; enfin, il nous montre dans le
mauvais quels jugements redoutables il exerce sur (4) ceux
qui souffrent comme des rebelles. Il établit la loi de souf-
frir; il en couronne le droit usage; il en condamne Va-
bus (5) ».
On peut citer encore, comme exemple frappant de la ma-
nière admirable dont Bossuet commente saint Augustin, le
premier point du fameux Sermon sur T ambition, prêché aux
Carmélites en 1661 (6), repris avec des retouches au Louvre
en 1662 (7) et à Saint-Germain en 1666 (8). Pour prouver
que « la fortune nous joue, même quand elle est libérale »,
même quand elle nous fait « son présent le plus cher, le
plus précieux, celui qui se prodigue le moins, celui qu'elle
nomme puissance (9) » , Bossuet invoque « une excellente
doctrine de saint Augustin (livre XIII, de la Trinife). Là ce
grand homme pose pour principe une vérité importante,
que la félicité demande deux choses : pouvoir ce qu'on
veut, vouloir ce qu'il faut : Passe quod velit, relie quod
(I) Variante : « que la loi de souffrir est indispensable. »
(-2) Var. « dans le larron pénitent. »
(3) Vnr. : « qu'il a une bonté paternelle pour •.
(4) Va?-. : « qu'il exerce des jugements redoutables sur. »
(.l) Ce luxe de divisions données et redonnées était un défaut à la mode, dont
Bossuet se corrigea dés sa première station à la cour, mais dont ses contemporains
demeurèrent plus ou moins épris. puis(|ue Kénelon s'en plaignait en 168."> (?), dans
son Deuxième dialogue sur l'éloquence, et La Bruyère, en 1088. dans le chapitre De
la Ch'iiri'. XV« des Caractères :
' Les prédicateurs, dit-il . ont toujours, d'une nécessité indispensable et géomé-
trique, trois sujets admirables de vos attentions : ils prouveront une telle chose
dans la première partie de leur discours, cette autre dans lu seconde partie, et
cette autre encore dans la troisième. Ainsi vous serez convaincu d'abord d'une
certaine vérité, et c'est leur premier point ; d'une autre vérité , et c'est leur second
point: et puis d'une troisième vériti-.cït c'est leur troisième point: de sorte que
la première rèlloxion vous instruir;! d'un des principes les plus londamentaux de
votre religion, la seconde, d'un autre principe (|ul ne l'est pas moins, et la dernière
réilexion, d'un troisième et dernier principe, le plus important de tous et (jui est
remis, etc.
((>} Le m mars, IV» dimanche de Carême.
{", Quatrième scimaiiie.
(H) C'était le i avril que Bossuet devait le prêcher: mais il ne le prêcha i)as en
l'absence de Leurs Majestés.
Ci) Nous citons le texte de liiii-», (|ui est le plus i)arfait. En 1661 , Bossuet mon-
trait : l"qne le chrétien véritable ne doit désirer de puissance que pour en avoir
sur soi-riième; -2- que si Dieu lui en a donné sur les autres, il leur en doit tout
remploi et tout l'exercice.
ROSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 105
oporU't. Il montre assez longuement qu'il est également né-
cessaire de désirer ce qu'il faut que de pouvoir exécuter
ce qu'on veut;... qu'il est encore plus essentiel, « bien plus
nécessaire à la félicité véritable d'avoir une volonté bien
réglée que d'avoir une puissance bien étendue » ; puis il
ajoute : « Mais il est temps, chrétiens, que nous fassions une
application plus particulière de cette belle doctrine de saint
Augustin. Que d e mandez- vous , ô mortels? Quoi? que Dieu
vous donne beaucoup de puissance? Et moi, je réponds avec
le Sauveur (1) : « Vous ne savez ce que vous demandez. »
Considérez bien où vous êtes; voyez la mortalité qui vous
accable; regardez cette figure du monde qui passe (2).
Parmi tant de fragilité , sur quoi pensez- vous soutenir cette
grande idée de puissance? Certainement un si grand nom
doit être appuyé sur quelque chose, etc., etc. (3). » Alors
s'engage entre l'orateur et l'ambitieux un dialogue des plus
vifs, des plus pressants, des plus dramatiques : ce mot seul
traduit exactement l'impression que produisent certains pas-
sages des Sermons de Bossuet, où il se révèle à nous avec l'art
et la mise en scène d'un poète dramatique, tandis qu'il se
manifeste ailleurs avec les envolées superbes d'un poète
lyrique, au verbe inspiré comme celui des prophètes (4).
Veut-on un dernier exemple de l'art avec lequel Bossuet
commente et interprète saint Augustin? Qu'on prenne les
Maximes et Réflexions sur la Comédie , où un mot des Con-
fessions, liv. III, c. 2, et un autre du de Catechizandis rudi-
bus, n° 25, donnent lieu à une analyse du plaisir que l'on
prend au théâtre, analyse « admirable de finesse et de
vérité (5) » : « Pourquoi en est-on si touché, si ce n'est, dit
{I) Saint Matthieu, xx. '2-2.
(-2) Épitre aux Corinthiens ; De Trinitate, XUI, 17.
(;i) Lebarq, t. IV, p. 147 et suivantes.
Cf) M. Lanson, dans son Bossuet , p. 4o-4G, montre que dans le Sermon sur l'Im-
péaitence finale (la mort du mauvais riche) et dans le Sermon sur les Démons
(le chœur des mauvais anges;, il y a deux scènes d'un mystère « avec l'accenl dra-
matique • . — Le P. de la Broise, Bossuet et la Bihle , p. 88-Oi. a fait voir éloquem-
ment ce qu'il faut entendre par le lyrisme de Bossuet. — M. Brunetiére. dans une
conférence faite à Dijon , -2-2 avril I8!K(. établissait magistralement que non seule-
ment Bossuet est •< au-dessus de tous les orateurs », mais qu'il est le premier
di; nos lyriques.
(■>) Lanson, Eoxsuet , p. i:iii.
106 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
saint Augustin, qu'on y voit, qu'on y sent l'image , l'attrait,
la pâture de ses passions? et cela, dit le même saint, qu'est-
ce autre chose qu'une déplorable maladie de notre cœur?
On se voit soi-même dans ceux qui nous paraissent comme
transportés par de semblables objets : on devient bientôt
un acteur secret dans la tragédie (1); on y joue sa propre
passion , et la fiction au dehors est froide et sans agrément,
si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C'est
pourquoi ces plaisirs lang-uissent dans un âge plus avancé,
dans une vie plus sérieuse, si ce n'est qu'on se transporte
par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus
beaux de la vie humaine, à ne consulter que les sens, et
qu'on en réveille l'ardeur, qui n'est jamais tout à fait
éteinte. » M. Lanson trouve là « toute la philosophie de l'art
dramatique,... l'essence même du drame et la source du
plaisir qu'il procure (2) ». Évidemment, c'est beaucoup
plus que n'en disaient les quelques mots de saint Augustin
auxquels Bossuet a fait allusion plutôt qu'il ne les a traduits.
On comprend donc toute la justesse de ce mot de Ville-
main, Tableau de l'éloquence chrétienne au cpiafriéme siècle^
p. 504 : « Il n'y a pas eu pour l'éloquence originale de Bos-
suet une source d'inspiration plus féconde que les ouvrages
de saint Augustin. Il les étudiait sans cesse; il les admirait
en les transformant. »
Bossuet , d'ailleurs , ne disait-il pas lui-même au cardinal
de Bouillon que « ce qu'il faut tirer de ce Père, ce ne sont
pas tant des pensées et des passages à citer que l'art de
traiter la théologie et la morale et l'esprit le plus pur du
christianisme? »
De tous les docteurs de l'Église qu'il a cités , celui dont il
est le plus difticile de faire usage, surtout dans la prédica-
tion, c'est assurément le Docteur angélique, saint Thomas
(1) Bossucl était allé au tlioàtro dans sa jeunesse, avant d'avoir reçu les ordres,
et il avait dû voir jouer (lueliiues pièces de Corneille de IGW à 1648; il n'y retourna
plus (|ue pourvoir jouer Hslher à Saint-Cyr. en l(»8!); ces lointains souvenirs
avaient laissé dans son esprit une impression assez vive pour (|u'en 16'J^, il parlât
du sujet en connaissance de cause.
(i) UoHsii.fl. p. /j40.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 107
d'Aquin, dont la Somme thêologique est un monument
admirable de synthèse harmonieuse et savante, mais n"a
rien d'oratoire et d'attrayant. Bossuet, de 1659 à 1070, ne
le cite guère textuellement, du moins dans ses Sennom :
mais tantôt il fait allusion à sa doctrine qu'il résume, comme
dans le fragment d'un Sermon pour la Conception de la
sainte Vierge^ Avent du Louvre 1665, où il dit : <( Le grand
saint Thomas nous enseigne que, pour entendre dans quelle
hauteur et avec quelle plénitude la sainte Vierge a reçu
la grâce, il la faut mesurer par son alliance et par son
union très étroite avec son Fils : et c'est par là, chrétiens,
qu'il nous est aisé de connaître que les hommes ne lui
doivent donner aucunes bornes (1). » Tantôt il emprunte
à la Somme de saint Thomas quelque comparaison qu'il
commente d'une manière originale et éloquente , » comme
dans le Sermon pour la Quinquagésime , prêché en 1667 :
« Saint Thomas voulant nous décrire ce que c'est qu'un bon
entendement et quel est l'homme bien sensé, dit que c'est
celui dont l'esprit est disposé comme une glace nette et
bien unie, où les choses s'impriment telles qu'elles sont (2),
sans que les couleurs s'altèrent ou que les traits se courbent
et se défigurent : In quo objecta non distorta , sed simplici
inluilu recta videntur (3). Qu'il y a peu d'entendements
qui soient disposés de cette sorte 1 que cette glace est iné-
gale et mal polie I que ce miroir est souvent terni, et que
rarement il arrive que les objets y paraissent en leur na-
turel (i). » Voilà, certes, un éloquent commentaire d'un
passage de saint Thomas assez lourd et assez peu élégant.
— En voici un autre dans le même sermon : <( Le même saint
Thomas remarque qu'il y a un certain mouvement dans nos
(I) Lebarq, l. IV. p. 5<)0.
(iJ) Cette comparaison se retrouve dans la Prcfaci- de l'Histoire du Consulat et
dp l'Empire de M. Thiers. Il est pourtant peu probable i|ue M. Thiers en ait em-
prunté l'idée à Bossuet ou à saint Thomas. Il ne les lisait guère: il n'était pas
comme le; grand Berryer, dont on conserve au Musée Carnavalet un Bossuet où
sont soulignés les plus beaux passages des discours. Son goût pour cet auteur
était si connu que les typographes parisiens, qu'il avait défendus, firent pour lui
une édition des O^-aisons funèbres, tirée à vn e.remplaire. (Lebarq, t. V, p. i30.)
(.3) Summa theolofiica : I" II»*-', Quacst. Ll, art. :J.
(i) Lebarq, t. V. p. -230.
108 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
esprits qui s'appelle précipitation ; et je vous prie, Messieurs,
de le bien entendre. Ce grand homme, pour nous le rendre
sensible, nous l'explique par la ressemblance des mouve-
ments corporels (1). Il y a beaucoup de différence entre un
homme qui descend et un homme qui se précipite. Celui
qui descend, dit-il, marche posément et avec ordre et s'ap-
puie sur tous les degrés : mais celui qui se précipite se jette
comme à l'aveugle par un mouvement rapide et impétueux
et semble vouloir atteindre les extrémités sans passer parle
milieu. Appliquons ceci^ avec saint Thomas, aux mouve-
ments de l'esprit. La raison, poursuit ce grand homme , doit
s'avancer avec ordre et aller considérément d'une chose à
l'autre; si bien qu'elle a comme ses degrés par où il faut
qu'elle passe avant que d'asseoir son jugement. Mais l'esprit
ne s'en donne pas toujours le loisir; car il a je ne sais quoi
de vif qui fait qu'il se précipite. Il aime mieux juger que
d'examiner les raisons, parce que la décision lui plaît et que
l'examen le travaille. Comme donc son mouvement est fort
vif et sa vitesse incroyable, comme il n'est rien de plus
malaisé que de fixer la mobilité et de contenir ce feu des
esprits, il s'avance témérairement, il juge avant que de
connaître (2) : il n'attend pas que les choses se découvrent
et se représentent comme d'elles-mêmes; mais il prend des
impressions qui ne naissent pas des objets, et, trop subtil
ouvrier, il se forme lui-même de fausses images. C'est ce
qui s'appelle précipitation , et c'est la source féconde de
tous les faux préjugés qui obscurcissent notre intelli-
gence (3). » Pour comprendre toute la beauté de ce passage,
il faut le rapprocher du texte même de saint Thomas, que
Bossuet ne cite point : « Praccipitatio in actibus animae mc-
taphorice dicitur, secundum simililudinem a corporali motu
(I) Summa thcoloijù-a : II» 11»°, Quaest. LUI. art. ;{.
(-2) Descartes ne parle pas aulremcnt dans ses Principes de la philosophie, on
il montre que l'intelligence étant courte et lente et la volont(' • beaucoup plus
ample ». celle-ci devance et dépasse le jugement, de fa(,'on ([uo nous donnons
notre consentement à des choses dont nous n'avons jamais eu <|u'une connaissance
lorl conluse... Nous portons notre volonté au delà de ce <|ue nous connaissons
clairement et distinctement ».
W) I.cbarq, t. V, p. ->:<(i--23l.
lîOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 109
acceptam. Dicitiir auton praecipitari secundum coi'poralem
motum quod a superiori in una pervenit secundumimpetum
quemdain proprii motus vel alicujus impellentis , non ordi-
nale incedendo per gradus. Summum autem animae estipsa
ratio; imum autem est operatio per corpus exercita; gradus
autem medii, per quos oportet ordinate descendore sunt
« memoria ^i praofcritorum , « intelligmtia >^ prarsendum,
^olertia in considerandis futuris eventibus, « ratiocinatio »
conferens unum alteri, « docilitas » per quam aliquis ac-
quiescit sententiis majorum; per quos quidem gradus ali-
quis ordinate descendit recte consiliando. Si quis autem
feratur ad agendum per impetum voluntatis vel passionis,
pertransitis hujusmodi gradibus, erif praecipitatio ».
Quelle différence entre cette langue sobre, forte, pleine,
rude , sans grâce aucune , et la langue de notre grand Bos-
suet, qui rend si bien la pensée de saint Thomas, mais
« en la dépouillant du manteau sévère de la scolastique » ,
comme l'écrivait Pie IX à l'abbé Lebretlion , traducteur et
abbréviateur de la Somme théologique : Scolastici pallii
severitate exutaml
Mais Bossuet n'a jamais mieux montré comment il savait
commenter saint Thomas d'Aquin que dans ses Maximes et
Ri-flexions sur la Comédie (169i), lorsqu'il « dépouille [la
Dissertation du P. Caffaro] de l'autorité qu'elle a prétendu
se donner par le grand nom de saint Thomas et des autres
saints ». Il faudrait citer ces pages lumineuses, où l'illustre
évèque de Meaux fait voir d'abord que , dans les deux ar-
ticles du Docteur angélique (1), qu'on allègue en faveur
de la comédie , « il est bien certain que ce n'est pas ce qu'il
a dessein de traiter », puisque, « quand il serait vi'ai, ce
qui n'est pas, que saint Thomas, à l'endroit que l'on pro-
duit de sa Somme , ait voulu parler de la comédie, soit
qu'elle ait été ou qu'elle n'ait pas été en vogue de son
temps (2) , il est constant que le divertissepient qu'il ap-
(I) Il s'agit des articles -2 et :\ de la Question l(i8 de la W 11"'= de la Somme.
{-!) Bossuet dit [ilus haut : « On ne voit guère, en effet (de comédie), et peut-
(Hre point dans le temps de ce saint docteur. Dans son livre sur les Sentences, il
110 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
prouve doit être revêtu de trois qualités dont la première
et la principale est qu'on ne recherche point cette délecta-
tion dans des actions ou des paroles malhonnêtes ou nui-
sibles; la seconde, que la gravité ny soit pas entièrement
relâchée; la troisième, qu'elle convienne à la personne, au
temps et au lieu. » « Voilà donc comment saint Thomas fa-
vorise la comédie, conclut Bossuet (1) : les deux passages de
sa Sofntnf, dont les défenseurs de cet infànie métier se font
un rempart, sont renversés sur leur tète; puisqu'il parait
clairement, en premier lieu, qu'il n'est pas certain qu'il
ait parlé de la comédie; en second lieu, que plutôt il est
certain qu'il n'en a pas voulu parler; en troisième lieu,
sans difficulté et démonstrativement , que quand il aurait
voulu donner quelque approbation à la comédie ff} plJe-
mihnf spéculativement et en général, la nôtre eu particu-
lier et dans la praticpie est exclue ici selon ses principes,
comme elle est ailleurs absolument détestée par ses paroles
expresses. Que des ignorants viennent maintenant nous op-
poser saint Thomas et faire d'un si grand docteur un par-
tisan de nos comédies. »
Après des exemples si nombreux et si concluants , n'est-on
pas en droit de dire que , si l'on a appelé Amyot « un tra-
parle lui-même des ■ jeux de théâtre comme de jeux qui furent autrefois : Ludi
nui in Ih'-atris aQcbantur ». et dans cet endroit non plus que dans tous les autres
où il traite des jeux de son temp», les théâtres ne sont pas seulement nommés.
Je ne les ai pas non plus trouvés dans saint Bonaventure, son contemporain.
Tant de décrets de l'Église et le cri universel des saints Pères les avaient discré-
dités, et peut-être renversés entièrement. Ils se relevèrent quelque temps après
sous une autre forme, dont il ne s'agit pas ici: mais, comme l'on ne voit pas (lue
saint Tiiomas en ait fait aucune mention, l'on ]ieut croire (lu'ils n'étaient pas
beaucoup en vigueur de son temps, où l'on ne voit guère que dos récits ridicu-
les d'histoires pieuses, ou en tout certains jongleurs, joculalorcs , qui divertis-
saient le, peuple et qu'on prétend à la lin que saint Louis abolit par la peine
qu'il y a toujours à contenir de telles gens dans les règles de l'Iionnêteté. » —
Ces détails si précis sur l'histoire de noire théâtre sont étonnants che/. un con-
temporain de Boileau, si dédaigneux du moyen âge. M. Petit de JuUeville, dans
ses savantes études sur le Tlimire en France au moyen (Uje, établit pourtant
qu'au drame liturgique succéda le drame semi-lilnrfiùjue. qui. au treizième siècle,
produisit le Jeu de saint Nicolas, de Jean Bodel, d'Arras. I" moitié du treizième
siècle, puis le Miracle de Théophile de Hutebeuf, entre liVi et t-280, le Jeu de la
Feuilli'i- en 1-2<>-2, et liohin et Marion vers l.")8;i. Saint Thomas, qui ne mourut qu'en
1-2"'», comme saint lionaventurc, aurait jiu connaître deux ou trois de ces œuvres
«Irainatiques, qui , d'ailleurs, n'étaient pas les seules jouées alors dans les Con-
fréries.
(Ij 11 a fait six considérations en quatre paragraphes, 2-2-3»!.
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PERES. 111
ducteur de génie », il faut à plus forte raison et à plus
juste titre appeler notre grand Bossuet, si habile dans l'art
de se servir des Pères de l'Église, non pas un traducteur,
mais un commentateur de génie, qui féconde admirablement
les germes déposés dans les œuvres qu'il cite et les amène à
un épanouissement complet et radieux?
A propos de ce commentateur de génie, Sainte-Beuve, dans
une page célèbre de ses Nouvcdiix LuikI'is , t. II , p. 3'i-7-3V8,
constatait avec un rare bonheur d'expression l'influence du
latin sur le style de Bossuet : « Ce qu'il savait à fond,
admirablement, c'était le latin... Il en avait l'usage très
familier; il le parlait; il disputait en latin dans l'école ; il
écrivait couramment des lettres latines aux prélats étran-
gers avec qui il correspondait; les notes dont il charg-eait
les marges de ces livres étaient le plus souvent en latin.
C'est de cette connaissance approfondie du latin et de l'u-
sage excellent qu'il en sut faire que découle chez Bossuet ce
français neuf, -plein, substantiel, dan.-i le se fis de la racine,
et original : et ce n'est pas seulement dans le détail de l'ex-
pression, de la locution et du mot, que cette sève de litté-
rature latine se fait sentir, c'est dans l'ampleur des tours,
dans la forme des mouvements et des liaisons , dans le joint
des phrases et comme dans le geste. Veut-il faire un vœu
sur la fin de l'Oraison funèbre du grand Condé; il s'écriera :
« Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! Ainsi
puissiez-vous..., etc. » On a reconnu la forme latine du
vœu : Sic te Diva potens Cypri, sic fratres Helenae ! . . . Et
dans l'Oraison funèbre de iMichel Le Tellier : « Sache la
postérité ! » toutes vivacités et brusqueries grandioses, fami-
lières à l'orateur romain et à la nation qui porte la toge. »
Mais si « ce latinisme'^, si sensible de Bossuet dans sa
pai'ole française » est chez lui « plus qu'un accident, qu'un
trait curieux à noter », s'il « est fondamental », et comme un
« caractère constant », si Bossuet lui-même nous avertit,
dans son Ecrit composé pour le cardinal de Bouillon en
1069-70, « qu'on prend dans les écrits de toutes les lan-
gues le tour qui en est l'esprit, — surtout dans la latine
112 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
dont le g'énie n'est pas éloigné de celui de la nôtre, ou
plutôt qui est tout le même », n'est-ce pas à l'habitude
qu'avait le grand orateur de lire, d'étudier, de traduire et
de commenter les saints Pères qu'il a dû la « saveur, la
verdeur » de ce latinisme, qui « réintègre... quantité de
mots dans la pleine et première propriété et sincérité ro-
maine »? Sainte-Beuve ne l'a pas assez dit, tout en recon-
naissant que Bossuet savait « toutes les sortes de latin,
celui de Cicéron comme celui des Pères, de TertuUien et
de saint Augustin ».
C'est de ce dernier latin, — latin de la décadence, trop
semblable au bas latin, au latin des camps, — qu'est sorti
le français par une longue et laborieuse évolution. Qu'y a-
t-il donc d'étonnant à voir Bossuet, nourri du latin des
Pères, parler un « français neuf, plein, substantiel, dans
le sens de la racine, et o?'iginal »?
Nisard lui-même, qui montre si bien dans ce grand
homme « l'union des deux antiquités », antiquité païenne
et antiquité chrétienne, n'a pas assez fait voir combien la
familiarité de Bossuet avec les saints Pères a dû influer sur
la formation d'un style, qui est « le plus grand style »
de notre langue et de notre littérature française.
Il faut donc reprendre en le complétant un mot de Ville-
main. Trois courants se sont rencontrés, descendant l'un
d'Homère et de Virgile, l'autre de la Bible et du Sinaï, le
troisième de saint Augustin et des autres Pères de l'Église,
et ces trois courants réunis ont formé un fleuve qui ne porte
qu'un nom, le nom de notre grand Bossuet.
CHAPITRE III
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR.
Nous sommes bien loin de l'époque où l'abbé de Cléram-
baut, répondant au discours de Tabbé de Poliguac, suc-
cesseur de Bossuet à F Académie Française, disait, le 2 août
170i, que Févêque de Meaux « laissa obtenir à ses rivaux le
premier rang qu'il pouvait occuper, dans l'éloquence sa-
crée )) ; de l'époque où Voltaire écrivait dans le Siècle dr
Louis A7F(1) : « Quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa
plus pour le premier prédicateur » ; où La Harpe résumait
Fopinion commune de dix-huitième siècle (2), en osant
dire : u Bossuet était médiocre dans les sermons (3) ; » où
(I) Chapitre xxxh, Bes Beaux arls.
(-2)11 l'aut reconnaître pourtant que d'AIembert dans un Éloge de Bossuet, lu
à l'Académie en 1779, admirait ses Sermons, qui sont plutôt « les esquisses d'un
grand maître que des tableaux terminés: ils n'en sont que plus précieux pour
ceux (jui aiment à voir dans ces dessins heurtés et rapides les traits hardis
d'une touche libre et ficre et la première sève de l'enthousiasme créateur. » — Il
faut aussi faire exception pour le P. de Neuville, un des plus célèbres prédica-
teurs du lemps : il élait occupé à revoir les Sermons qui avaient fait sa renommée
et qu'on le pressait de juiblier, quand il reçut ceux de Bossuet. publiés par dom
Deforis. Il écrivit aussitôt au libraire Boudet : « Y pensez-vous. Monsieur? Vous
souhaitez que mes Sermons paraissent et vous m'envoyez Bossuet;... Que mes
paperasses me semblent froides et inanimées I que je me trouve petit et ram-
pant! Combien je sens que je ne suis rien!... Plût au ciel que la Providence
m'eût enrichi de ce trésor avant cet ùgc d'affaiblissement et de langueur qui me
met hors d'élat d'en proliter! A l'école de ce maître unique du sublime, de l'éner-
gique, du patliétique, j'aurais appris à réfléchir, à penser, à exprimer, et j'aurais
désiré de tomber dans ces négligences de style inséparables de l'activité, de
1 impétuosité du génie. Heureux le siècle qui a produit ce prodige d'éloquence
que Rome et Athènes, dans leurs plus beaux jours , auraient envié à la France !
Malheur au siècle qui ne saurait le goûter et l'admirer !» — Et pourtant , quand les
Sermons du P. de Neuville parurent après sa mort, en 177»;. l'édition en fut épui-
sée sur le champ; on les traduisit en allemand, en italien, en espagnol, tandis
que trente ans s'écoulèrent, sans qu'on songeât à réimprimer ceux de Bossuet!
(3) Lycée ou Cours de littérature, deuxième partie, liv. II, cliap. 1", section IV.
BOSSCET ET LES SAINTS PÈRES. 8
lli HOSSLET ET LES SAIiNTS PERES.
il fallait à dom Dcloris un vrai courage, dont on ne lui a
pas toujours été assez reconnaissant (1), pour résister, même
au risque d'un procès, à la sottise de son libraire, qui lui
reprochait sa conscience et son respect pour le texte de Bos-
suet comme <• un manque de discernement », et à l'imper-
tinence de l'abbé Maury, Torateur à la mode , qui l'accusa
de ramasser « le linge sale de Bossuet » et qui aurait voulu
qu'on fit (( des triages, des retranchements » , qu'on effaçât
ce qu'il appelait « des tours incorrects, des négligences,
des chutes (2) », tout comme Dussaux, un connaisseur
pourtant, taxait les Sermons de Bossuet de « matériaux in-
formes, souvent infectés d(' la rouille d'un temps où l'élo-
quence était encore sauvage et notre littérature à demi
barbare ( ! ) . »
Nous sommes même loin de Chateaubriand, qui, dans
le Génie du Christianisme , où il a si bien parlé des Orai-
sons funèbres , ne parait pas connaître d'autres sermons que
ceux de Bourdaloue et de iMassillon (3), et qui, dans ses
Mélanges littéraires (décembre 1805), va jusqu'à repré-
senter Bossuet comme ayant été, dans sa jeunesse, « un bel
esprit de l'hôtel de Rambouillet ». « Ses premiers sermons,
dit-il, sont pleins d'antithèses, de battologies et d'enflure
de style. Dans un endroit il s'écrie tout à coup : « Vive l'É-
ternel (4) » ! Il appelle les enfants la recrue continuelle du
genre humain ; il dit que Dieu nous donne par la mort un
appartement dans son palais. Mais ce rare génie, épuré par
la raison qu'amènent naturellement les années, ne tarda pas
à paraître dans toute sa beauté; semblable à un fleuve, qui
en s'éloignant de sa source , dépose peu à peu le limon qui
(1) Voir en partii iilier M. Lâchât, si dur pour dom Deforis, auquel M. Brunetière
et M. Lebarq rendent pleinement justice.
(i) 1,'abbé Maury avait pourtant composé pour l'cdition de 177-2 une lalroduction,
on. malgré de roi,Tettal)les concessions au i,'oût du temps et (pielques idées qui
sentent la vieille rliéloricpie , il appréciait avec une Ljrande justesse et parfois
avec un rare bonheur d'expression le génie de Bossuet, (|u'll plaçait hardiment à
la léte des orateurs sacrés. — En 1810, il publia ses Rrflp.rions sur les Sermons
fie Bossuet, où l'admiration est encore plus accentuée.
(:t) • On médite sans cesse , on feuillette nuit et jour les Oraisons funèbres de
Hossuft et les sermons de Bourdaloue et de Massillon. ■ {Troisième partie, liv. IV.
cliap. l"';.
(4) Kl ce cri est superbe, n'en déplaise à M. de Chateaubriand.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 115
troublait son eau et devient aussi limpide au milieu de son
cours que profond et majestueux (1) ».
Nous sommes presque aussi loin de Y Histoire de Bosssuet^
où le cardinal de Bausset dit au second livre , I : « Les Ser-
mons de Bossuet offrent sans doute ])eaucoup d'inégalités
et d'imperfections. Mais on ne doit pas oublier qu'il les
prononça il y a plus de cent cinquante ans ; qu'ils furent
écrits et composés avec toute la rapidité (2) qu'exigeait
l'empressement qu'on montrait à l'entendre, etc.; on doit
encore se rappeler que Bossuet ne les avait point destinés à
l'impression .... et alors on sera encore plus frappé des éclairs
de génie qui échappent sans cesse à leur auteur... Enfin,
ne pourrait-on pas dire des Sermons de Bossuet ce que Quin-
tilien dit des vers d'Ennius : « Révérons-les comme ces bois
consacrés par leur propre vieillesse, dans lesquels nous
voyons de grands chênes que le temps a respectés , et qui
pourtant nous frappent moins par leurs beautés que par
je ne sais quel sentiment de religion qu'ils nous inspi-
rent (3). »
Depuis 1815 environ, une révolution littéraire est venue
régénérer l'histoire et atlranchir la critique , à la suite de
Chateaubriand, le glorieux porte-drapeau des idées nou-
velles, quoiqu'il sacrifie parfois au goût du dix-huitième
siècle. Elle a donné le signal d'une justice tardive, mais
éclatante, rendue diWxSermons de Bossuet. L'honneur en re-
vient à l'Université, « toujours si dévouée, dit Gandar (4), à
la gloire de Bossuet, alors même qu'elle n'accepte pas ses
maximes ». Tandis que Villemain prenait l'initiative de
(1) Sans s'arrêter à ce qu'il y a d'étrange dans cette image d'un lleuve, qui de-
vient plus limpide en s'éloignant de sa source, comment ne pas regretter que
Chateaubriand ail eu la main assez malheureuse pour criti(iuer le Sermon sur la
Mort, l'un des plus admirables chefs-d'œuvre de Bossuet: Sainte-Beuve le lui re-
proche avec raison dans ses Noicvenux Lundis. II.
(•2j Ne serait-ce pas le cas de répéter le mot d'Alceste : Voyons, monsieur; le
temps ne l'ait iien à l'affaire, surtout quand il s'agit d'un génie comme celui de
Bossuet? (Le Misanthrope, 1,2.)
(3) « Ennium, sicut sacros vetustate lu cas , adoremus , in quibus grandia et
anliqua robora jam non tantam habent speciem quantum relligionem. » (Insti-
tution oratoire, X. 1.)
(4) Bossuet orateur, Introduction, p. XXVIII. (1867.)
116 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
cette réparation (1). deux de ses disciples. Patin et Saint-
Marc Girardin, célébraient l'éloquence des Sermons dans
un concours où ils se partagèrent la couronne acadé-
mique (2). Après eux, Nisard (3) et Sainte-Beuve (4),
l'abbé Vaillant (.')) et Floquet (6), Gandar (7) et l.achat (8),
Sacy (9) et Scherer (10), l'abbé Hurel (11) et M. Jacqui-
net (12), M. Gazier (13) et M. Rébelliau (U) , M. Paul
Janet (15) et M. Bertrand (16), M. l'abbé Lebarq (17) et
M. Brunetière fl8) ont dit les sentiments d'admiration pro-
fonde qu'inspirent à la critique contemporaine « les ébau-
ches [de Bossuet] , aussi étonnantes que ses sermons les plus
achevés (19). »
On ne croit plus pourtant, comme Sainte-Beuve l'avait
cru tout d'abord dans ses Causeries; du Lundi, X, que l'élo-
quence de Bossuet « n'a pas eu d'aurore »; on lui ap-
plique, au contraire, ces mots d'un sermon (20) : « Ni l'art,
ni la nature, ni Dieu lui-même ne produisent pas tout à
coup leurs grands ouvrages ; ils ne s'avancent que pas à
(I) Discours et mélanges littéraires.
(-2) Éloges de Bossuet, couronnés en 18-2".
(3) Histoire de la littérature française, liv. III, eliap. xiii, et liv. IV, chap. vu. et
les Grands sermonaires français, Revue des Deux-Mondes, janvier I8.">".
(i) Causeries du Lundi, X, -i. art., p. 180 et 198. et Nouveaux Lundis, II, i art-
p. 334 et 3?i-2.
(.">) Études sur les Sermons de Bossuet d'après les manuscrits, 1851.
((>) Études sur la rie de Bossuet, 3 vol. 1835, et Bossuet précepteur du Danjiliiii et
évèquc à la cour, I8()i.
(7) Bossuet orateur, Études critiques snr les Sermons de la jeunesse de Bossuet,
(HM-im-2\ troisième édit. 1880.
(8) Édition des Œuvres de Bossuet en 31 vol. chez vivôs, l8(i-2-I8(iG. Préface du
tome VIII.
(ît) Variétés morales et littéraires, 1. 1. p. 'Mi.
(10) Etudes critiques sur la littérature contemporaine , VI. p. 'l'A. — Il soutien!
pourtant que « le sermon est un genre laux. dans lequel on ne peut penser ni
dire juste, etc.
(II) Les Orateurs sacrés à la rour de Louis .\IV. liv. 11. et liv. III. première sé-
rie, chap. I".
(1-2) Des Prédicateurs au dix-septième siècle avant Bo.sxuet, et Oraisons funèbres.
nouvelle édition, 180-2.
(13) Sermons choi.iis de Bossuet.
(14) Choix de sennons de Bossuet.
(13) Bossuet moraliste. Revue des Deux Mondes (13 août 188(i.)
(10) Bossuet, Chefs-d'œuvre oratoires. 1888.
(17) Histoire c7-itique de la prédication de Bossuet, 1888.
(I8j Sermons choisis de Bossuet , Introduction. — Article Bossuet dans la Grande
Enri/clopédie et Coursa la Sorbonne, 1803-0'».
(10) Msard, Histoire de la littérature française ; liv. III: ciiap. xiii. <.; 7.
(-20) Sermon (premier des éditions ordinaires) ])our la Nativité de la sninle
\'ierf/f. E rnrrir.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 117
pas. On crayonne avant que de peindre ; on dessine avant
que de bâtir, et les chefs-d'œuvre sont précédés par des
coups d'essai. » On reconnaît donc qu'il y a dans cette élo-
quence trois époques distinctes : l'époque de Navarre et de
Metz, 16i8-1659; l'époque de Paris, 1659-1670 ou plutôt
1681 ; et l'époque de Meaux, 118-2-i70i. Dans la première,
« il s'essaie » ; dans la seconde , « il excelle » ; dans la troi-
sème , « il se transforme » , comme le dit excellemment
Sainte-Beuve dans sas Nouveaux Lundis, t. II, p. 333. On
peut caractériser encore chacune de ces trois manières en
affirmant d'une façon générale que « la première est di-
dactique et théologique, la seconde plutôt philosophique
et morale, la troisième plutôt homilétique », comme parle
M. Brunetière dans V Introduction des Sermons choisis de
Bossue t, p. 26.
Quelle a été dans ces trois périodes de Navarre et de Metz,
de Paris, de Meaux, l'influence des saints Pères sur l'élo-
quence de notre grand orateur ?
Voilà la question à laquelle n'ont répondu qu'incidem-
ment et d'une manière incomplète l'abbé Vaillant, Gandar,
Sainte-Beuve, M. Brunetière et M. l'abbé Lebarq. Il importe
cependant de la bien résoudre pour connaître exactement
les progrès et l'évolution du génie oratoire de Bossuet.
ARTICLE r^
Influence des saints Pères sur Bossuet orateur
pendant l'époque de Navarre et de Metz, 1648-1659.
Durant cette période , Bossuet avait le génie , la science ,
la force, le zèle; mais il ne savait pas en faire toujours le
meilleur emploi.
De là, dans les Sermons de Metz , — l'enthousiasme exubé-
rant et naïf de la jeunesse studieuse, l'étalage de l'érudition
sacrée et profane (1), « l'appareil scolastique du raisonne-
(II II « dégorge [sa science] iiii peu au liasai'il . dit M. Lanson; il étale ses au-
teurs: il en l'ait sonner les noms. » Bossuet, p. "0.
118 BOSSUET ET LES SAINTS PEKES.
ment, prolixe, iaterminable, sans cesse proclamé con-
cluant, invincible, tout bardé de théologie et de philoso-
phie, tout hérissé de termes et de définitions d'école [i) » ;
de longues et inutiles digressions, un symbolisme théolo-
gique d'un goût étrange (2) ; — la crudité des expres-
sions (3j, la hardiesse bizarre des métaphores (4), la trivia-
lité des mois ordure, bourbier, pourrir, solder, familiers
au jeune prédicateur, et que Chateaubriand appelle « Fé-
cume au mors du jeune coursier »; — et avec cela, parmi
les hasards d'un goût qui deviendra plus sûr, un feu singu-
lier, une imagination ardente, l'onction d'un cœur inspiré
« la première sève de l'enthousiasme créateur (5 ) » , une
familiarité hardie, un pathétique ingénu, une poésie d'ex-
pression, une verve soudaine aux brusques saillies, qui ont
fait dire à Merlet, que « Bossuet deviendra plus égal et
plus châtié, mais que jamais il ne sera plus merveilleuse-
ment orateur ».
Les qualités de Bossuet lui viennent sans doute de son
propre fonds; mais n'a-t-il pas pris au contact des Pères de
l'Église , surtout de saint Augustin , de Tertullien , de saint
Cyprien , qu'il étudie alors de préférence , quelque chose de
leurs habitudes de véhémence africaine, d'essor impétueux
et d'élan superbe ? Il est difficile, pour ne pas dire impossible
de déterminer jusqu'à quel point les brusques saillies du
jeune archidiacre de Sarrebourg et de Metz sont spontanées,
originales, ou plus ou moins inspirées, imitées des docteurs
et dos Pères, dont il dira en 1060, dans le Sermon sur les
vaines excuses des jif^cheurs (6) : « Nous usons nos esprits à
(1) Lanson, Bossuet, p. 71.
(-2) Ainsi, il considore « les deux hras de la croix du Sauveur Jésus •, el • dans
l'un il se reprcserilc lui trésor inlini de puissance, et dans l'autre, une source im-
mense de miséricorde. • {Exaltation de la Croi.r , 1053). Ainsi, encore, il appelle
les prédicateurs « mères de Jésus-Christ ». KJoS. Panégyrique de saint Bernard.
Cij X propos de la Conception de la sainte Vierge, du siège de Jérusalem où une
lemme eut la rage de massacrer son enfant, « de le faire bouillir et de le manger »,
ilu martyre de saint Gorgon . où Kossuel dit que • des exhalaisons infectes sor-
taient de la graisse de son corps rôli ». etc.
(/») l.e Christ est lantiU un « capitaine sauveur », tantôt un « ambassadeur »
lant6l • la clef mystérieuse, par laquelle, sont ouverts les coffres du Père éter-
nel », etc.
(j) D'Alembcrt, Éloge dr Bossuet. 1779.
(•i) Premier Sermn)i pour le ilimnncbc de la Passion, Leijarq, t. III.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 119
chercher dans les saintes Lettres et dans les éerirains eccir-
siastiqucs ce qui est utile à votre salut. » Ou ne peut s'em-
pêcher pourtant de remarquer que, dans le Panégyrique
de ^amt Bernard , qui est certainement un des chefs-d'œuvre
de la jeunesse de Bossuet, en 1653, il n'y a que trois citations
des Pères , une de saint Grégoire (1) , une de saint Chrysos-
tome et une de saint Augustin, quoique le texte ne com-
prenne pas moins de trente pages de l'édition grand in-8"
de M. l'ahhé Lebarq, t. I^ p. 391-421. Le Panégyrique de
saint Paul, autre chef-d'œuvre phis admirable encore,
1657, ne contient, dans vingt-six pages, que quatre cita-
tions d'Origène, de Tertullien, de saint Augustin et de saint
Jean Chrysostome. Le génie de Bossuet vole déjà de ses pro-
pres ailes et il n'est jamais mieux inspiré que lorsqu'il
s'abandonne au souffle puissant qui l'emporte vers les hau-
tes régions de l'éloquence.
Quant aux défauts de ses premiers essais oratoires, il ne
faut pas oublier qu'ils sont le tribut que l'étudiant de Na-
varre, l'archidiacre de Metz a payé aux habitudes de son
temps, avant qu'il pût s'en affranchir à force de goût et de
génie. Au moment où le jeune orateur montait dans la
chaire, il y avait encore chez les prédicateurs et même chez
les meilleurs — en dépit des progrès que Nicolas Coeffe-
teau, évêque de Marseille, Gospéan, évêque d'Aire, Go-
deau, évêque de Grasse, le cardinal de BéruUe, le P. Le-
jeune, le P. Senault, le P. Desmares, de l'Oratoire, les
deux de Lingendes, le Jésuite Claude de Lingendes et l'é-
vêque de Mâcon, Jean de Lingendes, Port-Royal et lAI. Sin-
glin , saint Vincent de Paul et le cardinal de Retz (-2) avaient
fait réaliser à l'éloquence de la chaire, — « beaucoup
de pédantisme et de mauvais goût, beaucoup de galima-
tias subtil, de rhétorique pompeuse, d'éloquence alam-
(1) Bossuet lui emprunte ce trait de mauvais goût que les prédicateurs sont
« les mères de Jésus-Christ. »
("2) Le cardinal de Retz a laissé deux Panégyriques, l'un de saint Charles Borro,
mée, daté de Kiw, l'autre de saint Louis, prononcé le i"; août ItiW, la veille de
la Journée des Barricades; la péroraison de ce dernier discours est un des plus
beaux mouvements d'éloquence que puisse citer l'histoire de la chaire fran-
çaise avant Bossuet.
120 MOSSUET ET LES SAIMTS PERES.
biquée (1). » Néanmoins, on peut dire que l'imitation des
saints Pères ne fut pas étrangère à ces imperfections d'un
génie oratoire merveilleux, mais qui avait à se former et
à s'épanouir suivant l'adage célèbre : fiunt oratores.
« Bossuet, dit Sainte-Beuve au tome X des Causeries du
Limcli, p. 199, Bossuet, comme tous les talents, et surtout
les talents d'orateur, a eu un apprentissage à faire. Il n'a
jamais eu de tâtonnements, mais des rudesses premières,
des hasards, des inexpériences de diction, des archaïsmes.
Les sermons de la première époque, prêches pour la plu-
part en province, se ressentent un peu trop des habitudes
de l'école et de l'influence de Tertullien, qu'il étudie et
imite de préférence parmi les Pères de l'Église. »
5J I. — Inlluence i)répondérante do Tertullien.
Gandar a développé cette idée si juste dans le chapi-
tre IIP du livre 1"^ de Bossuet orateur : Du souvenir et de
l'imitation des Pères de l'Église dans les sermons composés
par Bossuet à Metz ( 1652-16561. Il y montre que de tous
les écrivains ecclésiastiques, Tertullien est, après saint Au-
gustin, celui dont le nom et les ouvrages tiennent le plus
de place dans les sermons composés à Metz. Le « docte »,
le « grave Tertullien, ce célèbre prêtre de Carthage », ce
<( grand homme » , « cet excellent homme » , est cité par
notre jeune orateur en maints endroits. Il est, d'ailleurs,
assez naturel que le génie ardent et fougueux de Tertullien
ait séduit la jeune imagination de Bossuet par ses emporte-
ments mêmes et par ce mélange de subtilité et de rudesse
qui donne à son style une physionomie si saisissante. Sans
doute , Bossuet doit à ce « dur Africain » plusieurs beaux
passages de ses premiers discours, quelques-uns pleins
d'énergie, d'autres charmants de délicatesse et de grâce,
comme celui que cite (îandar, p. 93, et qui est tiré d'un
(I) I.aiison , Bossuet, p. (iO. — Voir aussi Jacrjuinet, Des prédicateurs au dix-sep-
lièiiie siècle avant Bossuet.
LES SAINTS PÉRÈS ET ROSSUET ORATEUR. 121
Sermon de vêture aux Nouvelles catholiques, 1658 (1).
W Freppel le reproduit très longuement dans son étude
savante sur Tertiillien (2). Mais sans reprocher à Bossuet,
comme l'a fait Gandar, ces expressions trop audacieusement
traduites du latin dn « célèbre prêtre de Carthage » : « une
chair angélisée (3) » pour désigner le corps de Marie, et
« l'illuminateur des antiquités » , c'est-à-dire le Christ
Jésus (4), parce que cette dernière expression est fort belle
et que M. Brunetière (5) trouve dans les Exhortations de la
vieillesse de Bossuet des hardiesses équivalentes à la pre-
mière, « des chairs immortifiées » et bien d'autres expres-
sions semblables, il est incontestable que « les excès » de
Tertullien, comme l'évèque de Meaux les appelle dans le
Sennon sur l'unité de t Église , ne lui déplaisaient dans sa
jeunesse ni pour la pensée, ni pour le goût, ni pour le
style, « et peu s'en est fallu que Bossuet, à vingt-cinq ans,
ne donnât par surprise à Tertullien la place que Lucain a
usurpée dans les préférences du grand Corneille (O). »
Un sermon bien caractéristique à ce point de vue, c'est le
Sermon sur la Bonté et lu. Rigueur de Dieu envers les pé-
cheurs, prêché à Metz le 21 juillet 1G52. Après un texte de
saint Luc, vient un premier exorde, qui rappelle les larmes
du Sauveur à la vue de Jérusalem, dont il prédit la ruine,
et qui résume d'avance les deux points du discours du jeune
orateur. Il insiste longuement, dans le second exorde, sur
l'antique erreur des Marcionites, dont il vient de lire l'ex-
posé et la réfutation dans les livres éloquents de Tertullien
Contre Marcion : « Il n'y eut jamais, dit-il sans transition
aucune, de doctrine si extravagante que celle qu'ensei-
(I) B Dépouillez- VOUS généreusement de Thabit du siècle; laissez-lui sa pompe
(H ses vanités; ornez votre corps et votre âme des clioses qui plaisent à votre époux I
Que la candeur de votre innocence soit colorée par l'ardeur du zèle et par la pu-
deur modeste et timide. Ce n'est que par le silence ou ()ar des réponses d'humi-
lité que votre bouche doit être embellie. Insérez ;i vos oreilles, c'est Tertullien
<|ui vous y exhorte, iusérez à vos oreilles la sainte parole de Dieu. »
(-2) T. H. p. 10-2-103.
(3) Angelificata caro, premier Sermon pour VAnsomption, l(i(iO.
(i) Deuxième Sermon pour la Visitation, U>M, troisième Sei'tnon pour la Purifi-
cation, Hi'i'S.
(5) Sermons choisis de Bossuet, Introduction, p. '2G-'27.
(((j Bossuet orateur, p. 98.
122 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
gnaient autrefois les Marcionites, les plus insensés héréti-
ques qui aient jamais troublé le repos de la sainte Église.
Ils s'étaient figuré la Divinité d'une étrange sorte : car ne
pouvant comprendre comment sa bonté si douce et si bien-
faisante pouvait s'accorder avec sa justice si sévère et si
rigoureuse, ils divisèrent l'indivisible essence de Dieu; ils
séparèrent le Dieu bon d'avec le Dieu juste. » Nous rentrons
ainsi dans le sujet. Mais le jeune orateur, tout plein de
la controverse menée vivement par le « célèbre prêtre de
Carthage », ne fait grâce à ses auditeurs d'aucun détail.
« Et voyez, s'il vous plaît, chrétiens, si vous ouïtes jamais
parler d'une pareille folie : ils établirent deux dieux, deux
premiers principes, dont l'un, qui n'avait pour toute qua-
lité qu'une bonté insensible et déraisonnable, semblable
en ce point à ce dieu oisif et inutile des Épicuriens, crai-
gnait tellement d'être incommode à qui que ce fût qu'il ne
voulait pas même faire de la peine aux méchants, et par ce
moyen laissait régner le vice à son aise : d'où vient que
Tertullien le nomme « un dieu sous l'empire duquel les
péchés se réjouissaient : sub quo delicta gouderput (1). —
L'autre, à lopposite, étant d'un naturel cruel et malin,
toujours ruminant à part soi quelque dessein de nous nuire,
n'avait point d'autre plaisir que de tremper, disaient-ils,
ses mains dans le sang et tâchait de satisfaire sa mauvaise
humeur par les délices de la vengeance. A quoi ils ajou-
taient , pour achever cette fable , qu'un chacun de ces dieux
faisait un Christ à sa mode, et formé selon son génie; de
sorte que Notre-Seigneur, qui était le Fils de ce Dieu en-
nemi de toute justice, ne devait être, à leur avis, ni juge
ni vengeur des crimes; mais seulement maître, médecin et
libérateur. Certes, je m'étonnerais, chrétiens, qu'une doc-
trine si monstrueuse ait pu trouver quelque créance parmi
les fidèles, si je ne savais qu'il n'y a point d'abîme d'er-
reurs dans lequel l'esprit humain ne se précipite, lorsque,
enflé des sciences bumaines et secouant le joug de la foi, il
{\) AdversHit Marcionem, 11, 1.'».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 123
se laisse emporter à sa raison égarée. Mais autant que leur
opinion est ridicule et impie, autant sont admirables les
raisonnements que leur opposent les Pères ; et voici entre
autres une leçon excellente du grave TertuUien, au second
livre contre Marcion. — Tu ne t'éloignes pas tant de la
vérité , Marcion , quand tu dis que la nature divine est seu-
lement bienfaisante. Il est vrai que, dans l'origine des cho-
ses. Dieu n'avait fait que de la bonté, et jamais il n'au-
rait fait aucun mal à ses créatures , s'il n'y avait été forcé
par leur ingratitude : Deux a prinioi'dio tautinn bonus (1).
Ce n'est pas que sa justice ne l'ait accompagné dès la nais-
sance du monde; mais en ce temps il ne l'occupait qu'à
donner une belle disposition aux belles choses qu'il avait
produites : il lui faisait décider la querelle des éléments;
elle leur assignait leur place; elle prononçait entre le ciel
et la terre, entre le jour et la nuit; enfin elle faisait le par-
tage entre toutes les créatures qui étaient enveloppées dans
la confusion du premier chaos. Telle était l'occupation de
la justice dans l'innocence des commencements. « Mais de-
puis que la malice s'est élevée, dit TertuUien, depuis que
cette bonté infinie, qui ne devait avoir que des adorateurs,
a trouvé des adversaires : At cniin ut malum postea enipit,
atque inde jam cocpit honitas Dei cimi adversario agere,
la justice divine a été obligée de prendre un bien autre
emploi. Il a fallu qu'elle vengeât cette bonté méprisée; que
du moins elle la fît craindre à ceux qui seraient assez
aveugles pour ne l'aimer pas. Par conséquent , tu t'abu-
ses, Marcion, de commettre ainsi la justice avec la bonté,
comme si elle lui était opposée; au contraire, elle agit pour
elle, elle fait ses affaires, elle défend ses intérêts : Omne
justiiicœ opus, procuratio honltatis esl^ dit TertuUien. Et
voilà sans doute les véritables sentiments de Dieu notre
Père touchant la miséricorde et la justice. Ce qui étant
ainsi, il n'y a plus aucune raison de douter que le Sau-
veur .lésus, l'envoyé du Père, qui ne fait rien que ce qu'il
(\) Adve^sus MarcioHcm. Il, 11.
124 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lui voit faii'e, n'ait pris les mêmes pensées. Et sans en
aller chercher d'autres preuves dans la suite de sa sainte
vie, etc. »
Xous voilà enfin revenus au sujet, mais après que Bos-
suet s'est échauffé contre Marcion, dans un simple exorde,
comme si Marcion lui tenait à cœur autant que Luther et
Calvin , ou du moins comme s'il voulait apprendre à tous les
a simples qui l'écoutent ce que c'était qu'un homme dont
ils auraient ignoré toujours et le nom et les erreurs (1) ».
Bossuet emprunte encore à Tertullien tout le début du
premier point : « Pour vous faire entendre par une doc-
trine solide combien est immense la miséricorde de notre
Sauveur, je vous prie de considérer une vérité que je viens
d'avancer tout à l'heure et que j'ai prise de Tertullien. Ce
grand homme nous a enseigné que Dieu a commencé ses
ouvrages par un épanchement de sa bonté sur toutes ses
créatures, et que sa première inclination c'est de nous bien
faire, etc., etc. » Bossuet en vient à dire que Dieu est bon de
son propre fonds et qu'il est juste du nôtre : De suo opti-
mus, de nostro jusius (2). « L'exercice de la bonté lui est
souverainement volontaire ; celui de la justice, forcé, »
Cette idée est très heureuse. Il faut reconnaître, d'ail-
leurs, que Bossuet n'a pas persévéré dans l'erreur d'une
longue digression sur « les fols Marcionites », ni « reproduit
trois fois dans les manuscrits qui nous restent ce passage
de l'exorde du Sermon Sur les Bontés et les Rigueurs de
Dieu , qui se retrouve jusque dans le Sermon sur les Dé-
mons, prêché à Paris en 1660 (3) », Il ne se trouve pas
même dans \e Sermon sur les Démons, prêché en 1653,
ou du moins il y est effacé, supprimé, et c'est par suite
d'une interpolation de Deforis qu'on le lit dans les éditions
autres que celle de Gandar [k) et de l'abbé Lebarq.
Il n'en est pas moins vrai que Bossuet, pendant la pé-
riode de Metz, n'empruntait pas seulement à Tertullien
fl) Odinàd.T, Bossuet orateur, j). 07.
(•2) Tertullien, De resiirrectionc carnis, li.
(3) Gandar. Bossuet orateur. \). i»7-i>8.
i'i) Choix de Sermons, p. lO'i. n. I.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 125
« quelques sentences, c'est-à-dire ckccuratius aut eleganlius
dictata (1) » ; il lui en prenait beaucoup, comme « ces fai-
blesses de notre Dieu, jmsillilates Dei » (2); « le déslionneur
nécessaire de notre foi : Necessarium dedecus fidei (3) » ;
« Prorsiis credibile est, quia ineptwn est;... certum est quia
impossibile est (i) )>; le Verbe de Dieu est le « rayon que la
lumière produit, sans rien diminuer de son être, sans rien
perdre de son éclat ; . . . il est sorti de la tige , mais il ne s'en
est pas retiré : Non récessif, sed excessit (5) »; « ce que
dit Tertullien est très véritable (6) : Que les hommes sont
accoutumés, il y a longtemps, à manquer au respect qu'ils
doivent à Dieu et à traiter peu révéremment les choses
sacrées : semper humana gens niale de Deo meruit (7). »
« C'est pourquoi, dit Tertullien (voici des paroles pré-
cieuses) (8) , Dieu ayant remis le jugement à la fin des siè-
cles, il ne précipite pas le discernement, qui en est une
condition nécessaire : Qui semel aeternuni judicium desti-
narit post saeculi finem , non praecipitat discretionem ,
quae est conditio judicii, ante saeculi finem. Aequalis est
intérim super omne hominutn genus , et indulgens, et in-
crepans; communia voluit esse et commoda profanis et in-
commoda suis (9i. Remarquez cette excellente parole : « Il
ne précipite pas le discernement » ; « Tertullien a dit un
beau mot que je vous prie d'imprimer dans votre mé-
moire : Non admittit status fidei nécessitâtes : la foi ne
connaît point de nécessités flO). » Vous perdrez ce que vous
aimez. — Est-il nécessaire que je le possède? — Votre pro-
cédé déplaira aux hommes. — Est-il nécessaire que je leur
plaise? — Votre fortune sera ruinée. — Est-il nécessaire
(I) Sur le style et la lecture des écrivains et des Pères de l'Église pour former un
orateur.
(■2) Panégyrique de saint François d'Assise, 1(m-2. Exorde.
(3) Ibidem.
(i) Tertullien, De Carne Christi, :>. — Cité dans le même Pnnégyrii/ue.
(.'il Sermon sur le Mystère de la sainte Trinité, l(i.'>o, premier point.
(li) Premier Sermon sur la Providence , prêche en l<>,">(i à Dijon, devant le duc
d'Epernon.
(7) Apologétique, 40.
(8) Vre.m'ier Sermon sur la Providence, premier point.
(!») Apologétique, 41.
(10) De Corona, 11.
120 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
que je la conserve ? — Et quand votre vie même serait en
péril 1 1), » etc., etc.
Toutefois, le jeune orateur aimait encore plus « la belle
doctrine », « rexcelleiite doctrine » de Tcrtullien que ses for-
tes expressions. Tantôt il trouvait l'enseignement des Pères
« merveilleusement expliqué » par « ce grand homme » , et
il tirait « un raisonnement « , une « conséquence » des « sa-
vants principes de TertuUien » , du « beau passage de Ter-
tuUien, qui explique si bien cette vérité (2) », Tantôt, c'é-
taient « les paroles du grave TertuUien qu'il prêtait ^ olon-
tiers aux sentiments de François d'Assise , si dignes de cette
première vigueur et fermeté des mœurs chrétiennes (3), »
et il mettait dans la bouche de ce grand saint un passage
du de Patientia, n° 8 [k) , un passage du de Cultu muUe-
bri, II, n° 13 (5), deux passages du de Spectaciilis, 29 et
28 (6). Tantôt il disait : « Pourquoi ne m'écrierai-je pas en
ce lieu (7), avec le grave TertuUien, dont/rt/ tiré presque
toutes les remarques que je viens de faire , en son livre IV
contre Marcion, pourquoi, dis-je, ne m'écrierai-je pas avec
lui : « 0 Christum et in novis veterem! Oh! que Jésus-
Christ est ancien dans la nouveauté de son Évangile (8) ! »
Tantôt encore, il loue « cet excellent apologétique », « cet
admiraljle apologétique », et, puisant à son gré dans toute
la suite des écrits de TertuUien , il accumule dans le même
discours, dans la même page, des textes tirés de quatre ou
cinq traités différents (9), de ces traités dont il dira au
(1) Ce masiiiNque commentaire se trouve dans le second Sermon pour la Fête de
la Pentecôte, 4(>,">8. premier point.
(■2) Voir le premier sernum sur la Conception de la sainte Vierge, \^i:'r2. I.ebarq ,
i, p. •i;«»--24i.
(3) Panrr/ijrirjiie de saint François d'Assise . KiîJiî. lehani, p. -JOti-'iOT.
(4) • Nous avons un corps et une àme qui doivent être exposés à toute sorte
d'incommodit(!'s : Ipsam animam ipsumque corpus c.rpositum omnibus ad inju-
riam (jerimus. ■>
(5) • Je travaille à léduire en servitude l'appétit de ces voluptés (|ui , i)ar leur
délicatesse, rendent molle et elTéminéo cette mâle vertu de la loi : Discutiendav
sunl deliciae i/unrum mollitia et ftxxu jidvi virtus cffeminari potest. »
(G) • Quelles plus grandes délices à un chrétien (jue h; dégoût des délices? Quae
major voluptas fjuam faslidium ipsius roluptatis.' Quoi! ne pourrions-nous pas
vivre sans plaisir, nous qui devons mourir avec plaisir? Non possunitcs rivcrc
sine voiuptate. qui mori rum voluptalc debcmus?
(") Deuxième point du Sermon sur Jésus-Christ objet de scandale, lOSS.
(«} Voir tout ce passage dans Lcbarq, j). 'tG;j-'»(>S.
(!)) Gandar. Bossuet orateur, p. iKi.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 127
cardinal de Bouillon : « Les beaux livres de Tertullien sont :
rApologt'tique ; — de Specfaculis; — de Cultii muliehri;
— de Velandis vh'ginibus ; — de Pœnitentia^ admirable;
— l'ouvrage contre Marcion; — de Carne Chrisli; — f/c
Hesio'rectione rarnis; celui de Praescriptione , excellent,
mais pour un autre usage. »
§ II. — Induence de saint Cyprien."
Ce n'est pas seulement Tertullien , dont la lecture conti-
nuelle exposait le jeune orateur à des citations trop fré-
quentes, à des digressions inutiles, à des longueurs de
mauvais goût : c'est aussi saint Cyprien, comme l'a fort
bien montré Gandar dans son beau livre Bossuet orateur,
p. 82-92. Il s'agit du second exorde du Sermon Sur la loi
de Dieu, prêché à Metz le 23 février 1653. Le souvenir
mal digéré d'une épitre de saint Cyprien le sollicite et lui
fait rompre la justesse des proportions (li. Mais laissons
parler Bossuet lui-même : « Dans cette importante délibé-
ration (2), chrétiens, je me représente que, venu tout
nouvellement d'une terre inconnue et déserte, séparée de
bien loin du commerce et de la société des hommes, igno-
rant des choses humaines, je suis élevé tout à coup au som-
met d'une haute montagne, d'où, par un effet de la puis-
sance divine, je découvre la terre et les mers et tout ce qui
se fait dans le monde. C'est avec un pareil artifice que le
bienheureux martyr Cyprien fait considérer les vanités du
siècle à son fidèle ami Donatus (3). Élevé donc sur cette
(1) Gandar, Bossuet orateur, p. 84.
(-2) Il s'agit de savoir le sens exact de ces paroles de David ; « Co(jitavi inas
iiieas et converti pedes meos in testimonia tua. » (Ps. CXVIII, ,■>!».)
(.i) . L'épîlre, dit Gandar. a la forme d'une homélie, et, par les détails de la
mise en scène, rapelle les dialogues de Cicéron. Saint Cyprien décrit avec com-
plaisance le berceau de vignes pendantes enlacées aux roseaux où. par une
lielle journée d'automne, il « adiéve à son lidéle ami Donat • un discours qu'il lui
avait promis. Aussitôt le disciple oublie les beautés du paysage et les joies de la
vendange; les yeux fixés sur le maître qu'il aime, suspcudu à ses lèvres, il se livre
à lui tout entier, les oreilles et l'esprit comme le cœur. Et saint Cyprien prend
l'engagement d'être simple; les ressources du sujet supléeront assez à la stérilité
de son génie. Après avoir rappelé à Donat quelles étaient ses incertitudes, alors
qu'il errait encore en chancelant dans les ténèbres du siècle, et le merveilleux
changement que la grâce a fait en lui , saint Cyprien veut le détacher entière-
128 BOSSUET ET LES SAINTS PERKS.
montagne, je vois du premier aspect cette mulitude infinie
de peuples et de nations, avec leurs mœurs différentes et
leurs humeurs incompatibles, les unes barbares et sau-
vages, les autres polies et civilisées. Comment pourrais-je
vous rapporter une pareille variété de coutumes et d'incli-
nations? Après, descendant plus exactement au détail de la
vie humaine, je contemple les divers emplois dans lesquels
les hommes s'occupent. 0 Dieu éternel ! Quel tracas ! Quel
mélange de choses! Quelle étrang-e confusion! Je jette les
yeux sur les villes, et je ne sais où arrêter la vue, tant j'y
vois de diversité. Celui-ci s'écliauffe dans un barreau; cet
autre songe aux affaires publiques; les autres, dans leurs
boutiques, débitent plus de mensonges que de marchan-
dises. Je ne puis considérer sans étonnement tant d'arts et
tant de métiers avec leurs ouvrages divers , et cette quan-
tité innombrable de machines et d'instruments que l'on
emploie en tant de manières. Cette diversité confond mon
esprit; si l'expérience ne me (1) la faisait voir, il me serait
impossible de m'imaginer (2) que Tinvention (3) fût si
abondante.
« D'autre part, je^ regarde que la campagne n'est pas
moins occupée : personne n'y est de loisir ; chacun y est en
action et en exercice, qui à bâtir, qui à faire remuer la terre,
qui à l'agriculture, qui dans les jardins : celui-ci y travaille
pour l'ornement et pour les délices, celui-là pour la nécessité
ou pour le ménage : et qu'est-il nécessaire que je vous
fasse une longue énumération de toutes les occupations de
la vie rustique? La mer même, que la nature semblait n'a-
voir destinée que pour être l'empire des vents et la dé-
ment (iu monde, en le lui montrant tel qu'il est. « l'oui- un instant, ligure-toi que
tu es ravi sur la cime la plus élevée d'une haute montagne: de là examine la face
des choses qui se déroulent au-dessous de toi . etc. » In tel cadre ne se prêtait
que trop à tous les procédés ordinaires de l'amitlilication ; saint Cyprien n'a pas
résisté à la tentation de le remplir. Il a pris plaisir à étaler les scandales de ce
temps-là, les misères de tous les temps, la terre et la mer inlèstées par la
guerre, et le brigandage, le cirque ou les gladiateurs s'égorgent, le théâ-
tre, etc.. etc. •
(I) Vnrifinlo. nous.
(•2j Var., de convevoir.
(3) l'a/-., rimagination.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET OKATEUR. 129
meure des poissons , la mer est habitée par les hommes ; la
terre lui envoie dans des villes flottantes comme des colo-
nies de peuples errants qui, sans autre rempart il) que
d'un bois fragile, vient se commettre à la fureur des tem-
pêtes sur le plus perfide des éléments. Et là, que ne vois-je
pas? que de divers spectacles ! que de durs exercices ! que
de différentes observations! Il n'y a point de lieu où pa-
raisse davantage l'audace tout ensemble et l'industrie de
l'esprit humain.
« Vous raconterai-je, fidèles, les diverses inclinations des
hommes? Les uns, d'une nature plus remuante ou plus gé-
néreuse, se plaisent dans les emplois violents; tout leur
contentement est dans le tumulte des armes , et si quelque
considération les oblige à demeurer dans quelque repos, ils
prendront leur divertissement à la chasse , qui est une image
de la guerre. D'autres, d'un naturel plus paisible, aiment
mieux la douceur de la vie : ils s'attachent plus volontiers
à cette commune conversation , ou à l'étude des bonnes let-
tres, ou à diverses sortes de curiosités, chacun selon son
humeur. J'en vois qui sont sans cesse à étudier de bons
mots, pour avoir l'applaudissement du beau monde. Tel
aura tout son plaisir dans le jeu; ce qui ne devrait être
qu'un relâchement de l'esprit, ce lui est une affaire de con-
séquence; il donne tous les jours de nouveaux rendez-
vous , il se passionne , il s'impatiente . il y occupe dans un
grand sérieux la meilleure partie de son temps. Et d'autres
qui passent toute leur vie (2) dans une intrigue continuelle;
ils veulent être de tous les secrets, ils s'empressent, ils se
mêlent partout, ils ne songent qu'à faire toujours de nou-
velles connaissances et de nouvelles amitiés. Celui-ci est
possédé de folles amours: celui-là, de haines cruelles et
d'inimitiés implacables; et cet autre, de jalousies furieuses.
L'un amasse et l'autre dépense. Quelques-uns sont ambi-
tieux et recherchent avec ardeur les emplois publics; les
autres sont plus retenus et aiment mieux le repos et la douce
(I) Var., défense.
(-2) Variante, celui-ci passe toute sa vie.
BOSSIET ET LES SAINTS PÈRES. «1
130 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
oisiveté d'une vie privée. Chacun a sa manie et ses inclina-
tions dillerentes. Les mœurs sont plus différentes que les
visages ; chacun veut être fol à sa fantaisie : la mer n'a pas
plus de vag-ues , quand elle est agitée par les vents , qu'il nait
de diverses pensées de cet abime sans fond et de ce secret
impénétrable du cœur de l'homme. C'est à peu près, mes
frères, ce qui se présente à mes yeux, quand je considère
attentivement les affaires et les actions qui exercent la vie
humaine.
« A cette étonnante diversité, je demeure surpris et comme
hors de moi; je me regarde; je me considère, que ferai-je?
où me tournerai-je? Co(/itavi vins meas. Certes, dis-je in-
continent en moi-même, les autres animaux semblent ou
se conduire ou être conduits d'une manière plus réglée et
plus uniforme : d'où vient dans les choses humaines une
telle inégalité et une telle bizarrerie? Est-ce là ce di\-in
animal dont on raconte de si grandes merveilles? cette âme
d'une vigueur immortelle n'est-elle pas capable de quelque
opération plus divine et qui ressente mieux le lieu d'où
elle est sortie? Toutes les occupations que je vois me sem-
blent ou servîtes , ou folles, ou criminelles ; j'y vois du mou-
vement et de l'action pour agiter Fàme ; je n'y vois ni
règle , ni véritable conduite pour la composer. « Tout y est
vanité et affliction d'esprit », disait le plus sage des hommes.
Ne paraitra-t-il rien à ma vue qui soit digne d'une créature
faite à l'image de Dieu? Cogitciri rias meas. Je cherche, je
médite , j'étudie mes voies; et pendant que je suis dans ce
doute , je découvre un nouveau genre d'hommes que Dieu
a dispersés de cà et de là dans le monde , qui mettent tout
leur soin à former leur vie sur l'équité de la loi divine : ce
sont les justes et les gens de bien. »
Enfin, nous voici au sujet du sermon, à la loi de Dieu!
Lexorde et la division du sujet ont encore près de trois
pages de l'édition Lebarq (1). Bossuet s'est donc laissé
séduire parce qu'il appelle « l'artifice » de saint Cyprien, et
(I) 1, I). .'M^-SUi.
LES SAINTS PERES ET ROSSUET ORATEUR. 131
s'il n'a pas donné dans les procédés d'amplification ora-
toire où se complaisait son modèle, s'il n'a pas versé clans
« la comédie ou la satire » , dont Gandar lui reproche de
« se rapprocher un peu trop peut-être » (1), s'il a su main-
tenir toujours le ton « de vérité familière et d'innocente
raillerie » qui convient à la chaire chrétienne, il est incon-
testable que « les détails où il s'est amusé lui ont fait oublier
son but et la longueur de la route » (2), et que, tout en
« animant le lieu commun et en l'abrégeant », il a donné
comme un sermon dans l'exorde d'un sermon.
Ce qui prouve le mieux qu'il y a là une erreur de goût ,
c'est que Bossuet — reprenant ce Sermon, non pas pour la
troisième fois et vers 1661 , chez les Carmélites du faubourg-
Saint Jacques ou les Bénédictines du Yal-de-Gràce , comme
l'ont dit Fabbé Vaillant dans ses Études, p. 77, Floquet,
tome II, p. 131, et Gandar, p. 90, mais bien pour la seconde
fois en 1659, chez les Sœurs de l'Union chrétienne (3), ainsi
que l'établit M. l'abbé Lebarq, d'après l'écriture et l'ortho-
graphe , qui font la transition entre l'époque de iMetz et l'é-
poque de Paris (4) — Bossuet refait complètement l'exorde
du discours de 1653 : il le corrige, il l'abrège, il en élague
« l'artifice » de saint Cyprien et jusqu'au nom de ce Père
et de VEpUrr à Donat. Mais il faut citer le nouvel exorde
pour surprendre le jeune orateur en flagrant délit de pro-
grès étonnants.
« Dans cette consultation importante , dit-il , où il s'agit
de déterminer du point capital de la vie et de se résoudre
pour jamais sur les devoirs essentiels de l'homme, chré-
tiens, je me représente que, venu tout nouvellement d'une
terre inconnue et déserte, ignorant les choses humaines,
je découvre d'une même vue tous les emplois, tous les exer-
cices, toutes les occupations différentes qui partagent en
(I) Dosswl orateur, p. 8!).
(i) Bossuet orateur.
(H) C'était la maison-mère de la Propagation, de Metz, dont Bossuet était le su-
périeur.
(4) Histoire critique de la Prédication do Bossuet, p. 107, et Œuvres oratoires,
U , p. Siîi, note I.
132 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
tant de soins les enfants d'Adam durant ce laborieux pèle-
rinage. 0 Dieu éternel! quel tracas! quel mélange de cho-
ses! quelle étrange confusion! et qui pourrait ne s'étonner
pas d'une diversité prodigieuse? La guerre, le cabinet, le
gouvernement, la judicature et les lettres, le trafic et l'a-
ÇTiculture, en combien d'ouvrages divers ont-ils divisé les
esprits! Cela passe de bien loin l'imagination (1). Mais si
de là je descends au détail, si je regarde de près les secrets
ressorts qui font mouvoir les inclinations , c'est là qu'il se
présente à mes yeux une variété (2) bien plus étonnante.
Celui-là est possédé de folles amours, celui-ci de haines
cruelles et d'inimitiés implacables, et cet autre de jalousies
furieuses. L'un amasse et l'autre dépense; quelques-uns
sont ambitieux et recherchent avec ardeur les emplois pu-
blics, et les autres, plus retenus, se plaisent dans le repos
de la vie privée; l'un aime les exercices durs et violents,
l'autre, les secrètes intrigues ; et quand aurais-je fini ce dis-
cours, si j'entreprenais de vous raconter toutes ces mœurs
différentes et ces humeurs incompatibles ? Chacun veut être
fol à sa fantaisie; les inclinations sont plus dissemblables
que les visages ; et la mer n'a pas plus de vagues, quand elle
est agitée par les vents, qu'il nait de pensées différentes de
cet abime sans fond et de ce secret impénétrable du cœur
de l'homme.
« Dans cette infinie multiplicité de désirs et d'occupa-
tions, je reste interdit et confus; je me regarde, je me con-
sidère : que ferai-je ? où me tournerai-je ? Cogitavi vias
meas. Certes, dis-je incontinent en moi-même, les autres
animaux semblent ou se conduire ou être conduits d'une
manière plus réglée et plus uniforme. D'où vient dans les
choses humaines une telle inégalité ou plutôt une telle
Ijizarrerie ? Est-ce là ce divin animal dont on dit de si gran-
des choses? Cette àme d'une vigueur immortelle, etc. (3). »
Bossuet a désormais conscience du défaut des discours
(\)' Ganclar, dit M. l'aljbc l.ebar(|, renvoie en note cette surcliarge, <iu'il a
inconiplctemenl (léclillfrée. »
(i) Variuntr : mullitudc, diversité.
(:j) Lehani, t. il, p. :Mi-ii'ii.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 133
qui ne finissent point et des exordes qui contiennent tout
un sermon. Il a resserré en (juelques lignes deux on trois
pages de son exorde de 1G53; il a supprimé, avec « Farti-
fice » de la montagne et du panorama imaginé par saint
Cyprien, tous les traits qui n'étaient pas nécessaires, tous
les lîors-d'œuvre accumulés dans la première rédaction. Il
arrive au plus vite à l'explication de son texte et de son su-
jet, et il lui suffit d'une forte et vive image : « La mer n'a
pas plus de vagues » etc., pour exprimer avec autant de
justesse que d'énergie la multiplicité des occupations des
mortels et l'inconstance de leurs désirs, qui s'égarent loin
de Dieu et de sa sainte loi.
§ m. — Influence heureuse et malheureuse de saint Augustin.
Saint Augustin lui-même , « le maître de tous les prédi-
cateurs de l'Évangile, le docteur des docteurs » (1), le
« grand , » « l'admirable » , « l'incomparable saint Augus-
tin », dans lequel Bossuet, dès l'époque de Metz, aime à
« trouver toute la doctrine », comme il le dira au cardinal
de Bouillon , n'a-t-il pas exercé une influence tour à tour
heureuse et malheureuse sur le jeune archidiacre de Metz ?
Dans la Défense de la Tradition et des saints Pères,
liv. XII, ch. 30 , Bossuet rapporte une prière que le vénéra-
ble Guillaume, abbé de Saint- Arnould de Metz, faisait le
jour de saint Augustin avant la messe : (c Je vous prie,
Seigneur, de me donner, parles intercessions et les mérites
de ce saint, ce que je ne pourrais obtenir par les miens,
qui est que , sur la divinité et l'humanité de Jésus-Christ ,
Repense ce qu'il a pensr , je sache ce qu'il a su, j'entende
ce qu'il a entendu, je croie ce qu'il a cru, j'aime ce qu'il a
aimé, je prêche ce qu'il a prêché. » Cette prière dut être
celle du jeune archidiacre de Metz, de 1652 à 1659, comme
Floquet et Gandar l'ont fait remarquer avec tant de raison.
Saint Augustin est pour Bossuet « celui de tous les Pères
(I) Sermon pour la vêlure d'une postulante Bernardine , -28 août Ki.'i'.i.
134 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
qui a le mieux entendu les maladies de notre nature (1) »,
comme aussi tous les points de la relig-ion catholique . et le
premier des livres de la Doctrine chrétienne est une « théo-
logie admirable (2) ». Aussi Bossuet ne craint-il pas de
« décider » les questions en « suivant les traces que nous a
marquées cet incomparable docteur», « qui nous donne une
admirable ouverture pour connaître parfaitement » les vé-
rités et les mystères de la foi catholique (3). Quand le jeune
orateur i( n'ose pas entreprendre de résoudre une question
de lui-même (i) » , il invoque l'autorité de saint Augustin,
(( si forte et si indubitable que les esprits les plus contentieux
seront contraints d'en demeurer d'accord (5) ». Il se con-
tente « de dire, comme pour une preuve infaillible, que
c'est la doctrine de saint Augustin, que vous trouverez mer-
veilleusement expliquée en mille beaux endroits de ses ex-
cellents écrits, particulièrement dans ses savants livres con-
tre Julien le Pélagien (6) ». « Ne nous éloignons pas de saint
Augustin », dit-il dans le Sermon pour le sciniefli saint,
faussement appelé le premier Sermon pour le jour de Pâ-
ques, et en effet, saint Augustin remplit presque entière-
ment le deuxième et le troisième points. Il sert à l'orateur
à peindre les trois âges de la vie promise aux justes : d'abord,
la vie menée ici-bas, heureuse parce qu'elle est sainte « et
qui nous apparaît comme l'enfance des chrétiens » ; puis,
(' la fleurissante jeunesse » des élus dans le ciel , auquel
saint Augustin donne cette belle devise : Cnpidilate e.r-
tinctd , charitate compléta (7), la convoitise éteinte, la
charité consommée » ; enfin , « la maturité dans la résurrec-
tion générale ». « Dans ce dernier âge et du monde et du
genre humain , après avoir abattu nos autres ennemis sous
ses pieds , la mort couronnera ses victoires. Comment cela
(1) Sermon pour la Fêle de la Conception de la sainte Vierge, ' décembre KVi-i.
l'remicr Point.
(2J I-Jcril composé pour le cardinal de Bouillon.
{'■i) Sermon sur le Rosaire, l(i.")7. Lcbarq, t. 11 , p. 3.">1.
(i) .M("'me fliscours, iiiome passage.
(3) Sermon pour la Nativité de la sainte Vierge, l(i.V2. Lebani, t. I, p. 177.
(6)M('nic fiisi-oiirs, p. 178.
(7) LeUre CLXXVII. ri. 17.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 135
se fera-t-il? Si vous me le demandez en chrétiens, c'est-à-
dire non point pour contenter une vaine curiosité, mais pour
fortifier la fidélité de vos espérances , je vous l'exposerai par
quelques maximes que je prends de saint Aug-ustin : elles
sont merveilleuses, car il les a tirées de saint Paul (1) ».
Voilà l'intime pensée du jeune orateur, et elle ne variera
jamais dans sa longue carrière : « la source vive d'où il
veut tirer désormais tous ses discours, c'est l'Ecriture ex-
pliquée par les Pères; mais saint Paul commenté par saint
Augustin, c'est la fleur du froment, c'est le plus pur de la
substance du christianisme (2) ».
Bossuet emprunte donc à saint Augustin des traits subli-
mes, des idées grandioses, entre autres celle qu'il développe
dans le premier point du Sermon sur les caractères des
deux alliances (3). à savoir que, si vous « lisez les Ecritures
divines, vous verrez partout le Sauveur Jésus... Il n'y a pas
de page où on ne le trouve. Il est dans le Paradis terrestre,
il est dans le Déluge , il est sur la montagne , il est au pas-
sage de la mer Rouge, il est dans le Désert, il est dans la
Terre Promise. — C'est pourquoi l'admirable saint Augustin
dit que ni dans la loi de nature, ni dans la loi mosaïque, il
n'y voit rien de doux, s'il n'y lit le Sauveur Jésus. Tout cela
est sans goût; c'est une eau insipide, si elle n'est changée
en ce vin céleste, en ce vin évangélique que l'on garde pour
la lin du repas, ce vin que Jésus a fait et qu'il a tiré de
sa vigne élue. Voulez-vous que nous rapportions quelques
traits de l'histoire ancienne, et vous verrez combien elle
est insipide, si nous n'y entendons le Sauveur. Nous en di-
rons quelques-uns des plus remarquables, avec le docte
saint Augustin. » Il y a là le germe , « les premiers linéa-
ments de l'œuvre la plus originale et la plus achevée de Bos-
suet », la seconde partie du Discours sur l'Histoire univer-
selle (4).
(I) Leharq, I, t. p. Id't-liS.
(-2) Gandar , Bossuet orateur, p. lO.'i.
(3) Prêche à Metz, chez les Sœurs de la Propagation de la Foi, le deuxième di-
manche après l'Épiplianie, tti'jS.
CO Bossuet orateur, p. '.il.
136 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Mais si Bossuet doit à saint Augustin de magnifiques
aperçus et de superl^es inspirations, ne lui doit-il pas aussi
des citations trop fréquentes, des hors-d'œuvre, des di-
gressions, des longueurs invariablement amenées par ces
mots : « C'est une belle doctrine de saint Augustin »;
c'est « un beau passage » , « ce sont les savants principes »
de ce « grand homme » ; « ce grand évèque dit admira-
blement » etc.
Bossuet, d'ailleurs, écrira plus tard au cardinal de Bouil-
lon que saint Augustin « ferait peut-être, s'il était seul, une
manière de dire un peu trop abstraite ». N'est-ce pas une
confidence, un aveu autant qu'un conseil? Le jeune archi-
diacre de Metz n'a pas échappé à l'écueil que présentait la
fréquentation assidue d'un génie au goût parfois défectueux
comme saint Augustin. Les Sermons de Metz sont « un peu
trop abstraits » , grâce souvent à l'évêque d'Hippone.
A ce point de vue , le premier Sermoîi sur la Pentecôte,
165i, est tout à fait caractéristique (1). — Bossuet y prend
pour texte une parole de saint Paul dans la seconde Épitre
aux Corinthiens, III, 6 : « Liltera occidit ; spiritus autem vi-
vifUat. La lettre tue, mais l'esprit vivifie ». Or, c'est le titre
même d'un des ouvrages de saint Augustin les plus familiers
à notre jeune orateur : De Spiritu et littera (2). Après
avoir montré dans le premier exorde comment Dieu a choisi
le jour de la Pentecôte, « où les Israélites étaient assemblés
par une solennelle convocation, pour y faire publier haute-
ment le traité de la nouvelle alliance », et comment « le
Saint-Esprit descend en forme de langue pour nous faire
entendre par cette figure qu'il donne de nouvelles langues
aux saints apôtres (3) », Bossuet, dans le second exorde,
n) « Il n'y a guère dans tous les manuscrils de Bossuet, dit M. l'abbo Lebarq ,
Œuvres oratoires de B., t. I, p. îiiV, d'éclievcau plus embrouille que celui-ci. On
trouve jus(|u'à trois rédactions de l'exposition du sujet et du commencement de
la preuve. L'une d'elles (|ui diffère des autres par récriture et l'ortliograplie est
une reprise postérieure. » M. l'abbé Lebarq la renvoie à l'année l(i.">.">. Ce n'est pas
un petit embarras que de démêler les deux autres qui sont contemporaines.
M. Lebarq y i)arvient en tenant compte d'un élément négligé par Deloris, la pa-
gination et un petit l'envoi indiqués par Bossuet.
(•2) Voir les nombreuses citations (ju'il en fait et l'Écrit composé pour le cardi-
nal de Ilouilloii.
(.'{) Lebarq, t. I, p. ."iK-.VKi.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 137
« entre d'abord en matière : elle est si haute et si importante
qu'elle ne lui permet pas de perdre le temps à... faire des
avant-propos superflus... Comme donc la loi nouvelle de
notre Sauveur n'était pas faite pour un seul peuple, cer-
tainement il n'était pas convenable qu'elle fût publiée en
un seul langage... Quoique l'auditoire (des apôtres) fût ra-
massé d'une infinité de nations diverses, chacun y entendait
son propre idiome et la langue de son pays. Par où le
Saint-Esprit nous enseigne que, si à la tour de Babel l'or-
gueil avait autrefois divisé les langues, l'humble doctrine
de l'Évangile les allait aujourd'hui rassembler... Imitons
les saints apôtres, mes frères, et publions la loi de notre
Sauveur avec une ferveur céleste et divine... La lettre,
c'est la loi ancienne; et l'esprit, comme vous le verrez, c'est
la loi de grâce : et ainsi en suivant l'apôtre saint Paul, fai-
sons voir, avec l'assistance divine , que la loi nous tue par
la lettre et que la grâce nous vivifie par l'esprit (1) ».
C'est là assurément de la haute théologie : mais n'est-elle
pas trop savante et trop abstraite, même pour un auditoire
du dix-septième siècle? L'orateur lui-même le reconnaît,
lorsque, au début de son premier point , il dit : « Et, j'Jow
pénétrer le fond de notre passage , il faut examiner avant
toutes choses quelle est cette lettre qui tue , dont parle l'A-
pôtre. » Comme il est évident que c'est « la Loi donnée
à Moïse, cette Loi si sainte du Décalogue , que l'Apôtre ap-
pelle ministère de mort, et par conséquent la lettre qui
tue » : « Quoi! s'écrie Bossuet, ces paroles si vénérables :
« Israël, je suis le Seigneur ton Dieu; tu n'auras point
d'autres dieux devant moi ! (2) » sont-elles donc une lettre
qui tue? et une Loi si sainte méritait-elle un pareil éloge
de la bouche d'un apôtre de Jésus-Christ? Tâchons de dé-
mêler ces obscurités avec l'assistance de cet Esprit-Saint
qui a rempli aujourd'hui les cœurs des apôtres. Cette qaes-
tion est haute, elle est difficile; mais comme elle est impor-
(1) La première rédaction de cet exorde, citée par M. l'abbé Lebarq. t. I. p. 545-
"JW, en note, était beaucoup plus longue : Bossuet l'a concentrée.
(-2) Deutéronome , c. v, t>,7.
138 BOSSUET Eï LES SAINTS PERES.
tante à la piétés Dieu nous fera la (/race d'en venir à bout.
Pour moi, de crainte de m'égarer, je suivrai pas à pas le
plus éminentde tous les docteurs, le plus profond interprète
du grand apôtre , je veux dire V incomparable saint Au-
gustin, qui explique divinement cette vérité dans le premier
livre ad Simplirianum et dans le lixreDe Spiritu et littera.
Rendez- vous attentifs, chrétiens, à une instruction que j'ose
appeler la base de la piété chrétienne. »
Bossuet explique alors que saint Paul ne songe pas à
blâmer la Loi, « quand il l'appelle une lettre qui tue », mais
qu'il « déplore la faiblesse de la nature », « les langueurs
mortelles qui nous accablent, depuis la chute du premier
père », « la corruption universelle de la nature, prouvée par
l'idolâtrie (1) », « la guerre éternelle que nous fait la con-
cupiscence » et que les méchants ne sentent pas, mais qu'un
saint Paul sentira mieux , parce qu'il aime la loi du Sei-
gneur. « Saint Augustin a bien compris sa pensée. Il a
voulu, dit-il, faire voir à l'homme combien était grande son
impuissance, et combien déplorable son infirmité, puis-
qu'une loi si juste et si sainte lui devenait un poison mor-
tel, afin que, par ce moyen, nous reconnaissions humble-
ment qu'il ne suffît pas que Dieu nous enseigne, mais qu'il
est nécessaire qu'il nous soulage : non tant uni doctorem
sibi esse necessariiim, verum etiam adjutorem Deum (2). »
C'est pourquoi le grand docteur des gentils, après avoir dit
de la Loi toutes les choses que je vous ai rapportées, com-
mence à se plaindre de sa servitude... La Loi ne fait autre
chose que nous montrer ce que nous devons demander à
Dievi et de quoi nous avons à lui rendre grâces; et c'est ce
qui a fait dire à saint Augustin : « Faites ainsi , Seigneur,
faites ainsi. Seigneur miséricordieux : commandez ce qui
ne peut être accompli ; ou plutôt commandez ce qui ne
peut être accompli que par votre gr<\ce; afin que tout flé-
chisse devant vous, et que celui qui se glorifie se glorifie
(I) Ces dertiiers mois sont tirés du Sommaire écrit par Bossuet.
{•2) De Spiritu cl liUera, n. y.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 139
seulement en Notre-Seigneur (1)... C'est là la vraiç justice
du christianisme, qui ne vient pas en nous par nous-
mêmes, mais qui nous est donnée par le Saint-Esprit : c'est
là cette justice qui est par la foi , que l'apôtre saint Paul
élève si fort , non pas comme l'entendent nos adversaires,
qui disent qne toute la vertu de justifier consiste en la
foi... F^a foi ne justifie pas sans la charité. Et toutefois il est
véritable que c'est la foi de Jésus-Christ qui nous justifie,
parce qu'elle n'est pas seulement la base, mais la source
qui fait découler sur nous la justice qui est par la grâce.
Car, comme dit le grand Augustin, « ce que la loi com-
mande, la foi l'impètre : Fides impefrat quod Irx im-
povat (2). » La Loi dit : « Tu ne convoiteras pas »; « la foi
dit avec le Sage : « Je sais, ô grand Dieu, et je le con-
fesse, que personne ne peut être continent, si vous ne le
faites. » Dieu dit par la Loi : « Fais ce que j'ordonne; » la
foi répond à Dieu : « Donnez, Seigneur, ce que vous or-
donnez (3). » La foi fait naître l'humilité; et fhumilité
attire la grâce, « et c'est la grâce qui justifie (i) ». Ainsi
notre justification se fait par la foi; la foi en est la pre-
mière cause; et en cela, nous différons du peuple charnel,
qui ne considérait que l'action commandée , sans regarder
le principe qui la produit. Quand ils lisaient la Loi, ils
ne songeaient à autre chose qu'à faire ; et ils ne pensaient
point qu'il fallait auparavant demander. Pour nous, nous
écoutons, à la vérité, ce que Dieu ordonne; mais la foi en
Jésus-Christ nous enseigne que c'est de Dieu même qu'il
le faut attendre. Ainsi notre justice ne vient pas des œu-
vres, en tant qu'elles se font par nos propres forces; elle
naît de la foi, « qui opérant par la charité, fructifie en
bonnes œuvres (5) », comme dit l'Apôtre... C'est là cette foi
qui nous justifie, si nous croyons, si nous confessons que
nous sommes morts et que c'est Jésus-Christ qui nous rend
(I) Sermon XVII, n" 3, sur le Psaume CXVIII.
(•2) Sermon XVI, n" 2, sur le Psaume CXVIII.
(3) Saint Augustin , Confessions , liv. X.
(4) Épitre de saint Paul à Tite , lU, 7.
(.")) Épilre aux Galates, V, (» , et Épitre aux Colossiens, I, 10.
140 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
la vie.. Chrétien, le crois-tu de la sorte?... Que ma peine
serait heareiisement employée, si l'humilité chrétienne, si
le renoncement à nous-mêmes, si l'espérance au Libérateur,
si la nécessité de persévérer dans une oraison soumise et
respectueuse, demeuraient aujourd'hui gravés dans vos
âmes par des caractères ineffaçables. Prions, fidèles, prions
ardemment : apprenons de la Loi combien nous avons be-
soin de la grâce... C'est ce que prétend l'apôtre saint Paul,
dans cet humble raisonnement que 'f ai taché de vous expli-
quer ;i\ nous montre notre servitude et notre impuissance,
afin que les fidèles, étant effrayés par les menaces de la
lettre qui tue, ils recourent par la prière à l'Esprit qui nous
vivifie. C'est la dernière partie de mon texte, par laquelle
je m'en vais conclure en peu de paroles. »
Ce « peu de paroles » n'a pas moins de neuf pages de l'é-
dition Lebarq, t. I, 561-570. Bossuet y explique ce texte de
saint Paul « que maintenant nous ne sommes plus sous la
Loi (1) ».
« Or, dit-il , pour entendre plus clairement ce qu'il nous
veut dire, considérons une belle distinction de saint Au-
gustin (IIP Traité sur saint Jean). « C'est autre chose, dit-il,
d'être sous la Loi, et autre chose d'être avec la Loi. Car la
Loi, par son équité, a deux grands effets; ou elle dirige
ceux qui obéissent , ou elle rend punissables ceux qui se ré-
voltent. Ceux qui rejettent la Loi, ils sont sous la Loi : parce
que encore qu'ils fassent de vains efforts pour se soustraire
de son domaine, elle les maudit, elle les condamne, elle les
tient pressés sous la rigueur de ses ordonnances; et par
conséquent, ils sont sous la Loi et la Loi les tue. Au con-
traire, ceux qui accomplissent la Loi, « ils sont ses amis, dit
saint Augustin; ils vont avec elle, parce qu'ils l'embras-
sent, qu'ils la suivent, qu'ils l'aiment (2) ». Ces choses étant
ainsi supposées, il s'ensuit que les observateurs de la loi
ne sont plus sous la Loi comme esclaves, mais sont avec la Loi
comme amis. Et comme dans le Nouveau Testament l'esprit
(I) l'.pUre aux Romains, VII, l'i.
{•i} Troisième traitr sur saint Jean, n" '2.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 141
de la gTàce nous est élargi, par lequel la justice de la Loi
peut être accomplie, il est très vrai, ce que dit l'Apôtre,
(( que nous ne sommes plus sous la Loi » : parce que si
nous suivons cet esprit de grâce , la Loi ne nous châtie plus
comme notre juge ; mais elle nous conduit comme notre
règle : de sorte que , si nous obéissons à la grâce , à laquelle
nous avons été appelés , la Loi ne nous tue plus ; mais plu-
tôt elle nous donne la vie dont elle contient les promesses.
« La première loi frappant au dehors émouvait les âmes
par la terreur; la seconde les changera par l'amour. Et
j)OHr pénétrer au fond du mystère, dites-moi, qu'opère la
crainte dans nos cœurs?... Elle les étonne, elle les ébranle,
elle les secoue;... mais je soutiens qu'il est impossible
qu'elle les chang-e... La crainte étoufTe les atfections; elle
semble les réprimer pour un temps ; mais elle n'en coupe
pas la racine ; ôtez cet obstacle , levez cette digue : l'incli-
nation, qui était forcée, se rejettera aussitôt en son pre-
mier cours...
« C'est pourquoi le grand Augustin, parlant de ceux qui
gardaient la Loi par la seule terreur de la peine, non par
l'amour de la véritable justice, il prononce cette terrible,
mais très véritable sentence : « Ils ne laissaient pas , dit-il,
d'être très criminels, parce que ce qui paraissait aux hom-
mes dans l'œuvre, devant Dieu, à qui nos profondeurs sont
ouvertes, n'était nullement dans la volonté : au contraire,
cet œil pénétrant de la connaissance divine voyait qu'ils
aimeraient beaucoup mieux commettre le crime , s'ils osaient
en attendre l'impunité : Corcun Deo non erat in vohmtate
quod coram hoyninibus apparebat in opère ; potiusque ex
illo rei tenehantur quod eos noverat Deus malle, d fieri
posset im,pune , committere (1). » Donc, selon la doctrine de
ce grand homme, la crainte n'est pas capable de changer
le cœur. Considérez, je vous prie, cette pierre sur laquelle
Dieu écrit sa loi; en est-elle changée pour contenir des
paroles si vénérables? En a-t-elle perdu quelque chose de
sa dureté? »
(I) De Spiritu et liUera, n. 13.
142 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
Bossuet montre ensuite « qu'il n'y a que la charité qui
amollisse » les âmes; qu'il « n'y a proprement que l'amour
qui ait. pour ainsi dire, la clef du cœur », et que, par
conséquent « la charité est l'esprit de la loi nouvelle, et
l'àme, pour ainsi dire, du christianisme. » « Et selon la con-
séquence de ces principes, ajoute-t-ii, où je n'ai fait que
suivre saint Augustin, qui s'est attaché à saint Paul , je ne
craindrai pas de vous assurer que quiconque ne se soumet
à la loi que par la seule appréhension de la peine , il s'ex-
communie lui-même du christianisme , et retourne à la let-
tre qui tue et à la captivité de la Synagogue. »
Certes, voilà de la tliéologie éloquente; mais c'est de la
théologie , dont Bossuet lui-même sent le besoin d'adoucir
le langage « abstrait » par une péroraison toute pleine
d'une onction aussi pieuse que pathétique et pénétrante :
« Oui, certes, il doit être anathème celui qui n'aime pas
Jésus-Christ : la terre se devrait ouvrir sous ses pas et l'en-
sevelir \out vivant dans le plus profond cachot de l'enfer;
le ciel devrait être de fer pour lui; toutes les créatures lui
devraient ouvertement déclarer la guerre , à ce perfide,
à ce déloyal, qui n'aime point Notre-Seignem' Jésus-Christ.
Mais, ô malheur! ù ingratitude! c'est nous qui sommes ces
déloyaux. Oserons-nous bien dire que nous aimons Notre-
Seigneur Jésus-Christ?. .. Quand vous aimez quelqu'un sur la
terre, rompez-vous toujours avec lui pour des sujets de très
peu d'importance? foulez-vous aux pieds tout ce qu'il vous
donne? manquez-vous aux paroles que vous lui donnez? Il
n'y a aucun homme vivant que vous voulussiez traiter de
la sorte : c'est ainsi pourtant que vous en usez envers Jé-
sus-Christ. Il a lié amitié avec vous; tous les jours vous y
renoncez. Il vous donne son corps; vous le profanez. Vous
lui avez engagé votre foi; vous la violez. Il vous prie pour
vos ennemis; vous le refusez. Il vous recommande ses pau-
vres; vous les méprisez... Et comment donc pouvez- vous
éviter cette horrible, mais très équitable excommunication
de l'Apôtre : « Si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qu'il soit anathème! » Et comment le puis-je
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 143
éviter moi-même, ingrat et impudent pécheur que je suis?.. .
Aimons, aimons, mes frères, aimons Dieu de tout notre
cœur. Nous ne sommes pas chrétiens, si du moins nous ne
nous efforçons de l'aimer, etc. (1). »
Bossuet a bien repris en 1G55 le Sf^rmon si/r la lettre qui
tue et t esprit qui vivifie; mais dès 1G58, il abandonnait ces
théories trop élevées , trop savantes , « trop abstraites » , et
il composait un admirable Sermon sur « l'esprit de force »
et « l'esprit d'amour » , qui sont « le véritable esprit du
christianisme (-2) ».
Il n'en est pas moins vrai de conclure, en résumé , que, si
les Pères de l'Église latine, saint Augustin, saint Cyprien,
Tertullien, ont été pour Bossuet des inspirateurs puissants,
ils sont cause en partie des défauts de ses Sermo/is de Na-
varre et de Metz : comme l'a si bien dit Gandar, « le pré-
dicateur écrit sous l'impression de la lecture de la veille ; il
en est tellement rempli qu'elle déborde , sans qu'il essaie de
la contenir ; il faut qu'il répète ce qu'il vient de lire , pour
la première fois, avec une émotion singulière; l'enthou-
siasme ne lui a pas sur l'heure laissé l'esprit assez libre pour
faire un choix; il invoque la parole de ses maîtres quelque-
fois hors de propos et très souvent hors de mesure; il a l'in-
tempérance de la jeunesse et l'emphase qui convient aux
premiers élans d'une admiration juvénile (3) », ce qui ne
rempêchepas de composer des chefs-d'œuvre, où son génie
éclate déjà dans toute la fraîche beauté de son incompara-
ble essor.
ARTICLE II
Influence des saints Pères sur Bossuet orateur
pendant l'époque de Paris (1659-1682).
Quand Bossuet quitta Metz pour se rendre à Paris au
commencement de 1659 (V) , il emportait avec lui « les
(1) Lel)ar(|. t. l , p. riOS-.jfig.
(2) Lebarq. t. Il, p. 't8:;-ri08.
(3) Do.isuel ovateur, p. 82.
\'t) L'aljl)c I.e Dieu dit torniellenient que « l'instruction des Nouveaux Catlioli-
ques fut le principal objet qui le rappela de Metz à Paris «.
144 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
maximes de sa PoUliqur , le dessein de Y Histoire des varia-
tions, quelques-unes de ses idées les plus neuves... du Dis-
cours sur l'Histoire universelle. Il emportait le fond de
doctrine qui en a fait l'arbitre et l'oracle de l'Église galli-
cane (1) », et l'accent d'autorité sereine qu'il avait puisé
dans l'étude assidue de l'Écriture et des Pères , exagéré peut-
être dans les Sermons prêches contre les Juifs, mais tempéré
par des effusions d'une tendresse mystique dans les Pané-
gyriques de saint François d'Assise (1652), de saint Ber-
nard (1653) et de sainte Thérèse (1657). Enfin, il empor-
tait les ressources d'une éloquence qui s'était perfectionnée
pendant un séjour à Paris (1656-1657), sous l'influence
<( de la beauté sans tache du style de Pascal » (2) , et qui,
si elle avait encore de la sulîtilité, de la rudesse et de l'exu-
bérance, était déjà puissante, originale, relevée par l'éclat
des images et la véhémence de la passion, emportée sou-
vent à des hauteurs où nul encore n'avait pu atteindre et
que pouvait seul dépasser le génie de Bossuet. Le gazetier
Loret écrivait le 10 mars 1657 que
Cet orateur évangélique
Discourait divinement,..
Qu'il possédait un esprit d'ange ,
Qu'il prêchait plus qu'humainement...
11 presse, il enllamme. il inspire (3).
On voit donc ce qu'il faut penser de cette affirmation de
Sainte-Beuve que le seul fait de quitter Metz pour s'établir
à Paris avait 'suffi à transformer l'éloquence de Bossuet.
« A le lire dans ses productions d'alors, dit-il, on éprouve
comme le passage d'un climat à un autre ». (V) L'expression
est plus heureuse que juste : il n'y a pas eu de révolution
subite dans la manière de l'orateur. Ses progrès avaient
commencé depuis longtemps, et s'ils s'accentuèrent pen-
(I) liossuet oroleur, p. -24-2.
•2) Ihidrin , p. -i'il.
!:i) Compte rendu cité plus haut, page 33 d'un Panéçiyrique de saint Thomas
d'Aquin , aujourd'hui perdu.
['>) Causeries du Lundi, X, i'M.
LES SALNTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 145
dant l'époque de Paris, ce fut moins par suite de l'influence
du milieu que grâce à l'étude et à Tiraitation des saints
Pères.
Gandar, il est vrai , parle de certaines hésitations et d'un
temps d'arrêt dans le développement oratoire du jeune
« prédicateur ordinaire du roi » (1 j; il les attribue aux « rap-
ports de Bossuet avec saint Vincent de Paul » , qui lui
apprit la « simplicité, la charité » (2), et dont « l'exemple
et les conseils lentrainèrent un instant vers des maximes
plus austères que ne semblaient le permettre ni les condi-
tions véritables de l'éloquence, ni le penchant de sa propre
nature. » — Mais on ne voit pas que Bossuet en 1659 et en
1660, aitfait des emprunts à une rhétorique « emphatique »
et qu'en 1661 , dans le Carême des Carmélites, il ait « mor-
tifié sa parole », déclaré la guerre aux artifices qui relèvent
la beauté de l'éloquence et répudié de parti pris la verve et
le mouvement oratoires. « Partout où la rédaction ne pré-
sente qu'une esquisse incomplète, dit M. l'abbé Lebarq, il
est bien évident que [Bossuet] ne songea jamais à la repro-
duire de mot à mot, fût-elle, comme il arrive souvent aux
Carmélites, de celles où il semble manquer peu de chose
pour pouvoir être lues à haute voix devant un auditoire de
lettrés (3). » C'est « le besoin de contrastes », peut-être même
« une rhétorique raffinée, inconsciente » sans doute, qui a
entraîné « un admirateur de Bossuet à le trouver rhéteur »,
à imaginer « des oscillations dans sa manière, avant et après
1660, pour faire trouver enfin à son génie l'équilibre de
ses forces dans le Carême du Louvre : hypothèses plus in-
génieuses que solides... On recule, s'il le faut, pour leur
donner vraisemblance, jusqu'en 1659, à la veille [du] Carême
des Minimes, le Panégyrique de saint Paul (4), où l'orateur
(I Bossuet avait ce titre depuis l(i.")8 ou la lin de Kw", comme l'atteste un écrit
de l'évèque Bédacier du '28 février ltx>8. La reine Anne d'Autriche avait du lui ob-
tenir cet lionneur après le Panégyrique de sainte Thérène. 1.'» octobre 1037. — Voir
Floquet, t. II, p. •ayi, et Lebarq, Histoire crit., p. ^!M.
(-2) Bossurt orateur, p. -2()0--2"<i.
(3) Histoire critique de la Prédication de Bossuet. t. III, p. V. Introduction.
(i) M. l'abbé Lebart), malgré la double autorité de Gandar et de (iazier, en revient
à l'opinion de Floquet, qui le place en ltw7, à l'Hôpital sé'iéral. dont « l'ouverture
récente » était du mois de mai.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. tO
l.',6 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
était amené par son sujet même à faire si éloquemment le
procès à l'éloquence. Mais autre chose est, sans doute, d'é-
lever au-dessus de la rhétorique classique la prédication
toute miraculeuse du Docteur des Gentils, autre chose de
condamner tout discours qui ne serait pas calqué sur les
Épitres de saint Paul. Bossuet n'a garde de se jeter dans ces
excès. » (1) D'ailleurs, « si, dans ce discours, l'orateur parle
de la simplicité avec l'accent d'une conviction passion-
née » (2), il ne faudrait pas croire que ce fût un changement
survenu dans ses sentiments. Le plus ancien Sermon de vê-
ture qu'il ait prononcé , au dire de Gandar lui-même (3) ,
et qui remonte non pas à 1655, comme Floquet l'a cru.
mais très probablement à 165i, comme l'établit M. l'abbé
Lebarq [ï) , contient un passage où l'orateur presse son au-
ditoire de demander pour lui au ciel « ces deux beaux or-
nements de l'éloquence chrétienne, la simplicité et la vé-
rité ». (5) Enfin, s'il « entle » un peu plus sa voix dans le
Panégyrique de saint Victor (6) , au lieu que dans celui de
saint Paul il mêle « comme par surprise aux élans presque
involontaires de la plus haute éloquence l'esprit d'humi-
lité de saint Lazare », Gandar ne nous donne-t-il pas lui-
même le secret de cette différence, quand il nous dit : « Com-
ment parler des nations converties à l'Évangile par les
prédications de saint Paul, sans faire tourner à la honte de
l'éloquence profane les victoires prodigieuses remportées
par une parole si éloignée des habitudes de l'école (7)? »
La vérité est que les Sermons de 1659 à Paris ressemblent
beaucoup à ceux de Metz, que les Sermons du Carême des
Minimes en 1660 « sont facilement reconnaissables à leur
longueur » 8) , que « la fécondité y va jusqu'à l'exubé-
(1) Histoire criliqw, p. VI.
(2) Bossuet orateur, p. -2<i(>.
(3) Ihidcm . p. .Vt.
(4) Il se base sur réniotiou avec laquelle Bossuet y parle du « ministre dini-
i|uité », Paul Ferry, et du sermon qu'il avait prononcé en mai 1<m4 et public bien-
tôt aprcs sous le titre de Catéchisme rjcnéral de la Réformalion de la Religion.
{'.,) Lebarq, t. I.p. 'i8-2.
(ti) Il a été proniimc, non pas en Kw'J, comme le dit I.acliat, mais en 1W>7, à
Paris, <l;insl'al)bayc des Victorins.
(7) liossuet orateur, p. i(>7.
(8) Ibidem . p. ;»0.%.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 147
rance » (1), et que Bossiiet a écrit lui-même en plusieurs
endroits ce mot significatif : abrégez (2). Quant au Carême
(les Carmélites, les Sermons qui nous en restent sont « tou-
jours très fortement pensés, souvent incomplètement rédi-
gés; mais Bossuet s'y préoccupe sans cesse des intérêts spiri-
tuels des deux parties de son auditoire , les religieuses et les
gens du monde et de la cour qui l'écoutaient.
Gandar a jugé trop sévèrement les deux Carêmes des
Minimes et des Carmélites pour faire éclater la supériorité
de celui du Louvre, qui « marque pour Hossuet et, d'une
façon plus générale , pour Téloquence religieuse en France,
au dix-septième siècle, ce point si difficile à saisir qui est
celui de la maturité et de la perfection... Pour Bossuet, elle
devait durer plus de trente ans. » (3) En parlant ainsi,
Gandar a oublié que les Sermons de 1660, pensés un peu
à la hâte , « sont des improvisations sur le papier », et que
ceux de 1661 , « plus médités, étaient moins écrits », tandis
que ceux du Louvre furent médités à loisir et écrits avec
beaucoup de soin (4).
Ce qui semble incontestable, c'est que Bossuet s'efforça
de plus en plus de réaliser cette devise qu'il se donnait un
jour à lui-même devant la cour : « Vutililj' des fidèles est la
loi suprême de la chaire (5) ». Son àme sacerdotale et apos-
tolique n'avait jamais eu d'autre but; mais l'ardeur et
Texubérance de la jeunesse l'avaient entraîné à des hors-
d'œuvre inutiles, abstraits, savants, qui passaient par-
dessus la tête de son auditoire. A partir de 1659 et surtout
de 1662, il renonce à l'étalage d'une vaine érudition, à
l'appareil scolastique du raisonnement, aux expressions
réalistes et crues. « Le développement gagne en netteté ,
en simplicité; la phrase s'allège et prend de l'ampleur tout
à la fois. Le yocaljulaire s'épure : les termes surannés, sco-
(I) Bosquet orateur, p. 312.
(-2) Lebarq, Histoire crit.. p. .'n'J.
(3) Bossuet orateur, p. 408.
(i) Lebani . Œuv. orat. de B. t. IV, Introduction , p. VI.
(."i) Troisième Sermon pour la Fête de la Conception, 1(i(><>. Avent de Saint-Gc
main en 1-ave.
148 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lastiques, triviaux, se font plus rares. L'orateur est maître
de sa matière et de lui-même; il a digéré ses études, et de
sa vaste érudition il ne laisse rien passer dans sa parole qui
ne soit nécessaire à la suite de sa pensée et à l'efficacité de
son discours (1) », c'est-à-dire « à l'utilité des fidèles, des
enfants de Dieu », comme on lit dans une variante.
çv 1. — progrès de Bossuet orateur sous l'intluence des Pères grecs.
Ces progrès étonnants sont dus, sans doute, au goût, au
génie de l'orateur, et aux dernières exhortations de saint
Vincent de Paul. Mais comment ne pas y voir le résultat de
l'étude des Pères et surtout des Pères grecs, qui « l'aidèrent
à toucher plus sûrement la perfection? ». Bossuet. qui écri-
vait en lG()9-7() au cardinal de Bouillon que « le style du
monde le plus vicieux, c'est le plus affecté et le plus con-
traint », ne comprenait-il pas dès 16G'2 ce qu'il y a de mau-
vais goût dans les antithèses heurtées du « dur Africain »
et même dans les subtilités du grand évêque d'Hippone? Ne
disait-il pas. d'ailleurs, au cardinal de Bouillon que « saint
Çlirymslomc ramène et mesure [l'esprit] à la capacité du
peuple »,• qu'on trouve dans ce Père « l'exhortation, l'in-
crépation, la vigueur, la manière de traiter les exemples
de l'Écriture et d'en faire valoir tous les mots et toutes les
circonstances » ; qu'en lisant « son ouvrage sur saint Ma-
thieu,... bien traduit en français, on pourrait tout ensemble
appjrendre les choses et former le style » ; que « les Homé-
lies de saint Jean Chrysostome sur la Genèse sont excellen-
tes, — sur saint Paul admirabl^îs, — au peuple d'Antioche
très éloquentes? »
La foule se pressait à Antioche sur les [»as du jeune et
éloquent (îhrysostome (2). Le sanctuaire retentissait des ap-
(1) I.anson, Bossuet, p. 78.
('1) SainlJean Chrysostome , :{'t7-V07, na(|uil à Aiitioclic, fut cicvc de làbaiiius.
I)iiis oidoniu'; prrtrc parrévêque Flavien et nommé patriarclic de Constantinoplc
en ;»!>8. l.'impcralrice Eudoxie l'exila en W.i, le rappela hientùt, mais pour le faire
cncoïc partir pour l'exil et l'envoyer mourir à Coniana. — Il a laissé de nomhrcux
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 149
plaudissements qu'excitaient ses discours. On le suivait
dans les campagnes , aux portes de la ville ; de vastes toiles
étaient tendues dans les airs pour défendre de l'ardeur du
soleil une foule enivrée du charme de ses paroles. « C'est la
réunion de tous les attributs oratoires , dit Villemain , le
naturel, le pathétique et la grandeur, qui ont fait de saint
Jean Chrysostome le plus grand orateur de l'Église primi-
tive, le plus éclatant interprète de cette mémorable époque.
La pensée reste confondue devant les prodigieux travaux
de cet homme, devant l'ardeur et la facilité de son génie ».
(i'est une suite de discours sans exemple dans l'antiquité,
« un monument d'histoire et d'éloquence », que les haran-
gues prononcées à Antioche devant la foule, menacée de la
colère de Théodose, dont elle avait renversé les statues, et
dont l'évêque Flavien avait été implorer la clémence. « Les
ouvrages de saint Chrysostome , dit Villemain , sont le cours
le plus complet de prédication morale que nous ait transmis
l'antiquité... On y voit partout un beau génie, une grande
connaissance du cœur de l'homme, une charité vraiment
évangélique... La civilisation chrétienne de l'Orient revit
tout entière dans les pages éloquentes de l'orateur d'Autio-
che,... de cette Babylone chrétienne, enchantée plutôt que
corrigée par ses paroles. » A Constantinople « Chrysostome
retrouva les vices de l'Asie, augmentés encore par la pré-
sence d'une cour efféminée, dont on retrouve la descrip-
tion dans les Ho?nélies de l'éloquent archevêque, pour
lequel le peuple avait une sorte d'idolâtrie. On sait qu'au
retour de son premier exil , il vit le Bosphore se couvrir
de vaisseaux qui venaient à sa rencontre et il entendit les
chants populaires qui célél^raicnt sa rentrée triomphale.
« Son éloquence balançait tout le pouvoir de ses en-
nemis », qui l'emportèrent enfin, grâce à la faiblesse
d'Arcadius. Les Lettres de Chrysostome, pleines du récit
de ses maux, sont éloquentes comme ses discours et sans
ouvrages : sur la Virginité, sur le Sacerdoce, sur la Providence, sur la Diinnilr de
J.-C. , des Homélies, des Discours. des Panér/i/ri(/ues. des L^<<res, etc. Voirie livre de
Paul Alberl : sninl Chrysostome considéré comme orateur populaire. 1858. in-8".
150 BOSSUET ET LES SAIMS PERES.
aucune âpreté : car l'àine de Chrysostome était aussi douce
que grande.
« Chrysostome est un Grec asiatique , formé par l'in-
fluence d'Atliènes, dit Villemain (1) »... Par son vif et af-
fectueux langage, par l'analyse approfondie des faiblesses
humaines, comme par l'éclat de l'expression, Chrysostome
semblerait avoir plus d'une ressemblance avec Massillon.
Ce parallèle tromperait encore cependant... Chrysostome a
moins de pureté de goût, peut-être moins de naturel, ou
plutôt lin autre naturel pompeux et candide. Son al^ondancc
ne se renferme pas dans un développement toujours heu-
reux et varié... 3Iais son âme est émue... Avec cette source
de pathétique et cette abondance de cœur,... par la forme
éclatante et simple du discours, et la grâce soudaine qu'on
y remarque souvent,... c'est k Bossuet dans ses Sermons,
qu'il pourrait être comparé, si Bossuet souffrait des égaux,
et s'il n'avait eu ce don du sublime, que l'éloquence chré-
tienne atteignit rarehient avant lui, même dans un siècle
plus poétiquement chrétien. )>
Ce n'est pas seidement saint Jean Chrysostome qui apprit
à Bossuet à devenir « simple et populaire » : ce sont en-
core saint Grrgoirc de Nazianze (2) et saint Basile (3) qui
lui enseignèrent le charme de la douceur familière et de
l'onction pénétrante d'une simple homélie, qui s'insinue
dans les âmes beaucoup plus que l'éloquence vigoureuse
(1) Tableau de Vèloquencc chrétienne nu quatrième xiècle. p. '2;{.S. et 180.
(2) Ce Père, ne en :V28, en Cappadoce, mort vers 38fi. fut l'ami de saint Basile,
êvêque do Sasime, puis de Nazianze, cnlin patriarciie de Constantinople, où il fut
violemment attaqué par les ariens et abandonné par l'empereur Tiiéodose. Il se
démit de ses fonctions et alla mourir en Cappadoce dans la retraite. — Il a laissé :>:>
Discours ou Ilonirties, •2S:i Lettres., et en vers, 158 pièces diverses, 4-28 petits sujets
sous le nom (l'épii,'ramnies.
(H) Saint liasile (.{-2!»-;{-<») , né à Césarée. élève de Libanius à Constantinople,
ami de Crcgoire de Nazianze à Athènes, professa l'clotiuence dans sa ville natale,
dont il devint archevêque en 370. — « Saint Basile, dit villemain, fut le véritable
évéque de l'Évangile, le père du peuple, l'ami des malheureux, inllexible dans sa
foi. infatigable dans sa charité. » Il a une imasinalion vive et tendre, une sensi-
bilité délicate et exquise, l^es habitants de Césarcc répondaient à ses discours
par (les applaudissements et des larmes. Quand il mourut, tout le peuple de la
province accourut à ses funérailles. I,es païens, les juifs le disputaient aux clin-
liens par l'abondance de leurs larmes : car il avait été le bienfaiteur de tous.
Plusieurs jiersonnes ayant péri à ces funérailles, on les estima heureuses d'être
mortes un tel jour: on les appela des • victimes funéraires ».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 151
et toujours tendue. Il se souvenait des services que lui
avaient rendus les Pères Grecs, quand il recommandait au
cardinal de Bouillon « Clément Alexandrin » et « son Pr-
dagogiie » , c( comme aussi quelques discours choisis de
saint Grégoire de Nazianze (1) , auteur très propre à relever
le style. »
Grâce à l'imitation de ces modèles d'un goût plus pur
que les Africains, Bossuet, « avec plus de clarté, dit M. Lan-
son (2), avait plus de profondeur, plus de force avec plus de
simplicité : quelque chose encore de fougueux et d'ardent,
un bouillonnement de jeunesse, qui se faisait d'autant plus
sentir qu'il était plus contenu. » Il unissait dans une heu-
reuse harmonie et sans aucune contrainte apparente, des
qualités qui semblaient s'exclure : le naturel et l'élég-ance ,
la force et la grâce, la sobriété et la plénitude, la simplicité
et la sublimité.
C'est alors qu'il prêchait le Sermon sur rHonneur du
monde devant le prince de Condé, 21 mars 1660, et que,
pour prouver que cet honneur se rend coupable de trois
crimes capitaux : le crime « de flatter la vertu et de la cor-
rompre » , le crime « de déguiser le vice et de lui donner
du crédit » ; enfin le crime « d'attribuer aux hommes ce qui
appartient à Dieu » , il s'appuyait sur saint Jean Chrysos-
tome, « ce grand prédicateur, si véhément accusateur » de
l'honneur du monde « dans l'homélie xvif sur la divine
Épifre aux Romains. »
C'est alors qu'il prononçait le second Sermon sur la
Providence (3), que Gandar met en parallèle avec le pre-
mier (4), celui de 1656, prononcé devant le duc d'Épernon,
(1) ^aint Grégoire de. Nazianze, « bien supérieur, dit Villemain à l'cvèque de
Nysse, n'égale pas le génie de saint Basile: mais il a dans rimagination quelque
chose de plus brillant et de plus gracieux. » Ses adicu\ au peuple de Duistanli-
nople dans Sainte-So|)liie sont de toute beauté. « Ses éloges funèbres sont des
hymnes; ses invectives contre Julien ont quelque chose de la malédiction des
prophètes. On l'a appelé le théologien de l'Orient-, il faudrait l'appeler surtout Je
poète du christianisme oriental. »
(-2) lioasuet, p. 80.
(3) Vendredi, 10 mars lOii-i.
(4) En Ki-'iti, le plan du discours et la façon même dont le sujet est conçu man-=
quent de netteté; il y a des phrases inachevées dans le premier point; le seconçl
152 150SSUET ET LES SAINTS PÈRES.
et OÙ. dès le second exorde, Bossuet nous dit : « Le théo-
logien d'Orient, saint (îrég-oire de Nazianze, contemplant
la beauté du monde, dans la structure duquel Dieu s'est
montré si sage et si magnifique, l'appelle élég-amment eu
sa langue le plaisir et les délices de son Créateur. Sizu
~p-jor,v (1). Il avait appris de Moïse que ce divin architecte,
à mesure qu'il bâtissait ce grand édifice , en admirait lui-
même toutes les parties : Vidit Deus hœem quod csset
bona , etc., (2). » Au lieu des discussions dirigées en 1656
contre les Épicuriens et les Stoïciens, le Sermon de 1662 ne
renferme qu'une dialectique pressante contre les libertins ,
ces ennemis de la foi chrétienne, que Bossuet attaquera sans
cesse jusque dans V Oraison funrbrc de la Princesse Pala-
tine, 1685.
C'est encore en 1662. 19 mars, qu'il donnait le Sermon
sur l'ambition^ retouché, refondu, mais toujours inspiré de
saint Augustin (3), « dans cet admirable second point, cette
description des inconstances de la fortune d'une si pressante
logique et d'un mouvement si dramatique i\) »; le Sermon
sur r Impénitence finale , ou du mauvais riche, 5 mars 1662,
peinture si vive de la vie mondaine, terminée par la ter-
rible scène d'une mort impénitente; le Sermon sur la Mort
enfin, 22 mars 1662, aussi saisissant dans son raisonne-
ment général que Y Oraison funcbre de Madame , qui en
reprend l'idée et quelquefois les termes.
D'après M. Lanson (5), il y aurait eu, après 1662, un
cl le Iroisième ne sont qu'une esquisse rapide. — En l(i():2, « ce grand et admirable
sujet, digne de l'attention de la cour la plus auguste du monde » . est traité supé-
rieurement. Bossuet entre tout d'abord en matière, et c'est pour n'en iilus sortir;
la division n'a rien de scolastiquc; deux points seulement : le premier pour
montrer qu'un conseil éternel et immuable se cache parmi les événements hu-
mains, le second pour faire l'application de celte sublime politique (pii régit le
monde. Le changement n'est pas moins marqué dans l'ordre et les formes de la
discussion : Bossuet a renversé son argumentation de Dijon. - On s'étonne qu'en
faisant celte comparaison, un critique comme (îandar ne voie (|u'un |)oslulat
dans l'énoncé oratoire de la questif)n, et prétende que Bossuet. sans daigner al-
léguer de bonnes preuves, se contente d'aflirmer « du ton superbe et conliant
d'un victorieux ».
(1) Oralio XXXIV (Nunc XXVIII.)
(-2) Lebarq, t. IV, p. 118.
(.'!) Voir ce qui en a clé dit plus haut.
('«) Lanson. Hossurt, \). 8».
(.S) Page 80.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 153
nouveau progrès dans Tart oratoire de Bossuet, qui se serait
« élevé au-dessus de ce qu'on croit être la perfection. Une
plus entière possession de soi , une sérénité supérieure que
troublent seulement les saints emportements de la charité,
une large philosophie qui élève tous les sujets, une netteté
parfaite, qui fait descendre toutes les questions au niveau
des auditeurs, une force égale sans défaillance et sans
fougue , plus de lumière et de relief que de couleur rap-
prochent les sermons des dernières stations prêchées par
Bossuet de la pure beauté des meilleures oraisons funèbres.
Tels sont le Sermon sitr la justice (1666) et le Sermon pour
la fête de Tous les Saints, sur les conditions nécessaires
pour être heureux (1669) : œuvres profondes et lumineuses,
d'une force si délicate et si irrésistiblement insinuante.
Tels aussi les Sermons prononcés pendant que Bossuet rem-
plissait les fonctions de précepteur du Dauphin : en 1675,
pour laprofession de Mademoiselle de la Vallière, analyse
impersonnelle et profonde des états d'une âme pécheresse,
que la grâce rappelle à Dieu; en 1681, Sur V unité de VÈ-
(jlise , vaste tableau d'histoire sacrée, effort puissant et me-
suré pour réconcilier le Pape et le Roi, où l'on sent avec
le cœur d'un chrétien et d'un Français l'esprit d'un homme
dÉtat (1). »
Mais on peut faire remarquer à M. Lanson que ni « la net-
teté parfaite », ni « la large philosophie » , ni « la sérénité
supérieure » , ni « l'entière possession de soi » , ni la « pro-
fondeur lumineuse, » ni « la force délicate » ne manquent
aux douze chefs-d'œuvre qui nous restent de la grande sta-
tion du Louvre », aux Sermons sur le mauvais riche, sur
l'ambition , sur la mort, sur les devoirs des rois, etc. Sans
doute, Bossuet fera encore des progrès, particulièrement
pour le style (2), et on est tenté, comme M. l'abbé Lebarq (3),
d'appliquer à la perfection d'un si riche génie ce que lui-
même aimait à dire de la perfection chrétienne : elle « n'est
(1) Bossuet, p. 80-81.
(2) Panégyrique de saint Benoit. \(Hu>.
(:») Œuvres oratoires, t. IV, p. XY.
15 i BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pas dans un degré déterminé; elle consiste à croître tou-
jours (1) ». Il est vrai toutefois qu'à partir de 1662, « l'édu-
cation de l'orateur est terminée. S'il se surpasse désormais,
ce sera en vertu de la force nouvelle qu'il vient d'acqué-
rir (2) et qui éclate jusque dans ces esquisses rapides d'une
hardiesse singulière qu'il trace , bientôt après le Carême de
1662.
Tout à l'opposé de M. Lanson, M. Rébelliau estime, p. x
de Vfu/ror/ftctio)) 'h's Sernio/is choisis de Bossuet, que « dans
les derniers sermons qu'il prêche à la cour, cet équilibre
harmonieux de qualités diverses commence à se rompre un
peu; la majesté va en grandissant, la familiarité s'atténue
chaque jour davantage. L'accent personnel , si sensible dans
les sermons de la jeunesse, disparait pour faire place à cette
manière impersonnelle et abstraite, plus sublime sans
doute, mais où l'homme même, ;\ notre gré, s'efface un peu
trop. Dès les sermons de 1666, Bossuet est déjà le Bossuet
des grandes oraisons funèbres. »
Sans doute, dès 1666, le style du grand orateur a la ma-
jesté, la force, l'harmonie, la souplesse qu'on admire à si
juste titre dans les Oraisons funèbres. Mais est-ce que
« l'homme s'efface trop » dans ce discours où il pleure la
duchesse d'Orléans, où il se plaint « d'être encore destiné à
rendre ce devoir funèbre à celle qu'il avait vue si attentive,
pendant qu'il rendait le même devoir à la reine sa mère » ?
où il gémit de voir « sa triste voix réservée à ce déplorable
ministère », et où il rappelle que « l'art de donner agréa-
blement », que la duchesse d'Orléans « avait si bien pratiqué
dans sa vie , l'a suivie, il le sait (3), jusqu'entre les bras de la
mort? » — Est-ce que « l'homme s'efface trop » dans cette
magnifique et sublime péroraison de VOraison funèbre du
(I) Ainsi. i'Avent du I-oiivro de Kiii."), le Sermon sur la Dùnnilè de Jésua-ChrUt
en i)arti(uilicr, I'Avent de Saint-Thomas du Louvre . en l()(>8, celui de Saint-Germain
en Lave, en Kiii!», prcsentcnit " une |ilirasc plus souple, sans être moins ferme, un
instinct plus sur de l'Iiarmonie de la i)6riode et des proportions du discours ».
("2) I.ebarq , t. IV , p. xv.
(:») Allusion à l'anneau pastoral que la duchesse d'Orléans voulait offrir à Bos-
suet, nommé à l'évècliiV de Condom , et (|u'elle chargea, en mourant, sa prcmiùrc
fiîininc (l(ï chainhrr de lemetlrc au prélat.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 155
grand Coudé , lorsque l'orateur, après avoir mis au cercueil
son héros , après avoir appelé les peuples , les princes , les
prélats, les guerriers autour du catafalque de ce grand
mort s'avance lui-même pour venir, <( après tous les autres,
rendre les derniers devoirs à ce tombeau », à ce prince,
auquel il dit : « Vous vivrez éternellement dans ma mé-
moire : votre image y sera tracée, non point avec cette
audace qui promettait la victoire; non, je ne veux rien
voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans
cette image des traits immortels... C'est là que je vous ver-
rai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroy... Heureux
si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois ren-
dre de mon administration, je réserve au troupeau que je
dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui
tombe et d'une ardeur qui s'éteint I » Jamais <( l'accent per-
sonnel », jamais le moi fut-il plus noble et plus touchant
dans la chaire ? Jamais adieu de prêtre et d'ami eut-il plus
d'éloquence et de dignité ?
Quanta « la familiarité, qui s'atténue chaque jour davan-
tage dans les derniers sermons prêches à la cour », ne re-
parait-elle pas devant d'autres auditoires, à Saint-Thomas
du Louvre, par exemple, dans l'Avent de 1668, dont le ca-
ractère dominant est la simplicité véhémente : témoin cette
apostrophe aux dames qui l'écoutent : « Faites-vous des
fruits dignes de pénitence? Ces g-org-es et ces épaules décou-
vertes étalent à l'impudicité la proie à laquelle elle as-
pire (1) ». Ce trait n'est-il pas d'une familiarité effrayante?
comme le dit l'abbé Lebarq (2) .
On voit par là ce qu'il faut penser des appréciations de
Paul Albert sur les orateurs de la chaire au dix-septième
siècle : « Le vague, l'abstrait, toujours substitués à la vérité
vivante ; aucun détail familier, tjui fasse tressaillir, comme
une divulgation publique, le malade qui se reconnaît; rien
que des contours , des formes flottantes , une image cou-
venue, dans laquelle on reconnaît les traits g-énéraux de la
(I) Esquisse pour le quatrième Dimanche .-^i docembre KiiiS. I.ebarii. t. V. p. WH.
(i) Histoire critique de la Prédication de Dossuel. p. .'481.
156 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
nature humaine; rien de Thomme dont on veut faire le
portrait. Voilà les caractères généraux de l'éloquence reli-
gieuse au dix-septième siècle (1). » — On ne saurait mieux
prendre le contre-pied de la vérité, et Paul Albert est aussi
injuste que passionné, quand il dit de Bossuet : « Ne lui de-
mandez pas de s'abaisser jusqu'à nous : il ne le peut. Ce
n'est pas le médecin attentif, charitable, qui s'enquiert dou-
cement des souffrances d'une àme malade ou dévoyée. Il
frappe, il blesse, il écrase. »
Bossuet écrasait si peu qu'il gagnait tous les cœurs par
son aménité, sa bénignité, sa douceur, sa bonté, à laquelle
rendent hommage tous ses contemporains.
Il faut donc s'en tenir à l'appréciation de Gandar lors-
qu'il dit (2) : « Dans le Carême de Saint-Germain (1606),
dans les Oraisons funèbres (1669-1687), Bossuet déploiera
plus d'abondance, un art plus divers et plus achevé. Je ne
voudrais rien ôter à la popularité de ces chefs-d'œuvre, que
deux siècles ont consacrés , et serai le premier à prendre
ma part de ces fêtes incomparables que Bossuet donnera,
comme on l'a dit , à l'imagination et au cœur. Mais le Carême
du Louvre ne pâlira pas à côté de ces merveilles : dans sa
forme plus sobre et plus simple , il aurait partagé les suf-
frages à Saint-Lazare , à Port-Royal , aux Carmélites ; il au-
rait tenu en suspens les préférences de La Bruyère',... celles
deFénelon,... et pour dire plus, celles de Bossuet lui-même, »
§ II. — Fusion harmonieuse du f^'énie de Bossuet cl de celui des Pères,
Tertullien, saint Augustin.
Dès 1662, Bossuet était arrivé à ce qu'il considère comme
essentiel pour l'orateur de la chaire : ajtjn-endre les c/tosrs
et former le style.
C'est que, l'égal des Pères par le génie, il s'était si bien
nourri de leur pensée et de leur doctrine, si bien pénétré de
la substance de leurs écrits que sa mémqire lui rappelait
(1) /,'( l' rose . seizième ùçon, p. X>f).
(-2) Bossue I orateur, fi. 'i()9.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 157
sans effort les endroits de leurs ouvrages qui se rapportaient
à son sujet : il s'en appropriait l'esprit ou la lettre dans la
mesure où le comportaient son auditoire , la suite de ses
idées, la logique de son raisonnement. Au lieu de faire,
comme par le passé , de longues citations , voire même des
hors-d'œuvre , pour insérer dans son texte des passages des
Pères qui l'avaient frappé, il fondait admirablement leurs
idées avec les siennes , « et il nous faut les indications de
l'orateur lui-même pour distinguer dans la trame unie et
serrée de son discours ce qu'il emprunte de ce qu'il a tiré
de son propre fonds : tant la liberté d'inspiration s'accorde
heureusement chez lui avec la fidélité des souvenirs! tant
Bossuet est dans son naturel lorsqu'il reprend la pensée des
Pères, et renoue, à travers les siècles, la chaîne de la tra-
dition (1 ) ! »
Voici un exemple de cette fusion harmonieuse des idées de
Bossuet avec celles des saints Pères : il est emprunté au Ca-
rême des iMinimes (1660), bien qu'une certaine exubérance
soit la caractéristique de ces discours, rapidement jetés
sur le papier. Dans le troisième point du Sermon sur les
déi/totis^ Bossuet prouve que <( ce lion rugissant qui se
nie sur nous » est bien facile à vaincre : (2) « Que si vous
Aoulez, dit- il, savoir sa faiblesse , non plus, messieurs, par
(I) Gandar, Bossuet orateur, p. 81-82.
(-2) On peut comparer ce passage avec ce qu'avait dit Bossuet en 1(m3. Sermon
sur les dénions, troisième point: « Cet ennemi redoutable, il redoute lui-même
les chrétiens. Il tremble au seul nom de Jésus: et, malgré son orgueil et son ar-
rogance, il est forcé par une secrète vertu de respecter ceux qui portent sa mar-
que : c'est ce que vous allez voir par un beau passage du grand TertuUien , d'où je
tirerai une instruction importante qui sera le fruit de tout ce discours.
« Le grave TertuUien, dans ce merveilleux Apologétique qu'il a fait pour la reli-
gion chrétienne, avance une proposition bien hardie aux juges de l'empire ro-
main, qui procédaient contre les chrétiens avec une telle inhumanité. Après leur
avoir reproché que tous leurs dieux, c'étaient des démons, il leur donne le
moyen de s'en éclaircir par une expérience bien convaincante. Que l'on produise
dit-il. devant vos tribunaux , je ne veux pas que ce soit une chose cachée, devant
vos tribunaux, à la face de tout le monde; que l'on produise un homme notoire-
ment possédé du diable (il dit notoirement et que ce soit une chose constante),
après, que l'on fasse venir quelque fidèle; qu'il commande à cet esprit de parler
s'il ne vous dit tout ouvertement ce qu'il est, s'il n'avoue publiquement que lui et
ses compagnons sont les dieux que vous adorez ; si, dis-je . il n'avoue ces choses ,
n'osant mentir à un chrétien , là même , sans différer, sans aucune nouvelle procé-
dure, faites mourir ce chrétien impudent qui n'aura pu soutenir par l'effet une
promesse si extraordinaire. Ahl mes frères, quelle joie à des chrétiens d'enten-
dre une telle propsoition faite si hautement, etc.
158 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
raisonnement, mais par une expérience certaine, écoutez
parler TertuUien dans son admirable Apologétique. Voici
une proposition bien hardie et dont vous serez étonnés. Il
reproche aux (ientils que toutes leurs divinités sont des
esprits malfaisants, et pour leur faire entendre cette vérité,
il leur donne le moyen de s'en éclaircir par une expérience
bien convaincante. Edatur hic aliquis suh tribunalibus ves-
ti'is quem daemone ag i constet . 0 ^uges ! qui nous tourmentez
avec une telle inhumanité, c'est à vous que j'adresse ma pa-
role : « Qu'on produise devant vos tribunaux »; je ne veux
pas que ce soit en un lieu caché, mais à la face de tout le
monde; qu'on y produise « un homme, qui soit notoire-
ment possédé du démon; » je dis notoirement possédé, et
que la chose soit très constante : g item daemone agi constet;
alors, que l'on fasse venir quelque fidèle , je ne demande pas
qu'on fasse un grand choix; que l'on prenne le premier
venu, « pourvu seulement qu'il soit chrétien : nisi jussiis
(i quolibet c/u'istinfw : si en présence de ce chrétien, il n'est
contraint, non seulement de parler, mais encore de vous
confesser ce qu'il est et d'avouer sa tromperie, n'osant mentir
à un chrétien, christiano mentiri non aiidentes (messieurs,
remarquez ces paroles) ; là même , là même , sans plus dif-
férer, sans aucune nouvelle procédure, faites mourir ce
chrétien impudent qui n'aura pu soutenir par l'effet une
promesse si extraordinaire : ibidem illius christiani pro-
cacissimi sanf/uinem fundite.
<( 0 joie, ô ravissement des fidèles, d'entendre une telle
proposition, faite si hautement et avec une telle énergie
sur un homme si posé et si sérieux, et vraisemblablement
de l'avis de toute l'Église, dont il soutenait l'innocence!
Quoi donc! cet esprit trompeur, ce père du mensonge,
oublie ce qu'il est, et n'ose mentir à un chrétien : chris-
tiano mentiri non aiidentes! Devant un chrétien, ce front
de fer s'amollit; forcé par la parole d'un fidèle, il dépose
son impudence; et les chrétiens sont si assurés de le faire
parler à leur gré qu'ils s'y engagent au péril do leur vie,
en présence de leurs propres juges! Qui ne se rirait donc de
LES SAINTS PKRES ET BOSSUET ORATEUR. 159
cet impuissant ennemi , qui cache tant de faiblesse sous
une apparence si fière? Non, non, mes frères, ne le crai-
gnons pas : Jésus, notre capitaine (1), Fa mis en déroute;
il ne peut plus rien contre nous, si nous ne nous rendons
lâchement à lui (2). »
Bossuet, d'ailleurs, en viendra bientôt à n'emprunter à
Tertullien que <<■ f/urlques sentences, c'est-à-dire accuralAiis
mit ele<jantnis dictata » (3). — « Il se forme une volupté
toute céleste du mépris des voluptés sensuelles : quae ma-
jor voluptas , qiiam fastnliiini ipsius rolujj/atis? » (4) (Ca-
rême du Louvre, Purification de la sainte Vierge). — « Si
vous demandez à Tertullien ce qu'il craint pour vous dans
cette école (du monde) : « Tout, vous répondra ce grand
homme, jusqu'à l'air qui est infecté par tant de mauvais
discours, par tant de maximes corrompues : Ipsumque aerem
scelestis vocibus consfujjratani » (5). — « Jésus-Christ est
tout sagesse, dit Tertullien, tout lumière, tout vérité; pour-
cjiioi le partagez-vous par votre mensonge? Comme si son
saint Évangile n'était qu'un assemblage monstrueux de vrai
et de faux , comme si la justice même avait laissé quelque
crime qui eût échappé à sa censure : Quid dirnidias men-
dacio Christum? Totus veritas fait. » (6) (Carême du Lou-
vre , Sur la Prédication écangélique) — « (Les rois) pourront
faire leur salut, pourvu qu'ils connaissent bien leurs périls;
ils pourront arriver en sûreté, pourvu qu'ils marchent tou-
jours en crainte et qu'ils égalent leur vigilance à leurs be-
soins, leurs précautions à leurs dangers, leur ferveur aux
obstacles qui les environnent : Tuta si cauta, secura si at-
tenta (7). (Carême du Louvre, Sur r efficacité de la péni-
tence.) — « Non seulement, dit Tertullien (à propos des
tromperies par lesquelles le pécheur s'abuse) , non seule-
(1) Voilà une de ces expressions de la jeunesse de Eossucf, qui ne reparaîtra plus
après le Carême des Carmélites (ItiCl). Il ne l'emploiera pas devant la cour.
(-2) Lebarq, t. lU, p. -230--231.
(3) Écrit composé par le cardinal de Bouillon.
(4) De Spectaculif; , n. 29.
(5) Ibidem . n. -27.
(<j) De Carne Christi , n» :>.
(7) De Idolatria, n" i't.
160 BOSSUET 1£T LES SAINTS PERES.
ment nous imposons à la vue des autres , mais même nous
jouons notre conscience : Nosti'cim quoqiif conscientiam lu-
dimus. '> (Carême du Louvre, Sur r intégrité de la Péni-
tence). — « Ne tremble-t-on pas de porter sur soi la subsis-
tance, la vie, le patrimoine des pauvres? « 0 force de
l'ambition, dit Tertullien, de pouvoir porter sur soi seule
ce qui pourrait faire subsister tant d'hommes mourants!
Hac sunt vires ambitionfs ^ tant arum usurarum substan-
tiam uno et muliebri rorpusculo bajularel » (1) (Carême
du Louvre, Sur l' intégrité de la pénitence.) — « La cha-
rité à laquelle tout se termine, et « qui est l'unique tré-
sor du christianisme : christiani /tominis thésaurus (-2) »,
comme parle Tertullien. » [Oraison funèbre du R. P. Bour-
going. ) — Et encore : « Ainsi le père Bourgoing ne peut être
surpris de la mort : ses jeûnes et ses pénitences l'ont sou-
vent avancé dans son voisinage, comme pour la lui faire
observer de près : Saepe jejunans mortem de proxiuw no-
vit; pour sortir du inonde plus légèrement , « il s'est déjà
déchargé lui-même d'une partie de son corps comme d'un
empêchement importun à l'âme : Praemisso jam sang ui ni s
succo, tanqnani animae impedimento. » (3) — « Jamais
nous ne rendrons à la vérité l'hommage qui lui est dû, jus-
qu'à ce que nous soyons résolus à souffrir pour elle, et c'est
ce qui a fait dire à Tertullien que « la foi est obligée au
martyre : « Debitriceni martyrii fidem (4). [Sermon de
charité aux Nouvelles catholiques, 1663.) — Même Sermon.
« Modérez vos passions et faites un fonds aux pauvres sur
la modération de vos vanités : Manum inferre rei suae m
causa eleemosynae (5) ». — Ne nous laissons jamais empor-
ter à ces invectives cruelles, à ces dérisions outrageuses qui
détournent malicieusement contre la personne l'horreur
qui est due au service. C'est un jeu cruel et sanglant qui
renverse tous les fondements de l'humanité. Un innocent,
(I) De Cullu muliebri. lil). I, ii. ><.
{■2} De Palienlia, n. -2.
(3) De Jejitn... ii. 12.
(4) Scorp., II. 8.
(N) Tcrlullien, De Patienlia, ii. 7.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 161
dit Tertullien, parlant contre les jeux des gladiateurs (c'en
est ici une image) , ne fait jamais son plaisir du supplice
d'un coupable : hmorciis de siipplicio allerixs lac/ari non
potest (1), Que si c'est une cruauté de se réjouir du sup-
plice de son frère , quelle horreur, quel meurtre , quel par-
ricide de se faire un jeu , de se faire un spectacle , de se
faire un divertissement de son crime même ! » [Sermon sw^
la femme adultère, 1663). — « Il n'y a qu'une chose im-
portante, qui est notre salut : In me unir ion nerjotium mihi
f'st, dit Tertullien (2). c Je n'ai qu'une affaire », et cette af-
faire est bien secrète ; elle est dans le fond de mon cœur :
c'est une affaire qui se doit passer entre Dieu et moi; et
comme elle est de si grande importance, elle doit toute ma
vie, tous les jours, toutes les heures, à tout moment occuper
mes soins et mes pensées. » [Oraison funèbre de Nicolas
Cornet, 27 juin 1663). — « Le Sauveur Jésus, Ilhnninator
antiquitatum , » (3) [Panégfjrique de saint Sulpice, 19 jan-
vier 166i). — « Cette persécution (la privation des plaisirs,
l'exil) aliénait autant les esprits que l'autre. Encore plus,
dit Tertullien : Plures invenias quos magis periculum volupj-
tatis quam ritaf avocet ab hac secta (4). On craignait les
rigueurs des empereurs contre l'Eglise ; mais on craignait
bien plus la sévérité de sa discipline contre elle-même; et
ils se fussent plus facilement exposés à perdre la vie qu'à
se voir arracher les plaisirs , sans lesquels la vie semble
être à charge. [Esquisse sur le danger des plaisirs des
sens, 166i). — « Le docte Tertullien avait bien compris la
dignité [de notre nature], lorsqu'il a prononcé ce/te sentence
au second livre contre Marcion , qui est un véritable chef-
d'œuvre de doctrine et d'éloquence : (( Il a fallu, nous
dit-il, que Dieu donnât des lois à l'homme, non pour le
priver de sa liberté , mais pour lui témoigner de l'estime :
Legem... boni tas erogavit consulens homini quo Deo adhae-
(1) I)e Spectaculis, n. 19.
(>2) De PaUio, n. 7.
(3) Tertullien, Adversus Marcionem, lib. IV. n. iO.
(4) De Spectaculis , n. i.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
162 BOSSUE! ET LES SALMS PERES.
reret , ne non tam liber (/iiam abjectus videretur (1). Et
certes, cette liberté de vivre sans lois eût été injurieuse à
notre nature, Dieu eût témoigné qu'il méprisait Fliomme,
s'il n'eût pas daigné le conduire et lui prescrire Tordre
de sa vie; il l'eût traité comme les animaux, auxquels il
ne permet de vivre sans lois que par le peu d'état qu'il en
fait, « et qu'il ne laisse libres de cette manière, dit le même
Tertullien, que par mépris : « Aequandus famitlis suis
céleris aninialibus solutis a Deo et ex fastidio liberis (2).
(Carême de Saint-Germain, 1666, pour la Fête de la Purifi-
cation). — « Tenez donc pour véritable que, comme l'E-
glise catholique est le seul véritable temple de Dieu , ca~
tholicuni Dei templum, ainsi que Tertullien l'appelle (3),
elle est aussi le seul où Dieu est adoré en vérité. » (Carême
de Saint-Germain. Sur Ip culte dû à Dieu).
Voici un passage qui montre que , si Bossuet admirait
toujours Tertullien, il reconnaissail; ses défauts : « Il faut
vous dire, Messieurs, l'opinion qu'on avait en ce temps-là
des empereurs, sur le sujet de la religion. On ne considérait
pas seulement qu'ils étaient ennemis de l'Église ; mais Ter-
tullien a bien osé dire qu'ils n'étaient pas capables d'y être
reçus. Vous allez être étonnés de la liberté de cette parole :
« Les Césars, dit-il, seraient chrétiens, si le siècle qui nous
persécute se pouvait passer des Césars, ou s'ils pouvaient
être Césars et chrétiens tout ensemble : Caesares credidis-
sent super Chrisio, si aut Caesares non essent seculo neces-
sarii ; aut si et christiani potuissent esse et Caesares (4).
Voilà, direz-vous, de ces excès de Tertullien. Eh quoi donc!
n'avons-nous pas vu les Césars obéir enfin à l'Évangile et
abaisser leur majesté au pied de la croix? 11 est vrai; mais
il faut savoir distinguer les temps. Durant les temps des
combats, qui devaient engendrer les martyrs, les Césars
étaient nécessaires au siècle; le parti contraire à l'Église les
(1) Adttcrsus Marcionem . lib. H. c. iv.
(-2) Ibidem.
(3) Ibidem, lib. UI, n. 21.
(4) Apologétique , n. 21.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 163
devait avoir à sa tête; et TertuUieii a raison de dire que le
nom d'empereur et de César, qui, selon les occultes dis-
positions de la Providence, était un nom de majesté, était
incompatible avec le nom de chrétien, qui devait être alors
un nom d'opprobre. Les fidèles de ce temps-là, regardant
les empereurs de la sorte , n'avaient garde de corrompre
leur simplicité à la cour. » (Avent de Saint-Thomas du
Louvre, Panégyrique de saint Thomas de Cantorhéry).
La conscience « de ces excès de Tertullien » n'empêchera
pas Bossuet de citer en 1669 cette sentence de ce Père à
propos de Dieu : « Tertullien a raison de dire que le néant
est à lui aussi bien que tout : Ejus est nihilu)n ipsuni, cujus
est totnm (1) » ; sans parler du fameux passage sur le « je ne
sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue » , qui
revient en 1669 dans le Sermon sur la Résurrection , d'où
est tirée la citation précédente, et dans Y Oraison funèbre
d'Henriette d'Angleterre, en 1670.
Il faut reconnaître , d'ailleurs, avec M^"" Freppel dans son
Cours d'éloquence sacrée, Tertullien , II, p. 94-lOi, que
rien ne s'explique mieux que la prédilection de Bossuet pour
l'école d'Afrique « et en particulier pour Tertullien. Le trait
commun à ces deux natures, c'est la force : d'une part, la
hardiesse de l'imagination; de l'autre, l'énergie du senti-
ment. Comparez leurs écrits: vous trouverez des deux côtés
la même véhémence oratoire, une égale vigueur dans le
mouvement de la pensée et dans son expression. C'est avec
le pinceau de Tertullien que Bossuet se plait à dépeindre
les temps apostoliques : il sait lui emprunter à propos quel-
ques-uns de ces traits rapides, de ces locutions énergiques,
de ces images pittoresques qu'il sème dans ses discours.
On voit qu'une gravité si austère avait vivement frappé son
sens chrétien; seulement , il dépouillait cette sévérité évan-
gélique de toute exagération , et c'est ici qu'éclate la su-
périorité de l'évêque français sur le prêtre de Carthage.
Tertullien se jette dans les extrêmes : ce qui lui manque trop
(I) Apologétique , n. i8.
164 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
souvent, c'est la modération dans la force. Delà vient que
son style est outré comme sa doctrine; son éloquence s'enfle
avec ses opinions, et du moment qu'elle dépasse les limites
de la vérité, elle dégénère en violence et tombe dans la
déclamation. Bossuet, au contraire, est l'homme des tem-
péraments (1) : ses riches facultés se maintiennent dans un
état d'équilibre rarement troublé ; à une imagination , qui
ne le cède à celle de Tertullien ni en vivacité ni en force , il
allie un jugement plus droit et un imperturbable bon sens.
L'imagination sert sa pensée sans la dominer; la passion
oratoire l'élève, mais ne l'emporte pas. Cette domination
intime, qu'on ne se lasse pas d'admirer en lui, se révèle
dans la plupart de ses écrits : c'est une logique ardente,
mais qui renferme la conséquence dans la mesure du prin-
cipe, un style qui sait se contenir au milieu de ses hardies-
ses, une éloquence qui, après s'être abandonnée librement,
se replie sur elle-même dans la conscience de sa force. Par
là, le génie de Bossuet se sépare profondément du génie
de Tertullien (2). »
11 y a une autre raison de la supériorité du goût dans
Bossuet : c'est qu'il vivait « dans le siècle le plus éclairé qui
fut jamais et (pii approche peut-être le plus de la perfec-
tion (.'i) »; c'est qu'il subissait l'influence de Louis XIV
et « de la cour la plus auguste et la plus polie de l'uni-
vers (i) », tandis que Tertullien vivait à une époque de
décadence, dans un pays qui mêlait à la belle langue de
(^icéron bien des provincialismes suspects et beaucoup de
rudesse.
Toutefois, « ce dur Africain », aux « excès (5) » regret-
tables, avait parfois une onction toute évangélique, une
délicatesse et une grâce aussi charmantes que sa véhémence
était passionnée , terrible, foudroyante. Quelle souplesse et
(1) Du moins, à partir de l(>(j() ou l(i(>'2, dans la [x-riode de Paris; car à Metz, il
avail une fougue toute juvénile et sujette à des écarts.
(2) Tcrlullirn, t. Il, p. 100-101.
(3) Voltaire, Siècle de Louis XIV, Inlroduclion.
(t) Ce sont les expressions même de Bossuet dans plusieurs de ses Sermons à la
cour.
(:.) c'est TUtssucl qui le caractérise ainsi.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 165
quelle suavité de pinceau dans ce portrait de la virginité (1),
traduit par M^ Freppel! « Certes, la virginité, quand elle
est véritable, pure, entière, ne redoute rien de plus qu'elle-
même. Elle va jusqu'à craindre le regard des femmes; car
ses regards à elle sont bien différents. Elle a recours à un
voile comme à un casque, à un bouclier qui protège son
bien contre les attaques de la tentation , les traits du scan-
dale, les soupçons, les secrètes médisances, la jalousie,
contre l'envie elle-même. Il est chez les païens une opé-
ration formidable, la fascination, qui tue par la louange
ou par la vaine gloire (2). Nous en attribuons quelquefois
les effets au démon , dont le propre est de haïr le bien ;
quelquefois à Dieu, à qui il appartient de juger l'orgueil
en élevant les humbles et en abaissant les superbes. La
vierge sainte craindra donc, ne fût-ce qu'à titre de fasci-
nation, d'un côté, l'ennemi, de l'autre, Dieu; ici, une ma-
lice qui porte envie; là, une lumière qui juge ; elle se ré-
jouira de n'être connue que d'elle et de Dieu. Tant qu'elle
ne sera connue que de lui, elle aura sagement fermé la
porte à toutes les tentations. Qui osera, en effet, fatiguer
de ses regards un visage qui, pour ainsi parler, n'a rien
que de triste? Toutes les mauvaises pensées viennent se
briser contre cette sévérité. Elle s'élève au-dessus de son
sexe, celle qui voile sa virginité... Ah! revêtez-vous des ar-
mes de la pudeur; élevez autour de vous le rempart de la
modestie; environnez votre personne d'une muraille qui
arrête vos propres regards en éloignant ceux d'autrui. Com-
plétez le vêtement de la femme, pour garder l'état de la
vierge. Dérobez à l'œil des hommes quelques-uns de vos
avantages naturels pour ne montrer la vérité qu'à Dieu
seul : ou, pour mieux dire, vous ne mentez point, en vous
regardant comme mariée; car vous êtes l'épouse du Christ.
C'est à lui que vous avez livré votre chair, à lui que vous
avez fiancé la maturité de votre àse. Marchez donc telle
{\) De Velandis Virginibus , XV, xvi.
(-2) Pline l'Ancien nous parle de fascinaleurs qui , en Afrique, font périr par leurs
louanges, les troupeaux, les arbres et les enfants. {Hist. nat.. Vil).
166 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
que le désire votre époux. C'est le Christ qui veut que les
épouses et les fiancées des hommes soient voilées : exi-
gera-t-il moins des siennes ? »
Bossuelse souvenait certainement de ce passage lorsque,
en 1664, prêchant la Vêture de M""" d'Alhert, il atteignait au
véritable lyrisme dans cet hymne à la virginité, où l'élo-
quence se revêt de tous les charmes de la poésie : « Quelle
éloquence pourrait exprimer quel est Famour du Sauveur
Jésus pour la sainte virginité? C'est lui qui a été engendré
dans l'éternité par une génération virginale ; c'est lui qui,
naissant dans le temps , ne veut point de mère qui ne soit
vierge ; c'est lui qui , célébrant la dernière pâque , met sur
sa poitrine un disciple vierge et l'enivre de plaisirs céles-
tes; c'est lui qui, mourant à la croix, n'honore de ses der-
niers discours que les vierges ; c'est lui qui , régnant en sa
gloire, veut avoir les vierges en sa compagnie. « Ce sont
les vierges, dit saint Jean dansV Apocalf/pse (1), qui suivent
l'Agneau partout où il va , accompagnant ses pas de pieux
cantiques. Jésus n'a point de temples plus beaux que ceux
que la virginité lui consacre ; c'est là qu'il se plait à reposer,
11 y avait dans le tabernacle, dont Dieu prescrivit la forme à
Moïse, un lieu dont l'accès était libre au peuple, un autre
où les sacrificateurs exerçaient les fonctions de leur sacer-
doce; mais il y avait outre cela, chrétiens, la partie secrète
et inaccessible , que l'on appelait le Sanctuaire et le Saint
des saints. L'entrée de ce lieu était interdite ; nul n'en ap-
prochait que le grand pontife ; et c'était là que Dieu reposait
assis sur les Chérubins, selon la phrase des Lettres sacrées.
C'est la sainte virginité qui nous est représentée par cette
figure; c'est elle qui se démêle de la multitude des objets
sensibles qui nous environnent , et ne donne d'accès qu'au
seul grand pontife.
(( Mais, mes sœurs, voulez-vous entendre les ravissements
des vierges sacrées dans les chastes embrassements du Sei-
gneur Jésus? Ecoutez parler la pudique Epouse dès le coin-
(l)XIV
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 167
mencemeiit du divin Cantique... Aii! ne soupçonnons rien
ici de mortel; tout est divin et spirituel. Elle court après le
Sauveur Jésus; elle veut aller recueillir toutes ses paroles...
Elle veut l'embrasser par la charité...
« Quelle doit être votre joie, ù vierges sacrées, dans
cette mystérieuse union? C'est là, dit le pieux saint Ber-
nard, que les amertumes contentent, parce que la charité
les change en douceur. Le monde ne comprend pas ces dé-
lices ; la sainte pureté les entend , parce qu'elle les goûte
dans la source même. Expliquez-les-nous, ô disciple vierge :
disciple bien-aimé du Sauveur, dites-nous les chastes déli-
ces des vierges en compagnie du Sauveur. Ecoutez comme il
parle dans V Apocalypse... Si les vierges suivent l'Agneau,
je ne m'étonne plus de leur chant, parce que je vois le prin-
cipe de leur joie. »
« Courage donc, mes très chères sœurs; joignez-vous à
cette troupe innocente; apprenez ce nouveau cantique.
Voyez cette sainte compagnie qui vous tend les bras : Venez,
disent-elles; venez avec nous pour chanter les louanges de
l'Agneau sans tache qui a purgé par son sang les péchés du
monde : là les Agnès , les Agathe , les Cécile , les Ursule , les
Luce, vous montrent déjà la place qui vous est marquée, si
vous gardez la foi à l'époux céleste, auquel l'Apôtre vous a
promises. Ah! souvenez-vous, chères sœurs, que vous êtes
fiancées à ce seul Époux...
« Chères sœurs, votre bien-aimé est jaloux de la jalousie
la plus délicate : s'il voit que votre cœur se partage, il se
pique et il se retire ; il vous veut posséder tout seul. C'est
pourquoi en le choisissant pour époux, vous vous êtes en-
tièrement dépouillées; vous avez joint à la sainte virginité
une pauvreté désintéressée, qui ne laisse rien sur la terre
que vous puissiez justement estimer à vous. Vous abandon-
nez même votre volonté, et quittant ce qui est le plus en
votre pouvoir, ne déclarez-vous pas devant Dieu que vous
ne vous retenez aucun bien au monde? Vous confirmez par
la religion de vos vœux ces généreuses résolutions...
« Vivez donc, mes très chères sœurs, comme des victi-
163 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
mes volontairement consacrées. Humiliez- vous sous la maiii
de Dieu, et ne souffrez pas que l'orgueil prostitue votre vir-
ginité à Satan qui est le prince des esprits superbes. Ah!
sans doute , vous n'ignorez pas jusqu'à quel point l'orgueil
est à craindre et que c'est le plus dangereux de nos en-
nemis...
« Munissez-vous , mes sœurs , contre ce poison , qui a gâté
les plus grandes âmes et ruiné les vertus les plus éminen-
tes. Étudiez la science de l'humilité , qui est la vraie science
des enfants de Dieu. C'est elle qui vous ouvrira les secrets
célestes (1). »
Nous sommes loin de Tertullifn, et Bossuet le dépasse,
en l'imitant , non seulement par le goût exquis de son élo-
quence lyrique, mais encore par l'onction pénétrante de
son mysticisme, simple et sublime en même temps.
^ ni. — Ouvrages de saint Auj-aistin dont s'inspire Bossuet orateur : — De
la Doctrine chrétienne; ~r De Calechizandis rudibus; — Des Mœurs de
VÉglise catholique; — Enchiridion; — De V Esprit et de la lettre; —
Ci(é de Dieu: — Lettres; — Confessions ; — Rétractations; — Commen-
taires sur la Bible; — Traités de théologie dogmatique, de controverse;
— Livres ascétiques, etc.
Saint Augustin demeurait toujours le principal inspira-
teur de Bossuet, qui lui empruntait « toute la doctrine (2), »
mais en évitant désormais « les subtiles considérations (3) »
et la « manière de dire un peu trop abstraite (i) » que l'on
peut prendre à l'école de ce Père et dont le jeune archidia-
cre de Metz ne s'était pas toujours défendu.
11 signalait lui-même au cardinal de Bouillon les Traités
de saint Augustin qui lui semblaient le plus utiles pour
« former le style et apprendre les choses. »
Il mettait en premier lieu « les livres de la Doctrine chré-
tienne; le premier, théologie admirable (5) ». — Ces quatre
livres, en effet, dont les trois premiers remontent au début
(1) Lebarq, t. IV, p. /«8V-48!).
(2) Écrit composé pour le cardinal de Bouillon.
(3) Ihidem.
(i) Jbiflrm.
(S) Ibidem.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 160
de Fépiscopat de saint Augustin (395-400) et dont le qua-
trième a été composé en 426, comptent parmi les meil-
leurs de l'évêque d'Hippone et « seraient dignes de de-
venir le manuel du prêtre (1) » — Bossuet s'en inspire
dans son beau Sermon sur la parole de Dieu., Carême des
Carmélites, 13 mars 1661 : « Que si vous voulez savoir
maintenant quelle part peut avoir l'éloquence dans les dis-
cours chrétiens, saint Augustin vous dira qu'il ne lui est
pas permis d'y paraître qu'à la suite de la sagesse. Sa-
pient'mm de domo sua, id est , pectore sapientis , procedere
inlelligas , et tanquam inseperabilem famulam, etiatn non
nocatam, sequi eloquentiam (2). Il y a ici un ordre à gar-
der : la sagesse marche devant comme la maîtresse; l'élo-
quence s'avance après comme la suivante. Mais ne remar-
quez-vous pas , chrétiens , la circonspection de saint Augus-
tin, qui dit qu'elle doit suivre sans être appelée? Il veut
dire que l'éloquence, pour être digne d'avoir quelque place
dans les discours chrétiens, ne doit pas être recherchée
avec trop d'étude. Il faut qu'elle semble venir comme d'elle-
même, attirée par la grandeur des choses, et pour servir
d'interprète à la sagesse qui parle... Dans le désir qu'a [le
prédicateur évangélique] de gagner les âmes, il ne cher-
che que les choses et les sentiments. Ce n'est pas, dit saint
Augustin (3), qu'il néglige les ornements de l'élocution,
quand il les rencontre en passant el; qu'il les voit fleurir
devant lui par la force des bonnes pensées qui les poussent ;
mais aussi n'atfecte-t-il pas de s'en trop parer, et tout appa-
reil lui est bon, pourvu qu'il soit un miroir où Jésus-Christ
paraisse en sa vérité , un canal d'où sortent en leur pureté
les eaux vives de son Évangile, ou s'il faut quelque chose
de plus animé , un interprète fidèle qui n'altère , ni ne dé-
tourne, ni ne mêle, ni ne diminue sa sainte parole. » —
-Bossuet cite le même passage dans ï Oraison funèbre du
R. P. Bourgoing, 4 décembre 1662, pour caractériser l'élo-
(1) Poujoulat, Histoire de saiht Augustin, 185-2, t. II, p. iOO.
(•2) De Boctrina christ., IV, 10.
(3) Ibidem , IV, 42.
170 BOSSUET Eï LES SAINTS PERES.
quence du Supérieur général de l'Oratoire : « Son discours
se répandait à la manière d'un torrent; et s'il trouvait en
son chemin les fleurs de l'élocution , il les entrainait plutôt
après lui j)ar sa propre impétuosité qu'il ne les cueillait
avec choix pour se parer d'un tel ornement : Fertur qu'ippe
impptu suo : et eloc/tlionis palchritudinem, si occiirrerit,
vi rerum rajnt, non cura decoris assumit. C'est l'idée de l'é-
loquence que donne saint Aug-ustin aux prédicateurs , et ce
qu'a pratiqué celui dont nous honorons ici la mémoire. »
— Fénelon, dans ses Dialogues sur l^ éloquence , citera plus
d'une fois le traité de la Doctrine chrétienne de saint Au-
gustin.
Après cet ouvrage, Bossuet signale le livre de Catechi-
zandis rudibus, Sur la manière de catéchiser les ignorants
(400). — C'est un précieux traité de l'art d'enseigner la re-
ligion : pour faire aimer leur tâche aux catéchistes, Augustin
la relève, l'environne d'intérêt et de charme. Nulle part il
n'a mieux montré l'étendue et l'énergie de son amour pour
la pauvre humanité, amour grâce auquel il s'abaisse jus-
qu'aux dernières misères de l'ignorance. « Je l'ai appris de
saint Augustin , dit Bossuet dans le Sermon pour la fête de
r Annonciatio7i, Carême du Louvre 1662, que l'amour pur,
l'amour libéral, c'est-à-dire l'amour véritable, a je ne sais
quoi de grand et de noble , qui ne veut naître que dans l'a-
bondance et dans un cœur souverain. Pourquoi est fait un
C(f'ur souverain? Pour prévenir tous les cœurs par une bonté
souveraine. Voulez-vous savoir, dit ce grand homme , quelle
est l'aifection véritable? « C'est, dit-il, celle qui descend,
et non celle qui remonte ; celle qui vient de miséricorde , et
non celle qui vient de misère; celle qui coule de source et
de plénitude, et non celle qui sort d'elle-même, pressée
par son indigence : Ibi gratior amor est , ubi non aestuat
indigentiae siccitate , sed uberlate beiic/iccnti<u' profluil.
Ainsi la place naturelle de l'aifection, de la tendresse et de
la pitié, c'est le cœur d'un souverain. Et comme Dieu est
le souverain véritable, de là vient que le ca-ur d'un Dieu,
c'est un cu'ur d'une étendue infinie. »
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 171
Bossuet cite encore : le De Moribus Eccleslac ca/hoUcaCt
Des Mœurs de l'Église catholique , composé en 388 contre
les Manichéens, qui calomniaient la cité de Dieu et auxquels
Augustin oppose l'admirable peinture de la doctrine et des
mœurs chrétiennes, si supérieures à celles des partisans de
Manès; — VEnchiridion, ad Laiirentium , le Manuel à Lau-
renfjus (321), qui est un catéchisme fait par un homme de
génie, expliquant aux fidèles ce qu'il faut croire, ce qu'il faut
espérer, ce qu'il faut aimer; — le De Spiritu et littera, De
V Esprit et de la lettre (4.12), commentaire éloquent de cette
parole de saint Paul : (( La lettre tue et l'esprit vivifie (1) » ;
— le De Vera religione, De la véritable Religion, composé
en 390 et qui est un vaste coup d'œil du génie sur la ré-
vélation chrétienne (2) : — le De Civitate Dei, la Cité de
Dieu, composée de 413 à 426 pour répondre aux païens qui
s'en allaient répétant partout que, si les dieux étaient restés
debout, Rome ne serait pas tombée aux mains d'Alaric.
C'est l'encyclopédie du cinquième siècle , un monument sur-
prenant par la nouveauté, la hauteur et l'étendue de la
conception. Bossuet veut qu'on lise la Cité de Dieu « pour
prendre, comme en abrégé, toute la substance de la doc-
trine » de saint Augustin. « Mêlez, ajoute-t-il, quelques-unes
de ses Épitres : celle à Volusien ; ad Honorât uni de Grutia
Nori Testamentl , ainsi que quelques autres. — Les livres
De Sermone Domini in monte , et De Consensu Evangeli-
starwn (3). » Ce dernier ouvrage, composé en 400, offre
encore aujourd'hui un grand intérêt; car les adversaires de
l'Évangile renouvellent les arguments des païens, auxquels
saint Augustin répondait avec une force invincible.
Bossuet a pratiqué admirablement ce qu'il conseillait au
cardinal de Bouillon : on trouve dans ses œuvres oratoires de
l'époque de Paris de nombreuses réminiscences des grands
ouvrages qu'il aimait à étudier, ou plutôt de presque toutes
les fpuvres de saint Augustin, qu'il connaissait à fond.
(I) Voir ce qui en a été dit plus haut.
("2) Poujoulat, Histoire de saint Auguslin. t. I, p. I.Mi.
(3) Écrit composé pour le cardinal de Bouillon.
172 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Villemain, clans son Tablrtin de riHoqm'nte chrétienur
au quatrième sirclc appelle saint Augustin (1) « l'homme
le plus étonnant de rÉglise latine, celui qui porta le plus
d'imagination dans la théologie, le plus d'éloquence et
même de sensibilité dans la scolastique ». Sauf ce dernier
mot qui est un anachronisme, puisque la scolastique devait
naître longtemps après saint Augustin , l'éminent critique
a raison , surtout quand il ajoute : « Donnez-lui un autre
siècle, placez-le dans une meilleure civilisation, et jamais
homme n'aura paru doué d'un génie plus vaste et plus fa-
cile. Métaphysique, histoire, antiquités, science des mœurs,
connaissance des arts, Augustin avait tout embrassé. Il
écrit sur la musique, comme sur le libre arbitre; il expli-
que le phénomène intellectuel de la mémoire, comme il rai-
sonne sur la décadence de l'empire romain. Son esprit subtil
et vigoureux a souvent consumé dans des problèmes mys-
tiques une force de sagacité que suffirait aux plus sublimes
conceptions. Son éloquence, entachée d'affectation et de
barbarie, est souvent neuve et simple... Moins élevé, moins
brillant que les Basile et les Chrysostome , il a quelque choso
de plus profond. Il est moins éloquent, mais plus évangé-
lique ».
Voilà peut-être pourquoi, parmi les Pères de l'Église,
aucun K n'a autant parlé qu'Augustin à l'âme de Bossuet ».
C'est la Cité de Dieu dont Bossuet s'est inspiré le plus,
parmi les ouvrages de saint Augustin qu'il a signalés. Dans
le Carême des Minimes, dans celui des Carmélites, dans
celui du Louvre et celui de Saint-Germain , comme dans les
divers Avents qu'il a prêches, il aime à s'appuyer sur cette
œuvre magistrale , d'où il tirera plus tard en partie le Dis-
cours sur l'histoire universelle . — Tantôt il établit sur un
fondement solide « une belle doctrine de saint Augustin, qui
nous explique admirablement (2) en quoi la malignité du
péché consiste. Il dit donc qu'elle est renfermée en une
(1) De Civitale Dei, lib. XII, cliap. in.
(2) Il est ni! en 3."i't et mort en 4:t0. après avoir ctc professeur de rliétoriquc ;'i
Tagaste. à Carlhage. à Home, à Milan, converti par saint Anil)n>isc et les larmes
«le sainte .Monique, ordonné prêtre en '.V>1, et nommé évoque d"lli|)pone en :vx>
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 173
double contrariété, parce que le péché est contraire à Dieu et
qu'il est aussi contraire à Thomme : contraire à Dieu , il est
manifeste, parce qu'il combat ses saintes lois; contraire à
l'homme, c'est une suite, à cause que l'attachant à ses pro-
pres inclinations, comme à des lois particulières qu'il se
fait lui-même, il le sépare des lois primitives et de la pre-
mière raison à laquelle il est lié par son origine. » (Avent du
Louvre 1665, Se7'mon sur la nécessité de la pénitence). —
Tantôt il débute par une maxime de la Cité de Dieu , comme
dans le Sermon sur la charité fraternelle , Carême de Saint-
(iermain 1666 : <> Ce que dit saint Augustin est très véri-
table : qu'il n'y a rien de si paisible ni de si farouche que
l'homme; rien de plus sociable par sa nature, ni rien de
plus discordant et de plus contredisant par son \dce. Nihil
est enini qiiam hoc gênas tam discordiosum ritio , tant so-
ciale natura (1). L'homme était fait pour la paix et il ne
respire que la guerre. Il s'est mêlé dans le genre humain
un esprit de dissension et d'hostilité qui bannit pour tou-
jours le repos du monde. Ni les lois , ni la raison , ni l'au-
torité ne sont pas capables d'empêcher que l'on ne voie
toujours parmi nous la confiance tremblante et les amitiés
incertaines , pendant que les soupçons sont extrêmes , les
jalousies furieuses, les médisances cruelles, les flatteries
malignes, les inimitiés implacables. »
Ce ne sont pas seulement les Lettres à Vohisien (2) et à
Hotioratus , sur la Grâce du Nouveau Testament , que Bos-
suet cite dans ses Sermons : ce sont encore la Lettre à Pau-
line sur la vision de Dieu (il3), la Lettre à saint Paulin de
Noie (414), la Lettre à Probus (3), la Lettre au comte Boni-
(I) Ibidem, lib. XII, cliap. xxvii.
(-2 Volusien était un païen qui, dans un entretien avec ses amis, après avoir
causé de rhétorique et de philosophie , avait entendu élever les plus graves dil-
lic-ultés rentre le mystère de l'Incarnation. Saint Augustin, interrogé sur ces
difficultés, y répondit par une Letlre qui fut un événement et où il rend compte
du mystère d'un Dieu fait homme avec autant de clarté que de profondeur (41-2).
(3) isossuet cite à plusieurs reprises, entre autres dans le Sermon sur la Charité
fralerneUe, Carême de Saint-Germain, un passage de cette letlre CXXX, n. 4 :
. Tant il est vrai que rien n'est plaisant à l'homme, s'il ne le goûte avec quelque
autre homme, dont la société lui plaise : Nihil est liomini amicv.m sine homine
amico. »
174 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
face sur les devoirs des hommes de guerre ( 1 ) , la Lettre
c\x\ksahitr Proba (2) , les Lettres xxii, xxiv, xxxviii, xlii,
CXXXVII, CXXXVIIl, CXXXIX, CLIll, CLXXVIl, CLXXXV, CCXX ,
et beaucoup d'autres des 270 Lctirrs de saint Augustin.
Bossuet s'inspire aussi des autres ouvrages de ce Père, et
d'abord de ses ouvrages de philosophie, de critique et d'é-
rudition, comme les trois \\\ve,^ contre les Académiciens (3),
le traité de la Musique (4), le traité du Libre arbitre (5), les
Confessions et \es Rétractations. — Les Confessions , dont
les 13 livres ont été écrits par saint Augustin en iOO et dont
les deux premiers tiers sont l'histoire d'une g-rande âme
cherchant la vérité et le bonheur et ne les trouvant qu'en
Dieu , tandis que le dernier tiers égale , s'il ne le surpasse ,
tout ce que la philosophie a produit de plus élevé, de plus
profond, les Confessions fournissent à Bossuet d'admirables
citations et en particulier tout un passage d'un beau Ser-
nwn pour la Véture d'une postulante Bernardine , prononcé
le 28 août 1659. Il veut montrer que la vie religieuse nous
affranchit d'une triple servitude , servitude du péché , ser-
(1) Cette lettre, écrite en 418, est i-itée assez souvent par Bossuet, surtout de
m\-l a 1ti70.
(2) • Saint Augustin, mes frères, lisons-nous dans le Sermon sur les nécessités
de la vie. Carême des Minimes, KMK). dans son Epilre CXXXI, (nunc CXXX), instrui-
sant la veuve sainte Prolie, cette illustre dame romaine, de quelle sorte les chré-
tiens pouvaient désirer pour eux ou pour leurs enfants les charges et les digni-
tés du siècle, le décide par cette belle distinction. Si on les désire, non pour
elles-mêmes, mais ]>our faire du bien aux autres (|u[ sont soumis à notre pou-
voir, Si lU per hoc coasulatit vis qui vivunt sub cis, ce désir peut être permis,
Que si c'est pour contenter leur ambition par une vaine ostentation de grandeur,
cela n'est pas bienséant à des chrétiens. »
(3) C'est un ouvrage de la jeunesse de saint Augustin. Dédié à Romanien, il
roule sur celte question : Sommes-nous obligés de connaître la vérité? à laquelle
on répond dans trois entretiens au pied d'un arbre de Cassiciacuni . dans une
prairie, près de Milan. « Saint Augustin, dit Bossuet (Carême du Louvre. Fêle de
l'Anno/icialion) , esl ndmivaMe , et il avait bien pénétré toute la sainteté de ce
mystère, quand il a dit qu'un Dieu s'est lait homme par une bonté populaire:
Pojmlari r/undam rlcmculia {Contra Academicos, lib. Hl, 42). Qu'est-ce qu'une
bonté populaire? etc.
(4) Les six livres de la Musique, commencés en 38" et terminés en 38i). ont pour
but de mènera Dieu, à l'harmonie ('ternelle, ceux qui aiment les lettres et la
poésie : ils sont un curieux monumont de l'art dans ci't âge reculé. — Bossuet
s'en inspire dans le Carême dos Carmélites. Sermon sur lu pénitence. « Le temps,
dit saint Augustin, est une imitati(in de l'éternité. Faible imitation, je l'avoue. —
Ce (|uc le temps ne |)eut égaler jiar la i)erinanencc, il tache de l'imiter par la
succession. »
Vi) Ce traité en trois livres, fut composé eu 3!i.';. — Bossuet le cite en UKJîi, en
KK)". Il en sera question à propos du livre de notre orateur, <|ui porte le même
titre que celui de saint Augustin, le Traité dû libre arbitre, composé pour l'édu-
(;alion pliilosophicjuc du tirand Dau|iliin. lils de Louis XIV.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 175
vitude des passions, servitude de l'empressement. « Pour-
quoi, dit-il, interroger [les enfants du siècle], puisque nous
avons devant nous un homme qui, ayant passé par les deux
épreuves de la liberté des pécheurs et de la liberté des en-
fants de Dieu, peut nous en instruire par son propre
exemple? C'est vous que j'entends, ô grand Augustin. Car
peut-on se taire de vous aujourd'hui que toute l'Église ne
retentit que de vos louanges, et que tous les prédicateurs
de lÉvangile, dont vous êtes le père et le maitre, tâchent
de vous témoigner leur reconnaissance? Que j'ai de dou-
leur, ô très saint évoque, ô docteur de tous les docteurs,
de ne pouvoir m'acquitter d'un si juste hommage? Mais un
autre sujet me tient attaché, et néanmoins je dirai, ma
sœur, ce qui servira pour vouséclaircir de cette liberté que
je vous prêche. Augustin a été pécheur, Augustin a goûté
cette liberté dont se vantent les enfants du monde; il a con-
tenté ses désirs, il a donné à ses sens ce qu'ils deman-
daient. C'est ainsi que les pécheurs veulent être libres. Au-
gustin aimait cette liberté; mais depuis il a bien conçu
que c'était un misérable esclavage. — Quel était cet escla-
vage, mes sœurs? Il faut qu'il vous l'explique lui-même
par une pensée délicate , mais pleine de vérité et de sens.
J'étais dans la plus dure des captivités. Et comment cela?
Il va vous le dire en un petit mot : « Parce que faisant ce
que je voulais, j'arrivais où je ne voulais pas : Quoniam
volens , qiio nollem perveneram (1). Quelle étrange contra-
diction! Se peut-il faire, âmes chrétiennes, qu'en allant où
l'on veut, l'on arrive où l'on ne veut pas? Il se peut, et
n'en doutez pas; c'est saint Augustin qui le dit; et c'est
où tombent tous les pécheurs; ils vont où ils veulent aller;
ils vont à leurs plaisirs, ils font ce qu'ils veulent : voilà l'i-
mage de la liberté qui les trompe; mais ils arrivent où ils
ne veulent pas arriver, à la peine et à la damnation qui
leur est due : et voilà la servitude véritable que leur aveu-
glement leur cache. Ainsi, dit le grand Augustin, étrange
misère! en allant par le sentier que je choisissais, j'arri-
(1) Confessions, liv. Mil, cap. v.
176 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
vais au lieu que je fuyais le plus; en faisant ce que je vou-
lais, j'attirais ce que je ne voulais pas, la vengeance, la
damnation, une dure nécessité de pécher que je me fai-
sais à moi-même par la tyrannie de l'habitude : Dum cou-
sue tudi ni 710 fi résistif ur, facta est nécessitas (1). Je croyais
être libre, et je ne voyais pas, malheureux, que je forgeais
mes chaînes par l'usage de ma liberté prétendue; je met-
tais un poids de fer sur ma tète, que je ne pouvais plus se-
couer; et je me garrottais tous les jours de plus en plus par
les liens redoublés de ma volonté endurcie. Telle était la
servitude du grand Augustin, lorsqu'il jouissait dans le
siècle de la liberté des rebelles. Mais voyez maintenant, ma
sœur, comme il goûte dans la retraite la sainte liberté des
enfants.
« Quand il eut pris la résolution que vous avez prise , de
renoncer tout à fait au siècle, d'en quitter tous les hon-
neurs et tous les emplois, de rompre d'un même coup tous
les liens qui l'y attachaient, pour se retirer avec Dieu, ne
croyez pas qu'il s'imaginât qu'une telle vie fût contrainte.
Au contraire, ma chère sœur, combien se trouva-t-il allégé?
quelles chaînes crut-il voir tomber de ses mains? quel poids
de dessus ses épaules? avec quel ravissement s'écria-t-il :
« 0 Seigneur, vous avez rompu mes liens ! » Quelle dou-
ceur inopinée se répandit tout à coup dans son âme , de ce
qu'il ne goûtait plus ces vaines douceurs qui l'avaient
charmé si longtemps! Qucun suave subito mihi factum est
carere siiavitatibus nucjarum (2). iMais avec quel épan-
chement de joie vit-il naître sa liberté, qu'il n'avait pas
encore connue; liberté paisible et modeste, qui lui fit
baisser humblement la tête sous le fardeau léger de Jésus-
Christ et sous son joug agréable : De quo nno altoque se-
creto erocatum est in momento Uberum arbitrium meum,
quo siibdereni cerricem levi jn'/o ttio. C'est lui-même qui
nous raconte ses joies, au IX' livre de ses Confessions , avec
un transport incroyable.
(I) Confessions . liv. Vin,c. "J.
(-2) Ibidem, IX, c. i.
LES SAINTS PÈRES ET ROSSUET ORATEUR. 177
« Croyez-moi, ma très chère sœur, ou plutôt croyez le
grand Aug'ustin , croyez une personne expérimentée : vous
éprouverez les mêmes douceurs et la même liberté d'esprit,
dans la vie dont vous commencez aujourd'hui l'épreuve,
si vous y êtes bien appelée. »
Bossuet invoque encore le témoignage de saint Augustin
pour faire voir (second point) comment Dieu « n'a pas de
moyen plus efficace de nous dégoûter des plaisirs où nos
passions nous attirent que de les mêler de mille douleurs
qui nous empêchent de les trouver doux. C'est ce qu'il nous
a montré par plusieurs exemples; mais le plus illustre de
tous, c'est celui de saint Augustin. Il faut qu'il vous raconte
lui-même la conduite de Dieu dans sa conversion, qu'il
vous dise par quel moyen il a modéré l'ardeur de ses con-
voitises et abattu leur tyrannie. Écoutez, il va vous le dire;
nous nous sommes trop bien trouvés de l'entendre pour lui
refuser notre audience.
« Voici qu'il élève à Dieu la voix de son cœur pour lui
rendre ses actions de grâces. Mais de quoi pensez-vous qu'il
le remercie? Est-ce de lui avoir donné tant de bons succès,
de lui avoir fait trouver des amis fidèles et tant d'autres
choses que le monde estime? Non, ma sœur, ne le croyez
pas. Autrefois, ces biens le touchaient; il témoignait de la
joie en la possession de ces biens; il parle maintenant un
autre langage. Je vous remercie, dit-il, ù Seigneur, non des
biens temporels que vous m'accordiez, mais des peines et
des amertumes que vous mêliez dans mes voluptés illicites.
J'adore votre rigueur miséricordieuse, qui par le mélange
de cette amertume travaillait à m'ôter le goût de ces dou-
ceurs empoisonnées. Je reconnais, ô divin Sauveur, que
vous m'étiez d'autant plus propice que vous me troubliez
dans la fausse paix que mes sens cherchaient hors de vous
et que vous ne me permettiez pas de m'y reposer : Te pvo-
jjitio tanto magU, quanta minus sinebas niihi didcescere
quod non eras tu (1) ».
Il) Confessions, liv. VI, c. vi.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
178 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Bossuet a rappelé ces beaux enseignements des Confes-
sions dans le Carême de Saint-Germain, 1G66, Sermon pour
la Fête de la Purificalion (1), premier point.
Un autre souvenir heureux du même ouvrage de saint
Augustin, c'est le suivant dans le Sermon sur la Fetnme
adullvre, 16G3 : « Les deux vices les plus ordinaires et
les plus universellement étendus que je vois dans le genre
humain , c'est un excès de sévérité et un excès d'indul-
gence : sévérité pour les autres , et indulgence pour nous-
mêmes. Saint Augustin l'a bien remarqué et l'a exprimé
élégamment en ce petit mot : Curiosum genus est ad co-
fjnoseendam mtam alienam, desidiosum ad eorrigendam
suatn ('2). Ah! dit-il, que les hommes sont diligents à re-
chercher la vie des autres , mais qu'ils sont lâches et pa-
resseux à corriger leurs propres défauts ! Voilà donc deux
mortelles maladies qui affligent le genre humain : juger
les autres en toute rigueur, se pardonner tout à soi-même ;
voir le fétu dans l'œil d'autrui , ne voir pas la poutre dans
le sien . etc. »
Les Rétractation^!, de saint Augustin, ou mieux la Révision
de ses ouvrages, De recensione librorum, composée en 428
comme un grand examen de conscience philosophique ,
théologique et historique , ne pouvait pas fournir à Bossuet
Jjeaucoup de détails oratoires : il la cite cependant à pro-
pos de l'étymologie du mot religion (3).
Il s'inspire plus souvent des ouvrages ou commentaires de
saint Augustin sur l'Ancien et le Nouveau Testament. —
Ainsi, il a recours plusieurs fois aux douze livres Sur le sens
littéral de la Genèse, De Genesi ad lit ter am, composés en
4.01 et publiés en 415 (4), et aux livres De la Genèse contre
les Manichéens (5). — Ainsi encore, les Explications sur les
Psaumes , Enarrationes in Psalmos , faites presque toujours
par saint Augustin devant le peuple d'Ilippone, 415-41(), et
(I) Voir Lebarq, l. V, p. 10.
(-2) Confessions, liv. X, c. m.
(;») l.cbarq, t. V, p. i">.'t. Sermon sur V Assomption de la sainte Vierge. 15 aoûlKHi".
(4) Voir ce (|ui en sera dil à propos du Discours sur l'Histoire universelle.
{;,) Voir I.ehani, l. III, p. 1"i:t, ïî.'iO, (;-;{.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 179
remarquables par leur éloquence autant que par la solidité
de leur morale, sont invoquées à maintes reprises .par Bos-
suet (1), qui ne se lasse pas de leur emprunter des sentences
profondes , des aperçus originaux et des considérations éle-
vées. — Il cite aussi les quatre livres De raccord des Evangé-
listes, particulièrement dirigés contre les païens en 399 ; les
deux livres Des Questirjns des Évangiles (^399 ) ; les livres sur
le Sermon sur la montagne. De Sermone Domini in monte (2),
les cent vingt-quatre Traités sur l'Évangile de saint Jean
et les dix Traites sur la première Epftre de saint Jean , qui
ne sont que des homélies prononcées par saint Augustin
en 416 (3). Il cite enfin le livre De Verbis Apostoli, Des
paroles de C Apôtre.
Les ouvrages de théologie dogmatique (i) de saint Augus-
tin sont encore mis à contribution par Bossuet : il s'inspire
du De Agone Christiani , Du Combat du Chrétien (5), aussi
bien que du De Vera Religione , De la Véritable Religion ,
dont il a été question plus haut.
Bossuet connaissait à fond tous les ouvrages de contro-
verse de Tévèque d'Hippone, et dans les Sermon^: de Paris
1659-1670, on trouve souvent cités les écrits contre les Ma-
nichéens, surtout les trente-trois livres Contre Fauste (iOO) ,
les écrits contre les Donatistes, le Traité du Baptême, De
r Unité de F Église (404); les écrits contre les Pélagiens, le
livre De la Nature et de la Grâce (415), les livres De la
Grâce et du Libre arbitre (426) , De la Correction et de la
Grâce (427), De la Prédestination des Saints (429), et les
six livres Contre Julien (421), amsi que ï Ouvrage imparfait
(I) voir Lebarq. t. lU, p. Vi, 103, 181, -20-2, -205, -la-l. -2-2s. ;430, ;!8l. etc.
(•2) Lebarq. t. Ill, p. Hi-2. 341, etc.
(3) Bossuet dit dans le Sermon sur les Aii(j<'S gardiens. Ki'iO, à propos de l'amour
que tes esprits l)ienheiireux ont pour les hommes : « C'est ce que le grand Au-
gustin nous explique admirablement ])ar cette excellente doctrine, sur laquelle
j'établirai ce discours : c'est qu'encore ((ue les saints anges soient si Tort au-
dessus de nous par leur dignité naturelle, il ne laisse pas d'être véritable que
nous sommes égaux en ce point que ce qui rend les anges heureux, (ait aussi le
bonheur des hommes. » {In Joannem Trac. XXIll. .">.)
(4) On suit ici la division des Œuvres de saint Augustin, donnée par de Oaus-
sade, dans son Histoire de la littérature latine, p. i'ii.
(o) Voir Lebarq, t. III, p. -20r;, etc.
180 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
contre cet h('>réti(|ac : enfin les écrits de révc(|Lie d'Hippone
contre les Ariens, contre Maximin, etc.
Les iraités particuliers et les lirrrs ascétiques du grand
docteur, De la Continence (1), Des Noces et de la Concu-
piscence (2), Du Bien du mariage, De Boîio conjugali
(401), De la Sainte Virginité, De Sancta Virginitate
(401) (3), Du symbole aux Catéchumènes, De la Ciruce du
Christianisme , sont maintes l'ois invoqués par Bossuet.
Mais où il puise le plus fréquemment, c'est dans les 363
Sermons et Homélies de saint Augustin (4) : les 183 Ser-
mo;i5 sur l'Écriture Sainte, les 88 Sermons sur les principa-
les fêtes de l'année, les 69 Sermons sur les fêtes des Saints,
les '23 Sermons sur divers sujets, et les 31 Sermons dont
l'authenticité est douteuse (5) .
Saint Augustin est donc toujours pour Bossuet « le doc-
teur de tous les docteurs ».
§ IV. — Ce que Bossuet, orateur à Paris, doit à saint Chrysostome,
à saint Grégoire de Xazianze, à saint Grégoire le Grand, à saint Bernard.
« A l'égard de saint Chrysostome, écrivait-il au cardinal
de Bouillon, son ouvrage sur saint Mattliieu l'emporte, à
mon jugement. 11 est bien traduit en français, et, en le
lisant, on pourrait, tout ensemble, apprendre les choses et
former le style. Au reste , quand il s'agit de dogmatiser,
jamais il ne faut se fier aux traductions. Les Homélies [de
saint Jean Chrysostome sur la Genèse, excellentes] — sur
saint Paul, admirables; au peuple d'Antioche, très éloquen-
tes. — Quelques homélies, détachées, sur divers textes et
histoires. »
Ce que Bossuet ne dit pas dans cette confidence, c'est que
l'étude du grand orateur grec a donné à son éloquence , pen-
(1) Leharq, t. V. p. 307.
(i) Lebarci . t. III. p. (>().(. l'a/trfu/rùjue de saint Joseph.
(:<) i,ol).in|. t. III. )>. Mi7. 47:t, :;.-;;{, eic.
(V) Voir cil iiailiculiur Leltanj , t. 111 , p. l!)i, -2'M, .'i"2-2, rJS".
(.■>) C'est là la division donnée par les Bénédictins, t. V dos Œuvres de saint Aii-
gusUn. — 11 y a, en outre 317 Sermons faussement attrihués à l'évéque d'Hip-
pone.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 181
dant la période de Paris, une onction pénétrante, un pathé-
tique profond et un goût exquis, qu'elle n'avait pas toujours
eus jusque-là. Les Se?'/iio/is .sur rHonneur (1), sur la Cha-
rité fraternelle (2 ), sur rÉminente dignité des pauvres dans
l'Église (3) , et bien d'autres qu'on pourrait citer sont une
preuve admirable de l'influence pratique exercée par saint
Jean Ghrysostome sur notre grand orateur français.
Un autre Père grec auquel il doit Ijeaucoup, c'est, au dire
de l'abbc Le Dieu dans ses Mémoires (i), saint Grégoire
de Nazianze , dont on a vu qu'il se servait particulièrement
« pour donner au roi et aux princes des instructions con-
venables à leur état et à leur cour. »
Il ne faudrait pourtant pas prendre ces paroles au pied de
la lettre. — Dans le Carême du Louvre de 1662 (5) , il n'y a
que quatre citations de saint Grégoire de Nazianze. La pre-
mière se trouve dans l'exorde du Sermon sur la Providence ,
10 mars : « Le grand théologien d'Orient, saint Grégoire de
Nazianze , contemplant la beauté du monde , dans la struc-
ture duquel Dieu s'est montré si sage et si magnifique , l'ap-
pelle élégamment en sa langue le plaisir et les délices de son
Créateur, etc. : » voir plus haut, page 152. — La seconde
citation se trouve dans le troisième point du Sermon pour
la Fête de V Annonciation , 25 mars : « L'homme est établi
le médiateur de la nature visible. Toute la nature veut hono-
rer Dieu et adorer son principe, autant qu'elle en est capa-
ble. La créature insensible, la créature privée de raison,
n'a point de cœur pour l'aimer, ni d'intelligence pour le con-
naître... C'est pourquoi [l'homme] est mis au milieu du
monde, industrieux abrégé du monde, petit monde dans le
grand monde, ou plutôt, dit saint Grégoire de Nazianze ! 6),
c( grand monde dans le petit monde », parce qu'encore que
(1) Carême des Minimes. lœo, et Carême de Saint-Germain. î(i(iO.
(-2) Le 13 février U\m et Carême du Louvre, ir>(i-2.
(.3) ir«o!». Voir surtout le premier point de ce magnifique discours.
(i)T. M). -iS.
(.■;) On a vu (|u'il nous en restait douze chefs-d'ieuvre sur dix-iiuit.
(t>) Oralio XLU. (nunc XLV;. n. L'i.
18'2 BOSSUËT ET LES SAINTS PERES.
selon le corps, il soit renfermé dans le monde, il a un es-
prit et un cœur (pii sont plus grands que le monde : afin que
contemplant r uni vers entier et le ramassant en lui-même,
il l'offre, il le sanctifie, il le consacre au Dieu vivant; si
bien qu'il iiest le contemplateur et le mystérieux abrégé
de la nature visible qu'afîn d'être pour elle, par un saint
amour, le prêtre et l'adorateur de la nature visible et intel-
lectuelle. » — La troisième citation de saint Grégoire de
Xazianze se lit dans le Sermon sur l'efficacité de la péni-
leuce , 26 mars: « [Jésus-Christj se plait d'assister les hom-
mes, et autant que sa grâce leur est nécessaire, autant coule-
t-elle volontiers sur eux. « Il a soif, dit saint Grégoire de
Nazianze (1), mais il a soif qu'on ait soif de lui. Recevoir
de sa bonté, c'est lui bien faire; exiger de lui, c'est l'obli-
ger, et il aime si fort à donner que la demande même à son
égard tient lieu d'un présent. » — La quatrième citation
« du grand théologien d'Orient » est dans le Sermon sur les
devoirs des rois, 2 avril : « Il est aisé de comprendre que de
tous les hommes vivants, aucuns ne doivent avoir dans
l'esprit la majesté de Dieu plus imprimée que les rois : car
comment pourraient-ils oublier Celui dont ils portent tou-
jours en eux-mêmes une image si vive, si expresse, si pré-
sente?... C'est pourquoi saint Grégoire de Nazianze, prê-
chant à Constantinople en présence des empereurs, les
invite pai ces beaux mots à réfléchir sur eux-mêmes, pour
contempler la grandeur de la Majesté divine : « 0 monar-
ques, respectez votre pourpre; révérez votre propre autorité,
qui est un rayon de celle de Dieu ; connaissez le grand
mystère de Dieu en vos personnes; les choses célestes sont à
lui seul ; il partage avec vous les inférieures : soyez donc
les sujets de Dieu, comme vous en êtes les images (2). »
Voilà, certes, une grande et belle leçon ^ « donnée au roi
et aux princes » au nom de saint Grégoire de Nazianze ; mais
c'est la seule dans toute la station.
Dans l'Avent du Louvre, 1665, dont il nous reste cinq
(1) Orniio XL.
t-2) (Jratio WVll (mille \\\VI).
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 183
Sermons , saint Grégoire de Nazianze n'est cité qu'une seule
fois à propos du Jugement dentier : « Prévenons, Mes-
sieurs, [une] honte qui ne s'effacera jamais. Car ne nous
persuadons pas que nous recevrons seulement à ce tribunal
une confusion passagère. Au contraire, nous devons enten-
dre , dit saint Grégoire de Nazianze , que par la vérité im-
muable de ce dernier jugement, Dieu imprimera sur nos
fronts une marque éternelle d'ignominie : Notam ignomi-
niae sempiterncnn (1). « Cette instruction ne s'adresse-t-elle
pas à tout le monde aussi bien qu'aux rois?
Dans le Carême de Saint-Germain, 1666, dont il nous
reste douze discours ou fragments de discours, on ne re-
lève que trois passages inspirés par saint Grégoire de Na-
zianze. — Le premier est dans le Sermon sur le culte dû
à Dieu , 2 avril : « Montez donc au temple, ù adorateur
spirituel; mais écoutez dans quel temple il vous faut mon-
ter. Dieu est esprit et n'habite pas dans les temples maté-
riels; Dieu est esprit, et c'est dans les esprits qu'il établit
sa demeure. Ainsi rappelez en vous-même toutes vos pen-
sées... Saint Grégoire de Nazianze (2) dit que l'oraison
est une espèce de mort, parce que premièrement elle sé-
pare les sens d'avec les objets externes; et ensuite, pour
consommer cette mort mystique , elle sépare encore l'esprit
d'avec les sens, pour le réunir à Dieu qui est son principe.
C'est sacrifier saintement et adorer Dieu en esprit que de
s'y unir de la sorte et selon la partie divine et spirituelle ;
et le véritable adorateur est distingué par ce caractère de
celui qui n'adore Dieu que de la posture de son corps ou du
mouvement de ses lèvres. » — Le second passage inspiré
par saint Grégoire de Nazianze est dans le second point du
Sermon sur r Ambitio7i , 4 avril : « Il faut finir et vous dire
que la puissance , après avoir fait son devoir en soutenant
la justice, a encore une dernière obligation, qui est celle
de soulager la misère. En effet, ce n'est pas en vain que
Dieu fait luire sur les grands du monde un rayon de sa
(1) Oralio XV (mine XVI).
{■i.) Oralio XI (uunc VHl).
184 BOSSUEÏ KT LES SAINTS PÉRÈS.
puissance toujours bienfaisante. Ce grand Dieu, en les re-
vêtant de l'image de sa gloire, les a aussi obligés à imiter
sa ])onté : et ainsi, dit excellemment saint Grégoire de Na-
zianze (1), prêchant à Constantinople en présence de l'em-
pereur, ils doivent se montrer des dieux en secourant les
affligés et les misérables. » C'est la leçon déjà donnée en
1602, mais à un point de vue différent. — En voici une au-
tre dans la Passion, 23 avril : « Les Scribes et les Phari-
siens ne pouvaient souffrir Jésus-Christ , ni la pureté de sa
doctrine, ni l'innocente simplicité de sa vie et de sa con-
duite, qui confondait leur hypocrisie, leur orgueil et leur
avarice. « 0 envie, dit excellemment saint Grégoire de
Nazianze (2), lu es la plus juste et la plus injuste de toutes
les passions : injuste certainement, puisque tu affliges les
innocents; mais juste aussi tout ensemble, parce que tu pu-
nis les coupables; injuste encore une fois, parce que tu in-
commodes tout le genre humain; mais juste en cela sou-
verainement que tu commences ta maligne opération par
le cœur où tu es conçue. » Les pontifes des Juifs et les Phari-
siens, tourmentés nuit et jour de cette lâche passion, s'em-
portent aux derniers excès contre le Sauveur, et joignent
ensemble , pour l'accabler, tout ce qu'a la dérision de plus
outrageuxet la cruauté de plus sanguinaire. » — Sont-ce là
des instructions « données au roi et aux princes » seuls?
Durant l'Avent de Saint-Germain en Laye, 166!), dont il
nous reste sept Sermons, saint Grégoire de Nazianze n'est
cité qu'une fois, dans le Sermon siir la Toussaint : « Je ne
m'étonne pas, chrétiens, si saint Grégoire de Nazianze (3)
les appelle dieux (les élus) , puisque ce titre leur est bien
mieux dû qu'aux princes et aux rois du monde à qui David
l'attribua. »
Il est vrai que M. l'abbé Lebarq signale avec raison (4),
dans les Notrs écrites par Bossuet , en 1666, tout un para-
ci) o>-a/(o XXVI[.
(-2) Ibidem.
(.'<) Ornlio XI..
(4) Histoire critique de la Prédication de Bossuet, ]). 1,'i.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 185
graphe sur la clémence, tiré du 17^ discours de saint Gré-
goire de Nazianze. Bossuet s'en est souvenu en écrivant son
beau Semnon sur la Justice, 18 avril : Tobjet du troisième
point, c'est de « faire voir que la justice doit être exercée
avec quelque tempérament, qu'elle devient inique et insup-
portable, quand elle use de tous ses droits, siimuiiini Jus,
siimma injuria, et que la bonté qui modère sa rigueur
extrême , est une de ses parties principales » .
Il est vrai encore que Bossuet s'est inspiré de saint Gré-
goire de Nazianze pour ces magnifiques Oraisons funrbrcs ,
dans lesquelles il sait si bien, à l'occasion des morts , donner
aux vivants de grandes et hautes leçons. — Il le cite à trois
reprises dans V Oraison funèbre du P. Bourgoing, 1662 (1),
Mais c'est plutôt pour l'ensemble de sa doctrine que pour
tel ou tel passage particulier que « le grand théologien
d'Orient » est mis à contribution. — Saint Ambroise , saint
Augustin , Tertullien et saint Chrysostome sont cités dans
Y Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, 1670 : saint
Grégoire de Nazianze ne l'est pas. — Il le sera dans V Oraison
funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche (1683), où Bossuet rap-
pelle le mot de ce Père sur les estropiés, « restes d'hom-
mes (2) », et dit dans la péroraison : « Prêtez l'oreille aux
graves discours que saint Grégoire de Nazianze adressait
aux princes et à la maison régnante : « Respectez , leur
disait-il (3), votre pourpre »; respectez votre puissance qui
vient de Dieu et ne l'employez que pour le bien. Connais-
sez ce qui vous a été confié, et le grand mystère que Dieu
accomplit en vous. Il se réserve à lui seul les choses d'en
haut ; il partage avec vous celles d'en bas : montrez-vous
dieux aux peuples soumis, en imitant la bonté et la muni-
ficence divine ». — Saint Grégoire de Nazianze n'est cité ni
pour la Princesse Palatine, 1685, ni pour Michel le Tellier,
1686, ni pour le Prince de Condé, 1687.
Il faut pourtant en croire Bossuet, qui conseillait au jeune
(I) Exorde et premier j^oint,
(-2) Oralio XVI.-
(;5) Oratio xxvn.
186 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
cardinal de Bouillon de lire, en même temps que le Péda-
gogue de Clément Alexandrin, « quelques discours, choisis,
de saint Grégoire de Nazianze, [auteur] très propre à rele-
ver le style ». — Ne serait-ce donc pas à lui que Bossuet
devrait, sinon le style, du moins le ton si soutenu et si élevé
de ses Oraisons funèbres, où il n'y a pas l'abandon et la
simplicité familière qui sont un des plus grands charmes des
Sermons de. Metz, de Paris et de Meaux?
Bossuet « conseille encore beaucoup le Pastoral de saint
Grégoire, surtout la troisième partie; c'est celle, ajoute-t-
il, si je ne me trompe, qui est distinguée en avertissements
à toutes les conditions, — qui contiennent une morale admi-
rable et tout le fond de la doctrine de ce grand pape » . —
On lit dans le Sermon sur l'intégrité de la pénitence,
Carême du Louvre, 31 mars 1662 : « Il y a deux hommes
dans l'homme;... il y a deux cœurs dans le cœur humain;
l'un ne sait pas les pensées de l'autre ; et souvent , pendant
que l'un se plaît au péché , l'autre contrefait si bien le pé-
nitent que l'homme lui-même ne se connaît pas, qu'il ment,
dit saint Grégoire , à son propre esprit et à sa propre cons-
cience (1). Mais il faut expliquer ceci et expliquer à vos yeux
ce mystère d'iniquité. Le grand pape saint Grégoire nous
en donnera l'ouverture par une excellente doctrine, dans la
troisième partie de son Pastoral, il remarque judicieuse-
ment, à son ordinaire, que, comme Dieu, dans la profon-
deur de ses miséricordes , laisse quelquefois dans ses servi-
teurs des désirs imparfaits du mal, pour les enraciner dans
l'humilité, aussi l'ennemi de notre salut, dans la profon-
deur de ses malices, laisse naître souvent dans les pécheurs
un amour imparfait de la justice, qui ne sert qu'à nourrir
leur présomption. Voici quelque chose de bien étrange et
qui nous doit faire admirer les terribles jugements de Dieu.
Ce grand Dieu, par une conduite impénétrable, permet
que ses élus soient tentés, qu'ils soient attirés au mal, qu'ils
(I) Pastoral, \\. I, c. ix.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 187
chancellent même dans la droite voie , et il les affermit par
leur faiblesse; et quelquefois il permet aussi que les pé-
cheurs se sentent attirés au bien , qu'ils semblent même y
donner les mains, qu'ils vivent tranquilles et assurés; et,
par un juste jugement, c'est leur propre assurance qui les
précipite. Qui ne tremblerait devant Dieu? qui ne redou-
terait ses conseils? Par un conseil de sa miséricorde, le
juste se croit pécheur, et il s'humilie; et par un conseil de
sa justice, le pécheur se croit juste, et il s'enfle et il mar-
che sans crainte et il périt sans ressource... Tremblez donc,
tremblez , ô pécheurs ; prenez garde qu'une douleur impar-
faite n'impose à vos consciences, et que, « comme il ar-
rive souvent que les bons ressentent innocemment l'attrait
du péché , auquel ils craignent d'avoir consenti , ainsi vous
ne ressentiez en vous-mêmes un amour infructueux de la
pénitence, auquel vous croyiez faussement vous être ren-
dus : Ita plerinnque mali inutilifer compunguntur ad iu^ti-
ticmi, sicut plf'nirnquf boni innoxir tmtantiir ad culpam »,
dit excellemment saint Grégoire (1).
« Que veut dire ceci, chrétiens? Quelle est la cause pro-
fonde d'une séduction si subtile? Il faut tâcher de la péné-
trer pour appliquer le remède et attaquer le mal dans sa
source. Pour l'entendre, il faut remarquer que les saintes
vérités de Dieu et la crainte de ses jugements font deux
effets dans les âmes : elles les chargent d'un poids acca-
blant; elles les remplissent de pensées importunes. Voici,
messieurs, la pierre de touche : ceux qui veulent se déchar-
ger de ce fardeau ont la douleur véritable; ceux qui ne
songent qu'à se défaire de ces pensées, ont une douleur
trompeuse. Ah! je commence à voir clair dans Fabime du
cœur humain : ne craignons pas d'entrer jusqu'au fond, à
la faveur de cette lumière. »
Voilà, certes, une heureuse inspiration de saint Grégoire
le Grand (2i, et un commentaire plus heureux encore de
(I) Pastoral, part, m, c. xxx.
{i) On sait que, né à Konie d'une faniille célélire par ses vertus, il abdiqua à trente
ans, la dignité de préteur pour entrer dans les ordres. Il fut nonce à Constantino-
188 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
notre grand orateur. On pourrait en citer d'autres de 1665,
1666, 1669.
Mais il est juste de faire remarquer avec l'abbé Le Dieu
que saint Bernard fut pour Bossuet un inspirateur plus fé-
cond que saint Grégoire le Grand. « C'était, à son avis (1),
un des plus grands docteurs de l'Église après saint Augustin,
son vrai disciple et très attaché à ses principes. Ce fut aussi
celui auquel il s'appliqua davantage par la conformité de
la doctrine, et il le possédait parfaitement ». — On s'en
aperçoit à la lecture des Sermons sur la sainte Vierge , du
Sermon pour la Nativité, 1659 (2), du Sermon pour l' An-
nonciation, Carême des Carmélites, 1661 (3), du Sermon
jiour r Assomption , 1663 (i), et d'autres Sermons assez nom-
breux où Bossuet s'inspire largement de saint Bernard, son
compatriote et le plus éloquent orateur du moyen âge.
C'est ainsi que, pendant la période si féconde de sa pré-
dication à Paris , 1659-1682, il prend aux Pères de l'Eglise
la fine fleur de leur doctrine et de leurs sentiments pour
en faire la substance même de ses immortels discours.
Lorsque le temps lui manque pour composer ses ser-
mons, il se contente de jeter sur le papier les textes de
l'Écriture et des Pères , dont il veut se servir et qui sont
comme la trame de ses discours. — {^'Esquisse du Panégy-
ple et proclamé pape d'une voix uaanime, à la mort de Pelage II. il accepta avec
peine une dignité qu'il exerça de "iiiO à (iOi, avec un zèle et une gloire admirables,
il sauva Home de la famine, comt)altit les hérésies, abolit l'esclavage, convertit la
Grande-Bretagne. — C'est le pape dont il nous reste le plus d'écrits, 4 vol. in-
folio, no-i.
(1) Mémoires, t. I, p. 57.
(2) ' Prions-la avec saint Bernard (|u'ellc parle jiour nous au cœur de son
Fils : Lof/ualur ad cor Domini nostri Jcsu Chrisli. « (Troisième point. Lobarq, III.
p. 70).
(3) « Puisqu'il est le Sauveur, faisons de lui notre salut : l'tamur noslro in nos-
tram utililatcm: de salvatore salutcin operemur. » Homélies sur l'Évangile Mis-
sus est. (I.ebarq, lll, p. (;;«>).
(4) Bossuet y cite à plusieurs reprises les Sermons de saint Bernard sur le Can-
tique des Cantif/ues : « Vox lurluris audila est in terra nostra : Reverlere .
revertere. C'est le gémissement de l'Église, (jui rapjx'lle son clier i:()0ux. qu'elle
n'a possédé qu'un moment, l.a nouvelle Épouse, dit saint Bernard , se voyant aban-
donnée et privée de son uni(|ui' espérance, autant elle était allligée de l'absence do
son lipoux, autant devait-elle avoir d'empressement pour solliciter son retour...
Siilj xunijra iliinx i/nnn drsidrravvram sedi... Son ombre, dit saint Bernard, c'est
sa croix: son ombre, c'est la loi. etc.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 181)
nquc de saint Sti/pice, 19 janvier 1664, en est une preuve
authentique (1), ainsi que V Esquisse sur le danger des
jj/aisirs des sens ^ prêché en 166'i' (2), le second point du
Sermon sur la véritable conversion , Avent de saint Thomas
du Louvre, 1668 (3), et l'abrégé d'un Sermon pour le troi-
sième dimanche après l'Epiphanie, 1669, où Bossuet com-
mente l'Ecriture par saint J/^y^^v^/// : « Celui qui a été une
fois purifié , s'il devient lépreux , est condamné comme
immonde. Secunda praecepta aeger accepit {%). Quicumque
maculatus fuerit lepra^ et separatus est ad arbitrium sacer-
dotis , habebit vestimenta dissuta, capmt nudum ac veste
I ontectum^ etc. (5) ».
Voilà comment Bossuet prélude à ce qui sera son habi-
tude constante dans la dernière période de sa carrière ora-
toire.
Que si maintenant, on voulait établir, une comparaison
entre Bossuet, Bourdaloue et Massillon, au point de vue de
l'imitation des saints Pères, on reconnaîtrait aisément que
Massillon (6) cite à peine l'Écriture et les Docteurs de l'É-
glise; que sa prédication est toute morale , toute philosophi-
que, « presque laïque, et que c'est ce défaut, le pire de tous,
qui l'a fait préférer de Voltaire , de La Harpe et des Encyclo-
pédistes, entre tous les prédicateurs, autant et plus que sa
foi profonde, son émotion sincère et ses analyses du cœur
humain, dont l'abondance cicéronienne se développe en
belles périodes, éclate parfois en mouvements pathétiques
et d'une forte éloquence (7) ». On ne s'étonnera donc pas de
voir Bossuet, qui l'entendit en décembre 1699, le premier
dimanche de l'Avent et le jour de la Conception de la sainte
(1) Dans deux pages du second et du troisième point, il n'y a pas moins de
dix-neuf ou vingt textes, presque tous des Pères. — Voir Lebarq, IV, p. 4(iO-4GI.
(-2) Le premier et le troisième point sont uniquement composés d'une série de
textes des Pères. — Voir Lebarq, IV, p, mi-nri et 471.
(.'<) Toute une page, 413, est remplie de textes de saint Ambroise.
(i) Sermons de saint Aurjuslin, I-XXXVIII, 8, et CCLXXVII, i.
(.">) Noir Lebarq, V, p. WiiJ. — Le même volume contient plusieurs autres Esqui-
scs de Sermons du môme genre.
(()) Voir Ingold; VOratoire et le Jansénisme au temps de Massillon , in-8, 1880;
— l'ablté Blampignon , la Jeunesse de Massillon, l'Episcopat de Massillon, in-8,
1884.
(7) Lanson, Histoire de la Littérature Française, in-1-2. 18!>i, p. ."iSl.
190 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
Vierge, louer « sa piété et sa modestie, sa voix douce, son
geste réglé, la grâce de l'élocution, des termes choisis et de
l'onction » dans ses discours, mais déclarer que cet orateur,
« bien éloigné du sublime, n'y parviendrait jamais (1) ».
— Il n'en est pas de même de Bourdalotit' , et le P. Bre-
tonneau qui publia ses OEuvrrs (1705-173'i-, 16 vol. in-8),
Anatole Feugère qui lui a consacré une étude charmante ,
Bourdaloue , sa prédication et son temps, in-8, 1874, le
Père Lauras, qui a écrit aussi deux volumes sur Bourda-
loiic , sa vie et sex œuvres (Paris, Bruxelles, Genève, 2 vol.
in-8. 1884), ont très bien montré que le grand orateur jé-
suite connaît l'Ecriture et les Pères et <( les cite en maître,
jusqu'à faire le précis de tout un traité pour l'appliquer à
la vérité qu'il prêche. Du reste, ce ne sont point tant les
paroles des Pères qu'il rapporte que leur doctrine et leurs
raisons. Il les développe et surtout il les place si à propos
et les fait tellement entrer dans son sujet qu'où dirait que
les Pères n'ont parlé que pour lui. Des auteurs sacrés, il
eut à ce qu'il parait, plus assiduement devant les yeux
Isaïe et saint Paul; et des Pères, Tertullîen , saint Augus-
tin et saint Jean Chrysostome , parce qu'il y trouvait plus
d'énergie et de grandeur 2). »
Ce sont là les Pères favoris de Bossuet ; mais quelle dis-
tance entre les traductions et les développements graves et
sérieux que donne Bourdaloue des textes des Docteurs, bien
amenés, scrupuleusement adaptés au sujet, et les com-
mentaires originaux, les trouvailles de g'énie, les créations
superbes que Bossuet répand à pleines mains! Anatole Feu-
gère lui-même, dans le chapitre ii de son Bourdaloue,
page 112-121, où il examine l'usage que fait Bourdaloue de
l'Écriture et des Pères, le compare à Bossuet et à Fénelon,
et il conclut que (( Bourdaloue ne s'est pas autant que
Bossuet et Fénelon abreuvé à ces eaux vives de l'Ecriture
Sainte... Il a retenu de l'étude des Pères les interprétations
(1) I.e Dieu. Journal, t. 1 , p. "2 et ;t. — Ku 1700, Bossuet liu « très content
•lu Sermon île Massillon sur la Samnrilaine , p. I"(>.
{'2) Préface des Œurrcs de Rourdaloue par le P. Bretonneau.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. lîtl
lumineuses et profondes, mais aussi les commentaires sulj-
tils et les applications de mauvais g-oiit : il ne leur a pas
dérobé le sentiment de la grandeur biblique , si vif chez
les Chrysostome et les Augustin et qui perce à travers tou-
tes les subtilités de l'exégèse. Chez Fiourdaloue, comme
chez tant d'autres, Férudition et le commentaire ont étoufTé
le sentiment. On le regrette pour son éloquence. »
Quelle distance d'ailleurs, entre l'éloquence morale, pra-
tique, substantielle, sévère de Bourdaloue, elles audaces
sublimes, les envolées lyriques de Bossuet, s'élevant vers
l'infini à la suite de saint Augustin , tantôt s'arrêtant ébloui
devant des mystères insondables, tantôt se sentant à l'aise
dans ces libres espaces où se déploie le vol de sa pensée
et où l'on dirait qu'il tient la lyre de David et d'Isaïe. pour
chanter les inénarrables grandeurs de la nature divine !
Comment donc le P. de la Broise, après avoir très bien
décrit l'éloquence biblique de Bossuet, peut-il affirmer
que Bossuet « nous jette au milieu d'une forêt de citations
et d'exemples », tandis que Bourdaloue isole un verset de la
Bible, un texte des Pères, et l'approfondit, le médite, en
tire tous les sens et toutes les applications qui lui convien-
nent, et que, si de nos jours on incline en général à trou-
ver Bossuet supérieur, il faut reconnaître que « la marche
régulière et les développements méthodiques de Bourda-
loue le mettent mieux à la portée de tous les auditeurs, que
les traits sublimes, mais courts et rapides, de Bossuet (1) »?
— Certes, on aurait mauvaise grâce à blâmer un Jésuite
de ses sympathies, voire même de ses préférences pour
Bourdaloue. Mais la vérité nous oblige à dire que Bossuet
avait une plénitude de génie oratoire, dont n'approcha ja-
mais Bourdaloue. Si Bourdaloue était un dialecticien grave
et pénétrant, s'il frappait « comme un sourd » sur les vices
assis au pied de sa chaire, s'il faisait trembler les courti-
sans et dire à M™'' de Sévigné : « Il m'a souvent ôté la res-
piration par l'extrême attention avec laquelle on est pendu
(1) Bossuet et la Bible, p. 106.
192 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
à la force et à la justesse de son discours, et je ne respirais
que quand il lui plaisait de finir », s'il arrachait ce cri au
prince de Condé : « Alerte, voici l'ennemi! « et cette in-
terruption au maréchal de Grammont : « Morbleu! il a
raison! » Bossuet, lui, n'était-il pas un logicien aussi vi-
goureux, aussi hardi, et n'avait-il pas en outre l'ardeur,
l'élan, le feu sacré, la main pleine d'éclairs? N'a-t-il pas
dit la vérité aux grands , à la cour, au roi , avec autant de
franchise et de courage apostolique que son illustre rival?
Quel autre orateur censura jamais plus énergiquement les
habiles, les superbes, les ambitieux, les égoïstes, les pha-
risiens, les hypocrites, les joueurs, Louis XIV et ses adul-
tères royaux? Bourdaloue prêche admirablement la mo-
rale ; mais Bossuet, sans la négliger jamais, n"est-il pas
l'interprète enthousiaste du dogme catholique?
Et qu'on ne dise pas qu'il était moins « à la portée des
auditeurs » que Bourdaloue. — Personne au dix-septième
siècle, n'a converti autant d'âmes que Bossuet. L'onction
pénétrante de ses paroles agissait plus que « ses traits subli-
mes, mais courts et rapides », sur les Turenne, les Duras,
les Dangeau, les lord Perth, les La Vallière, les Montespan,
les duchesse d'Orléans, les Princesse Palatine et tant d'autres.
ABTICLE III
Influence des saints Pères sur Bossuet orateur, pendant
l'époque de Meaux (8 février 1682 — 18 juin 1702) (1).
On sait qu'à cette époque le genre oratoire de Bossuet
se transforma — non pas dans les circonstances solennel-
les où il eut à parler devant la cour de la Beine, 1683, de
la princesse Palatine, 1685, de Michel Le Tellier, 1686, et
du grand Condé, 1687 — mais dans les occasions très
nombreuses où, pendant vingt années d'épiscopat, il s'a-
dressa aux fidèles de son diocèse , dont il disait si éloquem-
(1) On met i~0-2 au lieu de 170'», parce (jue Bossuet n'a i)lus piêrliê à partir de
no-J.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 193
ment : « Heureux si , averti par ces cheveux blancs du
compte que je dois rendre de mon administration, je ré-
serve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie
les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'é-
teint (1). »
Les « restes de cette voix et de cette ardeur » ont été
vraiment magnifiques, puisque M. l'abbé Lebarq a relevé
plus de 300 discours, sermons ou allocutions (2), dont le
souvenir avait été recueilli par les contemporains , Le Dieu ,
Raveneau, Rochard, les Procès-verbaux des visites pasto-
rales, l'Année Sainte de la Visitation, etc. Nous n'avons, il
est vrai, que trente pièces oratoires de cette époque, et elles
ne suffisent pas pour nous donner une idée complète de
l'éloquence de Bossuet à Meaux. Qu'il est fâcheux qu'on
ait laissé périr en si g-rand nombre les esquisses autogra-
phes du grand évêque! Les quelques divisions, les quelques
analyses souvent médiocres (3) qui nous demeurent de
ses Sermons ne remplacent pas le style incomparable de
Bossuet.
Nous savons, du moins, par l'abbé Le Dieu comment Bos-
suet prêchait dans son diocèse. Si le secrétaire de l'évêque
de Meaux s'est trompé en affirmant que Bossuet « n'a jamais
prêché à la cour de sermons étudiés et préparés (4) » , il est
digne de foi, quand il parle de ce qu'il a vu à Meaux. « Il
prêchait donc de génie , dit-il , et sa vivacité et son abon-
dance lui donnaient une facilité inconnue aux autres (5).
La considération actuelle des personnes, du lieu et du
temps le déterminaient sur le choix du sujet (6). Comme
(1) Péroraison de l'Oratson funèbre du prince de Condé.
(2) Histoire critique de la Prédication de Bossuet. p. 270.
(3) 11 faut l'aire exception pour les analyses des discours des années, 1701. l'oû,
que Le Dieu donne dans son Journal et qui sont particulièrement précieuses et
Intéressantes. A cette date, d'ailleurs, Bossuet « n'écrivait rien de ses sermons ».
(Lettre à la sœur Cornuau, l(i!»8).
(4) Mémoires, p. iW. — Le Dieu ajoute une chose très vraie : c'est que Bossuet se
laissait trop presser par le travail, et que sa l'aniille et ses amis « n'ont cessé de
lui répéter la même chose toute sa vie ».
(,'>) Fénelon avait, dit-on, quelque chose de cette facilité étonnante : il parlait
presque toujours d'abondance.
(6) Cela n'est pas nouveau chez Bossuet, qui disait, en Kicii). troisième Sermon
pour ht fêle de la Conception : « L'utilité des lidéles, ou des enfants de Dieu, est la
loi sui)rême de la chaire. »
noSSUET ET LES SAINTS PÈRES. la
194 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
les saints Prres , il accommodait ses instructions ou ses rô-
préhensions à des besoins présents; c'est pourquoi pendant
le cours dim Avent ou d'un Carême, il ne pouvait se pré-
parer que dans l'intervalle d'un sermon à l'autre. Aussi ne
s'est-il point chargé de ces grands Carêmes où l'on prêche
tous les jours (1); il aurait succombé au travail et se se-
rait épuisé, tant son application était grande et sa pronon-
ciation vive. Au travail , il jetait sur le papier son dessein ,
son texte, ses preuves, m français ou en latin ^ indiffé-
remment, sans s'astreindre ni aux paroles, ni au tour de
l'expression, ni aux figures : autrement, lui a-t-on ouï dire
cent fois, son action aurait langui et son discours se serait
énervé (2). »
M. l'abbé Lebarq, qui rapporte ce passage des Mémoi)'es
de l'abbé Le Dieu , à la page 305 de son Histoire critique
de la Prédication de Bossiiet , supprime les mots « en fran-
çais ou en latin, indifféremment », et les met en note en si-
gnalant « la confusion que Le Dieu a pu faire entre les ca-
nevas de sermons et les Remarques morales. Pour mieux
établir cette confusion, M. l'abbé Lebarq argue, p. 22,
d'un autre passage des Mémoires de Le Dieu (3) : « Hors les
grands panégyriques et peu d'actions d'éclat , aucun de ses
sermons n'a la forme d'un discours achevé , et plusieurs
sont en latin. » — Cette assertion de l'abbé Le Dieu est évi-
demment fausse pour l'ensemble de la prédication de Bos-
suet et surtout pour l'époque de Paris. Mais le secrétaire
de l'évêque de iMeaux ne dit-il pas l'exacte vérité pour ces
Esquisses de Sermons, dont quelques-unes dataient de
1666-1 6G9 et dont la plupart avaient été écrites à Meaux?
Quelques textes de l'Écriture et des Pères, voilà ce que Bos-
suet jetait sur le papier dès l'époque de Paris, à plus forte
raison pendant qu'il était évêque de Meaux.
(( Sur cette matière informe, continue l'abbé Le Dieu, il
(I) Ces Carrmcs étaient rares, même au (lix-sei)tième siècle : les grands Carê-
mes comportaient trois sermons par semaine.
(-2) Mrmoires, p. lOit, lli».
(.■<) I». 118.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 195
faisait une méditation profonde dans la matinée du jour où
il avait à parler, et le plus souvent, sans rien écrire davan-
tag"e, pour ne se pas distraire, parce que son imagination
allait bien plus vite que n'aurait fait sa main. »
Tous ces détails montrent clairement que Le l)ieu parle
de ce qu'il a vu faire par BoSsuet, à Meaux, et qu'il a seule-
ment le tort de généraliser, d'appliquer à toute la carrière
oratoire de Bossuet ce qui n'est vrai que d'une partie de
cette carrière.
« Maitre, ajoute-t-il, de toutes les pensées présentes à son
esprit, il fixait dans sa mémoire jusqu'aux expressions dont
il voulait se servir; puis, se recueillant Taprès dînée, il re-
passait son discours dans sa tête , le lisant des yeux de l'es-
prit comme s'il eût été sur le papier, y changeant, ajoutant
et retranchant comme l'on fait la plume à la main. Enfin,
monté en chaire et dans la prononciation , il suivait l'im-
pression de sa parole sur son auditoire, et soudain, effaçant
volontairement de son esprit ce qu'il avait médité, attaché
à sa pensée présente , il poussait le mouvement par lequel
il voyait sur le visage les cœurs ébranlés ou attendris.
(( On remarque dans les sermons de saint Augustin que
souvent, s'abandonnant ainsi à son zèle, il adressait tout
à coup la parole tantôt aux Ariens et aux Manichéens , tan-
tôt aux Pélagiens et aux Donatistes. Il raconte aussi lui-même
dans sa Vie écrite par Possidius (1), qu'il croyait une fois
avoir été tiré, par un mouvement d'en haut, du sujet qu'il
traitait et déterminé à réfuter les Manichéens pour l'ins-
truction de quelque Ame séduite, que Dieu, qui, dit-il,
tient en sa main nous et nos paroles, voulait rappeler à lui-
Et il ajoute qu'un ou deux jours après, un marchand,
nommé Firmus , vint se jeter à ses pieds, fondant en larmes,
confessant qu 'il avait été plusieurs années Manichéen , mais
que son dernier discours l'avait converti et fait catholique,
et qu'il demandait à rentrer dans l'Église. »
Cette anecdote, racontée sans doute à Le Dieu par Bos-
(I) Aug. Vit. }XT Possid., c. xv.
1% BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
suet, montre qu'à Meaux, comme à Paris, lidéal de notre
grand orateur était toujours saint Augustin.
Là où le secrétaire de l'évèque de Meau.v se trompe, c'est
quand il ajoute : « Telle fut la manière de prêcher de Bos-
suet dans sa jeunesse et à la cour, qui lui acquit cette fa-
cilité, cette abondance et cette variété de tant de sermons
qu'il a faits sans nombre sur toute sorte de sujets; car ja-
mais il n'a répété ni le même carême, ni le même avent.
C'était toujours des matières nouvelles, des plus nécessaires
au salut et propres à l'état et à la condition de ses audi-
teurs. » — Il est certain que si Bossuet a pu parler d'abon-
dance dans sa vieillesse, c'est parce que, dans sa jeunesse
et à la cour surtout , il s'était prépare à ses sermons avec un
soin dont témoignent éloquemment les manuscrits qui nous
restent. Il est certain encore que Bossuet s'est répété , si-
non pour des stations entières, du moins pour bien des
sermons, dans lesquels on peut suivre les progrès de son
heureux génie. Quant à l'art d'adapter ses discours « à la
condition de ses auditeurs », il fut toujours le propre du
prêtre zélé, de l'évèque admirable qu'était Bossuet.
« Ainsi , il parlait au roi et aux grands de leurs devoirs
aussi librement qu'aux particuliers; mais de quels devoirs?
Des devoirs de la royauté pour la défense de l'Église, pour
le maintien de la Beligion , pour le gouvernement de l'Etat,
pour la propre personne du roi , sans sortir de son carac-
tère, sans faire le ministre, ni l'homme d'État, mais avec
une sagesse et une prudence qui l'ont rendu aussi irrépré-
hensible en ce point que dans toutes les autres circonstan-
ces de sa vie...
« Il se plaignait depuis quelques années que l'on ne prê-
chait plus les mystères en un temps où il en croyait le besoin
plus pressant que jamais, le nombre des libertins (1) allant
(I) Au dix-scptiéine siècle, 'on appelait Uhcrlins les incrédules, les libres-
pcnsuurs , les impies. — Pascal les avait i)ris à jiartie dans ses Pensées. Nicole dô-
nonrail Pallicisme comme la « grande iicrésie » du moment. Molière, dans Don
Juan. ])cii,'iiait le scepticisme aristocraliciue des de Guiclie, des de Vardes, des
Vivoiiiie. dfis Mancini, des Manicamp, des Uetz, des de Lionne, des La Rociie-
foucanid, d(^ la |)rincesse l'alatine, de la société du ïemi)le et de Ninon de Lenclos.
de tout ce monde d'élégants impics et dèi)aucliés, dont Salnle-lieuve a dit (ju'ils
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 197
toujours croissant et les hommes devenant plus hardis à
débiter leurs imaginations pour affaiblir la foi. Il lui sem-
blait qu'on avait honte de prêcher Jésus-Christ : « Et com-
ment, disait-il, veut-on qu'il soit aimé, si on ne le rend
aimable et si on ne le fait connaître? » et, en particulier, le
mystère de Jésus-Christ, pour en inspirer l'amour, si re-
commandé dans l'Évang'ile et dont il s'est lui-même tout
pénétré , comme nous le verrons ailleurs par des faits sin-
guliers (1), aussi remarquables que les preuves éclatantes
qu'il en a données dans ses livres et dans la chaire ; car,
suivant cette parole du Sauveur même [Jean, xvii, 3) :
« La vie éternelle consiste à vous connaître , vous qui êtes
le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez en-
voyé » ; et celles-ci de saint Paul [Rom. x, li) : « Comment
croiront-ils en lui, s'ils n'en entendent point parler? et
comment en entendront-ils parler, si personne ne le leur
prêche? » il voulait donc qu'on expliquât au peuple tous
les attributs divins. En son temps, il en annonça haute-
ment les mystères dans ses sermons; et depuis qu'il fut
fait évêque de Meaux , il fit revivre l'ancienne discipline et
rétablit la prédication du pasteur jointe à l'office pontifi-
cal, comme en étant la partie la plus importante. Dès
son entrée en cette église, il le promit ainsi et il le pra-
tiqua fidèlement jusqu'à la mort. Aussi, pourquoi chante-
t-on l'Évangile dans l'assemblée des fidèles, si ce n'est afin,
suivant les institutions canoniques et les exemples des
'saints Pères, qu'il leur soit expliqué dans une instruction
pastorale? »
C'était donc toujours sur les Pères de l'Église que Bos-
suet prenait modèle soit pour ses prédications, soit pour
celles des prêtres dont il avait la direction.
« Ce long" exercice et cette grande habitude de la parole
faisait qu'à Meaux il n'avait pas besoin de beaucoup de pré-
l'orniaient « comme un dix-huitième siècle souterrain sous le grand siècle ». Bos-
suet les avait attaqués, en KMm, en KiM, dans ses Sermons sur la Divinité de Jésus-
^'hrist ou de la religion. \.'Oraison funèbre de la princesse Palatine sera dirigée
presque entièrement contre eux : fin de l'exorde, du premier point, péroraison.
(I) I.'abbé Le Dieu fait sans doute allusion à la mort si édifiante de Bossuet.
198 BOSSUliT ET LES SAINTS PERES.
paration. Après avoir rappelé ses idées dans TÉvangile,
dans saint Aii(/ustiit , ailleurs, ce n'était plus qu'une douce
méditation et une prière continuelle, dans un grand recueil-
lement , même pendant l'office divin. Il s'enfermait ensuite
quelques moments avant de monter en chaire et quand il
avait une fois ouvert la bouche , il était écouté avec une at-
tf'ntion ri un respect qu'un ne peut e.iprimer. On voyait
un père et non pas un prélat parler à ses enfants, et des
enfants se rendre dociles et obéissants à la voix du père
commun. Il les traitait comme saint Jean avec ces termes
de tendresse : « Mes enfants ^ mes petits enfants^ mes bien-
ai)7iés »; aussi, à l'exemple de ce saint apùtre, dont l'his-
toire ecclésiastique raconte que par sa bonté et par ses
larmes il ramena à la pénitence un jeune homme qui s'é-
tait perdu après son baptême , il a eu la consolation , avec
l'aide de Dieu, de faire cesser par sa charité et par sa lon-
gue patience, entre plusieurs désordres parmi ce peuple,
celui des rendez-voils de Bemcelle , qui étaient la ruine des
familles et la source de leurs divisions. Par un seul dis-
cours animé de cette charité angélique , il pacifia les es-
prits divisés d'un monastère célèbre, à leur grand étonne-
ment. »
Encore un trait de ressemblance entre Bossuet et le grand
saint Augustin. — Celui-ci était simple prêtre, lorsque le
saint évoque Yalère le fit parler pour corriger le peuple
d'Hippone de l'abus des festins trop libres dans les solen-
nités. Il conjura ses auditeurs par les opprobres, par les*
douleurs de Jésus-Christ , par sa croix , par son sang, de ne
pas se perdre eux-mêmes, d'avoir pitié de celui qui leur
parlait avec tant d'affection, et de se souvenir du vénérable
vieillard Valère, qui lavait chargé, par tendresse pour eux.
de leur annoncer la vérité. « Après que nous eûmes pleuré
ensemble, dit saint Augustin, je commençai à espérer for-
tement leur correction (1) ». Il eut la consolation de voir le
peuple corrigé dès ce jour-là. — Une autre fois, saint Au-
(I) L':ttre -is- à Alipe, cvéqne de Tagaslc.
LES SAINTS PÈRKS ET BOSSUEï ORATEUR. 199
gustin tâchait de persuader au peuple de Césarée, en Mau-
ritanie, qu'il devait abolir un combat de citoyens, où les
parents, les frères, les pères et les enfants, divisés en deux
partis^ luttaient en public pendant plusieurs jours de suite,
et où chacun s'efforçait de tuer celui qu'il attaquait. Il
excita les acclamations, puis les larmes de ses auditeurs,
et une coutume barbare fut abolie (1).
En imitant un tel modèle, Bossuet ne pouvait que faire
des merveilles. « Son grand talent était de se proportionner
à son auditoire et de se rendre intelligible en prêchant. De
là, la facilité de traiter toute sorte de matières et devant
des personnes de différents états avec le même succès et
dans le même temps. Un matin, après avoir tonné contre les
péchés capitaux, les inimitiés et les injustices, en une pa-
roisse de campagne (Quincy), car il était très véhément
orateur, le soir, donnant la confirmation à des religieuses
dans une sainte abbaye (le Pont-aux-Dames) , il les éleva
jusqu'au sein de la Divinité et leur découvrit le Saint-Es-
prit procédant du Père et du Fils par cette voie d'amour,
qui est la source de la sanctification des âmes et de toutes
les grâces. On crut voir les cieux ouverts et les dons célestes
descendre par ses mains sur ces âmes chastes et trem-
blantes, comme autrefois les langues de feu sur les Apôtres.
Toujours semblable à lui-même, il y aurait cent exemples
à citer de ce caractère dont j'ai été témoin (2), le trouvant
à tout propos familier, simple, naturel, élevé, quand il le
fallait, pressant, persuasif, se conciliant d'une manière
admirable, commp un autre saint Augnslin, l'attention des
esprits les plus tardifs , et toujours plein d'onction. Avec ses
vives lumières et ses tendres sentiments, il renvoyait son
auditeur instruit, consolé, et prêt à faire tout le bien avec
la grâce de Dieu. C'était aussi sa méthode d'accompagner
les sacrements et même l'ordination d'une parole d'exhor-
tation courte et vive, avec une gravité et un sérieux qui
(1) De Doctrina christiana , liv. IV, '>,i. — Voir Fénclon , Lettre à l'Académie ,
Projet de rhétorique.
(-2) Le Dieu, Mr moires, p. -iWt.
200 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
inspiraient l'altention et le respect, le recueillement et la
ferveur, et tiraient souvent les larmes des yeux. »
L'abbé Le Dieu . qu'on ne se lasserait pas de citer, en son-
geant au bonheur qu'il a eu d'entendre pendant vingt ans
la voix la plus éloquente qui fut jamais, nous affirme encore
que la plupart des Sermons de Bossuet, « hors ses actions
d'éclat, ses oraisons funèbres, ses discours dogmatiques (1 i , . . .
et les grands panégyriques (2) » , n'étaient « qu'une ou
deux feuilles volantes, où est un texte en tète, un raison-
nement avec ce mot en marge : pour l'exorde , une division
en deux ou trois membres, toujours marquée distinctement
à la suite du texte et du dessein de l'exorde ; et pour le
corps du discours, l'on n'y trouve que quelques passages
des saints Pères, beaucoup des Grecs, à'Origène surtout,
mais aussi de saint Athanase, de saint Basile, de saint
Grégoire de Nazianze et de saint CJirysostome , de Tertiil-
lien, parmi les Latins, de saint Augustin et des autres ».
Cette assertion, fausse pour la plupart des Sermons de
Paris, est vraie pour les Sermons de Meaux, du moins pour
le peu qui nous en reste et que M. l'abbé Lebarq a dû retirer
parfois des Pensées Chrétiennes et Morales, où les éditeurs
avaient noyé les canevas de Bossuet (3).
Il suffit de parcourir Y Esquisse du Sermon pour le jour
de Pâques, 1685, dont le premier point est à moitié com-
posé de textes de saint Paul , des Psaumes et d'Isaïe , et dont
le second point contient la fameuse allégorie faut de fois
citée : c( La vie humaine semblable à un chemin dont l'issue
est un précipice affreux » ; ou bien V Esquisse du Sermon sur
la femme adulti-re, prêché à Clayc, le 23 mars 1686; ou sur-
tout le Plan d\in Sermon sur V aveugle-né , prêché à Meaux,
le 27 mars 1686, celui d'un Sermon pour Noël, le 25 dé-
cembre 1686 : « Parvulus natus est », celui d'un autre Ser-
mon pour la même fête : « Apparuit gratia », celui d'un
Sermon pour le jour de Pâques, prêché vers 1692, enfin ce-
(I) Mihnoires , p. IKî.
(-2) Ibidem. 1). 118.
(3) llisloirn critique de la Prédication de Bossuet, j). -271.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR. 201
lui d'un Sn^mon pour la Pentecôte : « Cor miindum créa in
nie l)eits w^qui l'ut « une prière au peuple de la part de
Dieu , et une prière à Dieu de la part du peuple (1) ». L'on
est convaincu que Bossuet n'écrivait plus à Meaux que des
canevas de moins en moins développés, jusqu'à ce qu'il
en vint à ne plus rien écrire de ses sermons.
Dans les Fragments qui nous restent, c'est l'Écriture,
beaucoup plus que les saints Pères, que l'on trouve citée. On
peut croire pourtant que l'abbé Le Dieu avait vu de nom-
breux manuscrits, aujourd'hui perdus, qui lui permettaient
d'affirmer cette part si large faite aux Pères de l'Église et
surtout à Or/gène. Il n'y a pas n/ic seule citation de ce Père
dans tout ce que nous avons des Fragments oratoires de
l'époque de Meaux.
L'abbé Le Dieu est très bien inspiré, lorsqu'il nous fait con-
naître les sentiments intimes et profondément édiliants de
Bossuet. <( Avec cette merveilleuse facilité, dit-il, il ne met-
tait pas sa confiance en lui-même , mais uniquement dans
la prière, d'où il tirailla force de ses puissantes paroles, et
dans la Sainte Écriture et l'Évangile, qui étaient le fonde-
ment solide de ses discours , où par ce moyen il répandait
l'esprit de piété et d'onction. Dans le cours de vingt années,
je ne l'ai jamais vu monter en chaire qu'après s'être pros-
terné en secret aux pieds de son crucifix, dans une humilia-
tion profonde, pour demander les lumières du Saint-Esprit.
Aussi, l'avons-nous tant de fois ouï répéter, et dans un même
(1) Ce sont les propres paroles de liossuet au début de ce sermon. « Le Saint-
Esprit en ce jour appelé Creator Spiritus, par rapport à cette nouvelle création ;
non qu'il soit créateur, etc., mais la création nouvelle par une attribution parti-
culière. Pour en fonder la demande et nous faire dire : 0 Dieu, créez en moi ce
cœur nouveau, il faut considérer avant toutes choses quel cœur nous avons. Pesez
toutes les paroles de Notre-Seigncur au chapitre vu de saint Marc : De corde lio-
miitum malae cogitationes procedunt, aduUeria, fornicaliones, homicidia, farta,
avaritiae , neqiiitiae , dolus, impudicitiae . oculits malus, blasphemia . xuperfna,
stnltitia. Appuyez beaucoup sur celui-là : Bonus homo de boiio thesauro cordis sui
profcrt bonuni et rnalus homo de malo thesauro profert malum; ex abundantia
enim cordis os loqititur. — Non potest arbor bona malos fructus facere, neque
arbor mala bonos fructus facere. Jugez du fond de votre cœur par vos pensées.
— Pesez beaucoup sur chaque crime : AduUeria : on ne le conçoit pas. David.
— Filius mortis est vir qui fecit hoc. — Ovem reddet in quadruplum. Vous ne
sauriez la rendre : son innocence, sa foi , etc. Appuyez sur les autres : Homicidia :
Qui liait son frère , c'est un meurtrier, etc.
202 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
discours, cette huml)lc parole de saint Augustin : Voilà,
mes frères, ce que Diru m'a donné pour roiis , et priez-le
pour qu'il me donne la force de vous prêcher. Jusqu'à Ici fin,
les vérités du salut, comme faisaient les Apôtres dans leur
ferveur : Donnez, Seigneur, à vos serviteurs la force d'an-
noncer votre parole avec une entière liberté; et saint Paul :
« Priez . mes frères , que Dieu , m'ouvrant la bouche , me
donne des paroles pour annoncer librement le mystère de
l'Évangile, afin que je le publie avec la hardiesse et la
liberté que je dois. » C'était là sa dévotion, parce que c'é-
tait aussi sa vocation . à laquelle il craignait de manquer.
C'est pourquoi, quittant un jour la supérieure d'une sainte
communauté de Aleaux OP' de Noëfort) avec ce mot: « Priez
Dieu pour moi ; » et cette fille, pleine de mérite et de ver-
tus, lui ayant dit à son tour : « Que lui demanderai-je? »
il répliqua : « Que je n'aie point de complaisance pour
le monde » , tant il craignait la tentation d'altérer la parole
de Dieu, qu'il se sentait chargé, comme saint Paul, de prê-
cher avec une entière sincérité. Il invoquait donc avec fer-
veur et en grande humilité l'esprit du Seigneur pour se pré-
parer aux discours les plus familiers qu'il faisait partout en
visitant son diocèse. Je l'admirais, allant d'une paroisse à
l'autre, l'Évangile à la main, le méditant pour se pénétrer
des vérités qu'il voulait annoncer aux plus simples , avec
une attention respectueuse et en esprit de prière , plutôt
qu'avec ses grandes lumières et cette érudition profonde qui
le faisaient admirer des savants, quand il traitait au milieu
d'eux les plus hauts mystères et la théologie la plus su-
blime.
« Dans le Carême do 1687, à Meaux, prêt à aller à l'église
de Saint-Saintin expliquer le décalogue, je le vis, M. l'abbé
de Fleury présent, prendre sa Bible pour s'y préparer et lire
à genoux, tète nue, les chapitres xix et xx de Y Exode,
s'imprimer dans la mémoire les éclairs et les tonnerres,
le son redoublé de la trompette, la montagne fumante et
toute la terreur qui l'environnait en présence de la Majesté
divine, humilié profondément, commençant par trembler
LES SAINTS PERES ET BOSSUET ORATEUR. 203
lui-même afin de mieux imprimer la terreur dans les cœurs
et enfin y ouvrir les voies à l'amour. Car c'était encore ici
sa méthode , après avoir ébranlé son auditeur par les mou-
vements les plus forts de frayeur et de crainte , de le ren-
voyer consolé par la joie de l'espérance et par Fonction de
la charité.
« De saintes religieuses de grand mérite (M™"' de Luynes
et d'Albert) , sensibles à cette impression ordinaire de ses
discours, lui disaient dans leur transport : « Comment fai-
tes-vous donc, Monseigneur, pour vous rendre si touchant?
Vous nous tournez comme il vous plait, et nous ne pou-
vons résister aux charmes de vos paroles. » « Remerciez-en
Dieu, mes filles, répondait-il en simplicité; c'est l'onction
que vous avez reçue du Fils de Dieu qui vous enseigne toutes
choses (1) et qui vous parle au cœur par ma bouche. iMais
je veux bien aussi vous avouer qu'ayant à vous entretenir,
je commence par me pénétrer moi-même des considé-
rations dont je dois exciter en vous le sentiment. » Et c'est
ainsi que ce grand orateur savait joindre à sa tendre piété
ce précepte commun de l'éloquence humaine :
... Si vis me tlere. doleadum est
Prinuim ipsi tibi; tuiic tua me infortunia laedent (2).
Tout cela nous fait comprendre pourquoi et comment le
génie oratoire de Bossuet s'est transformé à Meaux; pour-
quoi et comment son éloquence, didactique et théologique
à Metz, philosophique et morale à Paris, est devenue à
Meaux « homilétique et comme attendrie par l'indulgence
de la vieillesse (3) ».
C'est bien moins « l'indulgence de la vieillesse », — puis-
(jue Bossuet a toujours été la douceur et la bénignité même ,
— que le désir et le besoin d'imiter les Pères de l'Eglise ,
(1) Joan., II, ii7. (Note de l'abbé Le Dieu.)
(-2) Horace, Art poétique. . Si tu veux que je pleure, il l'aut que tu paraisses
pénétré de douleur: alors je serai sensible à tes malheurs. » (Traduction et note
de l'abbé Le Dieu.) — Raveneau nous parle d'un Sermon de Bossuet, en KiSi, « ca-
pable d'altendrir les pierres ».
(3) Brunetiére, Sermons choisis de Bossuel. Introduction, p. ùd.
204 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
dont l'àme était, pour ainsi dire, passée dans la sienne, qui
faisaient que Tévèque de Meauv , comme un nouveau Chry-
sostonie, supérieur au premier, n'adressait à son peuple que
de simples et touchantes Aome7/>.s- (1), ou conversations fa-
milières sur la religion et principalement sur l'Évangile du
jour : homélie pour le premier dimanche de Carême.
7 mars 1683, ou 20 février 168i (2) ; homf'lif pour l'ouver-
ture de la Mission donnée avec le concours de Fénelon.
Fleury, etc., 20 mars 1684, lundi de la Passion (3); Romélu'
pour le jour de Pâques, 1685 ^i); homèUo ('squ'isséc pour
le troisième dimanche de l'Avent, 1685(5); homélie sur la
Femme adultère, à Claye, 23 mars 1686 (6); homélie sur
l'Âveugle-né à Meaux, le 27 mars 1686 (7); homélies dont le
Journal des visites pastorales nous a conservé les souvenirs,
ou du moins les dates, et que M. l'abbé Lebarq a pieusement
relevées dans le Tableau de tous les sermons ou exhorta-
tions dont on troure la mention pour l'époque de Meaux :
ce^ableau ne comprend pas moins de 22 pages (337-359)
de l'excellente Histoire critique de la Prédication de Bos-
suet.
Il faut reconnaître qu'à Meaux il ne cite presque plus les
Pères de l'Église. Us l'inspirent; ils lui servent de modèle
et d'idéal; mais il n'invoque plus en chaire leur autorité,
(I) Du grec 6[ji'.),îa, conversation.
{i) On reconnaît la voix tlu Pasteur dans ce passage de la dernière partie.
• L'homme ne vit pas seulement de pain.... J'ai une autre vie dans la parole de
Dieu, dans la vérité, dans l'acconiplissernent de la volonlé divine. Non (|ue je ne
vous plaigne dans les misères que vous éprouvez et je voudrais pourvoir aux be-
soins de chacun. Mais dans l'impuissance où je nie trouve de le faire, je dois
donner du moins à tous renseignement nécessaire et les consolations qui peu-
vent les soutenir dans leurs détresses •.
(3) C'est une esquisse sublime, le commentaire de l'Évangile du jour appliqué
aux circonstances. — M. l'abbé Lebarq a le mérite d'avoir liiè des Pensées chré-
tiennes et morales et publié à part le texte de cette homélie. {Histoire criti-
que, etc., p. '21-'2\).)
(4) C'est un des rares autographes oratoires de cette époiiue.
(5) L'analyse en a été donnée par un auditeur. Rochard , et le canevas en est
conserve parmi les manuscrits de la IJibliolliè(|ui' nationale.
(<>) . J'ai un second , le roi, dit liossuel : humble sujet iiartout ailleurs, dans
la religion, j'ose dire que le prince ne va que le sec()nd ». Louis XIV avait révo-
qué l'édit de Nantes le -20 octobre l(>85.
(7) • Le péché des chrétiens, plus grand, dit l'orateur; des catholiques, des
prêtres, et puisqu'il faut prononcer ma condamnation de ma propre bouche, des
évèques! ■
LES SAINTS PÈRIiS ET BOSSUET ORATEUR. 205
parce que, sans doute, cette autorité, décisive devant un
auditoire d'élite comme celui de la cour et de la capitale,
ne lui semble pas devoir impressionner beaucoup les fidèles
du diocèse de Meaux.
La vraisemblance de cette assertion ressort de ce fait que
Bossuet, à la même époque, cite les Pères dans V Oraison
fiincbre de la Reine fl683) (1), dans celle de la Princesse
Palatine (1685) (2), dans celle de Michel Le Tellier (1686) (3),
et dans celle du grand Condé (1687) (i).
L'évèque de Meaux s'inspirait de plus en plus de l'Écriture
sainte. Quant aux Pères, il s'en nourrissait aussi conti-
nuellement, comme en fait foi le récit de Le Dieu dans ses
Mé)iioi)'f's et son Journal; mais s'il imitait en chaire la
familiarité des Augustin et des Chrysostome , auxquels vou-
lait ressembler sa grande âme de saint évêque, il ne se
servait pas autant de leur doctrine et de leur autorité pour
les homélies qui jaillissaient de son cœur; pénétré de la
méditation de l'Évangile, que pour les œuvres de théologie,
de controverse, de polémique et d'ascétisme, qui se multi-
plièrent dans les 22 années du plus fécond et du plus glo-
rieux épiscopat qui ait jamais honoré l'Église de France.
(1) Il y a des textes de saint Paulin, de saint Augustin, de saint Grégoire de
Xazianze.
(-2) On y remarque un grand nombre de textes de l'Écriture et un seul de saint
Augustin.
(3) Il y a une citation de saint Augustin , Cité de Dieu , t. I , c. x.
(4) On y relève deux textes de saint Augustin.
CHAPITRE IV
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXÉGÈTE.
Il serait téméraire de vouloir traiter à nouveau l'a qiues^
tion que le P. de la Broise a si bien élucidée dans le cha-
pitre X de sa belle thèse : Bossupt ft la Bible.
Ce chapitre , intitulé Bo^supt. commpntntpur dp la Biblp.
p. -27V-305, contient tout ce qu'il va d'essentiel à savoir
sur les ouvrages exégétiques de Bossuet : XEjpUcation dp
r Apocalypsp , les Commentairps sur Ips Psaiwips et sar Ips
Livrps sap ien t ia ux .
Mais l'excellent auteur de cette savante étude n'avait pas
à s'occuper de la part qui revient aux saints Phres dans les
Commentaires bibliques de Bossuet, et il n'en dit qu'un
mot, p. 278, pour constater avec le g-rand évêque que \'A-
pocah/psp est un sujet où les Pères « n'ont pas tout vu », où
l'on peut « aller à la découverte » et pénétrer plus avant
qu'ils n'ont fait.
Quoi qu'il en soit, nous savons par l'abbé Le Dieu (1)
que, pendant le Carême de 1668, l'abbé Bossuet avait ex-
posé les Épilrps du temps au parloir des Carmélites, dans
des Explications particulières, auxquelles assistaient la du-
chesse de Longueville et la princesse de Conti, avec d'autres
personnes approchant de ce rang. « Ces explications, di-
(1) Mémoires, t. I, p. 8(».
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE. 207
sent encore ces saintes filles (1) , étaient d'une beauté en-
chantée et de plus grande utilité du monde (2). »
Comme saint Paul , commenté par saint Augustin , était
pour Bossuet l'idéal, tout nous autorise à croire que les
Explications de 1668 devaient être nourries d'idées et de
citations de saint Amjustin et de saint Jean Chri/so!<tomf',
dont Bossuet, à peu près à la même époque, trouvait « les
Homélies sur saint Paul admirables (3) ».
«. En plusieurs autres temps, continuent [les Carmélites
d'après Le DieuJ (4), Bossuet a expliqué divers prophètes,
V Apocalijpsc et le Cantique ries cantiques , et ces explica-
tions étaient de la même beauté que nous venons de dire...
J'étais présent à l'explication de \ Apoeahjpse et du Canti-
que, qui se fit en divers temps, en 1686, en 1687, en huit ou
dix Conférences; et je croyais entendre saint Jérôme inter-
prétant les Livres saints aux veuves et aux vierges chré-
tiennes...
« Avant son épiscopat , notre abbé fit souvent de sembla-
bles conférences dans la chambre même de la duchesse de
Longueville, qui y assemblait des dames de charité. »
Ainsi, Bossuet, commentateur de la Bible, éveille natu-
rellement dans l'esprit de ceux qui l'entendent l'idée d'un
Père de l'Église, non pas seulement parce cju'il en a le gé-
nie, mais encore et surtout parce qu'il s'inspire des idées de
nos saints Docteurs.
On le sait par la Bible du Concile, où « une foule de
Pères sont cités, spécialement saint Jérôme et Théo-
do r et (5) ».
On le sait encore par le texte même de XExpUcation de
rApocalf/pse, qui doit être en grande partie la reproduction
des Conférences faites aux Carmélites^ puiscjue Le Dieu (6)
(I) I,'al)l)é Le Dieu parle du Mémoire ou Registre des Carmélites.
{•X) Le P. de la Broise ne dit qu'un mot dans une note, p. -l'o, de ces Conféren-
res sur saint Paul. Elles ne sont pas parvenues jusqu'à nous, il est vrai; mais
le souvenir qui nous en reste est trop précieux pour qu'on ne le recueille pas.
(3) Ecril composé pour le cardinal de Bouillon.
(4) Mémoires, p. 86, 87.
(5) Lettre du P. de la Broise à l'auteur de ce livre. — Voir plus haut, p. 50.
(G) Mémoires, t. 1, p. 109.
208 KOSSUET ET LES SAINTS PERES.
nous dit : « En deux séances, chacune de trois heures, j'ai
écrit sous lui, à (îerminy en 1088, au miheu de l'été, l'abbé
Fleury présent, le plan et le canevas de son Explication
de l'Apocalypse , avec les citations du texte et les caractères
des empereurs par les historiens, tant il possédait sa ma-
tière, quoique d'une si longue discussion et d'une si grande
variété (1). »
ARTICLE Y'
Les Saints Pères et l'Explication de l'Apocalypse.
Quoique Bossuet fasse remarquer au § XVI de sa Préface
que, pour « les prophéties qui ne regardent pas le dogme,
mais l'éditication (2i », il est permis de « dire que les Pères
ou ne s'y sont pas appliqués, ou n'ont pas tout vu, ou qu'on
peut même aller plus loin qu'ils n'ont fait », il ajoute aus-
sitôt que même « en cela on manquera d'autant moins au
respect qui leur est dû qu'il faudra encore avouer de bonne
foi que ce petit progrès que nous pouvons faire dans ces
pieuses éruditions est dû aux lumières qu'ils nous ont
données ».
En effet , l'évèque de Meaux marche toujours guidé par ces
lumières qui éclairent son génie. — Ainsi, des deux rai-
sons pour lesquelles « Dieu , qui a inspiré tous les prophè-
tes, en a fait revivre l'esprit dans saint Jean, pour consacrer
de nouveau à Jésus-Christ et à son Église tout ce qui avait
été jamais inspiré aux prophètes , la première est prise de
saint Irrnée : « Il devait, dit-il (3\ venir de faux docteurs
qui enseigneraient que le Dieu qui avait envoyé Jésus-Christ
n'est pas le même que celui qui avait envoyé les anciens
(l)Le travail, achevé en I(i88 (.'), parut en I(i8!i. lue lettre de l'abbé de Langc-
ron du lt> avril 1<>88 rend compte de la lecture du Commentaire, sinon sous sa
fornK! délinitivc, du moins dans une rédaction déjà assez complète. — « Il faut ,
dit le P. de la Broise , p. -27(>, note 1, que Le Dieu ait écrit par erreur l(>8S au lieu
<le n>8", ou bien qu'il parle, non du plan et du canevas du Commentaire lui-
même, mais de la Prrfacr ou des Disscrlalations qui suivent le Commentaire. »
Ci, Telle est évidemment celle de l'Apocalypsr.
(3) Adi'crsus Hacrcscs, lib. V, cap. xxvi, -2.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXÉGETE. 209
prophètes. » C'est pour confondre leur audace que la pro-
phétie du Nouveau Testament, c esi-k-dire Y Aj)oca/f/j)se , est
pleine de toutes les anciennes prophéties, et que saint Jean,
le nouveau prophète, expressément envoyé par Jésus-Christ,
est plein de l'esprit de tous les prophètes (1). » — Ainsi en-
core, Bossuet nous dit « qu'il y a deux manières d'expliquer
l'Apocalypse : l'une générale et plus facile ; c'est celle dont
saint Augustin a posé les fondements et comme tracé le plan
en divers endroits (21, mais principalement dans le livre de
la Cité de Dieu. Cette explication consiste à considérer deux
cités, deux villes, deux empires mêlés selon le corps et sé-
parés selon l'esprit. L'un est l'empire de Babylone, qui si-
gnifie la confusion et le troublé ; l'autre est celui de Jérusa-
lem, qui signifie la paix; l'un est le monde, et l'autre
l'Ég-lise considérée dans sa partie la plus haute, c'est-à-dire
dans les saints, dans les élus... Autant que cette explica-
tion de V Apocalypse est utile, autant est-elle facile. Par-
tout où l'on trouvera le monde vaincu ou Jésus-Christ vic-
torieux, on trouvera un bon sens dans cette divine prophétie,
et on pourra même s'assurer, selon la règle de saint Augus-
tin, d'avoir trouvé en quelque façon l'intention du Saint-
Esprit, puisque cet Esprit qui a prévu dès l'éternité tous les
sens qu'on pourrait donner à son Écriture, a aussi toujours
approuvé ceux qui seraient bous et qui devaient édifier les
enfants de Dieu... Mais si notre Apôtre n'avait regardé que
ce sens dans son Apocalypse , ce n'en serait pas assez pour
lui donner rang parmi les prophètes. Il a mérité ce titre
parla connaissance qui lui a été donnée des événements fu-
turs, et en particulier de ce qui s'allait commencer dans
l'Eglise et dans l'Empire. » Et Bossuet prouve que saint
Jean a prédit les souffrances de l'Église par deux lettres de
&QAiii Denys d'Alexandrie, rapportées dans V Histoire ecclé-
siastique d'Eusèbe, VII, 25 , 10 , 22, 23.
Il montre ensuite que d'après « une tradition constante
(1) Préface de l'Apocalypse avec une explication , § II.
(-2) Bossuet cite les Explications sur les Psaumes, LXIV, n. I cl -l; CXXXYI, 15
et Ifi.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 14
210 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
de tous les siècles, la Rabylone de saint Jean, c'est l'an-
cienne Rome. » Il cite à l'appui un passage de Tertullicn
et ajoute que « tous les Pères oui tenu le même langage » :
saint I ré née, saint Augustin, Or ose , surtout saint Jérôme,
« qui a été le mieux instruit des sentiments [des anciens doc-
teurs! et qui ne cesse de répéter que Rome est la ville que
Dieu a maudite dans V Apocalypse, sous la figure de Ba-
bylone », saint Ambroise enfin, ou plutôt « le savant inter-
prète de V Apocalypse , imprimé très mal à propos sous le
nom de saint Ambroise , parmi les œuvres de ce Père » .
Jurieu, il est vrai, prétendait que la Babylone de V Apo-
calypse n'était pas la Rome païenne, mais la Rome chré-
tienne, l'Église corrompue. C'est Wiclef et Jean Huss qui
avaient émis cette idée au quatorzième et au quinzième
siècle; Luther l'avait popularisée, en appelant le Pape l'An-
téchrist; les protestants d'Allemagne, de Suisse, d'Angle-
terre et de France l'avaient propagée, en imaginant divers
systèmes pour prédire la ruine prochaine de la Babylone
papale, qui en 1689 (1), qui en 1700 (2), qui en 1710-
1715 (3). — Bossuet écrivit son Explication à l'occasion
de ces dires mensongers des protestants. Toutefois , son li-
vre n'est pas un écrit polémique : la question du Pape Anté-
christ sera traitée d'une façon polémique dans le XIIF livre
de V Histoire des Variations , âans Y A rcrtisse?7îent aux pro-
testants placé à la suite de l'Explication et dans la disser-
tation De excidio Babylonis. L'évêque de Meaux ne voulait
dans son Explication que donner aux fidèles un bon com-
mentaire sur un livre difficile.
Il répond à Jurieu que Babylone n'est pas une adultère,
mais une prostituée, Trbpvr^v, d'après saint Jean, et que la
plus grande partie de \ Apocalypse (chap. iv-xix) a reçu
son entier et manifeste accomplissement, d'après le « docte
(I) l'icirc Dumoulin dans son Accomplissement des Prophéties, public à Pecinn
en 10-24.
(•2) Jurieu dans son livre les Préjugés légitimes.
Vi) C'est Joseph Méde dans sa Clavis Apocalyptica, Cambridge, l(i-2"; Jurieu,
qui, après la révocation de l'Édit de Nantes, Kia"), remania ses calculs, fit com-
mencer le rc'sne de la Bête en «0, au lieu de 500, pour le faire (inir en l-IO-ni.-;.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXÉGÊTE. 211
Génébrard (1), une des lumières de la Faculté de Paris et de
toute l'Église de France » , d'après le savant Jésuite Possi-
nes, Grotius, Hamond, Grégoire Lopez et Louis de Grenade.
Les saints Pères ont bien cru voir dans la Bête de YAjjo-
ralt/psfi ce grand Antéchrist dont les autres antechrists ne
devaient être qu'une faible image. — Mais le savant Jésuite
Louis d'Alcasar, qui a écrit un commentaire sur YApo-
cabjpse, la montre parfaitement accomplie jusqu'au xx° cha-
pitre, et quand on lui objecte les Pères et l'autorité de
quelques docteurs, qui trop hardiment donnent pour des
traditions constantes et des articles de foi les conjectures de
quelques Pères, il répond que les autres docteurs n'y consen-
tent pas ; que les Pères ont varié sur tous ces sujets ou sur la
plupart; qu'il n'y a point de tradition constante et uniforme
en beaucoup de points , où des docteurs , même catholiques ,
ont prétendu en trouver ; en un mot, que c'est ici une affaire,
non de dogme ni d'autorité, mais de conjecture, et tout
cela est fondé sur la règle du Concile de Trente, qui n'é-
tablit la tradition constante , l'inviolable autorité des saints
Pères pour l'intelligence de l'Écriture que dans e leur
consentement unanime et dans les matières de la foi et des
mœurs ».
Bossuet, après avoir cité saint Hippolytc, pose les princi-
pes qui vont désormais le guider : « C'est, premièrement,
qu'il faut distinguer les conjectures des Pères et leurs sen-
timents particuliers d'avec leur consentement unanime;
c'est qu'après qu'on aura trouvé dans leur consentement
universel ce qui doit passer pour constant et ce qu'ils au-
ront donné pour dogme certain , on pourra le tenir pour
tel par la seule autorité de la tradition , sans qu'il soit tou-
jours nécessaire de le trouver dans saint Jean ; c'est qu'en-
fin ce qu'on verra clairement qu'il y faudra trouver ne
laissera pas d'y être caché en figure sous un sens déjà ac-
compli et sous des événements déjà passés. Qui ne sait que
la fécondité infinie de l'Écriture n'est pas toujours épuisée
par un seul sens ? »
(I) C'est l'auteur de la Chronologie gèni'rale.
212 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Voilà , certes , d'admirables principes d'exégèse , qui con-
sacrent l'autorité de la tradition et sauvegardent tous les
droits de lavenir. On peut les rapprocher des définitions
du concile du Vatican, de ce qu'écrivait naguère Léon XIII,
dans son Encyclique sur V Étude de la sainte Écriture , et
l'on verra que Bossuet est en parfaite harmonie avec les
enseignements les plus récents de l'Église catholique.
Voici les principaux passages de l'Encyclique de novem-
bre 1893 :
« Il faut reconnaître que les saints Livres sont enveloppés
dune certaine obscurité religieuse , et qu'on ne peut s'y
engager sans guide (1 . Dieu a voulu ainsi (c'est une pensée
fréquente des saints Pères) nous les faire approfondir avec
plus de goût et d'ardeur et, grâce à ces efforts, en graver
plus profondément les enseignements dans nos esprits et
dans nos cœurs. Il a voulu surtout nous faire comprendre
qu'il a remis les Écritures aux mains de l'Église, et que
nous recevrons d'elle, pour la lecture et l'interprétation de
la parole divine, une direction et un enseignement infail-
libles. Où sont les dons et les promesses de Dieu, là est la
source où il faut puiser la vérité; si l'on veut une exposi-
tion sûre des Écritures, il faut la demander à ceux en qui
se perpétue la succession apostolique; tel était déjà l'avis
de saint Irénée (2i , tel est celui de tous les autres Pères. Le
Concile du Vatican l'a adopté, quand, renouvelant le dé-
cret du concile de Trente sur l'interprétation de la parole
divine écrite, il déclara que « sa rolontr était que dans
les choses de la foi et des mœurs, se rapportant à l'édifica-
tion de la doctrine chrétienne, on tint pour le vrai sens de
la sainte Écriture celui qu'a tenu et que tient notre sainte
Mère r Église, à qui il appartient déjuger du vrai sens et de
r interprétation des Écritures; et que par conséquent il n'est
permis à personne d'interpréter r Ecriture sainte contraire-
ment à ce sens ou au sentiment unanime des Pères (3) ».
(1) s. Hier, ad Paulin, de Studio Scripl.. ep. i.iii, '«.
(2) C. hecr., iv, ■>(!, :,.
(a) Srss. i\i. cap. ii. de revcl. : cf. Conc. Triil. scss. iv, decr. de cdil. cl usu sacr. libror.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 213
« Cette loi pleine de sagesse , loin de retarder ou d'em-
pêcher les recherches de la science biblique, la préserve
plutôt de l'erreur, et l'aide beaucoup à faire de vrais pro-
grès. Car tout docteur privé a devant lui un vaste champ
où, s'avançant en toute sûreté, il peut se distinguer et ser-
vir l'Église par son talent d'interprète. Le sens de plusieurs
passages des divines Écritures n'est pas encore certain et
défini : il se peut que, par un dessein miséricordieux de la
Providence, les recherches des savants fassent mûrir les
questions que tranchera plus tard le jugement de l'Église.
Quant aux passages déjà définis, le docteur privé peut en-
core se rendre utile, en rendant plus claire l'exposition qui
s'en fait au vulgaire, plus profonde celle que réclament les
érudits, plus décisive l'apologie qui doit les venger des at-
taques de l'impiété. Que l'interprète catholique regarde
donc comme un devoir sacré et qu'il ait à cœur de se con-
former à l'interprétation traditionnelle des textes , dont le
sens authentique a été défini par les écrivains sacrés, sous
l'inspiration de l'Esprit-Saint , comme on le voit en plu-
sieurs endroits du Nouveau Testament, ou par l'Église avec
l'assistance du même Esprit, tantôt sous la forme d'un ju-
gement solennel, tantôt par son enseignement ordinaire
et universel (l), et qu'il se serve des ressources de son
érudition pour montrer que cette interprétation tradition-
nelle est la seule qu'autorisent les lois d'une saine hermé-
neutique...
« C'est pourquoi celui qui enseigne cette science doit
avoir aussi le mérite de posséder à fond l'ensemble de la
théologie; et les comniputairfs des saints Pèrps^ des doc-
teurs et des meilleurs interprètes doivent lui être familiers.
C'est ce que nous répète souvent saint J('r<jmc (2 , ce sur
quoi insiste particulièrement saint ÀHf/usiin, qui se plaint,
à juste titre, dans les termes suivants : « Si toutes les
sciences, et jusqu'à celles qui ont le moins de valeur et of-
frent le moins de difficultés , ont besoin , pour être bien sai-
(1) Conc. Vat.. sess. m, cap. m, de fide.
(-2) Ibid., (1,7.
214 BOSSUET ET LES SALNTS PERES.
sies, d'un professeur ou d'un maître, peut-on imaginer
une condui|,e plus téméraire et plus orgueilleuse, que de
vouloir comprendre, en dehors de leurs interprètes, les
livres qui traitent des divins mystères (1)? » Tels furent
aussi le sentiment et la pratique des r/iifrfs Pères, qui,
pour arriver à rintelligence des divines Écritures , s'en rap-
portèrent, non à leur propre manière de voir, mais aux
écrits et à l'autorité de leurs prédécesseurs dans la foi , qui
eux-mêmes tenaient très certainement de la tradition apos-
tolique leur règle d'interprétation (2).
« Et maintenant, fous le.s saints Pères qui, « après les
Apôtres, ont planté, arrosé, bâti conduit et nourri le trou-
peau de Dieu , procurant ainsi l'accroissement de la Sainte
Église (3) », jouissent d'une autorité souveraine ^ chaque
fois qu'ils s'accordent tous à expliquer de la même ma-
nière quelque passage biblique , comme se rapportant à la
doctrine sur la foi ou les mœurs : en effet , de leur consen-
tement unanime, il résulte clairement que ce point a été
enseigné par les Apôtres selon la foi catholique. Mais il
faut encore faire grand cas de l'opinion des Pères, alors
même que, sur ces matières, ils parlent comme des doc-
teurs privés. Et en effet, non seulement ils se recommandent
hautement par leur science de la doctrine révélée et par la
connaissance d'une foule de choses très utiles à l'intelli-
gence des livres apostoliques; mais encore Dieu a donné
abondamment l'assistance de sa lumière à ces hommes non
moins remarquables par la sainteté de leur vie que par leur
amour de hi vérité. Que l'interprète sache donc qu'il est
de son devoir de marcher respectueusement sur leurs tra-
ces et de profiter de leurs travaux avec un choix intelli-
gent.
« Qu'il ne pense point pour cela qu'il lui est interdit de
pousser plus loin, quand il y en aura un juste motif, les
recherches et l'exposition, pourvu qu'il se conforme reli-
(I) Ad Honorât, de Utilit. cred. xvii, .Ti.
(i) Kufin. Ilisl. eccl. ii, 9.
('■i) S. Aug. C. Julinn. Il, 10, ;iT.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 215
gieusement à cette règle si sage de saint Augustin, à sa-
voir : qu'on ne doit s'éloigner du sens littéral , et pour ainsi
dire obvie, qu'autant que la raison empêche de le conser-
ver, ou que la nécessité oblig-e de l'abandonner (1). »
Bossuet a pratiqué deux siècles avant Léon XIII ces admi-
rables principes d'exégèse.
Après avoir répondu à une objection tirée de la venue
d'Enoch et d'ÉUe à la lin des temps et non pas à la chute de
Rome païenne (2), après avoir fermé la bouche d'un mot
aux protestants , qui disent que l'Antéchrist naquit en saint
Léon et continua à se former dans saint Gélase et dans saint
Grégoire, l'auteur de V Explication de V Apocalypse « avance
trois vérités :
« La première , qu'il y a des prophéties qui regardent le
fondement de la religion, comme celles de la venue du
Messie, de la dispersion des Juifs et de la conversion des
gentils. Le sens de ces prophéties ne peut pas avoir été in-
connu aux Pères, puisque ce serait avoir ignoré un dogme
delà religion, et encore un dogme essentiel et fondamen-
tal... Le fond s'en doit trouver dans les écrits des saints
Pères :
« Une seconde vérité n'est pas moins constante : c'est
qu'il y a des prophéties qui ne regardent pas le dogme,
mais l'édification ; ni la substance de la religion , mais ses
accessoires... L'explication de ces prophéties dépend de
l'histoire, et autant de la lecture des auteurs profanes que
de celle des saints Livres. Sur ces sujets, il est permis d'al-
ler, pour ainsi dire, à la découverte .-personne n'en doute...
« De là résulte une troisième vérité : que s'il arrive aux
orthodoxes, en interprétant les prophéties de ce dernier
genre, de dire des choses nouvelles, il ne faut pas s'ima-
giner pour cela qu'on puisse se donner la même liberté
dans les dogmes; car c'est à l'égard des dogmes que l'Église
(1) De Gen. ad lilt.. 1. VUI, c. 7, 1:3.
(2) ■ Ce sens, dit Bossuet, ne préjudicie en aucune sorte à celui que je propose
louchant Rome : il est certain qu'il faut reconnaître un dernier et un grand An-
téchrist. »
216 BOSSUET ET LES SA.INTS PERES.
a toujours suivi cette règle invariable , de ne rien dire de
nouveau et de ne s'écarter jamais du chemin battu. »
On voit par là ce qu'il faut penser des déclamations de
Paul Albert et de quelques autres critiques qui nous repré-
sentent un Bossuet esclave de la tradition et figé dans l'im-
mobilité d'une doctrine étroite et sans ampleur. Le véri-
table Bossuet respecte souverainement les dogmes sacrés ,
immuables comme les paroles de Dieu « qui ne passent
pas » ; mais dans tout le reste , il est beau de le voir « aller
à la découverte » avec la sainte liberté des enfants de
Dieu.
Pour expliquer cette liberté, Bossuet « ose avancer que,
loin qu'il soit du dessein de Dieu qu'elles (ces prophéties)
soient toujours parfaitement entendues dans le temps qu'elles
s'accomplissent , au contraire , il est quelquefois de son des-
sein qu'elles ne le soient pas alors ». Des exemples nom-
breux le prouvent dans l'Ancien et le Nouveau Testament.
Quant au sens prophétique de V Apocalypse , « les saints
Pèt'es tournaient rarement leur application de ce côté-là.
Dans l'explication de l'Écriture, ils ne poussaient guère à
bout le sens littéral, si ce n'est lorsqu'il s'agissait d'établir
les dogmes et de convaincre les hérésies. Partout ailleurs ils
s'abandonnaient ordinairement au sens moral... Une rai-
son particulière obligeait les Pères à de plus grandes réser-
ves sur le sujet de V Apocalypse , à cause qu'elle contenait
les destinées de l'Empire , dont il leur fallait parler avec
beaucoup de ménagement et de respect, pour ne point ex-
poser l'Église à la calomnie de ses ennemis. On peut dire
pour ces raisons, que ces saints docteurs (que rien ne pres-
sait d'enfoncer dans le sens caché de Y Apocalypse) premiè-
rement n'y pensaient pas toujours et ensuite qu'ils se gar-
daient bien d'écrire tout ce qu'ils pensaient sur une matière
si délicate... Il y avait encore un autre obstacle qui les em-
pêchait de voir l'accomplissement de Y Apocalypse dans la
chute de Rome : c'est qu'ils ne voulaient pas que l'empire
romain eût une autre fin que celle du monde , à quoi ils
étaient portés par deux motifs : premièrement, parce que
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXÉGETE. 217
l'iin et Tautre événement leur paraissaient liés en plusieurs
endroits de V Apocalypse , comme on le verra en son lieu;
secondement , parce qu'ayant à parler de la ruine de l'em-
pire où ils vivaient, ils trouvaient moins odieux et plus res-
pectueux, s'il fallait que leur patrie périt, d'espérer que ce
ne serait qu'avec toute la nature (1)... Il ne s'est conservé
dans l'Eglise aucune évidente tradition du secret dont saint
Paul écrit à ceux de Thessalonique ( 2) ; car encore que les
saints Prrfs nous aient dit d'un commun accord que ce
passage s'entend du dernier Antéchrist, comme l'appelle
saint Augustin (3 , c'est-à-dire dans son langage et dans
celui de tous les Pères, de l'Antéchrist qui viendra à la fin
du monde,... ils ne marchent qu'à tâtons dans Fexphcation
du détail de la prophétie . marque assurée que la tradition
n'en avait rien laissé de certain... Il en est de même de
V Apocalypse , et pour en être convaincu, il ne faut qu'en-
tendre saint Irénée sur ce nom mystérieux dont les lettres
devaient composer le nombre de six cent soixante-six. Car
dans la recherche qu'il fait de ce nom, loin de proposer
une tradition qui soit venue jusqu'à lui de main en main ,
il ne propose que des conjectures particulières (i) . . . Saint
Hippobjte suit les conjectures de saint Irénée (5... D'où il
faut conclure qu'on se tourmenterait en vain de chercher
ici une tradition constante ; c'est une affaire de recherche
et de conjecture; c'est par les histoires... qu'on peut s'as-
surer d'avoir expliqué et déchiffré, pour ainsi parler, ce
divin livre. »
Ainsi dégagé vis-à-vis de la doctrine des saints Pères,
qu'il aime tant, Bossuet avoue ses espérances d'éclaircir
VApocalijpsf' , à cause de la raison particulière qu'il a de s'y
appliquer. « \J Apocalypse est profanée par d'indignes in-
terprétations, qui font trouver l'Antéchrist dans les saints,
(I) In-uée. V, 30, â; — Tertullien, Apolocj., 3-2; — Lactance . De Institut. Divin.,
VII, l.';,l(i; — Saint Jérôme; — Oiose.
(•2) H ad Thess., II.
(3) De Civilale Dei, XX, 19.
(i) Contre les hérésies . V, 30.
(3) S. Hipp., Gud., 1G60, p. 7i. 7:i. édit. Fabric, De Antich., liv. XIV, p. •>•;.
218 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
l'erreur dans leur doctrine, l'idolâtrie dans leur culte... 11
faut s^enger les outrages de la chaire de saint Pierre , dont
on veut faire le siège du royaume antichrétien , mais les
venger d'une manière digne de Dieu, en répandant des lu-
mières capables de convertir ses ennemis ou de les con-
fondre Notre siècle est plein de lumière : les histoires
sont déterrées plus que jamais, les sources de la vérité sont
découvertes. Quoi qu'il en soit, il est toujours bon de pro-
poser ses pensées... Ainsi, après avoir vu le travail des
autres et leurs fautes, aussi bien que les endroits où ils ont
heureusement rencontré, je tâche de proposer, avec une
meilleure date, des événements plus particuliers, des carac-
tères plus marqués, une suite plus manifeste et de plus
soigneuses observations sur les liaisons que saint Jean lui-
même , pour diriger les es-prits , a voulu donner à sa pro-
phétie. Si je réussis, du moins en partie, à la bonne heure,
Dieu en soit loué à jamais I Sinon, j'aurai du moins gagné
sur les protestants, qui nous débitent leurs songes si mal
suivis avec une assurance si étonnante, j'aurai, dis-je,
gagné sur eux qu'avec un enchaînement plus clair dans les
choses, des convenances plus justes, des principes plus assu-
rés, et des preuves plus concluantes, on peut encore avouer
qu'on est demeuré fort au-dessous du secret divin et encore
attendre humblement une plus claire manifestation de la
lumière. »
Voilà une des pages les moins connues de Bossuet et où se
révèle le mieux la grande âme apostolique de cet évêque,
si ardent et si doux, si humble et si jaloux des droits de
la vérité.
Une Réflexion importanU' sur la doctrine de ce livre ter-
mine la Préface de Y Explication de V Apocalypse et met en
relief ce qui ressort de l'étude de cette prophétie : le minis-
tère des Anges, dont les anciens et Orir/ène étaient si tou-
chés, la grande puissance des saints, constatée par le même
Origène et saint Deni/s d'Alexandrie , a qui fut une des
lumières du troisième siècle », et la connaissance qu'ont les
élus des souffrances de l'Église, des vengeances de Dieu et de
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXÉGÈTE. 219
leur délai. « Ils voient tout, parce qu'ils sont à louer Dieu
de tout. » — Saint Jean a-t-il eu des apparitions ou des
songes? Le plus sûr en ces matières est de répondre hum-
blement qu'on ne le sait pas et qu'il est peu important de le
savoir; car pourvu qu'on sache que c'est Dieu qui parle,
qu'importe de savoir comment et par quel moyen? »
Ainsi donc, Bossuet, dans cette Préface, a posé les règles
(rp.régèse qu'il tenait de ses anciens maîtres du collège de
Navarre et qu'il devait pratiquer toute sa vie avec autant
de fermeté que de lumineux bon sens : interpréter la Bible
d'après les saints Prfcs, quand leur consentement est una-
nime; quand il ne l'est pas, (( aller à la découverte » en
s'inspirant de l'histoire, et avouer humblement que l'on ne
sait pas tout, que l'on ne peut pas tout savoir, à cause « de
la fécondité infinie de l'Éc'riture », qui n'est jamais épuisée.
Nous n'avons pas à suivre Bossuet dans les développe-
ments de son « œuvre magistrale (1) » et des trois parties
qu'il distingue dans la Prophélie de saint Jean : les avertisse-
ments, les pre'dictions , les consolations et les promesses.
Il faut remarquer pourtant l'érudition patrologique de
Bossuet, qui, dans l'explication d'un seul chapitre, le pre-
mier, cite (2) saint Irénée à trois ou quatre reprises, Tertul-
lien, saint Epi plume ^ saint Clément d'Alexandrie , Eiisèhe,
saint Jérôme, saint Augustin.
Ce sont ces mêmes Pères et bien d'autres encore, comme
Lactance , dont l'Église venait de recouvrer le traité Des
morts des pjersécuteursi^), le prêtre Orose^ saint Grégoire de
Nazianze, Théodoret , Sidpnce Sévère, saint Ambroise, Ori-
gène, saint Eu cher, saint Cf/prien , saint Méthode, Baro-
nius, etc., qu'il met sans cesse à contribution dans une cou-
vre pour laquelle il a dit qu'il se passerait du témoignage
des Pères, qui « n'ont pas tout vu ».
Détail remarquable et qui montre le cas que faisait l'évê-
que de Meaux de l'autorité de la tradition et des docteurs
(1) C'est ainsi que l'ajjpelle le P. de la Brolsc : Bossuet et la Bible, p. -^Sl.
{-2) Il s'agit de déterminer la date du martyre de saint Jean.
(3) C'est ce que Bossuet dit dans la Préface de V Explication,
220 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
de l'Église là même où elle avait le moins à intervenir.
Au chapitre ix de VApocab/pse, 1-12. il est dit qu'au son
de la cinquième trompette, une étoile tombe du ciel; la clef
du puits de l'abîme lui est donnée; quand elle Fa ouvert, il
s'en échappe comme une fumée épaisse et des sauterelles
sorties de cette fumée se répandent sur la terre. « C'est
peut-être, dit Bossuet, l'endroit le plus difficile de la pro-
phétie. » Aussi le soumit-il modestement au petit Concile,
où l'on n'avait étudié en détail ni la révélation de Patmos,
ni aucun des livres du Nouveau Testament. Labbé de Lan-
g-eron affirme seulement, dans une lettre du 16 avril 1688,
qu'on s'était entretenu (1) au Concile de l'Apocah/pse pour
y discuter en conversation, sinon en séance, quelques
questions qui s'y rapportaient (2). Le chapitre ix fut cer-
tainement une de ces questions, puisque Fénelon et l'abbé
de Lang-eron conjurèrent Bossuet de voir dans les sauterelles
dévastatrices des armées en marche contre Rome (3). Mais
Bossuet, s'inspirant des anciens interprètes, croyait que les
sauterelles étaient les hérétiques, qui, comme les juifs et
les idolâtres, devaient affliger l'Église. Il tint fermement
à cette explication et se contenta, en parlant de l'étoile tom-
bée, de remplacer Paul de Samosate, qu'il avait mis d'abord,
par ïhéodote de Byzance, qui lui parut mieux convenir.
Bossuet rendait ainsi hommage à l'autorité de la tradition
et il maintenait l'interprétation donnée par lui vingt ans
auparavant dans V Oraison funèbre de la reine d'Angleterre :
■< Quand Dieu laisse sortir du puits de l'abime la fumée qui
obscurcit le soleil, selon lexpression de VApocali/pse, c'est-
à-dire l'erreur et l'hérésie... »
Ce qu'on n"a pas peut-être suffisamment remarqué dans
(1) «Je me suis répondu, dil-il, à une raison (|ue je vous ai entendu dire à
l'abbé de Fénelon et (|ui me frappait. »
(-2) D'après Kloquct. lUissuct aurait soumis au Concile, aux Pères qui restaient
à Versailles, son explication de l'Apocalypse, avant de la faire imprimer. — Cela
peut être, étant données la modestie de Bossuet et son lial)itude de consulter
beauroup. Mais aucun Commciilaire n'avait été arrêté en commun , et l'Explica-
tion est ime œuvre orii;inalc cl personnelle de l'cvéque de Meaux.
(;s) Voir la lettre du l(i a\ril l<is8 de l'abbé de Langeron et le Mémoire de Féne-
lon qui l'accompagne.
LES SAINTS Pi.RES ET BOSSUET EXÉGÈTE. 221
V Explication de l'Apocdli/pse (1), c'est qu'elle contient un
véritable Appendice du Discours sur Vinstoire universelle
dans Téloquent résumé qu'a fait Bossuet de tout son travail,
sous ce titre : Dessein de la prédiction de saint Jean, et
Histoire abréyée des événements depuis la mort de saint
Jean sous Trajait , en l'an iOi , Jusqu'à Pan 410, où Rome
fut prise par Alaric . Ainsi, les lignes suivantes ne sont pas
indignes de figurer à côté des plus belles pages écrites
par Bossuet sur les Empires : « Tous les chrétiens recon-
nurent le doigt de Dieu dans ce mémorable événement (la
prise de Bome); et saint Augustin, qui en fait souvent la
réflexion, nous fait adorer en tremblant les moyens dont ce
juste Juge sait faire connaître aux hommes ses secrets des-
seins. Au reste, il arriva au vainqueur choisi de Dieu pour
exécuter ces décrets ce qui a coutume d'arriver à ceux dont
la puissance divine se veut servir : c'est que Dieu leur fait
sentir par un secret instinct qu'ils ne sont que les instru-
ments de sa justice. Ainsi Tite répondit à ceux qui lui van-
taient ses victoires sur les Juifs qu'il n'avait fait que prêter
la main à Dieu irrité contre ce peuple (2). Alaric eut un
semblable sentiment, et un saint moine d'Italie le priant
d'épargner une si grande ville : « Non, dit-il, cela ne se
peut ; je n'agis pas de moi-même : quelqu'un me pousse au
dedans, sans me donner de repos ni jour ni nuit; et il faut
que Bome soit prise (3). » Elle le fut bientôt après. Alaric
ne survécut guère, et il semblait qu'il ne fût au monde que
pour accomplir cet ouvrage.
« Depuis ce temps, la majesté du nom romain fut anéan-
tie : l'empire fut mis en pièces , et chaque peuple barbare
enleva quelque partie de son débris; Bome même, dont le
nom seul imprimait autrefois la terreur, quand on la vit
une fois vaincue , devint le jouet et la proie de tous les Bar-
bares. Quarante-cinq ans après (V), le Vandale Genséric la
(1) Le P. de la Broise est le seul qui l'ait dit en passant : Bossuet et la Bible,
p. -iS-i-'iSS.
(-1) Phil., Vif. Ap. VI.
(3) Zozime, IX, <>.
('() En «iJ.
222 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pilla encore. Odoacre, roi des Hérules, s'en rendit le maître,
comme de toute l'Italie (1), presque sans combat : et la gloire
de l'empire romain, s'il lui en restait encore après cette
perte , fut transportée à Constantinople. Rome, autrefois la
maîtresse du monde, fut regardée avec l'Italie comme une
province , et encore en quelque façon comme une province
étrangère que l'empereur Anastase fut contraint d'aban-
donner à Théodoric, roi des Goths (2). Vingt ou trente ans,
on vit Rome comme ballottée entre les Goths et les capi-
taines romains, qui la prenaient tour à tour. Dieu ne cessa
de poursuivre jusqu'à l'entière destruction les restes de
l'idolâtrie dans cette ville. La vénération des dieux ro-
mains avait laissé des impressions si profondes dans l'esprit
du vulgaire ignorant qu'on voit, sous Justinien et sous les
derniers rois Goths qui régnèrent en Italie (3) , de secrets
adorateurs de Janus; et on crut encore trouver dans sa
chapelle et dans ses portes d'airain , quoique abandonnées
depuis tant de siècles, une secrète vertu pour faire la guerre
en les ouvrant. C'étaient les derniers efforts de l'idolâtrie,
qui tombait tous les jours de plus en plus avec l'empire
de Rome. Mais le grand coup fut frappé par Alaric; ni
l'empire ni l'idolâtrie ne s'en sont jamais relevés et Dieu
voulait que l'un et l'autre périt par un même coup. »
Nous voilà bien loin des saints Ph'cs, semble-t-il. — Eh
bien, non; la Cité de Diou de saint Augustin, le Gouver-
nrmrnt de Dieu de Salricn avaient rendu toutes ces idées
familières à Bossuet.
C'est encore de saint Denys d'Alexandrie qu'il s'inspire,
lorsque , dans l'explication du chapitre xvi" , il montre les
maux de l'empire au temps de Valérien, énumère la peste,
la guerre extérieure, la tyrannie dans les provinces, la fa-
mine, la majesté impériale abaissée, la victoire des Perses,
la première invasion des Goths (4), et trouve dans ces sept
lléaux les sept coupes pleines de la colère de Dieu. « Ce fut
(I) En 476.
(-2) En 493.
(.'{) Kn :i38.
('.) Procop., De Bello Golh., liv. I.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE. 223
donc alors que fut frappé ce grand coup dont le contre-
coup porta si loin, et à la fin fit tomlîer Rome. »
C'est à Laclance que Bossuet emprunte les traits caracté-
ristiques des sept empereurs idolâtres (1) sous lesquels a
été exercée la dernière persécution : Dioclétien , Maximien
Herculius, Constantin Chlorus, père de Constantin le Grand,
Galère x>Iaximien, Maxence, fils du premier Maximien, Maxi-
mien et Licinius. « Trois bêtes très cruelles tourmentaient
le monde depuis VOrient jusquà l'Occident » et y exer-
çaient une impitoyable persécution. Voilà donc trois bètes
de saint Jean ; voilà son lion , son ours et son léopard ,
trois animaux cruels, mais qui, avec le caractère commun
de la cruauté , en ont aussi de particuliers que nous al-
lons voir.
« La bête... était semblable à un léopard. » La figure du
léopard faisait le corps de la bête. Cet animal est le symbole
de rinconstance par la variété des couleurs de sa peau ; et
c'est pourquoi les interprètes l'attribuent, dans Daniel, aux
mœurs inconstantes d'Alexandre ; mais ce caractère ne con-
vient pas moins à Maximien , surnommé Herculius , qui
quitte l'empire et le reprend ; qui, dans ce retour, s'accorde
premièrement avec son fils, et incontinent après devient
jaloux de sa gloire et le veut perdre ; qui se fait ami de
Galère Maximien, dont il machine la perte; qui, en dernier
lieu, se rallie avec son gendre Constantin, qu'à la fin il veut
encore faire périr (2). Voilà donc le léopard, et il faut
remarquer que saint Jean en a voulu faire le corps de la
bête, parce que, malgré son humeur changeante, il sem-
blait être le plus opiniâtre oppresseur de l'Église...
« Ses pieds ressemblaient aux pieds d'un ours. » C'est
Galère Maximien, animal venu du Nord, que son humeur
sauvage et brutale et même sa figure informe dans son
énorme grosseur, avec sa mine féroce , rendait semblable
H un ours. Ce que le même Lactance remarque en un au-
(1) o Elle devait commencer seulement par trois, c'est-à-dire par Dioclctlen et
par les deux Maxjmiens. » (Lactance. De morte persecutorum , cité par Bossuet.)
(-2) De morte persecutorum , c. xxvi, -28, 20, 30.
224 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
tre endroit par ces paroles : « Il avait, dit-il, coutume
de nourrir des ours, qui lui ressemblaient par leur gran-
deur et leur férocité. Habebat in\sos ferociae ac magnitu-
dinis suae simi/limos (1). Voilà donc l'ours de saint Jean
bien marqué ; mais il ressemblait à Tours principalement
par les pieds , à cause de son excessive et insatiable rapa-
cité, ce prince ne songeant à autre chose qu'à tout en-
vahir (2 .
« Et sa gueule à la gueule d'un lion ». C'est Dioclétien
qui était, dans ce corps monstrueux, comme la première
tête qui se présentait d'abord; car c'était le premier empe-
reur qui avait adopté les autres, comme on a vu. On le
nomme pourtant le dernier, parce qu'en effet il n'était pas
le plus animé contre les Chrétiens. Ce fut Galère Maximien
qui le contraignit à donner le sanglant édit, aussi bien qu'à
quitter l'empire (3).
« On lui attribue la gueule et la gueule du lion, à cause
de ledit sanguinaire qui sortit de sa bouche , où son nom
était à la tête , comme celui du premier et principal em-
pereur. Il ne faut pas regarder ici son humeur particulière,
mais le personnage qu'il faisait dans la persécution, qui
était sans difficulté le premier : d'où vient aussi que cette
persécution est intitulée de son nom, comme on a dit. »
Bossuet, dont la science historique s'étend à tous les
auteurs profanes qu'il cite sans cesse, Ammien Marcellin,
Jornandès, Suidas, Sozomène, Zozime, Procope, etc., s'ins-
pire encore de Lactance pour expliquer quelle est la seconde
bête qui parait àsiXi^ T Apocalypse (chap. xiii), la première
personnifiant Rome idolâtre. « Cette bête, c'est la philoso-
phie et en partie la philosophie pythagoricienne, qui venait
au secours de l'idolâtrie romaine avec des paroles et des
raisonnements pompeux, avec des prestiges et de faux mi-
racles , avec toutes les sortes de divinations qui étaient en
usage dans le paganisme. Ce qui fait aussi que saint Jean ,
(I) De morte pers., r. vu.
(ij Jlj idem. -î\.
Ci) Ihidem , c. xx, -23, -20.
{'>) Ihidem, c. XI.
LES SAINTS PÈRES ET ROSSUET EXEGETE. 2*25
parlant ailleurs de cette bête, l'appelle le faux prophète (Ij.
Vers les temps de Dioclétien , cette espèce de philosophie ,
dont la magie faisait une partie , se mit en vogue par les
écrits de Plotin et de son disciple Porphyre , qui fit alors
ces livres contre la religion chrétienne que saint Méthode
a réfutés. Quelques-uns ont conjecturé qu'il fut un des doc-
teurs dont parle Lactance (2), qui animaient tout le monde
contre les Chrétiens par leur séditieuse philosophie et leur
trompeuse abstinence. Pour l'autre, il est bien constant que
c'était Hiéroclès , quoique Lactance ne le nomme non plus
que Porphyre... Hiéroclès fit deux livres pour opposer la
sainteté prétendue et les faux miracles de cet imposteur
(Apollonius de Tyane) à la sainteté et aux miracles de Jésus-
Christ, comme le remarquent Lac^ft^ir/^ et £'?rsè6«? (3). On peut
voir aussi ce que dit saint Augustin de ces faux sages {k)...
« C'était ces philosophes qui animaient Dioclétien et les
autres princes contre les Chrétiens. Un d'eux est marqué
par Lactance (5), comme un des principaux instigateurs de
la persécution ; l'autre n'animait pas moins le peuple par
ses discours et les princes persécuteurs par ses flatteries , en
les louant comme défenseurs de la religion des dieux (6). »
La bête qui s'élève de la terre et qui a deux cornes sembla-
bles à celles de l'agneau, la doctrine et les miracles, c'est
donc la philosophie, « qui imitait ces deux choses : la su-
blimité et la sainteté de la doctrine de Jésus-Christ, par ses
contemplations et ses abstinences... On sait que Julien l'A-
postat, attaché à ce genre de philosophie, tâcha d'imiter
l'Agneau et d'introduire dans le paganisme une discipline
semblable à la chrétienne, dans l'érection des hôpitaux,
dans la distribution des aumônes et dans la subordination
et la régularité des pontifes (7)...
(I) Joann., XVI, 13; XIX, -20; XX, 10.
l'ï) Divin. Insl., lib. V, c. ii, m.
(;{) Divin. Inst., V, 3; Eus. Conl. Hieroc.
(i) De Civitate Dei, c. vin et ix.
(5) Divin. Jnst., V, c. m.
((i) Ibidem, V, c. ii.
(7) Julien, Lettre KLIX; Sozomène, c. \. xv; Saint Grégoire de Nazianze; Discours
contre Julien.
BOSSl'ET ET LES SAINTS PÈRES. 15
226 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PÈRES.
« 11 lui fut donné 2)ouvoir d'animer rimage de la bête
et de la faire parler. )> Maxime (1), qui se vantait... de faire
rire la statue d'une déesse, pouvait bien la faire parler.
D'ailleurs, Julien envoyait sans cesse consulter les oracles
d'Apollon et des autres dieux (2). C'était à leurs statues que
se faisaient ces consultations. Personne n'ignore celle que
fit Julien à la statue d'Apollon en ce lieu célèbre auprès
d'Antioche, appelé Daphné (3)...
(( On lit aussi dans Ammien Marcellin un songe de Julien
étant à Vienne , où une image resplendissante qui lui appa-
rut lui expliqua en quatre vers grecs la mort prochaine de
l'empereur Constance : ce qui suppose qu'on croyait que
les images des dieux parlaient aux hommes et que Julien
voulait qu'on crût qu'il était accoutumé à ces célestes en-
tretiens (ï)... C'est ce que saint Jean appelle faire parler
les images de la bete... Mais encore que cela soit vrai dans
le littéral, le langage mystique de saint Jean nous doit faire
porter la vue plus loin. C'était rendre en quelque sorte les
statues vivantes que de croire, avec les philosophes, celles
des dieux animées par leur présence. C'était les faire par-
ler que de prononcer tous les beaux discours qui en ani-
maient le culte : et comme on a vu que l'idolâtrie se trou-
vait enfermée tout entière dans les images des empereurs,
où l'on voyait ordinairement les autres dieux ramassés,
c'est, dans la sublimité de ce style allégorique et figuré des
prophètes, donner la parole à ces images que de faire voir
les raisons spécieuses pour lesquelles les peuples se devaient
porter à rendre les honneurs divins aux dieux qu'elles
avaient autour d'elles et à elles-mêmes. »
Comment s'étonner après cela que l'abbé de Langeron
écrivit à Bossuet : « J'ai lu. Monseigneur, toutes les notes
sur V Apocalypse , et je vous assure que j'ai été frappé
comme un homme qui verrait naître tout à coup une grande
(I) Bossuet l'appelle « <"c grand iiiii)osleur Maxime, le principal séducteur de
Julien, son ^Tand conducteur. »
{•}) Sozonicne.
(3) Théodoret.
(4) Suidas.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXÉGETE. 227
lumière dans un lieu fort obscur? » L'ami de Fénelon, il
est vrai, estimait qu'on sentait trop l'éloquence dans le
Commentaire de Bossuet : « Je trouve, Monseigneur, dans
le récit et les notes, un style un peu trop magnifique : ces
deux genres demandent une grande simplicité , et vous êtes
plein de fentes par où le sublime échappe de tous côtés. »
L'application à Bossuet de ce souvenir de Térence (1) est
heureuse et spirituelle; mais peut-on blâmer l'évéque de
Meaux de s'être abandonné à quelques mouvements ora-
toires et d'avoir par moments imité dans son style la gran-
deur de langage du prophète qu'il interprétait? — Bossuet,
d'ailleurs, est d'autant plus admirable dans cette Explica-
tion de VApocab/psp qu'il commente sans cesse la Bible par
la Bible , qu'il rapproche les passages semblables pour
trouver dans l'un l'explication de l'autre, dans les endroits
clairs la solution des endroits difficiles : c'est la méthode
analogique . — Enfin, Bossuet fait preuve d'une grande
sagesse en voyant une prophétie dont l'accomplissement
est encore à venir dans ce passage mystérieux, chap. xx,
où Satan, enchamé pendant mille ans, est délié, séduit les
nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog,
et les conduit au combat contre le camp des saints et la
ville bien-aimée, jusqu'à ce que le feu descende et consume
les ennemis du Christ. Ne sont-ce pas là les luttes suprê-
mes de l'Église aux derniers jours du monde et « le déchaî-
nement de Satan à la iîn des siècles? » « Bossuet se refuse
absolument à la moindre hypothèse. L'exemple des com-
mentateurs protestants, qui cherchaient à lire dans l'avenir,
l'exemple même des catholiques, qui ont fait tant de calculs
et de suppositions sur l'antechrist et sur la fin du monde, ne
peuvent l'ébranler. Les rares passages où il fait allusion au
sens éloigné de V Aipocalypse mettent en pleine lumière la
réserve de son jugement (2). »
(I) L'abbé de Lan^eron fait évidemment allusion au vers ('omm de Térence,
Eunuque, I, 2, v. (iO .•
Plenus riinarum sum. hac atque illac periluo.
(-2] P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. :28i.
228 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
ARTICLE II
Les saints Pères
et les Commentaires sur les Psaumes et sur les Cantiques de
l'Ancien et du Nouveau Testament, et le Supplément aux
Psaumes.
Les Commentaires sur les Psaumes , sur les Cantiques de
la Bible, parus en 1691, et le Suppbhneni au livre des
Psaumes, publié en 1683, sont moins exclusivement l'œu-
vre personnelle de Bossuet que rExplication de V Apoca-
lypse. — Il faut y voir le fruit des travaux à\x petit Concile ,
comme Bossuet lui-même le reconnaît dans sa Lettre au
clergé de Meaux, Epistola ad Clencm Meldensem, où il
dit qu'il a « eu pour collaborateurs des hommes- d'élite,
très savants en hébren, en grec et en latin, et dont quel-
ques-uns l'ont précédé dans une vie meilleure, dont les
autres vivent encore avec une éminente réputation de piété
et de science, même sur lé siège épiscopal et dans d'au-
tres dignités très importantes : Quod in eo (opère) ac-
curando adjutores nacti siimus riros egregios , hebraice ,
graece, latine doctissimos, quorum puir s ad meliorem prae-
cessere ritam, pjars adhuc supersiites, summa cum pietatis
ac doctrinae opinione, etiam in episcopali sede aliisque
a?npli6simis munerihus coUocuti degunt. C'est de là que
viennent nos Psaumes. Hinc Psalmi nostri prodeunt. » Ce
qui prouve , d'ailleurs , la collaboration du petit Concile
au travail exégétique de Bossuet, c'est la comparaison des
notes écrites par Fleury en marge de la Bible du Concile
avec le Commentaire imprimé en 1691. « Les deux rédac-
tions, dit le I*. de la Broise (1), sont al^solument semblables
pour le fond et pour l'ensemble : les explications écrites
aux marges do la Bible sont transportées, souvent mot pour
mot, dans l'édition, avec les mômes variantes d'après l'hé-
breu, les Septante, les versions chaldaïques et syriaques, et
' I : Ilosanet et la tiiblv. \t. •287, nolC W.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXÉGETE. 229
avec la même manière d'interpréter le texte; toutefois, le
Commentaire imprimé est plus long- et plus développé ; il
contient en grand nombre des pensées nouvelles, de nou-
veaux renvois aux différents livres de l'Écriture et surtout
à saint Paul. Bossuet a donc repris le travail à Meaux : il en
a fait ou fait faire de nouvelles copies, le remaniant chaque
fois, jusqu'à ce qu'il en regardât la rédaction comme dé-
finitive. »
Il s'est proposé avant tout, ainsi qu'il l'écrivait au clergé
de Meaux, d'apprendre à ses prêtres à « chanter les Psaumos
sagement, c'est-à-dire avec science et intelligence : j)sal-
lere sapieiiter, erudite scilicet atque intelligcntcr ». Pour
cela, pas de gloses prolixes et inutiles; pas de discussions
savantes, ardues et vaines la plupart du temps : haec , in-
quam, non abstnisa et recondita, hoc est plerumque vana;
mais un commentaire sobre, court et précis, plus utile
qu'orné et prétentieux, iitiliora quam omatiora atque am-
bitiosiora. Bossuet a beaucoup lu; mais son choix porte sur
un petit nombre de choses, claires et lumineuses : multa
perleginms, paiica selegimus (1). Il imitera donc, non pas
le Commentaire de Saci continué par du Fossé , qui est trop
long (2) , mais ceux de Valable , de Ménochius , de Jan-
sénius d'Ypres (3), dont « la juste et suffisante brièveté »
plaisait à Bossuet (4), et de Siméon de Muis, qui, d'après
M. de Meaux encore, « emporte le prix, sans comparai-
son », parmi les interprètes catholiques des Psaumes (5).
La Dissertation préliminaire sur les Psaumes , Disse rta-
tio de Psalmis, avec ses huit chapitres : — De la nature et
de la composition des Psaumes, De Psalmorum ratione et
instituto; De la sublimité et du charme des Psaumes,
De grandiloquentia et suavitate Psalmorum ; Des divers
genres de Psaumes, De Variis Psalmorum generibus; De la
(I) Epislola Illustrissimi Meldensis Episcopi, en tête des Psaumes.
(-2) Les Psaumes seuls édités, en l(i8;i, par Du Fossé, forment trois vol., tandis
(|ue le Commentaire de Bossuet n'en a qu'un, l(>!il.
(;!) Il avait commenté les Évangiles.
(i) Lelt7-e à Nicole, l'août KiiCl.
(.')) Lettre au P. Mauduit, de l'Oratoire, 7 mars I(>!)1.
230 BOSSUE! ET LES SAINTS PERES.
profondeur et de Foliscurité des Psaumes , De profunditatc
et obscuritate Psalmorum ; Du texte et des versions, De
textu ac re7:sio}iibf(s; Des titres et autres marques, des ar-
guments, des auteurs et de l'ordre des Psaumes, De titulis
aliisqiie not/'s, ac de argu7nentls, auctoi'ibus et ordine Psal-
morum, deqiie choreis et pia saltatione ac metrorum ra-
tione; De la manière de lire et de comprendre les Pasumes,
De ratione legendi et intelligend'i Psalmos ;De l'usage des
Psaumes dans n'importe quel état de vie. De usu Psalnio-
non in quocumque vitae statu — cette Dissertation est un
vrai chef-d'œuvre, « que les commentateurs modernes ne
peuvent s'empêcher de citer (1) ».
C'est là qu'on voit ce que l'évêque de xMeaux emprunte
aux saints Pères dont il s'est nourri, comme Achille se
nourrissait de la moelle des lions.
Il invoque d'abord l'autorité de saint Chrysostome et de
saint Augustin (2) pour expliquer que les imprécations de
David viennent, non pas d'un sentiment de haine et de co-
lère, mais du zèle pour la justice et de l'intuition prophéti-
que de l'avenir : Justitiae zelo ac prophetandi auctorilate
(chap. 1. XIV.)
C'est aux Pères que Bossuet demande les deux règles
qu'il pose pour le texte et les versions des Psaumes [3).
« La première, c'est que ceux qui recherchent le sens lit-
téral doivent recourir aux sources hébraïques, comme tous
les Pères, comme Théodoret , comme saint Chrysostome le
font partout : prirnain , qui litteralem sensum sectentur, eis
ad fontes hebraicos recurrendum; id enim Patres omnes ,
id Tlieodoretus , id Chrysostomus uhiqiie faciunt. Saint Jé-
rôme était tellement pénétré de respect pour le texte hé-
breu qu'il ne craignit pas de faire , après les Septante , une
nouvelle version d'après les sources hébraïques, et c'est
cette version que l'Eglise a adoptée. Saint Augustin lui-
même, si grand partisan des Septante qu'il semble les éga-
(I) liossurt et la lUblv. p. -2!KI.
{i) Il cite* un sermon de ce Père.
(.'{) Dissrrialio itr l'xnhnis, c. v, xvv. \\\i.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 2:51
ler aux Prophètes, avouait que le texte hébraïque, alors
même qu'il était en désaccord avec les Septante , n'en était
pas moins le texte prophétique dans son intégrité (1). En-
fin , le même docteur, peu équitable tout d'abord pour la
version de saint Jérôme , à cause de l'autorité des Septante ,
ne craignit pas, dans ses livres sur la Doctrine citrétienne (2),
de dire qu'il fallait recourir aux sources hébraïques et cita
un texte d'Amos tel que saint Jérôme l'avait traduit de l'hé-
breu : prout Weronymus ex Hrbraeo verterat. « Tout cela
prouve que , d'après le sentiment des Pères , il y a dans le
texte hébreu je ne sais quoi de plus vrai et de plus certain ;
or, dans ce texte , aucun changement grave ne s'est produit
depuis le temps de saint Jérùm.f et de saint Augustin ; c'est
le sentiment de presque tous les érudits (3)... C'est pour-
quoi il nous faut avoir recours au texte auquel les Pères
avaient recours, et il nous sera permis de dire à l'exemple
de saint Jérôme : « Il faut chanter les Psaumes, comme
l'Église les chante, et savoir cependant ce que contient le
vrai texte hébraïque : autre chose est ce qu'il faut chanter,
à cause de l'antiquité de l'usage, autre chose ce qu'il faut
savoir pour la connaissance érudite des Écritures (i). » —
La seconde règle, c'est qu'on doit nécessairement recourir
aux anciennes versions ; car il s'est glissé des mots douteux
et même des fautes dans le texte hébreu, qui, d'ailleurs,
est obscur et dont les versions les plus antiques reprodui-
sent mieux l'esprit et le sens. Voilà pourquoi les saints Pères
et ceux d'entre eux qui ont le jugement le plus droit et le
génie le plus fécond, saint Chnjsostome ^ Théodoret , rap-
pellent sans cesse les versions différentes et le texte origi-
nal, non pas pour embarrasser, mais plutôt pour aider l'in-
(1) D3 Civitate Dei, lib. XVIII, c. xliii.
<'2) Liv. II, c, ix-xiii, et liv. IV, c. vu.
(3) Bossuet fait ici une exception pour le Psame XXI , v. 17.
(4) « His efficitur, juxta Patrum sententiam, liebraico textui inesse aliquid verius
ac certius: porro in eo textii niliil grave commutatum ah Hieronymi Augustinique
temporibus apud eruditos fere constat... Quarc quo jure Patres eo recurrebant,
eodem quoque jure uti nos oportet; licebitque nobis excmplo Hironymi dicere :
• Sicomnino psalleudum ut fit in Ecclesia, et tamen sciendum quid liebraica Ve-
ritas habeat; atque aliud esse, propter vetustatem, in Ecclesia decantandum, aliud
sciendum, propter eruditionem Scripturarum. » (Dissertatio df Psalmis, c. v, xxv.)
232 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
telligence du lecteur. Et c'est avec la plus grande sagacité
et selon son habitude que saint Augustin nous dit : « Cette
variété aide les lecteurs : Adjurât legentes ipsa varie-
tas (1). » Saint Jérôme, cependant, demeure aux yeux de lÉ-
glise « le plus grand docteur pour l'interprétation de l'É-
criture : Quippe quae (Ecclesia) et in interpve tandis Scri-
pturis doctorem maiiinum (2) Hieronymum praedicet {Z). »
Bossuet suivra donc à la fois la version de saint Jérôme ,
qui est plus limpide et plus lumineuse (4), et laVulgate,
qui est plus antique et a pour elle l'autorité des plus an-
ciennes Églises.
Quant aux titres des Psaumes (chap. vi de la Disserta-
tion préliminaire) , l'évêque de Meaux voit en eux , avec
saint Jérôme, saint Augustin, saint Jean Clirysostomr et
Théodoret , « la clef » même de ces hymnes sacrés : quam
Psabnorum clavitn Hieronymus merito pronuntiat.
Pour les auteurs des Psaumes (6) , saint Jérôme a donné
une règle dans sa Lettre CXXIX à saint Cyprien ; mais comme
les autres Pères ne l'ont pas suivie et que les choses elles-
mêmes ont montré à Bossuet qu'elle n'est pas suffisamment
sûre : Verum hanc regulam nec Patres reliqui secuti sunt ,
et nos ex rébus ipsis non salis certam esse coiJiperitnus , il
fait des conjectures, à l'exemple de saint Chrysostome, de
Théodoret et des autres Pères et interprètes : Chrysostomi ,
Theodoreti , aliorumque Patrum et interpretum exemplo
conjecturas adhihemus.
Il suit encore Théodoret (7) pour l'interprétation du mot
sel a et y voit un diapsalma.
Il invoque le témoignage de saint Grégoire de Nazianze (5)
à propos du caractère modeste des danses des Hébreux;
celui de Clément d^ Alexandrie (8) à propos de la mesure
(1) De Doclrin. christ.; lib. Il, XII.
(•2) CoUecte de la fête de saint Jcr(ime.
(.{) Diss. de Psalmis, c. v, xxvi.
(i) • Cxtcrum ni(!r()iiymianam , (|uam rommemoravimus, versiouem planiorem
ai)tioreni()ue esse ac lini[)i(lius lliiere lector dilisens facile aiiimadvertcrel. »
Ci) S XXXI.
«i) S XXXII.
(7) XXXIII.
(8) Ibidem.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGÉTE. 233
des Psaumes de David, qu'il dit avoir la gravité du mode
dorien : fos potissimwn ad gravitatem Dorici cantas fuisse
compositos ; enfin celui de saint Jean Ch)-i/sosto)n(' ii) pour
l'ordre des Psaamcs, les plus tristes en premier lieu et les
plus joyeux à la fin.
Au chapitre vu' , Df la manière de lire et de compreii-
drc h's Psaumes ^ Bossuet pense que saint Augustin a dit ex-
cellemment que « les passages clairs satisfont la faim et les
passages obscurs préviennent le dégoût (2) » ; que, « si le
peuple chrétien ne comprend pas Jjien les Psaumes qu'il
chante, il croit que ce qu'il chante est bien (3) », et que
« c'est par la foi qu'on arrive à l'intelligence, qui est le fruit
la foi (V) )). « Il faut donc chercher par un pieux travail les
sens cachés et les goûter plus délicieusement, comme la
moelle après avoir brisé l'os : hinc reconditos sensus pio
labore quaerat, et quasi medullam fracto nucleo suavius
gustet (5). »
Bossuet suit les meilleurs et les plus saints interprètes :
parmi les Grecs, Chrf/sostome , Théodoret ; parmi les Latins
Ambroise, Augustin, d'autres du même caractère, Jérôme,
dont l'autorité est la plus éminente dans la matière et qui
n'est pas seulement un continuel interprète , mais encore un
guide dans toutes les difficultés de la route, grâce aux
Commentaires sur les Psaumes qu'il faut lui attribuer en
grande partie : Optimos quosque ac sanctissimos interprètes
sequimur ; e Graecis Chrtjsostomum, Theodoretum; e Latinis
Ainbrosiiim, Augustiimm, alios ejusdem notae ; certe Hie-
roni/mum hacinre eminentissimae auctoritatis virum, non
modo perpetuum interpretem , ac per aspera quaeque
viae ducem damiis , verum etiam ex doctissimis ejus lucu-
brationibus atque ex ipsis Commentariis in Psalmos , selec-
ttssima quaeque proferimus .
(I) g XXXV.
(-2) . Quam in rem egregie Augustinus : Locis apertis fami. obscuris faslidio
occuvritur. »
{:<) ■' Si panim intelligit populus Christianus Psalmos quos cantat. crédit bonum
esse quod caillât ».
(4) (iradus inlellectus Odes, fidei fruclus iiiteileitus.
(.-i) § XXXYI.
234 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
C'est de rautorité de saint Aiigusi'ui que se couvre Bos-.
suet pour excuser les solécisraes que l'on rencontre dans la
traduction du texte sacré : « Quem in locum praeclare Au-
gustinus : Qui sunt in stylo dplicatioris faslidii , oo simt
infirmiores quo doctiorcs vidr^ri volunt. Bonorumqufi inge-
niorum insignis pst indolrs^ in r^rbis verum amaro , non
rerha (1). A ce sujet, saint Augustin a très bien dit que
ceux qui sont trop délicats et dédaigneux pour le style des
Psaumes sont d'autant plus faibles qii'ils veulent paraître
plus savants. C'est le caractère remarquable des bons esprits
d'aimer dans les paroles le vrai et non pas les paroles. »
Bossuet invoque « Athanaso U' Grand » et sa Lettre à
Marcrllin afin de montrer « que les Psaumes sont en har-
monie avec tous les usages de la piété pour trois raisons :
la première, c'est que les autres livres n'ont qu'un seul
sujet, tandis que les Psaumes embrassent tout, l'histoire, la
morale, la loi universelle, le Christ, ses gestes et ses mys-
tères;... la seconde, c'est que l'on voit dans les Psaumes la
vie humaine tout entière, avec toutes ses vicissitudes d'ad-
versité et de prospérité; la troisième, presque semblable
à la seconde , c'est qu'il y a dans le seul David tous les sen-
timents de lame, adaptés à n'importe quelle fortune. Eum
in locum extat magni Athanasii Epistola ad Marcell. , cujus
liaec summa est : Psalmos ad omnem pietatis usum esse
accommodatos , tribus maxime causis : primum, (juod re-
liqui libri singulare quoddam argumentum habeant , cum
Psalmi omnia complectantur , historiam, mores, legem
nniversam, Christ um, ejusque gesta ac mgsteria;... alte-
rum, quod in Psalmis omnem humantmi rifam, omnes casas
adversos prosperosque rideres. Ilucacredit terliam, lus f ère
conseetaneum : in uno Daride, animi affectas omnes^
ruicu/nque scilicet for/am/e nccommodati. » Saint Athanase
enseigne encore d'après un vénérable vieillard, son maître,
qu'il y a dans les Psaumes la formule de la prière, du repen-
tir, des transports d'allégresse dans le Seigneur, de la grâce
(I; Dr Doclrin. cln-isl.. Il, 13. -iO.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE 2:55
reçue, perdue, recouvrée dans tous les états, et de la volonté
d'accomplir ce qui plaît à Dieu. Haec suadet Athanasius ...
in Psabnis formula orandi , poenitfindi , exultandi in Do-
mino, f'tin quocumqup. statu acceptae, amissae, rpcitperatar'
(jratiac , ca cxequendi quae Deo plaœant... Hacc fn-p At/ia-
7iasius illc magnus^ quae a spnequodnmriro rpurrabili ac-
cppissc sp vpfprt (1).
Bossuet s'inspire de saint Augustin soit pour indiquer la
véritable manière de chanter les Psaunips, vera psalmodia
px sancto Augustino (2), qui consiste « à bien faire et à se
réjouir avec David dans le Seigneur : Is igitur est tiberrimus
sanctap psalm,odiap fructus ut bene facientes cum beato Da-
vidp UiPtpmur in Domino », soit pour montrer quel est le
meilleur usage à faire de la psalmodie : Optimus psalmodiup
usas, expodem Augustino. Les Psaunips ne nous paraissent
jamais plus suaves et plus rayonnants d'une lumière divine
que lorsque nous voyons en eux la tête et les membres, le
Christ et l'Église, soit clairement nommés, soit désignés se-
crètement : tune Psalmos videri suavissimos ae divinissima
lucp perfusos , cum in his eaput et mpmbra, Christum et
Ecclesiam,sivp apprtp propalatos^ sirp latpntpr dpsignatos
intplligimus.
Bossuet reproduit encore, avant son commentaire, la
Préface de saint Jérônw à Sophronius sur les Psaumes d'a-
près le vrai texte hébreu : Sancti Hieronymi presbyteri in
Psalmos juxt a hebraicam vpritatpm ad Sophronium Prap-
fatio.
On voit donc que la célèbre Dissertation sur Ips Psau/nps
de Bossuet est toute pleine de la substance et, pour ainsi
dire, de la moelle des saints Pères.
Le Commentaire lui-même avec ses cinq livres — liv. P'
jusqu'au Psaume XLI ; liv. IP jusqu'au Psaume LXXII ; liv. IIP
jusqu'au Psaume LXXXIX; liv. IV° jusqu'au Psaume CVI;
liv. V jusqu'au Psaume CL — contient une foule de notes
inspirées par saint Jérôme, saint Augustin, saint Chrysos-
(I) Caput Vni, s XL.
(-2) S XLI.
236 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
tome, Théodoret , Théodotion^ Aquila : Bossuet fait remar-
quer qu'il cite leurs noms en abrégé {Notae abbreviantes)^
tant il les cite souvent.
Aux Psatoncs l'évèque de Meaux a joint les Cantiques
de l'Ancirn et du Nouveau Testament, V^teris et Novi Tes-
tament i Cantica, qui font partie de la psalmodie sacrée
selon l'usage même de l'Église (1). Il commente donc sa-
vamment et toujours d'après les saints Pères : le Cantique
de Moijse et des enfants d'Israël après le passage de la mer
Rouge (2); le second Cantique de Moyse, au moment de sa
mort (3); le Cantique de Debbora, la propliétesse , l'un des
Juges d'Israël; le Cantique d'Anne, mère de Samuel (4); le
Cantique d'Isaïe en mémoire de la délivrance de la capti-
vité de Babylone (5) ; le second Cantique d'haïe , cantique
de consolation et d'espérance; le Cantique d^Ézéchias,
après la prolongation de sa vie (6); le Cantique des trois
Hébreux, A7ianias, Azarias, Misael, dans la fournaise (7); le
Cantique de Jonas dans le ventre de la baleine; le Cantique
d'Habacuc\, prédisant les victoires du Christ et les triomphes
du peuple de Dieu (8); le Cantique triomphal de Judith,
après le meurtre d'Holoferne; enfin les trois Cantiques du
Nouveau Testament, le Cantique de Marie, ou le Magni-
ficat (9)^ le Cantique de Zacharie, ou le Benedictus (10), et
le Cantique de Siméon, ou le Nunc dimittis (11).
Le Suppléme?it aux Psaumes, Supplenda in Psalmos,
parut en 1693. — Le célèbre Grotius (12 , dont les savants
écrits jouissaient d'une grande réputation, prétendait qu'il
n'y a rien ou presque rien dans les Psaumes qui se rapporte
(1) « Ciim Cantica divinam speclent psalmodiam , etiam ex instituto Ecclesiae.
ideo ciini Psalmis ea edcre. notisque simul illustrare visum est ». Préface.
(-2) On le clianle aux l.au<les de la cinquième Férié.
(.■J) On le dit aux Laudes du saniedi.
(4) On le récite aux I.audes de la(|ualricme Férié.
(.">) On le trouve aux Laudes de la deuxième Fcrie.
(<>) Il fait partie des Laudes de la troisième Férié.
(7) Il est chanté aux Laudes du dintanclie et des fêles.
(8) Il est aux Laudes du vendredi.
(y) On le chante tous les Jours à Vêpres.
(10) On le dit tous les jours à Laudes,
f 1 1 ) On le récite tous les jours à Compiles.
(1-2) IIuKues ou Hugo de Groot, eu latin Grotius. érudil et p()liti(|ue hollandais
n:iH;{-i(;',!i).
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE. 237
au Christ et que telle est la raison pour laquelle les Apôtres
ne les ont jamais ou presque jamais cités. — Une si dan-
gereuse erreur réveilla le zèle du grand évêque de Meaux et
il la réfuta en quelques pages fortes et substantielles,
qui sont un modèle achevé de controverse exégétique sur
les passages des Psaumes relatifs à la divinité de Notre-
Seigneur Jésus-Christ.
C'est d'abord le Psaume II, v. 7 (1), que Bossuet donne
comme « un passage remarquable, presque unique dans
les Psaumes , et où le Christ est vraiment, naturellement,
proprement appelé Fils de Dieu : les mystères que contient
ce passage forcent l'évêque de Meaux à l'exposer avec plus
de soin et d'ampleur, d'après l'interprétation de saint Paul
et des saints Pères après lui. Locus eximius ac prope singu-
laris in Psalmis, quo Christus vere , naturaliler, ptroprie ,
Dei filius asseratur : quem locum diligentius et fusius expo-
nere cogimur, propter mgsteria quae continet, interprétante
Paulo ac post eum sanctis Patribus. » Bossuet cite tour à
tour saint Basile, saint Grégoire de Ngsse, saint Cyrille
d' Alexandrie , saint Athanase , saint Jean Chrysostome ,
Théophylacte , saint Augusti/t, Primasiiis , siaint Ambroise,
saint Èpihpane , saint Isidore de Péluse , saint H i la ire, qui
tous entendent le texte en question de la génération éter-
nelle du Verbe incarné. Le grand évêque catholique ne craint
même pas de recourir à l'autorité des anciens Juifs, signa-
lés par Daniel Huet dans sa Démonstration évangéUque et
par Edouard Poccock (2) dans ses Miscellana, et de citer
les paroles du Rabbin Salomon Jarchi : Nec piget referre
verba Rabbi Salomonis Jarchi (3).
C'est ensuite le verset 8 du Psau7ne XV (4-) que Bossuet
explique comme se rapportant au Christ : il oppose à Théo-
dore de Mopsueste tous les Pères et surtout saint Athanase,
qui a excellemment parlé de ce passage dans ses Discours
(I) Dominus dixil ad me : Filius meus es tu; ego hodie (jenui te.
(-1) Tliéologien anglais du dix-septième siècle (lOOi-KiOi).
(•■i) lia vécu de lOiO à liori.
(4) Providebam Dominum in conspcctu mco semper, quoniam a dextris est
mihi ne commovear.
238 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
contre les x\riens : Huic autan opponinius Patres iinirrr-
sos y iinpriniis vero Athanasium, a quo hic locus egregie
jjei'traclafiis, Contra Arian., orat. 3, nitnc ora. l, 7i. 61,
fit orat. 2, n. 16. »
C'est encore le verset 7" du Psaume XLIV, Sedes luu,
Deus, In saecuhun saeculi , que Bossuet applique au Christ
d'après Aquila, Eusèbe [Déinonstration évangèlique, liv. V).
saint Athanase, Orighie, et le consentement unanime de
tous les Pères : Consentiunt Patres una voce onines.
C'est aussi le verset 7" du Psaume L, Ecce enim in i?ii-
quitatibus conceptus sum, et in peccatis concepit me mater
mea (ou bien et in peccato peperit me mater mea, comme
traduit saint Jérôme, in utero aluit me mater mea, comme
dit saint Augustin) , que Bossuet interprète admirablement,
à propos du péché originel, d'après Origène, ou plutôt d'a-
près ce que saint Augiistiu appelle la C haine des Pères,
qu'il est défendu de briser : Hinc sequitur de nostro i:er-
siculo auctore Angustino Catexa patrdm, quam perrum-
pere nef as. Cette Chaîne est formée par saint Hilaire, saint
Grégoire de Nazianze, saint Ambroise, saint Chrgsostome,
saint Jérôme, saint Augustin, Clément d'Alexandrie [Stro-
mates) , pour ne citer que les plus illustres. Toutes les ob-
jections, toutes les raisonnettes, alléguées par Grotius et
les contemporains, l'avaient été jadis par .lulien le Pélagien,
que réfuta saint Augustin : En nostrorum ratiunculae a
Juliano Pelagiano pridem allât ae et a S. Augustino con-
futatae. Bossuet renvoie surtout à Y Ouvrage achevé contre
iulien ^ passi)n , et aux livres I et II de Y Ouvrage inachevé
(chap. Lxxi).
A propos du Psaume CIX, Diji t Dominus Domino meo, etc.,
Bossuet invo(|ue d'abord le témoignage de saint Jean Chrg-
sostome pour le verset 1(1), puis celui de « tous les Pères »
et en particulier de saint Justin , de saint Athanase, « de
ces théologiens éminents »., saint Basile, saint Cyrille d'A-
(1) l'racclarc du ysoslomus adversus Judaens : « Non dicit lioc Isaias, non Jere-
inias. nc.c (luisquani alius jjiivalae conditioais, sed ipsc rex (addidcrim ii)se parens
David, etc.).
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE. 239
lexandrie, saint Jérôme et saint Augustin , pour établir que
le verset 3, Tccumprincipiwn in die rirtutis tuae in splendo-
ribus sanclonini : ex utero anle luciferum ijenui te, se rap-
porte à la génération divine et éternelle du Verbe , comme
le verset 4, Tu es saccrdos i/i arternum secundum ordinem
Melchisedech, a trait au Pontificat suprême du seul et véri-
table Rédempteur : quod ergo Patres omnes, nullo penitus
e.Tcepto , de Christo ejusque divino atque immortali ortu
[traedicant ,... idnovitii interprètes sir exponunt , etc.
Viennent enfin « divers passages des Psaumes : Foderunt
manus meas et pedes meos; dinumeraverunt omnia ossa
mea : xxi, 17; — Diviserunt sihi vesfinienta niea, et super
vestem mearn miserunt sortem ;xxi, 19; — Bederunt incs-
cani meani fel et in siti mea potaverunt me aceto : lxviii,
22; — Fiant dies ejus pauci et ppiscopatum ejus acci-
piat alter, cviii. — Bossuet prouve contre Théodore de Mo-
psueste (1) que les trois premiers versets se rapportent,
non pas à David, mais au Christ seul, et que le dernier vise
Judas , d'après saint Pierre lui-même.
ARTICLE ill
Les saints Pères
et les commentaii'es sur les Livres de Salomon : Les Proverbes, l'Ec-
(•l(''siaste,le Cantique des Cantiques, la Sagesse, rEcclésiasti(iue, 1693.
Les Notes de Bossuet sur les Livres sapientiaux , comme
on les appelle ordinairement , parurent la même année que
le Supplément aux Psaumes.
Ces Notes sont un travail moins original que le Commen-
taire sur les Psaumes, et il n'y a pas d'introduction magistrale
comme la Dissertation sur les Psaumes, analysée plus haut.
La Préface des Proverbes en indique l'origine, la mé-
thode, la force, l'élégance et la portée morale. — La Pré-
face de V Ecclésiaste montre que ce livre se ramène à une
(I) Prêtre et tliéologien du cinquième siècle, accusé de pélagiaaisnie.
•240 BOSSULT ET LES SAI?*TS PERES.
seule pensée : puisque tout n'est que vanité sous le soleil .
craindre Dieu est tout riiomme (1) , ou « la piété est le tout
deriiomme » (2i. — La Préface de la Sagesse contient des
indications qui ne sont pas nouvelles sur l'auteur de ce li-
vre, sur Tépoque à laquelle il a été composé, sur les deux
parties qu'il faut y distinguer, et sur sa canonicité, ou son
autorité divine, établie par les Conciles, par Origène, par
saint Jérôme, saint Cyprien et saint Augustin. — La Préface
de VEcclésiastique parle du titre , de l'auteur, de l'époque
de la traduction des trois parties de ce livre et de son au-
thenticité , en faveur de laquelle il y a des témoignages pré-
cis de saint Épiphane, (ï Or i gène, de saint Jean Damascène,
de sa\n\ Je r(hne^ de saint Cyprien, de s^àwi Augustiii. — Bos-
suet donne les Préfaces de saint Jérôme et de saint Isidore
fie Péluse pour les Proverbes , celle de saint Jérôme pour
YEcclésiaste, et il cite souvent ces Pères de l'Église dans des
Notes, qu'on a trouvées trop courtes de nos jours comme de
son temps. Il s'en excusait {Préface des Prcjvei'bes, X, No-
taruni nostrarum exciisatur in plerisque brevitas) en disant
qu'il ne voulait entrer dans aucune recherche curieuse ou
subtile et se bornait au nécessaire ; qu'il demandait un lec-
teur qui trouvât quelque chose par lui-même , et qu'il vou-
lait moins rassasier l'esprit qu'exciter sa faim. Ces raisons
n'ont pas convaincu le P. de la Broise : « A prendre pour
règle, dit-il, que tout commentaire est trop court qui ne
dit pas tout ce qu'il faut, on trouvera en plusieurs endroits
les notes sur les Livres sapientiaux plus courtes que celles
des Psaumes. » Dans les passages difficiles, « l'œil du lec-
teur se porte d'instinct vers le bas de la page , et c'est avec
un vrai désappointement qu'il n'y rencontre rien. On re-
marque dans l'édition de Bossuet , un certain nombre d'en-
droits aussi obscurs où les notes manquent, d'autres où
les notes trop concises ne suffisent pas à lever l'obscurité.
S'il est permis d'insister sur les légers défauts de ce Com-
mentaire, on peut reprocher encore à l'annotateur de ne
(1) Dcuni tinif el mandiila ejus observa : hoc est eiiim oiiiiiis liomo. Xll, \',\.
(-) Oraison fioièhrc dv prince de Condc, Exortie.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 241
pas faire efTort pour approfondir les questions et pour ré-
soudre les difficultés, de proposer souvent deux ou trois ex-
plications, en les joignant par la conjonction vel, ou par
alii vpvtunt, sans prendre parti pour aucune, sans indi-
quer une préférence et sans en donner la raison. Il est vrai
que des discussions de ce genre auraient souvent entraîné
l'auteur hors des bornes de son travail, et auraient nui à la
brièveté qu'il s'était prescrite (1). »
Cette appréciation serait trop sévère, si l'on n'ajoutait
qu'en somme le Commentaire sur les Livres sapientiaux est
excellent pour le clergé auquel il est dédié et qui n'a pas
besoin d'indications minutieuses comme le vulgaire, peu
familiarisé avec l'Écriture,
D'ailleurs, c'est une œuvre tout à fait remarquable que le
Commentaire sur le Cantique des Cantiques.
La Préface indique comment Bossuet comprend ce livre :
il y voit (( l'union de Jésus-Christ avec l'Église et avec les
saintes âmes représentée sous la figure et le mystère de
l'amour conjugal ».
La plupart des commentateurs, depuis Orighie jusqu'à
saint Bernard, pensaient que le Cantique des Cantiques
n'est qu'une pure allégorie : pour eux l'Époux et l'Épouse
n'avaient aucune réalité historique; c'étaient de purs sym-
boles, comme l'époux et l'épouse qu'accompagnent les vier-
ges sages et les vierges folles de l'Évangile ; le sens littéral
du livre de Salomon se rapportait à Jésus-Christ. — D'après
Bossuet , au contraire , le sens littéral se rapporte d'abord à
Salomon et à la fille de Pharaon (2); le Christ et l'Église,
le Christ et l'âme fidèle sont l'objet du sens figuratif (3).
« Salomon, dit-il, se propose lui-même comme un modèle
avec ses chastes amours pour la tille de Pharaon , son épouse ;
(1) Bossuet et la Bible, p. :!94-o.
(2) Bossuet montre que « l'auteur du Psaume LXIV a tracé par avance le des-
sein (le cet aimable Cantique, lorsqu'étant inspire de Dieu, il a poussé de son
cœur cette excellente parole, où, à l'occasion du mariage de Salomon, dont il fait
l'épitlialame, il chante sous la même figure les noces de Jésus-Christ et de
l'Eglise »
(3) Le P. de la Broise fait remarquer que « cette manière de voir, sans être re-
gardée comme contraire à l'orthodoxie, est moins commune parmi les interprèles
catholiques. »
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 1(J
242 BOSSUET KT LES SAINTS PERES.
et, dans une histoire véritable, faisant entrer les mouve-
ments qui conviennent à un amour très ardent, il se sert
de cette agréalile fiction pour mieux exprimer des amours
même célestes et l'union de Jésus-Christ avec l'Église. Ce
qui fait dire à saint Bernard, dans son Sermon sur le Can-
tique : « Le roi Salomon sage, pacifique, comblé d'hon-
neurs et de biens, inspiré de Dieu, a chanté la gloire de
Jésus- Christ et de l'Église et le mystère de leur alliance
éternelle. L'esprit enivré dune sainte joie, il a composé leur
épithalame d'un style délicieux et toutefois figuré, se cou-
vrant la tête d'un voile comme Moyse, parce qu'alors peu
d'âmes étaient capables de contempler cette gloire à décou-
vert. » Paroles où ce saint peint Salomon dans sa majesté,
représentant Jésus-Christ, et où il nous explique toute la
conduite de ce poème. »
Bossuet ne le comprend pas, ne l'interprète pas comme
venait de le faire l'abbé Cotin , qui . dans sa Pastorale sacrée,
voulait de vive force qu'on regardât le Cantique des Can-
tiques comme « un Poème dramatique, ou une Poésie repré-
sentative ». ou même une pièce en cinq actes, sans prendre
garde que, d'après Cotin lui-même, l'intrigue se noue au
troisième acte et commence à se dénouer au quatrième , ce
qui n'est peut-être pas selon toutes les règles d'Aristote et
de d'Aubignac (1). Bossuet parle en théologien, qui connaît
les ouvrages des Pères et la science sacrée, en humaniste
intelligent et délicat, qui cite, avec discrétion et bon goût,
Théocrite (2), Homère et Virgile (3), ou plutôt en artiste,
qui, s'appuyant sur la coutume hébraïque de célébrer pen-
dant sept jours les fêtes du mariage, partage « cette églo-
(1) Saint Marc Giranliii dans son Cours de littcrnture dramatique, t. HI, p. \i%
dix il étudie le Commentaire de Rossuet, celui de Cotin et celui de Godeau [Idyl-
les spirituelles), se montre trop indulgent pour les fadaises de la Pastorale
sacrée.
(•>> I,a WHI" idylle de ce poète est mentionnée jusqu'à six fois dans les notes
et signalée dans la Préface {l\\). — On sait que c'est l'opithalame d'Hélène et de
Mém-las.
(:») iJossuet remarque que les vierges de la Palestine étaient chasseresses, comme
celles de T>r, que Virgile dépeint portant le carquois :
Virginibus Tyriismos estgestare pharetram.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGÈTE. 243
g'ue pastorale » en sept journées (1), dont il donne Tordre
et les détails dans quelques pages délicieuses : Abrégé et
conclusion de cet ouvrage.
Mais en Bossuet l'artiste et le poète n'étoufTent jamais
le savant nourri des saints Pères. Aussi est-on charmé de
l'entendre réfuter à l'avance les polissonneries de Voltaire
et indiquer les commentateurs dont il a suivi les traces.
« Quiconque veut entrer dans l'intelligence de ce Cantique,
dit-il, doit, en suivant le dessein de Salomon, rapporter au
saint amour les chastes transports de l'Époux et de TÉpouse,
et comprendre à la fois toute la nature de l'amour céleste
et de l'amour humain; car la comparaison de ces deux
amours en est le dénouement : où il y a sujet de craindre
que les sens, se laissant aller aux attraits, quoique passa-
gers , de l'amour terrestre , ne détournent l'esprit de la con-
templation divine. C'est pourquoi, selon la remarque à'Ori-
gène et de saint Jérôme, la lecture du Cantique était
interdite aux jeunes gens trop enclins aux plaisirs. Loin
d'ici donc ceux qui n'ont de goût que pour les choses de la
terre, et ces hommes charnels qui n'ont point l'esprit de
Dieu! Approchez-vous, âmes pudiques, puisque, enflam-
mées du saint amour, vous ne vivez plus qu'en union avec
Dieu , qui est l'amour même. Que ceux aussi qui l'expliquent
soient eux-mêmes de saints et de chastes interprètes , éloi-
gnés de toute pensée terrestre , passant légèrement sur les
sentiments de l'amour humain, pour exciter dans les cœurs
le goût de l'amour céleste. Semblables aux chevreuils et
aux cerfs du Cantique^ ils doivent à peine toucher la terre,
afin de s'élever à l'instant au-dessus des sens pour se perdre
dans le sein de Dieu.
« Tels ont été les interprètes de ce livre que Jésus-Christ
a donnés à l'Église : Origène en est le chef, et saint Jérôme,
qui a fidèlement traduit son Commentaire .sur le Cantique,
dit de lui avec raison : « Origène ayant surpassé tous les
interprètes dans tous les livres de l'Écriture, s'est surpassé
(1) Au point de vue purement exégétique, ces divisions sont fort contestables,
comme l'a remarqué le P. de la Broise. Bossuet et la Bible, p. :2'J8, note I.
244 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lui-même dans l'interprétation du Cantique. » Philon de
Carpathe, évêque du quatrième siècle, vient après; et
saint Bernard a suivi principalement leurs interprétations,
ayant lui-même l'onction céleste qui lui enseignait toutes
choses. Ce sont aussi ceux auxquels nous nous sommes le
plus attachés, quoique nous n'ayons pas négligé Théodoret,
ni saint Grégoire le Grand, Aponius, le vénérable Bède,
saint Thomas d'Aquin, qui s'accorde en tout avec eux; ni
entre les modernes Gaspard Sanctiifs (1), théologien delà
Compagnie de Jésus; Libert Fromont, docteur de Louvain;
ni le Père Louis de Léon, augustin, professeur d'Écriture
sainte dans l'Université de Salamanque, qui en notre siècle
a expliqué le Ca)ilique avec autant de piété et d'élégance
que d'érudition. Entin nous n'avons pas oublié les remar-
ques de saint Ambroise , où, sur des endroits choisis de ce
livre, il inspire la tendresse et l'onction de la piété. Après
avoir une fois nommé ces auteurs, il serait inutile de les
nommer partout (2). »
Nous savons, d'ailleurs, par l'abbé Le Dieu, Mémoires,
p. 49, que M. de Meaux a « pris à'Origène une infinité d'en-
droits aussi doux et aussi tendres (qu'un passage sur les
tourterelles offertes pour Notre Seigneur), que l'on peut voir
semés à toutes les pages du Commentaire de ce prélat sur
le Cantique des Cantiques ».
Fort d'un si beau cortège de Pères et de docteurs, Bossuet
s'avance à travers « cet ouvrage vraiment délicieux, jonché
de fleurs, abondant en fruits, orné de toutes sortes de
très belles plantes; où règne un beau printemps avec des
campagnes fertiles, des jardins verts, arrosés d'eaux, de
sources et de fontaines ». Les Notes sont plus abondantes
que de coutume : il veut faire lire avec édification par des
religieuses le sublime poème où l'homme sensuel peut ne
voir et n'entendre qu'un vulgaire chant d'amour, mais où
FEsprit-Saint a célébré l'ineffable mystère de l'union du
Christ et de son Eglise, de Dieu et de l'Ame humaine rache-
(1) On «Jil ordinairement Sanchez.
(2) Préface sur le Cantique des Cantiques, IV.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 245
tée par le Christ. C'est dans ce Commentaire surtout qu'on
trouve « des clefs ou des observations générales, comme dit
l'abbé Le Dieu (i), qui répandent une lumière admirable
dans les esprits et une onction ineffable dans les cœurs pour
leur donner l'intellig-ence et le goût des saintes Écritures ».
ARTICLE IV
Les saints Pères
et les Élévations sur les Mystères (1696) , — les .Méditations sur FÉ-
vangile (1695), — le De Excidio Babylonis (1701-1702), — l'Expli-
cation de la prophétie d'Isaïe sur l'enfantement de la sainte Vierge et
du Psaume XXI (1704).
Le dessein de Bossuet , au dire de l'abbé Le Dieu , était
de donner au public les Notes rédigées au Concile, « et non
seulement sur les livres qu'on vient de dire (les Psaumes ,
les Livres sapientiaux et le Cantique des Cantiques) , mais
encore sur tout le corps de la Bible et aussi bien sur le
Nouveau Testament que sur l'Ancien (2) ». On voit par la
Lettre au clergé de Meaux , qui est en tête des Psaumes et
par la Préface sur l'Ecclésiastique , qu'après les Psaumes
et les Livres sapientiaux , il aurait édité les Prophètes, qui
suivent dans la Vulgatc , cum jam ad Prophetas promissa
nostra nos vocent (3) ; il serait ensuite revenu aux autres
parties de l'Ancien Testament, et aurait fini par le Nouveau.
Seqiientur autem postea, nusquam interruptis operis, nos-
train Prophetas ac totum Testamentum Vêtus : per haec ,
si vita, si mens bona adfuerit, Deo auctore ac duce deve-
niem,us ad Novum (4).
Le privilège placé à la fin des Psaumes et daté du
1" septembre 1689, porte : Notas in universam sacram
Scripturam, a Jacobo Benigno Bossuet. Une Lettre à Nicole,
du 17 aoi!it 1693, oi'i est discutée la question des Notes lon-
(I) Mi'inoires, t. 1, p. I(i8.
(û) Ibidem.
('^) Préface de V Ecclésiastique .
(t) Epist. ad Clerum Meldensem.
246 BOSSUET KT LES SAINTS PERES.
giies OU courtes et où Bossuet prend parti pour les Notes
courtes, déclare « qu'il ira son train » dans cette voie :
comme cette lettre est postérieure aux Commentaires sur
les Livres de Salomon, c'est évidemment dans l'explication
des Prophètes qu'il voulait « aller son train ».
« C'était donc là ce qu'il avait le plus à cœur, dit Le
Dieu (IV Mais d'autres occupations et surtout la réfutation
du Quiétisme l'ont détourné de ce travail. Il était prêt de
le reprendre, s'il avait plu à J)ieu de lui prolonger ses jours,
parce que plus il s'est appliqué à la réfutation des erreurs
de M. Simon et des autres judaïsans, plus il a vu la néces-
sité de venir au détail de chaque livre de la sainte Écriture,
pour arrêter, s'il est possible , le cours des fausses interpré-
tations. »
Bossuet avait certainement rédigé des Notes ou Coi)i))ien-
t aires bibliques, aujourd'hui perdus. Le P. de la Broise
établit très bien contre M. Lâchât, d'après lequel tous les
Commentaires rédigés par Bossuet seraient imprimés (2),
qu'il existait, dans la première moitié du dix-huitième
siècle, au moins deux exemplaires manuscrits de Notes
sur la Genèse et sur les Prophètes : l'un de ces manuscrits
contenait aussi le livre de Job. Le privilège accordé, en
1727, au neveu de Bossuet pour la publication des œu-
vres encore inédites de son oncle porte : Notac in libros
Genesis et Prophetarum (3). Ces manuscrits ont malheu-
reusement disparu. Des recherches faites à Rome et à Bo-
logne (V) n'ont eu aucun résultat. « Peut-être, dit le P. de
la Broise (5), les Commentaires inédits ont-ils péri main-
tenant. Peut-être , s'ils n'ont pas de titre et s'ils sont écrits
de la main de Fleury ou Le Dieu, ou de quelcpic secrétaire
inconnu, dorment-ils, dans quelque bibliothèque d'Italie
(1) Mémoires, t. I, p. Hi.
(•2) Édition Lâchât, 1. 1; Remarques hislori(jnfs, p. vri.
(:i) Le libraire Albrizzi de Venise en parle dans une lettre du i'J avril na*; à
révcque de Troyes. — T,e P. Desmolels. dans la Itihliollii't/ue sacrée du P. Le Lons?,
signale une copie des Notes sur Job, Isaie et Daniel, existant chez Le Hoi, n-27.
d: Lu manuscrit de Lei>elletier des Forts, vendu à Barrois, puis à M. de Mazau-
Kues, passa dans la l)ibliothc(|ue de l'évùque de Carpentras, qui, dit-on, le donna
à Bcnoii \iv. itenoil XIV laissa tous ses livres à l'Oratoire de Bologne.
(.'i) liijHSuet cl la Bible, p. 3(I3.
LES SAINTS PÈRKS ET BOSSUET EXEÇETE. 247
sans que rien révèle qu'ils sont l'œuvre de Bossuet (1), »
Heureusement pour la postérité , les religieuses de la Vi-
sitation de Meaux ont été des dépositaires plus fidèles que
Févêque de Troyes des trésors qu'elles devaient à Bossuet.
(( Je vous adresse, mes Filles, ces Rcfle.riom sur VÈran-
(jilc i^), leur écrivait-il le 6 juillet 1695, comme à celles en
qui j'espère qu'elles porteront les fruits les plus abondants. »
C'est le Commentaire du Sermon de Notre-Seigneur sur la
montagne , des Sermons ou discours de Notre-Seigneur de-
puis le dimanche des Rameaux jusqu'à la Cène et de la
Cène elle-même avec ce qui s'est passé aans le Cénacle et ce
qui a eu lieu depuis la sortie du Cénacle jusqu'à l'arrivée
au jardin des Oliviers.
Les Élévations sur les Mystères furent composées en
grande partie dans le courant de l'année 1696, comme l'in-
diquent les Lettres de Bossuet à la sœur Cornu.au , 20 mai
et 3 octobre. Elles n'ont été publiées qu'en 1727 par Le
Dieu et Févêque de Troyes (3). Quoique postérieures aux
Méditations, elles en sont logiquement le préambule, puis-
qu'elles font passer sous nos yeux la très Sainte Trinité, la
Création, le péché originel, la loi et les prophéties, l'An-
nonciation et l'Incarnation, la Nativité de Notre-Seigneur,
les mystères de son enfance, sa vie cachée jusqu'au baptême,
la prédication et le témoignage de Jean-Baptiste.
« Jésus-Christ attendu et Jésus-Christ donné , c'est la di-
(1) Inutile de signaler les Notes apocryphes publiées , en 1748, sur saint Luc et
saint Jean, et les Fragments inédits attribués à Bossuet en 1880 {Revue des scien-
ces ecclésiastiques , mai, juin et août) : ce ne sont que des notes prises par des
religieuses du dix-huitième siècle copiées sur les ouvrages de Bossuet. — Mais en
1895, M. l'abhé 0. Rey, du clergé de Paris a publié dans l'Université catholique
de Lyon, mars, avril, juin, août, etc., des Remarques inédites de Bossuet sur la
Genèse, l'Exode, le Lévitique et les Nombres. Les Pères y tiennent comme tou-
jours une grande place.
i-î) C'est l'évêque de Troyes qui. éditant, en 1731 , l'ouvrage de Bossuet, jugea à
propos de substituer le titre de Méditations à celui de réllexions. — Plût à Dieu
que les méfaits du neveu réviseur se fussent bornés là! Mais la confrontation de
son édition avec ce qui nous reste de l'œuvre manuscrite accuse des audaces et
une ini((uité littéraire, qu'on ne dénoncera jamais assez haut à quiconque vénère
la mémoire et le génie de Bossuet. Heureusement, la deuxième partie du manus-
crit a pu échapper aux profanations.
(3) Ils osèrent les « corriger », c'est-à-dire les profaner. Deforis, en 177-2, put.
d'après les manuscrits retrouvés, ajouter à Tœuvre imprimée une série d'errata ,
qui remplit dix-sept pages in-'/" sur deux colonnes en caractères serrés. Et en-
core n'appelait-il pas errata les impertinences de Le Dieu.
2i8 BOSSUET KT LES SAINTS PERES.
vision même de la Bible en Ancien et Nouveau Testament;
c'est aussi la division de l'œuvre historique (1) et de l'œuvre
ascétique ou exégétique de Bossuet. Les éditeurs ont donc
raison de placer les Élévations et les Méditations, non dans
leur ordre de composition, mais dans leur ordre logique (2).
Ainsi disposées, elles forment véritablement un tout. « C'est
toute la religion, dogme et morale, que Bossuet nous re-
présente là, dit M. Lanson (3). Mais il ne fait point œuvre
de science. »
il cite bien , sans,doute , « les saints interprètes et entre
autres saint Augustin (4) » , « ce grand et saint docteur (5) »,
dont l'autorité lui est si chère, dont l'enseignement et les
ouvrages lui sont si familiers, saint Bernard (6), saint Ba-
sile (7), saint Athanase (8), saint Ambroise (9), Tertullien
(10), Orighie (11), saint Jean Chrysostome (12), saint Cy-
pricn (13), saint Grégoire le Grand [ik], Josèp/ie [ib], Am-
micn Marcellin (16) et le Concile de Trente (17). — Mais ces
citations sont très rares, puisque saint Augustin ne parait
que six fois dans les Méditations (18) et saint Chrysostome
qu'une seule fois (19). D'ailleurs, Bossuet reproduit plutôt
« la doctrine des saints, la tradition constante de l'Église
(I) Il dit dans le Discours sur l'Histoire unii^erselle , deuxième parlie, cliap. i:
• Jésus-Clirist attendu ou donné a été dans tous les temps la consolation et l'es-
pérance des enfants de Dieu ».
{■2) On ne sait vraiment pas pourquoi l'édition de Bar-le-Duc les a séparées et
mis les Méditations au tome II, parmi les œuvres sur l'Écriture sainte, les Eléva-
tions au tome VIII, parmi les œuvres de piété.
(3) liossiœl, p. 488.
(4) 6'- semaine, F" Elévation.
(.)) Même semaine, XV^ Élévation, et ailleurs, passim.
(0) 4"" semaine, ///" Élévation.
(7) 12'"" semaine. A' F'" Élévation.
(8} Même Elévation.
{*.)) li™» semaine, ///" et VIII" Élévations; IC.'"' semaine, //" Élévation.
(10) IC™» semaine, F///« Élévation.
(H) 18"'" semaine, IV'^ Elévation.
(12) 21"" semaine, III" et F/P Élévations.
(13) La Cène, deuxième partie, Wll'^ Jour.
(14) 2-'»""' semaine, F/" Élévation.
(i:i) Méditations : Sermon sur la montagne, Mil' jour, et du dimanche des Ra-
meaux à la Cène, I.XVII' jour.
()(i) Même jour.
(17) La Cène, première partie, L.\IV"= jour.
(18) Kdiiion de Iiar-le-Duc, t. Il, p. 'i!)", ."ios,!;;!;;, (;r,(;. (i-'(.(i!M!.
(lii) l'a^c tion.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 249
catholique (1) » que la lettre même des Pères, dont les
excellentes religieuses de la Visitation se préoccupaient beau-
coup moins que des élans mystiques de l'admirable piété de
leur grand évêque.
Il ne faut pas dire avec M. Lanson que « cette fois seu-
lement, en faveur de ses chères religieuses, le sévère théo-
logien a épanché toutes les tendresses de son âme et laissé
déborder la vive source de lyrisme que recèlent les grands
lieux de la philosophie morale et la méditation de la des-
tinée humaine ». — Bien des fois déjà, nous avons surpris
ces épanchements d'une àme aussi pieuse que sublime et
qui , au dire de l'abbé Le Dieu, reproduisait dans ses Com-
mentaires sur l'Ecriture « la tendresse d'Origène »). Bien
des fois nous avons admiré les élans lyriques de ce pro-
phète au verbe inspiré, comme David ou Isaïe. Mais dans
lesElérations sur les Mystères et les Méditations sur l'Evan-
gile, plus encore que dans les Sermons, les Oraisons funè-
bres et ses autres ouvrages, Bossuet a devancé la poésie
lyrique du dix-neuvième siècle pour l'expression person-
nelle, puissante et magnifique des misères, des désirs et des
espoirs de l'homme, en face du néant de la vie et de l'infi-
nité de Dieu (2).
C'est dans les Elévations sur les Mystères qu'on peut voir,
au dire de M. Brimetière — V Évolution de la poésie lyrique,
I, p. 117, note 1, — (( trois choses avec une entière clarté :
1° ce qu'il y a de lyrisme dans l'éloquence de Bossuet;
2" quelles sont exactement les limites, quelle est la ligne de
partage ou de séparation de l'éloquence et du lyrisme;
3° ce qu'il y ade l'orateur, et même de l'orateur de la chaire,
dans tous les grands lyriques ». — Il y a là, sans doute, quel-
que exagération , inspirée par l'esprit de système à M. Bru-
netière; mais Bossuet n'en est pas moins un grand lyrique.
« Il a fait, avec tout son cœur, le poème de la religion :
métaphysique , morale , récits touchants et tableaux pitto-
resques, tout l'incompréhensible et tout le sensible de la
(1) Méditations, p. (iTiS-G,-;!).
(2) Voir Deschancl, le Romantisme des classiques, tome I.
250 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
religion s'y trouvent réunis; et si Bossuet a donné dans
d'autres ouvrages la mesure de sa vaste intelligence, nulle
part il n"a mieux révélé cette intensité de sensation et cette
profondeur d'amour, qui se dérobaient d'ordinaire en lui
sous les formes austères du raisonnement (1). » Vlmifatioti
de Ji'sKs-Christ , « le plus beau livre qui soit sorti de la main
des hommes » , n'a rien de comparable aux coups d'aile
superbes, aux envolées vers l'infini que l'on admire dans
les deux premières Semaines des Elévations, où Bossuet s'é-
lance, avec toute l'ardeur d'un génie inspiré par la foi, jus-
que sur le seuil des impénétrables mystères de l'adorable
Trinité (2). Où trouver une tendresse mystique plus saine et
d'un effet plus puissant que celle qui respire dans la partie
des Méditations consacrée à la Cène et à l'Eucharistie ?
Après avoir signalé les miracles et les merveilles réalisés
parle Verbe pour nourrir les hommes de sa chair sacrée et
les abreuver de son sang adorable , Bossuet se demande :
« Et comment tout cela s'est-il fait? « Dieu a tant aimé le
monde! » Il ne nous reste qu'à croire et à dire avec le disci-
ple bien-aimé : « Nous avons cru à l'amour que Dieu a eu
pour nous (3). » La belle profession de foi! Le beau sym-
bole! Que croyez-vous, Chrétien? Je crois à l'amour que
Dieu a pour moi. Je crois qu'il m'a donné son Fils; je crois
qu'il s'est fait homme ; je crois qu'il s'est fait ma victime; je
crois qu'il s'est fait ma nourriture et qu'il m'a donné son
corps à manger, son sang à boire, aussi substantiellement
qu'il apris et immolé l'un et l'autre. Mais comment le croyez-
vous? C'est que je croisa son amour, qui peut pour moi l'im-
possible, qui le veut, qui le f;iit. Lui demander un autre
comment, c'est ne pas croire à son amour et à sa puissance. »
On pourrait multiplier les exemples de ce que M. Lanson
appelle « un mysticisme d'une tendresse qui n'énerve pas,
qui ne fond pas les énergies du cœur, mais qui, au con-
n) l.anson, lio.ssuet, p. 48fi.
(-2) Le P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. -Xii-i'ir;, signale ces passages on
• lîossuet, par moments, semble entrer dans la nuée et de là répéter à la terre
les paroles qu'il entend. »
(.'i) Saint Jean., iv, l(i.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 251
traire, le trempe pour le combat de la vie, et qui parla
contemplation enivrante de la perfection de Dieu, par la
réflexion amère sur le néant de la créature, met en nous
un principe fécond et fort d'activité morale et de volonté
tendue au bien? Voilà par où ces deux ouvrag-es de Bossuet
(les Élévations et les Môflilafions) sont parmi les plus excel-
lents livres d'édification qu'on ait jamais écrits, par où ils
participent au mérite singulier de ses Lettres de direction ;
voilà comment, à les lire , on oublie presque la merveilleuse
poésie de la forme pour y cueillir tant de vérités fortifian-
tes , capables de soutenir encore aujourd'hui les âmes que
n'enchante plus la consolante espérance dont l'Église ca-
tholique récompense ceux qui croient à ses mystères. »
Ce que M. Lanson ne dit pas , ce qu'aucun critique n'a
fait remarquer en dehors du P. de la Broise, c'est que Bos-
suet s'inspire, dans les pages admirables des Elévations et
des Méditations, des ouvrages de saint Aiir/iisfin. Il a pris
l'élan et le ton inspiré de ces Réflexions , de ces Colloques ,
de ces entretiens entre son âme et Dieu, non pas tant dans
les Confessions et les Traités sur rÉvangile de saint Jean,
dont parle le P. de la Broise (1) , que dans les Soliloques de
saint Augustin , que Bossuet ne cite pas, mais dont il repro-
duit l'onction et la piété, avec une grâce et un essor lyrique
que n'a pas eus l'évèque d'Hippone. L'évèque de Meaux,
d'ailleurs , est plus constamment biblique que son modèle :
il explique les Livres saints par les Livres saints , et les
pages des Élévations et des Méditations sont surchargées de
notes qui renvoient continuellement aux textes de l'Ancien
et du Nouveau Testament , si familiers à celui qu'on pour-
rait appeler « l'homme par excellence de la Bible ».
« Il me redemanda cet ouvrage I les Méditations] avant sa
mort, dit l'abbé Le Dieu (2). 11 se l'est fait lire et relire plu-
sieurs fois. Ce fut sa consolation et sa joie dans ses dou-
leurs : il y trouva un avant-goùt des joies éternelles. »
Le De Excidio Babylonis fut composé par Bossuet du
(1) Bossuet et la Bible, p. 250.
[•2) Mémoires, p. iCJ.
252 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
6 novembre 1701 ou 2 février 1702 par manière de délas-
sement, à Germigiiy, à Versailles et à Paris (1).
Cette année-là, Jacques-Christophe Iselin, en latin Ise-
lius, avait soutenu à Bàle une thèse latine (2) pour com-
battre VExplication de F Apocalypse publiée par Bossuet
en 1689 et appliquant la prophétie de saint Jean à Patmos
à la chute de Rome et de l'empire d'Occident. Un profes-
seur de l'Académie de Bàle, Samuel Verensfels, inspirateur
de cette thèse, à la soutenance de laquelle il avait présidé ,
la fit parvenir à Bossuet, L'évéque de Meaux reprit, à douze
ans d'intervalle, les idées qu'il avait émises sur VApoca-
lypsf , et il les renouvela avec une fécondité de génie ad-
mirable. « S'il y a quelque surabondance dans les exphca-
tions de l'auteur, c'est un heureux défaut, surtout en un
sujet obscur comme l'Apocalypse, que l'excès de la mé-
thode et de la clarté (3). »
Il faut donc remercier et féliciter Dom Deforis , qui , plus
soucieux que l'évêque de Troyes (i) de la vraie gloire de
Bossuet, a publié en 1772 le De Excidio Baby/o/u's.
Dans cet ouvrage, comme dans VExplication de t Apo-
calypse, l'évêque de Meaux ne marche qu'à la lumière des
doctrines exposées par les P/V<«.s et les docteurs de l'Eglise. —
Dans sa Préface , il s'élève contre « les auteurs de la nou-
velle réforme qui, après les explications et les décrets de
tant de saints Pères et de l'Église tout entière , n'attribuent
que bien peu d'autorité à la révélation de saint Jean et ne
reconnaissent pas sa divinité. Ecce , post lot sancfonan Pa-
trurn fotius(/ue adeo Ecclesiae elucidationes ac décréta,
novae reformât ioiiis aactores... qaam parinii tribuant re-
(1) Le Dieu, Journal, t. IV, j). i">.
(2) Disserlatio philolotjica-theolor/ica in sententiam Jacohi Benigni Bossuet i
Condomotsis olim, nunc Meldensis episcopi, viri clarissimi , de Babylone. hestiù
lie merilrice Apocalijpsis, quam, fnvente Dec, praoside viro venerando atque eru-
dilionis et ingenii gloria rrlc/ierrimo D. Samuelc Verras felsio, sacrae theologiae
doclore locoruni commiiniiiin cl ((iiitroversiaruin inofcssore , in die -l't junii anni
1701, doctorum disriuisitioni siilijicit Jacolnis Cliristoplionis Isclius.
f't) P. de la Broise, Dussucl et la Uihlc. p. -iSC.
{'•) Il avait bien vu le nianiiserit paiini les papiers laissés enlre ses mains : mais
l'écriture lui en avait paru ilillicile à lire et il n'avait pas voulu se donner la peine
de déchiffrer une dissertation latine, intéressante seulement, pensait-il, pour les
érudits.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGETE. 253
velationi Joa/inis ^' nrr rj/zs <livinitatem agnoscant ». —
Dans ]a Première (létnonstralion , qui a pour objet d'éta-
blir « que la Babylone de saint Jean ne porte aucun caractère
de l'Église Romaine ou de n'importe quelle Église chré-
tienne », Bossuet cite V Apologie de TertulUen et la Prépa-
ration Évangêlique à'Eusèbe. — Dans le premier des quatre
Appendices qui suivent cette Démons/ rai ion (1), il invoque,
à propos du culte des saints dans l'Église , le témoignage
de saint Ambroise, de Théodoret, « le plus éminent peut-
être de tous les théologiens de son temps, unus omnium
sut aevi theologus vel praestantissiinns » , de saint Jérôme
dans son écrit contre Vigilance et il ajoute : « Qiiis autem
hos Patres , quis eis assentientes Gregorin/n Nazianzennm,
Basiliiwi Magnum, Augusfinum , alios Ecclesiarum in
Oriente juxta ac Occidente praesides , idololatras appel-
lavit? Nempe Julianus im/)iu.s, Eunapius sophista Graecus,
Eunomius haereticus , de nique Manichaeus. Qui donc a
appelé idolâtres ces Pères et ceux qui sont du même
avis, Grégoire de Nazianze, Basile le Grand, Augustin,
les autres évêques des Églises d'Orient et d'Occident? C'est
Julien, un impie, Eunape, un sophiste grec, Eunome, un
hérétique, enfin Manès. » Dans les premiers siècles de
l'Église, ce mot de saint Athanase était en honneur : « Nous,
fidèles, nous n'adorons pas du tout les images des saints,
comme les païens leurs dieux : loin de nous une telle pen-
sée! Nous manifestons seulement les sentiments et l'amour
de notre àme envers une image. » — Dans le second
Appendice , saint Prosper, saint Cyprien, un grand nom-
bre de Papes et de Conciles sont cités pour établir que
« saint Jean chante seulement les martyrs qui ont souffert
avec lui-même sous l'empire romain et combattu les idoles
anciennes et connues (2) ». — Le troisième (3) et le qua-
(1) Quod idololatria Uomanae urbi a Joanne imputata non sit, aut esse possit aliud
quam idololatria niere et proprie dicta antiquae urbis Romae, ((uae ejusdem apos-
toli tempore vigebat, ac deorum eo tenipore notissiinorum cultus; non auteni
cultus sanctorum, aut aliud quodquam quod Christianismum sapiat.
(2) Quod sanctus Joaunes eos tiintum canat martyres, (jui sub iniperio Romano
cum ipso Joanne passi sint, et adversus vetera ac nota idola decertarint.
(3) De Ronia idolis inhaerente sub piis quoquc principibus.
•234 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
ti'ième (1) Arcrtissrments, qui précèdent la seconde et la
troisième l>('))i()ns/ration , sont remplis de textes de Zozime,
de Sozomène, du prêtre Orosc, de saint Augustin et de Sal-
rif'tt. Pour prouver que la Babylone de saint Jean, la Rome
païeune, a été vraiment brûlée et détruite par Alaric, Bos-
suet cite, « comme premier témoin », saint Augustin et
ses Sermons: « comme second témoin », saint Jérôme, ses
Lettres à Démétriade, à Agéruchia, à Gaudentius, etc.;
comme « troisième et quatrième témoins » , Socrate et
3Iarcellin; « comme cinquième témoin », le prêtre Orose,
dont il donne de larges extraits. — Ce sont les mêmes au-
teurs qu'il invoque à l'appui de sa seconde Démonstra-
tion, où il établit « que la Babylone de saint Jean porte
le caractère de la ville de Rome, mais de la Rome antique,
qu'on voyait au temps de saint Jean , qui commandait aux
nations, persécutait les saints, tenait aux fausses divinités,
et avait été pour cela même détruite avec son empire si
cruel et si superbe ». La Cité de Dieu de saint Augustin et
V Histoire unircrselle du prêtre Orose fournissent à Bos-
suet les éléments nécessaires pour établir les quatre ca-
ractères des dix rois signalés dans Y Apocabjpse et qui ne
seraient autres que les chefs des Barbares , (t Visigoths , Os-
trogoths , Vandales, Huns, Hérules, Lombards, Burgondes,
Francs, Suèves et Alains ». Saint Jérôme nommait « les
Quades, les Vandales, les Sarmates, les Alains, les Gépi-
des, les Hérules, les Saxons, les Burgondes, les Alamans,
les Pannoniens ». On peut appliquer aux uns et autres
ces caractères : 1° ils « n'auront pas de royaume » , puis-
qu'ils ont parcouru l'Empire entier dans leurs courses va-
gabondes; 2" ils « livreront à la bête leur force et leur
puissance » , puisqu'ils ont tous servi Rome comme alliés ,
avant d'être ses vainqueurs; 3** « ils combattront contre l'A-
gneau, mais l'Agneau les vaincra », puisque de païens ils
sont devenus enfants du Christ et de l'Église; V « ils rece-
vi'ont de la bote la puissance comme rois, pendant une
(1J Uualo luluruiu csset oxcidiuin uibis et quaiulo coinbusta sit.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET EXEGÉTE. 255
heure » , puisque Rome leur avait accordé à tous des pro-
vinces à ses frontières. — Dans la troisième Démonstration ,
où Bossuet prouve que « son interprétation s'adapte et s'har-
monise avec le texte et les événements historiques, de ma-
nière à être à l'abri de toutes les objections de l'auteur »
en question, Verensfels, on voit d'abord saint Irénéc ,
« disciple de saint Polycarpe, disciple lui-même de saint
.(ean », Clément d' Alexandrie, Tertidlien, Eus<)be, saint .A^-
rome, saint Épiphane, cités à propos de l'époque à laquelle
a été écrite V Apocalypse : la fm du règne de Domitien.
C'est ensuite saint Epiphane , Théodoret, saint Athanase ,
Clément d'Alexandrie surtout, que Bossuet invoque pour
expliquer dans Y Apocalijpse les sept sons de la trompette ,
les étoiles tombant du ciel, les sauterelles et la fumée du
puits de l'abime. Le traité de Lactance, De la mort des per-
sécuteurs, sert à l'évêque de Meaux pour rendre compte des
six visions qui concernent la vengeance des nations et la
persécution de Dioclétien. « Écoutons, dit-il, Lactance, qui
connaît ces choses intimement, en homme nourri dans le
palais de Grispus César, et compagnon de jeunesse de ce
fils de Constantin le Grand : Andiamus Lactantium , qui
haec intime novit y nutritus in palatio et admotus Jiwentuti
Crispi Caesaris, Constantini Magni filii. » Bossuet ne né-
glige pas les autres Pères et, à propos de la persécution de
Julien, il dit : « Tous les historiens sont d'accord pour af-
firmer avec les Pères^ Grégoire de Nazianze, Sozomène,
Théodore/ , Orose , que cet empereur avait voué aux dieux
le sang des Chrétiens, s'il était revenu vainqueur de sa
guerre contre les Perses (1) ». Enfin, à propos du règne de
Jésus-Christ avec les âmes bienheureuses (2), Bossuet s'é-
crie : « En faveur de cet événement si beau , nous avons in-
voqué des témoins qui ne sont pas des hommes vulgaires et
obscurs, mais tout ce qiiil y a de très saints Pères, Basile,
(1) « Itaque consentiunt omnes historici et Patres. Gregorius Nazia. orat. 3 et 4
Sozomenus, Tlieodoretus, Orosius, devotum al) ipso Cliristianorum sanguinem, si
voti compos ex Persico bello rediisset ». Demonstratio IIl', art. W.
(2) Même Démonstration, art. XXXV.
256 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
les (leur Grégoire, A7nbroise, Chrysostome , Jérôme, Au-
gustin f't les autres, sans aucune exception, qui ont été les
plus célèbres au quatrième, au cinquième siècle et dans
les siècles suivants, et qui sont les plus recommandables
par leur piété et leur doctrine. Hujus auteni pulcherrimi
éventas testes adhihai?nas, )ion vulgares , non obscaros ho-
mmes, sed quotquot exstiterunt sanctissimos Patres , Basi-
lium, Gregorios, Ambrosiu)n , Chrysostomum , Hierony-
7num, Augustinum , et reliquos, exceptione nulla, quarto,
quinto et secutis saeculis memoratissimos , pietateque et
doctrina commendatissimos. » Fort de l'autorité de ces
grands hommes, dans le commerce desquels il fait ses dé-
lices , Bossuet confond les protestants , Grotius , Iselius , Ve-
rensfels, et il termine sa dissertation De excidio Babylonis
par le cri que saint Augustin rapporte comme s'échappant
de la bouche des chrétiens de son temps, en présence des
merveilles dont ils étaient les témoins : « Gloire au Christ!
Louanges au Christ! Gloria Christoî Christo laudesl »
La dernière œuvre exégétique de Bossuet, c'est V Expli-
cation de la prophétie d'Isaïc sur F enfantement de la sainte
Vierge et du Psaume XXI : « dictée de son lit (1) », (dé-
cembre 1703-janvier 1704), dans l'intervalle des souffrances
que lui causait la maladie de la pierre, dont il devait mou-
rir (2), elle fut publiée le 25 mars ITOi.
Il faut laisser à Bossuet lui-même le soin de nous dire
avec une admirable simplicité comment sortit de son cœur,
autant que de son génie , cette œuvre qui est comme le tes-
tament de sa science et de sa piété : « Pendant que je
m'occupais à découvrir les erreurs des critiques judaïsants,
dit-il (3), je sentais mon esprit ému en soi-même, en voyant
des Chrétiens, et des Chrétiens savants, qui semblaient
même zélés pour la religion, au lieu de travailler, comme
ils le devaient, à l'édification de la foi , employer toute leur
subtilité à éluder les prophéties sur lesquelles elle est ap-
(1) Le Dieu, Mémoires, t. I. p. -213.
(-2) Les premiers symptômes du mal apparurenl vers la fin de 1701.
(3) Averlisscmenl de VExpUcation de la prophétie d'Isaie.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE. 257
puyée; et, plus dangereux que les rabbins, leur fournir
des armes pour combattre les apôtres et Jésus-Christ même.
Les Sociniens avaient ouvert cette dispute, et la licence
augmentait tous les jours. Il me paraissait qu'une courte
interprétation de quelques anciennes prophéties pouvait
être un remède aussi abrégé qu'efficace contre un si grand
mal; et alors il arriva qu'un de mes amis m'ayant proposé
ses difficultés sur la prédiction d'Isaïe, où l'enfantement
d'une vierge était expliqué, j'avais tâché d'y répondre avec
toute la netteté et toute la précision possible, et néanmoins
en faisant sentir la force des preuves de la mission de Jésus-
Christ et un caractère certain de sa divinité.
« En même temps , je me souvenais d'avoir prêché , il y a
deux ans, une Explication (Jti Psaume XXI, où j'avais dé-
montré d'une manière sensible à toute àme fidèle, la pas-
sion, le crucifiement, la résurrection de notre Sauveur et
sa gloire , qui devait paraître dans la conversion des gen-
tils.
(( Je me sentais aussi sollicité, durant une convalescence
qui ne me permettait pas tout à fait l'usage de mes ré-
ilexions, d'entretenir mon esprit de saintes pensées, capa-
bles de le soutenir, et c'est ce qui a produit ces petits
écrits .
<( Dieu ayant mis dans le cœur de plusieurs personnes
pieuses d'en demander des copies, on a eu plus tôt fait de
les imprimer, et les voilà tels qu'ils sont sortis d'une étude
qui n'a rien eu de pénible. Qui sait si Dieu ne voudra pas
se servir de cet exemple pour exciter des mains plus habiles
à donner de pareils ouvrages à l'édification publicjue, et
apprendre aux Chrétiens, non pas à disputer contre les
Juifs, ce qui ne produit que de sèches altercations, mais à
poser solidement les principes de la foi? »
Il faut toute l'édifiante modestie d'un Bossuet pour faire
ainsi appel à « des mains plus habiles » que les siennes :
la postérité les attend encore, et quoique « la tentation »,
que l'évêque de Meaux avec son coup d'œil d'aigle prévoyait
comme « venant peut-être dans la suite à s'élever par le
DO^SUET ET I.F.S SUNTS PÈnES. 17
•258 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
discours des libertins, aussi remplis d'ignorance que d'in-
considération (1) », n'ait pas manqué de se produire, il n'y
a pas eu d'autre Bossuet pour la « prévenir heureusement
par une doctrine établie sur la pierre, qui empêche non seu-
lement les orages et les tempêtes , mais encore qui déracine
jusqu'aux moindres doutes », de telle sorte « que nous
marchions, d'un pas ferme, comme ont fait nos pères, sur
le fondement des apôtres et des prophètes (2) ».
C'est par trois lettres que Bossuet répond aux difficultés
élevées par Grotius à propos de la prophétie d'Isaïe : Eccc
Virgo concipiet et pariet Filiuin , et vocabitur )uji)irn rjits
Emmanuel (3). Ces difficultés se ramènent à ceci : « Selon
la prophétie, le Messie doit naître d'une Vierge. Les Juifs
voient Jésus-Christ, fils d'une femme mariée, sans avoir au-
cun moyen de juger quelle est vierge. Le Messie doit s'ap-
peler Emmanuel : Jésus-Christ a un autre nom. Donc, les
autres Juifs ont eu raison de croire, aux termes de cette
prophétie, que Jésus-'Christ, fils de Marie, femme de Joseph,
n'était pas le Messie ». — Bossuet répond que la prophétie
d'Isaïe n'avait aucun besoin d'être connue par les Juifs
comme réalisée : « Les preuves indicatives de la venue du
Messie devaient être distribuées de manière qu'elles fussent
connues chacune en leur temps. Celle-ci a été révélée quand
et à qui il a fallu : la sainte Vierge l'a sue d'abord; quelque
temps après saint Joseph, son mari, Fa apprise du ciel, et
l'a crue, lui qui y avait le plus d'intérêt; saint Matthieu la
rapporte comme une vérité déjà révélée à toute l'Église (4). »
Bossuet montre par analogie que « c'était une marque pour
connaître le Christ qu'il devait convertir les gentils », et
cependant il défendait à ses apôtres « d'entrer dans la voie
des gentils » ; la plupart des prophéties n'étaient pas con-
nues durant sa vie; celle de l'enfantement virginal est de
ce nombre; plusieurs de ses disciples l'ont ignorée et il ne
(i) Averlissement de VExplicntion de la p7-ophvtic d'Isaïe, clc.
(2) yU'me Avertissement.
(3) VII, \'t.
(4) Première Lettre.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXEGETE. 259
s'est pas pressé de les instruire sur ce point non plus que
sur beaucoup d'autres; il était du conseil de Dieu que le
mystère de l'Incarnation s'accomplit sous le voile du ma-
riage (1). '.( Il me resterait à vous avertir, conclut Bossuet,
qu'il serait facile de rous jwourfr jtar les Pères, et surtout
par saint Clu'ijsostonfe, principalement dans ses Homt-lies
<Jf' l'obscurité des prophéties , et par saint Jérôme en divers
endroits, la doctrine avancée dans cette lettre : mais je ne
crois pas ce travail nécessaire , puisque la chose est si cons-
tante par les Écritures. »
Voilà bien, pris sur le fait, les sentiments intimes de
Bossuet : l'Écriture, d'abord, la Tradition et les Pères en-
suite pour expliquer l'Écriture, dans les cas où elle ne peut
pas s'éclairer par elle-même , comme le Psaume XXI sur la
Passion et le délaissement de Notre-Seigneur (2) s'éclaire par
les Évangiles. « Dieu a voulu composer exprès d'obscurité
et de lumière (le tissu des Écritures) , afin , comme dit saint
Augustin, de rassasier notre intelligence par la lumière
manifeste et de mettre notre foi à l'épreuve par les endroits
obscurs. En un mot, il a voulu qu'on ait pu faire à l'ÉgHse
de mauvais procès; mais il a voulu aussi que les humbles
enfants de l'Église y pussent assez aisément trouver les
principes pour les décider; et s'il reste, comme il en reste
beaucoup, des endroits impénétrables, ou à quelques-
uns de nous, ou à nous tous dans cette vie, le même saint
Augustin nous console, en nous disant que, soit dans les
lieux obscurs , soit dans les lieux clairs , l'Écriture contient
toujours les mêmes vérités, qu'on est bien aise d'avoir à
chercher, pour les mieux goûter quand on les trouve; et
où , si l'on ne trouve rien , on demeure aussi content de
son ignorance que de son savoir, puisqu'après tout il est
aussi beau de vouloir bien ignorer ce que Dieu nous
cache que d'entendre et de contempler ce qu'il nous dé-
couvre (3) ».
(1) Sommaire de la Deuxième Lettre.
(-2) Bossuet n'y cite qu'en passant les saints Pures, §11.
(3) Fin de la Troisième Lettre.
260 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
Quel admirable exégète, et comme on est ravi de voir
tant d'humilité s'allier à tant de génie dans le grand évê-
que , que La Bruyère , « parlant d'avance le langage de la
postérité », appelait « un Père de l'Église (1)! «
(1) Discours de réception à l'Académie, 1603,
CHAPITRE V
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE.
L'ascétisme de Bossuet! ce mot peut faire sourire les
esprits superficiels, les critiques à courte vue, qui, sur la foi
de Voltaire, ne voient dans l'évêque de iMeaux que « le plus
éloquent des Français », et ne parlent de lui que comme de
l'adversaire impitoyable de l'ascétisme et du mysticisme,
qu'il a poursuivis avec acharnement dans la personne et les
écrits de Fénelon.
Et pourtant, rien de plus faux qu'une pareille idée. Ceux
qui ont lu Bossuet, tout Bossuet, savent « qu'il connut et
qu'il aima en docteur et en directeur éclairé Fascétisme et
môme la mystique (1) ».
Il était tout jeune encore , lorsqu'il écrivait très proba-
blement à Langres, où il fut ordonné sous- diacre, le 21 sep-
tembre 1648, cette méditation sftr la brirveté de la vie y
dont Gandar a dit (2) : « Il paraîtra remarquable que le
jeune écrivain se soit tout d'abord surpassé lui-même en
agitant au fond de sa conscience , dans le recueillement et
l'effusion de la prière, cette grande pensée de la mort et de
l'éternité qui devait remplir les Oraisons funèbres. »
Il n'avait que trente ans, lorsque, le 15 octobre 1G5T, à la
demande de la reine mère, Anne d'Autriche, il prêcha à
Metz le Panégyrique de sainte Thérèse , dont la Muse histo-
rique disait :
(I) p. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. i't'2.
(-2) Choix de Sermons de la jeunesse de Bossuet. p. 3.
262 BOSSL'liT ET LES SAINTS PERES.
Rliiltitudo de personnages,
Savants, (lualifiés et sages,
En l'oj'ant attentivement,
Firent de lui ce jugement
Qu'un jour son éloquence exquise
Ferait un grand bruit dans l'Église...
Le cardinal Mazarin ,
Qui goûte fort les belles choses
Que l'on prêche, écrit, dit ou fait
Demeura plus (|ue satisfait,
quand il entendit le soir, seigneurs et princesses porter jus-
qu'aux nues l'incomparable prédicateur. Il est certain que
ce Panégyrique est un chef-d'œuvre et que Bossuet y com-
mente admirablement ces paroles : « Nostra autem conver-
satio in cœlis est ; noive société est dans les cieux (1) », en
montrant « le vol de cette âme (celle de sainte Thérèse),
que l'amour de Dieu a blessée Enflammée de l'amour de
Dieu, elle le cherche par son espérance : c'est le premier
pas qu'elle fait; que si l'espérance est trop lente, elle y
court, elle s'y élance par des désirs ardents et impétueux :
tel est son second mouvement; et enfin son dernier effort,
c'est que les désirs ne suffisant pas pour briser les liens de
sa chair mortelle, elle lui livre une sainte guerre; elle tâ-
che, ce semble de s'en décharger par de longues mortifica-
tions et par de continuelles souffrances, afin qu'étant libre
et dégagée et ne tenant presque plus au corps, elle puisse
dire avec vérité ces paroles du saint Apôtre : Nostra autent
conversalio in cœlis est. Notre conversation est dans les cieux.
Ce sont, Messieurs, ces trois actions de la charité de Thé-
rèse qui partageront ce discours. « Bossuet expose avec une
vivacité, touchante les sentiments les pkis délicats et les
plus élevés de la grande mystique espagnole, et il cite sou-
vent des paroles (2) ou des traits de sa vie , qu'il connaît à
fond.
(1) Epilre aux Philippiens, III. -20.
(-2) Voir en particulier la lin du premier point.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 263
Peu d'années après, il faisait aux Carmélites de Paris des
Conférences qu'elles trouvaient admirables et « d'une
beauté enchantée » , comme on l'a vu plus haut (1).
Les treize Sr'rf)ions de Vétures ou de Professions qui nous
restent de Bossuet témoignent éloquemment de la science
et de la pratique qu'il avait des secrets du mysticisme, de
ces ascensions de Tàme vers la perfection , qui est l'idéal
de la vie religieuse : sortir du monde, sortir de soi-même,
de son corps et de ses sens, de son âme et de sa volonté,
vivre en Dieu et pour Dieu , voilà ce que Bossuet appelle la
« vraie liberté (2) » des âmes qui se donnent entièrement
au Christ Jésus, ou bien la renaissance spirituelle : Opor-
tet vos nasci denuo (3). Aux « trois désordres » de notre
nature corrompue , « une liberté indocile, une molle délica-
tesse, un vain désir de paraître » , il oppose « des remèdes
forts et infaillibles » : la règ'le et la contrainte, la mortifi-
cation, et la vie cachée. — Avec quelle onction ne recom-
mande-t-il pas à M'" de Beauvais, en 1667, de « choisir
l'abaissement et l'abjection et de se rendre petite , selon le
précepte de l'Évangile : petite aux yeux des autres hommes,
très petite à ses propres yeux ' » — Avec quelle pathétique
éloquence ne dit-il pas, en 1669, à M"' de la Vieuville : « Ma
chère Sœur, abandonnez-vous à ce Médecin tout-puissant
(le Fils de Dieu) ; apprenez de lui ces trois choses, que vous
devez avant toutes choses, vous démêler de la multitude;
après, rassemblez tous vos désirs en l'unité seule; et enfin,
vous y trouverez le repos et la consistance. » — Quel art
profond et quelle délicatesse infinie dans le Sermon pour la
Profession de M™° de la Vallière, 4 juin 1675, où sont décrits
les « deux amours qui font ici toutes choses. Saint Augus-
tin les définit par ces paroles : Antor sut usque ad contem-
ptam Dei ; amor Dei usqiif^ ad contemptu)n sut (4) : l'un est
<( l'amour de soi-même poussé jusqu'au mépris de Dieu » :
(1) Page 207.
(2) Voir en particulier les Sermons pour la Vcture de postulantes Bernardines.
prêches à Metz le 28 août KwSeten l()(>l (r;
(3) Sermon pour la Vèture de M"*: de Bouillon, S septembre IGGO.
(4) De Civitate Dei, lib. XIV, c. xxvni.
264 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
c'est ce qui fait la vie ancienne et la vie du monde; l'autre
est « l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même » :
c'est ce qui fait la vie nouvelle du christianisme et ce qui
étant porté à sa perfection fait la vie religieuse. Ces deux
amours opposés feront tout le sujet de ce discours (1).
Mais prenez bien garde , Messieurs , qu'il faut ici observer
plus que jamais le précepte que nous donne V Ecclésiasti-
que : « Le sage qui entend , dit-il , une parole sensée , la
loue et se l'applique à lui-même (2) » ; il ne regarde pas à
droite et à gauche à qui elle peut convenir; il se l'appli-
que à lui-même et il en fait son profit. Ma Sœur, parmi les
choses que j'ai à dire, vous saurez bien démêler ce qui vous
est propre. Faites-en de même, chrétiens (3) ». — Bossuet
pénètre peut-être encore plus avant dans les secrets de la
vie religieuse, lorsque, à propos de la Vêture de Marie-
Anne de Bailly, le 5 décembre 1081 , il dit : « Je vous ferai
voir... premièrement, jusqu'à quel point votre condition
vous oblige à renoncer au monde; en second lieu, comment
il vous faut persévérer dans cette sainte résolution ; et enfin,
comment non contente de persévérer, vous devez toujours
croître et toujours enchérir par-dessus les actions passées. »
Ce n'étaient pas seulement les personnes de la cour et du
grand monde, les Henriette d'Angleterre, les Tureune, les
Condé, les de Bellefonds, les de Bouillon, les la Vallière,
les Dangeau, les de Luynes, les La Bochefoucauld, les
lords Perth et Lovât, qui recherchaient la direction et l'élo-
quence de Bossuet. « Sa réputation, dit Le Dieu (4), se ré-
pandait de toutes parts et on voulait l'entendre dans tous les
couvents. W^ de Montpensier, qui honorait de son amitié
(I) Bossuet avait pris pour texte : El dixil qui scdvhal in throno : Ecce nova
facio omnia.
(-2) Ecclè.,\\l,i».
(3) On sait que tous ne le firent pas. Beaucoup de courtisans et de curieux étaient
allés à la cérémonie dans l'espoir d'entendre quel(|ue récit émouvant des scanda-
les passés. Bossuet déçut cet es])oir |)ar ces siniiiles mois : « Qu'avons-nous vu, et
que voyons-nous? Quel état! et (|uel état! » Les mondains dépités se vengèrent
en calomniant le grand orateur, si hien que M'"'= de Sévigné, absente .i son très
grand déplaisir, écrivait à sa fille, le 5 juin l(i".'i, (pie « le discours de M. de Con-
dom n'avait [joint élé aussi divin ([u'on l'espérail ».
(4) Mémoires, |). !i(i, in, !»8,
LES SAINTS PERES ET BOSSUET AUTEUR ASCETIQUE. 265
lyjmo Henriette de Lorraine, sa parente, abbesse de Jouarre,
où même elle Fallait voir assez souvent . y avait amené
notre abbé, en 1G62, pour prêcher la Toussaint. Il fit son
sermon sur ce texte de l'Apocalypse : Amm, AUcluia,
c'est-à-dire louange, action de grâces, en quoi consiste
toute la vie des bienheureux : ce que saint Aurjustin a traité
plusieurs fois dans la Cité de Dieu, dans ses Sermoi^s et
ailleurs comme une matière des plus belles et des plus im-
posantes. Elle réussit à merveille à Jouarre, où il fut beau-
coup parlé àWIlehiid.
u En 166i, le duc de Luynes. ami de tous les gens habi-
les , qui connaissait fort notre abbé et faimait avec la dis-
tinction qu'il méritait, le mena encore à Jouarre. dans la
compagnie de l'évêque de Périgueux, pour la profession de
ses deux filles... F^'abbé Bossuet (prêcha) pour Henriette-
Thérèse-Angélique d'Albert de Luynes...
« Il alla aussi à Meaux, en 1669, avec le duc de la Vieu-
ville pour la vêture de sa fille Marie-Thérèse-Henriette de
Vienne, qu'il prêcha le 8 septembre...
« Quand il y avait quelque raison, surtout de charité, il
ne refusa jamais sa parole aux couvents. Entre une infinité
d'exemples, j'en dirai seulement deux de cette sorte. L'un
est celui de M'"'' de la Mare, religieuse des Filles-Dieu de
Paris, qui lui était recommandée par M"' le Dauphin et
par le duc de Montausier, et qu'il ne put faire recevoir avec
une si grande recommandation qu'à la condition expresse
de prêcher à sa vêture et à sa profession, ce qu'il fit en
1686, avec cette circonstance qu'il fut obligé de partir de
Meaux le jour même de la Pentecôte, au soir, après avoir
fait le sermon et tout l'office dans sa cathédrale, afin d'être
à Paris le lundi suivant au matin, pour recevoir les vœux
de cette fille et faire la prédication.
« L'autre est celui d'une sainte veuve, qui n'avait d'au-
tre recommandation que sa vertu et son zèle pour la reli-
gion. Les sermons qu'il fit à sa vêture, le jour de l'Ascen-
sion 1697, et à sa profession, le 2-2 mai 1698. furent les
conditions de son engagement à Torcy.
266 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
« Depuis qu'il fut attaché à son église, il donna souvent
de pareils exemples, mais sans se livrer trop aux monas-
tères, suivant la pratique de saint Atigustin , qui n'y allait
que pour des besoins pressants , dit l'ancien auteur de sa
vie (1). Il les visitait donc à propos, et consolait par sa pa-
role les saintes vierges qu'il estimait, comme un ancien
Père , la plus noble portion du troupeau de Jésus-Christ et
la plus digne du soin des pasteurs. Il leur parlait familière-
ment, comme il avait fait aux Carmélites, dans des Confé-
rences, sur un point de la règle , sur un psaume ou quelque
endroit important de l'Évangile, pour leur en faciliter la
méditation et leur en donner le goût et le désir, cette nour-
riture des âmes. Les filles de la Visitation de Meaux, les
Ursulines, Notre-Dame, Jouarre, Faremoutiers et les autres
maisons religieuses de la ville de Meaux, ont été souvent
favorisées de ces pieuses et ferventes élévations, comme il
les appelait. »
Nous savons qu'il Se félicitait de trouver dans son diocèse
des chrétiennes d'élite, comme M""' d'Albert et la sœur
Cornuau de Saint -Bénigne, à laquelle il disait avec un
air de joie et de confiance : « Qu'on est heureux, ma Fille,
quand on peut parler de Dieu, de ses bontés et de son
amour à des âmes qui en sont touchées (2) ! »
Il y avait donc en Bossuet autre chose que la connaissance
théorique de l'ascétisme : il y avait la pratique de ces voies
spirituelles où il dirigeait les autres. Sans doute, il cachait
au monde ces dévotions; mais quelquefois des confidences
lui échappaient. Il écrivait au maréchal de Bellefonds : « Il
faudrait être comme un saint Amhroise, un vrai homme de
Dieu , un homme de l'autre vie , où tout parlât , dont tous
les mots fussent des oracles du Saint-Esprit, dont toute la
conduite fût céleste (3)... En vérité, c'est un état désirable,
de vouloir s'oublier soi-même à force de se remplir de Dieu.
Je trouve qu'on se sent trop, et de beaucoup trop, lors
fl) Awi. Vit. per Possidoniuin, cap. XXVII. (Note de l'ahln; Le Dieu).
{■!) Second Avertissement de la sœur Cornuau, en tète des Lettres qui lui sont
adressées, t. XI, p. 2îK).
{'■^) Lettre sans date.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCETIQUE. 267
même qu'on tâche le plus de s'appliquer à Dieu. Dévouons-
nous à lui en simplicité, soyons pleins de lui; ainsi nos
pensées seront des pensées de Dieu , nos discours des dis-
cours de Dieu; toute notre action sortira d'une vertu divine.
Il me semble qu'on prend cet esprit dans l'Écriture il). «
Il le prenait aussi dans les œuvres des Pfres.
Voici, d'ailleurs, des actes qui sont encore plus significa-
tifs que les plus belles paroles. « Ce saint prélat , dit la sœur
Cornuau (2) , avait un amour si grand pour tout ce qui at-
tachait à Dieu, et particulièrement pour les vœux de la re-
ligion, qu'il ravissait quand il en parlait à cette personne.
11 lui a dit plusieurs fois qu'il tâchait de vivre comme s'il
les avait faits, qu'il se regardait dans sa dignité comme ne
possédant rien, que Dieu lui faisait la grâce de ne s'appro-
prier aucune chose et de ne se servir de ce qu'il avait que
pour sa gloire , pour l'Église et pour les pauvres. C'était par
cet amour de la pauvreté qu'il avait laissé à son ancien in-
tendant tout le soin de ses affaires et de son revenu et qu'il
n'avait cïarrjent que pour les charités qu'il faisait,' quel-
quefois même son intendant ne lui en donnait pas facile-
ment, ce qui lui donnait en un sens de la joie, le faisant
entrer dans l'esprit de la sainte pauvreté. C'est ce qu'il a dit
à cette personne en confidence...
« L'humilité de ce prélat, quoique si connue, était encore
bien au-delà de ce qu'on peut en penser. Il a fait l'hon-
neur de dire quelquefois à cette personne qu'il souffrait
d'être obligé par sa dignité de garder une manière de su-
périorité pour le bien même des personnes, afin de les tenir
plus dans la soumission et dans l'ordre, mais que c'était
un pesant fardeau pour lui... S'il était permis à cette j)er-
sonnc de parler de l'affaire du Quiétisme , elle dirait des
choses admirables sur son humilité dans tout ce qu'on a dit
de lui et dans tout ce qu'on lui a reproché si vivement , sur
son zèle pour la gloire de Dieu et la saine doctrine... Il n'a-
vait pas un moindre amour pour tout ce qui tendait à ou-
(I) Lettre du f> juillet 1077.
(•2) Second Avertissement, passim.
268 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
blier son corps, pour ne songer qu'à son âme; c'était pour
ce motif qu'il prêtait si peu d'attention à tout ce qui pou-
vait incommoder... « Hé quoi! Monseigneur, ne voyez-vous
pas cette horrible fumée? » (lui disait un jour cette per-
sonne") : « Ali! lui dit-il, il est vrai, il en fait beaucoup :
mais je vous avoue, ma Fille , que je ne la voyais pas et que
je la sentais encore moins dans un sens. Dieu me fait la
grâce que rien ne m'incommode : le soleil, le vent, la
pluie, tout est bon, »... Cette personne ne saurait aussi pas-
ser sous silence son amour pour les prières de la nuit : il
aurait souhaité que tout le monde eût eu du goût pour ces
saintes veilles. Il disait quelquefois à cette personne qu'il
était obligé à ses ouvrages, qui souvent dans la nuit le ré-
veillaient plusieurs fois; et que, comme il se levait aussitôt
qu'il lui venait quelque pensée, cela lui donnait occasion
de parler un peu au saint Époux. Ce saint prélat disait que
l'âme était bien disposée à écouter Dieu et à obtenir ses
grâces dans le silence de la nuit. Il en avait donné un grand
goût à cette personne et lui avait prescrit les mêmes pra-
tiques, mais entre Dieu et elle; car c'étaient des choses où
il voulait du secret. . . Enfin cette personne ne finirait jamais,
si elle voulait rapporter toutes les héroïques vertus qu'elle
a eu l'honneur de voir en lui. »
Il y a là tout un côté inconnu de la grande et belle vie de
Bossuet : ni Levesque de Burigny, ni le cardinal de Baus-
set, ni M. Lanson ne l'ont mis en lumière; seul, le Père de
la Broise en a parlé en excellents termes, mais un peu briè-
vement [Bossuet cl la Bible, p. 242-2'i.6).
Il nous reste quelques œuvres ascétiques de Bossuet, en
dehors des É lé rat ions .sur les Mystères et des Méditations
sur r Évangile. Ce sont les Instructions aux Ursulines de
Meaiix et aux Visitandines de la même ville, les Opuscules
de piété , les Poésies sacrées , le Traité de la Concupiscence
et les Lettres de direction.
Dans quelle mesure l'influence des Pères de l'Église se
fait-elle sentir dans cette partie trop peu étudiée jusqu'ici
de l'œuvre de Bossuet?
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 2G9
Les Pcres étaient ses modèles, ainsi qu'on l'a vu : il vou-
lait être (( un vrai homme de Dieu, comme saint Am-
broisc (1) » ; il imitait saint Auyiistin dans ses rapports avec
les monastères (2). « Quand vous et les saintes âmes pour
qui je travaille goûtent ce que je fais, disait-il à la sœur
Cornuau, je reconnais la vérité de ce que dit un grand
saint du cinquième siècle : le docteur reçoit ce que mérite
l'auditeur (3)... Mes paroles, ma Fille, n'en sont pas meil-
leures pour avoir en vous l'effet que vous dites... C'est une
marque que ce que je vous ai écrit m'avait été donné par
l'Esprit-Saint; car ce qui vient de l'homme ne touche point
l'homme et n'entre point dans son cœur : ainsi regardez-le
comme venant de Dieu et non de moi. »
Il écrivait à M""= d'Albert, le 28 février 1097 : « Pour la
spiritualité, celle dont vous me parlez est en effet fort sè-
che, et ce qui m'y fait de la peine, c'est le peu de confor-
mité que j'y trouve avec l'esprit de sainf Augusiin, qui me
parait être celui de Jésus-Christ et de l'Évangile. »
Les auteurs dont Bossuet s'est le plus inspiré sont : saint
Bernard , dont on a vu déjà ce qu'en pensait l'évêque de
Meaux, qui le possédait parfaitement, d'après Le Dieu (4),
sainte Thérèse, à propos de laquelle il écrivait à M"' d'Al-
bert de Luynes, le 12 septembre 1693 : « Je suis en tout
et pour tout du sentiment de sainte Thérèse : je croirais
le contraire fort périlleux » ; — et saint François de Sales,
dont il disait à la sœur Cornuau avec humilité (5) : « Que
nous sommes redevables à saint François de Sales de nous
avoir appris les règles de la conduite des âmes! Que la
doctrine de ce grand saint est à révérer! Je veux toute ma
vie me la proposer pour exemple , puisque c'est celle que
le Seigneur a enseignée lui-même. » Il n'était point du tout
(I) Lettre au maréchal de Bellefonds, sans date.
(-2) Le Dieu, Mémoires, p. 98.
(:i) Premier Avertissement de la sœur Cornuau sur les Lettres que Bossuet lui
a adressées.
(i) Le Dieu, Mémoires, p. .'»".
(5) Second Avertissement des Lettres à la sœur Cornuau : « Quand ce saint pré-
lat, dit-elle, connaissait la bénédiction que Dieu avait donnée à ses |)aroles et les
bons effets que sa douceur avait produits, il disait, etc. »
270 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
du goût de ce prélat que l'on usât de sévérité ni de répré-
hension trop vive; il disait que, quand il pensait à l'entre-
tien du Sauveur avec la Samaritaine et aux saintes adresses
dont il se servit pour faire connaître à cette femme péche-
resse ses égarements, il se confirmait de plus en plus que
la douceur ramenait plus d'àmes à Dieu et les retirait plus
véritablement de leurs dérèglements que la sévérité, qui
ne servait ordinairement qu'à les aigrir et à les soulever
contre les avis qu'on leur donnait. Cette charité immense,
que ce saint prélat avait pour les âmes, ne se bornait pas
seulement à celles que Dieu avait mises sous sa conduite
par des voies particulières; car, quoiqu'il ne voulût pas se
charger de trop de conduites, il ne refusait pas ses avis,
quand il croyait que cela était utile. »
Saint François de Sales, sainte Thérèse, saint Bernard,
voilà donc les guides de Bossuet dans l'ascétisme et la spi-
ritualité. Quant aux mystiques modernes, leur nom se ren-
contre rarement sous sa plume; de temps en temps, il en
fait l'éloge ou échange à leur sujet quelques pensées avec
ses correspondants, quand ceux-ci lisent ces auteurs; mais
il ne les cite guère de lui-même.
On peut faire la même remarque à propos des anciens
docteurs de l'Église : Clément d' Alexandrie , Origène, saint
Ambroise , Cassien , saint Jean Climaque, Gerson. Bossuet
s'inspire de leur doctrine générale plutôt que de leurs ou-
vrages, auxquels il a bien moins recours dans ses œuvres
ascétiques que dans ses autres travaux. Il passe par-des-
sus les grandes écoles mystiques du moyen âge; il touche <X
peine à la spiritualité des Pères; « il puise.le plus souvent
dans la Bible elle-même ses principes et ses conseils. Appli-
quer la doctrine biblique aux besoins des âmes, c'était en
résnmé tout son art comme directeur (1) ». « Les paroles de
l'Écriture, écrivait-il à M™'' d'Albert, le 34 janvier 1691, et
surtout celles de l'Évangile, où Jésus-Christ parle lui-même,
sont le vrai remède de l'âme ; et une partie de la cure des
(1) Bossuet et la Bible, p. i"i7.
LES SAIMS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 271
âmes consiste à les savoir appliquer à chaque mal et à cha-
que état. C'est là du moins tout ce que je sais en matière
de direction, et il me semble qu'on s'en trouve bien. «
« J'ai reçu et vu le passage de sainte Thérèse, disait-il à la
même religieuse, le V décembre 169i : je le connaissais; il
est plein de vérité et de lumière ; mais mon fondement n'est
pas sur ces discours, quoique j'y défère beaucoup. J'ai
ma règle dans l'Écriture, et c'est selon celle-là, qui ne peut
faillir, que je tâche de vous conduire. »
Il faut voir néanmoins de plus près ce que Bossuet ascète
emprunte aux saints Pères.
ARTICLE P'
Les saints Pères et les Instnictious (1) aux Ursulines
et aux Visitandines de Meaux (1685-1686).
Les Ursulines de Meaux nous ont pieusement conservé le
sens, sinon la lettre, de six Instructions que Bossuet leur
adressa et dont les deux premières sont antérieures à la fête
de Pâques 1685 (2), la troisième (3) est du 27 avril, la qua-
trième du k mai, la cinquième du 5 août de la même
année (V), et la sixième de février 1686. « Il semble que
ces Beligieuses, dit l'abbé Lebarq, habituées à l'étude et à
l'enseignement, aient réussi à se procurer une sorte de sté-
nographie de ces discours, en faisant plusieurs copies qu'on
aura ensuite fondues en une seule. Quelques pléonasmes en
sont résultés. Peut-être s'est-on permis de combler par des
additions faibles quelques lacunes. Tout examiné, ces textes
ne me paraissent pas mériter le dédain dont on les accable
Lâchât, X, i93, cf. 481. »
(l)La plupart ries éditions portent: Exhortations. Nous suivons le texte de
l'al)l)é Lebarq.
(-2) Lebarq, Histoire critique de la Prédication de Bossuet, p. 272.
(3) C'est la seconde dans les éditions. (Lebarq.)
(4) Après l'Oraiso)i funèbre de la ()rincesse Palatine, qui eut lieu le ;• août lOS,';,
Bossuet écrivit, le 20 août, à la Supérieure et aux Ueligieuses de Sainte-Ursule
pour exprimer sa satisfaction de ce qu'on avait tenu compte de ses recommanda-
tions faites dans la Conférence du CJ août.
272 BOSSUET Eï LES SAINTS PERES.
Une relig-ieuse de la même communauté nous a laissé
les « Paroles saintes de mon illustre Pasteur Monseigneur
Jacques-Bénigne Bossuet , évêqiie de Meaux^ la veille et le
jour de maprofession, vers 1686.
Les Mémoires de la Visitation de Meaux nous ont aussi
fourni le Précis d'un discours fait à cette communauté,
le 30 juin 1685.
Il y a dans ces Instructions maintes citations de TÉcriture
et probablement aussi maintes réminiscences des Pères;
mais on n'y trouve qu'un texte d'un « grave auteur » , que
Bossuet ne nomme pas : Si tacueritis, scdvi eritis (1),
mais qui doit être un Père de l'Église, ou l'un de « ces fon-
dateurs de religions » dont il parle (2', et qu'un passage
inspiré par les Confessions de saÀni Augustin , « le fds de
tant de larmes ». « Je trouve heureusement, dit Bossuet.
qu'aujourd'hui se rencontre la fête de sainte Monique , qui
est votre modèle, mes Filles, en l'exercice de votre institut,
dans son zèle, dans sa charité, dans le soin et la sollicitude
qu'elle a eus et par les travaux qu'elle a soutenus, n'épar-
gnant rien pour obtenir et pour procurer la conversion de
son fils. Hé ! ne savez-vous pas que ce sont ses soupirs et ses
gémissements, ses larmes et ses continuelles prières qui
ont enfanté saint Augustin à la grâce ? Que voilà une belle
idée pour vous conduire dans vos emplois et dans tout ce
que vous avez à faire dans l'instruction des enfants! 11 est
vrai que vous ne trouverez pas dans cette jeunesse, qui vous
est confiée, les grands crimes qu'avait sainte Monique à
combattre et à détruire dans son fils ; quoique cela ne soit
pas, elles ont néanmoins le principe de tous les vices, par
cet héritage funeste que nous tenons d'origine. »
(I) Bossuet recommande le silence de règle , le silence de prudence et le silence
de patience.
1-2} Instruction sur le silence, (i".
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 273
ARTICLE II
Les saints Pères et les Opusculos de piété de Eossuet.
Le premier de ces Opuscules, composé en 1692 pour
M"^ d'x\lbert de Luynes et publié en 1731 à la suite des
Médilations, est le maguilique Discours sur la rie cachée en
Dieu, ou V Exposition de ces paroles de saint Paul : « Vous
êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ.
Quand Jésus-Christ, qui est votre vie, apparaîtra, alors vous
apparaîtrez en gloire avec lui (1). » Il y a là, sur la vanité de
la louang-e des hommes, des pages ravissantes : « 0 homme!
qui me louez, que voulez-vous faire? Je ne parle pas de
vous, homme malin, qui me louez artificieusement par un
côté, pour montrer mon faible de l'autre... Vous voulez que
je fasse du bruit dans le monde... Vous voulez que je
montre mes talents. Quels talents? la véritable et solide
vertu, qui n'est autre que la piété? Irai-je, avec l'hypo-
crite, sonner de la trompette devant moi?... Laissez-moi
donc être terre et cendre à mes yeux, terre et cendre dans
le corps, quelque beau, quelque sain qu'il soit, encore plus
terre et cendre au dedans de l'âme, c'est-à-dire un pur
néant. »
Un seul passag-e de cet éloquent et dramatique (2i Com-
mentaire est inspiré par saint Augustin : « Que me pro-
fitent ces louanges qu'on me donne? Elles achèvent de
m'enivrer et de me séduire. Si le monde loue le bien, tant
mieux pour lui. « Mes frères, disait un saint, ce serait vous
porter envie de ne vouloir pas que vous louassiez les dis-
(1) Dans rorii;iiial , au commenLement, Ms.Fr. \-2»'20, on lit cet avis, mis par Le
Dieu en tête de Tautograpiie de Bossuet : « Discours sur l'Ejntre du samedi saint,
V'ous êtes morts, etc., fait par feu M^'' l'évèque de Meaux, en lOiiîJ, au temps de
Pâques, pour M""* de Luynes de Jouarre. Original de la main de l'auteur. »
{■■2) Dramatique, en effet, puisciue Bossuet s'y fait dire par un ami du monde :
« il est heau de i-a\oir forcer l'estime des hommes, de se faire une place, où
Ton se fasse regarder: ou si l'on y est par son mérite, par sa naissance, par son
adresse, en quelque sorte que ce soit, y étaler toutes les richesses d'un heau
naturel, d'un grand esprit, d'un génie heureux, et vaincre enfin l'envie, ou la
faire taire. C'est une fumée, disait quel(|u'un. mais elle est douce; c'est le par-
fum, c'est l'encens des dieux de la terre. — Est-ce aussi celui du Dieu du ciel? »
répond Bossuet.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈnES. 18
274 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
cours OÙ je vous annonce la vérité (1). » Louez-les donc,
car il faut bien que vous les estimiez et les louiez, afin qu'ils
vous profitent; je veux donc bien vos louanges, parce que
sans elles je ne puis vous être utile. Mais pour moi, qu'en
ai-je affaire? Ma vie et ma conscience me suffisent. L'appro-
bation que vous me donnez vous est utile; mais elle m'est
dangereuse. Je la crains, je vous la renvoie, je ne la veux
que pour vous. »
Gomment résister à la tentation de citer la fin de ce dé-
licieux opuscule? « Allez , ma Fille, aussitôt que vous aurez
achevé de lire ce petit et humble écrit; et vous, qui que
vous soyez, à qui la divine Providence le fera tomber entre
les mains, g^rand ou petit, pauvre ou riche, savant ou igno-
rant, prêtre ou laïque, religieux et religieuse ou vivant
dans la vie commune, allez à l'instant au pied de l'autel.
Contemplez-y Jésus-Christ dans ce sacrement où il se cache.
Demeurez-y en silence; ne lui dites rien; regardez-le, et
attendez qu'il vous parle et jusqu'à tant qu'il vous dise
dans le fond du cœur : Tu le vois, je suis mort ici et ma vie
est cachée en Dieu , jusqu'à ce que je paraisse en ma gloire
pour juger le monde. Cache-toi donc en Dieu avec moi, et
ne songe point à paraître que je ne paraisse (2). »
Le deuxième Opuscule , Réflexions sur quelques paroles
ile Jésus-Christ : « Et moi je vous dis : Ne résistez point à
celui qui vous traite mal (3). Bienheureux sont les doux,
parce qu'ils posséderont la terre (4). Apprenez de moi
que je suis doux et humble de cœur (5) », contient un pas-
sage sur l'auteur ascétique préféré de Bossuet : « Saint
François de Sales s'est adonné à un continuel exercice de
la douceur pour l'intérêt de la foi, et nous devons nous y
attacher pour l'intérêt de la charité : car la charité ne nous
doit pas être moins précieuse que la foi, et nous ne devons
pas faire moins pour l'une que pour l'autre. »
(I) Serm. eccl.
(•2) Édition de Bar-le-Duc. l. Vlll. i>. (il.5.
(3) Saint Mall/iicu . V, :t!).
(4) Ibidem . V, 't.
(.*i) Ibidem . \l, '2!t.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 275
Les Opuscules suirau/s — le 3% sftr la Prière, le 4'', sur
la Prière au nom de Jésus-Christ, le 5% De la meilleure ma-
nière de faire r Oraison (1), le 6% Pensées détachées sur les
i^isites du Seigneur, V attention éi lui plaire , l'efficace de la
parole de Dieu, le 7% Manière courte et facile pour faire
r Oraison en foi et de simple présence de Dieu, le 8% Exer-
cice journalier, pour faire en espjrit et foi toutes ses ac-
tions pendant le noviciat, le 9% Exercice de la sainte
Messe (2), le 10% Prières j^our se préparer à la sainte Com-
munion (3), le 11", Préparation à la retraite pour le renou-
vellement des vœux, le 12% Sur le parfait abandon, le
13% S eîitiments et dispositions dans lesquels on doit célébrer
son entrée dans la sainte religion, le 14®, Élévation pour le
renouvellement des vœux, le jour de la Toussaint, le 15®, Re-
traite de dix jours sur la pénitence, le 16% Retraite de dix
jours sur les jugements téméraires et autres sujets , le
17% Préparation à la mort (4), le 18®, Exercice ptour se dis-
poser à bien mourir, le 19% Réflexions sur V agonie de Jésus-
Christ, le 20% Prière pour unir nos souffrances à celles de
Jésus-Christ, le 21*^, Discours aux Filles de la Visitation
surlamort, le jour du décès de M. Mutelle, leur confesseur,
— ne renferment qu'une seule citation des Pères; elle est
de saint Augustin : a II se faut faire violence, afin que la
coutume de pécher cède à la violence du repentir, comme
dit saint Augustin (5). Méditez et goûtez cette parole (6). »
Dans le 22° Optiscule, Sentiments du chrétien , touchait!
la vie et la mort, tirés du chapitre cinquième de la seconde
(\) « La meilleure oraison, dit Bossuet, est celle où l'on s'étudie, avec plus de
simplicité et d'humilité, à se conformer à la volonté de Dieu et aux exemples de
Jésus-Clirist, et où l'on s'abandonne le plus aux dispositions et aux mouvements
que Dieu met dans l'àme par sa grâce et par son esprit. »
('i) Ces Exercices (8 et 9), disaient les éditeurs de 1808. « nous ont été remis par
un curé du diocèse de Meaux, qui les tenait de M. de Saint-André, curé do Va-
rèdes, lecpiel était très lié avec M. Bossuet, et avait eu soin , après sa mort, de
recueillir dans les différentes communautés les écrits (|ue ce prélat avait faits
pour leur instruction. »
(3) Imprimées en 1731. après les Méditations.
(4) Elle comprend huit grandes prières et quelques « courtes ]}ricres , que l'on
peut réitérer à un malade, aux approches de la mort contre les terreurs de la
mort » .
(■j) In Joanncm, Tract. XLIX.
(6) Quinzième Opuscule.
276 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
Épître aux Corin//iir/is (1), il y a plusieurs passages de
saint Augustin. « Que si nous vivons comme voyageurs,
nous devons considérer tout ce que nous possédons sur la
terre, non pas comme un bien véritable, mais comme un
rafraîchissement durant le voyage : Instrumpntum peregri-
natioiiis, non irritamentinn cupidilatis , dit saint Augus-
tin (2i; comme un bâton pour nous soutenir dans le tra-
vail, et non comme un lit pour nous reposer; comme une
maison de passage où l'on se délasse , et non comme une de-
meure où Ton s'arrête. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul
appelle notre corps un tabernacle, c'est-à-dire une tente,
un pavillon, une cabane, en un mot, un lieu de passage et
non une demeure fixe. » Après avoir cité tout un passage de
saint Paul sur <( cet esprit de pèlerinage , qui est l'esprit de
la foi », Bossuet le commente ainsi : « C'est-à-dire, selon
saint Augustin, que ceux qui ont des femmes ne doivent
point y être liés par aucun attachement corporel; que ceux
qui s'affligent par le sentiment du mal présent doivent se
réjouir par l'espérance du bien futur; que la joie de ceux
qui s'emportent parmi les commodités temporelles doit être
tempérée par la crainte des jugements éternels; que ceux
qui achètent doivent posséder ce qu'ils ont , sans que leur
cœur y soit engagé ; enfin que ceux qui usent de ce monde
doivent considérer qu'ils passent avec lui, parce que la figure
de ce monde passe : Qui habent uxores, non carnali con-
cupificentiae subjugentur; et qui fient tristitia praesentis
mali , gaudeant spe futuri boni; et qui gaudent proptei' tem-
jjorale aliquod commodum , timeant aeternum suppliciuni ;
et qui e/itnnt , sic habendo possideanl ut aniando non luu--
reant; et qui ulunlur hoc mundo ^ Iransrre se cogitent , non
/nanere {3) ». liossuet ajoute que, quelque regret qui accom-
pagne la mort de ceux qui nous sont chers, il faut nous con-
soler par l'espérance de nous revoir : « C'est ainsi , dit saint
(1) Scimus eiiini (|uoniani, si torrestris domus nostia hujus lial)ilalionis dissolva-
tur, <juo(l aedilicationem ex Deo liabcmus, domum non manufaclam, acternam in
coelis.
(i) In Joannem, Tract. XL, 10.
{'■ij De Niipt. ri Concup., lib. I, c. xiii.
LES SAINTS PÈRES ET ROSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 277
Angusiin, qu'on permet à la tendresse des fidèles de s'at-
trister sur la mort de leurs amis, par le mouvement d'une
douleur passagère. Que les sentiments de l'humanité leur
fassent répandre des larmes momentanées, qui soient aus-
sitôt réprimées par les consolations de la foi; laquelle nous
persuade que les chrétiens qui meurent s'éloignent un peu
de nous pour passer à une meilleure vie. Pciimlhiniur ita-
que pia corda charoruni de sifonnn mortibus contristari
dolore sanabili, et consolabiles lacrymal f undant condilione
mortali, qua.s cito réprimai fidei gaadium, qua credantur
fidèles , quando inoriuntur, paulidum a nobis abire et ad
meliora transir e (1). »
Si le 23° Opuscule , Réflexions sur le triste état des pé-
cheurs et les ressources qu'ils ont dans la miséricorde de
Dieu, ne contient que des citations de l'Écriture, le 24% Dis-
cours sur l union de Jésus-Christ avec son épouse ^ en deux
parties : Comment Jésus-Christ est-il l'Epoux des âmes dans
l'Oraison, et Les devoirs de rame qui est épouse de Jésus-
Christ , est presque entièrement rempli des commentaires
des saints Pitres sur le Cantique des Cantiques et sur ce
verset en particulier : « Veni in hortum meum, soror mea,
sponsa. Je suis venu dans mon jardin, ma sœur, mon
épouse (2). Saint Bernard dit que c'est dans l'Oraison, qui
est un admirable commerce entre Dieu et l'àme, qu'on ne
connaît jamais bien qu'après en avoir fait l'expérience,...
que l'Époux visite l'Épouse; c'est là que l'Épouse soupire
après son Epoux; c'est là que se fait cette union déifîque
entre l'Époux et l'Épouse, qui fait le souverain bien de cette
vie... Les visites que l'Époux céleste rend à l'Épouse se font
dans le cœur... ,Ie confesse, dit saint Bernard (3), que cet
amoureux Époux m'a quelquefois honoré de ses visites; et,
si je l'ose dire dans la simplicité de mon cœur, il est vrai
qu'il m'a souvent fait cette faveur. Dans ces fréquentes vi-
sites, il est arrivé parfois que je ne m'en suis pas aperçu.
(1) De Verb. Aposlol. Scrm. CLXXII.
(-2) Cantique des Cantiques, V. C'est le texte du Discours de Bossuel.
(H) //( Cant. Cant. Scrm. LXXIV, 5.
278 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
J'ai bien senti sa présence; je me souviens encore de sa
demeure; j'ai même pressenti sa venue; mais je n'ai jamais
su comprendre comment il entrait ni de quelle manière il
sortait, si bien que je ne puis dire ni d'où il vient, ni où il
va , ni l'endroit où il entre , ni celui par où il sort. Certai-
nement, il n'est pas entré par les yeux, car il n'est point
revêtu de couleur; il n'est pas aussi entré par l'oreille, car
il ne fait point de bruit; ni par l'odorat, car il ne se mêle
point avec l'air comme les odeurs , mais seulement avec
l'esprit... Peut-être qu'il n'était pas besoin qu'il entrât,
parce qu'il n'était pas dehors.
« Dieu m'est témoin, dit Orighie (1), que j'ai souvent
reçu la visite de l'Époux, et qu'après l'avoir entretenu avec
de grandes privautés , il se retire tout d'un coup et me laisse
dans le désir de le chercher et dans l'impuissance de le
trouver. Dans cette absence, je soupire après son retour; je
le rappelle par des désirs ardents , et il est si bon qu'il re-
vient. Mais aussitôt qu'il s'est montré et que je pense l'em-
brasser, il s'échappe de nouveau; et moi je renouvelle mes
larmes et mes soupirs...
« Qui est-ce qui me pourra développer le secret de ces
mystérieuses vicissitudes, dit saint Bernard (2)? Qui m'expli-
quera les allées et les venues, les approches et les éloigne-
ments du Verbe? L'Epoux n'est-il point un peu léger et
volage? D'où peut venir et où peut aller ou retourner celui
qui remplit toutes choses de son immense grandeur? Sans
doute, le changement n'est pas dans l'Époux, mais dans
le cœur de l'Épouse, qui reconnaît la présence du Verbe,
lorsqu'elle sent l'effet de la grâce ; et quand elle ne le sent
plus, elle se plaint de son absence et renouvelle ses sou-
pirs. Elle s'écrie avec le Prophète : « Seigneur! mon cœur
vous a dit : les yeux de mon âme vous ont cherché (3). »
Et peut-être, dit saint Bernard (V), que c'est pour cela que
M) //( Canl. llomil. I. n. 7.
\-l) In Cant. Serm. LXXIV, n. I.
(:*) Ps. XXVI. H.
(i) In Canl. Serm. LXXIV, î>!>.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 279
l'Epoux se retire , afin qu'elle le rappelle avec plus de fer-
veur : comme autrefois s'étant joint aux deux disciples qui
allaient à Emmaiis, il feignit de passer outre, afin d'entendre
ces paroles de leur bouche même : Maiw nobiscum. Do-
mine (1) : Demeurez avec nous, Seigneur; car il se plait
à se faire chercher, alin de réveiller nos soins et d'embraser
notre cœur.
« Il ne fait que toucher en passant la cime de notre en-
tendement : comme un éclair, dit saint Grégoire de Na-
ziauze, qui passe devant nos yeux, partageant ainsi notre
esprit entre les ténèbres et la lumière, afin que ce peu que
nous connaissons soit un charme qui nous attire, et que ce
que nous ne connaissons pas soit un secret qui nous ravisse
d'étonnement...
« Il semble que [le Fils de Dieu] se joue avec les hommes,
dit Richard de sai/if Victor (2j, comme un père avec ses en-
fants : ils se figurent tantôt qu'ils le tiennent, et puis tout à
coup il leur échappe; tantôt il se montre comme un soleil
avec beaucoup de lumière; et puis en un moment il se
cache dans les nuages. Il s'en va, il revient, il fuit, il s'ar-
rête; il les surprend, il se laisse surprendre, et tout aus-
sitôt il se dérobe...
« ToKS les saints Pères qui parlent de l'union qui se fait
entre l'àme et l'Époux céleste, dans l'exercice de l'oraison,
disent qu'elle est inexplicable. Saint Thomas l'appelle un
baiser ineffable , parce qu'on peut bien goûter l'excellence
des affections et des impressions divines, mais on ne la
peut pas exprimer. Saint Bernard dit que c'est un lien inef-
fable d'amour, parce que la manière dont on le voit est
ineffable et demande une pureté de cœur tout extraordi-
naire. Saint Augustin dit que cette union se fait d'une
manière qui ne peut tomber dans la pensée d'un homme,
s'il n'en a fait l'expérience L'àme qui aime parfaite-
ment Jésus-Christ, après avoir pratiqué toutes les actions
de vertu et de mortification les plus héroïques, après avoir
(I) Saint Luc, XXIV, -ii).
(-2) De Grad. Charit. cap. ii.
280 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
reçu toutes les faveurs les plus signalées de l'Époux , les
visions, les révélations, les extases, les transports cFamour,
les vues, les lumières, croit n'avoir rien fait et n'avoir rien
reçu; à cause, dit saifit Macait'e, du désir insatiable qu'elle
a de posséder le Seigneur; à cause de l'amour immense et
ineffable qu'elle lui porte, qui fait qu'elle se consume de
désirs ardents et qu'elle aspire sans cesse au baiser de l'É-
poux...
« Cette union parfaite,... c'est le plus haut degré de la
contemplation, le plus sublime don de l'Époux, qui se
donne lui-même , qui s'écoule intimement dans l'àme , qui
la touche, qui se jette entre ses bras et se fait sentir et
goûter par une connaissance expérimentale, où la volonté
a plus de part que l'entendement et l'amour que la vue.
D'où vient que Richard de Saint-Victor (1) dit « que l'a-
mour est un œil et qu'aimer c'est voir », et saint Augustin :
« Qui connaît la vérité, la connaît; et qui la connaît, con-
naît l'éternité; c'est la charité qui la connaît (2). »
« On peut bien dire avec saint Bernard que cet embras-
sement, ce baiser, cette touche, cette union, n'est point dans
l'imagination ni dans les sens, mais dans la partie la plus
spirituelle de notre être , dans le plus intime de notre cœur,
où l'àme, par une singulière prérogative, reçoit son bien-
aimé, non par figure, mais par infusion, non par image,
mais par impression. On peut dire avec Denis le Chartreux
que le divin Époux, voyant l'âme tout éprise de son amour,
se communique à elle, se présente à elle, l'embrasse, l'at-
tire au dedans de lui-même, la serre étroitement avec une
complaisance merveilleuse, et que l'épouse, étant tout à
coup, on un moment, en un clin d'œil, investie des rayons
de la Divinité, éblouie de sa clarté, liée des bras de son
amour, pénétrée de sa présence, opprimée du poids de sa
grandeur et de l'efficace excellente de ses perfections, de
sa majesté, de ses lumières intenses, est tellement surprise,
étonnée, épouvantée, ravie en admiration de son infinie
(1) De Grad. char., cap. m.
(-2) Confes., lib. Vil, c. x.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 281
grandeur, de sa brillante clarté, de la délicieuse sérénité
de son visage, qu'elle est comme noyée dans cet abime de
lumière, perdue dans cet océan de bonté, brûlée et con-
sumée dans cette fournaise d'amour...
« Jésus-Christ prend quelquefois le nom de Seigneur,
quelquefois celui de Père, et quelquefois celui d'Epoux.
Quand il veut nous donner de la crainte, dit sa'uil Gré-
goire (l), il prend la qualité de Seigneur; lorsqu'il veut
être honoré, il prend celle de Père; mais quand il veut être
aimé, il se fait appeler Epoux...
« En cet amour consiste, comme dit excellemment saint
Bernard (2), la ressemblance de Fàme avec le Verbe, selon
cette parole de l'Apôtre : « Soyez les imitateurs de Dieu
comme étant ses enfants bien-aimés, et marchez dans l'a-
mour et la charité, comme Jésus-Christ nous a aimés. »
« L'âme qui est assez heureuse pour y être parvenue brûle
d'un si ardent désir de voir son Époux dans la gloire que la
vie lui est un supplice, la terre un exil, le corps une prison
et l'éloignement de Dieu une espèce d'enfer qui la fait sans
cesse soupirer après la mort. Dans cet état, dit saint Gré-
goire (3j, elle ne reçoit aucune consolation des choses de la
terre : elle n'en a aucun goût, ni sentiment, ni désir; au
contraire, c'est pour elle un sujet de peine, qui la fait sou-
pirer jour et nuit et languir dans l'absence de son Époux...
« Tel était saint Ignace , martyr, qui soupirait après les
tourments et la mort, par l'extrême désir qu'il avait de
voir Jésus-Christ. « Quand sera-ce, disait-il, que je jouirai
de ce bonheur d'être déchiré des bêtes farouches dont on
me menace? Ah! qu'elles se hâtent de me faire mourir et
de me tourmenter; et, de grâce, qu'elles ne m'épargnent
point comme elles font les autres martyrs; car je suis ré-
solu, si elles ne viennent à moi, de les aller attaquer et de
les obliger à me dévorer. Pardonnez-moi ce transport, mes
petits enfants; je sais ce qui m'est bon : je commence main-
(I) In Canf. Prooem., n. 8.
(-1) In cant. Serm. LXXXHI, n. 3.
(3) In Cant., c. m.
282 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
tenant à être disciple de Jésus-Christ, ne désirant plus rien
de toutes les choses visibles, et n'ayant qu'un seul désir,
qui est de trouver Jésus-Christ. Qu'on me fasse souffrir les
feux, les croix et les dents des bêtes farouches; que tous les
tourments que les démons peuvent inspirer aux bourreaux
viennent fondre sur moi; je suis prêt à tout, pourvu que je
puisse jouir de Jésus- Christ. » Quel amouri quels trans-
ports! quelle ardeur pour Jésus-Christ! Puissions-nous en-
trer dans ces sentiments, et comme le saint martyr, n'avoir
plus de vie , d'être , de mouvement , que pour consommer
notre union avec le divin Epoux ! »
Voilà comment le mysticisme de Bossuet parle de l'a-
bondance du cœur, e.r abundantia cordis. Sans doute, il
s'inspire de 'Asâwi I (j ut ice, de saint Grégoire de Nazianzc , de
saint Bernard , de Denis le Chartreux , de saint Macaire , de
saint Augustin, de Richard de Saint-Victor, dOrigène , et
on voit par là combien se trompent ceux qui disent que
Bossuet ne fit du ndysticisme et ne s'occupa des auteurs
ascétiques que pour répondre à Fénelon dans la querelle
du Quiétisme; mais au fond, c'est son âme qui s'épanche,
son âme qui était « tout amour et toute charité (1 ) ». 11
avait affirmé un jour, en faisant le Panégyrique de saint
François de Paule, que cet admirable saint avait toujours
un air riant, parce qu'il aimait, « parce que, dit saint .4;/-
gustin , celui qui aime ne travaille pas : qui amat non lo-
borat ... Celui qui aime, il aime : qui amat, amat, [dit
le tendre et affectueux saint Bernard]. Ce n'est pas, ce
semble, une grande merveille. Il aime, c'est-à-dire il ne
sait autre chose qu'aimer; il aime et c'est tout! » Il en est
de Bossuet comme de saint Bernard, de saint François de
Paule : il a aimé ; « il a chanté le cantique de l'amour divin,
avec quelle tendresse, avec quelle effusion, quel ravisse-
ment de toute l'âme! Avec quels cris parfois où sa passion
débordait! « Vive Dieu! Vive l'Éternel! » Nul cœur mys-
ti<|ue , depuis Ylniitation [1], n'a été plus profondément
(1) I.unson, liossuel, p. 11.
{-2) Il y a là une exagération : sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, saint Fran-
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 283
épris. Et voilà le principe de cette sérénité, de cette joie
grave et pleine qu'il a portées toute sa vie sur son visag-e :
il aimait ».
ARTICLE III
Les Saints Pères et les Poésies sacrées de Bossuet.
C'est parce « qu'il aimait » que Bossuet faisait des vers à
Meaux, sur la fin de sa vie. Dans sa jeunesse, le 26 mai 1652,
il avait traduit la prose V^'iii sanctf', Spiriti/s (1 ) ; à soixante-
neuf ans, il ne cultiva la Muse que pour s'édifier lui-même
et édifier, non pas le public, mais quelques âmes d'élite.
(( Il a laissé, dit Le Dieu [Mémoirf's, t. I, p. 170) des tra-
ductions en vers français d'un grand nombre de Psaumes et
de plusieurs Cantiques , qui ont été admirées par de grands
maîtres en l'art poétique; c'est encore une preuve qu'il a
voulu donner, comme ont fait les saints Pères, de son affec-
tion à la sainte Écriture. »
« Ne parlons point, écrivait-il à M"*" d'Albert de Luy-
nes (2), de me divulguer comme faisant des vers, quoi qu'en
dise le P. Toquet, à qui je défère beaucoup... Je ne fais des
vers que par hasard, pour m^ amuser saintement d'un sujet
pieux, par un certain mouvement dont je ne suis pas le
maître. Je veux bien que vous les voyiez, vous et ceux qui
peuvent en être touchés. A tout hasard, voilà l'hymne (3),
sauf à ajouter et entrelacer un sixain. Vous aurez bientôt
les mystères jusqu'à l'Incarnation (4). » « Laissez voir les
vers, lui disait-il encore (5), avec le même secret, à M''* du
N.., de Lusancy et de Rodon, si elle en a entendu parler,
çois (le Sales, saint Vincent de Paul, la bienheureuse-JIarguerilc Marie Alaco-
que. etc., sont postérieurs à l'Imilation, et il faut hien croire (|uc leur charité
était plus liéroïque encore que celle de Bossuet.
(I) Edition Lâchât, t. X, p. Wi.
(-2) Le 7 juin Ki'.Mi.
(3) Quel est cet hymne? On n'en trouve pas dans le Recueil de Poésies sacrées
qui nous restent.
(i) Si Bossuet a fait sur les Mystères les poèmes qu'il annonçait dans celte lettre,
il faut avouer qu'ils sont perdus.
(.•>) Lettre du 14 mai 1696.
î8i BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
même à W"' la Guillaumie; permettez-en la lecture à ma
sœur Cornuau, tant qu'elle voudra. » Un autre jour il),
Bossuet écrivait à M"" d'Albert : « Il y a bien d'autres can-
tiques sur le métier. « Prenez les petits renards (2) »;
taillez dans le vif : q/ir ce soit le fruit de cette poésie. »
(( V'ous me renverrez les vers, quand vous les aurez fait
écrire, comme à l'ordinaire », lui mandait-il, le 15 août 169T.
et le 10 octobre de la même année : « Le vers que vous
désirez est ainsi :
... Tout et; qu'on a pensé
Sans que d'un Dieu jaloux l'honneur soit offensé (3).
On dit indifféremment arec ou avecque; ce dernier rend la
mesure complète. »
C'est , sans doute , encore à des vers que Bossuet fait al-
lusion, quand il écrit (i) : « Voilà des conso/cifions que je
vous euvoie ; faites-en part à M""" de Luynes, sans oublier
ma sœur Bénigne. Je vous en permets des copies , à con-
dition, aussitôt qu'il y en aura une, de me renvoyer le tout. »
La discrétion de Bossuet à propos des essais poétiques
d'une Muse tardive éclate encore plus dans la Corres-
pondance avec sœur Cornuau de Saint-Bénigne : « Lisez
les vers tant que vous voudrez , lui écrit-il le 29 mai 1696;
j ai des raisons pour ne couloir pas qu'on en donne des
copies à qui que ce soit. Je veux bien que vous les fassiez
voir à celles que vous me marquez »... « Vous avez fait l'ap-
plication que je souhaitais de l'endroit du Cantique des
Cantiques, où il est parlé de la taille de la vigne et des
petits renards (5). Poursuivez et extirpez tout... Je vous
envoie le reste des vers sur le Cantique aux conditions que
vous me proposez, pour ces dames et pour vous (6) »... « Il
(I) Lettre (lu 10 août U><M>.
(-2) Le Cantique où ces mots sont commentés existe encore : c'est le III' sur le
Saint Amour :
Prenez ces renanlcauv ravageurs de la vigne, etc.
(.i) Encore une pièce de vers (|ui nous manque.
(4) LeUre du !• août Kiit".
(■'») On a vu plus haut une allusion à la nicnio pièce de vers.
«i) Li-ttre du II août lii!Mi.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET AUTEUR ASCETIQUE. 285
se trouvera du temps pour s'occuper de l'effet des vers du
saint Cantique (1)»... « Tenez-vous en, ma Fille, dnixorr/res
que je vous ai donnés sur la communication de mes vers,
persistcuit à ne vouloir pas qu'on les eoie (2), »
La sœur Cornuau écrivait au cardinal de Noailles en lui
envoyant une copie des Le/frrs de Bossuet : « J'ai cru
aussi, Monseigneur, que vous seriez très aise de voir les vers
que ce saint prélat faisait comme en se jouant, pour ainsi
dire, quand nous lui en demandions, feu M""^ d'Albert et
moi. Je m'assure que Votre Éminence sera consolée de voir
le.s grands et. intimes sentiments de ce prélat, rt combion
son canir était pris et épris du saint amour. Ce sont ces
véritables sentiments qu'il nous donnait , comme il nous le
disait, sans art et sans étude, en nous assurant qu'il ne
voulait pas retirer nos esprits du véritable sens de l'Écriture ;
qu'il aimait mieux que ses vers fussent moins élégants et
ne s'en pas détourner poursuivre déplus belles expressions.
// nous demandait comme If secret sur ses vers ^ ne voulant
pas qu'on sût qu'il en faisait; et il n'en faisait, à ce qu'il
nous disait avec confiance, que parce qu'il semblait que
Dieu voulait qu'il contentât nos désirs là-dessus. Il nous
avouait que les sentiments que Dieu lui donnait pour nous
lui étaient utiles à lui-même; qu'il se sentait pénétré des
effets de l'amour divin, que Dieu lui mettait au cœur de
nous expliquer dans ses vers. Il est vrai que, quand il nous
les donnait ou qu'il les lisait, il était quelquefois tout perdu
en Dieu, et parlait du céleste Époux d'une manière qui nous
ravissait, qui nous faisait voir, sans qu'il le voulût, qu'il se
passait de g'randes et intimes choses en lui; mais comme
j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, Monseigneur, il na
jamais permis que nous ayons ptarlé de cela, ni que nous
ayons communiqué ces vers, particulièrement ceux sur le
Cantique des Cantiques, où l'amour divin est plus exprimé;
non qu'il en fit mystère , mais parce qu'il ne croyait pas ce
langage propre à tout le monde et que, d'ailleurs, ses au-
(1) Lettre sans date de KifJO.
(iî) Lettre du 7 juin um.
286 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
très ouvrages ne lui permettaient pas de donner autant
d'attention qu'il eût fallu pour mettre ses vers dans leur
dernière perfection; d'autant plus qu'à peine étaient-ils
sortis de son cœur et de sa plume que nous les lui arra-
chions des mains, tant notre empressement était grand sur
cela. Il est vrai qu'il en a retouché quelques-uns; mais je
ne crois pas qu'il y ait mis tout à fait la dernière main, ni
à tous ceux qu'il a faits. »
Qu'aurait donc dit le grand évêque de la publication
qu'on a faite de ses poésies de vieillesse? Il aurait protesté
avec énergie, d'autant phis qu'il n'avait aucune illusion
sur ses talents poétiques (1), ni même sur son goût en ma-
tière de poésie, puisqu'il écrivait, le 7 mars 1691, au P. Mau-
duit, de l'Oratoire : « Les deux Psatf/itfs que vous m'avez
envoyés m'ont transporté en esprit dans les temps où ils
ont été composés, et si je n'ose encore me prononcer sur
l'impression, c'est à cause que Je n'ose aussi me fwr à mon
jugement ni à mon goût su/- la poésie, dans l'extrême dé-
licatesse , pour ne pas dire dans la mauvaise humeur, de
notre siècle. «
Quoi qu'il en soit de la pensée intime de Bossuet sur la
valeur de ses essais poétiques , il faut avouer qu'il n'était
poète et grand poète qu'en prose. Ses vers sont médiocres,
parfois même mauvais r2j ; seule, l'intention est louable :
c'est une pieuse pensée qui l'a poussé à rendre « un su-
prême hommage d'admiration impuissante (3) » à cette
poésie des Livres saints, dont il s'enivrait.
La première partie des poèmes de Bossuet est intitulée
(I) Poiiniuoi le P. ilc la Broise (Bossuet et la Bible, p. ;«(. noie 3), écrit-il que
Bossuet se Taisait queUiuc « illusion sur ses talents poétiques? » — Il n'y parait
certes pas.
(■2) Comme quand il fait rimer « reciicrché » et « écrasé »: ou quand il dit (Le
Soint Amour, I et lll) :
Ton nom, venu du ciel, est une douce étreinte
Des plus vives odeurs.
Allons (c'en est le temps) des brandies renaissantes
Trancher raccrolsscment;
Et faisons endurer à nos fertiles plantes
Cet utile toiu-nient.
(3) I,e mot est du P. de la liroisc, p. ;{7.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 287
le Saint Amour ou endroits choisis du Cantique des Can-
tiques, avec des réflexions morales. Dans le préambule,
Salo7non au lecteur,
Mortels, purifiez vos heures, vos pensées,
Et laissez loin de vous les ardeurs insensées
D'un amour furieux.
Si vous voulez, épris d'une flamme pudique.
Entonner ces beaux airs, et du Roi pacifique
Les chants mystérieux,
Bossuet s'inspire évidemment d'Origène et de saint Jé-
rôme (1), et, de même que, dans son Commentaire du Can-
tique en prose latine et française , il suit « les interprètes de
ce livre que Jésus-Christ a donnés à l'Église », depuis Ori-
gène, saint Jérôme, Théodoret, saint A/nbroisr, jusqu'à
saint Thomas d'Aquin et le Père Louis de Léon, de même,
dans les quatorze pièces de vers qu'il a consacrées aux pas-
sages les plus beaux des chapitres i, ii, v, m, vi, iv, vu, viii,
du même Cantique , il prend pour guides ces mêmes Pères,
ces mêmes docteurs de l'Église, surtout dans les Réflexions
morales qui terminent ses petits poèmes , comme elles ter-
minent les différents chapitres de son Commentaire.
Ainsi, le passage : Adjuro vos, filiae Jérusalem, per
capreas, cervosque camporum, ne suscitetis, neque evigilare
faciatis dilectam, quoadusque ipsa relit (2), s'applique,
d'après saint Bernard et saint Grégoire ., « aux âmes fidèles
qui travaillent au salut des autres » , et auxquelles le Christ
« défend de remettre dans la vie active quelque grande
âme, enflammée de l'amour divin et élevée à une haute
contemplation ». « Car l'Époux (saLint Bernard , Serm. 52,
n. 6) sait que l'Église , cette bonne mère , est toujours atten-
tive aux progrès de ses enfants par le zèle de son amour :
c'est pourquoi il n'a pas craint de lui confier ce secret de la
conduite des âmes. » « Les hommes charnels qui sont dans
l'Église, dit saint Grégoire ^ ne cessent de troubler le repos
(1) Voir la Préface sur le Cantique des Cantiques, doiil il a été parlé plus haut.
(2) Cliap. H, V. 7.
288 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
des saintes âmes dans la contemplation : il faut les écarter.
— Bossuet traduit :
Ah! ne la troublez pas. vous, ses chères compagnes,
Jusques à son réveil;
Par les faons, par les cerfs sautant par les campagnes.
Ménagez son sommeil.
Rcfle.r'mn.
Ainsi l'Époux, soigneux du repos de l'Amante,
Établit des pasteurs la garde vigilante
Pour veiller à l'entour.
Vous seule , ô sainte Église , ô mère charitable ,
Gardez à vos enfants leur Amant véritable
Par vos soins maternels (1).
Ainsi encore, « selon Orujl'nc, les malins esprits sont
figurés par les petits renards (2), qui vont aux vignes, par
leurs terriers, en ronger les premiers bourgeons, et em-
portent ainsi toute l'espérance des fleurs. On y doit aussi
entendre les mauvais désirs, qu'il est aisé d'étouffer dès
leur naissance, de même qu'il est aisé de prendre les re-
nards, lorsqu'ils sont encore petits. Il faut donc écraser
contre la pierre les petits de Babylone, de peur que les
cupidités dangereuses ne prennent racine en nous; saint
Bernard suit cette interprétation d'Origène et des autres
Pères (3). » — Bossuet fait comme saint Bernard :
Prenez ces renardeaux ravageurs de la vigne.
Et, d'un commun effort.
Toutes, venez donner à leur i"ace malign(>
Une soudaine mort.
lié lier ion .
Vous (pii (le la vei'tu commencez la carrière,
Gardez-vous de passer cette saison prc^miéi'e
En de molles douceurs.
Taillez jusques au vif, exterminez le vice,
Étouffez en naissant un défaut qui se glisse
Au seci'ct de vos cœurs (4).
(I) Le Saint Amour, 1 et IV.
(-1) Capile nobis vulpes parindas. t/uac demoliuntur vineas. (Chap. n, v. l'i.)
(.'{) Commentaire en prose de Itossuet, chap. u.
(4) Le Saint Amour, iv. . .
LES SAINTS PERliS ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 289
Autre exemple, le verset 8 du chap. ii : Eccr is/e venit
salions in montibus , Iransilions collcf^ (1), s'applique, d'a-
près Oi'ighiP , à Jésus-Christ passant par-dessus les anges
pour s'incarner dans la nature humaine (2). — Bossuet
traduit en vers :
Il vient comme par sauts à notre humble nature ,
Au supplice, aux enfers : après la sépulture
Au trône remonté,
Lui-même tour à tour à nos yeux veut paraître.
En victime, en pontife, en serviteur, en maître.
Dans toute sa clarté.
Quelle saillie! Il quitte, il reprend son tonnerre, etc.
D'après saint Ambroise et saint Augustin, les deux jar-
dins de l'Époux, celui des fleurs et celui des fruits, au cha-
pitre VI, 1, 10, celui des aromates, areolam aromatunt ,
hortum nucum, semblent signifier dans l'Ecriture ce qui
fait la joie et la nourriture de l'àme : « Saint Ambroise en-
tend par le jardin des noyers celui où est le fruit de la
lecture des prophéties et de la grâce sacerdotale, qui est
amère dans ses tentations, pénible dans ses travaux et abon-
dante dans les vertus intérieures; et saint Augustin, sous la
figure des noix , les sens cachés de l'Écriture qui ne se dé-
veloppent qu'avec beaucoup d'application (3). » — Bos-
suet dit dans le chant V^ du Saint Amour :
Les noj'ers du jardin sont, dans le saint Cantique,
Des livres inspirés le langage mystique,
Où l'on est empêché
Par l'amère enveloppe et par la dure enceinte ("?)
De recueillir d'abord dans la parole sainte
Le fi'uit du sens cachi'-.
Il est ainsi : souvent la divine Écriture
.Jette aux yeux éclairés une lumière pure :
Souvent la vérité
Sous la lettre grossière est la manne cachée
Qui par un soin pieux veut être recherchée
Dans son obscurité.
(1) « Voilà le Inen-ainic qui vient sautant sur les montagnes, hondissant sur les
collines. •
(5) Commentaire sur le Cantique, chap. ii; Réflexion.
(3) Commentaire du Cantique; Réflexion sur le chap. vu.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 1!»
290 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
D'après saint Thomas, la jeune sœur dont parle le verset
8 du chapitre vin, Soror noatra pan^a, et uhora non ha-
het, c'est TÉgiise naissante composée des Gentils nouvel-
lement convertis par les apôtres. — Bossuet, dans les
chants VIT et XiV® du Saint Antour, nous dit :
L'Église a ses parfums, sa foi, sa patience,
Son amour, ses désirs , les vents , la violence ;
La fureur des tjrans
Dans son sein glorieux tous les peuples attire :
Ils croissent sous le fer, ces saints dont le martyre
A fait des conquérants...
Belle en tes vérités , en tes chants merveilleuse ,
Dans tes solennités gi'ande et majestueuse
Autour de tes autels,
Sainte Église, le ciel répond à ta musique.
Et l'accompagnement du concert angélique
Ravit les immortels.
Bossuet poète est si bien le disciple et l'écho des saints
Pères qu'il consacre toute une strophe à saint Bernard (1) :
Rejeté dans les flots, Bernard, à la tempête.
Hors du port désiré , sait exposer sa tête ,
Et vient, loin de Clairvaux ,
Où de chastes plaisirs son àme est transportée.
Zélé prédicateur de l'Église agitée
Partager les travaux.
Il n'y a rien à dire des deux pièces intitulées L'amour in-
satiable; — rien des Trois amantes , Première amante : La
fjécheressc ; Seconde amante : I, Marie, sœur de Lazare, aux
pieds de Jésus à Béthanie écoutant sa parole; II, La même
amante se plaint au Sauveur de la mort de Lazare, son
frère; lll, La môme amante répand ses parfums sur la tète
et sur les pieds de Jésus; IV, Le jour que Jésus monta aux
cicux, il vint à Béthanie avec ses disciples ; Troisiètne amante,
Marie-Madeleine , de qui Jésus avait chassé sept démons ,
accompagne la Sainte Vierge jusqu'à la croix, avec Marie,
sœAU' de sa mère et femme de Cléophas ; la môme amante
(I; Le Saint Amour, v. Réflexion.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 291
cherche Jésus dans son tombeau , voit deux anges et le voit
hii-même ; — rien non plus de la parfaite amante , Marie ,
Mère dp Dieu. Ce ne sont guère que des paraphrases de
l'Evangile.
C'est de la Bible encore beaucoup plus que des saints
Pères que Bossuet s'inspire dans la Traduction poétique de
quelques' Psaumes : I, Domine, Dominus nosler, quam
admirabile est nonwn tuum,' II, Cœli enarrant gloriam
Dei,' III, Exaudiat te Dominas in die tribulationis; IV, Eruc-
tavit cor meum verbum bonmn; V, Deus noster refugium et
virtiis; VI, Tibi silentium laus; Vil, Fundamenta ejus in
montibus sanctis;^^\l\ , Super flumina Babylonis , illic se-
dimus ; l\, Credidi, propter quod locutus sum. — L'Ode
sur la liberté créée , perdue , réparée , couronnée ^ l'Hijmiw
pour If jour de l'Ascension , Qui ascendit super coelum ad
Orient cm,
Lève-toi , Père du jour.
Et dans ton plus bel atour,
Viens commencer ta carrière;
Aujourd'hui, vers les hauts lieux
D'où s'élève ta lumière
■Montera le roi des cieux;
la Prière d' un péclwur pénitent et Ceci est mon corps, ceci
est mon sang, sont moins des œuvres poétiques que des ef-
forts faits par Bossuet pour traduire en une langue dont il
n'a pas le secret les sentiments qui débordent de son ànie
sacerdotale : sentiments d'admiration pour la poésie sacrée
et d'amour ardent pour le Verbe divin.
ARTICLE IV
Les saints Pères et le Traité de la Concupiscence (1).
On ne connaît pas la date de cet ouvrage; mais ce qu'il
contient contre Boileau et sa X" satire, les Femmes , indique
(I) Il a pour sous-titre : Ou EccposUion de ces paroles de sainl Jean : N'aimez
pas le monde ni ce qui est dans le monde.
292 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
clairement qu'il est postérieur à 1G92. L'esprit général en
est le même que celui de la Lettre au P. Ca/faro , 169i (1 1.
Dans le manuscrit autographe , cet ouvrage ne porte au-
cun titre écrit de la main de Bossuet : le titre actuel, qui
vient des éditeurs de 1731, ne semble pas correspondre à la
pensée de l'auteur, qui n'a point voulu faire un traité,
une exposition méthodique d'une thèse de philosophie ou
de théologie, mais écrire pour une religieuse, W" d'Albert
ou la sœur Cornuau, une explication ascétique de ces trois
versets de saint Jean, première Epitrr : chap. ii, 15, 16, 17 :
« JN" aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Celui
(|ui aime le monde , lamour du Père n'est pas en lui : parce
(jue tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la
chair, et concupiscence des yeux et orgueil de la vie : la-
quelle concupiscence n'est pas du Père, mais elle est du
monde, etc. »
Quel admirable commentaire Bossuet ne donne-t-il pas
de ces mots! Comme il explique avec une éloquence et une
onction pénétrantes « ce que c'est que le monde » ; « ce
que c'est que la concupiscence de la chair » ; « ce que c'est
que la chair de péché dont parle saint Paul » ; ce que c'est
que « la concupiscence des yeux », le désir de connaître, ou
la curiosité et le plaisir de la vue ; ce que c'est que « l'or-
gueil de la vie », l'amour- propre , qui veut u en tout ex-
celler au-dessus des autres,... et qui s'attribue à soi-même
sa propre excellence » ; ce que c'est que « la gloire » et la
« merveilleuse manière dont Dieu punit l'orgueil, en lui
donnant ce qu'il demande » ; ce que c'est enfin que la « sé-
duction du démon », cause de <( la chute de nos premiers
parents » et de la « naissance des trois concupiscences, dont
la dominante est l'orgueil I »
Bossuet est là tout entier : il y est avec le style le plus
vif, le plus coloré dont il se soit jamais servi , puisqu'on y
trouve de merveilleuses pages, entre autres celle où il décrit
le lever du soleil et devance Rousseau et Lamartine dans
(I; Il est étonnant i|iraiiciin des (■dilcurs ilc Itossnct n'ait fait ressortir ces deux,
choses pour essayer de déterminer la date du Trnilv de la roncupiscem-e.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. ^93
l'expression du sentiment de la nature (1); il y est avec sa
connaissance profonde du cœur humain et sa science de
moraliste, qui dépasse en profondeur celle de Pascal (2), en
vérité celle de La Rochefoucauld (3) et de La Bruyère (4) ;
il y est avec cet art où il excelle d'interpréter l'Écriture par
l'Écriture elle-même, d'expliquer saint Jean par la Genèse
(la chute du premier homme), par les Livrfs sapientiaux,
par l'Évangile et par saint Paul; il y est enfin avec cette
science patrologique incomparable, grâce à laquelle il peut
corroborer tous ses développements par des textes des saints
Pères. « Dans son Traité de la concupiscence , dit M. Nourris-
son (5) , il n'a fait autre chose que traduire , avec la magie
du lang-ag'e qui lui est propre , le dixième livre des Confes-
sions. » — C'est là une exag-ération évidente; mais Bossuet
(1) « Je me suis levé pendant la nuit avec David pour voir vos cieiis etc. —
Voir plus haut, pages 31, .'Ja. — Voir aussi le passage : « Mou Dieu, lumière éter-
nelle », où Dieu, soleil de l'âme, est comparé au soleil qui éclaire les corps.
Chapitre xxxii.
(i) Pascal avait écrit, sur le passage de saint Jean commente par Bossuet, de cour-
tes réflexions , dont quelques-unes sont l'indication rapide des grands développe-
ments de l'évêque de Meaux. On lit dans les Pensées, édit. Havet, art. XXV : « Con-
cupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil, etc. Il y a trois ordres de
choses : la chair, l'esprit, la volonté. Les charnels sont les riches, les rois : ils
ont pour objet le corps. Les curieux et savants : ils ont pour olijet l'esprit. Les
sages : ils ont pour ohjet la justice. Dieu doit régner sur tout, et tout se rapporte
à lui. Dans les choses de la chair règne proprement la concupiscence: dans les
spirituelles, la curiosité proprement; dans la sagesse, l'orgueil proprement... Le
lieu propre à la superhe est la sagesse; car on ne peut accorder à un homme qu'il
s'est rendu sage et qu'il a tort d'être glorieux; car cela est de justice. Aussi Dieu
seul donne la sagesse, et c'est pourquoi : Qui glorialur in Domino glorietur. »
(3) On i)eut comparer la fameuse délinition de l'amour-propre dans La Roche-
foucauld : « L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi ;
il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes et les rendrait les tyrans des autres,
si la fortune leur en donnait les moyens; il ne se repose jamais îiors de soi... que
comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre », avec les
deux ou trois chapitres où Bossuet décrit à son tour « l'amour-propre. (|ui est la ra-
cine de l'orgueil », et montre que « l'homme étant devenu pécheur en se cher-
chant soi-même, il ne lui est plus demeuré que ce qu'il est sans Dieu, c'est-à-dire
l'erreur, le mensonge, l'illusion, le péché, le désordre de ses passions, sa propre
révolte contre la raison, la tromperie de son espérance, les horreurs de son dé-
sespoir alïreux, des colères, des jalousies, des aigreurs envenimées contre ceux
qui le troublent dans le bien particulier qu'il a préféré au bien général ». (Cliap. xi).
— La Rochefoucauld ne remonte pas, comme Bossuet, à la cause première des
désordres de l'amour-propre : la chute originelle.
(4) Jamais La Bruyère n'a trouvé pour peindre l'humanité des traits comme ceux
par lesquels Bossuet représente la « curiosité » et surtout la « curiosité historique »
(chap. vni); les parents qui « étalent leurs filles pour être un spectacle de vanité
et les parent comme on fait un temple » (cha]). ix); les « emportements des pay-
sans pour des bancs dans leurs paroisses » (chap. xvn); la vanité de la femme qui
« fait peindre dans un tableau trompeur ce qu'elle n'est plus et s'imagine repren-
dre ce que les ans lui ont ôté » (chap. xxi), etc., etc.
(.'>) La Philosophie de saint Augustin, t. II, p. 33<i.
294 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
dans son onvrage fait à saint Augustin plus d'emprunts que
jamais.
S'ag'it-il . à propos de la concupiscence de la chair, de
peindre les hommes adonnés aux plaisirs des sens? « Le
plaisir de la nourriture les captive , dit Bossuet : au lieu de
manger pour vivre, ils semblent, comme disait un ancien,
et après lui saint Augustin, ne vivre que pour manger...
Ainsi, dit saint Augustin, la convoitise ne sait jamais où
finit la nécessité : Nescit cjipiditas ubi finintur nécessi-
tas (1)... ^B.ini Augustin distingue trois états de la vie hu-
maine par rapport à la concupiscence de la chair. Les chas-
tes mariés usent bien de ce mal; les intempérants en usent
mal; les continents perpétuels n'en usent point du tout et
ne donnent rien à l'amour du plaisir des sens. ... Hélas! je
ne m'étonne pas si un saint Bernard (2) craignait la santé
parfaite dans ses religieux ; il savait où elle nous mène ,
si on ne sait châtier son corps avec l'Apôtre et le réduire
en servitude par les mortifications, par le jeûne
L'homme a été plongé dans le plaisir des sens (3), « et au
lieu, dit saint Augustin il que par son immortalité et la
parfaite soumission du corps à l'esprit, il devait être spi-
rituel, même dans la chair, il est devenu charnel, même
dans l'esprit : Qui futur us erat etiam carne spiritalis, fac-
tu^ est mente carnalis. »
S'agit-il de décrire la concupiscence des yeux? Bossuet
affirme (5) avec saint Augustin (6) « que toute curiosité se
rapporte à la concupiscence des yeux Cette vie est le
temps de croire, comme la vie future est le temps de voir.
C'est tout savoir, dit un Père, que de ne rien savoir da-
vantage : Nihil ultra scirc omnia se ire est. »
A propos de l'orgueil de la vie , voici encore des passa-
ges (7) du « docteur des docteurs » : « Être superbe, dit saint
(I) Confe.ss., liv. X, c. xxxi.
(-2) Chap. V.
(:<) Chap. VII.
(4) De Civitate Dei, lih. XIV, c. xv, ii. I.
(.'i; Cliap. VIII.
(ti) Confcss., lit). X. c. XXXV.
(7) Cliap. X, XII, XIV.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET AUTEUR ASCETIQUE. 295
Aiff///sf/n{i), c'est, en laissant le bien et le principe commun
auquel nous devrions tous être attachés, qui n'est autre
chose que Dieu, se faire soi-même son bien et son principe,
ou son auteur » , c'est-à-dire se faire son Dieu : Rclictu
communiy cul omnes dehent haererp , pi^incipio, sibi ipsifieri
alque esse principium... Les contraires se connaissent l'un
par l'autre : l'injustice de l'amour-propre se connaît par la
justice de la charité , dont l'amour-propre est l'éloiiînement
et la privation. Saint Augustin les définit toutes deux en
cette sorte : « La charité, dit ce saint, c'est l'amour de
Dieu jusqu'au mépris de soi-même; et, au contraire, la
cupidité est l'amour de soi-même jusqu'au mépris de
Dieu » (2)... L'àme^ indocile et lière,... trouve un certain
plaisir particulier à désobéir... C'est cette funeste disposi-
tion que saint Paul explique par ces mots : « Le péché m'a
trompé par la loi et par elle m'a donné la mort (3) » ; c'est-
à-dire, comme l'explique saint Augustin (4), le péché m'a
trompé par une fausse douceur, faha dulcedine ^ qu'il m'a
fait trouver à transgresser la défense ; et par là il m'a
donné la mort, parce que, par une étrange maladie de ma
volonté, je me suis d'autant plus volontiers porté au plaisir
qu'il me devenait plus doux par la défense : Quia quanto
minus licet , tanto magis lihet. Ainsi la loi m'a doublement
donné la mort, parce qu'elle a mis le comble au péché par
la transgression expresse du commandement et qu'elle a
irrité le désir par le trop puissant attrait de la défense :
Incentivo prohihitionis, et cumula praeraricationis. »
Pour peindre « la chute de l'homme , qui consiste princi-
palement dans son orgueil » , Bossuet cite encore et com-
mente admirablement 'À^vcvi Augustin, qui « a dit très vérita-
blement que l'homme, en tombant d'en haut et en déchéant
de Dieu, tombe premièrement sur lui-même (5) ». C'est
donc là que , perdant sa force , il tombe de nécessité encore
(1) De Civil. Dci, lib. X. c. xiii, n. 1.
(2) De Civil. Dei. lib. XIV, c. xxviii.
(3) Rom., vu, 11.
(4) De div. quaest ad Simplic, lib. I, n. 3.
(.•i) De Civil. Dei, lib. XIV. c. xiii.
296 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
plus bas; et de lui-même, où il ne lui est pas possible de
s'arrêter, ses désirs se dispersent parmi les objets sensibles
et inférieurs dout il devient le captif. . . Voilà donc la chute de
riiomnie tout entière : semblable à une eau qui d'une haute
montagne coule premièrement sur un haut rocher où elle
se disperse, pour ainsi parler, jusqu'à l'infini, et se préci-
pite jusqu'au plus profond des abîmes, l'àme raisonnable
tombe de Dieu sur elle-même et se trouve précipitée à ce
qu'il y a de plus bas (1). »
Et quand Bossuet a comparé (2) « la faiblesse orgueil-
leuse d'un homme qui aime les louanges » avec celle d'une
femme, « amoureuse de sa fragile beauté , qui se fait à elle-
même un miroir trompeur » , quand il s'est demandé
« qu'est-ce que la gloire d'un César ou d'un Alexandre, de
ces deux idoles du monde,., si ce n'est un amas confus de
fausses vertus et de vices éclatants » , il ajoute : <( Et toute-
fois je vois un saint Augustin (3) , un si grand homme, un
homme si humble, un homme si persuadé qu'on ne doit
aimer la louange que comme un bien de celui qui loue,
dont le bonheur est de connaître la vérité et de faire justice
à la vertu : je vois , dis-je , un si saint homme , qui s'exami-
nant lui-même sous les yeux de Dieu se tourmente, pour
ainsi dire, à rechercher s'il n'aime point les louanges
pour lui-même plutôt que pour ceux qui les lui donnent;
s'il ne veut point être aimé des hommes pour d'autre motif
que celui de leur profiter; et en un mot, s'il n'est point
plutôt un superbe qu'un vertueux; tant l'orgueil est un mal
caché, tant il est inhérent à nos entrailles, tant l'appât en
est subtil et imperceptible, et tant il est vrai que les hum-
bles.ont à craindre jusqu'à la mort quelque mélange d'or-
gueil, quelque contagion d'un vice qu'on respire avec l'air
du monde et dont on porte en soi-même la racine. »
Sans doute , Bossuet ne doit qu'à son génie l'admirable
peinture , ou plutôt la satire amère de l'orgueil « d'un bel
(\) Cliap. XV. — Bossuet prolonge encore celle i)iasiiili(|ue comparaison.
(2) Cliap. xvri.
(3) ConfcHs., liv. V, G. xxxvn.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 297
esprit, crun philosophe (1) », d'un Homère , d'un Virgile (2),
où l'on voit « le vrai et le faux également étalés » , des poètes
et des beaux esprits chrétiens, « qui prennent le même es-
prit », d'un Boileau , qui « ne se met point en peine s'il con-
damne le mariage et qui sacrifie la pudeur des femmes à
son humeur satirique (3) » , d'un Montaigne , qui « plaide
contre l'homme la cause des bêtes et attaque en forme
jusqu'à la raison (i), sans songer qu'il déprise l'image de
Dieu, dont les restes sont encore si vivement empreints dans
notre chute et sont si heureusement renouvelés par notre
régénération ». Mais c'est avec saint Augustin qu'il les con-
damne : « Autant qu'ils sembleront s'approcher de Dieu
par l'intelligence, autant s'en éloigneront-ils parleur or-
gueil : Quantum propinquaverunt intelligentia, tantum
suijfrbia recessemint , dit saint Augustin... Ainsi, dit saint
Augustin., ces conquérants , ces héros, ces idoles du monde
trompé, en un mot, ces grands hommes de toutes les sortes,
tant renommés dans le genre humain, sont élevés au plus
haut degré de réputation où Ton puisse parvenir parmi les
hommes ; et vains ils ont reçu une récompense aussi vaine
que leurs desseins : Pei'cepjerunt mercedeni suani, vani
ranam (5). »
A cet orgueil des beaux esprits et des faux grands hommes
Bossuet oppose (6) « les véritables chrétiens, tels qu'était
(1) Chap. XVIII.
(2) C'est contre ce poète, qu'il aimait pourtant et dont il vantait la douceur, au
dire de Le Dieu, Mémoires , t. I. p. 1">, (jue Bossuet se montre sévère jusqu'à l'in-
justice. « Il trouve à propos de décrire dans son Enéide l'opinion de Platon sur la
pensée et l'intelligence qui anime le monde : il le fera en vers magnifiques. S'il
plaît à sa verve poétique et au feu qui en anime les mouvements de décrire le
concours d'atomes qui assemble fortuitement les premiers principes des terres,
des mers, des airs et du feu. et d'en faire sortir l'univers, sans ((u'on ait besoin,
pour les arranger, du secours d'une main divine, il sera aussi bon épicurien dans
une de ses églogues que bon platonicien dans son poème héroïque. Il a contenté
l'oreille; il a étalé le l)eau tour de son esprit, le beau son de ses vers et la viva-
cité de ses expressions : c'est assez à la poésie; il ne croit pas que la vérité lui
soit nécessaire... Étonné lui-même du long et furieux travail de son Enéide, dont
le but après tout était de llalter le peuple régnant et la famille régnante . (il) avoue
dans une lettre qu'il s'est engagé dans cet ouvrage par une espèce de manie, j;;eMe
vitio mentis. ■> (Chap. xix.)
(3) Il s'agit de la Satire X , Les femmes (169:2).
(4) Voir les mêmes idées dans le Traité de la connaissance de Dieu, chap. V, § l.
(.■;) In Psnlm. CXVIII, Serm. 1-2, n. 3.
(G) Chap. XXII.
298 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
un saint Cf/prien, tant loué par saint Augustin pour cette
sentence qu'il « fallait donner, non une partie du salut,
mais le tout à Dieu, et ne nous glorifier jamais de rien,
parce que rien n'était à nous (1) ». Telle était aussi la
pensée de saint Fiilgencc (2\ dans sa Lettre à Théodore :
a C'est à l'homme un orgueil détestable, quand il fait ce
que Dieu condamne dans les hommes; mais c'est encore un
orgueil plus détestable , lorsque les hommes s'attribuent ce
que Dieu leur donne, c'est-à-dire la vertu et la grâce. Car
plus ce don est excellent , plus est grande la perversité de
l'ùter à Dieu , pour se le donner à soi-même , et plus injuste
est l'ingratitude de méconnaître l'auteur d'un si grand
bien (3). »
Bossuet emprunte encore, chapitre xxix, une magnifique
image àl'évêque d'Hippone : « Saint Augustin, dit-il, com-
pare un homme qui aime le monde, qui est guidé par les
sens, à un arbre qui, s'élevant au milieu des airs, est
poussé tantôt d'un côté , tantôt d'un autre , selon que le vent
qui souffle le mène : « Tels, dit-il, sont les hommes sen-
suels et voluptueux : ils semblent se jouer avec les vents
et jouir d'un certain air de liberté , en promenant deçà et
delà leurs vagues désirs... 0 homme!,., tu étais fait pour
être avec Dieu un même esprit et participer par ce moyen
à son immutabilité. Si tu t'attaches à ce qui passe, une au-
tre immutabilité, une autre éternité t'attend : au lieu d'une
éternité pleine de lumière, une éternité ténébreuse et mal-
heureuse te sera donnée ; et l'homme se rendra digne d'un
malheur éternel pour avoir fait mourir en soi un bien qui
le devait être : Et factiis est malo dignus aeterno , qui hoc
in se pcremit bonum, quod esse posset aeternum (4). »
Tel est cet admira])le Traité de la concupiscence , où Bos-
suet donne un libre essor à toutes les qualités de son génie ,
formé à l'école des suints Prres.
(1) Cypr. Test, adver.ius Jwlaeos, lih. III. c. iv: .S. Anf/. fonlva diias Epis. Pelag.
lib. IV. c. X.
(-2) Episl. »i, c. vm, II. II.
(:j) Cliap. XXIII.
C») De Civil. Dei, lib. X\. c. xii.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCETIQUE. 299
ARTICLE V
Les saints Pères et les Lettres de direction de Bossuet.
On lit dans le chapitre , excellent en grande partie , que
M. Lanson a consacré à Bosmef, directeur de conscience (1) :
« L'archidiacre de Metz, le prédicateur de la capitale, le
précepteur du Dauphin, l'évêque de Mcaux , occupé des in-
térêts généraux de la religion , dévoué aux besoins communs
des fidèles, n'avait guère le temps de regarder les individus.
Il entreprend quelquefois de convertir les hérétiques... Mais
quant à diriger les catholiques, à se faire le témoin assidu
de leur conscience , le guide toujours présent de leur con-
duite, je ne vois pas qu'il s'en soit souvent chargé : il avait
bien autre cliose à faire. Dans ses dernières années seule-
ment, à Meaux, il consentit à répondre à quelques religieu-
ses qui mettaient leur salut entre ses mains , et voulut bien
assurer leurs pas dans la rude voie de la perfection où elles
marchaient. Quelque soit l'intérêt des lettres qu'il leur écri-
vit, ne doit-on pas regretter qu'il nait pas eu plutôt à
diriger quelques-uns de ces hommes que leur goût et leur
fortune attachaient au monde? Quel spectacle pour lui que
l'àme d'un ministre et d'un courtisan! Quelles découvertes
n'y eùt-il pas faites , dont il nous eût fait profiter! Mais qu'il
eût été intéressant aussi de voir Bossuet engagé à leur suite
dans toutes les affaires du siècle , mêlé par leur moyen à la
vie du monde , à la politique , et jugeant l'activité humaine
dans son train journalier I N'est-ce pas là qu'on aurait pu
juger dans quelle mesure son christianisme pouvait s'ac-
commoder à l'esprit de la société civile, aux besoins de la
civilisation moderne (2)? »
Il y a là plusieurs inexactitudes.
Quoique Bossuet « eût bien autre chose à faire », il trou-
vait du temps pour la direction des âmes , qui est la grande
(I) Chapitre \. p. KiG-WM.
(-2) Bossuet. p. K>(>-i(i7.
300 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
affaire d'une vie sacerdotale comme la sienne. — A Metz
(1G52-59), il était supérieur de \?i. Maison de la Propaga-
tion (le la foi , qui servait de refuge aux jeunes filles protes-
tantes et juives, converties au christianisme, et il voulut
rédiger lui-même en 1058 leur règlement (1), en même
temps qu'il dirigeait leurs âmes dans les voies nouvelles
où elles entraient (2). A l'époque de la mission donnée à
Metz en 1658 par les fils de saint Vincent de Paul, Bossuet
prêcha, fit de grands catéchismes et confessa beaucoup,
puisque le neveu du cardinal de la Rochefoucauld, M. l'abbé
de Chandenier, demandait à saint Vincent de Paul d'écrire
une lettre a de congratulation à M. Bossuet, du secours qu'il
nous a donné parles prédications et instructions qu'il fait,
auxquelles Dieu a donné aussi beaucoup de bénédictions ».
Ces c( bénédictions » ne sont que les conversions opérées
par le prédicateur et qui lui valaient la joie de voir « toute
la ville de Metz abattue aux pieds des confesseurs, devant
les tribunaux de la pénitence, qui étaient érigés de toutes
parts » (3). N'est-ce pas aussi à cette époque de la jeunesse
de Bossuet que remontent les quatre Lettres de pi r lé et de
direction à une demoiselle de Metz, où il y a des passages
superbes comme celui-ci à propos du Christ : « Il est beau
dans le sein du Père ; il est beau sortant du sein de sa mère;
il est beau égal à Dieu; il est beau égal aux hommes; il est
beau dans ses miracles ; il est beau dans ses souffrances ; il est
beau méprisant la mort; il est beau promettant la vie; il est
beau descendant aux enfers ; il est beau montant aux cieux :
partout il est digne d'admiration. 0 Jésus-Christ! ô Jésus-
Christ! ô mon amour! » — A l'époque de Paris (11)59-1682),
Bossuet était aussi g-oùté comme directeur que comme prédi-
cateur. Il faisait des Conférences dans le monastère des Car-
(I) Rcf/lemenl du svminaire des Filles de la Proprir/ntinn de la Foi, ('talilins on
la ville (le Melz, par M. Tahbé Hossuct. docteur en tliéolosie et supérieur de; la
maison; Paris, Muguet, l(>"-2, in-18 de 7-2 p. - Il a élé imprimé dans li!s (Euvres de
Uossuet, éd. de Versailles, t. XXV, ()S-!i!i. il contient les détails les plus précis et
les plus étonnants sur la direction inlelle(;tuelie et morale des religieuses de la
maison et des jeunes (illes qui leur étaient confiées.
(-2) Klo(|uel, Études sur la oie de liossuel, t. I, j). ï!iH-'2!»" vX VM-Ui'é,
Ci) Uossuet, Sermon sur la satisfaction , Quasimodo, Ki.'iS.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 301
mcliles du faubourg Saint-Jacquos, où il y avait pour l'écou-
ter la mère Agnès de Bellefonds , sœur du maréchal de ce
nom , la mère Marie de Gourgues, la mère Christine de Foix
d'Épernon , la mère Éléonore de Bouillon, sa sœur Hippolyte
de La Tour d'Auvergne , Madeleine de Bussy, Marguerite de
Crussol d'Uzès, M"" la duchesse de Longueville, la prin-
cesse de Conti, sa belle -sœur (1) , « les deux mères de l'É-
glise », comme les appelle M°^" de Sévigné (2), la duchesse
de Guise, fille de Gaston d'Orléans, la duchesse de Riche-
lieu, la duchesse de Montausier, peut-être aussi M'"° de
Vertus (Catherine Françoise de Bretagne). On a vu que ces
Conférences, d'après le Registre ou Journal des Carmé-
lites, étaient d'une beauté enchantée, si bien que la du-
chesse de Longueville et la princesse de Conti demandèrent
à Bossuet de continuer ces entretiens à l'hôtel de Longue-
ville, où il eut pour auditeurs Condé et Turenne. Qui ne sait
qu'il ramena à la foi catholique Turenne, le comte de Lorge,
le comte de Rozan, M'"^ de Duras? La sœur Cornuau trouvait
que Bossuet était « bon et charitable pasteur de l'Évangile,
tempérant l'amertume des remèdes par la douceur de son
langage, par ses insinuantes manières (3) » : tel l'avaient
connu avant elle M™" la duchesse d'Orléans (i) , M™' de La
Vallière (5), W^" de La Vieuville, M'"'' de Montespan (G), le
(I) « La princesse de Conti, dit Gui Patin, lettre du 8 septembre KiGit, est la
fleur des dames de la cour, en sagesse, en piété, en probité; c'est une autre Ca-
therine de Sienne. » On sait qu'elle était nièce de Mazarin.
(-2) Lettre de M""" de Sévigné à sa fdle, 13 mars KHI.
(3) Deuxième Avertissement en tête des Lettres à sœur Cornuau.
(4) « Monsieur de Condom! Monsieur de Coiidom! » s'écriait-elle sur son lit de
douleurs, et elle tit envoyer trois courriers à Paris pour ramener Bossuet.
(.'i) On peut voir dans la Correspondance de Bossuet avec le maréchal de Belle-
fonds les progrés spirituels de cette nouvelle Madeleine, devenue bientôt sœur
Louise de la Miséricorde : « M. de Condom , écrivait-elle elle-même au maréchal
de Bellefonds, est un homme admirable par son esprit, sa bonté , son amour de
Dieu. » Lettre du Ht mai l(«"i. « Mon cœur reniante », écrivait Bossuet à la mère
<le Bellefonds. I<;"."i.
(G) Voici ce qu'en dit Saint-Simon, dans ses Mémoires, liv. IV : « Témoin de
tous les combats qui avaient, en divers temps, séparé le roi et la favorite, (Bos-
suet) était entré en cela en évéque des premiers temps; il parla souvent là-des-
sus au monarque avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers
évéïiues de l'Église ». Il écrivait à Louis XIV. en KiT.'i : « Je vois, autant que je
puis, M"'« de Montespan . comme Votre Majesté me l'a commandé. Je la trouve
assez tranquille : elle s'occupe beaucoup aux bonnes (cuvres; et je la vois fort
touchée des vérités que je lui propose, qui sont les mêmes que je dis aussi à
Votre Majesté. Dieu veuille vous les mettre à tous deu\ au fond du cœuri »
302 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
duc de La Rochefoucauld (1), le maréchal de Bellefonds (2),
le grand Condé et Louis XIV lui-même (3).
Ce n'est donc pas « dans ses dernières années seule-
ment, à Meaux, que Bossuet consentit à diriger les catho-
liques, à se faire le témoin assidu de leur conscience ».
Il aimait les âmes en Dieu et pour Dieu, et comme le dit
M, Lanson lui-même (i), après la sœur Cornuau, « il fut
une fois trois heures suite à faire faire une confession g'é-
nérale à une âme pénible à entendre et encore plus à s'ex-
pliquer ».
Il n'y a pas lieu non plus de « regretter que Bossuet
n'ait pas eu à diriger quelques-uns de ces hommes que
leur goût et leur fortune attachait au monde,... un minis-
tre, un courtisan ». — C'étaient bien des courtisans ou des
hommes et des femmes « attachés au monde » que Louis XIV,
M'"'' de la Vallière , M"' de Montespan , M"^*^ la duchesse d'Or-
léans, le grand Condé, la duchesse de Longueville , Tu-
renne, le comte de Lorge, le comte de Kozan, 31"" de
Duras , le maréchal de Bellefonds et le duc de La Rochefou-
cauld , à la vie desquels Bossuet a été si intimement et si
heureusement mêlé.
M. Lanson n'est pas mieux inspiré, quand il affirme (5)
qu'après tout « nous avons moins à regretter qu'on ne pour-
rait croire... ce que Bossuet, directeur de conscience, eût
dit aux personnes qui se seraient abandonnées à sa con-
duite. Il leur eût dit, en particulier, ce qu'il disait à tous les
fidèles du haut de la chaire : il eût offert à chacun le ser-
(1) « Il reiidil l'àmo entre les mains de M. de Coiidom », écrivait M""^ de Sévigné
à sa lille, le n mars l(i80.
(2) Bernard Gigault, marquis de nelleConds. l'ut un des meilleurs généraux de
son siècle. Uovêtu de toutes les dignités (|iii ijcuvent illustrer un grand j)crson-
nage, il était encore plus remarquahle par sa religion et sa haute pieté que par
les charges et les emplois qu'il remplit. Malgré son mérite, il fut disgracié deux
fois, la première pour avoir refusé, avec le maréchal d'Humiércs, d'obéir à Tu-
renne ; la seconde pour avoir attaque l'ennemi sans l'ordre du maréchal de Cré-
qui , son supérieur.
Il y a des lettres assez nombreuses de Bossuet à ce maréchal. Elles sont d'une
élévation remaniuahle.
(3) Voir les deux admirables Lettres qu'il lui écrivit, en 1075, el ï'Inst7'UCtion
qui suit.
(i) Bossuet, p. I.'i.
(■i) l'ages W'-Kifi.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 303
mon qui lui convenait. Son génie , en effet , se portait à T uni-
versel... Il ne voyait pas ou l^ienil écartait les formes singu-
lières , irréductibles , indéfinissables. . . On ne trouve pas une
phrase (dans les deux Lettres à Louis XIV) , pas un mot qui
découvre quelque particularité de la personne royale, qui
réponde à une certaine constitution de la sensibilité ou de
l'imagination de Louis XIV. » — Comment donc M. Lanson
a-t-il lu ces Lettres et que dit-il de passages absolument
personnels comme ceux-ci, qui « sont seulement pour ce roi-
là et non pour un autre » : « Jamais votre cœur ne sera pai-
siblement à Dieu, tant que cet amour violent , qui vous a si
longtemps séparé de lui, y régnera... On ne parle que de
la beauté de vos troupes et de ce qu'elles sont capables
d'exécuter sous un aussi grand conducteur : et moi, Sire,
pendant ce temps, je songe secrètement en moi-même à
une guerre bien plus importante et à une victoire bien plus
difficile que Dieu vous propose 'l)... Vous êtes né. Sire,
avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et
une douceur qui ne peuvent être assez estimées. . . La guerre ,
qui oblige Votre Majesté à de si grandes dépenses , l'oblige
en même temps à ne laisser pas accabler le peuple , par qui
seul elle les peut soutenir. Ainsi leur soulagement est aussi
nécessaire pour votre service que pour leur repos... Ce
n'est point flatter Votre Majesté que de lui dire qu'elle est
née avec de plus grandes qualités que lui (Henri IV). Oui,
Sire , vous êtes né pour attirer de loin et de près l'amour et
le respect de tous vos peuples. Vous devez vous proposer ce
digne objet de n'être redouté que des ennemis de l'État et
de ceux qui font le mal (2). »
Bossue t entre « dans la nature intime » de Louis XIV et
u nous y introduit (3) ». M. l'abbé Bellon dans sa thèse,
Bossuet directeur de conscience, Paris, 1896, vient de mon-
trer avec quel art le grand évècjue a su comprendre a la
nature intime » de M""" de La Vallière pour en faire sœur
(1) Première Lt-llrc à Louis XIV.
(-2) Laire (lu 10 juillet itn;;.
(3) Ce sout les termes de M. Lanson. p. 470. retournes contre lui.
304 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Louise de la iMiséricorde , radmiral)le pénitente du Gar-
mel, lG7i-1710.
Quoi qu'il en soit, les Lettres de direclion de Bossuet com-
prennent : 1" les deux Lettres à Louis XIV et V Instruction
sur la dévotion du roi (1); 2° les quatre Lettres à une de-
moiselle de Metz; 3° les 164 Lettres à sœur Corniiau (2),
dite en religion de Saint-Bénigne , avec une Lettre au car-
dinal de Noailles et deux Avertissements sur les Lettres de
Bossuet et sur un grand nomjjre de faits fort intéressants ,
relatifs à la manière dont il conduisait les âmes (3) ; 4° les
284 Lettres à M"^ d'AlJDert de Luynes , religieuse de l'abbaye
de Jouarre (4) ; 5° les 123 Lettres à l'abbesse et aux reli-
gieuses de l'abbaye de Jouarre , M™'' de Lorraine de Soubise ,
i\r^ de la Croix, M*^" de Luynes, M"'' de Lusancy, M""" du
Mons (5), iVP^ de Baradat, M'"'' de la Guillaumie; Q" les 101
Lettres à des religieuses de différents monastères, de Cou-
lommiers, de Faremoutiers (6), de la Ferté (7), de Meaux
(Ursulines et Visitandines), de Paris (Carmélites du Fau-
bourg Saint-Jacques); 7° les 24 Lettres à M""" de La Maison-
for. — On peut y joindre les Lettres de Bossuet à la mère
de Bellefonds, carmélite, ses Lettres au maréchal de Belle-
fonds, la plupart de ses Lettres à l'abbé de Bancé, ses
Lettres à milord Perth, chancelier d'Ecosse, converti à la foi
catholique.
« En lisant ces lettres, peut-on dire après la sœur Cor-
(1) Le Dieu raronte qu'au mois d'aoûl l'Ol. liossuct dit devant les ahl)és Fleury et
Cattclan : « Je donnais autrefois au roi une instruition par écrit, où le précepte de
l'amour de Dieu était expliqué comme étant le fondement de la vie chrétienne. I,e
roi rayant lue. me dit: • Je n'ai point oui parler de cela: on ne m'en a rien dit. »
(2) C'était une do ces veuves chrétiennes aussi saintes (\uc les vi(;ri;es, f|ui s'a-
cheminait péniblement vers la perfection. lîossuet la dirigea i)endaiit vingt-quatre
ans. Elle (it ses vœu\ à Torcy (KJîiS), la communauté de Jouarre ayant refusé de
l'admettre à y faire profession. — Le cardinal de Noailles lui demanda une copie
des Lrtlrrs que Bossuet lui avait adressées.
(Il) Il y a aussi quelques E.vlrailx de diffi-rentes Lellres.
('() Elle était sonir du duc de Chevreuse et de M'"" de l.uyncs. (|ui devint, en IfiiW.
prieure de Torcy et y emmena M'"" d'Albert. Celle-ci . (|ui lisait et écrivait le latiu.
avait un esprit capable de tout comprendre : elle lut vraiment la confidente de
Bossuet.
(.".) C'était une intelligence médiocre, mais une des i)lus l)elles âmes (|u'on pùl
voir, infiniment bonne et toujours joyeuse.
(lij L'abbesse était M™" de Beringhcm.
(") M"'" de Tantiueux était supérieure des Filles charitables de la Ferlé. Sœur
André appartenait à cette communauté.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. 305
nuau (1), on doit tourner toute son attention vers celui qui
les a écrites et dire que ceux qui lui ont reproché qu'il ne
connaissait pas les voies spirituelles ne le connaissaient
guère... Peut-être même que ceux de ses amis qui croient
connaître sa vertu , son amour pour Dieu , son humilité ,
sa sublimité dans la vie intérieure , enfin tous ses grands et
rares talents, avoueraient, s'ils voyaient ses lettres et ses
autres écrits, qu'il s'en fallait bien qu'ils le connussent tel
qu'il paraît si naturellement dans des lettres qu'il n'a eu
nul dessein de rendre publiques, qu'il n'a écrites que selon
les besoins de cette âme et par le mouvement de l'Esprit-
Saint. »
Sœur Cornuau répondait ainsi à l'avance à M. Lanson ,
qui affirme que Bossuet s'en tenait aux <( règles générales « ,
aux « genres », aux « espèces », sans descendre aux parti-
cularités individuelles, qui sont le tout de la direction.
« On trouverait peu de directeurs, écrivait encore cette
sainte religieuse, avec des sentiments si humbles, avec sa
douce fermeté, son zèle, sa vigilance, son attention, sa cha-
rité, et qui pnti^e dans tout ce qui lient contribuer à l'ius-
tnictiou , au repos et à la consolation d'une Ame , comme
Ton verra que ce prélat est entré particulièrement d(u\s les
états de peines. Cette àme, qui en avait beaucoup, lui disait
quelquefois, dans un vif sentiment de reconnaissance, qu'elle
s'étonnait qu'il donnât tant d'attention aux siennes. Il lui
répondait que,... soit qu'elles fussentvraies ou imaginaires,
il fallait y soutenir cette âme, la consoler et la fortifier;
qu'il n'était pas de son goût que l'on méprisât les peines et
que l'on en raillât.
« S'il était permis à cette personne de rapporter tout ce
qu'elle a entendu de ce prélat sur tout ce qviil y a de plus
intime et de plus intérieur dans la rie spirituelle et dans
l'amour de Dieu, qu'il lui a laissé voir, sans le vouloir, dans
les entretiens qu'elle a eu l'honneur d'avoir avec lui, quand
elle lui parlait de ses dispositions , on verrait des choses ad-
mirables. »
(1) Premier Avertissement sur les Lettres à la sœur Cornuau.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. ^0
306 BOSSIET ET LES SAINTS PERES.
On on voit beaucoup dans lesLfffr/'s spiritueUps deBossuet.
Elles sont empruntées pour la plupart à l'Écriture sainte,
dont Févèque de Meaux ordonne sans cesse la méditation à
ses correspondantes: « Employez quinze jours durant, dit-
il (11, un des quarts d'heure de votre oraison sur ces paroles
de David : Dcus ))ieus, mispricordia mpa... Cette quinzaine
achevée, pareille pratique sur ces paroles du Cantique de
la sainte Vierge : Rpspp.rit Jiumilitatpm ancillae suae (2). »
Mais si Bossuet cite beaucoup moins Ips Pères dans ses
Lptires que dans ses Sermons, il ne perd jamais de vue leur
doctrine, qui lui sert de guide en matière de spiritualité, où
il s'en tient à « ce que saint Frpinçois de Sales , sainte Thé-
rèse et tous les spirituels enseignent expressément et unani-
mement (3) ».
Ainsi, il avoue sa défiance à l'égard des mystiques mo-
dernes, qui introduisent « des spiritualités inconnues aux
Pères et inconnues aux Apôtres (4) ». « Je ne vois point
dans l'Écriture ni dans les anciens Pères ces sortes de priè-
res; quand le P. Toquet les conseille, un si saint homme a
ses raisons... Ceux qui ramassent avec tant de soin les sen-
tences rigoureuses des Pères seraient étonnés en voyant cel-
les où ils disent que la multiplicité des péchés (ce qui s'en-
tend des véniels) , loin d'être un obstacle à la communion ,
est une raison pour s'en approcher (5). » « Je ne comprends
plus rien aux directeurs; et à force de raffiner sur les goûts,
sur les sensibilités, sur les larmes, on met les âmes telle-
ment à l'étroit qu'elles n'osent recevoir aucun don de Dieu.
Celui des larmes est à chaque page dans saint Augustin (6). »
Ainsi encore , Bossuet cite souvent dans ses Lpttrps dp di-
rpclion des paroles des sain/s Pèrps. — Ici , des mots de saint
Antoùip : « Prier beaucoup sans songer qu'on prie (")...
(I) Lettre à sœur Coinuau. ilu -2 juin HiS".
(-2) On pourrait multiplier les exemples à l'infini : les Lettres ahondenl où Bos-
suet donne à méditer des textes sacrés.
(3) Lettre à M'"» de la Maisonfort. du -21 mars lO'JU.
('») Lettre il M""" d'AlItert. du I" dccemlire l(>9:{.
(.■>) Consultations failrs pur M'"'' du Mans arec réponses de Bossuet.
(li) Lettre à M""' d'Alhert. du I.'t octobre IGiW.
(") Lettre à sœur Cornuau, du 19 septembre KiSii.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE. :i07
L'Oraison n'est point parfaite , où le moine se connaît lui-
même ou sa prière : Non est jtcrfecta orat'io in qua se mona-
chus, v(d hoc fjjsu/n qi/ofl orat, intcU'uj'it. Cela dit beau-
coup (1). » « Trois raisons font, comme dit saint Antoine,
qu'on ne connaît pas ce qu'on fait dans la prière : l'une est
le transport; l'autre, la simplicité; la troisième, la direc-
tion des mouvements du cœur toujours en action, sans beau-
coup réfléchir sur soi. » Là, des sentences de saint ^^^-
yustin : « Dieu a promis de pardonner à quiconque fera
pénitence ; mais il n'a pas promis d'en donner le temps à
tout le monde (2). » — « Saint Augustin a dit que c'est de
Dieu dont il faut jouir; mais enfin il ajoute aussi que c'est
par ses dons qu'on l'aime, qu'on s'y unit, qu'on jouit de
lui (3). » — r « Tout est amour; tout aime Dieu à sa manière,
même les choses insensibles; elles font sa volonté , et parce
qu'elles ne peuvent pas connaître ni aimer, il semble
qu'elles s'efforcent, dit saint Augustin, à le faire connaître,
afin de nous provoquer à aimer leur auteur; c'est ainsi que
tout est amour (4) ». — « Personne n'a rien du sien que
le mensong-e et le péché (5). Qu'est-ce que posséder une
chose, dit saint xVug'ustin, sinon l'avoir à soi, comme un
bien auquel les autres n'ont point de part? et si cela est, on
n'est point pauvre (6). » — « Ce mot de saint Aug-ustin
décide de tout : « Qu'est-ce, dit-il, que la béatitude? une
joie qui naît de la jouissance de la vérité : Gaudium de ve-
ritate (7). » — « Le Père qui dit : Totiis Deus, c'est saint
Augustin sur YÈpitre aux Galettes, et il l'applique à Jésus-
Christ ressuscité (8). » — « Le fruit de la foi, c'est l'intel-
ligence, comme dit saint Augustin (9). » — « (Le Verbe) se
(1) Bossuet dit (ral)ord « qu'il pense et repense aux paroles de saint Antoine :
les voici de mot à mot, telles qu'elles sont rapportées par Cassien dans sa neuvième
Conférence, cliap. xxxi ». Lettre à M'"« d'Albert, 1«' janvier 1094.
('2) Lettre à sceur Cornuau, du \28 septembre 1089.
(3) Lettre à la même, du 17 janvier 100'2.
(4) Lettre à la même, du i août 1()9-2.
(.">) Lettre à la même, du 7 novembre 1095.
({>} Lettre à la même, 1()98.
(7) Lettre à M""" d'Albert, du 2.S septembre 109-2.
(8) Lettre à la même, du li décembre 1093. — Voir encore celle du -23 décembre
1093.
(9) Lettre à la même, du 2(i octobre 109i.
308 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
donne ; mais c'est qu'il veut se donner encore davantage :
Sf'ij)s(u}i dabi/ , (jiiia se ipsum dédit . disait saint Augustin. »
Saint Augustin a dit que « c'est de Dieu et non pas de ses
dons, dont il faut jouir (1). » — « La règle de saint Au-
gustin, sur le désir qu'on soit content de nous, est bonne
et très suflisante (2). » — « Que les chrétiens dans ces
occasions (les deuils) répandent des larmes , que les conso-
lations de la foi répriment aussitôt : Fundant ergo Chris-
tian} consolabiles lacri/mas. quas cito reprimat fidei gau-
diuni (3). »
Ailleurs, c'est saint Bernard, sainte Théri'se, saint Fran-
çois de Sales, dont Bossuet invoque l'autorité. — « La parole
de saint Bernard est fort belle et j'en profiterai, s'il plait à
Dieu (V). » — » Nous avons, dit saint Bernard, des mé-
rites pour mériter de Dieu, et non pour nous applaudir
nous-mêmes (5). » — « Qui est-ce qui ne dirait pas avec
saint Augustin et saint Bernard : 0 mon âme ! qui as la
gloire de porter l'image de Dieu ; ù mon àme ! qui as reçu
ce très grand honneur d'être un esprit de son esprit, d'être
sortie comme de sa poitrine, d'être un soupir de son cœur
amoureux et tout plein de bonté pour toi! Aime donc ce Dieu
de bonté qui t'a tant aimée; aime uniquement, aime ar-
demment et te consume dans les flammes de son divin
amour. Amen , ainsi-soit-il (6) ! » — « Ce que dit sainte
Thérèse est très véritable, que (l'Époux) doit suivre un
changement dans la vie,... sans que l'àme songe seulement
à se changer elle-même (7). » — « Vous trouverez de la
consolation dans la lecture de sainte Thérèse, au livre du
Château dr tànœ. sixième demeure, chap. m et vi (8). »
— (( La doctrine de sainte Thérèse convient très bien avec
(11 Lettre à la même, du l-i «cIoIjic !(«!•;>.
(-2) Lettre à la même, du 2 janvier l(i!Mi.
(.{) Lettre à M"'" de l.uyncs. du n oclobic Kifiii.
(i) Lettre à M'"" d'Albeil. du i;t mars Ki'Ji.
("i) Lettre à la même, du 12 dclohrc K»!»."».
((i) Questions faites à liossuet par les religieuses de la Visitation avec les ré-
ponses. — Sur l'excellence de l'âme.
(") Lettre à sœur Cornuau, du .'to mai KifMi.
(K) Lettre à la mémo, du 7 janvier liiîW.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET AUTEUR ASCETIQUE. 309
cette disposition (1). » — «■ Saint François de Sales dit :
Active, passive ou patiente, tout est égal, pourvu que la vo-
lonté de Dieu soit suivie (*2). » — « Saint François de Sales
dit que Tamour-propre ne meurt jamais qu'avec nous, c'est-
à-dire avec nos corps; il faut toujours que nous sentions
ses attaques sensibles et ses pratiques secrètes (3) . » — « Oui,
j'entre de tout mon cœur dans les sentiments de ce digne
évêquc (saint François de Sales). Il faudrait écouter jusqu'à
des inutilités pour disposer ceux qui les disent à recevoir la
consolation qu'on leur doit (i). » — « Cet endroit de saint
François de Sales (où il dit que Dieu met souvent dans Fo-
raison simple des âmes parfaites) est, en effet, consolant
pour les âmes attirées à une oraison fort simple effort pure...
La réponse du saint (à IVP" de Chantai , que la contrition est
fort bonne sèche et aride) est admirable, et montre qu'il sup-
posait dans sa fille un vrai acte de contrition, quoique
sec (5). »
Bossuet parle encore de saint Hilafio/i, disant au jour de
sa mort : « Pars, mon âme, pars; eh! que crains-tu? Tu as
servi Jésus-Christ (6) » ; — de sainte Catherine de Gênes ^ à
qui « il a été donné de faire une espèce de séparation entre
les dons de Dieu et Dieu même , pour faire entendre avec plus
de précision que le don intérieur à l'âme n'étant pas Dieu,
il n'est pas permis de s'y attacher comme à sa fin (7) » ; —
de saint Martin de Tours, « ce saint évêque qui disait, à la
mort, au démon qu'il voyait s'approcher de lui : « Que fais-
tu ici, bête cruelle? Il n'y a rien qui t'y donne droit (8) »;
— de sainte Gerfrude, dont il signale à M"'' d'Albert « un
passage fort beau et fort â propos pour elle (9) » ; — de
(1) Lettre à M™« d'Albert, du !27 septembre 1C93.
(-2) Lettre à M™" d'Alljert, du I(i août l(i94. — Voir également la Lettre du 30 dé-
cembre l(i93.
(3) Questions faites à Bossuet.... avec les réponses.
(4) Lettre à M""' de la Maisonfort, du :21 mars 169(i.
(o) Même Lettre. — Il faut la lire tout entière pour voir combien saint François
de Sales est cher à Bossuet.
(()) Lettre à sœur Cornuau, du \2 décembre 1700.
(7) Lettre à la même, du 30 mai I<i0(i.
(8) Lettre à la même, de Kiîts.
(9) Lettre du 30 décembre 169'*.
3(0 BOSSUET ET LES SALNTS PERES.
sainte Catherine de Sienne (1), du Veve Saint-Jure (2), du
bienheureux Jt-an de la Croix, etc.
Il recommande à ses correspondantes de lire « les Vies
des Pères du désert, livre également saint et délicieux (3) » ;
« la Vie de la Mère Marie de l'Incarnation . où tout est ad-
mirable (4) » ; la Vie de Saint François de Sales, son Traite'
de l'amour de Dieu, la Vie de il/"* de Chantai par M. de
Maupas; la Vie de Sainte Thérèse, la Vie du bienheureux
Grégoire Lopez (5), etc., en un mot tout ce que comporte
la plus haute mysticité.
On comprend donc que le cardinal de Noailles écrivît à
la sœur Cornuau mille choses flatteuses pour « la gloire de
son saint Père » sur la beauté, sur la haute et intime spiri-
tualité de ses lettres, sur toutes les saintes maximes dont
elles sont remplies , sur la sainte et pure doctrine quelles
renferment (6) ». On comprend aussi que cette excellente
religieuse, « peinée de ce que le monde ne connaissait, pour
ainsi dire, de ce saint prélat que ses grandes qualités, qui
attiraient à la vérité l'admiration, mais qui ôtaient comme
l'attention à ce haut degré de spiritualité où il était par-
venu et qu'il ne laissait remarquer qu'aux âmes qu'il con-
duisait, fût ravie que (Son Éminence le cardinal de Noail-
les) rendit à ce grand homme toute la justice qui lui est
due, en lui donnant le titre de grand niait re de la vie inté-
rieure, qui est seul capable de le faire connaître ».
(1) Premit-re LeUre à M'"" de la Maisonfort.
(i) Même LeUrc.
(3) Lettre i\ sœur Cornuau. du II mai l(>9o.
(4) Lettre À la même, du l" juin Ki!».'».
(.">) Lettre à M'"'' de la Maisonfort.
(6) Lettre de sœur Cornuau au cardinal de Noailles.
CHAPITRE VI
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN, PHILOSOPHE
ET POLITIQUE
C'est aux dix années (5 septembre 1670-8 mars 1G80 (1),
que Bossuet consacra à l'éducation de son royal élève , le
Dauphin , que nous devons la plupart des œuvres histori-
ques, philosophiques et politiques de Bossuet.
« Nous rendons à la bonté de Dieu les erâces qu'elle
mérite, écrivait à l'évêque de Condom le pape Innocent XI ,
le 19 avril 1679, pour le bonheur qu'a eu un jeune homme
d'une si grande espérance de rencontrer un tel éducateur
et précepteur (2). )>
La postérité doit autant de reconnaissance que le Dauphin
au grand évéque qui sut si bien tenir le serment qu'il avait
prêté à Saint-Germain en Laye , dans la splendide chapelle
de la résidence royale, où, le 23 septembre 1670. « les
mains entre les mains de Louis XIV », il jurait de « s'em-
ployer, de tout son pouvoir, à élever en l'amour et en la
crainte de Dieu ce fils que le monarque daignait lui confier,
à régler ses mœurs selon les maximes chrétiennes , à former
son esprit par la connaissance des lettres et des sciences pro-
pres à un très grand prince (3) ». Cette éducation royale,
« à laquelle toute la chrétienté avait intérêt (i) » , ne fut
(1) C'est la date du mariage du Dauphin, dont Bossuet cessa, ce jour-là, dï-tre le
précepteur pour devenir le premier aumônier de la Dauphine.
(-2) « Nos intérim Dei hcnignilali débitas liabemus f/ratias, quod tantae spei ado-
lescenti par educator institulorque contigeril. >■
(3) Floquet, Études sur la vie de Bossuet. t. TU. p. 187, .'>l."i.
(4) Lettre du marquis de Pomponne, ministre de Louis XIY, au duc d'Estroes,
ambassadeur à Rome, 19 mars 1(>"3.
312 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pas, comme on l'a dit trop souvent sur la foi du duc de
Saint-Simon, de M""" de Sévig-né et de M""" de Gaylus (1),
la tentative infructueuse et avortée d'un vaste ,^énie, « qui,
toujours, semblait parler au nom du ciel, dont il emprun-
tait la magnificence, l'éclat et la foudre », sans descendre
de ces hauteurs et s'abaisser jusqu'à la faiblesse d'un enfant
maladif, irréfléchi et incapable. — Bossuet se félicitait en
pleine Académie française, dans son Discours de réception,
8 juin 1671 , « d'avoir à cultiver l'esprit le plus vif et le plus
beau naturel du monde ». — « Monseigneur a beaucoup
d'esprit, écrivait au roi. le duc de Montausier (2)... Il raille
agréablement. Quand il veut, il entend, il comprend, il
retient avec une merveilleuse facilité. » — Pellisson, Mosant
de Brieux, le poète Jean Maury, le docte Doujat, RoUin,
Gerbais, Le Gouz de Saint-Seine, d'Ormesson , rendaient
hommage à <( l'esprit » du Dauphin. — La campagne
de 1688 et la prise de Phihsbourg mirent en lumière les
qualités d'un prince « affriandé à la tranchée », comme
disait Vauban , et salué par les soldats du nom de Louis le
Hardi. — La Bruyère pouvait exalter « le jeune prince ,
l'amour, l'espérance des peuples, donné du ciel pour pro-
longer le bonheur de la terre (3) » , et Racine remercier
Dieu, dans le Prolof/ue d'Esther r26 janvier 1689), des
grâces accordées à Louis XIV :
Tu lui donnes un fils, prompt à le seconder,
Qui sait combattre, plaire, obéir, commander:
Un fils, qui, comme lui, suivi de la victoire.
Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire;
Un fils à tous ses vœux avec amour soumis,
L'éternel désespoir de tous ses ennemis :
Pareil à ces esprits que ta justice envoie,
Quand son roi lui dit : Pars, il s'élance avec joie,
Du tonnerre vengeur s'en va tout embraser
Et tranquille à ses pieds revient le déposer.
(1) Voir Y Avant-Propos de Kloquel i\ son livre liossuel, précepteur du Dauphin.
(-1) Mémoire adressé à Louis \IV. l(>7t. UîV du duc de Montausier par le P. le
Petit. l"-2!t.
(.'«) l-es Caractères , cliap. xii, l)fs Jur/cinents. 1(Ki : passage paru pour la première
lois dans i:i (|ii;itriénie éditiou, l'éviior l<i«!).
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN. 313
La campagne de 1(594, celles de 1709 et de 1710 lui va-
lurent les éloges de Saint-Simon lui-même; sa mort pré-
maturée en 1711 fit éclater « tout le monde en pleurs et
en gémissements » , tant on l'aimait pour « sa bonté in-
finie », disait la marquise d'Uxelles (1).
Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, des résultats de cette éduca-
tion à la fois paternelle et élevée (2) , elle donna à Bossuet
bien de la peine, mêlée de quelques espérances, puisqu'il
écrivait en 1677 au maréchal de Bellefonds : « il y a bien
à souffrir avec un esprit si inappliqué ; on n'a nulle con-
solation sensible, et on marche, comme dit saint Paul,
en espérance contre l'espérance... Il se commence d'assez
bonnes choses. » — Une chose reste acquise pour nous,
c'est le fruit du travail fécond de ce merveilleux génie.
Sans parler des Sentences pour il/^'' le Dauphin choisies
par M^'' Févêque de Condom (1672j, ni des Observations
sur la Grammaire latine (3), ni des Maximes de César, ni de
la Fable latine contre les bavards, In locutuleios, ni de
Y Instruction à M^" le Dauphin pour sa première commu-
nion, ni des dissertations De Incogitantia , De Existentia
Dei serenissimo Delphino , il faut signaler : — les œuvres
historiques de Bossuet, le Discours sur f Histoire universelle
(1681), la Suite de r Histoire Universelle depuis Fan 800
jusqu'à la naissance du Dauphin (4) , Y Abrégé de l'Histoire
de France (5), auxquels il faut joindre Y Histoire des Va-
(1) Journal de Dangeau, t. XIII, p. 381 en note.
(2) M. Lanson (BossMe^ p. KiO-iGI) défend bien 1*1. de Condom contre ses détrac-
teurs; mais il semble trop sévèi'e pour le Dauphin « indolent et têtu, enclin à
la colère, à une fureur brutale... Oublier, c'était sa revanche de mauvais élève
contre le maître qui lui avait inculqué de force ([uelque science. Apprendre avait
été son supplice; désapprendre fut sa vengeance ».
(3) Verba contrariae significaUoais.
(4) Elle a été publiée en 180<i par Renouard (2 vol. in-8°). Bossuet n'y a pas mis
la dernière main; c'est le canevas de ce qu'il aurait voulu faire; ce sont des
notes, des indications clironologitiues. Il n'y a hi qu'une toile préparée, sur la-
quelle son pinceau ferme, large et vigoureux, aurait appliqué ses couleurs.
(.■>) On l'a publié en 1747 sous le nom du fils de Louis XIV. Bossuet parle de cet
Abrégé écrit par le prince à la fin du Discours sur l'Histoire universeUe. Le Dau-
phin l'a écrit de mémoire en français et en latin sous la dictée de Bossuet, qui
• disait à propos de Fénelon : « On m'objecte les thèmes ijue je donnais à M^'' le
Dauphin ». — Il a paru en 17:2-2 avec « des corrections de style et des correc-
tions anatomitiues ». L'abbé Caron, de Saint-Sulpice, en a donné en 184(j une
édition conforme au manuscrit original.
314 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
riafions (1088); — les œuvres philosophiques, Vlntrodiic-
fion à la philosophie , ou De la connaissance de Dieu et de
soi-même (1), la Logiqtie (2), le Traitr du libre arbitre (3~),
le petit Traité des causes^ découvert par Floquet et imprimé
par M. Nourrisson (4), \ Abrégé de la morale cV Aristote à
Nicomaqiie et les Extraits des anciens philosopjhes (5); —
enfin les œuvres politiques, la Politique tirée des jjropres
paroles de l'Ecriture sainte, dont les six premiers livres
avaient été donnés en manuscrit au Dauphin dès 1678,
dont les quatre derniers furent écrits de 1700 à 1703,
mais ne purent paraître avec les premiers qu'en septem-
bre 1709 (fi).
ARTICLE I"
Les saints Pères
et le Discours sur l'Histoire universelle, mars 1681 (12).
« Il n'y a rien de plus beau que ce Discours » , écrivait
dom Mabillon, le 31 mars 1681, et l'oratorien Houtteville
déclarait en 1740 (7) que « le dix-septième siècle (et, en
matière d'éloquence , c'est dire tous les siècles) le dix-sep-
tième siècle n'a rien produit de plus noble, de plus vif, de
plus énergique que le Discours sur PHistoire universelle •
rien où le caractère d'une raison supérieure soit imprimé
plus avant; rien d'une plus grande continuité de sublime...
(I) Floquet l'a l'ditée en IS28.
rî) Il a ét(' publié en 1731 par l'évêque de Troyes : son authenticité est con-
testée.
(H) Ce Trait/- l'ut cuniniuniqué des le printemps de l"03 aux Pères du petit Con-
cile. La maladie et la mort ne permirent pas à Bossuet d'ajouter, comme il en
avait le dessein, une Conclusion générale.
(i) Les Exlrails de la morale d' Aristote. que M. Lâchât rapporte aussi à l'épo-
que du prei-e[)lorat. sont d'une écriture certainement plus ancienne, comme on
peut le voir par le manuscrit du i,'rand séminaire do :\leau\, Carton (>, n" li his.
(.'>) Cotte pulilicalion souffrit des dillicultés, qui furent enfin levées par le ne-
veu de Bossuet.
(<■) C'est la date <le la i)rcniiére édition. Il y en eut une seconde en 1682, une
troisième en l"00 avec dos additions, pour confondre les faux critiques. En 1704,
iîossuet se lit relire la ilouxicnio parlio cl la compléta. Ces suprêmes additions
n'ont été puhliéos qu'en I«I8 jiar labbo Caron.
{') La lieliijion c/inHicnne jjrouvée par les faits.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 315
On dirait que c'est la Religion qui s'explique ici elle-
même. »
Voltaire (1), il est vrai, a raillé Bossuet d'avoir tout fait
graviter autour de ce misérable peuple juif, rebut du monde
et s'en croyant le centre; et Sainte-Beuve (2) ne comprend
pas cette idée « de se cantonner dans la terre de Chanaan
et de prendre pour belvédère la terrasse et la plate-forme
étroite d'un petit peuple ». — Mais Renan lui-même dit
dans son Histoire du peuple tVhraël qu'il n'y a au monde
que trois histoires d'un grand intérêt : celle des Grecs,
celle des Romains et celle des Juifs. « Ce peuple, deux mille
cinq cents ans avant Bossuet, a écrit l'Histoire universelle. »
On a encore reproché à Bossuet d'avoir oublié Mahomet
et l'Amérique. — Mais deux fois il renvoie à plus tard ce
qu'il doit en dire : la Suite de fHistoù'e universelle en
aurait longuement parlé.
On a aussi blâmé Bossuet de n'avoir parlé ni de l'Iade ni
de la Chine. — Mais ne faut-il pas tenir compte de ce qui
manquait aux historiens de l'époque de Bossuet? « L'O-
rient, dit M. Lanson, était encore inconnu et impénétrable;
ni les hiéroglyphes ni les inscriptions cunéiformes n'a-
vaient dit leur secret ; à peine un voyageur avait-il entrevu
Thèbes et Memphis; on ignorait où gisaient les ruines de
Babylone et de Ninive (3). » a D'ailleurs, dit à son tour
M. Brunetière [ï) , le premier caractère d'une histoire uni-
verselle, c'est de ne l'être pas. S'il n'y avait pas de lacunes
dans Bossuet, ce serait à désespérer de l'érudition et de
l'histoire. »
En tout cas, Bossuet s'est fait dans son œuvre l'apologiste
de la Providence contre les libertins (5) et contre Spinosa,
qui ne croyait pas à la vocation des Juifs (6). Il a jeté au-
(I) Avant-propos de l'Essai sut- les mœurs; — Siècle de Louis XIV. XXXII; —
Dictionnaire philosophique, art. Gloire; — Entretien avec un Chinois; — Défense
de mon oncle, — de Thébes, de Bossuet et de Rollin.
(-2) Nouveaux Lundis, t. IX, p. 280 et suiv. à propos de l'ouvrage de M. Zeller,
Entretiens sur l'histoire. — Voir aussi Paul Albert, la Prose, p. 141 et suiv.
(3) Bossuet . p. -293.
(4) La Philosophie de Bossuet, Revue des Deux Mondes, i"^ août 1891.
(•'») C'est l'abbé Le Dieu qui nous l'affirme.
(<i) Voir le Tractatus-theologico-politicuset l'Ethica more (jeometrico de monst rata.
316 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
tant d'idées que de mots : il a parlé en « conseiller d'État
du Très-Haut ».
Il racontait à Fabbé Le Dieu que, (c dès sa jeunesse et dès
le moment où il commença à étudier la religion dans l'Écri-
ture et dans les Prres, il avait conçu l'idée de ce grand tra-
vail ».
Comment se fait-il donc qu'un esprit péuétrant comme
Saint-Beuve (1) ait cru trouver le germe de la seconde par-
tie du Discours sf(/' l Histoire universelle et même le cadre
de tout l'ouvrage dans cette phrase des Pensées de Pascal :
(( Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius et
Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode agir,
sans le savoir, pour la gloire de l'Évangile! » et dans un
entretien de Bossuet avec Du Guet, où celui-ci développa
ses idées sur la future conversion des Juifs au christia-
nisme, d'après le chapitre xi de VEpitre aux Romains?
« Bossuet, usant des ouvertures de Du Guet, et y entrant à
son tour avec génie, avec discrétion, les mit en œuvre au
cœur même de son Discours sur l' Histoire universelle. » —
Quand on s'appelle Bossuet, on n'a aucun besoin d'emprun-
ter des idées ni à un obscur janséniste comme Du Guet, ni
même à l'immortel auteur des Pensées. « A qui fera-t-on
croire que Bossuet ait attendu la publication des Pensées
et l'année 1G70 pour se mettre en possession de ses idées
sur la suite de la religion?... Mais alors comment eùt-il prê-
ché en 1G08 le Panégi/rique de saint André [1) ., en 1665 le
Sermon sur la Divinité de Jésus-Christ (3), et surtout, dès
165i, le second Sermon pour la vêture cVune nauvelle ca-
tholique, et dès 1652 (4) le Sermon sur la bonté et la rigueur
de Dieu (5)? » M. Lanson aurait pu ajouter le Sermon sur
le caractère des deux alliances, prêché en 1653 et où se
trouve ce passage : « Lisez les Écritures divines : vous verrez
(I) Port-Royal, t. HI, p. 4i7-«.
(•2) Il a pour sujet la Vocation à la foi en Jrsus-Clirisl.
(.'*) Ce Sermon, où les caraclércs de l'Évangile sonl si profondément compris et
si éloquemmciU e\pos('s annonce et prépare le beau chapitre sur « .lésus-Cnrist et
sa doctrine : cliap. xxx de la deuxième partie du Discours sur l'Histoire universelle.
(V) M. I.anson se trompe en assignant à ce Sermon la date de 1051.
(.•;) I.anson, Bossuet, p. -«(l-ao-i.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN. 317
partout le Sauveur Jésus... Il est dans le Paradis terrestre,
il est dans le déluge , il est sur la montagne , il est au pas-
sage de la mer Rouge, il est dans le désert; il est dans la
terre promise, dans les cérémonies, dans les sacrifices, dans
l'arche, dans le tabernacle; il est partout, mais il n'y est
qu'en figure. I^a Loi est un Évangile caché ; l'Evangile est
la Loi expliquée. » Le passage de l'Ancien Testament au
Nouveau est dépeint comme le changement « de la figure
en vérité, de la lettre en esprit , de la terreur en amour. »
D'ailleurs, « quatre chapitres importants de la seconde par-
tie (du Discours sur r Histoire universelle) ont été faits avec
les mêmes textes que le Sermon de 1652, dont ils repro-
duisent parfois jusqu'aux expressions; tellement, au sortir
de Navarre, Bossuet était armé de toute sa théologie (1 ) ».
Que Pascal et Du Guet lui aient été utiles , c'est possible ;
mais il ne faut pas leur faire honneur d'une inspiration que
Bossuet ne doit qu'à lui-même et à son génie.
Il ne faut pas non plus tomber dans l'exagération du
P. de la Broise, qui dit « qu'en réalité le dessein et l'exécu-
tion du Discours sur l'Histoire unirerselle sont facilement
explicables, même sans saint Augustin ni Pascal. C'est une
inspiration purement biblique, voilà le point sur lequel
il convient d'insister ici; c'est une œuvre dont V influence
biblique suffit à rendre pleinement raison «. — Non, puis-
que Bossuet lui-même disait à l'abbé Le Dieu qu'il avait
conçu l'idée de ce grand travail en étudiant « la religion
dans l'Ecriture et clans les Pères ».
Le prêtre espagnol Orose (2) avait composé, sur la de-
mande de saint Augustin, un Abrégé de V Histoire du
monde, ^\\ 7 livres qui embrassent le temps écoulé depuis
Adam jusqu'à l'année 410 après Jésus-Christ; ils ont pour
objet de répondre aux païens, qui faisaient de la prise de
Rome par Alaric le châtiment de l'abandon des dieux et de
la croyance de l'Empire au Christ et à l'Évangile (3.)
(1) Même ouvrage, p. :29'2.
(2) El non pas Paul Orose, qui \ient de ce qu'on a traduit l'abréviation P., Pres-
byter, par Paul.
(3) " Pracceptis tuis parui , dit Orose dans la Préface, beatissime pater Augus-
318 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
Salvien, prêtre gaulois de Marseille, écrivit peu de temps
après (première moitié du cinquième siècle) le Dr Gubcr-
nationc Dci ou Do Providoitia en trois livres, qui justifient
les voies de la Providence, en montrant que les calamités du
temps sont un juste châtiment infligé par Dieu à la grande
ville païenne, depuis longtemps la maîtresse du monde (1).
A côté d'eux et au-dessus d'eux, il faut nommer « l'in-
comparable Augustin », l'auteur de la Cité de Dieu, dont
les 2i livres contiennent sur la Providence, sur la destinée
des peuples, sur le mélange des justes et des méchants,
sur l'organisation du monde en faveur des élus, des vues
qui ont dû aider Bossuet à mûrir et à préciser ses propres
idées ;^-2).
Villemain avait donc raison de dire que Bossuet a « en-
trevu dans saint Augustin et dans Paul Orose le plan, la
suite, la vaste ordonnance de son Histoire nniverselle et
que, maître d'une idée indiquée par un siècle barbare, il la
déploie à tous les yeux avec la majesté d'une éloquence
pure et sublime ». « La Citô de Dieu, dit-il encore (3), était
le premier essai du Discours sur V Histoire universelle. Mais
ce qui semblait un amas de ruines inégales, ou de marbres
encore informes, est devenu le monument d'un art su-
blime. » Frédéric Ozanam, dans la Civilisation au cin-
tine;... praeceperas milii ut scriberein adversus vaniloquam pravitalem eorum
qui... pagani vocantur,.. qui... praesentia tantum tempora veluti nialis extra soli-
tum infestissima ob hoc solum quod credilur Christus et colitur deus, idola au-
teni minus coluntur, infamant. »
(1) Ta/jlrau (le l'rlor/urnce chrétienne au quatrième siècle, p. .'jOi.
{■■2) Voir Tcuffel, Histoire de la littérature romaine, t. IH, p. -2(il. Il tnnive (|ue
Salvien t tombe souvent dans la déclamation et la prolixité ».
(3) Comme les humiliations imposées à la ville éternelle avaient décliainé les
colères des païens et (|uc ceux même qui avaient trouvé leur salut au tombeau
de saint Pierre et de saint Paul reprochaient au christianisme la ruine de Rome
et demandaient aux chrétiens oii donc était leur Dieu et pourquoi il ne les avait
pas protégés, pourquoi il avait laissé conlbndrc les bous avec les méchants dans
la même ruine, et abandonne leurs vierges mêmes au déshonneur entre les
mains des Barbares, saint Augustin répond en montrant aux païens, dans les
malheurs de Rome, les conséquences accoutumées de la guerre, mais en leur
taisant voir aussi riulervcntion du christianisme dans cette puissance i|ui avait
iloriipté les Barbares au jour même de leur victoire. Si les mêmes malheurs ont
atteint les justes et les pécheurs, •■ c'est, dit-il, comme la boue et le baume
qu'une même main agite, et dont l'une exhale une odeur fétide, l'autre un
parfum excellent -.Augustin console aussi les vierges déshonorées. — .\prés celte
introduction, il prouve que les dieux de Rome ne lui ont épargné ni les crimes
ni les niallirurs: que cette ville n'a jamais connu la républiijuc véritable, et que
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 319
quièmc siècle, t. II, p. 231, donne aussi comme « précur-
seurs de Bossuet » saint Aiig'ustin, Orose, Salvien et leurs
traducteurs au moyen âge.
La preuve la meilleure de la vérité de ces affirmations ,
c'est le grand nombre de citations d'Orose, de Salvien et
surtout de saint Augustin que Ton compte dans le Discours
sur r Histoire universelle , sinon dans la Premiè?'e partie , les
Époques, où Josèphe, Bérose , Polybe , Plutarque, César,
Platon , Aristote , Tertullien , Origène , saint Jérôme , Eu-
sèbe, sont plus souvent invoqués en témoignage par Bos-
suet, du moins dans la Seconde partie, la Suite de la Reli-
gion, où la Cité de Dieu fournit à notre grand évèque
jusqu'à trois citations dans la même page (1), sans parler
du Traité de la Trinité et des Lettres à Volusien auxquelles
il renvoie. N'est-ce pas à la Cité de Dieu qu'est emprunté
ce fameux passage du chapitre xx (2) : « Que pouvait avoir
vu le monde pour se rendre si promptement à Jésus-Christ?
S'il a vu des miracles. Dieu s'est mêlé visiblement dans cet
ouvrage, et s'il se pouvait faire qu'il n'en eût pas vu, ne
serait-ce pas un nouveau miracle, plus grand et plus in-
croyable que ceux qu'on ne veut pas croire, d'avoir con-
verti le monde sans miracle , d'avoir fait entrer tant d'igno-
rants dans des mystères si hauts , d'avoir inspiré à tant de
savants une humble soumission, et d'avoir persuadé tant
de choses incroyables à des incrédules (3)? Mais le miracle
des miracles, si je puis parler de la sorte, c'est qu'avec la
la grandeur des destinées du peuple romain s'explique, sans doute, par ses ver-
tus, mais surtout par la Providence, qui a voulu fonder en Occident un grand
empire, afin que toutes les nations soumises à une même loi fmissent par ne
former qu'une seule cité. — Les dieux du paganisme, qui n'ont rien pu pour la
vie présente, ne peuvent rien non plus pour l'éternité : Augustin le prouve en
suivant Varron dans ses trois théologies, poétique, civile et physique, et en con-
fondant toute tentative pour sauver les dieux par l'allégorie. — Il oppose ensuite
à l'impuissance du paganisme la fécondité de la doctrine de l'Évangile « avec les
deux cités bâties par deux amours : la cité de la terre, par l'amour de sol jus-
qu'au mépris de Dieu , et la cité du ciel par l'amour de Dieu jusqu'au mépris de
soi. » Ces deux cités vivent confondues ici-bas jusqu'au jugement de Dieu qui les
séparera dans l'éternité.
(1) Voir page «!."i, édit. de Bar-le-Duc. chap. xix, J('sus-Ch)ist et sa doctrine. —
Voir encore les chap. xxii, xxvi, où la Cité de Dieu intervient souvent.
(•2) La Descente du Saint-Esprit ; rétablissement de l'Eglise: les Jvj/emcnts de
Dieu sur les Juifs et sur les Gentils.
(3) De Civil. Dei . lib. XXI, c. vu.
320 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
foi des mystères, les vertus les plus éminentes et les prati-
ques les plus pénibles se sont répandues par toute la terre. »
Il serait trop long d'énumérer ici tous les passages ins-
pirés par les Pères dans la Suite (Je la Religion , où parais-
sent tour à tour saint Justin et saint Irénée , Clément (VA-
lexandrie et Origène, Tertullien et saint Cyprien, Arnobe et
Lactance, saint Jérôme et saint Ambi^oise , saint Chnjsos-
tome et saint Grégoire de Nazianze, saint Athanase et saint
Basile, saint Hilaire et saint Grégoire le Grand.
Bossuet les a tous mis à contribution, avec une érudition
qui n'a d'égale que sa connaissance profonde de tous les
historiens profanes depuis Josèphe , Bérose et Hérodote ,
jusqu'à Ammien Marcellin , Zozime et Procope.
« Mêlant ainsi, dit Villemain (1), (surtout dans la troi-
sième partie, les Empires] les lacunes hardies d'une civili-
sation irrégulière et la pompe d'une société polie, il était à
la fois Démosthène , Chrgsostome , Tertullien , ou plutôt il
était lui-même; et des sources fécondes où puisait son génie,
rassemblant les eaux du ciel et les torrents des montagnes,
il faisait jaillir un fleuve qui ne portait que son nom. »
« Bossuet, dit Chateaubriand est plus qu'un historien;
c'est un Père de l'Eglise, c'est un prêtre inspiré qui a sou-
vent le rayon de feu sur le front, comme le législateur des
Hébreux. Quelle revue il fait de la terre! »
Nul n'a mieux exprimé que Saint-Marc Girardin l'émotion
que produit dans les âmes ce défdé des nations sur la scène
de monde : « Bossuet pousse les uns sur les autres les siè-
cles et les peuples. Marche! marche! dit-il à l'Egypte...
Marche! marche! dit-il à la Grèce... Marche ! marche! dit-il
à Rome elle-même, et ce peuple invincible, (jui sert d'ins-
trument aux desseins de Dieu , sera à son tour effficé de la
terre qu'il n'aura conquise que pour Jésus-Christ. »
(1) Discours et mélanges litlcraircs. \k •2\~.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 321
ARTICLE II
Les saints Pères
et L'Histoire des Vaiiatious (1688; (1).
Dans le Discours sur r Histoire universelle , Bossuet fait
preuve des plus rares qualités de riiistorien : il est maitre
de sa matière, il l'embrasse et il la pénètre, il Tordonne,
il lui donne une forme précise; il regarde en philosophe la
masse innombrable des faits; il la dispose en séries conti-
nues de causes et d'effets; il saisit partout dans la réalité
vivante le trait caractéristique, où l'idée se révèle; il entre
dans l'intelligence par l'imagination. Nul n'a peint plus vi-
goureusement, avec plus de relief et de couleur, les mœurs
des peuples ("2), le g-énie des civilisations; nul n'a mieux dit
que « le fond d'un romain , pour ainsi parler, était l'amour
de sa liberté et de sa patrie (3) ».
3Iais le sujet ne permettait à Bossuet que des considéra-
tions générales et des tableaux d'ensemble. 11 n'avait pas
le temps de s'arrêter aux individus et de faire des portraits;
Il faut donc chercher ailleurs de quoi compléter l'idée que
nous devons avoir de Bossuet historien.
Cette idée nous est admirablement donnée par l'étude de
V Histoire des Variations des Églises protestantes, trop long-
temps négiig-ée et méconnue, mais aujourd'hui fort en
honneur auprès de la critique contemporaine, de M. Lan-
son (4), de M. Rébelliau (5) et de M. Brunetière (6).
Œuvre de polémique par son origine (7i, Y Histoire des
(1) 11 n'y a rien à dire, au point de vue des saints Pères , sur la Suite de l'Histoire
UniverseUe , qai n'est qu'une ébauche, qu'un canevas, ni sur l'Abrégé de l'His-
toire de France, où Bossuet. eùt-il toujours tenu la plume, ne pouvait guère faire
intervenir son érudition patrologique. — L'abbé Le Dieu exagère en déclarant
ces ouvrages « parfaits » {Méh/oires. 1. 1, p. 151.)
(-2) Lanson. Bossuet. ji. ;}04-;i0.'), passiin.
(3) Discours sur l'Hisl. C/nù-.. Troisième partie, cliap. vi : L'cmiufc romain, elc.
(4) Voir son Bossuet. p. 307-319.
(5) Voir sa belle thèse : Bos.mct historien du protestantisme. IS9I.
(6) Voir la Philosophie de Bossuet.
(') Voici ce qu'en dit l'abbé Le Dieu dans ses Mémoires, 1. 1, p. 193 : « L'Histoire
BOSSl'ET ET LES SAINTS PÈRES. -1
322 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Variations est devenue sous la plume de Bossuet un tableau
animé et vivant, simple et majestueux, de la Réforme et des
Réformés, depuis Luther et Calvin jusqu'à Mélancthon et
Cromwell. « Nulle part, dit M. Brunetière, on ne saurait
mieux saisir, ni trouver une plus belle et plus ample occa-
sion d'admirer la complexité, la richesse, la fécondité de
la pensée de Bossuet. Ce que la discussion du dogme a de
plus métaphysi(iue, ce que la dialectique a de plus pressant
et parfois de plus audacieux, ce que la narration historique
a de plus vivant et de plus coloré, ce que la critique des
textes et leur interprétation ont de plus épineux, de plus
délicat, de plus subtil aussi, ce que l'éloquence enfin du
pasteur qui veut conquérir ou ramener des âmes ont de
plus persuasif et de plus convaincant, de plus impérieux et
de plus insinuant tour à tour, la promesse et la menace,
rindignation et l'ironie, le conseil et la prière, l'adjuration
et l'anathème , tout est réuni dans ce livre, qu'à peine quel-
ques curieux lisent encore de nos jours... et qui n'en de-
meure pas moins le plus beau livre de la langue française,
comme joignant à ses autres mérites celui d'en èlre à la
fois le plus sincère et le plus passionné. »
Une chose que iM. Brunetière ne dit pas plus que M. Ré-
belliau ou M. Lanson, c'est que, si Bossuet ne doit qu'à lui
seul la science et l'art historiques qu'il a déployés dans
les narrations lumineuses et les portraits saisissants (1) de
cette œuvre admirable, il a emprunté aux saints Pires « le
dessein de l'ouvrage » , comme il l'avoue lui-même dans la
Préface : a Tout ce qui varie , tout ce qui se charg-e de ter-
mes douteux et enveloppés a toujours paru suspect et non
des Variations est do 1088. L'occasion fut la prétendue variation qu'on avait
reprochée [à Bossuet] dans la composition de son Exposition. Il lisait alors le
Si/nlaf/ina coufessioaum . où sont la conlcssioii d'Aussbourg cl toutes les autres
confessions des prétendus réfornH'S de l'Kurope. Leurs variations s'y firent bien-
t(H remarquer à un esprit si clairvoyant et d'une dialectique aussi line et aussi
précise. De là donc le dessein des Variations. Il avait commencé ce travail en fi-
nissant celui de l'Histoire l'niverselle. et le bruit s'en était répandu de sorte qu'il
alla juscpj'aux protestants. Depuis . ils en ]>rircnt occasion de dire que cet ouvrage
lardait bien à venir. Ils ne savaient pas que Bossuet travaillait à la Défense de la
déclaration de 1(>82. »
(1) Voir entre autres ceux de Luther (1, (>), de Calvin (IX, 80, 81), de Zwiugle, de
Bucer, de Carlosladt, d'oiicolampade, de Mélanchton, de Cranmer, de Cromvvell, etc.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 323
seulement frauduleux, mais encore absolument faux, parce
qu'il marque un embarras que la vérité ne connaît point.
C'a été un des fondements sur lesquels les anciens docteurs
ont tant condamné les ariens, qui faisaient tous les jours pa-
raître des Confessions de foi de nouvelle date , sans pouvoir
jamais se fixer. Depuis leur première Confession de foi, qui
fut faite par Arius et présentée par cet hérésiarque à son
évêque Alexandre, ils n'ont jamais cessé de varier. C'est ce
que saitti Rïlaivc reproche à Constance, protecteur de ces
hérétiques; et pendant que cet empereur assemblait tous les
jours de nouveaux conciles pour réformer les symboles et
dresser de nouvelles Confessions de foi, ce saint évêque lui
adresse ces fortes paroles (1) : « La même chose vous est
arrivée qu'aux. ignorants architectes , à qui leurs propres
ouvrages déplaisent toujours. Vous ne faites que bâtir et
détruire; au lieu que l'Église catholique, dès la première
fois qu'elle s'assembla , fit un édifice immortel et donna dans
le symbole de Nicée une si pleine déclaration de la vérité
que, pour condamner éternellement l'arianisme, il n'a ja-
mais fallu que la répéter. »
Le nouvel Hilaire ne se contente pas d'un exemple : il
montre que « toutes les hérésies » , dès l'origine du chris-
tianisme , ont varié comme les ariens et que « longtemps
avant Arius, Terlidlifn avait déjà dit (2) » : (( Les hérétiques
varient dans leurs règles, c est-à-dire dans Ipurs Confessions
de foi; chacun parmi eux se croit en droit de changer et
de modifier par son esprit ce qu'il a reçu, comme c'est
par son propre esprit que l'auteur de la secte a composé :
l'hérésie retient toujours sa propre nature en ne cessant
d'innover, et le progrès de la chose est semblable à son
origine. Ce qui a été permis à Valentin l'est aussi aux Va-
lentiniens; les marcionites ont le même pouvoir que Mar-
cion; et les auteurs d'une hérésie n'ont pas plus le droit
d'innover que leurs sectateurs; tout change dans les héré-
sies, et quand on les pénètre à fond, on les trouve dans
(1) Lib. cont. Const., n" '23.
(-2) De Praescrip., cap. xlii.
324 BOSSUËT ET LES SAINTS PERES.
leurs suites difiérentes en beaucoup de points de ce qu'elles
ont été dès leur naissance. »
L'autorité de ïertullien et celle de saint Hilaire ne suffi-
sent pas à Bossuet : il invoque encore celle de « deux saints
auteurs du huitième siècle (1) », qui ont écrit que « l'hérésie
en elle-même est toujours une nouveauté, quelque vieille
qu'elle soit; mais que, pour se conserver encore mieux le
titre de nouvelle, elle innove tous les jours et tous les jours
elle change sa doctrine. »
A cette variabilité infinie des sectes hérétiques Bossuet
oppose, avec Tertullien (2), l'uniformité des dogmes de
l'Eglise, dont « la règle de foi est immuable et ne se réforme
point. C'est que l'Église, qui fait profession de ne dire et de
n'enseigner que ce qu'elle a reçu ne varie jamais; et au
contraire l'hérésie, qui a commencé par innover, innove
toujours et ne change point de nature.
« De là vient que saint Chnjsostome, traitant ce précepte
de l'Apôtre : Evitez les nouveautés profanes dans vos dis-
cours, a fait cette réflexion \X\ : Évitez les nouveautés dans
vos discours; car les choses n'eu demeurent pas là; une
nouveauté en produit une autre, et on s'égare sans fin
quand on a une fois commencé à s'égarer. »
Bossuet indique ensuite les deux causes de ce désordre
dans les hérétiques et il montre que Fesprit humain, une
fois qu'il a goûté de la nouveauté, ne cesse de rechercher
cette trompeuse douceur et que « la vérité catholique, ve-
nue de Dieu a d'abord sa perfection », tandis que l'hérésie,
faible production de l'esprit humain, ne se peut faire que
par pièces mal assorties. Pendant que l'on veut renverser,
contre le précepte du Sage ('i.), les anciennes bornes posées
par nos pères, et réformer la doctrine une fois reçue parmi
les fidèles, on s'engage sans bien pénétrer toutes les suites
de ce qu'on avance. Ce qu'une fausse lueur avait fait ha-
sarder au commencement se trouve avoir des inconvénients
(t) Elheriux et Dealus, lil). I, conl. Elipand.
(-2) De Virg. val., n. I.
(.■J) llomil. V in II ad Timol.
(4j Prov. XXII, '28.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN. 325
qui obligent les réformateurs à se réformer tous les joui-s :
de sorte qu'ils ne peuvent dire quand finiront les innova-
tions ni jamais se contenter eux-mêmes. »
C'est donc aux saints Prres que Bossuet emprunte « les
principes solides et inébranlables par lesquels il prétend
démontrer aux protestants la fausseté de leur doctrine dans
leurs continuelles variations et dans la manière changeante
dont ils expliquent leurs dogmes,... non pas seulement en
particulier, mais en corps d'ég-lise, dans les livres qu'ils
appellent symboliques, c'est-à-dire dans ceux qu'on a faits
pour exprimer le consentement des églises , en un mot dans
leurs propres Confessions de foi, arrêtées, signées, publiées,
dont on a donné la doctrine comme une doctrine qui ne
contenait que la pure parole de Dieu, et qu'on a changées
néanmoins en tant de manières dans les articles princi-
paux ».
Et qu'on ne dise pas, « pour établir la nécessité de mul-
tiplier ces Confessions, que plusieurs articles de foi ayant
été attaqués, il a fallu opposer plusieurs Confessions à ce
grand nombre d'erreurs » ; car toutes ces Confessions,
« comme il parait par la seule lecture des titres , regardent
précisément les mêmes articles, de sorte que c'était le cas
de dire avec saint Athanase (1) : « Pourquoi un nouveau
concile, de nouvelles confessions, un nouveau symbole?
Quelle nouvelle question s'était élevée? »
Dans le cours des quinze livres de V Histoire des Varia-
tions, Bossuet cite souvent les saints P^'r^.v , dont l'autorité
est pour lui la plus décisive après celle de l'Ecriture et des
Conciles.
Ainsi, au livre P% il montre que bien longtemps avant
Luther, saint Bernard duns la lettre 257" au Pape Eugène IV,
Guillaume Durand, « un grand évèque », Gerson (2), Pierre
d'Ailly, les autres grands hommes de ce temps-là deman-
daient la réformation, non pas des doctrines, puisqu'ils
« représentent l'Eglise comme à couvert de ce cùté-là »,
(1) Alhan. de Syn. et Hpist. ad Afr.
(2) Serm. de Ascens. Domi. ad Alex. V.
326 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
mais de la discipline ecclésiastique et des maux qui ve-
naient de son relâchement « dans le chef et dans les
membres (1) » de TÉglise. « Au milieu des abus, ils ad-
miraient la divine Providence, qui savait selon ses pro-
messes conserver la foi de l'Église... . Mais il y avait outre
cela des esprits superbes , pleins de chagrin et d'aigreur,
qui, frappés des désordres qu'ils voyaient régner dans
l'Église et principalement parmi ses ministres, ne croyaient
pas que les promesses de son éternelle durée pussent sub-
sister parmi ses abus... Tels étaient les Albigeois et les
Vaudois; tels étaient Jean Wiclef et Jean Hus;... et il ne
faut pas s'étonner si dans le temps de Luther, où les invec-
tives et l'aigreur contre le clergé furent portées à la der-
nière extrémité , on vit aussi la rupture la plus violente et
la plus grande apostasie qu'on eût peut-être jamais vue
jusques alors dans la chrétienté. »
Au livre 111% à propos des discussions entre protestants
sur la justification. Bossuet dit : « Si le mérite est fondé sur
la promesse de la récompense , comme l'assure Mélanchton
et comme il est vrai, il n'y a rien de plus mérité que la vie
éternelle, quoiqu'il n'y ait rien d'ailleurs de plus gratuit,
selon cette belle doctrine de saint Augustin, que « la vie
éternelle est due aux mérites des bonnes œuvres; mais que
les mérites auxquels elle est due nous sont donnés gratui-
tement par Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) ». Bossuet rap-
porte aussi les propos de Bucer, « disputant pour l'Église ca-
tholique en 1546, dans la conférence de Ratisbonne », et
disant que « saint Augustin même, tout ennemi qu'il était
du mérite présomptueux, ne laissait pas de reconnaître
que le mérite des saints nous était utile, et qu'une des rai-
sons de célébrer dans l'Eglise la mémoire des martyrs était
j)()ur t'trc associrs à leurs mérites fit aidés par leurs priè-
res (3). »
Au commencement du livre V , lié fl fixions géneralfis sur
(l)Le mot est de Gerson.
(2) Episi. CV, nunc CXCIV, n. It); De Corrcpt.et Grat., cap.xiii, n. il.
(.'*) Lilj. XX. contra Faust. Manich.. c. xxi.
LliS SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN. 327
les agitations dr Mélanchton et sur tétat de la Réforme,
Bossuet invoque l'autorité de saint Grégoire de Nazianze
pour étniilir que « les hérésies n'ont pas toujours pour
auteurs des impies et des liljertins, qui de propos déli-
béré fassent servir la religion à leurs passions. Saint Gré-
goire de Nazianze ne nous représente pas les hérésiarques
comme des hommes sans religion, mais comme des hom-
mes qui prennent la religion de travers. « Ce sont, dit-il (1),
de grands esprits; car les âmes faibles sont également
inutiles pour le bien et pour le mal. Mais ces grands esprits,
poursuit-il, sont en même temps des esprits ardents et im-
pétueux , qui prennent la religion avec une ardeur déme-
surée » , c'est-à-dire qui ont un faux zèle , et qui, mêlant à
la religion un chagrin superbe, une hardiesse indomptée
et leur propre esprit, poussent tout à l'extrémité : il y faut
même trouver une régularité apparente, sans quoi où serait
la séduction tant prédite dans l'Écriture? Luther avait
goûté la dévotion. » — Bossuet, dans une autre page de ce
V livre, où éclate toute son admiration pour les Pères
et surtout pour saint Augustin, explique admirablement
pourquoi Mélanchton , « si désireux de la paix , ne la cher-
cha pas dans l'Eglise », parce qu'il ne put « jamais revenir
de sa justice imputée. Dieu lui avait fait pourtant de gran-
des grâces, puisqu'il avait connu deux vérités capables de
le ramener : l'une qu'il ne fallait pas suivre. une doctrine
qu'on ne trouvait pas dans l'antiquité. « Délibérez, disait-il
à Brentuis, avec l'ancienne Eglise. » Et encore : « Les opi-
nions inconnues à l'ancienne Église ne sont pas rece-
vables. » L'autre vérité, c'est que sa doctrine de la justice
imputée ne se trouvait point dans les Pères. Dès qu'il a
commencé à la vouloir expliquer, nous lui avons ouï dire
qu'// )ie trouvait rien de semblable dans leurs écrits. On ne
laissa pas de trouver beau de dire dans la Confession
d'Augsbourg et dans l'Apologie qu'on n'y avançait rien qui
ne fût conforme à leur doctrine. On citait surtout saint
(I) Orat. XXVI.
328 BOSSLET lîT LES SAINTS PERES.
Augitstin , et il eût été trop honteux à des réformateurs
d'avouer qu'un si grand docteur, h' défcnsnir de la grâce
chrétienne , n'en eût pas connu le fondement. Mais ce que
Mélanchton écrit confidentiellement à un ami nous fait
bien voir (jiie ce n'était que pour la forme et par manière
d'acquit qu'on nommait saint Augustin dans le parti; car
il répète trois ou quatre fois, avec une espèce de chagrin,
que ce qui empêche cet ami de bien entendre cette ma-
tière, c'est qu'il est encore attaché à V imagination de saint
Augustin, et qu'// faut entièrement détourner les yeux de
V imagination de ce Père. Mais encore quelle est cette ima-
gination dont il faut détourner les yeux? « C'est, dit-il,
l'imagination d'être tenus pour justes par l'accomplisse-
ment de la loi que le Saint-Esprit fait en nous. » Cet accom-
plissement , selon Mélanchton , ne sert de rien pour ren-
dre l'homme agréable à Dieu; et c'est à saint Augustin
une fausse imagination d'avoir pensé le contraire : voilà
comme il traite un si grand homme. Et néanmoins il le
cite, à cause, dit-il, de V opinion publicjue qu'on a de lui :
mais au fond, continue-t-il, // n'explique pas assez la jus-
tice de la foi ; comme s'il disait : En cette matière il faut
bien citer un Père que tout le monde regarde comme le
plus digne interprète de cet article, quoiqu'à vrai dire il ne
le soit pas pour nous. 11 ne trouvait rien de plus favorable
dans les autres Pères. « Quelles épaisses ténèbres, disait-il,
trouve-t-on sur cette matière dans la doctrine commune
des Pères et de nos adversaires! » Que devenaient ces belles
paroles qu'il fallait délibérer avec l'ancienne Église? Que
ne pratiquait-il ce qu'il conseillait aux autres? Et puisqu'il
ne connaissait point de piété, comme, en effet, il n'y en a
point, que celle qui est fondée sur la véritable doctrine de
l;i justification, comment crut-il que tant de .sr///y^.s l'eussent
ignorée? Comment s'imagina-t-il voir si clairement dans l'É-
criture ce qu'on ne voyait point dans les Pères ^ pas même
ds-ns saint Augustin , le dtxleur et le défenseur de la grâce
justifiante contre les Pélagiens, dont aussi toute l'Église
avait toujours on ce point constamment suivi la doctrine? »
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 329
Au livre VIT, Variations de la rr forme d'AnylrU'nf dc-
jjuis 1529 jiisfiii'à 1553; Hisfoirr de Cranmer, 1556, Bos-
siiet cite le témoignage de saint Ci/jn-ien (1) pour la con-
damnation des Novatiens, et celui des Pi-i'cs dWfriqaf pour la
condamnation de l'hérésie naissante de Célestius et de Pe-
lage : « Ils posèrent pour fondement la défense d'entendre
l'Ecriture sainte « autrement que toute l'Eglise catholique
répandue par toute la terre ne l'avait toujours entendue ».
... Alexandre d' Alexandrie posa le même fondement contre
Arius. » La conclusion du VIP livre est une éloquente pro-
testation en faveur des saints docteurs de l'Angleterre et une
intuition prophétique, semble-t-il, du grand mouvement ca-
tholique que notre siècle voit se produire dans l'ancienne
ile des Saints : « Je ne m'étonne plus, dit Bossuet, après
avoir raconté la vie de Granmer, que sous un tel archevêque
on ait méprisé la doctrine de ses saints prédécesseurs , d'un
saint Dunstan , d'un Lanfranc, d'un saint Anselme, dont
les vertus admirables, et en particulier la continence, ont
été l'honneur de l'Église. Je ne m'étonne pas qu'on ait effacé
du nombre des saints un saittt Thoinas de Cantorhénj, dont
la vie était la condamnation de Thomas Granmer. Saint Tho-
mas de Gantorbéry résista aux rois iniques; Thomas Gran-
mer leur prostitua sa conscience et flatta leurs passions.
{Suit un magnifique parallèle entre V apostat et le saint,
trop long pour être cité ici). Gependant la réformation an-
glicane a rayé un si grand homme du nombre des saints.
Mais elle a porté bien plus haut ses attentats : il faut qu'elle
dégrade tous les saints qu'elle a eus depuis qu'elle a été
chrétienne. Bède, son vénérable historien, ne lui a conté
que des fables, ou en tout cas des histoires peu prisées,
quand il lui a raconté les merveilles de sa conversion et la
sainteté de ses pasteurs, de ses rois et de ses religieux. Le
moine saint Augustin, qui lui a porté l'Évangile, et le pape
saint Grégoire, qui l'a envoyé, ne se sauve pas des mains
de la réforme; elle les attaque par ses écrits. Si nous l'en
(I) Page UTi, t. ni, éd. Bar-le-Diic.
330 «OSSUET ET LES SAINTS PERES.
croyons,... en convertissant les Ang-lais, saint Grégoire, un
Pape si humble et si saint, a prétendu les assujettir à son
siège plutôt qu'à Jésus-Christ. Voilà ce qu'on publie en An-
gleterre, et sa réformation s'établit en foulant aux pieds,
jusque dans la source, tout le christianisme de la nation.
Mais une nation si savante ne demeurera pas longtemps dans
cet éblouissement : le respect quelle conserve pour les Pères
et ses curieuses et continuelles recherches sur l'antiquité
la ramèneront à la doctrine des premiers siècles. » Ce dé-
sir ardent de Bossuet ne s'est pas réalisé aussitôt qu'il le
souhaitait et sous « le roi incomparable en courage comme
en piété », Jacques II, qu'allait renverser la révolution de
1688 ; mais les docteurs Pusey et Newman ont fait en notre
siècle ce que prévoyait le génie du grand évéque de Meaux.
Au livre IX% à propos de Calvin et de l'Eucharistie, Bos-
suet déclare qu'il n'y a rien de plus véritable que ce mot
de saint Augustin, que « l'Eucharistie n'est pas moins le
corpjs de Notre-Seigneur [jour Judas que pour les autres
Apâtres (1) ». Bossuet dit encore (2) : « La merveille parti-
culière que les saints Pères et, après eux, tous les chrétiens
ont. crue dans l'Eucharistie ne regarde pas précisément la
vertu que l'Incarnation met dans la chair du Fils de Dieu.
Cette merveille consiste à savoir comment se vérifie cette
parole : Ceci est mon corps, lorsqu'il ne parait à nos yeux
que de simple pain, et comment un même corps est donné
en même temps à tant de personnes. C'est pour expliquer
ces merveilles incompréhensibles que les Pères nous ont
rapporté toutes les autres merveilles de puissance divine , et
le même changement d'eau en vin , et tous les autres chan-
gements, et ce grand changement qui de rien a fait toutes
choses. » Cette doctrine des Pères est tellement sacrée pour
l'évêque de Meaux ([u'il reproche (3) vivement à Luther
et à Calvin « d'avoir tourné leur bouche contre le Ciel ,
(/aand ils ont si ourertenwnt méprisé l'autorité des saints
(1) Serm. XI de Verh. Doni., nunc Serm. lAXI, n. 17. — Bossuet, III , p. MO.
(-2)Pagc;ni.
(••{) Page :»17.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN. 331
Pères. Chacun sait combien de fois Calvin a passé par-
dessus leurs décisions, quel plaisir il a pris à les traiter
d'écoliers, à leur faire la leçon et la manière outrageuse
dont il a cru pouvoir éluder leur témoignage unanime, en
disant, par exemple, que « ces bonnes gens ont suivi sans
discrétion une coutume qui dominait sans raison et qui
avait gagné la vogue en peu de temps (1) ». Il s'agissait,
dans ce lieu, de la prière pour les morts. Tous ses écrits
sont pleins de pareils discours. Mais malgré l'orgueil des
hérésiarques, Vautorilé des Pères et de l'antiquité ecclésias-
tique ne laisse pas de subsister dans leur esprit. Calvin , qui
méprise les saints Pères , ne laisse pas de les alléguer comme
des témoins dont il n'est pas permis de rejeter l'autorité,
lorsqu'il écrit ces paroles, après les avoir cités : « Que di-
ront-ils à l'ancienne Église ? Veulent-ils damner l'ancienne
Eglise? ou bien veulent-ils chasser de l'Eglise saint Augus-
tin ? On pourrait lui en dire autant dans le point de la
prière pour les morts et dans les autres , où il est certain ,
et souvent de son propre aveu, qu'il a les Pères contre lui.
Mais, sans entrer dans cette dispute particulière , il me suffit
d'avoir remarqué que nos réformés sont contraints par la
force de la vérité à respecter le sentiment des Pères plus
qu'il ne semble que leur doctrine et leur esprit ne porte. »
Au livre XI% Histoire abrégée des Albigeois, des Vau-
dois, des Vicié fîstes et des Hussites, Bossuet oppose à Vigi-
lance, considéré par les protestants comme celui qui a con-
servé le dépôt, la succession de la doctrine apostolique sur
le culte des saints, « saint Jérôme, qui a pour lui toute l'É-
glise (2) ». Les Vaudois se flattent que leur doctrine est
enseignée de père en fils, depuis l'an 120 de l'ère chré-
tienne, ou, du moins, depuis Sylvestre I". Bossuet leur
répond « qu'il faudrait être insensé pour se mettre dans
l'esprit que , dès le temps de saint Sylvestre , c'est-à-dire
environ l'an 320, il y avait eu une secte parmi les chrétiens
dont les Pègres n'aient jamais eu connaissance... Nous avons
(1) Tr. de réf. Ecc.
(-2) P. 347.
332 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
des catalogues des hérésies dressés i^ar saint Épiphane, par
saint Augustin et par plusieurs autres auteurs ecclésiasti-
ques. Les sectes les plus obscures et les moins suivies... ne
leur ont pas été inconnues. Le zèle des pasteurs. . . découvrait
tout pour tout sauver. Il n'y a que ces séparés pour les
biens ecclésiastiques que personne n'a jamais connus. Plus
modérés que les Athanase, que les Basile , que les Am-
bi'oisc et que tous les autres docteurs,... ils ont encore si
bien fait qu'ils ont échappé à leur connaissance... C'est
une impudence extrême » de loser dire. — A propos des
Manichéens, Bossuet remarque que « les saints /Vv^^ leur
répondaient qu'il y avait grande différence entre ceux qui
condamnaient la génération des enfants, comme faisaient
formellement les Manichéens (1), et ceux qui lui préféraient
la continence avec l'Apôtre et avec Jésus-Christ même (2)...
Les Pères remarquaient que lApôtre attaquait expressé-
ment le sens » que les Manichéens attachaient aux textes de
l'Écriture par lesquels ils condamnaient l'usage des viandes
comme impures, comme mauvaises, comme œuvres du
mauvais et non de Dieu : « Toute créature de Dieu est
bonne », dit saint Paul. Pourtant, « saint Augustin, un si
beau génie, fut pris (par les Manichéens) et demeura parmi
eux neuf ans durant, très zélé pour celte secte (3)... Ses
livres sont bons témoins de leurs observances supersti-
tieuses (4)... Nous apprenons de saint Augustin que leur
Eucharistie n'était pas la nôtre , mais quelque chose de si
exécrable qu'on n'ose même y penser, loin qu'on puisse
l'écrire... Dès le temps de saint Augustin, Fauste le mani-
chéen reprochait aux catholi(pu^.s leur idolâtrie dans le culte
qu'ils rendaient aux saints martyrs et dans les sacrifices
qu'ils offraient sur leurs reliques. Mais saint Augustin leur
faisait voir que ce culte n'avait rien de commun avec celui
des païens, parce que ce n'était pas le culte de latrie ou de
(1) Aug. Contra Faust. Manich., lib. \X\, cap. m. iv. v.
(2) I Corint., VI, -2fi; MatI, XIX, M.
(3) Lib. I Contra F aM,s-<., cap. x. et Conf., lih. IV; cap. i et se<|.
(4) J)c Moribu.i Eccl. catli.. c. xxxiv. n. 71 ; De Moribus Manich .. c. xviii ; Contra
Ep. Fundam., c. xv.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 333
sujétion et de servitude parfaite (1)... Pour le baptême,
saint Aug-ustin dit expressément que les Manichéens no le
donnaient pas et le croyaient inutile ('2)... Pour le sacer-
doce et tous les ordres ecclésiastiques, on peut voir dans
saint Augustin et dans les autres auteurs le renversement
qu'introduisaient les Manichéens dans toute la hiérarchie
et le mépris qu'ils faisaient de tout l'ordre ecclésiastique.
... Les Manichéens, enorgueillis de leur continence et de
Pahstinence de la viande qu'ils croyaient immonde , se re-
gardaient non seulement comme cathares ou purs, mais
encore, au rapport de saint Augustin , comme Catharistes,
c'est-à-dire purificateurs (3 ... Les Albigeois avaient appris
des anciens Prisciilanistes, autre secte de Manichéens en Es-
pagne, ce vers rapporté par.s«m/ Augustin : « Jurez, par-
jurez-vous tant que vous voudrez, et gardez-vous seulement
de trahir le secret de la secte.
Jura, perjura, seeretuin prodere iioli (4).
« Saint Bernard , qui connaissait bien ces hérétiques,...
y remarque ce caractère particulier : qu'au lieu que les au-
tres hérétiques, poussés par l'esprit d'orgueil, ne cher-
chaient qu'à se faire connaître, ceux-ci, au contraire, ne
cherchaient qu'à se cacher : les autres voulaient vaincre;
ceux-ci, plus malins, ne voulaient que nuire (5). » Bossuet
raconte alors comment lillustre abbé de Clairvaux, sollicité
par le pieux Énervin , « fit les deux beaux Sermons sur les
Cantiques , où il attaque si vivement les hérétiques de son
temps » , et alla en Provence et en Languedoc pour y déra-
ciner le mauvais germe de Phérésie, « C'était encore une
des erreurs (des Albigeois), notée par saint Bernard , qu'un
pécheur n'était plus évêque et que « les Papes, les arche-
vêques , les évêques et les prêtres n'étaient capables ni de
(I) Lib. XX, Contre Faut., cap iv, et cap. xxi.
{•2) De Haer. in haeres. Munich.
(3) De Haer. in haeres. Manieh.
(i) De Haeres. in Haer. Priscill.
(.-;) Page .'l.Vi.
334 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
donner ni de recevoir les sacrements, à cause qu'ils étaient
pécheurs >1)... Saint Bernard fait voir que leur piété n'était
que dissimulation. En apparence, ils blâmaient le commerce
avec les femmes, et cependant on les voyait tous passer avec
une femme les jours et les nuits... Saint Bernard concluait
que c'était là ce mystère d'iniquité prédit par saint Paul (2),
d'autant plus à craindre qu'il était plus caché. » Bossuet cite
encore (3) le témoignage de saint Augustin pour établir que
les Manichéens professaient la Trinité en paroles, la niaient
dans leur cœur et tournaient le mystère en allégories im-
pertinentes Cl.). « Selon saint Bernard, il n'y avait rien en
apparence de plus chrétien que les discours (des Albigeois),
rien de plus irréprochable que leurs mœurs. Aussi s'ap-
pelaient-ils les Apostoliques , et ils se vantaient de mener la
vie des Apôtres. Il me semble que j'entends encore un F'auste
le manichéen, qui disait aux catholiques chez saint Augus-
tin : « Vous me demandez si je reçois l'Évangile : vous le
voyez en ce que j'observe ce que l'Évangile prescrit... Mais
saint Augustin et saint Bernard leur font voir que leur vertu
n'était qu'une vaine ostentation. Pousser l'abstinence des
viandes jusqu'à dire qu'elles sont immondes et mauvaises
de leur nature, et la continence jusqu'à la condamnation
du mariage, c'est d'un côté s'attaquer au Créateur, et de
l'autre lâcher la bride aux mauvais désirs , en les laissant
absolument sans remède... Saint Augustin nous apprend
que ces gens, qui ne se permettaient pas le mariage, se
permettaient toute autre chose. C'est que, selon leurs prin-
cipes, j'ai honte d'être contraint de le répéter, c'était pro-
prement la conception qu'il fallait avoir en horreur... Saint
Bernard , dans un de ses Sermons (5), adjure les Albigeois
de chasser les femmes d'auprès d'eux, « s'ils ne veulent pas
scandaliser l'Église », et les montre se confessant, assistant
à la Messe et communiant, tout autant de choses qu'ils ab-
(1) Serm. LXVI, n. II.
(2) Il r/ies. 11.7.
(.■{) Pa^'o .'«7.
('») Lih. XX Cont. Faust., cap. ii.
Ci) Voir page 303, édit. Bar-le-Duc.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN, 335
horraient. « Sont-ce là les enfants de lumière? conclut
Bossuet. Est-ce là les prédécesseurs que se donne la Ré-
forme (1)? »
Pour l'histoire des Vaudois, des Vicléfîstes et des Hussites,
Bossuet ne peut alléguer ni le témoignage de saint Auyus-
lin, ni même celui de saint Bf-rnard ,• ma.is quand il en vient
à se demander pourquoi, c< parmi tant d'hérésies, le Saint-
Esprit n'a voulu marquer expressément que celle » des
Manichéens et de leurs héritiers, ce dont « les saints Pères
ont été étonnés (2) », il répond qu'elle est « le mensonge,
l'hypocrisie, l'erreur des derniers temps », comme l'appelle
saint Paul (3). « Marcion et Manès ont mis dans une plus
grande évidence ce mystère d'iniquité... Mais lorsque, par
l'éminente doctrine de saint Augustin et par les soins de
saint Léon et de saint Gélase, elle fut éteinte dans tout l'Oc-
cident et dans Rome même, où elle avait tâché de s'établir,
on voit enfin arriver le terme fatal du décliainement de
Satan. Mille ans après que ce fort armé eut été lié par Jésus-
Christ venu au monde, l'esprit d'erreur revient plus que
jamais : les restes du Manichéisme, trop bien conservés en
Orient, se débordent sur l'Église latine. »
Dans le livre XIIF, Doctrine sur F Antéchrist et variations
sur cette matière depuis Luther jusqu'à nous , Bossuet ré-
pond à Joseph Mède , à Jurieu et aux autres protestants, qui
prétendent que saint Léon est le premier Antéchrist , parce
que les trois caractères de l'antichristianisme , \ idolâtrie , la
tyrannie et la corruption des mœurs , conviennent au temps
de saint Léon et à lui-même , et parce que saint Basile, saint
Ghrysostome, saint Grégoire de Nysse, saint Eucher, Théo-
doret, saint Anibroise, ont appelé les saints « des forte-
resses , des remparts et des rochers où on a une retraite
assurée ». « Ces messieurs, dit l'auteur àeV Histoire des Va-
riations, savent bien en leur conscience que les Pères dont
ils produisent les passages, ne l'entendent pas ainsi (ne font
(I) Page ;$(H.
(■2) Pase 305.
(3) I Timot., IV.
336 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pas des dieux de nos saints), mais qu'ils veulent dire seule-
ment que Dieu nous donne dans les saints , comme il a fait
autrefois dans Moïse, dans David et dans Jérémie, d'invin-
cibles protecteurs, dont les prières agréajjles nous sont une
défense plus assurée que mille remparts ; car il sait faire de
ses saints, quand il lui plaît et à la manière qu'il lui plait,
des forteresses imprenables et des colonnes de frr et des
murailles d'airain. Nos docteurs, encore un coup, savent
bien en leur conscience que c'est là le sens de saint Chri/-
sostome et de saint Basile , quand ils appellent les saints des
tours et des forteresses. « Bossuet s'adresse ensuite directe-
ment à ses adversaires : « Montrez donc, leur dit-il éloc|uem-
ment, que du temps de saint Léon on eût confondu... le ser-
vice de Dieu avec l'honneur qu'on rend, pour l'amour de
lui, à ses serviteurs. Vous ne l'entreprendrez jamais... Com-
mencez par saint Basile et saint Grégoire de Nazianze le
règne de l'idolâtrie chrétienne et les blasphèmes de la bête
contre l'Éternel... Saint Basile n"est pas meilleur que saint
Léon , ni FÉgiise plus privilégiée à la fin du quatrième siècle
que cinquante ans après, dans le milieu du cinquième. Mais
je vois la réponse que vous me faites dans votre cœur : c'est
qu'à commencer par saint Basile tout serait fini depuis
longtemps. » En effet, pour faire terminer la persécution
antichrétienne en 1710 (1). il faut la faire commencer en
450 ou 454-, sous saint Léon, et non pas à l'époque anté-
rieure de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze.
Dans le livre XIV% Depuis 1601 et dans tout le reste du
siècle où nous sommes, à propos du fameux bill du Test,
qui condamne, comme des actes de superstition et d'idolâ-
trie, V invocation ou, comme ils l'appellent, Vadoration de
la Sainte Vierge et des saints, Bossuet déclare (2) (]uc « les
Anglais sont trop savants dans l'antiquité pour ignorer que
les Pères du quatrième siècle , sans maintenant remonter
plus haut , ont invoqué la Sainte Vierge et les saints. Ils sa-
vent que saint Grêfjoirc de Nazianze approuve expressé-
(I) c'est la date assignée par Jiuicu dons ses PrrjiKjrs lc(/ilimcs.
{-!) l'âge 44.-;.
LES SAINTS PERES ET HOSSUBT HISTORIEN. 337
ment dans la bouche d'un martyre la piété qui lui fit deman-
der à la Sainte Vierge qu'elle aidât une vierge qui éldit en.
'péril (1). Ils savent que tous les Pères ont fait et approuvé
solennellement, dans leurs homélies, de semblables invo-
cations adressées aux saints... Pour le terme d'adoration, ils
savent aussi qu'il est équivoque, aussi bien parmi les saints
Pères que dans l'Écriture, et qu'il ne signifie pas toujours
rendre à quelqu'un les honneurs divins; que c'est aussi
pour cette raison que saint Grégoire de Nazianze n'a pas
fait difficulté en plusieurs endroits de dire qu'on adorait
les reliques des martyrs et que Dieu ne dédaignait pas de
confirmer une telle adoration par des miracles (2). »
Au livre XV% Variations sur r article du st/mbole : .Je crois
l'Église catholique. Fermeté inébrardable de [ Eglise Eo-
inaine. Bossuet affirme (.3) que, pour la question de l'Eu-
charistie et celle de la justification, l'Église romaine « ne
fait que répéter dans le Concile de Trente ce que les Pères
et saint Augustin avaient autrefois décidé ». Il invoque
ensuite les décrets du Concile de Carthage, qui (( ont paru
d'autant plus inviolables aux Pères de Trente que les Pères
de Carthage ont senti en les proposant qu'ils ne proposaient
autre chose sur cette matière que ce qu'en avait toujours
entendu l'Eglise catholique répandue par toute la terre. »
« Personne, ajoute-t-il (4), n'a contredit saint Augustin , qui
enseigne que la certitude fdu salut' n'est pas utile en ce lieu
de tentation, où l'assurance pourrait produire l'orgueil (5). »
C'est ainsi que Bossuet, fort de l'autorité des saints Pères
et de la Tradition immuable de l'Église catholique, oppose
« au royaume de Satan , divisé contre lui-même et con-
damné à tomber maison sur maison jusqu'à la dernière
ruine (6) », l'unité inébranlable du royaume de Jésus-
(I) Orat. XVIH. in Cyp.
(-2) Bossuet cite en noie smnl basile. saint Grégoire de Nazianze. sa'\nl A tnbi'oise.
et plusieurs passages de chacun d'eux.
(3) Page 480.
(4) Page 488.
(:;) De Correp. et Grat.. c. xiii. xl ; De Civit. Dei, lib. XI. c. xii.
(6) Page 493 : Luc, XI.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 22
338 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
Christ, « bâti sur la pierre, sur la même confession de foi
et le même gouvernement ecclésiastique » , sans qu'on y
puisse montrer la moindre variation depuis l'origine du
christianisme.
Quoi quen dise M. Lanson (1), Bossuet a fort bien démêlé
« les causes historiques qui ont soustrait en peu d'années la
moitié de l'Europe à l'obéissance du pape : l'esprit au-
dacieux des novateurs, l'humeur indocile de la multitude,
les desseins politiques des princes, les décrets mysté-
rieux de la Providence ». C'en est assez, certes, pour rendre
raison de ce qui s'est passé en Allemagne, en Bohême, en
Suisse, au Pays-Bas, en Angleterre et dans tant d'autres
parties de la chrétienté.
Pourquoi nous parler de la Réforme, « conséquence fatale
de l'impossibilité que les peuples ont sentie à un moment
d'aller plus loin , en restant soumis à Rome , dans le déve-
loppement de leurs aspirations et de leur génie? » Pour-
quoi nous dire que « la constitution de l'Église faisait obs-
tacle à la vie nationale et que la nation qui voulait vivre
a rompu l'obstacle (2)? »
Avant Luther et la Réforme, l'Europe chrétienne avait
vécu pendant près de dix siècles de la vie catholique la
plus intense, et certes ces dix siècles (du cinquième au sei-
zième) n'avaient pas été sans gloire pour les peuples de la
chrétienté : leur vie nationale, au lieu de trouver « un
obstacle » dans l'Église , lui avait dû son plus bel épanouis-
sement littéraire, scientifique et moral. C'est ce que Guizot
et Frédéric Ozanam ont éloquemment montré, l'un dans
Y Histoire géïK'talp de la Ci ri Usai ion rit Europr , 1828-30,
l'autre dans CiriUsation au rin(/i(iriiir sii-c/r. 1855. et les
Etudes (jrrmaniqurs, 18 V7.
Le docteur Jean Janssen. dans sa lumineuse et savante
Histoire du peuple allemand, 1876-78, traduite en français
sur la quatorzième édition avec une Préface de M. Heinrich,
(1) Uossuet, |). ;tl7.
(2) Lanson, Bosswi. p. ,jis.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET HISTORIEN. 339
doyen honoraire de la Faculté des Lettres de Lyon (5 vol.
in-8". parus depuis 1887, chez Pion, Paris) a fait un tableau
merveilleux: de la civilisation catholique de l'Allemag-ne à la
fin du quinzième siècle , au commencement du seizième , et
montré dans la Réforme « non seulement une immense per-
turbation de toutes les relations religieuses et sociales, mais
encore un abaissement du niveau intellectuel aussi bien que
des mœurs, une diminution du bien être général, un ap-
pauvrissement de tous (1 i ». Cette thèse a soulevé des orages
en Allemagne, où depuis trois siècles on regardait la ré-
volution religieuse accomplie par Luther comme une réno-
vation intellectuelle et morale. Mais rien n'est venu ébranler
les conclusions générales de l'illustre docteur de Francfort,
qui a été la hache de la Réforme , comme Taine a été la
hache de la Révolution.
D'ailleurs , depuis la Réforme, l'Espagne catholique a eu
son grand siècle historique, artistique et littéraire. L'Italie
catholique n'a pas trop laissé décroître le patrimoine glo-
rieux que lui avait légué Léon X. La France catholique a
vu briller au ciel de son histoire les gloires immortelles de
son dix-septième siècle , celui des quatre grands siècles de
l'humanité qui, au dire de Voltaire, « approche le plus de
la perfection ».
« Le besoin de remplir ses destinées » rapproche notre
pays de cette Église dont « les évéques ont fait la France ,
comme les abeilles leur ruche » , ainsi que parle l'historien
protestant Gibbons : le Père Lacordaire l'a prouvé élo-
quemment dans son célèbre Discours sur la Vocation de la
nation française, et ce n'est pas sous un Pape au génie
large et libéral comme Léon XIII, qu'on peut reprocher
au catholicisme de ne pas s'adapter aux formes politiques et
sociales de la vie moderne : rien n'égale la souplesse des
doctrines évangéliques, si ce n'est leur fécondité admirable
chez les peuples qui les professent sincèrement (2).
(I) Heinrich , Préface.
[i] Voir à ce sujet les Œuvres économiques de M. Le Play.
340 liOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
QiiaDt au protestantisme, il s'altère et s'émiette de plUs
en plus : orthodoxes et libéraux, après s'être fait la guerre,
vont se perdre dans le gouffre du rationalisme, qui menace
de les engloutir tous indistinctement. Si Bossuet revenait en
ce monde , il aurait bien des livres et bien des chapitres à
ajouter à son Histoire des Variations des églises protes-
tantes, pour raconter les divisions profondes, les change-
ments multiples, infinis, aux(]uels ont été en proie pendant
deux siècles le Luthéranisme, le Calvinisme et l'Anglica-
nisme, en Suède, en Danemark, en Allemagne, en Hol-
lande, en Suisse, en France, en Angleterre, aux États-Unis,
où l'on ne distingue pas moins de cent quarante sectes (1),
Communions ou Confessions différentes, que M. le vicomte
de Meaux décrivait naguère dans un chapitre, aussi inté-
ressant qu'instructif (2) , de son beau livre l'Eglise ca-
tholique et la liberté aux États-Unis, et qu'il montrait
vivant ensemble sur cette terre classique de la liberté reli-
gieuse (3).
Augustin Thierry , le plus grand historien de ce siècle,
donnait raison à Bossuet, lorsque, sur la fin de sa vie, il di-
sait au P. Gratry. qui le rapporte dans sa Lettre èi M^' l'ar-
chevéque de Paris sur les derniers moments de M. A ii g us-
tin Thierrg (4) : « Toute la vraie philosophie de tous les
temps et de tous les lieux se trouve dans la doctrine catho-
lique. Toute la vérité s'y concentre, et l'on est dfins le faux
à mesure qu'on s'en éloigne. C'est poui'quoi le Luthéranisme
vaut moins que l'Anglicanisme, le Calvinisme moins que le
Luthéranisme, rUnitarisme moins que le Calvinisme, et
ainsi de suite (5)... Lorsque j'eus jeté les yeux sur l'histoire
(1) On compto.il est vrai, clans ce nomlne les sectes chinoises, japonaises et
autres non chrétiennes.
(•2) Ln dirertsito des cultes.
(3) I. es catholiques ont fait en un siècle des progrès inouïs : ils sont actuellement
lie !ià 10 millions et comptent sv cvê(|ues. — En Angleterie, sur une po|)ulalion
(le .'{() millions d'haltitanls. il \ a aussi près île fi millions «le calholif|ues, et leur
nombre s'accroît tous les jours, sans (|ue « la vie nationale » du pays soit même
menacée.
i\) Elle se lit dans la Cnnnaixsonce de Die» . H" èdit.: t. I, p. 'iH7-i<)V.
(■>) Il faut reconnaître cependant (|ue toutc('(|ui reste de Christianisme profond
dans le schisme grec et le i)roteslanlisme suflit à expliquer la vitalité i)uissante
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET HISTORIEN. 341
de l'Église, je vis clairement que le protestantisme ne pou-
vait être la religion fondée par Jésus-Christ. Le protestan-
tisme et riiistoire so)it entièrement ineompatil)les. Le pro-
testantisme a été forcé de construire à son usage une histoire
fictive. Je m'étonne qu'on puisse se maintenir sur ce terrain. »
« Mais, dit M. Rébelliau, le tort de Bossuet c'est de n'avoir
rien prévu de cet avenir rationaliste du protestantisme. »
— Pardon, le génie du grand évoque entrevoyait toutes les
conséquences de la Réforme, et il y a dans V Histoire des
Variations, au livre V®, une page admirable, qui nous
dépeint le cœur de Mélanchton hésitant et déchiré entre les
séductions de l'erreur, d'un càté, et l'autorité légitime, de
l'autre, u II connaissait Luther et ne craignait p:is moins la
tyrannie de son parti que celle qu'il attribuait au parti
contraire. Les fureurs des théologiens le font trembler. Il
voit que l'autorité étant une fois ébranlée, tous les dogmes,
et même les plus importants , viendraient en question l'un
après l'autre, sans quon sût comment finir . Les disputes et
les discordes de la cène lui faisant voir ce qui devait ar-
river des autres articles : « Bon Dieu, dit-il, quelles tragé-
dies verra la postérité, si on vient un jour à remuer ces
questions, si le Verbe, si le Saint-Esprit est une personne! »
On commença de son temps à remuer ces matières; mais il
jugea bien que ce n'était encore qu'un faible commence-
ment; car il voyait les esprits s'enhardir insensiblement
contre les doctrines établies et contre l'autorité des déci-
sions ecclésiastiques. Que serait-ce, s'il avait vu les autres
suites pernicieuses des doutes que la Réforme avait excités?
Tout l'ordre de la discipline renversé publiquement par les
uns, et l'indépendance établie, c'est-à-dire sous un nom
spécieux et qui tlatte la liberté, l'anarchie avec tous ses
maux : la puissance spirituelle mise par les autres entre
les mains des princes ; la doctrine chrétienne combattue en
tous ses points ; des chrétiens nier l'ouvrage de la création
elles siandeurs nationales de la Russie, de l'Allemagne, de l'Angleterre et de
rAmérique. La Grèce et Rome avaient eu une religion bien moins pure , et n'en
étaient pas moins devenues les maîtresses du monde civilisé.
342 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
et celui de la rédemption du genre humain, anéantir l'en-
fer, abolir l'immortalité de l'àme, dépouiller le christia-
nisme (le fous ses /jii/stères et le changer en une secte de
philosophie tout accommodée aux sens : de là naître Yin-
différence des religions, et ce qui suit naturellement, le
fond même de la religion attaqué ; l'Écriture directement
combattue; la voie ouverte au déisme, c'est-à-dire à un
afhéisjjfc déguisé, et les livres où seraient écrites ces doc-
trines prodigieuses sortir du sein de la Réforme et des lieux
où elle domine. Qu'aurait dit Mélanchton, s'il avait prévu
tous ces maux? et quelles auraient été ses lamentations? Il
en avait assez vu pour être troublé toute sa vie. Les disputes
de son temps et de son parti suffisaient pour lui faire dire
qu'à moins d'un miracle visible, toute la religion allait
être dissipée . » — N'y a-t-il pas là comme l'histoire anticipée
de tout le philosopliisme du dix-huitième siècle , qui me-
naçait déjà, sous le nom de libertinage, les principes sa-
crés qu'avait tant à cœur de défendre l'illustre auteur de
X Histoire des Variations?
ARTICLE III
Les saints Pères
et l'Introduction à la philosophie ou de la Connaissance de Dieu et de
soi-même (I), — la Logique, — le Traité du Libre arbitre, — l'Abrégé
de la Jlorale d'Aristote à Nicomaque, — les Extraits des ant^iens phi-
losophes, — et le Traité des causes.
La pbilosophie de Bossuet a été étudiée dans notre siècle
d'abord par l'abbé iManier, de Saint-Sulpice, dans un re-
marquable Essai sur la philosophie de Bossuet, de 47 pages,
qui se trouve en tète de l'édition conforme au manuscrit
original de la Connaissance de Dieu et de soi-même , qu'a
(1) C'est là le titre donne par Bossuet à son ouvrage. La plupart des éditeurs
ont sup])rimé Introduclion à la pUilosophie et ajoute Traité (de la connaissance
de Dieu et de soi-même). — M. Brunefièie (La j)lnl(>so}jhie de Bossuet) regarde
comme (aux le titre Introduction : il se trompe. {Voir la Logique, deuxième partie,
chap. XIV.)
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET PHILOSOPHE. 343
publiée l'abbé Caron en 18V6; puis par Nourrisson dans
une étude plus savante et plus complète, Essai sur la Ph't-
losophir (If Bossiirt art'c cb'S frafjmaiits inédits, 1859 et
1862, deuxième édition revue et augmentée (li; par De-
londre, l'auteur de la Doc/riiif philosophique de Bossuet
sur la conuaissa/ice de Dieu, 1855 2); par M. Lanson dans
le onzième et dernier chapitre de son Bossuet, La philoso-
phie de Bossuet (3) ; et enfin par M. Brunetière dans un tra-
vail plus large et moins technique, qui fait partie de la
cinquième série des Études critiques sur l'histoire de la lit-
térature frauçaise (1893), et où Bossuet nous est représenté
comme « le théologien de la Providence [k). »
Dans quelle mesure la philosophie de Bossuet est-elle ins-
pirée par les Pères et les Docteurs de F Église?
La fameuse Lett?'e au Pape Innocent XI sur F éducation du
Dauphin n'y fait pas même allusion, et cependant Bossuet
expose admirablement comment « il a distribué les ques-
tions philosophiques de manière à démontrer sérieusement
et dans toute la certitude de leurs principes les choses incon-
testables et utiles à la vie humaine, et à rapporter histori-
quement celles qui ne sont que d'opinion et dont on dis-
pute » ; comment il s'est souvenu du précepte du Seigneur :
Attendite vobis (5), et de la parole de David : Mirabilis fac ta
est scientia tua ex me; j'ai tiré de moi une merveilleuse
connaissance de ce que vous êtes, ô Seigneur (G) », pour
composer son traité de la. Connaissance de Dieu et de soi-
mêtne; comment il est passé de là à la logique et à la mo-
rale : à la logique, qu'il a tirée de Platon et d'Aristote; à
la morale , qu'il a puisée à la source même de l'Écriture et
de l'Évangile ; comment enfin il a mêlé la métaphysique à
tout ce qui précède.
Dans ces diverses œuvres philosophiques, on ne relève
(1) Un vol. in-S" de XXXV, -2So pages, chez Ladrange.
(2) Un vol. in-8".
(3) Page t02-:;|-.
(4) Page l(i(!.
(.'>) Saint Luc. XXI, 'M.
((i) Psalm. CXXXVHl, (i.
344 EOSSUET ET LES SAINTS PERES.
que quelques rares citations d'Orif/ène, de saint Augustin
et de saint Thomas d'Aquin, une douzaine au plus.
Et pourtant, Bossuet philosophe est l'écho des Prres de
rÉglise.
Nicolas Cornet son maître de philosophie au collège de
Navarre, l'avait nourri de leur plus pure doctrine. « Il con-
naissait très parfaitement, dit Bossuet lui-même dans l'O-
raison funèbre du grand maître de Navarre, 1663, et les
contins et les bornes de toutes les opinions de l'École, jus-
(pi'où elles couraient, et où elles commençaient à se sé-
parer; surtout il avait grande connaissance de la doctrine
de saint Augustin et de l'École de saint Thomas... C'était
donc véritablement un grand et riche trésor; et tous ceux
qui le consultaient... voyaient paraître avec abondance,
dans ce trésor évangélique, les choses vieilles et nouvelles,
les avantages naturels et surnaturels, les richesses des deux
Testaments, l'érudition ancienne et moderne, la connais-
sance profonde dea saints Pères et des scolastiques. »
Formé à une telle école, Bossuet était thomiste et aristoté-
licien, augustinien et par là même platonicien pour le fond
des idées philosophiques.
Cela ne l'empêchait pas d'être cartésien par la mé-
thode (1), et Le Dieu nous affirme (2) que Descartes « avait
mérité l'estime et l'approbation de notre prélat, qui même
a fait exprès un écrit particulier pour prouver son ortho-
doxie sur le mystère de l'Eucharistie, et pour réfuter la
nouvelle manière d'exphquer la présence réelle du corps et
du sang de Notre-Seigneur en ce sacrement, proposée par
les disciples de ce philosophe comme conforme à ses princi-
pes. Au reste, il mettait son Traite de la méthode au-des-
sus de tous ses ouvrages et de toîis ceux de son siècle (3). »
(1) « Il ne s'agira pas ici, dit-il au début de la Connaissance de Dieu et de soi-
même. Dessein et division de ce traité, de faire un long raisonnement sur ces cho-
ses, ni d'en rechercher les causes prolbndes, mais plutôt d'obseriwr et de conce-
voir ce que chacun de nous en peut reconnaître, en taisant réflexion sur (;e qui
arrive tous les jours ou à lui-même, ou aux autres hommes semblables à lui. ■>
— N'est-ce pas là la méthode psychologique, pré(;oniséc par Descartes?
(2) Mi'-moires, t. I , p. l.">0.
(.'<) Uossuet écrivait pourtant en KW" : « .le vois un grand combat se préparer
LES SAINTS PERES ET BOSSUET PHILOSOPHE. 345
Si donc Bossuet s'est souvenu du « Je pense, donc je
suis » de Descartes, quand il a donné « la connaissance de
nous-mêmes comme devant nous élever à la connaissance
de Dieu (1) », la psychologie comme étant le préambule
obligé de la logique , de la morale et de la métaphysique ,
il a aussi pensé, sans doute, à cette parole célèbre des Soli-
loques (liv. II , chap. i) de saint Augustin, son docteur fa-
vori : « Noverim me , spd noverim te. Que je vous con-
naisse, ù mon Dieu, et que je me connaisse moi-même! »
C'est le titre même de son Introduction à la philosopliie ou
de la Connaissance de Dieu et de soi-même.
De plus, quand Bossuet définit « l'àme raisonnable : subs-
tance intelligente , née pour vivre dans un corps et lui être
intimement unie », il parle comme saint Augustin. Nour-
risson [Philosophie de saint Augustin, t. Il, p. 235) affirme
u qu'il ne lait que répéter littéralement saint Augustin ,
qui disait : « Anima mihi videtur esse substantia quaedam
rationis particeps , regendo corpori accommodât a. »
Saint Thomas cVAquin avait défini l'homme « un com-
posé d'une âme et d'un corps, aliquid compositum anima
et; cor pore » : Bossuet s'en souvenait, quand il écrivait :
(( L'âme et le corps ne font ensemble qu'un tout naturel »
et qu'il montrait que , si l'on peut dire avec Platon que
« l'homme est une âme se servant d'un corps (2), il y a
« une extrême difTérence entre les instruments ordinaires
« et le corps humain (3). »
Saint Thomas, dans la Somme Théologique, première
Partie, question 78% art. 1"', nous dit « qu'il y a cinq sortes
de puissances distinctes dans l'âme : la puissance végéta-
contre l'Église sous le nom de philosophie cartésienne. Je vois naître de son
sein et de ses principes, à mon avis mal entendus, plus d'une hérésie, et je
prévois que les conséquences qu'on <'n tire contre les dogmes que nos pères ont
tenus la vont rendre odieuse, et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'elle en
pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la divinité et l'im-
mortalité de l'àme. »
(1) M. lirunetière (Étud. crit.. cinquième série, p. 4(i). dit que Bossuet n'a été
cartésien (|ue « par accident ou par occasion, dans celui de ses ouvrages dont les
destinées l'ont le moins occupé, et qu'il ne l'est pas dans les autres. » — Cela sem-
ble exagéré, surtout après les témoignages formels qu'on vient de lire.
{'D Premier Alcihiade. c. lu.
(3) De la Connaissance de Dieu, etc., chap. ni, § -20.
346 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
tive, la puissance sensitive, la puissance appétitive (1), la
puissance locomotrice et la puissance intellective ». Bossuet
ne fait que simplitier cette classification dans le premier
chapitre de la Connaissance de Dimi et dp soi-même, De
Vàme. Il laisse de côté les facultés végétative et locomotrice
et distingue deux sortes d'opérations dans Tàme : les opé-
rations spnsifives, opérations des sens extérieurs, opérations
des sens intérieurs (2), et passions ou appétit sensitif ; et les
opérations intidlectuelles , qui embrassent les opérations de
Y entendement, conception, souvenir, réflexion (3), idée,
jugement et raisonnement 4), et les opérations de la vo-
lonté ou appétit intellectuel. « Toutes ces facultés, lisons-
nous dans la Uécapitiilaliou , ^ XX, chap. P"", ne sont au
fond que la môme àme, qui reçoit divers noms à cause de
ses différentes opérations, »
La théorie des passions, telle que Bossuet la donne au
§ VI du premier chapitre de la Connaissance de Dieu et de
soi-même, est la reproduction éloquente de ce que dit saint
Thomas dans la Somme Théologicjae , première Partie,
question LXXXI, à propos deTappétit concupiscible, auquel
se rapportent six passions, Tamour et la haine, le désir et
l'aversion, la joie et la tristesse, et de Tappétit irascible,
auquel se ramènent l'espérance et la crainte , le courage et
le désespoir, la colère enfin.
Bossuet marche sur les traces de saint Thomas , ou plutôt
de saint Auf/ustin , inspiré par Platon, lorsqu'il établit le
rôle distinct de lentendement et des sens : « de l'entende-
ment, C£ui est la lumière que Dieu nous a donnée (5) pour
nous conduire,... pour nous élever au-dessus des sens et
de l'imagination » ; et des sens, « qui donnent lieu à la con-
naissance de la vérité, mais par lesquels nous ne la connais-
(I; Il y a l'appctit sensitif, ou les passions, et l'appctil intellectuel, ou la volonté.
(■X) Saint Thomas en reconnaît nuatre : sens commun, imagination, mémoire,
opinion. Bossuet ne parle que du sens commun et do l'imagination.
(3) Ce sont là, « les actes particuliers de l'intellisence ».
(4) Bossuet les appelle, avec les anciens logiciens, « les trois opérations de l'es-
prit >.
(•>) Saint Thomas définit la raison : ri'fiUgentia divinae claritalis in nobis; —
iiuaedam parlicipatio divinilnminis. (S. T/icoi., I» part., qu. XII, art. II).
LES SAINTS PERES ET BOSSUET PHILOSOPHE. 347
sons pas précisément », et qui ne nous apprennent ni ce qui
se fait dans leurs organes ni quelle est la vraie nature des
choses (1). — « L'entendement, dit Bossuet, a pour objet
des vérités éternelles :... les règles des proportions,... tout
ce qui se démontre en mathématique,... ces principes de
vérité éternelle que... le devoir essentiel de l'homme... est
de vivre selon la raison et de chercher son Auteur... Toutes
ces vérités et toutes celles que j'en déduis par un raison-
nement certain , subsistent indépendamment de tous les
temps... Si je cherche maintenant où et en quel sujet elles
subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis
obligé d'avouer un être où la vérité est éternellement
subsistante... Cet objet éternel, c'est Dieu éternellement
subsistant, éternellement véritable, éternellement la vérité
même (2). »
Cette magnifique preuve platonicienne et augustinienne
de l'existence de Dieu est rapportée par Bossuet à ses vrais
auteurs, quand il dit dans sa, Logique, liv. 1'% chap. xxxvii,
ce que c'est que les essences et comment elles sont éternelles :
« Il y en a qui, pour vérifier ces vérités éternelles que nous
avons proposées et les autres de même nature , se sont fi-
guré, hors de Dieu, des essences éternelles : pure illusion
qui vient de n'entendre pas qu'en Dieu, comme dans la
source de l'être , et dans son entendement , où est l'art de
faire et d'ordonner tous les êtres , se trouvent les idées pri-
mitives, ou, comme parle saint Augnstin (3), les raisons
des choses éternellement subsistantes... Ces vérités éter-
nelles que nos idées représentent sont le vrai objet des
sciences; et c'est pourquoi pour nous rendre véritablement
savants, Platon nous rappelle sans cesse à ces idées, où se
voit, non ce qui se forme, mais ce qui est, non ce qui s'en-
gendre et se corrompt, ce qui se montre et passe aussitôt,
qui se fait et se défait, mais ce qui subsiste éternellement.
C'est là ce monde intellectuel que ce divin philosophe a mis
(1) De la Connais, de Lieu. etc. , cliap. i, g VII.
(-2) Ibidem, cliap. iv, g V.
(3) De div. quaest. , LXXXIII, quaest. 'iii.
348 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
dans l'esprit de Dieu avant que le monde fût construit, et
qui est le modèle immuable de ce grand ouvrage (1)... Saint
Augustin nous a enseigné à retenir ces principes sans tom-
ber dans des excès insupportables (2), sans nous égarer avec
Platon dans ces siècles infinis, où il met les âmes en des
états si bizarres que nous réfuterons ailleurs. Il suffirait de
concevoir que Dieu en nous créant a mis en nous certaines
idées (3) primitives, où luit la lumière de son éternelle vé-
rité, et que ces idées se réveillent ik) par les sens, par l'ex-
périence et par l'instruction que nous recevons les uns des
autres. De là nous pourrions conclure, avec le même saint
Augustin (5), qu'apprendre c'est se retourner à ces idées
primitives et à l'éternelle vérité qu'elles contiennent et y
faire attention; d'où l'on peut encore inférer avec le même
saint Augustin qu'à proprement parler un homme ne peut
rien apprendre à un autre homme, mais qu'il peut seule-
ment lui faire trouver la vérité qu'il a déjà en lui-même,
en le rendant attentif aux idées qui la lui découvrent inté-
rieurement : à peu près comme on indique un objet sensible
à un homme qui ne le voit pas, en le lui montrant du doigt
et en lui faisant tourner ses regards de ce côté-là. » — Ces
théories platoniciennes et augustiniennes sur les idées et les
vérités éternelles sont si chères à Bossuet qu'il y revient jus-
que dans le Trait r des causes , qui semble être toute « sa
Métaphysique », comme dit Le Dieu (6~) : « Le premier
exemplaire (7) sur lequel ont été faites toutes choses, est.
si l'on peut ainsi parler, la pensée de Dieu et son idée éter-
nelle. Le monde a été dressé sur ce premier original. Les
animaux, les arbres, les plantes et les autres choses de
même nature étant semblables entre elles, il parait qu'elles
(I) Voy. la Rrjmblii/ue de l'iaton, liv. X, et le l'hcdon.
(-2) Dp Trinil., lih. XII, c. xxiv; lietrnct.
(3) Ce ne sont pas des idées (jne Dieu a mises en nous, en nous créant; c'est
seulement la faculté de concevoir ces idées, la raison.
(4) Ces idées ne se réveillent pas, elles s'éveillent eu nous.
(.■>) De Magistr., n. 3.
(<>) Mémoires, 1. 1, p. i'H.
H) Kn dehors des f|uafre causes, admises par Aristote elles scolasliques, cause
matérielle , formelle , efficiente et finale. Bossuet parle avec Platon de la cause
exemplaire.
LKS SAINTS PERES ET BOSSUET PHILOSOPHE. 349
ont toutes le même modèle, et qu'il y a un exemplaire com-
mun sur lequel elles sont formées, qui est la pensée de Dieu. »
— Bossuet tire même des vérités éternelles, « qui sont
l'objet naturel de l'entendement humain », comme de l'In-
telligence infinie à l'image de laquelle il est créé, une
preuve de l'immortalité de l'àme toute platonicienne et au-
gustinienne il) : « Nous savons que (ces vérités) sont tou-
jours les mêmes, et nous sommes toujours les mêmes à leur
égard , toujours également ravis de leur beauté et con-
vaincus de leur certitude : marque que notre àme est faite
pour les choses qui ne changent pas , et qu'elle a en elle un
fond qui aussi ne doit pas changer... On voit quelle est la
nature (de l'entendement humain) et qu'étant né conforme
à des choses qui ne changent point, il a en lui un principe
de vie immortelle. »
C'est encore sous la dictée àWiif/iistin , au dire de Nour-
risson (2) , mais non pas précisément d'Augustin dans la
dernière période de sa philosophie, que Bossuet délimite la
foi et la raison, la croyance et la science, l'autorité et l'exa-
men , dans les § xiv' (3) et xvi' du premier chapitre de la
Connaissance de Dieu et de soi-?nême et dans le chapitre
xviii' du livre lïl de la Logique.
Lisez le chapitre consacré à établir « la différence entre
l'homme et la bête (ï) », où Bossuet répond au premier
argument que Ton allègue en faveur des animaux, à savoir
« qu'ils font toutes choses convenablement aussi bien que
l'homme; donc ils raisonnent comme l'homme ». Il y est
dit : « Quand les animaux montrent dans leurs actions tant
d'industrie , saint Thotnas a raison de les comparer à des
horloges et aux autres machines ingénieuses , où toutefois
l'industrie réside, non dans l'ouvrage, mais dans l'artisan. »
Ce n'est pas que Bossuet soit partisan de l'automatisme des
bêtes, de la théorie cartésienne des animaux machines :
« Cette opinion jusqu'ici, dit-il, entre peu dans l'esprit des
(1) De la Connais, de Dieu, V, s XIV, Conclusion de tout ce Traité.
(-2) La Philosophie de saint Augustin, t. Il , p. i'i't-ijj.
(3) Diverses dispositions de l'entendement.
(i) C'est le V de la Connaissance de Dieu. etc.
350 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
hommes », quoique u M. Descartes lui ait donné un peu
plus de vogue et qu'il lait aussi expliquée par de meilleurs
principes que tous les autres (1) ». Il aime mieux se ranger
à l'opinion sur laquelle « toute l'École est d'accord » et qui
« donne aux animaux une âme sensitive distincte du corps.
Cette âme est indivisible, ^elotisai/U Thomas [^), toute dans
le tout et toute dans chaque partie. Toute l'École le suit en
cela»... Mais « saint Thomas et les autres docteurs de l'É-
cole ne croient pas que l'àme (des animaux) soit spirituelle,
précisément pour être distincte du corps, ou pour être in-
divisible... Spirituel, c'est immatériel, et saint Thomas
appelle immatériel ce qui non seulement n'est pas matière,
mais qui de soi est indépendant de la matière. Cela même,
selon lui, est intellectuel (3)... De cette sorte, ceux qui don-
nent aux bêtes des sensations et une âme qui en soit capa-
ble, interrogés si cette àme est un esprit ou un corps, ré-
pondront qu'elle n'est ni l'un ni l'autre. C'est une nature
mitoyenne, qui n'est pas un corps, parce qu'elle n'est pas
étendue en longueur, largeur et profondeur; qui n'est pas
un esprit, parce qu'elle est sans intelligence, incapable de
posséder Dieu et d'être heureuse. » « Les bêtes , disait saint
Augustin, ont la faculté de sentir; elles sont étrangères à
la science. »
Quant à la liberté , Bossuet en prouve l'existence , comme
saint Au (/ustin, par « le sentiment clair » qu'en ont tous
les hommes , « par une expérience certaine et par un rai-
sonnement invincible (4) ». De plus, il emploie des argu-
ments tout augustiniens pour répondre aux difficultés qu'on
élève à propos de la conciliation de la lil)erté humaine avec
la prescience divine. « Si on reconnaît que Dieu, dit-il,
ayant des moyens certains de s'assurer des volontés libres,
résout à quoi il veut les porter, on n'a point de peine à en-
(I) De la Con. de Dieu, etc., cli. V, g Xlll.
(-2) Sum. ThcoL, i" |)ar., Qiiaesl. LXXV, art. 8.
(.'J) Ibidem,
f») Aujourd'hui on distingue l'immatériel du spirituel : Via s/m' con.scia, voilà la
rornmle de la spirilualili'- ; Vis sut molri.c. \o\\ii celle de l'inimatérialité. On dit
que l'ànic des animaux est immatérielle, mais non pas s|)iriluelle et pensante.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET PHILOSOPHE. 351
tendre sa prescience éternelle, puisqu'on ne peut douter
qu'il ne connaisse et ce qu'il veut dans l'éternité et ce qu'il
doit faire dans le temps. C'est la raison que rend saint Ak-
gustin de la prescience divine : Novif prociil dubio quac
fuerat ipse facfio'us (li. Mais si on suppose, au contraire.
que Dieu attend simplement quel sera l'événement des cho-
ses humaines, sans s'en mêler, on ne sait plus où il les
peut voir dans l'éternité , puisqu'elles ne sont encore ni en
elles-mêmes, ni dans la volonté des hommes, ni encore
moins dans la volonté divine. » Saint Augustin disait : « Non
sunt neganda dura propter quaedam obscura. Bossuet
écrit : » La première règle de notre logique, c'est qu'il ne
faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quel-
que difficulté qui survienne , quand on veut les concilier ;
mais qu'il faut , au contraire , pour ainsi parler, tenir tou-
jours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoi-
qu'on ne voie pas toujours le milieu, par où l'enchaînement
se continue... Qu'on n'abandonne pas le bien qu'on tient,
pour n'avoir pas réussi à trouver celui qu'on poursuit.
Disputart' vis^ îiecoôest, sicprtissima prcipcedat fides, disait
saint Augustin (2). » — Toutefois, quand Bossuet en vient
à exposer les divers moyens pour concilier notre liberté
avec les décrets de la Providence : mettre dans le volon-
taire l'essence de la liberté, soutenir la science moyenne
ou conditionnée , parler de la contempération et de la sua-
vité , ou de la délectation qu'on appelle victorieuse , il se
prononce résolument pour l'opinion de saint Thomas : la
prémotion et la prédétermination physique : « Elle sauve
parfaitement, dit-il, notre liberté et notre dépendance de
Dieu (3). » — Notre dépendance de Dieu, oui; mais notre li-
berté ? D'aucuns prétendent qu'elle est sacrifiée à la toute-
puissance divine, et les éditeurs de Bar-le-Duc vont jus-
qu'à révoquer en doute l'authenticité du Traité du libre
arbitrf' , publié en 1731 par le neveu janséniste de Bossuet,
(1) Traité du libre arbitre, chap. ii.
(-2) I)f liber, arbit. lib. III, u. (i. ; De Div. qunesL. lib. I, quast. -2.
(3) Traité du libre arbitre, chap. iv.
352 BOSSUET Eï LES SAINTS PERES.
sans que le manuscrit se soit retrouvé. « L'ouvrage, il est
vrai, ne soutient pas précisément la thèse janséniste; mais
le système qu'il met en avant ne déplaisait pas, il s'en faut,
au jansénisme et ne gâtait nullement ses aflfaires. A quelle
occasion, d'ailleurs, et dans quel but Bossuet aurait-il traité
spécialement, à la façon d'un professeur, la question du
Libre Arbitre? On ne le dit pas (1). » — Non, sans doute;
mais l'ouvrage porte l'inimitable empreinte de l'auteur et
comme la grifl'e du lion. De plus, le jansénisme n'a rien à
voir ici; saint Thomas: rVAquin, dont Bossuet soutient la
doctrine , est à l'abri de tout soupçon et jamais l'Église n'a
condamné son système de la promotion pJiysiqîie , pas plus
que celui du concotrrs simultané des Molinistes.
Pour les preuves de Ve/isfence de Dieu, Bossuet en donne
cinq, qui sont inspirées par saint Thomas, ou plutôt par
saint Augustin. — La première, celle des causes finales, que
Bossuet ne développe guère qu'au point de vue de l'homme,
« ouvrage d'un grand dessein et d'une sagesse profonde »,
est certainement due en partie (2) à Févèque d'Hippone,
puisque u nul n'a surpassé la délicatesse, l'émotion, la grâce
qui se rencontrent dans les pages qu'il consacre à inter-
préter le spectacle de l'univers. Partout, dans les choses les
plus viles comme dans les êtres les plus nobles, il lit tracé
en caractères ineffaçables le nom de la Divinité. La beauté
de la nature lui est une voix qui proclame le Créateur (3). »
— La seconde preuve de Bossuet, qui se tire des vérités
éternelles, est évidemment augustinienne, comme on l'a vu.
— Elle en contient une troisième, celle de la contingence
des éircs , qui se ramène à ceci : « Qu'il y ait un moment où
rien ne soit, éternellement rien ne sera. Il y a donc néces-
sairement quelque chose qui est avant tous les temps. »
Cette formule d'une admirable concision n'est que la tra-
duction faite par un homme de génie de ce passage de saint
(\) Avertissement des éditeurs, t. IX.
(2) Mais non pas pour la niayniliiiue description du corps laimain, <lonncc
Bossuet.
(.'J) Nourrisson, La Philosophie de saint Augustin . i. Il, p. xa.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET PHILOSOPHE. 353
Thomas , Somme Théologique, première Partie, question II,
art. 8, : « Si omnia sunt jjossibilia non esse, aliquaudo nihil
fuit in rébus. Sed si hoc est verum , etiam nunc nihil esset;
quia quodnon est non incipit esse nisi per aliquid. quod est.
Si igitur nihil fuit ens,. impossibile fuit quod aliquid inci-
peret esse, et sic modo nihil esset;... oportet aliquid esse
necessarium in rébus. » — La quatrième preuve donnée
par Bossuet : « L'âme connaît par V imperfection de son in-
telligence qu'il y a ailleurs une intellig-ence parfaite;.,,
parce que le parfait est plutôt que l'imparfait et que l'im-
parfait le suppose , comme le moins suppose le plus , dont il
est la diminution , et comme le mal suppose le bien , dont il
est la privation (1) », est moins empruntée à Descartes qu'à
saint Augustin, dans les œuvres duquel on trouve « la dé-
monstration de ce qui est immuable , de ce qui est éternel ,
de ce qui est parfait , antérieur à ce qui n'est pas , à ce qui
n'est pas toujours le même , à ce qui n'est pas parfait (2) ».
— Bossuet indique une dernière preuve de l'existence de
Dieu (3) : « Vidée même du bonheur nous mène à Dieu;...
puisque nous n'en pouvons voir la vérité en nous-mêmes,
il faut qu'elle nous vienne d'ailleurs; il faut, dis-je, qu'il
y ait ailleurs une nature vraiment bienheureuse... L'àme
qui connaît Dieu et se sent capable de l'aimer, sent dès là
qu'elle est faite pour lui et quelle tient tout de lui. » C'est
la parole célèbre de saint Augustin : « Fecisti nos ad te ,
Domine, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in
te » . « Malheur, dit encore Bossuet , à la connaissance stérile
qui ne se tourne point à aimer (4)! » Et il montre que tous
les malheurs qui nous accablent ne viennent que de la
prévarication de notre premier père : « Il était juste que
l'homme , qui n'avait pas voulu se soumettre à son auteur,
ne fut plus maître de soi-même, et que ses passions ré-
voltées contre sa raison lui fissent sentir le tort qu'il avait
(I) De la Connais, de Dieu. chap. IV, g vr.
(•2) Voir les Élévalionssia- les Mystères, prcmiv.rc semaine, première et deuxième
Elévations.
(3) De la Conn. de Dieu. chap. IV, g vi et vu.
(4) Ibidem, § x.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 23
354 .BOSSUET KT LES SAliNTS PERES.
de s'être révolté contre Dieu. » C'est encore là une idée de
saint Aiiyiistin, Cité <h' Dieu, liv. XIX, chap. xv, de cet
« aig-le des Pères, de ce docteur des docteurs » , dont Bos-
suet s'était si bien assimilé la doctrine philosophique et les
idées platoniciennes.
ARTICLE IV
Les saints Pères
et la Politique tiiue des propres paroles de l'Écriture Sainte.
Ce titre a paru choquant , ridicule , scandaleux , à Vol-
taire et à tous les libres penseurs, qui n'y voient que la
sottise d'un prêtre assez fanatique pour faire dépendre
l'organisation des États modernes de celle d'un des plus pe-
tits peuples de l'Asie, constitué par un David, « chef de
brigands » (1).
Il a même déplu à Léopold Monty qui, dans sa thèse De
politica Bossuetii doctrina (Paris, 18i4), laisse de côté,
et à dessein , toute étude sur le rôle de l'Écriture dans cet
ouvrage (2), et à Nourrisson qui , dans la Politique de
Bossuet (Paris, 1867), pense que c'est abuser de l'Écriture
que de recourir ainsi sans cesse à l'autorité divine , blâme
le passage oùBossuet rappelle la vaisselle d'or, les vases pré-
cieux de Salomon, détails « auxquels le Saint-Esprit ne dé-
daigne pas de descendre (3) », et trouve qu'on a mauvaise
grâce à chercher constamment dans une nation aussi dif-
férente des autres que la nation juive des leçons et des
exemples pour la France du dix-septième siècle.
Si Bossuet avait besoin d'excuse ou de justification, on
lui en trouverait dans l'exemple du P. Ménochius, qui avait
publié à Lyon, en H)25, une PoHti<ji(r tirée de l'Écriture
Sainte, HieropoUticoii , sirr f/istiti/tio/ies politicae e sacris
Scripturis depromptae libri 1res (in-8° de 956 pages); du
fl) Le mot est de Kenaii dans Vllisloire du peuple d'Isracl.
{•2) « Keniovebimus verecuiide vcneranda illa exempla, quibus praesiil doclri-
nae siiae rutioiiein conlirmat. » Pages 8-!».
(3) Bossuet était convaincu (|ue les Livres inspirés ne contiennent rien d'inutile.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLITIQUE. 355
duc de Montausier, auteur des Maximes chrétiennes et politi-
ques; de Nicole et de son Ywve Éducation (V un prince, 1G70 ;
enfin du P. Le Moyne et de son Art de régner. Mais citer de
pareils noms serait faire injure à celui que Sainte-Beuve,
dans son Port-Rot/fd (1) appelle <( le grand politique chré-
tien ».
Grand, en effet, Bossuet a su l'être par ses vues larges et
profondes, par ses conseils donnés avec sagesse et autorité,
par ses hautes pensées sur le gouvernement des hommes,
par ses mouvements pleins d'éloquence sur la g'randeur et
la faiblesse des rois, sur la folie des conquérants et la né-
cessité de la religion dans les Etats. « On a loué souvent, dit
M. Brunetière 2), de nos jours même. — avec autant de
courage que de raison — le bon sens, la sagesse , l'esprit de
modération et de paix que , sous sa forme un peu scolasti-
que, ce beau livre respire. Qui a mieux parlé que Bossuet de
l'amour de la patrie, avec plus d'éloquence, et je dirais vo-
lontiers avec plus de tendresse? « La France n'a pas eu de
cœur plus français que le sien (3). »
Ne craignons donc pas de dire avec M. Lanson que la
Polit ifjue tirée des propres paroles de V Écriture Sainte est
« un des chefs-d'œuvre de l'écrivain {k) », qu'elle fut « à son
heure une œuvre généreuse,... une œuvre libérale (5),..
L'idée la plus noble , la plus utile et la plus pratique à la
io\^Ti éid\i-elle pas d'enfoncer au cœur de l'héritier du trône
les principes d'une politique ennemie du despotisme et des
voies arbitraires, volontairement asservie aux traditions
anciennes et aux formes légales, et qui tendait exclusive-
ment au salut de la patrie et à la prospérité des citoyens.
N'étant pas législateur, n'ayant pas l'État et la nation à re-
fondre, n'ayant reçu qu'une âme de roi à pétrir, que pou-
vait faire de mieux Bossuet que de la façonner au respect
des lois et à l'amour du peuple? » (6)
(1) T. III, p. 448.
(•2) Éludes Critiques, cinquième série, p. 99.
(3) Bossuet dit cela de Nicolas Cornet et JI. Brunetière le lui applique.
(t) Bossuet. p. 18".
(3) Ibidem . p. 280.
(6) Pase -281.
356 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
Nos contemporains seraient moins sévères pour la Poli-
tique (lu précepteur du Dauphin, s'ils voulaient considérer
ces deux choses : l'une, c'est que Bossuet n'a pas voulu
faire la théorie du meilleur g-ouvernement possible, mais
celle du gouvernement de son temps, qu'il ne fallait pas
changer; l'autre, qu'il parle aux rois avec une fermeté ad-
mirable et leur donne , lui aussi , « de grandes et terribles
leçons » : « J'ai un second, le roi. Humble sujet partout ail-
leurs, dans la rehgion j'ose dire que le prince ne va que le
second (1). » « Vous êtes des dieux, c'est-à-dire vous avez
dans votre autorité, vous portez sur votre front un caractère
divin; vous êtes les enfants du Très-Haut : c'est lui qui a
établi votre puissance pour le bien du genre humain. Mais,
ô dieux de chair et de sang, ô dieux de boue et de pous-
sière, vous mourrez comme des hommes, vous tomberez
comme les grands! La grandeur sépare les hommes pour
un peu de temps; une chute commune à la fm les égale
tous (2). »
11 ne faut pas, d'ailleurs, se faire illusion sur le titre de
la Polit i(pir tirée des propres paroles de l'Ecriture Sainte.
La Bible est pour Bossuet un critérium de vérité; elle lui
fournit des préceptes et des exemples. Mais la conception de
son ouvrage n'est pas exclusivement biblique , et le P. de la
Broise lui-même (3) reconnaît que « le plan, les thèses
principales, en un mot tout le cadre de l'ouvrage est ar-
rangé par l'auteur et ne lui est pas imposé par les écrivains
sacrés ».
Aussi M. Lanson a-t-il pu établir, dans une étude originale
et savante sur les sources des idées politiques de Bossuet (4),
qu'il « s'inspire d'Aristote et de Hobbes » : d'Aristote, dont
il avait traduit en partie la Morale, du temps qu'il était à
Navarre, et qu'il cite souvent : liv. I, 4, 'i-; — 4,8; — ii,
1,3,7; — x,l, 10, etc. ; de Hobbes, dont il connaît le Ih-
(1) Ci;s pai'olcs se trouvont dans l'Hsfjuissi' d'ime homclie sur la femme adultère
(i(f8(i).
(-2) Politif/ue tirée, etc.; liv. V, art. IV, ))remic!re proposition.
(:<) liossuet et la liihle . p. i,'<:i.
('») liossuet, cliap. V. Les idées politiques de Bossuet. t. I. p. l88--2l-i.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLITIQUE. 357
Cive, le Leviathan, et reproduit la fameuse formule : Homo
homiiii lupus (1), ainsi qu'un g-rand nombre de théories,
qu'il adapte à sa propre raison, à ses croyances, à son ex-
périence. « Il fait, en effet, pénétrer la moralité, la charité,
l'optimisme, dans la sombre et impitoyable doctrine du phi-
losophe anglais, dont toute la théorie de gouvernement se
ramène à ces mots : « Il faut museler la bête humaine (2) ».
On peut, avec bien plus de raison, établir que Bossuet,
dans sa Polilique, s'inspire des saints Pères et en particulier
de saint Augustin.
Nourrisson trouve même, qu'après lui avoir « emprunté
de toutes pièces sa philosophie de l'histoire (3) », — ce
qui est fort exagéré — « le précepteur du Dauphin, le con-
seiller d'État de Louis XIV suit pas à pas les errements (?)
de saint Aug^ustin... Il tire, comme lui, de l'Écriture pres-
que toutes ses maximes. » Il a des doctrines pleines d'é-
quivoques ou même profondément regrettables i?), quoique
tout augustiniennes , « sur l'assujettissement de l'autorité
royale au pouvoir ecclésiastique Ci.), sur l'esclavage (5),
sur le droit qu'a le prince d'employer son autorité pour
détruire dans son État les fausses religions (6). »
Alors même qu'il faudrait regretter ces « déplorables
traits de l'influence d'Augustin sur l'intelligence pourtant
si ferme et si saine de Bossuet », n'y a-t-il pas dans la
Politique tirée des propres pjaroles de VEcriture Sainte
maintes choses excellentes que Bossuet doit à saint Aii-
(1) • C'est ainsi, dit-il {PoUliqi'.r. VIII. i.-2}, que sont les hommes, naturellement
loups les uns aux autres. »
(-2) Lanson. Bossuet, p. 21-2.
(3) La Philosophie de saint Aiigustiii . t. II, p. ■a.'iO.
(4) Bossuet soutient, au contraire, l'indépendance de la puissance temporelle des
rois vis-à-vis de la puissance spirituelle des Papes. C'est un des articles de la
fameuse Déclaration de H!8-2.
(5) Bossuet n'en parle que dans le Cinquième Avertissement aux Protestants, où
il dit que saint Paul n'oblige pas les maîtres à les affranchir.
(6) M. Lanson, Bossuet. p. -l'-l, fait remarquer que. si l'évêque de Meaux nie la
liberté de conscience. « ce n'est pas pour la raison qu'on attendait ; ce n'est pas en
vertu de la vérito; de la foi catholique qu'il refuse aux: Protestants le libre exer-
cice de leur religion et donne au roi le droit de les contraindre à la quitter. Son
principe est plus général : UÉtat est souverain; son devoir est de bien faire à
tous les sujets. Son droit, c'est de tout faire pour leur bien, non seulement ma-
tériel , mais encore moral. •
358 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
gusfin et aux autres P/vw de l'Église, aussi bien qu'à l'É-
criture?
Dans le livre P", Pes principes de la société pjartiii les
hommes, il montre que « la société humaine, établie par
tant de sacrés liens, est violée parles passions (1), et comme
dit saint Aiiguslin : « Il n'y a rien de plus sociable que
l'homme par sa nature, ni rien de plus intraitable ou de
plus insociable par la corruption (2). » Outre cette division
qui nait entre les hommes de leurs passions, il y a celle
qui vient de la variété des langues (3). « Et saint .4^^-
gustiit remarque que cette diversité de langage fait qu'un
homme se plait plus avec son chien qu'avec un homme son
semblable (4). » — « Voici, dit encore Bossuet (5), une
belle règle de saint Auf/ustin pour l'application de la
charité : « Où la raison est égale, il faut que le sort décide.
L'obligation de s'entr'aimer est égale dans tous les hommes
et pour tous les hommes. Mais comme on ne peut pas éga-
lement les servir tous, on doit s'attacher principalement à
servir ceux que les lieux, les temps et les autres rencontres
semblables nous unissent d'une façon particulière, comme
par une espèce de sort (6). " — A propos de l'amour de
la patrie [1], Bossuet prouve par le témoignage de Tcr-
tuUifn (8) que « les Apôtres et les premiers fidèles ont
toujours été de bons citoyens ». u Vous dites que les chré-
tiens sont inutiles : nous naviguons avec vous, nous portons
les armes avec vous, nous cultivons la terre , nous exerçons
la marchandise », c'est-à-dire nous vivons comme les autres
dans tout ce qui regarde la société. L'empire n'avait pas de
meilleurs soldats... Combien soumis et paisibles étaient les
chrétiens persécutés, ces paroles de Tertullien l'expliquent
admirablement : « Outre les ordres publics par lesquels
{i) Article il, première jiropos.
(i) De Civil. Dei . lib. XII, cap. xxvii.
(3) Article II, onzième pro]]OS.
(4) De Civit. Dei . lili. MX, c. vu.
(.'>) Article V; Un ii/u<' propos.
{(>} De Civil. Dei, lib. I, caj). xxviii.
(7) Article VI.
(8) Apologie, n. .(7. V2, 4.!.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLITIQUE. 350
nous sommes poursuivis, combien de fois le peuple nous
attaque-t-il à coups de pierre et met-il le feu dans nos
maisons, dans la fureur des bacchanales! On n'épargne
pas les chrétiens même après leur mort : on les arrache du
repos de la sépulture et comme de Fasile de la mort. Et
cependant, quelle vengeance recevez-vous de gens si cruelle-
ment traités? ne pourrions-nous pas avec peu de flambeaux
mettre le feu dans la ville, si parmi nous il était permis de
faire le mal pour le mal? Et quand nous voudrions agir en
ennemis déclarés, manquerions-nous de troupes et d'ar-
mées? Les Maures ou les Marcomans , et les Parthes mêmes,
qui sont enfermés dans leurs limites, se trouveront-ils en
plus grand nombre que nous, qui remplissons toute la
terre? Il n'y a que peu de temps que nous paraissons dans
le monde, et déjà nous remplissons vos villes, vos iles, vos
châteaux, vos assemblées, vos camps, les tribus, les dé-
curies, les palais, le sénat, le barreau, la place publique.
Nous ne vous laissons que les temples seuls. A quelle guerre
ne serions-nous pas disposés, quand nous serions en nombre
inégal au vôtre, nous qui endurons résolument la mort,
n'était que notre doctrine nous prescrit plutôt d'être tués
que de tuer? Nous pourrions même, sans prendre les armes
et sans rébellion, vous punir en vous abandonnant; votre
solitude et le silence du monde vous feraient horreur; les
villes vous paraîtraient mortes; et vous seriez réduits, au
milieu de votre empire, à chercher à qui commander. Il
vous demeurerait plus d'ennemis que de citoyens; car vous
avez maintenant moins d'ennemis, à cause de la multitude
prodigieuse des chrétiens. » « Vous perdez, dit-il encore,
en nous perdant; vous avez par notre moyen un nombre
infini de gens, je ne dis pas qui prient pour vous, car vous
ne le croyez pas, mais dont vous n'avez rien à craindre. »
Il se glorifie avec raison que parmi tant d'attentats contre
la personne sacrée des empereurs , il ne s'est jamais trouvé
un seul chrétien, malgré l'inhumanité dont on usait sur eux
tous. (( Et en vérité, dit-il, nous n'avons garde de rien en-
treprendre contre eux. Ceux dont Dieu a réglé les mœurs
360 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
ne doivent pas seulement épargner les empereurs, mais
encore tous les hommes. Nous sommes pour les empereurs
tels que nous sommes pour nos voisins. Car il nous est éga-
lement défendu de dire, ou de faire, ou de vouloir du mal
à personne. Ce qui n'est point permis contre l'empereur
n'est permis contre personne; ce qui n'est permis contre
personne l'est encore moins sans doute contre celui que
Dieu a fait si grand. » Voilà quels étaient les chrétiens si
indignement traités. »
Dans le livre 11% De V autorité : que la roijalc et f héré-
ditaire est la plus propre au youveriientent, il n'y a aucune
citation des saints Pères.
Au livre IIP, Où l'on commence à expliquer la nature et
les propmétés de V autorité royale, pour établir que « les
rois doivent respecter leur propre puissance et ne l'em-
ployer qu'au bien public 1) ». Bossuet invoque le témoi-
gnage de saint Grégoire de Nazia/ize, qui parle ainsi aux
empereurs : « Respectez votre pourpre; reconnaissez le
grand mystère de Dieu dans vos personnes ; il gouverne par
lui-même les choses célestes; il partage celles de la terre
avec vous. Soyez donc des dieux à vos sujets (2) ». C'est-à-
dire, ajoute Bossuet, gouvernez-les comme Dieu gouverne,
d'une manière noble, désintéressée, bienfaisante, en un
mot, divine. » — Pour montrer <( qu'un bon prince épar-
gne le sang humain (3) », l'évêque de Meaux cite saint
Ambroise (V), qui dit à propos de David refusant de boire
« le sang de ses hommes et le péril de leurs âmes (5) :
Il sent sa conscience blessée par le péril où ces vaillants
hommes s'étaient mis pour le satisfaire ; et cette eau qu'il
avait achetée au prix du sang ne lui cause plus que de
l'horreur. »
Au livre IV', Suite des caractères de fa royauté , article
(1) Article 11, iv« propos.
Cî] Voir ce inme texte cité plus haut, page 18î>.
(.'{} Article III : L'autorité royale est palcrneUc . cl son propre caractère, c'est la
honte . I \'' propos.
('») Apol. David, cap. vu, n. 'A't.
(.">} Il lieij., XXII , I."), l(i, 17. Il s'agit de soldais qui avaient passé par le camp des
Pliilistins pour aller chercher de l'eau à la citerne de Bethléem.
LES SAINTS PERES ET BOSSLET POLITIQUE. 301
premier, V auf or iU- royale est absolue, Bossuet nous dit (1)
que « c'est pour cela que saint (iri'fjo'iri', évêque de Tours,
disait au roi Chilpcric, dans un concile : « Nous vous par-
lons; mais vous nous écoutez, si vous voulez. Si vous ne
voulez pas, qui vous condamnera, sinon celui qui a dit
qu'il était la justice même (2)? '> — « J'ai péché contre vous
seul, disait David; ù Seigneur, ayez pitié de moi (3). »
Parce qu'il était roi, dit saint Jérôme sur ce passage (4), et
n'avait que Dieu seul à. craindre. » Et saint Ambroise dit sur
ces mêmes paroles ,5), J'ai péché contre vous seul : « Il
était roi; il n'était assujetti à aucunes lois, parce que les
rois sont affranchis des peines qui lient les criminels. Car
l'autorité du commandement ne permet pas que les lois
les condamnent au supplice. David n'a donc point péché
contre celui qui n'avait point d'action pour le faire châ-
tier. » — « Les princes ne sont pas pour cela affranchis des
lois (6)... C'est ce que les princes ont peine à entendre.
« Quel prince me trouvez- vous , dit saint Ambroise (7), qui
croie que ce qui n'est pas bien ne soit pas permis ; qui se
tienne obligé à ses propres lois; qui croie que la puissance
ne doive pas se permettre ce qui est défendu par la justice?
Car la puissance ne détruit pas les obligations de la jus-
tice ; mais, au contraire, c'est en observant ce que pres-
crit la justice, que la puissance s'exempte de crime; et
le roi n'est pas affranchi des lois; mais s'il pèche, il dé-
truit les lois par son exemple. » Il ajoute : « Celui qui
juge tous les^ autres peut-il éviter son propre jugement,
et doit-il faire ce qu'il condamne? » — Ainsi, « la crainte
de Dieu est le vrai contrepoids de la puissance : le prince le
craint d'autant plus qu'il ne doit craindre que lui ». « Il
faut souhaiter, dit saint Aiigustiji (8), d'avoir une volonté
(1) ni" propos.
(•2) Grey. Turo.. lib. M.Hisl.
(3) Psaume i. S.
(4) Hier, in Psalm. i.
(■i) Amb. in Psal. i, et Apolog. David., cap. x, n. :>l.
(6) IV' propos.
(7) Apolog. David. Altéra, cap. iii. xiit.
(8) De Trinit., liv. Mil. cap. x, 3.
362 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PÈRES.
droite, avant de souhaiter d'avoir une grande puissance. y>
On comprend donc que M. Lanson (1) s'élève contre ceux
qui, sans avoir lu Bossuet, en font le flatteur servile du
despotisme de Louis XIV, alors qu'au contraire, il distin-
gue soigneusement le despotisme de la monarchie absolue,
et oppose aux quatre caractères propres du premier : — les
peuples sujets sont nés esclaves; on n'y possède rien en pro-
priété et tout le fonds appartient au prince; il a le droit
de disposer à son gré non seulement des biens, mais encore
de la vie de ses sujets; et enfin il n'y a de loi que sa vo-
lonté (2), — les quatre caractères de l'autorité légitime,
qui est sacrée, paternelle , absolue et soumise à la raison.
« Absolu, dans son sens étymologique, veut dire indépen-
dant et non pas infini (3). »
Dans le livre V% Quatriènw et dernier caractère de Vau-
torité roj/ale , « que l'autorité royale est soumise à la rai-
son ik) » , Bossuet apprend au Dauphin et à ses successeurs
que « le prince doit éviter les consultations curieuses et
superstitieuses (5), que Salil trouva dans sa curiosité la sen-
tence de sa mort, et que la crédulité (des hommes curieux)
mérite d'être punie non seulement par le mensonge, mais
encore par la vérité, afin que leur téméraire curiosité leur
tourne à mal en toutes façons. C'est ce qu'enseigne saint
Augustin, fondé sur les Écritures, dans le deuxième hvre
de la Doctrine chrétienne , c. xx et suivants. » — Voulez-
vous voir ce que c'est que la majesté (6)? « Quel mouve-
ment se fait, dit saint Augustin (7), au seijj commande-
ment de l'empereur! Il ne fait que remuer les lèvres, il n'y
a point de plus léger mouvement , et tout l'empire se re-
mue. C'est, dit-il, l'image de Dieu, qui fait tout par sa
parole ; il a dit, et les choses ont été faites ; il a commandé,
et elles ont été créées. »
(I) Bossuet. p. '2:$S--2V8.
{•2) l.a Politirjue, VMI. -2, I.
(3) Bossuet , p. !2'*8.
(4) Article premier.
(•'>) Arlicle MI, I" propos.
(t>) Arlicle IV, l'" propos.
(7) In Psnlm. CXLVIII, n. -2.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLITIQUE. 363
Au livre VI% Les devoirs des sujets c/irers le princp , éta-
blis par la doctrine prrcédcu te, Bossuet parle, à propos « du
respect, de la fidélité et de l'obéissance qu'on doit aux rois
et qui ne doivent être altérés par aucun prétexte (Ij ». de
l'exemple de David qu'on vit non seulement refuser d'at-
tenter sur la vie de Saûl, mais trembler pour avoir osé lui
couper le bord de sa robe , quoique ce fût à bon dessein.
« Les paroles de saint Augustin sur ce passage , ajoute-t-il,
sont remarquables : « Vous m'objectez, dit-il à Pétilien,
évêque donatiste , que celui qui n'est pas innocent , ne peut
avoir la sainteté. Je vous demande, si Saûl n'avait pas la
sainteté de son sacrement et de l'onction royale, qu'est-ce
qui causait en lui de la vénération à David? Car c'est à cause
de cette onction sainte et sacrée qu'il l'a honoré durant sa
vie et qu'il a vengé sa mort. Et son cœur frappé trembla,
quand il coupa le bord de la robe de ce roi injuste. Vous
voyez donc que Saiil, qui n'avait point l'innocence, ne lais-
sait point d'avoir la sainteté, non la sainteté de vie, mais
la sainteté du sacrement divin, qui est saint, même dans
les hommes mauvais. » Il appelle sacrement l'onction royale,
ou parce qu'avec tous les Prres il donne ce nom à toutes
les cérémonies sacrées, ou parce qu'en particulier Fonction
royale des rois dans l'ancien peuple était un signe sacré
institué de Dieu pour les rendre capables de leur charge et
pour figurer l'onction de Jésus-Christ même. Mais ce qu'il
y a de plus important, c'est que saint Augustin reconnaît,
après l'Écriture, une sainteté inhérente au caractère royal,
qui ne peut être efTacée par aucun crime L'impiété dé-
clarée et même la persécution n'exemptent pas les sujets
de l'obéissance qu'ils doivent aux princes (2 ... Les premiers
chrétiens, quoique persécutés durant trois cents ans, n'ont
jamais causé le moindre mouvement dans l'empire. Nous
avons appris leurs sentiments par TertuUien , et nous les
voyons dans toute la suite de l'histoire ecclésiastique. Ils
continuaient à prier pour les empereurs, même au milieu
(1) Article II , W' propos.
{•2} X" Propos.
364 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
des supplices auxquels ils les condamnaient injustement :
(( Courag-e, dit Tertallien 1), arrachez, ù bons juges, ar-
rachez aux chrétiens une ànie qui répand des vœux pour
l'empereur. » « Les sujets n'ont à opposer à la violence des
princes que des remontrances respectueuses, sans mutinerie
et sans murmure et des prières pour leur conversion i^'2|. »
L'impératrice Justine, mère et tutrice de Valentinien II,
voulut obliger saint Ambroise à donner une église aux ariens,
qu'elle protégeait dans la ville de Milan, résidence de l'em-
pereur. Tout le peuple se réunit avec son évêque et, assem-
blé à l'église, il attendait l'événement de cette affaire. Saint
Ambroise ne sortit jamais de la modestie d'un sujet et d'un
évêque. Il lit ces remontrances à l'empereur. « Ne croyez
pas, lui disait-il (3), que vous ayez pouvoir d'ôter à Dieu
ce qui est à lui. Je ne puis pas vous donner l'Ég-lise que vous
demandez; mais si vous la prenez, je ne dois pas résister. »
Et encore : « Si l'empereur veut avoir les biens de l'Église ,
il peut les prendre ; personne de nous ne s'y oppose : qu'il
nous les ôte, s'il veut; je ne les donne pas, mais je ne les
refuse pas. » « L'empereur, ajoutait-il, est dans l'Eglise,
mais non au-dessus de l'Église. Un bon empereur, loin de
rejeter le secours de l'Église, le recherche. Nous disons
ces choses avec respect : mais nous nous sentons obligé
de les exposer avec liberté. » Il contenait le peuple assem-
blé tellement dans le respect qu'il n'échappa jamais une
parole insolente. On priait , on chantait les louanges de
Dieu, on attendait son secours. Voilà une résistance digne
d'un chrétien et d'un évêque. Cependant, parce que le
peuple était assemblé avec son pasteur, on disait au palais
que ce saint pasteur aspirait à la tyrannie. Il répondit :
« J'ai une défense , mais dans les prières des pauvres. Ces
aveugles et ces boiteux, ces estropiés et ces vieillards,
sont plus forls que les soldats les plus courageux. » Voilà
les forces d'un évêque; voilà son armée. Il avait encore
(I) Apolor/.. n. .'{0.
(-2) VI" propos.
C-i) Ei,i»t. XXI, al. XIII.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLITIQUE. 365
d'autres armes, la patience et les prières qu'il faisait à
Dieu. « Puisqu'on appelle cela une tyrannie, j'ai des armes,
disait-il, j'ai le pouvoir d'ofi'rir mon corps en sacrifice.
Nous avons notre tyrannie et notre puissance. La puissance
d'un évoque est sa faiblesse. « Je suis fort quand je suis
faible, "disait saint Paul, » En attendant la violence dont
FÉglise était menacée, le saint évêque était à l'autel, de-
mandant à Dieu , avec larmes , qu'il n'y eût point de sang
répandu. Dieu écouta ses prières si ardentes : l'Ég-lise fut
victorieuse ; il n'en coûta le sang à personne. Peu de temps
après, Justine et son fils, presque abandonnés de tout le
monde, eurent recours à saint Ambroise et ne trouvèrent
de ûdélité ni de zèle pour leur service qu'en cet évêque .
qui s'était opposé à leurs desseins dans la cause de Dieu et
de l'Église. »
Voilà un exemple qui prouve que Bossuet s'inspire plus
que de l'Écriture Sainte et trouve dans les Phes d'admira-
bles leçons dont il fait bénéficier son royal élève.
Dans le livre VIP , Des devoirs particuliers de la royauté
et d'abord de la religion, dont il s'est toujours conservé
quelque chose » , Bossuet montre que « les principes reli-
gieux, quoique appliqués à l'idolâtrie et à l'erreur, ont suffi
pour établir une constitution stable d'État et de gouverne-
ment (1)... Comme le remarque saint August/ji (2), on af-
fermissait les traités avec les Barbares par les serments en
leurs dieux : Juratione barbarica. Ce que ce Père prouve
par le serment qui affermit le traité de paix entre Jacob et
Laban, chacun d'eux jurant par son Dieu, Jacob par le vrai
Dieu,... et Laban idolâtre par ses dieux ». — A propos « des
erreurs des hommes du monde et des politiques sur les af-
faires et les exercices de la religion (3), Bossuet cite Lac-
tauce et son Ue morte persecutorum , n. 33 et 49, pour
montrer comment (4) « Galère Maximien et Maximin, les
(1) Article II, lie propos.
(-2) Episl. XLVII, ad Public, -2.
(:\) Article IV.
(•'() X" propos.
366 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
deux plus cruels persécuteurs de l'Église des chrétiens,
moururent avec un aveu forcé de leur faute : avant que de
les livrer au dernier supplice, Dieu leur fit faire amende
honorable à son peuple, qu'ils avaient si long-temps tyran-
nisé ». — Pour étal)lir que « le prince doit être religieux
observateur de son serment (1) », l'auteur de la Politique
tirée des propres paroles fie rÊcriture sainte expose l'ad-
mira])le serment du sacre des rois de France et le cérémo-
nial de l'onction du prince, de la remise du sceptre, de la
bénédiction de Tépée. Il insiste ensuite sur « les motifs
de religion particuliers aux rois (2) » et sur l'obligation spé-
ciale qui incombe aux rois de France d'aimer l'Église et de
s'attacher au Saint-Siège (3). « La sainte Église romaine, la
mère , la nourrice et la maîtresse de toutes les Eglises , doit
être consultée dans tous les doutes qui regardent la foi et
les mœurs, principalement par ceux qui, comme nous, ont
été engendrés en Jésus-Christ par son ministère et nourris
par elle du lait de la doctrine catholique. Ce sont les
paroles à'Hincinar, célèbre archevêque de Reims... Dès
le second siècle, saint Iréne'e, évêque de Lyon, célébrait
hautement la nécessité de s'unir à l'Église romaine, « comme
à la principale Église de l'univers, fondée par les deux
prnicpaux apôtres, saint Pierre et saint Paul. » Bossuet
passe alors en revue les saints de l'Église gallicane , saint Po-
thin, saint Irénée, saint Denis et ses compagnons, saint Hi-
laire, saint Martin, saint Rémi, saint Louis, « le plus saint
roi qu'on ait vu parmi les chrétiens. Il ne me reste qu'à
dire à nos princes : si vous êtes les enfants de saint Louis,
faites les œuvres de saint Louis. >
Dans le livre VIII'-, La justice, autre ileroir de la roi/aulé,
à propos « des vertus qui doivent accompagner la jus-
tice {h) » et en particulier de la prudence (5), le grand éve-
il) Article \,prop. XVll'' et XVIIt"
(2) Article VI.
(3) XIV propos.
('») Article IV.
(.%) IV" propos.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLITIQUE. 367
que emprunte ce texte à saint Aitibroisf : « Quand Dieu dit
qu'il descendra, il a parlé ainsi pour votre instruction, atin
que vous appreniez à rechercher les choses avec soin. « Je
descendrai pour voir; c'est-à-dire : Prenez soin de des-
cendre, vous qui «Hes dans les hantes places. Descendez
par le soin de vous informer, de peur qu'étant éloignés,
vous ne voyiez pas toujours ce qui se passe. Approchez-
vous pour voir les choses de près. Ceux qui sont placés si
haut ignorent toujours beaucoup de choses (1). » — Parmi
les obstacles à la justice (2 , il y a la colère, que l'em-
pereur Théodose le Grand parvint à dompter si bien sur
les conseils de saint A/)//)/'oisr « qu'à la fin, comme dit ce
Père (3), il se tenait obligé quand on le priait de pardon-
ner; et quand il était ému par un sentiment plus vif de la
colère, c'était alors qu'il se portait plus facilement à la
clémence (4). »
Au livre IX'', Les armes, premier secoars r/e la royauté ,
Bossuet rappelle « la sanglante dérision des conquérants
par le prophète Isaïe (5) ». et il « foudroie d'un seul mot
la fausse g"loire : « Ils ont reçu leur récompense,... et vains
qu'ils étaient, ils ont reçu une récompense aussi vaine que
leurs projets : Receperunt mercedem. siiam, vani vanam ,
comme àxisai}it Aur/ustin (6). »
Dans le livre X^ et dernier, Suite des secours de la royauté,
les l'ichesses ou les finances , les conseils, les inconvénients et
tentations qui accompagnent la royauté, et les remèdes
fjuon y doit apporter, Bossuet déclare (7) que « saint
Auyusiin se fondait sur les exemples (des rois de l'Écri-
ture) , lorsqu'il a dit qu'il n'y a point de plus grande tenta-
tion, même pour les bons rois, que celle de la puissance :
Quanto altior tanto periculosior (8 . Un roi pieux doit donc
(1) Amhr.. de Abrah.. lib. I, cap. vu.
(i) Article V.
(3) De ohilu Theod. oratio. n. 13.
(4) Art. V, V'' propos.
(.'i) Article \\, \W propox. « Comment ctes-vous tombe, bel astre qui luisiez au
ciel comme l'étoile du matin? »
((i) In Psahn. CXVIII . Serm. XII, ù.
(7) Article VI et dernier, première propos.
(8) Enar. in Psal. CXVIII, n. 9.
368 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
supprimer tous les sentiments qu'inspire la grandeur (1) ,
être vraiment pauvre d'esprit et de cœur, et, comme disait
saint Augustin, préférer au royaume d'ici- bas celui de
l'éternité (2).
La Conclusion nous montre en quoi consiste le rrai bon-
heur des rois. « Apprenons-le, dit Bossuet, de saint .4?/-
gustin parlant aux empereurs chrétiens, et en leurs per-
sonnes à tous les princes et à tous les rois de la terre (3).
C'est le fruit et l'abrégé de ce discours.
« Les empereurs chrétiens ne nous paraissent pas heu-
reux pour avoir régné longtemps; ni pour avoir laissé l'em-
pire à leurs enfants après une mort paisible ; ni pour avoir
dompté ouïes ennemis de l'Église ou les rebelles. Ces choses
que Dieu donne aux hommes dans cette vie malheureuse
(ou pour leur faire sentir sa libéralité , ou pour leur servir
de consolation dans leurs misères) ont été accordées même
aux idolâtres, qui n'ont aucune part au royaume céleste,
où les empereurs chi^étiens sont appelés. Ainsi, nous ne les
estimons pas heureux pour avoir ces choses qui leur sont
communes avec les ennemis de Dieu , et il leur a fait beau-
coup de grâces, lorsque, leur inspirant de croire en lui, il
les a empêchés de mettre leur félicité dans les biens de cette
nature. Ils sont donc véritablement heureux, s'ils gouver-
nent avec justice les peuples qui leur sont soumis; s'ils ne
s'enorgueillissent point parmi les discours de leurs flat-
teurs, et au milieu des bassesses de leurs courtisans; si leur
élévation ne les empêche pas de se souvenir qu'ils sont des
hommes mortels; s'ils font servir leur puissance à étendre
le culte de Dieu, et à faire révérer celte majesté infinie;
s'ils craignent Dieu, s'ils l'aiment, s'ils l'adorent; s'ils pré-
fèrent au royaume où ils sont les seuls maîtres, celui où ils
ne craignent point d'avoir des égaux; s'ils sont lents à punir
et, au conti'aire , prompts à pardonner; s'ils exercent la
vengeance publique; non pour se satisfaire eux-mêmes,
(1) XIII' propos.
(2) De Civil. Dei, I. V, cap. xxiv.
(.3) Ihidem.
LES SAINTS PERES ET 150SSUEÏ POLITIQUE. 36£)
mais pour le bien de l'État, qui a besoin nécessairement de
cette sévérité; si le pardon qu'ils accordent tend à l'amen-
dement de ceux qui font mal , et non à l'impunité des mau-
vaises actions; si, lorsqu'ils sont obligés d'user de quelque
rigueur, ils prennent soin de l'adoucir autant qu'ils peu-
vent par des bienfaits et par des marques de bonté; si leurs
passions sont d'autant plus réprimées quelles peuvent être
plus libres; s'ils aiment mieux se commander à eux-mêmes
et à leurs mauvais désirs qu'aux nations les plus indomp-
tables et les plus fières ; et s'ils sont portés à faire ces choses
non par le sentiment d'une vaine gloire, mais par l'amour
de la félicité éternelle; offrant tous les jours à Dieu pour
leurs péchés un sacrifice agréable de sainte prière, de
compassion sincère des maux que souffrent les hommes et
d'humilité profonde devant la majesté du Roi des rois. Les
empereurs qui vivent ainsi sont heureux en cette vie par
espérance, et ils le seront un jour en effet, quand la gloire
que nous attendons sera arrivée » ili.
Voilà comment parle « le grand politique chrétien »,
qu'éclairent la Bible et les saints Pères et à qui M'"' de
Maintenon faisait le plus honorable reproche en écrivant
à la comtesse de Saint-Géran (1675) que « M. de Condom
avait beaucoup d'esprit, mais qu'il était regrettable qu'il
n'eût pas i^esprit de la cour ».
Il n'est ni théocrate , puisqu'il affranchit le trône de
l'autel, ni légitimiste , puisqu'il ne croit pas que le droit au
pouvoir subsiste indéfiniment, sans la possession effective
du pouvoir, ni même monarchiste , puisqu'il ne l'est que
comme Français du dix-septième siècle et qu'il serait répu-
lîlicain en Hollande ou en Suisse ; // est conservateur, comme
le dit M. Lanson (2), et essentiellement religieux et catho-
lique. Ce ne sont donc pas seulement « quelques bonnes
maximes et quelques enseignements salutaires (3) », que
(U C'est la plus longue citation de saint Augustin fju'on trouve dans Hossuel. 11
commenté plus qu'il ne traduit.
(-2) Bossuct, p. 2-21., — « U faut, dit Uossuet, demeurer dans l'état autpiel un long
tt^mps a accoutume le peuple ». Politii/uc, liv. II.
(3; Ibidem, p. -2"."i.
IJOSSIET F/r LES SAINTS PÈIIES. 24
370 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
notre démocratie contemporaine peut puiser dans la Poli-
tique tirée dcsjjroprcs paroles de l'Écriture Sainte. « Jamais
le temps n'a été plus favorable à l'idée maîtresse de cette
politique (1) », et on s'honore en la proclamant avec
M. Brunetière « pleine de leçons » (2).
(1) Bossuet, p. 276.
(■2) Élud. crit. , S" Série, p. 100.
CHAPITRE VII
LES SAINTS PÈRES ET HOSSUET POLÉMISTE
L'un des plus grands et des plus beaux spectacles que
puisse contempler ici-bas la conscience humaine, c'est
celui d'un homme supérieur, aussi probe que savant, aussi
éloquent que sincère, consacrant sa vie entière à la réfuta-
tion de l'erreur et à la défense de la vérité.
Ce spectacle a été donné <i la France, à l'Ég'lise et au
monde par Bossuet, que l'on a vu pendant cinquante ans,
depuis la Réfutation du Catéchisme de Paul Ferrij , 1655,
jusqu'aux Instruction^^ contre la Version du Nouveau Testa-
ment de Trévoux, 1702-1703, et à V Explication cVlsa'le^
1704, demeurer constamment sur la brèche, ou plutùl se
porter avec ardeur sur tous les points entamés ou menacés ,
faire face aux adversaires les plus divers et leur opposer
l'autorité décisive et victorieuse de son érudition, de son
caractère et de son éloquence.
Jamais homme, depuis saint Augustin, ne réalisa mieux
cette noble divise : Vitarn inipcndere vero. Jamais prêtre
ne tint plus fidèlement le serment de son doctorat : « ()
summa paterno in sinu concepta Veritas, quae elapsa in
terras te ipsarn nobis in scripturis tradidisti, tibi nos totos
obstringimus , tibi dedicatuin inius quidquidin nobis spirat,
intellecturi posthac quani nihil debeant sudoribus parcrre,
qiios etiam sanguinis prodigos esse oportrat. 0 souveraine
Vérité, conçue dans le sein du Père, vous qui, échappée du
ciel, vous êtes donnée à nous dans les Écritures, nous nous
enchahions tout entiers à vous, nous vous consacrons tout
372 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
ce qui respire en nous; ceux-là ne peuvent épargner leurs
sueurs à son service qui doivent être, pour elle, prodigues
de leur sang (1)! »
Il faudrait plusieurs volumes pour suivre Bossuet dans
toutes les controverses et les polémiques auxquelles il fut
mêlé dans sa jeunesse , dans son âge mûr et dans sa vieil-
lesse. Sa théologie l'avait préparé à tout et sa connaissance
profonde des saints Phpslm fournissait une méthode excel-
lente et des arguments décisifs.
Nous savons par l'abbé Le Dieu (2) que lorsqu'il « avait
une erreur à combattre un point de foi à établir, il lisait
saint Augustin ». Il ne cherchait pas seulement dans les
ouvrages de ce Père « les principes qu'il y avait appris toute
sa vie et qu'il y retrouvait d'un coup d'œil marqués d'un
trait sur les marges ; mais il y cherchait encore la conduite
qu'il devait garder avec les errants en combattant leurs
erreurs ». Le grand évèque étudiait aussi dans ce Père la
manière et les moyens de ramener les esprits à la paix et à
la soumission : conférences amiables, tant de fois prati-
quées far saint Augustin, et qui avaient amené la soumis-
sion et la rétractation de Leporius; paroles et procédés
pleins de douceur à l'égard des protestants, comme en font
foi ces Instructions sur les Promesses de V Eglise , inspirées
par les paroles mêmes du saint docteur, et imitées de sa
conduite envers les Pélagiens et les Donatistes. « Il possédait
saint Augustin de telle façon qu'en f[uelque difficulté que
ce fût, il ne manquait jamais d'y trouver \e point de déci-
sion, et souvent en un mot. »
A ce témoignage « d'un homme tout à (Bossuet), pas-
sionné pour sa gloire, et très curieux de recueillir les moin-
dres circonstances qui])Ouvaient orner une si belle vie (3) »,
(1) Bossuet répétait ces paroles à l'ahhé Le Dieu au mois d'août i"0.'}, à Versail-
les. Mémoires, t. I, p. W-'t'j.
(-2) Mémoires, t. I, p. ."il-.Vi. — Voir ]»lus iiaul, page <;!t.
(:i) I.e Dieu , Mémoires . t. I. p. 'f2-4.t. Le secrétaire de Bossuet peut parler ainsi
au lendemain de la mort du prélat; « comme certaine pierre dont on i)arle en
pliysi(|ue, il garde queUiue temps le rayon même après (jue le soleil est couché».
Mais, dans son Journal, il a raconté mille choses triviales, mesquines, où se
révèlent « de manière à soulever le cœur » . dit Sainte-Beuve {Causeries du
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 373
on peut ajouter celui de Bossuet lui-même, nous indiquant
à diverses reprises ses principes et sb. méthode de discussion :
On a vu plus haut, p. 26, que, dans la Rcfutatioii du Caté-
chisme (lu sieur Paul Ferri/, ministre tir la religion préfen-
due réformée, Bossuet conjurait les « frères errants, » de
lire cet ouvrage en esprit de paix et espérait que la lecture
leur ferait connaître qu'il parlait contre leur doctrine, sans
aucune aigreur contre leurs personnes ». « Le théologien
sincère, ajoutait-il, ne cherche point, dans les écrits qu'il
combat, des paroles qu'il puisse détourner à un mauvais
sens. Où il y va du salut des âmes, le moindre artifice lui
parait un crime... Il adoucit les choses autant qu'il peut,
il aime mieux être indulgent qu'injuste; il estime une pa-
reille infidélité de dissimuler sa propre créance et de dé-
guiser celle de son adversaire ; parce que, si par la première
on trahit sa religion et sa conscience, par l'autre on se
déclare ennemi juré de la charité fraternelle ; on aliène et
on aigrit les esprits; on rend les dissensions irréconcilia-
bles. »
Nous savons par une lettre de Leibniz, 1679, que Bos-
suet pensa toujours « qu'il fallait employer les voies dou-
ces». Au plus fort delà querelle du Quiétisme, le 6 sep-
tembre 1697, il écrivait à M""" d'Albert à propos de son
frère, le duc de Chevreuse, ami intime de Féneion : « Je
veux que vous lui disiez avec une pleine liberté tout ce que
vous savez de mes sentiments. Qu'il vous rende, s'il se peut,
une bonne raison pourquoi M. de Cambrai a refusé si obs-
tinément de conférer avec moi. S'il vous parle de mes
prétendus emportements, qui lui ont servi de prétexte,
niez-lui hardiment que j'en sois capable, et assurez-le sans
hésiter que, par la grâce de Dieu, je sais garder toutes les
mesures de respect et de bienséance dans des conférences
sérieuses. Après tout, je suis toujours ce que j'étais : aussi
Lundi, t. Xlir, p. 287-204) , un esprit de petitesse, un esprit bas, un caractère dénué
de toute élévation, un cœur qui n'y supplée pas,... une nature sujjalterne et sor-
dide... De tels témoins dégradent, en s'y installant et s'y vautrant, (comme dirait
Saint-Simon), les grands sujets »).
374 BOSSUET ET LES SALMS PERES.
ti'iiih'p pour les /jr-rson/irs qii inflexible eontre lu docirine.
Priez Dieu qu'il les convertisse. » — En 1703, dans la Pré-
face de la Secuitile Iiislruction sur la Version de Trévoux,
l'évèquc de Meaux exposait ainsi la méthode de contro-
verse qu'il avait pratiquée toute sa vie : « Il ne faut rien
prendre dans son propre esprit, mais prendre celui des
Pères et suivre le sens que l'Église dès son origine et de
tout temps a reçu par la tradition. C'est de là qu'on pui-
sera des principes inébranlables dont il n'y aura qu'à
suivre le fd par une théologie qui ne soit ni curieuse, ni
contentieuse ; mais so/^yv, droite, modeste, plutôt précise
et exacte que subtile et raffinée, et qui, sans perdre jamais
de vue la convenance de la foi, la suite des Écritures et le
langage des Pères, en quoi elle fait consister la véritable
critique, craigne autant de laisser tomber la moindre partie
de la lumière céleste que de pénétrer plus avant qu'il n'ap-
partient à des mortels. »
Ainsi donc , « charité fraternelle » , « esprit de paix » ,
« indulgence » , « tendresse pour les personnes » , « con-
férences amiables » à l'imitation des Pères, loyauté et
bonne foi parfaites, voilà, pour la forme, la polémique de
Bossuet ; et pour le fond , u inflexibilité » contre Terreur,
« suite des Écritures , » « esprit et lançfage des Pères » et de
« la Tradition ».
Il faut voir à l'œuvre le grand évèque, coupant court à
toutes les chicanes, allant droit au co'ur des questions et
des difficultés, se fixant autour des idées centrales sur les-
quelles tout roule, y ramenant, y enfermant ses adversaires,
sans leur permettre de s'égarer et de battre la campagne.
« De là la sobriété et la vigueur de son argumentation. De
là vient que les œuvres de controverse de Bossuet donnent
à ceux qui les lisent l'impression d'une force contenue, iné-
puisable, capable de se proportionner aux obstacles et de
se rendj'e toujours su[)érieure à tous (1). »
Tel nous apparaît l>ossuet dans sa polémique contre tous
(I) I.anson, Unssm-l. p. ;{-24-3i';.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 375
ses adversaires, qui, sauf les Ulfmmonl((in>! qui avaient
raison contre lui, sont aussi les adversaires du dogme et de
la morale catholique : Protestants, Jansénistes , Castristes,
Apologistes itu théâtre, Quiétistes, Critiques et philologues.
ARTICLE 1^
Les saints Pères
et la Polémique de Bossuet contre les Protestants.
La polémique de Bossuet contre les Protestants fut, pour
ainsi dire , incessante , et il publia successivement la Réfu-
tation du Catéchisme du sieur Paul Ferrp, 1655; r Expo-
sition de la doctrine de l'Eglise catholicjue sur les matières
de controverse, 1671 , avec les Lettres ^ les Remarques et les
Fragments sur diverses matières de controverse, pour servir
de réponse aux écrits faits par plusieurs ministres contre
le livre De l'Exposition de la Doctrine catholique , 1675-
1691; la Relation de la Conférence de M. Claude avec les
Réflexions sur un écrit de M. Claude , 1682; le Traité de la
communion sous les deux espèces^ 1682; la Tradition dé-
fendue sur la malière de la communion sous une espèce,
contre les réponses de deux auteurs protestants, 1683-
168'* (1); la Lettre pastorale aux nouveaux catholiques du
diocèse, 1686; V Histoire des Variations des églises protes-
tantes, 1688, avec les Six Avertissements aux Protestants
sur les Lettres du ministre Jurieu , dont les trois premiers
sont de 1689, le quatrième et le cinquième de 1690 et le
sixième de 1691, ainsi que la Défense de l'Histoire des
Variations; YEclaircissemoit sur le repjroche cF idolâtrie,
1 689 ; V Explication de quelques difficultés sur les prières
de la messe à un nouveau catholique, 1689-1691 ; la Lettre
sur l'adoration de la Croix, 17 mars 1691 ; le Projet de réu-
nion ou Recueil de Dissertations et de Lettres relatives (t
la réunion des protestants <r Allemagne à l'Église catho-
(I) Cet ouvrage n'a étr i>iil)liê (|u'cn 174;î.
376 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lique (1666-1701) (1); les Instructions pastorales sur les
Promesses de l'Église (1700-1701), et enfin VExp/ication
(/'haïe (170i) (2).
Dans tous ces ouvrages, Bossuet se conforme à ce qu'il
disait à l'abbé Le Dieu : « Traitons les errants avec paix,
avec douceur; c'est déjà faire une grande peine aux gens
que de leur faire voir qu'ils ont tort et en matière de re-
ligion. Re'ndons-leur douce et aimable cette religion contre
laquelle nous les voyons révoltés (3).. , Attirons les réformés,
disait-il encore , par la douceur, par l'insinuation , par les
solides instructions, comme faisaient les saints Pères (4). »
§ I. — Réfutation du Catéchisme du sieur Paul Ferry,
ministre de la religion prétendue réformée , 1655 (5).
Les saints Pères fournissent à Bossuet les principaux ar-
guments contre « le plus docte, le plus ancien, le plus
célèbre des ministres » protestants de Metz.
Sans doute, le jeune archidiacre ne peut pas citer beau-
coup ses auteurs préférés dans la Section premiè're de la
première partie (6), « où cette vérité, que l'on peut se sau-
ver en la communion de l'Église romaine, est prouvée par
les principes du ministre (7) ». Il n'invoque qu'une fois le
témoignage de Tertullien pour établir « qu'il n'y a que
Jésus-Christ qui prie, parce que nous sommes ses membres
et qu'il fait tout en nous. C'est pourquoi le grave Tertul-
lien dit si bien dans son Traité de la pénitence : u Si l'Église,
(1) Ce Recueil n'a paru qu'en 1"'*3, édite par l'ahbé Le Roi.
(2) lia été déjà (jueslion de VExpUcation de l'Apocalypse, KlSi), (jui est aussi
un ouvrage de controverse contre les protestants.
Ci) Voir encore le l'nnéijijrique de saint François d) Sales (-28 déceml)re \(Hiù) :
' Rappelons-les, non par dos contentions écliauffécs, mais par des témoignases
de charité, etc. »
('*) Jou7'nal deVabbé Le Dieu, 1" avril l'Oiî.
(:>) Voir Tiiirion, Étude sur l'histoire du protestantisme à Metz et dans le
pays Messin, l'n vol. in-S" de 'dO p.; Coiliii, Nancy I88.">. — Le chapitre 2 de la
.'{• partie contient l'iiistoire du Catéchisme de Paul Ferry et de la Réfutation
(|u'en lit Rossuel.
«>) Le salut possible dans l'Eglise Romaine.
{' I II soutenait : « 1" que la rclormation a été nécessaire; -2° qu'encore qu'avani
la réformation on se put sauver en la communion de l'Église romaine, mainte-
nant. ai>rés la réformalion, on ne le peut plus. »
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 377
c'est Jésus-Christ, lorsque tu te prosternes devant les genoux
de tes frères, tu touches Jésus-Christ, tu pries Jésus-Christ.
Quand ils versent des larmes sur toi, c'est Jésus qui souffre,
c'est Jésus qui prie Dieu son Père. On obtient toujours ai-
sément ce qu'un fils demande (1). »
Mais dans la Section deuxième , « où il est prouvé, contre
les suppositions du ministre , que la foi du Concile de Trente
touchant la justification et le mérite des bonnes œuvres,
nous a été enseignée par l'ancienne Église, et qu'elle établit
très solidement la confiance du fidèle en Jésus-Christ seul »,
sai)if Augustin et les autres. Prrcs interviennent à chaque
page. — Ainsi , pour expliquer la justification du pécheur
selon la doctrine de l'Église, Bossuet dit : « Saint A ugustin ,
répondant aux Pélagiens qui lui objectaient que le baptême,
selon sa doctrine, ne donnait pas la rémission de tous les
péchés, et qu'il ne les ôtait pas, mais qiiil les rasait, comme
on rase les elwrt^ux , disaient-ils, dont la racine df meure en
la tête (2), soutient qu'il n'y a que les infidèles qui osent
assurer une telle chose et nier que le baptême ôte les pé-
chés. » Et encore qu'il soit celui de tous les docteurs qui a
sans doute le mieux entendu les langueurs et les maladies
de notre nature, ensuite du principe qu'il a posé que la
grâce du baptême ôte les péchés, il parle ainsi de la convoi-
tise, combattant d'une même force les hérétiques pélagiens
et calvinistes : « Bien qu'elle soit nommée péché , ce n'est
pas, dit-il, qu'elle soit péché; mais elle est ainsi appelée,
parce qu'elle est faite par le péché ; comme en voyant l'é-
criture d'un homme , on l'appelle souvent sa main , parce
que c'est la main qui l'a faite. » Et ce grand homme passe
si avant qu'il ne veut pas même que la convoitise soit au
nombre de ces péchés, pour lesquels nous disons tous les
jours : « Remettez-nous nos dettes. » Ce qui montre com-
bien il est convaincu que la grâce justifiante ôte les pé-
chés... lime serait aisé de produire beaucoup d'autres pas-
(I) Cliapitre dernier : Conclusion et sommaire de ce Discours.
(■■1) Les protestants disaient de même que la justification n'ôfe pas les péchés,
mais qu'elle les couvre; Dieu déclare juste le pécheur, et voilà tout.
378 B0SSU1:T et les saints PERES.
sages (le saint Augustin non moins formels ni moins décisifs;
mais celui-ci doit suffire aux pieux lecteurs. » — Bossuet
montre ensuite (1) que s'il y a des péchés même chez les
justes, il y a aussi le sang* du Sauveur, les Sacrements de
l'Église . le Saint-Esprit pour les laver. « C'est ce qu'enseigne
admirablement le grand saint Augustin , dans cette savante
Epit/'f à Hilaire : « Celui, dit-il, qui étant aidé par la divine
miséricorde, s'abstiendra de ces péchés qu'on appelle cri-
mes , et qui ne nég-lig-era pas de purger les autres , sans les-
quels on ne vit pas en ce monde , par des œuvres de misé-
ricorde et par de saintes prières, encore qu'il ne vive pas
ici sans péché, il méritera d'en sortir sans aucun péché,
parce que , ajoute ce grand docteur, comme sa vie n'est pas
sans péché, aussi les remèdes pour les nettoyer ne lui man-
quent pas. )) — « Nous sommes faits justes en Notre-Sei-
gneur (2), non seulement parce que sa justice nous est im-
putée, mais parce que. par le Saint-Esprit qui nous est
donné, nous recevons une véritable justice inhérente réel-
lement en nos âmes. De là vient que saint Augustin , qui a
si bien pénétré le sens de l'Apôtre , enseigne constamment
la même doctrine que nous avons ici* expliquée, « La pre-
mière nativité, nous dit-il, tient l'homme dans la damna-
tion, et il n'y a que la seconde qui l'en exempte. » Et ail-
leurs : « Par la régénération , tous les péchés sont remis »...
C'est pourquoi, en son Epitrr 2.}, il décrit la régénération
par ces belles paroles : k L'Esprit, opérant intérieurement
le bienfait de la grâce, déliant le lien de la coulpe, récon-
ciliant le bien de la nature, régénère l'homme en .lésus-
Christ. » Vous voyez que le môme bienfait de la régénération
comprend tout ensemble la rémission des péchés, l'opération
de l'Esprit de Dieu, avec l'infusion de la grAce : c'est aussi
cette infusion de la grâce que saint Augustin appelle justi-
fication. Car au livre T'" Des nirritt-s rt dr la rrniission des
j)écJu'S, après qu'il a enseigné au chapitre ix que « Dieu
donne aux fidèles une grâce très occulte de son Esprit, qu'il
(I) Chapitre v.
(•J) (;lia|)ilrc VI.
LES SAINTS PERES ET HOSSUET POLÉMISTE. 379
communique même aux petits enfants par une infusion se-
crète » , il dit au chapitre suivant que <( ceux qui croient
en Jésus-Christ sont justifiés en lui à cause de la coinmuni-
cntion et inspiration secrète de la vie spïrltiudlc », C'est ce
que Bossuet appelle « une belle doctrine de l'Apôtre très
bien entendue par saint Augustin »... (( Cette justice est
nôtre, dit encore saint Auf/ustin : mais elle est appelée dans
les Écritures justice de Dieu et de Jésus-Christ, parce qu'elle
nous est donnée par sa largesse (1). » — Pour que les héré-
tiques voient manifestement que Bossuet établit par les vrais
principes la justification par la foi, il leur représente (2)
la doctrine du sacré Concile de Trente ; puis il explique
celle de saint Paul, sous la conduite de saint Augustijt,
« qui a si bien pénétré le sens de l'Apôtre, particulièrement
en ce docte livre Df' l'esprit et de la lettre, où il traite excel-
lemment cette question... Toute notre créance est comprise
en cette seule proposition qui est tirée àesaint Augustin, que
nous sommes dits justifiés par la foi, parce que plusieurs cho-
ses étant nécessaires pour la justification du pécheur, la foi
est posée la première afin de nous impétrer tout le reste...
Saint Augustin expliquant par les principes du saint Apôtre
quelle est cette justice qui est parla foi : « Il faut entendre
une foi, dit-il, par laquelle nous croyons fermement que
la justice nous est donnée par la grâce, et non point faite
en nous par nous-mêmes »... C'est donc la foi qui nous jus-
tifie , si nous croyons^ si nous confessons que nous sommes
morts en nous-mêmes et que Jésus-Christ seul nous fait
vivre. C'est, dis-je, cette foi qui nous justifie, parce qu'elle
fait naître l'humilité, et par l'humilité la prière, et dans
la prière la confiance... C'est la doctrine constante de saint
Augustin: c'est tout le but de ce docte livre qu'il a composé
De l'esprit et de la lettre. « La justification, y dit-il, est
impétrée par la fol », et : <( La foi nous rend propice Celui
qui justifie » , et encore : « Par la foi nous impétrons le
salut, tant celui qui commence en nous elfectivement que
(1) Cliapitre vu.
{■2) Chapitre vin.
S80 ROSSUET ET LES SAINTS l'ERES.
celui que nous attendons par une fidèle espérance » ; et en-
fin : « Par la loi la connaissance du péché ; par la foi l'ini-
pétration de la i^râce contre le péché; par la grâce Tàme
est guérie du vice du péché. » Ce grand homme parle tou-
jours de la même sorte. Ainsi, dans la pensée de saint Au-
gustin, la vertu de la foi consiste en la force qu'elle a d'im-
pétrer la grâce... Il raisonne très bien selon les maximes
apostoliques, quand il dit que la foi justifie, parce qu'elle
attire les grâces par lesquelles nous sommes justifiés. »
Voilà les « vrais principes que l'antiquité chrétienne nous a
enseignés par la bouche de saint Augustin ». — Quant à la
justification par les œuvres (1), le Saint-Esprit qui nous est
donné ouvre en nous une source toujours féconde, qui, ne
cessant jamais de couler, s'enrichit continuellement elle-
même, ce qui fait àiv^k saint Aiif/ustin : « Il faut que nous
entendions que celui qui aime a le Saint-Esprit, et qu'en
l'ayant il mérite de l'avoir davantage, et conséquemment
d'aimer davantage... Mais c'est la grâce elle-même qui mé-
rite d'être augmentée , afin qu'étant augmentée elle mérite
aussi d'être consommée. » — Bossuet explique encore (2),
(( selon la doctrine de saint Augustin , qui vient de la source
des Écritures, pour quelles causes la concupiscence, bien
qu'elle ne soit pas éteinte dans les baptisés, ne les empêche
pas d'être vraiment justes , ni de pouvoir accomplir la loi , se-
lon la mesure de cette vie ». S^aint Augustin parle ainsi de
la charité : « C'est elle qui est la très véritable , la très en-
tière, la très parfaite justice » ; d'où il s'ensuit, par con-
trariété de raison, que toute l'injustice a son origine dans
la convoitise »... Saint Augustin a bien entendu (l'énergie
des promesses de la nouvelle alliance), quand il assure en
une infinité de lieux que « la volonté guérie accomplit la
loi », que « la grâce nous est donnée afin que nous la
puissions accomplir », et c'est par là que ce grand docteur
a révélé l'efficace du secours divin. » iMais l'imperfection de
(1) Chapitre ix.
(i) (;iia|)itre xi.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 381
notre justice vient du combat de la convoitise (1), et saint
August'ni remarque , « en profitant tous les jours, comljien il
est éloigné de la perfection de la justice »... Nous pouvons,
dit saint Augustin, commentant le mot de l'Apôtre : « Qui
me délivrera de ce corps de mort? nous déplaire dans les
ténèbres , encore que nous ne puissions pas arrêter nos vues
sur une lumière très éclatante »... Toutefois, nous ne crain-
drons pas d'assurer, avec l'admirable saint Augustin, que
la grâce du Saint-Esprit abonde tellement en l'Ame des jus-
tes que leur charité , quoique combattue , a quelque chose
de plus vigoureux qu'elle n'avait en Adam , notre premier
père, lorsqu'elle y jouissait d'une pleine paix. Car Adam
n'avait rien à combattre dans une si grande félicité, dans
une telle facilité de ne pécher pas. « Maintenant, dit saint
Augustin, il faut une liberté plus grande contre tant de
tentations qui n'étaient pas dans le paradis, afin que ce
monde soit surmonté avec toutes ses erreurs, et les attraits
des fausses amours »... Aussi saint Augustin no\i^ enseigne
que Dieu mettant Adam dans le paradis, voyait bien qu'il
devait tomber; mais en même temps il voyait, dit-il, que
par sa postérité aidée de la grâce, le diable serait sur-
monté avec une plus grande gloire des saints... Ainsi,
quoi que la convoitise entreprenne pour détruire la jus-
tice des enfants de Dieu, elle demeure victorieuse par la
charité, qui est la véritable justice, comme l'appelle saint
Augustin. »
Pour la grave question « du mérite des bonnes œuvres
et des sentiments de l'ancienne Église (2) » à cet égard,
Bossuet déclare que « le seul témoignage de saint Augus-
tin est capable de convaincre les plus obstinés » (3) , parce
que ce grand évêque est celui de tous les saints Pères qui
a disputé le plus fortement contre le mérite pélagien, pour
faire éclater la nécessité, la vertu de la grâce. « Écoutons
(!) Cliaiiitre \. Do Vaccoinplissement de la loi cl de la vérité de notre justice , à
cause du régne de la c/tarilr.
(-2) Chapitre xir.
(3) Voir plus haut. p. -iti.
:}82 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
parler ce grand personnage dans cette Epilrr si forte qu'il
écrit à Sixte contre l'hérésie des Pélagiens : « De quels mé-
rites se vantera celui qui a été délivré, auquel si l'on ren-
dait selon ses mérites, il n'éviterait jamais la damnation?. »
Il ajoute aussitôt après ces beaux mots : « Les justes n'ont-
ils donc aucuns mérites? Ils en ont certainement, parce
qu'ils sont justes; mais ils n'avaient pas mérité que Dieu les
fit justes. » Qui ne voit ici que saint Augustin ruine le mé-
rite qui prévient la grâce par le mérite qui est un fruit de
la grâce, et qu'autant qu'il déteste ce premier mérite, au-
tant approuve-t-il le second? Mais celui qui voudra con-
naître sans obscurité les sentiments de saint Augustin tou-
chant le mérite des bonnes œuvres, il n'a qu'à considérer
attentivement de quelle sorte ce grand homme emploie
contre les ennemis de la grâce ce passage de YÉpt'tre au.r
Romains : « Le payement du péché , c'est la mort; la grâce
et le don de Dieu c'est la vie éternelle ». (( La vie éter-
nelle , dit-il, est rendue aux mérites précédents; toutefois,
à cause que ces mérites ne sont point en nous par nos pro-
pres forces , mais y ont été faits par la grâce , de là vient
que la vie éternelle est appelée grâce, sans doute parce
qu'elle est donnée gratuitement ; et de ce qu'elle est don-
née gratuitement, ce n'est pas qu'elle ne soi! donnée aux
nu'ritcs; mais c'est à cause que les mérites auxquels la vie
éternelle est donnée sont eux-mêmes des dons de la grâce. »
Tous les écrits de saint Augustin enseignent constamment
la même doctrine; et pour faire voir à nos adversaires qu'il
l'a défendue jusqu'à la mort, produisons un des derniers
livres qu'il a composés et dans lequel il a ramassé tout ce
qu'il y a de fort et de concluant pour faire plier l'arro-
gance humaine sous le joug de la grâce. C'est de là que je
veux tirer un témoignage authentique pour notre créance,
afin qu'il demeure certain que jamais cet admirable doc-
teur n'a prêché plus hautement le mérite que lorsqu'il en-
treprend d'établir la sainte humilité du christianisme.
« IHiisque la vie éternelle, dit saint Aur/tislin dans le Dr
Con'f'jitionc rt f/ralia), laquelle certainement est rendue
LES SAOÏS PERES ET 150SSUET POLÉMISTE. 383
aux boitiiPS œuv/'Ps , comnip chose qui hnir est due , est ap-
pelée grâce par le grand Apôtre, quoique la grâce soit
donnée gratuitement et non point rendue à nos bonnes œu-
vres, il faut confesser sans aucun doute que la vie éternelle
est appelée grâce, parce qu'elle est rendue aux utcrites qui
nous sont donnés par la grâce. » Donc, selon la doctrine de
saint Augustin , Dieu ne donne pas seulement, mais il rend
la vie éternelle aux mérites de cette vie ; et il ne la rend pas
seulement, mais il la rend comme chose due. »
Reste la grande objection des Pélagiens (1) et des Protes-
tants aussi , puisque Luther a composé un traité De Serro
Arbitrio, à savoir que la doctrine catholique détruit le
libre arbitre de l'homme. — Saint Augusti/i défend l'É-
glise contre ce reproche et déclare hautement à ces héré-
tiques que « Dieu a révélé par les écritures qu'il y a dans
l'homme le libre arbitre de sa volonté ». Et, voulant expli-
quer ailleurs quelle est la fonction de ce libre arbitre :
« C'est à la propre volonté, dit-il, de consentir ou de résis-
ter à la vocation divine. » Il a fait des livres entiers sur
cette matière. Saint Paul parle ainsi de lui-même : « Non
pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi », c'est-à-dire,
selon l'interprétation de saint Augustin : « Ce n'est pas la
grâce de Dieu toute seule; ce n'est pas aussi lui tout seul,
mais la grâce de Dieu avec lui. »
Bossuet conclut en disant que « cette doctrine fait bien
entendre ce que saint Augustin nous a enseigné par l'au-
torité des lettres sacrées, que la vie éternelle est donnée
aux œuvres, et néanmoins qu'elle ne laisse pas d'être grâce.
Elle est donnée aux œuvres, parce que Dieu rendra â cha-
cun selon ses œuvres (2). Et cependant il est certain que
c'est une grâce, parce qu'elle nous est promise par grâce ...
« Ainsi, comme remarque saint Augustij\ , qui finira
cette question après l'avoir si bien commencée, tous les
desseins de la Providence se rapportent â ces trois choses.
Car ou Dieu rend le mal pour le mal, ou il rend le bien
(I) Chapitre xiii.
(-2) Ai^oc. XXII. 1-2.
384 ROSSUET ET LES SAINTS PERES.
pour le mal ou il rend le bien pour le bien. Il rend le mal
pour le mal, le supplice pour le péché, parce qu'il est juste ;
il rend le bien pour le mal, la grâce pour l'injustice, parce
qu'il est bon; enfin , il rend le bien pour le bien, la gloire
éternelle pour la bonne vie, parce qu'il est juste et bon
tout ensemble (1). »
Pour montrer « l'injustice du ministre (Ferry), qui nie
que nous ayons notre confiance en Jésus-Christ (2) », le jeune
archidiacre de Metz cite encore deux textes de saint B('r-
nard : « L'Église a des mérites, mais pour mériter, non
pour présumer. Qui est celui qui peut dire : Je suis des
élus, je suis des prédestinés à la vie? Nous n'en avons pas
la certitude ; mais la confiance nous console »; et deux textes
de saint Augustin : « Quoique (les enfants de Dieu) soient
infailliblement assurés du prix de leur persévérance »; —
« En ce lieu de tentation, l'infirmité est si grande que la
certitude infaillible peut facilement engendrer l'orgueil. »
« Je produis ces deux grands hommes à notre adversaire,
dit Bossuet, parce qu'il les appelle saints dans son Caté-
chisme, afin qu'il connaisse, par leur témoignage, que nous
avons l'assurance d'être sauvés, telle que l'ont eue les
hommes de Dieu et les saints docteurs de l'Église... Mais
finissons enfin ce discours par ce raisonnement invincible,
(jui découvrira manifestement deux insignes faussetés du
ministre. Il accuse le Concile de Trente d'avoir établi une
nouvelle doctrine touchant la justification et les bonnes
œuvres. Cependant il parait sans difficulté qu'elle a été de
point en point enseignée il y a plus de douze cents ans par
le plus crlrbrc de tous les docteurs , avec l'applaudissement
de toute l'Église. Il ajoute que cette doctrine détruit le fon-
dement de la foi, c'est-à-dire la confiance en Jésus-Christ
seul. Toutefois il n'est pas assez téméraire pour accuser saint
Augustin d'un crime si énorme ; au contraire, il déclare en
termes formels qu'il ne trouve rien en sa foi qui puisse
donner une juste cause de séparation. Ainsi, Vautorité de
(t) De Grntia et lihero arbih'io, cap. xxiii. ii. V>.
(•1) Cliaj)ilic dernier.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 385
saint Augustin nous est un rempart assuré. Car si notre foi
est la sienne, il est clair qu'on ne se doit pas séparer de
nous, puisqu'on n'ose pas se séparer de saint Augustin. »
Dans la seconde partie de sa Réfutation , L<' salut impos-
sible dans la Réforme, Bossuet établit d'abord l'apostoli-
cité et la durée perpétuelle de TÉgiise visible , ou plutôt de
toutes les véritables églises 1) par ce texte de TertuUien i2) :
« Une race se doit rapporter à son origine; c'est pourquoi
toutes les Églises ne sont que cette Église unique et pre-
mière que les apôtres de Jésus-Christ ont fondée. Elles sont
toutes premières et apostoliques, parce qu'elles se sont
associées à la même unité et qu'elles ont le même prin-
cipe. ') — Puis, pour montrer que nos adversaires ne peuvent
apporter aucune cause de séparation (3) : « Disons main-
tenant à nos adversaires, écrit Bossuet, avec cette ardente
charité de saint Augustin (4) : Pourquoi vous êtes-vous sé-
parés? Quel a été votre aveuglement lorsque^ pour éviter,
à ce que vous dites, les abus qui étaient dans l'Église, vous
n'avez pas craint de tomber dans le plus horrible de tous
les abus, qui est le sacrilège du schisme? Certes, rien ne
doit être plus nécessaire que les causes de séparation et il
n'y a rien de plus mal fondé que celles que vous prenez
pour prétexte. »
Et alors, le jeune archidiacre détruit une à une toutes
les raisons apportées par la Réforme pour se séparer de
l'Église Romaine. — « Elle ne permet pas aux fidèles de
se confier à Jésus-Christ seul ^>, dit Ferry. « Mais que ré-
pondra-t-il à saint Augustin, qui a soutenu (les mérites)
avec tant de force? Osera-t-il dire que ce docteur a enflé
farrogance humaine, lui qui est le prédicateur de la grâce
et qui, dans le sentiment de Calvin (5), « n'a pas son pareil
entre les anciens en modestie et profondeur de science? »
— Rome honore et prie les saints. « Mais que Ferry
(1) Chapitre ii.
(i) De Praescrip. c. xx.
(3) chapitre m.
(4) De Bapt., lib. H, n. -24.
(5) Défais, coiit- Vestph.
BOSSLET ET LES SAINTS PÈRES. wi>:
386 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
« écoute le grand saint Basile (1) ;... qu'il écoute saint Grr-
f/oi/'f\ évèque de Nysse , frère de cet admirable docteur,
qui représente les chrétiens embrassant le corps d'un mar-
tyr, « le priant d'intercéder pour eux » ; qu'il écoute saint
Augustin, qui dit que « les fidèles recommandaient aux
martyrs les âmes de ceux qu'ils aimaient, comme à leurs
défenseurs et à leurs avocats... Ces grands hommes désho-
noraient-ils Jésus-Christ? Et quelle est la témérité de nos
adversaires qui, sous le nom de l'Église Romaine, déchirent
la mémoire de ces grands docteurs? » — « Pour ce qui re-
garde le purgatoire et la prière pour les morts, se peut-il
rien dire de plus formel que ces belles paroles de saint
Aurjustiu : « Il ne faut point douter, dit ce grand évêque (2),
que les prières de la sainte Eglise et le sacrifice salutaire et
les aumônes que font les fidèles pour les âmes de nos frères
défunts , ne les aident à être traités plus doucement que
leurs péchés ne le méritent. Car uoits aro/ts appris de nos
pères, cf que V Eglise universelle observe, de faire mémoire,
dans le sacrifice , de ceux qui sont morts en la communion
du corps et du sang de Jésus-Christ , et en môme temps de
prier et d'offrir ce sacrifice pour eux. A l'égard des œuvres
de miséricorde par lesquelles on les recommande, qui doute
qu'elles ne leur soient profitables? // ne faut nallnnent dou-
ter que ces choses ne servent aux morts ». — « Mais Rome
est destinée , nous dit le ministre , à être le siège de l'Anté-
christ; c'est la Rabylone de VApocalgpse , de laquelle Dieu
ordonne de se retirer. Saint Jérôme l'a entendu de la sorte. »
11 faut « faire grande différence , répond Bossuet, entre l'É-
glise de Rome et la ville; et saint Jérôme l'observe très
exactement, dans celte célèbre Epître éi Marcelle, où, vou-
lant exhorter cette sainte femme à quitter Rome pour
Bethléem, il lui dépeint la ville de Rome comme la Rabylone
dont il faut sortir. « Là, dit-il. il y a une sainte Église; on
(1) - Souvenez-vous, dit-il, du inarlyr. vous auv(iuels il a paru dans les songes;
vous aux(|uels, étant appelé par son nom, il s'est montre présent par ses a'u-
vres. »
(3) Herm. 3-2. Dr Verhis Apost., nuni- l"-2 , n. II.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 387
y voit les trophées des apôtres et des martyrs ; Jésus-Christ
y est reconnu, etc.. » Qui ne voit que ces premières paroles
honorent la sainteté de l'Église et qu'il représente dans les
dernières la confusion de la ville?... Il estime Antechrists
ceux qui ne s'unissent point avec (l'Église Komaiue). Et cer-
tes , si nous (la) considérons selon les maximes des anciens
docteurs, bien loin de croire, comme les ministres, qu'elle
est la Babylone dont il faut sortir, nous dirons avec les saints
Pères qu'elle est le centre où il faut se rassembler. C'est ce
que nous voyons clairement dans ce beau passage de saint
Optât, qui vivait au quatrième siècle. Ce grand évêque ,
écrivant contre Parménian , donatiste , lui explique l'unité
de l'Église par l'unité de la chaire principale à laquelle
toutes les autres doivent être unies. « Vous ne pouvez nier
que vous ne sachiez que la chaire épiscopale a été donnée
à Rome , premièrement à Pierre , en laquelle a été assis
Pierre, le chef de tous les Apôtres, qui a été pour cela
appelé Céphas : en laquelle chaire, poursuit ce saint homme,
l'unité dirait être gardée par tous les fidèles , afin que les
autres Apôtres ne pussent pas s'attribuer la chaire ; et que
celui-là fût tenu pour pécheur et pour schismatique qui
élèverait une autre chaire contre cette chaire singulière...
La chaire donc est unique; Pierre s'y est assis le premier;
Lin a succédé » ; il les nomme tous jusqu'à Sirice, et nous
pouvons aisément remplir cette liste jusqu'à Innocent X
d'heureuse mémoire et à celui que le Saint-Esprit lui des-
tine pour successeur; après quoi nous dirons à nos adver-
saires avec saint Optât : « Montrez-nous l'origine de votre
chaire, vous qui vous attribuez le titre d'Église » ; n'ètes-
vons pas schismatiques et pécheurs, vous qui vous élevez
contre la chaire unique, contre la chaire de l'Apôtre saint
Pierre et l'Église principale , dit saint Cyprieii , plus ancien
qu'Optât, d'oii l'unité sacerdotale a pris sa naissance? Que
pouvez- vous répondre à des autorités si précises? »
A propos de l'infaillibilité de l'Église (1), Bossuet affirme
(1) Chapitre IV.
388 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
« qu'il appartiendra àTEg-lise, tant qu'elle demeurera sur
la terre, de dire, à rimitation des apôtres : « Il a plu au
Saint-Esprit et à nous. » En efTet, les anciens docteurs ont
attribué constamment à l'Esprit de Dieu ce qu'ils voyaient
reçu par toute l'Église; et c'est pour cette raison que saint
Augustin, parlant de la coutume de communier avant que
d'avoir pris aucun aliment : « Il a plu, dit-il, au Saint-Es-
prit que le corps de Notre-Seigneur fût la première nourri-
ture qui entrât en la bouche du Chrétien »... Le même
saint Augustin, disputant du baptême des petits enfants :
« Il faut , dit-il , souffrir ceux qui errent dans les questions
cj[ui ne sont pas encore bien examinées, qui ne sont pas
pleinement décidées par l'autorité de l'Église ; c'est là que
l'erreur se doit tolérer; mais ils ne doivent pas entrepren-
dre d'ébranler le fondement de l'Eglise. » Ainsi, cet incom-
parable docteur, non seulement ne permet pas qu'on dis-
pute après que l'Églisç a déterminé; mais il estime qu'on
sape le fondement, quand on révoque en doute ce qu'elle
décide. » Bossuet cite alors comme preuve « de la déférence
de saint Augustin pour les déterminations de l'Église » ce
qu'il écrivait à propos du baptême donné par les héréti-
ques : saint Cyprien lui refusait le nom de baptême et
l'évèque d'Hippone le reconnaissait comme valable « sur
l'autorité de l'Église universelle, à laquelle saint Cyprien
aurait cédé très certainement... Et certes, le grand Cfj-
j)rien a bien témoigné quelle était sa vénération pour l'É-
glise, lorsque, interrogé par un de ses collègues sur les
erreurs de Novatien, il lui fait cette belle réponse : « Nous
ne devons pas être curieux de ce qu'il enseigne , puisqu'il
n'enseigne pas dans l'Église. Quel qu'il soit, il n'est pas
chrétien, n'étant pas on l'Église de Jésus-Christ. »
Le jeune archidiacre de Metz défend ensuite (1) saint
Bernard, qui demandait la réforme des abus, contre les
altérations de sens que le ministre Ferry se permet à trois
reprises « avec une extrême impudence ». « Je m'étonne,
(1) Cliapiti'c dernier.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 389
ajoute-t-il, que les ministres osent bien citer saint Brrnnrd
pour autoriser leur réformation, puisqu'il est clair que ce
saint docteur l'aurait infiniment détestée, lui qui prie si dé-
votement la très sainte Vierge , qui honore avec tant de res-
pect la primauté du Souverain Pontife ; qui. voyant que le
diable tâchait d'introduire quelques articles de la réforma-
tion prétendue , en suscitant certains hérétiques qui niaient
qu'il fallait prier pour les morts et implorer le secours des
saints, rejette leur doctrine comme pernicieuse; qui relève
si fort l'état monastique , et duquel non seulement les écrits,
mais encore la profession et la vie condamnent la doctrine
de nos adversaires. » — Gerson , Pierre (VAiHf/ , saint Bona-
renture, Sdiint François (rAs.si.se, invoqués par le ministre
Ferry en faveur delà nécessité d'une réformation , n'ont
jamais voulu corriger la foi « à la mode des luthériens et
des calvinistes » : les uns ont condamné , au concile de
Constance , les Viclefistes et les Hussites , précurseurs des
Protestants; les autres ont voulu « travailler de toutes leurs
forces à rallumer la charité refroidie et à faire revivre en
l'Église l'esprit de mortification et de pénitence que l'amour
du monde avait presque éteint ».
La Conclusion de Bossuet est une « exhortation à nos ad-
versaires de retourner à l'unité de l'Église ». « Et ne vous
persuadez pas, dit-il, ce sont les paroles de saint Ci/prien,
que vous défendiez l'Évangile de Jésus-Christ, lorsque vous
vous séparez de son troupeau et de sa paix et de sa con-
corde, étant plus convenable à de bons soldats de demeu-
rer dans le camp de leur capitaine, et là de pourvoir d'un
commun avis aux choses qui seront nécessaires. Car puisque
l'unité chrétienne ne doit pas être déchirée, et que, d'ail-
leurs , il n'est pas possible que nous quittions l'Église pour
aller à vous, nous vous prions de tout notre cœur que vous
reveniez à l'Église qui est votre Mère et à notre fraternité,
afin que les nations infidèles, que nos divisions ont scanda-
lisées , soient édifiées par notre concorde. »
Telle est la première œuvre de polémique publiée par
Bossuet.
390 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Il fallait l'analyser fidèlement pour la faire connaître et
la tirer d'un injuste ot trop long oubli. — D'abord, elle
contient en germe toutes les réponses théologiques et dog-
matiques que le grand controversiste opposera aux Réfor-
més : dès Fàge de vingt-huit ans, il a tout vai, tout embrassé,
tout réluté avec une sûreté admirable; désormais, il ne fera
plus que développer, selon les circonstances , tel ou tel point
de sa réponse au ministre Ferry : la justification, le mérite
des bonnes œuvres, la culte des saints, les indulgences,
l'Eucharistie , la suprématie de l'Église Romaine, etc. — Si
Bossuet s'élève si haut du premier coup , s'il atteint à une
précision, à une exactitude, à une clarté éloquente, que
l'on ne trouve pas dans les écrits de cette époque et que seul
Pascal saura mettre un an plus tard dans ses Provinciales ,
il le doit sans doute à son génie et à ses fortes études théo-
logiques; mais, après les longues citations qui précèdent,
comment ne pas reconnaître que tout le fond de ses- argu-
ments et de sa doctrine est emprunté aux saints Prres et
en particulier, à l'incomparable saint AïKjustin, le défen-
seur de la grâce, « qui huit » si bien les questions qu'il a si
bien commencées? Bossuet le cite à chaque page; il l'op-
pose à ses adversaires comme (< un rempart assuré » derrière
lequel il est à l'abri de l'erreur; et, chose remarquable,
qu'on ne retrouvera plus dans les œuvres de controverse
du grand orateur, il ne se contente pas d'indiquer les réfé-
rences des passages qu'il traduit : il les rapporte en notes
intégralement (1). C'est, sans doute, pour montrer au mi-
nistre Ferry et aux religion n aires de Metz sa parfaite sin-
cérité. Mais n'est-ce pas aussi pour répondre indirectement à
l'abus qu'avait fait Jansénius dans son Aitgustinits et que
faisaient tous les jours les Jansénistes et les Protestants du
texte de Févèque d'ilippone?
Quoi qu'il en soit, la Hrful'ilion du ('(iléchisnir de
l'ait I Fcrri/, dédiée au maréchal de Schomberg, eut les
plus heureux résultats. « Le succès du livre fut tel, dit Le
{\) Il cite aussi en entier ceux des autres Pères «luil invociue.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 391
Dieu (l) , que tout le parti huguenot s'en trouva fort ébran-
lé (2)... l^e ministre même i Ferry) en fut si touché qu'a-
près plusieurs conférences (3) avec notre al)l)é sur le fond
de la religion, il se résolut à rentrer dans TEglise, d'où
malheureusement il était sorti \ï). Retenu par un faux
honneur, ajoute le secrétaire de Bossuet, il n'eut pas la
force d'effectuer ce bon dessein pendant sa vie. 3Iais sa ré-
solution était connue , et à la mort, il la déclara hautement
aux anciens du consistoire et à toute sa famille , demandant
avec instance M. l'abbé Bossuet pour faire entre ses mains
sa réunion. Un écrit publié alors, qu'on voit encore à Metz
dans les cabinets des curieux, contient les circonstances de
ces faits, avec de grandes plaintes des catholiques contre
les protestants de cette ville, qui violentaient les conscien-
ces, parce qu'il était notoire que leurs anciens et les parents
du ministre Ferry avaient mis obstacle à sa conversion, en
empêchant qu'il ne vit notre abbé. » — Il est regrettable
que toute cette dernière partie du récit de Le Dieu soit
(( imaginaire », au dire de Floquet : imaginaire, « l'écrit
publié alors » ; imaginaire, l'histoire de la violence faite
aux consciences; imaginaire, le récit des désirs de réunion
et de l'appel à Bossuet formulés par Ferry au moment de
(1) Mémoires. I. p. <>l-(>-2.
(-2) Les abjurations de ministres se niullipliérent et grand nombre de dissidents
quittèrent le prêciie pour l'Église. {Mémoires de Xicrron, t. II. p. ^oO-ijl. analysés
par Floquet, Études, t. i, p. 341).
(3) Ces conférences « à l'imitation des Pi-res " eurent lieu en lCtC>c>. Ferry était
doux, pacifique, honoré de tous; comme les membres du clergé et les religieux
le recherchaient, il devint suspect aux religioniiaires et fui en butte à leur malveil-
lance : ils voulaient le faire démettre. Mais il triompha d'eux, grâce à l'appui de
Bossuet, alors à Paris. Le P. de Rhodes ménagea des entrevues à Metz entre l'ora-
rateur et le ministre seuls (mai, juin, juillet, MHHi). Des Explications écrites fu-
rent données à Ferry par Bossuet. Il y a même un Récit de ce qui s'est passé entre
M. Ferry et moi. corrigé et signé par Bossuet. Son père le suppléa auprès de
Ferry et Théodore Maimhourg pressa le ministre de concourir à la réunion des
dissidents.
(4) Cela est fort contestable et Floquet contredit ici l'abbé Le Dieu.
.\près juillet KUHi. Ferry désirait aussi vivement que Bossuet reprendre les confé-
rences interrompues; mais il était timide et dominé par les autres ministres. Une
satire en latin, des lettres anonymes très dures, les calomnies des ardents de
sa communion, ébranlèrent les résolutions de Paul Ferry. Le consistoire refusa la
proposition de deux catholiques de Metz en vue d'une réunion, et Ferry s'expli-
qua « sur ses entretiens avec Bossuet, sur ses relations avec les .lésuites. de ma-
nière à reconquérir les sympathies de ses coreligionnaires ». {Récit autographe de
Ferry, rapporté par Floquet, Études, t. lU, p. 80-100).
392 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
sa mort, 28 décembre 1669. Cette mort fut celle d'un cal-
viniste, comme l'atteste le ministre David Ancillon, qui
en avait été témoin (1); d'ailleurs, par son testament,
Ferry léguait à ses héritiers une Réponse à la Réfutation
de Bossuet. « pour faire, même après sa mort, quelque
profit encore à ceux de sa communion (2) ». Toujours est-il
que, si Bossuet échoua auprès de Ferry, il avait dans son
Sermon sur les deroirs «les rois, 1662, demandé à Dieu pour
Louis XIV « la gloire d'étouffer l'hérésie elle-même, de
l'étouffer tout entière par un sage tempérament de sévé-
rité et de patience ». En attendant, il faisait partie, avec
le secrétaire d'État Le Tellier, le Père Annat , confesseur du
roi, le maréchal de Turenne, et quelques docteurs signa-
lés de la Sorbonne, d'un Conseil secret et intime qui avait
pour but de rechercher les meilleurs moyens pour opérer
la réunion des Protestants avec l'Église catholique et ro-
maine (3). Il avait aussi le bonheur, en 1665 et 1666, de
préparer par des conférences privées . « où la douceur nour-
rissait la charité (k) » , l'abjuration de l'illustre Danois Ste-
non (5) (décembre 1667).
§ II. — Exposition de la doctrine catholique sur les ma-
tières de controverse, 1671. — Lettres relatives à l' Exposi-
tion, 1686. — Fragments sur diverses matières de contro-
verse pour servir de réponse aux écrits faits par plusieurs
ministres contre le livre de l'Exposition de la doctrine
catholique , 1675-1691.
« Ce sont les expositions les plus simples, les moins em-
barrassées, qui sont aussi ordinairement les plus vérita-
bles » , écrivait Bossuet à Paul Ferry le 28 octobre 1666, et
en même temps il lui adressait des Explications écrites, qui
ont été comme l'ébauche, l'esquisse de VExposilio/i.
(I) Voir son Mrlangr rrilù/ne de lillcraluri'. public par son fils, en KiiiH. à Bàle.
l'î} \U»\ucl, Études, ni, p. UKi.
(:J) MiMue ouvrage, p. Wl.
(4) Histoire des Variations. \l.
(.•i) Floquct, Études. III. \^. IW).
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 393
On peut en dire autant de semblables Explications , en-
voyées deu\ ans plas tard au frère du marquis de Dan-
geau, Louis de Gourcillou, qui abjura entre les mains de
Bossuet, le 10 octobre 1668, et devint l'abbé de Dang-eau :
« Je reçus de M. l'abbé Bossuet, disait-il en 1707 à Le Dieu,
des instructions par écrit qui ont été, depuis, la matière
du livre de VE.rposition. »
Ces mêmes « instructions » furent communiquées à Tu-
renne, au comte de Lorge, au comte de Rozan, ses neveux,
qu'elles ramenèrent à la foi catholique , si bien que le vain-
queur des Dunes abjura le 23 octobre 1668 et ses neveux
le 6 février 1669.
« Il ne s'agit pas tant de disputer que de dire nettement
ce qu'on croit, devait écrire Bossuet dans ï Avertissement
qui, est en tète de l'édition de V Exposition de 1679. C'est un
ouvrage de charité. » C'était aussi un ouvrage d'une science
et d'une précision admirables. Il circula en manuscrit de
1668 à 1671, et les religionnaires, les ministres, étaient
étonnés de trouver « dans ce livre si court, si simple, si
exact, si sincère et si doux », l'Église Romaine tout autre
qu'ils ne se la figuraient. « J'entends dire qu'il n'y a rien
de plus beau » , écrivait M""^ de Se vigne à sa fille , le 13 sep-
tembre 1671. C'est que le vicomte de Turenne, qui « faisait
grand cas de cet ouvrage », en répandait partout des copies,
« jugeant, dit Le Dieu (1), que les esprits sans prévention
en seraient touchés, comme il l'avait été lui-même : et il ne
cessait de solliciter l'évêque de Gondom de donner son
livre au public, qu'il regardait comme un moyen sûr d'at-
tirer à l'Eglise tous les réformés de France. On voyait
croître chaque jour le nombre des protestants qui deman-
daient instruction, et l'on ne pouvait leur en mettre entre
les mains une plus précise ni plus nette, où ce prélat, en
écartant tout ce que l'on impute de faux et d'odieux à
l'Eglise catholique dans les controverses et en s'arrêtant
uniquement à ce que cette Église a détini touchant ces
(1) Mémoires, t. [. |). I.';-2-t:>4.
394 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
matières dans le concile de Trente, avait fait paraître sa
sagesse et sa modération » et en même temps la sublimité
et la force de son génie , en posant pour fondement de son
livre les fondements mêmes et les articles principaux de la
foi, crus et professés dans sa communion aussi bien que dans
la religion prétendue réformée. Par ce moyen plusieurs
disputes s'évanouissaient tout à fait, et celles qui restaient
ne paraissaient plus si capitales que les ministres l'avaient
d'abord voulu faire croire. Avec ces avantages, l'auteur
avait encore de la peine à publier son écrit. Jamais homme
ne fut plus éloigné de la démangeaison de se faire impri-
mer. Il nous a dit cent fois : « Je ne comprends pas com-
ment un homme d'esprit a la patience de faire un livre
pour le seul plaisir d'écrire ». Il n'y avait de grand dans
son esprit que la défense de l'Église et de la religion. Et
quand de pareils ouvrages étaient prêts, quelle sagesse et
quelle prudence n'apportait-il pas pour les publier! tant il
voulait être certain qu'ils tourneraient à l'éditication pu-
blique et seraient jugés dignes de l'approbation de l'Eglise,
bien éloigné de s'exposer au risque d'y causer du scandale
ou de la division. C'est ce qui le retenait svwV Exposition ;
il en savait l'importance et la nécessité ; il était Inen assuré
de sa doctrine; mais qui pouvait lui répondre que tous les
esprits fussent également disposés à la recevoir? »
Celui « qui pouvait lui en répondre », c'était le pieux ar-
chevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe; mais il mourut le
.'il décembre 1670, avant d'avoir vu paraître l'ouvrcge qu'il
avait demandé à Bossuet.
Cependant, « il s'en fit à Toulouse une édition à l'insu de
1 auteur, et quoiqu'elle n'ait presque pas été connue, il n'y
eut plus moyen de différer davantage celle qui se préparait
à Paris (1) », d'autant plus que deux ministres célèbres,
Jean Daillé et Philippe du Bosc, attaquaient V Exposition-
nidniiHcriti' et disaient que la croyance romaine était tout
autre que M. de Gondom ne la représentait et qu'il n'échap-
(1) I.c Dieu , Mvmoirex, t. I , p. I.">.">.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 395
perait pas à un désaveu formel de l'autorité pontificale.
Pour couper court à ces critiques intéressées, comme
aussi aux altérations de texte qui fourmillaient dans les
copies courantes, Bossuet fît paraître VExposifion (Je la doc-
trine catholique , le l^' décembre 1671.
« Le dessein del'ouvrag'e (1), Timportance de la matière
et le mérite de l'auteur rendirent bientôt ce petit livre très
célèbre. Le succès fut tel parmi les catholiques que les
treize prélats, archevêques ou évèques approbateurs (2),
l'avaient promis ». Le P. Bouhours, Mabillon, le P. Bordes,
le grand Arnauld, n'eurent qu'une voix pour louer « un ou-
vrag-e qui ne laissait rien à désirer » , « le livre le plus
avantageux à l'Église >> qui eût paru depuis longtemps.
Dans tout le parti de la Réforme, à l'étranger comme en
France, on fut ému de V Exposition. L'évêque de Pader-
born, Ferdinand de Furstenberg i3i, et Leibniz (k) l'appe-
lèrent « un livre d'or ». « Nous sommes de la religion du
livre de M. de Condom , s'écriaient les calvinistes, les lu-
thériens ébranlés. Qu'on nous admette à la profession de la
religion catholique, telle qu'elle est exposée dans son ou-
vrage i5i. » (' Le monde, s'écriait dans son dépit le ministre
Jurieu, le monde s'entête Ae ï Exposition ; l'on ne voit de
toutes parts que des chutes scandaleuses. Beaucoup déjà
sont tombés; d'autres, en grand nombre, chancellent. La
maison brûle (6). »
Cet hommage involontaire et forcé en dit bien long sur
le retentissement qu'eut en Europe l'œuvre de Bossuet.
Le caractère de l'Exposition et le but qu'elle poursuivait
interdisaient à l'évêque de Condom les citations savantes et
(1) Le Dieu. Mi-m.. j). i:)(i.
(•2) Rossuet avait demandé l'approljatinn de douze prélats, les arclievc(|iies et
évéques de Paris, de Ileinis, de Tours, de Cliâlons, d'Uzos, de Meaux. d'Auxerre ,
(l'Autan , de Tarbes, de Béziers. de Grenoble et de Tulle. Ils l'accordèrent tous de
grand cœur sauf M. de Paris, de Harlay. qui la refusa par Jalousie. Aux onze pré-
lats français, il faut joindre le cardinal do Bona et le cardinal Cliigi, qui, dés le
commencement de l(i7-2. envoyèrent des lettres très flatteuses pour Bossuet.
(3) Dans une lettre à Bossuet du -2!) mai l()73.
(4) « Aurca fidei E.rposilio. » G. G. Lcibnitii syslema Iheologicum , publié par
l'abbé La Croix, traduit par M. Albert de Broglie, l8Wi.
(.'>) Floquet, Bossue l p7-écc pie uv du Dauphin, p. 308.
(6) La. Politique du clergé de France, par Jurieu, IG82.
396 BOSSUET Eï LES SAINTS PERES.
les discussions de textes, qui faisaient le fond de la Réfuta-
tion du Catikhisme de Paul Fcrri/. Pour établir ce qui est
de foi et ce qui ne lest pas, il ne fallait pas encombrer les
XXII paragraphes du livre d'une érudition fatigante et
inutile pour le vulgaire des Réformés (1). Aussi ne trouve-
t-on pas souvent dans VExposition les noms des saints
Pères auxquels Bossuet nous a habitués.
Il défend pourtant, au § IIP, les Pères du quatrième siècle
à propos du culte des saints et des reliques.
(( M. Daillé , dit-il , accuse saint Basile , soiïnt Ambroise,
saint Jérôme, saint Jean Chrqsostonw, saint Augustin et plu-
sieurs autres grandes lumières de l'antiquité, qui ont paru
dans ce siècle, et surtout saint Grégoire de Xazianze, qui
est appelé le Théologien par excellence, d'avoir changé en
ce point la doctrine des trois siècles précédents. Mais il
paraîtra peu vraisemblable que M. Daillé ait mieux entendu
les sentiments des Pères des trois pre?niers siècles que ceux
qui ont recueilli, pour ainsi dire, la succession de leur doc-
trine immédiatement après leur mort; et on le croira d'au-
tant moins que, bien loin que les Pères du quatrième siècle
se soient aperças qu'il s'introduisit aucune nouveauté dans
leur culte, ce ministre, au contraire, nous a rapporté des
textes exprès, par lesquels ils font voir clairement qu'ils
prétendaient, en priant les saints, suivre les exemples de
ceux qui les avaient précédés. Mais sans examiner davan-
tage le sentiment des Pères des trois premiers siècles, je
me contente de l'aveu de M. Daillé, qui nous abandonne
tant de grands personnages qui ont enseigné dans le qua-
trième. Car, encore qu'il se soit avisé, douze cents ans après
leur mort, de leur donner par mépris une manière de nom
de secte, en les appelant Reliquaires, c'est-à-dire gens qui
honorent les reliques, j'espère que ceux de sa communion
seront plus respectueux envers ces grands hommes. Ils n'o-
seront du moins leur objecter qu'en priant les saints et en
(I) « J'ai eu dessein, dit Bossuet, § Wll. dt; i)roposer seulement la doctrine sans en
fairo la preuve, et si, en certains endroits, j'ai touciié (|U(>lques-unes des raisons
qui l'clahlissent, c'est à cause (jue la connaissance des raisons principales d'une
doctrine l'ait souvent une (tarlic nécessaire de son exjiosition. •
LES SAINTS PERES ET I50SSUET POLÉMISTE. 397
honorant leurs reliques, ils soient tombés dans l'idolâtrie,
ou qu'ils aient renversé la confiance que les chrétiens doi-
vent avoir en Jésus-Christ; et il faut espérer que doréna-
vant ils ne nous feront plus ces reproches, quand ils con-
sidéreront qu'ils ne peuvent nous les faire, sans les faire
en même temps à tant d'excellents hommes, dont ils font
profession aussi bien que nous d'honorer la sainteté et la
doctrine... Saint Aufpistin avait dit, il y a déjà douze cents
ans, qu'il ne fallait pas croire qu'on offrit le sacrifice aux
saints martyrs (li, encore que, selon l'usage pratiqué dès
ce temps-là par FÉg-lise universelle, on offrit ce sacrifice
sur leurs saints corps et à leurs mémoires, c'est-à-dire de-
vant les lieux où se conservaient leurs précieuses reliques.
Ce même Père avait ajouté qu'on faisait mémoire des mar-
tyrs à la sainte table dans la célébration du sacrifice, non
afin de prier pour eujc, conime on fait pour les autres morts,
?nais plutôt afin qu'ils priassent pour nous ["2). Je rap-
porte le sentiment de ce saint évêque, parce que le Concile
de Trente se sert presque de ses mêmes paroles. »
A propos de la justification, non seulement imputée,
comme le disent les Protestants, mais actuellement conmiu-
niquée aux fidèles par l'opération du Saint-Esprit, § VP,
Bossuet reconnaît que notre justice n'est pas parfaite à cause
de la convoitise, « si bien que le continuel gémissement
d'une âme repentante de ses fautes fait le devoir le plus
nécessaire de la justice chrétienne. Ce qui nous oblige de
confesser avec saint Augustin que notre justice en cette vie
consiste plutôt dans la rémission des j)échés que dans la
perfection des vertus ».
Quand il établit le mérite des œuvres, § YIP, Bossuet re-
marque que nous ne sommes jamais certains que nous ne
le perdrons pas par notre faute. « Il a plu à Dieu, dit-il, de
tempérer par cette crainte salutaire, la confiance qu'il ins-
pire à ses enfants; parce que, comme dit saint Augustin,
« telle est notre infirmité dans ce lieu de tentations et de
(1) De Cimlatr Dei. lib. VIU, c, xxvii.
(-2.) Tract. LXXXIV in Joan.; Scnn xvn, nunc CLIX, De verbis Apost.
398 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
périls qu'une pleine sécurité produirait en nous le relâche-
ment et Torgueil ».
Pour tout ce qui regarde les satisfactions, le Purgatoire et
les indulgences, § VIII, les sacrements, § IX, la présence
réelle du corps et du sang de Jésus-Christ dans l'Eucharistie,
vî X, XI , XII, la transsubstantiation, v^ XIII, le sacrifice de la
Messe, ^ XIV, Bossuet n'invoque pas le témoignage de la
Tradition et des Pn-rs, que n'admettent ni les Luthériens ni
les Calvinistes : il se contente d'alléguer les textes multiples
de l'Écriture, dont l'autorité est reconnue par ses adver-
saires et qu'il discute avec une admirable précision et une
lumineuse clarté.
Au ijXVlIP, il s'appuie sur un passage de saint Paul, dans
sa seconde Ejxifre aux Thessaloniciens : Tmete tradUio-
ncs, quas dirlicis/is^ sire per sennomnii ^ sivc pcr-cpistohnK
nostrrun (1), pour établir qu'à la parole écrite il faut a-
jouter la « parole non écrite » et que nos advei-saires
« ne doivent pas s'étonner si, étant soigneux de recueillir
tout ce que nos Pères nous ont laissé, nous conservons le
dépôt de la Tradition aussi bien que celui des Écritures ».
La question de « l'autorité de l'Église » , § XIX% amène
Bossuet à dire que , « loin de vouloir se rendre maîtresse
de la foi » , comme on l'en a accusée , « l'Église a fait tout
ce qu'elle a pu pour se lier elle-même et pour s'ôter tous
les moyens d'innover, puisque non seulement elle se soumet
à l'Écriture Sainte, mais que, pour bannir à tout jamais les
interprétations arbitraires qui font passer les pensées des
hommes pour l'Écriture, elle s'est obligée de l'entendre, en
ce qui regarde la foi et les mœurs, suivant le sens dr>;
saillis Pi'/rs (2)^ dont elle professe de ne se départir jamais,
déclarant par tous ses conciles et par toutes les professions
de foi qu'elle a publiées qu'elle ne reçoit aucun dogme
qui ne soit conforme à la tradition de tous les siècles pré-
cédents ».
Tant de sérénité dans \ Exposition dr la doctrine ratho-
(1) Chap. Il, V. 14.
{•!) Conc. Trid., Ses. V.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 399
iUjuc exaspéra d'autant plus les religionnaires passionnés
qu'ils y virent une mai^pie infaillible de certitude et de
vérité. « Jamais, écrivait Arnauld (1), les ministres ne furent
plus alarmés. VE.ipositioii leur fait tourner la tête. » Rr-
lionscs et Réfutations se succédèrent à l'envi : La Bastide,
l'un des anciens du prêche de Gharenton, en 1672 (2) et
en 1G80, David Noguier, ministre à Orange, en 1(>73 , l'a-
vocat Bruëys, de Montpellier, en 1()81, Théodore Maimbourg-
en 1682, ainsi que Jurieu dans son Préservatif routrc h-
clKdit/i'tiieiit de religion, « antidote opposé, disait-il, au
venin dont V Exposition est infectée, et remède efficace à la
contagion » , dans la Politique du clergé de France pour
détruire la religion protestante. Dialogue entre un Parisien
et un Provincial, enfin dans la Suite du Préservatif (1683),
Guillaume Penn, Guillaume Sherloch, Guillaume Wake,
Frédéric Spanheim et dix autres en Hollande, en Alle-
magne, signalés par Bayle dans les Nouvelles de la répu-
blique des lettres , essayèrent de détruire l'effet produit par
la calme et puissante Exposition de Bossuet.
Le grand évèque n'ignorait aucune des attaques dirigées
contre lui, et, dès 1672, il projetait une réponse décisive à
ses adversaires. « Je répondrai quelque chose, écrivait-il au
maréchal de Bellefonds le 9 septembre de cette année, non
pour faire des contredits, mais pour aider nos frères à ouvrir
les yeux ». '< Je travaille sans relâche, écrivait-il au même
personnage le 16 mars 1676, dans les heures de loisir que
j'ai, à faire quelque chose pour le salut des hérétiques. Ce
n'est que le peu de temps qui me reste qui empêche le
progrès de cet ouvrage. Priez Dieu qu'il me fasse la grâce
de le continuer ». Hélas! de Y Apologie projetée et com-
mencée par Bossuet (3), il ne nous reste que quelques
Lettres, quelques Fragnwnts , dont un au moins est an-
térieur au 23 septembre 1675 (i), V Avertissement placé en
(1) Réflexions sur un livre de Jurieu'. 168-2.
("2) Il avait signé un Anonyme.
(3) Turenne, confident de ce grand dessein, l'avait annoncé avant sa mort comme
devant être bientôt exécuté.
('*) Voir Kloquet. Bossuet précepteur, e\.c..\\.'Aii.
400 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
tète de l'édition de V Exposition de 1679 et une Renuc-çtir
tirée de la fin du W A/v^rlisse/rtenf au/: Protestants, 1691.
Ce n'est pas ici le lieu de parler de la réponse que lit
Bossuet en 1679 à YAnoni/mp iLa Bastide) et à Nogiiier, qui
avaient prétendu que le livre de V Exposition était contraire
à la doctrine commune des docteurs de l'Église Romaine, et
auxquels M. de Gondom montrait qu'il était « approuvé
dans toute l'Église et par le Pape même, de la manière la
plus authentique et la plus expresse qu'on pût attendre ».
Il n'y a rien à dire, non plus, des Lettres échangées eu
1686 entre Bossuet et les Pères Johnston et Shisburne, béné-
dictins anglais (li, lettres où l'on voit comment l'évêque
de Meaux répond victorieusement aux calomnies des Pro-
testants, qui disaient que la Sorbonne n'avait pas voulu ap-
prouver le livre (2) et que Bossuet en avait supprimé une
première édition : la vérité, c'est qu'il en avait fait tirer
d'abord 12 exemplaires pour les prélats approbateurs et
qu'un de ces exemplaires avait été envoyé par Turenne
en Angleterre. Il n'y avait entre cet exemplaire et l'édition
courante que des différences insignifiantes : (» On verra, dit
Bossuet, qu'il ne s'agit de rien d'important, ni qui mérite
le moins du monde d'être relevé (3). »
C'est dans les Fragments sur diverses /natières de con-
troverse, pour servir de réponse aux écrits faits par plu-
sieurs fninistres contre le livre De l'Exposition de la doc-
trine catholique, que Bossuet invoque le témoignage des
saints Pères pour faire la preuve de la doctrine, énoncée
seulement dans YExjjosition.
Ainsi, le premier Fruf/nwnt [k), Du culte qui est dû à
Dieu, après avoir résumé la doctrine catholique « sur la
majesté de Dieu et la condition de la créature » , parle des
erreurs des idolâtres et des philosophes païens, puis des
(1) Elles nous appiL-nncnt (|u'on trois mois on avail dcljilc en Angleterre plus
de îi,00() tra(1u<tions de VE.rposiUou.
(2) « Elle n'av;iit |)as coutume (!'ai)prouver les livres en corps. • Un de ses doc-
leurs avail pourtant écrit à lîossuet une letlro très llatteuse.
(3) Lettre au I'. .lolinstoii, du -it; mai IHS»».
('») l.e manuscrit de Bossuet porte : Premier Article.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 401
autres idolâtres (1), auxquels les Réformés comparaient les
catholiques; des manichéens et des ariens, accusés d'ido-
lâtrie par les mi ni s Pèi-es, parce que, ne croyant pas Jésus
Dieu éternel, ils ne laissaient pas de l'invoquer : « Saint
Augustin, dit Bossuet, en parlant des manichéens, saint
Augustin, qui avait été de leur sentiment, dit que ces mal-
heureux adoraient le soleil et la lune comme des vaisseaux
qui portaient la lumière, et que la lumière, selon eux (je
dis cette lumière corporelle qui nous éclaire), n'était pas
l'ouvrage de Dieu, mais un membre et une partie de la
divinité même... Que sert donc à l'Anonyme (La Bastide) de
dire qu'ils adoraient le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
puisqu'ils ne prononçaient ces divins noms qu'en les pro-
fanant, et qu'ils y attachaient des idées si éloignées de la
foi chrétienne que saint Epiphane et saint Auf/ustin les
rangent parmi les gentils?... « Les ariens, dit T/irodoret^
qui appellent le Fils unique de Dieu créature et qui l'ado-
rent néanmoins comme un Dieu , tombent dans le même
inconvénient que les gentils. Car s'ils le nomment Dieu,
ils ne devaient pas le ranger avec les créatures, mais avec
le Père qui l'a engendré; en l'appelant une créature,
ils ne devaient point l'honorer comme un Dieu ». — A
propos du faux culte des anges (2i, Bossuet nous dit qu'il
est certain par saint Epiphane et Théodoret que Simon le
Magicien, que Ménandre et tant d'autres, qui, à leur exem-
ple, mêlaient les rêveries des philosophes avec la vérité de
l'Évangile, ont attribué aux anges la création de l'univers.
Nous voyons même dans saint Epiphane une secte qu'on
appelait la secte des Angéliques, ou « parce que, dit ce
Père, quelques hérétiques ayant dit que le monde a été fait
par les anges, ceux-ci l'ont cru avec eux ; ou parce qu'ils se
mettaient eux-mêmes au rang des anges » ; et Théodoret,
au livre V contre les fables des hérétiques, exposant la doc-
trine de l'Église contre les hérésies qu'il a rapportées, parle
ainsi dans le chapitre Des Anges : « Nous ne les faisons
(1) Paragraphe III.
(-2) Paragraphe IV.
DOSSCET ET LES SAINTS PÈRES. 2fi
402 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
point auteurs de la création . ni coéternels à Dieu , comme
font les hérétiques » , et un peu après : « Nous croyons que
les anges ont été créés par le Dieu de tout l'univers ». Il
le prouve par le Psalmiste, qui, ayant exhorté les anges à
louer Dieu, ajoute qu'il a parlé et que par cette parole ils
ont été faits (1). Il produit encore, pour l'établir, un texte
de VÉpitre aux Colossiens[^). « Tout le monde sait le pas-
sage de Théodoret , où il explique celui de saint Paul et, à
l'occasion de celui-là, le canon de Laodicée. « Ceux qui
soutenaient la loi, dit-il, persuadaient aussi d'honorer les
anges, disant que la loi avait été donnée par leur entre-
mise. Cette maladie a duré longtemps en Phrygie et en
Pisidie. C'est pourquoi le concile de Laodicée en Phrygie
défendit par une loi de prier les anges; et encore à présent
on voit parmi eux dans leur voisinage des oratoires de
saint Michel. Ils conseillaient ces choses par humilité, disant
que le Dieu de l'univers était invisible, inaccessible, in-
compréhensible, et qu'il fallait ménager la bienveillance
divine par le moyen des anges », Quand on verra dans la
suite les passages de Théodoret, où, de l'aveu des ministres,
il soutient avec tant de force l'invocation des saints telle
qu'elle se pratique parmi nous, on ne croira pas qu'il veuille
défendre d'invoquer les anges dans le même sens. On voit
assez, par ces paroles, quelle est l'invocation qu'il rejette.
C'était d'invoquer les anges comme les seuls qui nous pou-
vaient approcher de la nature divine, inaccessible par elle-
même à tous les mortels. Cette vision est connue de ceux
qui ont lu les platoniciens et ce que saint Autjiislin a écrit
dans le livre de la Citr de Dieu contre la médiation qu'ils
attribuaient aux démons. C'est une erreur insu[)porlable
de faire la divinité naturellement inaccessible aux hommes
plutôt qu'aux anges. » — Bossuet cite encore (§ XII) les saints
Pères et saint Ci/rille de Jérusalem en particulier à propos de
l'adoration de l'Eucharistie. Pour le culte des saints s^ XIII),
il y a, d'après le protestant Daillé lui-môme, deux lettres
(I) Psaume CXLVMl, 2,5,
(-2) Col., I, 1(>.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 403
de saint Ciiprien, qui vivait au milieu du troisième siècle,
dans l'une desquelles il ordonne qu'on lui envoie les noms
des saints confesseurs qui étaient morts dans les prisons,
« afin, dit-il, que nous célébrions leur mémoire entre les
mémoires des martyrs »; et dans l'autre il parle ainsi :
« Vous vous souvenez, dit-il, que nous offrons des sacrifices
pour Laurentin et Ignace, toutes les fois que nous célébrons
la passion et le jour des martyrs par une commémoration
annuelle »... Offrir pour un martyr, comme parle ailleurs le
même saint Cyprien, (c'était) offrir pour su ménioire... Il
y avait (donc) tous les ans des jours dédiés à célébrer
la mémoire des martyrs, dès le temps de saint Çiijnicn.
Même en remontant cent ans plus haut, nous trouverons
cette sainte cérémonie en usage, et le même ministre
(Daillé) en convient par ces paroles : « Personne ne doute^
dit-il, que cela n'ait été ordinaire parmi les chrétiens de
ces temps-là et même près de cent ans auparavant, comme
il parait par les Actes du martyre de saint Polyr^rpe »...
Les fidèles de Smyrne, ayant raconté le martyre de leur
saint évoque, ajoutent ces belles paroles (1) : « Nous avons
ramassé ses os plus précieux que les pierreries et plus purs
que l'or, et nous les avons renfermés dans un lieu conve-
nable. C'est là que nous nous assemblerons avec joie, s'il
nous est permis, et Dieu nous fera la grâce d'y célébrer le
jour natal de son martyre )>... Saint Polycarpe vivait dans
le deuxième siècle de l'Église; il avait vu les Apôtres; il
était disciple de saint Jean. — Daillé ne veut pas voir ces
solennités des martyrs dans un passage de TerluUien que
Bellarmin avait cité : « Nous faisons, dit cet auteur (2),
des oblations annuelles pour les morts et les naissances. »
Or, ces naissances ne sont que le jour natal des martyrs :
« Il n'y a que les infidèles, dit Orup'ne, qui célèbrent le
jour de leur naissance (sur la'terre). Les saints le détestent
plutôt, et Jérémie, quoique sanctifié dans le ventre de sa
H) Eusèbe. liv. IV. c. xv.
(-2) De Coron., n. 3.
404 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
mère, le maudit. » Tertullien n'a pas ignoré ce malheur
de notre naissance, lui qui a si bien connu « ce premier
péché , qui, dit-il, ayant été commis dès Torigine du genre
humain, et par celui qui en était le principe^ a passé en
nature à ses descendants ». Ce n'était donc pas un tel jour
que l'Église appelait par excellence le jour natal. C'était le
jour où les saints martyrs naissaient dans les cieux par une
mort glorieuse. C'était un langage établi dès le temps de
saint Polycarpe, et quoi que puisse dire M. Daillé, personne
ne doutera que Tertullien n'ait parlé dans le même sens. »
Le Deuxième Fragment^ Du Culte des images^ ne con-
tient quime parole remarquable de saint Anastase, pa-
triarche d'Antioche : « Nous adorons les anges, mais nous
ne les servons pas » ; et une autre de (jerrnmn , patriarche
de Constantinoplc , dans l'Épitre qu'il a écrite pour la dé-
fense des images contre les iconoclastes, où il enseigne for-
mellement qu'en ce qui regarde le culte extérieur, « il ne
faut pas s'arrêter à ce qui se fait au dehors , mais qu'il faut
toujours examiner l'esprit et l'intention de ceux qui le
font »... Il est constant que du temps de saint Épiphane ii]
il y avait des images autorisées par des Pères aussi illus-
tres... Sixte de Sienne a rapporté un passage de saint Jean
Ihimaschw y où ce grand défenseur des images , en expli-
quant un passage de saint Épiphane , ne fait point de dif-
ficulté de répondre que peut-être ce grand évêque avait
défendu les images pour réprimer quelques abus qu'on en
faisait. »
Dans le Troisihiu' Frugiiirnl, De In Satisfaction de Jésus-
Christ , Bossuet se demande sur quoi est appuyée l'ancienne
rigueur de la pénitence : « Saint Cgprieu , répond-il, nous
le dira presque dans toutes les pages de ses écrits , et l'on
doit croire qu'en écoutant saint Cyprien , on entend parler
tous les autres Pères, qui tiennent unanimement le même
langage. Ce saint évêque, illustre par sa piété, par sa doc
trine et par son martyre, ne cesse de s'élever contre ceux
(Ij il (Ic'cliira un voile (ju'il trouva dans une église et où était peinte une image
de Jésus-Clirisl ou <\v (|mcI(|uc saint.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 405
« qui négligent de satisfaire à Dieu, qui est irrité, et de ra-
cheter leurs péchés par des satisfactions et des lamentations
convenables 1) ». Il condamne la témérité de ceux qui se
vantent, dit-il, faussement d'avoir la paix, devant que d'a-
voir expié leurs péchés , devant que d'avoir fait leur confes-
sion, devant que d'avoir purifié leur conscience par le sa-
crifice de l'évêque et par l'imposition des mains, devant que
d'avoir apaisé la juste indignation d'un Dieu irrité qui nous
menace. » Il se met ensuite à expliquer que cette satisfac-
tion, sans laquelle on ne peut apaiser Dieu, s'accomplit par
des jeûnes, par des veilles accompagnées de saintes prières
et par des aumônes abondantes, déclarant qu'il ne peut
croire qu'on songe sérieusement à fléchir un Dieu irrité,
quand on ne veut rien retrancher des plaisirs , de la com-
modité, ni de la parure. Il veut qu'on augmente ces saintes
rigueurs à mesure que le péché est plus énorme, « par cela
qu'il ne faut pas , dit-il , que la pénitence soit moindre que
la faute. »
« Que si les prétendus réformés pensent que cette satis-
faction , tant louée par saint Cijpricn et par tous les, Pères ^
regarde seulement l'Église ou l'édification publique, comme
l'anonyme semble le vouloir insinuer, ils n'ont qu'à consi-
dérer de quelle sorte s'est expliqué ce saint martyr dans
les lieux que nous venons de produire... Le même saint
Cyprien veut que ceux qui n'ont péché que dans leur cœur
ne laissent pas d'être soumis aux rigueurs de la pénitence.
Il loue la foi de ceux qui n'ayant pas consommé le crime,
mais ayant seulement songé à le faire, « s'en confessent aux
prêtres de Dieu simplement et avec douleur, leur exposent
le fardeau dont leur conscience est charg'ée , et recherchent
un remède salutaire, même pour des blessures légères «...
Il les presse « de confesser leurs péchés pendant qu'ils sont
encore en vie, pendant que leur confession peut être reçue,
que leur satisfaction peut plaire à Dieu , et que la rémission
des péchés donnée par les prêtres peut être agréée de
0) Epist. LIV. ad Corn.
406 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lui »... Dieu étant offensé par les péchés de volonté aussi
bien que par les péchés d'action, il faut l'apaiser par les
moyens qui sont prescrits généralement à tous les pé-
cheurs, c'est-à-dire en prenant contre nous-mêmes le parti
de la justice divine, comme parlent les saints Prrrs^ et
punissant en nous ce qui lui déplaît.
« Si quelqu'un avait dit à saint Cijprien. que Jésus-Christ
est mort pour nous afin de nous décharg-er d'une obliga-
tion si pressante et d'éteindre un sentiment si pieux , quel
étonnement lui aurait causé une pareille proposition! »
Le Quatrième Fragment , plus long que les autres et di-
visé par Deforis en quatre parties correspondant aux quatre
cahiers de l'auteur, roule sur PEucharistie : c'est une dis-
cussion en règle du dogme de la présence réelle de Notre-
Seigneur dans le sacrement de l'autel et des textes de l'Écri-
ture sur lesquels il s'appuie.
« Il n'y a rien qu'il ne faille croire, quand Dieu a parlé ».
Voilà, d'après Bossuet (I), le premier principe pour enten-
dre l'Écriture. D'ailleurs (11), la doctrine catholique sur
l'Eucharistie est plus intelligible, plus simple, mieux fondée
que celle des réformés, qui, pour concilier avec leur ma-
nière de voir certaines vérités qu'ils n'osent nier, se jet-
tent dans des embarras inextricables. Après avoir résolûtes
difficultés tirées de VEpitre aux Hébreu/- et celles qu'on
élève à propos du sacrifice, Bossuet répond à l'exemple des
Manichéens et des idolâtres allégué par La Bastide : il repro-
duit le texte de saint Augustin, qu'il a déjà donné sur
l'erreur de ces hérétiques, « les plus insensés et les plus
pervers qui aient jamais paru dans l'Église ». Il montre en-
suite iIII) le peu que vaut (( une des raisons » alléguées par
l'Anonyme et qui lui parait d'autant plus puissante qu'il la
tire de saint Aur/uslin : c'est que ce qui semble choquer
l'honnêteté des mœurs, ou la vérité de la foi, doit être pris
au sens iiguré; or, ce que Jésus-Christ dit qu'il faut man-
ger son corps et boire son sang, paraissant une chose
mauvaise, c'est donc une figure. — Il y a ici deux choses à
considérer : l'une est l'autorité de saint Augustin ; l'autre
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 407
est la raison qu'on en veut tirer, considérée en elle-même
et en sa propre valeur. Notre auteur nous avouera qu'il n'est
pas de notre dessein, de lui et de moi, de traiter les passa-
ges des Pères, qu'on allègue de part et d'autre. 11 y a des
traités exprès , où les catholiques font voir invinciblement
que ce passage de saint Augustin ne leur nuit pas... Mais
pour la raison qu'il allègue en faveur du sens ligure , je lui
avoue la règle qu'il donne, et je lui réponds en même
temps que l'application qu'il en fait est insoutenable selon
ses propres principes. « Il n'y a aucun crime » dans la man-
ducation miraculeuse et surnaturelle que nous reconnais-
sons dans l'Eucliaristie... La présence réelle (IV) est un gage
de l'amour de Jésus-Christ envers nous, et la perfection et le
salut du chrétien consistent dans l'union avec Jésus-Christ,
qui agit par la charité » .
Le Cinquième Fragment , De la Tradition ou de la pa-
role non (krite , développe le XVIIP article de V Exposition ^
et montre l'autorité de la Tradition par un texte de saint
Paul à Timothée (1) : « Ce que vous avez ouï de moi en
présence de plusieurs témoins, confiez-le à des hommes
fidèles, qui puissent l'enseigjier à d'autres », et par cette
règle de saint Augustin « qu'on doit croire que ce qui est
reçu unanimement et qui n'a point été établi par les Con-
ciles, mais qui a toujours été retenu, vient des Apôtres,
encore qu'il ne soit pas écrit. » « Quelle faiblesse, ajoute
Bossuet répondant aux arguties de La Bastide, de sortir
toujours de la question pour ne combattre qu'une ombre!..
Ceux qui sans cesse se glorifient de ne recevoir que ce que
l'Écriture a dit clairement, déçus par la fausse idée que
leurs ministres attachent à des paroles obscures, écoutent
avec défiance l'Église des premiers siècles et les Prres les
plus approuvés. Qui pourrait ne pas déplorer un aveugle-
ment si étrange ? »
Qu'eût été Y Apologie de la doctrine catholique commen-
cée par Bossuet? Nul ne le sait. Mais on peut dire à coup
(i)n,c. 1,2.
408 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
sûr, d'après ce qui eu reste, que les saints Pères en auraient
fourni les matériaux essentiels.
^ III. — Conférence avec M. Claude, ministre de Charen-
ton , sur la matière de r Église, avec les Réflexions sur un
écrit de M. Claude , 1682. — Traité de la communion sous
les deux espèces, 1682. — La Tradition défendue sur la
matière de la communion sous une espèce , 1683-1743. —
Lettre pastorale aux nouveaux convertis, 24 mars 1686.
La Relation de la Conférence avec M. Claude, n'avait été
écrite que pour M"" de Duras, qui l'avait provoquée en 1678 ;
mais plusieurs copies plus ou moins fidèles circulèrent, et
M. Claude, en ayant eu une entre les mains, raconta à son
tour et à sa guise la fameuse entrevue : Réponse à l'Ins-
truction donnée à il/"^ de Duras. Bossuet crut devoir faire
connaître au public en 1682 la vraie Relation de la Confé-
rence, écrite le lendemain même du jour où elle avait eu
lieu , alors qu'il « était plein de la chose » et qu'il « en
avait la mémoire fraîche », si bien que M"" de Duras y « re-
connut la vérité toute pure (1) ». Il la fit suivre des Ré-
flexions sur un écrit de M. Claude.
Ce livre « parfaitement beau », au dire du grand Ar-
nauld (2) , « l'ouvrage le plus célèbre que Bossuet ait com-
posé dans sa vie tout entière », au dire de Fénelon (3), éta-
blit ces deux grandes vérités « qu'il y a une vraie Église,
à laquelle on se doit soumettre », et que « l'Eglise calviniste
ne peut être cette vraie Église », puisqu'elle souffre que,
lorsqu'elle a prononcé une décision, il soit permis d'exa-
miner encore,., d'où, manifestement, il doit suivre qu'au-
tant il y a de têtes, autant y aura-t-il d'Eglises... « Je ne
croirais pas l'Évangile, dit ^-Ami Aiigustin (4), si je n'étais
touché de l'autorité de l'Église catholique. » Et un peu
après : « Ceux à qui j'ai cru, quand ils mont dit : Croyez à
(1) Arerlisaement.
(2) Lettre, à du Vauccl, i" janvier 1083.
(3) Instruction sur le Cas de conscience , iQ avril 170.").
(4) Conl. Episl. fundam. Ma/iich., n. G.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 409
l'Évangile, je les crois encore, quand ils me disent : Ne
croyez pas à Manichée. » Cette société de pasteurs établie
par Jésus-Christ, et continuée jusqu'à nous, en me donnant
l'Évangile, m'a dit aussi qu'il fallait détester les hérétiques
et les mauvaises doctrines; je crois Fun et l'autre ensemble
et par la même autorité. C'est la manière dont les Chrétiens
ont été instruits dès les premiers temps, dans lesquels on a
soutenu aux hérétiques qu'ils n'étaient pas recevables à dis-
puter de l'Écriture , « parce que sans l'Écriture on leur peut
montrer que l'Écriture n'est point à eux >>, comme parle
Tertullien (1).
Dans la Première Réflexion sur un écrit de M. Claude,
Bossuet remarque que '( saint Basile a dit très sagement et
très véritablement que la tradition faisait dire aux hommes
plus qu'ils ne voulaient et leur inspirait des choses con-
traires à leurs sentiments ». Cette inviolable tradition a fait
son effet dans nos Réformés, malgré leurs principes.
La Sixième Réflexion nous montre le même « saint Basile,
un si grand théologien, qui se justifie et tout ensemble
confond les hérétiques , en leur alléguant la foi de sa mère
et de son aïeule sainte Macrine (2i. « Ta foi t'a sauvé », dit
Jésus-Christ. « Ta foi, remarque Tertullien dans ce divin
ouvrag-e des Prf^scrijjfions, et non pas d'être exercé dans les
Écritures. » Il n'est pas besoin de passer par des opinions,
par des doutes, par les incertitudes d'une foi humaine.
« Je n'ai jamais changé, dit saint Basile; ce que j'ai cru
dès l'enfance n'a fait que se fortifier dans la suite de
l'âge... Comme un grain qu'on sème, de petit qu'il était de-
vient grand, mais demeure toujours le même en soi, et sans
changer de nature, il ne fait que prendre de l'accroissement,
de même ma foi s'est accrue (3j... C'est ainsi, comme dit
saint Augustin, que croient ceux qui, ne pouvant parvenir
à l'intelligence , mettent leur salut en sûreté par la simpli-
cité de leur foi (4). »
(1) De Praescrip. Adv. haeret., n. 18, 37.
(2) Epist. 79, nunc 223.
(3) Epist. 79.
(4) Cont. Epist. Manich.. n. y>.
ilO BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
Bossuet termine sou ouvrage par cet appel pressant adressé
aux Réformés : « C'est mal remédier aux maux de TÉglise
que d'y ajouter celui du schisme... Que n'écoutent-ils plu-
tôt la charité même, Tunité même, et l'Eglise catholique
qui leur dit par la bouche de saint Ci/pricn : « Ne vous
persuadez pas, nos chers Frères et nos chers Enfants, que
vous puissiez jamais défendre l'Évangile de Jésus-Christ en
vous séparant de son troupeau, de son unité et de sa paix.
De bons soldats qui se plaignent des désordres qu'ils voient
dans l'armée doivent demeurer dans le camp, pour y re-
médier d'un commun avis sous l'autorité du capitaine , et
non pas en sortir pour exposer l'armée ainsi désunie aux
invasions de l'ennemi... Puis donc que l'unité ecclésiasti-
que ne doit point être déchirée et que, d'ailleurs, nous ne
pouvons pas quitter l'Église pour aller à vous, revenez, re-
venez plutôt à l'Église votre mère et à notre fraternité ;
c'est à quoi nous vous exhortons avec tout l'effort dun
amour vraiment fraternel. Ajueit, amen. »
Le Traité de la communion sous les deux espèces, 168*2,
est une réponse aux diatribes de Jurieu dans un écrit sur
Y Eucharistie , où , renouvelant les plaintes des Hussites et
de Calvin, il tonnait contre les impiétés et les cruautés de
l'Église Romaine, qui privait tyranniquement de la coupe
la masse des fidèles.
Dans la Première Partie de ce Traité , La pratique et le
sentiment de FEf/lise dès les premiers siècles^ l'évèque de
Meaux fait preuve d'une immense érudition et d'une con-
naissance admirable des Pères de l'Église. Il établit invin-
ciblement <c quatre coutumes authentiques » : la réception
d'une seule espèce dans la communion des malades, dans la
communion des enfants, dans la communion domestique
qui se faisait autrefois, lorsque les fidèles emportaient l'Eu-
charistie dans leur maison pour communier, et enfin dans
la communion publique et solennelle de l'Église. — Pour
les malades , il cite l'exemple de la communion de Séra-
pion, racontée par saint henis d' Alexandrie au troisième
siècle, dans une lettre rapportée par Eusèbe de Césarée ' les
LES SAINTS PERES ET I50SSUEÏ POLEMISTE. 411
paroles du IV" concile de Garthag'e , auquel a souscrit saint
Augustin; la dernière communion de saint Amhroisr ,
recevant des mains de saint Honorât « le corps de Notre-
Seigneur (1) » ; un décret du IP concile de Tours en 567,
ordonnant qu'on place le corps de Notre-Seigneur sous la
figure de la croix; le témoignage de Grégoire de Tours,
celui d'Hincmar, célèbre archevêque de Reims, au neu-
vième siècle; celui de Léon IV, celui de Rathier, évêque de
Vérone; celui du concile d'Orléans sous le roi Robert;
« l'autorité de VOr<Ire romain, qui n'est pas petite, puisque
c'est l'ancien cérémonial; celle de la Vie dp saint Basile,
celle des anciennes coutumes de Cluny, et celle des Eucolo-
ges grecs, contre lesquelles ne prouve rien le témoignage
exprès de saint Justin et de saint Jérônte bien compris. —
Pour la communion des enfants, Bossuet rappelbi un fait
raconté par saint Cyprien dans son traité de Lajjsis, des
textes de saint Augustin et de TertuUien , qui disent que
« les fidèles prenaient en secret le pain sacré avant toute
autre nourriture », comme plus tard on trouve la commu-
nion des petits enfants sous la seule espèce du vin, dans
l'Eglise grecque et l'Église latine, aux onzième et douzième
siècles, à l'époque àe Hugues de Saint-Victor et de saint
Bernard. Bossuet proteste alors contre « la grande et dan-
gereuse erreur » de la nécessité absolue de recevoir l'Eu-
charistie à tous les âges, que les ministres imputent à saint
Cyprien, à saint Augustin, au pape saint Innocent, à saint
Cyrille^ à saint Chrysostonw , à saint Césaire et à plusieurs
siècles : « 0 sainte antiquité, s"écrie-t-il, ô Eglise des premiers
siècles, trop hardiment condamnée par les ministres, sans
qu'il en revienne autre chose que le plaisir d'avoir fait
croire à leurs peuples que l'Église pouvait tomber dans
l'erreur, même dans ses plus beaux temps! » — Pour la
communion dans les ?naisons, c'est TertuUien dans son livre
De la prière, c'est saint Cyprien dans son de La psi s, c'est
^m.ni Basile dans ses Lettres, c'est saint Jrénée dans un pas-
(1) Bossuet combat à ce propos les objections « du fameux Georges Calixte, le
plus habile des Luthériens du temps », et de du Bourdieu . « son grand sectateur >••
412 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
sage rapporté par Eusèbe, c'est Satyre, frère de saint Ani-
broise, ce sont les Actes des martyrs de Nicomédie et de
saint Tharsice qui établissent que dans l'ancienne Église on
communiait sous une seule espèce, quoiqu'en disent Calixte
et du Bourdieu, d'après des textes mal interprétés de saint
Justin, de saint Grégoire le Grand, d'Amphilochius et de
saint (irégoire de Nazianze. — Pour la communion publi-
que, aux jours solennels , où l'on ne distribuait que le corps
sacré de Notre-Seigneur, Bossuet cite Y Ordre romain^
Alcuin, Amalarius, l'abbé Rupert, Hugues de Saint-Victor,
le concile in TruUo et le concile de Laodicée au quatrième
siècle, les Eucologes grecs, Isaac, évêque de Langres, Rémi,
évêque d'Auxerre au neuvième siècle , Hildebert, évêque du
Mans, puis de Tours, l'auteur du livre des Sacre?nents, saint
Ambrai se , ou un autre contemporain, tous les Pères de l'é-
poque et saint Justin.
La Deuxième Partie du Traité, Les principes sur lesquels
sont appuyés les sentiments et la pratique de V Eglise;
que les prétendus réformés se serrent de ces pri)uipes aussi
bien que nous, fait surtout appel à l'Écriture Sainte; pour-
tant, Bossuet invoque le témoignage de Tertullien dans son
tvdiité De Baptismo (1) et dans le livre DeCorona militis, où
il nous apprend que c'est la tradition non écrite qui a
établi l'usage de ne recevoir l'Eucharistie que de la main
des supérieurs ecclésiastiques i2); celui du concile de
Brague au quatrième siècle et de Clermont au onzième ;
celui des anciens Pitres, par exemple de saint Cifprien , « un
si grand martyr, évêque de Carthage et primat d'Afrique »,
qui ne donnait très certainement aux petits enfants que le
sang tout seul [de Lapsis) et qui ne laisse pas de dire, au
même traité , que leurs parents qui les mènent aux sacrifi-
ces des idoles les privent « du corps et du sang de Notre-Sei-
gncur (3) »; celui de saint Augustin, qui « dit souvent la
môme chose (4) » ; et celui de saint liasilr, qui nous avertit
(I) É'til. Uar-le-Duc, l. IV. p. -278.
(-2) Page HHo.
(3) l'a^'e '200-J9I .
(4) Pages i'M, '2'.n.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 413
que ceux qui méprisent les traditions non écrites méprisent
en même temps jusqu'à l'Écriture, qu'ils se vantent de
suivre en tout (1). Il renvoie les calvinistes à Aubertin, « le
plus docte défenseur de leur doctrine » : « Vous y trouve-
rez, dit-il, à toutes les pages, des passages de saint A/)i-
hroise, de saint CJn'ii^oxIonw, des deux Ci/rillf et de tous les
autres, où vous lirez qu'en recevant le corps sacré de Notre-
Seigneur, on reçoit la personne même, puisqu'on reçoit,
disent-ils, le roi dans sa main... Pour ce qui est des pré-
cautions dont on usait pour s'empêcher de laisser tomber à
terre l'Eucharistie, il ne faut qu'un peu de bonne foi pour
avouer qu'elles sont aussi anciennes que l'Église. Aubertin
vous les fera lire dans Origène ; il vous les fera lire dans
saint Ctjrillf de Jérusaleni et dans saint Augustin, pour ne
rien dire des autres. Vous verrez dans ces saints docteurs
que laisser tomber de l'or et des pierreries , c'est comme
s'arracher un de ses membres, etc. (2). Pour ce qui est de
l'adoration, qu'est-il besoin que j'en parle, après tant de
passages des Pères, encore rapportés par Aubertin, et de-
puis par M. de la Roque, dans son Histoire <1p V Eucharis-
tie? Ne voyons-nous pas dans ces passages l'Eucharistie
adorée, ou plutôt Jésus-Christ adoré dans l'Eucharistie (3) ? »
La matière semblait épuisée et la lumière faite admira-
blement sur la question delà communion. Mais deux minis-
tres, Mathieu de La Roque et Aubert de Versé, essayèrent
de réfuter Bossuet, le premier dans sa Réponse canonique
au livre de M. de Meau.r , 1683, in-12 de 319 pages; et
le second dans sa Réponse (^ anonyme) au Traité de M. Vé-
vêque de Meaux, 1683 , in-12 , de 296 pages.
Bossuet répliqua par la Tradition défendue sur la matière
(le la communion sous une espjèce contre les réponses de
deux auteurs protestants. Cet ouvrage ne parut pas de son
vivant et ne fut publié qu'en 17i3 avec deux seulement des
trois parties qu'annonce V Avertissement. La troisième n'a
pas été composée par le prélat, ou bien son neveu l'a égarée.
(1) Page -29-2. - (-2) Page -29G. — (;$) Page -297.
414 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
h?i Première Partir , Que la Tradition est nécessaire pour
entendre le précejitf do la communion sous une on sous
deux espèces, est toute pleine des textes des saints Pères,
que personne au monde, ni Huet, ni Mabillon, ne connais-
sait comme Bossuet. — Il tire « un premier argument
du lîaptème par infusion ou par aspersion (1) », attesté
par le Livre des Sacrements , digne du nom et du siècle
de saint Ambroise , par VOrdre romain, par saint Cyrille
de Jérusalem et par Huç/ues de Saint-Victor au dou-
zième siècle. A propos du baptême donné par les héréti-
ques (2), « les ministres, dit-il, n'empêcheront pas qu'il ne
soit vrai que nos Pères ^ dans cette célèbre difficulté, se sont
résolus par la tradition. C'est la tradition que le pape saint
Etienne soutenait, comme il paraît par son décret. Saint
Cijprien convenait de la tradition... Saint Augustin nous
assure, en plusieurs endroits, que la coutume que saint
Etienne opposait à saint Cyprien ne pouvait venir que de
la tradition apostolique... Et cette tradition était si solide
que ceux qui l'avaient comi^attuc y revinrent d'eux-mê-
mes, en disant, au rapport de saint Jérôme : « Que tardons-
nous davantage à suivre ce que nos ancêtres nous ont
enseigné et ce qu'ils ont appris des leurs? » Ainsi, comme
dit Vincent de Lérins, il arriva dans cette occasion comme
il arrive dans toutes les autres : l'antiquité fut reconnue et
la nouveauté rejetée. » — Pour le second argument tiré de
l'Eucharistie (3) , Bossuet parle de l'obligation de commu-
nier à jeun, qu'on trouve comme ancienne et universelle
dès le temps de Tertullien et de saint Cyprien et que saint
Augustin met parmi les lois que le Saint-Esprit a inspirées à
l'Église. — Quant à la prière pour les morts (i), « M. Blon-
del, après l'avoir trouvée dans tous les Pères, à commencer
depuis Tertullien , auteur d'une si vénérable antiquité, dans
tontes les églises chrétiennes, dans toutes les liturgies, je
dis môme les plus anciennes, a-t-il trouvé un seul auteur
chrétien , (jui ait marqué cette coutume comme nouvelle? »
(Ij Chapitre i. — (-2) Chapitre ii. — {.'() Chajjitrc m. — (i) Chapitre vu.
LliS SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 415
La Beuxihitc Partie , Qu'il y a toujours eu dans l'Église
chrétienne et catholique des exemples approuvés pjar une
tradition constante de la co)nnninion sous une espace, mon-
tre d\ibord que la communion sous une seule espèce s'est
établie sans contradiction au onzième et au douzième siè-
cle, où Guillaume de Champeaux et Hugues de Saint-Vic-
tor, « le plus fameux théologien de ce temps-là », l'approu-
vent en termes exprès (1). « Par là se justifie clairement le
décret du Concile de Constance , qui la donne comme rai-
sonnablement introduite par l'Ég-lise et par les saints Pitres.
La crainte de l'effusion du précieux sang de Notre-Seigneur
se manifeste dans Origène au troisième siècle, dans saint
Cyrille df Jérusalem et saint Augustin au quatrième, pour
ne point ici parler des autres. On voit dans ces saints doc-
teurs que laisser tomber les moindres parcelles de l'Eu-
charistie, c'est comme laisser tomber de l'or et des pier-
reries : « de là la suppression de la coupe i2! ». D'ailleurs,
la communion sous une ou deux espèces était jugée égale
dès la première antiquité, du consentement unanime de
tous les chrétiens (3i. Quand on réservait l'Eucharistie en
temps de persécution, on ne gardait que l'espèce du pain,
comme le prouvent des textes de Tertullien dans son Apo-
logie, de saint Cgprien, de saint Jérôme, de saint Am-
broise (i) , de saint Optât, évêque de Milève, de Jean iMoschus,
historien du septième siècle (5), du très ancien Sacramen-
taire de Reims et de l'histoire de la dispute du cardinal
Humbert avec les (irecs en 105i (6), des Actes de saint
Tharsice et des martyrs de Nicomédie (7), de la Vieàe. sainte
Eudoxe, dont le manuscrit remonte à mille ans environ (8),
de saint Ambroise, de saint Justin, d'Uranius, racontant la
mort de saint Paulin , du vénérable Bède , de Surius et de
ses Vies de saint Valentin au cinquième siècle, de saint
Ansbert, évêque de Rouen, en 695, de sainte Gertrude, de
sainte Opportune, de saint Anselme (9), à propos de la
(1) Chapitre i. — (-2) Chapitre ii. — (3) Chapitre vi. — (i) Ciiapitrc ix — (5) Chapi-
tre X. — (6) Cha|)itre xi. — (") Chapitre xii. — (8) Chapitre xiii. — (!i) Chapitre xiv.
416 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
communion des malades; — (VEusèbe ou plutôt de saint
Denis fV Alexandrie, de saint Prosper et de saint Anibroise,
de saint Honorât , des Pères de Tolède, de Léon IV, de Ra-
thier de Vérone, d'Hincmar de Reims, de V Ordre romain
de saint Grégoire, d'Amalarius, du Micrologue, de l'auteur
de la VicAe saint Rasile, des anciennes coutumes de Cluny,
du deuxième concile de Tours en 567, de saint Grégoire
de Tours, et des Vies de saint Carilèfe au sixième siècle, de
saint Swibert, de saint Rertulphe,de saint Serenède, de
saint Claude, archevêque de Resançon, au septième siècle,
de sainte Austreberte au huitième, de saint Géraud, comte
d'Aurillac, de saint Wolfangue, évêque de Ratisbonne, de
saint Oswalde, archevêque d'York, de sainte Adélaïde, im-
pératrice (1), de saint Thibaud, au dixième siècle, de saint
Othon, de saint Hugues, au douzième, de saint Edmond de
Cantorbéry, de saint Louis, roi de France, de saint Louis,
son neveu, archevêque de Toulouse, de saint Thomas d'A-
quin, au treizième siècle, à propos de la réserve de FEu-
charistic et de la communion en viatique faite sous une
seule espèce (2).
Après avoir accumulé tant de témoignages décisifs pour
tout esprit impartial (3) , Rossuet discute les objections al-
léguées par ses adversaires contre la réserve de l'Eucha-
ristie (textes à'Origène , de saint Optât Milévitain, de saint
Augustin (i). Il répond ensuite aux preuves que les mi-
nistres prétendent tirer de saint Justin , des Dialogues de
saint Grégoire le Grand, du Discours W de saint Grégoire
de Nazianze et d'A?n/jhilochius, auteur de la Vie de saint
Basile (5) ; puis aux arguments que de La Roque et Aubert
de Versé veulent trouver dans les modernes, le cardinal
Baronius , racontant la vie de saint (lirgsostonie et citant
saint Grégoire, le savant F Aubespine , évêque d'Orléans, et
(I) Sa vie a éU; (■crile par sainl Otliloii, al)l)ù de Cluny.
(-2) Chapitre xv, xvi, xvii, xviii, xix, xx.
(3) lii'/lexions sur la prodir/icitsc opposition qui se trouve entre les premiers
Chrétiens et les Protestants, diap. xxi.
(4) Chapitre xxii.
{:'>) Cliai)itre xxm.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 417
Cassander, a savant auteur du siècle passé (1) ». — L'é-
vêque de Meaux examine alors les quelques autres endroits
de saint Augustin, ou plutôt de saint Cémire dWrlps, de
la Vie de saint Éloi, d'un concile de Reiras tenu sous Hinc-
mar en 879, d'un concile du palais de Pavie en 850, du
chapitre Officium dans les Décrétales, des Sacnimoilai-
res du P. Menard — Sacrcuuentaire de Saint-Remi de Reims,
et Sacramentaire de saint Gélase, grand Pape qui gou-
vernait l'Église plus de cent ans avant saint Grégoire —
enfin d'un canon du concile de Tours de la fm du ouzième
siècle (?), où M. de La Roque a cru bien à tort trouver la
réserve de l'Eucharistie sous les deux espèces pour la com-
munion des malades (2).
Les ministres objectaient qu'avant saint Ambroise les
Vies de sainte Hélène, de saint Antoine, de saint Athanase,
de saint Grégoire de Nazianze, de saint Basile, ne parlaient
point de communion reçue. — Mais, répond Bossuet (3), nous
avons des Vies de saint Bastien et de saint Gaudence , com-
provinciaux et contemporains de saint Ambroise; nous avons
celles de sami Augustin , de saint Fulgence, de saint Ger-
main de Paris et de saint Germain d'Auxerre, de sainte
Geneviève, de saint Grégoire; de Gontran, de Sigebert, rois
de France; de Sigismond, roi de Bourgogne, de saint Per-
petuus, évèque de Tours, de saint Faron, évèque de Meaux,
de sainte Fare, sa sœur; de saint Eustase, abbé de Luxeuil,
Mais pourquoi perdre le temps à en nommer d'autres?
Nous en avons une infinité où il n'est point parlé qu'ils
aient reçu la communion à la mort... En conclura-t-on
qu'on ne communiait pas de leur temps? Selon M. de La
Roque, saint Augustin aura négligé cet acte de piété, lui
dont le même M. de La Roque nous a produit un sermon
où il y exhorte tous les fidèles... Ne savait-il pas la com-
munion de saint Autijroise , qui l'avait régénéré en .lésus-
Ghrist? » Bossuet cite encore saint Puulin, le pape saint
Grégroire, saint Ouen , l'auteur de la Vie de saint Éloi, les
(I) Cliapitres xxiv et xxv. — (-2) Chapitres xxvi-xxviii. — (3) Chapitre xxix.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. i"
418 BOSSUET ET LES SAINTS PKUES.
auteurs de la vie du vénérable Brdr, le saint homme Pierre
hfiniieti, ([ui a écrit celles de saint Komuald et de Domini-
que Loricat, saint iiouavenUivc et sa Xie de sciint François,
celles de saint Bernard, de sainte Hildegarde, de sainte
Brigitte et des saints de l'Eglise orientale : à peine y en a-
t-il une ou deux où l'on remarque le saint viatique, tant
c'était chose commune et bien établie (11!
Pour faire voir que l'Église d'Afrique ne donnait pas la
communion aux enfants sous la seule espèce du vin, M. de
La Roque alléguait des passages de saint Ci/prien , de saint
Augustin., de saint Paulin, de Gennade. — Bossuet réduit
à néant ces « chicanes » et montre que dans TEglise occi-
dentale la communion sous une seule espèce était établie du
temps de saint Ct/jjrieji et confirmée par un miracle que ra-
conte ce Père (2). Jobius, un savant homme, fort apprécié
par Photius, atteste que la pratique de l'Église orientale
était la même : « Nous sommes jugés dignes du sang pré-
cieux. » Dans l'Église latine, « aux huitième et neuvième siè-
cles, on donnait aux petits enfants ou les deux espèces, ou
quelquefois même le corps seul, ce qui n'est pas moins
pour nous que si on eût donné le sang sans le corps. Té-
moin le livre Des Divins offices, n'importe qu'il soit d'Al-
cuin ou d'un autre auteur du même àg"e (3) ».
Bossuet justifie « presque tous les Pères, à commencer par
saint Ci/prien et saint Aur/ustin », de la grande et dang"e-
reuse erreur qu'on leur attribue sur la nécessité de l'Eu-
charistie pour les petits enfants. 11 cite saint Fulgeiue,
« ce savant disciple de saint Augustin », et saint Augustin
lui-même en « cent passages » de ses œuvres (4).
La communion était donnée sous la seule espèce du pain
aux enfants plus avancés en Age, comme le prouvent une
histoire racontée par Evagrius et Grégoire de Tours et des
canons du concile de MAcon et de celui de Tours (5).
Un passage de saint Léon et un autre de saint Gélase ,
« son disciple et son successeur », montrent qu'on commu-
(1) Cliapitre xxix. — (■») Chapitre xxx. — (.{) Chapitre xxxi. — ('») Chapitre xxxir.
— {'■>) Chapitre xxxiii.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 419
niait sous une seule espèce dans l'office public de l'Église,
et cela dès le temps de saint C/wf/soslomo (1 ).
L'office des présanctifiés, ciiez les Grecs, où pendant tout
le carême on consacrait le samedi et le dimanche seule-
ment et on faisait la communion avec des espèces consa-
crées, sanctifiées auparavant, montre que « tout le clergé et
le peuple communiaient cinq fois sous la seule espèce du
pain , il y a pour le moins mille ans » , au temps de saint
Grégoire de Nazianzr et du concile de Laodicée, tenu au
quatrième siècle (2).
On ne célèbre chez les Latins l'office des présanctifiés
que le seul jour du Vendredi Saint, et cette coutume, qui
remonte au septième siècle dans l'Eglise gallicane, d'après
Alcuhi et Anialdrius , et qui s'est établie plus tard à Rome,
comme on le voit par l'Ordre romain et les Sacramentaires,
prouve que « le vin n'était point consacré dans le mélange
du corps » et que les deux espèces n'étaient pas données
pour la communion.
Après avoir longuement répondu aux objections des mi-
nistres tirées du premier concile d'Orange (3) et montré
cya Ainalariiis au neuvième siècle et Ruperl au douzième
n'autorisent pas la consécration par le mélange, que cette
consécration n'a jamais été approuvée et que l'Anonyme
soutient des absurdités pour prouver la consécration du vin
par le Pater dans l'office du Vendredi Saint (i), Bossuet éta-
blit que « la doctrine constante des Grecs et des Latins est
que la consécration du calice, comme celle du pain, se
fait par les paroles de Jésus-Christ (5) » : cela ressort de
textes nombreux de ^Bimi Augustin , de saint Grégoire de
Nazianze, de saint Basile, de saint Chrysostome , de saint
Ambroise , de saint Justin , de saint /;Y';^f>, et « des Pères
de tous les siècles », en dépit des chicanes des ministres.
« .l'ai honte, conclut Bossuet , qu'il faille descendre à ces
arguties ; mais la charité le veut , puisque des esprits pré-
venus s'y laissent quelquefois embarrasser. La suite sera
(1) Chapitre xxxiv. — (-2) Chapitres xxxv et xxxvr. — (3) Cliapitres xxxviii et xxxix.
— ('i) Chapitres xi.-xi,xiri. — (:i) Ciiapitre xi.iv.
420 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
plus claire, et après que nous serons sortis des chicanes et
des incidents qu'on nous faisait sur les faits, la vérité de
notre doctrine va paraître avec toute sa lumière , comme la
clarté d'un beau jour, quand le soleil a percé les nuages. »
Hélasl (( cette clarté d'un beau jour », que devait illumi-
ner de ses rayons le génie de Bossuet établissant [a.D(h)ions-
tration de la vérité catholique [i), ne brille pas pour la
postérité , à laquelle manque la troisième partie de cet ex-
cellent ouvrage.
La Lettre pastorale aux nouveaux catholiques du diocèse
pour les exhorter à fairr Irurs Pâques et leur donner les
avertissements nécessaires contre les fausses lettres pasto-
rales des ministres , 2i mai 1686, est le digne couronne-
ment de tout ce que Bossuet fit à l'époque de la révocation
de l'Édit de Nantes, octobre 1685, pour ramener à l'Église les
trois mille calvinistes de son diocèse : conférences publiques
et privées, missions prêchées par lui-même et par d'autres,
nominations de maîtres et de maîtresses d'écoles, toutes
choses qui obtinrent le plus grand succès ("2). Mais les Let-
tres pastorales des ministres réfugiés en Hollande aux
protestants de France qui sont tombés par la force des tour-
ments, ànos frères qui gémissent sous la captivité de Babi/-
lone, ébranlaient la foi, chancelante encore, des nouveaux
convertis. Bossuet voulut donc les tenir en garde contre des
erreurs habilement entretenues, et après leur avoir dit :
« Loin d'avoir souffert des tourments, vous jt'm avez seule-
ment jKis entendu parler (3) ; aucun de vous n'a souffert de
violence ni dans ses biens ni dans sa personne; je ne dis
rien que vous ne disiez aussi bien que moi ; vous êtes revenus
paisiblement k nous, vous le savez », il établissait l'un des
caractères les plus contestés de TÉglisc romaine, son apos-
(1) C'est le litre de la troisième partie de Touvrage, d'après le manuscrit de
Bossuet.
(2) Le Dieu nous raconte (|ue, le l.'> décembre liiH;;, les Cafels. les vignerons du
lauhourg Saint-Nicolas à Meaux, vinrent trouver Bossuet pour faire abjuration
entre ses mains. « Mais, ajoutaient-ils, MonsiMgnenr, je ne voulons pas obéir an
l'apf. — I,e Uni lui obéit bien et moi je lui obéis », répondit l'évêque. Il n'en
fallut i)as davantage; pour achever de les convaincre.
(•'{) Bossuet avait interdit toute dragonnade dans son diocèse.
LES SAINTS PERES ET HOSSUET POLEMlSlt:. 421
tolicité. Comme les ministres abusaient de certains textes
de saint Cijprien et qu'une de leurs lettres était « pleine des
paroles que ce grand évêque et ce grand martyr adresssait
aux fidèles de Carthage pour les exhorter à la pénitence et
au martyre », Bossuet ajoute : « Que ceux qui osent imiter
les vrais pasteurs et qui tiennent le langage de saint C//-
jyrien consultent ce saint martyr; il leur apprendra que
VEgli.se est ime, que Vépiscopal est t/n , que, pour le pos-
séder légitimement, il faut remonter par une succession
continuelle Jusqu'à la source de V unité ^ c'est-à-dire jus-
qu'aux apôtres, et jusqu'à celui à qui Jésus-Clirist a dit
uniquement pour fonder son Eglise sur l'unité : « Tu es
Pierre, etc.. » Le même saint Gyprien leur apprendra que
de cette source des apôtres, consommés dans une parfaite
unité, sont sortis tous les pasteurs; que c'est par là que
l'épiscopat est un, non seulement dans tous les lieux, mais
encore dans tous les temps; que l'Église comme un soleil
porte ses rayons par tout l'univers, mais que c'est la même
lumière qui se répand de tous côtés; qu'elle étend ses bran-
ches et fait couler ses ruisseaux par toute la terre ; que l'E-
pouse de Jésus-Christ ne peut être adultère ; que celui qui se
sépare de l'Église pour se joindre à une adultère — c'est
ainsi qu'il traite les sectes séparées de l'unité de l'Église
— n'a point de part aux promesses de Jésus-Christ; c'est un
étranger, un profane, un ennemi. 11 ne peut avoir Dieu
pour père, puisqu'il n'a pas l'Église pour mère.
« Saint Cf/j)rien, poursuit Bossuet, prend une autre mé-
thode (que les ministres). Pour confondre les hérésies et les
schismes, il allègue l'autorité de l'Église. . . Ce grand homme
fit cette réponse à Antonien, qui hésitait à condamner No-
vatien : « Puisqu'il enseigne hors de l'Église, quel qu'il soit,
il n'est pas chrétien, puisqu'il n'est pas dans TÉglise de
Jésus-Christ. »
Et alors, s'adressant « à ces faux pasteurs qui se sont
vantés d'être extraordinairement envoyés pour dresser de
nouveau l'Église tombée en ruine et en désolation, à ces fai-
seurs de lettres pastorales , qui se parent des lambeaux de
422 BOSSUET ET LKS SAINTS PÈRES.
saint Vf/i )/•}(' Il », il les adjure de l'écouter, de prendre sa
doctrine tout entière, de reconnaître sur quelles maximes
il fondait son épiscopat, et, puisqu'ils ne peuvent pas nous
montrer une mission semblable à la sienne, de cesser
d'imiter le langage d'un si grand évêque et de s'en attri-
buer l'autorité. « Ce n'es/ pas nous qui nous sournws séparés
(Varec eux ^ dit-il à propos des hérétiques; mais cest eux
qui se sont séparés (F arec nous ^ et puisque les hérésies et les
schismes sont toujours postérieurs à l'Égiise, pendant qu'ils
se sont formé des conventicules différents et de diverses
assemblées, ils ont quitté le chef et l'origine de la vérité. »
Prêtez l'oreille , mes Frères, à cette décision de saint Cy-
prien : ils sont séparés de Jésus-Christ et de l'Évangile, dès
qu'ils se séparent de l'Église. Et afm qu'on entende mieux
de quelle Ég"lise ce saint martyr a voulu parler, c'est de
l'Église qui reconnaît à Rome le chef de sa comnumion,
et dans la place de Pierre l'éminent degré de la chaire
sacerdotale... Puisque les ministres se servent des paroles
de ce saint martyr pour vous exhorter au martyre , que ne
vous disent-ils avec lui : « Qu'il ne peut y avoir de martyr
que dans l'Église; que lorsqu'on est séparé de son unité,
c'est en vain qu'on répand son sang pour la confession du
nom de Jésus-Christ; que la tache du schisme ne peut être
lavée par le sang, ni ce crime expié par le martyre. »
A ces textes du traité De l'Unité de rÉglise et des Lettres
de saint Cyprien, Bossuet en ajoute de saint Augustin, cons-
tatant ([ue l'Église, « au milieu de la paille et de l'ivraie
où elle se trouve, tolère beaucoup de choses, mais que ni
elle n'approuve , ni elle ne fait ce qui est contre la foi et les
bonnes mo'urs (1) ».
« Si c'est une idolâtrie, dit-il encore, de demander les
prières des saints et d'en honorer les reliques, cet illustre
quatrième siècle, oui, ce siècle où les prophéties du règne
de Jésus-Christ se sont accomplies plus manifestement que
jamais, où les rois de la terre, persécuteurs jusqu'alors du
{\j l^/'isl. '..•;, alias lin <id Jun. cap. xix.
LES SAINTS PÈIŒS ET BOSSUEï POLEMISTE. 423
nom de Jésus, selon les anciens oracles, en sont devenus les
adorateurs; ce siècle, dis-je, servait la créature; les .4/y/-
broisc, les Augustin, les Jérôme , les Grrf/oire <1e Nazianzc,
les Basile et les Chrf/sosfonw , que tous les chrétiens ont
respectés jusqu'ici comme les docteurs de la vérité, ne sont
pas seulement les sectateurs , mais encore les docteurs et
les maîtres d'un culte impie , dont le seul Vigilance s'est
conservé pur... 0 prodige inouï parmi les chrétiens! Les
saints Pères ont reproché aux hérétiques qu'ils apostasiaient
en se séparant de TÉglise ; mais que l'Église elle-même ait
apostasie , qui l'entend sans horreur n'est pas chrétien , et
vous ne pouvez regarder comme des pasteurs ceux qui ont
proféré un tel blasphème. »
§ IV. Les Si.r Arerfisseinetifs (lux Protestants sur les
Lettres du ministre Jurieu contre l'Histoire des Variations
(1689-1691). — Défense de P Histoire des Variations
(1691).
V Histoire des Variations^ publiée en 1688, était, par la
masse des documents authentiques qu'on y voyait rassem-
blés et par la puissance de dialectique qui les mettait en
œuvre, le plus redoutable effort que la théologie catholique
eût fait jusqu'à ce jour contre la Réforme. Aussi les répon-
ses, les objections, les réfutations ne se firent-elles pas at-
tendre. Jurieu. professeur à Rotterdam, partit en campagne
avec l'ardeur intempérante et désordonnée qui lui était
habituelle : pour relever ses coreligionnaires abattus et dé-
concertés, il publia des Lettres pastorales ^ qui étaient de
vraies diatribes et où les injures se mêlaient aux argu-
ments d'une manière compromettante pour le parti qu'il
défendait. L'évêque de Meaux lui riposta avec une promp-
titude qui n'avait d'égale que la dignité, la parfaite con-
venance du ton. « Il est véhément, passionné, parce qu'il
est convaincu : il sait pourtant respecter la conviction de
ses adversaires; jamais homme n'a disputé plus chaude-
ment avec moins d'injures; son raisonnement est impitoya-
424 . BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
ble; mais son cœur est sans haine, sans aigreur, et sa pa-
role sait unir la courtoisie avec la force. Si parfois le mot
à\//)s!irf/i/(', <r extravagance ou de calomnie lui vient sous
la plume (et cela est rare), il faut songer que Jurieu, par ses
emportements et ses témérités, révolta même les ministres
réformés (1) ». « Que je vais recevoir d'injures après ce
dernier Avertissement, écrivait Bossuet au début du Sixième
et que le nom de M. de Meaux va être flétri dans les écrits
du ministre ! Déjà on ne trouve dans sa sixième lettre que
les ignorances de ce prélat, ses vaines déclamations, avec
les comédies qu'il donne au public ; et quand le style s'é-
lève, ses fourberies, ses friponneries, son mauvais cœur,
son esprit mal fait, baissé et affaibli par son grand âge
qui passe soixante-dix ans, ses violences, qui lui font me-
ner les gens à la Messe à coups de barres, sa vie qu'il passe
à la cour dans la mollesse et dans le crime (2) ; car on pousse
la calomnie à tous les excès (3), et tout cela est couronné
par son hypocrisie , c'est-à-dire , comme on l'explique , par
un faux semblant de révérer des mystères qu'il ne croit pas
dans son cœur. On me donne ces éloges sans aucune preuve ;
car aussi où les prendrait-on? » A cette sérénité inaltérable
Bossuet joint, dans ses Avertissf^ment.s aux Protestants, un
style vif, naturel, net^ court, haché, qui fait penser à la
concision saisissante de Montesquieu, à la rapidité de l'allure
de Voltaire, et que devraient lire tous ceux qui parlent du
ton toujours solennel et majestueux de Bossuet, sans se dou-
ter qu'il y a dans ses œuvres de polémique des pages au
moins égales aux meilleures des Provinciales.
Le Premier Arerlisst'mcnt , le christianisme flétri et le
socinianisnic antorisé par ce ministre (Jurieu), septembre
1689, avait pour objet de répondre à cette audacieuse af-
firmation du ministre de Botterdam que rien n'était plus
(I) Lanson. liossuet. p. ;{'*".
(-2) Jurieu, p. '287.
(3) l)(;s l<>«!t, Jurieu avait dit : « J'avertis l'évêciue de Meaux (|u'nii rrêquc rfc
cour romme lui elles autres dont le mviier n'est pas d'étudier, devraient un peu
ménager ceux (|ui n'ont |>oinl d'autre i)rofession ! » — Bossuet évêijue de cour!
Bossuet luisant son métier de ne jyns l'-tudier! Quelle impertinence!
LES SAINTS PERES ET P.OSSUET POLEMISTE. 425
commun dans le christianisme que de varier; que « la vérité
de Dieu n'a été connue que par parcelles; que jusqu'au
concile de Nicée et même jusqu'à celui de Constantinople ,
le dogme sur la Trinité avait été informe, mal connu, mal
expliqué; que les premiers chrétiens croyaient les trois
personnes de la Trinité inégales ; que la doctrine de la grâce,
qu'on regarde aujourd'hui avec raison comme Fun des
plus importants articles de la religion chrétienne, était
entièrement informe jusqu'au temps de saint Augustin;
qu'avant lui la plupart des anciens docteurs de l'Eglise
étaient stoïciens et manichéens; que d'autres étaient purs
pélagiens et les plus orthodoxes semi-pélagiens ».
C'était provoquer Bossuet sur le terrain qui lui était le
plus familier et le mieux connu : le terrain de la doctrine
drs Pères. Il répondit à .lurieu par une apologie des
saints docteurs de la primitive Église, dont les ouvrages
n'avaient aucun secret pour l'évèque de Meaux, — Ainsi,
s'il a pris pour fondement de Y Histoife des Variations , que
« varier dans l'exposition de la foi était une marque de
fausseté et d'inconséquence dans la doctrine exposée, et
que la vérité venue de Dieu a d'ahord sa perfection, c'est
pour répéter fidèlement ce qu'ont dit nos Père>; , que la doc-
trine catholique est celle qui est toujours et partout : Qfiod
ubique , quod semper »; c'est ce que disait le docte Vincent
de Lérins , une des lumières du quatrième siècle; c'est ce
qu'il avait posé pour fondement de ce célèbre Avertisse-
ment, où il donne le vrai caractère de l'hérésie et un moyen
général pour distinguer la saine doctrine d'avec la mau-
vaise (1), « L'Église de Jésus-Christ, dit-il, soigneuse gar-
dienne des dogmes qui lui ont été donnés en dépôt, n'y
change jamais rien; elle ne diminue point, elle n'ajoute
point, elle ne retranche point les choses nécessaires; elle
n'ajoute point les superflues. Tout son travail, continue ce
Père, est de polir les choses qui lui ont été anciennement
données, de confirmer celles qui ont été insuffisamment
(I) Commonitorium , I.
426 lîOSSUET ET LES SAINTS PERES.
expliquées, de garder celles qui ont été confirmées et défi-
nies, de consigner à la postérité par l'Écriture ce qu'elle
avait reçu de ses ancêtres par la seule tradition. » Mais ce
n'est pas assez à ce Père d'établir la même vérité que j'ai
posée pour fondement; il l'établit par le même principe
qui est que la vérité venue de Dieu a d'abord sa perfection,
comme un ouvrage divin : « Je ne puis assez m'étonner,
dit-il, comment il y a des hommes si emportés, si aveugles,
si impies et si portés à l'erreur que , non contents de la règle
de la foi, une fois donnée aux fidèles et reçue de toute
antiquité, ils cherchent tous les jours des nouveautés et
veulent toujours ajouter, changer, ùter quelque chose à la
religion, comme si ce n'était pas un <lo<ini(' céleste , qui ré-
vélé Kue fois nous suffit . mais une institution Inonuine qui
ne puisse être amenée à la perfection qu'en la réformant,
ou, à dire le vrai, en y remarquant tous les jours quelque
défaut (1). » — Bossuet montre ensuite que Jurieu fait en-
seigner aux Pi'i'cs des trois premiers siècles, At/tenar/oras,
contemporain de Justin, et Tatien, son disciple, des absur-
dités comme celles-ci <( que le Verbe n'est pas éternel en
tant que Fils, qu'il devint une personne distincte du Père
peu devant la Création , et qu'ainsi la trinité des personnes
ne commença qu'un peu avant le monde (2) Triomphez
donc, ariens et sociniens : on peut sans blesser l'essence
de la piété, dire (jue la personne du Fils n'est pas éter-
nelle (3) ! » — Jurieu fait aussi dire à Trj-tuUicn que « Dieu
a fait son fils ». Que disaient de pis les ariens? » — D'après
le ministre, les anciens docteurs, et « surtout ceux du troi-
sième siècle et même ceux du quatrième » ont méconnu
l'unité de Dieu , « ont cru Dieu corporel et étendu , comme
Tet'tullien , et que l'idée de l'Ftre parfait est une idée d'au-
jourd'hui », alors que « Tertullien a dit que Dieu était le
souverain grand, et par là unique, sans pouvoir avoir son
égal, autrement (ju'il ne seiait point Dieu (4) »; alors que
(1 ) Commonil., I.
{■!) \-' Averlis., IV cl VI.
CJ) f' Avertis., XI.
(4) Li/i. I. Adr. Marci., c. m.
LES SALNTS PÈRES ET 150SSUET POLEMISTE. 427
tous les Pères des premiers siècles, aussi bien que tous les
autres, ont soutenu aux païens la même chose; alors (|u'ils
leur ont prouvé mille et mille fois l'unité de Dieu par la
souveraineté et la singularité de sa perfection ; alors qu'ils
ont dit que jamais nul n'avait prononcé le nom de Dieu
qu'en y attachant l'idée de la perfection. — A propos de
l'affirmation de .Jurieu c[ue « la grâce était entièrement in-
forme jusqu'au temps de saint Augustin, et qu'avant ce
temps, les uns étaient stoïciens et manichéens, d'autres purs
pélagiens et les plus orthodoxes semi-pélagiens : « Quoi!
s'écrie Bossuet, môme sans en excepter saint Ciipi-tcn , tant
cité par saint Augustin contre ces hérétiques, quoiqu'il ait
dit en trois mots tout ce qu'il fallait pour les confondre ,
en disant si précisément et en prouvant avec tant de force
« qu'il ne faut se glorifier de rien, parce que nul bien ne
vient de nous? » Les autres Pères n'en ont pas moins
dit (1)... On trouve la théorie de la justification dans un
concile tenu par saint Ci/prien aussi clairement posée que
dans saint Augustin même... 0 Dieu, encore un coup,
est-il bien possible que ces saints docteurs, un saint Justin ,
un saint Iréttée , un saint Clénwut <V Alexandrie , un saint
fi/prien , tant d'autres qui passaient les jours et les nuits à
méditer l'Écriture sainte, dont leurs écrits ne sont qu'un
tissu, qui en faisaient toutes leurs délices et y trouvaient
leur consolation durant tant de persécutions , ne s'y soient
point attachés, ou qu'ils n'y aient point vu le mystère de
la piété qu'on prétend y être si clair qu'il ne faut à présent
aux plus ignorants , aux artisans les plus grossiers , aux plus
simples femmes, qu'ouvrir les yeux pour l'y trouver I (Quel
coup droit porté à la théorie du libre examen!) C'est aiusi
qu'on parle de ceux qui ont fondé après les apôtres l'Eglise
chrétienne, non seulement par leurs prédications et par
leurs travaux , mais encore par leur rang. Le savoir n'était
pas rare parmi eux , . . . puisqu'il y avait alors tant de phi-
losophes, tant d'excellents orateurs, tant de doctes juris-
(1) i"-' AveH.. XV.
428 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
consultes , en un mot tant de grands hommes de toutes les
sortes, qui embrassaient le christianisme avec connaissance
de cause (1). » — « N'importe que les sociniens gagnent
leur cause, semble dire Jurieu; ils nous sont moins odieux
que les papistes ; et puisqu'il nous faut périr, périssent avec
nous les plus sain/s de tous /rs Prres^ et périsse, s'il le faut
aussi, toute la gloire du christianisme (2). » Ce ministre
téméraire dit des Pères des trois premiers siècles « que c'é-
taient de pauvres théologiens qui ne marchaient que rez-
pied rez-terre; il n'excepte que le seul Origène , c'est-à-dire
de tous ces docteurs celui dont les égarements sont les plus
fréquents; et il laisse dans l'ordure et le mépris « saint
Justin , saint Irénéc , saint CUhnent (V Alexandrie , un si su-
blime théologien; saint Ci/pricn , un si grand évêque et un
martyr si illustre; Tertullien, un prêtre si docte et si véné-
rable, tant qu'il demeura dans le sein de l'Église; saint
Ignace même et saint Pob/carpe , disciples de saint Pierre
et saint Jean, et toutes les autres lumières de ces temps-là...
Mais ce n'est pas là tout le mal... Ces grandes lumières
du quatrième siècle, ces grands hommes, saint Basile,
saint A/nb/'oise^ saint Grégoire de Nazianze et saint Augus-
tin, qui seul, dit-on, « renferme plus de théologie dans
ses écrits que tous les Pères des premiers siècles » fondus
ensemble , sont les auteurs de ce culte impie et de cette ido-
lâtrie antichrétienne, le culte des saints!... Les derniers
siècles, depuis mille ans, sont le règne de l'Antéchrist!..
Où est donc, répond Bossuet, cette Église de Jésus-Christ
contre laquelle « l'Enfer ne devait pas prévaloir »? Où est
cet ouvrage des Apôtres dont Jésus-Christ avait dit : « Je
vous ai choisis et je vous ai établis atin que vous alliez et
<[ue vous portiez du fruit et que votre fruit demeure? » Ce-
pendant tout tombe, tout est renversé aussitôt après les
apôtres (3) ! » — Après avoir cité saint Grégoire de Na-
zianze, racontant qu'une martyre du troisième siècle « avait
(1) !■•' Avrrl., XVI.
(-2) XVII.
(.«) I" ylccr/., XVlir
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 429
prié la sainte-Vierge Marie d'aider une vierge qui était en
péril (1) », Bossuet défend les Pères du concile d'Éphèse,
les Pères du concile de Nicée, Athrnaç/oras;, qui affirme
« que Dieu est un Etre immense, éternel, incorporel (2) » ,
les Pères qui ont précédé le concile de Nicée , pour lesquels
il renvoie Jurieu au P. Thomassin, au P. Petau, au protes-
tant anglais BuUus, enfin saint Çf/prii'n, « dont la doctrine
est la nôtre « sur la justification, et saint Auf/ustin, cité
à contre sens par Jurieu, si bien, ajoute Bossuet, que « si
j'avais eu à choisir dans tous ses ouvrages un passage exprès
contre ce ministre, j'aurais préféré celui (qu'allègue Ju-
rieu) à tout autre... Après cela, fiez-vous à votre ministre,
quand il cite des passages (3). »
Il cite aussi à faux le P. Petau, « quand pour nous faire
accroire » que la théologie des Pères était imparfaite sur
le mystère de la Trinité » , il lui fait dire en propres termes
(( qu'ils ne nous en ont donné que les premiers linéaments ».
Mais ce savant auteur dit le contraire à l'endroit que le
ministre produit , qui est la Préface du tome II des Dogmes
catholiques : car il entreprend d'y prouver que la doctrine
catholique a toujours été constante sur ce sujet ; et dès le
premier chapitre de cette Préface, il démontre que « le
principal et la substance du mystère » a toujours été bien
connu par la tradition; que les Pères des premiers siècles
conviennent avec nous dans le fond , dans la substance ,
dans la chose même , « quoique non toujours dans la ma-
nière de parler » : ce qu'il continue à prouver au second
chapitre, par le témoignage de saint hjnace , de saint Polij-
carpe et de tous les anciens docteurs; enfin, dans le troi-
sième chapitre, qui est celui que le ministre nous objecte
en parlant de saint Justin , celui de tous les anciens qu'on
veut rendre le plus suspect, ce savant Jésuite décide que
ce saint martyr « a excellemment et clairement proposé ce
qu'il y a de principal et de substantiel dans ce mystère » ;
(1) XIX.
(2) XXV.
(3) XXVII.
430 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
ce qu'il prouve aussi à'Athénaf/oms , de Th(''ophile dWn-
ttochc, des autres, qui tous ont tenu, dit-il, le principal et
la substance du dogme sans aucune tache ( 1 ) ».
Dans rÉgiise , « on n'a fait les décisions qu'en proposant
la foi des siècles passés )>, comme au concile de Chalcédoine,
où l'on commença par faire voir que les saints (Jocteio-s
avaient toujours entendu l'Incarnation ainsi qu'on le faisait
alors et qu'Eutychès avait rejeté la doctrine et les exposi-
tions des Pères. Le concile n'approuva la lettre de saint
Léon « qu'à cause qu'elle est conforme à saint Athcutase , à
saint Hilaire , à saint Basilp, à saint Grégoire de Nazianze,
à saint Amhroisp , à saint Chri/sostome , à saint Aur/Kstin , à
saint Ci/rille et aux autres que saint Léon avait cités ». La
foi était donc parfaite « dès les conciles de Nicée, de Cons-
tantinople, d'Éphèse; et si l'on se fût avisé de dire aux
Pères ide Chalcédoine, comme fait aujourd'hui votre mi-
nistre, qu'avant leur décision elle était informe, ils se se-
raient récriés contre cette parole téméraire , comme contre
un blasphème. C'est pourquoi ils commencent ainsi leur
délinition de foi : « Nous renouvelons la foi infaillible de
nos Pères, qui se sont assemblés à Nicée, à Constantinople,
à Éphèse (2). » — Ce qu'on fit alors à Chalcédoine, on l'a-
vait fait à Éphèse. On commença par y faire voir contre
Nestorius que saint Pierre d'Alexandrie , saint At/umase,
le Pape saint Jules, le Pape saint Félix et les autres Pères
avaient reconnu .lésus-Christ comme Dieu et homme tout
ensemble, et par conséquent sa sainte Mère comme étant
vraiment Mère de Dieu; en sorte que saint Grégoire de
Nazianze n'hésitait pas à anathématiser ceux qui le niaient ;
on renouvela la foi du concile de Nicée, comme pleinement
suffisante pour expliquer le mystère et on montra que les
saints Pères l'avaient entendu comme on faisait à Éphèse;
on décida sur ce fondement que saint Ci/rille était défen-
seur de l'ancienne foi (3). — Il est bien certain que saint
(1) Article XXVIll.
(-2) X\l\.
(3) I ' AvcrI.. XXX.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 431
Athanasr , qui était l'oracle de l'Église, avait parlé aussi
pleinement de la divinité du Saint-Esprit qu'on fit depuis à
Gonstantinoplc ; et il fait voir clairement dans sa lettre, où
il expose la foi à l'empereur Jovien, que les Pères de Nicée
en avaient parlé de même. Ainsi les Pères de Gonstanti-
noplc firent profession de n'exposer que la foi ancienne.
Par ce moyen on n'innovait rien ; mais on n'avait pas plus
innové à Nicée. Saint Athanase a fait voir aux ariens que
la foi de ce saint concile était celle dans laquelle les martyrs
avaient versé leur sang... Il prouve LyaOrigène même, que
les ariens vantent le plus comme un des leurs, avait très
bien expliqué la saine doctrine sur l'éternité et la consubs-
tantialité du Fils de Dieu. « C'est cette foi, dit-il, qui a été
de tout temps, et c'est pourquoi, continue-t-il, toutes les
Églises la suivent... Tout l'univers embrasse la foi catho-
lique et il n'y a qu'un très petit nombre qui la combattent...
Pour vous, ô ariens, quels Pères nommerez- vous? » Ce
fait de la nouveauté des ariens étant avéré, le même saint
Athanase en conclut dans un autre endroit « que leur doc-
trine n'étant point venue des Pères, et au contraire, qu'ayant
été inventée depuis peu , on ne pouvait les ranger qu'au
nombre de ceux dont saint Paul prédit « qu'il viendrait
dans les derniers temps quelques gens qui abandonneraient
la foi en s'attachant à des esprits d'erreur ». Dès qu'Arius
parut, Alexandre (V Alexandrie , son évêque, lui reprocha
la nouveauté de sa doctrine et le chassa de l'Église comme
un inventeur de fables intpertinenles , reconnaissant hau-
tement « qu'il n'y avait qu'une seule Église catholique et
apostolique , que tout le monde ensemble n'était pas capable
de vaincre, quand il se réunirait pour la combattre »... On
disait aux Eutychiens : (1) « Le Pape Léon croit ainsi; Cyrille
croyait de même : c'est la foi qui ne clianfje pas , qui de-
meure toujours ». Il n'y a donc point de variations... On
en disait autant à Éphèse aux Nestoriens... On en dit autant
à Nicée contre Arius et les siens... Lorsque les hérésies se
(I) {"Avertis.. XXXI.
432 BOSSUËT ET LES SALMS PERES.
sont élevées (1). il n'a jamais pu être douteux quel parti
l'Église avait à prendre, personne ne pouvant douter rai-
sonnablement, comme dit Vincent do Lé tins qu'on ne dût
préférer u l'antiquité à la nouveauté et l'universalité aux
opinions particulières ».
Pour renverser « ce fondement inébranlable de l'antiquité
de la foi et de l'innovation des hérétiques (2) », Jurieu ap-
porte comme un exemple de variations la doctrine du péché
originel et de la g-ràce; mais, répond Bossuet (3), c'est pré-
cisément sur cet article que saint Augustin, qu'il a cité
comme favorable à sa prétention , lui dira que la foi chré-
tienne et l'Église catholique n'ont jamais varié : « En effet,
on ne peut nier que , lorsque Pelage et Célestius sont venus
troubler l'Église sur cette matière » , leurs profanes nou-
veautés n'aient fait horreur par toute la terre, comme parle
saint Augustin i4), à toutes les oreilles catholiques », et
cela « autant en Orient qu'en Occident, comme dit le même
Père (5) ». Les hérétiques étaient contraints d'avouer,
comme le rapporte saint Augustin , premièrement qu' « un
dogme populaire prévalait, que l'Eglise avait perdu la rai-
son et que la folie y avait pris le dessus, ce qui était, ajou-
taient-ils, la marque de la lîn du monde i6) ». Aussi n'eut-
on pas de peine à les convaincre de s'être opposés à la
doctrine des Pères. Saint Augustin leur en a produit des
passages , où la foi de l'Église se trouve aussi claire avant
la dispute des pélagiens qu'elle l'a été depuis; d'où ce grand
homme concluait très bien qu'il n'y avait jamais eu de
variations sur ces articles, puisqu'il était bien constant que
ces saints docteurs n'avaient fait rien autre chose que « de
conserver dans l'Eglise ce qu'ils y avaient trouvé , d'ensei-
gner ce qu'ils y avaient appris et de laisser à leurs enfants
ce qu'ils avaient reçu de leurs pères (7). »
(I) XXXIII.
(-2) XXXll.
(3) XXXIV.
(4) Dr fjCSi. Pelai/.. 11. i-2.
(:i) Lib. IV ad lionif., c. viii.
(0) Oy>. impvr. conl. JuL. lit). I, cap. xii.
(") Lib. II conl. JuL, c. X, n. 3't.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 433
Si Ton demande maintenant (1) « comment donc il sera
vrai de dire que l'Église a profité par les hérésies » , saint
Aiff/iis/in répondra pour nous « que chaque hérésie intro-
duit dans FÉgiise de nouveaux doutes, contre lesquels on
défend l'Écriture sainte avec plus de soin et d'exactitude
que si on n'y était pas forcé par une telle nécessité (2) ».
Le célèbre Vincent de Lérins prendra aussi en main notre
cause, en disant (3) que « le profit de la religion consiste à
profiter dans la foi et non pas à la changer, qu'on peut y
ajouter i'intellig'ence , la science, la sag'csse », et ce qui
tranche en un mot toute cette question, « que les dogmes
peuvent recevoir avec le temps la lumière, l'évidence, la
distinction, mais qu'ils conservent toujours la plénitude,
l'intégrité, la propriété ». — Que si l'on nous demande en
quoi donc ont profité à l'Eglise les nouvelles décisions, le
même docteur répondra que « les décisions des conciles
n'ont fait autre chose que de donner par écrit à la postérité
ce que les anciens avaient cru par la seule tradition ; que
de renfermer en peu de mots le principe et la substance de
la foi, et souvent, pour faciliter l'intelligence , d'exprimer
par quelque terme nouveau, mais propre et précis, la doc-
trine qui n'avait jamais été nouvelle, en sorte qu'en disant
quelquefois des choses d'une manière nouvelle, on ne dit
néanmoinsjamais de nouvelles choses : Ut cum d/cas novr,
non dicas tiova... L'Église n'enseigne jamais des choses
nouvelles (4), et, au contraire, elle confond tous leshéréti-
cjues en leur faisant voir que leur doctrine est nouvelle.
C'est la méthode de tous les Pères, et Vincent de Lérins ,
qui l'a si bien expliquée , n'a fait au fond que répéter ce que
TertiUlien, saint Athanase , saint Augustin et les autres
avaient dit aux hérétiques de leur temps et par des volu-
mes entiers. Je ne veux ici rapporter que ce peu de mots
de SRint Athanase : « La foi de l'Église catholique est celle
(1) i" Avertis., XXXV.
{i} Lettres 6 et 7; de Dono per., c. xx.
(3) Corn. I.
(4) 1" Avert., XXXvn.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
434 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
que Jésus-Christ a donnée, que les Apôtres ont publiée, que
les PfTPs ont conservée : l'Eglise est fondée sur cette foi,
et celui qui s'en éloiene n'est pas chrétien »... Quand nous
parlons des sain/ s Pores ^ nous parlons de leur consente-
ment et de leur vinanimité. Si quelques-uns ont eu quelque
chose de particulier dans leurs sentiments, ou dans leurs
expressions, tout cela s'est évanoui et n"a pas fait tige dans
l'Église : ce n'était pas là ce qu'ils y avaient appris , ni ce
qu'ils avaient tiré de la racine... On fera donc toujours à
une secte nouvelle, avec Viiueuf de Lrrins , ce reproche de
saint Paul : « Est-ce de vous qu'est venue la parole de Dieu?
ou bien n'est-elle venue qu'à vous seuls (1)? » Ou, pour
parler avec saint A/hanasr, on dira aux jfidèles : « Distin-
guez la multitude qui défend l'héritage de ses Pères d'avec
la multitude qui est éprise de la nouveauté. »
Après cette savante et triomphante réplique aux accusa-
tions téméraires de Jurieu contre les Pères des trois pre-
miers siècles de l'Église, au sujet de la prétendue variabilité
de leur doctrine, Bossuet fait voir (2i que, d'après Jurieu,
les sociniens sont, non seulement chrétiens, mais encore
catholiques, et que ce nom, autrefois si précieux et si cher
aux orthodoxes, est prodigué jusqu'aux ennemis de la di-
vinité du Fils de Dieu. « Je ne m'étonne donc pas. ajoute-
t-il (3), si ces hérétiques triomphent, ni s'ils inondent de
leurs écrits artificieux toute la face de la terre... Défiez-
vous, mes chers Frères (i), de ces dangereux esprits, de
ces hardis novateurs, en un mot des sociniens, qui bientôt,
si on les écoutait, ne laisseraient rien d'entier dans la reli-
gion chrétienne. »
Le Deuxième Avertissement , la Ré fur me convaincue cV er-
reur et (V impiété par ce ministre, et le Troisième Avertis-
sement, Le salut dans V Eglise romaine selon ce ministre.
Le fanalisme élalfli dans la l{éforn}(' par les ministres
II) I Cor. XIV., :«;.
(i) \" Albert., \LI.
(3) XI.VII.
(4) 1"' Anert.. XI.VIII.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 435
Claude et Jurieii, selon la doctrine des Quakers. Tout le
parti protestant exclu du titre d'Eglise par Jurieu , paru-
rent en novembre et décembre 1680. Ils ne sont que le dé-
veloppement de ces paroles de Bossuet : « Vous avez vu,
mes chers Frères, selon ma promesse, dans un premier
Avertissement , le christianisme flétri et le socinianisme au-
torisé par votre ministre. Vous avez été étonnés de ce qu'il
a dit en faveur d'une secte qui se vante d'avoir porté la Ré-
forme à perfection , en niant la divinité du Fils de Dieu et
en affaiblissant tout le christianisme. Mais cessez de vous
arrêter à tant de choses étrang^ess, que vous avez vu qu'il a
avancées sur le sujet des sociniens : il en a dit de plus essen-
tielles contre lui-même et contre toute la Réforme, puisqu'il
l'a chargée d'erreurs capitales , et dans son commencement
et dans son progrès. » — Voilà l'objet du Deuxième Aver-
tissement — (( Il en a dit encore Aq plus importantes en fa-
veur de VEglise catholique , puisqu'il a dit qu'on peut se
sauver dans sa communion. » — C'est le sujet principal
du Troisième Avertissetuent.
Il est évident que les Pères n'étaient plus en cause , quand
il s'agissait d'établir, d'après Luther dans son livre De
Servo Arbitrio et d'après Mélanchton dans ses ouvrages, que
« Dieu fait les hommes damnables nécessairement par sa
volonté, et que l'adultère de David et la trahison de Judas
ne sont pas moins l'œuvre de Dieu que la conversion de saint
Paul ». Jurieu a beau se récrier, dire qu'il n'est jamais
convenu que Luther et Mélanchton eussent professé une
pareille doctrine, et citer Bossuet au tribunal de Dieu comme
un insigne calomniateur. Bossuet montre au ministre (1)
qu'il avait entièrement oublié un écrit adressé par lui-
même, quelques années auparavant, au ministre luthérien
Sculter et où il avoue tout ce dont il se défend maintenant,
« que, d'après Luther et Mélanchton, Dieu préordonne
aux péchés, que Dieu pousse aux péchés, qu'il est en quel-
que sorte cause du péché ».
(1) '!<' Avert., II-VHI.
436 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
« M. de Meaux, disait Jurieu (1 ), devrait bien nous appren-
dre comment la prédétermination physique des thomistes
subsiste avec l'indifférence de la volonté. Il devrait nous
faire comprendre comment la grâce efficace par elle-même,
que lui-même défend, n'apporte à la volonté aucune né-
cessité. » — L'objection était spécieuse; mais Bossuet n'a
garde de confondre avec les vérités de foi une opinion Ji-
bre comme celle de mint TJiomas sur la conciliation du li-
bre arbitre et du concours divin. « Il voudrait, répond-il à
Jurieu (2), que je lui apprisse comment s'accorde le libre ar-
bitre, ou le pouvoir de faire ou de ne pas faire, avec la
grâce efficace et les décrets éternels. Faible théolog-ien,
qui fait semblant de ne pas savoir combien de vérités il
nous faut croire, quoique nous ne sachions pas toujours le
moyen de les concilier ensemble. Que dirait-il à un socinien
qui lui... demanderait (ï expliqiun- comment l'unité de Dieu
s'accorde avec la Trinité?. . . Que sert d'alléguer ici la grâce
efficace et les thomistes? Ces docteurs, comme les autres
catholicjues, sont d'accord à ne point mettre dans le choix
de l'homme une inévitable nécessité, mais une liberté
entière de faire et ne faire pas. »
Gomment ne pas admirer la charité sereine avec laquelle
Bossuet conclut : « Souvenez-vous maintenant, mes Frères,
des outrageantes paroles dont a usé M. Jurieu, en m'appe-
lant déclamateur, calomniateur, homme sans honneur et
sans foi, devant Dieu et devant son juste jugement. Vous
voyez qu'il avait tort , et il employait cependant pour vous
tromper, non seulement les expressions et les injures les
plus atroces, mais encore ce qu'il y a de plus saint et de
plus terrible parmi les hommes. Pour toute réparation de
tous ces excès, je vous demande seulement, mes Frères, de
le bien connaître et de ne plus vous laisser émouvoir à ses
clameurs, lorsqu'il se plaint qu'on le calomnie (3). »
Jurieu objectait encore que les molinistes étaient des
(1) IX.
(2) X.
(.3) 2' Averl., xn.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 437
demi-pélagiens, et que l'Ég-lise romaine « tolère un péla-
gianisme tout pur et tout cru ». — Bossuet, sans partager
l'opinion des molinistes, les défend contre Jurieu. « S'il
avait seulement ouvert leurs livres, dit-il, il aurait appris
qu'ils reconnaissent pour tous les élus une préférence gra-
tuite de la divine miséricorde, une grâce toujours préve-
nante, toujours nécessaire pour toutes les œuvres de piété;
et dans tous ceux qui les pratiquent une conduite spéciale
qui les y conduit. C'est ce qu'on ne trouvera jamais dans les
semi-pélagiens... Saint Augustiti est aussi du nombre des
pélagiens, ajoute Bossuet ironiquement, puisqu'il répète si
souvent, même contre ces hérétiques, que la grâce vient de
Dieu, mais qu'il appartient à la volonté d'y consentir ou
de n'y consentir pas [i], »
« Personne, je l'oserai dire, lit-on au début du Troisième
Avertissement, n'a jamais plus indignement calomnié l'E-
glise romaine que le ministre Jurieu ; et néanmoins on va
le voir forcé à la reconnaître pour la cité de Dieu, puisqu'il
l'avoue pour vraie Église qui porte ses élus dans son sein
et dans laquelle on se sauve. Il nie de l'avoir dit et peut-
être voudrait-il bien ne l'avoir pas fait. Mais nous allons
vous montrer, et cela ne nous sera point fort difficile , pre-
mièrement, qu'il l'a dit; secondement, qu'il faut qu'il le
dise encore une fois, et qu'il justifie l'Eglise romaine de
toutes les calomnies qu'il lui fait lui-même , à moins de ren-
verser en même temps tous les principes qu'il pose et, en
un mot , tout son système de l'Église. »
Voilà ce que Tévêque de Meaux établit avec une lumineuse
éloquence. Il venge l'Église romaine de l'accusation d'ido-
lâtrie, formulée par Jurieu, qui prétendait que, par le culte
des saints, inconnu cent ans avant saint Léon, l'idolâtrie
régnait dans le siècle de saint Basile, de saint Ambroise ,
de saint Chrysostome, de saint Jérôme , de saint Grégoire de
Nazianze , de saint Augustin, qui honoraient les saints et
leurs reliques. « Cette superstition, dit Bossuet, était-ce une
(1) De Spiritu et litl., c. xxxiii, n. 57 et ."i8.
438 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
idolâtrie, ou n'en était-ce pas une? Si c'en était une, ils
sont damnés; et si ce n'en était pas une, nous sommes ab-
sous Quelle erreur de vouloir excuser les Pères et les
chrétiens des quatrième et cinquième siècles , sous prétexte
qu'ils n'idolâtraient qu'en particulier, que l'idolâtrie n'é-
tait pas publique, pendant qu'on nous avoue quelle était
i'rgiuml'', pendant qu'on la reconnaît dans les sermons de
ces Pères, qui sans doute étaient publics?... « Qu'on mette,
disait ^dimi Ambroi.'ie , ces triomphantes victimes (les mar-
tyrs et leurs reliques) dans le lieu où Jésus-Christ est l'hos-
tie. » — « Les fidèles, dit saint Jérôme , regardent les tom-
beaux des saints martyrs comme les autels de Jésus-Christ. »
— « Nous honorons leurs reliques, dit saint Angtfstin , ^us-
qu'à les placer sur la sublimité du divin autel. » — « Qu'on
ne dise pas que ces Pères n'employaient point envers Dieu
les mérites des saints; car, au contraire, on convient que
c'est par là qu'on commença... Qu'on ne dise pas que du
moins F Église n'avait pas été avertie de la prétendue erreur
de ce culte; car elle l'avait été par Vigilance, que saint
Jérôme mit en poudre dès sa naissance (1). »
L'Église romaine n'est pas plus antichrétienne qu'elle
n'est idolâtre , et il ne faut point voir en elle la Babylone de
V Apocab/pse ; car d'abord Luthériens et Zwingliens met-
taient au nombre des saints les plus zélés défenseurs de
l'Église et de la croyance romaine : xxnsdiini Bernard , un
saint Bonaventure , un saint Franrois; et puis Luther re-
connaissait en termes magnifiques le salut et la sainteté dans
cette Église (2i; enfin, tous ceux qui cherchent la vérité
reconnaîtront les avantages plus éclatants que le soleil de
l'Église catholique romaine au-dessus de toutes les autres
sociétés qui s'attribuent le titre d'Église (3). « Il faudrait y
revenir pour assurer son salut, comme à celle à qui ses
ennemis mêmes rendent témoignage, puisque les ministres,
qui l'attaquent avec tant de haine, qui osent même donner
(1) :r Avcrt., IX.
(3) ;»'■ Ai'i;rt., XVI.
(3) xvn.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 439
la préférence sur elle à une Eglise arienne , sont forcés par
la vérité à la reconnaître ; qu'ils sont encore obligés à recon-
naître dans certains points l'autorité infaillible de l'Église
universelle et les promesses sur lesquelles elle est fondée (1). »
Le Quatrirmc ArertisseuiPitt , La Saint été rf la concorda
(lu mariage (lirétien violées; , parut en 1690. C'est le plus
court de tous, et on y trouve condensée en quelques pages
admirables la doctrine de l'Église sur l'unité et l'indissolubi-
lité (2) du mariage chrétien, en réponse à Jurieu qui avait
osé entreprendre l'apologie de Luther et de Mélanchton,
autorisant , dans une consultation célèbre , le landgrave
de Hesse à garder deux femmes à la fois comme épouses
légitimes : Bossuet avait rapporté le fait dans le VP li-
vre de Y Histoire des Variations , et les preuves authenti-
ques étaient connues de toute l'Europe.
Le Cinquième Avprtissemfint , \q Fondement des empires
renversé par ce ministre, 1C90, est un magnifique traité de
politique toute moderne, où sont proposées aux médita-
tions des philosophes et des hommes d'État les questions de
l'autorité des rois, de la souveraineté du peuple, et les
maximes éternelles que l'expérience des siècles a consacrées
pour le repos du corps social.
Aux maximes séditieuses qu'a établies Jurieu et qui « ten-
dent à la subversion de tous les empires et à la dégra-
dation de toutes les puissances établies de Dieu », Bossuet
oppose l'esprit de l'Église, tourmentée et persécutée jus-
qu'aux dernières extrémités durant trois cents ans : « C'est
un miracle visible qu'on ne voie, durant tous ces temps,
ni sédition, ni révolte, ni aigreur, ni murmure parmi les
Chrétiens. » « Plus il y aura de chrétiens, disaient-ils (avec
Tertullien) (3) à leurs persécuteurs, plus il y aura de gens
(1) xxxni.
(!2) Bossuet ne traite pas ex professa la question du divorce. Il dit seulement
que c'est une règle inviolable de ne point permettre les secondes noces à l'une
des parties qu'après que les preuves de la mort de l'autre sont constantes. On
n'a point ègnrd auv captivités ni aux absences les plus longues : « L'Église parle
toujours pour l'absent et ne permet pas qu'on l'oublie ni qu'on mette au rang
des morts celui pour qui le soleil se lève encore ».
(3) ApoL, c. xxxvi et seq.
4iO liOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
de qui jamais vous n'aurez rien à craindre. » Il n'y a donc
rien de plus opposé à l'ancien christianisme que ce christia-
nisme réformé qui fait un point de religion de la révolte ,
tandis que l'autre en a fait un de l'ohéissance et de la fidé-
lité (1). )>
« La Réforme n'est pas chrétienne , parce qu'elle n'a pas
été fidèle à ses princes et à sa patrie » , voilà la thèse que
Bossuet veut établir.
11 montre d'abord que la « maxime de M. Jurieu, qu'on
peut faire la guerre à son prince et à sa patrie pour dé-
fendre sa religion », est née dans l'hérésie, comme on le voit
par l'histoire (2) des manichéens, des donatistes. des fu-
reurs de leurs circoucellions rapportées en tant de passages
de saint Augustin, des albigeois, des vicléfites, des hussites,
des taborites, des luthériens et des calvinistes. La Réforme
est convaincue par des preuves authentiques, irrécusa-
bles (3). puisées dans les registres des villes, « d'avoir en-
trepris par maximes et comme par précepte divin les guerres
qu'elle semblait détester au commencement ».
Bossuet discute ensuite la réponse qu'oppose M. Jurieu à
l'exemple de l'ancienne Église, où « la soumission des
premiers chrétiens, dit-il, n'était que de conseil, et en tout
cas un précepte accommodé à un certain temps (i) ». « Il n'y
a personne qui ne soit touché , quand on voit les martyrs
dans leur passion, entre les mains et sous les coups des
persécuteurs, les conjurer « par le salut et la vie de l'Em-
pereur », comme par une chose sainte, de contenter le désir
qu'ils avaient de souffrir pour Jésus-Christ. » Saint Jules se
fait gloire d'avoir bien servi les empereurs à la guerre;
cent autres en ont fait autant. Terliillieu, dont on aurait le
plus à craindre des maximes outrées, n'hésite point à dire
au sénat et aux magistrats de Rome, au nom de tous les
chrétiens : « Nous sommes comme tous les autres citoyens
(1) :;» A)'erl.. I.
(2) m.
(3) Kpiiil. III ail Virlorian.
('») V. VI, VII.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 441
dans les exercices ordinaires : nous labourons , nous navi-
guons, nous faisons la guerre avec vous, etc. (1). » Athéna-
goras, saint Justin, TertuUien, « commencent par déclarer
qu'ils ne manquent à rien ni envers Dieu , ni envers l'Em-
pereur et sa famille; qu'ils paient fidèlement les charg-es
publiques selon le commandement de Jésus- Christ : « Ren-
dez à César ce qui est à César (2) » ; qu'ils font des vœux
continuels pour la prospérité de l'empire, des empereurs,
des officiers, du sénat, des armées; qu'à la réserve de la
religion, dans laquelle leur conscience ne leur permet pas de
s'unir avec eux, ils les servent avec joie dans tout le reste,
priant Dieu de leur donner avec la souveraine puissance de
saintes intentions (3) ». Ils appellent leur fidélité envers
leurs princes, « la piété, la foi, la religion envers la seconde
majesté , envers l'empereur que Dieu a établi et qui exerce
la puissance sur la terre (4) ». Ils disent aux persécuteurs
par la bouche de TertuUien, dans la plus sainte et la plus
docte Apologie qu'ils leur aient jamais présentée : On ne
nous a pas conseillé de nous soulever; mais cela nous est
défendu, vetamur (5); ni : C'est une chose de perfection,
mais C'est une chose de précepte , praeceptuni est nobis •
ni que c'est bien fait de servir l'empereur, mais que c'est
une chose due, débita imperatoribus , et due encore, comme
on a vu , à titre de religion et de piété : Pietas et religio
imperatoribus débita; ni qu'il est bon d'aimer le prince,
mais que c'est une obligation et qu'on ne peut s'en empê-
cher à moins de cesser en même temps d'aimer Dieu qui l'a
établi: Necesse est ut et ipsuw flilif/at (6). C'est pourquoi
on n'a rien fait et on n'a rien dit, durant trois cents ans, qui
fit craindre la moindre chose ou à l'empire et à la per-
sonne des empereurs ou à leur famille, et TertuUien disait,
comme on a vu, non seulement que l'État n'avait rien à
(!) Apolog., cap. xxxvii, xi., xl\ .
(2) Légat, pro Christ.
(3) Apolog., I, 1.
('*) Apolog.. ."i, 30, 3-2, 34, 3,-;, 30.
(.■>) Apolog., cap. xxxii, xxxvi.
(0) Ad Scap., cap. II.
442 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES,
craindre des chrétiens, mais que, parla constitution du
christianisme, il ne pouvait arriver de ce côté-là aucun
sujet de crainte : A quibus iu/iil timpi-o possitis, parce
qu'ils sont dune religion qui ne leur permet pas de se
venger des particuhers et à plus forte raison de se soulever
contre la puissance publique... Et on ne peut pas ici nous
alléguer le caractère excessif de TrrfuUifn, ni ces maximes
outrées, qui défendaient de prendre les armes pour quelque
cause que ce fût; car l'Église ne se fondait pas sur ces
maximes, qu'elle réprouvait (1 ) ».
Jurieu traitait Tpi-tiilUon de déclamateur et d'esprit ou-
tré, lorsqu'il dit que « les chrétiens remplissaient les vil-
les, les citadelles, les armées, les palais, etc. ». — Bossuet
lui répond que « si l'Église, si étendue du temps des Apôtres
saint Jacques et saint Paul , qui disaient que « la foi était
annoncée par tout l'univers (*2) », ne cessait de s'augmenter
tous les jours sous le fer et le feu , comme il avait été pré-
dit, ce n'était pas un excès à TertuUien de dire, deux
cents ans après la prédication apostolique, que tout était
plein de chrétiens. « Les gentils eux-mêmes en convenaient.
C'étaient eux, dit TertuUien, qui se plaignaient qu'on trou-
vait partout des chrétiens; que la campagne, les lies, les
châteaux, la ville même en était obsédée (3). » Quelque
outré qu'on s'imagine TertuUien, l'Église pour qui il parlait
lui aurait-elle permis ces prodigieuses exagérations, afin
qu'on pût la convaincre de faux et qu'on se moquât de ses
vanteries? Quand donc TertuUien dit aux gentils que les
chrétiens pouvaient se faire craindre à l'empire, autant du
moins que les Parthes et les Marcomans, si leur religion
leur permettait de se faire craindre à leurs souverains et à
leur patrie ' 'n , si c'était une expression forte et vigoureuse,
ce n'était pas une vaine ostentation. « Nous faisons, disait
TertuUien (5), presque l;i plus grande partie de toutes les
(1) ."i" Averl., XIII.
(2) Rom., 1,.{; Col.. I, (i.
(3) Ad .lui. Jusl. Adv. Tri/p/i.
('.) Apolofj.. c. .■}".
(•'») Ad Srap., c. ii.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 443
villes. » Et encore : « Que n'y aurait-il pas à craindre de
gens si unis, si courageux, ou plutôt si intrépides, et en
même temps si maltraités (1)? » « Mais, ajoute-t-il, non
seulement il ne s'est point trouvé parmi nous de Niger, ni
d'Albin, ni de Gassius; mais il ne s'y est point trouvé de
Négrieus, ni de Cassiens, ni d'Âlbiniens. » Si TertuUien est
outré quand il raconte la multitude des fidèles, saint O/-
jirien ne l'est pas moins, lorsqu'il écrit à Démentrien, un
des plus grands ennemis des chrétiens : « Admirez notre
patience de ce qu'un peuple si prodigieux ne songe pas
seulement à se venger de votre injuste violence. >> Eusi-he
raconte que, sous Dioclétien, les tyrans étaient obligés « par
une feinte pitié à modérer la persécution, pour flatter le
peuple romain, dont les Chrétiens faisaient dès lors une
partie si considérable ». On trouve dans Eusèhp et Lactance
les derniers ordres que saint Maurice et la légion thébaine
donnèrent aux députés de leur corps pour porter leurs
sentiments à Maximien : « On y voit les saintes maximes
des chrétiens fidèles à Dieu et au prince , non par faiblesse
mais par devoir. » A la fin, on eut la paix, mais sans force,
et seulement, dit ^Kuii Augustin, « à cause que les chrétiens
firent honte, pour ainsi dire, aux lois qui les condamnaient
et contraignirent les persécuteurs à les changer ». « Julien,
dit saint Grégoire de Nazianzp (2 > , ne songea pas que les
persécutions précédentes ne pouvaient pas exciter de grands
troubles, parce que notre doctrine n'avait pas encore toute
son étendue et que peu de gens connaissaient la vérité (3 ) ;
mais maintenant que la doctrine salutaire s'était étendue
de tous côtés et qu'elle dominait principalement parmi
nous, vouloir changer la religion chrétienne, ce n'était rien
moins entreprendre que d'ébranler l'empire romain et
mettre tout au hasard. » Saint (rrégoii'f^ dp Nazianzc ra-
conte encore que des soldats chrétiens ayant brûlé de
(1) Apol., c. XXXVII.
(2) Oral. 3 in Jul.
(3) « Ce qu'il faut faire toujours enteiulre. dit Bossuet, en comparaison du pro-
digieux accroissement arrivé durant la paiv sous Constantin et sous Constance. »
444 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
l'encens devant les idoles et la statue de Julien, lui rap-
portèrent le don quils venaient d'en recevoir pour prix de
ce culte ambigu : « Nous sommes, nous sommes chrétiens,
dirent-ils, et le don que nous avons reçu de vous n'est pas
un don, mais la mort !li. » « Quand Julien leur disait :
Offrez de l'encens aux idoles, ils le refusaient ; quand il leur
disait : iMarchez, combattez, ils obéissaient sans hésiter,
comme dit saint Augustin ; ils distinguaient le Roi éternel,
parce que, dit le même Père, lorsque les impies deviennent
rois, c'est Dieu qui le fait ainsi pour exercer son peuple, de
sorte qu'on ne peut pas ne pas rendre à cette puissance
l'honneur qui lui est dû, ce qui détruit en un mot toutes
les gloses de M. Jurieu (2). »
Cependant Bossuet insiste et prouve que l'empereur Julien
lui-même n'entra jamais dans aucune défiance de ses sol-
dats qu'il persécutait (3), et que Juventin et Maximin, deux
hommes de guerre de grande distinction parmi les trou-
pes, « moururent, aii rapport de Théodoret, en lui repro-
chant ses idolâtries et lui disant en même temps qu'il n'y
avait que cela qui leur déplût dans son empire (4) »; ils
montraient bien en cela qu'ils distinguaient ce que Dieu
avait mis dans l'empereur de ce que l'empereur faisait
contre Dieu.
Les chrétiens, obéissants sous les princes infidèles le
furent aussi sous les princes hérétiques, « parce que le
règne et l'autorité de régner viennent de Dieu et qu'il faut
rendre à César ce qui est à César ». C'est ce qu'enseignait
saint Hilaire ; c'est ce qu'enseignait Osius, écrivant à l'em-
pereur au nom de tous les évêques : l>ieu vous a commis
l'empire et à nous l'I^^glise; et comme celui qui aftaiblit
votre empire par des discours pleins de haine et de mali-
gnité, s'oppose à l'ordre de Dieu , ainsi vous devez prendre
garde que, tâchant de vous attirer ce qui appartient à
(I) Orutio 3.
(-2) 5« Averl., XYI et XVII.
(M) XVII.
('») T/icof/., III. Ki.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 445
l'Église, VOUS ne vous rendiez coupable d'un grand crime.
Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
Dieu ; ainsi ni Tempire ne nous appartient, ni l'encensoir, ni
les choses sacrées ne sont à vous ( 1 j. » Saint Athanase n'avait
point d'autre sentiment, lorsqu'il protestait au même em-
pereur de lui être toujours obéissant et lui déclarait que lui
et les catholiques dans toutes leurs assemblées lui souhai-
taient une longue vie et un règne heureux. Tous les évèques
lui faisaient de pareilles déclarations et même dans les con-
seils. Ce courageux confesseur de Jésus-Christ, saint Lucifrr
de Cagliari , adressa à cet empereur un livre dont le titre
était : Quil ne faut point épargne)' ceux qui offensent
Dieu en reniant son fils; toutefois, il y établit comme un
principe constant « qu'on demeure toujours débiteur envers
les puissances souveraines, selon le précepte de l'Apôtre »;
de sorte qu'il n'y a rien à faire contre l'empereur que « de
mépriser les ordres impies qu'il donne contre Jésus-Christ,
et tout au plus lui dénoncer librement qu'il est ana-
thème (2) ». Saint Athanase , accusé d'avoir aigri contre
Constance l'esprit de ses frères, s'en défend comme d'un
crime , en faisant voir à Constance , dont il était sujet, qu'il
ne lui avait jamais manqué de fidélité. Saint Basile rendit
à Modeste, que l'empereur lui envoyait, toutes sortes de
devoirs (3). Eusèbe de Samosale , craignant quelque émo-
tion populaire contre celui qui lui portait l'ordre de se re-
tirer, l'avertit de prendre garde à lui et lui récita ce
précepte apostolique « qu'il faut obéir aux rois et aux ma-
gistrats (4) ». Saint Ambroise était le plus fort dans Milan,
lorsque l'impératrice Justine, arienne, y fit faire tant de
violences en faveur des hérétiques; mais il n'en fut pas
moins soumis, ni n'en retint pas moins tout le peuple dans
le respect, disant toujours : « Je ne puis pas obéir à des
ordres impies, mais je ne dois point combattre; toute ma
(1) Apiid Athanas.. Histor. Arian.. n. 4't.
(•2) Athan. Epis t. de Syn.
(3) Greg. Naz. Oral. -20.
(4) Ibidem.
446 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
force est dans mes prières, etc (1). » Et quand le peuple
disait : « 0 César, nous ne combattons pas , mais nous vous
prions », saint Ambroise s'écriait : « Voilà parler, voilà agir
comme il convient à des chrétiens. » Sous l'impitoyable
persécution des Genséric et des Hunéric , ariens , les catho-
liques résistèrent, dit saint Gélasp, mais ce fut « en endu-
rant avec patience les dernières extrémités (2) », Saint
Fulqence , l'honneur de l'Afrique comme de toute l'ÉgHse
d'alors, écrivait à un de ces rois hérétiques (3) : « Quand
nous vous parlons librement de notre foi, nous ne devons
pas pour cela vous être suspects ou de rébellion ou d'irré-
vérence , puisque nous nous souvenons toujours de la di-
gnité royale et des préceptes des Apôtres qui nous ordon-
nent d'obéir au roi. »
« Ainsi, conclut Bossuet. fort de l'autorité des Pères des
cinq premiers siècles de l'Eglise, ainsi l'opposition entre les
premiers chrétiens et nos chrétiens réformés est infinie. »
Mais Jurieu a produit des exemples « en faveur des guer-
res civiles de religion », et d'abord celui de Jésus-Christ
même disant à ses Apôtres , le soir de la Cène : « Prenez
vos épées. » — Bossuet répond que le Sauveur, en déclarant
aux Juifs « qu'il était tous les jours au milieu d'eux et qu'ils
ne l'avaient pas arrêté » , leur en reconnaissait le droit et
qu'il avait repris saint Pierre d'avoir frappé des soldats. Il
faut donc conclure de ce passage, comme fait saint Chrijsos-
lonie, « qu'on doit souffrir les persécutions avec patience et
douceur, et que c'est là ce que le Sauveur a voulu mon-
trer (4) ».
Les autres exemples apportés par Jurieu et tirés des Ma-
chabécs et de David ne sont pas plus concluants que le pre-
mier. Il en est de même des raisonnements du ministre en
faveur des guerres de religion : « Le droit de la propre
conservation est un droit inaliénable », dit-il. Mais les chré-
(I) Oralio de Basil., episl. 3-2. nunc -21.
(-2) J£j/i.s/. i-i.
{'.i) Ad Trasim. lib. I, c. ii.
('*) lloviil. 83 in Joan.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE, 447
tiens persécutés n'ont jamais songé à ce prétendu droit à
l'insurrection. Antioche n'y pensait pas, lorsqu'elle fut me-
nacée d'être ruinée par ïhéodose le Grand, dont elle avait
renversé les statues. Saint Chrijsostome met cette raison
dans la bouche de Flavien, qu'il n'était pas juste de punir
toute une ville de l'attentat de quelques particuliers; mais
il ne venait à la pensée de personne qu'il fût permis de dé-
fendre sa vie contre le prince; au contraire, on ne parlait
à ce peuple que de révérer le magistrat. « C'est ce que saint
Chri/sosto)ii(' inculquait sans cesse, et ce Démosthène chré-
tien fit sur ce sujet des homélies, dignes, par leur élo-
quence, de l'ancienne Grèce , et dignes, par leur piété, des
temps apostoliques (1 ).
« J'ai achevé ma démonstration, dit Bossuet (2i, et la
Réforme est convaincue d'avoir eu, dès son origine un es-
prit contraire à l'esprit du christianisme et à celui du mar-
tyre ; à quoi on peut ajouter les assassinats concertés visi-
blement par le parti , tel qu'a été celui de François , duc de
Guise... Les Protestants ne peuvent se réclamer que des
donatistes, dont la fureur, dit saint Aiir/ustin, longtemps
déchargée contre les catholiques, se tourna enfin contre
eux-mêmes. »
Bossuet traite alors (c de la souveraineté du peuple , prin-
cipe de la politique de Jurieu »; il montre à « quelle pro-
fanation de l'Ecriture » le ministre s'est livré « pour l'éta-
blir ». Telle est pourtant la hauteur et la largeur de vues de
l'évêque de Meaux que M. Lanson lui rend hommage en
termes éloquents et montre qu'il n'y a pas « tant de quoi se
scandaliser, quand on voit Bossuet nier la souveraineté
absolue du peuple , c'est-à-dire le prétendu droit à l'insur-
rection, qui n'est qu'une pernicieuse utopie (3 ) » et la cause
infaillible de la révolution en permanence, ou plutôt de
l'anarchie. Il ne censure ni ne blâme aucune forme de gou-
vernement (Vj, et il est bien éloigné de croire que tous les
(1) 5'= Avert.. XXXI.
(-2) XXXIV.
(3) Bossuet, p. '230.
(4) « Je ne prétends pas disputer, dit-il. qu'il ne puisse y avoir d'autre forme de
448 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
peuples doivent être gouvernés par des monarques plus ou
moins absolus. Mais il ne veut à aucim prix du principe gé-
néral de Jurieu : la souveraineté réside dans le peuple
comme dans sa source , et il est le maître d'en conférer ou
d'en ôter l'exercice au gré de sa volonté.
Le Sixième et derijiei' Avertissejiient , V Antiquité éclair-
ci e su/' r immutabilité (le Vêtre divin et sur V égalité des trois
jjersonnes. Vétat présent des controverses et de la religion
protestante [i] , parut en 1691. C'est le plus important de
tous à cause des questions qui y sont traitées, à cause de
l'étendue que Bossuet a donnée à leur développement, à
cause surtout de la force et de la vigueur de ses raisons.
Des trois parties de ce magnifique ouvrage de contro-
verse, les deux dernières : Que h' ministre ne peut se défen-
dre d'apjprouver la tolérance universelle et Etat présent
des controverses et de la religion protestante ^ n'ont qu'un
rapport fort éloigné avec les saints Pères, Aussi bien Bossuet
n'en parle-t-il presque pas. « S'il lisait les anciens doc-
teurs, dit-il à propos de .lurieu (2), avec un autre esprit
que celui de contention et de dispute, il aurait vu dans
saint Athanase , dans saint Augustin , dans tous les Pères ,
et dès le commencement de l'arianisme, dans saint yl/(?j:aw-
dre d'Ale.randrie , les relations, les propriétés, les notions
et les caractères particuliers des personnes divines. » Athé-
nagore et saint Irénée (3) ont avec raison « opposé les
hommes qui ont été faits au Verbe dont la coexistence est
éternelle ». « Pour ce qui regarde Tertullien , quand il lui
serait échappé d'employer une fois ou deux le mot de faire ,
au lieu de celui <ï engendrer {k), il faudrait mettre cette
négligence parmi celles que saint Athanase a remarquées
dans les écrits de quelques anciens (5) , « où une bonne
intention supplée à une expression trop simple » et trop
gouvernement, ni même examiner si le gouvernement monarchique est le meil-
leur... »
H) Contre la sixième, sc|)lième et liuitième lettres du Tableau de M. Jurieu.
(2)f;xiii.
(3) Iren. lib. II, c. lxmi.
(4) Il s'agit du Père engendranl le Verbe, mais ne le créant pas.
(.';) Oral. :\ et 4.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 449
peu précautionnée. Car au reste, TertuUien, dans le livre
le plus suspect, qui est celui Contre Hermogène, a bien
montré qu'à Texemple des (uilrcs Pitres , il exceptait le Fils
de Dieu du nombre des choses faites , comme celui par qui
tout était fait; et il ne dit pas absolument dans son livre
contre Praxéas ce que le ministre lui a fait dire , que Dieu
a fait son Fils et son Verbe » . — Bossuet défend encore
[Troisième parlie , LXX) les Peines « des quatrième et cin-
quième siècles, les derniers de la pureté de l'Église »,
d'après Jurieu , qui néanmoins prétend nous faire trouver
en eux le règne de l'idolâtrie antichrétienne et même l'An-
téchrist dans la personne de saint Léon, Il défend aussi les
Pères des conciles de Nicée, d'Éphèse, de Chalcédoine,
contre les attaques de Jurieu. Il montre (li que saint .1^/-
(/ustin a « très bien répondu, en plusieurs de ses ouvra-
ges », à ce principe des sociniens (( qu'on ne peut nous
obliger à croire ce que nous ne connaissons pas clairement,
et qu'il a persuadé tout le monde, excepté les sociniens
et M. Basnage ». Ce dernier prétend que « saint Augustin
réfute ce principe de la manière la plus pitoyable ». C'était
peu de dire la plus faible, ou s'il voulait la plus fausse ; pour
insulter plus hautement à saint Augustin, il fallait dire la
plus pitoyable; et' cela sans alléguer la moindre preuve,
sans se mettre du moins en peine de dire mieux que saint
Augustin, ni de détruire un principe dont il sait que les
sociniens aussi bien que les manichéens font leur appui. Il
leur a voulu faire le plaisir de leur donner gain de cause
contre saint Augustin, et persuader à tout le monde qu'un
docteur si éclairé est demeuré court en attaquant le principe
qui fait tout le principe de leur hérésie ». — « M. Claude,
dit encore Bossuet f2) , toujours prêt à défendre la mémoire
« du docteur des docteurs », M. Claude ne craint pas d'as-
surer que « saint Augustin flétrit sa mémoire, lorsqu'il
soutint qu'il fallait persécuter les hérétiques et les contrain-
dre à la foi orthodoxe, ou bien les exterminer », ce qui est,
(1) •;■= Averl., LXXII.
(-2) 6" Averl., LXX XIX.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 2<|
450 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
poursuit ce ministre , un sentiment fort terrible et fort in-
humain )). Saint Augustin ne proposait pas les derniers
supplices, et s'il voulait qu'on exterminât les donatistes,
ce n'était que par les moyens que M. Jurieu approuve à
présent. Si donc c'est le sentiment des principaux docteurs
de la Réforme que saint Augustin a flétri sa mémoire par
cette doctrine, les tolérants concluent de même que M. Ju-
rieu se déshonore en conseillant des rigueurs qu'il avait
autrefois condamnées. » — Bossuet défend aussi (1) saint
Jn'ômf% accusé par Luther d'avoir voulu abolir le terme
consubstantiel. « C'est imposer à saint Jérôme; c'est mentir
à la face du soleil que de parler de cette sorte, à moins de
vouloir compter parmi les plus excellents hommes de l'Église
les ariens et les demi-ariens, qui seuls se sont opposés au
consubstantiel de iSicée. »
Mais c'est surtout dans la PrcinU'rf' partie du Sixième
Avertissement, que Bossuet se montre encore une fois le
champion invincible des Pères du deuxième, du troisième
et même du quatrième siècle , accusés par Jurieu de grandes
et notables variations dans la foi, à propos de l'immutabi-
lité de Dieu, de la Trinité et de l'Incarnation, « ce qui est
un coup de foudre, qui réduit à néant l'argument tiré »
contre les protestants de leurs variations. Il établit « que le
ministre renverse ses propres principes et le fondement de
la foi par les variations qu'il introduit dans l'ancienne
Église {•2) ».
« Que de redites importunes! dira M. Jurieu. Il est vrai,
ce sont des redites. J'ai relevé toutes les erreurs de M. Ju-
rieu dans mon premier Avertissement; mais je ne vois pas
qu'on puisse, sans les répéter, lui faire voir qu'il songe
seulement à y faire la moindre réponse dans l'ouvrage qu'il
vient de donner pour sa défense... Pourquoi donc se tait-il
sur tous ces points, si ce n'est qu'il évite encore autant
qu'il peut iM. de Meaux?... Il ne s'attache qu'à la Trinité, et
il espère se sauver mieux parmi les ténèbres d'un mystère
(1) CVIII.
(-2) C'est le titre même de celle Prciniéir parlic.
LES SAINTS PÈRES ET lîOSSUET POLEMISTE. 451
si impénétrable. Il reste donc à lui faire voir qu'il s'y abîme
plus visiblement que dans les autres articles et que ses ex-
cuses sont de nouveaux crimes, »
Bossuet fait voir qu'il se justifie d'un blasphème par un
autre blasphème, à propos de TcrhiUunt , avec qui il veut
que les autres anciens soient d'accord , et à qui il fait dire
d'abord « que le Fils de Dieu n'a été personne distincte
de celle du Père qu'un peu avant la création » , puis que
« le Verbe, caché dans le sein du Père comme sapience,
était seulement son Fils et son Verbe en germe et en se-
mence (1) ».
« Il en est de même des autres pensées que le ministre
attribue ou.t Pères. Par exemple, il leur fait nier l'éter-
nité de la génération du Fils; il s'explique : l'éternité de
la seconde génération, il l'avoue; de la première, il le
nie. Il fallait donc deviner ces deux générations dont il ne
disait pas un seul mot... Les autres opinions que le mi-
nistre avait imputées aux saints docteurs ne sont pas mieux
excusées; et il n'y a personne qui ne voie que ce qu'il dit
aujourd'hui dans son Tableau esi une réformation, et non
une explication de son système. Pitoyable réformation,
puisque , loin de le relever du blasphème dont il a été con-
vaincu, elle l'y enfonce de nouveau (2 . » — Bossuet si-
gnale encore (3) « des extravagances, qu'on nous débite
comme des oracles » et qui consistent à faire dire par les
Pères des trois premiers siècles « que les deux personnes,
le Fils et le Saint-Esprit, étaient renfermées dans le sein de
la première, comme un enfant est enfermé dans le sein de
sa mère ». Voulez-vous ouïr un autre argument également
clair? Écoutez ce qu'on attribue à Tertullien et aux aiilres
Pères : « Dieu dit : Que la. lumière soit. Voilà la seconde
génération du Fils, ce que Tertullien appelle la parfaite
naissance du Verbe, et qui fait voir qu'il en reconnaissait
une autre imparfaite en comparaison de celle-ci. . . Si ce n'est
(l)(i« Avcrt.. IV, V et VI.
(-2) VII.
(3) VIII et IX.
452 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pas là blasphémer en termes formels contre le Père et le
Fils, je ne sais plus ce que c'est. »
Bossuet met ensuite en lumière « l'erreur du ministre,
qui ne veut voir la parfaite immutabilité de Dieu ni dans les
Pèi'ps ni dans FÉcriture même... S'il avait lu posément le
seul livre de Tcrtullicn contre Praxéas, il y aurait trouvé ces
paroles sur la personne du Fils de Dieu : « Étant Dieu , il
faut le croire immuable et incapable de recevoir une nou-
velle forme , parce qu'il est éternel. »
L'auteur du LiiTe de la Trinité , qu'on croit être Nura-
tien , suit les idées de Tertullien et déclare comme lui que
« tout ce qui change est mortel par cet endroit-là. » « Ce
qui fait Dieu, dit encore Tertullien , c'est qu'il est toujours
ce qu'il est. » Théophile (VAntioche procède de même :
« Parce que Dieu est ingénérable, c'est-à-dire éternel, il est
aussi inaltérable. » Athénagore dit aussi que « la Divinité
est immortelle, incapable de mouvement et d'altération. »
Les autres anciens ne parlent pas moins clairement; et si,
occupé de toute autre chose que de l'amour de la vérité , le
ministre ne veut pas se donner la peine de la chercher où
elle est à toutes les pages, « BuUus (1) et son Sculter lui au-
raient montré dans tous les auteurs qu'il allègue, dans saint
Hij)poh/te , dans saint Justin , dans Athénagore , dans saint
Théophile d'Antioche et dans saint Clément (V Aie. r and rie ,
que non seulement le Père . mais encore nommément le Fils
est inaltérable , immuable , impassible , incapable de nou-
veauté, sans commencenu'nt . <> Il ne veut pas que Tertul-
lien, lorsqu'il dit avec tant de force que « Dieu ne change
jamais, ni ne peut être autre chose que ce qu'il était, à cause
qu'il est éternel », ait puisé cette belle idée de l'endroit
où Dieu se nomme lui-même : Celui qui est . Il ne veut
pas (2) que les anciens aient entendu la belle interprétation
que le prophète Malachie a donnée de cette parole : Celui
qui est , lorsqu'il fait encore dire à Dieu : .le suis le Sei-
(1) Uossuel l'appelle • le plus savant des prolestants » en matière de patrolo-
Kie (VII).
(-2) Article II, XIV.
LES SAINTS PEUES ET BOSSUET POLEiVIISTE. 453
(jnpiir, le Jéhovah , celui qui est et ne change point. »
Bossuet établit aussi (article m) « que le ministre détruit
non seulement l'immutabilité , mais encore la spiritualité de
Dieu ». Car il s'agit de savoir, non pas si nous tirons bien les
conséquences de la doctrine des Pèrps , mais « si les Pères
ont pu dire au sens littéral, comme veut M. Jurieu, que
Dieu se dérelopput ei descendit sans en faire un corps (1).
Ce n'est pas moi qui harcèle la théologie des anciens ; c'est
lui qui la fait absurde et impie. » — Jurieu fait aussi « la Tri-
nité véritablement informe en toutes façons » par un blas-
phème et une erreur, qu'il attribue aux Pères (article iv).
L'inégalité que quelques Pères ont semblé mettre dans la
faconde parler entre les personnes divines, à cause de leur
origine et de leur ordre, est supportable en un sens, puis-
que le Père est et sera toujours le premier, le Fils toujours
le second, et le Saint-Esprit toujours le troisième. Mais cet
ordre immuable n'emporte point d'inégalité de perfection
ni de culte, « comme le reconnaissent saint Clément dW-
lexandrie , saint Athanase et saint Augustin (2), parlant de
l'autorité de principe, qui semble attribuer au Père quel-
que chose de plus grand , quoique le Père ne soit pas plus
grand que sa sagesse, que sa raison, que son Verbe et son
éternelle pensée. « Vous paraissez étonné de ce que saint
Justin a dit que le Fils de Dieu est engendré par le conseil
et la volonté de son Père : ne parlez point de Dieu , ou
avant que de lui appliquer les termes vulgaires, dépouil-
lez-le auparavant de toute imperfection » , comme les Pères
ont eu soin d'entendre ces paroles : « Faisons Ihomme » ,
comme Tertullien, comme les anciens docteurs ont épuré le
mot de ministre appliqué au Fils qui est par rapport auPère,
ainsi que parle saint Clément d'Alexandrie, « sa volonté
toute-puissante », son commandement, au même titre qu'il
est sa parole. » Selon la remarque de saint Athanase, non
seulement Dieu est un par l'unité de son essence, mais en-
(I) XXII.
(i) Tract. -21 in Joan., n. I et scq.
454 ROSSUET ET I.ES SAINTS PERES.
core la distinction qui se trouve entre les personnes se rap-
porte à un seul principe qui est le Père, et même de ce côté-
là se résout finalement à l'unité pure (xxxiv-xli). — Si
M. Jurieu n'était point entêté des erreurs qu'il clierche dans
les Ph-es, il verrait que ni Tertullien , ni saint Justin ne se
sont égarés en comparant le Père et le Fils à deux flam-
beaux, au soleil et à ses rayons. « Tous Ips Pères sont uni-
formes sur la parfaite simplicité de l'Être divin, et Tertul-
lien lui-même, qui, à parler franchement, corporalise trop
les choses divines, ne laisse pas, en écrivant contre Her-
mogène, de convenir d'abord avec lui « que Dieu n'a point
de parties et qu'il est indivisible. Il ne fallait donc pas
imaginer dans la doctrine des Ph-es ce monstre d'iné-
galité, sous prétexte de ces expressions qu'ils ont bien su
épurer et bien su dire avec tout cela que le Fils de Dieu
était sorti parfait du parfait, éternel de l'élernel, Dieu de
Dieu. C'est ce que disait saint Grégoire . appelé par excel-
lence le faiseur de miracles; et saint Clément iV Alexandrie
disait aussi qu'il était le Verbe , né parfait d'un Père par-
fait. » (XLV, XLVl.)
Bossuet parle ensuite il; des « prodiges d'égarement du
ministre , qui veut trouver l'inégalité des personnes divines
jusque dans le concile de Nicée » , sous prétexte qu'il y a
dans ce concile des expressions tirées de Tertullien : « Le
Fils est une lumière allumée à une lumière », ce qui veut dire
inégalité. — S'il est vrai que le concile, en disant lumière
de lumière , ait eu Tertullien en vue , bien éloigné d'avoir
établi l'inégalité, il aura plutôt établi l'unité et l'égalité
parfaite; car Tertullien ne prenait pas ces mots « dans leur
dernière et plus basse grossièreté ». Donc, ou les Pères de
Nicée ne songeaient point à Tertullien ; ou Tertullien ne pre-
nait pas le terme de portion à la rigueur; ou saint Atha-
nase (2), qui a tant aidé à composer le symbole de Nicée,
ne savait pas qu'on y avait mis cette pensée de Tertullien
(I) li"- Avcrl.. Article M.
(-2) Hossuet cite son traité composé ex])r(!s pour expliquer le syinl)ole de Nicée,
ol <iii le Porc est appelé t6 à[ji.£oè;, sans partie.
LKS SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 455
dans le dessein d'en faire un asile à l'erreur de l'inégalité.
Saint Hilnire , son contemporain et un si docte interprète
du symbole de Nicée, rejette aussi en termes formels avec
horreur ce que les ariens imputaient au concile de Nicée,
que « le Fils était une portion détachée du tout ». Eiisèbe
de Crsaréf, qui était présent au concile, dans la lettre qu'il
écrivit à son Ég-lise sur le mot de consubstantiel , raconte
qu'en proposant les difficultés qu'il trouvait dans cette ex-
pression et dans celle de substance, on lui avait répondu
que « sortir de la substance du Père ne signifiait autre
chose que sortir de lui en telle sorte qu'on n'en soit pas
une portion », si bien qu'en tout et partout ce fondement
d'inégalité qu'on tire de Tortullien était banni du sym-
bole ». D'ailleurs, « il ne parait pas que le concile ait songé
(à Tertullien) plutôt qu'à saint Hippolijte, où Ton trouve la
même expression, ou aux autres anciens docteurs et à la
commune tradition », inspirée par le passage où saint Paul
appelle le Fils « la splendeur et l'éclat de la gloire de son
Père » : c'est à ce passage que ssini Athanase et les autres ont
perpétuellement recours pour expliquer cette comparaison.
Jurieu s'égarait encore en voulant trouver dans le con-
cile de Nicée les deux prétendues nativités du Verbe (ar-
ticle VII). — C'est une découverte que personne jusqu'au
ministre n'avait jamais faite, comme on peut le voir par ce
que disent saint Athanase et saint Hilaire, répondant aux
ariens : « Vouloir trouver un autre sens (que ces auteurs)
dans les anathématismes du concile , c'est y vouloir trouver
un sens que les Pères de ce temps-là et ceux mêmes qui y
ont été présents, pour ne pas parler de la postérité, n'ont
pas connu ». Les Pères de Nicée, disaient que le Verbe, étant
tiré de la substance de son Père, était en tout et partout
immuable et inaltérable comme lui. On trouve à toutes les
pages de saint Athanasf la parfaite immutabilité de Dieu;
il demandait aux ariens « quelles bornes ils voulaient don-
ner à ses changements ». « C'est, continue ce Père, une
impiété et un blasphème d'admettre dans le Fils de Dieu
la moindre mutation, puisque la moindre, qui serait déjà
^5(j BOSSUET ET LES SAliMS PERES.
en elle-même im grand mal, aurait encore celui de lui en
attirer d'infinies... Telle est la doctrine que ces grands per-
sonnages, saint Ah'.iandrf' (V Alexandrie et saint Athanasr,
alors son diacre et depuis son successeur, portèrent au con-
cile de Nicée. Saint Hilnire n'en dit pas moins qu'eux », et
les Pères de ce saint concile ont eu, comme les autres, une
idée parfaite de l'immutabilité, (LVIII).
Jurieu , convaincu d'avoir calomnié et fait arianiser, non
seulement des docteurs particuliers, les saints Pères et l'É-
glise des trois premiers siècles, mais encore un concile œcu-
ménique, celui que les chrétiens ont toujours le plus révéré,
le concile de Nicée, auquel « il fait établir trois naissances
du Fils de Dieu, au lieu de deux qu'il confesse, l'une du
Fils comme Dieu et l'autre comme homme » (article viii),
.lurieu est encore pris en flagrant délit de « mauvaise
foi dans les passages qu'il produit des docteurs des pre-
miers siècles » (article x). — Il y a là une discussion aussi
savante que claire et précise, où Bossuet reprend un à un
les textes allégués par son adversaire, textes àWt/iénagorc,
« philosophe athénien et l'auteur d'une des plus belles et
des plus anciennes apologies de la religion chrétienne »
(LXIX), textes de SRint Hippo/f/fe, textes de saint Ci/prien,
de saint Clémenl d" Ale.vandrie, où il n'y a pas un seul trait
de l'erreur que lui prête Jurieu; il « conclut sans crainte
que le ministre n'entend pas les Pères qu'il a cités, et que
c'est par un aveugle entêtement de trouver des variations
qu'il les implique dans l'erreur. » ( LXIV-LXXVIII. i
Bossuet montre aussi (article xi^ que Jurieu « tombe
manifestement dans l'extravagance », en abusant de compa-
raisons et de métaphores employées par les Pères pour expli-
quer la génération du Verbe, et dans lesquelles il ne faut
pas voir « des expressions précises et littérales ». Ainsi,
« tous les Pères ont entendu, après l'Écriture, que le Fils
de Dieu était son Verbe, sa parole intérieure, son éternelle
pensée, et sa raison subsistante, parce que verbe, parole et
raison, c'est la même chose... TerhilUen dit (jue cette pro-
nonciation extérieure où Dieu profère ce qu'il pensait, en
LES SAINTS PERES ET lîOSSUET POLEMISTE. 457
disant : Que la lumièrp soit faitp, et le reste, est la par-
faite nativité du Verbe : le ministre conclut de là que le
Verbe en toute rigueur est vraiment enfanté , que le Verbe
change et acquiert sa perfection par cette seconde nais-
sance;... qu'avant que Dieu eût parlé le Verbe était dans
son sein , mais seulement comme conçu , au lieu que par sa
parole, il a été vraiment engendré et mis au monde ». Voilà
dans Tertullien tout le fondement de ces enveloppements
tant vantés. . . Et parce que cet auteur a entassé comparaison
sur comparaison, et métaphore sur métaphore, pour trouver
parmi les anciens des variations plus que dans les termes,
il faudra leur faire tout dire à la lettre et embrouiller toute
leur théologie. » — Bossuet force Jurieu à convenir que
le Verbe . ayant créé le ciel et la terre , d'après saint Jean ,
ne les a pas faits avant d'être lui-même, et que par consé-
quent il existait avant le Fiat lux. « Mais pourquoi, me dira-
t-on, ne voulez-vous pas que Tertullien ait pu penser des
extravagances? Si c'était Tertullien tout seul, quoiqu'il n'y
ait aucune apparence qu'il en ait pensé de si énormes, ce
ne serait pas la peine de disputer pour ce seul auteur. Mais
puisque vous ne voulez excepter de ces folles imaginations
aucun auteur des trois premiers siècles, vous mettez en
vérité trop d'insensés à la tête de l'Église chrétienne. » Ju-
rieu, en effet, croit trouver les erreurs de Tertullien dans
Lactance , saÀni H ipjjolty te , Théophile d'Antioche. « Mais a-
t-il pris au pied de la lettre les expressions de ces Pères?
Point du tout;... on le voit bien par l'absurdité excessive
d'un sentiment qui ne peut jamais être tombé dans une
tête sensée. Pourquoi donc ne pas ouvrir les yeux à de sem-
blables absurdités qu'il attribue lui-même à ces Pères? »
Pourquoi ne pas reconnaître, comme le fait Bullus, qu'ils
ont parlé par figure? Pourquoi prêter une « folie consom-
mée », non à trois ou quatre inconnus, mais à tous les
Pères des trois premiers siècles? Pourquoi prendre toujours
à la lettre Tt^rtallien , « le plus figuré, pour ne pas dire le
plus outré de tous les auteurs? » Jurieu lui-même l'appelle
« un esprit de feu . qui ne savait garder de mesure en rien
458 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
et qui outrait tout. » Il ne faut donc pas « vouloir trouver
de la justesse dans une imagination qu'on suppose si échauf-
fée... Tertullien se sera contredit, oublié : il n'y aurait
pour cette fois qu'à « laisser là ce dur Africain , sans faire
un crime à toute l'Eglise des obscurités de son style et des
irrégularités de ses pensées ».
Comme ce serait là presque une exécution d'un Père au-
quel il doit tant, Bossuet ajoute aussitôt (1) : « Je ne parle
pas en cette sorte de Tertullien , dans l'opinion de ceux qui
s'imaginent avoir droit de le mépriser,, à cause que son style
est forcé et qu'il s'abandonne souvent à sa vive et trop ar-
dente imagination ; car il faut avoir perdu tout le goût de la
vérité pour ne pas sentir dans la plus grande partie de ses
ouvrages , au milieu de tous ses défauts , une force de rai-
sonnement qui nous enlève, et sans sa triste sévérité, qui
à la fin lui fit préférer les rêveries du faux prophète Montan
à l'Église catholique, le christianisme n'aurait guère eu de
lumière plus éclatante. Je ne l'abandonne donc pas en cet
endroit, et je croirais, au contraire, pouvoir faire voir, s'il
en était question, que tout ce qu'il a de dur dans son livre
contre Hermogène, il ne le dit pas selon sa croyance, mais
en poussant son adversaire selon ses propres principes. Main-
tenant il me suffit de démontrer l'injustice de notre mi-
nistre, qui ne cite de bonne foi aucun (h^s Ph-ps qu'il pro-
duit, et qui renverse lui-même le témoignage qu'il tire de
Tertullien, en voulant le prendre à la lettre dans un endroit
où il avoue qu'il est outré au-delà de toute mesure. » Ij's
Pères ont très bien compris et exposé la génération éter-
nelle du Verbe (XCVlj.
Mais voici « les fourberies, la friponnerie de l'évêque de
Meaux » , au dire du bouillant Jurieu. Bossuet le renvoie
au P. Petau et à Bullus tout ensemble, pour apprendre les
vrais sentiments des Pères des trois premiers siècles : or,
Bullus est le grand ennemi du P. Petau. Quelle épouvan-
table audace que de faire aller ensemble des auteurs si op-
(I (i' Avorl., \(;v.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 459
posés! — Mais, répond Bossiiet, BuUus réfute le second
tome des Do(jtnes théologiques du P. Petau, et je ne cite
qu'une Préface postérieure, dont BuUus ne parle qu'une
fois et en passant , et où le savant Jésuite « enseigne la vérité
à pleine bouche », (G, CI, II) en montrant même dans Ori-
gène a la divinité de la Trinité adorable », dans saint Dmis
d'Alexandrie « la coéternité et la consubstantialité du Fils »,
dans saint Grégoire Thaumaturge « un Père parfait d'un
Fils parfait, un Saint-Esprit parfait, etc., tout le substantiel
de la foi bien avant la dispute, avec moins de précaution
dans le discours, comme disait saint Jérôme , mais demeu-
rant le même jusque dans Tertullieii , dans Novatien,
dans Arnobe, dans Lactance même et dans les auteurs les
plus durs. »
Jurieu croyait avoir écrasé Bossuet en le mettant aux
prises avec deux savants auteurs catholiques, le P. Petau
et le célèbre Huet, et en lui disant que, « s'il avait traversé
comme eux le pays de l'antiquité , il n'aurait pas fait des
avances si téméraires, mais qu'il ne savait rien d'original
dans l'histoire de l'ÉgUse, etc. » — L'évêque de Meaux ré-
pond avec une noblesse admirable à cette attaque du mi-
nistre : « Quelle preuve nous donne-t-il de leur grand savoir
dans les ouvrages des Pères? J'en rougis pour lui; c'est
qu'ils les ont faits ce qu'ils ne sont pas, de son aveu propre ;
c'est-à-dire le P. Petau formellement arien, et M. Huet
guère moins... Pour moi, je ne veux disputer du savoir ni
avec les vivants ni avec les morts ; mais aussi c'est trop se
moquer de ne les faire savants que par les fautes dont on les
accuse et de ne prouver leurs voyages dans ces vastes pays
de l'antiquité que parce qu'ils s'y sont souvent déroutés.
Je lui ai montré le contraire du P. Petau par sa savante
Préface (1). Pour ce qui regarde M. Huet, avec lequel il
veut me commettre , il se trompe. Je l'ai vu dès sa première
jeunesse prendre rang parmi les savants hommes de son
siècle, et depuis, j'ai eu les moyens de me confirmer dans
(I) l,e P. Petau y dit que « les anciens Pères conviennent avec nous, dans le
fond , de la substance du mystère de la Trinité. "
460 liOSSUEï ET LES SAINTS PERES.
l'opinion que j'avais de son savoir, durant douze ans que
nous avons vécu ensemble. Je suis instruit de ses sentiments,
et je sais quil ne prétend pas avoir fait arianiser ces saints
docteurs, comme le ministre l'en accuse... Il entreprend de
faire voir « dans les locutions les plus dures de son Oi'iyciir
même, comme sont celles de créature, et dans les autres
qu'on le peut aisément justifier ». (CIII.)
Voilà donc les Ph-rs des premiers siècles admirablement
vengés, et Bossuet peut conclure : <( Je n'ai plus rien à
dire. Que M. Jurieu réplique ou se taise, je garderai éga-
lement le silence. Assez de gens le réfuteront dans son
parti, si on y laisse la liberté de le faire; et il ne sera pas
longtemps sans se réfuter lui-même. Que dirais-je donc à
un homme à qui la faiblesse de sa cause , autant que son
ardente imagination, ne fournit que des idées qui s'effacent
les unes les autres? Qu'il dogmatise donc , à la bonne heure,
et qu'il prophétise tant qu'il lui plaira; je laisserai réfuter
ses prophéties au temps et sa doctrine à lui-même; et il ne
me restera qu'à prier Dieu qu'il ouvre les yeux aux pro-
testants pour voir ce signe d'erreur qu'il élève au milieu
d'eux dans l'instabilité de leur doctrine. » (CXVI).
Avant de publier ses trois derniers Avertissements aux
Protestants , Bossuet avait fait paraître son Explication de
rApocabjpse en 1689, pour répondre à Y Accomplissement
(les prophéties (1686) du fougueux Jurieu, qui ne se vantait
de rien moins que d'y avoir prédit la Révolution de 1688
en Angleterre.
Deux autres adversaires s'élevèrent bientôt contre V His-
toire (les Variations. — Ce fut d'abord Burnet, esprit souple
et sceptique , devenu , grâce à d'indignes intrigues, évêque
anglican de Salisbury, et auteur d'une Histoire de la Héfor-
m.ation dWnglclfirr : Bossuet n'avait pas voulu puiser à
d'autres sources les témoignages sous lesquels il accable la
Uéforme anglicane. Blessé au vif de l'usage que l'évèque
de Meaux avait fait de son Histoire . Burnet l'attaqua dans
un petit écrit de trente-six pages. Critique des Variations,
où il annonçait au public « qu'on préparait une dure ré-
LES SAINTS PÈRES ET I50SSUET POLEMISTE. 4G1
ponse à M. de Meaux » , — Cette réponse fut celle de Basnage,
Français réfugié en Hollande, homme érudit, modéré, qui
essaya de démontrer la perpétuité et l'unité de la doctrine
des réformés , en même temps que les erreurs et les préten-
dus changements de l'Église romaine, par les deux volumes
in-8 de son Histoire de la religion des églises réformées ,
dans laquelle on voit la succession de leur Église, la perpé-
tuité de leur foi depuis le huitième siècle , rétablissement
de la Ré formation, et la persévérance dans les mêmes dog-
mes jusqu'à présent , avec une histoire de l'origine et des
principales erreurs de l'Eglise Romaine , pour servir de Ré-
ponse à l'Histoire des Variations des Eglises protestantes dr
M. de Meaux (Rotterdam, 1()90!.
Cette réponse contenait (( toutes les duretés que Burnet
avait promises. Mais les injures et les calomnies sont des
couronnes à un chrétien et à un évêque » , dit Bossuet, dans
sa Défense de l'Histoire des Variations , contre la réponse
de M. Basnage, ministre de Rotterdam (1), qui parut en
1691 avec le Sixième et fleruier Avertissement.
La Défense fait justice des mensonges et de l'audace des
plaignants. Elle démontre comment Burnet a vainement et
gauchement essayé de voiler aux yeux du public les crimes
de la Réforme, et comment Basnage a fait d'inutiles efforts
pour les excuser et les justifier [Les Révoltes de la Réforme
mal excusées. Vaines récriminations sur le mariage du
Landgrave. M. Burnet réfuté).
Dans cette discussion historique , il n'y avait guère place
pour des citations des saints Pèves. Pourtant, Bossuet in-
voque leur autorité pour établir que l'Eglise protestait
solennellement qu'elle regardait dans les princes une se-
conde majesté. (( Que si M. Basnage a voulu penser que l'E-
glise du IV siècle, et sous Julien l'Apostat, eût dégénéré de
cette sainte doctrine , il eût fallu nous alléguer un saint Ba-
sile, un saint Grégoire de A'azianze, un saint Amhroise ,
un saint Chrgsostome , un saint Augustin et les autres saints
(I) Elle porte le titre de Premier discours; l'intention de l'auteur était donc
d'en faire un second; mais il n'a jamais paru.
462 BOSSUBT ET LES SAINTS PERES.
évêques quelle reconnaissait pour ses docteurs , dont aussi
le sentiment unanime réglait celui de tous les fidèles. »
L'évèque de Meaux cite alors des témoignages de saint Au-
gustin, quelques-uns nouveaux, d'autres déjà allégués dans
le Cinquième Avertissement : « Non poteraf non redtli /lo/ios
ei debitus potestati. — Un homme de bien qui, en combat-
tant, suit les ordres d'un prince impie et ne voit pas ma-
nifestement l'injustice de ses desseins,., peut innocemment
faire la guerre en gardant l'ordre public. — Jésus-Christ ne
permet pas à saint Pierre de tirer l'épée pour le défendre,
et répare par un miracle la blessure qu'il avait faite à un
des exécuteurs des ordres injustes qu'on avait donnés contre
lui ; il montrait en toutes manières à ses disciples... qu'il ne
leur laissait aucun pouvoir ni aucune force contre la puis-
sance publique, quand ils en seraient opprimés avec autant
d'injustice et de violence qu'il l'avait été lui-même. — Il
avait bien ordonné d'acheter des épées ; mais il n'avait pas
ordonné qu'on en frappât, et même il reprit saint Pierre
d'avoir frappé de lui-même et sans ordre. — Quoique le
nombre de ses martyrs fût si g-rand que , « s'il avait voulu
en faire des armées, et les protéger dans les combats, nulle
nation et nul royaume n'eût été capable de leur résister »,
il a voulu qu'ils souffrissent, pour ne pas renverser avec
l'autorité des princes le fondement des empires. Et saint
Augustin , qui a établi cette vérité (que les g-uerres civiles ,
sous prétexte de résister à l'oppression, sont des attentats)
par de si beaux principes, n'a été que l'interprète de
saint Paul. »
§ V. — Èclaiixissement sur le reprocJie d'idolâtrie, 1689-
90. — Explication de quelques difficultés sur les prières
de la messe, 1689. — Lettre sur Vadoration de la Croix,
1691-1692.
VEclaircisseuwnt su/- le reproche d'idolâtrie et sur V er-
reur des païens, publié seulement par Le Roi en 1743, fut
composé à la même époque que les premiers Avertisse-
LES SAINTS PÈRES ET HOSSUET POLÉMISTE. 463
mf'iits aux Proteslanis, en 1089 et 1690, puisqu'il a pour
sous-titre où la calomnie des ministres est réfutée j^ar eux-
ntériu's, Avertissement aux Protestants , e\ que Bossuet dit
dès le début : « Quoique j'aie fait voir dans le dernier Aver-
tissement (le IIPi qu'assurément il n'y eut jamais d'ido-
lâtrie plus innocente que la nôtre , je démontrerai, par des
principes avoués des ministres mêmes, que Faccusation
d'idolâtrie formée contre nous ne peut subsister... Dieu
donne; les saints demandent... C'est dans cette confiance
que saint Augusiin, un si sublime docteur, un théologien si
exact, loue la prière d'une mère qui disait à saint Etienne :
« Saint martyr, rendez-moi mon flls. Vous savez pourquoi
je le pleure , et vous voyez qu'il ne me reste aucune conso-
lation. » (Il était mort sans baptême. ) Saint Basile ^ demande
les prières des saints quarante martyrs et les appelle « notre
défense et notre refuge , les protecteurs et les gardiens de
tout le genre humain ». Saint Grégoire ^ évèque de Nysse,
son frère , prie saint Théodore « de regarder d'en haut la
fête qui se célébrait en son honneur... Saint Astrre , évèque
d'Amase , contemporain et digne disciple de saint Chrysos-
tome, introduit dans son discours un fidèle qui prie ainsi
saint Phocas : « Vous qui avez souffert pour Jésus-Christ,
priez pour nos souffrances et nos maladies;... maintenant
(jue vous possédez, donnez-nous. » Saint Grégoire de Xa-
lianze a prié saint Cgprien et saint Athanase « de le re-
garder d'en haut, de gouverner ses discours et sa vie, de
paitre avec lui son troupeau, etc.. Les autres Pères ont
parlé de même. Si ces grands saints ignoraient que Dieu
donnait toutes choses et croyaient les recevoir des saintes
âmes autrement que par leurs prières, ils ne sont pas seu-
lement, comme le veut le ministre, des antechrists com-
mencés , mais des antechrists consommés ou quelque chose
de pire. » (V).
c< Les prières qu'on adresse aux saints, loin de nous dé-
tourner de Dieu, nous y unissent (\II)... Saint Basile ne
croyait pas détourner les peuples de prier Dieu , en les invi--
tant à prier les saints : « Que vos prières, disait-il, se ré-
464 liOSSUET ET LES SAINTS PEKES.
pandent devant Dieu avec celles des martyrs. » Le dessein
de glorifier. Jésus-Christ est toujours le principal et le plus
intime motif qui anime ces prières; c'est aussi ce qui faisait
dire à saint Chn/sostome : « Où est le sépulcre d'Alexandre
le Grand? Mais les tombeaux des serviteurs de Jésus-Christ
sont illustres dans la ville maîtresse, etc. Le même saint
Chri/sostome dit encore ailleurs : « Allons souvent visiter
ces saints martyrs; touchons leurs châsses, embrassons avec
foi leurs saintes reliques, etc. » Ce passage touchait profon-
dément Œcolampade. Bossuet prouve ensuite (XV) « que les
saints docteurs n'ont point hésité à attribuer la connais-
sance de nos prières aux âmes saintes » . par l'autorité de
saint Grégoirf de Xijssc , de saint Augustin , de saint Pau-
lin, disant à saint Félix : « Vous savez tout ; vous voyez dans
la lumière de Jésus-Christ les choses les plus secrètes et les
plus éloignées, et vous comprenez tout en Dieu, où tout
est renfermé. »
La médiation de Jésus-Christ est admirablement expliquée
(XIX) par tous les anciens Ph'cs et surtout par saint Gré-
(foire (le Xazianzr et par saint Augustin : « Les Chrétiens,
dit-il, se recommandent aux prières les uns des autres;
mais celui qui intercède pour tous, sans avoir besoin que
personne intercède pour lui, est le seul et véritable média-
teur. »
VExplication de quelques difficultés sur les prières de
lu messe, à un nouieuu catholique , éditée pour la pre-
mière fois en 1689, est un admirable traité dogmatique
sur le saint sacrifice de nos autels, et en même temps un
livre rempli d'une suave onction. Bossuet y invoque pres-
que à chaque page le témoignage des saints Pères : celui
de saint Isidore, « disciple de saint Chrysostome , et une
des lumières du quatrième siècle (1) » ; celui de saint C grille
de Jéruscdem (2), celui de saint Ambroise et du rite am-
brosien (3), celui du Sacramentaire de saint (irégoire (4),
il) Kdit. Bar-le-Diic, t. IV. p. 'éi«.
(-2) Mrme page ei pages i.">.}, Wi", '»"!•.
(:t) Pages '.r» et «ii, Wii. — ('») l'âge Vm.
LES SAINTS PEKES ET BOSSUET POLEMISTE, 465
celai de la messe qui porte le nom de saint Chn/sos-
tome (1), celui de l'ancien missel de saint Gélase (2), celui
du Sacramentaire de saint Léou, et des auteurs renommés (3)
qui ont travaillé aux Sacramentaires de l'Eglise gallicane ,
saint Hilaire , Mus(his , Salvieii , Sidonius , auteurs dont le
plus moderne passe de plusieurs siècles Paschase Radbert,
du neuvième siècle, auquel les protestants font remonter
le dogme de la présence réelle ; celui des Pères , dans les
œuvres desquels on trouve toutes les parties de la messe et
mot à mot tout ce qu'on en a produit (4) ; celui de saint
Chrfjsostome , disant « que les anges étaient autour de l'Eu-
charistie comme les gardes autour de l'empereur (5) » ;
celui de saint Aiu/ustin affirmant à propos de la chair de
Jésus-Christ « que personne ne la mange qu'il ne l'ait pre-
mièrement adorée (6) » ; celui de saint Jrràiur, « un si
grand docteur, louant Théophih' (V Alexandrie de ce qu'il
avait soutenu contre Orir/ène que les choses inanimées
étaient capables de sanctification, afin, dit-il, que les
ignorants apprennent avec quelle vénération il faut rece-
voir les choses saintes et servir au ministère de l'autel de
Jésus-Christ, et qu'ils sachent que les calices sacrés, les
saints voiles et les autres choses qui appartiennent au culte
de la passion de Notre-Seigneur ne sont pas sans sainteté,
comme choses vides et sans sentiment, mais que par leur
union avec le corps et le sang de Jésus-Christ elles doivent
être adorées avec une pareille majesté que le Seigneur
même (7) »; celui des Pères les plus anciens, Tertullirn et
Origène , qui reconnaissaient qu'un ange présidait à l'orai-
son et à l'oblation sacrée (8j ; celui de toutes les Églises en
Orient comme en Occident, qui sont convenues de commen-
cer le sacrifice par ces paroles : Sursum corda, le cœur en
(I) Pages WO, 47Î).
(-2) Page 4.V2.
CM Page «.-;.
(4) Page «(i.
(.■>) Do Sacerdof., lib. VI, n. i.
(()) Pages Wiri. ««i, 'n», wo. il dit aussi que. « lorscju'on récite à l'autel le nom
des martyrs, on ne prie pas pour eux. mais on prie pour les autres morts. »
(7) Page Vil.
(8) Page 'Kii».
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 30
/,66 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
haut, à cause qu'il faut s'élever au-dessus des sens et de
toute la nature pour concevoir Jésus-Christ présent sous
des apparences si vulgaires (1 ) ; celui de saint Basile , à qui
les Grecs attribuent encore aujourd'hui leur liturgie la plus
ordinaire et qui affirme que les paroles de la consécration
se composent «" de paroles rapportées par l'Apôtre et les
Évangiles, auxquelles nous en ajoutons d'autres devant et
après, comme ayant beaucoup de force pour les mystères,
lesquelles nous n'avons apprises que de cette doctrine non
écrite » , la Tradition ( -2) ; celui enfin de tant de Pin-cs grecs
et latins, qui ont cru au dogme divin de la présence réelle
de Notre-Seigneur au sacrement de nos autels.
La Lettre sur radoration de la Croix, à Frère (Ar-
mand), moine de rahhaije de (La Trappe), converti de la
religion protestante à la religion catholique , datée de Ver-
sailles, le 17 mars 1691. n'était pas destinée à la publicité;
mais comme elle pouvait servir à bien des nouveaux con-
vertis, qui ne s'accoutumaient point à l'adoration de la
croix, qu'e.xpliquait d'une manière admirable « un prélat
religieux el savant », des éditeurs la publièrent en 1692.
Grâce à eux — si elle n'a pas servi au destinataire, gentil-
homme français à l'imagination et au cœur ardents, qui
avait quitté les camps du prince d'Orange pour la Trappe
et qui quitta bientôt la Trappe pour Genève où il prit
femme — elle sert du moins à la postérité qui y trouve
un monument du zèle et de la doctrine de Bossuet. Il
montre que les Pères, en suivant les expressions de l'Écri-
ture, ont dit qu'on adore la crèche, le sépulcre, la croix du
Sauveur, les clous qui l'ont percé, etc. Dieu seul est adora-
ble, et ce n'est qu'en lui , ce n'est que par lui, ce n'est que
par rapport à lui que les créatures sont adorables. Saint
Ainhroisr, ce grand docteur, dit que sainte Hélène, ayant
trouvé la vraie croix où Jésus-Christ avait été attaché,
adora le Hoi, et non pas le bois (3j. « Saint Thomas attri-
bue à la croix le culte de latrie, qui est le culte suprême;
(I) l'ago 'i-\. — (■>} Page '.-•;. - Ci) l'age '.s:!.
LES SAINTS PKllES ET HOSSUET POLÉMISTE. 467
mais il s'explique en disant que c'est une latrie respective,
qui dès là en elle-même n'est plus suprême et ne le devient
que par rapport à Jésus-Christ. Le fondement de ce saint
docteur, c'est que le mouvement qui porte à l'image, est le
même que celui qui porte à l'original, et qu'on unit ensem-
ble l'un et l'autre [1). »
sj VI. — Projrl de rétinJoii ou Rccup'tl de Dissertations
rt de Lettres relatives à la réunion des protestants d'Al-
lemagne à l'Eglise catholique , 1666-1701.
Ce n'est pas ici le lieu de refaire l'histoire des tentatives
généreuses de Bossuet pour ramener dans le g'iron de l'É-
glise catholique « des frères errants » : le cardinal de Baus-
set, dans le livre XIP de son Histoire de Bossuet, a donné
tous les détails nécessaires pour l'intelligence de négocia-
tions, inspirées par le zèle le plus pur, la charité la plus
active, et dans lesquelles il ne faut pas voir avec M. Lan-
son « la seule chimère peut-être qui soit entrée dans cet
esprit si net et si sensé (Bossuet), l'espérance de faire rentrer
les peuples indociles dans l'unité hors de laquelle on ne
sera point sauvé » (2). — Cette prétendue « chimère »
serait devenue une réalité, si la politique, qui devait en
faciliter le succès , n'avait été l'écueil où vinrent se briser
les plus belles espérances.
Il n'y a rien à dire de la Première Section du Recueil ,
qui contient les Lettres échangées en 1666-1667, entre Bos-
suet et Ferry, Maimbourg, etc., et les Récits faits par le
doyen de Metz et le ministre protestant de la même ville ,
« concernant un projet de réunion des protestants de France
et r Eglise catholique », projet qui n'aboutit pas; car quand
on s'était mis d'accord sur un point, on ne s'entendait pas
sur cet accord même, et rien ne pouvait se faire.
h?i Seconde Section, avec ses deux Parties, contient des
pièces plus intéressantes sur le i< projet de réunion des pro-
testants d'Allemagne à l'Église catholique ».
(I) Page iS3. — (i) Bossuet, p. 3:iO.
468 ROSSLET ET LES SAINTS PERES.
Dans la Prpmièrr Partie, il y a \e?, Dissertations faites par
Bossuet , Molanus ou Van der Muelen , abbé luthérien de
Lokkum, et Leibniz (164G-1716 1, le célèbre théologien,
géomètre, mathématicien, métaphysicien, jurisconsulte,
politi(iue, conseiller intime et historiographe du duc de
Bruns^vick-Hanovre.
Lorsque, le 20 mars 1G91 , l'empereur Léopold eut donné
plein pouvoir à l'évêque de Neustadt, en Autriche, pour
travailler à la réunion des protestants d'Allemagne, plu-
sieurs théologiens de la Confession d'Aug-sbourg arrêtèrent
avec ce prélat ([uelques articles qui pouvaient faciliter rac-
commodement. Ces Règlrs touchant la réunion générale des
chrétiens et dont l'abbé de Lokkum parait avoir été le ré-
dacteur, furent communiquées à Bossuet par Févèque de
Neustadt; en même temps la duchesse de Hanovre, dont la
sœur était abbesse de Maubuisson, où s'était retirée M'"" de
Brinon, ancienne directrice de Saint-Cyr, sollicitait l'inter-
vention du prélat, dont le génie était reconnu du monde
entier, depuis surtout le succès éclatant de son Histoire des
Variations. Bossuet répondit à la duchesse de Hanovre
« qu'on pourrait accorder aux luthériens certaines choses
qu'ils désiraient beaucoup, comme la communion sous les
deux espèces,... et convenir de certaines explications sur la
doctrine. Mais de croire qu'on fit jamais aucune capitula-
tion sur le fond des dogmes définis, la constitution de l'É-
glise ne le souffrait pas, et il était aisé de voir que d'en agir
autrement , c'était renverser les fondements et mettre toute
la religion en dispute ». Cette franchise absolue plut à la
duchesse de Hanovre et à l'abbé de Lokkum, qui envoya à
Bossuet, « révè(|ue de beaucoup le plus digne, le prélat
non moins illustre par son érudition (|ue par sa renommée
de modération, episcopo longe dignissinio , praelato non
niimis eriiditionis qaam nwderalionis laude conspicao »,
un nouvel écrit latin : Cogitationes privatae de niethodo
réuni onis Erclesiae protestantium cum Ecc lesta Romana
catholica. Bossuet le traduisit en français, <( en l'abrégeant
tant soit peu en* <|uel(iuos endroits sous ce titre : Pensées
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 469
particulières sur le nioi/en de réunir VEglise protestante avec
l'Eglise romaine », etc. Il composa en même temps, d'avril
à juillet 1692, un écrit en latin, Episcopi Meldensis sen-
tentia sur les Cogitationes privatae de Tabbé de Lokkum ,
et une Dissertation latine et française plus simple et plus
agréable pour les princes et les princesses de la maison de
Hanovre, Hé flexions sur V écrit d^' M. rabbé Molanus.
Dans le Sentiment de Vécèque de Meaux , saint Augustin
est cité à propos du mariage, qu'il compare au baptême
dans le livre II de son de Auptiis et concupiscentia; à pro-
pos du purgatoire et des prières pour les morts, qu'il dé-
clare sans aucun doute utiles à leur âme [Serni. 32, de Verb.
Ajjost., nunc Serr/i. 172) ; à propos des conditions dans les-
quelles doit se réunir le futur concile, où, d'après saint
Augustin, « il faut de part et d'autre déposer toute arro-
gance et ne jamais dire qu'on a déjà trouvé la vérité ».
[Serm. 14, de Verbis Apost.). Bossuet invoque encore l'auto-
rité de saint Cyrille cV Alexandrie , du pape saint Léon et
de saint Grégoire le Grand, pour que les demandes à faire
ne puissent pas empêcher la conciliation.
Les Méfierions sur Fécrit de }[. l'abbé Molanus contien-
nent aussi de nombreuses citations des Pères et surtout de
?,dimi Augustin. Comme la Confession d'Augsbourq le loue
beaucoup, Bossuet se sert de son autorité auprès de ses ad-
versaires pour la justification , qui n'est pas imputée, mais
qui consiste à faire un juste d'un injuste — c'est toute la
doctrine de l'évêque d'Hippone (il — pour le mérite des
bonnes œuvres, après que nous sommes justifiés, « ce que
saint Augustin a expliqué dans ces termes : Les justes n'ont-
ils donc aucuns mérites? Ils en ont certainement, parce
qu'ils sont justes; mais ils n'en ont eu aucun pour être faits
justes. L'augmentation de la charité méritée par la charité
est enseignée par ce saint docteur en ces termes : Celui qui
aime a le Saint-Esprit, et, en le possédant, il mérite de le
posséder davantage et conséquemment d'aimer davan-
(1) « Sane Aiigustiniis in ea l'e totus est. »
470 BOSSUKT ET LES SAINTS PÈRES.
tage (1)... Saint Augustin, si souvent loué dans la Confes-
sion frAïKjshoiirç/ et dans ÏAjjoiof/ir , dit sans hésiter « que
la vie éternelle est due aux bonnes œuvres des saints, et
qu'elle ne laisse pas d'être appelée grâce, parce qu'encore
qu'elle soit donnée à nos mérites, ces mérites auxquels on
la donne sont eux-mêmes donnés (2) ». Voilà pour la vie
éternelle. Pour l'augmentation de la grâce, le même saint
enseigne « qu'on mérite par la grâce l'accroissement de la
grâce , afin que , par cet accroissement de la grâce en cette
vie, on mérite aussi la perfection dans la vie future (3) ».
C'est encore avec des textes de saint Aiu/ustin que Bossuet
établit la vraie doctrine de l'Église sur « l'accomplissement
de la loi » (4), sur « les mérites qu'on appelle ex cundi-
gno (5), sur la foi justifiante, que V Apologie explique par
les paroles de saint Augustin , qui dit clairement que c'est
« la foi qui nous concilie Celui par qui nous sommes justi-
fiés », et que « par la foi nous impétrons la grâce contre le
péché (6) »; sur la g'râce et la coopération du libre arbi-
tre (7), sur le mariage (8), sur la prière, l'oblation pour les
morts et le purgatoire, à propos desquels, au témoignage de
l'évêque d'Hippone s'ajoutent ceux de saint Epip/t(ute , de
saint C grille de Jêrusuleui, « le plus savant et le plus ancien
interprète de la liturgie (9) ». Molanus et Y Apologie ap-
prouvent les vœux monasti([ues , puisqu'ils ont mis au nom-
bre des saints saint Antoine, saint Bernard, saint Domini-
([ue, saint François. « La Vulgate, à (jui le nom de saint
Jérôme et l'usage de tant de siècles attire la vénération
des fidèles, est reconnue pour authenii({ue par le concile de
(1) Tracl. "4. in Joann.. n. i.
(•î) Kpixt. l!tl: al. I()."». et dr l'orrcp. cl si'ît'ia, c xxii, n. H.
(:i) Episl. I8(i, al. lOfi. n. 10.
(4) De Im.pletio)ic lof/is, Arliculiis IV.
Ci) Bossuet dit à ce sujet, article V, (|ue le concile de Trente a piis sa doctrine
«le saint Augustin pour conclure avec lui (|ue « le chrétien n'a rien du tout |)ar
où il puisse ou se conlier, ou se glorifier en lui-même, mais que toute sa gloire
est en Jésus-Clirist ».
(<«) Article \ I. Il est presque cnlicrcment compost- de textes tirés du de Spirilti
i:l littcra.
(7) Article VIII.
(N) Chapitre ii, article X.
(!») Cliafiitre im. article III.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 471
Trente d'une manière qui ne blesse point l'illustre auteur,
Molanus. » L'infaillibilité de l'Église et des conciles est en-
core établie par l'autorité de saint Au g us lin (1). — U y
avait là de quoi ébranler et convaincre un homme éminent
comme Leibniz, auquel Bossuet consacre toute la fin de
ses RrfJf'.rions, et un homme animé d'un vrai désir de con-
ciliation, comme l'abbé de Lokkum. Bossuet concluait avec
raison que, d'après les théologiens même de Hanovre, rien
ne serait plus facile que de s'entendre sur les points de doc-
trine, puisqu'il ne restait aucune difficulté importante à
propos de l'autorité du texte original de l'Écriture, de la
Vulgate, de la tradition , de linfaillibilité de l'Église et des
conciles œcuméniques, et même de la primauté du Pape.
C'est ce qui ressort encore d'un Mémoirf en latin com-
posé par Bossuet en 1701 à la prière du pape Clément XI,
et où il y a le même plan , les mêmes textes des Prres que
dans les hrfh'xlons \^].
Par quelle fatalité une négociation entamée sous de si
favorables auspices n'eut-elle pas tout le succès que méri-
taient la méthode excellente et l'esprit de charité du grand
évêque de Meaux ?
La Dfux'u'inr Partie du Recueil, la Correspondance , les
quarante-quatre Lettres de Bossuet, de Leibniz et de M"" de
Brinon, concernant la réunion, nous montrent que le grand
philosophe allemand, après avoir entretenu avec Bossuet,
dont il faisait le plus grand cas, des relations assez actives,
que la guerre de la Ligue d'Augsbourg finit par interrompre
vers 1695, et qui se renouèrent après la paix de Ryswick
en 1699, pour se continuer pendant deux ans encore,
« devint tout à coup politique et courtisan (3 ) et se montra
plus subtil, plus sophiste, plus difticultueux que les théolo-
giens de la Confession qu'il professait », lui qui jusque-là
(1) Chapitre iv, article ni.
(2) Ce Mrmoire est intitulé : De profcssoHbus Confcssionis Auguntanae ad rc-
petendam unilulem cathoUcam disponendis.
(3) On sait (|ue Leibniz était entièrement dévoué à la maison protestante de
Hanovre, et que la révolution de !(>88 avait tout à coup ouvert devant celte mai-
son la perspective du trône protestant d'Angleterre.
472 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
avait été le plus tolérant, le plus conciliant des luthériens.
Il fit disparaître inopinément Molanus du théâtre de la con-
troverse, au grand déplaisir de Bossuet, qui « avait tou-
jours placé au premier rang- des théologiens de la confes-
sion d'Augsbourg, M. l'abbé de Lokkum, comme un homme
dont le savoir, la candeur et la modération le rendaient un
des plus capables pour avancer ce beau dessein (de la réu-
nion) (1) ». Lorsqu'eut éclaté la Guerre de la Succession
d'Espagne, il ne resta plus aucun espoir de conciliation,
et la crainte de nuire aux intérêts politiques de la maison
protestante de Hanovre, qui aspirait au trône d'Angleterre,
détermina Leibniz à se servir de tous les moyens pour faire
échouer le projet de réunion. Voici ce qu'il écrivait à Fa-
bricius en 1707 : « Omno Jus nosirum in Bi'itamiiam in
religionis ronmnae pxciusione odioque fundatiun est. Ita-
que merito fugienda sunt quibiis in Ronianensps tepidi
videremnr. »
« On finit par être affligé , dit le cardinal de Bausset (2),
de voir un si grand génie, un philosophe aussi raison-
nable , s'agiter et se tourmenter pour créer des doutes et
s'attacher à des difficultés minutieuses sans objet et sans
résultat (3); tandis que Bossuet, par la seule impression de
la raison, satisfait toujours l'esprit et le place dans cette
espèce de calme et de repos, où il ne lui reste plus qu'à
jouir de la conviction qu'il a obtenue. »
Ce qui lui donne, avec tant de franchise, tant de sereine
majesté, c'est d'abord la sécurité inaltérable de sa foi,
c'est ensuite l'autorité des sainis Ph-cs , derrière la(|uelle
il se retranche comme derrière un rempart invincible. —
Ainsi, dans sa Lettre à Leibniz du 0 janvier 1700, à propos
de la canonicité des livres saints, il cite vingt-quatre faits
(I) Leitrc de Bossuel ;i Leibniz, 1-2 août 1701.
(i) Histoire de Bossuet. liv. Xll, I».
(H) Cela est si vrai que l'abbé Le Dieu nous anirine qu'en noi, lorsqu'on eut
• quelques nouvelles espérances <lo traiter avec succès de la réunion des protes-
tants d'Allemagne, ce ne fut pas à la vérité avec les théologiens de Hanovre
qui, dcj/uis que l.eiliniz s'en était nu-lé, ne roulaient plus rien conclure et ne clter-
eliairiit t/n'à mulliplier les difficultés, pour laisser évaporer le premier désir
qu'on a\ait montré ».
LES SALNÏS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 4/3
qui l'établissent clairement et qui pour la plupart sont em-
pruntés aux Pères : à saint ÀKgusfin (le 6% le T, le 9% le 10%
le 20") , à saint E.iuprre et au pape saint Gélase (le 5") , aux
Témoignages de saint Cyprien (le 10") , à saint Clément
<V Alexandrie , à Origène, « pour ne point parler des autres
Pères plus nouveaux » (le 11*" et le 12") , à saint Jérôme (le
\y et le 17"). — Dans \a.Le//re à Leibniz du 30 janvier 1700,
sur les articles fondamentaux et non fondamentaux, on
trouve évoqués des souvenirs de saint Ci/prien, «un si grand
docteur », du « docte Vincent de Lérins, dans ce livre tout
d'or, qu'il a intitulé Commonitorium ou Mémoire sur l'an-
tiquité de la foi », de saint Augustin [\), et « des plus célè-
bres docteurs du quatrième siècle , qui parlaient et pensaient
comme nous ». — Dans la Lettre du 17 août 1701, où
Bossuet revient sur le décret du concile de Trente, à propos
de la canonicité des Livres saints, que Leibniz croyait
avoir détruit absolument et sans réplique par ses Lettres du
14 et du 24 mai 1700 et du 21 juin 1701 , le grand évêque
cite tour à tour saint Jérôme (2) , les Lettres pascales de
saint Athanase, V Abrégé ou Si/nopse de V Ecriture, « ouvrage
excellent attribué au même Père (3) » , saint Grégoire de
Nazianze (4), saint Epiphane (5), Origène (6), saint Clé-
ment Alexandrin (7) , saint Cyprien (8), saint Augustin (9),
les papes saint Innocent et saint Gélase (10) , saint A)n~
broise (11), saint Optât et Tertullien (12). u C'est ici, dit-il,
qu'il faut appliquer cette règle tant répétée et tant célébrée
par saint Augustin : « Ce qu'on ne trouve pas institué par
les conciles, mais reçu et établi de tout temps, ne peut ve-
(I) Bossuet le cite quatre ou cinq fois dans cette lettre.
(-2) § I, XXXI, L,LI.
(3) VII, VIII, IX, XIII, XXX, XXXIV.
(i) XI, XIII, XXX.
Ci) XV.
((i) XIX. LUI, LIV.
(7) XIX, LUI, LIV.
(8) XIX, XXVIII, LUI, LIV.
(!)) XXX, XXXVII, XXXVIII. XL. XLIV, XLVII. XLVIII. L, LX.
(10) XXXI.
(II) LU.
(1-2) LX.
47i B0SSUI":T et LKS saints PERES.
nir que des apôtres (1) ». Je ne veux pas soupçonner que
ce soient vos dispositions peu favorables envers les canons
de Rome et d'Afrique, qui vous aient porté à rayer ces
Églises du nombre de celles (jue saint Augustin appelle
« les plus savantes, les plus exactes et les plus graves :
doc li ores, diUgcntioi'cs , g ravi ores •>^] mais je ne puis assez
m'étonner que vous ayez pu entrer dans ce sentiment. Où
y a-t-il une Église mieux instruite en toutes matières de
dogmes et de discipline que celle dont les conciles et les
conférences sont le plus riche trésor de la science ecclé-
siastique, qui en a donné à l'Église les plus beaux mo-
numents, qui a eu pour maitres un TerluUit'n , un saint
ÇgpricH , un saint Optai , tant d'autres grands hommes, et
qui avait alors dans son sein la plus grande lumière de
l'Église, c'est-à-dire saint Augustin lui-même? Il n'y a qu'à
lire ses livres <U' la Doctrine chrétienne pour voir qu'il ex-
cellait dans la matière des Écritures comme dans toutes les
autres... Et pour Rome, quand il n'y aurait autre chose que
le recours qu'on a eu dès l'origine du christianisme à la foi
romaine , et dans les temps dont il s'agit à la foi de saint
Anasiasf, de saint Innocent, de saint Célestin et des autres,
c'en est assez pour lui mériter le titre que vous lui ôtez. »
Bossuet peut donc conclure cette dernière Lettre à Leibniz
en disant : « Voilà, Monsieur, les preuves constantes de la
tradition de ce concile (de Trente), .l'aime mieux attendre
de votre équité que vous les jugiez sans réplique que de
vous le dire; et je me tiens très assuré que M. l'abbé de
Lokkum ne croira jamais que ce soit là une matière de rup-
ture, ni une raison de vous élever avec tant de force con-
tre le concile de Trente. Je suis avec Testime (jue vous sa-
vez, Monsieur, votre très humble serviteur. »
Hélas ! à ré(|uité de Leibniz avaient succédé d'aveugles
passions politi([ues, et c'en était fait du rêve généreux long-
temps caressé par le plus loyal et le plus sincère des évô-
(jues catholiques.
(I) Ml). IV, De Ilaplismo. •!',.
LES SAINTS PKRES KT ROSSUET POLÉMISTE. 475
§ Vil. — Instritclion adrcssrc aux inlciidniils , 1098. —
Lettre de M. de Tony aux intendants , V novembre
1700. — Les deux List ructionx pastorales sur les promes-
ses de rÈglise, 1700-1701.
Bossuet était plus heureux en France qu'en Allemagne
dans ses rapports avec les protestants. 11 obtenait de
Louis XIV une Dfklaration édictée en décembre 1698 et
modifiant les lois et les arrêts qui avaient suivi la révoca-
tion de lÉdit de Nantes (22 octobre 1685 1. Une Listruction
très étendue, adressée aux intendants, révoquait la plus
grande partie des pouvoirs qu'ils avaient eus jusqu'alors (1 ).
La copie de cette Ltstruction fut envoyée aux évoques, et
le Roi leur écrivit une longue lettre, « dans laquelle, dit le
cardinal de Bausset, il est facile de reconnaître, comme
dans V Listruction^ le langage et les principes de Bossuet »,
qui ne sont que les principes de tolérance et de charité
des Pères et de saint Augustin. Un Mémoire , joint à la
lettre, montre combien les moyens par lesquels on devait
travailler désormais à la réunion des protestants étaient
différents de ceux qu'on avait suivis jusqu'alors.
Mais M. de Lamoignon de Basville, intendant du Langue-
doc, écrivit pour Bossuet un Mémoire où il demandait qu'on
obligeât les nouveaux convertis à assister aux exercices de
religion, les jours de fêtes et de dimanches, « sans qu'ils
pussent s'en dispenser sous quelque prétexte que ce fût ».
Bossuet répondit à ce Mémoire qu'il ne fallait pas plus con-
traindre les nouveaux convertis à aller à la messe qu'à se
confesser. M. de Basville communiqua la lettre et l'opinion
de Bossuet à l'évêque de Mirepoix, à celui de Nimes, Flé-
chier, à celui de Montauban, de Nesmond, et à celui de
Rieux. Ils écrivirent des Mémoires que M. de Basville trans-
mit cà Bossuet : il n'y répondit pas, ce qui prouve en-
ci) Une assemblée de religionnaires ayant eu lieu à Nanteuil en l(>88. quelques-
uns avaient été condamnés à mort. —Bossuet avait obtenu leur grâce et fait ré-
duire la peine à une amende pécuniaire.
(-2) Histoire de Bossuet. liv. \r, is.
476 BOSSUE! Eï LES SAINTS PERES.
core plus qu'il était l'auteur des Itistnictions récemment
envoyées aux intendants; il ne ci'ut pas devoir déroger à
ses principes. Seulement, comme l'état du Languedoc était
toujours grave, on n'étendit pas à cette province les dispo-
sitions annoncées dans une Lettre que M. de Torcy écrivit
le l*" novembre 1700 et que Bossuet paraît avoir dictée,
puisqu'on y retrouve les propres expressions de ses réponses
à M. de Bas ville : « Il faut sur toutes choses éviter que per-
sonne soit forcé d'aller à la messe. » 31. de la Vrillière ex-
prima cependant à M. de Basville le désir qu'avait le Roi
de voir apporter des adoucissements aux anciennes lois :
dès lors, celle contre les relaps cessa d'être exécutée (1).
Henri Martin, — qui, dans son Histoire ch' France, se
trompe souvent à propos de Bossuet, par exemple en lui fai-
sant « faire un début décisif, durant le Carême de 1659 (?) »
(t. XII, p. 537, i® édition), en disant qu'il i< a débuté
dans la carrière ecclésiastique par un appel comme d'a-
bus, présage de ses luttes contre la cour de Rome » (t. XIII,
p. 217), en lui prêtant « une nature sévère et impé-
rieuse (2) » [ibid., p. 218), en prétendant qu'il prêcha le
Carême au Louvre en 1661 {ibid., p. 218) ; qu'il en est « venu
â flatter » (p. 221) ; qu'il « tient aux jansénistes par l'esprit
de rigueur et d'exclusion » (p. 223); qu'« il condamne sans
entendre » les fausses religions venues du diable (p. 249-
50) ; que « le prince de Bossuet anéantira cette politique
nationale (3) et rationnelle qui a fait la grandeur et la pros-
périté de la France , pour y substituer une politique con-
traire à toutes les tendances et à toutes les conquêtes de
l'esprit moderne (4) (p. 258); que « cet enfant dont 2/ veut
(1) Uist. de Itos.. 1. M. -iO-i';.
(:2) Tous les contemporains de Bossuet témoignent qu'il était « le plus doux des
hommes »:Hardouin do l'érélixc. M"'" de laValliére, M""" de La Fayette, Le Dieu, le
cliapitre de Meaux. Uocliard, Kavcneau, le I'. de la Rue, le P. Campioni, les pro-
testants eux-mêmes, Saint-Simon enfin, qui parle avec insistance « de sa douceur
charmante »,
(.{) Bossuet dit formellement, liv. Il do la Politique, a qu'il faut demeurer dans
l'étal auquel un lomj temps a accoutumé le peuple. Qui entreprend do renverser
les K<^»uvernements légitimes, n'est pas seulement ennemi publie, mais encore
ennemi de Dieu. »
('«) M. Laiison a éloquemmcnt prouvé le contraire dans son Bossuet.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET TOLÉMISTE. 477
faire un Dieu (?), il ne réussit pas même à en faire un
homme »; (p. 260) « qu'il n'avait de sa vie lu un mystique »
(p. 317), — Henri Martin calomnie encore plus l'évèque de
Meaux, lorsqu'il affirme que ce prélat « excitait le roi contre
lesprotestants » (XIII, p. 611) ; qn'en 1698 il tint un langage
équivoque, « peu digne d'un logicien tel que lui », dans les
délibérations sur des mesures à prendre à l'égard des cal-
vinistes (p. 3V7-8). — La vérité vraie , on vient de le voir,
c'est que Bossuet, « le plus doux du monde », comme disait
Hardouin de Péréfixe, protesta énergiquement contre les
violences réclamées par Lamoignon de Basville et les évo-
ques du Midi.
« A Meaux, dit M. Gaillardin, Histoire dit ri'cjne de
Louis XIV, V, p. 116, Bossuet se comporta avec une dou-
ceur qui lui attira les reproches de l'intendant... Il n'y eut
point de troupes dans le diocèse de Meaux, sauf dnns un
château dont le propriétaire avait personnellement irrité le
roi , et encore l'évèque les en fit partir en transportant le
persécuté dans la demeure épiscopale... On raconte qu'il se
présentait inopinément dans les lieux où il savait les pro-
testants réunis, et se déclarant à eux : « Mes enfants, leur
disait-il, là où sont les brebis, le pasteur doit y être. Mon
devoir est de chercher les brebis égarées et de les ramener
au bercail » ; et aussitôt il entamait une question de contro-
verse avec cette facilité de génie qui donne aux matières les
plus hautes une forme et un langage accessible à tous les
esprits. — Ses bienfaits allaient même chercher à l'étranger
des fugitifs qui demandaient à rentrer en France et à qui
tout manquait... Il ramena ainsi à la foi catholique les mi-
nistres Saurin et Papin. Saurin lui dut le retour à la vérité,
la permission de rentrer en France et un asile pour lui et
sa femme dans le palais de Meaux, jusqu'à ce que le gou-
vernement lui eut accordé une pension. »
Au moment même où il discutait avec M. de Basville et
quelques évèques du Languedoc la conduite à tenir vis-à-
vis des protestants, Bossuet faisait paraître, le 30 avril 1700,
X Instruction pastorale sur les promesses de l'Église , pour
478 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
montrer aux Réunis, par l'expresse parole de Dieu, que le
mrme principe qui nous fait chrétiens nous doit aussi faire
catholiques.
Après avoir exposé les deux sortes de promesses que Jé-
sus-Christ a faites à l'Eglise , dont les unes s'accomplissent
sur la terre et les autres dans la vie future, et dont les pre-
mières servent d'assurance aux secondes, d'après saint .4^/-
gustin « en plusieurs endroits » , Bossuet établit que les
trois caractères de la véritable Église consistent dans l'au-
torité des mêmes pasteurs, la prédication et la profession
de la même foi et l'administration des mêmes sacrements.
Pour cela, l'éloquent évêque invoque à chaque pas le témoi-
gnage des saints Pères : — témoignage de saint Alexandre
d'Alexandrie s'écriant : « Nous ne reconnaissons qu'une
seule Eglise catholique et apostolique, qui ne peut être
abattue par nul effort de l'univers conjuré contre elle, et
devant qui doivent tomber toutes les hérésies. » Ce que
disait Alexandre, évêque rV Alexandrie , dans ces premiers
temps du christianisme, se dira éternellement et tant que
l'Église sera Église à toutes les sectes qui se sépareront
d'elle »; — témoignage de TcrtuUicu, appelant l'Église « la
source de la religion et des sacrements, nudriceni religionis
ri fontem salutis », et disant que « les marcionites ont des
Églises, mais fausses et dégénérantes, comme les guêpes
ont des ruches » (1); — témoignage des Pères de F Église
grecque, qui « ont mis les premiers de tous au rang des hé-
rétiques un Aérius, pour avoir cru inutiles les prières et les
oblations pour l'expiation des péchés des morts » ; — témoi-
gnage de saint C;/prien, montrant dans tous les hérétiques
ce malheureux caractère de se séparer eux-mêmes et d'é-
tablir une église humaine (2); — témoignage de saint Clé-
nwnt d'Alexandrie [3), « maître d'Origène, qui touchait au
temps des apôtres et ([ui était le théologien de l'Église
d'Alexandrie, la plus savante (|ui peut-être fût au monde » ;
'.\j LU). IV. contra Mure, c. xxw.
(i) EjÀsl. ad Anton.
{'•i) liossuel dit : « Je pourrais citer saint Irrm'-e, je pourrais citer Origène; pour
éviter la lonsucur. .jo citerai seulement, etc.
LES SAINTS PERES ET ROSSUET POLÉMISTE. 479
— témoignage de Vincenl dp D'rins , expliquant après saint
Chri/sostom'' que dans l'Église « pour éviter la surprise, on
ne dit rien en secret ; mais ce qui est dit devant tout le monde
passe à tout le monde , de main en main , comme le trésor
royal qui doit être déposé en lieu public » ; — témoignage
de Lanfranc, <( ce saint religieux, ce savant archevêque de
Cantorbéry » , disant à Bérenger que , si sa doctrine était
véritable , l'héritage promis à Jésus-Christ était péri et ses
promesses anéanties, enfin que l'Eglise catholique n'était
plus, et que, si elle n'était plus, elle n'avait jamais été » ; —
témoignage de saint Bernard, opposant aux novateurs de
son temps V autorité de l'Eglise catholique a et les Pères qui
ont toujours enseigné la vérité , et les papes et les conciles
toujours attachés à la suivre » (1); — témoignage de saint
Basile, de saint Chrysostome , des autres anciens Pères,
dont l'Orient a le goût et retient le langage dans le service
public; — témoignage de saint Irénée et de tous les Pères
qui ont remarqué que le Saint-Esprit a donné la foi comme
à nous à des peuples qui n'avaient pas l'Écriture sainte ; —
témoignage surtout de saint Auffustin , (( que j'aime à citer,
dit Bossuet, comme celui dont le zèle pour le salut des er-
rants a égalé les lumières qu'il avait reçues pour les com-
battre ». Tantôt, en effet, saint Augustin est invoqué
contre « ces murmurateurs chagrins qui se rendront, dit-il,
plus insupportables que ceux qu'ils ne voudront pas sup-
porter » ; tantôt ce Père nous montre « en combien de
morceaux se sont divisés ceux qui avaient rompu avec
l'Église : c^ui se ab nnitate praeciderunt , in quot f rusta di-
visi sunt. » Tantôt nous le voyons répondre aux Dona-
tistes : « L'Église a péri, dites- vous; elle n'est plus sur la
terre. Voilà ce que disent ceux qui n'y sont point : parole
impudente. Elle n'est pas, parce que vous n'êtes pas en elle?
C'est une parole abominable, détestable, pleine de pré-
somption et de fausseté, destituée de toute raison, de toute
sagesse, vaine, téméraire, insolente, pernicieuse. » Tantôt
(1) Serm. 89 in Canl., n. .";, T, 8.
480 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
il fait ainsi parler l'Église avec le Psalmiste : « Annoncez-
moi la brièveté de mes jours, Paiicitcttfm (Jierum mponon
annuntia tni/ti. Mais pourquoi, continue-t-elle, ceux qui se
séparent de mon unité murmurent- ils contre moi? Pour-
quoi ces hommes perdus disent-ils que je suis perdue? Ils
osent dire que j'ai été et que je ne suis plus. Parlez-moi
donc , ù Seigneur, de la brièveté de mes jours ». Et encore :
« Où sont ceux qui disent que l'Église est périe dans le
monde, elle qui, loin de tomber, ne peut pas même pencher
pour peu que ce soit, ni jamais être ébranlée? Elle est
prédestinée pour être la colonne et le soutien de la vérité. »
Ce même Père enseigne aussi qu'on ne se trompe jamais
en suivant l'Église : « C'est là, dit-il, qu'on écoute et qu'on
voit; celui qui est hors de l'Église n'entend ni ne voit : celui
qui est dans l'Église n'est ni sourd ni aveugle... Si Dieu
l'a fondée éternellement, craignez-vous que le firmament
ne tombe ou (]ue la fermeté même ne soit ébranlée? Dans
un admirable sermon prononcé à Carthage, il pose pour
fondement que, par la coutume de l'Église, « très an-
cienne, très canonique, très bien fondée », comme les
enfants ont péché par autrui, c'est aussi par autrui qu'ils
croient. « L'Église, disait-il à Julien le Pélagien, doit tou-
jours subsister, et il ne faut pas s'étonner si la vérité y pré-
vaut dans la multitude_, puisque c'est cette multitude qui a
été promise à Abraham... Loin que les erreurs aient nui
à l'Église, dit -il encore, les hérétiques l'ont atfermie, et
ceux qui pensaient mal ont fait connaître ceux {|ui pensaient
bien... Le commencement de l'intelligence, c'est la foi; le
fruit de la foi, c'est l'intelhgence, » etc.
« Je jxivlo après saint Au(/i(stin, S écvio Bossuet, cl saint
Augustin a parh' aprrs .Irsus-Christ mhne... Uevenons aux
anciens docteurs , dit-il encore , et après avoir reproduit
saint Augustin, remontons jusiju'à l'origine du christia-
nisme... En remontant plus haut, nous trouverons Tntul-
lif'n , (jue saint Cypricn appelait son maître, et Tertullien
donc, tant qu'il a été catholi([ue, a reconnu cette chaîne de
la succession (jui ne doit jamais être rompue. »
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 481
Bossiiet emprunte donc aux Prrrs rargument princi-
pal qu'il oppose aux protestants : ils sont sortis de la ligne,
hors de la chaîne de succession, hors de la tige d'unité; ils
ont innové. « C'est l'argument que saimi Ale.iandre, évèque
d'Alexandrie, faisait aux ariens; c'est celui que ^mid Augus-
tin faisait auxpélagiens; c'est celui que TertuUien fait à Va-
Icntin et à Marcion... Après Bérenger, saint Bernard allé-
guait toujours la même preuve, et toujours, s'il se pouvait,
avec une nouvelle assurance. >^
Les protestants sentirent la vigueur du coup qui les frap-
pait, et Basnage y répondit par un ouvrage en trois vo-
lumes, « d'une impression fort serrée » : Traité des jiré jugés
faux et légitimes, ou Réponses aux Lettres et Instructions
jmstorales de quatre prélats : MM. de Noailles , cardinal ,
archevêque de Paris; Colbert, archevêque de Rouen; Bos-
suet, évêque de Meaux ; et Nesnto/id, évêque de Montauban,
1701. — Bossuet répliqua par sa Deuxième Instruction , ou
Réponse aux objections (Fun ministre contre la pjremière
Instruction , 1702.
Les citations des Pères devaient être et étaient, en effet,
moins nombreuses dans cette Lettre pmstorale que dans la
précédente. Pourtant, Bossuet a souvent recours à leur au-
torité contre le ministre qui prétendait que Jésus-Christ n'a
pu, en six lignes, faire à l'Eglise toutes les promesses dont
parlaient les catholiques. — « Si saint Augustin, dit-il, a
enseigné que l'Écriture ne commande que la charité et ne
défend que la convoitise, pourquoi mettre tant de grands
volumes entre les mains des fidèles? Comme donc Dieu a
donné un abrégé de toute la doctrine des mœurs qu'il a
comprise en six lignes, ainsi Jésus-Christ en a donné un
pour ce qui regarde la foi, en comprenant dans six ligues
toutes les voies qui mènent à la vérité, et ne demandant
autre chose sinon que l'on reçoive les enseignements qui se
trouveront perpétués dans la succession des pasteurs , avec
qui il sera tous les jours, depuis les Apùtres jusqu'à nous
et jusqu'à la fin du monde. » — « On n'a pas besoin d'allé-
guer saint Hilaire ni saint Chrysostome (pour prouver que
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 31
482 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
les promesses de Notre-Seigneur sont faites pour les fidèles
comme pour les pasteurs) ; la chose parle d'elle-même, et
le profit des fidèles sous le ministère marque clairement la
part qu'ils ont à la promesse, encore qu'elle se trouve direc-
tement adressée aux pasteurs. » — Bossuet invoque les
sain f s Ph-es, et en particulier saint Auf/ustin et saint J ('ruine,
pour répondre à la fausse interprétation donnée par Bas-
nage à ce texte de l'Écriture : « Quand le Fils de l'homme
viendra, il ne trouvera plus de foi sur la terre. »
Des Remarques accompagnaient cette Deuxième In.struc-
liun. — Les premières portent sur le traité du ministre et
sur ce f/u' il autorise le schisme, mal déplorable dans l'Eglise
comme autrefois dans le royaume de David, à l'époque de
Jéroboam. Voilà pour(juoi .lésus-Ghrist renvoie aux succes-
seurs d'Aaron avec les autres lépreux celui qui était Samari-
tain. (( Le ministre y devait répondre, ou convenir, après
tertullien, que Jésus-Christ apprenait parla aux Samaritains
à reconnaître le peuple et les prêtres enfants d'Aaron,
comme la tige du sacerdoce et la source de la religion et
des sacrements. » — Les secondes Remarques roulent sur
le fait (le Paschase Radbert , où le ministre tâche rie marquer
une iîinovafion positire, le dogme de la transsubstantiation.
Mais Pr/.srArt.sv% au neuvième siècle, « avançait positivement
à la face de toute l'Église , sans être repris par qui que ce
soit, qu'encore que quelques-uns (remarquez ce mot) erras-
sent par ignorance sur cette matière de la présence réelle,
néanmoins il ne s'était encore trouvé personne ([iii osât
ouvertement contredire ce qui était cru et confessé par tout
l'univers ». — Les troisièmes l\emnr(jues sur le fuit des
Grecs rappellent leurs paroles aux conciles généraux :
« Pierre a parlé par L('on , Pierre a parlé par A(j((tli()ii ;...
les saints canons et les lettres de Notre Saint Père C (des tin
nous ont forcé à prononcer cette sentence. » — Dans les
(jiiatrièmes Remarques sur l'histoire de l'arianisme, on voit
citée une lettre de saint Athanase, où il affirme que « tout
l'univers embrasse la foi catholicjue, et qu'il n'y en a qu'un
très petit nombre <|ui la combatte ». Le pape Libérius cstre-
LES SALNTS PERES ET 150SSUET POLEMISTE. 483
présenté comme « lié de communion avec les plus saints
évêques de l'Église, un saint Aflianasf^, un saint Basih^ »,
et comme « loué par saint Epiphanc et saint Ambroise ».
« Le monde avait gémi d'être arien », disait saint J(''i'(h)ie.
« Qui ne sait, dit aussi saint Aufjustin, qu'en ce temps
plusieurs hommes de petit sens furent trompés par des pa-
roles obscures, en sorte qu'ils croyaient que les ariens qui
afTectaient de parler comme eux étaient aussi de la même
créance... Saint Hilairc explique plus amplement ce mystère
d'iniquité... » <( Saint Augustin, ajoute Bossuet, dit que
si la visibilité et l'étendue de l'Eglise étaient éteintes par
toute la terre avant saint Cyprien et Donat_, il n'y aurait
plus eu d'Église qui eût pu enfanter saint Cyprien et de qui
Donat eût pu naître. » Saint Jérôme, tous les Prres grecs ft
latins ont raisonné de la même sorte. Saint Alhanasc , saint
Grégoire de Nazianze , saint Hilaire n'ont rien de contraire
à la doctrine de saint Augustin sur la perpétuité et l'éten-
due de l'Eglise. — Les Réponses aux calomnies cjuon nous
fait sur VEcriture et sur (Vautres points mettent en relief
des passag-es de saint Irénée , de saint Chrysostome et de
saint Justi/i sur l'étendue de l'Église catholique, dont la foi
avait pénétré, dès le second siècle, « jusqu'à ces Scythes va-
gabonds et presque sauvages, qui traînaient sur des chariots
leurs familles toujours ambulantes ». — Bossuet conclut en
« conjurant » ses diocésains de lire ses Instructions, où ils
trouveront la voie du salut et le repos de leurs âmes dans
les promesses de Jésus-Christ et de l'Évangile ».
Il songeait encore aux protestants et à Grotius lorsqu'en
170i il publia sa Lettre à M. de Valincourt, son E.rplication
de la prophétie (Vlsaïe sur Venfantt'nu'nt cVune Viercje.
On peut donc dire ({ue , pendant cin(juante années , Bos-
suet fut l'apùtre , le véritable apôtre de « ses frères errants »
de la Réforme : il ne voulut jamais (jue les convertir en les
instruisant et en les traitant avec la plus grande douceur.
Ce sont les protestants eux-mêmes qui lui rendent ce té-
moignage. Le ministre du Bourdieu, l'un des plus distin-
gués, écrivait à un magistrat de Montpellier, dans une lettre
484 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
confidcniielle : <( Je vous dirai franchement <{iie les ma-
nih'cs lw)mêl('s et c/wr/ieniifs, par lesquelles M. de Meauxse
distingue de ses confrères, ont beaucoup contribué à vain-
cre la rrpugnance que j'ai pour tout ce qui s'appelle dis-
pute. Car, si vous y prenez garde, ce prélat tùnuploie que
(les voies ércDifjéliqnes pour nous persuader sa religion. Il
prêche, il compose des livres, il fait des lettres et travaille
à nous faire quitter notre croyance par des moyens convena-
bles à son caractère et à F esprit du christianisme. Nous
devons donc avoir de la reconnaissance pour les soins cha-
ritables de ce grand prélat , et examiner ses ouvrages sans
préoccupation, comme venant d'un co'ar qui nous aime et
soultaite notre salut. Ainsi, les intentions droites et pures,
de ce grand homme, etc. » A cet hommage éclatant rendu
par un adversaire à Bossuet , il faut ajouter celui qu'on
trouve dans la Séduction éludée, ouvrage publié à Berne en
1680 par les Protestants et qui ne parle de révè({ue de Meaux
que comme « d'un prélat illustre, que Dieu, dont l'immense
libéralité n'a non plus d'égards à l'apparence des rehgions
qu'à celle des personnes, a orné et enrichi d'une infinité de
merveilleux (/o;i.s ; pour lequel aussi (les Réformés) ont une
vénération particulière , ayant toujours eu parmi eux une
grande considération jmur son mérite ». On est heureux de
rencontrer cet autre éloge digne d'un pareil évêque dans
une lettre qu'un converti adressait à Bossuet : « Vous êtes
un autre saint Paul dont les travaux ne se bornent pas à
une seule nation ou à une seule province. Vos ouvrages par-
lent présentement en la plupart des langues de l'Europe et
vos prosélytes publient vos triomphes en des langues que
vous n'entendez pas (1). «
ARTICLE II
Les saints Pères
et la Polémique de Bossuet contre les Jansénistes.
« Quel motif, écrivait Joseph de Maistre dans son livre /te
(1) De liaiisset, Ilisl. dr lios.iurf , liv. \III.
LES SAINTS PEKES ET BOSSUET POLEMISTE. 485
r Église (jalUcane (1), quel secret ressort ag-issait sur l'es-
prit du grand évêque de Meaux et semblait le priver de ses
forces en face du jansénisme ? C'est ce qu'il est bien difficile
de deviner; mais le fait est incontestable. »
Il Test si peu que Floquet dans ses savantes Études sur
la vie de Bossue/, t. II, livre VIII. pages 2V6--201, et livre X,
pages 3il-i22, a établi, par des faits péremptoires et des
preuves irrécusables, que, non seulement Bossuet « n'a ja-
mais appartenu aux jansénistes et que l'on ne pourrait,
sans manquer de respect et même de justice envers la mé-
moire de l'un des plus grands hommes du grand siècle, éle-
ver le moindre soupçon sur la sincérité de ses sentiments et
de ses déclarations (2) », mais qu'il reproche aux jansénis-
tes tout autre chose que <( les cinq propositions, » qui ne
sont que « leur peccadille » ; et que le blâmer « de n'a-
voir pas bien connu le jansénisme », c'est un ridicule para-
doxe qu'explique, mais ne justifie pas, la passion antigal-
licane du comte de Maistre.
L'abbé Rohrbacher, dans son Histoire de l'Eglise catho-
lique, 12 vol. in-i-°, Briday, Lyon, et le chanoine Réaume,
dans son Histoire de Bossuet (3 vol. in-8°, Paris, Vives,
1869-70), n'ont tenu aucun compte des faits précis mis en
lumière par Floquet et ils persistent avec acharnement à
faire de Bossuet un Janséniste , sous prétexte que le grand
prélat était courtisan , comme si tout le monde ne savait pas
que le jansénisme déplaisait souverainement à la cour et à
Louis XIV, qui exila le grand Ârnauld et fit raser Port-
Hoyal !
M. Lanson n'est guère plus excusable d'avoir dit que
Bossuet « n'a point jugé l'erreur des jansénistes dange-
reuse (3) ».
Il avait été l'élève préféré, le confident, l'ami de Nicolas
Cornet, de celui-là même qui, en sa qualité de syndic en
exercice de la Faculté de théologie et de promoteur de la
(1) I.iv. n. cliap. XI, p. '2""-'278.
(-2) Même ouvrage, même page.
(;<) Bossuet, p. :W6.
486 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
censure, avait eu IfiiO extrait de VAuyiisiimis de Jansénius
les (inrj projiosirionsoix se trouve toute la siil:)staiice du livre
et que TÉglise condamna (1). Bossaet adhérait sans réserve
à cette condamnation et à toutes les censures portées par
le pape et les évêques. Dans V Oraison, futù-bvc du P. de
Bour(/oin(j, le i décembre 16J)2, il n'avait pas craint de
faire allusion aux questions si vivement débattues alors en
France et dans le sein même de l'Oratoire, et de se prononcer
énerg-iquement pour l'amour de l'Église et de l'unité :
« Quiconque aime l'unité , dit-il , doit avoir une adhérence
immuable à tout l'ordre épiscopal, dans lequel et par lequel
le mystère de l'unité se consomme, pour détruire le mys-
tère d'iniquité qui est Yœi/rrr de ri'beUioii et de schistuc.
Je dis : à tout Tordre épiscopal ; au Pape , chef de cet ordre
et de l'Église universelle (2) ; aux évêques, chefs et pasteurs
des Églises particulières. Tel est l'esprit de l'Église, tel est
principalement le devoir des prêtres, qui sont établis de
Dieu pour être les coopérateurs de l'épiscopat... Soyez bénie
de Dieu, sainte compagnie (de l'Oratoire); entrez de plus
en plus dans ces sentiments; ('tcii/ncz cfs feux de division :
ensevelissez sans retour ces no/ns de [Mirti. Laissez se débat-
tre, laissez disputer et languir dans des questions ceux qui
n'ont pas le zèle de servir l'Eglise. »
L'année suivante, dans Y Oraison funrhrc de Nicolas
Cornet, que Bossuet prononça, non pas le 27 avril, comme
l'ont dit dom Deforis et le cardinal de Bausset, mais le
27 juin 1GG3, soixante-dix jours après la mort du grand
maître de Navarre (3), en présence de vingt prélats et de
tous les docteurs de la Sorbonne (il, le jeune orateur par-
lait avec autant de franchise que de délicatesse et de cha-
(1) Voir Boraiill-Bereastel. Hw^oîVe de. l'Éf/lisa. liv. lAXIir. — Ellies du Pin, His-
toire eccl('-siasli(/ii.e du dix -septième aiècle (I7-27); — Vie de M. Olier (I8.'>3); —
Ilisloire de saint Vincent de Paul, par Collet, 1818.
(-2) Ces d('Clarations atteignaient en |)lein les Jansénistes, qui en ai)i)claiont du
l*ape au Concile général.
(.3) Klle datait du 18 avril.
(i) Le neveu de Nicolas Cornet nous dit, dans VKInge de son oncle, i|ue les doc-
leurs (le la Faculté de Paris étaient venus, les uns pour rendre leurs derniers
dev(jirs au grand maître, les autres pour écouter ce i/ui se j^oueait dire du com-
bat qu'il avait eu avec les .Ians(Miistes.
LES SAINTS PEUES ET BOSSUET POLEMISTE. 487
rite des ditierends qui troublaient alors l'Église. 11 mettait
sur le même pied les jansénistes et les easuistes, « la pitié
meurtrière (des docteurs qui leur a fait porter des coussins
sous les coudes des pécheurs » , et l'erreur de « quelques
autres, non moins extrêmes, qui ont tenu les consciences
captives sous des rigueurs très injustes , qui traînent tou-
jours l'enfer après eux et ne fulminent que des anathèmes. »
« L'ennemi de notre salut, ajoutait-il, se sert également
des uns et des autres, employant la facilité de ceux-là pour
rendre le vice aimable, et la sévérité de ceux-ci pour rendre
la vertu odieuse. Quels excès terribles et quelles armes op-
posées! »
Etait-ce là, « méconnaître le jansénisme » ou « ne pas
juger cette erreur dangereuse? »
Mais ce n'est pas tout : Bossuet pqursuivait et après
avoir tonné contre ceux « qui réduisent l'Évangile en pro-
blèmes » : « Que dirai-je, s'écriait-il, de ceux qui détrui-
sent par un autre excès l'esprit de la piété, qui trouvent
partout des crimes nouveaux et accablent la faiblesse hu-
maine en ajoutant au joug que Dieu nous impose? Qui ne
voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dé-
dain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fas-
tueuse singularité, fait paraître la vertu trop pesante, l'É-
vangile excessif, le christianisme impossible?... Vous donc,
docteurs trop austères, puisque l'Évangile doit être léger,
n'entreprenez pas d'accroître son poids; n'y ajoutez rien
de vous-mêmes, ou par faste, ou par caprice, ou par igno-
rance... Quelle effroyable tempête s'est excitée en nos jours
touchant la grâce et le libre arbitre ! Je crois que tout le
monde ne le sait que trop, et il n'y a aucun endroit si reculé
de la terre, où le bruit n'en ait été répandu. »
Et alors l'archidiacre de Metz plaidait à la fois la cause
de Nicolas Cornet, dont il faisait l'éloge le plus complet,
pour répondre aux attaques dont il avait été l'objet de la
part des jansénistes, cVArnauld lui-même (1), et la cause des
(I) Il avait publié des Considri-alions sur l'entreprise faite par M. Nicolas Cor-
net, Kiii».
i88 ROSSUET ET LES SAINTS PERES.
Pères de l'Église, de saint Augustin, de saint Grégoire de
Ndzieone, de saint Thomas et de toute FÉcole. dont la doc-
trine était attaquée ou plutôt défigurée par les nouveaux
docteurs.
K Comme presque le plus grand effort de cette nouvelle
tempête tomba dans le temps qu'il était syndic de la Fa-
culté de Théologie , voyant les vents s'élever, les nues s'é-
paisisr, les flots s'enfler de plus en plus; sage, tranquille et
posé qu'il était, il se mit à considérer attentivement quelle
était cette nouvelle doctrine et quelles étaient les person-
nes qui la soutenaient. Il vit donc que saint Augusiin , qu'il
tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les doc-
teurs, avait exposé à l'Église une doctrine toute sainte et
apostolique touchant la grâce chrétienne ; mais que , ou par
faiblesse naturelle de l'esprit humain, ou à cause de la pro-
fondeur et de la délicatesse des questions, ou plutôt par.
la condition nécessaire et inséparable de notre foi durant
cette nuit d'énigmes et d'obscurités, cette doctrine céleste
s'est trouvée nécessairement enveloppée parmi des difficul-
tés impénétrables; si bien qu'il y avait à craindre qu'on se
fût jeté insensiblement dans des conséquences ruineuses à
la liberté de l'homme; ensuite il considéra avec combien
de raisons toute FEcole et toute l'Église s'étaient appli-
quées à défendre les conséquences, et vit que la Faculté
des nouveaux docteurs en était si prévenue qu'au lieu de
les rejeter, ils en avaient fait une doctrine propre : si bien
que la plupart de ces conséquences, que tous les théolo-
giens avaient toujours regardées jusqu'alors comme des in-
convénients fâcheux, au-devant desquels il fallait aller pour
bien entendre la doctrine de saint Augustin et de l'Eglise,
ceux-ci les regardaient , au contraire , comme des fruits né-
cessaires, qu'il en fallait recueillir, et que ce qui avait
paru à tous les autres comme des écueils contre lesquels il
fallait craindre d'échouer le vaisseau, ceux-ci ne craignaient
point de nous le montrer comme le port salutaire auquel
devait aboutir la navigation. Après avoir ainsi regardé la
face et l'état de cette doctrine, que les docteurs sans doute
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 489
reconnaîtront bien sur cette idée générale, il s'appliqua à
connaître le génie de ses défenseurs. Saint Grnjoire de Na-
zianzr, qui lui était fort familier, lui avait appris que les
troubles ne naissent pas dans l'Église par des âmes com-
munes et faibles : « Ce sont, dit-il, de grands esprits, mais
ardents et chauds, qui causent ces mouvements et ces tu-
multes » ; mais ensuite les décrivant par leurs caractères
propres, il les appelle excessifs, insatiables et portés plus
ardemment qu'il ne faut aux choses de la religion : paroles
vraiment sensées, et qui nous représentent au vif le naturel
de tels esprits.
« Vous êtes étonnés, peut-être, d'entendre parler de la
sorte un si saint évèque. Car, Messieurs, nous devons enten-
dre que, si l'on peut avoir trop d'ardeur, non point pour
aimer la sainte doctrine, mais pour l'éplucher de trop près
et pour la rechercher trop subtilement, la première partie
d'un homme qui étudie les vérités saintes, c'est de savoir
discerner les endroits où il est permis de s'étendre et où il
faut s'arrêter tout court et se souvenir des bornes étroites
dans lesquelles s'est resserrée notre intelligence : de sorte
que la plus prochaine disposition à l'erreur est de vouloir
réduire les choses à la dernière évidence de la convic-
tion (1). Mais il faut modérer le feu d'une mobilité inquiète ,
qui cause en nous cette intempérance et cette maladie de
savoir, et être sages sobrement et avec mesure , selon le
principe de l'apôtre, et se contenter simplement des lu-
mières qui nous sont données plutôt pour réprimer notre
curiosité, que pour éclaircir tout à fait le fond des choses.
C'est pourquoi ces esprits extrêmes, qui ne se lassent ja-
mais de chercher, ni de discourir, ni de disputer, ni d'é-
crire, saint Grégoire de Nazianzc les a appelés excessifs
et insatiables.
« Notre sage et avisé Syndic jugea que ceux desquels nous
parlons étaient à peu près de ce caractère, grands hom-
mes, éloquents, hardis, décisifs, esprits forts et lumineux,
(I) Il y a là une réponse au cartésianisme, qui donnait la main au jansénisme.
490 lîOSSUET ET LES SAINTS PERES.
mais plus capables de pousser les choses à rextrérnité que
de tenir le raisonnement sur le penchant, et plus propres ii
commettre ensemble les vérités chrétiennes qu'cà les réduire
à leur unité naturelle; tels enlin, pour dire en un mot,
qu'ils donnent beaucoup à Dieu , et c'est pour eux une grande
grâce de céder entièrement à s'abaisser sous l'autorité su-
prême de l'Église et du Saint-Siège. Ce parti zélé et puis-
sant charmait du moins agréaljlement, s'il n'emportait tout
fi fait la fleur de l'École et de la jeunesse. Enfin, il n'ou-
bliait rien pour entraîner après soi toute la Faculté de
théologie.
« C'est ici qu'il n'est pas croyable combien notre sage
Grand Maître a travaillé utilement parmi ces tumultes, con-
vainquant les uns par sa doctrine , retenant les autres par
son autorité, animant et soutenant tout le monde par sa
constance... Et certes, il est véritable qu'aucun n'était mieux
instruit du point décisif de la question. Il connaissait très
parfaitement et les confins et les bornes de toutes les opi-
nions de Y Ecole , jusqu'où elles couraient et où elles com-
mençaient à se séparer; surtout il avait grande connais-
sance de la doctrine de saint Aiiç/ustin et de l'École de saint
Thomas. Il connaissait les endroits par où ces nouveaux
docteurs semblaient tenir les limites certaines, par lesquels
ils s'en étaient divisés. C'est de cette expérience, de cette ex-
quise connaissance et du concert des meilleurs cerveaux de
la Sorbonne , que nous est né cet extrait des cinq proposi-
tions, qui sont comme les justes limites par les(iuelles la
vérité est séparée de l'erreur, et qui étant, pour ainsi parler,
le caractère propre et singulier des nouvelles ojDÎnions, ont
donné le moyen à tous les autres de courir unanimement
contre leurs nouveautés inouïes. »
Pouvait -on être plus explicite et plus formel dans la
condamnation du jansénisme? Pourtant Bossuet ajoutait
encore :
« C'est donc ce consentement (jui a préparé les voies à ces
grandes décisions que Rome a données, à quoi notre très
sage docteur, par la créance qu'avait même le Souverain
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 491
Pontife à sa parfaite intégrité , ayant si utilement travaillé,
il en a aussi avancé l'exécution avec une pareille vigueur,
sans s'abattre , sans se détourner, sans se ralentir : si bien
que par son travail , sa conduite, et par celle de ses fidèles
coopérateurs, ils ont été contraints de céder. On ne fait plus
aucune sortie; on ne parle plus que de paix. 0 qu'elle soit
véritable 1 ù qu'elle soit effective 1 ù qu'elle soit éternelle !
Que nous puissions avoir appris par expérience combien il
est dangereux de troubler l'Église , et combien on outrage
la sainte doctrine , quand on l'applique malbeureusement
parmi des extrêmes conséquences ! Puissent naître de ces
conflits des connaissances plus nettes, des lumières plus
distinctes, des flammes de charité plus tendres et plus ar-
dentes, qui rassemblent bientôt en un par cette véritable
concorde les membres dispersés de l'Église! »
La charité du prêtre parlait ici avec autant d'onction que
l'inébranlable fermeté du docteur avait parlé avec énergie.
Un tel discours dans un tel milieu, dans de telles circonstan-
ces, était plus qu'un discours : c'était un acte, c'était la con-
damnation formelle du jansénisme et de tous les échappa-
toires imaginés par ses partisans.
Aussi n'est-on pas étonné de voir en 166i et en 1665 le
nouvel archevêque de Paris, Hardouin de Beaumont Péré-
fixe, qui avait assisté à l'oraison funèbre de Nicolas Cor-
net (1), recourir aux lumières et au zèle de Bossuet pour
triompher de l'opiniâtre résistance des religieuses de Port-
Royal, qui ne voulaient pas signer le célèbre fonnuhdrp (2).
Le jeune doyen de 3ietz s'empresse de répondre aux désirs
de l'archevêque , et il nous reste une Lettre aux Religieuses
de Port-Roijal sur la signature du f annulaire contre le
livre de Jansénius. C'est la seconde rédaction de cette lettre
(1665) où Bossuet répond à V Apologie des Religieuses de
Port-Rogal, composée en 1664-1665 par Arnauld et Nicole,
(I) Il y a même, dans Texorde du discours, quek|ues mots à son adresse et à
celle de M«'' La Motlic Houdancourt. archevêque nommé d'Aucli.
(i) H y eut à ce sujet deux mandements de l'archevêque de Paris, l'un du 7 juin
1(i(W, l'autre du 13 mai It»;:;, après la bulle d'Alexandre VII, Rcj/iuiinis apostolicl
18 février itHi';.
492 nOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
qui est seule authentique, d'après une copie de Le Dieu,
conservée au grand séminaire de Meaux (1). Bossuet en en-
voyait une copie à )r^ d'Albert, le 13 juin 1G91 (2).
Les raisons données dans cette Letlrc afin de convaincre
les récalcitrantes qu'il n'y avait pas lieu de distinguer le
fait et le droit , sont, pour la plupart , empruntées à l'his-
toire et aux PèiTs de l'Eglise. — Ainsi, les Pi'rrs de Chalcé-
doine « ne voulurent pas même écouter la profession de foi
de Théodoret que l'anatlirme à Nestorius ne fût à la tête »,
joignant « le fait et le dogme » dans la même déclaration.
— Ainsi encore, « la profession de foi de saint Grégoire,
vraiment grand, parce qu'il a été vraiment humble, euvoyée
par ce saint pape aux Églises d'Orient après son exaltation
au Saint-Siège » , fait tomber le même anathème tant sur
les faits que sur les dogmes. « Les professions de foi du
même style et du même esprit (jue celle de saint Grégoire...
sont très ordinaires dans l'antiquité... Comment donc oser
soutenir qu'on ne peut dire sans péché , en imitant saint
Grégoire : J'approuve les })crsonnes et les écrits que l'Église
approuve et je condamne ceux qu'elle condamne? — L'A-
pôtre saint Paul ordonne de noter tout frère qui marche
contre la tradition , et il désigne expressément dans une de
ses Ejjttres un Hyménée, un Phrygelle, un Hermogène,...
ainsi qu'il fut pratiqué à l'égard d'un hérétique de la secte
des monoth élites, que saint Èloi découvrit à Autuo, et qu'il
se pratiquait constamment dans les autres rencontres sem-
blables. » — « Le grand pape saint Léon ordonne à ceux
qui étaient suspects de l'hérésie pélagienne de condamner
par écrit dans leur profession de foi » les auteurs de leur
superbe doctrine... Je n'achèverais jamais ce discours si
j'entreprenais de vous raconter tous les exemples pareils, qui
sont infinis dans l'histoire et dans les actes particuliers de
l'Église. J'ajouterai seulement que le pape saint llorntisdus
(I) La première /v-da(7îo«. lut imprimée en l"0!i par TabUc Bossuet. sur la tle-
inandc de M"'" de Maintenon et du canlinal de Noailles, malgré Le Dieu, qui avait
déclari- • que la copie qui courait ne valait rien et (|u'il possédait seul • le texte
de l'illustre prélat.
(i) Voir ses Lettres à M'"" d'Albert.
Li:S SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 493
exigea et reçut par écrit la confession de foi de tout l'Orient,
en laquelle était énoncée la condamnation expresse de tous
ceux que l'Église avait jugés, et nommément celle d'Acace,
patriarche de Constantinople , ce pape très saint et très
docte, défenseur très zélé de la doctrine de saint Ant/iisfin,
ayant gravement averti les évéques « qu'il ne suffisait pas
d'enfermer les errants -dans une condamnation générale »,
mais qu'il fallait condamner nommément tous ceux que
l'Église jugeait condamnables. — Saint Ci/rilh- (V Alexan-
drie déclara (au concile d'Éphèse ) que lui et les orthodoxes
ne recevaient à leur communion les évêques d'Orient ni
Jean (d'Antioche i , leur chef et leur patriarche, que sous la
condition nécessaire d'anathématiser par écrit Nestorius et
ses dogmes... Le pape saint Horntisdas en usa de la même
sorte avec Jean , patriarche de Constantinople , et les autres
évêques grecs... « Recevoir, disait saint Hormisdas, le con-
cile de Chalcédoine et les lettres de saint Léon , et cependant
défendre le nom d'Acace, c'est entreprendre de soutenir
des choses contraires. » Et quoique nous voyions par une
lettre du pape saint (réUisc que l'on objectait alors ce que
quelques-uns objectent encore à présent , (pie (c Acace n'a-
vait pas été jugé par un concile, lui qui était évêque d'une
Église si considérable », néanmoins le pape saint Hormisdas
pressa toujours les Orientaux par la force des choses ju-
gées. — Le pape Félix III avait-il attendu l'aveu d'Acace
pour prononcer sa sentence? — Au concile de Constanti-
nople , sous saint FUirun) , les archimandrites souscrivirent
la déposition d'Eutychès. Les légats du pape saint Hormis-
das obligèrent pareillement les archimandrites, c'est-à-dire
les Pères des monastères , à souscrire expressément la con-
damnation d'Acace. »
Après avoir répondu à l'argument tiré de ce que « les
sentences de l'Église en ce qui touche les faits ne sont pas
tenues infaillibles », Bossuet conjure les religieuses de Port-
Royal de ne pas se laisser « émouvoir aux histoires qu'on
leur fait pour leur décrier la conduite du Saint-Père et des
évêques. Si vous voulez des exemples de l'antiquité, que ne
494 BOSSLEÏ ET LES SAINTS PERES.
disait pas un Nestorius de saint Cf/rillc, archevêque d'A-
lexandrie, le principal auteur de ses maux?... Mes sœurs,
ne vous jetez pas dans ce labyrinthe; car ne vous aper-
cevez-vous pas quelle illusion ce serait, si vous étiez dé-
tournées de vous soumettre dans un fait si authentiquement
jugé, par une attache à des faits particuliers?... Laissez
donc à part ces narrés d'intrigues et de cabales que les
hommes ne cesseront jamais de se reprocher mutuel-
lement. »
Cette Lettre éloquente devait rester infructueuse, comme
les visites que fit Bossuet soit à Sainte-Marie du Faubourg-
Saint-Jacques , en septembre 1664, où il vit la mère Agnès
et sa nièce, sœur Sainte-Thérèse Arnauld d'Andilly, qui
signa « de la main et non du cœur » , pour se rétracter,
secrètement en février 1665, soit à Port-Royal de Paris, où
il se rendit aussi inutilement le 28 juin 1665 avec M^'" Har-
douin de Péréfixe, qui l'avait annoncé aux religieuses en
ces termes : « C'est un homme savant, le plus, doux du
monde, et entièrement comme il vous faut. Il n'est d'aucun
parti ».
Que M. Lanson nous dise après cela que Bossuet « admi-
rait, aimait Arnauld et Nicole, qui ne demeuraient pas en
reste avec lui (1^, qu'il voyait en eux d'illustres vaillants
défenseurs de l'Église. » — Il pourrait ajouter que Du
Guet, La Lanne, Launoi, Sainte-Beuve, Sainte-Marthe, Le
Roi, les plus célèbres jansénistes l'honoraient à l'envi, mais
qu'en même temps les PP. Bourdaloue, la Chaise, la Rue,
Bouhours. Rapin, Ferrier, Annat, le recherchaient aussi et
l'appelaient à prêcher le P(uié(/>jil</ue de Saint Ignace (2).
(I) Arnauld ne trouve rien de plus exlniordiiiaiie entre " tant de grandes i)ua-
litcs, >> qu'il admire en Bossuet, (/.e/^/r à Lenoir iv mars l(>!»4) « qu'un certain
fond do dignité et de sincérité qui lait reconnaître (à M. de Meaux) la vérité, qui
([ue ce soit qui la lui propose. »
f-2) Lettre de (Jrosley au Journal Encyclopvdic/ue, 17(i8, — M. l'abhé Lehanj avoue
I)Ourtant (pi'il n'a rien pu d(H'ouvrir sur ce Puiu'Çiyriquc.
Il aurait pu citer du moins la péroraison du Sermon pour la Fêle de la Cir-
concision, prêché le l"'' janvier l(iS7 dans l'église saint Louis. à la maison professe
des !•)>. .lésuites. « Et vous, célèbre compagnie, ipii ne portez pas en vain le nom
de Jésus, à qui la grâce a inspiré ce grand dessein de conduire les enlants di;
Dieu des leur bas ;"ige jusqu'à la maturité de l'homme i)arrait en .Icsus-Christ: à
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 405
Bossuet méritait cette confiance et cet honneiu', lui (jui
écrivait au maréchal de Bellefonds, le 30 septembre 1667 (?):
« Je suis bien aise de vous dire en peu de mots mes sen-
timents sur le fonds du Jansénisme). Je crois donc que les
propositions sont véritablement dans Jansénius et qu'elles
sont l'àme de son livre. Tout ce qu'on dit au contraire me
parait une pure chicane et une chose inventée pour éluder
le jugement de l'Église. Quand on a dit qu'on ne devait ni
on ne pouvait avoir à ses jugements , sur les points de fait,
une croyance pieuse, on a avancé une proposition d'une
dangereuse conséquence et contraire à la tradition et à la
pratique. Comme pourtant la chose était à un point ([u'on
ne pouvait pas pousser à toute rigueur la signature du For-
mulaire, sans causer de grands désordres et sans faire un
schisme , l'Église a fait selon sa prudence d'accommoder
cette affaire (1) et de supporter par charité et condescen-
dance les scrupules ({ue de saints évèques et des prêtres ,
d'ailleurs attachés à l'Église, ont eu sur le fait. Voilà ce
que je crois pouvoir étabhr par des raisons invincibles ;
mais cette discussion vous est, à mon avis, fort peu néces-
saire. Vous pouvez, sans difficulté, dire ma pensée à ceux à
<|ui vous le trouverez à propos, toutefois avec quelque ré-
serve. J'ai appris de l'Apôtre à ne point trahir la vérité , et
aussi à ne point donner d'occasions de troubles à ceux qui
en cherchent. »
En 1681, prêchant à Versailles, le jour de Pâques, devant
Louis XIV, Bossuet se montrait <( autant éloig-né d'une ex-
cessive rigueur qui se détourne à la droite , que d'une ex-
trême condescendance qui se détourne vers la gauche. Que
dire de ceux qui fuient les sacrements, s'écriait-il, en
crainte du péril où les précipiterait le mépris qu'on en fait,
en sorte qu'il n'y a plus de sacrements pour eux? Combien
(jui Dieu a donne vers la fin des temps des docteurs, des apùtres, des évangé-
lislcs, aûn de faire cclaler par tout l'univers et jusque dans les terres les plus
inconnues la gloire de l'Évangile, ne cessez d'y faire servir, selon votre sainte
institution, tous les talents de l'esprit, de l'éloquence, la politesse, la littérature;
et alin de mieux accomplir un si grand ouvrage, recevez avec toute cette assem.
blée. un témoignage d'une éternelle cliarité, etc.
(1) Allusion à la pax.r de Clément IX.
496 BOSSl'ET ET LES SAÎNTS PEPxES.
en connaissons-nous qui n'ont plus rien de chrétien que ce
faux respect des sacrements qui fait qu'ils les abandonnent
de peur, disent-ils. de les profaner? Le beau reste de chris-
tianisme! Comme si on pouvait faire, pour ainsi parler,
un plus grand outrasre aux remèdes tpie d'en être en\ironné.
sans daiener les prendre . douter de leur vertu et les laisser
inutiles 1 ^^
Après cette éloquente protestation contre les théories
dArnauld et des jansénistes sur l'infirquente communion.
il faut signaler les paroles sis-iiiiîcative* de Y Histoire dps
Variations, 1688, livre XI. :; LV : >e croyez jamais rien
de bon de ceux qui outrent la vertu. ■
En 1689. dans le Dfuj:irm/^ Aifi'tissement aux Protes-
tant-:. Bossuet défendait les molinistes contre le reproche de
semi-pélasrianisme. formulé par Jurieu. — En 1695, dans
les M» 'lit 'liions sur l'Erangih Dernii-re sprnninp du Sa ti-
reur. LVIIP jour il disait : « Et ceux-là ferment la porte
du ciel qui la font trop lars^e, et ceux-là aussi qui augmen-
tent les difficultés et les fardeaux, et dont la dureté rend la
piété sèche et odieuse. >^
« Il est certain . dit M. Lanson 1 . que Bossuet estimait
Jansénius et Saint-Cyran . qu'il en permettait même la lec-
ture à des relisrieuses ». — Oui. mais pas à toutes indiÛe-
remment. puisque, s'il écrit à M^* d'Albert le IT mai 1695 :
« Je ne change rien à la permission que je vous ai donnée
de continuer la lecture des Lfttrfs de M. de Saint-Cyran - .
il ajoute : « Je ne le permettrais pas si aisément à quel-
qu'un cjui ne l'aurait pas lu. ou que je ne croirais pas ca-
pable d'en profiter. La concession ou refus de telles permis-
sions sont relatives aux dispositions des pei*sonnes. - Le
li mai 1695. il écrivait à sœur Cornuau : « J'oubHerais tou-
jours, ma Fille, à vous répondre sur les Lettres de M. df
Saint-Cyran, si je ne commençais par là. Elles sont d'unf
spiritua/if*' sf'chf ftalamhi'juf'e. Jo n'/'U attends aucun pro-
fit pour la personne que vous savez; je ne les défends
«r Bonutt, p. 331.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 497
pas; mais je ne les ai Jfimais conseillées ni permisps »,
Est-ce là beaucoup estimer « saint Gyran et ses œuvres? »
Il n'y parait pas. Si M™*" d'Albert de Luynes a obtenu la per-
mission de " continuer » la lecture de Saint-Cyran, c'est
apparemment qu'elle avait commencé sans permission et
que, d'ailleurs, elle « avait déjà lu » ces Lettres.
En 1696, le cardinal de Noailles voulant condamner le
livre de l'abbé de Barcos , neveu de Saint-Cyran , Exposition
de la foi ccitholiqur touchant la grâce, Bossuct composa,
pour le fond au moins , Y Instruction pastorale de M^'' Far-
cherêque de Paris poitant cette condamnation (20 août
1696). — Il y relevait « l'abus fait (par l'abbé de Barcos)
du nom de saint Awjastin et de quelques autres docteurs ».
« Il y a plus de mille ans , disait-il , que les défenseurs de
la grâce ont rapporté cette prière de la Liturgie attribuée
à saint Basile : Faites bons les méchants, conservez les
bons dans la piété; car vous pouvez tout et rien ne vous
contredit; vous sauvez quand vous voulez, et il n'y a per-
sonne qui résiste à votre volonté. » Bossuet allègue ensuite
l'autorité de saint Bernard , qui nous dit dans son de Gratia
et Libero Arbitrio : « La grâce excite la volonté , en lui ins-
pirant de bonnes pensées; elle la guérit en changeant ses
affections, elle la fortifie en la portant aux bonnes actions;
et la volonté consent et coopère à la grâce en suivant ces
mouvements. Ainsi , ce qui d'abord a été commencé dans la
volonté par la grâce seule, se continue et s'accomplit con-
jointement par la grâce et par la volonté, mais en telle
sorte que, tout se faisant dans la volonté et par la volonté,
tout vient cependant de la grâce : Totuni quideni hoc et
totuni illa; sed ut totum in illo, sic totum ex illa. A saint
Bernard s'ajoutent saint Auç/ustin et saint Ci/prien, les saints
Pères, qui interprètent ce texte de saint Paul : « Le Saint-
Esprit prie en nous », en disant qu'il nous fait prier en nous
donnant tout ensemble , avec le désir de prier, l'effet d'un
si pieux désir : impart ito oratiouis affecta et effecJu (1),
il) Sanct. Auf/usl. ad Sixtum. n, Ki.
liOSSUKT ET LES SAINTS l'Él'.ES. 33
498 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
et qui affirment que « Dieu couronne ses dons dans les
élus en couronnant leurs mérites (1), et que nous devons
attribuer à Dieu tout Touvrage de notre salut, ul totum
detur Dca, et nous abandonner à sa bonté avec une en-
tière confiance; persuadés avec le même saint Augustin,
que nous serons dans une plus grande sûreté , si nous don-
nons tout à Dieu que si nous nous confions en partie à lui et
en partie à nous : Tut i or es igitur vivimus, si tôt uni Dco
dauius; non autcm nos illi ox partf , et nohis ex parte
comnàttimus (2). »
La condamnation du livre de l'abbé de Barcos avait été
précédée en 1685 de l'approbation donnée par le même
cardinal de Noailles, alors évêque de Châlons, aux Ré-
flexions morales du P. Quesnel, qui contenaient la même
doctrine. De là le fameux Problème ecclésiastique publié
en 1699 : Qui faut-il croire, M. de Noailles, évêque de Châ-
lons, ou M. de Noailles, archevêque de Paris? M. de Noail-
les louant les doctrines jansénistes dans le P. Quesnel, ou
M. de Noailles les condamnant dans l'abbé de Barcos? La
situation de l'archevêque de Paris était fâcheuse ; elle devint
encore plus embarrassante, lorsque la secte se mit en ins-
tances pour obtenir à Paris la réimpression des Réflexions
n/orales. Comment s'y refuser, après les avoir qualifiées
« de pain des forts et de lait des faibles? » Comment y con-
sentir sans doubler le scandale du Problhne ea lésiastique?
M. de Noailles essaya d'une commission de théologiens
pour sortir honorablement du labyrinthe. Bossuet, qui
était de la commission, déclara net, après un examen at-
tentif de l'ouvrage du P. Quesnel, qu'il n'était pm possi-
ble (le le corriqer, mais qu'il fallait Ir refondre, h Ce sont
ses propres expressions; nous le savons par le témoignage
de personnes exemptes de soupçons et dignes de vénéra-
tion » , disait M^"" de Bissy, le successeur de Bossuet sur le
siège de Meaux, dans son Mandement du 25 avril 171V. En
tout cas, Bossuet demandait instamment des corrections
(I) Snnclus Augusl. . Dr Gralia cl lih. arbit., c vi, n. I"i.
(■2) Sanclus Augus.. De Dono perscveranliaa , c. vi. ii. \'l-
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 499
considérables, propres à ôter tout le venin des Réflexions
moralfs. Et afin d'aider le cardinal approbateur à rester
dans les termes de la doctrine catholique, il composa un
Arertissenicnt destiné à servir de Préface, où l'enseigne-
ment orthodoxe était nettement défini : « Il y prit occasion,
dit Le Dieu dans une béclaratlon du 27 mars 1712, de coni-
baltre le Jansénisme et d'établir les principes qui y sont le
plus opposés : la grâce générale offerte à tous, les grâces
suffisantes avec leurs véritables pouvoirs, le secours divin
toujours présent aux fidèles dans les plus grandes tenta-
tions. » L' Arertissentent ,veiivé en 1699, fut prêté en 1709
par l'abbé Le Dieu à M^"^ de Bissy à condition qu'il n en tire-
rait pas un double. Mais un abbé Lebrun, doyen de Tour-
nay, janséniste zélé, se trouvant à iMeaux, en expédia une
copie au P. Quesnel, qui l'édita en 1710, en Flandre d'a-
bord, puis à Paris, et n'hésita pas à intituler Justification
des Ré fierions sur le Noareau Testament i\) une œuvre
dénaturée , falsifiée , que Bossuet avait écrite précisément
pour corrif/er les Réflexions morales, et non pour les j asti-
fier. Le coryphée du jansénisme raconte, d'ailleurs, ingé-
nuement «. qu'il a pris soin d'y rectifier quelques passages
fautifs, d'y en ajouter quelques autres hors du texte, pour
fortifier les pensées de l'auteur » .
C'est donc là une œuvre apocryphe, dont auraient tort
de s'autoriser les adversaires de l'évêque de Meaux pour
l'accuser de jansénisme : « Jamais auteur célèbre, disait de
Maistre, ne fut, à l'égard de ses œuvres posthumes, plus
malheureux que Bossuet. »
Quoi qu'il en soit, dans son Avertissement comme dans
tousses autres ouvrages, l'évêque de Meaux avait multiplié
les citations des saints Pères et surtout de saint Aaças-
tin (2), dont « la doctrine sur la grâce a été tant de fois
consacrée par l'Église romaine et adoptée par tant d'actes
(1) C'était tout au plus la. justification du cardinal de Noailles , [)Our lequel Bos-
suet eut une complaisance excessive, puisque le livre du P. Quesnel lut con-
damne par Clément XI d'abord, puis en 1713 par la huile Unifjcnilus.
(-2) Edition de Bar-le-Duc, t. V, pages 36-2, 3i;:{. 3iii, :!ii.-., 3ti6. 3(n. -.im. 3ii». 37(j,
371, 37-2, 373, 374. 37:., 37<i, ?.77, 379, 381, 38-2.
r.OO BOSSUET ET LES SAIMTS PERES.
solennels des souverains Pontifes, depuis saint Innocent 1"
jusqu'à Innocent XII. « Le livre De la Correction et de la
grâce, Y Ouvrage inachevé contre Julien, le traité De la Na-
ture et de la grâce, les Co?ifessions , le de Peccatorum me-
ritis , le de Do no perseverantiae, le de Spiritu et littera, le
de Gratia Chrisfianisnii , les Lettres, les Sermons sur les
Paroles de V apôtre , sur les Psaumes, les Traités sur saint
Jean, le de Doctrina christ ia?ia, le de Gratia et Libero Arbi-
trio, le de Praedestinatione Sancforum, sont largement et
continuellement mis à contribution , avec une érudition trop
abondante et trop sûre pour venir du P. Quesnel. — C'est
ensuite saint Basile (1), sa Liturgie et ses Sermons , saint
Thomas et sa Somme théologique (2), Origène (3), saint
Chrysostome (/i-), saint Léon (5), saint Jean de Damas (6),
saint Bernard (7), saint Jérôme (8) , saint Prosper (9), saint
Ambroisc (10), saint Grégoire (11), saint Cgprien (12),
qui viennent tour à tour déposer en faveur de la doctrine
de l'Église, bien dénaturée hélas! par l'auteur des Ré-
flexions morales.
Cependant, aux débats soulevés par le Problème ecclé-
siastiçue avaient succédé ceux de l'Assemblée de 1700, où
Bossuet, disent ses adversaires, Fénelon entre autres, dans
un Mémoire secret adressé au pape, en 1705, fit le jeu des
Jansénistes en condamnant la morale relâchée des Casuistes
et des probabilistes , alors que le grand évêque de Meaux,
l'âme et l'oracle de cette assemblée, demandait et obtenait,
dans son impartiale équité, la condamnation des proposi-
tions « contre le jansénisme, surtout de celle où l'on traitait
le jansénisme de fantôme (13) ».
(I) Pages ;«ii:i, .'ni, 37-2. — {i) Pages ac», ao:;, ;no, 3-',). — (3) Page 371. — (4) Pages
371, 37-2. — ^i) Page 371. — (G) Page 371. — (7) Page 371. — («) Page 37ï!. — (9) Page
.373. — (10) Page .379. — (11) Page 38->. — (1'>) l'âge 381.
(13) Voir les Mrmoiras du Cliancelicr d'Aguosseau. — Voici, d'ailleurs, d'après
l'ahlté Le Dieu, Jourmil. I , p. !»ii, ce (|ue Bossuet pensait et disait du jansénisme
en pleine Assemhléc du clergé à Saint-Germain, en 1700. « I\l. de Meaux. prié de
prendre le liureau avec; les prélats et les ahbés de la commission, a ouvert son
discours c;n donnant une idée générale des deux points proposés : la foi et la
morale, le jansénisme renouvelé par une inlinité de libelles répandus dans le
public, et le relàcliement, même la corruption introduite dans la morale par
toutes les subtilités des Casuistes. Il a (ensuite entainc' la matière du jansénisme,
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUEï POLEMISTE. 501
Les Jansénistes , irrités (1), préparèrent une nouvelle ma-
chine de guerre : le Cas de conscience , décembre 1702, où
l'on supposait un confesseur, embarrassé par des questions
que lui avait adressées un ecclésiastique de province et
obligé de s'adresser à des docteurs de Sorbonne pour guérir
des scrupules vrais ou imaginaires : l'avis des docteurs por-
tait que sur la question de fc/f, le silence respectueux suf-
fisait pour rendre aux constitutions des Papes sur le Jansé-
nisme toute l'obéissance qui leur était due. Lorsque ce Cas,
« signé des 40 docteurs, fit tant de bruit à Paris, dit l'abbé
Le Dieu (2), après avoir relu exprès rAugiistiniis d'un bout
à l'autre avec une nouvelle attention et toutes ses lumières ,
Bossuet dit : « J'y trouve aujourd'hui la même chose que
j'y trouvai il y a cinquante ans, dans le fort des disputes. »
Jamais il ne douta que l'on ne fût obligé en conscience de
signer le formulaire purement et simplement et sans au-
par les jugements de condamnation prononcés à rencontre, des Hi.'ii, par une
Assemblée comme celle-ci, ensuite par les constitutions d'Innocent X et d'Alexan-
dre Vil, et par le jugement exprès de rAssemtjlée de l(r>9, acceptant les consti-
tutions et jugeant que le sens des cinq propositions condamnées était celui de
.lansénius, dont il a fait l'éloge de sa piété, de son savoir et de sa soumission à
l'Église pour tous ses ouvrages. Il a explique la nécessité de condamner les er-
reurs et nommément leurs auteurs, afin que les fidèles ne puissent être séduits
par eux. Il a lait voir comment d'anciens conciles, celui de Clialcédoine, celui
d'Épliése, ont fait des formulaires de leur foi, et marqué les erreurs dans de longs
extraits des auteurs condamnés ; (l'autorité des évéques n'a point été oubliée dans
l'acceptation des définitions de l'Église); que sur tant d'exemples a été fondé le
jugement de l'Eglise de France prononcé dans ses assemblées contre les cinq
fameuses propositions et leur sens qui a été déterminé être celui de Jansénius.
De là, il est venu à l'importance de soutenir un jugement si solennel et de ré-
primer tout ce qui a osé s'élever à l'encontre, non par la seule gloire de l'Église
de France, mais bien plus par la gloire de Jésus-Christ même et de la vérité at-
taquée en toute manière par des livres latins et français, avec une hardiesse qui
ne lespecte aucune autorité, puisque le Saint-Siège et les Papes, même Inno-
cent XII, y sont traités avec un mépris formel; que dans la délibération sur le
quiétisme l'assemblée présente s'est proposé pour modèle ce qu'elle avait jugé
dans le jansénisme ; qu'elle est donc engagée par toutes ces raisons à le soutenir
et par conséquent à condamner les propositions contraires • ; alors il a demandé
que ces propositions, qui sont les premières de VIndiculus imprimé, fussent lues :
c'est le titre I. De observandis Innocenta X... constitutionibiis , etc. M. l'cvêque
de Cliàlons en ayant fait lecture et des qualifications y jointes, M. de Meaux a re-
pris son discours et prouvé que chaiiue qualllication convenait aux propositions :
fausse, téméraire , scandaleuse . schismatique et injurieuse à l'Eglise; dont la
vérité, sans autre preuve, se voit clairement par la simple lecture ».
(I) En février 1701, l'évêque de Lnçon, de Valderie de l'Escure , avait consulté
Bossuet sur quatre propositions jansénistes avancées par un de ses clianoines.
L'évêque de Meaux lui répondit qu'il avait eu raison de les condamner, et il lui
allégua l'autorité de sa.mi Awiusdn.
(-2) Mémoires, \\. 7.%, 70, 77, 81, -210, -211.
502 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PÈRES.
cuiie restriction. Aussi, xM. de Meaux vit-il d'abord l'im-
portance du Cm, et dès qu'il eut présenté à Versailles, au
mois de janvier 1703, son Instruction contre M. Simon, il
revint à Paris pour travailler à cette afTaire.
(( On sait le succès de ses soins pour porter les docteurs
à une rétractation, Jwrs trois ou quatre, et la part qu'il eut
à l'ordonnance et censure de ce Cas, faite par le M, le car-
dinal de Noailles. »
Et voilà l'homme qu'on ose présenter comme « privé de
ses forces en face du Jansénisme ( 1 ) » !
Ce n'est pas tout : Bossuet, dit encore Le Dieu, « voulait
faire une plus ample instruction pour prouver que l'on
doit une soumission parfaite de jugement aux décisions de
l'Église, même dans les faits dogmatiques. Dans le mois de
février et pendant tout le carême de 1703, il dicta un long
Mémoire avec un grand recueil de toutes les preuves de la
tradition sur cette affaire. Ses douleurs de la pierre s'é-
taient fait sentir dès le commencement de février; elles
devinrent encore plus vives en carême...
« Cependant survint la signature de M. Couet, grand
vicaire de Rouen,... au mois de juin 1703. Ce prélat lui fit
reconnaître « que l'Église est en droit d'obliger tous les fi-
dèles de souscrire avec une approbation et une soumission
entière de jugement à la condamnation non seulement des
erreurs, mais encore des auteurs et de leurs écrits;... et
qu'ainsi se réduire à une simple soumission de respect et
de silence à l'égard des constitutions apostoliques et du for-
mulaire, sur le sens du livre de Jansénius, sans aller jus-
qu'à une entière et absolue persuasion ([ue le sens de Jan-
sénius est justement condamné, c'est mériter la censure et
les condamnations portées par l'ordonnance de W le car-
dinal de Noailles, du 22 février dernier. »
Pouvait-il parler avec plus de précision et de netteté et
d'une manière plus convenable à toute sa vie?
" H ne cessait aussi de louer l'ordonnance du grand car-
(I) De Maislic.
LES SAINTS PKRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 503
dinal archevêque de Paris contre le Cas, et il eut cette atten-
tion de l'insérer dans la déclaration qu'on vient de voir
pour lui donner plus d'autorité et, par ce moyen, assurer
son sentiment conforme sur la soumission à l'Église. Cette
affaire finie, il en eut une telle joie qu'il ne put s'empêcher
d'en écrire à une dame du premier rang-, qui y prenait in-
térêt (1). )'
Le bref du Pape contre le Cas ne lui donna pas moins
de joie (12 février 1703).
Au mois d'août, il travaillait encore à Versailles à. son
ouvrage « pour prouver par la pratique de tous les siècles,
en suivant les principes de sa Lettre aux religieuses de
Port-Rof/al , la nécessité de la soumission entière de juge-
ment et de la persuasion absolue dans les décisions de l'É-
glise contre les erreurs aussi bien que contre les auteurs
et les livres qui les enseignent ».
En même temps, il disait à l'abbé Le Dieu : « M. Arnauld
et MM. de Port-Royal sont au moins fauteurs d'hérétiques et
schismatiques : deux qualifications que j'ai, exprès, don-
nées à leur secte, dans la dernière Assemblée de 1700 (2) ».
Il répondait vivement à l'abbé Bossuet, qui exagérait la dif-
ficulté de marquer le point capital de l'hérésie des Jansé-
nistes : « Ce point est clair et certain, dans l'impossibilité
que les Jansénistes supposent, en quelques justes, d'obser-
ver les commandements de Dieu. Ce sont des chicaneurs de
ne vouloir pas avouer leurs erreurs (3i. »
Le 18 décembre 1703, Le Dieu nous dit : « M. de Meaux
parle encore d'achever son écrit contre le Jansénisme, et
il se sent entièrement excité à l'achever, voyant qu'aucun
évêque n'a touché le principe de décision sur cette matière,
qui est que l'Écriture ordonne de noter l'homme hérétique
et de le dénoncer à l'Église, ce qui s'est toujours fait par
voie d'information et des jugements ecclésiastiques aux-
(1) Il s'agit (le >l""^ de Maintenon. Il lui disait que « cet acte serait utile A con-
fondre ceux dont la disobéissance a scandalisé l'Église ».
(■2) Journal de Le Dieu, -21 février ITO;i.
(3) Ibidem. -27 février 170.$.
504 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
quels on s'est toujours soumis... L'esprit du prélat s'excite
par toutes ces pensées, et s'il n'en est pas distrait par des
lettres et des conversations, elles l'agitent tellement qu'il
en devient inquiet et fatigué. Au milieu de tout cela, me
disait-il, je sens que je puis encore porter ce travail. Que
la volonté de Dieu soit faite; je suis tout résolu à la mort;
il saura bien donner des défenseurs à son Église. S'il me
rend mes forces, je les emploierai à ce travail ».
Eh bien , de ce travail auquel tenait tant le vaillant pré-
lat et que la mort ne lui a pas laissé finir, il ne nous reste
(jue quelques pages, De r Autorité des jugements ecclé-
siastiques, que l'abbé Lequeux a publiées, après avoir
avoué à M. Riballier, qui n'en revenait pas, « qu'il avait jeté
le reste au feu ! ». — Bossuet « lève d'abord , par deux faits
constants, deux préjugés considérables qu'il trouve dans
les esprits de quelques savants ». Signer le Formulaire, ce
serait, leur semble-t-il, porter préjudice à la doctrine de
saint Augustin et à la grâce efficace. 31ais, leur répond lé-
vèque de Meaux, Alexandre AH a recommandé par un dé-
cret exprès la doctrine de saint Augustin et de saint Tho-
nias. Innocent XII, consulté par l'Université de Louvain, si
elle devait changer quelque chose dans son ancienne doc-
trine sur la grâce et le libre arbitre , qui est celle de saint
Augustin et de saint Thomas, a répété les anciens décrets
de FÉgUse Romaine pour adopter la doctrine de saint Au-
gustin, dans les mêmes termes dont s'est servi le pape
saint Hormisdas. Le clergé de France a expressément inséré
dans le Formulaire (de 1654.) que la doctrine de saint .4/^-
gustin subsiste dans toute sa force et que Jansénius l'a mal
entendu. C'est donc une illusion manifeste de faire craindre
dans les Formulaires la moindre altération de la doctrine
de ce Père. L'école de saint Thomas s'élève en témoignage
contre de si vaines appréhensions... L'Assemblée de 1700
s'est expliquée plus vivement que jamais pour la doctrine
de saint Augustin. » — Après avoir répondu au second
prét(^\le, tiré de ce que la souscription au Formulaire
donne trop d'avantage à ceux qu'on appelle les auteurs de
LES SAINTS PÈRES ET BOSSLKT POLÉMISTE. 505
la morale rclâchrc, Bossuet établit des maximes qui mettent
en relief l'autorité des jugements de l'Église sur les hom-
mes et sur les faits aux Conciles de Constantinople , d'É-
phèse, de Garthage et d'Aquilée, sous saint Ambroisc. —
Il citait ensuite un grand nombre d'exemples (2i) à l'appui
de sa thèse. Mais Lequeux nous avertit qu'après avoir trans-
crit exactement les 17 premières pages du manuscrit, il
abrège le reste jusqu'à la 107*" qui est la dernière. Quatre-
vingt-dix pages de Bossuet réduites à quelques lignes par
un Le Queux! Est-ce assez d'audace impudente? Toutefois,
les indications qui restent nous montrent que Bossuet,
fidèle à sa méthode, avait demandé aux Pères tous ses
exemples : le premier à saint Augustin, défendu par les
papes saint Célestin et Hormisdas contre Prosper et Hilaire
d'abord, puis Fauste de Biez; le second à saint Cijprjpn. et
à Eusèbe de Césaréc ; le sixième et le septième à saint
Cyrille, le dixième à saint Athanase ; le treizième à une
parole de saint Augustin sur Cécilien; le quatorzième à
saint Léon; le quinzième, le seizième et le dix-septième
au formulaire du pape Hormisdas contre Acace ; le vingt et
unième à la confession de foi du pape saint Grégoire.
Pourquoi faut-il que nous soyons privés du texte même
du grand évêque, consacrant à réfuter le jansénisme (1)
« les restes d'une ardeur qui tombait «^ mais savait être
encore si puissante contre les ennemis de l'Église et les Jan-
sénistes en particulier?
ABTICLE ni
Les saints Pères
et la Polémique de Bossuet contre les Casuistes.
Bossuet, ennemi du Jansénisme, ne l'était pas moins de
la Casuistique , que Pascal avait flagellée , mais (]ui conti-
(I) Les sentiments de Bossuet étaient bien connus des Jansénistes, et l'un d'eux
(lisait : « M. de Meau\ est dans les sentiments de M. Cornet, et je n'aime pas les
Cornets. » (Histoire du Cas de conscience , 8 vol. in-l-2, 170."i-1"08). — En l'.n, trois
Lettres anonymes imprimées furent envoyées à l'évéque de Troyes. L'opposition
506 BOSSUET Eï LES SAINTS PERES.
nuait quand même à soutenir uue « morale relâchée ».
« Sévère, mais non outré » (11, le grand évêque de Meaux
s'était prononcé dès 1659, dans son premier St^rmon pour
la Visiidiion , en faveur « de cette médiocrité tempérée en
laquelle la vertu consiste ». En 1663 . dans V Oraison funo-
bre de Nicolas Cornet, on l'avait vu prendre énergiquement
parti contre les Casuistes, « qui réduisent tout l'Évangile en
problèmes, qui forment des incidents sur l'exécution des
préceptes » et qui « ne travaillent eu vérité qu'à nous enve-
lopper la règle des mœurs ». Ou l'avait vu condamner cette
« malheureuse complaisance », cette « pitié meurtrière,
ces questions de néant, qui ne servent qu'à faire perdre,
parmi des détours infinis, la trace toute droite de la vérité » ;
« ces chicanes raffinées, ces subtilités en vaines distinctions ,
qui sont véritablement de la poussière soufflée, de la terre
dans les yeux, qui ne font que troubler la vue ». D'après
lui, il ne pouvait y avoir « aucun expédient pour accorder
l'esprit et la chair, entre lesquels nous avons appris que la
guerre doit être immortelle. » — En 1679, il écrivait au
Pape Innocent XI une Lettre en latin, « si belle, dit Le Dieu,
quelle méritait d'être rendue publique » (2) , pour le prier
de suivre l'exemple d'Alexandre VII, qui avait déjà frappé
d'anathème les propositions les plus condamnables de ces
indéfinissables Casuistes. Innocent XI en condamna en effet
()5. — En 1681, le jour de Pâques, il protestait contre ceux
M qui font de Jésus-Christ même, chose abominable, le dé-
fenseur des mauvaises habitudes », et ({ui sont « aujour-
d'hui à la sainte table, avec Jésus-Christ, demain avec Bélial
et dans toute la corruption passée : peut-on déshonorer da-
vantage le christianisme? » — A l'Assemblée de 1682, Bos-
suet fit nommer une commission chargée spécialement de
la morale, et M. de Harlay lui-même plaça Bossuet à la
tête de cette commission. Après avoir recueilli soigneuse-
(Ic llossuet au jaiiscnisine y olait prouvée : I" par sa conduite: -1" itar ses princi-
pes sur l'Eglise ; 3" par sa doctrine sur les questions controversées.
(I) XXr Srnii., KU-vnlinn i«.
(•2) Ou ne l'a pas retrouvée.
LES SAINTS PKUES ET BOSSUET POLEMISTE. 507
ment les propositions condamnables et censuré chacune
d'elles comme elle le méritait , il composa son Traité <lr
l'usure (1). Comme l'assemblée reçut brus<|uement Fordrc
de se séparer, le 29 juin, Bossuet ne put faire son rapport
ni obtenir la censure des propositions condamnables.
Il s'en explique dans deux Lctlrcs à iM. Dirois, docteur de
Sorbonne, le 12 juillet et le 28 octo])re 1682. Il y dit qu'on
« l'avait chargé, dans la commission, de faire un projet do
censure et un de doctrine pour l'opposer aux propositions
censurées ». Il fait remarquer soigneusement qu'on « met-
tait à couvert la doctrine de saint Antunin dont on abuse,
et qu'on établissait le vrai sens de la règle [Indubm tutius)
selon la doctrine des Papes et des docteurs approuvés ,
même celle de saint Antonin, dont les auteurs de la proba-
bilité ont, non seulement détourné le sens, mais encore
falsifié et tronqué le texte ». Il signale en particulier la
proposition 118. « la plus nécessaire de toutes, parce que
le fondement le plus clair et le plus essentiel contre la
nouvelle morale , c'est qu'elle est nouvelle, n'y ayant rien de
plus contraire à la doctrine chrétienne que ce qui est nou-
veau et inouï... C'est le principal fondement sur lequel tous
les saints Pères, et les Papes plus que les autres, ont con-
damné les fausses doctrines, n'y ayant jamais eu rien de
plus odieux à l'Église romaine (jue les nouveautés. S'il fal-
lait toujours trouver dans l'Écriture et dans les Pères des
passages contraires aux doctrines qu'on voudrait condam-
ner, ce serait donner trop d'avantage à ceux qui inventent
des choses dont on ne s'est jamais avisé. »
Le Traité de T usure, publié dans l'édition posthume de
1753, est une réponse à Fouvrag^e d'un publiciste hollandais,
le célèbre Grotius. Bossuet s'y prononce catégoriquement
contre la légitimité de tout gain provenant d'un prêt; cette
doctrine est déclarée par lui appartenir à la foi. Comme il y
a des décisions contraires du Saint-Siège , l'affirmation de
(I) Le cardinal de Bausset, Histoire de Bossuet. livre VI, s xxiv, rapporte à
cette époque les Quatre Dissertations sur la proljuliilité. — C'est une erreur :
l'al)l)é Le Dieu {Mémoires , p. ûOl) les donne comme puhliécs en 1700.
508 BOSSUET ET LES SAIINTS PERES.
Bossuet est trop absolue, et aujourd'hui les théolog-iens et
les économistes ( 1 ) ont une opinion différente de celle de
Tévêque de iMeaux , (jui croit à « l'improductivité de l'ar-
gent ». Mais il expose l'enseignement commun alors dans
les écoles catholiques, et sa thèse est appuyée , comme tou-
jours, par l'autorité des Prrcs et des docteurs de l'Ég-lise.
— Ainsi, après avoir montré que c< dans l'ancienne loi, l'u-
sure était défendue de frère à frère, d'Israélite à Israé-
lite » (2), et que « l'esprit de la loi est de défendre l'usure
comme ayant en elle-même quelque chose d'inique (3)» ,
il établit par de nombreux passages des Pères que « les
Chrétiens onl toujours cru que la loi contre l'usure était
obli-gatoire sous la loi évangélique (i) » : ce qui le prouve,
c'est d'abord Tertullicn, dans son livre IV® contre Marcioji,
ch. 24, 25; c'est ensuite saint Cijprien, dans le livre des
Témoignages, Apollonius, « qui vivait du temps de Tertul-
lien », Clément Alexandrin dans ses Stromates, Lactance,
« qui parle très précisément de cette matière », saint Basile,
« qui en traite amplement » dans son Homélie sur le
Psaume XIV. saint Epiphane dans YEpilogue au livre des
Hérésies, saint Jérôme « sur le chapitre XVIII d'Ézéchiel » ,
saint Jean Chrgsostome , « Hom. 57 sur saint Matthieu »,
s?émiAmbroise qui « a fait un traité entier contre l'usure » ,
son Commentaire sur le livre de Tobie i5) », saint Augustin
dans ses Sermons sur les Psaumes XXXVI et LIV et dans
VEp/fre à Macédoniits, Théodoret sur le Psaume XXIV, « le
grand pape saint Léfjn, dans son Épftre décrétale aux évê-
(jues de Campanie , les Pères du premier concile de Car-
thage, et les Décrétales, titre XIX du livre V, etc. — « Non
seulement la défense de l'usure portée dans l'ancienne loi
subsiste encore, mais elle a dû être perfectionnée dans la
loi nouvelle , selon l'esprit perpétuel des préceptes évangé-
(d) Voir en particulier la thèse si savante de M. J. Kainhaïul. professeur à la
Faculté falholi(|ue de droit de liVon , dans ses Éli'-mrnts d'Economie politique, uu
vol. in-H" de 7!M> pages, l'aris, Lurose; lAon, Cote, ■t8!):>.
(-2) Première Projjosilion.
(3) Deuxième ProposiUon.
('») Troisième Proposition.
(.'0 IJossuel en cite les chapitres -2, :t, ;, !i, 12, i:!, 14, l'i. Ki.
LES SAINTS PERES Eï liOSSUET POLEMISTE. 509
liques (1 ). La doctrine qui dit (|ue l'usure, d'après la notion
qui en a été donnée, est défendue dans la loi nouvelle à
tous les hommes envers tous les hommes, est de foi (2). L'o-
pinion contraire est sans fondement (3). Aucun Père ni au-
cun théologien catholique n'a jamais écrit ni pensé que les
chrétiens eussent en ce point moins d'obligation que les
Juifs. « La loi de Dieu défendant l'usure, défend en même
temps ce qui y est équivalent (4). »
Ce que Bossuet n'avait pu obtenir de L'Assemblée de 1682,
trop tùt dissoute, il l'obtint sans peine de celle de 1700,
dont Le Dieu nous dit (5) : « On sait le travail de M. de
Meaux dans cette Assemblée, et comment il en a été le doc-
teur, l'esprit et le conseil ; avec quel esprit il y était regardé
même des évêques qui voulaient éluder la condamnation
des Casuistes (6). Les actes de cette assemblée font foi de
tout et que ce prélat est l'auteur... de la censure sur la mo-
rale, des qualifications et des décrets qu'elle contient et de
la lettre qui l'accompagne. Il publia alors quatre petits
écrits latins sur la probabilité, qu'il estimait décisifs en
cette matière. »
Ils ne sont pas aussi décisifs que voulait bien le croire
l'illustre prélat. Le probabilisme n'a jamais été condamné
par l'Église (7) ; au contraire, saint Alphonse de Liguori, qui
soutient réquiprobabilisme , a été proclamé par Pie IX doc-
teur de l'Église, et \e probabiliorismc , cher à Bossuet, est
plus fait pour exciter le trouble dans les consciences que
pour porter à une plus haute perfection. — Quoi qu'il en
soit, dans la première de ces Dissertatiuiiculae IV advcrsus
probabilitatem, De diibio in negotio salutis, Bossuet cite ce
(1) IV* Proposition.
(o) v^ Proposition. — C'est là une erreur de Bossuet.
(3) VI° Proposition.
('() Vll« Proposition. — Il y en a une VlIT' sur la police ecclésiasti(|ue et civile.
{:'■>) M ('■moires, p. 207.
((>) M. de Noailles demanda (|u'on retrancliàt du projet de censure deux propo-
sitions soutenues à Paris au collège de Clcrmont, en l(!8."». Toute l'Assemblée et
r.ossuet lui-même se conformèrent à l'avis du cardinal de Noailles.
(") Bossuet convient bien que Rome n'a pas condamné cette doctrine; mais
il ajoute que, d'après le Pape lui-même, son silence ne devait pas tirer à consé-
iiuence.
510 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
passage « remarquable et très connu de saint Augiisfùi (1) :
« On pécherait gravement dans les choses cjui concernent
le salut de Tâme, par cela seul qu'on préférerait l'incertain
au certain... Préférez donc le vrai au faux, le certain à l'in-
certain. » — Dans la seconde petite Dissertation, de Opinionc
minus probabi/i ac minus tutn, après avoir rapporté les
textes par lesquels le P. Gonzalez (2) reconnaît que tous les
anciens Pères, tous les théologiens scolastiques , saint Tho-
mas, saint Bonaventare , ^xx^cin k l'année 1577, ont enseigné
une opinion contraire auprobabilisme, Bossuet ajoute : « Qui
croira que Dieu aurait caché à son Église cette méthode
bénigne de diriger les consciences, si elle était vraie? Qui
se persuadera qu'aucun des anciens Pères et des saints Doc-
teurs, dont Dieu a voulu faire la lumière de son Église, n'au-
rait eu l'idée de cette solution des doutes de la conscience,
si cette solution était vraie et sûre?... Saint Thomas, saint
Bonarenture et les autres scolastiques ont constamment
enseigné qu'il est nécessaire que celui qui agit se persuade
que l'opinion qu'il suit est vraie et conforme à la loi éter-
nelle. » — Dans la troisième petite Dissertation, de Cons-
cient ia, Bossuet cite les Décréta les commentant ce texte de
saint Paul : « Finis praecepti est charitas de corde puro et
conscientiabona », certo utique bona, « bifide non ficta » ,
et il ajoute : « Cette simplicité des Pères , cette interpréta-
tion de la parole de l'Apôtre était la règle des mœurs. —
Quant à agir d'après ce qui paraît le moins probable, on ne
trouve aucune trace dans l'Écriture, aucune trace dans les
Pères, aucune trace dans le droit d'une semblable doc-
trine... C'est, comme le dit TertuUien , se jouer de sa cons-
cience. » — Lacpiati'ième petite Dissertation, de Prudentia,
finit par une citation de saint Thomas, du Docteur angé-
lique, disant dans son (Juodlibet , VIII, 13, « qu'on pèche
quand on doute si l'on peut posséder plusieurs prébendes et
qu'on les accepte (juand même ; car alors on aime mieux un
intérêt temporel que le salut de son àme »>.
0) Un BaptisDt'), lil). I, c. m.
(-J) C'est k- plus ccléljre ;»<lv('rs;iire du probahilisnie : il clail fjéiioral des Jésuites.
LES SAINTS PEIIES ET BOSSUET POLÉMISTE. 511
Le Procès-verbal de l'Assemblée 1700, le Préambule , la
Censure de i 27 propositions , les àens. Déclarations , la Con-
clusion et la Lettre circulaire à tous les évêques de France ,
sont l'œuvre de Bossuet, et contiennent plusieurs passages
de saint Augustin, de son Traité de la Trinité (1) et de son
Traité contre les Donatistes (2), et des textes de Vincent de
Lérins (3) et de saint Jérôme (4). Bossuet fait aussi usage
des raisonnements de saint A^igustin pour donner une in-
terprétation favorable aux équivoques que quelques au-
teurs reprochent à Abraham, à l'occasion de Sara , sa femme,
et à Jacob, au sujet du droit d'aînesse, dont Ésaii fut dé-
pouillé contre l'intention présumée d'Isaac son père. Mais
il ne dissimule pas que plusieurs Pères grecs avaient trouvé
le mensonge officieux , ou du moins l'équivoque , dans le
langage et les expressions de ces deux patriarches. « Au reste,
dit-il, on n'est pas obligé de garantir toutes les paroles,
des saints hommes, à qui il peut avoir échappé quelque
mensonge (5) ». Quant au probabiHsme, Bossuet ne dissi-
mule pas que. depuis Barthélemi de Médina en 1577 et Do-
minique Barmez, confesseur de sainte Thérèse, le probabi-
lisme a été soutenu par un grand nombre de théologiens,
principalement dans l'école de saint Thomas. C'est que les
premiers probabilistes avaient établi en principe qu'une
opinion ne pouvait jamais être regardée comme probable,
« dès qu'elle était contraire aux paroles de l'Écriture, aux
décisions de l'Eglise et au sentiment le plus commun des
saints Pères ». Voilà pourquoi les cardinaux Bellarmin,
Pallavicini, d'Aguirre et un grand nombre d'autres théolo-
giens depuis saint Alphonse deLiguori, ont adopté une opi-
nion qui, malgré Bossuet, est très commune aujourd'hui.
C'est à la polémique de Bossuet contre les Casuites, qu'il
faut rapporter une Dissertation écrite en latin et intitulée
de Doctrina Coucilii Tridentini circa dilectionem in sacra-
mento Poenitentiae requisitam.
(I) Édit. Bar-ie-Duc, XM, page <ilO. - (-2) Page 611. - (3) Page «1-2. — (i) Ibidem.
- (.■>) Proc(''s- verbal.
512 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Elle fut rédigée en avril 1700 [l), « à la prière des
prêtres du diocèse de Meaux, auxquels leur évêque avait
promis de mettre par écrit, pour en perpétuer la mémoire,
ce quïl leur avait répondu de vive voix ["2) », dans les con-
férences ecclésiastiques des dernières années, où il avait
été souvent question de Tamour de Dieu , surtout de celui
qui est requis pour le sacrement de Pénitence.
Le grand évêque, pour traiter ce sujet si important,
veut , selon son habitude , « remonter aux sources les plus
hautes de la tradition : Sane quaestionem totam, si opus
fuerit, ex altissimis traditionis fontibus repetemus. »
Après avoir établi quelques principes préliminaires , né-
cessaires pour lintelligence de la question , il la divise en
trois parties : la première , qui traite de refficacité des sa-
crements par lesquels nous sommes justifiés (3); la se-
conde, qui est consacrée à l'amour commençant, nécessaire
pour obtenir la grâce de la justification dans les sacre-
ments [k] ; la troisième qui a pour objet de résoudre les
objections et les difficultés (5).
C'est dans la seconde partie que Bossuet cite saint .4^^-
gustin, « après lequel, dit-il, tous les théologiens ont fait
consister l'essence du péché dans des actes ou des désirs
contraires à la loi éternelle (6) », et saint Thomas, le doc-
teur angélique, qui, avant le concile de Trente, a soutenu
dans le Supplément de la Somme, où il répète son Commen-
taire sur les Sentences, et dans la. Somme elle-même, (1* Se-
cundae et tertia parte) (7) tout ce qu'enseigne l'Église sur
la justification.
Ce sont encore ces deux grands docteurs dont Bossuet
invoque l'autorité pour résoudre les objections élevées par
les protestants et les quiétistes (8). Saint Chrysostome et
(1) Voir Le Dieu, Journal, I. I, p. "ri.
(2) Voir le début de la IHsscflalion.
(3) Elle ne comprend (|ue ^'> articles (isi-vni).
(i) Elle s'étend de l'article ix à l'article xxxix.
(■>) Elle est courte et n'a que 4 ou ."> articles ou paragraphes.
((>) § XI. — Voir aussi J xxiii sur le principe du péché, et § xxxviu, sur le mut
peccavi.
(7)§ xxxiv-xxxvni.
{H) § XXXIV-XI.IV.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 513
saint Grégoire le Grand sont aussi appelés en témoignage
par notre grand évêque (1), qui, après avoir ramené à
15 propositions la doctrine enseignée par lui, peut bien
conclure « qu'elle est vraie, sûre, certaine, enseignée par
les évêques, disciples des saints Pères ».
ARTICLE IV
Les saints Pères
et la Polémique de Bossuet contre les apologistes
du théâtre.
En même temps qu'il luttait contre « les relâchements
honteux et les ordures des Casuistes », le grand évêque de
Meaux tonnait contre le théâtre, Tune des grandes passions
de tout son siècle.
On sait qu'il parut en IGOi une édition des Comédies de
Boursault , précédée d'une Dissertation , sous forme de Let-
tre d'un théologien , où l'on soutenait que les Pères de l'É-
glise, qui avaient condamné les spectacles , n'avaient songé
qu'aux spectacles indécents de leur temps; mais que, dans
un siècle où l'immoralité et les discours déshonnêtes étaient
bannis de la scène , la fréquentation du théâtre n'avait rien
de contraire à la pureté de la vie chrétienne. Cette Lettre
était publiée sous le nom du P. Caffaro, professeur de phi-
losophie et de théologie depuis dix-sept ou dix-huit ans au
collège des Théatins. On s'émut de cette apologie du théâ-
tre, et aussitôt Bossuet écrivit au P. Caffaro une lettre « en
secret, entre vous et moi », lui disait-il, selon le précepte
de l'Évangile.
« Je ne perdrai point le temps à répondre aux autorités
de saint Thomas et des autres saints , qui , en général , sem-
blent approuver ou tolérer les comédies. Puisque vous de-
meurez d'accord... que celles qu'ils ont permises doivent
exclure toutes celles qui sont opposées à l'honnêteté des
(I) § XXXIV.
lîOSSlET ET LES SAINTS PÈP.ES. î^îi
514 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
mœurs, c'est à ce point qu'il faut s'attaclier, et c'est par là
que j'attaque votre lettre, si vlU' est de vous. »
Et alors Bossuet s'indigne qu'on ait « pu dire et répéter
que la comédie, telle qu'elle r'/ai/ alors, n'a rien de con-
traire aux bonnes mœurs ». Il parle des « impiétés et des
infamies dont sont pleines les comédies de Molière », et
il demande pourquoi la jeunesse aime le théâtre, « si ce
n'est, dit saint Auç/usiui (livre III des Confessions et chapi-
tre XVIII du de Calechizandis rudibus), qu'on y voit, qu'on
y sent l'image , l'attrait, la pâture de ses passions? Et cela,
dit le même saint, qu'est-ce autre chose qu'une déplorable
maladie de notre cœur? « Après avoir démontré éloquem-
ment « que la représentation des passions agréables porte
naturellement au péché, puisqu'elle flatte et nourrit, de
dessein prémédité, la concupiscence qui en est le prin-
cipe » , l'évêque de Meaux réfute toutes les raisons , ou plu-
tôt tous les prétextes allégués en faveur de la comédie.
« Vous appelez les lois à votre secours, dit-il au P. Caffaro,
et vous dites que, si la comédie était si mauvaise, on ne la
tolérerait pas, on ne la fréquenterait pas, sans songer que
saint Thomas (1), dont vous abusez, a décidé que les lois
huniaines ne sont pas tenues à réprimer tous les maux,
mais seulement ceux qui attaquent directement la société. »
« L'Église même, dit saint Augustin (2), n'exerce la sévé-
rité de sa censure que sur les pécheurs, dont le nombre
n'est pas grand »... Et de qui recherchera-t-on la loi de
Dieu , si ceux qui en sont les prédicateurs , donnent de l'au-
torité aux \ices, comme parle saint Cijprien (3)? » Bossuet
finissait en disant : « Saint Augustin met en doute s'il faut
laisser dans les églises un chant harmonieux , ou s'il vaut
mieux s'attachera la sévère discipline de saint Aihunase et
de l'Église d'Alexandrie, dont la gravité soutirait ;\ peine
le chant... Maintenant on a oublié ces saintes délicatesses
des Pères, et on pousse si loin les délices de la musique
(1) Homme théoloQifjue, I" n«", Quacsl. OU, art. i.
(2) Episl. 22.
(3) De Spcctaculis.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 516
que, loin de les craindre, dans les cantiques de Sion, on
cherche à se délecter de celle dont Babylone anime les
siens. Le môme saint AiiyHsfin reprenait un homme qui
étalait beaucoup d'esprit à tourner agréablement des inuti-
lités dans ses écrits : « Eh! lui disait-il (1), je vous prie,
ne rendez point agréable ce qui est inutile » ; et vous, mon
Père , vous voulez qu'on rende agréable ce qui est nuisible. »
Le P. Caffaro répondit à Bossuet, le 11 mai 169Y, qu'il
« n'était pas l'auteur de la lettre » qui favorisait les comé-
diens; qu'il était désolé quelle fit scandale; qu'il avait en-
voyé une lettre de rétractation en latin à l'archevêque de
Paris; qu'il n'avait jamais lu aucune comédie ni de Molière,
ni de Racine, ni de Corneille; qu'il n'en connaissait que
quelques-unes de Boursault; qu'il s'était fait une idée mé-
taphysique d'une bonne comédie, et qu'il avait raisonné
là-dessus, « sans pourtant jamais croire, depuis si long-
temps qu'il avait écrit cela, et qu'il l'avait presque oublié,
il dût être su, lu et publié,... altéré et corrompu (2) ».
Bossuet, satisfait, de ce « désaveu aussi humble que so-
lennel », crut devoir développer sa Lettre au P. Caffaro et
combattre l'erreur des gens, même dévots, qui ne se fai-
saient aucun scrupule d'aller à la comédie. Ce furent les
Maximes et lié flexions sur la Comédie, qui, malgré leur
impitoyable sévérité et le fameux anathème lancé contre
Molière, que Bossuet semble vouer aux pleurs éternels (3),
demeurent un des chefs-d'œuvre du grand évêque de
Meaux. La philosophie de l'art dramatique n'a jamais été
mieux comprise ni surtout mieux rendue.
Les textes des saints Pères brillent à chaque page. « On a
tâché, dit-il, d'éluder l'autorité des saints Pères, à qui on
a opposé les scolastiques, et on a cherché entre les uns et les
autres je ne sais quelles conciliations; comme si la comédie
était enfin devenue meilleure ou plus favorable avec le
(1) On soupçonne D. Clirysoslome Coursault, llu'atiii, lils du poète, de s'être pro-
curé cet écrit et de l'avoir traduit et modifié.
(2) De Anima et rjus oriçiine, lilj. I, c. ii.
(3) « Mallieur à vous qui riez; car vous pleurerez I » § "►.
516 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
temps. Les grands noms de saint Thomas et des autres
saints ont été employés en sa faveur. » C'est contre « cette
mauvaise cause » que Bossuet veut protester : il discutera
plus tard les passages tirés de saint Thomas en faveur des
comédies; il commence par critiquer celles qui sont op-
posées aux bonnes mœurs. — Il reproduit d'abord (1) le
passage des Confessions et du de Catechisandis rudibus de
saint Augustin , déjà cité; il y en ajoute d'autres tirés du de
A'up/iis et concupiscentia et des livres Contre Julien sur la
concupiscence, ce mal « dont l'impureté use mal, dont le
mariage use bien, et dont la virginité et la continence font
mieux de n'user point du tout 1 2j ». « Au commencement
de sa jeunesse emportée, saint Augustin disait : Je n'ai-
mais pas encore, mais j'aimais à aimer : il cherchait,
continue-t-il , quelque piège où il prit et où il fût pris; et
il trouvait ennuyeuse et insupportable une vie où il n'y
eût point de lacets : Vitani sine ?nuscipulis. Tout en est
semé dans le monde : il y fut pris , selon son souhait ; et
c'est alors qu'il fut enivré du plaisir de la comédie , où il
trouvait « l'image de ses misères, l'amorce et la nour-
riture de son feu ». [Confessions, livre III) (3). « Selon la
doctrine de saint Augustin, dit encore Bossuet s'inspirant
du livre IV" Contre Julien et du livre X" des Confessions ,
la malignité de la concupiscence se répand dans l'homme
tout entier. Elle court, pour ainsi parler, dans toutes les
veines, et pénètre jusqu'à la moelle des os. C'est une racine
envenimée qui étend ses branches par tous les sens... Il
faut, dit saint Augustin, distinguer dans l'opération de nos
sens la nécessité, l'utilité, la vivacité du sentiment, et en-
fin l'attachement au plaisir : Libido senliendi. De ces quatre
qualités des sens, les trois premières sont l'ouvrage du
Oéateur : la nécessité du sentiment se fait remarquer dans
les objets qui frappent nos sons à chaque moment ; on
éprouve l'utilité, dit saint Augustin , particulièrement dans
le goût qui facilite le choix des aliments et en prépare la
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 517
digestion ; la vivacité des sens est la même chose que la
promptitude de leur action et la subtilité de leurs organes.
Ces trois qualités ont Dieu pour auteur; mais c'est au mi-
lieu de cet ouvrage de Dieu que l'attache forcée au plaisir
sensible et son attrait indomptable, c'est-à-dire la concu-
piscence introduite par le péché , établit son siège. C'est
celle-là, dit saint Augustin , qui est l'ennemie de la sagesse,
la source de la corruption, la mort des vertus... Ce Père
a démontré qu'elle est la même partout, parce que c'est
partout le môme attrait du plaisir... Le spectacle saisit les
yeux; les tendres discours, les chants passionnés pénètrent
le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à
grands flots; quelquefois elle s'insinue goutte à goutte; à
la fin on n'en est pas moins submergé. On a le mal dans
le sang et les entrailles, avant qu'il éclate dans la fiè-
vre. » — A propos des lois alléguées par le P. CafTaro, Bos-
suet cite les textes de saint Thomas et de saint Augustin,
(ju'il avait donnés dans sa Lettre du 9 mai, et il ajoute :
« Dès le temps de saint Chrysostome , les défenseurs des
spectacles « criaient que les renverser c'est détruire les
lois )) ; mais ce Père, sans s'en émouvoir, disait, au con-
traire, que l'esprit des lois était contraire aux théâtres...
Tout ce que nous sommes de prêtres , nous devrions imiter
l'exemple des Chrysostome et des Augustin : pendant que
les lois du siècle, qui ne peuvent pas déraciner tous les
maux, permettaient l'usure et le divorce, ces grands hom-
mes disaient hautement que, si le monde permettait ces
crimes, ils n'en étaient pas moins réprouvés par la loi de
l'Évangile (1). » — Bossuet ne veut pas se jeter sur les textes
des Pères; il dit seulement que c'est les lire trop négli-
gemment que de dire qu'ils ne blâment dans les spectacles
de leur temps que l'idolâtrie et les scandaleuses et ma-
nifestes impudicités. « Ils blâment, dans les jeux et les
théâtres, l'inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble...
ils y blâment les passions excitées,... le désir de voir et d'ê-
(1) § ;t. — Saint Chrijsost. Nom. t'Sin Malih.; Aug., Epist. .Vi.
.,18 ROSSUtT ET LliS SAINTS PERES.
ire vu, la malheureuse rencontre des yeux qui se cherchent
les uns les autres... Dites que les Pères ne blâment pas
toutes ces choses;... dites que saint Augustin n'a pas dé-
ploré, dans les comédies, ce jeu des pî^ssions et Te.vpres-
sion contagieuse de nos maladies, et ces larmes que nous
arrache Timage de nos passions si vivement réveillées , et
toute cette illusion qu'il appelle une misérable folie (1). »
A ceux qui prétendent « (ju'il faut bien trouver un relâche-
ment à l'esprit humain », saint Chnjsostouw répond que,
sans courir au théâtre, nous trouverons la nature si riche
en spectacles divertissants, et que d'ailleurs la religion et
même notre domestique sont capables de nous fournir tant
d'occupations où l'esprit peut se relâcher, qu'il ne faut pas
se tourmenter pour en chercher davantage (2)... On rejette
en partie sur les libertés et les indécences de l'ancien théâ-
tre les invectives des Ph-ps contre les représentations et les
jeux scéni(jues. On se trompe , si on veut parler de la tra-
gédie : car ce qui noiis reste des anciens païens de ce genre-
là est si fort au-dessus de nous en gravité et en sagesse que
notre théâtre n'a pu en souffrir la simplicité (3) >^. Bossuet
cite alors Platon, Aristote, Cicéron.
« Il est temps , dit-il ensuite (4) , de dépouiller (la Dis-
sertation du P. Caffaro^ de l'autorité qu'elle a prétendu se
donner par le grand nom de saint T/ioinas et des aiitres
saints. » Les deux articles de la question de la modestie ex-
térieure [So/)it)ie Tliéologique, IT II'"', quaest. 168, art. 2 et 3)
ne prouvent rien en faveur de la comédie : car il faudrait en
premier lieu que par histrions saint Thomas eût entendu
les comédiens, et cela n'est pas; secondement, il ne parle
que de discours facétieux accompagnés de gestes plaisants ,
ce qui est encore bien éloigné de la comédie; en troisième
lieu , il n'eût pas été capable d'approuver les bouffonneries
dans la bouche des Chrétiens et il les blâme dans son Com-
mentaire sur CEpître uu.r Ej)hésiens; en quatrième lieu,
(1) 7, 12. — Aus., Confrssion.s, liv. MI, C. il.
(2) •.; 1'». — Homil. 37, in Mal th.
(3) '.; Ui. — (4) i-î-2.
LES SAINTS PÈRES ET IJOSSUET POLEMISTE. 519
quand il serait vrai que saint Thomas ait voulu parler de la
comédie , le divertissement qu'il approuve de\^rait être re-
vêtu de trois qualités qu'il exige et que n'ont pas les pièces
de théâtre ; en cinquième lieu , saint Thomas reconnaît que,
« si les histrions poussaient le jeu et le divertissement jus-
qu'à l'excès, ils seraient tous en état de péché » ; en sixième
lieu, il compte ailleurs, II'' 1P\ quest. 87, art. 2, ad 2, l'art
des histrions parmi les arts infâmes, et le gain qui en re-
vient parmi les gains illicites et honteux. « Voilà donc com-
ment saint Thomas favorise la comédie : les deux passages
de la Som))ir dont les défenseurs de cet infâme métier se
font un rempart, sont renversés sur leur tête [\) ».
Après saint Thomas, le docteur qu'on oppose le plus,
c'est saint Antonin ; mais d'abord on le falsifie en lui faisant
dire « ce qu'il ne dit pas. Et puis, on peut voir l'esprit de
saint Antonin sur ces dangereuses tendresses de nos théâtres,
lorsqu'il réduit la musique à chanter ou les louanges de
Dieu, ou les histoires dos baladins, ou d'autres choses hon-
nêtes en temps et lieu convenable (2) ».
Pour permettre les comédies en carême , le P. Caffaro
citait encore une fois un article de saiut Thomas sur les
Sentences comme garant de ses erreurs. Bossuet montre
« qu'il ne s'y agit point du carême , dont il n'y a pas un
mot en tout cet endroit ». Il rappelle la sévérité de l'an-
cienne discipline, d'après un Sermon de saint Césaire,
archevêque d'Arles, qu'on trouve parmi ceux de saint .4/>?-
ôrowe, d'après le Maître des Sentences (3), d'après saint
Thomas Ini-mëmQ , d'après saint Augustin et d'après saint
Charles (4).
« Après avoir purgé la doctrine de saint Thomas des excès
dont on la chargeait », Bossuet avoue, « avec le respect qui
est dû à un aussi grand homme, qu'il semble s'être un peu
éloigné, non pas des sentiments dans le fond, mais plutôt
des expressions des saints Pères sur le sujet des divertisse-
ments ». Saint Thomas, qui n'était pas attentif au grec, n'a
(1) § -2-i. - m) § 2(i. - {^^) § -2± - (i) § 30.
520 BOSSUET ET LUS SAINTS PERES.
pu faire sur le terme (\'r'/t//v//jf'hs (un homme qui se tourne
iiisément de tous côtés) une remarque ([ui n'a pas échappé
à saint Chri/sustome (1). Les Latins ne sont pas moins sévè-
res (que saint Chrysostome , T/i t^op/u/ lac te et OEcaménms).
Saint Tiiomas cite un passage de saint Ambroise, qu'il a
peine à concilier avec Aristote. « Si on trouve ces discours
des saints Pèrrs excessifs et trop rigoureux, saint Jérôme y
apporte un tempérament sur ÏEp/i/'e aux Ephésiens en ex-
pliquant les deux vices marqués par saint Paul : Sialti-
loquiuin , scin^i'ilitas... Encore que les saints Pères n'ap-
prouvassent pas qu'on fit rire , ils reçoivent pourtant dans
le discours la douceur, les agréments, les grâces et un
certain sel de sagesse, que saint Thoma>i semble pousser
un peu loin. Il était ordinaire aux Pères de prendre à la
lettre la parole de Notre-Seigneur : « Malheur à vous qui
riez, car vous pleurerez! » Saint Basile en a conclu qu'il
n'est permis de rire en aucune sorte; mais il tempère cette
sentence par celle-ci, de VEcclésiasliqae : « Le sage rit à
peine à petit bruit. »
Bossuet a donc le droit de conclure (2) : « Par tous les
principes des saints Pères, sans examiner le degré de mal
qu'il y a dans la comédie, ce qui dépend des circonstances
particulières, on voit qu'il la faut ranger parmi les choses
les plus dangereuses; et, en particulier, on peut juger si les
Pères, ou les saints docteurs qui les ont suivis, et saint Tho-
uias , comme les autres, avec les règles sévères qu'on vient
d'entendre de leur bouche, auraient pu souffrir les bouf-
fonneries de nos théâtres, ni qu'un chrétien y fit le ridicule
personnage de plaisant... (Test pour vous qu'un chrétien
se fait ])ouffon , vous dira saint Chri/sostome, avec une
étrange force; c'est pour vous qu'il renonce à la dignité du
nom qu'il porte. « Otez les auditeurs, vous ôterez les acteurs ;
s'il est si beau « d'être plaisant au théâtre, que n'ouvrez-
vous celte porte aux gens libres (3)? » ... Saint Thomas,
(1) 5 'M. - (2) s 34.
(.'{) Ilomil, G in Malt.; llomil. M in Epist. ad Eplies.
LES SAINTS PKRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 521
comme on a va, marche sui" ses pas; et s'il a un peu suivi
les idées, ou, si vous voulez, les locutions d'Aristote, dans
le fond, il ne s'est éloigné en rien de la régularité des saints
Pf'/'Ps... La comédie ne pourrait se soutenir, si elle ne mê-
lait le bien et le mal, plus portée encore au dernier, qui est
plus du goût de la multitude. C'est aussi pour cette raison
que parmi tant de graves invectives des sai/if Ph('s contre
le théâtre, on ne trouve pas que jamais ils soient entrés
dans l'expédient de le réformer... Le charme des sens est
un mauvais introducteur des sentiments vertueux (1 ). »
On peut trouver Bossuet sévère et dire que l'àme a droit
à l'exercice légitime de ses facultés esthétiques, comme
de ses autres puissances moins nobles. Mais il faudrait nier
le dogme du péché originel et la corruption native du cœur
humain ; il faudrait n'être ni chrétien, ni surtout théologien,
pour ne pas comprendre que le théâtre est ordinairement
une « des choses les plus dangereuses » pour l'innocence
des mœurs. Bossuet qui « savait les règles de l'Evangile » ,
comme le lui écrivait le P. Caffaro, et qui n'ignorait rien
du monde, de la cour, de la ville et de leurs passions, ne
pouvait parler guère autrement qu'il ne l'a fait, avec une
rigueur qu'expliquent et justifient en grande partie les abus
et les dangers presque toujours inséparables du théâtre.
ARTICLE V
Les saints Pères
et la Polémique Gallicane de Bossuet.
Le Gallicanisme (2) est l'erreur de Bossuet, et non pas
« la forme nécessaire de son catholicisme » , comme le dit
M. Lanson (3), « le fort où il peut se retrancher contre les
hérétiques et qui lui fournit le moyen de les confondre ,
(1) s 35.
(2) Bossuet, p. 320.
(3) Ibidem, p. 333-334.
522 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
toutes les fois qu'on discute sur l'organisation de l'Église
et sur les conséquences politiques de l'adhésion aux dogmes
catholiques ». — • Le cardhial Bellarmin, Suarez, saint
François de Sales et tant d'autres, qui n'étaient pas gal-
licans, ont confondu les protestants avec autant de facilité
et de vigueur que Bossuet. D'ailleurs, comme le reconnaît
très hien M. Lanson lui-même , « il est vrai que ce qui fait
sa force fait en même temps sa faiblesse. Car les théolo-
giens protestants ont beau jeu à lui répondre que ce qu'il
expose là-dessus n'est pas la croyance universelle de l'É-
glise et qu'il a contre lui, avec les trois quarts des nations
catholiques, le chef dont ces nations et la France et lui-
même vénèrent la pleine et divine autorité (1). »
L'excuse du grand évêque, c'est qu'il n'y avait pas en
France beaucoup de théologiens, en dehors des Jésuites,
des prêtres de la Mission ou Lazaristes et des Sulpiciens ,
(jui soutinssent les doctrines ultramontaines : l'infailli-
bilité du Pape et sa puissance indirecte sur le temporel des
rois. « Sur ces choses on ne biaise pas en France » , écrivait
Bossuet, le 1" décembre 1081, au cardinal d'Estrées, à pro-
pos du Sermon sur l'iuii/r de VÉglise, et je me suis étudié
à parler de sorte que, sans trahir la doctrine gallicane, je
pusse ne point offenser la majesté romaine. C'est tout ce
qu'on peut demander à un évêque français ». Respectueux,
comme il l'était, de la tradition, Bossuet ne pouvait guère
s'écarter « de cette doctrine gallicane », que, depuis plus
de trois siècles, on soutenait à la Sorbonne, et (pic Nicolas
Cornet et les autres docteurs de Navarre avaient enseignée
à leur ancien élève, comme un legs de Gerson et du passé.
Bossuet aurait dû, comme Fénelon, dire des théories gal-
licanes : « Libertés à l'égard du Pape , servitude à l'égard
du Boi »! Mais il ne l'a pas fait, du moins en 1082. Ceux
qui lui jettent la pierre ne devraient pourtant pas oublier
qu'ils sont infiniment moins sévères pour saint Thomas d'A-
quiu, (jui semble bien s'être trompé dans la Somme théo-
(Ij Itosnufl, p. 3;{4.
LES SÂhNTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 523
logique sur l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge f 1),
devenue dogme de l'Église en 185i, avant l'infaillibilité du
Souverain Pontife, défmie seulement au concile du Vatican
en 1870.
« Cent auteurs , disait le comte de Maistre dans son livre
lie rÉglisc gallicane , p. 195, ont répété à l'envi que Bos-
suet fut rame de l'Assemblée de 1()82; mais rien n'est plus
faux, du moins dans le sens qu'ils attribuent à cette ex-
pression ». L'âme de l'Assemblée, ce fut Colbert, ce fut
Louis XIV, comme l'établit la savante étude de M. Gérin,
bien sévère peut-être, mais juste au fond pour ce monarque,
dans le livre Louis XIV et le Saint-Siège (2). D'ailleurs,
l'estimable éditeur des Nouveaux opuscules de Fleury (3),
p. 194-175, a rendu un service signalé à la mémoire de
Bossuet en montrant que l'illustre prélat fut bien le rédac-
teur, mais non le promoteur des quatre articles; qu'il n'ou-
blia rien pour calmer les esprits, et qu'il se rendit infini-
ment utile à l'Église, en s'opposant à des hommes emportés,
et surtout en faisant avorter par ses représentations et son
autorité la rédaction de l'évêque de Tournay, entièrement
schismatique, puisqu'elle admettait la défectibilité du Saint-
Siège. Il faut donc tenir compte à Bossuet de tout ce qu'il
empêcha dans cette occasion. « Vous savez, écrivait-il à son
neveu le 9 décembre 1G97, tout ce que je fis alors pour em-
pêcher qu'on n'allât plus loin. » Floquet, dans son beau
livre Bossuet précepteur du Dauphin (Deuxième partie,
Bossuet évêque, ch. XIV), a parfaitement établi que (( nul
ne se montra plus loyalement, plus saintement pacifique,
plus filialement affectionné au Saint-Siège, plus opposé aux
déterminations dont Rome pourrait être blessée ». Il n'agit
certes pas en courtisan et fit tout ses eiTorts, déploya toute
son énergie pour détourner rassemblée « de faire une dé-
(1) Il est vrai qu'on allègue d'autres textes de saint Thomas favorables à ce
dogme.
(i) Voir le BuUetin critique, du 1"' octobre 1894. — Bossuet, le IT jauvier 1700,
disait à l'abbé Le Dieu que « M. Colbert était véritablement l'auteur » des propo-
sitions de !(i82 et que « lui seul y avait détermine' le roi ».
i'-i) C'est le pieux et savant abbé Émery, 1807.
524 BOSSUET ET LES SALNTS PERES.
claration des sentiments de la France » , <( Les quatre articles,
sans doute, n'auraient jamais dû être écrits; mais puisqu'on
voulait ({u'ils le fussent, la plume de Bossuet n'y pouvait
rien changer : ils sont ce qu'ils sont. Le plus grand homme
de France n'en pouvait faire rien de mieux, ni le scribe le
plus vulgaire rien de pire (1). » Des prélats tels que de
Harlay, Le ïellier, de Choiseul, Gosnac, etc., n'auraient pas
reculé devant un schisme , ils auraient <( signé l'Alcoran » ,
disent les pamphlets contemporains, afin déplaire à Colbert
écrivant à Louis XIV, le i juillet 1673 : « La volonté de Votre
Majesté sera la seule règle de son pouvoir. » Pour donner
une pâture à ces emportés, Bossuet leur jeta les quatre
propositions qu'il appelait odieuses : « Vous aurez la gloire,
disait-il avec amertume à Le Tellier, archevêque de Reims,
d'avoir terminé l'affaire de la régale; mais cette gloire sera
obscurcie par ces propositions odieuses ». « Ce mot décisif,
dit M. de Maistre, contient l'absolution parfaite de Bossuet,
quant à la Déclaration (2). »
Ecoutons, d'ailleurs, à ce sujet, un historien impartial.
« Quand on parle de l'Assemblée de 1682, dit M. Gaillar-
din dans son Histoire du règne de Louis XIV, 1875, tom. V,
p. 69, le nom de Bossuet se présente le premier à tous les
souvenirs. La routine n'en démord pas : il a été l'âme, le
dominateur de l'Assemblée; l'œuvre de l'Assemblée est
l'œuvre de Bossuet. Au contraire, il ressort clairement de
ses lettres , de ses confidences ; Voir en particulier sa Lettre
à Kancé, et ses confidences à Fleury et à l'abbé Le Dieu (3 ) )
et surtout du fameux Sermon de r Unité (4) , qu'il appréhen-
dait, dans cette convocation extraordinaire (5), de grands
(1) De Maistre, De l'Eglise Gallicane, p. l!i-i.
Cî) Ibidem, p. i9-2.
Ci) Mémoires, p. 19.3.
(4) S'il clahlil une distinction oliscurc et suijliic entre I'/;<'/('/ec/(7j(7»7é du Saint-
Siège et ViiifaiUihiUlé personnelle du l'ape . il ne loue l'Église gallicane ([ue dans
son union avec le Saint-Siège, et il lait répéter par Cliarleniagne ([Ui, ((uaïul rii-
Klise romaine imposerait un joug à peine supportable, il Taudrait le soulïrir plu-
tôt <|ue de romi)re la communion avec elle. - yuelle erreur, (luand des rois ont
cru se rendre plus indéi)en(lants en se rendant inailrcîs de la religion ! Dieu pré-
serve nos rois très chrétiens de prétcndi'e à l'empire des choses sacrées! »
(■'<) On élut ceux dont Sa Majesté aidait fuit choix... On sait que liossuct, qui
LES SAliNTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 525
dangers pour lÉglise. Il ne ressort pas moins clairement
de la marche de l'Assemblée qu'il en a été tout au plus et
par moments le modérateur (1), qu'il a été débordé par
des meneurs rompus à l'intrigue (2), que plus d'une fois
ses avis ont été méprisés, ses propositions raturées; et s'il
est un reproche qu'on puisse lui infliger sans injustice,
c'est d'avoir pris tant de peine dans la suite pour justifier
une déclaration qui n'était pas la sienne (3 ). Que craignait-
il donc?... Il craignait un schisme (4) ».
La rédaction de tous les actes authentiques de 1682, pa-
rait inspirée par la pensée des saints Pères , que Bossuet
avait cités à profusion dans le Sprmon sur U Unité do VÉ-
glise, 9 novembre 1681.
Ainsi, la Lettre du clerr/r gallican, à Innocent AT com-
mence par un long texte d'une Lettre du Concile de Milève
au Pape Innocent, lettre qui se trouve parmi celles de
saint Augustin, la 176^ Elle contient de belles paroles
de Geoffroy de Vincennes, à'Yces de Chartres et de saint
Bernard, a la lumière , non pas seulement de l'Église galli-
cane, mais de l'Église universelle », sur les schismes et « la
tunique sans couture du Christ » ; — du Pape saint Gélase
aurait voulu fuir cette charge, ne fut élu (|ue parce que le roi le voulut; c'est lui-
même qui le dit et le regrette {Lettre de Bossuet à l'abbé de Rancé).
(I) « L'évêque de Meaux, dit Fleury dans ces Xoureaitx opusculse, répugnait à
voir traitée la question de l'autorité du Pape : il la croyait hors de saison et il
ramena à son sentiment l'évêque de Tournay, qui pensait d'abord comme l'arche-
vêque de Reims (I.e Tellier, fils du chancelier de ce nom)... On voulait faire men-
tion des appellations au concile; mais l'evéque de Meaux résista : « Elles ont été,
disait-il, condamnées par les bulles de Pie II et de Jules H; Rome esl engagée à
les condamner. Il ne faut pas donner prise à condamner nos propositions. »
(-2) Il proposait d'examiner toute la tradition, alin de gagner du temps et de
rendre aux esprits la liberté de se calmer et de connaître véritablement les sen-
timents de l'Église dans tous les siècles. Mais cet ajournement ne faisait pas le
compte des empressés, qui éprouvaient « le besoin si français de donner uni;
leçon au Pape. On fut pourtant obligé de reconnaître que les quatre articles n'é-
taient pas une décision de foi. mais la constatation d'une opinion. »
{'.^) C'est à M. Géiin que revient l'honneur d'avoir fait la découverte intéressante
d'une copie de \2l Ik'claration.où Bossuet, tout en reconnaissant le consentement
de l'Église nécessaire pour valider définitivement les jugements des Papes, éta-
blissait implicitement que, si le chef avait besoin du consentement des membres,
les membres avaient besoin du consentement du chef : « Nec nisi in ea capitis
membrorumrjue consensione cerlum ac tutum Spiritus Sancti judicium agnoscen-
(him. » Celte seconde partie fut repoussée et raturée dans une copie apparlenaiil
à l'archevêque de Reims.
(i) « Monsieur de Paris, disait-il plus tard à Le Dieu (Journal), ne faisait en
tout cela que llatter la cour, écouter les ministres et suivre à l'aveugle leurs vo-
lontés comme un valet. •
526 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
sur la concorde entre les deux puissances ecclésiastique et
civile; — de saint Bernard encore, de saint Augustin, de
saint Léon et d'autres Pères , comme Geoffroij de Nogent,
Yves de Chartres, TertuUirn , sur ce qui dans les décrets de
l'Église est immuable et irréformable et sur ce qui ne l'est
pas; de saint GyY^'(/o/;Y^ le Grand et de saint Cijrillr d'Alexan-
drie; à^ Innocent III, de Benoit XII, sur l'interprétation du
droit strict; — de saint Augustin, à' Yves de Chartres,
auxquels sont encore empruntées plusieurs sentences.
La. Lettre du clergé gallican à tous les prélats de Vunivers
en réponse à la Lettre du Pape Innocent XI rappelle les pa-
roles « des Prres (F Afrique » au Pape Innocent, la conduite
d'Innocent III, d'Alexandre III, d'Urbain II, de Paschal II,
d'Yves de Chartres, de Benoit XII, de Boniface VIII, et un
décret de Léon le Grand sur les biens ecclésiastiques.
Une troisième Lettre à tous les prélats de l'Eglise galli-
cane cite le De Unitate Ecclesiœ de saint Cyprien à plu-
sieurs reprises, les Lettres àe sdàni Augustin, celles de Léon
le Grand, le traité De la Considération de saint Bernard et
les Pères du Concile de Constantinople.
Faut-il maintenant analyser le traité intitulé Gallia or-
tJiodoxa, sive Vindiciae scholae Parisiensis totiusque Cleri
Gallicani adversus nonmillos et V Appendice à la France
orthodoxe, Appendix ad Galliani orthodoxam, seu Defensio
Declarationis Cleri Gallicani de Ecclesiastica potestatc anni
M.D.C.LXXXII?
Tous les ouvrages posthumes sont suspects, surtout quand
l'intérêt et la passion sectaires ont présidé à leur puljli-
cation. Or, c'est le cas pour la France orthodoxe et pour la
Défense de la Déclaration de 1082. — Est-ce (|ue les rap-
ports de Bossuet avec Rome et le Pape dans l'alîaire du
Quiétisme et la condamnation de Fénelon n'avaient pas
changé ses idées sur l'infaillibilité pontificale? Le Dieu nous
dit bien que, « depuis l'assemblée de 1082, un travail de
plus longue haleine (que Y Histoire des Variations) et d'une
plus grande application avait rempli les veilles de l'évoque
de Meaux ». Mais il nous dit aussi que Bossuet avait bille
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 527
les trois premiers livres de la Déf^m^c de lu Drclaralion , et
qu'en septembre 1701 il demanda à son secrétaire « son
traité De Ecclesiastica poteslate , dont il retint seulement
les premiers livres de la dernière revision et correction,
sous le titre de Gallia orthodoia contre Rocaberti, avec le
Corollarium, qui est la conclusion de tout l'ouvrage ». En
1702, l'abbé Le Dieu ne trouve « aucun changement dans
la forme » du manuscrit , mais seulement des additions et
corrections (1). Il apprend en même temps que l'auteur a
biffé tout ce qui concerne le pape Libère. Il aurait pu re-
marquer, en outre, que les quatre premiers livres, et non
pas seulement les trois premiers , étaient totalement sup-
primés, par conséquent tout ce qui a rapport au saint pape
Grégoire VIL Quant aux quatre articles ou à la Déclaration
(le 1682, il y avait dans le testament de Bossuet ce mot signi-
ficatif : « Abeat quo libueritl qu'elle aille où il lui plaira » !
Muzzarelli, théologien du Pape, affirmait qu'il était prêt à
démontrer, par le seul témoignage et les seules affirmations
de Bossuet, toutes les prérogatives du Saint-Siège. Le car-
dinal de Bausset, quoique gallican, n'hésite pas à recon-
naître que le dessein de Bossuet était de changer son ou-
vrage tout entier, comme il avait changé les trois premiers
livres (2). Le Queux « a trouvé l'ouvrage presque entière-
ment corrigé suivant le nouveau projet ». — Quel était le
nouveau projet? « Il contenait peut-être, dit de Maistre, les
variations et les repentirs du grand homme; il n'en fallait
pas davantage pour déterminer l'abbé Bossuet à le suppri-
mer (3) ». On conserve des copies de la première et de la
deuxième rédaction 1683-85, 1095-96. Mais il a été impos-
sible de trouver des copies de la troisième, 1700-1702.
En tout cas, dans le texte publié en 1730 et la Dissertation
préliminaire contre Rocaberti, des faits sont allégués que
la critique historique a démentis (4) et que Bossuet, avec
(I) Journal de Le Dieu, 1701, l'O-i.
(iî) Histoire de Bossuet, liv. VI, pièces juslilicalives. H, p. '«(Mi. I8il.
(3) De l'Etjlise Gallicane . liv. Il, cliap. ix.
(4) Voir Rolirbaclic;- et l'abbé Darras, Histoire de l'Église.
528 BOSSL ET ET LES SAINTS PERES.
sa science si étendue et si précise , n'aurait pas avancés :
(irégoire le Grand condamnant des statuts de Pelage II (1 j;
le pape Honorius tombant dans Terreur. 11 y a aussi de
nombreux textes de saint Léon, de saint Cyrille, de saint
Crlcsliii ^2) , de saint Ba.'^ilr (3) . de saint Cijprien , à propos
de sa querelle avec saint Etienne sur la question du bap-
tême à donner après les hérétiques (4), à'Eusèbe, de saint
Jérôme , de saint Anyualin, de saint Vincent de Lérins (5),
parlant du même sujet, et de saint Augustin et de saint
Léon . distinguant entre le Pape et le Saint-Siège i? ) [b).
La. pf-emière Partie de la Gallia orthodoxa traite du pou-
voir suprême dans les choses temporelles, et le premier li-
vre discute les textes de l'Écriture et les traditions des Pères
sur le premier article de la Déclaration. — Tertullien et
son Apologie (7), son Scorpion; ^divai Augustin (8) et son
de Ordine, sa Cité de Dieu , ses Explications des Psaumes,
ses Sermons; saint Grégoire de Nazianze et ses Discours (9),
saint Jean Chrgsostome et ses Homélies (10), saint Irénée
et ses livres Contra haereses (11), saint Ambroise et ses di-
vers ouvrages (12), Lucifer de Cagliari (13), Hincmar, ar-
chevêque de Reims (14), Eusèbe et son Histoire (15), saint
Bernard et son de Consideratione (16), saint Basile (17),
saint Thomas d'Ac/uin et sa Somme (18), saint Grégoire de
Tours (19), saint Isidore de Séville (20), Yves de Char-
tres (21), saint Gélase (22), viennent plus ou moins témoi-
gner en faveur de cette thèse, que les Papes n'ont aucun
pouvoir direct ni indirect sur le temporel des Rois.
Dans le deuxième livre , « où l'on apporte les témoigna-
ges et les exemples dos /V/y^s jusqu'à Grégoire VII », c'est
le même défilé de saints Docteurs : Tf^rlullirn (23i, saint Eu-
cher (24), évêque de Lyon, saint Grégoire de Nazianze (25),
(1) § LUI. — (2) § LIX. — (3) LXV et LXVI. — ('*)§ I.XVII. — (,"i) § LXIX-l.XXVIII. -
;<>) 5 i-xxxvr. - (7) Cliap. i, ii, xvi, xxii, xxxii. — (8) Cliap. i, v, xvi, xxxi, xxiii.
(!•) Cliap. Il, III, XXVI. — (10) Chap. m, xv, xvi. xxm. — (11) Cliap. m. — (1-2) Chap. ix.
XX, XXVI. — (VA) Cliaii. XII. - (14) Chap. xii, xxvii. — (l."i) Chap. xx. — (l(i) Chap. xx.
- (17) Chap. XXVI, XXXVII. ~ (18) Chap. xxx. — (97) Chaji. xxxii. — (-20) Chap. xxxii.
- (-21) Chap. xxxii. — {-n) Chap. xxxiii. — m) Chap. i, xxx. — (-24) Chap. i. — (a-;)'
Chap. Il, m. IX.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 529
Théodoi-et (1), saint AïK/iislin (2), saint Thomas (3), saint
Hilaire (4), Lucifer de Cagliari {5), saint Athanase (6),
saint Z?«.s//f^ (7), saint ^4///<^/'o/.sr (8), saint Fulgencf (9), saint
Gêlase (lOj , saint G rt' go ire le Grand (11) , saint Pierre Da-
jnien {i'i),Gerson (13), VHistoire de Grégoire de Tours (14),
saint 0/j^«/ de Milève (15), Hincmar, les Capitulaires, les
Actes des Conciles du P. Labbe , les Annales de Baronius,
les Chroniques de Frédég-aire, d'Angilbert, du Moine de
Saint- Gall, les œuvres de dom Mabillon, les Décréta-
les, etc., etc.
Le troisième livre, « où sont rapportés les faits qui, de-
puis le temps de Grégoire VII , se sont accomplis en dehors
des conciles œcuméniques » , est encore rempli de citations
de Vincent de Lérins (16j, de TerlulUen (17), deïHis(oire
de Trêves, d'Yves de Chaj'tres (18), de Guillaume de Mal-
mesburg, de saint Bernard (19), de Hugues de Saint -Vic-
tor (20) , et de tous les historiens laïques et ecclésiastiques
qui ont raconté la querelle de Philippe le Bel et de Boni-
face VIII.
Le quatrième livre fait le récit de « ce qui s'est passé
dans les Conciles œcuméniques depuis l'époque de Gré-
goire VII », et, sauf quelques passages de saint Augus-
tin (21), de saint Pierre Dainien (22), à'Origène (23) et de
saint Jean Chrysostome (24) , il n'y a guère que l'Histoire
des Conciles et l'Histoire générale qui y soient citées.
On peut en dire autant de la Seconde partie tout entière,
livres V et VI, où « il s'agit des Conciles de Constance et de
Bâle et des suivants » : en dehors de quelques textes de saint
Bernard (25), de saint Antonin (26), de Gerson, de Pierre
à'Ailly (27), de saint Augustin (28), de saint Cyrille d'A-
lexandrie (29), de saint Grégoire le Grand (30), l'auteur
(1) Chap. Il, m, IV, VII. — (-2) Chap. ii, xxxii. — (3) Cliap. ii. — (i) Chap. m. — (o)
Chap. III. — ((i) Chap. m. — (7) Chap. iv. — (8) Chap. iv, v. — (it) Chap. vi. — (10)
Chap. VI. — (11) Chap. viii, iv. — (1"2) Chap. xxviii, xxix. — (13) Chap. xxxiii. — (14)
Chap. XXXII, xxxiii. — (l,"i) Chap. xxxii. — (Ki) Chap. m. — (17) Chap. m. — (18) Chap.
X. — (lit) Chap. XV, XVI, XVII. — (20) Chap. xvii. — (21) Chap. m. — (22) Chap. v. —
(23) Chap. XXIII. — (24) Cliap. xxvii. — (2:>) Liv. V, chap. vu. — (20) Liv. V, chap. xii.
(27) Ils sont cités plus souvent que tous les autres.
(28) Liv. V, chap. XXVII. — (29) Liv. V, chap. xxvii. — (30) Liv. V, chap. xxvii.
BOSSUET ET LES SAINfS PÈRES. 34
530 BOSSUET ET LKS SAINTS PERES.
s'y contente alléguer les histoires gallicanes contre Bellar-
min et les autres théologiens ultra montains.
Dans la Troisihnc Partie, « qu'il faut faire remonter à
l'origine même du christianisme l'opinion de la Faculté
de Paris » , le livre VIP n'est guère que l'histoire des Con-
ciles généraux depuis celui de Jérusalem tenu par les Apô-
tres, ou plutôt depuis celui de Nicée jusqu'à celui de Trente :
Tertullien (1), saint Léon, saint Grégoire le Grand, saint
Grldsc , saint Innoceni 1", sont à peu près seuls cités. — Le
livre Vlir réfute ou prétend réfuter les objections qui se
tirent de la confirmation des Conciles par les Papes et celles
que les ultramontains puisent dans de nombreux passages
de saint Augustin (2), de saint Grégoire le Grand (3) et de
saint Chrgsostome. — Dans le livre IX% où il s'agit des
questions de foi qui ont été définies, en dehors des conciles
généraux, par le consentement de l'Église, l'autorité des
Pères est plus souvent invoquée ou même contestée, con-
trairement à l'habitude de Bossuet, qui jure par elle : saint
Auf/Kstin lui-même et son mot célèbre : Rama locuta est,
causa finita est , ne trouve pas grâce devant l'auteur de
la Gallia orthodoxa (4) ; il reprend aussi la fameuse con-
troverse sur les rebaptisants entre saint Cgprien et le Pape
^dimi Etienne : Tertullien , ssiini. Jérôme, sdiUit Basile , saint
Jean Chrgsostome , saint Vincent de Lérins , Easèbe, sont
cités dans un sens gallican , qui n'était pas le leur (5). C'est
ensuite saint Gélase, saint Hormisdas, saint Fiih/encc, saint
Léon, qui témoignent en faveur de l'autorité indépen-
dante (6) des évêques (7) ; les objections tirées des Actes des
Conciles sont résolues longuement, et « un remarquable
passage de saint Léon » fournit à l'auteur une arme bien
douteuse.
Le livre X*" prétend prouver « que la Déclaration galli-
cane s'harmonise avec celle-ci : le Siège Romain et sa foi
saint indéfectibles, et le premier siège n'est jugé par per-
(\) Itri/uln l'idi'i immobilis et irrcformahUi!^ » (Cn[). primuni).
(-2) Cliap. XII, XIII, XIV, xviii, XIX. — ('A) Cliap. xv. — ('0 Cliai). xvi. xvii. — v>)
Liv. I\, cliap. II. — {(>) Chai), m à xv. — (7) Clia|). xv-xix.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 531
sonne •. Saint Lroii , saint Augusfin, saint Irr/irr, Tcrfiil-
lien , saint Ci/piioii, saint Optât de iMilève, saint .h'-rôme,
saint G('last% saint Aritc devienne, Gerson, Pierre (VAilbi,
saint Thomas, sa\i\i Bunaventure, saint Antonin, saint Am-
broise, sont invoqués pour ou contre l'indéfectibilité du
Saint-Siège. Après une thèse en faveur de ceux qui en ap-
pellent du Pape au Concile général, l'auteur récapitule ce
qui précède, cite saint Lron et saint Augustin et essaie de
montrer que l'autorité du Pontife Romain n'est pas nulle
pour n'être pas infaillible.
Le XI" livre roule sur « le tempérament à apporter à l'u-
sage de la puissance Pontificale » et le troisième article de
la déclaration de 1682 : saint Gélase, saint Léon le Grand,
sdJmi Augustin , saint Anibroise, saint Grégoire le Grand,
Yves de Chartres , Hincmar de Reims , passent tour à tour
sous nos yeux avec la Pragmatique Sanction, faussement at-
tribuée à saint Louis, et Gerson , dont la doctrine, soi-di-
sant « tirée de saint Bernard » (1), est opposée à celle de
Bellarmin .
Dans le Corollaire, pour faire voir que « la doctrine gal-
licane n'obscurcit pas, mais illumine et confirme la pri-
mauté du Pontife Romain » , l'auteur cite saint Léon, saint
Antonin, saint Jérôme et une foule d'Actes de Conciles.
L'Appendice à la France orthodoxe, ou la Défense de la
Déclaration du clergé gallican de l'année 1682, sur la puis-
sance ecclésiastique , où il est prouvé que la Déclaration
gallicane est indemne de toute censure et ne nuit en rien à
Vautorité du Pontife Romain, ne doit contenir et ne con-
tient en effet dans ses quatre livres que quelques citations de
sdiVûX Augustin (2), de saint Vincent de Lérins, de saint Tho-
mas, de saint Antonin (3) et de quelques autres docteurs.
Qu'importe leur autorité pour établir que le gallicanisme
n'est pas censuré, comme « cela ressort de la profession de
foi de Pie IV et de l'autorité des docteurs qui sont de l'avis »
des Gallicans (livre premier) , comme cela se prouve encore
(I) Chap. XVI. — (-2) Liv. I, c. i. — ('$) Passim.
532 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
« par les auteurs contraires à l'opinion de la Faculté de
Paris » (livre deuxième), comme « on le démontre aussi par
Tétat même de la question (livre troisième)? Les P/vr.s ,
saint Ambroise , saint Vincent de Lcri/is, saint Grégoire
le Grand, etc.) n'interviennent qu'au livre quatrième, où
« l'état de la question et la nouveauté de la chose » sont al-
légués pour réfuter le pouvoir direct et indirect qu'aurait
le Pape de déposer les rois.
Comment ne pas regretter que tant d'érudition ait été dé-
pensée par Bossuet, — si tant est qu'il soit bien l'auteur de
la Ga/lia orthodoxa et de la Défense de la Déclaration (1) —
pour soutenir une cause mauvaise en elle-même, des pro-
positions qu'il déclarait « odieuses » et qui sont en contra-
diction flagrante avec l'enseignement authentique du grand
évêque? M. Algar Griveau dans son Etude sur la condam-
nation des Maximes des Saints (2), livre « un peu pénible
à lire, mais singulièrement instructif », au dire de M, Bru-
netière (3), établit que Bossuet, après la querelle du Qxiié-
tisme, où il avait appelé Rome « la maîtresse des Églises,
magistram Ecclesiarum », n était plus galHcan.
ARTICLE VI
Les saints Pères
et la Polémique de Bossuet contre les Quiétistes.
Si Bossuet perd, en soutenant le Gallicanisme, l'immense
avantage que lui donnait l'assurance d'enseigner la pure
doctrine des saints Pères et de la Tradition , il retrouve cet
avantage et cette supériorité dans la querelle du Quiétisme :
(juerelle regrettable, sans doute, puisqu'elle mit aux prises,
en présence de la France, de l'Europe et du monde , les plus
grands évoques de l'Eglise GalUcane et que de deux amis
intimes de la veille elle fit deux rivaux, deux adversaires
(I) L'auteur de celle lliése ijiouvc ailleurs [Quid confvranl latina liosstteli
o)icra, etc.) que la Dissertalio pracvia est clans sa i)lus graiulo partie apocryphe.
(•2) i vol in-K. l»oussiel(,'ue, 187S.
(:J) Nouvelles Éludes, l. Il, 188-2.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 533
intraitables, dépassant plus d'une fois la juste mesure de la
justice et de la charité chrétiennes (1) ; mais après tout que-
relle nécessaire , puisque, comme Bossuet Fa très bien dit ,
« il y allait de toute la religion (2) », et qu'à travers les dé-
faillances des passions humaines il fallait que la vérité
soutint ses droits et fit triompher son autorité souveraine.
« Dieu , comme dit Fénelon lui-même (3) , veille toujours
afin qu'aucun motif corrompu n'entraîne jamais contre la
vérité ceux qui en sont les dépositaires. Il peut y avoir dans
le cours d'un examen certains mouvements irréguliers;
mais Dieu sait en tirer ce qu'il lui plaît; il les amène à sa
fin , et la conclusion promise vient infailliblement au point
précis qu'il a marqué. »
Sans revenir sur l'histoire de la Querelle du Quiéti^me —
que le cardinal de Bausset a racontée deux fois, d'une ma-
nière , il est vrai , fort différente , dans son Histoire de Fé-
nelon, 1808-1809, et dans son Histoire de Bossuet, 181 i,
que M. Antonin Bonnel, professeur aux Facultés catholiques
de Lyon, a résumée dans son beau livre de la Controverse
de Bossuet et de Fénelon sur le Quiétisme, 1853 (i) , et que
M. Crouslé , l'éminent professeur de la Sorbonne , vient
de traiter magistralement dans le second volume de son
Fénelon et Bossuet (5), — il faut se demander quel usage a
fait des saints Pères le grand évèque de Meaux pour cette
lutte mémorable contre l'archevêque de Cambrai.
(I) Bossuet dit au début de la Relation du Quiétisme , .% : « il est vrai qu'il est
affliseant de voir les évoques en venir à ces disputes, même sur des faits. Les
libertins en triomphent, et prennent occasion de tourner la piété en hypocrisie
et les afl'aires de l'Église en dérision; mais si l'on n'a pas la justice de remonter
à la source, on juge contre la raison ».
{•2) Lettre du 9 (l(''cenil)re 1697.
(3) Instruction. Pastondc du -2 mars no.'i.
(i) Nisard et M. Brunetiére ont nettement marqué les ombres du caractère de
Fénelon dans cette querelle, et M. Lanson qui, dans son Bossuet. 1891. lui a con-
sacré ."iO pages excellentes, ;i79-43l. a montré clairement combien était ébranlée
«la légende des emportements . de la dureté, de la superbe de Bossuet, de la
douceur, de la candeur, do l'humilité de I-énelon ». — Le P. de la Broise {Bossuet
et la Bible, 1891) et M. Janet, dans le Féni'lon de la collection des Grands écrivains
de la France, ont bien essayé de réagir contre un courant favorable à Bossuet,
et i)arlé de Vâpreté , de la dureté de langage, du zélr austère de l'évèque de
Meaux. Mais quelque belle âme qu'ait eue Fénelon , il n'était ni droit, ni ferme ■
ni doux comme Bossuet.
(o) Voir notre travail Bossuet et Fénelon d'après les derniers traraux de la cri-
tique ; un vol. in-12, Paris et Lyon , 189(j.
534 BOSSUET ET LES SAIMS PERES.
D'abord, Bossuet « dans toute l'affaire du Quiétisme, dit
Le Dieu (1), demanda avec instance des conférences amia-
bles, tant de fois pratiquées par saint Aiigii.sti/t ». La Re-
lation du Quiétisme contient toute une section, la VHP,
« sur les voies de douceur et les conférences amiables ».
Bossuet avait, certes, le droit d'en parler. — Après avoir
été prié par Fénelon, vers le mois de septembre 1693, d'exa-
miner loraison et les livres de M"^" Guyon (^Jeanne Bou\ier
de la Motte), après avoir lu sa Vie écrite par elle-même,
des Conintentaires sur Muïse, sur Josué, sur les Juges ^ sur
Y Évangile, sur les Epitres de saint Paul, sur YApocalgpse
et sur beaucoup d'autres livres de l'Écriture , du Cantique
en particulier, il fut choqué dans son bon sens et son or-
thoxie de voir que M"" Guyon parlait « dune abondance
de grâces dont elle crevait » , si bien qu'il fallut un jour
« qu'une duchesse la délaçât : ce qui, ajoutait-elle, nem-
pêcha pas que, par la violence de la plénitude, mon corps
ne crevât de deux côtés ». Il entra en relations avec cette
étrange mystique, dont les erreurs étaient <> infinies » ; celle
qu'il releva le plus alors était celle qui regardait l'exclusion
de tout désir et de toute demande pour soi-même, en s'a-
bandonnant aux volontés de Dieu les plus cachées (2). C'est
ce sur quoi il l'interrogea dans une longue conférence qu'il
eut avec elle en particulier. Il en eut plus tard une se-
conde, «( au commencement de l'année lOOi. Tùt après,
elle fut suivie d'une autre conférence plus importante avec
M. l'abbé de Fénelon dans son appartement à. Versailles ».
Il se retira étonné de voir « un si bel esprit dans l'admi-
ration d'une femme dont les lumières étaient si courtes,
le mérite si léger, les illusions si palpables, et (|ui faisait la
prophétesse (3) ». Il s'attacha d'autant plus à ramener M. de
(1) Mihnoires. p. ."il.
(-2) C'étaient là les théories d'un prêtre espagnol Molinos. auteur de la Guide
xpirilueUe, arrêté ;i Kome jiar riu(|uisili<>ii en Uix:> el condamné à la prison i>er-
pi-tiielle pour avoir poussé jusqu'au dernier degré d'irnuioralilé les consécpiences
pialif)U(;s d'une doctrine, dont soixante-huit pro[)osilions (nriMil condamnées i>ar
Innocent XI couime « hércti(|ues. erronées, scandaleuses, l)Ias|)hématoires ».
(.1) Ui'ialion <lu (^uirlismc; section U, :20. — Itossuct ajoute « (|u'il ne songeait
qu'a icnii- (;a('hé ce qu'il voyait ».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 535
Fénelon que ceux qui avaient écouté leur discussion étaient
dans sa main.
11 écrivit donc, le 16 mars 1694, une longue lettre à
M"^ Guyon sur ses écrits, « pleins de choses insupportables
et insoutenables, ou selon les termes, ou selon les choses
et dans le fond ». Il s'y révélait déjà tel qu'il devait être
dans toute la querelle , champion intrépide de la Tradition
des Prres, dont la doctrine était pour lui une règle inva-
riable. Après avoir cité l'exemple de sœur Marguerite du
Saint-Sacrement et de sainte Thérèse, il ajoute : « Si on
veut remonter aux premiers siècles, saint Augustin était
intérieur; maison n'a qu'à lire ses Co/t/essions, qui sont
une perpétuelle contemplation, on y trouvera partout des
demandes qu'il fait pour lui-même , sans qu'on y puisse
remarquer le moindre vestige de la perfection d'aujour-
d'hui... Je n'ai jamais hésité un seul moment sur les états
de sainte Thr/'he, parce que je n'y ai rien trouvé que je ne
trouvasse aussi dans l'Écriture, comme elle dit elle-même
que les docteurs de son temps le reconnaissaient. »
Pendant qu'il travaillait « à désabuser Fénelon d'une
personne aussi étrange » que M""" Guyon, celle-ci se mit
dans l'esprit de faire examiner les accusations qu'on in-
tentait contre ses mœurs, juin 1694, et de demander au
roi des commissaires avec pouvoir de prononcer sur sa
vie. M""" de Maintenon, afin d'éviter l'éclat que voulait faire
l'archevêque de Paris, désigna Bossuet, l'évêque de Châ-
lons, M^'' de Noailles, et M. Tronson, supérieur g-énéral de
Saint-Sulpice , pour examiner à fond la doctrine. Les infir-
mités de M. Tronson obligèrent ses deux collègues « à
tenir leurs conférences » à Issy, maison du séminaire de
Saint-Sulpice. Durant sept à huit mois qu'ils employèrent
à une discussion sérieuse, Fénelon « multiplia les écrits
et alla avec quelques-uns de ses amis à Issy, tandis que
W^" Guyon envoyait quinze ou seize gros cahiers pour faire
le parallèle de ses livres avec les saints P/tcs, les théolo-
giens et les auteurs spirituels ( 1 ) ». Elle protestait, du reste,
(1) Relation du Quirtisme ; sect. III, I, '2.
53fi BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
de sa parfaite soumission, et Fénelon écrivait à Bossuet :
« Je suis dans vos mains comme un petit enfant. Je puis
vous assurer que ma doctrine n'est pas ma doctrine : elle
passe par moi, sans être à moi... Je ne tiens à rien... Je ne
vous demande en tout ceci aucune des marques de cette
bonté paternelle que j'ai si souvent éprouvée en vous. Je
vous demande, par l'amour que vous avez pour l'Église, la
rigueur d'un juge et l'autorité d'un évêque, jaloux de con-
server l'intégrité du dépôt. Je tiens trop à la tradition, pour
vouloir m arracher celui cjui doit en être la principale
colonne de nos jours (1)... Je ne tiens qu'à une seule chose,
qui est l'obéissance simple... Je suis prêt à me taire, à me
rétracter, à m'accuser et même à me retirer, si j'ai manqué
à ce que je dois à l'Église (2)... Je dois tout à l'Église
et rien à moi ni à ma réputation personnelle... Il ne me
reste toujours qu'à obéir; car ce n'est pas l'homme, ni le
très grand docteur que je regarde en vous, c'est Dieu i3)...
Au nom de Dieu, ne m'épargnez point; traitez-moi comme
un petit écolier, sans penser ni à ma place, ni à vos an-
ciennes bontés pour moi. Je serai toute ma vie plein de
reconnaissance et de docilité , si vous me tirez au plus tôt
de l'erreur (4). »
Sur ces entrefaites, l'archevêque de Paris ayant lancé
une ordonnance contre le Quiétisme (16 octobre 1694j,
Bossuet, pour sauver M™' (iuyon (5) , la fit recevoir à la Vi-
sitation de Meaux, le 13 janvier 1695, sous le nom de M™' de
la Houssayc, et le roi. qui ignorait les confi-rmces d'Issy et
la part qu'y prenait Fénelon, le nomma archevêque de
Cambrai, le 8 février 1695. Le nouvel élu continua d'assis-
ter aux conférences, mais cette fois '< comme juge », au
même titre que Bossuet et M. de Noailles. Le prélat fut
d'abord aussi humble que l'abbé. Pourtant, le 6 mars 1695,
en LvUrr du -1% juillet KJ'JV.
(-2) LcAtrc (lu l'2 décembre IG!»i.
(:i) Ldlre du 1(> décembre 10!)'*.
(4) Le/</-edu iii janvier lOO.'i.
(•*>) Elle avait voulu, comme Fénelon d'ailleurs (Lettre du Ki décembre KJOi), se
confesser à Bossuet; mais celui-ci ne consentit pas a se laisser lier les mains.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 537
il y avait déjà un point auquel, « dans sa situation pré-
sente, il ne pouvait souscrire par persuasion ». Puis, quand
on lui proposa les trente-quatre articles à signer, « il ap-
porta des restrictions à chaque article, qui en éludaient toute
la force et dont l'ambiguité les rendait non seulement inu-
tiles, mais encore dangereux ». Fénelon céda entîn; mais
il eut tort plus tard de déclarer que, dès le premier mo-
ment, il était prêt à signer de son sang ( 1 ) . Il signa (10 mars )
comme M""" Guyon , à laquelle Bossuet donna un certificat
de piété et d'orthodoxie; elle s'enfuit aussitôt de son cou-
vent, abusa des lettres de Bossuet, et, après s'être cachée
quelques mois, fut enfermée à Vincennes (fin de 1695),
puis, après une nouvelle soumission, mise à Vaugirard,
d'où, revenue à ses erreurs, elle fut conduite à la Bastille
jusqu'en 1702.
Les trente-quatre articles, publiés par Bossuet dans une
Instruction pastorale du 16 avril 1695, où le prélat pro-
testait contre « les nouveaux mystiques » , « les nouveaux
docteurs » et leur « doctrine outrée » , contenaient des al-
lusions formelles , à la doctrine des saints Pères : « Arti-
cle XXXI... Il ne faut pas permettre (aux spirituels) d'ac-
quiescer à leur désespoir et damnation apparente; mais
avec saint François de Sales les assurer que Dieu ne les
abandonnera pas. — XXXII... L'abandon du chrétien est
de rejeter en Dieu toute son inquiétude, mettre en sa bonté
l'espérance de son salut, et, comme l'enseigne saint Augus-
tin après saint Cfjprien , lui donner tout : Ut totum detur
Deo. »
Bossuet annonçait en même temps « une instruction plus
ample, où paraîtrait l'application avec les preuves des sus-
dits articles, encore qu'ils se soutiennent assez par eux-mê-
mes, et ensemble les prinicipes solides de l'oraison chré-
tienne selon l'Écriture sainte et la tradition des Pères,'
enfin, en suivant les règles et les pratiques des saints doc-
teurs, nous tâcherons de donner des bornes à la théologie
(1) Réponse à In Relation du Quiétisme.^
538 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
peu correcte et aux impressions et exagérations irrégu-
lières de certains mystiques inconsidérés ou même pré-
somptueux ».
En attendant, Bossuet,dans une Lettre du 24 mai 1695
à M""" de la Broue, évêque de Mirepoix, défendait l'arti-
cle XXX^ par Tautorité de saint Chrysostome, de Théodoret,
« de plusieurs auteurs très approuvés et notamment de
saint François <le Sales en plusieurs endroits... Tout ce
qu'on pourrait dire, c'est que les actes (sur la supposition
que Dieu tiendrait les justes dans les tourments éternels)
sont très inutiles, et que les esprits les plus solides, comme
sdlwi Augustin, ont atteint la perfection sans les faire ». Il
parle dans la même lettre de saint Bernard et du bien-
heureux Jean de la Croix. Dans une autre lettre du 29 mai
au môme prélat, il dit que l'article XW" se trouve dans tous
les livres de dévotion et dans les plus approuvés depuis plu-
sieurs siècles et, à remonter jusqu'aux sources, dans saint
Chrijsostume ». — Il « travaillait dès lors sans relâche »
à son Instruction sur les rlats d'oraison. Le 3 juin, il dé-
fendait « un sentiment que saint Chrysostorne sur de très
solides fondements a trouvé et admiré dans saint Paul. Il
est suivi de Théodoret , de saint Isidore de Damiette , d'OE-
cuménius, et dans nos jours, d'Estius et de Fromont, sans
avoir encore examiné les autres; saint François de Sales,
sainte Thérèse et beaucoup d'autres Ames saintes, dont je
ne dois point souffrir qu'on condamne les sentiments, sont
de même avis ».
Vers la même époque, Bossuet s'empressait d'accepter
d'être le prélat oonsécrateur de Fénelon, comme pour lui
donner une sorte de témoignage public de leur parfait ac-
cord d'esprit et de Cd'ur. Le 7 décembre 1695, Fénelon
écrivit à Bossuet : « ,1c ferai profession toute ma vie d'être
votre disciple et de vous devoir la meilleure partie de ce
que je sais. .le vous conjure de m'aimer toujours et de ne
douter jamais de mon zèle, de mon respect et de mon
attachement. » Le 18 décembre, l'archevêque de Cambrai
promettait A l'évêque de Meaux (( de passer quelques jours
LES SAINTS PÈRES ET ROSSUET POLEMISTE. 539
auprès de lui et de prendre à son ouvrage (Vlnstruc/ion
sur les états d'oraison) toute la part qu'il voudrait bien lui
donner. Il serait ravi , non pas d'en aug-menter l'autorité ,
mais de témoigner publiquement combien il révérait sa
doctrine ». « Ne soyez point en peine de moi, lui écrivait-il
encore le 21 mai 1696; Dieu en aura soin; le lien de la foi
nous tient étroitement unis par la doctrine; et pour le cœur
je n'y ai que respect, zèle et tendresse pour vous. » Hélas!
pourquoi faut-il ajouter qu'en ce moment Fénelon avait
refusé d'approuver le livre de Bossuet (1), « parce qu'il y
condamnait iM""^ Guyon »i? Dans une Lettre à M™" de Mainte-
non (7 mars 1696), il formulait des accusations graves contre
M. de Meaux , qui aurait « redit comme des impiétés des
choses que M"" Guyon lui avait confiées avec un cœur sou-
mis et en secret de confession ». Bossuet, accusé de trahir
le secret de la confession , en reproduisant des choses écri-
tes tout au long dans les livres de M"° Guyon 1 Et Fénelon ,
après une accusation si injurieuse pour un prêtre, pour un
prélat, écrivant à ce prélat, le k octobre 1696, qu'il était
« l'homme du monde le plus attaché à lui avec le respect le
plus sincère » 1
LEj'plication des Maximes des saints parut en février
1697 (2), et V Instruction sur les états d'oraison en mars seu-
lement, mais avec les approbations de MM. de Paris (3) et
de Chartres ii. Bientôt après, le 6 mai. Innocent XII, à
qui Bossuet avait adressé son ouvrage avec une admirable
Lettre, lui répondait par un Bref, qui n'était pas le simple
remerciement d'une noble politesse, mais l'effusion de cœur
d'un Pontife, bénissant l'auteur d'une œuvre glorieuse pour
l'Église.
(I) Bossuet, par déférence, le lui avait fait remettre en manuscrit : il le rendit
le .% août KjiMi. par l'intermédiaire du duc de Chevreuse avec une lettre polie, mais
vague. Un Mémoire à M""" de Maintenon expliquait le refus d'approbation.
(-2) Bossuet écrivait, dès le mois de janvier 169". à l'abbé de Mauleuvrier que la
publication de cet écrit causerait un grand « scandale, parce que Fénelon nu pour-
rait pas se résoudre à. condamner les livres de M"'" Guyon et parce qu'il voulait
établir comme possible la perpétuelle passivelé et laisser dans le doute plusieurs
articles à éclaircir. »
(3) C'était alors M-''^ de Xoailles.
(4 C'était M"-'"' Godet des Marais.
5i0 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
La Préface indique avec une lumineuse précision la mé-
thode sui\'ie par Bossuet : k Je me suis proposé la règle sûre
et invariable pour juger de toutes ces choses, qui est TÉcri-
ture sainte et la Ti^acUtion,.. Grrson , que nos pères ont jus-
tement appelé docteur très chrétien , tant à cause de sa
piété que pour avoir été en son temps la lumière de ce
royaume, remarquait dès lors qu'un des artifices de ceux
qui veulent se donner toute liberté d'enseigner ce qu'il leur
plait sur une matière si cachée et si délicate , est d'en appe-
ler toujours aux expériences... Mais il est clair qu'il y a
des règles cerlaines dans l'Église pour juger des bonnes et
mauvaises oraisons, et que toutes les expériences qui y sont
contraires sont des illusions. On ne peut douter que les pro-
phètes et les apôtres que Dieu nous a donnés pour docteurs
n'aient été très instruits et très expérimentés dans ses voies :
les saints Pères, qui les ont suivis et nous en ont expliqué la
sainte doctrine, ont pris leur esprit, et, animés de la même
grâce, ils nous ont laissé des traditions infaillibles sur cette
matière comme sur toutes les autres qui regardent la reli-
gion. Voilà les expériences solennelles et authentiques sur
lesquelles il faut se fonder, et non pas sur les expériences
particulières. » Et alors le grand évèque cite Gerson, con-
damnant « les énormes excès » des béguards et des bégui-
nes; sainte Thérèse, désirant « de trouver dans les direc-
teurs la science et l'expérience » et préférant >< le savant à
celui qui n'est que spirituel », ou bien nous apprenant qu'on
est contemplatif sans le savoir, dit saint Augustin, d'après
lequel l'étude du bon et simple docteur « n'est qu'une
attention à la lumière éternelle et un saint attachement de
cœur à Celui qui est la vérité même ». Bossuet, « appuyé
sur ces solides fondements •> , a le droit d' « entrer avec
confiance dans ces matières » et d'y établir « la vérité révé-
lée par l'Écriture et par les Pères ». Il peut déclarer à In-
nocent XII (1) qu'il n'a fait dans tout son livre que confir-
(I) l.i'llri' (lu 17 mars 1G!»7 : . Et nunc lolo opusculo niliil aliuil agiinus quam ut
i(l guud est gestum Scripturarum testimoniis. traditioiic l'atrum ac vcrae tlieo-
logiac (Jecretis fulcialur. •
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 541
mer « par les témoignages des Écritures, la tradition des
Pères et les décrets de la véritable théologie », ce que le
Pape avait eu en vue par la condamnation des erreurs des
faux mystiques. Il peut dire surtout : « Dieu sait que ce
n'est pas de moi-môme, mais de la doctrine des sain/s et
de la force de la vérité que j'espère des avantages de mon
travail pour découvrir les erreurs et attirer les simples à
l'oraison ».
Dans le livre premier, Les erreurs des mystiques en gé-
néral et en particulier leur acte continu et universel, Bos-
suet constate dabord qu'il y a longtemps que les mystiques,
les contemplatifs, ont introduit dans l'Église un nouveau
langage, plus ou moins imité « du style extraordinaire »
des livres attribués à saint Denis V Aréoparjitc et qui leur a
valu des contradicteurs comme Gerson : ce saint homme
leur reproche " de pratiquer tout le contraire de Jésus-
Christ et des apôtres, qui, ayant à développer des mystères
impénétrables et cachés à tous les siècles, les ont proposés
en termes simples et vulgaires. Saint Augustin , saint Ber-
nard, tous les autres saints les ont imités ; au lieu, dit le
docte et pieux Gerson, « que ceux-ci, dans une moindre
élévation, semblent ne songer qu'à percer les nues et à se
faire perdre de vue par leurs lecteurs ». Tel est le cas de
Kusbroc, « le plus célèbre des mystiques de son temps et
le maître de tous les autres » , d'Henri Harphius, qui l'a co-
pié, et de Nicolas Tanière, qui l'a suivi. — Bossuet entre-
prend ensuite un travail ingrat : rechercher dans de petits
livres de peu de mérite un nombre infini d'erreurs, à
l'exemple des Pères, qui n'ont pas dédaigné d'attaquer les
moindres écrits. Après avoir divisé son traité en dix livres,
l'évêque de Meaux expose le premier principe du Quiétisme ,
qui « consiste dans un certain acte continu et universel
qu'on y établit » avec le P. Falconi [Moyen court, etc.),
Molinos et Malaval ; puis il réfute ce principe par un pas-
sage des Confessions de saint Augusti)t, qui répète en
cent endroits ce que tous les autres Pères, saint Bernard ,
saint Grégoire, saint Thomas inculquent sans cesse, à savoir
542 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
que, si la contemplation était de durée, elle serait quasi la
même chose que celle dont les saints jouissent dans le ciel ,
mais qu'elle ne peut durer ici-bas. Personne, avant Falconi,
n'a enseigné le nouveau prodige de cet acte irréitérable ,
sans autorité ou de l'Écriture ou des Pères , quoi qu'en dise
Molinos, qui se réclame à tort de saint François de Sales.
Le livre deuxième, De la suppression des actes de foi sur
la Trinité, sur l'Incarnation, sur les attributs divins sur
les articles du Credo , sur les demandes du Pater, sous pré-
texte que les contemplatifs ne doivent s'attacher qu'à la
seule essence divine , réfute cette erreur dangereuse par un
passage des Stromates de saint Clément d' Alexandrie', par
l'autorité de Scot et de Suarez, de toute l'école après saint
Thomas dans sa Somme théologique, où il établit qu'il est
nécessaire, de nécessité de salut, de croire explicitement
à la Trinité, à l'Incarnation, au symbole, enfin par une dé-
finition du concile de Reims tirée de saint Aagastijt et de
saint Bernard, d'où il résulte « que c'est une ignorance
grossière de dire que Dieu soit plus que sa propre toute-
puissance ».
Dans le livre troisième ^ De la suppression des demandes
et de la conformité à la volonté de Dieu, Bossuet- montre
que c'est là une erreur profonde, « bien contraire à saint
Augustin " , qui, dans le de Dono perseverantiae et VEpitre
à Sixte, prouve que toute prière , et celle des commençants
comme des autres, est inspirée de Dieu, et qui, dans les
Explications des Psaumes, soutient que, quoique le Saint-
Esprit forme nos prières , il ne faut pas attendre comme en
suspens que cet Esprit nous remue d'une façon extraordi-
naire ; ce serait ôter à nos prières cet effort du libre arbitre,
ce conatus c\\\(i tous les saints y reconnaissent; ce serait in-
troduire « la passiveté » dans l'oraison la plus commune.
« Comme le prétexte do la suppression des demandes est
une fausse conforinité à la volonté de Dieu fort vantée par
les nouveaux mystiques » , Bossuet emploie le livre tjua-
trième , on il est traité plus à fond de la conformité à la
volonté de Dieu , à montrer comment elle est mal entendue
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 54
et à coml)icn d'erreurs et d'illusions elle ouvre la porte.
Saint Augustin et son Ouvrage imparfait contre Julien , sa
Cité «le Dieu , <( le saint homme Gerson , dans le savant livre
qu'il a composé de la Disiiiirtion des véritables visions d'avec
les fausses », et saint Jean de Damas sont les autorités
qu'invoque l'évéque de Meaux à l'appui de sa thèse.
Au livre cinquième , il examine les actes directs et ré-
fléchis, aperçus et non aperçus , dont parlent les quiétistes
pour rejeter les réflexions de tout l'état des contemplatifs,
et il « ôte aux nouveaux mystiques une fausse idée de
recueillement et une source intarissal)le de fausses maxi-
mes ». Il établit qu'ils « contredisent tous les traités as-
cétiques de saint Basile et des autres, les théories de saint
Thomas sur la réflexion et la volonté, celles de saint Fran-
çois de Sales sur l'amour de Dieu, celles de saint Antoine
et de Cassien sur l'état de l'àme dans la pure contempla-
tion, où « elle perd les riches substances de toutes les belles
conceptions, de toutes les belles images, de toutes les bel-
les paroles dont elle accompagnait ses actes intérieurs ».
Dans le livre sirihm' , Où Von oppose à ces nouveautés la
tradition de FÉglise, Bossuet remonte à la Lettre du con-
cile de Carthage au Pape saint Innocent sur les grâces qu'il
faut demander à Dieu. « Ces deux grands saints, saint Cy-
prien et saint Augustin, ne connaissent point le mystère du
nouveau désintéressement, qui persuade à nos faux mysti-
ques de ne rien désirer pour eux-mêmes , puisqu'ils tournent
tous deux à eux-mêmes toutes les demandes de l'oraison do-
minicale , et entre autres celle-ci : « Que votre nom soil
sanctifié »; car, disait saint Cgprienet après lui saint ^4?^-
gustin, nous ne demandons pas que Dieu soit sanctifié par
nos oraisons, mais que son nom, saint par lui-même, soit
sanctifié en nous. « Dieu commande à ses saints de lui de-
mander la pei'sévérance )> , dit ^sAni Augustin... Pour en-
tendre maintenant que cette foi (définie par les conciles
d'Orange, de Carthage et de Trente) est aussi ancienne que
l'Église , il ne faut que lire quelques passages de saint Clé-
ment d' Alexandrie, dont l'autorité est considérable par deux
544 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
endroits : l'un qu'elle a été révérée dès la première antiquité,
puisqu'il a été dès le second siècle , après le grand Pantenus
et devant le grand Origène , le théologien et le docteur de
la sainte et savante Église d'Alexandrie; et l'autre, qu'il nous
propose ce qui convient aux plus parfaits qu'il appelle </;#o.s-
tiques. )) Or, saint Clément dit en maints endroits des Stro-
males et du Pédagogue que ceux à qui il convient de faire à
Dieu le plus de demandes sont les parfaits, les gnostiques.
Les anciens, saint Jérôme, saint Jean Climaque , saint jy«-
caire , disciple de saint Antoine , saint Arsène, les âmes les
plus consommées dans la vertu , étaient bien éloignées de
se croire dans la perfection de l'impassibilité ou de V apathie.
« Après saint Clément d'Alexandrie, celui des anciens qui
est le plus propre à confondre les novateurs , c'est Cassien,
parce que, comme saint Clément, il a expressément traité
de l'oraison des parfaits contemplatifs et même de leur apa-
thie ». Or, d'après Cassien, cette demande Fiat voluntas ,
« qui est la plus parfaite de toutes, et la vraie demande
des enfants et par conséquent des parfaits, contient la de-
mande de notre salut. » « C'est une doctrine constante de
SBimi Augustin et de tous les Pères, que Jésus-Christ, en
nous proposant l'oraison dominicale comme le modèle de la
prière chrétienne , y a renfermé tout ce qu'il fallait deman-
der à Dieu », quoi qu'en dise le P. La Combe. De plus. Cas-
sien conserve toujours dans les plus parfaits contemplatifs,
ce (ju'il appelle volutatio eordis, c'est-à-dire la succession
et la volubilité des pensées et des mouvements du cœur, et
sdiini François de Sales, dont les faux mystiques allèguent
si souvent l'autorité, donne le moyen de résoudre (( les en-
droits des Pères, de Clément d'Alexandrie, de Cassien, de
saint Augustin même et des autres spirituels anciens et mo-
dernes, qui, en parlant du sommeil des justes, semblent
dire que leurs exercices n'y sont point interrompus, et il est
vrai «jue l'impression en demeure dans un certain sens ».
Dans le livre septième. De r oraison passive, de sa vérité
f't de Vabiis (péitn en fait, liossuet commence par « décou-
vrir combien les faux mysti(]ues abusent de l'oraison pas-
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 545
sive OU de quiétude, et il en explique la pratique et les vrais
principes par la doctrine constante des mystiques véritables
et approuvés, tels que sont le bienheureux P. Jean de la
Croix et le vénérable P. Baltazar Alvarez, de la Compag"nie
de Jésus, un des confesseurs de sainte Thérèse ». Saint
Augustin et son de Spiritu et littera, son de Dono per-
severantiae , ses Lettres, ses Sermons , son de Perfectione
justi, saint Ambroise , saint Thomas d'Aquin, saint Jean
Climaque confirment par leur autorité la thèse de l'évèque
de Meaux.
Comme « la doctrine de saint François de Sales et la
conduite de la vénérable mère de Chantai, sa fille spiri-
tuelle, servent d'un vain refuge aux faux mystiques )> , le
livre huitième, Doctrine de saint François de Sales, et le
livre neuvième. Où est rapportée la suite de la doctrine de
saint François de Sales et de quelques autres saints , sont
consacrés à expliquer les maximes de ce saint évêque , qui
(( aimait le train des saints devanciers et des simples » , et
dont les Entretiens, les Lettres, le Traité de V amour de Dieu,
sont en harmonie parfaite , ainsi que la conduite de la Mère
de Chantai, avec les principes de sainte Thérèse , de sainte
Catherine de Gènes, de sainte Catherine de Sienne, de
saint Jean de la Croix, de saint Jean d'A^dla, de saint
Pierre cT Alcantara et de « quelques autres excellents spiri-
tuels » , qui n'ont jamais parlé de l'indifférence des saints
pour le salut éternel.
Dans le livre dixième, « qui est l'un des plus importants,
parce que c'est comme un résultat de la doctrine de tous les
autres », Bossuet s'explique d'abord « sur les qualifications
des propositions particulières » condamnées chez les Quié-
tistes, puis « sur l'article XXXII », sur le parfait abandon,
à propos duquel il montre, avec saint Ci/prien, saint .4^^-
gustin [de Dono perseverantiae , de Praedestinatione sanc-
torum, de Doctrina christiana, etc.),ii3imt François de Sales,
sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, le P. Baltazar Alva-
rez, saint Thomas, saint Bonaventure , saint Clément d'A-
lexandrie , que « la contemplation , ni active ni passive ,
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 3,">
546 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
n'est que passagère et comme momentanée en cette vie et
n'y peut être perpétuelle. >
Les Additions et Corrections; exposent la doctrine cons-
tante de saint Augustin et des Pères sur les demandes con-
tenues dans rOraison dominicale et montrent que, « selon
saint Augustin, l'amour désintéressé, loin d'exclure le mo-
tif de la récompense en tant qu'elle est Dieu môme, le
comprend dans son désir. En attendant, dit Bossuet, qu'on
établisse une vérité si constante par le sentiment unanime
des saint Pères et de tous les théologiens . tant scolastiques
que mystiques, et qu'on ait expliqué plus à fond les princi-
pes de saint Augustin, le pieux lecteur sera bien aise de
voir comment ce Père était entendu par un des plus grands
théologiens et des plus sublimes contemplatifs du treizième
siècle. C'est Hugues de Saint-Victor, ami et contempo-
rain de saint Bernard, chanoine régulier et prieur du cé-
lèbre monastère de Saint- Victor. Ce grand et pieux docteur
se propose de prouver que « celui qui aime Dieu pour
soi-même, l'aime d'un amour pur et gratuit ». Après avoir
traduit un long passage de cet auteur, le grand évêque de
Meaux révèle toute son âme dans cette conclusion : « On con-
naît la doctrine de saint Augustin à ce discours d'un de
ses enfants, d'un de ses religieux, d'un de ses disciples.
Elle est devenue si commune dans l'Église, comme la suite
le fera voir, qu'elle a été embrassée par tous les docteurs
anciens et nouveaux, que tous, en ce point comme dans
les autres, se sont glorifiés d'être humbles disciples d'un
si grand maître. »
Cette admirable Instruction sur les états d'o?'aison est le
chef-d'd'uvre de la théologie mystique en France, et il se-
rait difficile de rencontrer dans les autours ascétiques une
érudition plus étendue, une doctrine plus sûre, une élo-
quence plus lumineuse.
On fait suivre ordinairement cette Instruction célèbre
d'un écrit intitulé Tradition des nouveaux mgstiques et
publié par l'abbé Le Roi en ITVS. — ■ Ce sont des Notes que
Bossuet écrivit pour Fénelon à l'époque des conférences
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 547
cVIssy, alors que le précepteur du duc de Bourgogne, pour
justifier M™* Guyon et ses théories du pur amour, avait
apporté à ses trois juges une série de Remarques, intitulées
le Chwstique, sans doute parce qu'il y assimilait les Quié-
tistes aux Gnostiques de Clément d'Alexandrie, et qu'il vou-
lait faire aux nouveaux mystiques « une chaîne de tradition » ,
allant de l'homme spirituel de saint Paul au contemplatif
déifonne de saint Denis , à l'initié à la Gnose de l'auteur des
Stromates ^ au solitaire en oraison continuelle de Cassien,
à <( l'homme sublime » de?,di\\\i Augustin, « instruit de Dieu
seul », à l'àme passive du Bienheureux Jean de la Croix,
à l'indifférent de saint François de Sales, au contemplatif
d'Alrarf'Z, enfin au quiétiste de Molinos, de Malaval et de
M'"® Guyon. — Bossuet prouve clairement, dans la Tradition
des noureaux mystiques^ que « tous les auteurs, soit des
premiers, soit des derniers siècles », ont des vues très diQ'é-
rentes de celles des Quiétistes, dont le contemplatif est un
homme tout nouveau, très éloigné de tous les autres et fa-
briqué par les mystiques contemporains. Dans des Remar-
ques d'une incroyable érudition, où presque tout le livre
des Stromates et celui du Pédagogue sont passés en revue,
ainsi que quelques textes de Cassien et des Noms divins,
de la Hiérarchie céleste , de la Hiérarchie ecclésiastique et
de la Théologie Mystique de Denis l'Aréopagite, l'évêque de
Meaux détruit tous les arguments de Fénelon et lui fait voir
que Clément d' Alexandrie n'a pas dessein de proposer aux
païens l'oraison passive ni un état extraordinaire, mais sim-
plement les maximes communes qui font de bons chrétiens,
de vrais chrétiens spirituels. La Gnose, d'ailleurs, n'était pas
« une tradition apostolique secrète » , dont on fit un mys-
tère au commun des fidèles. « Saint Iré née et saint Éjjiphane
ont condamné ces traditions; saint Augustin a combattu
cette erreur des secrets de religion cachés aux fidèles dans
trois Traités sur saint Jean, où il donne le sens véritable de
cette parole de Xotre-Seigneur dont les hérétiques abusaient :
« J'ai beaucoup de choses à vous dire que vous ne pouvez
pas encore porter. » La marque de la tradition apostolique,
548 BOSSUET ET LES SALNTS PÈRES.
d'après saint Augustin, c'est qu'elle soit répandue publi-
quement dans toute l'Église : Quod a Patribus tmditu))i
unirersa observât Ecclesia (1). « C'est de cette sainte doc-
trine de saint Augustin , ou plutôt de toute l'Église catholi-
que que Vincent de Lérins a pris son Quod ubique, quod
seniper, qui est le caractère incommunicable et insépa-
rable... des traditions apostoliques » (2 . Comme Bossuet
était « plein de fentes par où le sublime échappait de tous
cotés » , il y a dans ces simples Notes ^ communiquées à Fé-
nelon, une vigueur de raisonnement et une éloquence si
lumineuses qu'elles forcèrent l'archevêque de Cambrai à
désavouer son Gnostique , « écrit à la hâte », disait-il.
Pendant que le public admirait les États d'oraison, les
Maximes des Saints faisaient scandale : elles soulevaient
contre elles « le gros du monde » à Paris , « avec le gros du
courtisan », si bien, ajoutait l'abbé Brisacier écrivant à Fé-
nelon son ami, le 28 février 1697, « qu'il ne se trouve pres-
que personne qui ose vous soutenir ni dans la forme, ni
dans le fond » (3) .
Ce qui fut plus pénible à Bossuet que la publication inop-
portune des Marinies des Saints, c'est que Fénelon lui fit
lire par le duc de Chevreuse une lettre, ou plutôt un Mé-
moire tout plein de récriminations et de justifications de
sa propre conduite, qui tournaient en accusations de celles
de son ami. C'était la déclaration de guerre, et elle ne venait
pas de Bossuet, l'homme « le plus doux du monde ».
Il avouait alors à son neveu, 2i mars 1G97, combien
il y avait de choses répréhensibles dans les Maximes des
Saints: « J'écris tout ceci avec douleur, disait-il, à cause du
scandale de l'Église et à cause de l'horrible décri où tombe
un homme dont j'avais cru faire le meilleur de mes amis et
que j'ai?ne encore sinrère/nent , malgré Virrégularité de sa
(I) XXXII' Sermon sur les paroles de l'apolre.
(-2) Cliapilre xvii. sections I el II.
(3) l,e l'ellelier, ministre d'Klat, écrivait h Fénelou : » Pour l'honneur du roi,
pour l'iiitiTfl de la reliffion et pour voire propre gloire, il serait à souhaiter que
votre palais et votre livre eussent 6lé réduits en eeudre, il va six semaines. »
{Manuscrits du Grand Séuiiiiaire de Saint-Suli)icc.)
LES SAINTS PÈRES ET HOSSUET POLÉMISTE. 549
conduite envers moi. Je n'ai point la liberté de me taire
après ce qu'il dit dans son Avertissement , qu'il expose la
doctrine que M. de Paris et moi avons établie dans les trente-
quatre articles. Nous serions prévaricateurs, si nous nous
taisions, et l'on nous imputerait la doctrine du nouveau li-
vre. » Où est l'amertume dans cette lettre d'un prélat, re-
levant une double provocation? L'abbé de Rancé, c qui ne
pouvait penser à l'ouvrage de Fénelon sans indignation »,
écrivait à Bossuet qu'il comptait sur lui en cette rencontre
pour soutenir la vérité avec le même bonheur que par le
passé. Le roi ordonnait à W de Noailles et à Bossuet d'exa-
miner les Maximes des Saints. Les conférences recommen-
cèrent à l'archevêché de Paris : on y appela Fénelon. Mais
si Bossuet aimait, selon la pratique des Pères, à traiter toutes
choses « à l'amiable » , l'archevêque de Cambrai n'y te-
nait guère : il donna d'abord des explications contraires
à son livre et aussi insoutenables que lui , d'après l'éveque
de Chartres, Godet des Marais; puis il refusa de se rendre
aux conférences de rarchevêché, à moins que Bossuet n'en
fût exclu ; enfin , pour empêcher les évêques de se pro-
noncer sur son livre, il en appella au Pape le 18 avril.
MM. de Paris , de Meaux et de Chartres publièrent le 6 août
nuQ Déclaration en latin d'abord, puis en français, où, au
nom delà pure doctrine de s,dÀ\ii Augustin, de saint Fran-
çois de Sales et « de tous les contemplatifs, sainte Thérèse,
Jean de Jésus, son interprète Jacques Alvarez Paz, ils dé-
savouaient le système de Fénelon et le déclaraient contraire
aux 34- articles, dont ils rétablissaient le vrai sens.
C'était le premier acte d'hostilité publique de Bossuet
contre Fénelon ; mais celui-ci l'avait gratuitement pro-
voqué. Presque en même temps que la Déclaration , le 20
août, paraissait en latin pour les théologiens romains, en
français pour le public, que l'archevêque de Cambrai avait
imprudemment mêlé à la querelle (1), le Sommaire de la
doctrine du livre qui a pour titre : Explication des Maximes
(1) Dans ['Avertissement des Maximes des Saints.
550 BOSSUET ET LES SALMS PERES.
des saints, etc. , ^^^5 conséquences qui s'ensuivent, des dé-
fenses et des explications qui // ont été données. Bossuet y
disait avec une sincérité parfaite : « Quoique ce prélat que
j'honore semble vouloir mettre sa principale défense à me
faire regarder comme sa partie et son accusateur (ce que je
ne puis taire et aussi le dire sans une extrême douleur), Dieu
m'est témoin que toute ma vie je n'ai rien eu tant à cœur
que son amitié, l'entretenir et y correspondre par toute
sorte de moyens : sans que jamais il y ait eu entre nous la
moindre division, si ce n'est depuis ce livre malheureux. »
— Après avoir relevé deux erreurs attribuées par Fénelon à
saint François de Sales et à saint Augustin., \e Sommaire
constate que l'évéque d'Hippone . bien éloigné des pensées
qu'on lui prête, rapporte cent et cent fois le désir même
de voir Dieu à l'amour chaste et gratuit ; et si l'on souffre
que ces beaux endroits soient détournés par de vains raffi-
nements, cette pure et ancienne théologie s'évanouira avec
les maximes et les principes de ce Père : cette belle distinc-
tion des choses dont on peut user et de celles dont on doit
jouir disparaîtra, quoique enseignée par ce saint docteur et
posée depuis par le Maître des Sentences, par ses inter-
prètes et par tous les scolastiques , pour le fondement de la
théologie ; et la définition même de la charité que saint Au-
fjust'nt nous a donnée (1) et que saint Thomas a répétée
après lui (2j, qui porte qu'elle n'est autre chose qu'un mou-
vement de l'âme pour jouir de Dieu pour l'amour de lui-
même, ne demeurera pas sans atteinte. Mais on ne peut
croire que la théologie scolastique soit différente de celle
des saints Pères , d'où elle tire son origine : saint Thomas
est tout à fait de notre sentiment , saint Bonaventure aussi ,
ainsi que Scot lui-même et Suarez, Hossuet relevait enfin
le tort qu'avait eu Fénelon eu essayant de faire des quié-
tistes de Grégoire Lopez et de Cassien.
Désormais, pendant plus de dix-huit mois, du mois
d'août 1G97 au mois de mars 1000, le duel des deux prélats
(1/ iJij iJoctrina Christian., liv. \\\. c. x.
(innomme Thvobxj., 11'"^ II", (|uc!sl. -2:1, art. i.
LES SAINTS PÈKES ET BOSSUET POLEMISTE. 551
va passionner la France et Rome , partagées entre Cambrai
et Meaux. De Cambrai partent des Lettres^ des Instructions
pastorales, des Traités ; de Meaux, des réponses à ces Traités,
à ces Instructions , à ces Lettres. Puis, des deux côtés, ce
sont des Remarques sur les réponses, des Réponses aux Re-
marques, des Eclaircissetiieîits, etc., etc.
Pour ne pas parler ni de la Lettre à M"'' de la Maison-
fort (1), où Rossuet redresse ce que celle-ci disait de saint
François de Sales, mal compris, ni de la Lettre à M***,
qui est évidemment de Rossuet, il faut signaler d'abord
ses Divers écrits ou Mémoires à M^'" Carcheeéque de Cam-
brai sur le livre intitulé : Explication des Maximes des
saints.
Dans Y Avertissetiient qui précède ces écrits, Rossuet se ré-
clame de la pratique de l'Église, « des saints Pères, qui
n'ont pas cru embrouiller les choses, mais au contraire les
mettre au net. quand ils ont écrit sur les erreurs », et de saint
Augustin, qui -< est mort en défendant les écrits que ses
subtils adversaires avaient combattus... L'exemple de saint
Augustin aussi bien que des autres Pères nous fait voir qu'il
faut éviter partout » les subtilités. Après avoir ramené à
quatre principales questions toute la matière des Maximes
des saints, le sacrifice du salut éternel, le pur amour, la sup-
pression du propre effort et la contemplation exclusive de
l'essence divine , Rossuet montre que l'archevêque de Cam-
brai allègue à tort en sa faveur des passages de saint Chry-
sostome , de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint
Thomas, qui rejette si clairement ce qu'on lui fait dire
« dans le lieu même qu'on en cite ». de saint François de
Sales, (( dont M. l'archevêque de Cambrai fait tout son fon-
dement, mais qui se tourne contre lui ».
Le premier Mémoire, « envoyé par les soins de M. l'ar-
chevêque de Paris » , le lundi 15 de juillet 1697 , parle en
termes délicats de la conférence proposée par MM. de
(1) C'ctail une femme belle, spirituelle, hardie, dont M™» de Maintenon disait
qu'elle •' jugeait tous les saints du paradis ». Elle avait rendu tout Saint-Cyr quié-
tisle, et Fénelon essaya de la soustraire à la direction de Bossuet.
552 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
Paris, de iMeaux et de Chartres, et refusée par Fénelon, Puis ,
il signale les erreurs de ce prélat , contraires à l'esprit de
saint7^'/y7;?ço/.s de Sales, dont dix ou douze textes sont « sup-
posés , tronqués , altérés » , contraires aussi à l'esprit de
saint Bernard et à celui des Pères, dont on prétend montrer
la tradition (1).
Le deuxième Ecrit ou Mémoire pour répondre à quelques
Lettres (2), où Vétat de la question est détourné, proteste
contre un auteur qui croit mettre ses théories « à couvert
de toute attaque sous l'autorité de saint François de Sales »,
de la Mère de Chantai, de sainte Thérèse et des autres mal
interprétés. Il « met en fait que jamais M. de Cambrai, avec
la tradition qu'il a tant vantée, ne trouvera un seul auteur,
ou parmi les Pères, ou parmi les scolastiques, ou parmi les
mystiques », qui exclue Tespérance de la charité chrétienne.
Bossuet (( ne censure donc aucune opinion de l'École , comme
on voudrait le faire accroire aux ignorants ».
Dans le troisième Écrit ou Mémoire sur les passages de
saint François de Sales (3), on voit que d'une douzaine de
textes allégués par Fénelon, il n'en est « aucun qui ne soit
tronqué, ou pris manifestement à contre sens, ou même en-
tièrement supposé;.., ce qui suffit pour montrer qu'il n'y a
rien à attendre de la tradition des sain f.s , que le même auteur
promet sans en alléguer aucune preuve, puisqu'il altère en
tant de manières le seul des saints qu'il a cité et sur lequel
il a fondé toute la doctrine de son livre ». D'ailleurs, « l'état
d'une àmc parfaite (jui se croit damnée » n'est autorisé ni
par l'exemple, ni parla doctrine de saint François de Sales,
ni par les 34 articles d'Issy.
Le quatrième Ecrit ou Ménu)ire a deux parties : la pre-
, mière où « le motif de la récompense (V) est établi par l'É-
(I) Bossuet dit, à propos de « la cupidité soumise », explication donnée par
Fénelon, « qu'aucun mystique, aucun scolasliciue, aucun auteur ne s'en est servi
avant cette réponse, c'est-à-dire avant l."; jours ».
(i) I.a première était du .'l août et de l'archevêque de Cambrai à un ami; la
seconde, du mémo prélat « khc reli^Meus(!; la iroisièmc. de l'abbé de Clianterac ,
grand vicaire de Fénelon cl son délégué à Kome.
(3) IJossuet, dans les livres VIII et IX des États d'oraison, avait montré que l'évê-
(juc de Oenévc n'éiait pas (|uiélistc. Mftis Fénelon avait produit d'autres textes.
(4; Qui peut se mêler à la charité.
LES SAINTS PERES ET HOSSUET POLEMISTE. 553
criture et la tradition constante •> ; la seconde, où « les pas-
sages de l'Écriture allégués par le sentiment contraire »
apparaissent comme un abus manifeste de la parole de
Dieu, « comme détournés de leur sens naturel à un sens
étranger et faux, dont aussi on n'allègue aucun garant
parmi les Pères ».
Dans le cinquième Ecrit ou Mémoire sur les trois états
des justes et les motifs de la charité , Bossuet dit que saint
Clément d'Alexandrie, qui a le premier exposé ses trois
états, est suivi par saint Grégoire de Nazianze , saint Basile,
Cassien et beaucoup d'autres. Puis il donne deux principes :
— que la récompense c'est ou les biens qu'on reçoit de Dieu,
ou lui-même; et que la vue de cette dernière récompense
n'est jamais regardée par les saints docteurs comme fai-
sant des mercenaires; — c'est d'après ces principes que
les Pères , saint Clément , saint Augustin, saint Cyprien,
saint Grégoire de Nazianze, les scolastiques, saint Thomas ,
saint Bonaventure^ Scot, Suarez, etc., et les spirituels, sainte
Catherine de Gènes, Rodriguez , sainte Thérèse et les autres
doivent être entendus, si l'on veut débrouiller les règles ou
les maximes qui établiront les motifs du divin amour.
Ces Mémoires étaient imprimés , lorsqu'une Instruction
pastorale de Fénelon, donnée à Cambrai le 25 septembre
1697, parut à Paris, au commencement de 1698; Bossuet,
pour y répondre, suspendit la publication de ses cinq Mé-
moires, auxquels il ajouta la Préface sur TInstruction pas-
torale de M. de Cambrai. Cette Instruction s'annonçait
comme une Explication de V Explication des Maximes des
saints. Mais, en la lisant, on s'apercevait, « malgré les douces
et coulantes insinuations dont elle était remplie » , que c'é-
tait « un autre livre construit sur d'autres principes, direc-
tement opposés à ceux du premier et qui avaient eux-mêmes
besoin d'explications » . Bossuet se propose donc de désa-
buser les gens qui croyaient qu'il s'agissait d'une « dispute
de mois et de quelques finesses indifférentes d'école... La
vérité nous force à dire , écrit-il , avec la sincérité et la li-
berté qu'elle inspire à ses défenseurs, qu'il g vu du tout
554 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pour la religion. » Il traitera donc deux questions : « la pre-
mière, si l'explication proposée dans rinstruction pastorale
excuse le livre; la seconde, si elle-même est excusable ».
— L'évêque de Meaux montre clairement (section III) que
Fénelon a tort d'attribuer au parfait gnostique de Clément
d'Alexandrie, à saint Franrois do Sales et à quelques autres,
l'idée du sacrifice absolu de la béatitude éternelle. Il a tort
aussi d'alléguer Gerson, en taisant les endroits où ce pieux
docteur condamne le quiétisme , et de chercher à se mettre
à couvert de toute censure, en citant sans cesse de saint Fran-
çois de Sales des textes qui ne sont pas plus dans l'édition de
Lyon que dans celle de Paris. — Bossuet établit ensuite (1)
que son adversaire a été contraint d'abandonner le principe
de son premier livre (2) , « qui était tiré des principes de
l'École, mais outrés et mal entendus » , comme le prouvent
des textes de saint Ansfdme , de qui l'École s'est inspirée
avec saint Bernard, Scof, saint Thomas et saint Bonaventure.
« Il n'y a nul doute que saint François de Sales n'ait suivi
les idées de l'École » , lui qui était scholastique aussi. Quant
à saint Augustin, il est, de tous les Pères, le plus éloigné des
idées quiétistes. — Parmi un grand nombre d'erreurs « inex-
cusables » chez Fénelon , Bossuet signale ce qu'il dit « des
épreuves fort courtes » des saints , alors que celles de saint
François de Sales ont duré trois ou quatre ans, et celles de
sainte Thérèse quinze ans, et ce qui concerne la contem-
plation quiétiste, dans laquelle on n'explique point ce
propre ell'oj't qui fait dire à saint Augustin que w la grâce
n'aide que ceux qui s'efforcent d'eux-mêmes ». — On voit
ensuite [Seconde partie, section VI°) que les docteurs que
Fénelon allègue ])our son amour naturel, c'est-à-dire saint
Thomas, Estius et Denis le Chartreux, sont éloignés de ses
idées, et que saint Bonaventure , saint Anselme , saint Ber-
nard, Scot et toute l'École mettent l'essence de l'espérance
chi'étienne dans l'intérêt propre qui « est éternel ». Quand
l'archevêque de Cambrai assure que l'espérance parfaite,
(I) Section IV.
(-2) Il consistait à exclure de roraison • le désir du salut ».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 555
telle que saint Thomas la représente après saint Aiubroise,
vient de l'amour, il a raison; mais il devait ajouter que
c'est l'espérance de tous les justes. Outre Sylvius et le Véné-
rable Bède, dont l'auteur de V Instruction pastorale abuse, il
y a saint Augustin , saint Anselme, saint Bernard et Albert
le Grand, dont l'examen prouve qu'ils sont, le premier
surtout, très éloignés des idées du nouveau système (1). C'est
une faute de faire dire à saint Augustin, en général, que
tout ce qui ne vient pas de la charité vient de la cupidité :
u Fénelon fait tout ce qu'il veut des Prres , de la théologie, de
ses paroles, de celles des saints, et les nouveautés les plus
inouïes ne lui coûtent rien. » Ainsi, saint Thomas ni les
autres n'ont jamais songé à « l'amour naturel » qu'on leur
fait enseigner. Saint Augustin n'a pas interprété saint Paul
comme M. de Cambrai sur la grâce et le libre arbitre. Scot et
saint Thomas parlent tout autrement qu'il le dit (2). — Vient
alors toute une Section , la XP , sur « l'autorité des saints
canonisés et sur saint François de Scdes » , où Bossuet oppose
à Fénelon deux règles invariables de l'Égiise catholique,
que Vincent de Lérins a prises de saint Augustin : la pre-
mière, c'est de ne regarder comme inviolable dans la foi
que ce qui a été cru partout et toujours : Quod ubique, quod
semper' la seconde , c'est qu'une erreur crue ou enseignée
de bonne foi n'est pas un obstacle à la sainteté. Quant à
l'évèque de Genève , « c'est un grand saint » et sa doctrine
est toute contre les quiétistes; mais « il ne faut pas pour
cela la rendre infaillible » , et l'Église en le canonisant n'a
pas voulu consacrer ses paroles. D'ailleurs, « quelque effort
qu'on ait fait pour s'autoriser du saint évêque de Genève ,
on n'y trouve rien de semblable aux paroles » de Fénelon.
— Sur l'explication de l'anathème de saint Paul (3), Bos-
suet observe qu'il faut que ceux qui suivent l'interprétation
de saint Chrysostome (4) se gardent bien de la donner
(1) Section IX. — ('!) Section X.
(3) Le grand Apôtre désire [Galat. . III. \'i) d'être anathéme pour Jésus-Christ,
(i) Elle consiste à croire (|ue saint Paul était disposé à subir les peines éter-
nelles, si Dieu l'avait voulu.
556 ROSSUET ET LES SAINTS PERES.
comme la seule, puisque saint Grégoire de Nazianze, saint
Jérôme, saint Augustin et Cassien en suivent une autre, et
d'oublier qu'elle procède par suppositions impossibles.
<( Nous conjurons M. l'archevêque de Cambrai, dit Bossuet,
de ne plus chercher dans les passages de saint Chrysostome
et de saint Grégoire de Nazianze son affection naturelle ,
dont il n'y a pas le moindre trait de son discours. » — La
Conclusion de toute cette Préface , de tout « le discours pré-
cédent », constate « qu'il n'est pas vrai de dire que le sens le
plus naturel de l'amour intéressé , c'est que cet amour soit
naturel; car au contraire, il a été démontré par saint An-
selme, par saint Bernard, par Scot , par ^diVaX Bonaventure ,
par Suarez, par Sylvius.par toute l'Ecole, que ce qu'elle
appelle intérêt et propre intérêt, c'est l'objet surnaturel de
l'espérance chrétienne » (1). C'est par « une ignorance ma-
nifeste de l'état de la question » que Fénelon a cité en
faveur de son système Sylvestre de Prière, Tolet, Bellarmin,
Sylvius, saint Augustin, saint Anselme^ saint Bernard,
Albert le Grand, saint François de Sales, saint Grégoire de
Nazianze, saint Chri/sostome , saint Thomas, Denis le Char-
treux et Estius. Le Saint-Esprit est l'auteur du propre in-
térêt, c'est-à-dire de l'objet que saint Bernard, toute V Ecole,
saint François de Sales et cent autres donnent à l'espérance
chrétienne. « Résistons donc de toutes nos forces à cette au-
dacieuse théologie, qui, sans principes , sans autorité, sans
utilité, met en péril la simplicité de la foi :... plus l'erreur
s'enveloppe et se replie, pour ainsi parler, en elle-même,
plus il faut la mettre au jour, et, comme dit saint Augustin,
quanto periculosior et tortuosior est, tanto instantius et
operosius corrigenda est. »
Ainsi donc. Tradition, doctrine et autorité des Pères,
voilà toute la force de Bossuet dans cette polémique , et cette
force est invincible.
Dans la Réponse de Monseigneur révêque de Meaux à
quatre lettres de Monseigneur C archevêque duc de Cambrai
(1) Fénelon onlendail p.ir iulrrêt propre « nn aninur naturel el délibéré de soi-
même », non vicieux, mais permis, quoique non parlait.
LES SAINTS PÈRES ET HOSSUET POLEMISTE. 557
(1698), Bossuet dit à Fénelon , après avoir admiré avec
tout le monde la fermeté de son génie, la délicatesse de ses
tours, la vivacité et les douces insinuations de son élo-
quence : « Vous alléguez saint François de Sales en preuve
de votre discours, quoiqu'il n'ait dit rien de semblable...
Les grands esprits, dit saint Augustin, les esprits subtils,
magna et acuta ingénia, se sont jetés dans des erreurs d'au-
tant plus grandes que , se fiant à leurs propres forces , ils
ont marché avec plus de hardiesse. » Et alors, l'éloquent
cvêque reproche à Fénelon, « avec douleur » , d'avoir voulu
raffiner sur la piété, « d'avoir allégué en sa faveur Albert le
Grand , saint François de Sales, saint Anselme , saint Ber-
nard, Scot, Suarez, Sylvius et les autres docteurs de l'É-
cole, qui ne parlent pas comme lui de l'intérêt propre; de
citer Tévêque de Genève pour une résignation et pour une
indifférence dont il est bien constant qu'il ne parle point.
« Voci le principe inébranlable de saint Augustin, que per-
sonne ne révoqua jamais en doute : La chose du monde
la plus véritable, la mieux entendue, la plus éclaircie, la
plus constante , c'est non-seulement qu'on veut être heureux .
mais encore qu'on ne veut que cela et qu'on veut tout pour
cela... Dieu veut que nous l'aimions, non par le désir qu'il
i\ d'avoir de nous quelque chose , mais afin que ceux qui
l'aiment reçoivent de lui le bien et la récompense éternelle .
qui n'est autre que celui qu'ils aiment. » Cent passages de
saint Augustin prouveraient cette vérité (1). »
Quant à l'anathème de saint Paul, Bossuet répète que
saint Chrgsostonie ne l'a pas entendu d'une séparation
d'avec Dieu et que, d'ailleurs, tous les Pères, saint Gré-
goire de Nazianze entre autres, ne sont pas du senti-
ment de saint Chrysostome. Pour « le sacrifice absolu » ,
on ne peut le prendre ni dans saint Chrysostome , ni dans
Clément d'Alexandrie. « Otez donc (aux quiétistes) , dit l'é-
vèque de Meaux à Fénelon , cet appui fragile que vous cher-
(1) « Vous combattez saint Augustin, dit encore Bossuet. Vous combattez tout
ensemble la nature et la grâce; vous vous combattez vous-même; vous ne voulez
qu'éblouir le monde. »
558 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
chez contre l'Écriture , contre les Phes , contre la nature,
contre vous-même... Il n'y a rien de plus net que la dis-
tinction (entre les objets premiers et seconds de la charité)
que vous ne voulez pas entendre. J'en ai marqué les fonde-
ments dans les passages exprès de tant de docteurs. Je vous
ai montré dans saint Thomas vingt endroits formels, où il
met parmi les raisons d'aimer Dieu notre béatitude éter-
nelle... J'ai mis dans notre parti saint Bonavfinture , Scot,
Suarez... C'est saint Thomas que vous attaquez sous mon
nom... Votre grand argument est par terre, non seulement
par l'autorité de saint Thomas, mais encore par la consé-
quence des principes démonstratifs, que vous établissez.
Je vous ai fait voir par les témoignages contextes de saint
Thomas, de saint Bonaienture , de Scot, de Suarez, en un
mot de toute l'École, que vous vantez sans la suivre, que
l'École arrange les motifs (de l'amour") entre eux, sans les
séparer l'un de l'autre;... que les saints, les docteurs, les
spirituels, n'ont jamais agi autrement. ... 11 faudrait (aussi)
me plaindre à vous-même de l'injustice que vous me faites
et des sentiments que vous m'imputez contre mes paroles,
à propos de saint François de Sales... En ai-je plus dit
que saint Thomas? — Montrez-moi un seul docteur de l'É-
cole qui ne dise que la béatitude est la fin dernière de la
vie humaine et de toutes ses actions... Vous êtes seul dans
(votre) pensée . vous n'avez pas nommé un seul auteur pour
(votre) sentiment; vous avez ^-àini A a g ustin . et après lui
saint Thomas et toute l'École expressément contre vous. »
Que répondre à ces autorités écrasantes? Des subtilités. Fé-
nelon ne s'en abstint pas. Son illustre rival composa aussitôt
pour les théologiens, notamment pour ceux de Rome (1),
occupés alors à l'examen de Y Ji.iplicalion des Maximes drs
saints, trois traités en latin : Dr nova rptaestione tractatus
(I) Bossuet dcclare liaulcmeiil . dans sa belle Ldlrc au cardinal Spada, (lu'il no
veut pas dicter leur décision aux liiéolosicns de Kome . ni au Souverain Pon-
tife; mais (|u'il faut « que l'univers entier sache et (jue la postérité apprenne
f|nel a clé le fond de nos pensées, et combien jurande notre v('nération pour le
Saint-Sic^e et pour le très haut et très clément Pontife Innocent XII. notre com-
mun maître ».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 559
très, — Les Mijstiques en sûretr, Mtjstici in tulo ; V École en
sûreté , ou De la notion de la chanté et de Vaniour pur;
Schola in tiito, sive De notione charitafis et amore puro ; et
le QuiélisniP ressuscité , Quictismus redirivus.
Comme on pouvait craindre à Rome que la condamna-
tion des Maximes des saints n'atteignit les mystiques en
renom dans FÉg-lise, Bossuet montre qu'ils sont à l'abri de
toute suspicion : Mijstici in tuto. Il s'agit « de sainte
Thérèse, du bienheureux Jean de la Croix et d'autres pieux
mystiques ^), sdAni François de Sales, s-oÀTiie Jeanne de Chan-
tai, le P. Alvarez Paz, le P. Baltasar Alvarez, le P. Louis
du Pont et Gerson. — Fénelon d'abord les attaque ouverte-
ment, pos palam oppagnat, soit à propos de la suspension
des facultés et des puissances de l'âme par des empêche-
ments divins, suspension extraordinaire et tout à fait au-
dessus des grâces communes, soit à propos des actes de
propre effort, que l'archevêque de Cambrai veut exclure de
l'oraison, contrairement à la doctrine de tous les spirituels,
soit à propos de la contemplation, où il veut qu'on ne songe
ni au Christ, ni à ses divins attributs, ni aux personnes de
la sainte Trinité, ce qui est encore du pur fanatisme. —
En second lieu, Fénelon tire à lui malgré eux tous ces pieux
auteurs, in suas partes invitos trahit, et toutes les objec-
tions qu'il puise dans leurs ouvrages se résolvent facile-
ment par le simple exposé du contexte. « Tout cela prouve
clairement qu'il n'importe en rien aux mystiques que le
procès de l'archevêque de Cambrai ait lieu; bien plus,
qu'il importe beaucoup que leur cause et la sienne ne soient
pas regardées comme connexes et compliquées ensem-
ble (1) ».
V Ecole n"a pas plus à craindre que les vrais mystiques
de la condamnation des Maximes des saints : c'est ce
qu'établit le traité Schola in tuto, sive de notione charitatis
et amore puro. Bossuet y déclare que, « nourri dans le sein
(I) « Ex his plane constat niliil interesse mystioorum quid D. Cameracensis causa
liatjnio multum intei-esse ne utraeque causae connexae implicitaeque habean-
tur. »
560 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
de l'École, dès sa première jeunesse, sous l'autorité delà
Faculté de théologie de Paris , il lui est facile d'acquiescer
à ses opinions et à ses décrets, et il ne doute pas que l'Aca-
démie de Louvain (1), imbue de la doctrine de saint Au-
gustin et de saint Thomas, ne condamne les nouvelles er-
reurs des quiétistes. » — II définit d'abord la charité d'après
saint Augustin, le Maître des Sentences , saint Thomas, Scot
et les autres théologiens, « un mouvement de l'âme qui la
porte à jouir de Dieu pour lui-môme et de soi et du prochain
pour Dieu ». Il cite ensuite longuement (2) sur l'amour na-
turel de la béatitude saint Augustin , le Maitre des Senten-
ces, saint Thomas^ Estius, Sylvius (3). Mêmes autorités in-
voquées à propos de l'amour de la béatitude surnaturelle,
et de plus, saint De/tis, saint Boiuiventure et saint Bernard.
Quant à Scot, quoi qu'il contredise souvent saint Thomas,
il est d'accord avec lui sur les motifs primaires et secon-
daires de la charité (i). — Fénelon abuse de la formule sco-
lastique qui dit que \k charité est l'amour de Dieu « sans au-
cun égard à nous, n?i/lo respectu ad nos : ni saint Ajigustin,
ni saint Denis, ni saint Grégoire de Nazianze, ni saint Tho-
mas n'excluent de la charité la pensée de la vie future. Il
suffit, pour s'en convaincre , de citer la définition de la cha-
rité donnée par saint Augustin , répétée par le docteur an-
gélique et acceptée par toute l'École (5). Il suffit ensuite de
voir ce que saint Thomas, sdàni Bonaventure, seâni Augustin
et toute l'Ecole entendent par l'espérance, qui a pour objet
la béatitude éternelle, c'est-à-dire Dieu, comme la cha-
rité (6). Cette charité , en tant qu'elle est un amour mutuel,
a été comprise par saint François de Sales et saint Bernard
autrement que ne le dit Fénelon (7). Il se trompe aussi sur
(1) nossuet en parle, parce (|iril répond à une Lettre d'un Hwolor/iende Louvaiii
à un docteur de Sorbonnc, I(i!t8. Fénelon en était l'auteur. Il accusait son adver-
raire d'avoir attaqué et repoussé la notion de la charité, communément enseignée,
et de vouloir renverser toute la théorie de la charité parfaite du jiur amour.
(■2) Quaestio II.
(:i) Bossuet conclut qu'en l'attaiiuant Fénelon « attaque saint Tliomas . saint
Augustin, la théologie, la nature, et s'attaciue lui-même ».
(4) QuacHlio V. — (.■;) Quaestio VI. — ((>) Quaestio VII. — (7) Quaestio IX et Quaes-
tio X.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 561
l'amour du quatrième et du cinquième degré , comme le
prouvent les textes les plus clairs de saint Thomas. Il a tort
encore d'alléguer le texte de Moïse : Dele me de lib/o
vitae (1), et Tanathème de saint Paul, puisque saint Au-
gustin affirme que Moïse a dit cela avec sécurité, securus
hoc dirit. L'abbé Le Dieu (*2j nous raconte que Bossuet était
heureux d'avoir trouvé là « en un mot le point de déci-
sion. Ce securus hoc dixit explique, disait-il, le dévoue-
ment de Moïse et par conséquent l'anathème de saint Paul,
et le sacrifice absolu, par impossible, des âmes peinées
(ce sont choses, en effet, impossibles, et qui se font avec une
si pleine sécurité qu'il n'en sera rien); et ce petit mot, qui
tranche absolument le Quiétisme par la racine, a tellement
embarrassé ses défenseurs qu'ils n'ont seulement jamais en-
trepris d'y répondre : de même des autres principes de ce
Père sur le désir d'être heureux, par lesquels il (3) a poussé
son adversaire à la contradiction.
« Il n'était pas moins habile à trouver dans l'Ecriture de
pareilles décisions, nettes, précises, en un mot, comme il fit
encore sur cette question si importante du Quiétisme, qu'on
ne peut pas se désintéresser du désir d'être heureux : « Car,
disait-il, cette question est décidée par la fin même de tous
les préceptes, et de celui de la charité comme des autres,
que Dieu a marquée par ce petit mot : Ut benc sit tibi.
« Écoute, Israël, garde ces commandements du Seigneur;
aime le Seigneur ton Dieu ». Pourquoi? Afin que tu sois
heureux. C'est ce petit mot, tant de fois inculqué dans
cette dispute, qui est néanmoins demeuré sans réponse. Et
ce mot, M. de Meaux le trouvait employé par saint Augustin
dans des passages exprès au sens qu'il l'employait lui-
même, pour faire voir que le motif de nous rendre heureux
est inséparable du précepte même de la charité. Je ne par-
lerai pas de ces autres mots : le Seigneur ton Dieu; termes
relatifs à nous, expressifs de l'être souverainement parfait,
souverainement bon, et communicatifs , sur lesquels notre
(I) Exode, XXXII, 3-2. — (2) Mémoires, t. I, p. M. — (3; Bossuet.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 3G
562 BOSSUEÏ ET LES SAINTS PERES.
docteur appuyait avec une force invincible pour y montrer,
après l'École , l'union et la subordination des motifs pre-
miers et seconds de la charité : Dieu bon en lui-môme et
Dieu bon à nous ».
Bossuet répète, dans la Question XII* de Y Ecole en sûreté,
ce qu'il a dit ailleurs, que saint Chrysostome pense autre-
ment que Fénelon sur Tanathème de saint Paul, et que,
d'ailleurs, ni saint Augustin, ni Cassien, ni saint Grégoire
de Nazianze ne sont de l'avis de saint Chrysostome. Sur la
question de la fin dernière et du souverain bien, saint .4m-
broise, SRmt Augustin, saint Thomas condamnent l'arche-
vêque de Cambrai (1), comme saint Bernard, saint Chry-
sostome. saint Amhroise, saint Augustin et \e Docteur angé-
lique lui donnent tort sur la question de l'espérance et du
désir du salut (2), Les passages de saint Thomas, d'Estius,
de saint Bonarenture, de Denis le Chartreux, que cite Fé-
nelon à propos de l'amour naturel de soi-même, se retour-
nent contre le Quiétisme ou ne s'y rapportent pas (3).
Dans une seizième et tlernirre questioti, Bossuet récapitule
toutes les erreurs de l'archevêque de Cambrai qui. sous le
nom de l'évêque de Meaux, combat saint Augustin, le Mai-
tre (les Sentences , saint Tho7nas , saint Bonaventwe , Scot,
les autres princes de l'École, Estius, Sglrlus^ Suarez, sans
parler de saint Bernard et d'Albert le Grand. « Jamais on
ne s'est plus dangereusement joué de la religion qu'on ne
le fait maintenant. »
La question de droit semble désormais vidée : il est évi-
dent pour tout homme impartial que l'auteur des Ma.rhnes
professe des doctrines contraires à la foi chrétienne, subver-
sives de la vraie spiritualité et de la morale, et que, pour
étayer les chimères d'un dangereux illuminisme, il inter-
prète à faux et allègue mensongèrement l'autorité des Pères
de l'Église, des docteurs de la foi, des maîtres de la vie
spirituelle.
Heste une question de fui/ : le livre des Maximes et tous
(1) Quaesdo XIII. — (-2) Quuvstio \IV. — (:t) Quaestio XV.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 563
les autres écrits composés pour le défendre reproduisent-
ils Terreur du Quiétisme, déjà condamnée par l'Église? —
Oui, répond le traité le Quiétisme ressuscité, Quictisnius
redivivus. Bossuet n'a pas ici à parler directement des Pères
de l'Église : il se contente de défendre saint Augustin (1),
Clément d'Alexandrie (2) , saint François de Sales (3) ,
sainte Thérèse et saint Jean de la Croix (4), contre les faus-
ses interprétations de leur doctrine données par Fénelon.
Ce qu'il y a de plus significatif , ce qui révèle le mieux
la pensée intime de Bossuet, c'est le petit Index ^ Indiculus,
des questions traitées dans l'ouvrage latin qu'on vient d'a-
nalyser. Après l'Écriture et les Conciles, l'auteur passe aux
Pères : Jam ad Patres.
« De la béatitude et des causes de l'amour. Ambroise,
Schoi. i/i tut., n. 4, prop. 3; it. n. 137, etc.
« De même des causes d'aimer, saints Grégoire de Na-
zianze , Augustin, Cassien, Thomas d\Aquin' Schol. in
tut., n. 100, 101, 102, 103.
(( Augustin, de l'amour nécessaire de la béatitude, Schol.
in tut. etc. De l'amour de soi... Le pur amour n'est pas
moins inconnu d'Augustin, n. 294 à 299.
(( De saint Bernard et des deux causes d'aimer. Mgst. in
tut., etc.
Le Dieu (5) nous affirme que Bossuet « lut et relut plu-
sieurs fois saint Bernard pour combattre le Quiétisme et
qu'il s'en servit avec l'avantage que l'on sait ».
« Du Maître [des Sentences). Schol, in tut., n. 8.
« D'.l/ô^v/ le Grand, Schol. in tut., n. 237 à 243.
« De saint Thomas, ou de l'objet de la charité et de
l'amour de la béatitude soit naturelle, soit surnaturelle, et
de la nature et de l'objet de la volonté : Schol. in tut.,
n. 8 à 19, etc.
« De Scot et de Suarez: Sch. in tut., n. 87, 88, 89, 127.
(1) Admonitio praevia , •2-2, 41, Sectio \'^, cap. n, Sectio VH", xxii.
(2) Sectio V», cap. II.
(3) Sectio V, cap. iv. et v. et Sectio VH", xxi et xxii.
(4) Sectio VP, cap. m, et Sectio VU".
(5) Mémoires, t. I, p. 5".
564 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
« De la conciliation de l'école thomiste avec l'école sco-
tiste : Sch. in tut., n. 83, 84.
« De saint Bonavcnfni'f : Sc/i. in tut., n. 63 à 80, etc.
« Des autres scolastiques , Durand, Gabriel, etc. : Quiet,
red., sect. 5, c. 3, n. 8.
<( Des mystiques , sur la pratique des mœurs.
« Du livre de Vlmitation de Jésus-Christ : Mijst. in tut.,
n. 226 à 241.
(( De sainte Thérèse : Myst. in tut., première partie pres-
que entière.
<( Du bienheureux Jean de la Croix, etc.
« De saint François de Sales, de la résignation et de l'in-
différence : Myst. in tut. n. 216 à 225, Schol. in tut., n. 150-
152.
u De l'archevêque de Cambrai sur l'amour de la béati-
tude... Cet amour aveugle répugne à saint Augustin et
saint Thomas...
« De la récompense éternelle comme excitant et enflam-
mant le pur amour... Voir sous les titres de saint Thomas,
de saint Bonaventure , de Scot, de Suarez et des autres
scolastiques et mystiques.
(( Des suppositions impossibles et de leur valeur. Des
interprétations diverses de Grégoire de Nazianze , et de
Chrgsostome. — Dans ces suppositions, la sécurité est éta-
blie par saint Augustin et par saint Chrgsostome : Sch. in
tut., n. 240-242, etc.
« Des actes de propre effort blâmés à tort... Du sens pro-
pre des Pères et de saint Augustin : Myst. in tut., n. 120
à 128, et Quietism. red. sect. , 6, etc.
(( Que l'oraison de quiétude, ou de simple intuition,
ou passive et contemplative, de sainte Thérèse, de saint
François de Sales, de Jean de la Croix, de Balthasar Alva-
rez et des autres bons mystiques du dernier siècle, est
constituée par un empêchement divin, réel et véritable, d'où
naissent l'impuissance et la suspension des pouvoirs de
l'ûme et des actes de propre effort : Myst. in tut., partie
V\ etc.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 565
« Sur cette impuissance, on voit par un seul mot de
sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix que . dans cette
oraison , l'âme , même en le voulant . ne saurait méditer :
n. 137.
« Jusqu'à quel point les extases et toutes les choses ex-
traordinaires doivent être écartées de cette même oraison,
d'après sainte Thérèse ,.. sdiini Jean de la Croix,.. Balthasar
Alvarez et Louis du Pont, etc., etc. »
Après des traités si clairs et si irréfutables , dont Bossu et
disait le IT mars 1698 (1 1 : '< Il faut espérer qu'à cette fois
la tour de Babel et le mystère de la confusion sera détruit »,
on se demande où sont dans Bossuet la passion, l'animosité,
la haine, la jalousie, la dureté, qu'on lui a si souvent repro-
chées. Ce qui est dur dans Bossuet , ce qui est inflexible ( 2j^
ce qui est impitoyable, ce n'est pas l'homme, ce n'est pas
le prélat , qui portait si bien son nom de Bénig-ne et à qui
Saint-Simon trouvait <( une douceur charmante » : c'est le
raisonnement , c'est la logique , c'est la foi sereine et iné-
branlable. Fénelon jette des cris de victime, toutes les fois
qu'il est touché par un argument péremptoire , comme font
ces personnes à qui la logique , quand elle les contrarie ,
produit l'effet d'une insulte. Où Fénelon n'a pas de répli-
que, il crie à l'outrage, à la cruauté. Bossuet, lui — ses
Lettres en font foi — n'a eu d'autre souci que celui de la
vérité. On peut mettre hardiment ses détracteurs au défi
de signaler un seul mot de lui qui indique de l'irritation
haineuse contre Fénelon. Il y a dans ses œuvres de vigou-
reuses et sanglantes apostrophes; mais il reste toujours par
le fond de ses entrailles attaché à son ancien ami; il en de-
mande, il en espère le retour (3) ; et quels accents d'une su-
prême éloquence ne trouve-t-il pas pour exprimer la dou-
leur que lui cause une lutte regrettable, où se réalise
pleinement ce qu'il avait écrit en 1692 contre Dupin à pro-
(1) Lettre à son neveu.
(-2) Il écrivait à M"i= d'AII^ert de Liiynes en KiO" « qu'il était aussi tendre pour
les personnes (\\ï inflexible contre la doctrine ».
(3) « Je ne souhaite, dit-il. que de voir M. de Cambrai parfaitement séparé
d'avec ceux dont la soumission est ambiguë. • (Relation, Section X.)
506 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
pos de Théodoret : « Un grand homme entêté devient bien
petit (1). »
La Rplafion sur h' Quirtisinp, qui eut tant de retentisse-
ment à la fin de 1G98, suffirait seule à montrer la sereine
grandeur de l'évêque de Meaux.
Les Pères tiennent dans ce récit moins de place que dans
les œuvres didactiques. Mais Bossuet affirme [Section VI, 7)
que dans ses États d'oraison « il enseignait la théologie de
toute l'Église » et que dans l'article 33 des conférences
d'Issy on avait « tout dit sur les conditions et suppositions
impossibles : il n'en fallait pas davantage pour vérifier ce
qu'en avaient dit saint Chrysostome et les autres saints, qui
n'ont jamais introduit ces suppositions qu'avec l'expression
du cas impossible. Mais ce qui suffisait pour les saints ne
suffisait pas pour excuser M"^" Guyon (2) ». Après avoir re-
levé deux « manifestes erreurs » dans l'interprétation don-
née par Fénelon d'un texte de saint Thomas (3), Bossuet
établit que l'archevêque de Cambrai ne peut citer pour son
sentiment aucun docteur qui ait un nom [%) : il nomme
les Pères (5) et quelques auteurs ecclésiastiques qu'il tâche
de traîner à lui par des conséquences; mais où il ne trouve
ni son sacrifice absolu, ni ses simples acquiescements, ni
ses contemplations d'où Jésus-Christ est absent par état,
ni ses tentations extraordinaires auxquelles il faut succom-
ber; ni sa grâce actuelle, qui nous fait connaître la volonté
de bon plaisir en toutes occasions et dans tous les événe-
ments; ni sa charité naturelle, qui n'est pas la vertu théo-
logale ; ni sa cupidité qui , sans être vicieuse , est la racine
de tous les vices; ni sa pure concupiscence, qui est, quoi-
([ue sacrilège, la préparation à la justice ; ni sa dangereuse
séparation des deux parties de l'àmc, à l'exemple de Jésus-
Christ involontairement troublé; ni sou malheureux retour
à ce trouble involontaire; ni son amour naturel, qu'il ré-
(1) Remarques sur les Concilrs. etc.; cliap. iv, Dixième Rem.
(-2) Section VI, '11.
C.i) Section VU, 13 et 14.
(4) Section X, -2.
(.'») Section XI. Conclusion.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 567
forme tous les jours au lieu de le rejeter une bonne fois
tout entier comme également inutile et dangereux dans l'u-
sage (ju'il en fait; ni ses autres propositions,., qui sont les
fruits d'une vaine dialectique, d'une métaphysique outrée,
de la fausse philosophie que saint Paul a condamnée... Je
ne lui raconterai pas tous ceux que leur bel esprit a
déçus; je lui nommerai seulement au neuvième siècle un
Jean Scot Érigène , à qui les saints de son temps ont repro-
ché, dans un autre sujet à la vérité, mais toujours par le
même esprit, sa vaine philosophie. C'est par où il faisait
dire aux Pères du concile de Valence que, « dans des temps
malheureux, il mettait le comble à leurs travaux, et que
lui et ses sectateurs, en raffinant sur la spiritualité, et,
pour parler avec ces Pères, en composant « des ragoûts de
dévotion qui étaient à charge à la pureté de la foi , de-
vaient craindre d'être importuns aux gémissements de
l'Église ».
Si l'on veut se faire une juste idée de l'opinion publique
à propos de cette célèbre Relation sur le Quiêtume, il faut
lire la lettre qu'un homme du monde, un lettré, témoin
impartial de la discussion entre Fénelon et Bossuet, Charles
Perrault, écrivait à ce dernier, le 9 juillet 1698 :
« Je ne puis, Monseigneur, vous dissimuler que jusqu'ici
il me semblait, comme à la plupart du monde, que vous
traitiez un peu rudement, quoique avec justice, un de vos
confrères dans l'épiscopat et de vos amis très particuliers.
Mais depuis que j'ai lu le dernier ouvrage (1) que vous
m'avez fait l'honneur de m'envoyer, où vous racontez com-
ment les choses se sont passées et quel est le caractère de
M"" Guyon, je trouve que vous avez trop épargné votre
confrère et attendu un peu trop longtemps à le faire con-
naître. Je vous demande pardon , Monseigneur, de la liberté
que je prends; mais cette faute est si belle, elle marque
tant de bonté et de générosité que je serais fâché (|ue vous
ne l'eussiez pas faite. Le démon n'a guère de plus vilaine
(1) Il s'agit de la Relation sur le Quiétisme.
568 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
qualité que celle d'accusateur de ses frères; et à moins que
la gloire de la religion et l'intérêt de l'Église ne le deman-
dent, comme en cette rencontre, où l'un et l'autre sont mor-
tellement blessés, un silence charitable me semble devoir
couvrir toutes les autres fautes. Je ne puis donc , Monsei-
gneur, vous trop féliciter sur l'honneur que vous remportez
dans toute cette affaire et sur le grand bien que vous pro-
curez à l'Église en lui découvrant les erreurs effroyables
qu'on semait dans son sein. Il y a longtemps qu'il ne s'en
est élevé de si dangereuses, ni de plus dignes d'un si sage
et si habile extirpateur. Tous vos ouvrages sur cette matière
sont admirables; mais ce dernier, semjjlable aux autres
pour la solidité, l'élégance et l'érudition , semble l'emporter
par l'utilité dont il est à désabuser tout le monde. »
Daguesseau dit pourtant dans ses Mémoires , VIII : « L'é-
vêque de Meaux était respecté comme un soleil couchant,
dont les rayons allaient s'éteindre avec majesté; l'arche-
vêque de Cambrai, regardé comme un soleil levant, qui
remplirait un jour toute la terre de ses lumières. C'était une
personne à ménager, un premier ministre. »
Si donc il y eut cabale en 1697-98 1 1 ), ce fut en sa faveur,
et cela à Rome encore plus qu'en France, parce queFénelon
passait pour « défenseur de l'autorité du Pape , de l'anti-
jansénisme et des moines », que Bossuet voulait soumettre
au droit commun. D'ailleurs, l'ambassadeur de Louis XIV
auprès du Saint-Siège, le cardinal de Bouillon, « l'enfant
rouge », comme on l'avait longtemps appelé, haïssait les
Noailles,les Tellier, l'évêque de Chartres, « un cuistre vio-
let », et Bossuet, auquel il a voulu ravir l'honneur d'avoir
converti Turenne, l'oncle du cardinal. Aussi Bouillon n'é-
pargna-t-il rien pour empêcher d'abord, puis différer, en-
lin atténuer la condamnation de Fénelon.
Celui-ci, accablé par les révélations foudroyantes de la
(I) .M. Algar Griveau a exagéré les intrigues de ce (|iril appelle le « parti galli-
cano-jansénieii-meldistc ». Bossuet était gallican: mais il n'a jamais été jan-
séniste. I.e jansénisme, d'ailleurs, déplaisait souverainement à la cour et à
Louis XIV.
LES SAINTS PERES ET I50SSUET POLEMISTE. 569
Relation, répondit avec toutes les grâces, tous les éclairs
d'une imagination brillante, et essaya de se donner toute la
blancheur du cygne. Mais les Remarques sur la Réponse à
la Relation sur le Quiéfisme vinrent montrer aussitôt (fin
de 1698) aux plus prévenus que la vérité est implacable.
On y voit que Fénelon « insulte perpétuellement (Bossuet)
sur des faits sans preuve, et qu'il lui fait dire à chaque
page le contraire de ce qu'il dit (1) ». « On attaquait sous
mon nom, dit Bossuet, les sentiments et les propres termes
de saint Thomas (2)... On m'accusait « d'un des crimes des
plus qualifiés qu'on puisse commettre (la violation du secret
de la confession) (3).., On me reprochait (4) « de n'avoir
jamais lu ni saint François dp Sales , ni les autres livres
mystiques,... d'être ignorant de la vie mystique... Mais on
peut être instruit dans les principes de la vie intérieure et
spirituelle, sans avoir songé à lire ni Rusbroc, ni Har-
phius, ni même Tanière, auteurs dont je ne vois pas que
M. de Cambrai se soit servi : car pour saint François de
Sales, sans lire beaucoup, je l'avoue encore, son Traité de
r amour de Dieu, j'avais donné de l'attention, surtout de-
puis que je suis évèque et chargé de religieuses, à ses Let-
tres, où je trouvais tous ses principes, et à ses Entretiens.
Si je n'avais pas jugé nécessaire une profonde lecture du
bienheureux Jean de la Croix, j'avais lu sainte Thérèse,
sa mère. Mais quoi! veut-on m'obliger à vanter ici mes
lectures? J'ai assez lu les mystiques (5) pour convaincre
M. de Cambrai de les avoir outrés : en parlant sur l'oraison,
(1) Avant-Propos. Raisons de cet ouvrage.
(2) Article premier, § II.
(a) S III, IV, V. — (4) Article VII.
ç>) Bossuet aurait pu dire à Fénelon que l'archidiacre de Metz avait étudie les
mystiques, prêché le Panégyrique de sainte Thérèse et rédigé le Règlement du
Séminaire des Filles de la Propagation de la Foi, établies en la ville de Metz,
par M. l'abhé Bossuet, docteur en théologie et supérieur de la maison, — règle-
ment qui fut imprimé en IG'l (Paris, Muguet, in- 18 de "1 pages), mais qui avait été
composé en -1638. Il porte qu'après rÉcrilure Sainte, « les autres livres spirituels
seront l'Imitation de Jésus, les Œuvres de Grenade et de M. de Genève, les Epî~
très spirituelles d'Avila et autres que les directeurs leur enseigneront ». Ainsi
Bossuet faisait du mysticisme et du meilleur, alors que Kénelon , en I&'iS, t était
un enfant de T ans. N'est-il pas étrange que cet enfant, grandi, il est vrai, et de-
venu illustre, ait la prétention d'enseigner à Bossuet « ignorant » des choses que
celui-ci savait et pratiquait depuis quarante ans?
570 BOSSULT ET LES SAINTS PERES.
j'ai fait mon trésor de la parole de Dieu, sans rien donner
autant que j'ai pu à mon propre esprit; et attaché aux
saints Phes et aux principes de la théologie dont la mysti-
que est une branche. (1)»
Voici la réponse de Bossuet sur la comparaison de Pris-
cille et de Monta n (-2) : « M. de Cambrai en revient à toutes
les pages à cette comparaison, comme si elle était trop
odieuse. Priscille était une fausse prophétesse. Montan l'ap-
puyait. On n'a jamais soupçonné entre eux qu'un com-
merce d'illusions de l'esprit. M, de Cambrai demeure
d'accord que son commerce avec M"" Guyon était connu et
roulait sur sa spiritualité , que tout le monde a jugée mau-
vaise; je n'ai donc rien avancé qui ne soit connu, rien cjui
ne soit assuré, et renfermant ma comparaison dans ces bor-
nes, je ne dis rien que de juste. » — Bossuet montre enfin
« que Famour pur qu'il condamne est celui dont Y Ecole ne
parla jamais... M. de Cambrai, qui ne cesse d'alléguer
Y Ecole, ne saurait nous produire un seul théologien pour
son amour du cinquième rang", distingué de l'amour du
quatrième... Il oublie que j'ai pris (mes) termes et (ma)
doctrine des deux princes de l'École , saint Thomas et Scot,
comme je l'ai démontré ailleurs (3)... Le pur amour que
saint Louis enseignait à ses enfants (4) est-il d'une autre
nature que celui cjue toute rÉcole attache à la charité tou-
jours désintéressée selon saint Paul? »
Dans la Réponse aux préjugés décisifs de M. Varchevê-
que de Cambrai , 26 janvier 1699, Bossuet dit qu'il a avancé
sa doctrine (sur le désir de la béatitude) « comme com-
mune à toute l'École, sans qu'on pût lui opposer un con-
tradicteur ». Quant à « la suspension des puissances » de
l'Ame, Fénelon ne « parle pas d'un passage tranchant,
où sainte Thérèse et le bienheureux Jean de la Croix ont
dit d'un commun accord que l'âme dans la quiétude « ne
(I) Article XI. s IV.
(-1) Il avait (lit que ■ la nouvelle l'riscille avait trouvé son Montan ••
(3) Conclusion . g III.
(4) Fénelon avait reproché à Rossuet un i)assapre « des thèmes donnés à M*' le
I)au|iliin ()) sur Vinstruclion de saint Louis à sn fille Isabelle ».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. :,~l
pourrait pas discourir quand elle voudrait ». Cet endroit
est d'autant plus décisif qu'il est plus court » et confirmé,
d'ailleurs, par saint Augustin. Après avoir détruit les « cinq
préjugés » de M. de Cambrai, Bossuet établit « de vérita-
bles préjugés, c'est-à-dire des choses jugées » contre lui :
« Nous n'avons jamais attaqué l'amour pur de V Ecole;..
l'amour pur de M. de Cambrai n'a jamais été enseigné par
aucun docteur. »
La Réponse cVun théologien (Bossuet) à la iwemif're let-
tre de M. Varchevéque de Cambrai à M. Vévêque de Char-
tres [i)., 30 janvier 1699, nous apprend que « tout ce qu'il
y a de controversistes , et, pour parler plus généralement,
tout ce qu'il y a de théologiens, en traitant de la bonté et
honnêteté de l'espérance chrétienne, demandent, contre
les protestants, si c'est péché de servir Dieu dans la vue
de l'éternelle récompense, et ils répondent unanimement
que le contraire est expressément défini par le concile de
Trente. Le cardinal Bellarmin, Estius, Suarez^ (tous) les théo-
logiens l'un après l'autre , ont suivi positivement l'opinion
contraire à celle de Fénelon (2). <( Vous avez de belles pa-
roles, lui dit Bossuet; tout le monde le reconnaît; mais
l'embarras qui est dans le fond ne peut se couvrir, et on
voit que vous ne savez pas où poser le pied; car s'il faut
dire encore un mot de la négligence des lettres, où vous
mettez votre refuge, vous savez que les saints docteurs, les
Basile , les Jérôme , les Augustin, les Bernard, n'ont rien
écrit plus exactement que les lettres où ils traitaient de la
doctrine. »
Pourquoi la critique et l'histoire oublient-elles toutes ces
choses qui expliquent et innocentent la conduite de Bos-
suet? Pourquoi ne veulent-elles pas souscrire à ce que Fé-
nelon disait de lui-môme [Correspondance , t. VI, p. 196) :
« Je ne puis expliquer mon fond. Il m'échappe , il me parait
subsister à toute heure... Le défaut subsistant et facile à
(I) M*''' Godet des Jlarais. qui avait piis la résolution de ne pas répondre à Fé-
nelon.
(% Bcuxième question.
572 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
dire , c'est que je tiens à moi et que F amour-propre me dé-
cide souvent. »
Les Passages éclaircis , ou Réponse au livide intitulé Les
principales jjropositions du livre des Maximes des saints
justifiées par des expressions plus fortes des saints auteurs ,
avec un Avertissement sur les signatures des docteurs et sur
les dernières Lettres de M. l'archevêque de Cambrai, pa-
rurent en février 1699. — Bossuet déclare encore une fois (1)
qu'il (( n'a fait que suivre de mot à mot non seulement ces
fameux docteurs des Pays-Bas, Estius et Sylvius, mais en-
core ^diini Aug ustin et saint Thomas, qu'eux et toutes leurs
Facultés reconnaissent pour maîtres. (( J'ai toujours sou-
tenu, continue-t-il , la doctrine commune de X Ecole et de
saint Thomas. C'est avec saint Thomas, c'est avec toute
Y École, c'est avec saint Augustin, de mot à mot, que j'ai
posé le principe de la béatitude comme clair, comme uni-
versel, comme incontestable... C'est d'après toute YEcolf,
saint Thomas et saint Augustin, Jésus-Christ même qui ex-
cite tous ceux qu'il attire du dehors. » Après avoir posé une
« règle pour juger des expressions exagératives et sept
principes généraux de solution tirés de cette règle et de
l'autorité des saints (2) », l'évêque de Meaux cite en faveur
de ces sept principes les « autorités des saints Pères » :
saint Augustin, les passages des autres Docteurs qu'il a
rapportés ailleurs, Denis le Chartreux, saint Chrî/sostome,
saint Bernard, saint Basile. A la lumière de ces principes et
de ces docteurs, il discute, il réduit à néant les textes al-
légués de la bienheureuse Angèle de Foligni. de saint
François de Sales, du F. Laurent, de Louis de Blois, du
bienheureux .fra/i de la Croix; puis « les passages spécu-
latifs sur les suppositions impossibles de saint Clément
d'Alexandrie, de saint Chrgsostome , d'Avila, de Rodrigue:,
de Sylvius, du cardinal Bona, de sainte Thérèse, de saint
François de Sales, et de quatre auteurs cités pour les der-
(1) Arerlissrmenl.
(-2) Cliap. III ot IX.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 573
nières épreuves >> , snïnt Augustin, Blo.s/iis, le bienheureux
Jean de la Croix et saint François de Sales.
Il n'y a rien à dire du Dernier éclaircissement sur la Ré-
ponse de M. Varchevèque de Cambrai aux Remarques de
M. de Meaux, écrite en mars 1699, publiée seulement par
M. Lâchât et où Bossuet montre, Article l"'', « que tout l'ef-
fort de M. de Cambrai tend à justifier AP" Guyon », et
Article II, « les excès et emportements de M, de Cambrai
dans ses derniers discours ». Bossuet aurait pu signaler
surtout les agissements de Fénelon, qui s'appuyait à Rome
sur tous les cardinaux ennemis de la France , cardinaux de
l'Espagne et de l'Empire.
Le Mandement de M^'' l'évéque de Meaux pour lapubli-
cation de la Constitution de Notre Saint-Père le Pape In-
nocent XII, du 12 mars 1699, portant condamnation et dé-
fense du Livre intitulé : Explication des Maximes des Saints
sur la vie intérieure, etc., contient ces grandes et belles pa-
roles : « Le même esprit de la tradition qui a fait parler le
chef visible de l'Église lui a uni les membres... Nous avons
eu la consolation tant désirée et tant espérée de voir M^' l'ar-
chevêque de Cambrai s'y soumettre le premier, simplement,
absolument et sans aucune restriction. »
Ce Mandement est daté du 16 août. Bossuet n'étalait donc
pas précipitamment son triomphe, déjà vieux de cinq mois.
Dans l'A, Relation des actes et délibérations concernant la
Constitution en forme de Bref de Notre Saint-Père le Pape
Innocent XII, le douzième de mars 1699, etc., avec la déli-
bération prise sur ce sujet, le 23 juillet 1700, par l'Assem-
blée générale du clergé de France, à Saint-Germain en Laye,
on remarque ces mots significatifs : « Les saints Pères
(saint Athanase, saint Hilaire, saint Augustin), nous ont
laissé plusieurs semblables recueils , où, pour l'instruction
des fidèles, tant de leur âge que des siècles futurs, ils ont
réduit les actes publics dans la suite d'un récit. »
N'est-ce pas là le digne épilogue d'une polémique com-
mencée, soutenue, terminée au nom de la Tradition et
des saints Pères? Il convenait bien à l'illustre évéque de
574 BOSSLET ET LES SAINTS PERES.
Meaux. au moment même où son rival, « superbe et cons-
terné » (1) , écrivait qu'il ne s'était jamais rétracté, etc. (2) ,
il convenait bien à l'illustre évèque de Meaux, après avoir
loyalement tendu la main à un noble vaincu (3) , de met-
tre encore une fois sous le patronage des Docteurs et des
Pères de l'Église la victoire qu'il leur devait sur un ad-
versaire bien moins versé dans la Patrologie et « parlant
contre les idées du torrent de l'École (i) ».
Le P. Cloche, général des Dominicains, écrivait de Rome
à Bossuetle5 mai 1699 : « J'ai une extrême consolation que
les religieux de mon ordre , dans une affaire aussi impor-
tante que celle qu'a occasionnée le livre de M. l'archevê-
que de Cambrai, aient pu, en suivant la doctrine de saint
Thomas, contribuer à en faire faire la condamnation. Vos
grandes lumières, 3Ionseigneur, y ont eu la meilleure
part... L'Église entière vous en a obligation, et si la France
voit une erreur arrêtée qui pouvait troubler la paix que le
roi a donnée, l'une et l'autre doivent avouer que Votre
Grandeur a bien travaillé et fort heureusement, pour en
découvrir le venin. On nous donne avis qu'il parait à Paris
quelque petit livre qui attaque saint Augustin et saint Tho-
mas ; . . . si on méprise les Pères et les docteurs de l'Église ,
il est à craindre qu'on ne travaille à ruiner la religion.
l^ant que Dieu conservera Votre Grandeur, on aura un
grand défenseur. C'est, Monseigneur, ce que je demande à
Dieu avec tout mon ordre. »
Voilà l'idée qu'on avait de Bossuet à Rome et dans l'un
des plus célèbres ordres religieux de l'univers : on voyait
en lui « le grand défenseur des Pères et des docteurs do
l'Église ».
Quelques mois plus tôt, le 11 juillet 1698, Dom Innocent
le Masson, prieur de la Grande-Chartreuse, l'appelait « un
(\) Le mot est de Bossuet dans une Lettre du 'H'> mai I(i!i9 à son neveu.
(-2) Voir plus haut, page <>!). en note.
(.'*) C'est au lendemain de la Quasimodn KiîHi que Uossuct déclara avoir fait des
avances à Kcnelon cl envoya en Flandre son grand vicaire, l'abljé de Saint-An-
dré. Des incidents fàclieux cmpè(;liùrent la réconciliation de se réaliser.
('<) Lcllre.i relatives a l'affaire du Quivtisuie. — Les XX articles de M. de Cam-
brai avec les réponses de M. de Meaux, art. XI.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 575
si fidèle et si docte défenseur de la foi catholique et de la
morale chrétienne,... un grand défenseur de rÉglisc, qui
mérite d'être écrit dans le catalogue des Athanasc, des
Chrysostome et des Augustin (1) ».
ARTICLE VII
Les saints Pères
et la Polémique contre les Critiques et les Philologues.
La parole « impérieuse et dominante (2) » de Bossuet,
après avoir triomphé du Quiéstisme et s'être si naturelle-
ment imposée à l'Assemblée de 1700, devait encore se faire
entendre, 1702-1704, contre les nouveautés « d'une dan-
gereuse et libertine Critique. », dont quelques catholiques
se laissaient infecter (3).
Ce n'était pas, d'ailleurs, la première fois que le défen-
seur de la Tradition et le champion des Saints Pères éle-
vait la voix en faveur de leur doctrine.
§ I"". — Le P. Malebranche.
Le 6 juillet 1681, Bossuet écrivait à l'abbé Nicaise, cha-
noine de la Sainte -Chapelle de Dijon : « Pour (le livre)
Delà Nature et de la grâce {k), de l'auteur de la Recherche
(le la Vérité, je n'en ai pas été satisfait, et je crois que l'au-
teur le réformera; car il est modeste et ses intentions sont
très pures. Mais il me semble qu'il n'a pas fait toutes les
lectures nécessaires pour écrire de la grâce, ni assez consi-
déré tous les principes qui servent à décider cette ma-
tière. » — Ces principes, on n'en saurait douter, ne sont,
dans la pensée de Bossuet, que les principes de saint
Augustin , « l'incomparable docteur » de la grâce.
Dans la même lettre, l'évêque de Meaux trouvait que le
(1) Voir les Lettres relatives à l'a/faire du Quiétistne.
(-2) Le mot est de Leibniz. Lettre du 3 septembre 1700.
(3) Lettre à Nicole, du 7 déecmhre ICill.
(4) Il avait paru en liiSO. — Bossuet l'appréciait ainsi : Pulchra, nova, falsa.
57G BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
livre d'Arnauld, à propos de la Lettre de M. Spon au P. de
la Chaise, confesseur du Roi , sur l'antiquité de la religion
était <( un ouvrage fort et d'une très bonne et très solide
doctrine. Notre bon ami iM. Spon, ajoutait-il, avait bien dit
des pauvretés dans sa lettre ». — Ces pauvretés étaient sur-
tout des nouveautés, combattues par Arnauld.
On connaît la Lettre célèbre à un disciple du P. Male-
branche, 21 mai 1687 : « Votre discours... n'est qu'une ré-
pétition, pompeuse à la vérité et éblouissante , mais enfin
une pure répétition de toutes les choses que j'ai toujours
rejetées dans ce nouveau système, en sorte que plus je me
souviens d'être chrétien, plus je me sens éloigné des idées
qu'il nous présejite... Je ne remarque en vous autre chose
qu'un attachement tous les jours de plus en plus aveugle
pour votre patriarche; car toutes les propositions que je
vous ai vu rejeter cent fois, quand je vous en ai découvert
l'absurdité, je vois que, par un seul mot de cet infaillible
docteur, vous les rétablissez en honneur. Tout vous plait
de cet homme, jusqu'à l'explication de la manière dont
Dieu est l'auteur du libre arbitre, comme de tous les autres
modes (1), quoique je ne me souvienne pas d'avoir lu un
exemple d'un plus parfait galimatias. Pour l'amour de votre
maître, vous donnez tout au travers du beau dénoùment
qu'il a trouvé aux miracles dans la volonté des anges , et
vous n'en voulez pas seulement apercevoir le ridicule. En-
fin, vous recevez à bras ouverts toutes ses nouvelles inven-
tions. C'est assez qu'il se v^ante d'avoir le premier pensé la
manière d'expliquer le déluge de Noé par la suite des cau-
ses naturelles; vous l'embrassez aussitôt, sans faire ré-
flexion... que par cette voie, quand il me plaira, je rendrai
tout naturel, jusqu'à la résurrection des morts et à la gué-
rison des aveugles-nés... De tous les passages (de l'Ecriture)
que vous produisez, il n'y en a pas un seul qui touche la
question. Il en est de même des passages de saint Augustin.
Pour entrer en preuve sur cela, il faudrait faire un volume :
(I) Allusion à la lliùoric des Causes occasionnelles, du P. Malebranclie.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 577
c'est pourquoi, en deux mots, je vous dirai que, si vous
voulez travailler utilement à réconcilier mes sentiments
avec ceux du P. iMalebranche , il me parait nécessaire de
procurer quelques entrevues, aussi sincères de sa part qu'el-
les le seront de la mienne, où nous puissions voir une bonne
fois si nous nous entendons les uns les autres. S'il veut du
secret, je le promets ; s'il y veut des témoins , j'y consens ; et
je souhaite que vous en soyez un. » Ainsi la méthode de
saint Augustin et les Conférences amiables étaient toujours
chères à Bossuet. Il renvoie pour les détails — quatre ou
cinq réponses précises à quatre ou cinq questions — à la
conversation qu'il demande.
Il reproche ensuite au disciple du P. Malebranche de
« détruire également Molina et les thomistes » , sans dire
« rien qu'on puisse mettre à la place » , et « d'apprendre
aux laïques à mépriser » les théologiens , tandis « qu'un
grand nombre déjeunes gens se laissent flatter à ces nou-
veautés ». Il en veut à l'appât de la nouveauté « d'où vient
le succès » ; il insiste pouj' « donner des bornes aux vaines
curiosités et aux nouveautés dangereuses » : « On com-
mence par la nouveauté , dit-il ; on poursuit par l'entête-
ment. »
§ II. — L'abbé Dupin.
C'est pour protester contre d'autres nouveautés, hardies
et téméraires , que Bossuet saisit l'occasion d'une assemblée
solennelle de la Sorbonne : il s'y expliqua publiquement
sur la Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques de
l'abbé Ellies Dupin , dont les premiers volumes avaient paru
en 1691 et démentaient les traditions de l'Église et des
Pères sur les Conciles et les dogmes catholiques (1). Des
commissaires furent nommés par la Faculté pour faire un
rapport sur l'œuvre incriminée. En attendant, les Bénédic-
(1) Ellies Dupin avait eu des accointances avec un évoque anglican et ne s'écar-
tait guère de son langage et de ses idées.
ISOSSLET ET LES SAINTS PÈP.ES. 'Al
578 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
tins de la CongTégation de Saint- Vannes publièrent des Ob-
servations critiques fort justes, que TaJibé Dupin se liàta de
réfuter en aggravant tous ses torts. Bailleurs, les commis-
saires nommés par la Sorbonne reconnurent l)ien certaines
erreurs dsinslà Bibliothèque ; mais ils portaient aux nues la
science et l'érudition de Fauteur. Bossuet comprit alors qu'il
était temps d'agir, et il adressa un Mémoire au chancelier
Boucherai afin d'obtenir le redressement des erreurs, parce
qu'il était u d'autant plus nécessaire de réprimer, disait-il,
cette manière téméraire et licencieuse d'écrire de la reli-
gion et des saints Prres que les hérétiques commençaient à
s'en prévaloir ».
Le Méinoire de ce qui est à corriger dans la Nouvelle Bi-
hliothrque des auteurs ecclésiastiques (1) est un éloquent
plaidoyer en faveur de ces Pèi'es auxquels, après Dieu,
Bossuet a donné son esprit et son cœur.
Il reproche à Dupin d'avoir dit que les Pères des trois
premiers siècles n'étaient pas d'accord sur le dogme du
péché originel, et que « saint Cyprien est le premier qui en
ait parlé clairement » : non content d'éluder le témoignage
des uns, comme de sauit Justin et de saint Irénée, l'auteur
de la Nouvelle Bibliothèque compte à tort les autres pour
contraires, comme Tertullien , Origène et saint Clément
d'Alexandrie.
U se trompe en disant qu'on ne donnait pas le nom d'au-
tel à la table sur laquelle on célébrait l'Eucharistie : le con-
traire est partout et surtout dans saint Ci/prien, Pounjuoi
aussi passer entièrement sous silence la doctrine du Pur-
gatoire et affecter de dire « qu'on célébrait le sacrifice en
mémoire des morts », ce qui est la façon de parler de; saint
Auqustin et de l'Église pour les martyrs, mais ce qui ne
suffit pas pour les autres morts?
C'est une erreur encore de soutenir « aussi crûment que
CI) • Les erreurs contenues dans cette Hihliolltviiue. dit Rossuet, en tète du Mc-
moire. ont paru principaletuent depuis la Ilrpon.ic aux Remarques des Pères de
Saint-Vannes . (pie M. Dupin a publiée; parce ([u'aprés avoir été averti de ses
erreurs, loin de sou corriger, il les a non seulement soutenues, mais encore
augmentées, comme on \a le voir. »
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 579
les calvinistes » que les Pères des trois premiers sirclcs de
l'Église n'ont point reconnu d'autres livres canoniques de
l'Ancien Testament que ceux qui étaient dans le Canon des
Hébreux, alors que les catholiques produisent à l'encontrc
les témoignages d^Origène, de saint Jérôme, de saint Au-
gustin, de saint Grégoire, de saint Innocent et de saint
Gélase.
Il y a de l'audace à faire de deux « saints martyrs, de deux
auteurs aussi importants que saint Justin et saint Irénée »,
les patrons de l'erreur qui nie l'éternité des peines : il ne
fallait que les lire pour y voir « en termes formels et une
infinité de fois » l'éternité du feu de l'enfer,
Dupin se plait à dire qu'au sixième siècle on ne parlait que
de miracles, de visions, d'apparitions : mais on n'y trouve
rien sur ces choses qui ne paraisse avec la même force dans
le quatrième et le cinquième siècles.
L'adoration de la croix n'était pas plus inconnue aux trois
premiers siècles que la doctrine de la grâce, que Dupin
rapporte à saint Cyprien , alors qu'il est aisé de montrer
dans les autres Pères plusieurs passages aussi exprès que
ceux de saint Cgprien sur cette matière. — Selon M. Dupin,
l'ancien sentiment que saint Augustin avait suivi avec tous
les autres Pères était le semi-pélagianisme , et il y a une
sorte d'égalité entre saint Prosper et ceux contre qui il dis-
pute : tout cela est aussi faux que d'appeler opinions les
erreurs de Cassien.
« Sur le Pape et les évêques » , Dupin met une entière
égalité entre saint Etienne et saint Cgprien , et il ne reste au
Pape qu'une préséance. « Une des plus belles prérogatives
de la chaire de saint Pierre est d'être la chaire de saint
Pierre , la chaire principale où tous les fidèles doivent gar-
der l'unité, et, comme l'appelle saint C y prie n,\d. source
de l'unité sacerdotale. C'est une des marques de l'Église
catholique divinement expliquée par saint Optât, et per-
sonne n'ignore le beau passage où il eu montre la perpé-
tuité dans la succession des Papes. Mais si nous en croyons
M. Dupin, il n'y a rien là pour le Pape plus que pour les au-
580 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
très évê(|ues, puisqu'il prétend que la chaire principale,
dont il est parlé, n'est pas en particulier la chaire romaine
(jue saint Optât nomme expressément, mais la succession
des évoques.
« Il affaiblit la tradition du jeune de quarante jours, que
les docteurs catholiques ont soutenue comme apostolique,
par tant de beaux témoignages des ancims Pf'?'es. » Il
abuse d'un passage de saint Justin pour soutenir le divorce
en cas d'adultère , contrairement à ce que dit saint Clément
d'Alexandrie.
« C'est l'esprit de la nouvelle criti({ue, dit Bossuet, de
parler peu respectueusement des Pères et d'avoir beaucoup
de pente à les critiquer. » Ainsi, elle impute, sans raison,
une doctrine impie à saint Justin et saint Irénée. Elle dé-
prime la morale de saintL^-'on, sans nécessité, sans dire un
mot du caractère de piété qui reluit dans tous ses ouvrages.
Elle dit de saint Fulgence, « l'un des plus solides et des plus
graves théologiens que nous ayons », « qu'il aimait les ques-
tions épineuses et scolastiques ». M. Dupin a traité le démêlé
entre le Pape saint Etienne et saint Çijpricn avec un entête-
ment si visible contre ce saint Pape qu'il n'y a pas moyen
de le dissimuler. « Pour Ini, le Pape est toujours Etienne,
et saint Cyprien toujours . va//?/, quoiqu'ils soient tous deux
martyrs. » M. Dupin ne veut pas demeurer d'accord que le
Pape ait eu raison. C'est là sa grande erreur. Car il est cons-
tant par saint Augustin , par saint Jérôme, par Vincent de
Lérins, que l'Église universelle a suivi le sentiment de saint
Etienne.
« Saint Augustin est sans doute celui de tous les saints
Pères que M. Dupiu maltraite le plus. Il aurait pu se passer
de dire de son Traité des Psaumes « qu'il est plein d'allu-
sions inutiles, de subtilités peu solides, d'allégories peu
vraisemblables, et de longues digressions... Les sermons
de saint Chri/sostonie , qui sont les plus beaux ([ui nous res-
tent de l'cintlcjuité, sont pleins de ces édifiantes et saintes
digressions... Mais la grande faute de notre auteur sur le
sujet de saint Augustin est de dire ([u'il a enseigné sur la
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 581
grâce et sur la prédestination une doctrine différente de
celle des Pères qui l'ont précédé. Il faudrait dire en quoi et
on verrait ou que ce n'est rien de considérable, ou que ceux
qui lui font ce reproche se trompent et n'entendent pas la
matière... Si saint Augustin est entré plus avant que les
Pères ses prédécesseurs dans cette matière, s'il en a parlé
plus précisément et plus juste, la même chose est arrivée
dans toutes les autres matières, lorsque les hérétiques les
ont remuées. . . Dire , indiscrètement , que les Pères grecs et
latins, anciens et modernes, sont contraires à saint Au-
gustin, c'est vouloir donner l'idée que les Pères détruisent
les Pères, et que la tradition s'efface elle-même...
« En général (M. Dupin) fait passer saint Jéràmp pour un
esprit emporté, outré, excessif, qui ne dit rien qu'avec exa-
gération, même contre les hérétiques. Il y avait ici bien des
correctifs à apporter, qui auraient donné des idées plus
justes de ce Père. On aurait pu contre-balancer ses défauts ,
en remarquant la précision et la netteté admirable qui ac-
compagnent oridinairement son discours et les marques
qu'il a données de sagesse et de modestie en tant d'en-
droits ».
Sur l'Eucharistie et sur la théologie de la Trinité , « ce
n'était pas assez pour faire voir la foi catholique dans les
Pères, de dire qu'ils ont répété les termes de l'Écriture; il
fallait montrer par leur témoignage l'abus que les héréti-
ques en ont fait...
« Sans pousser plus loin l'examen d'un livre si rempli
d'erreurs et de témérités, conclut Bossuet, en voilà assez
pour faire voir qu'il tend manifestement à la subversion de
la religion catholique ; qu'il y a partout un esprit de dan-
gereuse singularité qu'il faut réprimer, et, en un mot, que
la doctrine en est insupportable. »
Les Remarques sur V Histoire des conciles d'Éphèse et de
Chalcédoine ont pour but de montrer les erreurs de Dupin,
à propos d'une des questions les plus importantes de l'his-
toire ecclésiastique, et de défendre le Pape saint Célestin et
l'un des Pèn-es de l'Église les plus illustres par sa vigoureuse
582 BOSSUET ET LES SAINTS PEHES.
résistance à rarianisme, saint Ci/rillc d" Alexandrie. — Le
reproche le plus grave que Bossuet adresse à Dupin, c'est
d'avoir supprimé, dans sa relation du concile d'Éphèse,
tout ce qui devait servir à étalîlir de la manière la plus so-
lennelle la primauté et la suprématie du Souverain Ponfife :
« Une histoire qui devait être si circonstanciée (1) manque
ahsolumcnt de toutes les circonstances qui font voir le
droit du Pape (2) . . . Qu'est-ce autre chose que falsifier les ac-
tes publics (3)? « — Le concile d'Éphèse est un de ceux dont
la procédure a été la plus régulière et la conduite la plus
sage, « en sorte que la majesté de l'Église catholique n'éclata
nulle part davantage; et un si heureux succès de cette as-
semblée fut dû principalement à la modération et à la ca-
pacité de saint Cijrillf (i) » : pourquoi donc lui prêter une
animosité et une précipitation peu dignes de lui (5)? Pour-
quoi oser insinuer que saint Cyrille reconnut et avoua qu'il
eût mieux valu laisser Nestorius en repos (6)? Pourquoi tra-
vailler à affaiblir l'autorité de saint Cyrille et se plaire
visiblement à charger sur lui, à dire : « Ou il copie des
passages de l'Écriture, ou il fait de grands raisonnements,
ou il débite des allégories? » Si son style est moins serré ou
moins vif que celui de saint Athanasc , ou de saint Basile et
de saint Grôgoirn de Nazianzc , il ne s'ensuit pas pour cela
qu'il ne lui faille attribuer que cette facilité à jeter sur le
papier tout ce qui lui vient dans l'esprit, ou de ca^ grands
raisonnements vagues qu'un génie subtil et métaphysique,
qui est le beau caractère que M. Dupin daigne lui donner,
sait poussera perte de vue... A entendre parler cet auteur,
il faudrait ranger saint Cyrille parmi ces docteurs abstraits
qui ne dél)itent que des subtilités, que logique, que mé-
taphysique; mais constamment, cela n'est point. Je ne vois
(I) Dans son Avertissement, Du|)in se vantait d'avoir découvert des documents
inconnus de ses devanciers.
(-2) Ainsi il oublie de dire (jue « c'est Célestin qui prononce: c'est Cyrille qui
exécuie ». Ciiap. i, deuxième iiemtirque.
(3) Chapitre premier : troisième et (|uatriéme Remarques.
(4) Chapitre ii, cinquième Remar>/ur.
(.S) Iljiilcm.
((>) Chapitre ni. sixième linnarz/ue.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 583
pas que saint Cyrille s'y prit autrement que les autres Pè-
res. S'il emploie quelquefois cette fine dialectique ou des
arguments scolastiques, et comme il l'appelle, un style
épineux, notre auteur, qui le remarque avec tant de soin, ne
devait pas oublier qu'il le faisait à l'exemple de saint Basile
contre Eunome. Les Prres savent, quand ils le veulent, op-
poser aux hérétiques ces finesses de dialectique dont ils se
servaient pour éblouir les peuples. Saint Cyrille avait affeire
à un de ces subtils dialecticiens : il fallait donc le prendre
dans les filets qu'il tendait, et après l'avoir accablé d'auto-
rités, il était bon quelquefois de le battre de ses propres
armes. »
Bossuet n'entreprend pas la défense des allégories, à pro-
pos desquelles Dupin fait le procès à tous nos saints doc-
teurs. « Tout cela vient du même esprit, qui le porte à dire
que saint Augustin s'étend beaucoup sur des réflexions
peu solides, etc. »; que saint Basile explique les rites de
l'Église par des raisons si guindées; que saint Fulgence , un
des plus solides théologiens de l'Église, aimait les questions
épineuses et scolastiques et donnait dans le mystique; que
saint Léon n'est pas fort fertile sur les points de morale;
que saint Irénée, par un défaut qui lui est commun avec
beaucoup d'autres anciens, affaiblit et obscurcit, pour ainsi
dire, les plus certaines vérités de la religion. — « Les Pères,
dit Dupin , sont hommes comme nous et ne sont pas infail-
libles. » S'ensuit-il de là qu'il faille étudier leurs défauts,
les étaler sans nécessité aux yeux des spectateurs malins, et
les censurer avec une dureté insupportable? — Je ne dis rien
qui touche à leur sainteté. N'est-ce donc rien qui touche à la
sainteté que de dire de saint Grégoire de Nazianze qu'il en-
treprenait aisément de grandes choses, mais qu'il s'en re-
pentait bientôt? etc.... Au lieu de demander pardon de
ses téméraires censures, (Dupin) prend un air menaçant
contre les Pères, et il veut bien qu'on sache que, s'il les en-
treprenait, il leur ferait tant fie tort qu'on ne saurait plus
comment les défendre. Dieu le préserve d'un tel dessein!
Mais quand il l'aurait. Dieu, qui ne manque point à son
584 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Ég-lise , suscitera quelqu'un pour fermer la bouche à ce
jeune docteur (1). »
Ce quelqu'un, ce sera Bossuet lui-même, l'auteur élo-
quent de la Défense de la Tradition et des saints Pères, à
laquelle il travailla dès l'année 1693.
En attendant, il justifie plusieurs passages attaqués par
Dupin, soit dans saint Cyrille, soit dans saint Athanase,
soit dans les Pères grecs, soit dans les Pères latins (2). a On a
pitié de Théodoret, un si grand homme, dit Bossuet avec une
haute et sereine impartialité^ à propos des erreurs et des
chicanes où tombe Théodoret par amitié pour Nestorius; et
on voudrait presque que Nestorius, qu'il défendit si long-
temps avec tant d'opiniâtreté, eût moins de tort. Mais il en
faut revenir à la vérité et se souvenir qu'après tout un
grand homme entêté devient bien petit. Théodoret a bien
parlé depuis des dogmes de Nestorius. Ce n'est pas qu'il
ait rien appris de nouveau; mais tant qu'on est entêté, on
ne veut pas voir ce qu'on voit (3). »
Bossuet conclut ainsi : « On voit maintenant à quoi abou-
tissent les particularités, ou plulùt les omissions de l'Histoire
de notre auteur. On voit qu'elles affaiblissent la primauté
du Saint-Siège, la dignité des conciles, l'autorité des Pères,
la majesté de la religion. Elles excusent les hérétiques;
elles obscurcissent la foi. C'est là enfin qu'on en vient, en se
voulant donner un air de capacité distingué. »
Fénelon, à qui Bossuet avait communiqué ce Mémoire,
lui écrivait le 3 mars 1G92 : « J'ai été ravi de voir la vigueur
du vieux docteur et du vieux évêque. Je m'imaginais vous
voir en calotte à l'oreille, tenant M. Dupin comme un aigle
tient dans ses serres un faible épervier. »
11 lui écrivait encore : « M. Bacine, (juoique très proche
parent (de M. Dupin) n'a pas voulu néanmoins entrer dans
ses intérêts , supposant qu'il n'était pas à soutenir, puisque
rous le condamniez. »
0) Chapitre IV; premit-re Remarque.
(2) Troisictno et douzième Remarques.
(.'») I)i\ii'ine Remarque.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 585
C'est Racine pourtant qui présenta Dupin à Bossuet : le
prélat avec sa bonté ordinaire , se montra très satisfait de
la sincérité des déclarations de l'auteur de la Nouvelle Bi-
bliothèque; mais l'archevêque de Paris la censura publi-
quement et obtint un arrêt du Parlement pour en interdire
la vente.
§ III. — Affaire des Cérémonies chinoises.
Lorsque, en 1700, s'éleva la question des Cérémonies
chinoises, que le P. de la Broise appelle fort justement
« une polémique sur la science des religions (1) », l'abbé
Ellies Dupin publia tout un livre , Défense de la censure
de la Faculté de Théologie de Paris du 18 octobre 1700.
pour montrer que les docteurs de Sorbonne avaient eu
raison de condamner les livres des PP. Jésuites le Comte (2)
et Le Gobien (3), qui soutenaient que les Chinois avaient
sacrifié au Créateur dans le plus ancien temple de l'univers
et conservé près de deux mille ans la connaissance du vrai
Dieu ; qu'aussi aucune nation de la terre n'a été plus favo-
risée de la Providence , etc., etc. — Pierre Coulau ne fut pas
de lavis de Dupin [k) et de la majorité des docteurs de Sor-
bonne ; il fit un livre , Judiciwn unius e Societate Sorbonica
doctoris, pour défendre les théories des deux Jésuites. Seu-
lement, il dépassa le but et étendit le monothéisme et la
connaissance du vrai Dieu dans une mesure que n'auraient
admise ni le P. Le Comte ni le P. Le Gobien. S'inspirant
des récits fabuleux de Géraldin et des ouvrages protestants
de Hyde sur l'Histoire de la religion des anciens Per-
ses^ 1700 , et de Jacques Tollius sur V Histoire fabuleuse de
la Grèce, de la Phénicie , de V Egypte, 1686, il réduisit l'i-
(I) Bossuet et la Bible, p. 3^28 el suiv.
{'2) Nouveaux Mémoires sur l'état présent de la Chine, iGOe. — Sur les Cérémo-
nies de la Chine. 1700.
(3) Lettre sur les progrès de la religion en Chine, 1G07. — Histoire de l'édit de
V empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne , 1698. — Éclaircisse-
ment sur les honneurs que les Chinois rendent à Confucius et aux moris, IC08.
(4) Il publia encore un ouvrage inédit d'Arnauld sur la question : Nécessité de
la foi en J.-C-, etc., 1701.
586 BOSSUKT lilT LES SAINTS PERES.
dolûtrie aux sept nations qui environnaient les Juifs , à la
Chaldée, à la Grèce et à l'empire romain (1).
Bossuet lut ce livre ce avec une extrême diligence » , et
comme il « avait promis d'en dire son sentiment » à M. Bri-
sacier, supérieur du Séminaire des Missions étrangères, Le
Dieu (2) nous le représente s'enfermant après la messe dans
son cabinet, pour y étudier la question des religions an-
ciennes, puis dictant à son secrétaire (( une lettre de huit
pages ». — Ce n'est pas une lettre seulement, c'est trois
longues lettres qu'il a écrites à ce sujet, le 30 août, le 8 et
le 13 septembre ITOl (3), pour être communiquées au car-
dinal de Noailles.
Bossuet estime que le livre de Goulau « est fait pour ap-
puyer l'indifTérence des religions, qui est la grande folie du
siècle où nous vivons » et « qui ne s'introduit que trop parmi
les catholiques » ; que c'est « une prodigieuse témérité »
que de justifier les anciens Perses, « comme ayant connu le
vrai Dieu et même le Messie ... Que sert de nous opposer
l'autorité de Zoroastre chez Sanchoniaton et chez Eusèbe?
On ne nie point que les philosophes aient eu des restes de
la véritable idée de la Divinité , et ils ne sont devenus idolâ-
tres qu'en l'appliquant mal... On sait d'ailleurs que les
Perses adoraient deux dieux, l'un bon et l'autre mauvais,
comme le dit expressément saint Auf/tistin, qui le rapporte
de leurs propres auteurs, ce que Plutarque avait fait avant
lui. L'auteur « tire avantage de ces deux dieux, pour prou-
ver que les anciens Perses ont connu Dieu et le diable : ex-
cuse impie et pernicieuse », puisqu'aux termes de saint Au-
gustin (4), c'est faire adorer le diable à ceux qu'on veut
(1) Voir Bossuet et la liifjlc. p. 330 et suir.
(-2) Journal, -2^ août 1701 et suir.
(3) ijossiiei lit aussi allusion à ■■ raiicienne l'Islise des Chinois », dont avait
parlé Hasnagc, dans la Dcu.ricme Instruction pnstonile sur 1rs promesses de
VEi/lise. noi : « Ktrange sorte d'église, dit-il, sans (ni, sans promesse, sans al-
liance, sans sacrements, sans la moindre niar()ue de témoignage divin ; où l'on ne
sait ce que l'on adore et à (|ui l'on sacrilie, si ce n'est au ciel ou à la terre, ou à
leurs génies, comme à celui des montagnes et des rivières; et qui n'est après
tout qu'un amas confus d'athéisme, de politique et d'irréligion, d'idolâtrie, de ma-
gie, de divination cl do sortilège. »
('») De Cirilrilr l)ei, liv. VI. c. xxi.
LES SAl^iTS PÈKES ET liOSSUET POLEMISTE. 587
donner pour si religieux. « Bossuet voudrait donc prier ou
M. Dupin ou le P. Noël-Alexandre de relever les faux raison-
nements ou les fausses citations qui sont particulières au
docteur Coulau, afin que le cardinal de Noailles pût faire
arrêter par la Faculté, ou plutôt « arrêter par son autorité
le cours d'une impiété si manifeste (1) ».
Au témoignage d'Agathias, dans son Histoire de Jiisti-
/iien, Bossuet oppose celui de Plutarque et de saint .4/^-
(justin, qui nous apprend que Manès ou Manichoeus, Perse
de nation , et les partisans de sa doctrine adoraient le so-
leil. « Pour éluder les passaees des Pères, ajoute Févèque
de iMeaux, ('Coulau) dit qu'il ne faut pas les prendre au pied
de la lettre,... ce qui tend à rendre inutile toute la tradi-
tion, qui s'exprime en termes généraux et sans exception.
Le passage de saint Augustin , tiré du livre De la Cité de
Dieu, où il dit que le culte de Dieu était renfermé dans la
seule famille de Tharé et d'Abraham, prouve trop selon lui,
à cause qu'il est constant que Sem et peut-être Noé vivaient
encore alors et que la famille de Melchisédech a été fidèle.
Mais il n'a pas voulu prendre garde que l'intention de saint
Au f/ us tin est de dire que la famille d'Abraham a été la
seule marquée où le culte de Dieu se soit conservé , ce qui
est incontestable ; . . . et la conséquence que l'auteur tire de
saint Augustin, en disant qu'il prouve trop, est fausse, té-
méraire et scandaleuse. Il en est de même des autres pas-
sages des saints Pères, qu'il a éludés dans les pages sui-
vants. » Il cite Eusèbe à propos de la piété des brachmanes :
il a oublié que, d'après Eusèbe même, les brachmanes
étaient superstitieux et croyaient à la métempsycose.
« L'auteur allègue saint Isidore de Damiette, ouest rapporté
le serment que faisaient les Perses, qu'il traduit ainsi : Co-
lendo Deo incunibam, où le grec porte zz OsT^v, ce qui
signifie indéfiniment tout ce qui est réputé divin et ne
conclut rien du tout pour le vrai Dieu. Il assure que le sen-
timent des Pères sur l'idolâtrie des gentils ne peut pas être
(1) Lettre du 30 août 1701.
588 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
connu par leurs apologies contre les païens, parce qu'ils
parlaient selon les principes des païens mêmes, qui tenaient
pour assuré que les Juifs étaient les seuls qui n'eussent pas
plusieurs dieux. Il avoue donc que les apologistes de la re-
ligion chrétienne sont contre lui, et il en élude l'autorité
qui est si grande, surtout en cette matière... Il allègue en
plusieurs endroits le passage de saint Paul, naturaliter
quae le gis sunt faciunt , ce qu'il ne ferait pas avec tant de
confiance, s'il avait voulu apprendre de saint Augustin
que ce passage s'entend des gentils convertis à l'Évangile ,
dans lesquels la nature était réparée par la grâce... Les
païens ne paraissent pas avoir connu les vers (des sybilles)
qui regardent Jésus-Christ et que nous trouvons dans plu-
sieurs Pères, et dont aussi il est certain que plusieurs Pères
ont douté (1). » Bossuet reproche encore à Coulau d'avoir
ajouté deux lignes entières à un passage de saint Augustin
et d'en avoir retranché les paroles essentielles ; de s'être servi
mal à propos d'un texte de saint Irènèe et d'un passage de
saint Augustin , « où il est clair, par toute la suite , que (ce
Père") n'a voulu dire autre chose, sinon que tous les peuples
sont à Dieu par son souverain domaine , quoique , par rap-
port à la patrie céleste, ceux qui pouvaient y appartenir,
hors les Juifs, étaient seulement quelques particuliers qui
avaient la foi du Médiateur (2) ». La Lettre Cir de saint Au-
gustin est aussi invoquée à faux, comme contenant « le sen-
timent de l'auteur ». Que M. Brisacier se hâte donc de ré-
futer Coulau : qu'il examine Eusèbe, Théodoret , Sozomène,
Ammien Marcehn, l'Écriture, etc. Au moment où Bossuet
écrit, « il se forme un plan dans son esprit qui lui paraît
grand, simple el court (3) ».
C'est ce « plan » dont il indique la marche dans la Let-
tre du 13 septembre, puisque, d'après Le Dieu (4.), il ne vou-
lait pas lui-même prendre la direction d'une affaire où il
n'avait pas encore figuré et dont Rome était saisie. Il « pro-
(1) Lettre du 8 septembre noi.
(•2) ■ Poyndus cnim. rêvera, qui proprie Dei populus dicerctur, nullus fuit. •
(.'J) l'oHl-scriptum de la Lettre du 8 septembre 1701.
('») Journal. 13 septembre t'OI.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 589
pose en abrégé la doctrine de saint Athanase, sur les cau-
ses et l'étendue de l'idolâtrie, ainsi qu'elle est contenue
dans les deux discours de même dessein et de même suite,
qui sont à la tête de ses ouvrages, dont l'un a pour titre :
Contre les Gentils, et l'autre : De l'Incarnation du Verbe ».
Il donne alors un admirable résumé de ces « deux dis-
cours , qu'on pourrait étendre » , et « des principes sur les-
quels a raisonné ce grand homme. Tout ce qui était gen-
til, c'est-à-dire tout ce qui n'était pas juif, était idolâtre.
Tous Ips autres Pères ont enseigné la même doctrine.
M. Dupin l'a démontré d'une manière à ne laisser aucun
doute ni aucune réplique. Il n'a eu garde d'oublier saint
Athanase , et outre le passage que nous venons de remar-
quer, il a encore cité celui où ce grand défenseur de la
divinité du Verbe a dit, conformément au Psalmiste, que
Dieu n'était connu que dans la seule Judée. Tout est dé-
montré dans le fond, et j'ai voulu seulement donner ici le
principe général sur lequel saint Athanase s'est fondé. C'est,
en un mot, que, par le péché, l'homme, entièrement asservi
aux sens, oubliait Dieu et ne faisait que s'enfoncer de plus
en plus dans l'idolâtrie. Le principe est évident, la con-
séquence est certaine, la démonstration est parfaite : elle
convainc également tous les peuples de l'univers, et il ne
faut pas s'étonner si tous les Pères sans exception ont tenu
le même langage ».
Quoi qu'il en soit de cette thèse de Bossuet, on peut
dire respectueusement avec le P. de la Broise (1) qu'il n'a
pas donné « une discussion vraiment critique sur les re-
ligions de l'Asie » ; « qu'on ne peut louer sans quelques
réserves la position qu'il a prise dans cette affaire » et
qu'aujourd'hui, grâce aux savants travaux des Orientalistes
et des Égyptologues, il est permis « d'étudier comparative-
ment la Bible et les monuments religieux des peuples an-
ciens dans un esprit un peu plus large peut -être que ne le
faisait Bossuet. » — On voit néanmoins par ses lettres à
(1) Bossuet et la Bible, p. 38-2-.l8't.
590 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
M. Brisacier quelle était sa méthode constante, invariable :
établir d'abord la docti-ine par l'Écriture, la tradition et
les saints Pères, et puis répondre aux objections des adver-
saires (1).
S IV. — Richard S.
imon.
C'est cette méthode qu'il a excellemment employée con-
tre Richard Simon, d'abord Oratorien, puis exclu de la so-
ciété à laquelle il avait appartenu, « vaniteux, dit l'abbé
de Valroger (2), hautain , jaloux, paradoxal, opiniâtre et
querelleur. Il déplora trop tard l'abus qu'il avait fait de ses
puissantes facultés et de son immense érudition. Gomme il
arrive d'ordinaire, on remarqua ses erreurs et ses bruyan-
tes disputes beaucoup plus que ses mérites véritables. C'est
ce qui explique sa mauvaise renommée et l'oubli où tom-
bèrent ses meilleurs travaux. Les protestants et les jansé-
nites, fort maltraités par lui, s'unirent à Bossuet pour le
combattre, chacun à leur point de vue. L'attention publi-
que resta, par suite, concentrée sur les parties dangereuses
de ses ouvrages ». La critique lui est aujourd'hui plus in-
dulgente, sans oublier les erreurs déplorables que Bossuet
signala à trois reprises en 1678. en 1()93, en 1702-1704.
Il a raconté lui même à M. de Malezieu, chancelier des
Bombes, dans une lettre du 19 mai 1702, ce qui lui arriva
en 1078 à propos de la Critique de rAncirn Tcstampnt de
Richard Simon. « Ce livre allait paraître dans quatre jours,
avec toutes les marques de l'approbation et de l'autorité
publique. J'en fus averti très à propos par un homme bien
instruit et qui savait pour le moins aussi bien les langues
que notre auteur (3). Il m'envoya un index, et ensuite une
préface, qui me firent connaître que ce livre était un amas
(I) Voir la fin de la Ldlrr du l'i sc'plcmljro 1701.
(-2) Introduction hislorii/w et (■/■ili(/nc nux lirrcs du N. T. par Reithtnayr, tra-
duite et annotre par de Vnlrogcr, I.
et) Ni le cardinal de ISausset, (|ui parle d'ArnauM , ni Floquet, qui parle de Le
Tellier, n'ont indi(|ué exacleinenl de (|ui il s'agit ici. Le P. de la Uroise (Bossuet
et la liible, p. 3.'JS),dit d'après Ilicliard Simon lui-même, que c'est l'aljbc Uenau-
dolqui comiiiuni(|ua à Uossuct le livre de Ilicliard Simon.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 591
d'impiété et un rempart de libertinage. Je portai le tout à
M. le chancelier (Le Tellier) , le propre jour du Jeudi Saint.
Ce ministre, en même temps, envoya ordre à M. de la Rey-
nie de saisir tous les exemplaires. Les docteurs (1) avaient
passé tout ce que l'on avait voulu , et ils disaient pour ex-
cuse que l'auteur n'avait pas suivi leurs corrections. Quoi
qu'il en soit, tout y était plein de principes et de conclusions
pernicieuses à la foi. On examina si l'on pouvait remédier à
un si grand mal par les cartons; car il faut toujours tenter
les voies les jjIus douces; mais il n'y eut pas moyen de
sauver le livre, dont les mauvaises maximes se trouvèrent
partout, et après un très exact examen que je fis avec les
censeurs, M. de la Reynie eut ordre de brûler tous les exem-
plaires (2), au nombre de douze ou quinze cents, nonobs-
tant le privilège donné pa-r surprise et sur le témoignag-e
des docteurs. »
Nous savons, d'autre part (3), qu'avant d'en venir à cette
extrémité, Bossuet avait eu deux conférences amiables avec
Richard Simon, l'une à Saint -Germain, l'autre à l'Ora-
toire (4 ). Il suivait toujours la méthode chère à saint .4;^-
gustin. Ces entrevues ne furent pas les seules : il y en eut
d'autres après 1678, et en 1681 Richard Simon dédiait « à
M^ Bossuet, ancien évèque de Condom », la seconde édition
des Cérémonies des Juifs. Il s'agissait pour lui d'obtenir
une édition corrigée de la Critique de l'Ancien Testament
après « une nouvelle révision et un remaniement à fond » ,
qui aurait tourné « au grand avantage de la vérité et au
grand honneur de la bonne foi de l'auteur (5) », « Il se
souviendra sans doute, disait Bossuet à M. de iMalezieu, que
lorsqu'on supprima sa Critique du Testament, il reconnut si
bien le danger qu'il y avait à la laisser subsister qu'il m'of-
frit, parlant à moi-même, de réfuter son ouvrage. Je trou-
(I) Les examinateurs du livre, M. Pirot et le P. de Sainte-Marthe.
• (-2) Cet ordre est du l!»juin KHS.
(3) LeUre de Bossuet au P. de Saiute-Marthe, éditée dans la tliése de M. Bernus :
Richard Simon et son Histoire critique du Vieux Testament.
(i) Richard Simon en Tut exclu peu avant qu'on ne mil au pilon les exemplaires
de son livre.
(3) Lettre de Bossuet à M. Bertin, du i!» mai 170-2.
592 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
vai la chose digne d'un honnête homme; j'acceptai l'offre
avec joie, autant que la chose pouvait dépendre de moi;
et sans m'expliquer davantage , l'auteur sait bien qu'il ne
tint pas à mes soins que la chose ne fût exécutée (1) ». Il y
eut à ce sujet plusieurs confôronces, auxquelles l'abbé Re-
naudot assista en tiers, et où il vit Bossuet proposer à Ri-
chard Simon de traduire plusieurs traités des Grecs schis-
matiques contre les Latins. Ce n'était pas du tout le compte
de cet esprit original et hardi , qui avait pris pour devise :
Alterius ne sit qui suus esse potesl.
Il donna en 1G85 une édition nouvelle, entièrement
conforme à celle de 1678, de V Histoire critique du Vietix
Testamrnt : elle parut chez Reinier Leers, libraire à Rot-
terdam. Le même éditeur publiait, en 1689, V Histoire cri-
tique du texte du Nouveau Testament ; en 1690, V Histoire
critique des versions du Nouveau Testament , et en 1693,
V Histoire critique des principaux commentateurs du Nou-
veau Testament.
Au fur et à mesure que paraissaient ces ouvrages, « ces
artifices » , Bossuet s'alarmait des hardiesses de « celui qui
voulait s'imaginer qu'il était le premier critique » de son
temps et de ses audaces contre les Pères et les Scolastiques,
qu'il maltraitait. « Pour moi, il ne m'a jamais trompé, écri-
vait M. de Meaux à Nicole, le 7 décembre 1691 ; et je n'ai
jamais ouvert aucun de ses livres, où je n'aie bientôt res-
senti un sourd dessein de saper les fondements de la religion ;
je dis sourd par rapport à ceux qui ne sont pas exercés en
ces matières (2) ; mais néanmoins assez manifeste à ceux qui
ont pris soin de les pénétrer. » Le 22 octobre 1693, nouvelle
(1) L'al)bé Renaudot, clans la PerjxHuilv de la foi calholiijue. nous dit, lui aussi,
(|ue Richard Simon « avait rrfornu' enlièronieut son Ilisloirc crilii/uc du Vieux
Testante»! . sur les criliques de feu M. (U; Meaux: et qu'il avait fait un change-
ment entier de son ouvrase. Il était prêt à se retracter puhliriueinent; si cela ne
fut pas exécuté, cela ne tint i)as à lui. . — Cela tint au docteur l'irot. trop facile
d"al)ord, et puis intraitable.
(•2) • Il est vrai que bien des gens, dit encore Rossuet, qui ne voient pas les
conséquences, avalent sans y prendre garde, le poison qui est caché dans les
principes. »
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 593
lettre plus alarmée à un destinataire inconnu : « Il est ma-
laisé de vous définir le livre de M. Simon : vous en con-
naissez le génie. On apprend dans cet ouvrage à estimer
Grotius et les unitaires plus que les Pf'rrs, et il n'a cherché
dans ceux-ci que des fautes et des ignorances. 11 donne
pourtant contre eux plus de décisions que de bons raison-
nements. C'est le plus mince théologien qui soit au monde,
qui cependant a entrepris de détruire le plus célèbre et le
plus grand qui soit dans l'Église (1). Il ne fait que donner
des vues pour trouver qu'il n'y a rien de certain et mener
tout autant qu'il peut à l'indifférence. L'érudition est mé-
diocre et la malignité dans le suprême degré. » « Je suis
très mécontent de M. Dupin sur les extraits de saint Jean
Chrysostoiup et de Cassien » , écrivait Bossuet à la même
époque ('2) à M. de la Broue, évêque de Mirepoix.
Il fallait donc qu'il se fit le champion de ces Pères, qu'une
critique audacieuse et téméraire calomniait impunément.
C'est alors qu'il entreprit la Défense de la Tradition et des
saints Pères, que la querelle du Quiétisme l'empêcha de
finir et de publier. 11 écrivit aussi des Remarques sur V His-
toire des commentateurs; on en trouve une copie dans les
manuscrits du grand séminaire de Meaux, carton E, et vers
la fin on y lit ces mots : « En voilà assez pour faire voir
que l'écrit de cet auteur tend au mépris des Pères et à affai-
blir la Tradition aussi bien que l'Écriture. » Au reste, « c'est
un homme sans théologie, sans principes, qui détruit et
n'établit rien et qui met toute la science dans des minu-
ties de critique ».
En 1695, Richard Simon publia en plein Paris, « avec
privilège du Roy et approbation » , ses Nouvelles observa-
tions sur le texte et les versions du Nouveau Testament. En
môme temps, il traitait avec Ganneau, l'imprimeur de Tré-
voux, pour l'édition de la version du Nouveau Testament,
dite Version de Trévoux. M. de Malezieu, chancelier de la
principauté de Bombes où était Trévoux , crut qu'il ne pou-
(I) Saint Augustin.
(-2) Le '2'J novembre It>!l3.
ROSSIKT ET LES SAINTS PÈRES. 38
594 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
vait mieux faire que « de prendre des examinateurs de la
main de Bossuet et de celle de M. le cardinal de Noailles.
Et quels examinateurs encore ! des professeurs de théologie
(M. Bourret et M. Pocquelin) , que Bossuet avait indiqués
par distinction, qui après avoir lu cet ouvrage pendant une
année entière dirent et firent dire cent fois à M. de iMale-
zieu qu'on l'imprimât, que c'était un livre excellent, et qu'ils
le soutiendraient comme leur propre ouvrage (1). » Gan-
neau , le directeur de l'imprimerie de Trévoux, n'hésita
donc pas à mettre en tète de la Version une épitre dédica-
toire au duc du Maine, seigneur de Bombes, où Richard
Simon était donné « comme le plus capable de travailler
sur le Nouveau Testament », comme « un homme inspiré
par les évangélistes eux-mêmes dans la traduction de leurs
ouvrages (2) ».
Sur ces entrefaites , « un savant prélat (3) fit connaître »
à Bossuet « les inconvénients » de la Version de Trévoux (V),
et le cardinal de Noailles le pria de voir le livre et de lui
en dire son avis. Après deux mois d'un examen conscien-
cieux et pour lequel il consulta M. Pirot (5), Bossuet mit
par écrit quatre-Aingt douze Remarques sur la Version de
Trévoux et en envoya le même jour, 19 mai 1702, une
copie au cardinal de Noailles, une autre à M. de Malezieu,
et une troisième à l'abbé Berlin. Des erreurs, des vérités
affaiblies, « ou dans leur substance , ou dans leurs preuves,
ou dans leurs expressions » , des commentaires oiseux ,
des commentaires mauvais, mis à la place du texte, et
les pensées des hommes au lieu de celles de Dieu; « un
mépris étonnant des locutions consacrées par l'usage de
l'Église, et enfin de tels obscurcissements qu'on ne peut les
dissimuler sans prévarication (6) », voilà ce que Févêque de
Mcaux trouvait dans le livre de Richard Simon : « Tout ce
(1) LrUrr de M. de Malezieu ;i Uossiiet, 2!» mai |-0->.
(2) LaUrc de Kossuel à M. de Malezieu. le l!i mai 1702.
(3) liossuet ne le désigne pas autrement.
(4) C'est le cardinal de Noailles qui lui apprit qu'elle se publiait à Trévoux, et
non pas à t»aris.
(:;) Cela ressort d'une Lettre de M. Pirot à Bossuet, 2!» avril 1702.
((i) Lettres au cardinal de Noailles et à M. de Malezieu, 19 mai n02.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 595
qui le faisait paraître si savant (n'était) que nouveauté ,
hardiesse, ignorance de la Tradition et des Phws (l). » Il
fallait une réparation. L'amour et l'intérêt de la vérité ne
permettaient pas qu'on laissât s'autoriser « des ouvrages
semblables ». « On pourrait remédier au mal à force de car-
tons », dont « le public aurait connaissance ». Puis, comme
il fallait « avoir pour l'auteur et pour les censeurs toute la
complaisance possible, mais sans que rien puisse entrer en
comparaison de la vérité (2) », l'esprit de douceur et de
charité inspirait à Bossuet une autre pensée : « il faudrait ,
dit-il, que l'auteur s'exécutât lui-même, ce qui lui ferait
dans l'Église beaucoup d'honneur et rendrait son ouvrage
plus recommandable , quand on verrait par quel examen
il aurait passé... Il vaut mieux qu'on se corrige soi-même
volontairement (3)... Quoi qu'il en soit, ajoutait Bossuet,
on ne peut se taire en cette occasion , sans laisser dans l'op-
pression la saine doctrine. Vous savez bien que, Dieu
merci , je n'ai par moi-même aucune envie d'écrire. Mes
écrits n'ont d'autre but que la manifestation de la vérité :
je crois la devoir au monde plus que jamais, à l'âge où je
suis et du caractère dont je me retrouve revêtu. Du reste,
les voies les plus douces et les moins éclatantes seront tou-
jours les miennes, pourvu qu'elles ne perdent rien de leur
efficace. »
Malheureusement, ni M. de Malezieu, qui ne voulait cor-
riger qu'une seconde édition, s'il s'en faisait une, ni M. Ber-
tin, qui était avec le traducteur bien plus qu'avec l'évêque,
ni M. Bourret, qui eut avec Bossuet quelques conférences ,
dont parle le Journal de Le Dieu, ni Bichard Simon, qui
avait beaucoup compté sur les ménagements dont M. de
Meaux promettait d'user, n'étaient d'humeur à faire aboutir
des négociations qui durèrent trois mois , de mai à septem-
bre 1702 (4). Comme l'ouvrage, qui s'était d'abord vendu
(I) Lettre à M. l'abbé Berlin, I!) mai 170-2.
(•î) Lettre à M. Berlin.
(;$) Lettre à M. de Jlalezieu.
(i) Journal de Le Dieu, 170-2.
596 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
SOUS le manteau, se vendait « partout clans la rue Saint-
Jacques » vers la fin de juillet 1702 , le cardinal de Noailles
interdit la Vfj'sion de Trévoux pour le diocèse de Paris,
24 septembre 1702. Son ordonnance avait été inspirée et
revue par Bossuet , qui ne pouvait tolérer chez l'auteur de
la Ci'itique du Vieux Testament et des autres Critiques
« une témérité » qui n'allait à rien moins qu'à « détruire
l'authenticité des livres canoniques, attaquer directement
l'inspiration, retrancher ou rendre douteux plusieurs en-
droits de rÉcriture , affaiblir toute la doctrine des Pères et
par un dessein particulier celle de saint Augustin sur la
grâce, donner gain de cause aux Pélagiens, sous prétexte
de louer les Pères grecs, et adjuger la préséance aux Soci-
niens parmi les commentateurs (^1), » « Il y va de tout pour
la religion, écrivait Bossuet à M. Pirot, le 28 mai 1702, de
faire connaître cet auteur, qui s'en moque visiblement , et
d'abattre avec lui luie cabale de faux critiques dont il est
le chef et qui ne travaillent qu'à ôter toute autorité aux
saints Pères et aux décisions de l'Église. »
Comme il s'agissait « de l'affaire la plus importante qui
fût alors dans l'Église », Bossuet pubha contre la Version
de Trévoux une Ordonnance et une Instruction, datées
du 29 septembre , mais qui ne furent lues que le 3 décembre
à Meaux et ne parurent en volume que dans les derniers
jours de 1702, parce que le chancelier de Pontchartrain s'a-
visa de vouloir les soumettre à ia formalité de la censure, ce
qui ne s'était jamais fait : « Depuis trente ou quarante ans,
écrivait Bossuet (2), que je défends la cause de l'Église contre
toute sorte d'erreurs, cinq chanceliers consécutifs, jusqu'à
celui qui remplit aujourd'hui cette grande place, ne m'ont
jamais soumis à aucun examen pour obtenir leur privilège.
Ils ont voulu honorer par là la grâce que Sa Majesté m'avait
faite de me confier l'instruction de M^'" le Dauphin, et, si
je l'ose dire, le bonheur ({ue ma doctrine a toujours eu
d'être approuvée par tout le clergé de France et même par
(1) Letlre à raltl)6 Uertiii, il mai l"0-2.
(•X) Mémoire au chanceUcr de Ponicharirain.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 597
les Papes... Il me sera bien douloureux (1) d'être le premier
qu'on assujettisse à un traitement si rigoureux. Mais le plus
grand mal est que ce ne sera qu'un passage pour mettre les
autres sous le joug... J'ai le cœur percé de cette crainte...
Pour moi, j'y mettrais la tête. Je ne relâcherai rien de ce
côté-là, ni je ne déshonorerai le ministère dans une occasion
où la gloire de mon métropolitain, autant que l'intérêt de
l'épiscopat, se trouve mêlée. » II fallut qu'après une confé-
rence, qui ne dura pas moins de quatre heures chez le chan-
celier, entre ce magistrat, le cardinal de Noailles et Bossuet,
Louis XIV ordonnât d'accorder aux cvêques toute liberté.
Dans VAvis au Lecteur, qui est en tête de la première Ins-
truction sur la Version de Trévoux, il y a une déclaration es-
sentielle , qui est comme tout l'esprit de Bossuet. « Personne
n'ignore les règles i\w.e sdimi Augustin a données pour pro-
fiter de l'hébreu et des autres langues originales, sans
même qu'il soit besoin de les savoir si exactement : ce Père
s'est si bien servi de ces règles , que , sans hébreu et avec
assez de grec, il n'a pas laissé de devenir un des plus grands
théologiens de l'Occident et de combattre les hérésies par
les démonstrations les plus convaincantes. J'en dis autant
de saint Athanase dans l'Église orientale, et il serait aisé
de produire plusieurs autres exemples aussi mémorables.
La tradition âe VEglise et des saints Pères tient lieu de tout
à ceux qui la savent, pour établir parfaitement le fond de la
religion. »
Les Remarques sur Fourrage en général nous « décou-
vrent les auteurs (de Richard Simon) et son penchant vers
les interprêtes les plus dangereux », sociniens et rationa-
listes, Volzogue, Grotius, Crellius, Gaigney, qui reçoivent
des louanges magnifiques, tandis que « les théologiens or-
thodoxes et même les Pères n'ont que des sens théologiques,
opposés au sens littéral et pleins de raffinement et de sub-
tilité ». Or, « il n'y a pas de plus pernicieuse conséquence
que de prescrire par les sentiments des particuliers, même
(1) Lettre au cardinal de Noailles, "i octobre l"0-2 et Lettres à divers.
598 BOSSUEÏ ET LKS SAINTS PERES.
catholiques, contre la tradition universelle et contre la règle
du concile, qui donne pour loi aux interprètes le consen-
tement des saints Ph-rs... Quelques anciens, qui auront
parlé en passant, ou qui seront peu connus,., ne sont pas
ce qu'on appelle la tradition ni le consentement des Pères...
Si le traducteur s'imagine contrebalancer par un ou deux
anciens (1) les Athanase, les Cliri/sostome , les Hi/aire , les
Ambi'oise, les Augustin, les trois Grégoire et les autres
qui sont pour nous , il ne sera pas écouté , et il montrera
seulement qu'il ignore les maximes de l'Église... Nous croi-
rons toujours être en droit de lui demander de plus sûrs
garants (qu'un ou deux auteurs catholiques modernes) et
d'en appeler à l'antiquité , à la tradition , au consentement
unanime des Pères, en uu mot à la règle du concile de
Trente. »
Dans les Remarques particulières sur la Préface de la
Nouvelle Version, Bossuet oppose à la doctrine des Soci-
niens et de Richard Simon, d'après laquelle « c'est en qua-
lité d'homme que Jésus-Christ est appelé Fils de Dieu » ,
toute la tradition, tous les Pères d'un commun accord, saint
Athanase, saint Alexandre, les deux Cyrille, celui de Jéru-
salem et celui d'Alexandrie, saint Augustin « dans un ser-
mon admirable », le Pape saint Grégoire , Bède , le cardinal
Tolet , le cardinal Bellarmin , « la théologie ides anciens et
des nouveaux interprètes ». — <( C'est trop affaiblir la doc-
trine constante de l'Église que de réduire à quelques in-
terprètes anciens (2) ce qui est commun à tous » , à propos
de l'adoration des Mages qui s'adressait au Fils de Dieu,
d'après saint Chrgsostome, saint Augustin, saint Basile,
saint Jérôme, saint Vincent de Lérins et saint Léon. —
Richard Simon aurait dû traduire simplement ce passage
de saint Paul : Nusquam enim angelos apprehendit : Il
n'a nullement pris les anges (3) ; en quoi il aurait suivi
ri) Théodore de Mopsuesle, Uioclorc île Tarse, des disciples cacliés d'Origène,
qui on ont pris le mauvais.
(•2) II" l'assagc. Remarque.
(li) Kicliard Simon disait : « Ce n'est point les anges ipi'il mol en liberté. »
LES SAINTS PERES ET HOSSUET POLEMISTE. 599
non seulement Xa^ plupart des Pères, comme il en demeure
d'accord, mais encore en particulier tous les Pères grecs,
les Afhanase, les Chrijsostome , les Cijrille, qui ont dû en-
tendre leur langue. Ces paroles : Priusquam Abraham
p,eret , ego sum , doivent se traduire ainsi : Je suis avant
qu'Abraham eût été fait, et non « fût né » ; saint Augustin
et tous les Pères grecs en font une obligation d). — Ri-
chard Simon oublie que « la véritable leçon (des Écritures)
se trouve fixée par des faits constants, tels que sont les
écrits des Pères et leurs explications, qui précèdent de
beaucoup de siècles tous nos manuscrits... Saint Athanase
et saint Basile et saint Cyrille ont lu comme nous aussi
bien que les autres Pères, il y a douze ou treize cents ans,
tous les manuscrits qu'on allègue pour (une) nouvelle
leçon. Elle n'est donc digne que de mépris, et on ne peut
la produire et encore moins l'approuver, sans se rendre
coupable devant l'Église d'avoir voulu, à l'exemple des
Sociniens, affaiblir les preuves les plus convaincantes pour
la divinité de Jésus-Christ (2|. » — Pourquoi retrancher
d'un passage de saint Chrgsostome les plus belles paroles ,
« si ce n'est que ce passage a été fourni par Grotius et
qu'on n'a voulu y voir que ce qui est rapporté par cet au-
teur (3)? » Pourquoi faire de saint Jean dans Y Apocalypse
« une espèce de prophète » , malgré les expressions . non
seulement des saints Pères, mais encore du Saint-Esprit
dans ce divin livre (4)?
On lit dans les Remarques sur les explications tirées de
Grotius : « Ainsi les saints Pères, et notamment saint Hi-
lairc, saint Jérôme, saint Bernard, parmi les Latins, et
saint Grégoire de Nazianze avec d'autres parmi les Grecs,
tous les spirituels latins et grecs , anciens et modernes , de-
puis Cassien, redoutent en vain la sévérité des jugements
de Dieu, qui met à un si terrible examen jusqu'aux paroles
qui ne sont mauvaises que parce qu'elles sont inutiles et
hors de propos. Notre auteur les rassure et a pour garants
(1) v« Passage. — (-2) l\' Passage. — (3) xn« Passage. — (4} XII" Passage. Re-
marque.
600 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Volzogue et Grotius, qui veulent que ces paroles oiseuses,
pf;;j.a àpy^v , soient des mensonges ou des calomnies »,
malgré ce qu'en ont dit saint Chrysostome , Tliéophi/lacte ,
Euthymius et saint Jérôme.
Bossuet désirait en terminant que Richard Simon fût
dans l'Église gallicane « un second Leporius (le premier
avait été convaincu par saint Augustin et s'était noblement
rétracté) , et qu'il réjouit et édific\t tout l'univers par la ré-
tractation de ses erreurs » .
Richard Simon répliqua par une Remontrance à M^^ le
cardinal de Noailles, dont M. le chancelier empêcha l'im-
pression. Bossuet y répondit par une Addition sur la Re-
montrance de M. Simon à M^' de Noailles. — Il y rappelle,
à propos de l'adoration des Mages, qu'il a produit pour
la même doctrine saint Chrysostome , saint Grégoire de
Nazianze, saint Jérôme , saint Léon, 'Adimi Augustin, et avec
eux tous les Pères, selon la règle de saint Augustin et de
Vincent de Lérins; de sorle qu'on voit que tous les Pères
sont d'un côté et le seul Grotius de l'autre avec les sociniens.
(( Voilà les théologiens que iM. Simon a consultés et qu'il
n'a pas craint d'opposer à la tradition des saints Pères ».
Le concile de Trente défend d'oser interpréter l'Écriture
contre le consentement unanime des Pères (1). — Saint
Irénée, aussi bien que Tertullien et les autres Pères, saint
Hilaire, saint Chrysostome , saint Clément, démontre, par
cette dénomination de Fils de l'homme, que Jésus-Christ
n'est pas un homme putatif et en apparence, mais qu'il
l'est véritablement. Pourquoi M. Simon préfère-t-il aux
saints Pères et « à toute la tradition » Grotius et les soci-
niens (2)? Pourquoi encore, ne pas expliquer le texte :
« J'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaii (3) », comme l'ont ex-
pliqué tous les catholiques [k) avec saint Augustin et les
autres Pères « dans cinq cents passages » qu'il serait fa-
cile de citer? « Qu'il soit permis, si l'on veut, de disputer
contre leur sentiment; mais que, malgré la conformité du
(Il I'" Remarque. — (2) W Remarque. — (3) B.(im. ix. 13.
(4) Dieu liait en Ésaù le péché originel.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 601
grec et du Latin de la Vulgate, sans que jamais ni les
Grecs ni les latins aient lu autrement, on ferme toute
entrée à saint Augustin et à ce nombre infini de disciples
qu'il a toujours eus dans TÉgiise : c'est soumettre le texte
sacré à sa fantaisie;... c'est une manifeste corruption de
l'Écriture (1) ». Bossuet relève encore « ces traits malins
où l'on reconnaît le caractère de M. Simon, qui d'un seul
coup attaque saint Augustin, saint Thomas; et Estius même,
comme opposés à saint Paul, et attaque en même temps
toute la théologie (2) ». — Dans la Sixième et Dernière
Remarque, Richard Simon est accusé « de mettre la divi-
sion entre les frères , les vrais enfants de l'Église se sou-
mettant à ses ordonnances, et les autres s'opiniâtrant à
vouloir le testament de l'étranger : c'est une erreur mani-
feste; c'est le cas précis où saint Cyprien dirait encore une
fois : « Qu'il y a dans chaque Église un seul évêque , un
évêque unique;., que tous chrétiens sont obligés par le
commandement de Dieu de lui rendre obéissance, et que
violer ces maximes, c'est vouloir renverser par terre la force
et l'autorité de l'épiscopat, et l'ordre sublime et céleste du
gouvernement ecclésiastique. »
La Seconde Instruction sur les passages partictdiers clf la
Version du Nouveau Testament , imprimé à Trévoux, avec
une Dissertation préliminaire sur la doctrine de Grotius,
ne fut publiée qu'en août 1703 (3).
Dans cette Dissertation préliminaire, Bossuet reproche à
Richard Simon d'avoir osé citer les Pères en faveur de l'o-
pinion de Grotius, qui fait dépendre la force des prophéties
du consentement des rabbins, sans cependant nommer un
seul de ces Pères ; entre un nombre infini , l'évéque de
Meaux rapporte quelques-uns des premiers et des plus
anciens : saint Justin dans son Apologie, Tertullien, « un
autre fameux défenseur de la religion chrétienne », Origène,
dans son livre Contre Celse , saint L'énée dans son livre
(1) IV Remarque ; première Question.
(2) Ibidem, deuxième Question.
(3) Journal de Le Dieu, 0 août 1703.
G02 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Contre les Hérés/rs, et s'il voulait joindre seulement aux
Pères des trois premiers siècles ceux du quatrième et du
cinquième, il en composerait un volume; on serait étonné
de voir en faveur de la preuve des prophéties les démons-
trations de saint Athanase , de saint Chrijsostome , de saint
Hilairp, de saint Ambroise, de saint Augustin et des autres
d'une semblable autorité. Grotius est surtout répréhensible
pour avoir favorisé le semi-pélagianisme : « C'est ce qui le
rend ennemi si déclaré de saint Augustin, duquel il appelle
à l'Église d'Orient et aux Pères qui ont précédé ce saint doc-
teur, comme s'il y avait entre eux et saint Augustin , que
toute l'Église a suivi, une guerre irréconciliable. » Il n'y a
plus de tradition, si saint Augustin a changé celle qui
était venue des premiers jusqu'à lui, si ce Père, que la plu-
part des interprètes latins ont suivi, qui a été « le docteur
des Églises d'Occident, la lumière de tout l'Occident », n'é-
tait après tout qu'un novateur. Le Pape saint Hoi^misdas a
parlé de lui avec autant de vénération que de prudence,
lorsqu'il a dit ces paroles : « On peut savoir ce qu'enseigne
l'Église romaine, c'est-à-dire l'Église catholique, sur le
libre arbitre et la grâce de Dieu , dans les divers ouvrages
de saint Augustin, principalement dans ceux qu'il a adres-
sés à Prosper et à Hilaire. » Ces livres, où les ennemis de
saint Augustin trouvent le plus à reprendre, sont ceux qui
sont déclarés les plus corrects par ce grand Pape. Les
disciples de tidàni Augustin étaient les maîtres du monde, et
c'est pour s'être attaché à saint Augustin et à saint Prosper
que saint Fulgence a été si célèbre parmi les prédicateurs
de la grâce que , quand il revint de l'exil , toute l'Afrique
crut voir en lui un autre Augustin, et chaque Église le re-
cevait comme sou propre pasteur. Dans son livre De la
rrrité de lu prédestination , il déclarait que ce qui l'atta-
chait à saint Augustin, c'est que lui-même avait suivi les
doctrines des Pères ses prédécesseurs. « Ainsi on ne con-
naissait alors ni ces prétendues innovations de saint Augus-
tin, ni ces guerres imaginaires entre les Grecs et les La-
tins, f[ue Grotius et ses sectateurs tâchent d'introduire à la
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 603
honte du christianisme, » Grotius est donc convaincu d'a-
voir affaibli ou même détruit les preuves de la vérité et
jusqu'à celles de la divinité du Verbe , l'autorité des pro-
phéties, et, en la personne des Ph-es, celle des défenseurs
de la vérité.
La Préface de la Seconde Instruction contient la règle
que Bossuet a suivie dans ses Remarques et le sujet impor-
tant des Instructions suivantes ; et comme Richard Simon
n'a song-é qu'à mettre aux mains les saints Pères , les uns
contre les autres, principalement sur la matière de la grâce
et du libre arbitre, l'évêque de Meau.v se fait fort ce sur
point de démontrer, « avec le secours d'en haut , plus fa-
cilement et plus brièvement qu'on ne le peut croire, le
consentement des anciens Pères avec leurs successeurs de
l'Orient et de l'Occident, et des Grecs avec saint Au-
gustin et ses disciples »,
Viennent alors les Remarques sur le premier tome de la
Version de Trévoux, qui contient saint Mathieu, saint Marc
et saint Luc , et sur le tome deuxième , saint Jean : Bossuet
invoque successivement l'autorité à'Origène (1), celle de
Grégoire de Nazianze (2), celles de s^mi Augustin (3), de
saint Chrijsostome (4) et de saint C grille (5). Dans le tome
troisième (saint Paul), c'est saint Augustin (6), saint T^o-
ynasil)^ saint Chrgsostome (8), saint Basile (9), saint Gré-
goire de Nazianze (10), saint Jérôme (11), Bède (12), saint
Isidore de Damiette (13), Théodoret (14), dont les témoigna-
ges viennent accabler Richard SimoH. Le tome quatrième
(Derniers livres du Nouveau Testament) donne lieu à moins
de Remarques et par conséquent à moins de citations : saint
(1) IV" Passage.
(^) IV« Passage.
(3) V Passage, WV Passage , XXVI" Passage.
(i) XXV Passage, XXVr- Passage. XXXIF Passage, XXXYI-XL« Passages.
(.j) XXV« Passage, XXVl" Passage, XXXI<= Passage, XXXVI" Passage , XXXVF-XL»
Passages.
(6) XLHP Passage, LV Passage.
(7) XLIII« Passage.
(8) XLV Passage, XLVII'" Passage. XLVIII" Passage. LIV<= Passage, LV^ Passage.
(9) XLVH" Passage. — (10) XLVII" Passage. — (li) XLVII" Passage. — (12) XLVII"
Passage. — (13) XLVII" Passage. — (14) XLVII" Passage.
604 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Augustin, pourtant, y parait comme appuyant en cent en-
droits un sens qu'adopte toute la théologie; des passages
exprès de saint Ftilgence et « d'un aussi grand docteur que
saint Cijprirn » établissent qu'il a lu dans saint Jean que
le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont expressément les trois
qui ne sont qu'un,
Bossuet est donc autorisé à dire qu'il a pour lui « la tra-
dition constante des conciles, des Papes, des Pères (1) » ;
que « sa théologie n'est pas la sienne , mais celle des anciens
Pères (2) », tandis que « la critique de son adversaire est
pleine de minuties, et d'ailleurs hardie, téméraire, licen-
cieuse, ignorante, sans théologie, ennemie des principes
de cette science; et au lieu de concilier les saints docteurs
et d'établir l'uniformité de la doctrine chrétienne par toute
la terre, elle allume une secrète querelle entre les Grecs et
les Latins, dans des matières capitales, tend partout à af-
faiblir la doctrine et les sacrements de l'Église, en diminue
et en obscurcit les preuves contre les hérétiques, et leur
fournit des solutions, et ouvre une large porte à toutes les
nouveautés (3) ».
« Je puis vous dire avec assurance, écrivait Bossuet à
M. de 3Ialezieu, le 19 mai 1702, que les Critiques (de M. Si-
mon) sont farcies d'erreurs palpables. La démonstration en
est faite dans un ouvrage qui aurait paru il y a longtemps,
si les erreurs du Quiétisme n'avaient détourné mon atten-
tion. » Cet ouvrage, que Bossuet avait annoncé à Dagues-
seau dans une conversation qu'il avait eue avec lui à (ier-
migny, le 27 septembre 1701, c'était la Défense de la
tradition et des saints Pères, commencée en 1693. En 1702,
l'évêque de Meaux voulut la revoir et la compléter. En 1703,
dans la Préface de la Seconde Instruction sur la Version de
Trévoux , il disait que « la chose était déjà exécutée et que
le peu de travail qui lui restait à y donner ne surpasserait
pas, s'il plaisait à Dieu, la diligence d'un homme qui aussi
(1) XVII" Passade. — i2) XXXII" Pnssa(je.
(.'<) • donclusion de ces Remarques, où l'on touche un amas d'erreurs, outre
toutes les prccédentc-s. »
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 605
bien était résolu, avec la grâce de Dieu, de consacrer ses
efiforts tels quels à continuer, jusqu'au dernier soupir, dans
la défense des vérités utiles aux besoins présents de l'É-
glise )».
Il parait, en effet, qu'en 170i, peu de temps avant sa
mort, le grand évèque avait repris son travail et qu'il se
proposait de lui donner plus d'étendue. On voit par douze
pages écrites de sa main qu'il voulait porter la Défense^ns-
qu'à quinze livres; dans ce nouveau plan, le treizième li-
vre « sur la grâce efficace », que Le Roi et les jansénistes ne
publièrent pas en 17i3 avec les douze autres et qui n'a été
imprimé qu'en notre siècle, devait devenir le quinzième.
c( Je vois Bossuet, écrivait Le Dieu dans son Journal, aussi vif
sur cette affaire (celle de Richard Simon) qu'il ait jamais été
sur aucune autre. Son zèle s'anime, quand on le fait par-
ler. Il dit que cette affaire est plus importante à TÉglise que
toutes celles qu'il a entreprises jusqu'à présent, plus impor-
tante même que celle de M. de Cambrai, s'agissant ici d'un
livre fait pour le peuple ». « L'esprit d'incrédulité gagne
tous les jours dans le monde , écrivait Bossuet lui-même à
l'évêque de Fréjus, depuis cardinal de Fleury, en lui en-
voyant son Instruction pastorale contre Richard Simon , et
vous pouvez, Monseigneur, m'en avoir souvent entendu
faire la réflexion. Mais c'est encore pis à présent, puisqu'on
se sert de l'Évangile même pour corrompre la religion. Je
ne puis que remercier Dieu de ce qu'à mon âge il me laisse
encore assez de force pour résister à ce torrent. »
La postérité doit , elle aussi , remercier Bossuet avec effu-
sion de lui avoir légué, comme adieu et comme testament
suprême , la Défense de la tradition et des saints Pères :
c'est l'un des plus savants, des plus beaux, des plus re-
marquables chefs-d'œuvre de l'illustre évèque de Meaux,
malheureusement aussi l'un des plus inconnus.
Le but principal que s'est proposé Bossuet dans la Dé-
frnse, c'est de venger saint ^4 ugustin des attaques que Ri-
chard Simon, dans ses Critiques et surtout dans V Histoire
critique des commentateurs du Nouveau Testament , avait
606 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
dirigées contre ce docteur : il le représentait comme un
novateur^ qui avait créé sur la doctrine de la grâce et de
la prédestination un système entièrement difTérent de celui
que tous les Pères de l'Eglise grecque avaient professé
jusqu'alors; Févêque dllippone avait entraîné par ses
innovations toute FÉglise d'Occident dans des opinions
dures et monstrueuses, dont Luther et Calvin s'étaient en-
suite prévalus pour justifier tous leurs excès. Cette accu-
sation injurieuse était faite pour indigner Bossuet : c'était
le toucher à la prunelle de l'œil que toucher à la gloire
de celui qu'il appelle sans cesse « le grand, l'admirable,
l'incomparable saint Augustin, le docteur des docteurs, la
lumière de l'Occident, le plus grand théologien de l'É-
glise ». On comprend donc qu'il attaque résolument son
adversaire dès la première ligne de la Préface de la Dé-
fense de la Tradition et des saints Pères : « Il ne faut pas
abandonner plus longtemps aux nouveaux critiques la doc-
trine des Pères et la tradition de l'Eglise ;... lorsque des ca-
tholiques et des prêtres lèvent clans l'Église même l'éten-
dard de la rébellion contre les Pères,... si ceux qui sont en
sentinelle snr la maison d'Israël ne sonnent point de la
trompette. Dieu demandera de leur main le sang de leurs
frères, qui seront déçus, faute d'avoir été avertis ». Et alors
Bossuet, qualifiant Richard Simon, qui se flatte « d'être
critique, c'est-à-dire de peser les mots par les règles de
la grammaire ,... et de décider sur la foi et sur la théologie
par le grec ou par l'hébreu, dont il se vante » , se propose
de lui faire voir « qu'il est tout à fait novice en théologie »
et qu'il a tort de décider, non pas de toutes les questions,
(( car ce serait une entreprise infinie, mais de celles qu'il
a voulu choisir et en particulier, de celles où il a occasion
d'insinuer les sentiments des sociniens, tant contre la di-
vinité de Jésus-Christ que sur la matière de la grâce, où,
en commettant les Crées avec les Latins et les Pères les
plus anciens avec ceux qui les ont suivis, il interpose son
jugement avec une autorité qui assurément ne lui con-
vient pas ». L'évèquc do Meaux ne comprend pas la raison
LES SALNTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 607
du choix fait par son îidversaire des auteurs qu'il a cri-
tiqués : pourquoi, s'il ne voulait traiter que des commen-
tateurs, a-t-il parlé de saint Athaiiase, de saint Grégoire
de Nazianze et des autres qui n'ont point fait de commen-
taires, et des écrits polémiques de ces Pères ou de ceux de
saint Auguslin? « Si sous le nom de commentateurs, il veut
comprendre tous les auteurs qui ont traité du Nouveau
Testament, c'est-à-dire tous les auteurs ecclésiastiques »,
pourquoi oublie-t-il un saint Anselme, un Hugues de Saint-
Victor, un saint Bernard et surtout un saint Grégoire le
Grand? Pourquoi impute-t-il des fautes aux Pères, surtout
à saint Augustin? Pourquoi apprend-il à estimer les hé-
rétiques et à blâmer les Pères, même ceux qu'il fait sem-
blant de louer?
Bossuet se propose donc, dans \ii. première partie de son
ouvrage , de « découvrir les erreurs expresses (de Richard
Simon) sur les matières de la tradition et de l'Église, et le
mépris qu'il a pour les Pères, avec les moyens indirects
par lesquels, en afTaiblissant la foi de la Trinité et de l'In-
carnation, il met en honneur les ennemis de ces mystères » ;
et dans la seconde partie , « d'expliquer en particulier les
erreurs qui regardent le péché originel et la grâce, parce
que c'est à ces mystères que Simon s'est particulièrement
attaché »,
h% premier livre commence par saint Augustin, que l'au-
teur des Critiques attaque sans déguisement, comme sans
mesure, sur la matière où ce saint docteur a le plus ex-
cellé, celle de la grâce, et qu'il donne comme l'auteur
d'un nouveau système, éloigné de celui des anciens com-
mentateurs, et dont on n'avait point entendu parler aupa-
ravant (1). — Comment M. Simon ne voit-il pas qu'il se
condamne lui-même, en avouant que saint Augustin est
« le docteur de l'Occident et que c'est à sa doctrine que
les théologiens latins se sont principalement attachés (2) »'?
Les livres contre Pelage, et en particulier De la prêdesti-
(I) Chap. I. - (-2) Chap. ii.
608 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
nation et De la Persévérance, n'eurent pas plus tôt paru
qu'on y reconnut une doctrine céleste. Saint Célestin et saint
Hormisdas , saint Grégoire , « le plus savant de tous les Pa-
pes », le vénérable Bède, Alcuin , « le plus savant homme
de son siècle et le maître de Charlemagne » , 'Adim.X Anselme,
saint Bernard, <( deux docteurs si célèbres » , saint Tho-
mas, « le maître des scolasliques » , Nicolas de Lijra , « ce
docte religieux franciscain » , ont fait profession de suivre
saint Augustin (1). Contre l'autorité de tout l'Occident,
Richard Simon invoque bien celle de l'Église orientale,
comme plus éclairée et plus savante. Mais les Pères d'O-
rient sont chrétiens et leur foi est la nôtre (2). Qu'importe
à M. Simon qui ne nous écoute pas? « Voilà saint Augustin,
un insigne novateur, qui a changé la doctrine de toutes
les Églises du monde et qui s'est opposé à une tradition
constante » : Simon lui fait son procès selon les règles de
Vincent de Lérins , pour distinguer les catholiques d'avec
les hérétiques , sans se mettre en peine de tout l'Occident ,
dont Augustin a été l'oracle (3), sans songer que cette ac-
cusation retombe sur le Saint-Siège, sur toute l'Église, et
détruit l'uniformité de ses sentiments et de sa tradition sur
la foi (4). Sans doute, saint Augustin n'est pas la règle de
notre foi, et aucun docteur particulier ne peut l'être; mais
saint Augustin , étant devenu l'oracle de l'Occident, on ne
peut le traiter de novateur sans accuser les Papes et toute
l'Église d'avoir favorisé des nouveautés. C'est déjà une in-
supportable témérité de s'ériger en censeur d'un si grand
homme, que tout le monde regarde comme une lumière
de l'Église; c'en est une encore plus grande et qui tient
de l'impiété et du blasphème , de le traiter de novateur et
de fauteur des hérétiques (5). Il ne sert de rien à M. Si-
mon de dire qu'il ne prétend pas condamner saint Au-
(I) Cliap. m. — (■2)Cliap. iv. — (3) Cliap. v.
(t) • S'il a l'té permis à saint Augustin de changer (la doctrine) dans une ma-
tière capitale, et (|uc les l'apes et tout l'Occident lui aient applaudi, il n'y a plus
d'autorité, il n'y a plus de doctrine fixe : il faut tolérer tous les errants et ouvrir
la porte à tout les novateurs. • Cliap. vi.
(v>) Cliap. VII.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE. 609
gustin, mais seulement empêcher qu'on ne condamne les
Pères grecs et toute l'antiquité : ceux qui se paieront de
cette excuse en viendront à la tolérance et à Tindifierence
des religions ( 1 ) ; la tradition sera détruite par celui-là même
qui se pique de la défendre (2).
Rien de plus choquant que « la manière méprisante dont
les nouveaux critiques traitent les Pères et méprisent la tra-
dition » (3). M. Simon accuse saint Augustin et l'Égiise d'a-
voir erré sur la nécessité de l'Eucharistie pour les enfants ;
il a recours à un artifice pour ruiner une des preuves fon-
damentales de l'Égiise sur le péché originel, tirée du bap-
tême des enfants (4). D'ailleurs, plusieurs passages des Pa-
pes saint Innocent et saint Gélase et des Pères contempo-
rains de saint Aug-ustin, Mercator, Eiisèbe, saint Isidore de
Damiette, saint Cijpr'ien, établissent la nécessité de l'Eucha-
ristie en termes aussi forts que ceux de saint Augustin : s'il
s'était trompé, ce serait avec toute l'Église de son temps (5).
Mais la mauvaise foi de M. Simon est évidente , puisque , en
accusant saint Augustin et toute l'antiquité d'avoir erré sur
la nécessité de l'Eucharistie , il dissimule le sentiment de
saint Fulgence, dont toute la doctrine, conformée celle
de saint Augustin, son maître, tend à nier pour l'Eucha-
ristie une nécessité égale à celle du baptême (6). Toute la
théologie de saint Augustin établit la solution de saint Ful-
gence, qui est celle de toute l'Église (7). Saint Augustin
et les Anciens ont bien dit que l'Eucharistie est nécessaire,
et elle l'est en effet, mais en son rang et à sa manière, après
le baptême, comme l'évêque d'Hippone l'a établi en cent
endroits, sans être obligé de distinguer toujours avec pré-
cision la nécessité de l'Eucharistie d'avec celle du ]jap-
tème (8). M. Simon n'aurait pas dû dire que les preuves
de saint Augustin et de l'ancienne Église sur le péché ori-
ginel contre les Pélagiens ne sont pas concluantes (9). Il
méprise encore la tradition en excusant ceux qui, contre
tous les saints Pères, n'entendent pas de l'Eucharistie le
(1) Chap. VIII. — (-2) chap. ix. — (3) Chap. x. — (4) Chap. xi. -- ("i) Cliap. xii. —
(0) Chap. XIV. — (7) Cliap. xv. — (8) Cliap. xvn-xix. — (•)) Cliap. xx.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 39
610 BOSSLET ET LES SALNTS PERES.
chapitre VI de saint Jean (1). Après avoir reconnu le con-
sentement des saints Pères, il ne laisse pas d'insinuer le
sens opposé au leur : il n'en peut être quitte en disant que
cela n'est pas hérétique (2).
Le livre deuxième, — Suite d'erreurs sur la tradition;
VinfaiUibdité de l'Eglise romaine ouvertement attaquée.
Erreurs sur les Ecritures et sur les preuves de la Trinité, —
établit d'abord « que tous les Pères et tous les théologiens,
après Vincent de Lérins » , comptent parmi les lieux théolo-
giques l'Écriture et la Tradition, qu'il ne faut pas employer,
comme l'a fait Richard Simon, contre la sainte Écriture (3).
En affaiblissant les preuves de l'Écriture sur la sainte Trinité ,
il affaiblit celles de la Tradition, de saint Athanase et des
Pères grecs, dont il détruit l'autorité, parce qu'il leur attri-
bue des contradictions (4). Il s'est efforcé aussi de discréditer
saint Augustin dans sa lutte contre les Pélagiens, auxquels
ce grand docteur opposait le consentement des l'ères et des
Grecs autant que des Latins (5). C'est attaquer à la fois saint
Augustin et la tradition que de dire avec Simon que ce Père
ne l'alléguait que quelquefois et par accident , comme un
accessoire (6) ! Il ne faut pas non plus affaiblir la tradition
dans saint Hilaire et prétendre qu'il ne s'en rapportait pas
à elle (7). « L'endroit où M. Simon semble le plus appuyer
la tradition est celui où il parle de saint Basile, de saint
Grégoire de Nysse, son frère, et de saint Grégoire de
Nazianze, son ami » ; mais c'est encore pour affaiblir les
preuves de l'Écriture sur le mystère de la Trinité et pour
afficher un mépris insolent à l'adresse des écrits et des
preuves de ces Pères contre Eunome (8). Richard Simon, en
cela semblable aux Socinicns, affecte de dire que les Pères
étaient plus forts en raisonnements et en éloquence que dans
la science des Écritures : il détruit ainsi les preuves tirées
des livres saints en même temps que la tradition, ce qui n'est
l'esprit ni de l'Église ni des Pères (0). S'il avait la tradition
autant à cœur qu'il veut en faire semblant, il n'attaquerait
(I) Cliap. xxr. — (-2) Chap. -cxii. — (3) Cliap. i. — (i) Cli:i|). ii-rv. — ('i) Cliap. vu. —
(6) Chap. VIII. — (-) Cliap. ix\. — (8) Cliap. x-xv. — (il) Cliap. xvi-xvii.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. 611
pas ouvertement l'autorité de l'Église en saint Chri/sos-
tome ; il ne ferait pas mépriser à saiut Augustin rautorilé
des conciles; il ne donnerait pas une fausse traduction d'un
passage de ce Père ; il n'attribuerait pas à saint Athanase et
aux Pères cpii l'ont suivi une méthode de raisonnement
contre l'arianisme qui n'a rien de certain et qui <( vient met-
tre l'indifTérence, c'est-à-dire Timpiété sur le trône (1) ».
Le livre troisième , — M. Simon partisan et admirateur
des Sociniens et en m'-mo temps ennemi de toute la théologie
et des traditions chrétiennes, — relève d'abord l'atléctation
de cet auteur, qui, pour protester contre les erreurs de So-
cin et pour établir la divinité de Jésus-Christ , va plus loin
que '^^ws.i Augustin et saint Thomas, qu'il reprend comme fa-
vorables à cet hérésiarque et comme trop subtils. « Ne soyez
pas plus sage qu'il ne faut », pourrait-on lui dire, et ne pré-
sumez pas de votre sagesse jusqu'à l'élever au-dessus de
deux aussi grands théologiens, que tous les autres ou la plu-
part des autres ont suivis. Surtout, ne cherchez pas un appui
pour Socin dans saint Augustin, dans saint Thomas, dans
tous les auteurs et commentateurs latins , et jusque dans la
Vulgate, dont les anciens Pères se sont servis comme nous (2) .
N'allez pas faire trop de zèle contre les sociniens, aux dé-
pens de saint Augustin, en prétendant que ce Père, dans
son Commentaire sur l'Epitre aux Galates ^ a dit que Jésus-
Christ n'était Dieu que « par participation », sauf à recon-
naître son expression comme peu exacte et à l'adoucir dans
les Rétractations : « Il ne change rien, il n'adoucit rien ; son
explication était correcte; mais ce Père, qui dans ses Rétrac-
tations pousse, comme on sait, jusqu'au scrupule l'examen,
qu'il fait de lui-même, va au-devant des plus légères dif-
ficultés, jusqu'à n'y vouloir laisser aucune ouverture, pas
la moindre : et sous un si mauvais prétexte , viendra un té-
méraire censeur avec une fausse critique et une aussi fausse
sévérité pour lui reprocher qu'il a lui-même reconnu qu'il ne
parlait pas exactement (3) ! N'est-ce pas là faire un beau
(1) Cliai). xix-xxii. — (-2) Chap. i. — (;{) Cliap. ii.
612 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
profit des précautions et de la prudence d'un si grand
homme? » — Bossuet s'échappe , on le voit, et arrive naturel-
lement à l'éloquence, comme Pascal dans les Provinciales.
Richard Simon a tort d'étaler avec affectation les blas-
phèmes des Sociniens, de Servet en particulier (1), sous le
mauvais prétexte que « les Pères se sont servis utilement
de quelques bonnes pensées » des hérétiques (2), et de
recommander Bernardin Ochin, Fauste Socinet Crellius (3),
ses auteurs favoris, Socin surtout, « un grand génie, un
homme extraordinaire » , qu'il égale , ou peu s'en faut ,
aux apôtres, au lieu de reconnaître que les Sociniens « sont
des libertins , des hypocrites (4) ». — « Mais, dit Simon, je
n'écris que pour les savants. » Pourquoi alors mettre tant
d'impiétés , tant de blasphèmes entre les mains du vulgaire
et des femmes, qu'il rend curieuses, disputeuses, comme au
temps de saint Grégoire de Nazianze (5)? Pourquoi se laisser
embarrasser des opinions des sociniens, Crellius, Eniedin,
et prétendre avec Volzogue « que tout ce qu'on dit de l'en-
fer est une fable, qui a passé des Grecs aux Juifs et ensuite
aux Pères de l'Église (6)? » Tout l'air du livre de M. Simon
inspire le libertinage et le mépris de la théologie , de Pierre
Lombard, de saint Augustin, contre lequel il faudrait « se
précautionner » et qui est devenu « l'objet de son aversion,
parce qu'on trouve dans ses écrits, plus peut-être que dans
tous les autres , cette sublime théologie qui nous élève au-
dessus des sens et nous introduit plus avant dans le cellier
de l'Époux, c'est-à-dire dans la profonde et intime contem-
plation de la vérité (7) ». Tout en louant les beaux principes
de théologie de saint Augustin , Simon travaille à insinuer
que la théologie arienne et socinienne est fondée sur le
texte de l'Évangile, tandis que celle de saint Augustin, qui
est celle de toute l'École et des interprètes, n'est plus qu'un
discours en l'air et détaché de la lettre. « Saint Augustin, et
non seulement saint Augustin, mais saint Alhanase, mais
saint Basile , mais saint (îrégoire de Nazianze et les autres
(1) Chap. III. — (-2) Cliap. iv. — {.'{) Cliap. v-vi. — ('»; Cliap. vu. — (''>) Cliap. viii. —
{<>) Cliap. ix-\iii. — (7) Cliap. XIV.
LES SAINTS PÈRES ET ROSSUET POLEMISTE. 613
Pères de cet âge (car ils sont tous d'accord en ce point (1),
n'ont pas dû, d'après Simon, presser les ariens par un pas-
sage si formel. Après treize cents ans, M. Simon leur vient
faire leur procès avec une autorité absolue et leur apprendre
que le sens qu'ils ont donné aux ariens n'est qu'un raison-
nement humain. Jusqu'à quand ce hardi critique croira-t-il
que celui qui garde Israël sommeille et dort ? Jusqu'à quand
croira-t-il (ju'il peut débiter un arianisme tout pur et mé-
priser tous tes Pères , à cause qu'il môle avec des louanges
les opprobres dont il les couvre?... Quand il dit avec son
audace ordinaire : ils disent bien, ils disent mal, ou leur
explication n'est pas suffisante , elle est forcée et subtile , ce
n'est quun raisonnement humain, il a un dessein secret
de saper le fondement de la foi (2). » Il méprise saint Tho-
mas, et sous le nom de saint Thomas les théologiens scolas-
tiques, ou plutôt la théologie de saint Augustin et celle des
autres commentateurs, que saint Thomas a suivis dans son
Commentaire sur saint Paul (3). — A propos de l'historiette
du docteur Espense , un gentilhomme romain , qui disait que
dans son pays on étudiait le droit civil et le droit canonique,
mais non pas la théologie, de peur de devenir hérétique,
Bossuet répond que pour « les gens de qualité » , qu'on
veut instruire en vue de la prélature , il y a une théologie
encore plus nécessaire que tous les canons, qui est celle de
U Écriture et des Pères (4). — A propos d'Érasme, maligne-
ment cité par Richard Simon, l'évêque de Meaux remarque
que la théologie avait des règles avant les docteurs scolas-
tiques. « Cette règle tant répétée par eux, par Gerson, par
tous les autres docteurs , Nobis ad certam regulam loqui fas
est, n'était pas desscolastiques; elle était de saint Augustin,
de Vincent de Lérins , des autres Pères, et aussi ancienne
que l'Église », de sorte que « tous les traits de M. Simon
contre la théologie scolastique portent plus loin et que le
contre-coup en retombe sur la théologie des Pères », accusés
de ne pas s'entendre entre eux (5) . — <( Il n'y a personne , dit
(1) Il s'agit d'un texte de saint Jean sur la divinité de X.-S.
(-2) Cliap. XV. — (3) Cliap. XVII. — (i) Ghap. xviii. — (5) Cliap. xix.
614 lîOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Bossuet, à qui ronvie de rire ne prenne d'abord, lorsqu'on
voit un Érasme et un Simon, qui, sous prétexte de quelques
avantages quïls auront dans les belles-lettres et les langues,
se mêlent de prononcer entre saint Jérôme et saint Augustin
et d'adjuger à qui leur plaît le prix de la connaissance
solide des choses sacrées. Vous diriez que tout consiste à
savoir du grec . et que , pour se désabuser de saint Thomas,
ce soit assez d'observer qu'il a vécu dans un siècle barbare ;
comme si le style des Apôtres avait été fort poli, ou que pour
parler un beau latin on avançât davantage dans la connais-
sance des choses sacrées. Parmi les Pères, saint Augustin
est un de ceux qui a le mieux reconnu l'avantage qu'on peut
tirer de la connaissance des langues et qui a donné les plus
belles leçons pour en profiter » , tout en déplorant la vanité
de ceux qui ont tant d'horreur de l'inélégance du langage.
Dans saint Thomas et les scolastiques , il y a le fond, qui
n'est autre chose « que le pur esprit de la Tradition et des
Pères » , et la méthode , qui consiste dans cette manière
contentieuse et dialectique de traiter les questions , et qui
aura son utilité , pourvu qu'on la donne , non comme le but
de la science, mais comme un moyen pour y faire avancer
ceux qui commencent, (c Loin d'avoir méprisé la dialecti-
que, un saint Basile, un saint Cyrille d'Alexandrie, un
saint Augustin, dont je ne cesserai point d'opposer l'autorité
à M. Simon et aux critiques — pour ne point parler de saint
Jean de Damas et des autres Pères grecs et latins — se
sont servis souvent et utilement de sa méthode, qui n'est
autre que la scolaslique dans le fond. Que le critique se taise
donc et qu'il ne se jette plus sur les matières théologiques,
où jamais il n'entendra que l'écorce (1). »
Après cette éloquente et vigoureuse plaidoirie en faveur
de saint Thomas et de la scolastique, Bossuet relève plu-
sieurs traits du socinianisme de Richard Simon (2) et dé-
montre contre lui et contre Grotius que .Jésus-Christ et les
apAtres ont apporté les prophéties comme des preuves con-
(1) Cltap. XX. - (i) ciiap. xxi-xxii.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 615
vaincantes auxquelles les Juifs n'avaient rien à répliquer :
c'est ce qu'établissent les apologistes de la religion chrétienne,
saint Justin, Tertnlliea, Originie et saint Irénée dans son
Livre des Héi'ésies (1). « On ne peut donc assez déplorer
que Richard Simon, nourri dans l'Église catholique et élevé
à la dig-nité du sacerdoce,... ait oublié les Pères et les tra-
ditions les plus constantes du christianisme ,... et voulu dé-
truire la tradition par sept moyens : le premier, en di-
sant qu'elle a varié sur la matière de la grâce du temps
de saint Augustin; le second, en soutenant qu'elle nous
trompait en établissant du temps de ce Père la nécessité
absolue de la communion ; le troisième, en permettant d'ex-
pliquer le chapitre VI de saint Jean sans y trouver l'Eucha-
ristie, contre le sentiment de tous les Pères, de son propre
aveu; le quatrième, en affaiblissant, sous prétexte de fa-
voriser la tradition , toutes les preuves de l'Écriture que la
tradition elle-même proposait comme les plus fortes; le cin-
quième, en détruisant l'autorité de l'Église catholique, sans
laquelle il n'y a point de tradition; le sixième, en dé-
criant la théologie, et non seulement la scolastique, mais
encore celle des Pères dès l'origine du christianisme; et le
septième, qui surpasse tous les autres en impiété, en affai-
blissant avec les sociniens et les libertins la preuve des pro-
phéties , qui est la chose du monde la plus opposée à la tra-
dition et à tout l'esprit du christianisme (2). »
he livre quatrième , — M. Simon, ennemi et téméraire
censeur des saints Pères, est encore plus éloquent que le
troisième. — Richard Simon y est d'abord accusé de faire
ses efforts pour opposer les Pères aux sentiments de l'Église
et de relever curieusement et de mauvaise foi contre l'épis-
copat un passag-e trivial de saint Jérôme (3). Il appelle aussi
saint Chrysostome un nestorien (4), en suivant une traduc-
tion de ce Père rétractée par l'auteur et condanmée par
l'archevêque de Paris, et en faisant dire à saint Chrysos-
tome qu'il y a deux personnes en Jésus-Christ , alors qu'il
(1) xxm-xxviii — (2) Ciiap. xxix. — (3) Chap. i. — (4) Cliap. ii et m.
616 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
n'a jamais tenu ce langage, mais un langage tout con-
traire (1). De deux leçons également bonnes du texte de
saint Clirysostomc , M. Simon a préféré sans raison celle
qui lui donnait lieu d'accuser ce saint docteur (2) ; il a ou-
blié que, si saint Chrysostome avait parlé comme il le fait
parler, ses adversaires et les nestoriens auraient relevé ses
paroles (3) , et que Théodore et Nestorius ne tenaient pas
eux-mêmes le langage qu'on lui attribue comme lui étant
commun avec eux (i). Le mot de personne était déjà si con-
sacré pour exprimer l'unité de la personne de Jésus-Christ,
qu'on le trouve partout dans saint Athanase, sauf dans un
passage relevé à tort par Simon (5). Il emploie les manières
les plus dédaigneuses et les plus moqueuses contre les
Pères, et même contre les plus grands : saint Augustin,
« un novateur, à qui l'on fait favoriser le calvinisme » ;
saint Chrysostome , «. qui est celui que l'auteur semble
vouloir relever le plus et qui parle en nestorien » ; saint
Jérôme, « ennemi de l'épiscopat » ; saint Hilaire, « qui ôte
à Jésus-Christ la crainte et la tristesse, selon sa nature
humaine » ; ?,m.\\i Basile ^ « un rhéteur »; saint Grégoire de
Nazianze , « rhéteur comme lui » ; saint Grégoire de Nysse ,
« un troisième rhéteur de l'Église grecque (6) ». — Pour
justifier les saints Pères, Bossuet fait voir l'ignorance et le
mauvais goût de leur censeur dans sa critique sur Origène,
dont il trouve « la diction embarrassée et obscure » ; sur
saint Athanase , qui, dit-il, « n'avait rien de grand et d'é-
levé dans ses expressions » , alors qu'au contraire son ca-
ractère c'est d'être grand partout, mais avec la proportion
que demande son sujet (7). « La louange des homélies et
du style de saint Clirgsostome ferait honneur à M. Simon, si
on n'y trouvait trop visiblement une affectation d'élever ce
Père pour déprimer saint Augustin, que sa doctrine sur
la grAce de Jésus-Christ lui rend odieux... Saint Chrysos-
tome n'avait pas besoin d'une louange (8) où, sous pré-
(1) Cliap. iv-vi. — (-2) Cha]). vu. — (3) Clia|). viii. — (4) Cliap. ix. — (''>) Cliap. x. —
(6) cliap. XI. — (-) Cliap. XII.
(K) lille consiste à dire (ju'il ne parlait pas de « la grâce efficace ».
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 617
texte de lancer un trait contre saint Augustin, on le fait
lui-même contraire à saint Paul, » Saint Chrysostome a son
coup comme les autres, et l'ongle de notre critique ne
l'épargne pas , quand il dit que dans ses Homélies sur saint
Mathieu, on n'apprend pas le sens littéral du texte. « Voilà
comment la dent venimeuse de notre critique répand le
mépris sur tous les Pères, en commençgint par les Grecs
qu'il fait semblant d'estimer (1). » Il préfère le diacre Hi-
laire, scliismatique luciférien, et Pelage l'hérésiarque à
tous les anciens commentateurs, saint Jérôme^ saint Am-
broise, saint Chrysostome (2) et saint Augustin surtout,
auquel il oppose Maldonat, qui aurait mieux compris et
goûté les Écritures, quoiqu'il n'ait rien écrit de compara-
ble à une prière fervente des Confessions (liv. X, 11), dont
tout le monde se souvient et où respire la plus sainte ar-
deur pour l'Écriture (3). Et alors (i) Bossuet montre élo-
quemment que, par cette ardeur extrême, saint Augustin
a obtenu une intelligence profonde de l'Écriture qui parait
en quatre choses principales : 1° lui seul nous a donné dans
le beau livre de la Doctrine chrétienne plus de principes
pour entendre l'Écriture sainte que tous les autres docteurs;
2" il en a fait connaître en divers endroits les véritables
beautés et il a (indiqué) l'esprit dont elle est remplie en
dix ou douze lignes de sa Lettre à Volusien plus qu'on ne
pourrait faire en plusieurs volumes; 3° il a reçu cette grâce
d'avoir pressé les hérétiques par ce divin livre de la ma-
nière du monde la plus excellente , et non seulement la plus
vive, mais encore la plus invincible et la plus claire; et
saint Charles Borromée (voit) en la personne de saint Au-
gustin « celui qui a éteint le manichéisme, étouffé le schisme
de Donat, abattu les Pélagiens et fait triompher la vérité » ;
4° il a eu la profonde compréhension de toute la matière
théologique, que n'avait pas saint Athanase, qui « ne le cède
en rien à aucun des Pères en génie et en profondeur ».
(( C'est donc d'un maître si intelligent, et pour ainsi dire
(1) Cliap. xm. — (-2) Cliap. xiv. — (3j Cliap. xv. — (4) Chap. xvr.
618 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
si maître, qu'il faut apprendre à manier dignement la pa-
role de la vérité , pour la faire servir dans tous les sujets à
Téditication des fidèles, à la conviction des hérétiques et à
la résolution de tous les doutes, tant sur la foi que sur la
morale... On ne peut avoir que du mépris (1) pour la cri-
tique passionnée et malicieuse de M. Simon, lorsqu'il re-
proche à saint Augustin d'avoir des principes de théolo-
gie auxquels il manque d'être appuyés sur l'Écriture et des
« pointes, des antithèses »>, qui sont désagréables. »
Bossuet termine ce beau livre par ces éloquentes paroles :
« Quiconque donc veut devenir un habile théologien et un
solide interprète , qu'il lise et relise les Pères. S'il trouve
dans les modernes quelquefois plus de minuties, il trouvera
très souvent dans un seul livre des Pères plus de principes,
plus de cette première sève du christianisme que dans beau-
coup de volumes des interprètes nouveaux; et la substance
qu'il y sucera des anciennes traditions le récompensera très
abondamment de tout le temps qu'il aura donné à cette lec-
ture. Que s'il s'ennuie de trouver des choses qui, pour être
moins accommodées à nos coutumes et aux erreurs que nous
connaissons, peuvent paraître inutiles, qu'il se souvienne
que dans le temps des Pères elles ont eu leur effet, et
qu'elles produisent encore un fruit infini dans ceux qui les
étudient; parce que, après tout, ces grands hommes sont
nourris de ce froment des élus, de cette pure substance
de la religion, et que, pleins de cet esprit primitif qu'ils ont
reçu de plus près et avec plus d'abondance de la source
même, souvent ce qui leur échappe et qui sort naturellement
de leur plénitude est plus nourrissant que ce qui a été mé-
dité depuis. »
La deuxième p<irlie de la Défmse de la Tradition et des
saints Pères a pour objet « les erreurs sur la matière du
péché originel et de la grâce » , commises par Richard
Simon.
Le livre cinquième , — M. Simon partisan des ennemis
(1) Cliap. Nviii.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 619
de la grâce et ennemi de saint Aiigusiin ; V autorité de ce
Père — met à découvert le pélagianisme du critique qui,
outre sa disposition générale vers cette hérésie , y tend en-
core par ses erreurs.
Il fait l'injure à saint Augustin de dire de lui que tous
ceux qui ont écrit avant ce Père sont contraires à sa doctrine
et n'en sont pas moins orthodoxes (1), et à saint Chrysos-
tonie de le mettre avec le diacre Hilaire au nombre des pré-
curseurs du pélagianisme (2). Cette doctrine a, d'après no-
tre critique, « un air d'antiquité et de bonne foi », et il fait
dire à saint Augustin que Dieu est cause du péché (3). Mais
s'opposer à ce Père sur la matière de la grâce, c'est s'opposer
à l'Église même (4) ; car dès le commencement de T hérésie
de Pelage, toute l'Église tourna les yeux vers ce saint doc-
teur, et il fut chargé de dénoncer aux nouveaux héréti-
ques, dans un sermon à Carthage, leur future condamna-
tion : loin de rien innover, il posa pour fondement la foi
ancienne (5), et dix démonstrations évidentes établissent
qu'au lieu de passer pour novateur en son temps, il fut re-
gardé par toute l'Église comme le défenseur de l'ancienne
et véritable doctrine. Aussi l'Orient comme l'Occident avait-
il pour lui une profonde vénération et l'empereur Théodose,
sans aucune recommandation que celle de sa doctrine, l'in-
vita au concile œcuménique d'Éphèse par une lettre par-
ticulière : honneur qu'aucun évêque, ni en Orient ni en
Occident , n'a jamais reçu. Ses lettres, qui volaient par tout
l'univers, y étaient reçues comme des oracles (6). L'hérésie
pélagienne étant parvenue au plus haut degré de subtilité
et de malice où put aller une raison dépravée, on ne trouva
rien de meilleur que de la laisser combattre à saint Augus-
tin pendant vingt ans. Saint Hilaire, saint Prosper, Arnobe
lui écrivaient des lettres qui montrent qu'on le regardait
comme « l'apôtre de son temps », comme nourri du suc des
Écritures, sans s'être écarté de la tradition (7). Sans doute,
la doctrine de saint Augustin a été souvent l'occasion de
(1) Cliap. IX. — (-2) Cliap. V et vi. — (:i) Cliap. vu. — (4) Cliap. viii. — (."i) Ghap. ix.
((>) Cliap. x-xii. — (") Cliap. XIII.
620 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
grands démêlés dans l'Égiise; mais ce qui en fait voir la
vérité . c'est qu'on s'est attaché de plus en plus à ce Père :
premièrement, dans la contestation soulevée à Marseille et
dans la Provence, alors que Dieu suscita à saint Augustin
des défenseurs dans saint Prosper et saint Hilaire, (( ses
dignes disciples » , et dans le Pape saint Célestin : seconde-
ment, dans la contestation qu'éleva, soixante ans après,
Fauste de Riez et que quatre Papes, saint Gélase, saint Hor-
misdas, Félix IV, Boni face //, et quatre conciles, notam-
ment celui d'Orange ( 1 ), décidèrent en faveur de saint Au-
giistin (2) ; troisièmement , dans la contestation qui surgit
au neuvième siècle, à propos de Gotteschalk, et où les deux
partis, saint Rémi de Lyon, Prudence de Troyes d'un côté,
et de l'autre, Hincmar de Reims, Pardule de Laon, s'en
rapportaient également à la doctrine de saint Augustin ,
conforme à celle de ses prédécesseurs (3); quatrièmement,
dans la contestation qui donna naissance à la Réforme, alors
que Luther et Calvin outraient la doctrine du grand évêque
d'Hippone et que le concile de Trente choisit les propres
termes du saint docteur pour affirmer l'ancienne et sainte
doctrine (i).
Saint Prosper et saint Fidgence, « les disciples de saint
Augustin , étaient les maîtres du monde », après le concile
d'Orange : toute l'Afrique voyait en saint Fulgence un au-
tre Augustin et le recevait comme son propre pasteur. Tout
l'Occident pensait de même. Saint Isidore de Sévi/le, « le
plus excellent docteur de son siècle », se déclarait le défen-
seur de saint Fulgence et le disciple de saint Augustin,
comme saint Ildefonse de Tolède; dans les Gaules, au sep-
tième, huitième, neuvième, dixième et onzième siècles,
l'évéque d'Hippone eut autant de disciples qu'il y avait de
docteurs; saint Prosper est à la tète, et après lui saint Cé-
saire d'Arles, saint Amolon, saint Retni de Lgon, Loup Ser-
(t) • Huit circonstances de l'iiistoirc de ce concile montrent que saint Augus-
tin était regardé par les Papes et par toute l'Église comme défenseur de la foi
ancienne. »
(2) Cliap. xiv-xvni. (.{) Cliap. xix. - (i) Cliap. xx.
LES SAINTS PÈRES ET ROSSUET POLÉMISTE. 621
vat, prêtre de 3Iayence au neuvième siècle ; Rémi d'Âuxerre,
saint Bernard, Pierre le Vénérable , qui appelle saint Au-
gustin « le maître de l'Église après saint Paul », Haimond
d'Alberstadt , l'abbé Ruppert, le Vénérable Bédé, en qui on
nomme toute l'Angleterre, dont il est l'historien et le second
docteur après saint Grégoire ; Cassiodore , qui regarde saint
Augustin comme le docteur de toute l'Église , et les Papes
dont l'autorité regarde autant le monde que l'Italie (1).
Après tous ces témoignages , est-il permis de ranger saint
Augustin parmi les novateurs? Autant vaudrait en faire
un hérétique, ce qui, dès le sixième siècle, faisait horreur à
Facundus et à toute l'Église (2j. Les ordres religieux, ce-
lui de saint Benoit avec Bédé, Pierre le Vénérable et saint
Bernard, celui de saint Dominique avec saint Thomas , ce-
lui de saint François avec Scot, le Docteur subtil, toute l'É-
cole avec Pierre Lombard, ont regardé comme inviolable
l'autorité de saint Augustin (3).
Dans le livre sixième, Bossuet expose « les raisons de la
préférence qu on a donnée à saint Augustin dans la matière
de la grâce et l'erreur sur ce sujet à laquelle se sont op-
posés les plus grands théologiens de l'Église et de l'École.
Saint Thomas, dit-il, dans un de ses Opuscules cont?'e les
erreurs des Grecs, a constaté la préférence qu'il donne à
saint Augustin, « qui excelle entre tous les autres » doc-
teurs et qui, comme saint Athanase et Vincent de Lérins, a
parfaitement établi dans le de Dono perseverantiae , dans
ses Livres contre Jidien, dans son ouvrage De la prédestina-
tion des Saints et dans les Co?i/essions, que « les disputes
des hérétiques font paraître dans un plus grand jour... ce
qu'enseigne la saine doctrine de l'Église (i) ». « Elle reçoit
avec le temps, dit très bien Vincent de Lérins, non point
plus de vérité , mais plus d'évidence, plus de lumière, plus
de précision , et c'est principalement à l'occasion des nou-
velles hérésies.. . Les explications de saint Athanase éclairent
les expressions plus embrouillées de saint /«5^m, à'Origène,
(1) Cliap. xxi-xxii. — (âj Cliap. xxiii. — (3) Cliap. xxiv. — (4) Chap. i.
622 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
de saint Dnixjs d'Alexandrie, des autres Pères, dont les
ariens abusaient (1). » M. Simon lui-même avoue que les
traités des Pères contre les hérésies sont ce que l'Église a
de plus exact i^^). C'est donc « un procédé captieux de ce pi-
toyable théologien » que de nous ramener sans cesse aux
anciens ou aux Grecs pour afifaiblir l'autorité de saint Au-
gustin. « Ce n'est pas tant à ce Père qu'à la vérité même
qu'il en veut; il mutile les saintes maximes de Vincent de
Lrrins, qu'il fait semblant de vouloir défendre. Toute la
doctrine de ce Père roule principalement sur ces deux pivots :
l'antiquité et l'universalité : quod ubiqu<\ quod semper.
Il faut suivre, dit Simon, l'antiquité; mais il supprime l'uni-
versalité en opposant les Grecs aux Latins (3;. Un dernier
trait de malignité contre saint Augitsttn, c'est de dire qu'il a
le mieux parlé de la grâce , avant d'en disputer contre Pe-
lage [ï). L'aveuglement de M. Simon lui fait préférer les
sentiments que saint Augustin a rétractés à ceux qu'il a éta-
blis en y pensant le mieux (5). Les Pères qui ont précédé
les disputes ont quelque chose de plus fort, parce que leur
témoignage est désintéressé ; mais ceux qui sont venus après
les hérétiques ont parlé plus correctement sur les vérités
contestées, comme l'affirment saint Thomas, Vincent de Lé-
rins et saint Augustin : ce dernier réunit le double avan-
tage d'avoir donné la pleine et entière expression de la
vérité avant et après la dispute : toute l'Église l'a reconnu;
« tout s'est tu, lorsqu'il a parlé » . même saint Jérôme, qui
« était alors comme la bouche de l'Église contre les héré-
« sies (6) ». Saint Augustin a rendu témoignage à la vérité
avant la dispute, dans ses Livres à Simpliciîis écrits au com-
mencent de son épiscopat , quinze ans avant qu'il y eût des
Pélagiens au monde (7i.
Il faut distinguer comme quatre états dans la vie de ce
grand homme : — le premier, au commencement de sa
conversion, où il disait sur la grâce ce qu'il en avait appris
(I) Chap. II. — (-1) Cliap. III. - (.'$) Chap. iv. — (t) Cliap. v. — (5) Cliap. vr. — (<i)
Chap. Mil. — (7) Chap. ix.
LES SAINTS PERES Eï ROSSUET POLEMISTE. G23
dans l'Église et où la pureté de ses sentiments nous est
attestée par son livre de F Ordre, par celui des Soliloques ,
par le premier de ses ouvrages, le livre Contre les Acadé-
miciens, par les Confessions, par ses premières Lettres,
par les trois livres du Libre arbitre, dont le traité du Mérite
et de la rémission des péchés, les Rétractations et le livre
de La nature et de la grâce attestent l'orthodoxie (1); — le
second état, où il commença, mais encore imparfaitement ,
à examiner la matière, et où il tomba premièrement dans
l'embarras et ensuite dans l'erreur à l'occasion de ses pre-
mières expositions sur VEpitre aux Romains et aux Galates,
parce qu'il n'avait point encore assez considéré (2); — le
troisième état, où il sort bientôt de « son sentiment con-
damnable » par suite du peu d'attachement qu'il avait à
son propre sens et des consultations qui, comme celle de
Simplicien, l'obligèrent à rechercher plus exactement la
vérité (3) , ainsi qu'il nous le dit sincèrement dans ses Ré-
tractations^ où il se reprend lui-même de trois manières (4- ) ;
le quatrième et dernier état, où, non seulement il fut par-
faitement instruit de la doctrine de la g-râce, mais encore
capable de la défendre avec une autorité « qui croissait tous
les jours ». On ne peut plus dire sans une malice affectée
qu'il n'a changé ses premiers sentiments sur la grAce que
dans l'ardeur de la dispute , ni « qu'on le voit tomber
naturellement et à mesure qu'il approfondissait de plus en
plus CCS matières, dans la doctrine qu'il a enseignée jusqu'à
la mort : Dieu le conduisant par la main et le menant pas
à pas à la parfaite connaissance d'une vérité, dont il vou-
lait l'établir le défenseur et le docteur (5). » Les change-
ments de saint Augustin n'ont rien qui ne donne lieu de
l'estimer davantage , et sa doctrine , ne serait-elle pas ap-
prouvée par l'Église, semblerait préférable à celle de tous
les autres docteurs, à cause de l'application qu'il y a don-
née (6). Saint Thomas et les scolastiques ont suivi son au-
torité, et si quelques catholiques ont semblé l'abandonner à
(1) Cliap. x-xu. — (-2) Cliap. xiii et xiv. — (3) Cliap xv. — (i) Chap. xvi. — (5) Cliap.
.wii. — (6) Cliap. XVIII.
C24 BOSSUET tT LES SAINTS PERES.
cause de l'abus qu'en out fait Luther et Calvin, Baronius les
reprend (1) et montre que s'écarter de saint Augustin,
c'est se mettre en péril d'erreur (2). Saint Charles Borromée,
les cardinaux Bellarmin, Tolet et du Perron, les savants
jésuites Henriquez, Suarez, Vasquez, le P. Petau , le P. Gar-
nier. le P. Deschamps, ontsibien rendu hommage à saint Au-
gustin que (I l'honneur de l'Église est manifestement en-
gagé avec celui de ce Père , et ce serait une impiété de les
séparer (3) ». Que si l'on prétendait avec M. Simon que
saint Augustin fut contraire à la tradition des saints doc-
teurs et aux décrets'de l'Église dans quelques dogmes tou-
chant la grâce , « tous les éloges que lui ont donnés les siè-
cles suivants et tous les décrets des Papes en sa faveur ne
seraient qu'une illusion : on égarait les savants, on tendait
un piège aux simples, et comme dit Suarez, l'Église, ce qu'à
Dieu ne plaise, les induisait en erreur (k) ».
Après ce magnifique plaidoyer en faveur de son docteur
favori, Bossuet a beau jeu, dans le liv/'f septième, pour
nous montrer Saint Aiigiistin condamné par M. Siïnon et
les erreurs de ce critic^ue sur le péché originel.
Il entreprend directement de faire le procès à saint Au-
gustin; il l'accuse dès la Préface de la Critique « d'avoir
opposé nouveauté à nouveauté, par conséquent excès à
excès, et d'autres excès et d'autres nouveautés aux excès et
aux nouveautés de Pelage »; de s'être donné les mêmes torts
que cet hérésiarque (5). « Partout, à toutes les pages, saint
Augustin, selon lui, a outré la grâce et affaibli le libre ar-
bitre. Qu'il montre donc un seul endroit où il l'affaiblisse!
Il n'a osé (6). » D'après M, Simon, c'est un préjugé contre
un auteur, contre saint Thomas, contre Bède, qu'il ait été
attaché à saint Augustin (7 j. Notre crilique lui attribue les
erreurs les plus odieuses de Luther et de Calvin ; il dit que
ce Père a fait Dieu auteur du péché (8). Pour ôtcr à saint
Augustin hi gloire d'avoir vaincu les Pélagiens, il l'accuse
(I) Il (lit qu'aulant qu'il .t surpassé les autres docteurs dans ses autres traités,
autant il s'est suri)assé lui-in«ime dans ses traités contre les Pélagiens.
(-2) Clijipitrc XIX. — (.'5) Chap. xx. — ('♦) Cliap. xxi. — (;i) Chap. i. - {<!) Cliap. n. —
(") Chai», iir. - (8) Cli;i|.. rv.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. G25
de ne pas avoir su beaucoup de grec, alors que « ce Père,
loin de rien laisser passer à Julien, sait l'abattre par le
texte grec d'une manière si, vive qu'il n'y avait plus qu'à se
taire. D'ailleurs, il ne faut pas relever saint Augustin par la
science des mots qu'il a estimée, mais en son rang, c'est-à-
dire infiniment au-dessous de la science des choses. » Sans
atteindre à la perfection de la science des langues , un si
grand génie a tiré des travaux de saint Jérôme sur l'hébreu
des avantages que saint Jérôme lui-même parait n'avoir
pas tirés (1). Il a vu tout ce qui peut se voir dans le
texte de saint Paul : Natiim fllii irae (2). Il a lu, quand il
fallait, les Pères grecs, saint Chrf/sostonw, saint Basile,
saint Grégoire de Nazianze, et il a su profiter, autant que
possible , du texte original pour convaincre les pélagiens (3).
— L'acharnement de Richard Simon et des critiques mo-
dernes contre saint Augustin ne vient que de ce qu'ils veu-
lent favoriser les pélagiens (4). Ainsi, M. Simon commet
deux erreurs sur le péché originel et il insinue que saint
Augustin expliquait le péché originel d'une manière par-
ticulière et nouvelle (5) , alors que ce saint docteur n'ensei-
gnait que ce qu'enseigne toute l'Église catholique dans les
décrets des conciles de Garthage, d'Orange, de Lyon, de
Florence et de Trente. Théodore de Mopsueste, que défend
M. Simon, attaquait toute l'Eglise en la personne de saint
Jérôme et de saint Augustin (6). Quant à l'auteur de la
Critique , il va contre les conciles et contre la foi en soute-
nant ce qu'il soutient sur le péché originel . et il a profon-
dément tort d'opposer à l'autorité de saint Augustin et de
toute l'Église celle de Calvin, de Pelage, de Théodore!,
de Grotius et d'Érasme (7). L'interprétation que saint Au-
gustin et l'Église donnent au texte de saint Paul : In quo
omnes peccaverunt , s'établit parle contexte et par les con-
séquences qu'en a tirées le grand évêque d'Hippone. Ce
n'est pas là une question de critique et de chicane, et Bèze
(1) Chap. V et vi. — (2; Chap. vu. — (3) Chap. viii. — (v) Cliap. ix. — (:;) Cliap. x.
(6) Cliap. XI. — (7) Chap. xii-xviii.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 40
626 BOSSUF.T ET LES SAIiNTS PERES.
n'a pas eu tort de renvoyer à saint Augustin « sur une matière
qu'il avait si expressément et si doctement démêlée (1) ».
Le livre huitirmc est consacré à la méthode pour établir
runifurniitê <l<ins tous les Prres et aux preuves que saint
Augustin n'a rien de singulier sur le péché originel.
La nature même de la question montre qu'il n'est pas
possible que les anciens et les modernes, les Grecs et les
Latins aient des croyances contraires sur un dogme si im-
portant 2i. Saint Augustin a donné, pour concilier les Pères,
quatre principes infaillibles : — le premier, que la tradi-
tion étant établie par des actes publics, authentiques et
universels, il n'est pas absolument nécessaire d'entrer en
particulier dans la discussion des sentiments de tous les
Pères (3); — le second, qu'il « y a de quoi se contenter
du témoignage de l'Église d'Occident » (4 i ; — le troi-
sième, qu'un ou deux Pères célèbres de l'Église d'Orient,
saint Grégoire de Nazianze et saint Basile ^ suffisent pour en
faire voir la tradition [h) ; — le quatrième, que le senti-
ment unanime de toute l'Église présente suffit pour juger
des sentiments de l'antiquité iGV
Cette méthode de saint Augustin est celle-là même que
Vincent de Lérins étendit dans la suite (7). On peut l'ap-
pliquer à saint Chrysostome et aux Grecs, non seulement à
propos du péché originel, mais encore à propos de la
grâce (8). « Elle est infaillible, et il n'est pas possible que
l'Orient, avec les Pères de Palestine et saint Chrysostome,
crût autre chose ([ue l'Occident et saint Augustin sur le péché
originel (9), » Nestorius lui-même avait d'abord reconnu
que le dogme du péché originel était commun à l'Orient et
à l'Occident, et que cette tradition venait de saint Chrysos-
tome, « le saint Augustin de l'Église grecque», qui y a per-
sisté et y persiste encore aujourd'hui (10). Saint Augustin a
(b'montré en cent endroits que la peine du péché d'Adam
n'a pu passer dans ses descendants qu'avec sa coulpe (11).
(I) f:iirï|).xix-\xiii. — (-2) Chap. I. — (:{) Chap. ii. — (4) Cliap. m. — (."J) Cliap. iv. —
(li) (;li;i|). V. — (7) Chap. VI. — (8) Chap. vu. — (!») Chap. viii. — (10» Chap. x et xi. —
(II) Cliap. XII.
LES SAINTS PERES ET BOSSUPLT POLEMISTE. 627
Sans doute, Dieu vciig'e l'iiiiquité des pères sur les enfants,
sans que ceux-ci aient péché; mais saint Augustin nous
dit que ce ne sont point précisément les péchés des pères
immédiats qui font souffrir les enfants jusqu'à la troisième
et quatrième génération : c'est celui d'xVdam (1). — Encore
une doctrine excellente de saint Augustin : c'est qu'il n'y a
qu'un seul innocent que Dieu ait puni de mort, le média-
teur de Dieu et des hommes (2). Saint Augustin a excellem-
ment réfuté les absurdités de Pelage et de Julien, et il a
produit en faveur de sa doctrine les témoins les plus illus-
tres, d'abord de toutes les Églises occidentales, de l'Église
gallicane avec saint Irénée de Lyon, Réticius d'Autun,
saint Hilaire de Poitiers; de l'Église d'Afrique avec saint
Cyprien; de l'Église d'Espagne avec Olympius; de l'Église
d'Italie avec saint Ambroise (3); puis des Églises d'Orient
avec saint Grégoire de Nazianze , saint Basile , saint Cliry-
sostome, saint Jérôme, « qui était comme le lien de l'Orient
et de l'Occident (4) ». A l'universalité de ces témoins de
saint Augustin s'ajoute leur uniformité : ils ont la même
idée que lui du péché originel (5) et de la concupiscence (6),
comme on le voit par saint Justin ( T) , saint Irénée (8) ,
saint Clément d'Alexandrie (9), Origène (10), TertuUien (11),
saint Cyprien (12), saint Athanase fi 3), saint Basile,
saint Grégoire de Nazianze (14), enfin saint Grégoire de
Nysse(15).
Le livre neuvième relève les passages de saint Chrysos-
tome, de Théodoret , de plusieurs autres concernant la tra-
dition du iiéché originel.
Comme Julien objectait à saint Augustin un passage de
saint Chrysostome où il semblait vouloir dire qu'on bapti-
sait les enfants, non point pour les laver du péché qu'ils
n'avaient pas, mais pour leur donner les grâces annexées à
ce sacrement (16) , saint Augustin corrige la traduction de
(1) Cliap. XIII et XIV. — (2) Cliap. xvi. — (3) Cliap. xix. - (i) Cliap. xx. - (.'i) CIki).
XXI. — ((i) Cliap. XXII. — (7) Cliap. xxm. — (8) Cliap. xxiv et xxv. — (9) Cliap. xxvi. -
(40) Cliap. xxviii. — (11) Cliap. XXIX et xxx. - (liJ) Cliap. xxx. — (13) Cliap. xxxi. -
(14) Cliap. XXXII.— (l'i) Chap. xxxiii. — (16) Cliap. i.
(!23 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Julien (1) et fait voir que saint Chrysostome reconnaissait
le péché originel (2), quoique, dans ce passage, il n'en
parlât pas expressément (3) : il en parlait ailleurs dans
ses Homélies i), et tout en ne donnant le nom de péché
qu'au seul péché actuel (5), il prouvait que les peines du
péché ne passent à nous qu'avec le péché (6). Saint
Augustin a donc eu raison de dire que ce Père n'avait rien
de commun avec les Pélagiens (7); il n'a pas dit qu'on
puisse être puni sans être coupable, absurdité qu'on lui at-
tribue faussement (Si. Il a parfaitement connu la concu-
piscence, ce qui est connaître le fond du péché originel i9),
dont l'essence n'est pas la domination de la convoi-
tise 1 10 i, mais « d'avoir été en Adam lorsqu'il péchait (11) ».
Cependant, la doctrine de saint Chrysostome sur la concu-
piscence n'est pas aussi liée, aussi suivie que celle de saint
Augustin, à laquelle elle ressemble dans le fond (12). Saint
Chrysostome s'embarrasse un peu dans une de ses Homé-
lies (13). Saint Clément d'Alexandrie s'est expliqué de sa
propre bouche. Tertullien appelle l'enfance un âge inno-
cent, mais non pas exclu du baptême : il nous fait tous pé-
cheurs en Adam i lin. On peut en dire autant de saint Gré-
(joire de Nazianze et de saint Grégoire de Nysse (15).
Après cela, Bossuet laisse « aux sages lecteurs à prononcer
sur la critique de M. Simon et à juger si Théodoret, qui est
entièrement sorti de la chaîne de la tradition, Photius et
quelques scoliastes du bas âge, allégués avec Érasme et Cal-
vin contre l'interprétation ordinaire du texte de saint Paul,
peuvent empêcher qu'on ne la tienne pour universelle ( 16).
Il demeure donc certain que, d'après les règles de Vincent
de Lérins, on ne peut nous rappeler perpétuellement, comme
le fait Richard Simon, d'Augustin à l'antiquité et à l'Orient,
comme s'ils étaient contraires à ce Père, ce qui n'est pas ni
ne peut être (17). Saint Augustin répète souvent que qui-
(1) ciiap. II. — (-2) Cliap. III. — (3) Cliap. iv. — (i) Cha]). v el vi. — (:i) f;liai>. vu. —
(<i) Chap. VIII. — (7) Chap. ix. — (8) Chap. x. — ("J) Cliap. xi. — (10) Cliap. xii. — (I I)
Chap. XIII. — (1-2) Cliap. xiv. — (i;j) Cliap. xv. — (14) Cliap. xvi. — (l.'i) Cliap. xvii. —
(10) Chap. xviii. — (17) Cliap. xxi.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 629
conque a, comme il faut, dans le cœur la foi du péché ori-
ginel, y peut trouver un moyen certain de surmonter les
principales difficultés de la prédestination ; la prédestina-
tion des enfants, à laquelle saint Augustin ramène toujours
les Pélagiens, répond aux objections qu'on pouvait faire sar
la prédestination des adultes , puisque nous ne pouvons
rapporter la première ni au mérite de ces enfants, ni à l'or-
dre des causes naturelles, et que c'est par pure miséricorde
que l'un est pris en état de grâce et l'autre abandonné aux
tentations où il doit périr. « On trouvera que tout ce qu'a
dit saint Augustin, pour établir l'humilité est aussi plein de
consolation que ce qu'a dit M. Simon, pour flatter l'orgueil,
est sec et vain (1). »
C'est en ces termes que Bossuet annonce le Hvro dixième :
— Semi-pélagianisnip de Vauteur. — Erreurs imputées à
saint Augustin. — Efficace de la grâce. — Foi de U Église
par ses prières , tant en Orient quen Occident.
Que Grotius, nourri hors du sein de l'Église, soit tombé
dans l'erreur, cela s'excuse et on déplore son sort. Mais
qu'un homme, né dans l'Église, élevé à la dignité du sacer-
doce , instruit dans la soumission qu'on doit aux Pères , ne
sache pas se débarrasser des erreurs semi-pélagiennes, et
ne défende saint Augustin que dans les endroits où saint
Augustin plus éclairé confesse lui-même son erreur, c'est
une plaie à la discipline que l'Église ne souffrira pas (2).
Richard Simon met en parallèle saint Augustin et Luther :
c'est accuser l'un des grands docteurs de l'Église avec d'au-
tant plus de malice qu'on le fait plus obliquement (3). Pour-
quoi aussi, malgré les Papes et toute l'Église , faire de saint
Augustin l'ennemi du libre arbitre et couvrir les hérétiques
de l'autorité d'un si grand nom (4)? Pourquoi soutenir que
le libre arbitre est maître de lui-même entièrement, ce que
nient saint Ambroise et saint Augustin? Pourquoi faire un
crime à ce dernier d'avoir établi, non pas quelquefois, mais
un million de fois et partout une grâce qui nous fait agir
(I) Cliap. XXII. — (2) Chap. i. — (3) Cliap. ii. — (4) Cliap. iv.
G30 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
efficacement? Les Papes ont approuvé la doctrine de ce
Père, non seulement sur la grâce, mais encore sur le libre
arbitre (1 . M. Simon loue saint Chrysostome de n'avoir
point eu recours à cette grâce, qu'il appelle par dérision
la grâce efficace de saint Augustin, comme si ce Père en était
l'auteur, au lieu que certainement elle est dans tous les
saints, même dans saint Chrysostome et dans toutes les
prières de l'Église. M. Simon ne craint pas de mettre saint
Augustin au nombre des hérétiques et de donner à ceux-ci
un défenseur que personne ne condamne (2). Il accuse en-
core ce Père et saint Thomas d'avoii- fait Dieu auteur du
péché, et il ose donner des leçons à l'auteur des Livres con-
tre Julien et de celui De la grâce et du libre arbitre ^ comme
si M. Simon était l'arbitre des théologiens (3). — Il impute à
saint Augustin deux erreurs sur le libre arbitre : la pre-
mière est l'efficace de la grâce chrétienne ; mais elle ressort
des prières ecclésiastiques , telles qu'elles se font par toute
la terre, en Orient comme en Occident, et saint Augustin,
saint Prosper, y ont trouvé une grâce qui fait croire, qui fait
agir, comme on le lit encore dans les oraisons du Vendredi
Saint (V). Saint Augustin a eu rintention de démontrer et
il a démontré en effet que la grâce qu'on demandait par
ces prières emportait l'action (5). Les liturgies de saint Jac-
ques de Jérusalem, de saint Marc d'Alexandrie, de saint Ba-
sile, de saint Ambroise, l'Orient et l'Occident parlent le môme
langage (6) que la liturgie attribuée â saint Chrysostome,
mais plus ancienne que lui dans son fond et qui rapporte
à une grâce toute-puissante le commencement avec toute
la suite de la piété (7). Le simple abrégé du contenu des
prières montre qu'on y trouve mot à mot la doctrine de
saint Augustin et la foi de toute l'Église sur l'efficacité de
la grâce (8). A quoi bon maintenant discuter les écrits des
Pères sur la grâce, â propos de laquelle ils ne s'étaient ex-
pliqués que brièvement et en passant, Iranseunter et l)revi-
ter (9|? C'a donc été à M. Sinu)n une erreur grossière et
(I) Cliap. V. — (■>) Cliap. VI. — (3) (;li;i|i. vu. ('OCliap. viii, ix et x. — (rj) Cliap. xi.
— (<)) Chap. XII. — (7) Chai). \iii. (H) Cliap. \iv. — (M) Cliap. xv.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 631
une pernicieuse ignorance d'avoir loué saint Chrysostome
de ne parler point de grâce efficace. Il en a parlé dans ses
prières (1). Les deux dernières demandes de l'Oraison do-
minicale : « Ne nous induisez pas en tentation , mais déli-
vrez-nous du mal », prouvent, d'après saint Augustin, l'ef-
ficace de la grâce (2i. Or, ce docteur a pris son explication
du Pater dans les Pères ses prédécesseurs , saint Gyprien ,
Tertullien, saint Grégoire de Nysse t3). Pour achever de
donner à Dieu la gloire de tout le bien, saint Augustin et
saint Ambroise ont prouvé que la prière, en nous mon-
trant que tout vient de Dieu par cette grâce qui fléchit
les cœurs, fait voir en même temps qu'elle-même est un
des fruits de cette grâce (4). La preuve de l'efficace du se-
cours divin paraît encore plus forte, si l'on y joint l'action
de grâces : c'est ce que saint Augustin a prouvé en divers
endroits (5), comme les Grecs et saint Chrysostome l'ont
fait de leur côté (6). Afin d'avoir tout pouvoir sur le cœur
de l'homme, Dieu n'attend pas que l'homme le lui donne;
il opère dans le cœur de l'homme toutes les bonnes volontés
qu'il lui plait (7). Les auteurs qui sont le moins soupçonnés
d'outrer l'efficacité de la grâce, la reconnaissent dans le
fond, comme saint Augustin, dont la doctrine est reçue
de toute TÉglise (8).
Le livre onzième explique comment Dieu permet le péché
selon les Pères grecs et latins et confirme par les uns comme
par les autres l'efficace de la grâce.
Pour accuser saint Augustin de faire Dieu auteur du pé-
ché, Richard Simon se fonde sur un passage où ce Père
commente le mot de saint Paul : « Dieu les a livrés à leurs
désirs »; mais saint Augustin n'a rien dit que de vrai, que
de nécessaire et que les autres saints docteurs n'aient été
obligés de dire et avant et après lui (9). Bossuet énonce
alors dix vérités incontestables qui éclaircissent et démon-
trent la doctrine de saint Augustin : ce Père, comme tous
les autres, enseigne et prouve clairement que la cause du
(l) Cliap. XVI. — (-2) Cliap. XIX. — (3) Cliap. xx. — (4) Chap. xxi et xxii. — (o) cliap.
XXIII. — {(j) Chap. xxiv. — (7) Cliap. xxv. — (8) Chap. xxvii. — (!)) Chap. i.
632 BOSSUET KT LES SAINTS PERES.
péché est le libre arbitre, que Dieu permet seulement le
mai (1), qu'il pourrait l'empêcher, mais ne le veut pas (2);
tandis que l'homme pèche, eu n'empêchant pas le mal
lorsqu'il le peut ^3), Dieu permet le péché pour que sa
justice éclate souverainement (4) ; endurcir le pécheur, du
côté de Dieu, n'est que lui soustraire sa grâce (5); du côté
des pécheurs, l'endurcissement présuppose un péché pré-
cédent (6) : ce n'est pas une simple permission (7); c'est
une punition. D'ailleurs, quand Dieu permet le péché, il
ne le laisse pas faire seulement, autrement les pécheurs,
en péchant, feraient tout ce qu'ils voudraient; la puissance
de Dieu les tient tellement en bride qu'ils ne peuvent ni
avancer, ni reculer qu'autant que Dieu veut lâcher ou ser-
rer la main Si. Les pécheurs endurcis ne font ni au de-
hors, ni au dedans, tout ce qu'ils voudraient, d'où saint
Augustin et saint Thomas infèrent que Dieu pousse, incline
les volontés déjà mauvaises à un mal plutôt qu'à un au-
tre (9). Il fait ce qu'il veut des volontés et des cœurs re-
belles (10). M. Simon nous veut faire accroire que saint
Augustin, en enseignant cette doctrine, favorise les protes-
tants : il ne sait pas ou ne veut pas savoir que Luther, Cal-
vin, Bèze et Wiclef, niaient le libre arbitre et mettaient
dans l'homme une nécessité qui ne peut avoir que Dieu
pour auteur, tandis que saint Augustin a établi partout que
Dieu n'a pas fait, ni n'a pu faire les volontés mauvai-
ses (11), pas plus qu'il n'a fait les ténèbres en créant la
lumière (12). Saint Augustin n'a rien dit que tout le monde
n'ait dit dans le fond, et il n'y a rien dans sa doctrine qui
favorise les protestants (13).
« Quelle merveille, conclut Bossuet, que celui qui fait ce
qu'il veut des volontés déréglées qu'il n'a pas faites, fasse
ce qu'il veut de la bonne volonté dont il est l'auteur! S'il est
tout-puissant sur les méchants, dont il ne meut les cœurs
qu indirectement et pour ainsi dire qu'à demi, quelle mer-
(1, Chaf). II. — (-2)Chap. iir. — (3) Cliop. iv. - (4) Cliap. v. — (5)Cliap. vi. — («)Cliap.
Vil. — (7) Cliap. Mil el IX. — (8) Cliai). x et xi. - (!t) Cliap. xii. — (10) Cliap. xui. —
(11) Cliap. XIV. — (1-2) Cliap. XV. — (i:i) Chap. xvi.
LES SAIMTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. G33
veille qu'il puisse tout sur les cœurs où sa grâce développe
toute sa vertu et agit avec une pleine liberté! (1) ». L'ef-
ficacité de la grâce est confirmée encore par une doctrine
de tous les Pères et de tous les spirituels anciens et nou-
veaux, de saint Jean de Damas en particulier sur les
péchés où Dieu laisse tomber les justes pour les humi-
lier (2) : « Ainsi il a voulu permettre le péché de saint
Pierre, d'où les Pères grecs et Origène tirent cette consé-
quence que cette permission avait pour but de le punir et
de le guérir de son orgueil (3) et que, s'il est tombé, c'est
par suite de la soustraction de la grâce efficace (lu. Origène
nous enseigne la même vérité à propos de David (5. Saint
Chrysostome a parlé dans le même sens dans un passage
sur saint Matthieu (6) et dans un passage sur saint Jean (7).
Cent passages de saint Augustin sur la permission de la
chute de saint Pierre font voir qu'il l'a regardée des mêmes
yeux qu'Origène et saint Chrysostome, auxquels il faut
ajouter saint Grégoire le Grand, qui dit que « Dieu voulait
que celui qui devait être le pasteur de l'Église , apprit par
sa propre faute combien il fallait avoir de compassion de
celle des autres » (8).
Le livre douzième met en lumière la tradition constante
de la doctrine de saint Augustin sur la prédestination.
Après avoir démontré que ce Père n'a rien dit sur l'ef-
ficace de la grâce et sur la permission du péché qui ne soit
constant ou par les prières de l'Église ou par d'autres preu-
ves également incontestables et re('ues des Grecs comme
des Latins , quoique peut-être expliqué plus nettement par
les derniers, « depuis que le grand oracle de l'Église la-
tine a développé une si profonde matière «^ Bossuet veut
faire voir que toute la doctrine de saint Augustin sur la
prédestination et sur la grâce est aussi comprise dans les
prières et dans les vérités qu'elles contiennent (9i.
Il déduit d'abord par ordre douze propositions, les unes
démontrées par ce qui précède, les autres qui en sont une
(1) Chap. XVII. — (-2) Chap. xix. — (3) Cliap. xx. — (4) Cliap. xxi. — ("i) Cliap. xxii. —
(6) Cliap. xxiii-xxiv. — ("j Cliap. xxv. — (8) Chap. xxvii. — t9) Chap. i.
634 BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES.
suite : nul cœur humain ne résiste à Dieu, quand il veut
inspirer le bien et empêcher le mal; la grâce qu'on lui de-
mande n'est pas une grâce extraordinaire, mais ordinaire
et commune â tous les états et à tous les saints (1); aucun
chrétien ne fait rien pour son salut sans cette grâce (2) ;
la grâce qui donne le commencement et qui opère la con-
version est purement gratuite [3); la prière qui nous
obtient la grâce de la conversion est elle-même donnée
par cette grâce, qui persuade et fléchit le cœur (4); « le
grand don de persévérance » est le plus efficace de tous 5) ;
quoiqu'il puisse être, en quelque façon, mérité par les
justes, il n'en est pas moins gratuit (6); les prières ec-
clésiastiques induisent du côté de Dieu , en faveur de ceux
qui font le bien et qui persévèrent, une préférence gra-
tuite dans la distribution de ses grâces, dont il ne faut
point demander de raison (7), comme on le voit par l'O-
raison dominicale : « Ne permettez pas que nous succom-
bions (8) », paroles qui font dire excellemment â saint Au-
gustin que Dieu nous pouvait accorder la grâce de faire
de bonnes œuvres sans nous obliger à les demander 9).
Toute la doctrine de ce Père sur la prédestination est
enfermée dans la doctrine précédente : pour l'établir, il
ne faut que ce seul principe rapporté à cette occasion par
saint Augustin, que tout ce que Dieu donne, il a résolu
de toute éternité de le donner; et comme dans la distri-
bution temporelle de la grâce, les prières de l'Église nous
ont fait voit" uue préférence gratuite pour tous les saints,
cette préférence est prévue, voulue, ordonnée de toute éter-
nité, et cela même, dit saint Augustin, c'est la prédesti-
nation, c'est-à-dire la préparation de la grâce, qui ne dif-
fère de la prédestination que comme l'eilet de la cause (10),
La prescience qu'il faut reconnaître dans la prédestination,
c'est, d'après saint Augustin, une prescience par laquelle
Dieu prévoit ce qu'il devait faire (11). Cette doctrine sur la
prédestination, exposée et défendue dans les livres Dr la
(1) Cliap II. —(-2) Cliap. III. — (.t) Chili), v. — (l) Chap. vi. — (5)Cliap. vu. — ((i) Cliap.
VIII. — (7) Chap. IX. - - (S) Cliap. x. --(!») Cliap. si. — (10) Cliap. xiii. — (ll)Ch;ip. xix.
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLEMISTE. 635
prédestination des saints et Du don de la persévérance, ap-
partient à la foi , selon saint Augustin et le cardinal Bellar-
min (11. Il ne s'agit pas ici de la prédestination à la gloire,
dont on dispute dans les écoles et dont saint Augustin ne
parle pas (2) , quand il établit dans son Épifre à Vilal
douze sentences qui renferment tout le fondement de la
prédestination gratuite et qui appartiennent à la foi ca-
tholique (3). Ceux à qui Dieu ne donne pas ces grâces sin-
gulières , menant infailliblement à la foi ou même au salut
et à la persévérance finale, n'ont point à se plaindre; car,
dit saint Augustin , le Père de famille ne les doit à per-
sonne (4) : loin de désespérer les fidèles, ou même de les
troubler, la doctrine de saint Augustin est le soutien de
la foi et la plus solide consolation des âmes pieuses. Saint
Cyprien et saint Augustin nous disent qu'il faut tout don-
ner à Dieu, non pour éteindre la libre coopération du
franc arbitre, mais pour nous montrer qu'elle est comprise
dans la coopération de la grâce : « Nous voulons; mais Dieu
fait en nous le vouloir ; nous agissons ; mais Dieu fait en
nous notre action, selon son bon plaisir... C'est là de tou-
tes les consolations que les enfants de Dieu peuvent re-
cevoir la plus solide et la plus touchante, de n'avoir à
glorifier que Dieu seul dans l'ouvrage de leur salut; et il
ne faut pas appréhender que la prédication de cette doc-
trine mette les hommes au désespoir : « Quoi! faut-il crain-
dre, dit saint Augustin, que l'homme désespère de lui-
même et de son salut, quand on lui montre à mettre en
Dieu son espérance , et qu'il cesse d'en désespérer, quand
on lui dira, superbe et malheureux qu'il est, qu'il n'a qu'à
espérer en lui-même ! » Ce serait le comble de l'aveugle-
ment et de l'orgueil (5). M. Simon, qui est l'ennemi de la
prédestination , se déclare avec acharnement contre celle
de Jésus-Christ; mais il faut lui dire avec saint Augustin
que le modèle le plus éclatant de la prédestination et de
la grâce est le Sauveur même (6).
(I) Cliap. XV. — (-2) Cliap. xvr. — 'fl) Cliaii. xvii. — (4) Cliai». xviii. — (."i) Chap. xix.
(6) Cliap. \x.
636 lîOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Pour confirmei' ce qu'il a dit touchant l'esprit d'oraison
qui parait dans les prières de l'Ég-lise, Bossuet rapporte
celles des quarante martyrs, dont parle saint Basile (1),
celles de plusieurs autres martyrs (2), celle de saint Éphrem
le Syrien (3), celle de Barlaam et de Josaphat, d'après
saint Jean de Damas (i), celle des hymnes de Synésius,
évèque de Cyrène (5) , celle de l'hymne de saint Clément
d'Alexandrie, dont la doctrine est en tout conforme à celle
de saint Augustin (6) ; celle d'Orig-ène , qui pense aussi
comme l'évèque d'Hippone que la grâce est efficace (7) ,
qu'elle est invincible (8) , que Dieu tient en bride les per-
sécuteurs pour les empêcher de faire le mal qu'ils vou-
draient (9) , que le libre arbitre de l'homme ne peut résis-
ter à la grâce de Dieu (10) , qui est non seulement efficace,
mais encore prévenante (11).
Les mêmes vérités ressortent d'une prière de saint Gré-
goire de Nazianze , rapportée par saint Augustin , qui a vu
dans tous les anciens docteurs, saint Cyprien, saint Ambroise,
Clément Alexandrin, la doctrine de la prévention efficace
et toute-puissante de la Grâce, de sorte que la prescience
qu'ils ont établie, loin de répugner à la théorie augusti-
nienne de la prédestination y est parfaitement conforme (12).
Que si l'on objecte « qu'il faut coopérer par libre arbitre
avec cette grâce, et que, comme libres, nous devons être
sauvés de nous-mêmes », saint Augustin répète cent fois que
« dans les touches les plus efficaces de la grâce », c'est à no-
tre propre volonté à consentir ou à ne consentir pas (13) ».
Qu'on ne dise pas non plus avec saint Clément d'Alexandrie
que Dieu donne la grâce à ceux « qu'il en trouve dignes » ,
ce qui semble signifier qu'elle est prévenue par les mérites
des hommes : saint Augustin répond que Dieu donne la vie
éternelle à ceux qui en sont dignes; mais qui les en fait
dignes? La grâce (IV). Voilà pourquoi ce Père a condamné
la proposition de Pelage, qui disait « qu'on pouvait se ren-
(I) Chap. XXI. — (-2) Chap. xxii. — (3) Chap. xxiii. — (4) Chap. xxiv. — (3) Chap. xxv.
(6) Chap. XXVI. — (7) Chap. xxvii. — (8) Cliap. xxviii. — (9) Chap. xxix. — (10) Cliap.
XXX. — (11) Chap. XXXI. - (1-2) Chap. xxxiv. —{V.i) Chap. xxxv. —(14) Cliap. xxxvi.
LES SAINTS PERES ET ROSSUET POLÉMISTE. 637
dre dig-ne de toutes les grâces » (1). On prévient Dieu par
rapport à certaines grâces; mais pour d'autres on est pré-
venu par lui, comme l'enseignent saint Clément d'Alexan-
drie et les prières de l'Eglise. Saint Augustin, en répondant
ainsi aux passages des Pères qu'on lui objectait, conciliait
leurs sentiments avec les siens, qui étaient ceux de l'Église
et faisait voir que la prédestination était enseignée par
saint Cyprien, par saint Ambroise, par saint Grégoire de
Nazianze, par tous les Pères « de l'Orient et de l'Occi-
dent. »
Le livre treizième, que Bossuet composa dix ans après les
autres, 1703- ITOi, traite de ce principe de saint Augustin :
la grâce n'est pas donnée selon les mérites. C'est de beaucoup
le plus long, le plus important de tout l'ouvrage, et on
comprend que les Jansénistes, dont il condamne la doctrine,
n'aient pas voulu le publier en 17V3.
Bossuet y déclare dès le début que, pour entendre à fond
la doctrine de saint Augustin , qui est en ce point celle de
toute l'Église, il en faut venir au principe fondamental d'où
dérive et où aboutit toute la doctrine de ce Père, qui est
que « la grâce n'est pas donnée selon les mérites, gratiam
Dei non secimdum mérita nostra dari. ». Cette doctrine,
soutenue par les docteurs les plus éminents de l'École, a été
obscurcie dans les trois derniers siècles par le principe que
« Dieu ne dénie point la grâce à celui qui fait ce qu'il peut »,
qu'on entendait, non pas de celui qui fait ce qu'il peut
par la grâce, mais de celui qui fait ce qu'il peut même par
la nature : on imaginait avec Durand de Saint-Portien une
certaine proportion de congruité ou de convenance entre la
nature et la grâce. Molina a soutenu que Dieu est prêt à aider
les forces naturelles et que « le libre arbitre peut, avec
le concours général de Dieu , produire un consentement à
la foi selon la seule substance de l'acte et purement natu-
rel ». — Richard Simon a cru que la grâce de prédilection
et de préférence , que l'École nomme efficace et que saint
(1) Chap. XXXVII.
638 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Augustin a défendue contre les pélagiens et les semi-péla-
giens , serait détruite par la volonté générale en Dieu et en
Jésus-Christ de sauver tout le genre humain , qu'on trouve
dans tous les Pères et qui semble incompatible avec la grâce
de prédilection, inventée par saint Augustin. « J'oppose à
cette doctrine téméraire, dit Bossuet, deux faits constants :
l'un que l'École, loin d'opposer l'efficace de la grâce et la
prédilection gratuite, avec laquelle elle est donnée, à la vo-
lonté générale de sauver les hommes, les concilie ensem-
ble; l'autre, qu'elle concilie pareillement saint Augustin
avec tous les autres Pères : de sorte qu'il n'y a rien de plus
contraire à l'esprit de toute l'Ecole que d'entreprendre de
les commettre (1) ».
D'abord, toute l'École donne un démenti à iM. Simon,
quand il présente comme deux ennemis irréconciliables la
grâce efficace et la volonté générale de sauver les hommes.
Le cardinal Du Perron les concilie fort bien, comme les con-
cilient les partisans des trois opinions sur l'efficacité de la
grâce, la prémotion ou prédétermination physique des tho-
mistes, la prédétermination morale de quelques-uns et la
science conditionnelle des autres. En effet, la grâce de pré-
dilection et la volonté générale de sauver les hommes n'ont
rien d'incompatible ni pour les prédéterminants, comme
Alvarez en qui l'on entend tous les autres thomistes, qu'il
cite avec saint Thomas, leur commun maître; ni pour les
partisans de la prédétermination morale, comme M. Isam-
bert, « professeur fameux de nos jours dans la Sorbonne »,
et le Jésuite Henriquez ; ni pour ceux qui « avec Suarez ne re-
connaissent aucun décret ni aucune action de Dieu sur le
libre arbitre que dépendamment du consentement futur
prévu sous condition par la science moyenne ou condition-
nelle. Tous ceux qui ont lu les savants auteurs Jésuites, qui
ont écrit sur cette matière, savent que c'est là bien constam-
ment leur doctrine , et c'est en cela qu'ils mettent la con-
venance, la jn'oportion , la congniité et la contempération
(Il ciiap. I.
LES SAINTS PERES ET liitSSUET POLEMISTE. 639
de la grâce qui, selon saint Augustin en tant d'endroits, en
fait l'efficace : en sorte que, qui a la grâce avec cette con-
températion fait toujours le bien, et qui ne l'a pas, ce qui
dépend absolument et uniquement de Dieu , ne le fait ja-
mais... Cette doctrine est posée pour établir invinciblement
la g'râce de distinction et de préférence » , que confir-
ment Molina, Vasquez, Suarez, Grég-oire de Valence, d'après
lesquels « il n'y a et ne peut y avoir dans l'homme aucune
raison pourquoi Dieu choisisse l'ordre de choses et les se-
cours par où il connaît qu'un sera sauvé plutôt que les au-
tres... Il est certain, non seulement par les passag"es de ces
théologiens , qui ont préféré en cette matière la doctrine et
l'autorité de saint Augustin à celle des autres Pères, mais
encore par cinq cents autres sans exagérer, où ils pré-
supposent, le fond de sa doctrine comme incontestable,
que les disputes ne roulent pas sur la préférence gratuite
que saint Augustin a établie pour les élus, mais sur des pré-
cisions qui ne touchent point au fond. D'ailleurs, un décret
du général des Jésuites, le P. Aquaviva, en l'an 1584, sur le
choix des opinions, donne la doctrine de saint Augustin
comme reçue non seulement par l'Ecole, mais par tous les
Pères de l'Église, saint Prosper, saint Fulgence et les autres,
et par les papes Zozime, Sixte, Célestin, Léon, Gélase. De
plus, saint Thomas, recommandé par les Papes, reconnu
comme docteur propre et particulier de la Compagnie ,
n'est autre chose que saint Augustin réduit à la méthode
scolastique. Enfin, Scot est peut-être plus déclaré que
saint Thomas même pour la doctrine de la prédestination
à la gloire indépendamment des mérites, et son école se pi-
que d'être aussi affectionnée que celle de saint Thomas à la
doctrine de saint Augustin. Volonté générale de sauver les
hommes et prédestination gratuite et efficace sont donc si
peu incompatibles qu'on travaille à les concilier autant dans
le système de la grâce déterminante, soit physiquement,
soit moralement, que dans celui de la science moyenne (1).
(1) Cliap. II.
6i0 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
Bossuet en vient alors à la seconde supposition de Ri-
cliard Simon, qui distingue saint Augustin des autres Pères,
comme s'il avait nié la grâce générale. — Les Pères qui ont
précédé saint Augustin ont reconnu en Dieu et en Jésus-Christ
la volonté générale de sauver les hommes : c'est ce qui res-
sort de maints passages de saint Chrysostome, en qui l'on
entend tous les Grecs qui sont venus après lui et qui le sui-
vent; de saint Ambroise, qui en ce point ne cède rien aux
Grecs; de saint Cyprien, de saint Jérôme, de tous les
Pères (1) . — Saint Augustin et ses disciples n'ont pas changé
ces traditions, ne se sont pas éloignés de ces sentiments
sur la rédemption et la grâce universelle : autrement, saint
Léon n'aurait pas été l'un des plus zélés défenseurs de la
doctrine augustinienne , et ce grand Pape, ou un saint doc-
teur de son temps, n'aurait pas écrit le livre de la Voca-
tion des Gentf/s, un des plus beaux sans contestation que
l'antiquité ait produits contre les pélagiens et les semi-pé-
lagiens , et où l'on voit établis une grâce et un secours gé-
néral pour tous les hommes, même pour ceux qui n'ont
jamais entendu parler de l'Évangile et pour les enfants
qui meurent sans baptême. Saint Prosper d'Aquitaine, le
chef des défenseurs de saint Augustin, enseigne clairement
la même doctrine qu'il a prise à son maître , ou plutôt à la
tradition universelle de l'Église (2). C'est une calomnie d'at-
tribuer à l'évêque d'Hippone la négation de la grâce géné-
rale et universelle ; le P. Deschamps l'a prouvé par cent
passages de ce Père, du de Cafechizandis rudibus, àwde
Spiritu fit littera, des Rétractatioiis, des Diverses questions à
Simjjlicifin, des Quativ-vingt-ti^ois questions , du Libre Ar-
bitre, du traité De la nature et de la grâce (3). Si dans
certains passages De la Correction et de la grâce ^ du Manuel
à Laurent, saint Augustin semble restreindre, la volonté
générale de Dieu et de Jésus-Christ de sauver tous les hom-
mes, c'est que selon ce Père ou plutôt tous les Pères et
selon l'Écriture même, il y a en Dieu deux sortes de vo-
(1) Clinp. III. — {-X) chap. IV. — (:{) cliaj). v.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 641
lotîtes : l'absolue et la conditionnelle, par laquelle il veut
telle chose, supposé que telle autre soit, par exemple sau-
ver tous les hommes, pourvu qu'ils se conforment à sa vo-
lonté. C'est une doctrine perpétuelle de saint Augustin que
la volonté de Dieu sauve toujours, lorsqu'elle est absolue,
et qu'un des moyens que donne ce Père de montrer qu'elle
s'accomplit infailliblement, c'est que, lorsqu'on l'empêche
d'un côté , de l'autre on retombe toujours et inévitablement
dans son empire (1). Le livre même Contre Julien, d'où
l'on tire les interprétations restrictives de cette parole :
« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » , contient
un passage très explicite où saint Augustin affirme que
Jésus-Christ est mort pour tous les hommes sans exception.
C'est si fort le sentiment de saint Augustin qu'il a été cons-
tamment suivi par ses plus zélés disciples , saint Prosper, Cé-
saire d'Arles , « un des plus grands défenseurs de la doctrine
de la grâce » saint Thomas et Scot, son antagoniste (2).
Saint Augustin a reconnu en Dieu et en Jésus-Christ des
volontés générales et conditionnelles, qui manquent d'avoir
leur efïét par le défaut de notre libre arbitre. La suite de
ce principe l'oblige à reconnaître des grâces qui sont inuti-
les par notre faute; ce qu'il y a de plus démonstratif pour
établir de telles grâces , c'est ce principe de saint Augustin
(( canonisé » par le concile de Trente : « Dieu n'abandonne
pas ceux qu'une fois il a justifiés par sa grâce, s'il n'en est
le premier abandonné. » Voilà la doctrine perpétuelle de
saint Augustin jusqu'à la fin de sa vie, en particulier dans
le livre de la Correction et de la grâce, qui est celui, où,
selon lui-même, il a le mieux exprimé la manière toute-
puissante dont Dieu donne la persévérance i3). — Cela
veut-il dire que les justes qui tombent sont désormais pri-
vés de tout secours pour se relever? C'était l'objection que
lui faisaient les Marseillais et « où il a ramassé tout le venin
de ses adversaires » dans le livre écrit à la fin de sa vie,
du Don de la persévérance. Il répond : (( Si vous êtes réprou-
(1) Chap. VI. — (-2) Cliap. vu. — (3) Cliap. vin.
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. ''l
r,42 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
vés, VOUS cesserez d'obéir. » Il ùte partout, avec une pré-
caution manifeste, la soustraction des forces. Par ce moyen,
il rejette l'endroit de l'objection où il est porté qu'elles sont
(Jtées aux justes qui tombent, et tout ce qu'il en avoue,
c'est qu'à la fin ils cesseront de persévérer, sans que les
forces d'obéir à Dieu leur soient soustraites [i).
D'après saint Aug"ustin et saint Prosper, les justes peu-
vent persévérer, s'ils le veulent; il ne tient qu'à eux de per-
sévérer. La même vérité parait au concile d'Orange , qui a
établi la doctrine de la grâce efficace en plusieurs chapitres
tirés de saint Augustin ( 2 1. — Mais ici s'élève encore une dif-
ficulté : pourquoi Dieu donne-t-il des grâces inutiles? « Que
ceux-là le cherchent qui croient pouvoir pénétrer dans le
fond de ses conseils... Demandez donc à saint Augustin, ré-
pond Bossuet, pourquoi Dieu a donné aux justes ces forces
qui ne devaient jamais être déployées et ce pouvoir que per-
sonne ne devait jamais mettre en usage ; en résolvant cette
question, je résoudrai celle que vous me proposez; et si
l'une est indissoluble, je ne rougirai pas d'avouer qu'il en
est de même de l'autre. Acquiesçons donc tous ensemble à
la vérité de la foi, encore que nous puissions en pénétrer le
fond. » Saint Augustin dit clairement dans le livre de l'Es-
prit et de la lettre que l'homme peut vivre « sans péché,
si, aidé du secours divin, sa volonté n'y manque pas ».
Mais il y a deux vices qui empêchent la volonté d'être tou-
jours droite : l'ignorance et la faiblesse, dont le remède ap-
partient à la grâce. La comparaison du Livre à Simplicien
composé longtemps avant Pelage , avec le traité du Don de
la persévérance, écrit à la fin de sa vie, montre que ce
docteur avait parlé de la grâce avant le Pélagianisme aussi
correctement qu'après. Il ne s'agit pas, après cela, d'expli-
quer ces convenances, ces proportions, ou, comme parle
l'École, ces congruitésde saint Augustin, qui peuvent tout
sur les cœurs (3). Mais ce Père a nettement marqué, dans
son livre de (iratia Chrisli, qu'il envoyait exprès en Orient
(1) Cliap. IV. - (-2/ Chaii. IX. — (:t) clinp. x.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 643
pour y dissiper les é({uivoques des Pélagiens, que la grâce
qu'ils attaquaient avec le plus d'obstination et d'ingratitude,
c'est la grâce singulière et de préférence, qui convertit les
cœurs, qui les fait persévérer dans le bien, qui même forme
en eux les bonnes prières, par lesquelles Dieu fait croire
et de plus aimer ce qu'on croit. « Il faudrait transcrire tout
le livre, si l'on voulait rapporter tous les passages où saint
Augustin explique que la grâce dont il demande la con-
fession aux Pélagiens est celle qui donne tout ensemble par
un effet infaillible et le savoir et le vouloir et le faire » ; c'est
la doctrine des conciles de Garthage, où ce grand homme
était présent, et de Milève, en ilG ap. .l.-C, et d'Orange
en M8. «■ Cet esprit dure encore et durera éternellement
dans rÉglise ». Le concile de Trente n'a pas eu précisément
à établir l'efficace de la grâce , puisque Luther et les autres
qu'il condamnait l'outraient, en niant la coopération du
libre arbitre, plutôt qu'ils ne la niaient. Et toutefois ce qu'il
en a dit, quoiqu'on passant, est conforme à la doctrine de
saint Augustin : l'efficace de la grâce paraît principalement
en trois effets : dans la conversion à la justice, dans l'ac-
croissement de la justice et dans la persévérance qui nous y
fait demeurer jusqu'à la fin. « Les conciles n'ont rien défini
sur la prédestination gratuite; mais saint Augustin mon-
tre partout qu'elle convient avec cette grâce de préférence,
que Dieu qui prévoit, ordonne toutes ses œuvres de toute
éternité , n'a pu manquer de prévoir, d'ordonner et de pré-
parer, c'est-à-dire de prédestiner avant tous les temps (1).
— Peut-on dire que la grâce qui donne l'effet est nécessaire
â persévérer dans le bien, ou même à le faire et qu'on
ne peut rien sans elle? Oui, Vasquez l'a démontré par
saint hinocent, par saint Célestin, par saint Augustin, qui
l'affirme en maints passages de ses livres. « Il n'est donc pas
permis de disputer, ni de la grâce, qui donne le pouvoir
sans l'acte, ni de la grâce qui donne l'acte avec le pouvoir;
non de la première, qui donne le pouvoir sans l'acte , puis-
(i) Chap. XI.
644 lîOSSLET ET LES SAINTS PERES.
que c'est celle qu'ont tons les justes qui tombent; non delà
seconde qui donne l'acte avec le pouvoir, car c'est elle
qu'ont les justes qui demeurent. Avec celle qui donne le
pouvoir on pourrait faire ; avec celle qui donne l'acte on
pourrait ne faire pas. Il ne faut point chicaner sur ces pou-
voirs donnés de Dieu, mais croire fermement que, lorsqu'il
veut donner le pouvoir, on l'a sans douter, comme lorsqu'il
veut donner l'acte, on l'a aussi. Car on a tout ce qu'il veut
donner, comme il veut et au degré qu'il veut (1) ».
Après cette pointe contre le Jansénisme , Bossuet résume
la doctrine de saint Augustin et des conciles (-2) : 1° tous les
justes ont, par la grâce de Dieu, le pouvoir de demeurer
dans la justice, s'ils le veulent; 2° ceux qui demeurent ac-
tuellement dans la justice, et surtout ceux qui y demeurent
jusqu'à la im de leur vie, ont reçu de Dieu une grâce par-
ticulière qui les y fait demeurer actuellement; 3° les fidèles
ont besoin de cette grâce qui donne l'acte, parce que c'est
celle qui sauve seule et qu'il faut que tous les fidèles la
demandent; 4° elle est nécessaire pour ne point tomber,
et sans elle on n'est pas capable de persévérer dans la
justice; 5" sans cette grâce qui donne l'acte et l'effet, on ne
peut croire; 6° si on ne peut pas venir à Jésus-Christ, c'est
qu'on ne le veut pas, ou qu'on ne le veut pas assez forte-
ment; 7" la grâce qui donne le faire n'est pas nécessaire de
la nécessité antrcédcnle qui ôte le libre arbitre, mais de
cette nécessité qu'on appelle de conséquent, telle qu'est
celle-ci : celui qui parle, tant qu'il parle, il ne se peut pas
qu'il ne parle; celui qui veut librement, tant qu'il veut
librement, il ne se peut pas qu'il ne veuille librement.
Après avoir montré que d'un passage de YÉpilre à Vital
on ne peut pas conclure que saint Augustin est opposé à
l'universalité de la grâce, le grand é\ é({uc de Meaux termine
l)ar ces belles paroles : « Concluons donc qu'il est de la foi
que la grâce chrétienne, la grâce du Dieu Rédempteur,
n'est pas donnée à tous les hommes à la manière de la
(1, (;ii:i|). XII. — (-2) Chap. XIII.
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLÉMISTE. G45
grâce du Dieu Créateur, qui était celle que reconnaissaient
les pélagiens : ce qui même serait certain , quand il serait
vrai que Dieu touche tous les cœurs des hommes, pour les
appeler de loin ou de près à sa connaissance, parce qu'il
demeurerait toujours pour indubitable que cette grâce n'est
pas commune , uniforme , perpétuelle comme la nature ,
puisqu'on la reçoit, qu'on la perd, qu'on la recouvre, que
Dieu la répand à certains moment et la retire dans d'autres
par de secrets jugements. Tout au contraire de la nature,
qu'il donne sans choix à tous les hommes et qu'il conserve
même à ceux qu'il abandonne , selon quelques-uns , de tous
les secours, et, selon d'autres, du moins des grands secours
de la grâce, ne cessant de leur inspirer, comme dit saint
Paul , dans leur plus grand abandonnement le mouvement
et la vie, et de faire subsister en eux le fond même de la
raison et du libre arbitre, »
Quand on a parcouru et médité les pages de la Défense
de la Tradition et des saints Pères, comment ne pas admi-
rer l'immense érudition du grand évêque, pour lequel la
patrologie n'a pas de secret et qui cite avec une abondance
incomparable et une merveilleuse sûreté de mémoire tous
les Pères des Églises occidentales. Églises d'Afrique, d'Es-
pagne, d'Italie, des Gaules et d'Angleterre, et tous les Pères
des Églises Orientales, Églises d'Alexandrie, de Jérusalem,
d'Antioche, de Constantinople? On n'a pas de peine à com-
prendre pourquoi un de ses contemporains, ravi de la
science étonnante de Bossuet, lui écrivait un jour : « Vos
ouvrages sont une encyclopédie de tous les saints Pères (1). »
Comment aussi ne pas admirer dans la Défense de la
Tradition et des saints Pères une magnifique apologie « de
l'aigle des Pères » , du « docteur des docteurs » , de « ce
maître si maître », qui fut « la lumière de tout l'Occident,
le plus solide théologien de l'Église » , « l'oracle du monde
catholique », et après lequel Bossuet est si heureux de mar-
cher, en disant : « Je parle après saint Augustin, qui
(1) Lettre du P. Campioni à Bossuet, 8 septembre l(!!t8.
646 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lui-même parle après saint Paul. » Certes, notre grand
évêque devait beaucoup à ce génie pénétrant, hardi, su-
blime, dont les paroles et la doctrine faisaient le fond
constant et la substance même de toutes ses œuvres oratoi-
res, ascétiques, philosophiques, théologiques et polémi-
ques. Mais avec quelle loyale et généreuse ardeur, avec
quelle conviction puissante et comniunicative ne s'acquitte-
t-il pas de la dette de sa reconnaissance, qui honore autant
celui qui la témoigne que celui auquel elle est témoignée?
Nourri de la pure moelle du lion , Bossuet montre qu'il est
de la même race que Tillustre évêque dHippone, et qu'avec
un génie de la même trempe, il sait rendre, lui aussi, des
oracles dignes d'un « Père de lEgiise », écouté de la
France et de l'univers catholique.
Gomment enfin ne pas regretter avec M. Brunetière (1),
qu'un livre étonnant comme la Défense de la Tradition et
des saints Pères soit si peu connu, non seulement du public,
mais même des théologiens et des vrais admirateurs de
Bossuet? Des aperçus sublimes sur le plus redoutable des
mystères de la foi, des envolées superbes vers les régions
inaccessibles deTinfini, des clartés souveraines répandues
de haut sur des matières aussi obscures que profondes, et
avec cela, une langue précise et vigoureuse que, seul, Bos-
suet a su parler; une éloquence tantôt vive et entraînante,
comme le chant du clairon qui sonne la charge, dans une
lutte où « il y va de tout pour la religion » , tantôt large et
abondante comme les eaux <( d'un fleuve majestueux et
bienfaisant » ; une ironie toute cornélienne et à la Nicomède
contre la malignité d'une critique téméraire et chica-
neuse (2), et parfois une indignation h la Pascal contre « cet
amas d'impiétés », cet insolent libertinage, cette « indiffé-
rence des religions », qui sont la folie du siècle « et qui
s'étalent dans les Critiques de Richard Simon, enliii con-
(I) Eludes critiques, t. V. p. 107.
{■Il « Chicanez, Monsieur Simon, tant qu'il vous plaira. Ni vous, ni les l'élagiens
ne pouvez plus reculer; laissez à part pour un nionienl les noms ilcTIiéodoret, de
Plioilus;... traduisez comme vous voudrez le |)assasc de saint l'aul, etc. (Liv. VU,
LES SAINTS PERES ET BOSSUET POLEMISTE. 647
tre la prétention outrecuidante de « subtils grammairiens »,
qui croient que « tout consiste à savoir beaucoup de grec » :
voilà ce que nous ofl're un ouvrage simple et profond, érudit
et ingénieux, persuasif et puissant, tel que le génie d'un
Bossuet avait le privilège unique d'en faire pour la gloire
de son siècle et de l'Église catholique.
Et dire que la Défense est une œuvre incomplète, ina-
chevée, interrompue par la mort, qui vint glacer trop tôt
la main du grand apologiste de la grâce prévenante, de la
prédestination divine, de ces mystères insondaljles sur les-
quels il promène son regard d'aigle avec une sorte d'hé-
roïsme ! Tantôt il « se porte impétueusement au plus épais
des saintes obscurités » , comme un soldat courageux qui
se lance dans la mêlée , et il semble s'écrier comme autre-
fois : « 0 largeur : ô profondeur! ô longueur sans bornes
et inaccessible hauteur!... Entrons dans cet abime de gloire
et de majesté! J^etons-nous avec confiance sur cet Océan! »
Tantôt il s'arrête « ébloui, contraint de baisser la vue et
de dire avec l'Apôtre : « 0 homme ! qui êtes-vous pour
répondre à Dieu? » C'est-à-dire sans difficulté , qui êtes-vous
pour l'interroger et lui demander raison de ce qu'il fait (1),
et, comme porte l'original, pour disputer avec lui, àvTa-o-
y-piv6[/£voç, et encore : « Qui lui a donné quelque chose le
premier, pour en avoir la récompense? puisque tout est
de lui , tout est par lui , tout est en lui , et qu'il n'y a qu'à
lui rendre gloire dans tous les siècles de tout le bien qu'il
fait en nous? Ipsi glorl\ ys saecula (2) ! »
(1) « Pour(|uoi, dit-il encore en traduisant saint Ausustin (Liv. XIII. c. v), l'un
est induit à la vérité et à la foi, et l'autre non? Je n'ai maintenant sur cela que
ces deuK choses à répondre : 0 profondeur des ricliesses !.. Y a-t-il en Dieu quelque
iniquité/ Celui à qui déplaira cette réponse, (ju'il cherche de plus grands doc-
teurs; mais qu'il craigne de trouver des présomptueux! »
(•2) Défense de la Tradition, liv. XII. clia]). ix.
CONCLUSION
Pendant plus de soixante ans, de 1642 à 1704, Bossuet
vécut avec les Pères Grecs et Latins dans un commerce in-
time, de tous les jours, de toutes les heures, pour ainsi
dire. A Navarre, à Metz, à Paris, au doyenné de saint Tho-
mas du Louvre, à la cour, à Versailles, au Petit Concile,
dans« l'allée des Philosophes » , à Meaux, à Germigny, dans
ses promenades, dans ses voyages, partout l'élève de Nico-
las Cornet, l'archidiacre de Metz, le prédicateur ordinaire
du roi, le précepteur du Dauphin, l'évêque de Meaux se lit
une vraie joie d'étudier et de méditer les « saints docteurs »,
qu'il aimait avec passion.
Il y trouvait la « première sève du christianisme (1) » ;
il y suçait « la substance des anciennes traditions (2) » ; il
s'y nourrissait de ce froment des élus, de cette pure et fine
fleur de la religion, » de cet esprit primitif que (les Pères)
ont reçu de plus près et avec plus d'abondance de la source
même » (3) ; il estimait que « souvent ce qui leur échappe
et qui sort naturellement de leur plénitude est plus nour-
rissant que ce qui a été médité depuis (4) » ; il était con-
vaincu enfin que les choses mêmes (jui paraissent « inutiles »
chez les Pères, ou « moins accommodées à nos coutumes
et aux erreurs que nous connaissons » produisent encore
« un fruit infini dans ceux qui les étudient (5) ».
Ce « fruit infini », il a été le premier à le recueillir, et
il ne semble pas qu'on trouve dans l'histoire ecclésiastique
ou profane d'autre exemple d'un homme qui se soit appro-
(I) Di'fensc de la Tradilion. liv. IV. cliap. xviii.
(-2) Ibidem. — (3) Ibid. — (4) Ibid. — (ti) Ihid.
CONCLUSIOiN. Gid
prié, incorporé, tous les sentiments et toute la doctrine des
anciens docteurs de TÉglise au point de mériter de ses con-
temporains eux-mêmes, parlant « le langage de la posté-
rité », le titre de « Père de l'Église (1) », de « notre Père
grec (2) ».
S'il est vrai qu'il faille « définir les hommes par ce qui
domine en eux », comme l'écrivait un jour Bossuet (3),
ne peut-on pas le définir lui-même « l'homme de la Tradi-
tion et des saints Pères » aussi bien que de la Bible ? C'est là
le trait le plus marqué de la physionomie de ce grand prélat,
auquel « l'unité d'inspiration et de pensée » (4) donne tant
de majesté calme et sereine.
La Table des Textes qu'on trouve dans les OEuvres de
Bossuet relève plus de dix citations (5) de ce verset, de
cette maxime du livre des Proverbes : « N'outrepassez pas,
— et Bossuet dit encore d'après l'hébreu , ne remuez pas ,
ne renversez pas (6) — les anciennes bornes posées par
vos pères : iVe transgrediaris terminos antiqiws, quos po-
suerunt patres tui (7) . » Le texte de saint Paul aux Thessa-
loniciens : « Tenete traditioiies , quas didicistis, sive per ser-
monem, sive per epistolam nostram : Gardez les traditions
que vous avez apprises soit par ma parole , soit par ma
lettre (8) » , est aussi invoqué cinq ou six fois par Bossuet,
surtout contre les Protestants. On doit voir lace que Pascal
appelle « la pensée de derrière la tête » , ou plutôt , tout
l'esprit de notre grand évêque : « Hors de la tradition et
des saints Pères, point de vérité ».
Il disait, en 1G86, clans le Catéchisme de Meaux, article V
à propos « des moyens dont Dieu s'' est servi pour nous ré-
(I) Discours de réception de La Bruyère à V Académie , le 15 juin lOfta.
(û) C'est la qualification qu'on trouve dans une Lettre de Le Dieu à l'ahijc Bos-
suet, 5 novembre 169G, et qui semble cire le nom que l'abbé de Choisy, La Bruyère
et les membres du Petit Concile donnaient h l'évêque de Meaux.
(3) De la connaissance de Dieu et de soi-même, Chap. i, 11,
(4) L'abbé Lei)ai(i. Histoire critique de la préd. : Conclusion, p. 3.j9.
(5) P. de la Broise, Bossuet et la Bible, p. 377.
(6) Voir l'Histoire des Variations, où ce texte paraît à trois reprises, le Pre-
mier Avertissement aux Protestants, la Lettre de V Assemblée de 168:2, et la Politique
où ces paroles sont reproduites quatre ou cin(i fois, etc.
(7) Chap. XXII, v. '28.
(8) Seconde Éj^it^-e, chap. u, v. li.
650 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
vêler la doctrine chrrt'wnnc , à savoir V Ecriture et la Tra-
dition :
« Ne croyez-vous que ce qui est écrit? — Je crois aussi
ce que les Apôtres ont enseigné de vive voix et ce qui a tou-
jours été cru dans l'Église catholique.
« Comment appelez-vous cette doctrine? — Je l'appelle
parole de Dieu /ion écrite ou Tradition.
« Que veut dire ce mot Tradition? — Doctrine donnée de
main en main et toujours reçue dans l'Eglise. »
Ainsi, pour Bossuet, la Tradition, c'est « la parole de Dieu
non écrite »;or, la parole de Dieu apparaissait au grand
orateur, dès 1661 , comme « un mystère et un mystère sem-
blable à celui de l'Eucharistie ; car le corps de Jésus-Christ
n'est pas plus réellement dans le sacrement adorable que
la vérité de Jésus-Christ est dans la parole de Dieu ». Qu'y
a-t-il dès lors d'étonnant que Bossuet se soit nourri toute
sa vie avec un religieux respect de cette « parole de Dieu
non écrite », de cette Tradition qui s'incarnait à ses yeux
dans les Pères apostoliques, saint Clément, saint Denys
l'Aréopagite, Hermas, Pappias; dans les Pères apologé-
tiques, saint Justin, Athénagoras, saint Irénée, Origène,
Tertullien; dans les Pères de l'Église d'Orient, saint Cyrille
d'Alexandrie , saint Cyrille de Jérusalem , saint Athanase,
saint Basile, saint Grégoire de Nysse , saint Grégoire de
Nazianze, saint Jean Chrysostome; dans les Pères de l'É-
glise d'Occident, saint Cyprien, saint Ambroise, saint Hi-
laire, saint Jérôme, saint Augustin, Salvien, saint Isidore
de Séville; enfin dans les docteurs du moyen âge, depuis
saint Anselme, saint Bernard, saint Thomas d'Aquin, saint
Bonaventure, jusqu'à Gerson. Suarez, en qui « parle toute
l'école » , et enfin l'aimable saint François de Sales.
« Il est incroyable combien Bossuet a) avancé (1) » en
étudiant les saints Pères, en faisant de leurs livres l'aliment
de toutes ses facultés. — Son inlelliyence lumineuse et pé-
nétrante y trouvait la vérité éternelle et immuable dont
(1) Sur le style et la lecture des écrivains et 'les Pères de VJUjlisv.
CONCLUSION. 651
elle avait soif; elle y acquérait ce fonds sans cesse renou-
velé de pensées grandes, larges, hardies, qu'il semait à
profusion dans ses discours, ses ouvrages de polémique et
jusque dans sa Correspondance; elle s'y habituait à pren-
dre l'essor vers les rég-ions sublimes que la théologie catho-
lique ouvre à la pensée humaine; elle s'y familiarisait avec
les horizons merveilleusement larges et étendus de l'Infini,
d'où Bossuet laissait tomber de haut , comme du sein de
Dieu, ses regards d'aigle, de prophète inspiré, sur l'homme
et le monde, la vie et la mort, avec des oracles qui em-
pruntent à l'éternité je ne sais quoi de son immuable sé-
rénité et donnent à la parole « impérieuse et dominante »
de l'évèque de Meaux l'accent « d'un être supérieur ». —
Le cœur de Bossuet se formait aussi au contact des saints
Pères, Il leur empruntait, à son insu, cet amour ardent de
la vérité à laquelle il s'était voué dès sa jeunesse et dont
il disait à la fin de sa vie, en écrivant à M. de Malezieu :
« Mes écrits n'ont d'autre but que la manifestation de la
vérité. » Il leur devait aussi ce zèle , cette charité aposto-
lique, cette ardeur admirable pour le salut des âmes, qui
lui faisait dire que <• l'utilité des fidèles était la loi su-
prême » non seulement de la chaire, mais encore de toute
la vie d'un prêtre , consacrée à Dieu et « aux enfants de
Dieu ». Il apprenait à la même école cette piété suave, cette
onction pénétrante, cet « amour de Jésus-Christ », cette
spiritualité faite de bon sens et d'élans superbes vers le
Dieu infiniment bon , qui excitaient l'admiration de sœur
Cornuau, ravie de la (( charité immense », de « l'humilité »,
de « toutes les héroïques vertus » d'un prélat, parvenu à
un si haut degré de spiritualité et digne d'être appelé « le
grand maître de la vie intérieure (1) ». Le cœur de Bossuet
était, certes, bien digne de celui des saints Pères, ses mo-
dèles , quand il révélait en ces termes tous les nobles amours
et toutes les divines affections qui le faisaient battre : « 0
Jésus-Christ! ô mon amour! ô Église! ô Jésus couronné des
âmes! ô âmes, couronne auguste de Jésus-Christ ! faut-il que
(I) Lettre au cardinal de Noailles. el Avertissement sur les Lettres de Bossuet.
652 IJOSSUET ET LES SAINTS PERES.
VOUS VOUS perdiez! faut-il qu'aucune se perde (1)! » — La
volonté et le caractère de Bossuet prenaient encore le pli le
plus heureux dans son commerce avec les saints Pères, sur-
tout avec saint François de Sales, « auquel il empruntait les
règles de son administration épiscopale (2) », avec saint Ber-
nard, (* celui auquel il s'appliqua davantage par la confor-
mité de la doctrine, dont il louait surtout Fonction et la
piété », et qu'il aimait tant que « cet amour le fit aller exprès
à la Trappe pour y passer le jour de sa fête » et valut en
1689 aux Bernardines du Pont-aux-Dames l'honneur de le
voir célébrer pontificalement et « prononcer le panégyrique
du saint (^3) » ; avec saint Jean Chrysostome, « le Démosthène
chrétien , la lumière de l'Orient, le saint Augustin de l'Église
grecque » ; avec l'autre Augustin, l'Augustin de l'Église d'A-
frique, « l'aigle des Pères », le « docteur universel » , le « te-
nant de l'Église », auquel il s'était en quelque sorte iden-
tifié. Vivacité et douceur, droiture et sincérité , franchise
admirable (i) et fermeté invincible, désintéressement com-
plet et gravité inaltérable , charité exquise et autorité sou-
veraine : voilà les qualités éminentes que Bossuet devait,
après Dieu, aux saints Pères, et qui ont fait de lui « un des
meilleurs hommes qui aient existé (5) ».
Comment donc M. Scherer a-t-il osé dire (6) : « Bossuet
n'a pas de fond, ou , ce qui revient au même, le fond , chez
lui, ne lui appartient pas. Il n'est ni un savant, ni un pen-
seur, ni un moraliste. 11 n"a jamais ce que nous appelons
des vues, ])ien moins encore des hardiesses. Il manque d'in-
vention, d'observation et d'esprit »? — De si étranges pa-
radoxes se retournent contre celui qui se les permet , et la
plus élémentaire connaissance des ouvrages du grand évê-
0) Lettre II" à une demoiselle de Metz.
{■!) Voir la poiénilciue coDlri- le Quielismc.
(■'{) Le Dieu. Mcmoiirs. t. 1, p. .T.".
(4) Pourquoi Miclieiel dit-il au lomc xivde son Histoire de France, c. IX : » Bos-
suet n'a pu lui-niênie s'alistenir des niollcss douceurs, des équivo(|ues malsains,
des notes à double entente'/ » - Certes, s'il est une (pialité «lu'on ne jjuisse i)as
refuser à Ilossuct c'est la loyauté, la rrancliisc. l'horreur des équivoiiucs, des ani-
liiguités et surtout des molles douceurs, si anlipalhiques à une nature active,
énergique conun(; la sienne.
(."i) I.ansoii, Hossuct. p. 00.
(fi) I-Jludcs critit/uex de lillrrature, l. VI, i). i(iO.
CONCLUSION. 653
que de Mcaux révèle en lui des vues profondes, une puis-
sance merveilleuse de création et des trésors de science
patrologique égaux , ou même supérieurs à ceux dun Petau
et d'un Mabillon. Il faut, avec Massillon, en 1711, dans ÏO-
raison funl-bre de M=' le Dauphin, saluer en Bossuet « l'or-
nement de l'épiscopat et dont le clergé de France se fera
honneur dans tous les siècles; l'homme de tous les talents
et de toutes les sciences; le docteur de toutes les Églises; la
terreur de toutes les sectes; le Père du dix-septième siècle
et à qui il n'a manqué que d'être né dans les premiers temps
pour avoir été la lumière des conciles , Tàme des Pères as-
semblés, dicté des canons et présidé à Nicée et à Éphèse ».
Si les facultés puissantes de notre grand orateur se sont
imprégnées de l'esprit, des sentiments, des habitudes excel-
lentes des Pères qu'il étudiait nuit et jour, ses œuvres
doivent encore plus à l'influence continuelle, profonde et
f>énétrante de tous ces beaux génies dont s'honore l'Église
catholique.
L'étude des Se/v^^o^zs;, des Panégyriques, des Oraisons fu-
nèbres, des 235 pièces oratoires qui nous restent de lui,
montre que Bossuet a pris « ce qu'il y a de plus éminent (1) »
dans ses auteurs favoris : — dans saint Augustin « toute
la doctrine, les grandes et subtiles considérations, non pas
tant des pensées et des passages à citer que l'art de traiter
la théologie et la morale, et l'esprit le plus pur du christia-
nisme » ; — dans saint Chrysostome , « l'exhortation . l'in-
crépation, la vigueur, la manière de traiter les exemples
de l'Écriture et d'en faire valoir tous les mots et toutes les
circonstances (2) »; — dans Tertullien, « beaucoup de sen-
tences, c'est-à-dire accuratiris aut elegantius dictata{^) »;
— dans saint Grégoire et la troisième partie du Pastoral de
ce grand pape « une morale admirable » ; — dans saint
Cyprien , « le divin art de manier les Écritures et de se
donner de l'autorité en faisant parler Dieu sur tous les
(1) .Sm)- le sdjlr cl la lecture des écrivains et des Pères de l'Église.
(2) Ibidem.
(3) Ibidem.
654 ROSSUET ET LES SAINTS PERES.
sujets par de solides et sérieuses applications (1) » ; — dans
saint Grégoire de Nazianze , « le théologien de FOrient » ,
« la connaissance des mystères » et l'art de « donner aux
rois et aux princes des instructions convenables à leur état
et à leur cour r2) » ; — dans « le grand saint Basile, Forne-
ment de l'Église orientale, le rempart de la foi catholique
contre la perfidie arienne (3) »; dans Clément Alexandrin,
dans saint Athanase , dont « le caractère est d'être grand
partout (4) » ; dans saint Grégoire de Nysse, dans Ori-
gène, tantôt le pathétique des sentiments, Téclat et l'éléva-
tion des pensées , tantôt « les heureuses réflexions , la ten-
dresse dans l'expression (5) »; — dans saint Léon, saint
Fulgence , saint Prosper, saint Césaire d'Arles, la pure doc-
trine de saint Augustin (6); — dans saint Bernard, saint
Tliomas, Gerson, sainte Thérèse et saint François de Sales,
les <( principes de toute l'École », « Fonction et la piété (7) »
qui viennent du cœur et qui vont au cœur. Jamais orateur
chrétien ne fut aussi profondément pénétré que Bossuet de
la doctrine des Pères et surtout de leur méthode oratoire.
Il la suivit à Metz, en citant à profusion les textes des Pères
latins, Tertullien, saint Cyprien , saint Augustin, au point
de surcharger son éloquence pleine, de fougue et d'élan.
Il la perfectionna à Paris, où il se mit surtout à l'école
des Grecs, saint Chrysostomc, saint Bazile, saint Grégoire
de Nazianze, qui lui apprirent les secrets de l'éloquence
populaire, philosophique et morale, pathétique et péné-
trante. Il la pratiqua encore plus admirablement à Meaux,
où il perdit presque totalement l'habitude de citer les Pères
et s'inspira seulement de leurs idées et de leur zèle admi-
rable, dans les discours homilétiques des vingt années de
son épiscopat, alors qu'avec un cœur tout apostolique, il
appelait les fidèles : « Mes chers enfants, mes bien aimés. »
Tous les travaux à' exégèse de Bossuet, depuis YEjcplica-
(I) Ecrit comp. pour le card. de Bouillon.
(■2) 1-e Dieu, Mémoires, t. I, p. ?>8.
(3) Bossuet, deuxicnie Panâf/yrir/ue de saint François de Paulc.
('») l>rfense de la Tradition cl des saints Pérès, liv. IV, cliap. xii.
(îi) Lettre à M""= d'Albert, .'«0 septembre lOitl.
{(>) Défense de la Tradition, passim. — (7) Mi'moires de Le Dieu. t. I. p. i>7.
COiNCLUSION. 655
tion de l'Apocah/pse, ï Explication des Psaumes, des Livres
Sapientia?f.r , jusqu AU. de Excîdio Babt/lonis , aux Médita-
tions sur r Évangile, à V Explication de la prophétie d'isnïe
sur l' Enfantement de la Vierge , sont uniquement inspirés
par les saints Pères , commentateurs autorisés de la parole de
Dieu, qu'ils avaient puisée à sa source même, avant que le
cours des âges n'en altérât la pureté ou n'en laissât s'éva-
porer le parfum original et divin. « Quiconque veut devenir
un habile théologien et un solide interprète, qu'il lise et
relise les Pères » , dit Bossuet dans la Défense de la Tradi-
tion (1 ) : il nous révèle ainsi le secret de toute son exégèse,
pleine de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Ghry-
sostome, d'Origène, comme aussi la raison profonde de son
indignation éloquente contre les nouveautés hardies d'une
critique trop moderne, contre Joseph Mède , Jurieu , Dumou-
lin, Iselin, Werensfels, et surtout contre Richard Simon,
ennemi et téméraire censeur des saints Pères, dans son
Histoire critique des princijjaux commentateurs du Nou-
veau Testament.
Les œuvres ascétiques de Bossuet, si belles par leur élo-
quente simplicité , par leur mysticisme aussi pur qu'évan-
gélique, ne doivent l'incomparable siireté de principes
qu'on admire dans les Lettres de direction, dans le Traité de
la Concupiscence , les Élévations sur les Mystères, et les
Méditations sur V Évangile, qu'à l'habitude qu'avait Bossuet
de s'en rapporter aux règles infaillibles de spiritualité qu'il
trouvait dans saint Basile, saint Augustin, Cassien, saint
Bernard, Gerson, sainte Thérèse et l'aimable évêque de
Genève, saint François de Sales; c'est à eux qu'il revient
toujours, pour approuver ce qu'ils ont approuvé et con-
damner impitoyablement ce qu'ils auraient condamné, s'ils
l'avaient vQ se produire en leur temps : spiritualité sèche et
aride de Saint-Cyran et du jansénisme , spiritualité « raffi-
née » de l'amour pur, du Quiétisme et de Fénelon. Dès
1670, au chevet de la duchesse d'Orléans mourante, Bos-
(I) Livre IV; cliap. xviii.
656 BOSSUET ET LES SAINTS PEUES.
suet avait admirablement montré tout ce qu'il y avait d'onc-
tion dans sa spiritualité inspirée des Pères. Tandis (jue le
docteur Feuillet, chanoine de Saint-Cloud, celui-là même
dont Boileau avait écrit :
Et laissons à Feuillet réformer l'iuiivers (1),
disait à la princesse, à haute voix, ces rudes paroles : « Hu-
miliez-vous, Madame; vous n'êtes qu'une misérable péche-
resse, qu'un vaisseau de terre (jui va tomber, et qui se cas-
sera en pièces », M. de Gondom, appelé en toute hâte par
trois courriers, ne fut pas plus tôt arrivé que, d'après Feuil-
let lui-même, « il se prosterna contre terre et fit une prière
qui le charma : il entremêlait des actes de foi , de confiance
et d'amour » , et M"' de La Fayette ajoute quil le fit <( avec
cette éloquence et cet esprit de religion qui paraissaient
dans tous ses discours ». Sainte-Beuve s'écrie à ce sujet
dans un beau mouvement d'àme de lecteur ému : « Prière
de Bossuet prosterné à genoux au pied du lit de mort de
Madame , épanchement naturel et prompt de ce grand cœur
attendri, vous fûtes le trésor secret où il puisa ensuite les
grandeurs touchantes de son Oraison funèbre, et ce que
le monde admire n'est que l'écho retrouvé de ces accents
qui jaillirent alors à la fois et se perdirent au sein de Dieu
avec gémissement et plénitude (2). »
Bossuet h isto?'if'n, auteur du Discours sur l'his/oirr uni-
rorsf'lle doit à saint Augustin , à Salvien , à Orose , les prin-
cipes généraux qu'il développe magistralement dans une
œuvre originale, personnelle et toute de génie. — Philo-
sophe, il a été élevé dans les principes de saint Thomas ,
de saint Augustin, d'Aristote, et tout en étant de son siècle
et de son pays, il s'en tient aux grandes traditions de toute
l'École, qu'il oppose fermement aux « nouveautés » de Des-
cartes et surtout du P. Malebranche, par lesquelles un grand
nombre de jeunes gens « se laissent flatter ». — PoUliquc,
{\) S;.liro IX.
(2j Causeries du Lundi. \ I : Madame, ducfics-'sc d'OrUans, d'après les Mémoires
de f'osituf.
CONCLUSION. 657
il emprunte ses principes « aux propres paroles de l'Écri-
ture » et aux saints Pères, surtout à saint Augustin, dont
il a tiré la conclusion de son œuvre doctrinale ad usum
Delphini.
Ce qui fait la force invincible de Bossuet dans toutes ses
polémiques contre les Protestants, contre les Jansénistes,
contre les Casuistes et les laxistes , contre les apologistes du
théâtre, contre les Quiétistes et contre les critiques et les
philologues, « les subtils grammairiens », c'est que partout
et toujours — dans Y Histoire des Variations comme dans
V Exposition de la foi catholique , dans les Avertissements
aux Protestants comme dans les Instructions pastorales sur
les promesses de r Église, dans Y Autorité des Jugements
ecclésiastiques comme dans les Maxùnes et Réflexions sur la
Comédie, dans Y Instruction sur les états d'oraison comme
dans les Instructions sur la Version de Trévoitx et la Dé-
fense de la Tradition et des saints Pères — il peut dire et il
dit à tous ses adversaires : « Pas de nouveautés en dehors
de la tradition ! Nihil innovetur nisi quod traditum est. Vous
avez contre vous le consentement des Pères, c'est-à-dire toute
l'Église catholique : vous êtes nécessairement dans l'erreur.
Revenez-en aux Pères pouc revenir à la vérité » . La science
de la tradition est la vraie science ecclésiastique... La tra-
dition de l'Eglise et des sai/its Pères fient lieu de tout à
ceux qui la savent , jjour établir parfaitement le fond de la
religion (1) ». Aussi est-ce merveille de voir Bossuet op-
poser aux Protestants les Pères des trois premiers siècles ,
qui, d'après « les errants », n'avaient pas encore sacrifié à
l'idolâtrie et aux erreurs de la Babylone moderne ; opposer
aux Jansénistes, au P. CafTaro , à Fénelon , à Richard Simon
enfin^ tout le faisceau indestructiljle des Pères de l'Orient et
des Pères de l'Occident, dont les mille voix ne forment
qu'une voix pour répéter à toute la terre le même Credo
infaillible et immortel.
Cela veut-il dire que Bossuet manque d'originalité et que
son génie se traîne, pour ainsi dire, à la remorque de ce-
(1) Première Instruction sur la Version de Trévoux : Avis au lecteur.
BOSSLET ET LES SAINTS l'ÈRES. 4-2
658 BOSSUET ET LES SAINTS PERES.
lui des saints Pères, et surtout de saint Augustin, son ins-
})irateur constant? — Loin de nous une telle pensée ! Bossuet
n'est pas le traducteur banal et scrupuleux des œuvres dont
il se nourrit : il les commente avec un art suprême qui
n'appartient qu'à lui; il leur prête infiniment plus qu'il
ne leur emprunte; d'une phrase presque inintelligible de
Tertullien, il tire « ce cadavre,... ce je ne sais quoi, qui
n'a plus de nom dans aucune langue ». Il sait éviter « les
emportements, les exagérations de ce dur africain », les
« erreurs » d'Origène, les « pointes, les subtilités, les abs-
tractions 0 de son modèle favori, saint Augustin; la sura-
bondance de saint Chrysostorae et « sa diction trop simple,
trop populaire (1) »; la « rhétorique » de saint Grégoire
de Naziauze et de saint Arabruise; les antithèses forcées et
peu naturelles de saint Cyprien. De telle sorte que, sans
prendre leurs défauts, il nous fait admirer en lui « ce qu'il
y a de plus éminent » dans chacun d'eux : la sublimité de
saint Augustin, l'onCtion et l'éloquence de saint Ghrysos-
tome , « le Démosthène chrétien » , et de saint Bernard ,
« l'oracle du douzième siècle » ; la tendresse dans l'expres-
sion d'Origène, l'élévation de saint Athanase, la clarté pro-
fonde de saint Thomas et la grâce charmante de saint
François de Sales. De toutes ces qualités réunies et fondues
ensendjle résulte un tout merveilleux, d'où s'échappe un
fleuve d'érudition théologique, d'éloquence et de poésie
lyri(jue, dont Villemain n'a pas craint de dire : « Un seul
homme, môme dans le dix-septième siècle, nous semblerait
offrir l'idée de Pindare... Ce type héréditaire,... ce gardien
de l'enthousiasme lyrique au dix-septième siècle , n'était pas
un poète; c'était un prêtre, un orateur sacré, Bossuet,... le
théologien profond, le prédicateur incomparable, dont la
voix illustrait les grandes funérailles;... le plus grand
letti'é, comme le plus grand inspiré des siècles nouveaux
de l'Église et le moderne le plus antique (2) ».
Bossuet parait donc égal , supérieur même par la délica-
(I) i:rril coin/josr pour le ranlinal de liouillon.
{'2j Essai sur le (ji'-nie de l'hidure et sur la jiorsie lyrique, IS.'ii».
CONCLUSION. 659
tesse et la sûrec du goût, la perfection de l'éloquence et la
variété des dons du génie, à ses modèles et à ses rivaux :
c'est un nouvel anneau d'or, ajouté, pour la gloire éter-
nelle de la France, à cette longue chaîne des Pères et des
docteurs de l'Église, formée par les Clément d'Alexandrie,
les Origène, les Athanase, les Chrysostome, les Basile, les
Grégoire de Nazianze, les Ambroise, les Jérôme, les Au-
gustin , les Anselme , les Bernard , les Thomas d'Aquin , les
Bonaventure, les Gerson et les François de Sales!
Bossuet, d'ailleurs, a magnifiquement payé les saints
Pères de tout ce qu'ils lui ont donné : il les exalte à chaque
page, parfois à chaque ligne de ses ouvrages principaux;
il leur cède généreusement toute la gloire de développe-
ments dont il ne leur a emprunté que le germe, comme au-
trefois le divin Platon, dans ses Dialogues, faisait honneur
à Socrate de ses idées «t de son génie. — Un jour, en 1689,
dans un Panégijrique de saint Augustin, qui malheureuse-
ment ne nous est pas parvenu (1), Bossuet renferma l'éloge
de ce Père dans ces deux propositions : « Ce que la grâce a
fait pour saint Augustin et ce que saint Augustin a fait pour
la grâce (2) )> ; il se laissa tellement emporter par son zèle
qu'en une heure et demie il ne put expliquer que la pre-
mière proposition, et il fallut que son grand ouvrage,
la Dôfense de la Tradilion et des saints Pères ( 3 ) , fût
comme le développement de la seconde , en montrant « ce
que ce grand docteur a fait pour la grâce (4) » , ne peut-on
pas résumer aussi tout ce travail sur Bossuet et les saints
Pères en ces deux propositions : ce que les saints Pères ont
fait pour Bossuet est étonnant; mais ce que Bossuet a fait
pour les saints Pères n'est pas moins étonnant?
« Il n'avait rien tant à cœur, nous dit Le Dieu ( 5) , que de
publier » la Défense de la Tradition et des saints Pères, et
de donner ainsi un dernier témoignage de respectueuse ad-
(I) Il fut prêché aux Bernardines de Noire-Damc de Meaux.
(-2) Mémoires de Le Dieu, l, ji. ">(;.
(3) Ibidem.
(4) C'est le titre du livre IV« de la Défense ih- ht Tradilion.
(îi) Mémoires de I.e Dieu, t. I, p. 8-2-83.
060 ROSSUET ET LES SAINTS PERES.
miration à celui qui avait été, après Uieu, son maître par
exxellcnco.
Noussavonstrautre part il) que Bossuet ressentit une joie
profonde du bref du Pape contre le Cas de conscience et
encore plus de celui que Sa Sainteté publia bientôt après
contre le livre qui a pour titre : Véritable tradition de
r Église sur la prédestination et la (/race, eic, à Liège, 1702,
non seulement à cause de la condamnation qu'il en contient,
(( mais bien plus parce que la doctrine de saint Augustin
sur la prédestination et la grâce y est encore reconnue et
canonisée, comme la doctrine même de l'Église romaine.
C'est pourquoi il le nomma le bref de saint Augustin, tant
il était zélé pour ce grand docteur ; et voilà les dernières
pensées avec lesquelles il est mort. »
Ainsi la « dernière pensée «, la dernière « joie » de Bos-
suet et une « joie indicible )^ a été de songer à l'apologie
de saint Augustin, faite par le Pape, et à l'apologie de tous
les Pères, faite par lui-mèn:)e dans la Défense de la Tradi-
tion, où il reconnaissait « toute sa doctrine ».
Quelle éloquente leçon Bossuet ne donne-t-il pas ainsi au
clergé français! Lui, « qu'on admire malgré soi » , disait La
Bruyère à l'Académie Française; lui, « qui accable par le
grand nombre et l'éminence de ses talents » ; lui, «. orateur,
bistorien, tbéologien, pbilosopbe, d'une rare érudition,
d'une plus rare éloquence (2) » ; lui, à propos duquel on ne
peut « nommer une vertu qui ne soit la sienne », il ne craint
pas de nourrir sans cesse son merveilleux talent de la lec-
ture et de l'étude de la Bible et des saints Pères! Et tant
d'autres, qui n'ont point son génie, qui ne peuvent pas,
comme l'aigle de Meaux, voler de leurs propres ailes et fixer
en face le soleil de la vérité éternelle, négligent ces sources
admiral)les de science, de piété, de vertu, que l'Église ca-
tholique ouvre à tous ses enfants dans les ouvrages de ces
hommes de génie «jui s'appellent les saints Pères.
On raconte que Victor Cousin, malade et mourant à Can-
(1) l/jidrw.
(•2) Itisrours de rrrefiliou . iri-ls. ■;■ l'-ilil. issii; (iiidiii.
CONCLUSION. 661
nés, voyait souvent un bon curé de campagne à qui il ai-
mait à dire : « Lisez, relisez les saints Pères : il y a des
choses étonnantes, merveilleuses (1)!
Cet hommage d'un grand esprit a sans doute beaucoup
de valeur. Mais combien de valeur n'a pas à nos yeux l'au-
torité de Bossuet, nous disant du haut de sa gloire et de son
génie : « La tradition est la vraie science ecclésiastique...
La tradition de l'Église et des saints Pères tient lieu de
tout à ceux qui la savent pour établir parfaitement le fond
de la religion... Quiconque veut devenir un habile théo-
logien et un solide interprète, qu'il lise et relise les Pères! »
Ah ! sans doute , leur étude n'a pas le secret merveilleux
de faire un penseur, un écrivain, un orateur, un philoso-
phe, « un habile théologien, un solide interprète », un
Bossuet, du premier venu qui ouvrira de tous côtés son
esprit et son cœur à l'influence bienfaisante des saints Pères.
Le talent et le génie viennent de Dieu.
L'homme n'enseigne pas ce qu'inspire le ciel (2).
Mais il y a place dans l'Église et dans la république des
lettres pour de bien beaux talents, inférieurs au génie de
notre grand Bossuet ; car il faut renoncer sans doute à l'es-
poir de l'égaler.
L'histoire n'a vu et ne verra probablement qu'une fois
le magnifique spectacle d'une telle gradation dans le dé-
veloppement d'un vaste et prodigieux esprit, s'épanouis-
sant avec les années par une sorte de végétation régulière
et de croissance majestueuse; ayant ses périodes et ses sai-
sons, donnant ses premières fleurs et ses premiers fruits
dans les Sermons prêches à Metz , étalant sa magnificence
dans les Sermons de Paris et les grandes Oraisons funèbres,
sa maturité dans V Histoire universelle , la Politique sacrée,
Y Histoire des Variations ; ^\\\^ tard enfin, par un dernier
jet de sève puissante et créatrice, s'épanouissant au faite,
au sommet, dans les Élévations sur les Mystères, les Méclita-
(1) voir Le Doute et ses Vklimes, par Ms"- Baunard.
(2) Lamartine, NouveUes Méditalions ; le Poète mourant.
662 CONCLUSION.
tidus sur l' Èvam/ilp et la Défense do la Tradition et des
saints Pères.
L'histoire n'a vu et ne verra probablement qu'une fois
un prêtre, un évèque devenir, sinon « l'Eglise catholique
faite homme», ainsi que laflirme quelque part M. Crouslé,
du moins « la Tradition laite homme » , la Tradition in-
carnée dans un nouveau » Père de l'Ejulise », qui donne aux
doctrines de ses devanciers l'incomparable vêtement de sa
merveilleuse parole, et en (jui l'on entend, comme il le
disait lui-même, « l'Afrique, les (laules, la Grèce, l'Asie.
l'Orient, l'Occident réunis ensemble ».
L'histoire n'a vu et ne verra probablement qu'une fois
un tel prêtre, un tel évèque s'élever sans naissance, sans
intrigue , sans ambition , par la seule force du génie et la
seule autorité de la vertu , jusqu'à être l'oracle d'un siècle,
où il domine et où il règne à côté du grand Koi : dans la
chaire, où il triomphe et où il dépasse les Démosthèue et
les Chrysostome; prèâ du trône, dont il forme l'héritier par
une éducation « à laquelle toute la chrétienté a intérêt » ;
à la cour, où il sait élre évèque, et « évèque des premiers
temps »; au théâtre, qu'il condamne sévèrement pour en
avoir compris et analysé toutes les séductions; dans les As-
semblées du clergé, dont il modère ou dicte les résolutions;
dans son diocèse, qu'il nourrit de la parole de Dieu, après
l'avoir prolégé contre les dragonnades; dans les plus hum-
bles monastères de religieuses, où ses conférences d'« une
beauté enchantée » font penser à un « autre Jérôme »; dans
toute l'Europe protestante, où les hérétiques se convcj'tis-
sent par milliers à la lecture de ses « livres d'or » ; à Rome
enfin, où les papes Innocent XI, Innocent XII, Clément XI,
l'cndtMit hommage « à ses vertus, à sa doctrine, à ses mé-
rites »; où le P. Cloche, général des Dominicains^ et le
P. Campioni saluent en lui « la soui'ce de bonté la plus
féconde », « le grand défenseur » de l'Eglise, et une
'( encyclopédie de tous les saints Pères ».
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TABLE DES MATIERES
Pag-e a
Préface i
Il y a 1111 intérêt profond à savoir comment s'est formé le génie mer-
veilleux do Bossiiet. — On a consacré des monographies intéressan-
tes à la Philosophie de Bossuet et à Bossuet et la Bible. — Il faut
faire un travail semblable sur Bossuet et les saints Pères. — Éludes
patristiques de Bossuet; méthode qu'il a suivie comme traducteur et
commentateur des saints Pères; inllucnce qu'ils ont exercée sur son
style; usage qu'il a fait des Pérès comme orateur, comme exégèle,
comme auteur ascétique, comme philosophe, historien et politique,
enfin comme controversiste : voilà l'objet de ce travail nouveau. —
Les documents originaux et inédits, consultés par l'auteur, sont : 1'^ les
Cartons de Meaux; '1" les Manuscrits de la Bibliothèque nationale;
3" les Cahiers delà Collection Floquet; i'^ Va Mineure ordinaire de
Bossuet; 'i" Va Bible dn Concile; 6" le Cfl^fl/o(/Me des livres de la Biblio-
thèque de MM. Bossuet, 1742. — Ce n'est pas sans émotion qu'on
feuillette les autographes du grand évèque.
An^ly.'^e et extraits de l'Écrit cornposc i>ar Bossuet pour le cardinal de
Bouillon, sur le style et la lecture des écrivains et des Pères de l'Église
jiour former un orateur x
CHAPITRE P'
LES ÉTUDES PATRISTIQUES DE BOSSUET
A DI.JON (?); — AU COLLÈGE DE NAVARRE; — A METZ;
— A paris; — A MEAUX. 1
ARTICLE pi^
Études patristiques de Bossuet à Dijon (?) (10-27-1 G i'2).
Bossuet, au collège de Godrans, donna de grandes espérances à sa fa-
mille. — La Bible n'étant pas classique chez les Jésuites, les saints
Pères ne l'étaient pas non }ilus. — L'insuccès de la tentative faite par
saint Charles Borromée pour substituer dans l'enseignement les au-
teurs chrétiens aux auteurs païens, aurait empêché les Jésuites de la
renouveler, s'ils en avaient eu l'idée. — Bossuet n'avait pas en sortant
de chez eux la connaissance approfondie du grec,, qu'il acquit plus tard
à Navarre 1
lïOSSLET ET LES SAIÎJTS l'ÈllES. 43
674 TABLE DES MATIERES.
ARTICLE II
Études patristiques de Bossuet à Navarre
(17 octobre U>i2 — !• avril Kioi).
Pages.
Les Pères ne faisaient pas à Navarre lobjet d'un enseignement à part.
Bossuet apprit la patristique dans les cours d'Écriture Sainte, de
théologie scolastique, de théologie positive et de controverse. — Il
nous manque ses discours et ses thèses de cette époque, sauf la Mi-
neure ordinaire, 5 juillet 1651, où sont cités un grand nombre de
Pères, probablement de seconde main et d'après les auteurs de théo-
logie alors classi([ues. — Les 11 Sermons de Navarre sauf celui de
la fêle du Rosaire, contiennent peu de citations des Pères. — Ils
étaient pourtant l'objet de l'élude de Bossuet. comme le prouvent le
Plan d'une théologie et les Traités des Pères les plus utiles pour
commencer l'étude de la théologie, rédigés vei-s 1648 5
ARTICLE III
Études patristiques de Bossuet à Metz
(mai I0.V2 — février IG5<tj.
Après avoir refusé la grande maîtrise de Navarre, Bossuet, archidiacre
de Sarrebourg et bientôt de Metz, passa prés de sept ans dans cette
ville. — « C'est là, disait-il, qu il avait le plus lu les Pères », Tertul-
lien, saint Augustin, Origène, saint Bernard, saint Grégoire de Na-
zianze. — Les Extraits et les Notes qui restent de cette époque ont
servi, sinon à Floquet et à Gandar, du moins à l'abbé Lebarq pour nous
initier « aux habitudes studieuses » de Bossuet et aux analyses des
Pères qu'il fil surtout pour la Réfutation du catéchisme du sieur
Paul Ferry. — Elle est pleine de textes de saint Augustin, de Ter-
tullien, de saint Basile, de saint Grégoire de Nysse.de saint Cyprien,
de saint Optât, de saint Bernard, de Gerson, etc. — Il en est de
même des 47 sermons de Metz (105'2-1659), qui prouvent qu'à cette
époque Bossuet ne lisait guère les Pérès grecs et étudiait de préférence
les Pères latins, surtout TertuUiea et saint Augustin 17
.\RTICLE IV
Études patristiques de Bossuet à Paris
(février Iti.'il) — 7 février i(i8-2).
Au doyenné de saint Thomas du Louvre, Bossuet consacrait tout son
temps à la prière, à la prédication, et à l'étude de « ses livres », la
Bible et les saints Pères 32
§ 1. — Place plus grande faite aux pères grecs 38
A partir de 1659, saint Grégoire de Nazianze, « le théologien »,
saint Chrysostome, saint Grégoire de Nysse, saint Basile de Cé-
sarée, saint Basile de Séleucie, Eusébe de Césarée, etc., sont
cités très souvent par Bossuet.
TABLE DES MATIERES. «75
P.i.ïes.
^11. — Les Sommaires de 16()2 et les Études patrisliques de lios-
suet 'tO
Quand on lit les Sommaires , rédigés avant le Carême du Lou-
vre, on est frappé de la place qu'y tiennent les saints Pères.
— Tantôt, c'est tout un exorde, tantôt, c'est tout un point de
sermon , ou même tout un sermon, que Bossuet ramène à la pa-
role d'un Père.
§ in. — Pères de l'Église dont Bossuet s'inspire alors pour la pre-
mière fois 47
Ce sont : saint Denys l'Aréopagite, Lactance, Arnobe, Théodoret,
Innocent I", saint Hilaire, Julien Pomère, Ilésychius, saint Hor-
inisdas, Eusèbe d'Éinèse.
§ IV. — Des Extraits et des Remarques morales, rédigés à Paris
par Bossuet en lisant les Pères 48
En 1666, comme auparavant, il rédigea des Extraits et des Re-
marques morales, auxquelles il renvoie dans ses Sermons de
cette année, ainsi que M. Gazier et M. l'abbé Lebarq l'ont éta-
bli, d'après une feuille qui est une table d'Extraits et de Re-
marques. — Ils lui servirent en 1667, 68, 69, comme de sem-
blables Notes lui avaient servi en 1660, 61, 62. — Il conserva
toujours l'habitude de lire les Pères la plume à la main et de
se lever la nuit pour travailler.
§ V. — Études patrisliques de Bossuet, précepteur du Dauphin
(1670-1682). — Les saillis Pères au Petit Concile 52
Nommé précepteur du Dauphin, le 5 septembre 1670, sacré évo-
que, le 21 du même mois, Bossuet passa à la cour plus de onze
années. — Tout en s'occupanl de son préceptorat, il fut Vàme
du Petit Concile, où l'on étudiait la Bible d'après les Pères,
spécialement saint Jérôme et Théodoret.
§ VI. — Les saints Pères dans les discours et les autres amvres
de Bossuet, précepteur du Daupliin 56
Les cinq Sermons qui nous restent de cette époque, surtout le Ser-
mon sur l'Unité de l'Égtise, sont remplis de citations des
Pères. — Les Œuvres de controverse : Exposition de la Doc-
trine de l'Église catholique, Conférence avec M. Claude,—
les Œuvres pédagogiques : Traité de la Connaissance de Dieu,
Logique, Traité du libre arbitre. Discours sur l'Histoire
universelle , Politique tirée des propres paroles de l'Écri-
ture sainte, ont le même caractère d'érudition patrologique.
ARTICLE V
Études patristiques de Bossuet à Meaux.
(8 février 1882 — 12 avril noi).
Pendant les vingt-deux années de son épiseopat, Bossuet continua au
Petit Concile ses études bibliques et patristiques, et publia une partie
des notes qu'on y avait rédigées sur les Psaumes, les livres Sapien-
tiaux, etc 61
676 TABLE DES MATIEKES.
Pages.
§ I. — Derniers Extraits de saint Auç/iistin 6i
Le Dieu avait eu entre les mains ces Extraits et trois éditions de
saint Augustin, « ctiargées de mille sortes de remarques ». Bos-
suet ne faisait plus rien que « par saint Augustin » et les Pères
comme le prouve la Lettre au P. Cafjaro.
§ II. — Les saints Pères et la querelle du Quiétisme 66
Saint-Simon lui-même trouvait les ouvrages de M. de Meaux
« appuyés de passages sans nombre des Pères ». — Bossuet dé-
fendit les Mystiques et les Scotastiques contre Fénelon, et il
fit triompher la cause de la Tradition et des Pères.
§ III. — Prédilectionde plus en plus marquée pour saint Augustin. 69
Pour ses sermons et ses controverses, Bossuet cherchait toujours
dans ce Père « le point de décision ». — Il rétablit une la-
cune de huit lignes dans ses œuvres, reconnut comme authen-
tique un de ses sermons, prêcha admirablement sa fête en 1689,
et mourut en le défendant contre Richard Simon. — « L'étoile
de Monseigneur » ne s'est pas éteinte avec lui.
CHAPITRE II
BOSSUET TRADUCTEUR ET COMMENTATEUR DES SAINTS PÈRES.
ARTICLE I«
Textes d'après lesquels on peut juger Bossuet traducteur des saints Pères.
Il n'y a pas de traductions proprement dites des Pères faites par Bossuet.
Il ne les a traduits que pour les besoins de son éloquence, de ses
controverses et de ses différentes œuvres 7.5
ARTICLE II
Différence entre Bossuet traducteur de la Bible et Bossuet traducteur
des saints Pères.
Pour les traductions de la Bible, c'est la lidélilé littérale la plus parfaite
que voulait Bo.ssuet. — Pour les Pères, dont le texte ncst pas la parole
de Dieu, il est moins scrupuleux; mais il se garde des libertés étran-
ges que prenaient ses contemporains, traducteurs de saint Augustin,
de TertuUien, de saint Clirysostomo, de saint Basile, de saint Ber-
nard, etc.
A Navarre et à Melz, Bossuet traduit les Pères avec une fidélité qui va
jusqu'au réalisme : Panéç/ijriqucs de saint Gorgon, Sermons sur la
loi de Dieu, les démons, pour la vèture d'une nouvelle catholique,
pour la fête de la Visitation 77
TABLE DES MATIERES. 67;
ARTICLE III
Progrès de Bossuet traducteur des saints Pères.
Son originalité.
Pnges.
Ces progrès se manifestent dès 1 époque de Metz, dans la traduction de
certains passages de saint Augustin, de Tertuilien, de Clément d'A-
lexandrie, de saint Cyprien, d'Origène, de saint Léon, de saint Ba-
sile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Chrysostome même. —
Bossuet leur prête de son propre fonds. — 11 sera désormais, non
plus traducteur, mais commentateur éloquent des saints Pères 84
ARTICLE IV
Bossuet commentateur des saints Pères.
Grâce à son merveilleux talent, les emprunts qu'il fait à Tertuilien ne
sont que le thème de magnifiques développements. — Exemple tiré
du Post tolum ignobilitatis etogium, etc., qui devient <( le je ne
sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue ». — Exemples
semblables, à pro|)os de saint Cyprien, de saint Grégoire de Nazianze,
de saint Chrysostome, de saint Augustin, de saint Thomas d'Aquin,
qui prêtait le moins aux développements oratoires et que Bossuet
transforme admirablement. — Il est donc un commentateur de génie,
et l'habitude qu'il a du latin des Pères donne à son style «■ la saveur a
d'un '> français neuf, original, dans le sens de la racine b 93
CHAPITRE III
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET ORATEUR.
Si Clérambault, Voltaire, La Harpe, l'abbé Maury, Chateaubriand, le
cardinal de Bausset, ont méconnu le mérite des Sermons de Bossuet,
tous les critiques contemporains lui rendent hommage et reconnaissent
trois époques dans l'évolution oratoire de Bossuet : l'époque de Na-
varre et de Metz, où « il s'essaie » ; l'époque de Paris, où « il excelle » ;
et l'époque de Meaux , où « il se transforme » 113
ARTICLE P»-
Influence des saints Pères sur Bossuet orateur, pendant
l'époque de Navarre et de Metz, 1048-1659.
Les Sermons de cette époque ont des défauts : étalage d'érudition, ap-
pareil scolastique du raisonnement, longues digressions, < crudité des
expressions, » bizarrerie des métaphores. Ces défauts, qu'on remar-
que à côté d'éminentes qualités, sont le tribut payé par Bossuet aux
habitudes du temps, mais aussi le résultat de son imitation des Pères
latins 117
(î78 TABLE DES MATIERES.
rages.
§ I. — Influence prépondérante de TertulUen 120
Bossuet doit à ce « dur Africain », en même temps que plusieurs
beaux passages de ses premiers discours, des hardiesses, des
digressions regrettables et beaucoup de « sentences ». — Exem-
ples.
ij 11. — Influence de saint Cyprien 127
Saint Cyprien inspire aussi à Bossuet des longueurs et des anipli-
licalions de mauvais goût [Sermon sur la loi de Dieu, 1653),
dont il se corrigera bientôt , en prenant conscience du défaut
« des discours qui ne finissent point « et des exordes qui con-
tiennent tout un sermon.
§ III. — Influence heureuse et malheureuse de saint Augustin. 123
« L'incomparable saint Augustin », commentant saint Paul, four-
nit à Bossuet de magnifiques aperçus et de superbes inspira-
tions, mais aussi des hors-d'œuvre et des citations trop fré-
quentes. Les Sermons de Metz sont « un peu trop abstraits » ,
grâce souvent à l'évêque dllippone. [Sermon sur la Pentecôte,
1654). — Dès 1658, le jeune orateur abandonne les théories trop
élevées, trop savantes, et les citations « hors de propos et hors
de mesure ».
ARTICLE II
Influence des saints Pères sur Bossuet orateur pendant
l'époque de Paris (IG.">'J-l(iH-2).
L'éloquence de Bossuet était en ju'ogrès, et le seul fait de quitter Metz
pour Paris ne suffit pas à la transformer, comme l'a dit Sainte-Beuve.
— 11 ne semble pas non plus que Gandar ait eu raison de signaler
« un temps d'arrêt » dans l'évolution oratoire de Bossuet sous l'in-
fluence de saint Vincent de Paul, qui lui avait recommandé « la sim-
plicité ». — Bossuet n'a point fait en 16.59-60 des emprunts à une
rhétorique « emphatique », ni mortifié sa parole en 1661. Dès 1654, il
demandait au ciel « la simplicité et la vérité » ; ses Sej-mo7is de Paris
ressemblent à ceux de Metz tout en étant plus parfaits. — 11 s'eflbrce
de plus en plus de réaliser cette devise : « L'utilité des fidèles est la
loi suprême de la chaire. » 143
§ I. — Progrès de Bossuet orateur sous l'in/liicnce des Pères
grecs. 148
C'est saint Chrysostome qui lui apprit à être « simple et popu-
laire », tandis que saint Grégoire de Nazianze et saint Basile lui
enseignaient la douceur familière et l'onction |)énétrante. — Il
unit alors des qualités qui semblaient s'exclure, la force et la
grdce, la simjilicité et la sublimité. [Sermons sur l'honneur du
monde, sur la Providence, sur l Ambition, sur Vhnpénitence
finale, sur la Mort,. — M. Lanson estime qu'il y eut après 1662
progrès dans l'art oratoire de Bossuet : il n'y ]>araît guère. —
M. Rébelliau pense, au contraire, que dans les derniers Sermons
TABLE DES MATIERES. 679
Pages,
prêches à la cour la majesté s'accentue et l'accent personnel
disparaît; mais on trouve cet accent dans les Oraisons funèbres.
— En 1668, la familiarité et la simplicité véliémente de Bossuet
donnent un démenti à ce que soutient Paul Albert sur « le vague
et l'abstrait » de la prédication au xvii<^ siècle.
§ IL — Fusion harmonieuse du génie de Bossuet et de celui des
Pères, TertuUien , sain t Augustin 156
Bossuet en était arrivé à fondre admirablement ses idées avec '
celles des Pères, dont il s'inspirait. — Cela est évident pour
TertuUien {Sermon sur les déinons), auquel il n'em|)runte plus
que « quelques sentences » et dont il reconnaît les « excès », dès
1665. — Il a cependant pour lui une prédilection qu'expliquent
la force, la véhémence et la grâce charmante de « ce dur Afri-
cain », que Bossuet corrige avec un goût exquis. {Sermons de
Vêture de M"'e d'Albert, 1664).
§ 111. — Ouvrages de saint Augustin dont s'inspire Bossuet à
Paris : de la Doctrine chrétienne ; — de Cotechizandis ru-
dibus; — des Mœurs de l'Église catholique^ — l'Enchiridion;
— de l'Esprit et de la Lettre; — de Vera religione; — Cité
de Dieu; — Lettres; — Confessions; — Rétractations; —
Commentaires sur la Bible ; — Traités de théologie dogmatique,
de controverse; — Livres ascétiques , ctc 168
Bossuet, en empruntant toujours à saint Augustin « toute la doc-
trine », en évite « les subtiles considérations » et « la manière
de dire un peu trop abstraite ». — 11 indique au cardinal de
Bouillon les traités de ce Père les plus utiles pour « former le
style et apprendre les choses ». — Il avait pratiqué lui-même ce
qu'il conseillait, et s'était inspiré surtout de la Cité de Dieu,
des Lettres et des Confessions de saint Augustin, de ses Rétrac-
tations, de ses Commentaires sur la Bible, de ses ouvrages de
théologie dogmatique, de controverse contre les Pélagiens et les
Donatistes, de ses livres acétiques et de ses Sermons.
§ IV. — Ce que Bossuet, orateur à Paris, doit à saint Jean
Chrysostome, à saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire
le Grand , saint Bernard 180
L'étude de saint Chrysostome a inspiré à Bossuet plus de pathé-
tique et de goût. — Il s'est servi aussi de saint Grégoire de
Nazianze pour donner des leçons « au roi et aux princes », quoi-
qu'il ne l'ait cité que quatre fois en 1662, une fois en 166.5,
trois fois en 1666, une fois en 1669. Il y a surtout puisé pour
ses Oraisons funèbres, 1662, 1670, 1683. — La troisième partie
du Pastoral de saint Grégoire le Grand lui a aussi donné d'heu-
reuses inspirations. — Saint Bernard est, après saint Augustin,
le Père auquel Bossuet « s'appliqua davantage », surtout pour
ses sermons sur la Sainte Vierge.
Que si l'on compare pour l'imitation des saints Pères Bossuet,
Bourdaloue et Massillon, on constate que ce dernier se sert à
peine des docteurs de l'Église, que Bourdaloue «cite en maître »
680 TABLE DES MATIERES.
Pagres.
TeituUieii, sainl Augustin, saint Chrysostome , mais qu'il n'en
fait |ias, comme Bossuet, des commentaires pleins de génie. Le
P. de la Broise a tort de préférer « la marche régulière de Bour-
daloue » aux « traits sublimes, mais courts et rapides », de
Bossuet.
ARTICLE III
Influence de saints Pères sur Bossuet orateur , pendant l'époque
de Meaux (8 février l(i8-^ — 18 juillet 170-2).
On a relevé plus de 300 discours ou allocutions de cette époque-, mais
il n'en reste que quelques esquisses, ou des analyses faites par des au-
diteurs. « Bossuet prêchait de génie » , et, « comme les Pères », il ac-
commodait ses instructions aux besoins présents. — Avec sa grande
habitude de la parole , il n'avait besoin de se préparer que par la lec-
ture de la Bible et de saint Augustin, et par la méditation et la ])rière.
Il était à tout propos familier, simple, naturel, élevé, pressant, per-
suasif, «comme un autre sainl Augustin ». — Dans le Esquisses qui nous
restent , il n'y a guère que quelques textes de la Bible et des Pères.
— D'une modestie profonde, Bossuet « invoquait avec ferveur et en
grande humilité l'esprit du Seigneur pour se préparer aux discours les
plus familiers. » — L'âme des Pères était passée dans la sienne, et il
les imitait en n'adressant plus à son peuple que des « homélies », à la
manière de saint Chrysostome et où il ne citait presque plus les paroles
et l'autorité des docteurs de l'Église 192
CHAPITRE IV
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET EXÉGÈTE.
Quoique le P. de la Broise ait parlé excellemment des ouvrages exégé-
tiques de Bossuet, il n'a dit qu'un mot de la part qui revient aux saints
Pères, soit dans les Explications de la Bible faites au parloir des
Carmélites en 1668, 1686, 1687, soit dans la Bible du Concile et les au-
tres commenlaires bibliques (\m nous restent de Bossuet 206
ARTICLE 1"
Les saints Pères et l'Explication de l'Apocalypse.
Quoique les Pères « n'aient pas tout vu » dans les prophéties qui, comme
V Apocalypse, ne regardent pas le dogme, Bossuet marche guidé par
les lumières de saint Irénée, de saint Augustin, dont il cite une règle
essentielle, de sainl Denys d'Alexandrie, de Terlullien, d'Orose, de
saint Jérôme, de sainl Ainbroise. — Il écrit son Explication à l'occa-
sion des dires mensongers des protestants, (|ui faisaient de Rome chré-
tienne la Babylone de l'Apocalypse. — Il pose des principes d'exégèse
qui consacrent laulorité de la tradition, sauvegardent tous les droits
TABLE DES MATIERES. 681
Pages.
de l'avenir et sont en harmonie parfaite avec ceux du Concile du Va-
tican et de l'Encyclique de Léon XIII sur l'Étude de la sainte Écriture
(1893). — Il avance trois vérités : le sens des propiiétiesqui regardent le
dogme ne peut pas avoir été inconnu des Pères; le sens des prophéties
qui ne regardent pas le dogme dépend de l'histoire, et il est permis
« d'aller à la découverte »; cette liberté est interdite dans les dogmes.
— Pour l'Apocalypse, les Pères ont été très réservés, parce qu'il leur
répugnait de voir son accomplissement dans la chute de Rome, qu'ils
croyaient éternelle. — Bossuet veut « venger les outrages de la chaire
de saint Pierre et proposer une meilleure date, une suite plus mani-
feste » pour la prophétie de saint Jean .
11 suivra les Pères, quand leur consentement est unanime; quand il ne
l'est pas, il ira à la découverte eu s'inspirant de l'histoire; il avouera
humblement qu'il ne sait pas tout. — Son érudition patrologique paraît
surtout dans l'explication des chapitres I et IX. — Il y a dans l'éloquent
résumé qu'a fait Bossuet de son travail un Appendice du Discours
.swr r Histoire universelle.
Saint Augustin, Salvien et Lactance inspirent l'évêque de Meaux pour
l'explication des trois bêtes très cruelles qui tourmentaient le monde :
Maximien Herculius, Galère Maximien et Dioclélien.
D'après les historiens profanes, Lactance et saint Augustin, Bossuet voit
dans la seconde bête la philosophie de Plolin, de Porphyre, d'Hiéroclès,
qui faisaient parler, comme Julien l'Apostat, les statues des dieux.
L'abbé de Langeron trouvait que Bossuet était « plein de fentes par où le
sublime échappait de tous cotés ». — Oui, mais il était aussi plein de
sagesse et de réserve 208
ARTICLE II
Les saints Pères et les Commentaires sur les Psainncs, sur les Cantiques
de l'Ancien et du Noviveau Testament, et le Supplément aux Psaumes.
Ces Commentaires, 1691-1693, sont moins l'œuvre personnelle de Bos-
suet que l'Explication de l'Apocalypse : il faut y voir le fruit des
travaux du Petit Concile, auquel l'évêque de Meaux rend hommage.
Il se propose d'enseigner à son clergé à chanter avec science et intelli-
gence. — La Dissertation préliminaire sur les Psaumes est un vrai
chef-d'onivre, où l'auteur emprunte aux Pères, saint Chrysostome, saint
Augustin, saint Jérôme, etc. les règles et les sentiments qu'il suit sur
le texte, les versions, les titres, les auteurs, les interprètes, la divi-
sion, le chant des Psaumes. Il en excuse les solécismes, comme saint
Augustin, et il montre, avec saint Athanase, que les Psaumes sont en
harmonie avec tous les usages de la piété.
Le Commentaire, aussi bien que la Préface, est tout plein de la subs-
tance des Pères, saints Jérôme, Augustin, Chrysostome, Théodoret, etc.
Il faut on dire autant de l'explication des Cantiques de l'Ancien et du
ÎVouveau Testament, et du Supplément aux Psaumes, publié en 1693,
pour prouver à Grotius, au nom de tous les Pères, que bien des pas-
sages des Psaumes sont relatifs à la divinité de Jésus-Christ 22f
682 TABLE DES MATIERES.
ARTICLE III
Les saints Pères et les Commentaires sur les livres de Salomon : les
Proverbes. l'Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, la Sagesse, l'Ec-
clésiastique , l(i!<3.
Pages
Ces Notes sont moins originales que le Commculaire sur les Psaumes,
et il n'y a que des Préfaces peu importantes ^ quoique toujours ins-
pirées des Pères, comme les Commentaires trop courts qui les suivent,
commentaires suffisants pour le clergé auquel ils sont adressés.
Le Commentaire du Ciintiijtie des Cantiques est une œuvre tout-à-
fait remarquable sur l'union de Jésus-Christ avec l'Église et les saintes
âmes. — Bossuel y parle en théologien, en humaniste, en artiste, en
savant nourri des saints Pères, Origène, saint Jérôme, Philon de
Carpathe, saint Bernard, Théodoret, saint Grégoire le Grand, le vé-
nérable Bède, saint Thomas d'Aquin, Sanchez, Louis de Léon et saint
Ambroise 239
ARTICLE IV
Les saints Pères et les Élévations sur les Mystères (KiiXi), — les
Méditations sur l'Évangile (Kil).";), — le De Excidio Babylonis (1701-
1702), — l'Explication de la prophétie d'Isaïe sur l'enfantement de
la Sainte Vierge et du Psaume XXI (l'O'*).
Bossuet voulait publier des Commentaires ou des Xotes sur toute la
Bible, comme le prouvent les privilèges accordés en 1G89 et 1727;
mais beaucoup de ces Notes, existant encore au dix-huitième siècle,
sont aujourd'hui perdues.
Les Religieuses de la Visitation de Meaux ont mieux gardé les Réflexions
sur V Évangile et les Élévations sur les Mystères, deux chefs-d'œuvre,
où Bossuet cite bien saint Augustin, saint Chrysostome, Origène, saint
Bernard, etc., etc., mais où il reproduit iilulôt la doctrine que la lettre
de leurs écrits. — Il s'y révèle comme un grand lyrique, au dire de
M. Brunelière et de M. Lanson. — Il a pris l'élan et le ton inspiré
des Soliloques de saint Augustin.
Le Be Excidio Babylonis, composé contre une thèse d'iselin et de
Verensfels, de Biile , repose tout entier sur l'autorité des Pères, Tertui-
lien, saint Ambroise, Théodoret, saint Basile, saint Grégoire de Na-
zian/e, saint Prosper, saint Cyprien , Orosc, Salvien, saint Augustin,
saint Jérùme, Clément d'Alexandrie, saint Épiphane, saint Athanase,
Laclance, « tout ce (|u il y a de très saints Pères » aux quatrième et
cinquième siècles et dans'les siècles suivants.
h' Explication de la prophétie d'isnïe, etc. et du Psaume XXI, se ter-
mine par l'évocation des Pères, de saint Chrysostome, de saint Jé-
rùiiM;, ap|)elés à l'apjjui de la doctrine qui est avancée dans les trois
Lettres de Bossuet 24.5
TABLE DES MATIERES. 683
CHAPITRE V
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET AUTEUR ASCÉTIQUE.
rages.
L'ascétisme de Bossuet s'affirma de bonne lieuro dans sa méditation sur
la brièveté de la vie, 1648, et dans son Panégyrique de suinte Thé-
rèse, 16.57. — On le trouve surtout dans ses treize Sermons de Vê-
ture, dans les Sermons à Jouarre en 1662, 166i, à Meaux en 1669,
dans divers couvents à Paris, à Torcy, etc. — Il suivait en cela la
« pratique de saint Augustin ». 11 voulait être « comme un saint Am-
broise » , et il prenait l'esprit de piété dans les œuvres des Pères. — Sa
charité, son esprit de pauvreté, son humilité, son oubli du bien-être,
son amour pour les prières de la nuit, ses héro'iques vertus, ont été
signalés par S(Pur Cornuau.
Dans les œuvres ascétiques de Bossuet respire l'esprit des Pères, de
saint Augustin, de saint Bernard, de sainte Thérèse, dont il disait
« qu'il était en tout et partout de son sentiment » , et de saint François
de Sales, dont il avait « appris les règles de la conduite des âmes » ,
douceur et charité immense. 11 cite peu les mystiques modernes , les
anciens Pères de l'Église : il a « sa règle dans l'Écriture » 261
ARTICLE P'.
Les saints Pères et les Instructions aux Ursulines et
airx Visitandines de Meaiix (l(>8."i-U)8G).
Il y a six Instructions dont les Ursulines ont pieusement conservé le
sens, sinon la lettre, et deux résumés de discours faits à la Visitation.
On n'y trouve qu'un texte « d'un grave auteur » et un passage inspiré
par les Confessions de saint Augustin 227
ARTICLE II
Les saints Pères et les Opuscules de piété de Bossuet.
L'éloquent et dramatique Discours sur la vie cachée en Dieu, 1692, ne
contient qu'un passage tiré de saint Augustin. — Les Réflexions sur
quelques paroles de Jésus-Christ parlent de saint François de Sales.
— Les 19 opuscules suivants ne renferment qu'une seule citation de
saint Augustin. — Il y en a plusieurs dans le 22^ opuscule, et le 24® est
prescjne entièrement rempli de commentaires des Pères sur le Can-
tique des Cantiques (saint Bernard, Origène, saint Grégoire de Na-
zianze, Richard de Saint-Victor, saint Augustin , saint Macaire, Denis
le Chartreux, saint Ignace , martyr) 273
ARTICLE III
Les saints Pères et les Poésies sacrées de Bossuet.
S'il traduisit quelques pages de la Bible en vers français, ce fut afin de
684 TABLE DES MATIERES.
rages.
prouver, « comme ont fait les saints Pères », son afleclion pour l'É-
criture. — D'ailleurs, il ne voulait qu'édifier et « consoler » d'excel-
lentes religieuses. M™" d'Alljert, M'"« de Luynes, sreur Cornuau, aux-
quelles il défendait de parler de ses vers. — Il n'avait aucune « illusion
sur ses talents poétiques », et ne se tiait pas même à son jugement sur
la poésie. — Ses vers sont médiocres ou mauvais : seule, l'intention
est louable.
Dans le saint Aiiiour ou endroits choisis du Cantique des Cantiques
avec des réflexions morales, il s'inspire d'Origène, de saint Jérôme,
de Théodoret, de saint Ambroise, de saint Thomas d'Aquin, de Louis
de Léon, de saint Augustin, auquel il consacre toute une strophe, de
saint Grégoire et de saint Bernard. — C'est de la Bible plutôt que des
Pères qu'il se sert dans la Traduction poétique de quelques Psaumes. 28:^
ARTICLE IV
Les saints Pères et le Traité de la Concupiscence.
Ce Traité, composé après 1G92, après la Satire de Boileau contre les
Femmes, et dont le titre ne vient pas de Bossuet, est un commentaire
de trois versets de la première Épitrc de saint Jean : « N'aimez pas le
monde, etc. » — Bossuet est là tout entier, avec son grand style, son
génie, sa science patrologique, grâce à laquelle il fait autre chose
« que traduire le dixième livre de.s Confessions de saint Augu.stin », et
commente les ouvrages de ce Père plus et mieux que jamais. — C'est
un de ses plus admirables chefs-d'œuvre 291
ARTICLE V
Les saints Pères et les Lettres de direction de Bossuet.
Quoiqu'il eût « bien autre chose à faire » qu'à diriger des consciences,
Bossuet s'en occupa à Metz, où il était supérieur de la Maison de la
Propagation de la Foi et où il écrivait quatre admirables Lettres de
spiritualité; à Paris, où il faisait des Conférences « d'une beauté en-
chantée » chez les Carmélites et à l'hôtel de Longueville; où il conver-
tissait Turcnne et ses neveux, dirigeait ou confessait la duchesse d'Or-
léans, M™^ de La Vallière, M^»" de Montespan, La Rochefoucauld, le
maréchal de Bellefonds, le grand Condé, Louis XIV lui-môme. — Il
aimait les âmes en Dieu et pour Dieu, et quoi qu'en ait dit M. Lan-
son, au lieu de s'en tenir anx règles générales, « aux genres, aux
espèces », sans descendre aux particularités, il entrait parfaitement
« dans la nature intime » du roi, de M™° de La Vallière.
Les 7 à 800 Lettres de direction (jui nous restent de lui témoignent qu'il
les écrivait u selon les besoins » des âmes et leurs « états de peines ».
— S'il y cite moins les Pères que l'Kcriturc, il ne perd jamais de vue
la doctrine de saint François de Sahrs, de sainte Thérèse, des anciens
docteurs, de saint Augustin, di; saint Antoine, de Cassien, de saint
Bernard, de saint Ililarion , de sainte Catlnuine de Gènes, de saint
TABLE DES MATIERES. 685
Pages.
Martin de Tours, de sainte Gertriide. de sainte Catlierine de Sienne,
du Père Saint-Jure, du Bienheureux Jean de la Croix et des VU's des
saints. — Il a été « un grand inaitre de la vie intérieure « 3)1
CHAPITRE YI
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET DISTORIEiV PHILOSOPHE ET POLITIQUE.
Les œuvres historiques, philosophiques et politiques de Bossuet datent
presque toutes des dix années du préceptorat du Dauphin. — Cette
éducation ne fut pas la tentative infructueuse et avortée d'un grand
génie : elle a donné de plus beaux résultats qu'on ne l'a dit et elle
nous a valu des chefs-d'œuvre 311
ARTICLE I«
Les saints Pères et le Discours sur l'Histoire universelle
(mars I(i8l).
Ce Discours, critiqué bien à tort par Voltaire, Sainte-Beuve, etc., avait
été conçu dès que Bossuet commença à étudier la religion dans l'Ecri-
ture et les Pères, et ce n'est ni à Du Guet ni à Pascal qu'il en a dû
l'idée; ce n'est pas non plus à la Bible seule, mais à Orose, à Sal-
vien, à saint Augustin surtout et à sa Cité de Dieu. — Villemain et
Ozanam l'ont reconnu, et ce qui le prouve , ce sont les nombreuses
citations de ces Pères, qu'on trouve dans la seconde -partie du Dis-
cours, où Bossuet s'inspire aussi de saint Justin, de saint Irénée, de
Clément d'Alexandrie, d'Origène, de Tertullien, de saint Cyprien,
d'Arnobe, de Lactance, de saint Jérôme, de saint Ambroise, de saint
Chrysostome, etc. — « Bossuet est plus qu'un historien, c'est un Père
de l'Église, qui a souvent le rayon de feu sur le front » 314
ARTICLE II
Les saints Pères et l'Histoire des Variations (1088).
Dans le Discours sur l'Histoire nnirerselle, Bossuet n'avait tracé que
des tableaux d'ensemble. Dans l'Histoire des Variations , son génie
d'historien se donne plus libre carrière : c'est « le plus beau livre de
la langue française », dit M. Brunetière.
Bossuet a emprunté le dessein de l'ouvrage aux saints Pères, qui ont
condamné les hérétiques, parce qu'ils variaient dans leurs confes-
sions de foi : Tertullien, saint Hilaire, saint Chrysostome, saint Atha-
nase « évitaient les nouveautés profanes ».
Dans le premier livre de l'Histoire des Variations, il cite saint Ber-
nard, Guillaume Durand, Gerson, Pierre d'Ailly; dans le livre 1II«,
saint Augustin-, dans le livre \'\ saint Grégoire de Nazianze et saint
Augustin, « un si grand docteur, le défenseur de la grdce chrétienne » ;
686 TABLE DES MATIERES.
Pages .
dans le livre VIT', saint Cypricn , les Pères d'Afrique, Alexandre
d'Alexandrie, saint Dunstan, Lanfranc , saint Anselme, saint Thomas
de Cantorbéry, lU'de, saint Grégoire, pape; dans le livre JX'', saint Au-
gustin et les autres Pères; dans le livre XP, saint Épiphane , saint
Augustin, les Alhanase, les Basile, les Grégoire, saint Bernard et saint
Léon; dans le livre XIIP, saint Basile, saint Chrysostoine, saint Gré-
goire de Nysse, saint Eucher, Théodoret, saint Ambroise, saint Léon;
dans le livre XIV«, les Pères du quatrième siècle et saint Grégoire de
Nazianze en particulier; dans le livre XV enlin, saint Augustin.
Bossuet a fort bien démêlé les causes historiques qui ont soustrait en
peu d'années la moitié de l'Europe à l'obéissance du Pape et de l'Église,
à laquelle elle devait dix siècles de vie intense, comme l'ont établi Gui-
zot, Ozanam , Janssen, Augustin Thierry. — Le catholicisme a gardé sa
vigueur et le protestantisme s'est émietté.
Quoi qu'en ait dit M. Rebelliau, l'auteur de V Histoire des Variatiions
a prévu les conséquences de la Réforme et son avenir rationaliste ,
« l'anarchie avec tous ses maux » v 321
ARTICLE III
Les saints Pères et l'Introduction à la Philosophie . ou de la Connais-
sance Dieu et de soi-même , — la Logique , — le Traité du Libre ar-
bitre, — l'Abrégé de la Morale d'Aristote à Nicomaque , — les Ex-
traits des anciens philosophes, — et le Traité des causes.
La philosophie de Bossuet a été étudiée par Manier, Nourrisson, Delon-
dre, Lanson, Brunetière. — On ne relève que quelques citations des
Pères dans les œuvres philosophiques de Bossuet, et cependant il est
leur écho; il a été formé par Nicolas Cornet à l'école de saint Augus-
tin et de saint Thomas. — Il s'en souvient, quand il va de la connais-
sance de soi-même à celle de Dieu, quand il définit l'âme unie au
corps, qu'il en distingue les facultés, qu'il donne la théorie des pas-
sions, établit le rôle des sens et de l'entendement, montre ce que c'est
que les essences, les vérités éternelles, en tire une preuve de l'immor-
talité de l'àme, délimite la foi et la raison, parle de l'àme des bétes,
de l'existence de la liberté, de la conciliation du libre arbitre avec la
prescience divine et donne les cinq preuves de l'existence de Dieu , ti-
rées des causes finales, des vérités éternelles, de la contingence des
êtres, de l'imperfection de l'intelligence, de l'idée mênie du bonheur. 342
ARTICLE IV
Les saints Pères et la Politique tirée des pi'opres paroles
de l'Écriture Sainte.
Quoique ce titre ait déplu à Voltaire, à Léopold Monty, à Nourrisson, il
a sa raison d'être dans des ouvrages scinblablcs du P. Ménochius, du
duc de Monlau.sier, de Nicole, du P. Le Moyne. — Bossuet est le
« grand [)olitique chrétien ». La France " n'a pas eu de cteurplus fran-
TABLE DES MATIERES. 687
Pages.
çais que le sien ». Il parle aux rois avec une fermeté admirable. La
conception de l'ouvrage n'est pas exclusivement biblique, et Bossuet
s'insiiire d'Aristote, de Hobbes, des Pères et de saint Augustin en par-
ticulier. — Nourrisson l'en blâme bien à tort; car il y a maintes
choses excellentes que Bossuet doit à l'évèque d'IIippone sur les prin-
cipes de la société humaine, à Tertuilien sur l'amour de la patrie
(livre I«'); à saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Tours, saint
Jérôme, saint Ambroise et saint Augustin, sur l'autorité royale et ses
caractères (livres III, IV, et V) ; à saint Augustin encore, à Lactance, à
saint Irénée, à saint Ambroise, à tous les saints de l'Église gallicane, sur
les devoirs de religion et de justice qui incombent aux rois (livres VII
et Vill). — La Conclusio)i sur « le vrai bonheur des rois » est em-
pruntée à saint Augustin.
Bossuet n'est ni Ihéocrate, ni légitimiste, ni monarchiste : il est con-
servateur catholique, et sa Politique <i semble pleine de leçons » pour
la démocratie contemporaine » 353
CHAPITRE VII
LES SAINTS PÈRES ET BOSSUET POLÉMISTE.
Pendant cinquante ans, de 1655 à 1704, Bossuet est demeuré sur la brè-
che pour défendre la vérité, qu'au jour de son doctorat il avait juré
de servir jusqu'à la mort.
il cherchait dans les Pères, dans saint Augustin surtout, une méthode et
des arguments décisifs : charité fraternelle, esprit de paix, tendresse
pour les personnes, conférences amiables, loyauté et bonne foi par-
faites, voilà, pour la forme, la polémique de Bossuet; et, pour le fond,
inflexibilité contre l'erreur, suite de l'Écriture, esprit et langage des
Pères 371
ARTICLE I«'-
Les saints Pères et la Polémique de Bossuet
contre les Protestants.
Elle fut incessante depuis la Réfutation du Catéchisme de Paul Ferrij
jusqu'à l'Explication d'Isaie, et toujours Bossuet traita les errants
« avec douceur, comme faisaient les saints Pères » » 375
§ I. — Réfutation du Catéchisme du sieur Paul Ferry, ministre
de la religion prétendue réformée, 1655 376
Dans la première Partie, le salut possible dans l'Église romaine,
Bossuet emprunte ses principaux arguments, touchant la justifi-
cation et le mérite des bonnes œuvres, aux Pères, Terlullien,
saint Bernard, saint Augustin, l'adversaire des Pélagiens, « le
plus célèbre de tous les docteurs », qui aient enseigné l'Église
sur la question de la grâce.
688 TAULE DES MATIERES.
Dans la seconde partie, le salut impossible dans la Reforme, il
s'appuie sur Tertullien, saint Augustin, saint Hasile, saint Gré-
goire de Nyssc, saint Jérôme, saint Optât, saint Cyprien, saint
Bernard, Gerson, Pierre d'Ailly, saint Bonavenlure, etc.
Cette première œuvre de polémitiue de Hossuet contient en germe
toutes les réponses qu'il opposera plus tard aux Réformés; il doit
à son génie, mais aussi aux saints Pères et à saint Augustin en
particulier, le grand succès qu'obtint sa Réfutation, qui faillit
convertir Ferry lui-même.
§ II. — Exposition de la Doctrine catholique sur les matières de
controverse, 1671. — Lettres relatives à l'Exposition, 1686. —
fragments sur diverses matières de controverse pour servir
de réponse aux écrits faits par plusieurs ministres contre
le livre de l'Exposition de la doctrine catholique, 1675-1691. 392
Les Explications données par Bossuet à Ferry, à Louis de Cour-
cillon, à Turenne et à ses neveux furent l'ébauche de l'Expo-
sition, que Bossuet ne publia que parce qu'il s'en était fait à
Toulouse une édition, attaquée par Daillé et du Bosc. — Ce livre
eut un immense succès, de l'aveu de Leibniz et de Jurieu. —
Bossuet y défend les Pères des trois piemiers siècles pour le
culte des saints et des reliques. 11 invoque saint Augustin à pro-
pos de la justification et du mérite.
Réponses et Réfutations arrivèrent de tous côtés. — Bossuet pré-
para une Apologie, dont il ne nous reste que quelques Lettres et
Fragments.
Le premier, sur le culte dû à Dieu, justifie les catholiques du
reproche d'idolâtrie, en invo([nant l'autorité de saint Augustin,
de saint Épiphane, de Théodoret, de saint Cyrille de Jérusalem,
de saint Cyprien, de Tertullien, d'Origène. — Dans le second,
du Culte des images, il y a quelques paroles de saint Anastase,
de saint Epiphane, de saint Jean Damascène. — Dans le troisième.
De la satisfaction de Jésus-Christ, Bossuet cite saint Cyprien,
en qui « l'on entend parler tous les autres Pères ». — Le qua-
trième, sur l'Eucharistie, s'appuie sur l'autorité de saint Au-
gustin. — 11 faut en dire autant du cinquième, De la Tradi-
tion ou de la parole non écrite.
§ m. — Conférence avec M. Claude, ministre de C harenton ,
sur la matière de l'Église , avec les Réflexions sur un écrit
de M. Claude, 1682. — Traité de la communion sous les
deux espèces, 1682. — La Tradition défendue sur la matière
de la communion sous une espèce, 1683-1743. — Lettre pas-
torale aux nouveaux convertis, 2i mars 1686 408
Lu Relation de la Conférence avec M. Claude, livre « parfaite-
ment beau », tire toute sa force de ce qu'ont dit de l'Église, in-
terprétant lEcriture, saint Augustin et Tertullien.
La l'remière Réflexion et la sixième citent saint Basile, Tertul-
lien, saint Augustin, saint Cy|>rien.
Le Traité de lu communion sous les deux espèces contre les
TABLE DES MATIERES. 689
Pages.
diatribes de Juiieii , accusant Rome de priver de la coupe la
masse des fidèles, établit {première partie) la pratique et le
sentiment de l'Église dès les premiers siècles , la réception d'une
seule espèce par les malades, par les enlanls, par les fidèles dans
la communion privée et |)ublique. — Tous les Pères sont invo-
qués avec un art et une érudition immense. — Les principes sur
lesquels sont appuyés les sentiments et la pratique de l'Eglise
[deuxième partie) viennent de Tertullien, de saint Cyprien, de
saint Augustin, de saint Basile, de saint Ambroise, , de saint
Chrysostome, des deux Cyrille et dOrigène.
La Tradition défendue sur la matière de la communion sous
une espèce est une réponse à de La Roque et à Aubert de
Versé, publiée en 1743. — Dans la première partie, que la
tradition est nécessaire pour entendre le précepte de la com-
munion sous une ou deux espèces, Bossuet cite continuellement
les saints Pères, que personne au monde ne connaissait comme
lui. — Dans la deuxième partie, qu'il y a toujours eu dans
l'Église des exemples approuvés de la communion sous une
espèce, toute la tradition est invoquée, depuis les Pères des
premiers siècles jusqu'au douzième et treizième siècles. Bossuet
répond aux objections tirées de quelques textes d'Origène, de
saint Optât, de saint Augustin, des Sacramentaires, des Vies
des Pères. — 11 justitie presque tous les Pères de l'erreur qu'on
leur attribue sur la nécessité de l'Eucharistie pour les petits
enfants. Il montre la communion sous une espèce pratiquée pu-
bliquement dans l'office des présanctifiés, comme l'établissent
de nombreux textes de saint Augustin, de saint Grégoire de
Nazianze, « des Pères de tous les siècles ». — La troisième
partie, Démonstration de la Vérité' catholique, n'a pas été
composée , ou bien l'évéque de Troyes l'a égarée.
La Lettre pastorale aux nouveaux catholiques du diocèse, etc.,
établit que les pasteurs qui citent saint Cyprien devraient le
citer intégralement, l'imiter surtout, et ne pas accuser d'idolâ-
trie ceux qui honorent les saints, les Ambroise, les Augustin,
les Jérôme , etc.
§ IV. — Les Six Avertissements aux Protestants siir les Lettres
du ministre Jurieu contre l'Histoire des Variations (1689-
1691). — Défense de l'Histoire des Variations (1691) 425
Ces Avertissements répondent avec une iiarfaite sérénité aux
violentes Lettres pastorales de Jurieu.
Dans le premier, — le christianisme flétri et le socinianisme au-
torisé par ce ministre, — Bossuet fait l'apologie de la doctrine
des Pères, et montre qu'elle n'a pas varié : Quod ubique. quod
semper, disait Vincent de Lérins. — Les Pères des trois pre-
miers siècles n'ont pas enseigné les absurdités qu'on leur prête.
La question de la grâce n'était pas informe jusqu'à saint Au-
gustin. Les grands hommes du quatrième siècle ne sont pas
idolâtres pour avoir honoré les saints. Le P. Pelau, mal cité
BOSSUET ET LES SAINTS PÈRES. 44
690 TABLE DES MATIERES.
ragu
par Jurieu, établit que les Pères des premiers siècles s'accor-
dent avec nous à propos de la Trinité. — Dans l'Église, « on
n'a fait les décisions qu'en proposant la foi des siècles passés »,
celle des Pères de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse. — L'É-
glise catholique n'a jamais varié sur la question du péché ori-
ginel et de la grâce : saint Augustin l'établit invinciblement. —
La foi a profité des hérésies et des définitions des conciles,
non pas pour changer, mais pour exprimer avec une précision
nouvelle une chose qui n'était pas claire : c'est la doctrine de
Vincent de Lérins, de TertuUien, de saint Alhanase, de saint
Augustin.
Le Deuxième Avertissement, la Réforme convaincue d'erreur,
et le Troisième, le Salut dans l'Église romaine, ne mettent
pas les Pères en cause. Bossuet, cependant, y défend l'opinion
libre de saint Thomas, dite de la prédétermination physique,
en même temps que celle des molinistes, qui ne sont pas demi-
pélagiens. — Il venge aussi l'Église romaine de l'accusation d'ido-
lâtrie, formulée par Jurieu, à propos du culte des saints, inau-
guré, dit-il, par les Basile, les Ambroise, les Chrysostome, les
Augustin. — L'Église romaine n'est pas plus aniichrétienne
qu'idolâtre ; les luthériens eux-mêmes mettent au nombre des
saints ses plus zélé^ défenseurs , saint Bernard , saint Bonaven-
ture, saint François.
11 n'y a rien à dire du Quatrième Avertissement.
Le Cinquième est un magnifique traité de politique moderne,
inspiré par TertuUien, saint Augustin, Athénagoras, saint Jus-
lin, contre les théories séditieuses de Jurieu. — Les premiers
chrétiens qui remplissaient les villes et l'empire ne se soule-
vèrent jamais contre les empereurs. — Saints Cyprien, Eusèbe,
Lactance, saint Augustin, saint Grégoire de Nazianze en font
foi, comme TertuUien , et, plus tard, saint Hilaire, Osius, saint
Alhanase, saint Basile et saint Ambroise, saint Gélase et saint
Fulgence. — Les prétendus exemples , allégués par Jurieu en
faveur des guerres de religion, ne sont pas concluants. — Saint
Chrysostome et saint Augustin témoignent contre les pro-
testants.
Le Sixième et dernier Avertissement, \e plus important de tous,
ne contient presque rien dos Pères dans ses deux dernières
parties , où Bossuet se contente de renvoyer Jurieu à la lecture
de saint Athanase, de saint Augustin, de saint Irénée, de Ter-
tuUien, à propos de la Trinité, et où il défend les Pères des
quatrième et cinquième siècles du reproche d'idolâtrie, les con-
ciles (le Mcée, d'Éphèse, de Chalcédoine, et saint Augustin,
saint Jérôme, contre Claude, Jurieu et Luther. — Mais, dans
la première partie, l'évêque de Meaux se fait le champion in-
vincible des Pères du deuxième, du troisième et du qua-
trième siècles, accusés A tori de variations dans la foi sur la
Trinité et l'incarnalioii, Jurieu détruit l'immutabilité, la spiii-
TABLE DKS MATIERES. 691
Pages.
tualité de Dieu et la Trinité par les erreurs qu'il attribue aux
Pères, et il commet des «prodiges d égarement » à propos du
concile de Nicée, qu'il fait arianiser avec les Pères des trois
premiers siècles, Tertullien surtout, dont Bossuet reconnaît
les exagérations, mais proclame les mérites. — Il se défend
d'être en désaccord avec le P. Pelau et Daniel Huet.
La Défense de VHistoire des Variations est une réponse à Bur-
net .'et à Basnage, et invoque le témoignage des Pères pour
établir leur soumission aux empereurs.
§ V. — Éclaircissement sur le Reproche d'idolâtrie, 1689-90. —
Explication de quelques difficultés sur les prières de la Messe,
1689. — Lettre sur l'Adoration de la Croix, 1691-92 462
Dans \' Éclaircissement sur le reproche d'idolâtrie, Bossuet cite
saint Augustin, saint Grégoire de Nysse, saint Astère, saint Gré-
goire de Nazianze, saint Cyprien, saint Athanase, saint Basile,
saint Chrysostome , saint Paulin.
L' Explication de quelques difficultés sur la messe contient à
chaque page les noms des mêmes Pères et d'autres encore, saint
Gélase, saint Léon, saint Jérôme, Origène, Tertullien, Théophile
d'Alexandrie.
La Lettre sur l'Adoration de la Croix s'appuie aussi sur les Pères,
sur saint Ambroise et sur saint Thomas.
§ VI. — Projet de réunion ou Recueil de Dissertations et de
Lettres relatives à la réunion des Protestants d' Allemagne
à l'Église catholique, 1666-1701 467
Dans le Sentiment de Vécêque de Meaux sur les Cogitationes de
Molanus , Bossuet cite saint Augustin , saint Cyrille d'Alexan-
drie , saint Léon , saint Grégoire le Grand. — Les Réflexions
sur l'écrit de M. l'abbé Molanus contiennent aussi de nom-
breuses citations des Pères, à propos de la justillcation et du
mérite, de la grâce et du libre arbitre, de la prière pour les
morts, du Purgatoire, des livres saints, de l'infaillibilité de
l'Église.
Si dans la Correspondance avec Leibniz, Bossuet a tant de fran-
che sécurité, c'est que les Pères sont pour lui un rempart in-
vincible. — Il énumère 24 faits , qu'il leur emprunte pour la
plupart; il multiplie les citations des Pères pour convaincre
son adversaire que le concile de Trente s'appuie sur toute la
Tradition.
§ "VU. — Instruction adressée aux intendants, 1698. — Lettre de
M. de Torcij aux intendants , i"'' novembre 1700. — Les deux
Instructions pastorales sur tes promesses de l'Église, 1700-
1 701 i75
Ce sont les principes de tolérance et de charité des Pères et de
saint Augustin qui inspirèrent à Bossuet la généreuse initiative
de faire révoquer par une Instruction aux intendants les me-
sures édictées en 1685 contre les Réformés. Il semble l'avoir ré-
digée ainsi qu'une Lettre de M. de Torcy, 1700, et il protesta
692 TABLE DES MATIERES.
Pages.
énergiquenient contre les violences réclamées par Basville et les
évéques du Midi.
Dans la première Instruction sur les promesses de l'Église, il
multiplie les témoignages des Pères, saint Alexandre d'Alexan-
drie, Tertullien, saint Cyprien, Clément d'Alexandrie, Vincent
de Lérins, Lanfranc, saint Bernard, saint Basile, saint Chry-
sostome. « Je parle après saint Augustin, dit-il, et saint Au-
gustin a parlé après Jésus-Christ même. » — Il emprunte aux
Pères son argument que les protestants sont hors de la chaîne
de succession dans l'Église.
Dans la seconde Instruction, qui est une réponse à Basaage, Bos-
suet invoque saint Augustin, saint Jérôme. — Les Remarques
citent Tertullien, saint Léon, saint Athanase, saint Augustin,
saint Épiphane, saint Hilaire. tous les Pérès grecs et Latins.
.\ussi du Bourdieu et d'autres protestants ont-ils rendu d'écla-
tants hommages « aux intentions droites et pures » de Bossuet,
« enrichi d'une infinité de merveilleux dons ».
ARTICLE II
Les saints Pères et la Polémique de Bossuet
contre les Jansénistes.
Bossuet. quoi qu'en aient dit de Maistre, Rohrhacher, Réauine, ne fut
jamais janséniste. — Il jugea l'erreur Janséniste « dangereuse, » des
1662-166.3, ÙAnsles Oraisons funèbres du P. Bourgoing, de Nicolas Cor-
net, où il protestait contre « les docteurs trop austères », et « l'etTroya-
ble tempête » suscitée par eux dans l'Église, et plaidait la cause des
Pères, de saint Augustin et de saint Thomas, attaqués par les nou-
veaux docteurs. — La Lettre aux Heligieuses de Port-Royal, 1664,
combat la distinction entre le fait et le droit au nom des Pères de
Chalcédoiue, de saint Grégoire, de .saint Léon, de Cyrille d'Alexandrie,
de saint Flavien, etc. —Une lettre de 1667 au maréchal de Bellefonds
If Sermon de Pâques 1681 , le Deuxième Avertissement aux Proles-
tants, les Mr'ditutions sur l'Éranr/ile, les Lettres de direction de Bos-
suet élablissiMil qu'il n'a jamais goûté la « spiritualité sèche et alam-
liiquée » de Sainl-Cyran.
Bossuet inspira encore, s'il ne rédigea pas, Y Instruction pastorale de
M?' de Noailles contre l'Exposition de l'ahhé de Barcos, qui abusait
de saint Basile et de .saint Augustin.
La Justification des Reflexions du P. Quesnel , telle qu'elle parut en
1710, est une œuvre apocryphe; mais Bossuet y avait largement cité
saint Augustin, ses ouvrages, et presque tous les Pères.
Dans l'Assemblée de 1700, il combattit le jansénisme, comme à propos du
Cas de conscience.
Il appelait les Jansénistes fauteurs d'Iirréliqnes, chicaneurs, et il com-
l>osa contre eux un livre. De l'autorité des jugements ecclésiasti-
ques, malheureusement mutilé par Lequeux mais plein d'exemples
empruntés aux Pères 484
TABLE DES MATIERES. 693
ARTICLE Ilf
Les saint Pères et la Polémique de Bossuet
contre les Casuistes.
Pages.
Il se prottonça contre eu.v en IfiSO, lfi63, 167".i, 16HI , 1682, où, dans ses
Lettres à Dirois, il condamnait le probabilisme, qui s'appnie mal à
propos sur saint Antonin et les Pères.
Le Traité de l'usure est tout entier fonde sur l'autorité des docteurs de
l'Église Ô05
Dans les quatre petites Dissertations contre le Prohabilisine , Bossuet
s'autorise de saint Augustin, de saint Thomas, de saint Bonaventure
et des autres scolastiques.
Les Actes de l'Assemblée de 1700, rédigés par l'évèque de Meaux , con-
tiennent aussi plusieurs passages de saint Augustin, de Vincent de Lé-
rins, de saint Jérôme et de saint Thomas.
La Dissertation sur la charité requise dans le sacrement de péni-
tence cite saint Augustin, saint Thomas, saint Chrysostome et saint
Grégoire le Grand.
ARTICLE IV
Les saints Pères et la Polémique de Bossuet
contre les apologistes du théâtre.
Dans sa Lettre an P. Caffaro, Bossuet montre qu'on allègue à tort l'au-
torité de saint Thomas en faveur de la comédie, que saint Augustin, saint
Cyprien , saint Alhanase ont condamnée.
Les Maximes et Réflexions sur la comédie sont pleines de textes des
Pères, surtout de saint Thomas, de saint Augustin, de saint Chrysos-
tome, de saint Antonin, de saint Césaire, de saint Ambroise, de saint
Charles Borromée, etc. — On peut trouver Bossuet sévère; mais il
l'est comme tous les docteurs de l'Église 513
ARTICLE V
Les saints Pères et la Polémique gallicane de Bossuet.
Le gallicanisme est l'erreur de lîossuet et ce qui fait sa faiblesse. — Jo-
seph de Maistre et M. Gaillardin ont réduit à des justes proportion-^ la
part que prit l'évèque de Meaux à la Déclaration de 1682, qu'il trou-
vait « odieuse ».
Les saints Pères , cités à profusion dans le Sermon sur l'unité de
l' Église, reviennent très souvent dans les Lettres du clergé gallican
que rédigea Bossuet.
Quant à la Gallia ortliodoxa et à la Défense de la Déclaration , en
partie apocryphes et que l'évèque de Meaux avait défendu de publier,
elles contiennent sur les Pères des faits inxacls qu'il n'aurait pas
avancés. — Les quatre livres de la première partie de la France or-
694 TABLE DES MATIERES.
Pages
Ihodoxe, les livres V et VI, qui forment la seconde, les livres VII,
VIII, IX, X, XI, qui coastituenl la troisième partie avec, le Corol-
laire, supposent une immense érudition patrologique. — Il en est de
même des quatre livres de la Défense de la Déclaration, et on re-
grette que le texte de la dernière revision, faite en 1700-1702, ait été
détruit : on y verrait, sans doute, que Bossuet, à la fin de sa vie,
après la querelle du Quiétisme, n'était plus gallican, comme l'o-
tablit M. Algar Griveau.
ARTICLE VI
Les saints Pères et la Polémique de Bossuet contre les Quiètistes.
La pure doctrine des saints Pères fit la force et la supériorité de Bossuet
dans sa lutte contre Fénelon, «■ où il \ allait de toute la religion ». —
Il demanda toujours des « conférences amiables », pratiquées par saint
Augustin. — Il en eut avec Fénelon et M""*" Guyon du mois de septem-
bre 1693 au mois de mars 1695. Il tâcha de désabuser M™« Guyon au
nom de la Tradition des Pères et dans les conférences dlssy, dans les
trente-quatre articles qui y furent rédigés, dans l'Instruction pas-
torale qui les promulgua, Bossuet invoqua contre les nouveaux mys-
tiques saint François de Sales, saint Augustin, saint Cyprien, la tra-
dition des Pères, que les Lettres du 2i, du 29 mai et du 3 juin
défendent aussi.
L'inslrnction sur les états d'oraison (ii\ars 1697) pose des la Préface
n la règle sûre pour juger de toutes ces choses, qui est l'Écriture sainte
et la Tradition », Gerson, sainte Thérèse, saint Augustin. — Le li-
vre I'"' cite saint Denis l'Aréopagile , saint Augustin, saint Bernard,
Gerson, saint Grégoire, saint Tiiomas; le livre II', Clément d'Alexan-
drie, Scot, Suarez, etc. ; le IIP, saint Augustin; le IV«, Gerson et saint
Jean de Damas, etc.; le V^, saint Basile, saint François de Sales, saint
Antoine, Cassien; le VI", saint C\prien, saint Augustin et « tous les
Pères » avec « leur doctrine constante »; le VII% le B. Jean de la
Croix, saint Jean Climaque, saint Ambroise, etc.; les VIII» et IX'=
roulent tout entiers sur la doctrine de saint François de Sales ; le X«
condamne la contemplation des Quiètistes au nom de saint Cyprien,
(If saint Augustin, de sainte Thérèse, de saint Thomas, de saint Bona-
venture, etc. — Les Additions et Corrections exposent la doctrine des
Pères depuis suint Augustin jusqu'à Hugues de Saint-Victor.
Dans la Tradition des Nouveaux mystiques , Bossuet montre que tous
les auteurs des premiers comme des derniers siècles ont des sentiments
contraires à ceux des Quiètistes, condamnés dans des Remarques
d'une incroyable érudition patrologique.
.\près l'apparition des Maximes des Saints, la Déclaration du 6 août
1697 les combattit au nom de la pure doctrine de saint François de
Sales et de tous les contemplatifs. — Le Sommaire de la doctrine, etc.,
relève les erreurs attribuées par F'énelon à saint Augustin et à saint
François de Sales, dont la doctrine est celle des scolastiques.
Dans tous les écrits ((ui suivent — les Mémoires à .1/s' l'archevêque de
TABLE DES MATIERES. 695
raires.
Cambrai, la Préface sur l'Instruction pastorale de Me'' de Cam-
brai, la Réponse à quatre lettres de Ms'^ l'archevêque duc de Cam-
brai, — Bossuet se réclame de l'autorité des saints Pères, depuis
saint Ambroise, saint Augustin, saint Chrysostome, etc. , jusqu'à saint
Thomas, suint Bonaventure, sainte Thérèse, saint François de Sales,
etc. Voilà ce qui fait la force invincible de M. de Meaux.
Les Mystiques en sûreté sont la défense de sainte Thérèse, du B. Jean
de la Croix et d'autres pieux mystiques, attaqués par Fénelon, qui
les tire à lui , malgré eux.
L'École en sûreté est la défense de saint Augustin, du Maître des Sen-
tences, de saint Thomas, de saint Bernard, etc., à l'école desquels
a été élevé Bossuet. — Après avoir récapitulé toutes les erreurs de
l'archevêque de Cambrai (Question XVI«) et vidé la question de droit,
il tranche la question de fait dans le Quiétisme ressuscité, et donne
un petit Index, Indiculus , qui contient une longue liste de tous les
Pères invoqués dans les livres Mystici in tuto, Scliola in tuto et
Quietisvius rediviinis.
La Relation sur le Quiétisme défend saint Thomas et tous les Pères,
que Fénelon s'efforce « de traîner à lui ». — Les Remarques sur la
Réponse à la Relation montrent que, sous le nom de Bossuet, on at-
taque saint Thomas , saint François de Sales , sainte Thérèse , etc.
Dans la Réponse aux préjugés décisifs de 3/s'' l'archevêque de Cam-
brai, dans la Réponse d'%m théologien à la première lettre de
Ms^ l'archevêque de Cambrai à Ms^ l'évéque de Chartres, dans
les Passages éclaircis, Bossuet établit qu'il n'a fait que « suivre de
mot à mot » saint Augustin, saint Thomas, toute l'école, sainte Thé-
rèse, saint François de Sales, etc.
Le dernier éclaircissement , le Mandement du 16 août 1699, la Rela-
tion des actes et délibérations , etc., de l'Assemblée de 1700 sur le
Quiétisme, terminent au nom des saints Pères une polémique com-
mencée et soutenue en leur nom. — Le général des Dominicains pou-
vait donc appeler Bossuet le « grand défenseur « de l'Église et des
Pères 532
ARTICLE VII
Les saints Pères et la polémique de Bossuet
contre les critiques et les Philologues.
§ I. Le P. Malebranche 575
Le livre De la Nature et de la Grâce laisse à désirer, parce qu'il
s'écarte des principes de saint Augustin. — Dans sa Lettre à un
disciple de Malebranche, Bossuet condamne des nouveautés
contraires à la doctrine de saint Augustin et des thomistes.
§ II. — L'abbé Dupin 577
C'est pour protester contre d'autres nouveautés que Bossuet écri-
vit le Mémoire de ce qui est à corriger dans la Nouvelle
Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, où l'abbé Ellies
G96 TABLE DES MATIERES.
Pages.
Diipiii se trompe sur les Pères des trois premiers siècles, à pro-
pos du péché originel , de l'Eucharistie , des livres canoniques ,
de l'adoration de la croix, etc. L'évèque de Meaux condamne
« l'esprit de la nouvelle critique , de parler peu respectueusement
des Pères », et surtout de saint Augustin « que Dupin mal-
traite le plus » avec saint Jérôme.
Les Remarques sur l'Histoire des conciles d'Éplièse et de Clial-
ccdoine défendent contre Dupln le Pape saint Céleslia et
saint Cyrille d'Alexandrie^ saint Basile, saint Fulgence, saint
Léon, saint Grégoire de Nazianze, saint Athanase, les Pères
grecs et latins.
§ III. — Affaire des cérémonies chinoises . . 5!i5
Dans ses trois Lettres sur ce sujet, 1701, Bossuet condamne Cou-
lau au nom de saint Augustin, d'Eusèbe, de Théodoret, de
saint Irénée, de saint Athanase et de tous les Pères sans excep-
tion.
§ IV. — Richard Simon 590
Dès 1678, Bossuet avait eu avec lui des « conférences amiables,
selon la méthode chère à saint Augustin. Au fur et à mesure
que paraissaient les Critiques de Richard Simon , à propos du
texte et des commentateurs de l'Écriture, Bossuet s'alarmait
« de ces audaces contre les Pères et les scolastiques ». Il résolut
donc de se faire leur champion dans la Défense de la Tradi-
tion et des saints Pères et dans les Remarques sur l'Histoire
des Commentateurs.
La Version de Trévoux parut à Bossuet une nouveauté hardie,
inspirée par « l'ignorance de la Tradition et des Pères ». Il pu-
blia donc contre « cette cabale de faux critiques » une Or-
donnance et deux Instructions, 170'2-3, où il proteste contre
les traits malins de M. Simon, qui « d'un seul coup attaque
saint Augustin, saint Thomas, toute la théologie », ose citer les
Pères en faveur de l'opinion de Grolius sur les prophéties,
imagine une guerre irréconciliable entre saint Augustin et ses
prédécesseurs, alors que ce Père est « la lumière de tout l'Occi-
dent » et que ses disciples étaient les maîtres du inonde.
Les Remarques sur la Version de Trévoux établissent (jue
Bossuet a pour lui « la tradition constante des conciles, des
Papes, des Pères », tandis que la critique de son adversaire
est hardie, téméraire, licencieuse, ignorante, sans théologie.
La Défense de la Tradition et des saints Fines est le testament
de Bossuet et l'un de ses chefs-d'œuvre. — La Préface mon-
tre que Simon se condamne lui-même en condamnant comme
un novateur saint .Augustin , (lu'ont suivi tous les Pères de
l'Uccident et dont ne diffèrent pas les Pères de l'Orient.
Dans la première partie , Bossuet découvre les erreurs expres-
.ses de Richard Simon sur la Tradition et le mépris qu'il a pour
les Pères : — pour .saint Augustin (liv. i"), qu'il attaque sans
déguisement sur la matière de la grâce, où il a e.vcellé, —
TABLE DES MATIERES. 697
Paqres.
pour saint Athanase et les Pères grecs (livre II), dont il détruit
l'autorité en leur attribuant des contradictions; — pour saint
Thomas et tous les scolastiques (livre IIP), qu'il reprend
comme favorables aux sociniens, alors que le docteur Angéli-
que et toute l'École ont le « pur esprit de la Tradition et des
Pères » ; — pour saint Jérôme, « trivial » contre l'épiscopat, saint
Chrysostomc, « un nestorien », saint Basile, « un rhéteur »,
saint Grégoire de Nazianze, « rhéteur comme lui », saint Gré-
goire de Nysse,« un troisième rhéteur de l'Église grecque»,
saint Chrysostome, « qui a son coup comme les autres » , tous
les anciens commentateurs, auxquels Simon préfère le diacre
Hilaire, schismatique luciféricn. « Qui veut devenir un habile
théologien et un solide interpi ète, qu'il lise et relise les Pères ».
(livre IV.)
La deuxième partie a pour objet les cireurs commises par Si-
mon sur le péché originel et la grâce. — Il fait injure à saint
Augustin en soutenant que tous ses prédécesseurs sont con-
traires à sa doctrine, alors que l'Orient et l'Occident le véné-
raient (livre V) et que ses disciples, saint Prosper et saint Ful-
gence, étaient les oracles du monde après le concile d'Orange.
— Saint Thomas préfère saint Augustin à tous les autres sur la
matière de la grâce, parce que ce Père l'a traitée supérieure-
ment, au moins dans le quatrième et dernier état de sa vie à
ce sujet (livre VI). — Simon fait le procès à saint Augustin, qu'il
accuse d'avoir expliqué le péché originel d'une manière paiticu-
lière et nouvelle, tandis ([ue ce saint docteur enseignait ce qu'ensei-
gne toute l'Église catholique (livre VII). — Le livre VIII établit
cette uniformité des Pères et de saint Augustin, ([ui a donné,
pour les concilier, quatre principes infaillibles. — Le livre IX
« l'élève les passages de saint Chrysostome, de Théodorct et de
plusieurs autres concernant la tradition du péché originel ».
— Dans le livre X, Simon est convaincu de semi-pélagianisme,
et la grâce efficace enseignée par saint Augustin est établie par
la foi de l'Église et par ses prières tant en Orient qu'en Occi-
dent. Saint Augustin a pris son explication du Paler dans les
Pères ses prédécesseurs. — Le livre XI explique comment Dieu
permet le péché, selon les Pères grecs et latins, et il confirme par
les uns comme par les auties l'efficace de la grâce. Saint Au-
gustin, quoi qu'en dise Simon, n'a |)as fait de Dieu l'auteur
du péché. — Le livre XII met en lumière la tradition cons-
tante de la doctrine de saint Augustin sur Ja prédestination,
doctrine comprise dans les prières et dans ce qu'elles signifient,
d'après saint Basile, saint Éphrem, saint Jean de Damas, Clé-
ment d'Alexandrie, Origène, saint Grégoire de Nazianze, saint
Ambroise, saint Cyprien,etc.
Le livre XIII traite de ce principe de saint Augustin : la grâce
n'est pas donnée selon les mérites. — Richard Simon essaie en
vain de détruire la grâce de prédilection et de préférence : Bos-
nOSSUET ET LES SAINTS PÈKES. 45
698 TABLE DES MATIERES.
Pages
suet lui oppose toute l'École, qui concilie d'abord la grâce ef-
ficace et la volonté générale de sauver tous les hommes, puis
saint Augustin et tous les autres Pères. — Ceux-ci ont re-
connu en Dieu et en Jésus-Clirist la volonté générale de
sauver tous les hommes. Saint Augustin et ses disciples n'ont
pas changé ces traditions : d'après eux, les justes peuvent per-
sévérer, s'ils le veulent. « II n'est pas permis pas de disputer
ni de la grâce qui donne le pouvoir sans l'acte, ni de la grâce
qui donne l'acte avec le pouvoir ». — Bossuet termine en ré-
sumant la doctrine de saint Augustin et des conciles.
, La Défense est une œuvre d'immense érudition et une magnifique
apologie de saint Augustin |iar un « Père de l'Église », nourri
de la pure moelle du lion.
Il est regrettable que ce livre étonnant soit si peu connu et du
public et des théologiens eux-mêmes 646
CONCLUSION
Pendant près de soixante ans, Bossuet a vécu dans un commerce intime
avec les Pères, dans lesquels « il trouvait » la première sève du chris-
tianisme ». — Il en a recueilli « un fruit infini ».
11 est l'homme de la Tradition et des Pères aussi bien que de la Bible.
« N'outrepassez pas les anciennes bornes; gardez les traditions », ré-
pétait-il souvent.
Son intelligence, son cœur, son caractère se sont imprégnés de l'esprit,
des sentiments, des habitudes excellentes des Pères, et toutes ses œu-
vres en font foi.
Les 235 pièces oratoires qui nous restent de lui montrent qu'il a pris « ce
qu'il y a de plus éminent » dans ses auteurs favoris : saint Augustin,
saint Chrysostome, Tertullien, saint Grégoire le Grand, saint Cy-
prien, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, Clément Alexandrin,
saint Grégoire de Nysse, saint Bernard, saint François de Sales, etc.
Ses travaux d'exégèse sont uniquement inspirés des saints Pères, qui
l'ont rendu « habile théologien et solide interprète ».
Ses œuvres ascétiques ne semblent si belles que grâce aux règles de spiri-
tualité qu'il puisait dans les Pères.
Historien, philosophe, politique, il emprunte la plupart de ses idées aux
saints docteurs.
Ce qui fait sa force dans ses polémiques contre les Protestants, les Jan-
sénistes, les Casuistes, les Apologistes du théâtre, les Quiétistes et
les Critiijues, c'est que partout et toujours il se fait des Pères un in-
vincible rempart.
S'ensuil-il qu'il manque d'originalité? — Non; il prête plus aux Pères
qu'il ne leur emprunte, et, grâce à son goût, il leur est supérieur.
Il leur paie, d'ailleurs, magnifiquement le tribut de reconnaissance qu'il
leur doit, et il est mort en les défendant.
Quelle leçon pour le clergé, qui peut, comme Bossuet, trouver dans les
TABLE DES MATIERES. 699
Pages.
Pères une mine inépuisable, à défaut du génie qui vient du ciel et dont
l'histoire n'a vu et ne verra probai)lement qu'une fois une merveil-
leuse éclosion comme celle de notre grand Bossuet.
Bibliographie :
Ouvrages du dix-septième siècle cités ou mentionnés dans cette tlièse. . . 663
— du dix-huitième siècle 667
— du dix-neuvième siècle 668
Table des matières 673
FIN.
PERMIS D'IMPRIMER.
Le Recteur,
D"- L. MicÉ.
LU ET APPROUVÉ
Clermont, le 16 mars 1896.
Le Doyen de la Faculté des Lettres,
E. DES ESSARTS.
ERRiTÂ
Page 1, lire : dans le titre du chapitre : Les études patristiques de
Uossuet à Dijon?; — au collège de Navarre; — à Metz; — à Paris; —
à Meaux; au lieu de à Dijon : — à Navarre ; — à Metz ; — à Paris.
Page 2, lire : Bas suetus, au lieu de Bossuetus.
Page 14, lire : lues au concile d'Éphèse, au lieu de ues.
Page 18, note 2, lire : établie à Navarre, au lieu de établie.
Page 28, note 3, lii'e : et Gandar, Bos. orat., au lieu de Gandar Bos.
oral.
Page 37, note 5, lire : sacré, au lieu de sacré.
Page 38, note 2, lire : Lebarq , ati lieu de Édition Lebarq.
Page 51, lire : principalement aux époques, au lieu de aux époques
surtout.
Page 51, lire : ses habitudes laborieuses, au lieu de les habitudes
laborieuses.
Page 56, lire : Bossuet attendrit son auditoire, au lieu de attendait.
Page 57, lire : jamais Bossuet n'avait tant, au lieu de jamais aussi
Bossuet.
Page 62, note Z.Jire : Réflexions sur un écrit, au lieu de Réflexions
sur. un écrit.
Page 63, note 3, lin: : qui faut-il croire... neveu du fameux abbé de
Saint-Cyran ?
Page 66, li?'e : et que les Alavi/nes et les Réflexions sur la comé-
die sont pleines, au lieu de... la comédie, sont pleines.
Page 67, note l, lire : Daguesseau, au lieu de d'Aguesseau.
Page 71, lire : et omru ., au lieu de et onmi.
Page 71, lire, note 1 : opéra, au lieu de opéra.
Page 71, lii'e ., note 3 : Panégyriques... prononcés, au lieu de pro-
noncées.
Page 72. lire : pères de l'Église a2c lieu de l'église.
Page 78, lire : traducteurs du Nouveau Testament, et MM. de Port-
Royal, au lieu de trad. du Nouveau Testament et M!M. de Port-Royal.
Page 80, note, lire: la prose française, au lieu de a prose.
Page 86, note 3, lire : Sermon sur la loi de Dieu. éd. Lebarq, aîi
lieu de... la loi de Dieu, édition.
Page 91, lire : aigrir ses douleurs, au lieu de aigir.
Même ligne, lire : lui être laissé, au lieu de laissée.
Page 100, li?'e : une fille bien élevée rougit, au lieu de bien élevée,
rougit.
Page 110, lire en note : 1283, au lieu de 1583.
4(5
702 ERRATA.
Page 111, lire : ce latinisme si sensible, au lieu de ce latinisme f
si sensible.
Page 113, lire : Clérarabault, au lieu de Clérambant.
Page 117, lire: 1682-1704. au lieu de 1182-1704.
Page 1.50, lire: dit Villeniain..., au lieu de Villemain ».
Page 1.S8, tire : faite... avec une telle énergie par un homme, au
lieu de sur un homme.
Page 160, lire : B;r sunt vires ambitionis , au lieu de : ambitiones.
Page 167, lire: de leur joie..., au Heu de lem- joie ».
Page 172, lire en note : (2) au lieu de (1), et vice versa (1) au lieu
de (2).
Page 173, lire, note ! : De Civ. Dei, au lieu de Ibidem.
Page 174, lire, note .3 : Ce traité en trois livres fut composé, au lieu
de en trois livres, fut composé.
Page 186, lire : Mais il faut expliquer ceci et exposer, au lieu de
expliquer à vos yeux.
Page 187, lire, note 2 : il abdiqua à trente ans la dignité, au lieu de
à trente ans, la dignité.
Page 192, lire : Personne au dix-septième siècle n'a converti, au lieu
de au dix-septième siècle, n'a converti.
Page 193, lire, note 3 : des années 1701, 1702. au lieu de années,
1701, 1702.
Page 195, lire : Vie écrite par Possidonius, au lieu de Possidius.
Page 201 , lire : l'on est convaincu, aii lieu de convaincu.
Page 215, lire : dans les écrits des saints Pères, au lieu des saints
Pères :
Page 223, lire : la dernière persécution (1), au lieu de (1) après sept
empereurs idolâtres.
Page 240, lire : On remarque dans l'édition de Bossuet un certain
nombre, au lieu de Bossuet, un certain nombre.
Page 246, lire, dernière ligne : dorment-ils dans quelque bibliothèque
d'Italie, au lieu de dorment-ils,
Page 247. note !, lire : notes prises par des religieuses du dix-hui-
tième siècle et copiées, au lieu de dix-huitième siècle copiées-.
Page 262, lire : elle tàciie. ce semble, de s'en décharger, au lieu de
ce semble de s'en décharger.
Page 313, lire : on doit signaler, au lieu de il faut signaler.
Page 314, lire : De la connaissance de Dieu et de soi-même, la Lo-
gique (ly, au lieu de De la connaissance de Dieu et de soi-même (1), la
Logique (2).
Page 314, lire : le Traité du libre arbitre (2).
Page 314, lire : par M. Nourrisson (3).
l'âge 314, lire : Extraits des anciens philosophes (4).
Page 314, lire : 1709 au lieu de 1709 (6).
Page 314, lire: mars 16S1 (6), au lieu de (12).
Page 321, lire, note 5 : historien du protestantisme, 1891, au lieu
de iirolestaatisme. 1891.
Page 323, lire : ("a été au lieu de C'a été.
ERRATA. 703
Page 337, lire: première ligne : dans la bouche d'une martyre, au
lieu de d'un martyre.
Page 350, lire : par un raisonnement invincible, au lieu de invinci-
ble (4).
Page 3.50, lire : en note (3) Ibidem. — Aujourd'hui on distingue, etc.
Page 364, lire : il fit ces remontrances à l'empereur : «, aie lieu de
l'empereur.
Page 369, lire note 1 : Il commente, au lieu de commenté.
Page 372, lire: les Imtructions, au lieu de ces Instructions.
Page 373, en note, après les grands sujets, pas de).
Page 391, lire, note 2 : Niceron, au lieu de Nicéron.
Page 398, lire : Épilre, au lieu de Épitre.
Page 416, lire : l'Eucharistie : textes, au lieu de l'Eucharistie
(textes.
Page 435, lire : à tant de ciioses étranges , au lieu de étrangess.
Page 451, lire : Bossuet fait voir, en effet, que le ministre, au lieu
de : Bossuet fait voir qu'il.
Page 463, lire : Saint Basile demande, au lieu de Saint Basile, de-
mande.
Page 482, lire : nous ont forcés à prononcer cette sentence , au lieu
de forcé.
Page 494, lire : pour se rétracter secrètement, au lieu de se rétrac-
ter, secrètement.
Page 500, lire : Le livre De la Correction, aïo lieu de « Le livre, etc.
Page 500, lire., note 13 : Daguesseau, au lieu de d'Aguesseau.
Page 517. lire : ils blâment... la prodigieuse dissipation, le trouble;
au lieu de... le trouble...
Page 525, li?-e, note I : Nouveaux opuscules ^ au lieu de opusculse.
Page 530, lire première ligne : s'y contente d'alléguer, au lieu de s'y
contente alléguer.
Page 530, lire, dernière ligne : sont indéfectibles, au lieu de saint.
Page 543, lire : 543, au lieu de 54.
Page 549, lire : de saint François de Sales et de tous les contempla-
tifs, aie lieu de et « de tous les contemplatifs.
Page 550, lire, note 2 : II« 11"% au lieu de IV II"«.
Page 555, lire : il ne faut pas pour cela le rendre infaillible au lieu
de la rendre.
Page 557, lire : Voici le principe inébranlable, au lieu de Voci.
Page 560, lire, note 1 : toute la théorie de la charité parfaite, du
pur amour, au lieu de la charité parfaite du pur amour.
Page 571, lire : Il me paraît changer à toute heure, au lieu de sub-
sister.
Page 572, lire : C'est, d'après toute l'École, au lieu deCest d'après.
Page 595, lire : Il faudrait, au lieu de il.
Page 600, lire : Pourquoi encore ne pas expliquer, au lieu de pour-
quoi encore, ne pas.
Page 650, liî-e: et jusqu'à l'aimable saint François de Sales, au lieu
de enfin.
704 ERRATA.
Page 654, lire : son éloquence, pleine de fougue et d'élan, au lieu de
son éloquence pleine.
Page G.59, //rf ; Ne peut-on pas résumer, au lieu de, ne peut-on.
Page 660, lire, note I; Mémoires de Le Dieu, au lieu de Ibidem.
Page 661, lire : Combien plus de valeur, au lieu de combien de va-
leur.
Page 661, lire : économie politique, m-S" de 796 pages, au lieu
de 796.
Page 662, lire : Mineure ordinaire, 1650, au lieu de Mineure ordi-
naire 1650.
Page 662, lire : Bayle... 1686, au lieu de 1696.
Page 664, lire: Lettre insérée dans le moyen court, au lieu de
Lettres.
Page 665, lire : Godeau avant Godet des Marais.
Page 669, lire : la Réformation de, ati lieu de Reformation.
Page 669, lire : Versailles, au lieu de Versaitles.
Page 669, lire : Bonnel, au lieu de Bonnel.
Page 669, lire: Bulletin de rjcadcmie de Clermont, 1885, sans
Gustave.
Page 670, lire: Augustin Thierry. 1856, au lieu de 1886.
Page 670, lire : Raphaël, 1649, au lieu de 1659.
Page 670, lire: Revue des Deux-Mondes , 15 août 1886, au lieu de
1896. '
Page 673, lire : collège des Godrans, au lieu de de Godrans.
Page 674, lire : au nom de la Tradition des Pères, et dans les con-
férences d'Issy, dans les trente-quatre articles, au lieu de des Pères et
dans les conférences d'Issy.
Page 676, lire : par saint Augustin et les Pères, comme le prouve, au
lieu de les Pères comme le prouve.
Page 679, lire : de ces livres ascétiques, au lieu de acétiques.
Page 680, lire : dans les Esquisses, au lieu de le Esquisses.
Page 684, lire : Bossuet historien, philosophe, au lieii de historien
philosophe.
Page 686, lire : Rébelliau, au lieu de Rebelliau.
Page 689, lire .jusqu'aux douzième et treizième siècles, au lieu de
jusqu'au.
Page 689, lire: 271, au lieu de 227.
Page 690, lire : saint Cyprien, au lieu de saints.
Page 691 , lire : pour établir, au lieu de établir.
Page 695, lire : à de justes proportions, au lieu de des justes.
Page 695, l/7'e : longue liste, au lieu de longue.
Page 696, lire : « des conférences amiables», au lieu de amiables.
Page 698, lire: Il n'est pas permis de disputer, au lieu de il n'est pas
permis pas de disputer.
BX Delmont, Théodore
4-705 Bossuet
B7DU
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